L'oeuvre de Richard de Saint Victor: Tome 1, De contemplatione (Beniamin maior) 9782503547589, 2503547583

Richard de Saint-Victor (mort en 1173), d'origine écossaise, fut à la fois un théologien, un exégète et surtout un

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L'oeuvre de Richard de Saint Victor: Tome 1, De contemplatione (Beniamin maior)
 9782503547589, 2503547583

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L’œuvre de RICHARD DE SAINT-VICTOR 1

SOUS LA RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN collection dirigée par Patrice Sicard et Dominique Poirel

L’œuvre de RICHARD DE SAINT-VICTOR 1 De contemplatione (Beniamin maior) Texte latin, introduction, traduction et notes par Jean Grosfillier

© 2013

, Turnhout (Belgium)

D/2013/0095/4 ISBN 978-2-503-54758-9

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without the prior permission of the publisher.

Egregio magistro Patricio Sicard, qui nobis magna cum sollicitudine adjutor fuit atque carae nepti Josephinae Hiscox – nostrae uxoris dilectae sororis (†) filiae –, quae naturaliter contemplativa est.

Par ses analyses, Richard mérite le titre de premier théoricien de l’extase en Occident. K. Ruh

Quand on sait contempler, on ne sait plus ce qu’on voit. Tchouang-tseu

L’inaccessible Se fait événement, L’indescriptible Est réalisé. Goethe (Faust II)

La notion de mystère comme un levier, transporte la pensée de l’autre côté de l’impasse, de l’autre côté de la porte impossible à ouvrir, au-delà du domaine de l’intelligence, au-dessus. Mais pour parvenir au-delà du domaine de l’intelligence, il faut l’avoir traversé jusqu’au bout, et traversé en suivant un chemin tracé avec une rigueur irréprochable. Autrement on n’est pas au-delà, mais en deçà. Simone Weil

Le lecteur idéal est celui qui attend des textes qu’ils lui donnent leur sens, au lieu de le leur en imposer un, qui en rapporte plus qu’il n’y apporte et ne contraint point ces textes à paraître contenir ce que, dès avant sa lecture, il a décidé d’en comprendre Hilaire de Poitiers, De Trinitate

INTRODUCTION La contemplation demeure aujourd’hui comme jadis, parmi les activités de la pensée, l’une des plus précieuses, sinon la plus importante. Car il faut d’abord entendre le mot dans sa plus grande extension, comme nous le verrons en lisant le traité de Richard de Saint-Victor. Quels que soient les objets, les modalités, les circonstances de cette contemplation, elle est ce moment de la pensée où l’esprit s’interrompt de chercher à expliquer, ne tente plus de mettre en mots une expérience intime qui se joue entre le secret de l’esprit – ou de l’âme – et un objet qui nous arrête par la force irrésistible de sa présence, de son être, par la pressante demande qu’il nous adresse de voir, d’admirer, d’être ébranlé, et peut-être d’aimer. La contemplation entraîne toujours l’homme à s’oublier lui-même pour se laisser envahir par ce qu’il contemple: renoncement aux manœuvres de la réflexion discursive, découverte par une autre voie que le raisonnement, dépossession de soi... On pourrait, en la sortant de son contexte, mais sans en dénaturer la signification intrinsèque, citer une phrase de saint Augustin, dont les intuitions fulgurantes sont toujours éclairantes lorsque l’émotion lyrique l’entraîne. Dans la contemplation, «mon interrogation, c’est mon attention [qui se porte sur les choses], et leur réponse c’est ce qui d’elles se donne à voir1.» Il n’y a plus de distance entre l’interrogation et la réponse, entre le regard en quête de l’objet et l’objet rencontré. Il se produit un mystérieux échange entre l’objet contemplé et celui qui contemple, un sentiment que la beauté vue pénètre l’esprit – ou l’âme – et de quelque manière l’imprègne, et que l’esprit lui même se conforme à cette beauté. Plotin disait, dans un sens analogue, qu’ «il faut que l’œil se rende pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le contempler». L’œil, c’est ici l’œil intérieur qui voit la beauté des objets, au-delà des objets eux-mêmes. Cette expérience, à tous ses niveaux, croyons-nous, échappe au langage, et son 1

Confess., X, VI, 9: «Interrogatio mea, intentio mea; et responsio eorum, species eorum.» Saint Augustin vient d’évoquer cet homme intérieur, là où tout ce qui est perçu, ressenti, saisi – tout ce que l’espace ne saisit pas, le temps ne dérobe pas –, dépasse infiniment ce que les sens de l’homme extérieur peuvent appréhender, «...quod non capit locus... quod non rapit tempus...» (idem, VI, 8). Sur l’intentio, voir la note complémentaire 3, p. 612.

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expression se dit le moins mal par la parole poétique. T. S. Eliot en a exprimé admirablement la singularité, mais aussi la possibilité: Pour la plupart d’entre nous, il y a seulement le moment D’inattention, le moment dans et hors du temps, L’accès de distraction survenu dans un rai de soleil, Le thym sauvage inaperçu, ou l’éclair de l’hiver, Ou la cascade, ou de la musique entendue si profondément Qu’elle n’est plus entendue du tout, mais tu es la musique Tant que la musique dure...2

Ce poème décrit assez exactement l’expérience de la contemplation en ses manifestations humaines élevées, d’abord dans un état qui serait préreligieux ou spontanément religieux, avant que viennent s’ajouter les références à un tissu de croyances qui en constitueraient le fondement. C’est le moment où l’esprit tout à coup cesse d’être dans le temps ou dans un lieu, comme stupéfait et inondé d’admiration, les sens corporels ne se distinguant plus entre eux et se confondant avec la perception intérieure. Une expérience donc qui n’est pas réservée à quelques solitaires privilégiés, mais que les hommes peuvent connaître déjà pour ainsi dire naturellement, avant même qu’elle ne soit soutenue ou nourrie par une foi religieuse, et qu’elle ne s’élève alors dans des régions plus mystérieuses, mais qui échappent bien sûr à toute reconnaissance positive ou scientifique. Si Richard a placé son étude de la contemplation dans cette perspective générale et largement englobante, ce n’est pas qu’un usage flottant 2

Dans Four Quartets, le poème «The Dray Salvages», 5 e partie (v. 210-216): For most of us, there is only the unattended Moment, the moment in and out of time, The distraction fit, lost in a shaft of sunlight, The wild thyme unseen, or the winter lightning Or the waterfall, or music heard so deeply That it is not heard at all, but you are the music While the music lasts. Traduction de Pierre Leyris (légèrement modifiée), dans le recueil Quatre Quatuors, p. 91. Sur le rapport entre Thomas Stearns Eliot et Richard de Saint-Victor, voir plus loin, p. 631-632. Il est remarquable que ces vers décrivent une expérience qui échappe au temps et à l’espace, comme le disait saint Augustin dans le texte des Confessions cité supra. Pour tous les ouvrages cités, se reporter à la bibliographie, p. 70-80.

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du vocabulaire l’aurait amené à ranger sous un même vocable des activités différentes, mais c’est qu’il avait le souci de ne pas figer quelque chose qui peut prendre diverses formes ou modalités, allant de l’expérience la plus humble aux états extrêmes de l’extase. On voit qu’il recourt, pour distinguer les états contemplatifs, à des mots qui ne sont pas exactement synonymes (genus, modus, gradus), et qu’il n’hésite pas à employer parfois les uns pour les autres, car il s’agit pour lui d’états qui ne sont ni essentiellement différents, ni toujours manifestés de la même manière. Ce sont les genres d’une même expérience dont les modalités sont donc diverses; ils ne sont pas situés au même niveau de dépouillement et de finesse, ce sont dès lors aussi des degrés, voire les étapes d’une ascèse. La contemplation est un moment de la pensée qui ne se distingue pas toujours nettement d’ailleurs d’autres formes, comme la méditation, la rêverie. L’effort pour définir des catégories méconnaît parfois que la pensée elle-même s’écoule un peu comme un fluide et qu’elle est rebelle à des analyses qui veulent la découper en domaines distincts. S’il n’y a pas une seule manière, il y a une seule pensée. Même si la contemplation qu’analyse Richard s’inscrit à l’évidence dans la perspective du christianisme – et comment cela pourrait-il être autrement pour un chanoine régulier nourri quotidiennement de la parole biblique et du service de la liturgie, et dont la foi est solidement attachée à la tradition des Pères –, nous croyons que plusieurs des aspects décrits rejoignent ce que vivent ou vécurent d’autres hommes en quête d’une vie spirituelle supérieure, en d’autres cultures et en d’autres temps. Si un Rudolf Otto a pu proposer une comparaison entre la mystique d’Orient et la mystique d’Occident par une lecture en parallèle des conceptions de deux penseurs, l’Hindou Çankara et l’Allemand Eckhart3, et, par delà les singularités, tenter une approche de l’essence de ce phénomène qu’est l’expérience mystique, de même pensons-nous que la portée du texte de Richard de Saint-Victor dépasse peut-être le champ de la seule tradition catholique. Il ne faut pas chercher d’ailleurs chez lui des affirmations ou des définitions qui se voudraient exclusives d’autres courants de pensée religieuse. C’est une préoccupation qu’il n’avait pas et qui était peut-être inconcevable pour lui. Il était pleinement dans un univers où il ne pouvait désigner comme pensée parallèle au christianisme qu’il professait que celle des philosophes qu’il appelle «mondains», c’est-à-dire des penseurs qui se veulent autant que possible 3

Rudolf OTTO, West-östliche Mystik, Vergleich und Unterscheidung zur Wesensdeutung.

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purement rationnels et scientifiques (au sens où ce mot pouvait s’entendre au XII e siècle), cherchant à s’affranchir des garanties de la Révélation. Une telle philosophie dont il ne rejette pas l’étude dans la sphère qui lui est propre, il en récuse l’intervention dans un domaine qui échappe en grande partie à ses critères d’analyse et à ses règles d’argumentation. La contemplation, pour Richard, est d’un autre ordre. Et le recours constant qu’il fait à des données bibliques n’est pas soumission servile à une autorité extérieure qui suppléerait une science encore insuffisante, mais la quête dans ce corps de textes prophétiques d’indices qui font signe vers un savoir secret, parce que presque impossible à formuler en notre langage humain, sinon par le moyen de la transposition figurée et poétique. Sur l’intérêt du texte de Richard Cette approche du De contemplatione telle que nous l’avons comprise, et qui se veut une lecture ouverte, peut d’abord justifier notre entreprise. Sans faire référence à des courants parallèles ou antérieurs, comme le platonisme ou les néoplatoniciens, les mystiques de l’Inde et de la Chine, en restreignant l’interrogation au monde occidental et chrétien, nous pensons qu’un tel texte a sa place dans l’histoire de la spiritualité et qu’il s’inscrit dans un courant jamais interrompu qui va de saint Paul au I er siècle4 à Edith Stein au XX e siècle, pour citer un exemple proche5. Mais il y a plus. L’expérience spirituelle et, plus spécifiquement, ce qu’on appelle l’expérience mystique sont-elles d’un quelconque intérêt actuel pour qu’on s’astreigne à lire un traité médiéval sur le sujet? En leurs manifestations les plus extrêmes, nous voulons dire les états extatiques, ces expériences peuvent-elle encore retenir l’attention des lecteurs modernes formés aux principes et aux règles des sciences qui presque seules sont considérées comme ayant quelque validité pour nos esprits rationalistes? Car à côté d’elles, les autres disciplines relèvent plutôt du domaine de l’exploration des champs incertains de l’art ou des «sciences» sociales, où la pensée peut se laisser aller librement, exempte des contraintes de la vérification qui signalent les «vraies» sciences. Nous ne nous attarderons pas à en débattre. Il est notoire que les résul4 5

II Cor. 12, 3-4. Voir plus loin un texte d’Edith Stein (sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix), note complémentaire 3, p. 611.

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tats acquis des sciences elles-mêmes sont reconnus comme non définitifs, sujets en tout cas à remise en question périodique, voire à réfutation; quant aux autres domaines de la réflexion et de l’imagination, ce n’est pas des certitudes irréfragables qu’on attend d’elles. On conviendra en revanche que dans le champ immense des savoirs non techniques, l’expérience spirituelle fait depuis toujours l’objet d’une attention sans cesse renouvelée, qu’on s’interroge sur elle, qu’on l’explore depuis la nuit des temps et partout dans le monde, que ce soit dans l’ombre des religions ou simplement dans les moments de méditation de l’homme sur le sens et le mystère de l’existence. Une matière non pas actuelle donc, mais, si l’on nous passe l’expression, éternelle et universelle. Dès lors il n’est pas inutile de relire ou de faire découvrir ce qu’un homme du XII e siècle en a dit, ce penseur victorin un peu oublié. Malgré la distance, nous décelons dans ce texte une quête, tâtonnante parfois, mais précisément soucieuse de découvrir plutôt que de décréter, qui n’hésite pas à affronter des difficultés, des apories, voire à s’avouer impuissante devant ces mystères. Si les paradoxes de la pensée moderne peuvent mobiliser les esprits, si des colloques universitaires sont consacrés aux intuitions poétiques qui s’approchent du mystère de la contemplation, n’est-ce pas la même expérience qu’ils considèrent, celle du contemplans, le «voyant», mais dans un contexte différent. Mais le paradoxe, mais la profondeur, nous les trouvons aussi chez Richard, moins flamboyants peut-être, car il n’écrivait pas pour être admiré. Il s’adressait à son public: ses confrères de Saint-Victor ou d’ailleurs, les novices, les étudiants fréquentant les cours de l’Abbaye. C’est dans cette perspective certes qu’il faut le lire, dans son environnement intellectuel, mais en reconnaissant qu’il appartient aussi à un mouvement de pensée plus universel. D’autres motifs enfin sont venus s’ajouter et justifier d’entreprendre ce travail. À notre connaissance, il n’a jamais été publié de traduction du De contemplatione en français; il est donc peu accessible. Nous pensons pouvoir ainsi rendre service en le mettant à disposition des lecteurs, maintenant qu’en dehors des spécialistes les praticiens capables de lire aisément le latin se font plus rares. Nous avons en outre le sentiment que l’ouvrage de Richard est mal connu. Si on le cite, c’est habituellement pour quelques définitions, quelques classifications, toujours les mêmes, reproduites d’étude en étude, généralement mentionnées dans le sillage de Hugues de Saint-Victor qui est tenu pour le grand maître victorin du XII e, ou interprétées de manière unilatérale comme illustrant une approche «intellectuelle» par ailleurs peu en faveur dans les milieux de la

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vie religieuse contemplative. Nous nous sommes rendu compte au fil de notre recherche que Richard était peu mentionné dans les études modernes, ou de seconde main, en tout cas d’une manière qui ne correspond pas à l’importance qu’on lui a reconnue pendant longtemps. Il valait la peine de corriger l’image qu’on pouvait avoir de lui par une lecture attentive de ce traité, et de restituer si possible une compréhension de cette pensée plus conforme à la vérité. Sa place dans l’histoire de la mystique Nous avons cité, parmi les épigraphes en tête du volume, cette phrase de Kurt Ruh: «Les analyses de l’extase qu’a faites Richard sont les premières, en Occident, qui méritent le nom de “théorie”6.» Au sortir de la lecture du De contemplatione, c’est aussi notre sentiment. Ce traité est un «lieu de passage restructurant7 ». Richard a essayé de rassembler la mosaïque des témoignages et des déclarations de l’Écriture sainte et des Pères, en les faisant passer à travers le crible d’une structure qu’il a lui-même élaborée. Il a obtenu ainsi une première cohérence, comme les pièces d’un vitrail assemblées donnent une image, un texte, un objet à voir et à lire, organisé, à travers lequel, passant au-delà, selon divers éclairages, les courants mystiques vont se reconnaître ou diverger en accentuant telle ou telle nuance, en poussant à ses extrêmes conséquences tel ou tel aspect proposé dans le De contemplatione. Richard se situe encore au moment où il ne faut pas choisir, écarter et rejeter8. C’est

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Kurt RUH, Geschichte der abendländischen Mystik, Band I, p. 405): «Richards Analysen der Ekstase sind die ersten des Abendlandes, die den Namen “Lehre” verdienen. Bisher wurde sie nur beiläufig, zumeist im Zusammenhang oder im Blick auf den raptus des Paulus, angesprochen, ohne eine besondere Stelle im Gefüge der Kontemplation zu erhalten. Es ist Richard, der sie zum obersten, im jähen Aufschwung vollzogen Wegstück des menschlichen Geistes auf dem Wege zu Gott machte.» Nous reprenons une expression des pages initiales de l’ouvrage d’Alain de Libera, La Référence vide (p. 29), dont les réflexions portant sur un tout autre objet que la mystique nous ont paru suggestives aussi pour appréhender ce domaine particulier. Si plus bas (p. 22), nous plaçons le De contemplatione dans un courant évolutif de l’œuvre du Victorin, qui aboutirait au De Trinitate et au De IV gradibus violentae caritatis, selon une même quête toujours poursuivie, nous pourrions aussi dire que ce traité est un point focal d’où la pensée s’est ensuite avancée sur la voie de l’explication plus rationnelle d’une part, plus psychologique d’autre part, de divers aspects de la recherche de Dieu.

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une structure ouverte qu’il nous laisse, non un dispositif dogmatiquement pétrifié9.

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Peut-être est-ce aussi l’origine de ce léger sentiment d’inachèvement que nous avons eu en fermant le livre.

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RICHARD DE SAINT-VICTOR Repères biographiques Vers les années 1140, un clerc du nom de Richard apparaît dans la ville de Paris, haut lieu de vie intellectuelle à cette époque10. Nous ne savons rien de ses origines – selon les chroniqueurs, il serait de «nation écossaise»11 –, ni de sa formation, ni de ses motivations. Un voile recouvre cette partie de sa vie12. Fourier Bonnard qui nous renseigne sur Hugues de Saint-Victor († 1141), au demeurant bien connu, sur Adam de Saint-Victor († 1147?)13 et sur d’autres victorins, nous dit de Richard qu’il devint sous-prieur à Saint-Victor en 1159. Par conséquent, on peut supposer que notre Victorin entra à l’abbaye quelques années auparavant. Il fit sans doute profession sous l’abbatiat de Gilduin (1114-1155), dans la période qui va à peu près de 1140 à 1150, mais rien ne nous permet, en l’état de nos connaissances, d’être plus précis14. Entré dans les années 40, il aurait croisé Hugues et Adam comme confrères; entré plus 10

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Pour l’histoire des débuts de l’abbaye de Saint-Victor, nous renvoyons à Patrice SICARD, Hugues de Saint-Victor et son École, Introduction, p. 1 à 17, qui en donne une excellente vue synthétique. Cf. en particulier Jean de Thoulouse, qui le qualifie de scotus (faut-il comprendre «écossais» ou «irlandais»?), dans une notice en tête de son édition (1650) des œuvres de Richard, qu’on peut lire dans PL 196, I-XIII. Nous nous en tenons à un résumé succinct pour ces indications biographiques, dépendantes pour une bonne part de l’introduction rédigée par Jean Longère au Beniamin Minor, Les Douze patriarches, paru aux Sources Chrétiennes. Voir cependant la note complémentaire 6. Fourier B ONNARD, Histoire de l’Abbaye royale et de l’ordre des chanoines réguliers de Saint-Victor, I, p. 129. Il a identifié Adam comme un chanoine de Notre-Dame, préchantre déjà célèbre à Paris avant de rejoindre l’abbaye. Même s’il se montre circonspect, n’ayant pas encore connaissance que les parties des Sermones centum où sont précisément citées les séquences d’un «versificateur» sont postérieures et donc peuvent se référer logiquement à cet illustre prédécesseur, il est bien le premier à nous éclairer sur Adam comme l’auteur d’un corpus de séquences admirables, sur la base des documents qu’il a pu consulter. Notons en passant, que ces sermones, édités parmi les œuvres de Hugues de Saint-Victor, ont été en grande partie restitués à Richard, leur véritable auteur (cf. Jean Châtillon, dans son introduction au Liber exceptionum). M. Gibson avance même l’hypothèse d’une entrée en 1137 (M. GIBSON, «The De doctrina christiana in the School of St. Victor», in Reading and Wisdom: The De doctrina christiana of Augustine in the Middle Ages), hypothèse peu vraisemblable (cf. Dale M. COULTER, Per visibilia ad invisibilia, Theological Method in Richard of St. Victor, p. 242).

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tard, il aurait pu les entendre comme visiteur de l’abbaye, et recueillir les échos de leur rayonnement. S’est-on avisé que ce sont les deux victorins qu’il cite le plus, en les désignant, sinon nommément, d’une manière transparente pour les contemporains? Richard a-t-il été élève de Hugues? Si l’on entend par là une filiation intellectuelle au sens large, sans doute. Les textes le prouvent, l’influence de l’aîné est manifeste et l’hommage que Richard lui rend l’atteste15. Fut-il élève de Robert de Melun? Celui-ci enseigna un temps à Paris et peut-être à Saint-Victor avant d’être nommé évêque d’Hereford en 1163. La lettre que lui adressent conjointement Ernis, abbé de SaintVictor depuis 1161, et le prieur Richard nommé à cette fonction en 1162, parle de ceux qui furent ses auditores et des scholares: soit ils bénéficièrent de son enseignement direct, soit ils sont encore inspirés par son exemple16. Mais si cette lettre suggère que Richard et Ernis entendirent Robert, qu’ils furent peut-être des étudiants assistant aux exposés de ce maître (mais la différence ne devait pas être grande entre ceux qui venaient enrichir leur science à l’écoute des professeurs de renom et ceux qui en étaient encore au statut d’étudiants), elle prouve surtout qu’il y eut, pour justifier leur démarche, des raisons d’affinités intellectuelles et de familiarité culturelle, par le rappel de l’affection spéciale de Saint-Victor pour l’Église d’Angleterre, et surtout celle des deux auteurs de la lettre pour la personne de Robert17. Ces propos de la part de Ri15

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I, 4 (67D): «...precipuo illi nostri temporis theologo.» Toutes les références qui renvoient à un passage du De contemplatione sont données avec la mention de la partie en chiffres romains et du chapitre en chiffres arabes; nous y ajoutons le cas échéant le renvoi au texte de la Patrologie, en donnant le numéro de la colonne et la lettre marginale (sans répéter l’indication du t. 196). PL 196, 1225A: Roberto Herefordiensi episcopo, Ernisius abbas, et R. prior Sancti Victoris Parisiensis. Cette lettre est commentée par Ludwig OTT, «Untersuchungen zur theologischen Briefliteratur der Frühscholastik», Münster, 1937 (Beiträge zur Geschichte der Philosophie und Theologie des Mittelalters 34). Le savant allemand souligne qu’elle exprime l’intérêt passionné que portait Richard au sort de l’Église d’Angleterre; il relève qu’une grande familiarité entre Robert et Richard autorise le ton très ferme des reproches de ce dernier, et que les références à l’enseignement dispensé par son correspondant prouvent une fréquentation assidue de ses cours. Les auteurs de la lettre reprochaient vivement à Robert de Melun d’avoir pris un parti contraire à Thomas Becket. Nous y lisons ce passage assez évocateur d’une relation personnelle plus que purement formelle, lorsqu’ils expriment la joie éprouvée à la nouvelle de l’élection de Robert à l’évêché d’Hereford, parce que, disent-ils, nous aimons l’Église d’Angleterre avec plus d’amour que celui que nous portons à toutes les autres, par une affection toute spéciale, sous l’effet d’une inclination na-

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chard pourraient donc bien traduire ainsi un attachement à son pays d’origine, et de la part d’Ernis correspondre à l’intérêt personnel pour l’Angleterre manifesté à plusieurs reprises, pays où il vécut et où l’on sait qu’il conserva des amis. Richard entendit probablement aussi l’enseignement de Pierre Lombard, mais cette fois non sans quelque réserve: les érudits ont signalé ici ou là des allusions, et notamment dans le De Trinitate de Richard une référence polémique aux Sententiae du Lombard18. Il eut comme confrères des victorins illustres: André, dont il critiqua les positions en matière d’exégèse de la Bible; Achard († 1170 ou 1171), l’auteur d’un traité sur la Trinité qui l’a peut-être influencé. Les années d’abbatiat d’Ernis (1162-1172) furent difficiles, marquées par une gestion dispendieuse et autoritaire sous le gouvernement de ce prélat, peu soucieux de s’assurer l’adhésion de la communauté, jusqu’à ce qu’il se résigne à se démettre après de nombreuses admonestations (une démission donc qui ressemblait finalement à une déposition). Comment Richard, prieur, vécut-il cette période? Nous ne le savons guère. Les quelques rares confidences qu’on a cru déceler dans ses écrits montrent au mieux qu’il eut des moments de disponibilité d’esprit pour écrire19. Selon le nécrologe de l’abbaye, Richard mourut le 10 mars 1173, sous l’abbatiat de Guérin, laissant le souvenir d’un homme ayant mené une vie exemplaire par ses mœurs et remarquable par la qualité de son enseignement et de ses écrits20.

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turelle – ce qui se réfère peut-être à une commune origine – (idem, 1225A-B: Nos autem idcirco gavisi sumus quia vos prae ceteris amabamus et ecclesiam Anglorum, quam praeter charitatem quam habemus ad omnes ecclesias, quadam speciali affectione, natura suadente, diligimus...). Rien n’autorise d’ailleurs à supposer que le nos n’exprime pas aussi bien les sentiments d’Ernis que ceux de Richard, même si l’abbé est en fait le cosignataire du document et Richard le rédacteur, ce qui répondrait à une répartition habituelle des tâches. Introduction au De Trinitate de Richard, dans l’édition de Jean Ribaillier, p. 11. Cf. l’otium dont il parle à la fin du premier livre. Voir plus loin nos remarques, p. 35, n. 60. L’épitaphe (PL 196, XII) composée en l’honneur de Richard par Jean Bordier, bien que tardive (1531), se fonde peut-être sur une tradition conservée à l’abbaye; elle parle d’une mort quelque peu prématurée, cette mort qui vient bien plus que lentement dans les maisons scélérates (segnior ut lento sceleratas mors petit aedes...) et s’empresse trop vite d’atteindre les gens pieux (sic propero nimis it sub pia tecta gradu).

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Une personnalité complexe Les éléments que nous pouvons tirer des données biographiques sont maigres. Nous pouvons spéculer sur le fait que Richard soit demeuré prieur sous l’abbatiat d’Ernis malgré de probables conflits dans la manière de gouverner la communauté et des heurts de style – un prélat affairiste et mondain face à un prieur tourné vers la méditation et la réflexion théologique –, pour essayer de cerner le caractère d’un homme dont l’autorité, la science et le comportement inspiraient le respect; mais tout cela reste pure conjecture; et il faut ajouter que les fonctions de prieur et d’abbé s’exerçaient dans des domaines différents et avec une relative indépendance. C’est donc naturellement dans la lecture des œuvres de Richard qu’il faut chercher une information pour dégager quelques traits dominants, le style reflétant souvent la manière d’être de l’auteur aussi dans la vie21. Notre Victorin apparaît dès l’abord comme très préoccupé d’exégèse au sens médiéval. Il ne s’agit pas d’une exégèse «historico-critique», ni même à la manière de son confrère André, qui pratiquait une lecture de la Bible appuyée notamment sur l’étude des sources hébraïques et confrontée aux interprétations des rabbins, mais d’une exégèse allégorique et spirituelle, contenue totalement dans une interprétation du texte dominée par le sens global de l’histoire du salut22. Richard pousse à l’extrême le souci de faire apparaître la cohérence du texte biblique et l’adéquation des sens allégoriques au détail de la lettre. Il veut mettre en évidence le réseau des significations à travers les divers messages prophétiques et historiques de l’Ancien Testament, et ceux de l’enseignement des évangiles et de la prédication des apôtres, ainsi que les récits du Nouveau Testament, celui-ci venant éclairer et 21 22

«Talis hominibus fuit oratio qualis vita», Sénèque, Lettre à Lucilius 114. Sur ce qui distingue Richard d’André et sur la question générale de l’exégèse victorine, voir Rainer BERNDT, André de Saint-Victor, exégète et théologie. Cf. la synthèse sur les rapports entre l’exégèse juive et l’exégèse chrétienne, dans le livre de Gilbert Dahan (L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, p. 359 et ss) et une brève note sur l’opposition entre Richard et André (op. cit., p. 366). Erich Auerbach a distingué la lecture allégorique de la lecture figurative (cf. «Figura», La Loi juive et la Promesse chrétienne, p. 57 ss). Nous verrons dans le De contemplatione que Richard recourt à l’allégorie et à la typologie sans nécessairement les distinguer. Il utilise aussi le mot misticus pour cela (voir à ce sujet notre note 2 en I, 1, et en particulier la définition que donne Abélard; voir aussi en IV, 22, n. 234).

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corroborer l’Ancien. Il lit l’Écriture certes en ce qu’elle permet de fonder et nourrir sa foi, mais surtout comme un vaste trésor de messages divins qu’il lui faut identifier, interpréter, et dont il veut tirer un enseignement moral autant que théologique. Il est donc aussi un théologien: il s’applique à raisonner sur les données de la Révélation, dans la ligne des Pères de l’Église. Philosophe? Le mot se prêterait mal à qualifier Richard, à moins de l’accompagner de l’épithète restrictive de philosophe chrétien: un esprit qui n’a pas hésité à recourir aux ressources de la réflexion rationnelle pour chercher à clarifier les données de la vérité révélée. On le surprend, dans le De contemplatione, à se laisser aller tout à coup à des développements sur certains problèmes ardus que posent les dogmes, mettant en évidence les défis que doit affronter la pensée rationnelle quand elle cherche à les saisir, ce qui est aussi une manière de souligner les limites de cette forme de pensée. Il est un homme de son temps et du Moyen Âge, au moins des XI e et XII e siècles, partant d’un regard porté sur le monde et ce qu’il donne à voir, exerçant sa raison dans l’appréhension des phénomènes, dépassant l’immédiateté de ceux-ci pour en rendre compte par des définitions, des déductions, ne considérant pas qu’il y ait des domaines réservés, mais intégrant tout le savoir dans un projet qui est, lui, nettement orienté vers ce qu’on appellera le surnaturel. Le mouvement est ascendant, passant par les étapes d’une ascèse intellectuelle, refusant les cloisonnements et les exclusives qu’instaurera ensuite la pensée occidentale dominante. Mais ce qui nous apparaît comme le trait saillant de sa personnalité, c’est le moraliste s’efforçant de comprendre les mécanismes psychologiques des comportements humains, cherchant à guider la vie spirituelle de ceux auxquels il s’adresse. Comme nous aurons l’occasion de le redire, la manière de s’exprimer dans ce traité, les particularités de son style, la référence constante aux personnes qui sont ses interlocuteurs immédiats ou lointains, trahissent une âme passionnée, soucieuse de faire partager sa foi et son expérience religieuse. En cela il est fidèle à sa vocation de chanoine régulier, qui est aussi de prêcher, de guider, d’éclairer les fidèles, de les aider à cheminer en s’affranchissant peu à peu des entraves de l’état d’humanité affaiblie dans lequel ils se trouvent. Si nous considérons plus spécialement le De contemplatione luimême, nous sommes frappé par d’autres caractéristiques plus fines. Les victorins recourent volontiers aux divisions, le plus souvent tripartites. Richard en a besoin pour transcrire son analyse en langage logique, mais il ne s’y soumet pas servilement. Il demeure conscient que parfois ce

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n’est qu’un artifice qui ne rend pas exactement compte de la réalité. Ainsi, il insiste sur la perméabilité des subdivisions. Les phases de la contemplation se recouvrent; certaines peuvent resurgir au-delà d’autres et se prolonger sur d’autres; l’extase peut survenir en pleine méditation sur la beauté du monde qui révèle l’infinie grandeur du Créateur. La stucture de son exposé reflète ce souci de maintenir une certaine fluidité dans l’analyse et de souligner la continuité jusque dans la manière d’enchaîner les chapitres23. On a relevé aussi, à juste titre, le goût des victorins pour les exposés construits à la manière d’un édifice et le recours à une pédagogie visuelle24. C’est un trait dominant de la démarche de Richard. Architecte, il propose sa démonstration sous forme de plan en élévation et en profondeur; il articule son exposé sur la structure d’une arche qu’il présente toujours comme un assemblage d’éléments fonctionnels. Il procède aussi à la façon de l’arpenteur: en parcourant le champ d’un problème, il en établit le relevé en forme de figure géométrique25. Mais à côté de cette méthode révélatrice d’un mode de pensée qui a vocation à instruire, se profile un autre aspect. Alors que Richard ne donne en général aucune indication sur lui-même, le texte que nous traduisons se présente néanmoins comme un message personnel: l’auteur s’y engage à la fois par l’aveu qui affleure et le ton oratoire qui se veut dialogue et incitation. Sitôt après la déclaration de modestie initiale26, l’adresse à l’auditeur (maintenant au lecteur) prend le ton d’une interpellation passionnée: Richard voudrait persuader non seulement de la 23 24

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Voir plus loin les remarques sur le style, p. 55. Cf. Patrice SICARD, Hugues de Saint-Victor et son École, p. 29; du même auteur, Diagrammes médiévaux et exégèse visuelle. Le «Libellus de formatione arche» de Hugues de Saint-Victor. Pour en avoir des exemples particulièrement éloquents, on se reportera aux tableaux joints à l’édition procurée par Patrice Sicard du Libellus de formatione archae, CCCM 176A. Voir aussi la synthèse due à Patrice Sicard et Dominique Poirel, «Figure Vittorine: Riccardo, Acardo et Tommaso», dans Figure del Pensiero medievale, t. 2, La Fioritura della Dialettica, X-XII secolo, p. 459537. Sur les subtilités de l’exégèse de Richard et son goût pour l’examen des mesures, voir, à propos du temple d’Ézéchiel, H. de LUBAC, Exégèse médiévale, II e partie, 1, ch. 5, III, p. 387-393. On peut aussi lire, dans Pier B ORI, L’interprétation infinie, les pages où est analysée la position de Richard par rapport notamment à saint Grégoire le Grand (p. 71-77). Cf. II, 3 ss, où il est question de la génération des surfaces et des volumes; II, 21-24, pour une disposition quadrangulaire; recours aux coudées pour mesurer les degrés de perception de l’esprit (passim). Voir aussi In visionem Ezechielis (PL 196, 527 ss). Cf. I, 1.

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valeur de cette expérience, mais encourager à s’engager sur le chemin de la contemplation (c’est le sens du mot qui complète le titre, une commendatio). Tout le style de l’exposé – nous y reviendrons – est celui d’un homme qui veut faire connaître et en même temps désirer un mode de vie et une discipline de pensée dont il a lui-même, sinon l’expérience complète, du moins la certitude de la valeur, certitude qui se veut communicative et convaincante. Mais on le sent aussi très soucieux de ne pas aller au-delà de ce qu’il croit pouvoir affirmer avec quelque sécurité, n’hésitant pas à avouer son incompétence sur tel ou tel point, et laissant à d’autres le soin de s’exprimer sur ce qu’ils connaissent peut-être mieux que lui. Ses œuvres Les travaux de Jean Châtillon et de Jean Ribaillier, en particulier27, ont abouti à des résultats assez assurés. Plutôt que d’essayer de présenter un panorama selon les types d’ouvrages, un genre de classement toujours sujet à discussion, car les textes se rattachent souvent à plusieurs domaines, nous indiquerons ici les principales œuvres telles qu’elles furent composées chronologiquement, dans la mesure où l’on peut avoir sinon des certitudes, du moins quelques indices à ce sujet28. Un premier groupe est constitué par les textes écrits dans les premières années de la présence de Richard à Saint-Victor. Le Liber exceptionum, dont son éditeur moderne nous dit qu’il est «une sorte d’encyclopédie destinée simultanément à instruire et à édifier», illustre bien la première activité magistrale du Victorin. À la même époque se 27

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Jean Châtillon a donné une synthèse très complète sur la personnalité ainsi que sur l’ensemble de l’œuvre et de la pensée de Richard dans le DS, t. 13, 1988, col. 593654. Quant aux études de Jean Ribaillier sur notre auteur, on pourra lire avec profit les introductions qu’il a rédigées pour son édition du De Trinitate et celle des Opuscules théologiques. Pour le surplus, on voudra bien se reporter à la bibliographie. La présente introduction reste centrée sur le seul De contemplatione. Notre information provient de l’article de Jean Châtillon mentionné ci-dessus. Nous avons aussi consulté l’ouvrage de Pierluigi CACCIAPUOTI, «Deus existentia amoris», Teologia della carità e teologia della Trinità negli scritti di Ricardo di San Vittore. Le livre de Rudolf GOY, Die handschriftliche Überlieferung der Werke Richards von St. Viktor im Mittelalter, fournit également une liste bien documentée des œuvres authentiques ou dont l’authenticité reste problématique, ainsi qu’un inventaire des mss, avec des remarques sur la chronologie possible de la composition des œuvres (cf. par ex. sur le De IV grad. viol. caritatis).

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place la composition des Adnotationes in psalmos et de l’Expositio super Apocalypsim. La période suivante, celle du sous-priorat, voit apparaître les œuvres majeures qui forment la partie plus nettement orientée vers la vie intérieure de l’homme et son progrès spirituel. D’abord le De mystico somnio regis Nabuchodonosor (De eruditione hominis interioris), puis le De statu interioris hominis. Le De duodecim patriarchis (Beniamin minor), conçu comme un commentaire scripturaire (il traite des douze fils de Jacob, selon le livre de la Genèse), est aussi un traité de spiritualité comme l’indiquent d’autres titres qu’on lui a donnés: De studio sapientiae et eius contemplatione, ou encore De preparatione animae ad contemplationem. L’une des notions centrales qu’il développe est celle de l’excessus mentis, suggérée par le verset 28 du psaume 67, tel qu’on le lisait à Saint-Victor: «Là se trouve le petit adolescent, Benjamin, dans l’exubérance de l’esprit29.» Richard invite le lecteur à parcourir avec lui les étapes qui conduisent l’esprit par dépouillement successif jusqu’à l’expérience ultime de la contemplation extatique. Ce traité annonce évidemment notre texte qui reprend, après réflexion et mûrissement, l’exposé des voies conduisant à la contemplation la plus élevée, le De contemplatione, assorti traditionnellement du titre complémentaire de Beniamin maior, pour marquer à la fois l’ordre de succession et la progression dans l’analyse. Ce texte fut probablement composé peu avant que Richard ne devienne prieur, c’est-à-dire avant 1162, mais la composition a pu s’étendre sur une période allant jusqu’au début des années de priorat. Dans les dernières années de sa vie, Richard a encore donné le De IV gradibus violentae caritatis (mais la datation serait sujette à caution), ainsi qu’une œuvre plus nettement marquée par une orientation théologique, le De Trinitate, où d’ailleurs les préoccupations spirituelles de Richard ne sont jamais tout à fait absentes. Il suffit de lire le prologue pour s’en convaincre, qui place l’ouvrage dans une nette perspective de progrès spirituel: la foi nourrit la vie intérieure; en progressant dans l’intelligence de cette foi, on s’approchera de la connaissance parfaite qui sera accomplie dans la gloire30. Il est frappant de constater que beaucoup de ces travaux, que ce soit d’analyse scripturaire ou de théologie, répondaient à des demandes de 29 30

Selon la Vulgate: «Ibi Beniamin adulescentulus in mentis excessu...» De Trinitate, prologue (889A-B): «La foi est l’origine de tout le bien, de même la connaissance en est l’achèvement et la perfection» (sicut in fide totius boni inchoatio, sic in cognitione totius boni consummatio atque perfectio).

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confrères ou à des requêtes d’amis, comme le révèlent des introductions qui ont la forme d’une lettre d’envoi: c’est le cas pour le Liber exceptionum et l’In Apocalypsim, adressés, semble-t-il, au même «ami très cher» («Accipe, carissime frater...» dans le premier texte, «Accipe, frater carissime...» dans le second31). Nous avons encore affaire à des traités en forme de lettres en réponse à des demandes dans le cas de l’opuscule intitulé Expositio difficultatum suborientium in expositione tabernaculi foederis, et des traités publiés par Jean Ribaillier sous le titre de Opuscules théologiques. On fait la même constatation avec certains ouvrages de spiritualité comme le De statu interioris hominis post lapsum. En contraste se dégage pour nous très fortement l’impression que les grands traités, celui consacré à la Trinité, les deux Benjamin et le De IV gradibus violentae caritatis reflètent une recherche personnelle qui s’est lentement élaborée par une réflexion de fond. Les trois textes de spiritualité en particulier forment une construction ordonnée progressant dans la formulation de la doctrine par affinement, approfondissement et élargissement, joints à un effort de synthèse. Le regard qu’on peut y porter en les parcourant à rebours révèle une préoccupation qui dut habiter très tôt la pensée de Richard et sa propre spiritualité, et se développer progressivement, à partir d’une intuition centrale selon laquelle il y a au cœur de la foi et de la ferveur religieuse une expérience spirituelle intime qu’il faut dégager.

LE DE CONTEMPLATIONE Le titre et la visée du traité Si l’on se réfère à l’inventaire des manuscrits établi par Rudolf Goy et aux compléments récemment apportés32, on constate que parmi les douze titres rencontrés, ceux qui apparaissent le plus fréquemment dans la trentaine de manuscrits les plus anciens (XII e et XIII e siècles) sont De contemplatione (maior) (seize fois) et De contemplatione eiusque commendatione (dix fois). Le second de ces titres correspond (comme souvent dans les ouvrages médiévaux) au libellé du titre du premier cha31 32

Cf. L. OTT, Untersuchungen, p. 455; J. CHÂTILLON, DS, t. 13, 1988, col. 602. Rudolf GOY, Die handschriftliche Überlieferung, p. 251-268. Patrice SICARD, «Iter Victorinum, La tradition manuscrite de Hugues et Richard de Saint-Victor» (Bibliotheca Victorina, 24), Brepols, Turnhout, à paraître.

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pitre. L’œuvre a aussi été connue sous le titre de De gratia contemplationis (qu’on rencontre dans les références modernes), De archa Moysi ou De archa mystica (à cause des premiers mots du texte) ou encore Beniamin maior. Il faut écarter les titres De archa..., car ils peuvent induire une confusion avec le De archa Noe de Hugues33, ou le Libellus de formatione arche du même, qui apparaît dans la Patrologie (176, 681 ss) avec le titre De archa Noe mystica34. La mention Beniamin maior35 n’est donnée là que pour rappel; c’est sous ce titre que l’œuvre est très souvent citée; elle n’a d’intérêt que pour distinguer le De contemplatione du Beniamin minor, le nom Beniamin n’apparaissant au demeurant nulle part dans le texte. Nous avons opté pour le titre qui correspond le mieux, à notre sens, à l’intention de l’auteur. Or cette intention n’a pas toujours été bien comprise. Et c’est aussi pour éviter tout malentendu que nous devons écarter du titre toute référence à «mystique». Ce terme a pris dans la langue moderne un sens très différent qui éveille des connotations étrangères à l’univers de pensée du Victorin36. Pour lui, mysticus signifie toujours «qui contient un sens caché». Tout ce qui pourrait faire penser que nous sommes en présence d’une «théologie mystique» serait contraire à la visée réelle de Richard. Ce dont il parle, c’est de contemplation37. Nous pensons même que Richard ne donne pas une théorie aboutie de la connaissance de Dieu, mais une théorie de l’approche d’une expérience de Dieu en ce

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Cf. l’exemple du prieur de Melk, Jean Schlitpacher de Weilhaim, au XV e siècle, qui avouait à cinquante-sept ans avoir jusqu’alors confondu le traité de Hugues avec celui de Richard. Voir A. COMBES, Essai sur la critique, t. I, p. 653, n. a. Voir aussi E. VANSTEENBERGHE, Autour de la docte ignorance, p. 76, qui donne le texte de Jean de Weilhaim en note. Cf. Patrice SICARD, Hugonis de Sancto Victore, De archa Noe, CCCM 176, p. 71*. Cette mention n’apparaît pas dans le ms. M conservé à la Bibliothèque Mazarine, mais est constante dans les titres du ms. V. Voir plus loin, p. 59, pour le choix des manuscrits. Voir I, 1, n. 2. Il existe une abondante littérature sur l’histoire du mot. En français, nous ne mentionnerons que les synthèses du DS (t. 12); L. B OUYER, «Mysticisme. Essai sur l’histoire d’un mot», in Supplément de la Vie spirituelle, 15 mai 1949, p. 323; Michel DE CERTEAU, La Fable mystique, Paris, 1982 (p. 103 ss); J. B ORELLA, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, Lausanne, 1997 (p. 317 ss). C’est ainsi qu’on lisait le De contemplatione au Moyen Âge. Par exemple, Vincent d’Aggsbach écrivait à Jean de Weilhaim, en 1455: «Nec Ric(hardus) nec s(anctus) T(homas) aliquid scribunt de mistica theologia, nam libri Richardi intitulantur unus De maiori, alius De minore contemplacione.» Citation tirée de E. VANSTEENBERGHE, Autour de la docte ignorance, p. 217.

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monde. Il sera davantage théologien dans son traité De Trinitate. Il est vrai que dans la description des étapes qui peuvent conduire à cette expérience – qui est aussi, d’une certaine manière une «connaissance», une illumination intérieure autant sinon plus qu’une émotion –, Richard aborde des niveaux d’approfondissement qui correspondent aux niveaux du mystère, aux niveaux de difficulté à le comprendre, de difficulté à le dire: il nous met en présence du mystère plus ou moins saisissable par nos moyens intellectuels, pour exposer les degrés successifs de dépouillement de l’esprit qui doit abandonner les repères qui pourraient gêner l’expérience et la dénaturer. Il s’agit de la contemplation et au moins autant de la valeur de celle-ci, de ce qu’elle apporte dans son accomplissement suprême38. La multiplication, dès le XIII e siècle, des traités intitulés Theologia mystica, ou comportant ces termes dans leur titre, induit le sentiment que celui de Richard est aussi de cette catégorie. Mais ces traités se rapportent presque tous à l’ouvrage éponyme de Denys le Pseudo-Aréopagite. L’attention des théologiens est désormais focalisée sur ce texte qui apparaît comme la référence incontournable, ce qui entraîne deux effets sur la lecture qui sera faite de l’ouvrage du Victorin: si on prête à Richard l’intention de procéder selon les mêmes voies que Denys, la compréhension de son traité risque d’être faussée par contre-coup; bien plus, la lecture qu’on en fera va souvent se limiter aux éléments susceptibles d’entrer dans un débat sur ce que peut être l’expérience ici-bas de Dieu (affective ou cognitive, connaissance de l’essence ou non?), et se priver d’une compréhension plus adéquate de l’ouvrage. Le but que poursuit Richard est de mettre au jour les obstacles sur le chemin qui peut conduire à une expérience de Dieu, de montrer les effets de ces entraves et, à partir de là, d’en suggérer le dépassement, afin que, délivré progressivement de l’emprise des fonctions mentales qui occupent l’espace de la pensée, cet espace lui-même se dilate et s’ouvre vers une «connaissance» d’un autre ordre39.

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Et la préoccupation constante du Victorin est de recommander la pratique de cette discipline préparatoire. En ce sens, le mot commendatio de l’intitulé du premier chapitre l’annonce bien. C’est aussi en fonction de cette orientation que nous n’essaierons pas de dégager une théorie ricardienne de la connaissance. On peut au demeurant renvoyer à Joseph EBNER, Die Erkenntnislehre Richards von St. Viktor. Voir aussi M.-A. ARIS, Philosophische Studien zum Traktat Beniamin Maior (première partie de l’édition du texte de Richard établie par cet auteur). Mais voir néanmoins plus loin nos remarques sur

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Les sources Richard a indiqué l’essentiel de ses sources dans le Liber exceptionum (II a p., l. X, Sermones diversi, c. 10): il nous dit qu’il se réfère à Jérôme pour le sens historique ou la lettre du texte sacré, à Augustin pour les analyses doctrinales et à Grégoire [le Grand] pour l’enseignement moral qu’on peut en tirer40. Ce sont ces deux derniers Pères que nous rencontrerons le plus souvent, à côté de Hugues de Saint-Victor. La question de l’influence de Denys le Pseudo-Aréopagite se pose évidemment. Nous y avons déjà fait allusion plus haut. Il est sans doute présent, au moins à travers Hugues par le commentaire de la Hiérarchie céleste de ce dernier, peut-être aussi à travers Jean Scot, dont Richard connaissait sans doute la traduction de ce traité et probablement son Expositio super Hierarchiam. Denys est nommément cité dans l’In Apocalypsim, mais il s’agit toujours de la Hiérarchie céleste. À aucun moment, Richard ne fait mention de la Theologia mystica. Rien n’indique qu’il l’ait connue et rien donc ne nous permet de dire s’il avait un quelconque avis à son sujet. De plus, rien dans son traité ne corrrespond à une démarche de théologie négative comme on peut la lire chez Denys. Nous pensons que Denys, à part les quelques références à la Hiérarchie céleste, n’occupe guère de place dans la pensée de Richard, en tout cas bien moins qu’on ne l’a cru parfois. Au demeurant, si des rapprochements sont possibles dans le De contemplatione, il est difficile de dire s’ils proviennent directement de l’œuvre dionysienne par la traduction de l’Érigène ou indirectement par le commentaire de Hugues, ou d’autres sources41. On ne saurait se fonder sur certaines formules, comme par

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les définitions (p. 32), sur la purification mentale (p. 38, n. 61), et la note complémentaire 3, en particulier p. 614). Édition CHÂTILLON, [p. 395] l. 24-25 (PL 175, 920C): «[Être] savant comme Jérôme dans l’explication de la lettre et de ses trois sens, habile à disserter comme Augustin sur l’argumentation [théologique] et comme Grégoire sur la moralité, sage pour tout dire comme Salomon...» Voir sur cette question, G. DUMEIGE, «Denys l’Aréopagite en Occident», dans le DS, t. 3, 1957, col. 324-329; Csaba NÉMETH, «The Victorines and the Aeropagite», dans L’École de Saint-Victor de Paris, Influence et Rayonnement, p. 355-360. Clare Kirchberger, dans son introduction au choix de textes de Richard (Selected Writings, p. 48-49), affirme que le Victorin connaissait sans doute aussi les Noms divins et la Théologie mystique de Denys, mais ne donne pas de références précises. Elle se fiait peut-être à saint Bonaventure qui déclare (De reductione artium ad theologiam 5;éd. Quaracchi, t. 5, 1891, p. 321): «Richardus sequitur Dionysium.» Elle évoque également la possibilité que Richard ait connu des textes des Pères grecs

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exemple l’excessus mentis, qui se lisent chez Denys et qui sont d’un usage ancien, pour déceler une filiation. L’excessus mentis, pour s’en tenir à ce cas, qu’on rencontre dans la Theologia mystica dionysienne, et qu’on a invoqué parfois pour y reconnaître une source d’inspiration chez des auteurs postérieurs (par exemple chez Jean Gerson42), se retrouve dans nombre de textes patristiques (chez saint Ambroise, saint Augustin qui le rapporte à l’extase, saint Jérôme, Jean Cassien, saint Grégoire le Grand, Bède le Vénérable, etc., Hugues enfin43). Chez Richard, l’expression a sa source première dans l’Écriture (cf. le Beniamin minor). D’autres auteurs bien sûr sont mis à contribution, en particulier Isidore de Séville, Anselme de Cantorbéry. Mais le plus souvent, selon l’usage des anciens, les sources ne sont pas indiquées nommément. Non qu’on cherchât à les dissimuler, mais simplement parce que les auteurs puisaient dans le savoir accumulé au cours des siècles et conservé comme un bien commun, connu d’ailleurs de tous les lettrés qui n’avaient pas besoin qu’on leur désignât les auteurs qu’ils reconnaissaient par euxmêmes. Nous avons donné dans l’apparat des références que nous croyons pouvoir considérer comme des sources44 : soit Richard y a trouvé une suggestion, une inspiration, soit il reprend ce qui vient conforter son propos. D’autres textes, que nous avons cités en note à la traduction, n’ont pas toujours la prétention de signaler une source.

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comme Origène, Grégoire de Nysse (op. cit., p. 47), Maxime le Confesseur, à travers les traductions de l’Érigène. Ce n’est pas invraisemblable. En ce qui concerne plus spécialement Maxime le Confesseur, nous ne pouvons qu’être frappé, à la lecture des Centuries, publiées dans le sixième fascicule de la Philocalie des Pères neptiques, par des analogies qui mériteraient une étude que nous n’avons encore pu faire, pour dépasser le stade des impressions; mais voir en IV, 16, n. 158, à titre d’exemple. G. Dumeige suggère aussi des rapprochements (voir, dans Les Quatre degrés de la violente charité, p. 113, 168, 198, 200). Cf. Marc VIAL, Jean Gerson, théoricien de la théologie mystique, p. 32. Voir la note complémentaire 3, sur l’excessus mentis (et n. 35, p. 605). Il est très rare que Richard cite expressément un auteur. En revanche il cite très souvent la Bible, quand il ne se contente pas d’en incorporer les phrases ou fragments de phrases à son propre texte, selon une pratique courante chez les auteurs anciens et médiévaux. Comme le dit Gilbert Dahan (L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, p. 22), «le langage [de ces auteurs] se trouve nourri et structuré par la langue de la Bible; les Psaumes, le Cantique et les épîtres fournissent plus particulièrement les mots et expressions dont leurs écrits sont tissés». Et la Bible s’entend, comme le précise Gilbert Dahan, du «texte latin de la Vulgate hiéronimienne.» Si l’exemple donné est saint Bernard, on aurait pu prendre n’importe quel texte victorin pour arriver à cette même constatation, et le De contemplatione le montrera surabondamment.

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Nous avons plutôt voulu éclairer le traité ricardien par un jeu de miroirs et d’échos. Ce que nous lisons chez saint Augustin, chez Hugues, chez Jean Cassien, apporte quelque lumière sur ce que dit Richard soit par contraste soit par quelque nuance ou parenté de pensée. Nous contribuons ainsi à laisser entendre un peu de ce que d’autres ont dit sur les mêmes questions et à faire connaître, modestement et fragmentairement, les réflexions qu’a inspirées depuis les débuts du christianisme la question de la connaissance surnaturelle. Plus immédiatement, nous essayons de restituer quelque peu le contexte au sens large, c’est-à-dire l’environnement intellectuel et théologique, les thèses et les auteurs présents directement ou indirectement à l’esprit de Richard lorsqu’il se livrait à ses réflexions. Des thèses circulaient à son époque, venant des lecteurs et des interprètes de l’augustinisme surtout, à travers lesquelles d’ailleurs il est possible de percevoir des traces de pensées plus anciennes (platoniciennes et plotiniennes notamment), qui ne sont pas nécessairement présentes formellement, mais qui constituent un arrière-plan, une sorte de toile en fond de scène, sur laquelle se dessinent des idées plus récentes et, par-dessus, les idées propres à Richard. Un travail minutieux de comparaison permettrait sans doute de cerner de plus près les influences. Mais celles-ci font généralement partie d’un courant continu qui coule d’un texte à l’autre: tel prédécesseur apparaît, luimême relayant d’autres auteurs et devenant à son tour un passeur. Tout cela qui est bien connu n’est rappelé ici que pour dire combien les sources sont difficiles à identifier et sont de multiples natures45.

ANALYSE THÉMATIQUE DU DE CONTEMPLATIONE Une introduction à un traité de spiritualité, comme à toute œuvre philosophique ou théologique de quelque importance, est nécessairement le fruit de lectures répétées. Elle devrait en conséquence venir après l’œuvre. Mais elle ne doit en aucun cas prendre le caractère d’une conclusion qui voudrait dire ce qu’il convient de penser de l’œuvre et li-

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Les auteurs et leurs textes font l’objet d’une interprétation qui nourrit la pensée de celui qui les lit. Cf. Novalis (Schriften II, p. 646, n o 468): «L’appropriation est l’occupation incessante de l’esprit, “la métamorphose de l’étranger en propre”» («Verwandlung des Fremden in Eigenes»), que Werner Beierwaltes cite dans Platonisme et Idéalisme, p. 93.

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miterait le champ des lectures possibles46. Notre analyse cherchera à mettre en évidence des aspects de l’œuvre et des intentions de l’auteur qui nous sont apparus au cours de la traduction, laquelle, comme on sait, a le mérite de forcer à entrer en profondeur dans les significations implicites d’un texte. Elle vient ici un peu comme un premier guide de lecture d’un traité qui, à première vue, peut paraître très complexe et même disparate. Cette impression est probablement aggravée par la volonté sourcilleuse de l’exégète qu’est Richard de recourir inlassablement à un faisceau de citations de l’Écriture et de chercher obstinément à mettre les textes bibliques en accord entre eux, à rendre compte scrupuleusement de tous les détails du donné scripturaire pour en tirer le sens qu’il recèle et l’exploiter dans ses moindres nuances. Mais cette analyse ne peut être qu’un bien pâle résumé d’un traité foisonnant, dont chaque partie mériterait une exploration minutieuse. Si elle parvient à rendre sensible la continuité de la pensée, à suggérer un peu de sa richesse et à en montrer dans ses grandes lignes la cohérence interne, elle aura peutêtre atteint son but. Le De contemplatione est divisé en cinq parties. L’usage s’est établi de parler de cinq livres – expression à laquelle nous recourrons aussi parfois par commodité, tout en restant fidèle à la formulation originale pour le texte latin et la traduction –; le mot liber cependant n’est jamais employé dans nos manuscrits pour les intitulés ni les tables de chapitres, et n’apparaît dans le texte qu’une seule fois tout à la fin de l’œuvre, où Richard nous dit que «l’ensemble de la matière de l’ouvrage a été concentré dans le premier livre47 ». Première partie Un prologue Le premier et le deuxième chapitre de la première partie se présentent comme un résumé des intentions de l’auteur: le but et le sujet de

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Ce sont à peu près les termes qu’utilisaient Michel Corbin et Alain Galonnier, les traducteurs et commentateurs du traité d’Anselme de Cantorbéry, Lettre sur l’Incarnation du Verbe, Pourquoi un Dieu-homme, dans leur introduction, p. 15, et qui nous semblent dire de manière heureuse ce que notre analyse devrait être et souhaiterait éviter d’être. «...materie nostre summam quam in primo libro succincta breuitate perstrinximus».

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l’ouvrage, la manière de concevoir l’exposé, le statut personnel de l’auteur par rapport à l’objet traité. Le premier chapitre s’ouvre sur une déclaration de modestie qui signifie bien plus que le geste rhétorique usuel dans les œuvres anciennes. Car le De contemplatione traite d’une expérience spirituelle, dont Richard rappelle à plusieurs reprises qu’il n’a pas connu – au moment où il écrit du moins – les stades ultimes et les plus élevés. Mais il n’est pas interdit de penser qu’il y a dans ces premières lignes l’aveu d’une aspiration de l’auteur48. Si dès lors il s’autorise à en traiter, c’est qu’il croit pouvoir en parler sous l’inspiration divine qu’il implore, à partir de témoignages, et il va de soi pour lui que le texte sacré recèle un message qui contient la description de cette expérience, message qu’il doit déchiffrer à la suite des Pères de l’Église. La lecture de la Bible à laquelle nous invite Richard est conforme à l’attitude exégétique évoquée plus haut. Il s’agit de «décrypter un message considéré comme sacré [pour des auditeurs et pour des lecteurs] désireux de se conformer à ses directives, et d’entrer dans un dialogue véritable avec cette Écriture sainte, qui [leur] parle et à qui [ils demandent] des réponses49...» C’est le travail sur le texte sacré, qui doit permettre de définir cette expérience, en garantir l’authenticité et en montrer les conditions, ainsi que les témoignages, rapportés précisément par la Bible qui en certifie la validité, de ceux qui ont eu cette expérience50. Commençant par une réflexion sur le sens des mots «arche d’alliance» et «arche de sanctification», Richard en montre la convergence. La construction de l’arche, au sens moral, c’est-à-dire le travail de purification intérieure, prépare à l’état sanctifié ou parfait, en d’autres termes donne accès aux trésors de la Sagesse. Or cet état, qui sera celui de la vision béatifique, c ‘est celui vécu par Marie de Béthanie, qui est 48

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Cf. Michel de Certeau qui dit (non sans quelque afféterie) dans son introduction à La Fable mystique, XVI e-XVII e siècle (p. 9-11): «Ce livre se présente au nom d’une incompétence: il est exilé de ce qu’il traite... en attendant cette dernière heure [celle qui ouvre sur la vision béatifique], l’écriture demeure.» L’écriture est comme une tentative, avant la vision non encore accordée, de combler l’espace qui en sépare, où peut se dire le désir sous les formes passionnées d’une invitation à tenter l’expérience. Ce sont les mots de Gilbert Dahan, dans L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, p. 37-38. Ici ou là (II, 17 [98A]; V, 19 [192B-C]) cependant, Richard s’en remet à ceux qui ont vécu l’extase pour en témoigner, mais l’autorité principale demeure le récit des théophanies dont ont joui certains patriarches bibliques et apostoliques (les apôtres Jean et Pierre) et le témoignage personnel de saint Paul.

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«celle qui a choisi la meilleure part» – alors que «Marthe se consacre aux soins du service51 » –, ce moment où, entendant la parole de l’Homme-Dieu (la Sagesse de Dieu), l’esprit [de Marie] voit et comprend (I, 1 [65A]: «audiendo intelligebat, et intelligendo uidebat») ce que lui dit ce Dieu, invisible aux yeux de la chair, mais perçu par le regard intérieur, au-delà (praeter) des apparences charnelles, dans sa Vérité suprême ineffable. Expérience momentanée en cette vie (c’est l’extase contemplative) qui sera continue et éternelle dans l’autre monde. Et cette arche est aussi arche d’alliance, nous dit le deuxième chapitre, parce que Dieu, déposant dans l’âme humaine une intelligence qui est un vestige de l’Intelligence divine, a donné un gage et des arrhes qui sont comme une alliance entre l’homme et Dieu, celui-ci garantissant à celuilà, s’il se purifie, une félicité éternelle. L’illumination, c’est la grâce, la vertu sanctificatrice qui accompagne la construction de l’arche (c’est-àdire de l’âme contemplative) et émane aussi d’elle. Richard invite donc à rechercher toutes les significations de cette arche dont les plans ont été donnés à Moïse par révélation divine. Il ne peut s’agir seulement d’un objet de culte dont on apprendrait à connaître la structure à travers le texte sacré (approche purement historique, selon la lettre du texte). Cette arche contient d’autres significations qui vont du plus immédiat au plus profond. Il y a comme une coïncidence entre l’arche qui est promesse et alliance, l’arche qui est intelligence-image de Dieu (où peuvent se découvrir les trésors déposés par le Créateur), l’arche qui est grâce sanctificatrice (par l’effort d’investigation qu’elle propose et la lumière qu’elle apporte en retour). Suit alors la référence à un autre modèle: le patriarche Jacob qui accède à la contemplation après un temps d’épreuve (il peut épouser Rachel, ici la raison sublimée). Mais Jacob est aussi une image du Christ, et l’évocation de ce passage prophétique se termine par l’allusion transparente au Sauveur, modèle par excellence de l’homme sanctifié, revenant au terme de son pèlerinage terrestre auprès du Père (figuré par Laban), dans la gloire, sous le regard ébloui des anges. Le texte biblique, lu attentivement en ses divers sens, est cohérent avec lui-même, retrouvant en plusieurs endroits – Ancien et Nouveau Testament –, le même message sous des habits variés; les significations 51

Marthe en est encore aux devoirs ancillaires, par lesquels on peut deviner une allusion peut-être aux étapes de la pensée qui est dans le visible, le sensible et le rationnel, correspondant à ce qu’on serait tenté d’appeler la connaissance philosophique servante (ancilla) de la connaissance spirituelle.

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convergent et offrent un message clair pour celui qui veut bien le lire avec les yeux de la foi. On s’est interrogé parfois sur les raisons d’une certaine «absence» du Christ dans le Beniamin maior52. En fait le Christ est présent: il conditionne l’alliance, permettant à l’homme de passer, par la restauration de son statut originel d’avant la chute (c’est la Rédemption), à la sanctification; comme nous venons de le dire à propos du sens de l’histoire de Jacob, il en est aussi le modèle réalisant lui-même cet idéal que 52

Cf. par exemple R. JAVELET, Saint Bonaventure et Richard de Saint-Victor, p. 95; et dans une reprise récente de cette question, Steven CHASE, Angelic wisdom: the cherubim and the grace of contemplation in Richard of St. Victor, p. 104 ss. Nous ne pouvons discuter ici en détail les commentaires de ces auteurs sur l’«absence» du Christ, mais nous pouvons déjà dire qu’il nous semble faux de vouloir projeter une attente personnelle sur le texte. S. Chase (p. 106) dit, de manière il est vrai peut-être purement formelle: «we would expect to see Christ», qui serait l’auteur de l’œuvre de création, de restauration et de glorification, plutôt que le propitiatoire, en se référant à III, 10 et 11; cf. notre traduction notamment de III, 10 [120D, in fine], p. 305 et 307, et la note 123 y afférente). Il faut lire ce traité en s’efforçant de rester dans la perspective de l’auteur, seule manière de rendre justice à sa pensée. Le prologue du De Trinitate nous indique que l’ascension spirituelle, celle donc aussi qui mène à la contemplation, se fait sous la conduite du Saint-Esprit (889D; éd. RIBAILLIER, [p. 82] l. 56-67): «Le Christ est monté, le Saint-Esprit est descendu. Le Christ l’a envoyé pour qu’il élève notre esprit à sa suite (ad hoc Christus misit nobis Spiritum suum, ut spiritum nostrum levaret post ipsum). [...] L’ascension du Christ fut corporelle, mais que la nôtre soit spirituelle (ascensio illius fuit corporalis, nostra autem sit spiritualis)!» Le Saint-Esprit nous est présenté comme notre maître (doctorem) et notre guide (ductorem), parce que le Christ a voulu que notre ascension ici-bas soit spirituelle (ascensum nostrum interim spiritualem esse voluit). Tout est dit, nous semble-t-il, sur le rôle de la troisième Personne divine qui vient remplacer le Christ et achever son œuvre sur terre. Le Christ au demeurant apparaîtra plus loin au livre IV, chapitre 18, à propos des mystères de l’Incarnation. Nous y reviendrons. Il y a d’autres références éparses, lorsque l’auteur transcrit des paroles du Christ tirées de l’Évangile (par exemple en III, 16). Mais, dans ce traité, le Christ est surtout le Verbe, la Sagesse, l’une des Personnes de la Trinité divine (le Christ en gloire au portail des cathédrales). On peut faire une remarque analogue à propos de la Divine Comédie de Dante: le thème de la Rédemption par le Christ n’est pas présent comme on l’attendrait peut-être (cf. August RÜEGG, Die Jenseitsvorstellungen vor Dante, Band II, p. 57 et 96). Ce qui domine, c’est l’image de Dieu comme Lumière première, une ascension vers la connaissance de la gloire divine et de l’essence divine, non une rencontre avec le Christ. Les guides sur cette voie sont par étapes: Virgile dans la zone des images et des raisons, Béatrice dans la zone des raisons et de leur dépassement pour accéder à la sagesse philosophique, saint Bernard pour le dépassement de la philosophie, avec la Vierge comme figure attractive, et ensuite passage au-delà, dans la révélation de la Gloire divine.

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l’arche signifie allégoriquement par les étapes de sa construction, jusqu’à son achèvement complet (propitiatoire, chérubins): dépouillement, mort au monde et ascension dans la vision de Dieu. Mais le Christ n’est certes pas présent dans le texte par les épisodes concrets de son passage sur terre. La scène avec Marie nous montre le Christ désignant la supériorité de la contemplation sur la vie chrétienne active, mais le ChristDieu que voit Marie n’est pas décrit, et pour cause: la contemplation du divin est ineffable. La visée de Richard est nettement orientée vers une expérience d’intelligence dépouillée et purifiée qui dépasse les images porteuses d’émotion de la méditation sur la vie de Jésus. Ce sont des courants ultérieurs de la mystique qui mettront souvent au premier plan la contemplation de la vie souffrante du Christ. Des définitions Les chapitres suivants (3 et 4) s’attardent sur les modes d’activité de la pensée. Richard définit d’abord les trois modes qui constituent l’acte de contempler, au sens général, c’est-à-dire de voir par la pensée et dans la pensée. Il s’écarte de Hugues de Saint-Victor qui proposait quatre degrés préparatoires dans l’élévation de l’homme jusqu’à la perfection future («per quosdam gradus ad futuram perfectionem sublevatur53 »), à savoir la lecture ou étude, la méditation, la prière, l’ouvrage (la vie active), qui conduisent à la contemplation, le niveau le plus élevé. Richard ne se place pas dans la perspective de la formation générale de l’homme et de ses progrès dans le perfectionnement chrétien, mais dans le cadre plus délimité et spécifique de la contemplation. Il va reprendre cependant des éléments de la doctrine hugonienne et citer la définition de la contemplation qu’on y trouve54, non sans la faire précéder de la sienne qui marque déjà nettement une orientation nouvelle (c. 4 [67D]); même si est présente, comme chez Hugues, l’idée du regard pénétrant librement, chez Richard la précision vient tout de suite marquer la spécificité: il s’agit d’un regard qui se porte sur la Sagesse et ses manifestations, et qui est accompagné par l’admiration. Les trois définitions (cogitation, méditation et contemplation) ont sutout pour but de montrer des modes de fonctionnement et de ratta-

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Didascalicon, l. V, c. 9 (éd. LEMOINE, p. 204; PL 176, 797A). Nous sommes tenté d’y voir surtout un acte de déférence à l’égard de l’éminent Victorin, puisque cette définition ne laissera pratiquement aucune trace dans la suite du traité, contrairement à celle de Richard.

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cher ceux-ci à trois «facultés55 » qui vont servir de structure dans la description des étapes de la contemplation. Mais Richard insiste dès maintenant sur une certaine continuité entre elles. Il s’agit d’un même courant de la pensée, dont le mouvement peut varier pour un même objet, et qui passe de manière quasi continue d’un objet inférieur à un objet supérieur et inversement. Tout le chapitre quatrième, mettant en regard chacune de ces activités de pensée, soulignera leur étroite parenté et les différences qui les distinguent. Par le recours à l’image du vol des oiseaux, le cinquième chapitre décrit les mouvements de la pensée qui s’achemine vers la contemplation, mouvements ramenés en définitive à trois actions essentielles: observer de diverses manières et essayer de comprendre, insister sur ce qui paraît essentiel, cesser toute activité lorsque l’admiration s’empare de l’esprit56. On notera que ce dernier moment de la contemplation est mis en rapport avec les passages des évangiles qui font le récit de la Transfiguration: c’est donc celui de la contemplation suprême de Dieu; il est marqué par la suspension de toute activité intellectuelle (suspensus, immobiliter). La métaphore offre à Richard l’occasion de décrire l’activité mentale avec minutie. Il enchaîne alors avec ce que nous appelons volontiers un «à la manière de...», une description qui prend les couleurs d’un exposé philosophique57. Il se reprend d’ailleurs aussitôt et marque 55

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Le mot qui désigne ces trois fonctions de la pensée doit s’entendre comme trois manières d’agir, ou même trois instruments de la pensée. Cf. saint Augustin, qui affirme l’unité substantielle de l’âme (De Trinitate X, XI, 18; BA 16, p. 154): «Haec igitur tria, memoria, intelligentia, voluntas [...] nec tres mentes, sed una mens...» I, 5 (68D-69C). Le quatrième chapitre préparait cette lecture de la métaphore, en soulignant que la pensée pouvait, dans sa liberté, commencer par agir un peu comme une cogitation ou comme une méditation, pour s’arrêter enfin sur un objet, admirative et fascinée. On cite régulièrement le jugement de saint Thomas d’Aquin qui dit que «Denys décrit les mouvements de la contemplation de manière bien plus suffisante et subtile» (Summa Th. IIª-II ae, q. 180, a. 6). Mais il faut remarquer d’abord que Richard ne se place pas dans la même perspective que Denys (qui parle des mouvements supposés de la contemplation angélique). Son recours à cinq textes bibliques illustrant ces mouvements (selon un procédé qu’il affectionne) dissimule au lecteur le fait qu’il y a trois mouvements de base. Enfin, en psychologue, il est surtout attentif au polymorphisme et à la fluidité de la pensée humaine, aux nuances de l’expérience réelle, plus qu’aux nécessités d’une classification par catégories. Nous ne pensons pas que Richard ait voulu vraiment décrire techniquement les modalités de la pensée (discursive autant que contemplative), mais qu’il s’est laissé aller à esquisser ce qu’il aurait pu éventuellement développer. Si les termes ne paraissaient pas un peu incongrus dans ce contexte, nous dirions qu’il s’est livré à un

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ses distances avec la philosophie qui est le lieu habituel de ces analyses. Il termine cet exposé par un retour à l’Écriture sainte pour souligner derechef la convergence des messages. Les genres Les chapitres six à neuf introduisent les genres de contemplation qui viennent s’articuler sur les facultés. À première lecture, l’analyse de leurs caractères, de leurs différences et de leurs zones de rencontre apparaît singulièrement compliquée58 ; la structure, qui est seule mise en évidence à ce stade de l’exposé, est cependant rigoureusement construite et s’étage en paliers où les facultés sont disposées de la plus humble à la plus élevée: il ne s’agit encore que d’un squelette dont le corps sera développé dans les livres suivants. On notera ici la continuité décrite une fois encore entre les divers genres, et la souplesse du mouvement de la pensée clairement affirmée à la fin du neuvième chapitre59. On remarquera aussi que l’admiration est un élément moteur à tous les niveaux: au septième chapitre (73B), il est dit expressément que c’est elle qui stimule les mouvements de l’imagination («inpellente admiratione»), mais qu’elle naît aussi de la découverte des raisons des choses («ratio [...] prius familiariter nota in admirationem adducitur»). Étapes du perfectionnement Si la contemplation est un envol, elle ne se réalise que par l’acquisition de moyens et de conditions d’ordre spirituel. Il s’agit d’une progression vers la perfection que les textes de la Bible évoquent par l’image des

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pastiche quelque peu ironique des philosophes dont il va dire plus loin l’insuffisance et l’incapacité à dépasser le seul plan du rationnel. Voir le tableau récapitulatif, p. 641-642. (75A) «Solent tamen hec que distinximus contemplationum genera quandoque inuicem permisceri, et hic quem assignauimus proprietatum modus alterutra permixtione confundi.» Déjà au chapitre 7 (72D: «Maxime iccirco dixerim...»), un passage important évoque le cas de vérités «intellectibles» qui ne sont pas, au premier abord, accessibles à la raison, mais qui peuvent le devenir. Il y là peut-être l’intuition chez Richard que ce qu’il considère comme rebelle à l’investigation rationnelle peut être, au terme d’un effort qu’il tentera dans le De Trinitate, l’objet d’un approfondissement rationnel. En ce sens, il n’y aurait pas de changement de position, mais un travail qui était pressenti au moment du Beniamin maior et qui s’est poursuivi. Voir les remarques de Martin Anton Schmidt, dans «Verstehen des Unbegreiflichen» (Abendländische Mystik im Mittelalter, p. 178), qui note une différence entre les deux traités sur ce point particulier.

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ailes, et en particulier celles de la vision du prophète Ézéchiel. Au sens allégorique les six ailes signifient les trois étapes (les ailes vont par deux) pour parcourir les six genres. La première étape correspond à un effort de purification et d’approfondissement de la pensée, mais qui reste encore dans un champ trop humain. Le contemplatif y gagne un début de sérénité. Les étapes suivantes sont celles où commence à agir la lumière céleste (la grâce). À la troisième étape (aux cinquième et sixième genres), l’âme peut commencer à entrevoir les réalités divines, comme l’apôtre Paul emporté au troisième ciel, c’est-à-dire dans l’extase. Aux chapitres onze et douze, le Victorin précise le sens des divers symboles de l’arche et résume les significations allégoriques qu’on peut découvrir dans le choix des matériaux (bois, or), dans les dispositions de la structure. Le douzième chapitre s’achève par une conclusion qui renvoie aux autres livres dont Richard annonce la composition. Cette première partie n’est qu’un résumé destiné aux lecteurs pressés qui veulent avoir une rapide idée de l’ensemble, ou à ceux qui sont déjà bien avancés sur le chemin du perfectionnement et de la contemplation, et qui y reconnaîtront leurs expériences. Ce qui n’a été jusqu’alors qu’un aperçu, comme en passant («in transitu»), sera approfondi dans les livres suivants. L’auteur nous invite à la poursuite de cette lecture, si nous voulons comprendre vraiment ce qu’est l’expérience contemplative et comment il est possible de s’en approcher, et peut-être d’y parvenir60. Les parties suivantes vont reprendre en détail et de façon plus élaborée les étapes de ce cheminement spirituel. 60

L’otium dont jouirait alors Richard, selon ses dires, suggère parfois aux commentateurs qu’il s’agit d’une confidence sur sa vie personnelle: il aurait eu plus de loisirs lorsque l’abbé Ernis dirigeait l’abbaye en autocrate; mise à l’écart peut-être. Mais il est difficile de tirer d’une telle remarque un indice décisif. Il peut aussi s’agir d’une période où l’activité de prédicateur ou de maître enseignant s’était réduite; ou même simplement de l’allusion au fait que son statut de membre d’une communauté canoniale lui permettait, ainsi qu’à ses premiers auditeurs, d’échapper en grande partie aux contraintes et aux préoccupations de la vie séculière, et de disposer de plus de temps pour la méditation et la réflexion. Quant à nous, nous y lisons plutôt une remarque de Richard suggérant aux lecteurs de ne pas lire le corps de l’exposé développé (les quatre parties qui vont suivre) sans prendre leur temps. La richesse des développements, leur contenu doctrinal, ne s’accommoderaient pas d’une lecture rapide et superficielle. Que les gens pressés (ou les experts qui savent déjà) passent leur chemin: la première partie leur suffira. Voir également en I, 2 (uacare, n. 15), les loisirs, qui sont aussi, chez les contemplatifs, des temps de disponibilité spirituelle, à l’écart des sollicitations du monde. Saint Bruno définit l’otium comme l’état nécessaire à la vie contemplative (Lettre à Raoul le Verd, 6, SC 88, p. 70; trad. par

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Deuxième partie Le monde créé comme message Dans la deuxième partie (le deuxième livre), Richard passe en revue les domaines qui relèvent des trois premiers genres en allant plus loin dans l’analyse. Il présente la création comme un trésor d’images et de messages qui font pressentir l’action divine. Les différents niveaux de l’approche de la connaissance spirituelle sont symbolisés par les différents plans du message de Moïse décrivant l’arche: structure en bois pour le monde créé, bois imputrescible pour la droiture du regard; dorure pour la recherche et l’explication rationnelle des choses que les sens ont appréhendées (c. 7); couronne d’or pour le dépassement au-delà de ce qui peut être représenté par une image ou relié à une image, ce qui revient à entrer dans le domaine des réalités invisibles et spirituelles (le bien, le mal, le divin accessible à la pensée rationnelle, c. 12 et ss); les anneaux pour la désignation des quatre aspects de l’ordonnance divine des destinées humaines (c. 19 et ss) et les barres pour l’impression que le dessein divin laisse sur l’esprit du contemplatif (admiration stupéfaite ou réjouissance, c. 25). Ce passage des structures en bois à des éléments qui en diffèrent de plus en plus et qui sont constitués d’une matière noble, correspond symboliquement au dépouillement et à la purification de la pensée. Les philosophes – nous dirions aujourd’hui les scientifiques et les philosophes – ont utilisé l’intelligence naturelle, don merveilleux accordé à l’homme, mais malheureusement affaibli par la «faute» (II, 2 et 9). Ils ont beaucoup expliqué, mais le sens ultime de la création leur a échappé, soit parce que la science seule s’avère impuissante au-delà d’un certain seuil, soit parce que malgré l’enseignement de l’Écriture ils ont méprisé les données de la Révélation et ont refusé de leur prêter foi. Péché d’orgueil chez certains, se croyant aptes à se passer d’une sagesse supérieure, méconnaissance de cette révélation chez d’autres, soumission à un désir purement terrestre de connaître et de savoir, qui révèle encore l’abaissement de l’homme esclave de ses appétits. Pour l’esprit, le passage, par analogie et déduction rationnelle, du visible à l’invisible s’applique non seulement aux choses créées, mais aussi un chartreux): «Là on s’adonne à un loisir bien rempli et l’on s’immobilise dans une action tranquille...» («Hic otium celebratur negotiosum et in quieta pausatur actione...»); il ajoute que c’est la meilleure part, celle que Marie a choisie. Cf. aussi en V, 8 et la dernière phrase du traité, en V, 19.

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aux actions que la nature et l’homme exercent sur les choses (donc aux mobiles des actions humaines, à leur adéquation ou non au bien, ce qui est de l’ordre de l’éthique), aux institutions humaines et divines qui règlent la vie des hommes. Entre le bonheur que ces entreprises humaines tendent à procurer, et celui que promet la Révélation, il n’y a pas de commune mesure (II, 14). Cette démarche requiert la raison qui s’interroge à partir de ce que l’esprit voit et constate. Là encore il y a une limite que l’incoercible désir de comprendre pousse les hommes à franchir: ce n’est possible que par une purification et une élévation de la pensée. Cette étape initiale est illustrée par l’image de l’homme extérieur guidant l’homme intérieur; d’associés qu’ils étaient avant la chute (c’était l’état d’innocence d’Adam), ils sont devenus étrangers l’un à l’autre et le lien, qui les unissait pour une compréhension du monde parfaitement homogène et harmonieuse, s’est rompu. Et la restauration d’une harmonie se fait par une discipline personnelle, une ascèse, mais raisonnable (II, 17). Le monde intérieur, le monde spirituel Quand, par besoin de comprendre le sens de l’aspiration au bonheur, l’esprit cherche à dépasser les désirs terrestres, il entrevoit, avec l’aide du message des saintes Écritures et par un début d’illumination intérieure, qu’il y a un autre monde invisible, le monde spirituel. La contemplation de l’âme (que le retour en soi-même permet de voir en ses divers pouvoirs sinon en son essence propre) et du monde angélique (révélé par l’enseignement divin) lui font pressentir l’univers spirituel. Cette purification du «regard» a un effet de spiritualisation sur l’esprit lui-même (II, 13). Ce qui est acquis, c’est une connaissance nouvelle, mais plus encore une connaissance affinée, dépouillée de l’inutile pour se concentrer sur des valeurs supérieures. Il ne s’agit pas tant d’obtenir davantage de connaissances (démarche de nature purement philosophique), mais de progresser moralement et d’accéder à un fonctionnement de l’esprit épuré et donc sensible à des réalités de moins en moins entachées d’éléments physiques, de plus en plus spirituelles. Le recours aux similitudes (analogie) entre le visible et l’invisible, accessibles aux sens et à la raison, entraîne une nouvelle démarche qui va de ce que la raison peut saisir à partir des images à ce qui est sans image. C’est le domaine des valeurs fondamentales: ce qui est juste ou injuste, ce qui est le bien ou le mal (et non pas seulement ce qui est utile ou non, avantageux ou non).

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Le dessein divin Dès lors, l’observation du monde, qui soulève des interrogations légitimes, n’aboutit à une compréhension réelle que par l’idée d’un dessein divin qui ordonne tout selon une justice éminente. La science et la prescience divines, la prédestination et des dispositions divines, autant de mystères préoccupants, mais la foi en la Sagesse de Dieu permet de réconcilier ce que le regard humain voit comme incohérent en apparence (II, 19-24). Troisième partie L’âme-conscience La troisième partie va développer une description des fonctions de la pensée d’un ordre supérieur, celles qui requièrent l’intelligence purifiée. Si le propitiatoire est séparé de l’arche, même s’il s’appuie sur elle, cela signifie symboliquement que ce niveau de pensée doit exclure toute image prise dans le domaine corporel. Cette purification n’est pas seulement une recommandation morale pour écarter les séductions et les tentations du monde, mais aussi et autant une discipline mentale pour permettre à la pensée de se focaliser sur un objet plus élevé61. C’est une autre manière de définir l’intentionalité qui est un préalable nécessaire à la contemplation des genres supérieurs62. Le propitiatoire, en outre, qui se distingue des autres parties de l’arche parce qu’il est un objet dont la masse est entièrement en or, montre par son symbolisme que l’examen auquel l’homme est invité – entrer en lui-même – dépasse le niveau déjà merveilleux des facultés intérieures rationnelles, pour mettre en œuvre un sens supérieur, l’intellectif (prédominance de l’intelligence sur la raison, III, 6-9) et entrer dans le domaine des valeurs morales qui font l’essentiel de la dignité humaine. Ce n’est plus seulement l’âme comme réalité intérieure animant le corps, mais l’âme comme personnalité mo-

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La conception de l’imagination telle que l’entend Richard est influencée par les thèses augustiniennes. Pour saint Augustin (De Gen. ad litt., XII) l’imagination est le sens intérieur, au-dessus des sens corporels, mais au-dessous des sens intellectuels. S’élever dans des connaissances de plus en plus immatérielles exige de se dépouiller des images, lesquelles peuvent produire des phantasmes irréels ou trompeurs et entraîner la pensée sur une voie pervertie (désordonnée). Sur l’intentio, voir la note complémentaire 3, p. 612.

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rale (en quelque sorte la conscience en un sens large). Cette dignité en partie perdue, mais qui distingue néanmoins l’homme du monde animal, la réflexion sur soi-même doit permettre de la reconquérir. En outre, si le propitiatoire repose sur l’arche, cela veut dire que l’esprit a atteint un état de sérénité. Enfin le propitiatoire couvre l’arche. Il la protège des contaminations comme un couvercle qui ferme une urne. Il préserve symboliquement l’espace intérieur, entièrement tourné vers la sagesse, des influences d’une philosophie attachée aux seules réalités du monde (III, 3). L’esprit porte un regard spirituel sur les biens invisibles: il contemple l’indigence de son état, aperçoit, sous l’inspiration divine, où se situe le bien et le mal, entre donc, après l’admiration des biens qui lui ont été donnés, dans le choix du bien qui lui permet d’être justifié (III, 16), étant au bénéfice de la rédemption initiée par le sacrifice du Dieu incarné. Il passe, si l’on ose dire, en paraphrasant le titre d’un ouvrage d’un philosophe célèbre, d’une morale close sur le bonheur terrestre (le bien que lui donnent les institutions humaines) à une morale supérieure, ouverte sur le bonheur non seulement spirituel (que poursuivent aussi d’autres philosophies), mais sur le bonheur promis, celui de la béatitude céleste, sa véritable destinée (III, 13). Tout cet exposé est accompagné de considérations propres au Victorin moraliste, dégageant les rapports entre le libre arbitre de l’homme et la grâce, entre les mérites et les faveurs gracieusement octroyées par Dieu. Une triple ascension spirituelle Trois images bibliques illustrent la pénétration dans les profondeurs de l’esprit. L’image du parcours du soleil permet de comprendre le mouvement de la pensée. Celle-ci part d’un état de connaissance qui n’est pas encore éclairé par une grâce spéciale: c’est la connaissance de l’indigence de son propre esprit (ou de son âme, si l’on préfère, puisqu’il s’agit autant des fragilités morales, des asservissements au monde charnel, que de l’insuffisance des moyens de connaissance): c’est l’orient. De là le soleil (l’esprit) s’élève, éclairé par la grâce, jusqu’à la contemplation de la béatitude angélique et s’arrête au point méridien de cette contemplation. S’il tourne ses regards vers une zone froide (le septentrion), c’est pour y voir avec répulsion le sort qui attend ceux qui cèdent au mal. Il revient alors à son point de départ, la grâce divine ne lui accordant pas de pénétrer plus avant dans le mystère.

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L’image des trois cieux (III, 8-10) fait référence à l’expérience de l’apôtre Paul. Avant l’éblouissement sur le chemin de Damas, au temps de la persécution des disciples du Christ, Paul en était resté à la lettre de l’Ancien Testament et attendait le rétablissement d’un royaume matériel. L’interpellation divine l’a aveuglé et a ouvert son regard intérieur sur son indignité personnelle, puis sur le sens spirituel, et enfin sur la suréminence du divin, avec en plus, par grâce exceptionnelle, l’entrée dans le mystère indicible (ce qui n’est pas propre au quatrième genre de contemplation, mais relève du cinquième et même du sixième). Le premier ciel – l’entrée en soi-même –, ouvre des perspectives sur les dons reçus à la création (exister, discerner, vouloir). Là l’esprit est encore dépendant des images (voir le bien ou le mal, se déterminer en fonction de ce qu’on voit); nous ne sommes plus seulement dans la contemplation du monde extérieur, mais dans celle des richesses intériorisées en l’homme. Mais s’interroger sur ces valeurs, en comprendre les implications, en apprécier le prix et tirer de là ce qui justifie un choix éclairé, c’est de l’ordre du deuxième ciel qui met encore en œuvre des ressources rationnelles. Passer au troisième ciel, c’est recourir au sens intellectif, à un niveau de pensée qui n’est plus de l’ordre de la raison mais de l’ordre de l’intelligence – au sens où l’entend Richard –; là se découvrent les réalités cette fois purement spirituelles; c’est accéder, à son point d’aboutissement, à une certaine connaissance du divin, a fortiori indemne de toute image corporelle. L’esprit contemple à la fois les réalités spirituelles de la créature humaine et des anges et, bien au-delà, les réalités divines (III, 9). Or en ce troisième ciel, dans l’intervention de l’intelligence simple (sans le travail du raisonnement) et pure (sans images), l’esprit vit l’expérience d’une présence vraie: ce qu’il «voit» n’est plus l’image de quelque chose, mais c’est une réelle «apprehensio63 ». L’œil intellectif saisit les invisibles qui sont en lui et un peu des invisibles divins de façon confuse, à cause du voile que la faute a jeté sur l’intelligence et que seule la grâce peut ôter. L’œil intellectif est donc encore dans une sorte de nuit. Une aurore vient l’éclairer progressivement jusqu’à ce qu’il reçoive l’illumination divine transformante (III, 10). L’esprit contemplatif s’est donc élevé ainsi jusqu’au point de vue le plus sublime, ce que Richard nomme aussi le ciel des cieux64. 63 64

Comme le dira saint Thomas d’Aquin, dans la Summa Th. II a-II ae, q. 180, a. 3, ad 3: «Appréhension de quelque chose qui excède nos facultés.» Il s’agit cette fois du passage dans l’incompréhensibilité divine et donc, lorsque Richard dit de certaines de ces réalités suprêmes qu’elles semblent s’opposer à la

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Quatrième partie Les chérubins La description des chérubins donnée par Moïse va permettre à Richard de mettre en évidence les singularités des cinquième et sixième genres de contemplation et l’état quasi angélique que doit acquérir l’esprit contemplatif à ce niveau. Loin des hiérarchies telles que les décrivent Denys ou Grégoire le Grand, Richard suit d’abord le texte du message de Moïse, mais aussi, croyons-nous, s’inspire de la Genèse (3, 24): les chérubins ont été placés là par Dieu pour garder l’entrée du Jardin d’Éden et pour interdire l’accès à l’arbre de vie65 (le Paradis, en effet, est aussi un état privilégié de communication avec le divin, mais depuis la chute l’homme en est privé, cf. II, 17). Dans la description de Moïse, leur position au-dessus de l’arche, étrangère à sa structure, signifie que nous ne sommes plus dans l’humain, mais au-delà. Les regards qu’ils portent vers le bas (le propitiatoire) représentent comme deux faisceaux lumineux qui viennent éclairer l’esprit contemplatif. Ils montrent que les réalités spirituelles contemplées dans le plus profond de l’âme permettent, par un mouvement analogique et anagogique, de s’élever jusqu’à l’intuition du divin (IV, 20). Mais ces regards se croisent pour marquer l’étroite solidarité de deux mystères, l’Unité divine et la Trinité, qui sont inséparables, même s’ils sont appréhendés séparément et individuellement par l’homme, leur conciliation ne pouvant se réaliser dans la contemplation que par un éclairage divin. Les ailes des chérubins ont la fonction de voiler le propitiatoire et tous les souvenirs susceptibles de gêner la contemplation qui s’y at-

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raison (uidentur contra rationem), il faut prendre l’expression au pied de la lettre, sans atténuation: elles sont dans un au-delà de la raison; si elles nous «apparaissent», ce n’est que parce qu’elles nous sont «données», mais elles n’entrent dans aucune de nos catégories de pensée, leur certitude ne nous appartient pas, mais relève de la foi. Les séraphins, dans les exposés sur la hiérarchie angélique, représentent souvent l’extrême sentiment d’ardeur et de charité de l’âme contemplative. Les trônes, qui font aussi partie du rang le plus élevé, seraient les représentants de la justice divine. Richard s’en tient aux chérubins, parce qu’il ne recourt pas au thème de la transmission de messages divins selon la hiérarchie donnée traditionnellement. Il exploite également le symbolisme des ailes qu’on lit dans Isaïe à propos de séraphins, pour l’appliquer aux chérubins. Sur le thème du mur du paradis séparant le «connaissable» de l’«inconnaissable», voir la synthèse d’ Alois M. HAAS, Nikolaus’ von Kues Auffassung von der Paradiesesmauer, et notre note 116, en IV, 13.

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tachent, jusqu’au total oubli de soi, et de protéger l’œil contemplatif de l’homme de l’éclat extrême de l’illumination divine. Elles symbolisent aussi l’envol vers les hauteurs divines66. Les mystères divins Le chérubin de droite, posté sur le côté de la ressemblance, représente l’Unité divine qu’on peut encore approcher jusqu’à un certain point en recourant à des analogies tirées de la contemplation de l’âme humaine et par une méditation sur la création (Dieu est le premier principe de tout, éternellement immuable, donc suprêmement un). La raison, à partir du donné révélé, peut accepter et comprendre des aspects de cette unité divine, et répondre rationnellement aux questions qu’elle soulève (IV, 17). Mais il reste une part d’incompréhensibilité que seule la foi permet d’accepter (par exemple le Bien suprêmement présent partout, malgré l’existence d’un enfer où règne le mal). Celui de gauche, posté sur le côté de la dissemblance, représente non seulement le mystère de la Trinité, mais aussi celui de l’Incarnation (IV, 18). Richard passe alors en revue plusieurs aspects qui contreviennent totalement aux règles de notre raison et demeurent rationnellement insaisissables, mais qui sont en quelque sorte appréhendés dans une saisie illuminée par la grâce67. La connaissance et l’amour Le chapitre 10 s’ouvre par une définition importante des rapports entre l’aspect affectif et l’aspect noétique de la contemplation et souligne le lien étroit entre le désir et la connaissance. Dans le processus contemplatif, l’âme perçoit quelque chose d’ineffable par une sorte de «connaissance» d’un ordre supérieur, mais cette connaissance est soutenue par une aspiration, qu’on appelle aussi un désir: c’est une tension vers la vision du divin, et en même temps une attente, une suspension. «La di66

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Image classique: Platon, dans Phèdre, 246 d (Platon, Œuvres complètes, II, p. 35, trad. L. Robin): «[l’aile]... faisant monter aux régions élevées qu’habitent les Dieux.» Les deux chapitres 17 et 18 notamment explorent des questions difficiles qu’il vaudrait la peine de mettre en rapport avec la manière dont d’autres les ont traitées; par exemple, Dieu en même temps présent et absent, et comment Maître Eckhart (Exp. eu. Ioh., I, 12, L’œuvre latine 6, p. 44) ou Nicolas de Cues (Apol. doct. ign., § 17, , p. 25) l’exposent. Mais cela sort du thème principal du traité, qui est centré sur la contemplation.

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lection doit toujours croître par la connaissance et la connaissance par la dilection» (145B-D68). C’est à cet appel de l’âme que répond la grâce, néanmoins selon le bon vouloir divin. L’aspect affectif de l’expérience sera encore illustré plus loin par les citations du Cantique des Cantiques (IV, 13-14-15). L’âme, la bien-aimée du Cantique, qui a été précipitée dans le monde des corps (cf. III, 13) et qui a peut-être la nostalgie d’un au-delà, est invitée à se tenir prête à accueillir l’illumination divine par les messages de l’Écriture et les appels intérieurs de la grâce69. L’âme, docile à ces appels et visitée par la grâce, est transformée (liquéfiée) au point de vivre une sorte de fusion avec le divin (unition à Dieu). Mais la purification peut être insuffisante et l’âme ne pas être prête: elle hésite, tergiverse, appréhende de sombrer dans l’extase et la révélation intérieure. Elle reste attachée encore au monde. C’est l’amour des réalités terrestres qui entrave encore le plein déploiement du désir de la connaissance, et donc la connaissance elle-même, malgré les appels de Dieu (le «désir divin» de s’emparer de l’âme)70. Les patriarches et leur expérience de l’illumination divine Le récit des visions d’Abraham et d’Élie permet de décrire deux types d’expériences cognitives (IV, 10-11). Élie est dans l’attente du Seigneur. Après les bruits inquiétants (ébranlement des certitudes humaines), la brise légère qui suit annonce la venue de la grâce (réconciliation, purification, apaisement intérieur). Il se peut qu’Élie ne soit pas encore parvenu à l’état de détachement parfait qui lui permette de sortir totalement de lui-même? Il se tient la face voilée, conscient de son indignité. L’illumination divine lui permettra d’entrevoir les mystères, mais peut-être seulement sous la forme du quatrième genre de contemplation: après la vision de son état, il voit la béa-

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Voir aussi la note complémentaire 4. S’adressant plus spécifiquement aux membres de la communauté (IV, 14), Richard mentionne la vie religieuse et monacale qui permet d’entretenir un commerce quotidien et privilégié avec ces messages divins. Sans entrer dans une comparaison du De contemplatione avec le De IV grad. viol. caritatis, qui demanderait un développement hors de mesure avec l’objectif de cette traduction, nous pouvons dire très sommairement qu’il s’agit dans le premier traité avant tout d’une expérience noétique spécifique (contemplation implique connaissance), et dans le second de la caritas comme composante de l’ensemble de la vie spirituelle. Voir là-dessus, infra, p. 50 et la n. 84; IV, 10 (n. 63 et les pages de Patrice Sicard mentionnées); la note complémentaire 4 (in fine).

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titude future promise. Il ne connaîtra pas la plénitude de l’extase, mais au moins l’apaisement d’une certitude intérieure. Abraham, debout, le visage découvert, attend lui aussi la visite du Seigneur. Il sort de sa tente (de sa demeure, c’est-à-dire de son esprit) et voit la Vérité (Dieu dans sa vérité) sans voile, sans images, face à face, par une vision analogue à la vision béatifique. Cette expérience exceptionnelle peut se dérouler selon deux formes. La première est une sortie de l’esprit et une vraie entrée dans le divin, comme il advint à Abraham de sortir de sa tente, de suivre le Seigneur, de se tenir auprès de lui et d’en ramener un souvenir qui peut en partie se formuler avec nos mots. Dans la seconde, Dieu est «expérimenté» dans ses mystères irréductibles à notre raison et donc indicibles, et l’esprit en revient avec le souvenir seulement de l’incompréhensibilité divine. Ainsi sont annoncés les modes de l’extase qui seront décrits plus en détail dans la cinquième partie: dilatation de l’esprit (préparation d’Abraham qui lève les yeux et contemple le lieu devant sa demeure, où il espère voir passer Dieu), soulèvement de l’esprit (Abraham transporté hors de lui-même dans les mystères divins), aliénation de l’esprit (Abraham complètement hors des repères de son esprit, plongé dans une vision ineffable). L’extase suprême est un état où l’âme «n’a plus conscience d’elle-même» (IV, 9, 144A); c’est une réelle transformation de l’esprit qui «voit» la gloire, selon le mot de saint Paul. Elle est une ivresse réservée aux «carissimi» (IV, 16), un don de la dilection divine qui seule peut accorder ce privilège auquel les forces humaines, quels que soient les efforts accomplis, ne peuvent prétendre par leurs propres moyens. L’exercice assidu des trois genres de contemplation correspond à un état de l’esprit qui se tient à l’écoute de Dieu qui lui parlera (163B), comme dit la voix céleste s’adressant à Moïse. L’esprit, repassant en lui ce qu’il a contemplé du monde intérieur de son âme et ce qu’il a appris par la Révélation, finit par accéder à une connaissance (ad-gnoscere, 163C) de Dieu par une sorte de «contact», connaissance qui lui est accordée par une illumination divine personnelle. Il est autant question d’entendre que de voir71, parce que cette «connaissance» est au-delà de tout ce qui peut rappeler la connaissance ordinaire des hommes, et qu’elle est vécue comme une perception de quelque chose d’authentiquement présent.

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Cf. supra, p. 30, l’expérience de Marie, qui entend, voit, comprend.

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Cinquième partie Diversité des expériences contemplatives La fin de la quatrième partie (IV, 22-23) introduisait l’idée de plusieurs modalités dans l’expérience contemplative. Que l’esprit s’arrête à la seule contemplation du spectacle du monde créé ou qu’il s’avance avec ses moyens rudimentaires ou sous la conduite des enseignements d’autrui jusqu’aux mystères les plus profonds, il peut aller jusqu’à contempler ceux-ci sans extase72. En V, 1, Richard fait allusion à des expériences voisines – les songes de Nabuchodonosor et du pharaon –, pour dire que la perception de ce qui est révélé (prophétiquement en l’occurrence, dans une sorte d’extase sous la forme d’un sommeil) est un don accordé par Dieu même à des hommes indignes, dont la capacité de compréhension ne leur pemettra pas de l’interpréter sans l’intervention d’un esprit éclairé lui-même par l’inspiration divine73. Trois expériences. Alors que Moïse était appelé à l’extase (traversée de la nuée) et donc à sortir de son esprit, Béséléel par contre découvre et contemple le même dessein et les mêmes mystères, mais à travers l’enseignement qui lui est communiqué par Moïse qui le guide pour construire l’arche. Moïse représente aussi l’effort d’une élévation exceptionnelle, conduisant jusqu’à l’aliénation de l’esprit, alors que Béséléel reste au plan des images, de l’information par l’enseignement et la révélation74. Aaron, quant à lui, pouvait entrer dans l’extase (en franchissant le voile de l’oubli) de par sa fonction, lorsqu’il revêtait le vêtement et les insignes du grand-prêtre et que s’élevait la fumée aromatique, manière symbolique de signifier la purification intérieure et l’ardeur du désir de voir75. L’un était appelé par Dieu. L’autre faisait tous les efforts nécessaires pour accéder à cet état extatique, état qui peut être recherché avec ardeur ou qui peut survenir fortuitement, selon le bon vouloir divin.

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164C: «...possunt tamen omnia atque solent modo utroque contingere.» Cf. aussi 166B-C. La cinquième partie, comme nous l’avons constaté souvent pour les transitions d’un chapitre à l’autre, a repris les derniers points exposés précédemment et les développe. C’est l’occasion pour Richard de rappeler qu’en rédigeant ce traité il est lui-même comme Béséléel. La nature de l’expérience contemplative d’Aaron, qui semble étroitement liée aux fonctions sacerdotales (ou consécutive à l’exercice d’une pratique de sanctification?), n’est pas vraiment analysée.

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Trois modalités L’expérience contemplative (la contemplation au sens restreint du terme, recouvrant en particulier les trois genres les plus élevés) se présente selon trois modes, qui sont aussi des degrés, ou si l’on préfère, les étapes successives d’une progression: la dilatation de l’esprit, le soulèvement de l’esprit et l’aliénation de l’esprit76. La dilatation77 est un élargissement des capacités de l’esprit, qui succède à un effort de méditation et qui dépasse la seule perception des données immédiates sur lesquelles se concentre l’esprit. Elle combine l’acquisition d’un art et une forme de compétence du regard qui se perfectionne par l’exercice et par une attention soutenue (que Richard appelle aussi l’intentio). C’est Abraham invité à lever les yeux et, d’un poste d’observation élevé, à regarder alentour «le pays, aux quatre coins de l’horizon» (170D). Le soulèvement de l’esprit (IV, 4) est le second degré. Cette élévation intérieure se fait grâce à un travail personnel de l’esprit pour dépasser les données de sa propre science, et par les efforts qu’il peut produire de luimême pour aller ainsi au-delà des limites de sa propre nature. Mais d’autre part ce dépassement n’est possible qu’au prix d’une intervention décisive de la grâce. C’est Moïse, qui s’est élevé sur la montagne, et le Seigneur lui montre ce que son regard humain ne pourrait apercevoir (171A). Au troisième degré se produit l’aliénation de l’esprit ou l’extase («excessus mentis»). L’esprit oublie tout ce qui peut rappeler les réalités de ce monde, entre dans une sorte de sommeil, s’absente de lui-même: un état dépendant complètement de l’action divine et illustré par la Transfiguration telle qu’elle est décrite dans les évangiles, ainsi que par l’entrée de Moïse dans la nuée (171B). À chaque fois une limite humaine est franchie que les textes bibliques évoquent par la traversée du voile qui protège le Saint des Saints, ou par la nuée qui sépare complètement des images et des notions que l’homme peut avoir dans son esprit. Cette traversée se fait avec l’extrême pointe de l’esprit. On verra plus loin que l’esprit se contracte pour se concentrer (V, 6 [175A]).

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J. Châtillon analyse avec pertinence cet aspect dans son article Les Trois modes de la contemplation. Elle a déjà été définie en I, 3 (167C), et reparaît en II (3 [82A], 19 [99D] et 26 [107B]).

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Les trois causes et modes de l’extase Provoquant (comme cause) et accompagnant (comme manière ou mode) l’extase, qui peut naître à tout moment par un don gracieux de Dieu, mais qui est aussi l’aboutissement des efforts qui ont conduit jusqu’au soulèvement de l’esprit, il y a d’abord une intense dévotion. Celle-ci se manifeste par la grandeur d’une aspiration (peut-être aussi une nostalgie, comme suggéré plus haut, p. 43, en référence à III, 13 [123A]), un désir anxieux, impatient d’atteindre la connaissance, poussé par une ferveur qui se nourrit de dilection (V, 5-6). Ce premier mode peut naître de la seule ferveur ou d’une lumière singulière accordée par Dieu (V, 7 et 8). Cependant toute sortie de soi peut aller soit vers le haut soit vers le bas. L’enfant prodigue, entraîné au loin par les attraits du monde (c’est une sortie hors de lui-même, de son moi authentique, de sa vocation première qui est de tendre vers la sagesse), revient en lui-même, mais cette fois il s’agit de remords. Saint Pierre, emprisonné, sombre dans le sommeil (il sort de lui-même, oublieux de tout), mais il revient à lui, réveillé par un ange, l’envoyé de Dieu. Lors de l’apparition dans la vallée de Mambré, Abraham, qui brûlait de désir (ferveur de la dévotion), est sorti de sa tente (de son esprit), puis est revenu en lui-même. Le second mode de l’extase est un sentiment de très grande admiration. Celle-ci, qui soutenait déjà les états inférieurs de la contemplation, est ici provoquée par la vue d’une réalité inconcevable. L’esprit devient plus qu’humain, devient de plus en plus «esprit divinisé». Mais en s’élevant dans la clarté, il s’approche également de la chaleur du soleil (Dieu). La ferveur qui participe à l’élévation est aussi, au terme de cette élévation, alimentée par la dilectio divine venant à la rencontre de la dilectio humaine (V, 10). La lumière d’en haut rencontre l’esprit en méditation qui est comme une eau transparente recueillie en un vase, et qui renvoie un rayon lumineux vers le haut: c’est l’intelligence irradiée qui à son tour pénètre plus avant dans la lumière divine (V, 11). Le troisième mode est celui de la délectation. Les délices extraordinaires que l’âme éprouve soutiennent l’élan. Le signe qui atteste cette délectation suprême, c’est l’oubli total de toute autre délectation, et de soi-même. Richard recourt alors à des textes bibliques pour illustrer et approfondir ces modes. L’image suggestive de la colonne de fumée qui s’élève du désert, proposée par le Cantique des Cantiques, symbolise l’action sur l’esprit du désir qui le porte vers le haut (V, 6). «Quelle est celle-ci...?»,

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dit le Cantique, quelle est cette âme, sinon celle qui quitte complètement le sol de l’humain? Elle le quitte soulevée par la ferveur (devotio). Pour dire les effets de l’admiration, Richard propose la belle métaphore de l’aurore78 surgissant de la nuit et s’avançant dans le ciel. L’intelligence, comme l’aurore, irradiée par la lumière divine, se transforme par l’effet de l’admiration et finit par se confondre avec cette lumière, cessant d’être elle-même. Reprenant la même formule que pour la dévotion, Richard exploite un épisode du Livre des Rois et pose encore la question: «Qui est cette reine du Sud» qui s’est enflammée de désir pour la vérité, cette reine de Saba venant du désert lointain pour entendre la Sagesse de Salomon79 ? Or elle aussi désire comprendre; elle admire et elle comprend. Elle entre alors en extase en découvrant les mystères de cette sagesse, elle défaille, elle est hors de ses esprits. L’image illustre donc l’intervention divine qui vient au devant de l’âme, et la perte de conscience de soi (V, 12). Pour renforcer encore son propos, Richard se tourne vers une autre extase, celle de l’apôtre Jean, telle que celui-ci la raconte au début de l’Apocalypse. Mais il disait être en l’esprit, alors que la reine est sans ses esprits, expressions paradoxales qui se rejoignent pour dire que l’esprit humain n’est plus lui-même et devient un même esprit avec le Seigneur80. Enfin, la délectation est évoquée quand Richard reprend presque les mêmes mots tout en citant un autre passage du Cantique: «Qui est celle qui est comblée de délices, appuyée sur son Bien-Aimé?» (V, 14) Délices d’abord81. Cette délectation est une émotion intérieure qui se traduit par une joie et qui naît de la jouissance d’un bienfait d’une nature singulière. Richard, croyons-nous, veut dire par là qu’il y a comme un retour à la jouissance que connaissaient Adam et Ève avant la faute. Si l’esprit sort de lui-même, il vit peut-être cet état de communication aisée du premier homme avec le divin (184B), ce passage dans la joie de Dieu. L’au-delà des limites de l’esprit humain est le lieu où l’homme goûte à la vérité, à la douceur et à la joie divines. Appui ensuite que donne le «contact» avec le divin. L’expérience extatique prenant nécessairement quelque chose des caractères du divin, indicibles par nature puisqu’au-delà de tout ce qui peut se concevoir, il faut bien l’ex78 79 80 81

Cantique encore: «Qui est celle-ci qui s’avance comme l’aurore?»; cf. III, 10 (120C). On se rappelle que Salomon est une figure du Christ. Sur les aspects de la contemplation extatique, voir encore la note complémentaire 3. Voir à ce sujet la note complémentaire 2 (In deliciis meis).

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primer, d’une manière certes dérisoire, mais avec les mots humains82, ceux qui peuvent dire le comble des délices, c’est-à-dire la jouissance d’une «connaissance» et d’un «bonheur» divins, et aussi d’un «toucher». L’unité de Dieu et la Trinité, longtemps décrites, ont posé ce principe que Dieu, tel qu’il est intérieurement ressenti, est à la fois lumière, vérité, ardeur, douceur, paix. Au moment suprême de cette contemplation, sous l’effet du pouvoir transformant de la grâce, il n’y a plus de différence entre ce qui est de l’ordre de l’affectif et ce qui est de l’ordre du cognitif. L’exultation est représentée aussi par les images des monts et des béliers (186B), métaphores pour les âmes entrées dans le niveau le plus élevé de la contemplation. Les bonds rappellent que ce moment n’est qu’un moment et que l’âme en cette vie retombe en elle-même. Et la jouissance ressentie ne peut mieux se représenter que par l’ivresse. La jeune fille – l’âme – dont parle le Cantique, qui est déjà enivrée par les délices dont elle est abreuvée, atteint un état où plus aucun plaisir de vivre ne la retient. Elle aspire à l’au-delà, mais ce don ultime ne dépend plus d’elle, mais de Dieu (188C-189A). Une conclusion Après avoir décrit de multiples manières ce moment extrême de la contemplation, Richard n’a plus rien à ajouter, sinon des conseils pour maintenir cet état ou le renouveler. À travers l’image du joueur de psaltérion (189D-190A), dont la musique permettait au prophète de retrouver sa parole et le message divin, il désigne cette exultation intérieure: celle-ci chante la gloire divine par des louanges venant du plus profond de soi. Une dernière allusion (192B) rappelle le témoignage de saint Paul qui fait le récit de sa «montée au troisième ciel», sans qu’il puisse expliquer lui-même si c’est avec son corps ou sans celuici, comme s’il était passé de l’autre côté de la vie; mais cela excède les possibilités de le dire83. 82 83

Ils sont aussi ceux de la communication par les cinq sens, d’où la coloration anthropomorphique que prennent ces descriptions (cf. la doctrine des sens spirituels). Richard exprimait déjà ce que des philosophes modernes ont répété: l’«impossibilité de dire» cet indicible. On cite souvent la formulation qu’en donne L. Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophique (§ 6.522: «Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique»), sans en mesurer toujours toutes les implications. Mais qu’entendait-il par mystique? sans doute pas ce que l’on entend communément, ni ce que certains qui le citent pensent com-

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Qu’on soit entré dans un domaine ineffable, Richard semble l’indiquer encore dans une brusque conclusion où il avoue son impuissance à aller plus loin dans les explications. Il s’en remet donc à ceux qui savent pour l’avoir vécu. Nous pourrions aussi ajouter brièvement, comme une suggestion en attente, qu’après la contemplation, la vie spirituelle ne s’arrête pas et que la vie active doit se poursuivre dans l’aura de ce qui a été vécu intimement. C’est le sens que suggère la fin du De IV grad. viol. car.: au terme de l’expérience, l’homme continue à vivre dans l’humilité de l’existence humaine. Richard le dit en se retournant vers le modèle du Christ: «...au troisième degré [de la charité], l’âme (animus) se configure à la splendeur de Dieu (configuratur claritate Dei), au quatrième, elle se configure à l’humilité du Christ (humilitate Christi)84.» Cette lecture cursive que nous avons faite du traité ricardien devrait montrer, nous l’espérons, à quel point il est soigneusement construit, solidement étayé par les sources qui étaient pour lui les autorités (essentiellement les messages contenus dans l’Écriture sainte), décrivant avec soin, voire minutie, une expérience spirituelle qui s’avance hors des fonctionnements ordinaires de la pensée, mais dans une continuité qui est celle de la pensée elle-même, jusqu’au point de dépassement où plus aucun langage ne peut dire ce qui est vécu85. On ne s’étonnera pas que l’une des dernières références que fait Richard soit à la musique, laquelle comme on sait, est un langage sans mots, mais ressenti.

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prendre, c’est-à-dire la mystique au sens étroitement religieux, mais peut-être faisait-il référence à un domaine mystérieux où la pensée discursive n’a pas cours. Cette impossibilité de dire tient aux insuffisances du langage dépendant des procédures rationnelles; elle est le signe d’une expérience qui doit trouver son propre langage, souvent la poésie, ou un sermo mysticus, comme l’appelle et l’analyse Aloïs M. Haas. Cf. plus bas, n. 105. Nous ne faisons ici qu’esquisser ce qui requerrait une autre monographie. Nous sommes conscient que la fin du De IV grad. viol. car., comme le dit lui-même Richard, engendre plusieurs lectures («Ou bien, vel...»). Mais l’exemple du Christ, c’est aussi une incarnation dans le temps, avant une résurrection dans l’éternité, du moins est-ce l’une des suggestions que laisse entendre Richard. G. Dumeige écrivait dans sa présentation du De IV grad. viol. car. (p. 115): «La mystique chrétienne la plus authentique n’a pas sa phase finale dans un exquis cœur à cœur avec Dieu, mais dans un service des autres hommes auquel le pousse l’union qui a transformé l’âme.» L’impossibilité de dire se manifeste aussi, peut-être, dans une conclusion qui paraît un peu abrupte, sinon embarrassée (voir notre dernière note à la traduction). Richard s’est-il trouvé face à un mystère tel que les concepts à sa disposition ne suffisaient pas pour être plus explicite?

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LE STYLE DU DE CONTEMPLATIONE Style oratoire – oralité de la langue Ce qui frappe de prime abord à la lecture du De contemplatione, c’est le style oratoire de l’exposé, ainsi que d’une manière constante et plus généralement l’oralité du texte86. Plus on lit le traité, plus on entend la voix de Richard de Saint-Victor. Les phrases par longues périodes parallèles, les balancements ponctués d’assonances, qui caractérisent une grande partie de la littérature médiévale et qu’on trouve chez les victorins et chez Richard, ont fait l’objet d’analyses87 : mouvements binaires ou ternaires rimés, répétitions et juxtapositions, accumulations qui échafaudent un raisonnement. On en rencontre souvent, mais on notera seulement que Richard est peutêtre moins friand de grands mouvements, et qu’il introduit volontiers des subordonnées en parataxe, par paires, mais pas toujours, ce qui donne au mouvement un rythme plus heurté88. On rencontre aussi des phrases nominales qui viennent comme résumer et conclure un développement89. C’est peut-être la marque d’un ton plus proche de la leçon ou de l’entretien. De grandes périodes complexes se prêtent mal à une saisie immédiate et parfois sont même difficiles à démêler. En I, 2 (66B), la phrase qui commence à Sed uerus Iacob..., non dépourvue d’effets

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L’«oralité», au sens où l’entendait Paul Zumthor (cf. son ouvrage classique, La Lettre et la voix). Voir par exemple, G. DUMEIGE, Épître à Séverin, p. 116 à 123. Plus récemment, Pascale Bourgain («Existe-t-il en littérature un style victorin?», p. 41-55, dans L’École de Saint-Victor de Paris, Influence), a repris cette analyse et souligné l’influence du style de saint Anselme; elle a également mis en évidence certaines tendances de Richard que nous retrouvons dans le De contemplatione (phrases nominales, rythme binaire et ternaire, rimes...). Sur les antécédents classiques, voir Jean MAROUZEAU, Traité de stylistique latine, p. 287-300. Un exemple caractéristique peut se lire en V, 9 (178B-D): «...intelligentia diuino lumine irradiata, dum in intellectibilium contemplatione suspenditur, dum in eorum admiratione distenditur [...] subluatione, dum mens humana... crescit, dum diu crescendo [...] non sit humana, dum modo mirabili mutatione... que incomprehensibili efficitur humana, dum gloriam Domini speculando...» En 186A, en 189B, on retrouve des successions analogues. En II, 6 (84A): «Humana institutio propter uitam inferiorem, diuina institutio propter uitam superiorem. Illa ad obtinendam salutem [...], ista ad capessendam salutem, et plenitudinem eterne beatudinis.»

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d’ailleurs90, progresse par accumulation que seule une lecture attentive permet de bien suivre. Mais ensuite, comme si Richard s’était rendu compte d’avoir imposé un effort excessif, il continue par une phrase plus brève et surtout clairement découpée en deux paires marquées l’une par tam longanimiter – tam libenter, l’autre par tanto – tanta, doublées de la rime adquiritur – possidetur, avec en outre un enchaînement des deux parties rigoureusement souligné à la fois par quanta – tanto, et une liaison sonore entre laboratur – labore. Et comme par souci de contraste, le chapitre suivant (I, 3; 66D-67A) multiplie les propositions brèves et juxtaposées (cogitatio serpit, meditatio incedit...), puis avec ellipse du verbe (in cogitatione euagatio, in meditatione inuestigatio...). De tout cela, on se rendra compte aisément par une lecture à mivoix qui retrouve cette habitude antique et encore fréquente au Moyen Âge de marmotter le texte pour le mémoriser. Alors s’effacera le sentiment d’avoir affaire à quelque chose de complètement désuet ou même d’un peu puéril91. Le style de l’auteur médiéval est marqué par la nécessité d’être entendu, avant d’être lu, donc de s’inscrire dans la mémoire des auditeurs, dont la majorité ne lira jamais le texte écrit. Il n’y a pas beaucoup de moyens de mobiliser la réception mentale et la mémoire des gens, sinon le recours à des procédés rhétoriques. Parmi les victorins, Hugues a l’ampleur du maître sûr de lui, de l’orateur en chaire. Il faut aller dans les textes mystiques et dévots pour voir apparaître les vibrations de la sensibilité. Richard, sauf peut-être dans le De Trinitate, au mouvement plus rigoureusement contrôlé par les exi90

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decandidatum voisinant avec glorificatum, le symbole et son sens dans l’au-delà divin; uerus Iacob préparant apud uerum Laban, qui signifie en définitive Dieu le Père, avec l’écho apud semetispum [Patrem]. Rémy de Gourmont, à propos d’un grand poète médiéval, dans Le Latin mystique, Les poètes de l’antiphonaire et la symbolique du Moyen Âge (éd. 1979, p. 284) parlait d’ «un goût assez puéril pour les jeux de mots...», alors qu’il s’agissait d’une rhétorique voulue, parce que chargée d’un pouvoir signifiant. Ailleurs, c’est Anne-Marie La Bonnardière qui dit dans Saint Augustin et la Bible (p. 411): «Les modernes que nous sommes en ressentent quelquefois de l’agacement.» C’est oublier un peu trop vite que nous sommes aussi influencés par une tradition du bien-dire français qui remonte au XVII e siècle et qui a laissé se perdre la langue foisonnante dont on disposait jusqu’alors. Enfin, pour donner un dernier exemple, on s’étonne de lire chez un excellent connaisseur du Moyen Âge: «L’histoire de la philosophie retient des auteurs médiévaux leurs vues métaphysiques; elle laisse de côté les jeux formels, si loin de notre mentalité et pour nous sans intérêt» (Paul VIGNAUX, Philosophie au Moyen Âge, p. 74). Peut-être une certaine philosophie a-t-elle fait ce choix, mais comment négliger les pouvoirs herméneutiques de la rhétorique?

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gences de l’argumentation92, nous semble dans ses écrits se mouvoir avec moins de solennité, moins d’autorité sereine. Il va du même pas que lors d’une promenade en groupe dans le cloître, presque familière, méditative, mais aussi nourrie d’échanges, silencieux ou non, au ton confidentiel parfois, suggestifs toujours; et en même temps ou à d’autres moments il avance, endossant pour ainsi dire les formes du vêtement ecclésiastique ordinaire, au rythme de la leçon magistrale, sans jamais se départir du souci d’expliquer. Maître des novices ou prédicateur devant un auditoire, il devait accompagner sa phrase d’une gestuelle. Et le propos prend tout à coup, au détour d’une remarque, une coloration plus personnelle: impatience de celui qui est convaincu et qui veut convaincre, ardeur de celui qui veut persuader, émotion qui vient colorer le propos, léger tremblement de celui qui se sent indigne, ou simplement fragile, aveu de modestie de quelqu’un qui parle d’un mystère qui le dépasse. On voit Richard accompagner son discours d’un geste, rassemblant les oppositions d’un mouvement de la main, soulignant d’une inflexion sonore les contrastes ou les rapprochements, ponctuant d’un appui de l’intonation, de la main peut-être ou d’une inclinaison de la tête, les grandes articulations de sa thèse, car il montre autant qu’il démontre. Je, tu, nous... le dialogue L’oralité de la langue se manifeste dans la manière de s’adresser personnellement à ses auditeurs ou à un interlocuteur fictif, poursuivant ce qui devient par moment, selon un procédé typique de ce style, un jeu d’interpellations de l’auditoire et de réponses supposées que l’orateur utilise pour rebondir, ou des adresses aux confrères qui participaient aux collationes, voire un dialogue avec lui-même. Car le dialogue est une dialectique vivante et convaincante93.

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Et pourtant, même en ce traité, le ton personnel ne manque pas; au début du troisième livre, nous lisons cette confidence (915D): «Quand j’énonce le programme de ma recherche, qu’on rie et qu’on se moque de moi! Mais, je l’avoue en vérité, ce n’est pas tant la science qui me fait m’élever [jusque là], que l’ardeur d’une âme enflammée qui me stimule. Et si je n’atteins pas mon but, si je défaille dans ma course, j’aurai cependant la joie d’avoir cherché de toutes mes forces la face du Seigneur, d’avoir couru, d’avoir travaillé et d’avoir peiné.» On sait aussi que le dialogue sous forme de l’aveu (aveu d’incompétence, aveu d’ignorance...), où celui qui parle livre quelque chose de son moi intime, entraîne

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L’emploi des pronoms personnels permet d’établir un contact entre celui qui s’exprime et ceux auxquels il destine son propos, qu’ils soient auditeurs présents ou lecteurs éloignés. Notre Victorin passe souvent et sans raison logique apparente du tu, tibi, te au vos, vobis, puis au nos, nobis. De même pour les adjectifs possessifs. Dans I, 5 (68D-69A), l’auteur commence par la première personne du pluriel pour introduire une observation que nous pouvons tous faire (cotidie videmus); puis brusquement, il passe au tu, qu’il serait tentant de traduire par «on» indéfini: videas alia nunc répété trois fois; ensuite, de manière plus indéfinie, on a videre licet alia deux fois; enfin c’est le retour au collectif nos qui sera présent à l’alinéa suivant (contemplationis nostre)94. Il importe de rester sur le plan de l’échange avec des interlocuteurs plutôt que de choisir la solution de l’indéfini, parce que manifestement la suite se réfère aux expériences des auditeurs qui les ont connues dans leurs méditations, dans leurs raisonnements et dans leurs rêveries. Par un passage du plan général au plan individuel, le nos ensuite devient encore plus personnel lorsque Richard s’excuse de parler le langage des philosophes (69C: nostra verba... dicemus), et l’auteur de nouveau va s’adresser directement à l’auditoire, traité comme une personne, un interlocuteur à qui on rappelle ce qu’on lui a dit plus haut (69D: vides certe, quod et superius locuti sumus). La première personne du pluriel peut apparaître parfois comme un pluriel de modestie, mais, sauf dans les cas manifestes où l’auteur avoue une incompétence ou laisse à d’autres le soin d’expliquer, nous pensons que c’est surtout une manière d’éviter un «je» trop personnel qui lui répugne. Il réserve celui-ci pour des incises du type «si je ne m’abuse» (121C: ni fallor), «je [te] prie» (105A: obsecro), «je demande» (172C: queso), qui sont devenues d’ailleurs des tournures plus ou moins figées. Le nos donc inclut bien souvent l’orateur et ses auditeurs95. On en a un bon exemple en IV, 14, quand Richard prend explicitement l’exemple des chrétiens que leur tiédeur d’âme empêche de répondre aux appels de Dieu, et passe aussitôt après à ses confrères (151A-B): «Nous [chanoines de Sant-Victor], qui avons pris l’habit re-

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d’une certaine manière l’accueil de celui qui reçoit l’aveu, et peut-être par «sympathie», l’adhésion. Le dialogue acquiert alors indirectement une force d’incitation. Nous n’avons pas voulu suivre un usage moderne qui tend à uniformiser certaines occurrences de tu et de uos en ramenant tout au pluriel qui désigne l’auditoire collectif. On a parfois appelé cet emploi le «pluriel sociatif». Ce procédé permet en quelque sorte à l’auteur-conférencier de «faire participer ses auditeurs ou ses lecteurs à son travail», dit Jean Marouzeau (Traité de stylistique latine, p. 223).

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ligieux [...] qui n’avons d’autre devoir que de lire [c’est-à-dire étudier], chanter [au chœur], prier, méditer...96 » Et, par une transition inattendue, mais voulue, s’adressant à la conscience de ses interlocuteurs, il passe au vos, comme s’il levait la tête et fixait du regard la communauté assemblée, il ajoute: «Chaque jour, si je ne me trompe, vous, dans vos lectures et vos méditations, vous recevez les messages [du Seigneur] et vous avez connaissance de ses demandes97 ». Mais d’autres fois Richard entre en dialogue avec un interlocuteur certes fictif, mais ce dialogue peut devenir personnel, un dialogue avec sa propre âme. On en verra de remarquables exemples en III, 3 et IV, 13. Dans ces changements constants de pronoms, qui en définitive ne sont pas en soi essentiels, il faut considérer qu’on dépasse l’adresse à tel ou tel interlocuteur ou à tel auditoire et que l’exposé se transforme en une sorte de réflexion à haute voix qui implique autant celui qui parle que ceux qui écoutent. L’auteur semble dire «je pense, mais vous pensez aussi, nous pensons tous et ta pensée, la mienne, celle de vous tous, est une seule et même pensée dans laquelle je m’efforce de vous rassembler.» Le dialogue est aboli au profit d’une sorte de «chœur», de «discours collectif» désiré, sinon réalisé. On peut dire généralement que le De contemplatione demeure proche du style augustinien. Il est encore loin des traités corsetés dans les structures des Sentences, qui seront ceux de la prochaine scolastique soucieuse d’acquérir un statut scientifique par la précision univoque et souvent uniforme de l’expression. Liaisons, continuité Le recours systématique à des procédés d’enchaînement, comme pour accentuer la continuité de la démonstration, est une autre particularité du style de Richard. Les fins de chapitre sont nettement soulignées par un essai de résumé, et le suivant s’y relie par le recours systématique à des mots de liaison ou à des rappels. Ainsi, par exemple en II, 2 (81C), les derniers mots annoncent ce qui va suivre98, qui constitue logiquement le début de II, 3; l’auteur indique qu’on revient au premier genre 96 97

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«Quid de nobis, obsecro, dicturi sumus, qui habitum religionis suscepimus...» 151B: «Cotidie, ni fallor, uos qui lectioni uel meditationi insistitis, eius nuntios suscipitis, mandata cognoscitis.» Ici le nos devenait tout à coup inapproprié: ne pas mettre en avant son expérience personnelle. «Redeamus itaque nunc ad illud contemplationis genus quod constat esse omnium infimum et primum...»

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et donc (igitur) qu’on va parler d’une subdivision de celui-ci99. Autre exemple en III, 16 (126A), qui se termine sur la phrase «hec itaque duo sunt [...] propria uidelicet deliberatio et diuina inspiratio»; le début de III, 17 enchaîne par «quid sit autem deliberatio cotidiano usu didicimus». Autre exemple encore, pris au hasard (IV, 10; 146C): «O quam multi sunt, qui iam se paratos credunt, et tamen sub ipso uisitationis sue articulo illic trepidant timore...», repris au début de IV, 11 par «ecce qui stando prestolatur, nec ostium exisse, nec domino occurrisse legitur»; l’exemple d’Élie vient précisément illustrer les hésitations sur lesquelles se terminait l’exposé précédent. Mieux encore, c’est par un même souci de relier que le début du livre V s’enchaîne à la conclusion de IV. Ce dernier se terminait par une comparaison des expériences contemplatives de Moïse (sur appel de la grâce) et d’Aaron (dans le cadre de sa fonction sacrée); le livre V reprend les deux modèles et élargit la comparaison à Béséléel qui, lui, ne voit qu’à travers l’enseignement qui lui est dispensé100. Les mots de liaison ressortissent aussi aux particularités stylistiques des textes médiévaux. Dans les enchaînements de chapitres, les autem, les sed initiaux sont très présents. Il est tentant de ne pas les traduire, selon les usages de la langue française moderne qui est plutôt économe en la matière. Autem, considéré parfois comme affaibli, est assez souvent laissé de côté dans les traductions101. Mais à y regarder de près, on voit que ces mots marquent fréquemment la volonté de souligner les liens entre les chapitres, ceux-ci étant certes des divisions logiques de l’exposé, mais articulés les uns aux autres selon une progression régulière de la pensée102. Ces mots avaient une double fonction: logique d’abord, mais

«Hec igitur speculatio triplici ratione consideratur.» Comme les critiques l’ont remarqué, cette méthode se retrouvera chez saint Bonaventure. Cf. l’introduction générale au Breviloquium, Prologue de saint Bonaventure (p. 30): «...chacune des parties du Breviloquium se termine sur un appel à la partie suivante...» 101 autem, l’un des plus employés, est aussi un écho du style de la Vulgate. 102 L’intitulé des parties du traité (I a pars, II a pars...), que nous conservons selon le libellé des mss, nous semble mieux répondre à l’esprit général, à ce souci de continuité, que l’emploi du mot Livre. Quand on dit premier livre, cinquième livre, on a quelque chose d’un peu monumental dans la subdivision. Avec première partie, cinquième partie, la subdivision est présente, mais le mot partie rappelle qu’il s’agit d’un processus unitaire et évolutif. La seule véritable solution de continuité est entre la première partie et la suite (deuxième partie et suivantes). 99 100

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aussi de repère pour la mémoire, ou de «ponctuation» de l’exposé103. Nous les avons souvent conservés dans la traduction pour garder quelque chose de la couleur du texte, mais en français, parce qu’ils ne sont plus tellement d’usage, ils prennent malheureusement un relief un peu excessif, alors qu’ils en avaient sûrement moins en latin où ils étaient plus courants. Pourtant, à vouloir trop lisser la traduction, on perd un peu de la saveur particulière du texte originel, on n’entend plus tout à fait la voix de l’auteur. Il faudrait pouvoir dire les donc, mais, certes, aussi, ainsi, à mi-voix, ou au moins un ton en dessous de la suite de la phrase, comme de légers signes oraux. Ce qui frappe également à la lecture du De contemplatione, c’est le phrasé, que la ponctuation des manuscrits indique souvent: mouvements de retenue, de balancement, cadences, qui ne sont pas seulement des articulations signalées par des rimes ou des assonances, mais par le rythme; de brefs silences marqués par une ponctuation que la logique n’impose pas nécessairement. Nous y reviendrons plus loin104. Les figures de style Parmi les procédés rhétoriques que nous rencontrons nous relevons d’abord les parallélismes, les antithèses, qui sont aussi des moyens de nourrir la mémoire, à côté de leur fonction d’ornementation stylistique. L’antithèse en particulier, dans ses diverses formes (oxymore, chiasme), permet souvent de dire un peu plus que les mots, en faisant naître une interrogation sur le sens secret qui se tient derrière la formulation: ce qu’on oppose est-il opposé, contradictoire, ou seulement contrasté, est-il secrètement identique, peut-il y avoir échange? Les paronomases, les polyptotes, les chiasmes, sont comme des balises pour la mémoire, mais sont aussi des effets qui suggèrent plus qu’ils ne disent, qui font se lever un sens secrètement enfoui, d’abord inaperçu, mais que le mouvement rhétorique suggère105. Plusieurs sont signalés dans nos notes, quelques exemples suffiront ici. On pense au rôle que joue dans notre langue le n’est-ce pas qui parsème la conversation ou le cours magistral. 104 Voir les remarques sur la ponctuation plus bas, p. 61. 105 Richard est amené naturellement à user de figures de style (paradoxes, oxymores, etc.) qui sont très présentes dans les ouvrages des mystiques ou sur la mystique. Dans la présentation de Philosophie, poésie, mystique, p. 10, Jean Greisch cite ce propos de Jean Wahl selon qui la coincidentia oppositorum constitue l’essentiel de la poésie. Cf. Alois M. HAAS, Sermo mysticus, p. 27-30: «L’expérience mystique a dans 103

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À la fin de I, 1 (65B), le polyptote qui s’appuie sur la syllabe mundest classique dans la littérature religieuse. L’amour du monde (amor mundanus), s’il doit être méprisé (contemptum), c’est qu’il peut souiller le cœur qu’il faut alors purifier (emundare); et la série se poursuit à la phrase suivante en s’enrichissant de deux nouvelles paronomases (avec renfort de rime): emundat conduit à sanctificat, mundus appelle comme résultat sanctus, et contemplationem (la contemplation de la vérité) dilectionem (l’amour de Dieu). Le jeu des sonorités trace une ligne qui relie les étapes d’une progression. Dans le cas de polyptotes en chiasme, on a quelque chose de plus complexe, qui frappe par le contraste, et qui a aussi sa valeur significative. En I, 6 (70C), nous avons la série obstupescentes – attendimus / attendentes – obstupescimus, et peu après une série de même facture, mirando – veneramur / venerando – miramur, que nous avons essayé de rendre dans notre traduction. La figure exprime de manière efficace l’effet concomitant de l’étonnement qui incite à regarder plus attentivement, et de cette attention qui accroît encore l’étonnement, comme plus loin l’admiration et la vénération agissent l’une sur l’autre, les divers sentiments finissant par se confondre dans une émotion indicible106. En II, 16 (95A), c’est une gradatio fondée sur un polyptote qui exprime ce mouvement d’amplification du sentiment: «Hec omnia iugiter contemplantur, contemplantes mirantur, mirantes letantur. Letantur de divina contemplatione, congratulantur de mutua uisione, delectantur in rerum corporalium speculatione.» Et si l’on veut goûter des phrases dont les sonorités sont certainement voulues pour leur qualité évocatrice, on citera (I, IV [68B]): son histoire avec la langue utilisé des modi loquendi spécifiques...» Et ces modes d’expression sont voisins du langage poétique. Les poètes parlent souvent comme les mystiques et les mystiques ont besoin de poésie pour dire l’indicible qu’ils ont vécu, pour que la langue se dépasse elle-même et surmonte ses références matérielles (incarnées) pour en quelque sorte se «désincarner». A. Haas donne une abondante liste d’ouvrages autant en français qu’en allemand qui traitent de cette question (p. 28, n. 23). Les philosophes, qui analysent la poésie (Heidegger méditant sur Hölderlin, etc.), sont eux aussi amenés à s’exprimer souvent d’une manière telle qu’on pourrait remplacer dans certains de leurs textes le mot «poésie» par «mystique». 106 Sur ce passage, voir notre commentaire en I, 6, n. 76. Hugues de Saint-Victor disait lui aussi (Super Cant. Mariae, dans L’Œuvre de Hugues de Saint-Victor 2, [p. 36] l. 174-175): «Admirantes enim diligunt et diligentes admirantur...» Cette figure revient souvent et illustre presque une constante dans l’analyse psychologique que Richard fait des rapports entre l’affectif et le cognitif: on en aura un exemple frappant en IV, 10 (145B-D).

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«ardua queque apprehendere, obstrusa irrumpere, occulta penetrare», reflétant l’effort méditatf. Nous concluons ce parcours sommaire par le relevé de quelques tournures que nous croyons être assez propres à Richard, même si nous n’avons pas entrepris une vaste enquête chez les autres victorins, tournures que nous donnons en vrac; ce sont des répétitions de mots pour marquer l’insistance: sic nimirum sic... (90A, 111B, 112A); sic sane sic... (186A); sic sic sane... (176A, qu’il faut probablement lire sic sane sic); sic utique sic... (128B, 178B); nullum omnino nullum... (144B); mirare omnino mirare...(105A); nescit omnino nescit...(116D); ipse utique ipse... (125C)107. Notons encore une prédilection pour l’interrogation rhétorique, et en particulier pour la formule quid/quis... nisi... (nous avons renoncé à en faire le relevé exhaustif).

LA PRÉSENTE ÉDITION Nous avons eu connaissance de l’important dossier préparé par Jean Ribaillier, qui constituait le travail préliminaire à une publication, mais ne fut jamais achevé. Ce dossier comprenait le texte latin d’une partie des livres (I, II, III et V), établi, pensons-nous, à partir du manuscrit Paris, Bibliothèque Mazarine 769. L’indication ne figure pas dans le dossier, mais nous savons que de l’avis de Jean Ribaillier il s’agissait probablement de l’archétype du De Trinitate de Richard108. La lecture du manuscrit confirme qu’il est très certainement la source du texte que donnait cet érudit. Nous avons établi le texte de la IV e partie qui manquait, et nous avons repris et contrôlé l’ensemble à frais nouveaux, en procédant à une comparaison systématique avec d’autres versions (cf. l’apparat critique) et en rendant la présentation formelle conforme aux usages actuels et à ceux de la collection. D’autre part, une édition qui a représenté un progrès considérable par rapport au texte donné dans la Patrologie latine (vol. 196), a été établie par Marc-Aeilko Aris en 1996, en annexe à la thèse de l’auteur préOn lit dans les Confessions de saint Augustin (XIII, XVIII, 22): «Ita, domine, ita, oro te, oriatur...», qui est bien proche de la tournure que nous avons relevée, d’où notre prudence qui nous retient d’être trop affirmatif sur la singularité ricardienne éventuelle de cette tournure. 108 Jean RIBAILLIER, Richard de Saint-Victor, De Trinitate, p. 11. Cf. aussi A. MOLINIER, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque Mazarine, Paris, 1885, t. 1, p. 365. 107

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sentée en 1992 à la faculté de philosophie de l’université de Munich. Le texte donné correspond au manuscrit de la Bibliothèque municipale de Troyes, Bibliothèque municipale 302. Nous avons choisi, à la suite de Jean Ribaillier, d’adopter le ms. Paris, Bibliothèque Mazarine 769 (ou Mazarineus, comme l’appelle ce savant) du XII e siècle, comme base pour notre texte. Une description complète de ce manuscrit peut se lire dans l’introduction au De Trinitate, p. 34 de l’édition du même. Nous renvoyons également à cette introduction pour l’analyse de la tradition manuscrite de cette œuvre, d’où se dégage la primauté du 769. Nous l’avons comparé avec le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 14516 (désigné par V), également du XII e siècle, manuscrit victorin, non seulement contemporain du Mazarine 769, mais textuellement très voisin de lui. Nous arrivons ainsi, croyons-nous, à un texte de base probablement aussi fidèle que possible aux intentions de Richard109. Les références à la Patrologie latine (p) permettront de comprendre les raisons pour lesquelles certaines citations et traductions divergent de notre version. Elles correspondent à l’édition de 1855110. Apparat critique et apparat des sources Notre texte suivant prioritairement la version du ms. Mazarine 769 (M), les rares leçons divergentes du ms. BnF, lat. 14516 (V) sont signalées dans l’apparat. Celles de la Patrologie ont été également collationnées. Nous avons reporté les leçons différentes du texte de l’édition de M.-A. Aris sous la mention abrégée Aris, sans reprendre les variantes qu’il donne dans son apparat de critique textuelle. Lorsque nous avons proposé une conjecture, elle est donnée entre crochets. Les variantes significatives sont commentées dans les notes à la traduction. Nous donnons en marge les indications sur les folios des mss M et V et sur les colonnes et les lettres marginales de la Patrologie. L’apparat des sources contient les références aux textes de la Bible ainsi qu’aux textes d’auteurs plus anciens dont nous croyons avoir re-

Mais il ne s’agit pas d’une édition proprement critique, qui devrait prendre en considération la totalité de la tradition manuscrite. 110 Nous devons cependant attirer l’attention sur le fait que le texte paru en 1855 a probablement subi des corrections d’un tirage à l’autre. Il en résulte parfois des différences entre les leçons que nous relevons et celles qu’a signalées M.-A. Aris. 109

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trouvé l’écho, mais nous renvoyons pour cela à nos remarques sur les sources111. La ponctuation La ponctuation des manuscrits est non seulement parfois un peu déconcertante, mais aussi souvent éloignée de nos usages. Au demeurant, les règles de ponctuation diffèrent d’une langue moderne à l’autre: ce désaccord montre bien que l’on peut aussi dans la ponctuation latine accepter une différence et la comprendre. La ponctuation latine délimite souvent des «unités de lecture112». Elle s’éloigne donc des critères syntaxiques, pour mettre en valeur le mouvement de la phrase, les «vagues» successives de la période et, à l’intérieur de celle-ci, des moments que l’orateur souligne par une inflexion de la voix, un ralentissement du débit. Nous n’avons donc pas cru devoir éliminer tous les signes de ponctuation là où notre français moderne n’en met pas. À titre d’exemple, très souvent en fin de phrase le ms. fait précéder d’un point correspondant à notre virgule (point du ms. non suivi d’une majuscule) le dernier groupe de mots coordonnés par et, ce que le bon usage français ne fait pas (sauf dans des cas particuliers). Or il apparaît que ce point a une valeur musicale; il marque la fin d’un phrasé, une cadence. Sans développer davantage cette question, nous proposons seulement trois exemples significatifs. En V, 16 (188C): «Si enim per desertum recte intelligitur, cor humanum, quid erit de deserto ascendere...», nous avons maintenu une virgule avant cor humanum: elle marque une brève interruption de l’énoncé avec mise en exergue de ces deux mots, alors que la logique grammaticale imposerait au contraire le rattachement de cor à intelligitur. Autre exemple: en IV, 9 (144D), nous lisons «sicut ex contemplatione spiritalis creature eiusque eminentie...» et dans la même phrase, ensuite, «sic ex contemplatione creatricis essentie, eiusque supereminentie temperatur...», nous sommes enclin à penser que le traitement différent des groupes semblables commençant par eiusque, qui peut passer à première vue pour une inadvertance, traduit 111 112

Voir plus haut, p. 25. Nous empruntons l’expression à l’étude de Christiane MARCHELLO-NIZIA, «Ponctuation et “unités de lecture” dans le manuscrits médiévaux», dans Langue française, 40. Plusieurs observations que fait l’auteur à propos de manuscrits français peuvent s’appliquer au latin.

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peut-être une mise en valeur du second groupe à cause de la suréminence de l’essence divine (l’essence spirituelle de l’âme n’est qu’éminente). Et l’on note que le ms. poursuit sans ponctuation, alors qu’on a envie d’en mettre une avant temperatur, mais la nuance orale (un ton en dessous ou en dessus, ou un rythme plus lent) suffisait à marquer la différence avec la suite qui reprenait le débit normal113. En 144A, le manuscrit donne «eius nobis tam calorem, quam claritatem temperamus», avec une virgule qui n’est pas d’usage en français et que nous n’avons pas conservée (comme cela nous est arrivé souvent pour ne pas trop dérouter le lecteur), mais qui a sans doute là aussi une valeur particulière: laisser entendre que la paire calorem et claritatem correspond à deux aspects à la fois très différents et naturellement associés. Nous n’allons pas plus loin dans ces remarques. Le lecteur aura l’occasion de faire les mêmes observations et d’autres encore. Dans les passages en forme dialoguée (dialogue avec un interlocuteur fictif), nous avons adopté une ponctuation par tirets, afin qu’apparaissent clairement les changements d’interlocuteurs, et nous réservons les guillemets aux seules citations soit de la Bible (voir ci-après), soit de paroles prêtées à un autre. Un autre point que nous aimerions soulever est celui des alinéas. Nous avons cherché à rendre le texte plus lisible en l’aérant, et nous avons surtout voulu faciliter la tâche du lecteur qui veut suivre le mouvement des deux langues. Les alinéas sont donc les mêmes pour le français et le latin (alors que les mss n’en ont pas). De plus, nous avons essayé, parfois un peu artificiellement, d’isoler en début et en fin de chapitre ce qui nous semblait une introduction brève reprenant la conclusion du précédent, suivant en cela ce que nous croyons être l’intention de Richard114.

Nous supposons un ralentissement pour eiusque supereminentie: la ponctuation avant eiusque signale la nuance. Mais ensuite pour le retour au ton normal supposé, elle manquerait. Mais y a-t-il retour? Tout cela reste conjectural et l’on se gardera d’y voir des règles solidement établies et toujours respectées. Nous avons l’impression que les deux mss M et V ponctuent la plupart du temps de même manière; il serait intéressant de faire une comparaison minutieuse et exhaustive entre leurs systèmes de ponctuation. 114 Cf. nos remarques ci-dessus à propos du style, p. 55. 113

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Les citations Les citations d’auteurs données comme telles sont très rares. Richard en revanche cite très souvent la Bible et plus souvent encore il incorpore le texte biblique à son propre exposé sans l’annoncer comme une citation, selon un usage qu’on rencontre chez d’autres auteurs médiévaux. Tous les passages bibliques que nous avons identifiés sont trancrits en italiques avec guillemets lorsqu’il s’agit explicitement de citations, en italiques sans guillements lorsque le texte biblique est mêlé directement à la phrase ricardienne. On mesurera ainsi graphiquement à quel point l’Écriture sainte est présente et de quelle manière. Remarque sur les graphies Utilisant deux mss qui ne concordent pas toujours entre eux pour la forme des mots, et constatant que parfois dans une même phrase la graphie d’un mot peut changer, nous n’avons pas voulu distraire l’attention du lecteur par ces variations déroutantes et de peu d’importance. Nous avons donc choisi d’uniformiser l’écriture des mots qu’on lit indifféremment sous une forme ou sous une autre. Par exemple, présence de h ou non: on rencontre arca ou archa dans le même ms. et parfois dans une même phrase; de même pour des mots comme arrha, archana, des verbes comme anhelare. Le groupe en -ti- (-tia- et -tio-) se présente aussi souvent sous la forme -ci-; nous avons unifié en -ti- ou -ci- selon le cas (scientia, mais perspicacia). De même pour les autres cas bien connus (-np- ou -mp., -nd- ou -md-; adt- ou att-; lettres redoublées ou non), nous avons choisi une forme unique, sans nous préoccuper d’une statistique des fréquences pour justifier nos choix. Nous n’avons pas non plus attaché de l’importance à de menues variations qui n’influencent pas le sens fondamental du texte et qui correspondent à des habitudes de scribes: les formules où l’on rencontre tantôt [cum, qui] dicit tantôt [cum, qui] dixit, sans que le contexte justifie l’une plutôt que l’autre; la présence parfois de didisci pour didici; certaines variantes mineures entre les titres de la table initiale et les titres correspondants des chapitres, tout cela relevant plutôt d’une édition critique savante.

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LA TRADUCTION ET LES TRADUCTIONS Sur les traductions du traité Nous n’avons eu connaissance que des traductions modernes en anglais et en allemand. Elles sont toutes établies d’après le texte de la Patrologie. En allemand est paru, en 1936, à Vienne, un ouvrage intitulé Die Viktoriner, Mystische Schriften, sous la plume de Paul Wolff qui a rédigé une introduction et traduit les textes. Il s’agit d’un recueil de textes de Hugues de Saint-Victor, de Richard de Saint-Victor et, dans une traduction de Hans Rosenberg, d’Adam de Saint-Victor. Dans l’introduction (p. 13-44), Paul Wolff consacre une vingtaine de pages à Hugues («der grössere theologische Denker»), mais qualifie Richard de «grössere Mystiker und Lehrer der Mystik115 ». De Richard sont traduits un choix de chapitres du Beniamin minor et des parties plus ou moins importantes des cinq livres du Beniamin maior, sous le titre: Über die Gnade des Schauens. Clare Kirchberger, dans l’ouvrage intitulé Richard of Saint-Victor, Selected Writings on Contemplation, a traduit en anglais (avec une introduction et des notes, essentiellement des références bibliques) un choix de textes sur la contemplation, dont les livres I, IV et V du Beniamin maior (mais parfois sans certains chapitres), une partie du Beniamin minor et des extraits du De IV gradibus violentae caritatis, des Adnotationes in Psalmis, du De exterminatione mali, du Commentaire sur Joël, du De eruditione hominis interioris et d’un sermon sur l’Avent. L’ouvrage a été publié à Londres en 1957. Nous avons aimé l’élégance de cette traduction. Sous le titre Richard of St Victor, The twelve Patriarchs, The Mystical Ark, Book three of the Trinity, Gover A. Zinn a donné en 1979 (avec une préface de Jean Châtillon) une traduction complète en anglais du Beniamin minor, du De contemplatione et du livre III du De Trinitate. Nous ne connaissons aucune traduction française du De contemplatione. Le dossier dont nous parlions plus haut contenait une version provisoire établie par une élève de Jean Ribaillier, dont le nom ne nous est pas parvenu. Nous n’avons pas pu utiliser cette traduction manifestement encore en chantier et portant sur quelques pages des corrections de J. Ribaillier à l’encre verte ou rouge, peu lisibles. En outre, il est très 115

Op. cit., p. 32.

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difficile d’entrer dans l’esprit d’une traduction provisoire, menée selon les options, les habitudes et le goût de la personne qui l’a entreprise. Notre traduction Un tel texte requiert une sympathie initiale. Il faut commencer par l’écouter dans toutes ses défaillances comme dans ses réussites. Il faut entendre Richard, l’auteur, qui nous parle, parfois avec sa passion, parfois en quête d’une explication, parfois cherchant à mettre de l’ordre dans une expérience qui échappe en grande partie parce qu’elle est toujours personnelle. Il faut en quelque sorte se mettre à l’écoute d’un homme, essayer de se représenter celui qui est à sa table de travail, où il transcrit ce qu’il a peut-être dit ou ce qu’il s’apprête à dire, ou seulement à faire lire. Mais il connaît son auditoire. Il n’est pas dans la situation de l’écrivain moderne qui publie sans savoir qui lira. Richard sait qui va lire et s’adresse donc légitimement de manière très personnelle à ses lecteurs. Le traducteur doit rester humble, et lorsqu’il croit avoir compris la pensée de l’auteur, se rappeler d’abord qu’il n’est pas toujours assuré de comprendre correctement – et de plus savants que lui ne manqueront pas de relever ses erreurs – tout ce que Richard a voulu dire implicitement par tel ou tel propos, telle ou telle citation ou référence. Si nous nous risquons avec précaution à proposer ici ou là une interprétation, un commentaire, c’est pour aider le lecteur qui aborde ce texte à s’avancer un peu au-delà de la lettre, comme nous avons dû le faire, et à le lire avec un peu plus de liberté dans toutes ses implications. Si telle interprétation diverge de celles d’autres traducteurs, ce n’est peut-être que le signe de la richesse du propos de Richard, de sa difficulté en rapport à l’objet qu’il traite116. La contemplation, l’expérience spirituelle a nourri une nombre incroyable d’ouvrages touffus, verbeux, qui ne sont pas toujours arrivés à dire l’essentiel, à le dire avec plus d’acuité que Richard. Et rappelons-nous, comme nous l’avons signalé, que certains l’ont critiqué, dont on se demande s’ils l’ont vraiment compris. Pour rendre justice à l’auteur qu’on traduit, on doit d’abord accueillir avec bienveillance sa manière de dire, quelles que soient, ici ou là, les faiblesses stylistiques 116

C’est dans cet esprit que nous avons signalé en note, et commenté, des traductions qui différaient de la nôtre. Le lecteur pourra ainsi juger de la pertinence de nos choix, opter pour un autre sens qui lui paraîtrait plus convaincant. Dans d’autres cas, il verra que le recours à un texte plus authentique que celui de la Patrologie a des incidences sur le sens.

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qu’on peut relever. Mais quel auteur n’en commet jamais quand il écrit en prose sur des sujets abstraits, quel philosophe est toujours élégant dans l’exposé lorsqu’il explore des territoires encore peu fréquentés? Rester au plus près du texte latin ne veut pas dire décalquer servilement le vocabulaire de l’auteur sans se préoccuper des distorsions que les usages contemporains de la langue française peuvent introduire dans la compréhension du texte117. Mais on se rend compte bientôt que toute tentative de trouver un équivalent actualisé et univoque pour chaque mot est souvent à peu près vouée à l’échec. D’où la floraison qu’on découvre ici ou là de néologismes plus ou moins supportables, et qui n’éclairent guère mieux, car ils contraignent le lecteur à s’approprier une «nouvelle langue» et à la retraduire vaille que vaille dans en un français compréhensible. On pourra certes trouver parfois quelque étrangeté dans le vocabulaire que nous avons choisi, mais nous nous y sommes résignés118, et si nous nous sommes risqués à recourir à des termes surprenants, ce n’est souvent que la remise en usage de mots de l’ancienne langue tombés un peu en désuétude. Nous n’ajouterons rien à ce sujet. Les lecteurs jugeront sur pièce et sans doute rejoindront-ils le sentiment habituel des traducteurs jamais tout à fait satisfaits de ce qu’ils ont fait, et qui sont tentés en permanence de reprendre, de corriger, d’améliorer: un travail sans fin. Dans les notes où sont cités des textes et des auteurs qui nous semblaient, d’une manière ou d’une autre, suggérer un rapprochement avec le texte de Richard, nous n’avons pas hésité à donner très souvent, outre les références bibliographiques détaillées, une traduction de la citation avec quelques mots du texte original, afin de faciliter la tâche du lecteur et lui permettre un accès aisé et rapide aux sources, de sorte qu’il puisse non seulement en prendre connaissance sans de fastidieuses recherches en bibliothèque, mais aussi juger immédiatement de l’intérêt et de la pertinence de nos rapprochements. Toutes les traductions sont de nous, sauf indication contraire. Les citations de la Bible sont la plupart du temps rédigées en fonction du contexte du De contemplatione et souvent ne correspondent pas à celles À titre d’exemple, en I, 4, le couple prouidus/inprouidus ne peut guère se traduire par «prévoyant»/«imprévoyant»; ce n’est pas prévoir, mais porter son regard intentionnellement ou non vers un objet. Cf. aussi nos remarques dans les notes complémentaires 1 et 2. 118 Comme le dit G. Madec (Le Christ Maître, p. 19), «des théologiens et des philosophes se permettent de nos jours des fantaisies verbales de plus vile farine». 117

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de nos bibles modernes, qui s’inspirent du texte hébreu que Richard n’utilisait pas.

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REMERCIEMENTS Le travail que nous proposons dans les pages qui suivent est né d’une suggestion du Père Patrice Sicard. Il nous confia les documents déjà anciens élaborés par l’abbé Jean Ribaillier, l’un des pionniers des études ricardiennes. Nous tenons à dire ici combien cela nous a été utile et à rendre hommage à l’auteur qui n’a pas pu achever son travail. Mais c’est d’abord au Père Patrice Sicard que va notre chaleureuse reconnaissance. Il nous a suivi dans ce travail, nous apportant d’utiles suggestions, nous proposant de judicieuses améliorations et nous faisant généreusement bénéficier de sa parfaite connaissance des victorins, malgré la distance géographique qui nous séparait et malgré surtout ses nombreuses charges personnelles. Il n’a pas hésité à mettre à notre disposition de précieux instruments de travail (notamment la thèse inédite de Jean Châtillon, que nous avons lue avec profit). Sans lui, l’ouvrage que nous proposons n’aurait pas été ce qu’il est, et s’il a quelque qualité, c’est en grande partie à lui que nous le devons. Nous mentionnerons aussi Monsieur Dominique Poirel qui a toujours répondu avec rapidité et pertinence à nos questions en nous éclairant sur des points techniques relatifs à la lecture des manuscrits. Notre situation un peu marginale, non seulement géographique, mais aussi académique (nous ne sommes pas rattaché à une université), aurait pu être un obstacle rédhibitoire, si nous n’avions pas reçu l’appui de Monsieur le professeur Jean-Yves Tilliette, du département de littérature médiévale de l’université de Genève, qui s’est employé à nous faciliter l’accès aux bases documentaires de cette université. Nous aimerions le remercier vivement. Cette liste de remerciements peut paraître bien courte, au regard de ce qu’on lit habituellement dans les ouvrages académiques. Mais ce à quoi nous venons de faire allusion l’explique suffisamment et nous épargnera de passer pour un chercheur ingrat. Les personnes qui nous ont aidé et que nous avons mentionnées n’en apparaîtront que plus importantes. Elles méritent d’autant plus notre très grande reconnaissance. Jean Grosfillier Les Granges s/ Salvan, 12 mars 2012

SIGLES ET ABRÉVIATIONS BA CCSG CCSL CCCM CSEL DS PL PG RAM SC

Bibliothèque Augustinienne (Les œuvres de saint Augustin) Corpus Christianorum Series Graeca Corpus Christianorum Series Latina Corpus Christianorum Continuatio Medievalis Corpus Scriptorum Eclesiasticorum Latinorum Dictionnaire de Spiritualité Patrologia latina Patrologia graeca Revue d’Ascétique et de Mystique Sources Chrétiennes (Textes des Pères de l’Église)

Hugues seul désigne toujours Hugues de Saint-Victor. De même pour Richard. éd. fr. introd. l. n. m. mss p. prés. publ. R. P. t. trad. v. vol.

édition, éditeur français, française introduction ou introduit ligne note (les renvois à une note contenue dans la même partie sont donnés avec la seule mention supra ou infra) [le] manuscrit [les] manuscrits page présenté ou présentation publié par ou publication Révérend Père tome traduction ou traduit vers ou voir volume

BIBLIOGRAPHIE La bibliographie se limite aux textes d’auteurs anciens repris dans des éditions modernes et aux textes d’auteurs récents; les références à la Patrologie et aux collections savantes (CCSL, CCCM, CSEL, BA, SC) ont été données complétement dans les notes et ne sont pas reprises ici. Pour la littérature secondaire, nous ne mentionnons que les références aux articles et ouvrages cités dans l’introduction et dans les diverses notes.

Textes de Richard de Saint-Victor Ils sont rassemblés dans la Patrologie latine, vol. 196 (référence qui n’est pas répétée), sauf le Liber exceptionum et les Sermones centum, recueillis dans le vol. 177. Ne figurent ci-après que les textes repris dans des éditions modernes. De contemplatione (Beniamin maior): ARIS Marc-Aeilko, «Contemplatio», Philosophische Studien zum Traktat Beniamin Maior des Richard von St. Victor, mit einer verbesserten Edition des Textes, Frankfurt am Main, 1996. Traductions: (a) Clare KIRCHBERGER, Richard of Saint-Victor, Selected Writings on Contemplation, translated with an Introduction and Notes, Londres, 1957. (b) Grover A. ZINN, Richard of St Victor, The Twelve Patriarchs, The Mystical Ark, Book Three of the Trinity, New York-Mahwah, 1979. (c) Paul WOLFF, Die Viktoriner, Mystische Schriften, ausgewählt, übertragen und eingeleitet, Vienne, 1936. Ad me clamat ex Seir, dans Opuscules théologiques (voir ci-après). De duodecim patriarchis, Beniamin Minor, Les Douze patriarches, texte critique et trad. par J. CHÂTILLON et M. DUCHET-SUCHAUX, introd., notes et index par J. LONGÈRE, Paris, 1997 (SC 419). De potestate ligandi et soluendi, dans Opuscules théologiques (v. ci-après). De IV gradibus violentae caritatis, dans Ives, Épître à Séverin, Richard de SaintVictor, Les quatre degrés de la violente charité, texte critique avec introd., trad. et notes, par G. DUMEIGE, Paris, 1955. De statu interioris hominis, éd. J. RIBAILLIER, dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du moyen âge, 42 (1967), p. 61-128. De tribus personis appropriatis, dans Opuscules théologiques (v. ci-après). De Trinitate : (a) De Trinitate, texte critique avec introd., notes et tables, J. RIBAILLIER, Paris, 1958.

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De contemplatione (Beniamin Maior)

PRIMA PARS

CAPITULA PRIME PARTIS I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII.

M 1ra

De contemplatione eiusque commendatione Quam sit utilis uel grata hec gratia proficientibus in ea De contemplationis proprietate uel in quo differat a medita- 5 tione uel cogitatione Diffinitio singulorum contemplationis, meditationis, cogitationis Quod contemplationis modus multiformiter agitur 10 Quot sint uel que contemplationum genera Que sint quibus communia Que sint singulorum propria Qua sibi queque proportione respondeant uel quomodo inuicem permisceri soleant Quod uix soli perfecti ad omnia sex contemplationum genera 15 proficiunt Quomodo prima quatuor contemplationum genera mistice describantur Quomodo nouissima duo contemplationum genera mistice designentur M 3ra V 2va

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRES DE LA PREMIÈRE PARTIE 1. Sur la contemplation et sa valeur 2. Combien cette grâce est utile et gratifiante pour ceux qui progressent en elle 3. Le caractère propre de la contemplation et en quoi elle diffère de la méditation et de la cogitation 4. Définitions particulières de la contemplation, de la méditation, de la cogitation 5. Les différents modes d’agir de la contemplation 6. Combien il y a de genres de contemplation et quels ils sont 7. Ce que ces genres ont en commun 8. Ce qui est propre à chacun des genres 9. Dans quelle proportion ces genres correspondent entre eux et comment ils se mêlent habituellement les uns aux autres 10. Il n’y a guère que les parfaits qui progressent vers l’ensemble des ce six genres de contemplation 11. Comment sont décrits allégoriquement les quatre premiers genres de contemplation 12. Comment désigner allégoriquement les deux derniers genres de contemplation

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DE CONTEMPLATIONE, I, I

CAPUT I DE CONTEMPLATIONE EIUSQUE COMMENDATIONE |Misticam illam Moysi arcam libet, si liceat, ex inspirationis illius munere qui habet clauem scientie, lucubratiuncule nostre expositione, uel ad aliquid reserare, et si quid adhuc in hoc arcanorum diuinorum secretario scientiarumque reconditorio repositum latet, quod a nostra exiguitate ad aliquorum utilitatem erui possit, non nos pigebit in publicum exponere, et in commune proponere. Multa quidem de hac materia utiliter iam dicta sunt, restant adhuc multa que de eadem adhuc utiliter dici possunt. Quid iuxta allegoricum sensum hec arca mistice designet uel quomodo Christum significet a doctoribus iam ante nos dictum, et a perspicacioribus|pertractatum. Nec iccirco tamen temeritatis incuriam incurrere nos suspicamur, si aliquid in eamdem adhuc materiam moraliter loquamur. Verumtamen ut huius nobis materie studiosa pertractatio amplius dulcescat nostrumque desiderium in eius admirationem uehementius trahat, cogitemus quid ille prophetarum eximius de ea sentiat, qui eam arcam sanctificationis uocat. «Surge, inquit, Domine in requiem tuam tu et arca sanctificationis tue.» Arca sanctificationis. Putamus an habeat nomen ex re hec que dicitur arca sanctificationis? Diligenter attendendum, et profunde retinendum quod hec quecumque sit dicitur arca sanctificationis uobis quibus doctor noster precipit dicens: «Sancti estote|sicut et ego sanctus sum.» Vos igitur qui sanctificamini hodie et cras, in diem tertium, nolite negligenter attendere quid sibi uelit quod dicitur arca sanctificationis. Sed si Moysi iure creditur, scimus quod quicumque tetigerit eam sanctificabitur. Si omnino sic est, merito omnis populus querit eam tangere, si uirtus sanctificationis exit ab ea. O si quis inueniatur in uobis uir unus|sicut ille de Ramathaïm qui, indutus uestimentis glorie sicut decet summum pontificem, dignus sit I, I, 18-19 surge – tue] Ps. 131, 8; II Par. 6, 41 23 sancti – sum] Lev. 11, 44 24 hodie – tertium] cf. Ex. 19, 10-11 26-27 quicumque– sanctificabitur] cf. Ex. 29, 37 27-28 uirtus – ab ea] Hugues, Sacram., I, IX, 2 (PL 176, 317C et 318C) 29 uir – Ramathaïm] cf. I Reg. 1, 1 I, I, 3 illam om. Vp 12 doctoribus] fuit add. p 13 pertractatum] est add. Aris 14 aliquid] aliud p 14 in eandem adhuc] adhuc in eandem Aris 20 putamus] fratres add. Aris

PL 63B 5

M 3rb 10

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LA CONTEMPLATION, I, 1

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CHAPITRE PREMIER SUR LA CONTEMPLATION ET SA VALEUR 1 Cette arche «mystique 2 », celle de Moïse, il serait bon, si c’était possible, de l’ouvrir au moins quelque peu, grâce à l’inspiration donnée par Celui qui détient la clef de la science, en consacrant nos veilles à cet exposé, et si ce sanctuaire des mystères divins 3 et ce réceptacle des sciences recèle encore quelque chose que notre petitesse puisse extraire pour l’avantage de quelques-uns, nous n’aurons pas scrupule à l’exposer au grand jour et à le proposer à tous 4. Il est vrai qu’on a déjà beaucoup parlé sur cette matière, et avec profit, mais il reste encore beaucoup de choses utiles à dire. Des doctes ont dit avant nous ce que cette arche désigne mystérieusement selon le sens allégorique, et comment elle signifie le Christ, et des gens plus perspicaces en ont traité à fond 5. Ce n’est pas une raison cependant pour que nous encourions le reproche d’insouciance et de témérité, si nous ajoutons encore des considérations sur cette même matière du point de vue moral. Mais pourtant, afin que l’étude approfondie d’une telle matière nous soit plus douce 6, et qu’elle encourage plus vivement notre désir à admirer cette arche, songeons à ce que pense à son sujet l’un des plus éminents prophètes qui l’appelle l’arche de la sanctification: «Lève-toi, Seigneur, dit-il, pour entrer dans ton repos, toi et l’arche de ta sanctification.» L’arche de sanctification. Pensons-nous qu’elle tire son nom de la chose elle-même, cette arche dite de sanctification? Il faut y prêter attention avec diligence et garder profondément en l’esprit que si cette arche, quelle qu’elle soit, est appelée «arche de sanctification», c’est à votre intention, vous à qui notre Maître a donné ce précepte: «Soyez saints comme moi aussi je suis saint.» Vous donc, qui êtes sanctifiés aujourd’hui et demain, pour le troisième jour 7, ne prêtez pas une attention superficielle à ce que veut dire l’expression «arche de sanctification». Et si, à bon droit, nous en croyons Moïse, nous savons que quiconque l’aura touchée sera sanctifié. S’il en est vraiment ainsi, tout le peuple cherchera avec raison à la toucher, si une vertu sanctificatrice émane d’elle 8. Oh! si seulement il se trouvait parmi vous un seul homme, tel celui de Ramathaïm 9, qui, revêtu du vêtement de gloire comme il convient au Pontife suprême 10, soit digne d’entrer dans le Saint des Saints, afin de pouvoir non seulement regarder, mais même toucher ce qu’on appelle l’arche de sanctification, et être purifié de ses impuretés! Et que dire de quelqu’un qui se verrait confier la clef de la science par Celui qui ouvre,

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DE CONTEMPLATIONE, I, I

introire in sancta sanctorum, ut possit non solum uidere, sed etiam tangere hanc que dicitur arca sanctificationis, et emundetur ab inmunditiis suis. Sed quid de illo dicam si cui forte data est clauis scientie ab eo qui aperit et nemo claudit, ut possit uidere quid intus habeat hec arca sanctificationis? Puto enim pretiosum aliquid in hac arca repositum. Multum uellem scire que sit hec arca, que possit sanctificare accedentes, ut merito dicatur arca sanctificationis. De sapientia autem non dubito quin ipsa sit que uincit malitiam. Scio nichilominus quia quicumque sanati sunt ab initio per sapientiam sanati sunt. Sed et hoc|satis constat neminem posse placere Deo, nisi fuerit sapientia cum eo. Quis dubitet ad sanctificationem pertinere hominem mundari ab omni inmunditia sua, mentem cuiuslibet purgari ab omni malitia et nequitia? Hec enim sunt que coinquinant hominem. Purgatur autem per sapientiam quando fortior superueniens uincit malitiam, utpote attingens a fine usque ad finem fortiter, et disponens omnia suauiter. Et hoc ipsum sic purgari est, ut arbitror, sanctificari. Precepturus Dominus Moysi de constructione tabernaculi, primo omnium instruxit eum de arca fabricanda, ut ex eo ipso innueret propter illam cetera omnia esse facienda. Precipuum et principale sanctuarium arcam fuisse, puto|nemo dubitat, ex omnibus illis que tabernaculum federis continebat. Querenti igitur quam gratiam significare possit illud sacrarium quod ceteris omnibus dignius fuit, facile occurrit, nisi forte quis dubitet quod Maria optimam partem elegerit. Sed que est ista pars optima quam Maria elegit, nisi uacare et uidere quam suauis est Dominus? Nam Martha, ut Scriptura loquitur,|sollicitudinem gerente, Maria sedens secus pedes Domini audiebat uerbum illius. Summam itaque Dei sapientiam in carne latitantem quam oculis carnis uidere non poterat, audiendo intelligebat, et intelligendo uidebat, et in hunc modum, sedendo et audiendo, summe ueritatis contemplationi uacabat. Hec est pars que electis et perfectis nunquam aufertur. Hoc sane negotium quod nullo fine terminatur. Nam ueritatis contemplatio in hac uita inchoatur, sed in futura iugi perpetuitate celebratur. Per ueri33-34 qui – claudit] Apoc. 3, 7 38 sapientia – malitiam] cf. Sap. 7, 30 39-40 ab – sunt] Sap. 9, 19 40-41 nisi – eo] cf. Sap. 9, 6 45-46 a fine – suauiter] Sap. 8, 1 53 Maria – elegerit] Luc. 10, 42 54 uacare – uidere] cf. Ps. 45, 11 54-55 suauis – Dominus] cf. Ps. 33, 9 55 Martha – sollicitudinem] cf. Luc. 10, 41 56 Maria – illius] Luc. 10, 39 60 Hec – aufertur] Luc. 10, 42 42 omni om. Aris 50 puto] quod add. p

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LA CONTEMPLATION, I, 1

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et personne ne ferme 11, pour lui permettre de voir ce qu’il y a à l’intérieur de cette arche de sanctification? Je crois en effet qu’un dépôt précieux a été placé dans cette arche 12. J’aimerais beaucoup savoir quelle est cette arche qui peut sanctifier ceux qui l’approchent, pour justifier son nom d’arche de sanctification. Or, au sujet de la Sagesse, je ne doute pas qu’elle-même soit celle qui triomphe de la malice. Je sais à tout le moins que depuis le début tous ceux qui ont été guéris l’ont été par la Sagesse 13. Et il est également assez évident que personne ne peut plaire à Dieu si la Sagesse n’est pas en lui. Qui pourrait douter que c’est en vue de la sanctification que l’homme est purifié de toute souillure, que l’âme de n’importe qui est lavée de toute malice et de toute dépravation 14 ? Car ce sont là choses qui souillent l’homme. Or il est purifié par la Sagesse quand celle-ci, qui l’emporte par sa force, vient et triomphe de la malice, car elle agit avec force d’une extrémité jusqu’à l’autre et dispose tout avec douceur. Et précisément d’être ainsi purifié, à mon sens, c’est être sanctifié. Le Seigneur, qui s’apprêtait à prescrire à Moïse comment établir la tente de l’alliance, commença avant tout par lui donner des instructions pour construire l’arche, afin de lui signifier par là même qu’il devait faire tout le reste en vue de celle-ci. Que l’arche ait été, de tout ce que la tente de l’alliance comprenait, le lieu sacré particulièrement important et primordial, je crois que personne ne le met en doute. Donc à qui demande quelle grâce peut signifier ce sanctuaire qui l’emporte sur tous les autres en dignité, la réponse est facile, à moins peut-être qu’il se trouve quelqu’un pour douter que Marie ait choisi la meilleure part. Mais quelle est cette meilleure part que Marie a choisie, sinon de se tenir disponible 15 et de voir combien le Seigneur est doux 16 ? Car, tandis que Marthe, comme le dit l’Écriture, était occupée aux soins du service, Marie était assise aux pieds du Seigneur et écoutait sa parole. Ainsi Marie, en l’écoutant, comprenait la Sagesse suprême de Dieu qui était dissimulée dans une chair humaine et qu’elle ne pouvait voir avec les yeux du corps, et elle la voyait en la comprenant 17 ; et de cette manière, en se tenant assise et en écoutant, elle se livrait à la contemplation de la Vérité suprême 18. Telle est la part qui n’est jamais ôtée aux élus et aux parfaits 19. C’est une occupation qui n’a pas de fin. Car la contemplation de la Vérité commence en cette vie, mais dans la vie future elle sera pratiquée continûment et éternellement. Par la contemplation de la vérité, réellement, l’homme est formé à la justice et il s’accomplit dans la gloire 20. Tu vois donc que c’est bien la grâce de la contemplation qui est signifiée par ce sanctuaire, lequel l’emporte par une certaine dignité qui lui est propre

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DE CONTEMPLATIONE, I, II

tatis sane contemplationem homo et eruditur ad iustitiam, et consummatur ad gloriam. Vides ergo quam recte gratia contemplationis in eo sacrario intelligitur, quod ceteris omnibus in Dei tabernaculo quadem 65 sui dignitate prefertur. O quam singularis|gratia, o singulariter prefe- PL 65B renda, per quam in presenti sanctificamur, et in futuro beatificamur. Si igitur per arcam sanctificationis recte intelligitur gratia contemplationis, merito hec gratia expetitur per quam qui accipit non solum V 3va emundatur, sed etiam sanctificatur. Absque dubio nichil sic cor ab omni M 4rb mundano amore emundat, nichil sic animum ad celestium amorem inflammat. Ipsa utique est que emundat, ipsa que sanctificat, ut per assiduam ueritatis contemplationem fiat mundus per contemtum mundi, et sanctus per dilectionem Dei.

CAPUT II QUAM SIT UTILIS VEL GRATA HEC GRATIA PROFICIENTIBUS IN EA

Sed eadem ipsa que per David dicitur arca sanctificationis, per Moysen uocatur arca federis. Sed|cur arca, cur arca federis, nec cuiuscumque sed Domini? Scimus autem quia pretiosa queque aurum, argentum et lapides pretiosi soleant in arca reponi. Si igitur sapientie et scientie thesauros cogitemus, quod sit illud eiusmodi thesaurorum reconditorium citius inuenimus. Que erit arca in id negotii idonea, nisi humana intelligentia? Hec autem arca diuino magisterio fabricatur et deauratur, quando humana intelligentia diuina inspiratione et reuelatione ad contemplationis gratiam promouetur. Sed quando ad hanc gratiam in hac uita proficimus, quid aliud quam arras quasdam future illius plenitudinis accipimus, ubi sempiterne contemplationi perpetuo inherebimus? Hanc itaque gratiam accipimus quasi arram|diuine promissionis, quasi pignus diuine dilectionis, uelud quoddam uinculum federis et monumentum mutue caritatis. Videsne quam recte arca federis Domini dicitur, in qua et per quam talis gratia figuratur? Quam libenter debet se ad om-

I, II, 5 arca – federis] Num. 10, 33; Deut. 10, 8; 31, 9; 31, 25 ss I, II, 2 quam] quod p

18 dicitur] dicit p 19 quam] quod p

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LA CONTEMPLATION, I, 2

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sur tous les autres objets qui sont placés dans la tente de Dieu. Oh! combien cette grâce est singulière, et singulièrement préférable, qui nous sanctifie dans le temps présent et qui, dans les temps futurs, nous béatifie! Si donc par l’arche de sanctification, c’est bien la grâce de la contemplation qu’on entend, on a raison de solliciter cette grâce: non seulement elle purifie celui qui la reçoit, mais elle le sanctifie aussi. Rien sans aucun doute ne purifie ainsi le cœur de tout amour terrestre, ni n’enflamme ainsi l’âme pour l’amour des biens célestes. Oui vraiment, elle est elle-même celle qui purifie, celle qui sanctifie, afin que, grâce à la contemplation assidue de la vérité, l’esprit devienne pur par le mépris du monde, et qu’il se sanctifie par la dilection de Dieu 21.

CHAPITRE 2 COMBIEN CETTE GRÂCE EST UTILE ET GRATIFIANTE POUR CEUX QUI PROGRESSENT EN ELLE

Mais cette même arche, dont David dit qu’elle est l’arche de sanctification, c’est celle-là même que Moïse appelle l’arche d’alliance. Mais alors pourquoi «arche», pourquoi «arche d’alliance», et pas d’une alliance quelconque, mais de l’alliance avec le Seigneur? Nous savons que l’or, l’argent, les pierreries, tout ce qui est précieux est déposé habituellement dans une arche. Si donc nous pensons aux trésors de la sagesse et de la science, nous avons tôt fait de trouver où l’on place ce genre de trésors. Quelle sera l’arche convenant pour cet office, sinon l’intelligence humaine? Or cette arche est construite selon l’enseignement divin, et elle est recouverte d’or quand l’intelligence humaine est promue à la grâce de la contemplation par l’inspiration et la révélation divines. Mais lorsque, dans cette vie, nous accédons à une telle grâce, que recevons-nous d’autre sinon certaines arrhes de la plénitude future où nous serons continûment engagés dans une contemplation perpétuelle? Nous recevons cette grâce comme les arrhes de la promesse divine, comme le gage de la dilection divine, comme en quelque sorte le lien de l’alliance et la garantie d’un amour mutuel 22. Vois-tu comme on a raison de l’appeler arche d’alliance du Seigneur, l’arche en laquelle et par laquelle une telle grâce est figurée? Avec quel empressement celui qui désire ou croit recevoir un gage si précieux et d’un si grand amour doit se préparer à fournir tous les efforts.

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DE CONTEMPLATIONE, I, II

nem laborem accingere, qui se cupit uel credit tale et tante dilectionis pignus accipere. Non dubito quod quicumque est inter uos seruus hebreus, quin libenter pro huiusmodi gratia seruiat sex annis, ut in septimo exeat liber gratis, ut deinceps libere possit uacare contemplationi ueritatis. Si quis uero inuenitur in uobis qui Iacob sit, uel qui tali nomine digne censeri possit, eo quod sit uir fortis et potens in prelio, strenuus luctator, uitiorumque supplantator, ut alia superet fortitudine, alia supplantet discretione, qui|huiusmodi est, profecto libenter seruiet annis septem et septem pro tali gratia, in tantum ut uideantur ei dies pauci pre amoris magnitudine, dum modo possit ad amplexus Rachel uel sero peruenire. Qui enim uult ad eius amplexus pertingere, necesse est eum pro ea annis septem et septem seruire, ut discat requiescere non solum ab operibus malis, sed etiam a cogitationibus superuacuis. Multi siquidem, etsi sciant uacare corpore, minime tamen preualent uacare corde, nescientes facere sabbatum ex sabbato, et iccirco non ualentes inplere quod legitur in psalmo: «Vacate et uidete quoniam ego sum Deus.» Vacantes siquidem corpore sed uagantes ubique corde, nequaquam uidere merentur, quam dulcis est Dominus, quam bonus Israël Deus his|qui recto sunt corde. Et hinc est quod hostes derident sabbata eorum. Sed uerus Iacob laborare non cessat, donec ad desiderii finem perueniat, seruiens apud uerum Laban, uere decandidatum quia glorificatum, quem Pater glorificauit apud semetipsum claritate quam habuit ante mundi constitutionem, quem oportuit pati et ita intrare in gloriam suam, ut seruili forme superduceret candorem glorie et esset uere decandidatus super niuem dealbatus, gloria et honore coronatus, fieretque formosus non solum pre filiis hominum, uerum etiam pre spiritibus angelorum, et talis in quem desiderent angeli prospicere. Videsne quanta sit hec gratia pro qua tam

22-23 libenter – gratis] cf. Gen. 29, 18 26 fortis – prelio] Ps. 23, 8 27 subplantator] cf. Gen. 27, 36; Os. 12. 3 35 sabbatum – sabbato] Is. 66, 23 36 uacate – Deus] Ps. 45, 11 38 dulcis – Dominus] cf. I Petr. 2, 3 38-39 quam – corde] Ps. 72, 1 39 derident – eorum] cf. Lam. 1, 7 41-43 Pater – constitutionem] cf. Ioh. 17, 5 et 17, 24 43 pati – suam] Luc. 24, 26 43 seruili forme] cf. Phil. 2, 7 44-45 super – dealbatus] cf. Ps. 50, 9 45 gloria – coronatus] Hebr. 2, 7 et 9; cf. Ps 8, 6 45-46 formosus – hominum] cf. Ps. 44, 3 46-47 in – prospicere] I Petr. 1, 12 28 libenter seruiet] seruiet libenter Aris

38 his] supra lin. man. post. M, om. V

20

25

PL 66A M 4vb

V 4ra

PL 66B 40

M 5ra

LA CONTEMPLATION, I, 2

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Je ne doute pas qu’il se trouve parmi vous quelque serviteur hébreu qui accepterait volontiers de servir pendant six années en vue d’une telle grâce, pour qu’à la septième année il recouvre sa pleine liberté à titre gracieux, et qu’ainsi, libéré des entraves, il puisse s’adonner à la contemplation de la vérité 23. Et s’il se trouve chez vous un Jacob, ou quelqu’un qui soit jugé digne de porter un tel nom, parce qu’il est fort et puissant dans le combat 24, intrépide lutteur et triomphateur des vices 25, capable de l’emporter sur les uns par la force, de supplanter les autres par son discernement, un tel homme assurément servira de son plein gré 26 pendant sept et encore sept années en vue d’obtenir une telle grâce, en sorte que cela lui paraîtra peu de jours en regard de la grandeur de son amour, pourvu qu’il puisse parvenir aux étreintes de Rachel, même sur le tard. Celui en effet qui veut parvenir à l’étreinte de Rachel doit nécessairement être serviteur pour elle pendant sept et sept années 27, afin d’apprendre à trouver l’apaisement loin des œuvres mauvaises comme aussi des vaines pensées. Beaucoup en effet, même s’ils savent être vacants pour leur corps, ne sont néanmoins pas du tout capables de maintenir la vacance en leur cœur: ils ne savent pas faire d’un sabbat un autre sabbat 28, et à cause de cela ils sont incapables d’accomplir le précepte du psaume: «Soyez vacants, et considérez que c’est moi qui suis Dieu 29.» Ils sont certes vacants dans leur corps, mais en divaguant partout dans leur cœur 30, et ces hommes ne méritent pas du tout de voir combien le Seigneur est doux, combien Dieu est bon à Israël, à ceux qui ont le cœur droit. De là vient que les ennemis se rient de leurs sabbats 31. Mais le véritable Jacob ne cesse pas de faire des efforts, jusqu’à ce qu’il parvienne au but de son désir, servant auprès du véritable Laban, vraiment revêtu de blanc 32, parce que glorifié, lui que le Père a glorifié auprès de lui-même de la clarté qu’il avait avant que le monde fût créé 33 ; lui qui dut souffrir et ainsi entrer dans sa gloire, pour recouvrir sa forme servile de la blancheur de la gloire, et pour être véritablement revêtu de blanc, plus blanc que neige 34, pour, couronné de gloire et d’honneur, devenir beau, non seulement plus que les fils des hommes, mais encore plus que les esprits angéliques, afin d’être tel que les anges aient le désir de jeter sur lui leurs regards 35. Vois-tu quelle est l’importance de cette grâce pour laquelle on fait des efforts avec tant de patience et de bonne volonté, qu’on acquiert au prix d’un si grand labeur, qu’on possède avec un si grand bonheur? Moïse, assurément, en plusieurs passages de ses écrits, a traité de cette grâce en langage figuré, mais par une description allégorique voici qu’il y établit des distinctions plus complètes où il la divise en genres 36.

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DE CONTEMPLATIONE, I, III

longanimiter tam libenter laboratur,|que cum tanto labore adquiritur, PL 66C cum tanta iocunditate possidetur? De hac sane gratia Moyses pluribus scripturarum suarum locis sub 50 figurata locutione agit, sed hic eam plenius mistica descriptione distinguit, ubi eam per genera diuidit.

CAPUT III DE CONTEMPLATIONIS PROPRIETATE VEL IN QUO DIFFERAT A MEDITATIONE VEL COGITATIONE

Ut autem ea que de contemplatione dicenda sunt possimus commodius capere rectiusque diiudicare, debemus prius quid ipsa sit determinando uel diffiniendo querere, et quomodo differat a cogitatione uel meditatione. Sciendum itaque est quod unam eamdemque materiam aliter per cogitationem intuemur,|aliter per meditationem rimamur atque aliter per contemplationem miramur. Multum a se inuicem hec tria in modo differunt, quamuis quandoque in materia conueniunt. De una siquidem eademque materia aliter cogitatio, aliter meditatio longeque aliter agit contemplatio. Cogitatio per deuia queque, lento pede sine respectu peruentionis, passim huc illucque uagatur. Meditatio per ardua sepe et aspera ad directionis finem cum magna animi industria nititur. Contemplatio libero uolatu, quocumque eam fert inpetus, mira agilitate circumfertur. Cogitatio serpit, meditatio incedit, et ut multum currit. Contemplatio autem omnia circumuolat et cum uoluerit se in summis librat. Cogitatio est sine labore et fructu. In meditatione est labor cum fructu. Contemplatio permanet sine|labore cum fructu. In cogitatione euagatio, in meditione inuestigatio, in contemplatione admiratio. Ex imaginatione cogitatio, ex ratione meditatio, ex intelligentia contemplatio. Ecce tria ista, imaginatio, ratio, intelligentia. Intelligentia optinet supremum locum, imaginatio infimum, ratio medium. Omnia que subI, III, 9-10 cogitationem – contemplationem] cf. Hugues, Hom. in Eccle., I (PL 176, 116D) 15 ardua – aspera] Tite Live, Hist., 25, 13 16-17 contemplatio – uolatu] loc. par.: Lib. except., II, X, sermo 7 (Châtillon, p. 390); Trin., Prol. (890C; Ribaillier, [p. 83] l. 28) I, III, 3 meditatione] medietate a. c. V

7 est om. Vp 11 conueniunt] conueniant p

V 4rb

PL 66D 10

M 5rb

15

20

PL 67A

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LA CONTEMPLATION, I, 3

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CHAPITRE 3 LE CARACTÈRE PROPRE DE LA CONTEMPLATION ET EN QUOI ELLE DIFFÈRE DE LA MÉDITATION ET DE LA COGITATION

Pour saisir plus aisément ce que nous devons dire de la contemplation, et pour en juger plus correctement, nous devons rechercher d’abord ce qu’elle est en soi, en la délimitant et en la définissant, et comment elle se différencie de la cogitation 37 et de la méditation. Il faut savoir en effet que le même objet 38, nous le regardons d’une manière par la cogitation, nous le scrutons d’une autre manière par la méditation et nous l’admirons encore d’une autre manière par la contemplation 39. Ces trois activités diffèrent beaucoup l’une de l’autre dans leur mode, même si parfois elles se rejoignent dans leur objet, puisque, sur un seul et même objet, la cogitation se comporte d’une certaine manière, la méditation d’une autre manière, et la contemplation encore bien autrement. La cogitation erre à l’aventure de ci de là, par des voies détournées, en une démarche paresseuse, sans s’inquiéter d’aboutir. La méditation s’efforce d’atteindre son but par des voies souvent ardues et pleines d’aspérités, en déployant une grande activité de l’esprit 40. La contemplation se déplace avec une aisance étonnante en un libre survol, partout où son élan la porte. La cogitation rampe, la méditation avance pas à pas et, tout au plus, elle court 41. La contemplation en revanche survole tout et quand elle veut elle plane dans les hauteurs 42. Dans la cogitation, il n’y a ni effort ni profit. Dans la méditation, il y a effort et profit. La contemplation demeure d’un bout à l’autre sans effort, mais avec profit. Dans la cogitation, c’est l’activité vagabonde; dans la méditation, c’est la recherche en profondeur; dans la contemplation, c’est l’émerveillement. La cogitation part de l’imagination, la méditation de la raison, la contemplation de l’intelligence 43. Voici maintenant ces trois facultés que sont l’imagination, la raison, l’intelligence. L’intelligence occupe la place la plus haute, l’imagination, la plus basse, la raison, la place médiane 44. Tout ce qui tombe sous le sens inférieur tombe aussi nécessairement sous le sens supérieur, mais inversement ce qui tombe sous le sens supérieur ne tombe pas nécessairement sous le sens inférieur 45. D’où il résulte évidemment que tous ces objets qui sont saisis par l’imagination, eux aussi et beaucoup d’autres qui sont eux-mêmes au-dessus, le sont par la raison 46. Pareillement, les objets que l’imagination ou la raison appréhendent tombent sous l’intelligence, ainsi que d’autres objets également que celles-là ne peuvent saisir. Vois

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DE CONTEMPLATIONE, I, III

iacent sensui inferiori necesse est ea etiam subiacere sensui superiori, sed non eque ea que subiacent sensui superiori necesse est ea etiam subiacere sensui inferiori. Unde constat quia cuncta que comprehenduntur ab imaginatione, ea etiam aliaque multa que supra ipsa sunt comprehendi a ratione. Similiter ea que imaginatio uel ratio comprehendunt sub intelligentia cadunt, et ea etiam que ille comprehendere non possunt. Vide ergo contemplationis radius quam late se expandat, qui omnia lustrat. Et licet sepe circa eamdem|rem alius per cogitationem, alius per meditationem, alius per contemplationem occupetur, quamuis non dispari uia, dispari tamen motu feruntur. Cogitatio semper uago motu de uno ad aliud transit, meditatio circa unum aliquid perseueranter intendit, contemplatio sub uno uisionis radio ad innumera se diffundit. Per intelligentiam siquidem sinus mentis in inmensum expanditur, et contemplantis animi acies acuitur, ut capax sit ad multa comprehendenda, et perspicax ad subtilia penetranda. Nunquam enim contemplatio potest esse sine quadam uiuacitate intelligentie. Sicut enim ex intelligentia est quod oculus mentis in incorporeis figitur, sic ex eiusdem ui esse constat quod sub uno intuitu in rebus corporeis ad tam infinita comprehendenda|dilatatur. Denique quotiens contemplantis animus dilatatur ad ima, quotiens eleuatur ad summa, quotiens acuitur ad inscrutabilia, quotiens agilitate miranda pene absque mora rapitur per innumera, ex quadam intelligentie ui hoc esse non dubita. Hec propter illos dicta sunt qui ista inferiora sub intelligentie aspectum cadere uel ad contemplationem usquequaque pertinere indignum ducunt. Specialiter tamen et proprie contemplatio dicitur que de sublimibus habetur, ubi animus pura intelligentia utitur. Semper autem contemplatio est in rebus uel per sui naturam manifestis, uel per studium familariter notis, uel ex diuina reuelatione perspicuis.

28-31 cuncta – possunt] cf. Boèce, Phil. Consol., V, 4 (CCSL 94, [p. 97] l. 80-83); Hugues, Misc., I, I (PL 177, 471B-D) 26-28 sed non – sensui inferiori] in marg. M, om. Vp 29 ipsa] ipsam Aris, iam p 31 etiam om. Aris 32 contemplationis – late] quam late contemplationis radius Aris 43 incorporeis] corporeis pAris

V 4va M 5va 30

PL 67B 35

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M 5vb PL 67C V 4vb

50

LA CONTEMPLATION, I, 3

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donc comme le rayon de la contemplation se déploie largement, lui qui parcourt tout 47. Et bien que souvent, s’agissant d’un même objet, l’un s’y consacre par la cogitation, un autre par la méditation, un autre encore par la contemplation, les voies qu’ils empruntent fussent-elles semblables, le mouvement qui les entraîne est différent 48. La cogitation passe sans cesse d’une chose à l’autre par un mouvement vagabond; la méditation se concentre avec persévérance sur un objet unique; la contemplation est un rayon qui, dans l’unité de la vision, se répand sur plusieurs objets. Par l’intelligence, en effet, le sein de l’âme se dilate à l’infini et la pointe de l’esprit du contemplatif s’aiguise, de sorte que celui-ci acquiert le pouvoir de comprendre beaucoup de choses et peut en pénétrer les subtilités avec acuité 49. En effet, il ne peut jamais y avoir de contemplation sans une certaine vivacité de l’intelligence 50. De même que l’œil de l’esprit doit à l’intelligence de se fixer sur l’incorporel 51, c’est évidemment grâce à la force de cette même intelligence que cet œil se dilate jusqu’à saisir en un seul regard dans les objets corporels une telle infinité de choses. Bref, toutes les fois que l’esprit du contemplatif se déploie jusqu’aux objets inférieurs, toutes les fois qu’il s’élève jusqu’aux objets supérieurs, toutes les fois qu’il s’affûte pour scruter l’insondable, toutes les fois que, grâce à son admirable agilité, il est entraîné presque d’emblée vers des objets sans nombre, tiens-toi pour assuré que c’est grâce à une certaine puissance de l’intelligence que cela se produit. Ces remarques sont destinées à ceux qui considèrent comme contraire à la dignité que ces objets inférieurs tombent sous le regard de l’intelligence et intéressent en quelque manière la contemplation. Cependant, c’est dans un sens spécifique et proprement qu’est dite contemplation celle qui concerne les réalités sublimes, lorsque l’esprit se sert de l’intelligence pure. Mais la contemplation porte toujours sur des objets soit manifestes de par leur nature, soit connus de manière intime par l’étude, soit perceptibles grâce à une révélation divine.

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DE CONTEMPLATIONE, I, IV

CAPUT IV DIFFINITIO SINGULORUM, CONTEMPLATIONIS, MEDITATIONIS, COGITATIONIS

|Videtur itaque sic diffiniri posse. Contemplatio est libera mentis perspicacia in sapientiae spectacula, cum admiratione suspensa. Vel certe sicut precipuo illi nostri temporis theologo placuit qui eam in hec uerba diffiniuit: «Contemplatio est perspicax et liber animi contuitus in res perspiciendas usquequaque diffusus.» Meditatio uero est studiosa mentis intentio circa aliquid inuestigandum diligenter insistens. Vel sic: Meditatio est prouidus animi obtutus in ueritatis inquisitione uehementer occupatus. Cogitatio autem est inprouidus animi respectus ad euagationem pronus. Videtur itaque tribus esse commune, et quasi substantiale, quendam animi aspectum esse.|Ubi enim nil mente conspicitur, nullum horum recte dicitur, uel esse affirmatur. Commune est autem tam contemplationi quam meditationi circa utilia occupari, et in sapientie uel scientie studiis maxime, immo assidue uersari. Sed in hoc sane solent maxime a cogitatione differre, que se singulis pene momentis consueuit ad inepta et friuola relaxare et sine ullo discretionis freno ad omnia se ingerere, uel precipitem dare. Commune uero est contemplationi et cogitationi libero quodam motu et secundum spontaneum nutum huc illucque circumferri et nullo difficultatis obstaculo a discursionis sue inpetu prepediri. Differunt autem in eo ipso maxime a meditatione cuius studium est semper quouis industrie labore, qualibet animi difficultate, ardua|queque apprehendere, obstrusa irrumpere, occulta penetrare. Fit tamen sepe ut in cogitationum nostrarum euagatione tale aliquid animus incurrat, quod scire uehementer ambiat, fortiterque insistat. Sed dum mens desiderio suo satisfaciens eiusmodi inquisitioni studium inpendit, iam cogitationis modum cogitando excedit, et cogitatio in meditationem transit. Solet sane simile aliquid circa meditationem accidere, nam ueritatem quidem diu quesitam tandemque inuentam mens solet cum auiditate suscipere, mirari cum exultatione eiusque admirationi diutius inherere, et hoc est iam medi-

I, IV, 7-9 contemplatio – diffusus] Hugues, Hom. in Eccle., I (PL 175, 117A) I, IV, 3 meditationis] et add. Aris 18 solent] solet p

que] qui p

PL 67D 5

M 6ra

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LA CONTEMPLATION, I, 4

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CHAPITRE 4 DÉFINITIONS PARTICULIÈRES DE LA CONTEMPLATION, DE LA MÉDITATION, DE LA COGITATION Il semble donc qu’on puisse donner les définitions suivantes. La contemplation est une pénétration libre de l’esprit dans les manifestations de la Sagesse, et qui demeure suspendue en admiration 52. Ou bien, on peut certainement le dire comme le plus éminent théologien de notre temps qui s’est plu à la définir en ces termes: «La contemplation est un regard pénétrant et libre de l’esprit qui s’épand partout sur les objets à percevoir 53.» La méditation, quant à elle, est une application attentive de l’esprit qui s’attache consciencieusement à scruter un objet. Ou bien, on peut dire ainsi: la méditation est un regard de l’esprit tourné vers un but 54, vivement absorbé dans la recherche de la vérité 55. Quant à la cogitation, elle est une manière qu’a l’esprit, enclin à vagabonder, de regarder sans but précis. On voit donc que ces trois opérations ont en commun et de façon quasi substantielle d’être chacune un certain regard de l’esprit 56. Car, quand on ne regarde pas mentalement quelque chose, il n’est question à proprement parler d’aucune de ces opérations, et on ne peut affirmer qu’elles soient présentes. Aussi bien la contemplation que la méditation ont en commun de s’occuper de choses utiles, et de se consacrer surtout, et même assidûment, à l’étude de la sagesse et de la science. Mais voici réellement en quoi elles diffèrent le plus de la cogitation: celle-ci, presque à chaque instant, a tendance à se laisser aller à des pensées ineptes et frivoles; elle se mêle de tout sans discernement et sans retenue, et elle s’y précipite. Mais ce qui est commun à la contemplation et à la cogitation, c’est d’être entraînées de tous côtés, en une sorte de libre mouvement, et selon une décision spontanée, sans que l’obstacle de quelque difficulté les entrave dans l’élan de leur course. Et voici en quoi elles diffèrent surtout de la méditation: celle-ci s’applique toujours avec un effort laborieux, et quelles que soient les difficultés rencontrées par l’esprit, à appréhender ce qui est d’accès difficile, à forcer ce qui est fermé, à pénétrer ce qui est caché. Il arrive cependant souvent, quand nos cogitations divaguent, que notre esprit tombe sur un objet qu’il cherche vivement à connaître, et auquel ils s’applique avec force. Mais lorsque l’esprit, satisfaisant à son désir, s’attache avec zèle à une telle recherche, alors sa pensée va au-delà du mode de la cogitation, et la cogitation passe en méditation. Et certainement qu’il se produit d’habitude quelque chose de semblable pour la méditation: car l’esprit s’empare d’ordinaire avec avidité d’une vérité

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DE CONTEMPLATIONE, I, V

tationem meditando excedere, et meditationem in contemplationem 35 ergo transire. Proprium itaque est contemplationi|iocunditatis sue spectaculo PL 68C cum admiratione inherere, et in hoc itaque differre uidetur tam a medi- M 6va tatione quam a cogitatione, nam cogitatio, uti iam dictum est, uago incessu semper huc illucque diuertit, meditatio uero destinata pro40 motione semper in ulteriora tendit.

CAPUT V QUOD CONTEMPLATIONIS MODUS MULTIFORMITER AGITUR Sed cum perspicax ille contemplationis radius semper ex admirationis magnitudine iuxta aliquid suspendatur, non tamen uno modo semper nec uniformiter id agitur. Nam uiuacitas illa intelligentie in contemplantis animo mira agilitate modo it atque redit, modo se quasi in girum flectit, modo autem|se quasi ad unum colligit, et uelud inmobiliter figit. Huius sane rei formam, si recte perpendimus, in celi uolatilibus cotidie uidemus. Videas alia nunc se ad altiora attollere, nunc se in inferiora demergere, et eosdem ascensionis descensionisue sue modos sepius repetere. Videas alia nunc dextrorsum nunc sinistrorsum diuertere, et nunc in hanc nunc uero in illam partem declinando in anteriora parum uel pene nichil se promouere et easdem discursuum suorum uicissitudines multa instantia multipliciter reiterare. Videas alia sub magna festinantia se in anteriora extendere, sed mox sub eadem celeritate in posteriora redire et sepe idipsum agere, eosdemque excursus atque recursus diutina frequentatione continuare atque protrahere. Videre licet alia quomodo|se in girum flectunt, et quam subito uel quam sepe eosdem uel similes, nunc autem paulo latiores, nunc paulo contractiores circuitus repetunt, et semper in idipsum redeunt. Videre licet alia quomodo tremulis alis sepeque reuerberatis se in uno eodemque loco diutius suspendunt et mobili se agitatione quasi inmobiliter figunt, et ab

I, V, 7 uelud] quasi p tiones V

20-21 contractiores] contractiones a. c. supra lin. M, contrac-

5

PL 68D

10

V 5va M 6vb

PL 69A 20

LA CONTEMPLATION, I, 5

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longtemps cherchée et enfin trouvée; il s’émerveille avec enthousiasme, et il reste attaché longtemps dans cet état d’émerveillement; et c’est là, en méditant, dépasser déjà la méditation et passer de la méditation à la contemplation 57. C’est donc le propre de la contemplation de rester figée en admiration devant le spectacle, cause de sa délectation 58 ; il apparaît en cela qu’elle diffère en effet autant de la méditation que de la cogitation, car celle-ci, comme on l’a déjà dit, par une errance incessante, vagabonde ici et là, tandis que celle-là progresse toujours plus loin, selon une orientation bien arrêtée.

CHAPITRE 5 LES DIFFÉRENTS MODES D’AGIR DE LA CONTEMPLATION Mais, alors que ce rayon pénétrant de la contemplation est toujours tenu attaché à un objet 59 par la grandeur de l’admiration, cela ne se passe cependant pas toujours selon un mode unique et de manière uniforme. Tantôt, en effet, dans l’esprit de celui qui contemple, l’intelligence en sa vivacité va et vient avec une étonnante aisance, tantôt elle agit pour ainsi dire en un mouvement circulaire, tantôt au contraire elle se recueille en se concentrant et se fixe, comme immobilisée. Si nous observons bien, nous voyons quotidiennement l’image de cette activité dans le vol des oiseaux. Tu peux en voir certains tantôt s’élever dans les hauteurs tantôt plonger dans les zones inférieures, et répéter assez souvent ces mêmes mouvements de montée et de descente; d’autres tourner tantôt à droite tantôt à gauche, et s’inclinant tantôt d’un côté tantôt de l’autre, ne progresser que peu ou à peine, et renouveler à moult reprises ces mêmes alternances de mouvements; d’autres s’avancer à grande vitesse, mais bientôt revenir en arrière avec la même rapidité, et refaire souvent ces mêmes mouvements, répétant les mêmes allées et venues, et les prolongeant fréquemment et pendant longtemps. Il est possible de voir comment d’autres tournent en rond et avec quelle soudaineté et quelle fréquence ils reproduisent les mêmes déplacements circulaires ou des mouvements semblables, tantôt un peu plus larges, tantôt un peu plus restreints 60, et reviennent toujours au même point. Il est possible de voir comment d’autres, en battant continûment des ailes, se tiennent longtemps suspendus au même endroit et, grâce à ce mouvement et à cette agitation, s’immobilisent presque et ne s’écartent plus du tout du lieu où ils sont en suspens et comme attachés longue-

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DE CONTEMPLATIONE, I, V

eodem suspensionis sue loco diu multumque herentia penitus non recedunt, ac si operis et instantie sue executione prorsus uideantur exclamare et dicere: «Bonum est nos hic esse.» Iuxta hoc sane propositarum similitudinum exemplar contemplationis nostre uolatus multiformiter uariatur, et pro personarum negotiorumque uarietate uario modo formatur. Nunc de inferioribus ad summa nunc de|superioribus ad ima ascendit et descendit, et nunc de parte ad totum nunc de toto ad partem considerationis sue agilitate discurrit, et ad id quod sciri oportet nunc a maiori, nunc a minori argumentum trahit. Modo autem in hanc modo in oppositam partem diuertit, et contrariorum notitiam ex contrariorum scientia elicit, et pro uario oppositorum modo ratiocinationis sue executionem uariare consueuit. Aliquando in anteriora currit et subito in posteriora redit, dum modo ex effectibus modo ex causis, et qualibuscumque antecedentibus uel consequentibus cuiuslibet rei modum uel qualitatem deprehendit. Quandoque uero quasi in girum speculatio nostra ducitur, dum unicuique rei que sint|cum multis communia considerantur, dum ad unam quamlibet rem determinandam nunc a similibus, nunc a similiter se habentibus seu communiter accidentibus ratio trahitur et assignatur. Tunc autem in uno eodemque loco considerationis nostre defixio quasi inmobilis sistitur, quando in qualiscumque rei esse uel proprietate perspicienda atque miranda contemplantis intentio libenter inmoratur. Sed ne uerba nostra humanam philosophiam uideantur redolere uel a catholice doctrine plano simplicitatisque tenore discedere, commodius fortasse dicemus quia ascendere et descendere, ire et redire, nunc huc nunc illuc declinare, modo in circuitum pergere uel tandem in uno herere, nichil aliud sit quam summa agilitate nunc de imis ad summa uel summis|ad ima, nunc de primis ad nouissima uel nouissimis ad prima, modo de disparibus ad disparia meritorum uel premiorum genera mente transire, modo circumstantia uel coherentia cuiusque rei curiosa perlustratione circumspicere, uel tandem aliquando in alicuius speculationis nouitate nouitatisque admiratione animum satiare. Vides certe, quod et superius locuti sumus, quomodo contemplationis nostre negotium semper iuxta aliquid suspenditur atque protrahitur, dum contemplantis animus iocunditatis sue spectaculo libenter inmoratur, dum

I, V, 26 bonum – esse] Matth. 17, 4; Marc. 9, 4; Luc. 9, 33

25

M 7ra 30

PL 69B

V 5vb 35

PL 69C M 7rb

45

50

PL 69D

V 6ra 55

M 7va

LA CONTEMPLATION, I, 5

101

ment et solidement; c’est comme si, en exécutant et en soutenant cette performance, ils s’exclamaient: «Il est bon pour nous d’être ici 61.» Le vol de notre contemplation prend vraiment de multiples formes, sur le modèle des comparaisons que nous avons proposées: il varie selon la diversité des personnes et des objets. Il monte et descend, tantôt allant des réalités inférieures aux supérieures, tantôt des supérieures aux inférieures; et tantôt il court de la partie au tout, tantôt du tout à la partie, grâce à l’agilité de son regard; et, pour atteindre à la connaissance qu’il vise, il tire argument tantôt du plus grand, tantôt du plus petit 62. Tantôt il se tourne vers cette partie-ci, tantôt vers la partie opposée, et de la science des contraires il tire la connaissance des contraires; et, en fonction des divers types d’oppositions, il sait faire varier la méthode de son raisonnement 63. Parfois il court en avant, puis tout à coup revient en arrière, saisissant alors, soit à partir des effets, soit à partir des causes, selon la qualité de ce qui est avant ou de ce qui vient après, le mode ou la nature de n’importe quelle chose 64. Mais parfois notre spéculation semble se mouvoir de façon circulaire, quand elle considère ce qu’une chose quelconque a en commun avec beaucoup d’autres, quand pour déterminer une chose quelconque, la raison est tirée et attribuée tantôt à partir de ressemblances, tantôt à partir d’éléments de nature semblable ou d’accidents qui leur sont communs. En revanche l’ancrage de notre considération s’établit alors en un seul et unique point, comme immobilisée, quand l’intention de celui qui contemple s’attarde en toute liberté à percevoir et à admirer l’être et la spécificité d’un objet quel qu’il soit. Mais afin que notre propos ne paraisse pas avoir un relent de philosophie humaine 65, ou s’écarter de la clarté de la doctrine catholique et de sa constante simplicité 66, nous dirons peut-être de manière plus appropriée: monter et descendre, aller et revenir, se tourner tantôt ici, tantôt là, avancer parfois de manière circulaire ou bien se fixer sur un seul point, cela n’est rien d’autre que passer mentalement, avec une souveraine agilité, tantôt des réalités inférieures aux supérieures ou des supérieures aux inférieures, tantôt des premières aux dernières ou des dernières aux premières 67, tantôt passer à partir de situations différentes 68 à des genres différents de mérites et de récompenses, tantôt passer en revue avec soin 69 ce qui entoure ou ce qui lie intérieurement telle ou telle chose 70, ou enfin rassasier parfois l’esprit de la nouveauté de ce qu’il considère et de l’admiration inspirée par cette nouveauté. Tu vois certainement ce que nous avons déjà dit plus haut, c’est-à-dire comment l’activité de notre contemplation reste toujours en suspens sur quelque

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DE CONTEMPLATIONE, I, VI

semper studet uel in id ipsum sepe redire, uel in eodem diutius inmobi60 liter permanere. Audi de illo contemplationis modo qui quodammodo fieri solet ante et retro: «Ibant animalia et reuertebantur |in similitudinem fulgu- PL 70A ris coruscantis.» Accipe et de illo per quem animus in diuersa rapitur, et nunc in hanc partem nunc in illam discurrendo mira agilitate in contraria agitatur: «Fulgebunt iusti et tanquam scintille in arundineto discur- 65 rent.» Illum qui quasi sursum et deorsum fit, paucis psalmista uerbis expressit: «Ascendunt, inquit, usque celos, et descendunt usque ad abyssos.» Ad illum contemplandi modum qui uelud in girum ducitur, prophetica illa uoce admoneris qua dicitur: «Leua in circuitu oculos tuos et uide.» Tunc autem contemplationis radius uelud in uno loco inmo- 70 biliter figitur quando illud Abacuc in semetipso quilibet experitur: «Sol et luna steterunt in habitaculo suo.» |Ecce iam quid sit contemplatio determinando uel diffiniendo do- PL 70B cuimus, superest ut eam per species diuidamus, et quot sint genera con- M 7vb 75 templationum consequenter uideamus.

CAPUT VI QUOT SINT VEL QUE CONTEMPLATIONIS GENERA Sex autem sunt contemplationum genera a se et inter se omnino diuisa. Primum itaque est in imaginatione et secundum solam imaginatio- V 6rb nem, secundum est in imaginatione secundum rationem, tertium est in ratione secundum imaginationem, quartum est in ratione et secundum rationem, quintum est supra rationem sed non preter rationem, sextum

62-63 ibant – coruscantis] Ez. 1, 14 65-66 fulgebunt – discurrent] Sap. 3, 7 67-68 ascendunt – abyssos] Ps. 106, 26 69-70 leua – uide] Is. 46, 18; 60, 4 71-72 sol – suo] Hab. 3, 11 59 id om. p 67 ad om. MV 71 illud] illuc p

LA CONTEMPLATION, I, 6

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objet et y est attirée 71, quand l’âme du contemplatif s’attarde volontiers à regarder ce qui fait sa joie, et qu’il s’applique sans cesse à revenir souvent à l’objet lui-même ou à s’y maintenir plus longuement sans bouger. Sur ce genre de contemplation qui se réalise en quelque sorte en allant en avant et en arrière, écoute ce qui est dit: «Les animaux allaient et revenaient à la façon de la foudre étincelante 72.» Et à propos de cet autre mode dans lequel l’âme est enlevée vers des objets divers, allant avec une remarquable agilité tantôt de ce côté-ci, tantôt de celui-là, entraînée dans des directions contraires, apprends encore ceci: «Les justes brilleront et ils se répandront comme des étincelles dans les chaumes.» Le mode qui consiste à monter et à descendre est, lui, évoqué par le psalmiste par ces quelques mots: «Ils montent jusqu’aux cieux et descendent jusqu’aux abîmes.» Quant à ce mode de contemplation qui se développe comme en un cercle, la voix du prophète nous le désigne en disant: «Lève les yeux tout autour et regarde.» Enfin, il s’agit du rayon de la contemplation qui se fixe et s’immobilise comme en un seul point quand on peut faire l’expérience en soi-même de ce mot d’Habacuc: «Le soleil et la lune se sont arrêtés en leur demeure 73.» Voilà que nous venons de déterminer et de définir ce qu’est la contemplation; il nous reste ensuite à la diviser en ses spécificités 74, et à voir en conséquence combien il y a de genres de contemplation.

CHAPITRE 6 COMBIEN IL Y A DE GENRES DE CONTEMPLATION ET QUELS ILS SONT Il y a six genres de contemplation qui se distinguent nettement les uns des autres 75. Le premier en effet est dans l’imagination, et selon la seule imagination; le second est dans l’imagination, selon la raison; le troisième est dans la raison, selon l’imagination; le quatrième est dans la raison et selon la raison; le cinquième est au-dessus de la raison, sans être au-delà de la raison; le sixième est au-dessus de la raison et semble être hors de la raison. Deux genres donc sont dans l’imagination, deux dans la raison, deux dans l’intelligence. C’est dans l’imagination que réside sans nul doute la contemplation, lorsque nous considérons la forme et l’image des objets visibles, au moment où, avec étonnement, notre attention se porte sur eux, et dans notre attention nous éprouvons de l’étonnement que ces objets corporels que nous livrent nos sens soient si nombreux, si grands, si divers,

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DE CONTEMPLATIONE, I, VI

supra rationem et uidetur esse preter rationem. Duo itaque sunt in imaginatione, duo in ratione,|duo in intelligentia. In imaginatione contemplatio nostra tunc procul dubio uersatur, quando rerum istarum uisibilium forma et imago in considerationem adducitur, cum obstupescentes attendimus et attendentes obstupescimus, corporalia ista que sensu corporeo haurimus, quam sint multa, quam magna, quam diuersa, quam pulchra uel iocunda, et in his omnibus creatricis illius superessentie potentiam, sapientiam, munificentiam, mirando ueneramur et uenerando miramur. Tunc autem contemplatio nostra in imaginatione uersatur et secundum solam imaginationem formatur, quando nichil argumentando querimus uel ratiocinando inuestigamus, sed libere mens nostra huc illucque discurrit quo eam in|hoc spectaculorum genere admiratio rapit. Secundum autem contemplationis genus est quod in imaginatione quidem consistit, secundum rationem tamen formatur atque procedit, quod fit quando ad ea que in imaginatione uersamus et que ad primum contemplationis genus pertinere iam diximus, rationem querimus et inuenimus, immo inuentam et notam in considerationem cum admiratione adducimus. In illo itaque res ipsas, in isto earum utique rationem, ordinem, dispositionem, et uniuscuiusque rei causam, modum et utilitatem rimamur, speculamur, miramur. Hec itaque contemplatio in imaginatione sed secundum rationem consistit, quia circa ea que in imaginatione uersantur ratiocinando procedit. Et quamuis iuxta aliquid in ratione|etiam hec contemplatio consistere uideatur in qua uisibilium ratio queritur, recte tamen in imaginatione consistere dicitur, quia quicquid in ea ratiocinando querimus uel inuenimus, ad illa procul dubio accommodamus, que in imaginatione uersamus, dum circa ea et propter ea ratiocinationi insistimus. Tertium contemplationis genus esse diximus quod in ratione secundum imaginationem formatur. Hoc autem contemplationis genere ueraciter tunc utimur, quando per rerum uisibilium similitudinem, in rerum inuisibilium speculationem subleuamur. Hec uero speculatio in ratione consistit, quia his solis que imaginationem excedunt per intentionem et inuestigationem insistit, quia solis inuisibilibus intendit, his| solis maxime que per rationem comprehendit. Sed secundum imaginationem iccirco formari dicitur, quia ex rerum uisibilium imagine in hac

I, VI, 9 supra] rationem om. p 20 libere] libera p lium rerum Aris 42 intendit] et add. Aris

40 rerum inuisibilium] inuisibi-

PL 70C

M 8ra

20

PL 70D

V 6va 25

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LA CONTEMPLATION, I, 6

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si beaux, si délectables; et dans tous ces objets, c’est la puissance de la suressence créatrice, sa sagesse, sa munificence, que nous vénérons avec admiration, et que nous admirons en les vénérant 76. Notre contemplation réside alors dans l’imagination et n’est formée que selon l’imagination, quand nous ne nous livrons à aucune recherche par argumentation ni à aucune investigation par raisonnement, mais que notre esprit court librement çà et là 77, partout où dans ce genre de spectacles l’admiration l’entraîne. Le second genre de contemplation est celui qui réside certes dans l’imagination, mais qui cependant se forme et se développe selon la raison: c’est ce qui se passe quand, pour les objets qui occupent notre imagination et dont nous avons déjà dit qu’ils concernaient le premier genre de contemplation, nous en cherchons la raison, que nous la trouvons, et qu’en outre, l’ayant trouvée et reconnue, nous la considérons avec émerveillement. Dans le premier genre donc, ce sont les choses elles-mêmes, dans le second leur raison, leur ordre, leur disposition, ainsi que la cause, la manière d’être et l’utilité de chacune, que nous scrutons, considérons et admirons 78. C’est pourquoi cette contemplation est située dans l’imagination, mais selon la raison, parce qu’elle procède par raisonnement sur les objets qui sont dans l’imagination. Et bien que cette contemplation, selon un certain aspect, semble résider aussi dans la raison où elle recherche la raison des choses visibles, il est néanmoins juste de dire qu’elle se situe dans l’imagination: en effet, quoi que nous recherchions ou trouvions en elle en raisonnant, nous l’adaptons certainement aux objets que nous traitons dans l’imagination, quand nous nous appliquons à raisonner à propos de ces objets et à cause d’eux. Le troisième genre de contemplation, avons-nous dit, est celui qui se forme dans la raison selon l’imagination. Et nous avons recours véritablement à ce genre de contemplation lorsque nous nous élevons jusqu’à une spéculation sur des réalités invisibles par leur similitude avec les choses visibles. Cette spéculation se situe dans la raison, parce qu’elle s’attache, dans son intention et sa recherche, aux seuls objets qui dépassent les bornes de l’imagination, et qu’elle ne vise, en effet, que les invisibles, seules réalités qu’elle saisit surtout par la raison. Mais si l’on dit qu’elle se forme selon l’imagination, c’est que, dans cette spéculation, la similitude est tirée de l’image de choses visibles d’où l’esprit reçoit de l’aide dans son exploration des réalités invisibles. Et c’est à bon droit assurément qu’on dit que cette contemplation est dans la raison sans doute, mais selon l’imagination, bien qu’elle soit mue par le raisonnement: en effet, tout son raisonnement et toute son argumentation ont

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DE CONTEMPLATIONE, I, VI

speculatione similitudo trahitur unde in rerum inuisibilium inuestigationem animus adiuuetur. Et recte quidem hec contemplatio in ratione quidem sed secundum imaginationem esse dicitur, quamuis ratiocinando promouetur, quia omnis eius ratiocinatio et argumentatio ab imaginatione fundamentum sumit et firmamentum capit, et ab imaginabilium proprietate inuestigationis et assertionis sue rationem trahit. Quartum genus contemplationis est quod in ratione et secundum rationem formatur, quod utique fit, quando, semoto omni imaginationis officio, solis illis animus intendit que imaginatio non nouit, sed|que mens ex ratiocinatione colligit uel per rationem comprehendit. Eiusmodi speculationi insistimus, quando inuisibilia nostra que per experientiam nouimus, et ex intelligentia capimus, in considerationem adducimus, et ex eorum consideratione in celestium animorum et supermundanorum intellectuum contemplationem assurgimus. Hec autem contemplatio in ratione consistit, quia sensibilibus semotis solis intelligibilibus intendit. Et hec quidem contemplatio ab illis utique inuisibilibus nostris uidetur et initium sumere et fundamentum capere, que humanum animum constat per experientiam nosse, uel per communem intelligentiam comprehendere. Sed pro hac tamen parte hec contemplatio|etiam in ratione recte consistere dicitur, quia hec ipsa inuisibilia nostra a ratione comprehenduntur, et in eo ipso ratiocinationis modum minime supergrediuntur. Que iccirco secundum solam rationem procedit, quia et ex inuisibilibus per experientiam notis alia, et alia ratiocinando colligit que per experientiam non nouit. In hac primum contemplatione humanus animus pura intelligentia utitur, et semoto omni imaginationis officio, ipsa intelligentia nostra in hoc primum negotio seipsam per semetipsam ingerere uidetur. Nam licet illis prioribus contemplationum generibus uideatur non deesse, nusquam tamen inest pene nisi mediante ratione, seu etiam imaginatione. Illic quasi instrumento utitur, et uelud per speculum intuetur. Hic per

I, VI, 55-58 per experientiam – assurgimus] loc. par.: Trin., V, 6 (952D; Ribaillier, [p. 201] l. 4-5) 69-70 intelligentia – officio] loc. par.: Beni. min., LXXXVII (62D; SC 419, [p. 344] l. 20-21) 46 inuestigationem] inuestigatione p 52 omni] omnis Aris 54 rationem] ratiocinationem Aris 57 animorum] amorem Aris 58 supermundanorum] supremum bonorum p 59 contemplatio] et add. Aris 67 et ex] ex add. in marg. M, et om. VpAris 71 semetipsam ingerere] semetipsum intelligere p

45

M 8va

50

PL 71C 55

M 8rb V 7ra

PL 71D 65

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LA CONTEMPLATION, I, 6

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pour base et soutien l’imagination, et tirent des propriétés des choses imaginables la valeur probante de leurs recherches et de leurs conclusions 79. Dans le quatrième genre, la contemplation se forme dans la raison et selon la raison: cela se produit surtout quand, une fois écartée toute intervention de l’imagination, l’âme ne vise que des objets inconnus de l’imagination, mais que l’esprit conçoit par le raisonnement et appréhende par la raison. C’est à ce genre de spéculation que nous nous adonnons quand nous prenons en considération les réalités invisibles présentes en nous, qui nous sont connues par expérience 80, et que nous saisissons par l’intelligence: et c’est à partir de la considération de ces réalités que nous nous élevons jusqu’à la contemplation des esprits célestes et des intellects supraterrestres. Et cette contemplation se situe dans la raison parce que, détachée des objets perçus par les sens, elle tend vers les seules réalités intelligibles. Et sans doute cette contemplation paraît vraiment commencer par les réalités invisibles qui sont en nous, et se fonder sur elles, réalités que l’âme humaine connaît assurément par l’expérience et saisit par l’intelligence commune 81. Mais si dans ce cas cependant il est juste de dire de la contemplation qu’elle s’appuie sur la raison, c’est seulement parce que ces réalités invisibles en nous sont saisies par la raison et ainsi, précisément, ne dépassent guère le mode de fonctionnement du raisonnement. Si la contemplation procède selon la seule raison, c’est parce qu’elle déduit certaines choses à partir de réalités invisibles qu’elle connaît par expérience, et par le raisonnement d’autres encore qu’elle ne connaît pas par expérience. C’est dans ce genre de contemplation avant tout que l’âme humaine met en service l’intelligence pure, et, toute intervention de l’imagination étant écartée, notre intelligence elle-même semble dans cette activité commencer à se mettre elle-même en action par elle-même. En effet, même si l’intelligence ne semble pas absente des premiers genres de contemplation, cependant elle n’y est guère présente, sinon par la médiation de la raison ou même de l’imagination; là elle s’en sert comme d’un instrument et voit comme par un miroir; ici elle agit par elle-même et contemple comme par vision directe 82. Ici donc elle s’incline en quelque sorte jusqu’au niveau le plus bas, alors qu’elle n’a pas motif à descendre plus bas par elle-même 83. Du cinquième genre de contemplation, nous avons dit qu’il était au-dessus de la raison, mais non pas cependant au-delà 84. Nous accédons à ce niveau de contemplation 85 par une élévation de l’esprit quand nous connaissons par une révélation divine les réalités que nous ne parvenons pas à saisir pleinement par la raison humaine, ni ne pouvons

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DE CONTEMPLATIONE, I, VII

semetipsam operatur|et quasi per speciem contemplatur. Hic igitur se quasi ad imum inclinat, cum omnino non habeat quo per semetipsam inferius descendat. Quintum contemplationis genus esse diximus quod est supra rationem, non tamen preter rationem. In hanc autem contemplationis speculam mentis subleuatione ascendimus, quando ea ex diuina reuelatione cognoscimus, que nulla humana ratione plene comprehendere, que nulla nostra ratiocinatione integre inuestigare sufficimus. Talia sunt illa que de diuinitatis natura et illa simplici essentia credimus, et scripturarum diuinarum auctoritate probamus. Contemplatio ergo nostra tunc ueraciter supra rationem ascendit, quando id animus per mentis subleuationem cernit quod humane capacitatis|metas transcendit. Sed supra rationem nec tamen preter rationem censenda est, quando ei quod per intelligentie aciem cernitur humana ratio contraire non potest, quin potius facile adquiescit et sua attestatione alludit. Sextum contemplationis genus dictum est, quod in his uersatur que sunt supra rationem et uidentur esse preter seu etiam contra rationem. In hac utique suprema omniumque dignissima contemplationum specula tunc animus ueraciter exultat atque tripudiat, quando illa ex diuini luminis irradiatione cognoscit atque considerat quibus omnis humana ratio reclamat. Talia sunt pene omnia que de personarum trinitate credere iubemur, de quibus cum humana ratio consulitur nichil aliud quam contraire|uidetur.

PL 72A

V 7rb

85

PL 72B

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PL 72C

CAPUT VII QUE QUIBUS SINT COMMUNIA Duo itaque ex his in imaginatione consistunt, quia solis sensibilibus V 7va intendunt. Duo in ratione consistunt, quia solis intelligibilibus insistunt. Duo uero in intelligentia subsistunt, quia solis intellectibilibus 5 intendunt. Sensibilia dico quelibet uisibilia et sensu corporeo perceptibilia. Intelligibilia autem dico inuisibilia, rationi tamen comprehen-

95-97 talia – uidetur] loc. par.: Trin., I, 1 (891A-B; Ribaillier, [p. 87] l. 12-18) 75 igitur] ergo Aris I, VII, 4 intendunt] intendant p

7 rationi] ratione p

LA CONTEMPLATION, I, 7

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scruter à fond par recours à notre raisonnement. Telles sont les vérités de foi sur la nature divine et son essence simple, et auxquelles nous adhérons par l’autorité des saintes Écritures. Donc notre contemplation se hausse alors vraiment au-dessus de la raison quand, par une élévation de l’esprit, l’âme voit ce qui transcende les limites de la capacité humaine. Mais il faut penser cette contemplation comme étant au-dessus de la raison et non en dehors de la raison, quand la raison de l’homme ne peut contredire ce qui est perçu par la fine pointe de l’intelligence, bien plus, qu’elle y acquiesce plutôt volontiers et lui donne son approbation. Le sixième genre de contemplation, on l’a dit, est celui qui s’occupe des réalités qui sont au-dessus de la raison et qui paraissent être au-delà, voire même contre la raison. Dans ce niveau de vision contemplative le plus élevé et le plus digne de tous, l’âme exulte véritablement et bondit de joie, quand elle connaît alors ces réalités par une illumination divine et les considère, réalités contre lesquelles la raison humaine regimbe. Telles sont presque toutes les vérités sur la trinité des personnes que nous sommes invités à croire: quand on interroge sur elles la raison humaine, celle-ci semble ne pouvoir que s’y opposer 86.

CHAPITRE 7 CE QUE CES GENRES ONT EN COMMUN Parmi ces genres de contemplation, deux se situent dans l’imagination, puisqu’ils ne visent que les seules réalités sensibles; deux se situent dans la raison, puisqu’ils ne s’intéressent qu’aux seules réalités intelligibles; et deux se tiennent dans l’intelligence, parce qu’ils visent les seules réalités intellectibles 87. J’appelle «sensibles» tous les objets qui sont visibles et perceptibles par un sens corporel. J’appelle «intelligibles» ceux qui sont invisibles, mais néanmoins compréhensibles pour la raison. J’appelle en cet endroit «intellectibles» les réalités invisibles qui sont incompréhensibles pour la raison humaine. Donc parmi ces six genres de contemplation, les quatre inférieurs ont affaire majoritairement aux choses créées, les deux supérieurs, en revanche, aux réalités incréées et divines. De même, parmi ces quatre

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DE CONTEMPLATIONE, I, VII

sibilia. Intellectibilia hoc loco dico inuisibilia et humane rationi incomprehensibilia. Ex his ergo sex contemplationum generibus quatuor inferiora uersantur maxime in rebus creatis, duo uero suprema in rebus increatis|atque diuinis. Item ex his quatuor duo superiora uersantur circa inuisibilia, duo uero infima circa uisibilia atque corporea. Infima namque duo procul dubio uersantur in rebus uisibilibus atque creatis, duo autem suprema maxime uersantur in rebus inuisibilibus et increatis, duo uero media maxime in rebus inuisibilibus atque creatis. Maxime iccirco dixerim, quia circa inuisibilia atque creata quedam sunt que ab humana ratione nullatenus comprehendi possunt, et secundum hoc in intellectibilium numerum currunt, et se secundum hoc ipsum ad duo suprema contemplationum genera potius pertinere ostendunt. Similiter circa summa illa et increata uidentur quedam esse humane rationi peruia, et secundum hoc quidem inter intelligibilia deputanda|et ob hoc ipsum mediis illis duobus contemplationum generibus maxime accommodanda. Duobus itaque primis commune hoc esse uidetur quod utrumque eorum circa uisibilia uersatur. Verumtamen in hoc maxime uidentur differre quod primum quidem solet sine ullo rationis officio inpellente admiratione huc illucque discurrere, in secundo autem ad ea que per imaginationem in mente uersantur, ratio queritur et assignatur, uel prius familiariter nota in admirationem adducitur. Secundum et tertium hoc habent commune sed pre ceteris singulare, quod in utroque pariter sibi commisceri uidentur imaginatio cum ratione, ratio cum imaginatione, differunt autem in|eo quod in secundo quidem ad uisibilia ratio, ut dictum est, queritur et accommodatur, in tertio uero ad inuisibilium inuestigationem ratio a uisibilibus trahitur, et in illo sepe ex uisibilibus ad inuisibilia erudimur, et alia ex aliis conicimus; in isto ex uisibilium inspectione ad inuisibilium cognitionem promouemur. Tertio et quarto constat esse commune inuisibilibus et intelligibilibus intendere, sed in eo utique differre quod in tertio quidem miscetur ratio cum imaginatione, in quarto autem intelligentia pura cum ratione.

19 hoc] in om. p 23 deputanda] deputando p 36 uisibilibus] inuisibilibus p 36 inuisibilia] a. c. uisibilia, in add. supra lin. V, uisibilia Aris 37 conicimus] conuincimus p

M 9va PL 72D

15

20

V 7vb PL 73A 25

M 9vb

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genres inférieurs, les deux plus élevés ont affaire aux réalités invisibles, mais les deux inférieurs aux choses visibles et corporelles. Et les deux genres situés au niveau le plus bas ont donc affaire sans conteste aux choses visibles et créées, alors que les deux genres situés au niveau le plus élevé ont affaire majoritairement aux réalités invisibles et incréées; quant aux deux genres médians, ils ont majoritairement pour objet des réalités invisibles mais créées. Si j’ai dit «majoritairement», c’est parce que, parmi les réalités invisibles et créées, il en est certaines qui ne peuvent en aucune manière être comprises par la raison humaine, et qui par conséquent vont se ranger au nombre des intellectibles, et pour cette même raison paraissent concerner plutôt les deux genres supérieurs. Pareillement, parmi les réalités les plus élevées et qui sont incréées, certaines paraissent accessibles à la raison humaine: à cause de cela, en fait, elles sont à ranger parmi les intelligibles, et c’est pourquoi il faut aussi les imputer de préférence aux deux genres médians de contemplation 88. Ainsi il apparaît que pour les deux premiers genres, ce qui est commun, c’est d’avoir l’un et l’autre affaire au visible. Mais ils paraissent cependant différer surtout en ce que d’ordinaire le premier va de-ci de-là, sous l’impulsion de l’admiration, sans intervention de la raison; en revanche, dans le second genre, une raison est recherchée et appliquée aux objets qui sont déposés dans l’esprit par l’imagination et, cette raison nous étant devenue d’abord familière, elle devient motif d’admiration 89. Le second et le troisième genre ont en commun cette particularité qui les distingue cependant des autres: dans chacun des deux, de manière semblable, l’imagination paraît se mêler étroitement à la raison, et la raison à l’imagination 90 ; ils se différencient cependant en ceci que dans le second genre en réalité, comme on vient de le dire, il est fait appel à la raison qui agit de manière appropriée aux objets visibles, tandis que dans le troisième genre, la raison est tirée des choses visibles en vue de l’investigation des réalités invisibles; et dans le second aussi, nous sommes souvent renseignés à partir de visibles sur des réalités qui ne sont pas visibles 91, et nous formulons des conjectures sur les unes à partir des autres; dans le troisième, à partir de l’examen des réalités visibles, nous sommes amenés à progresser dans la connaissance des invisibles. Il est clair que le troisième et le quatrième genre ont en commun de se tourner vers les réalités invisibles et intelligibles, mais ils diffèrent en ceci que, dans le troisième, la raison est en fait mêlée à l’imagination

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DE CONTEMPLATIONE, I, VIII

In quarto et quinto ratio et intelligentia in unum concurrunt, et in M 10ra hoc maxime conueniunt, sed in quarto ex ratione intelligentia promo- V 8ra uetur, in quinto uero ratio nunquam intelligentiam preuenit, sed subsequitur uel ut multum comitatur, nam quod ex diuina inspiratione| 45 PL 73C prius agnoscitur, rationis postmodum attestatione firmatur. Quinto et sexto communiter accidit, quod utrumque eorum intellectibilibus insistit, sed quinto quidem humana ratio uidetur satis consentanea, sexto autem omnis humana ratio uidetur esse contraria, nisi 50 fuer[i]t fidei admixitione sufulta.

CAPUT VIII QUE SINT SINGULORUM PROPRIA Proprium est autem prime contemplationi simpliciter et sine ulla ratiocinatione uisibilium admirationi inherere. Proprium est secunde uisibilium rerum rationi ratiocinando insistere. Proprium est tertie per uisibilia ad inuisibilia ratiocinando ascendere. Proprium est quarte ex inuisibilibus inuisibilia ratiocinando colligere, et per expertorum|intelligentiam ad ignotorum notitiam proficere. Proprium est quinte in intellectibilium intelligentia rationem admittere. Proprium est sexte in intellectibilium intelligentia omnem humanam ratiocinationem transcendere, et quasi ab imo calcare. Cum sit autem tribus primis contemplationum generibus commune sine imaginatione non esse, in primo imaginatio quasi infra rationem subsistit, in secundo rationem excipit, in tertio imaginatio ad rationem ascendit. Item cum sit tribus ultimis commune sine pura intelligentia non esse, in eorum primo, hoc est in quarto, ipsa intelligentia rationi se inclinat, in quinto rationem ad se ipsam leuat, in sexto intelligentia rationem transcendit et quasi sub se ipsa deserit. Item cum|sit quatuor mediis commune sine ratiocinatione non esse, in secundo con50 fuerit] fuerint MV, fuerit Aris

sufulta] fulta Aris

5

PL 73D

10

M 10rb V 8rb 15

PL 74A

LA CONTEMPLATION, I, 8

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tandis que dans le quatrième, c’est l’intelligence pure qui est mêlée à la raison. Dans le quatrième et le cinquième genre, raison et intelligence concourent à une seule fin et trouvent leur plus grand accord; mais dans le quatrième, l’intelligence est entraînée à avancer à partir de la raison, tandis que dans le cinquième, la raison ne précède jamais l’intelligence mais la suit, ou tout au plus l’accompagne; en effet, ce qui est connu d’abord par une inspiration divine est ensuite confirmé par le témoignage de la raison. Quant au cinquième et au sixième genre, ils ont en commun ceci que l’un et l’autre ont pour objets des réalités intellectibles; mais au cinquième, la raison humaine paraît vraiment assez en accord avec les données de l’intelligence, tandis que dans le sixième, toute la raison humaine paraît s’y opposer, à moins qu’elle ne trouve appui 92 dans le concours de la foi.

CHAPITRE 8 CE QUI EST PROPRE À CHACUN DES GENRES Ce qui est propre à la première contemplation, c’est de s’attacher simplement et sans aucun raisonnement à l’admiration des choses visibles. Ce qui est propre à la seconde contemplation, c’est de s’appliquer par le raisonnement à la raison des choses visibles. Ce qui est propre à la troisième contemplation, c’est de s’élever, par le raisonnement, au moyen des réalités visibles jusqu’aux invisibles. Ce qui est propre à la quatrième contemplation, c’est qu’elle tire des réalités visibles, par le raisonnement, des conclusions sur les réalités invisibles, et qu’elle progresse par l’intelligence, à partir de ce dont on a l’expérience, jusqu’à connaître des réalités inconnues. Ce qui est propre à la cinquième contemplation, c’est de laisser la raison intervenir dans l’intelligence des intellectibles. Ce qui est propre à la sixième contemplation, c’est, dans l’intelligence des intellectibles, de transcender tout raisonnement humain et, en le rejetant, de prendre de la hauteur 93. Comme les trois premiers genres de contemplation ont en commun de n’être pas sans l’imagination, celle-ci demeure dans le premier en quelque sorte en dessous de la raison; dans le second, elle accueille en elle la raison; dans le troisième, elle s’élève à la hauteur de la raison. De même, comme les trois derniers genres ont en commun de n’être pas sans l’intelligence pure, dans le premier d’entre eux, c’est-à-dire dans le

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DE CONTEMPLATIONE, I, IX

templationis genere ratio imaginationi quasi ad ima condescendit, in 20 tertio imaginationem secum quasi ad altiora trahit, in quarto intelligentiam quasi sub se descendentem excipit atque conducit, in quinto ratio quasi supra se ad intelligentiam ascendit et ei in suis sublimibus alludit. In primo itaque imaginatio in se ipsa requiescit, quemadmodum et intelligentia in sexto se ad se ipsam colligit et in se ipsa subsistit. In se- 25 cundo ratio sub se ipsam descendit, in quinto eadem ipsa supra semetipsam ascendit. In tertio imaginatio supra semetipsam ascendit, in M 10va quarto intelligentia infra semetipsam descendit. In primo imaginatio tenet locum infimum et solitarium, in secundo ratio|descendit ad PL 74B imum, in tertio imaginatio ascendit ad summum, in quarto intelligen- 30 tia descendit ad imum, in quinto ratio ascendit ad summum, in sexto V 8va intelligentia tenet locum solitarium et summum.

CAPUT IX QUA SIBI QUEQUE PROPORTIONE RESPONDEANT VEL QUOMODO INVICEM PERMISCERI SOLEANT

Notandum sane quod sicut nouissima duo ascendunt supra rationem, sic media duo ascendunt supra imaginationem. Et sicut illud sublimius nouissimorum nullam pene solet humanam rationem admittere, sic illud sublimius mediorum debet omnem a se imaginationem excludere.

I, VIII, 27 in tertio add. et del. V I, IX, 3 permisceri] permiscere p

5

LA CONTEMPLATION, I, 9

115

quatrième, l’intelligence s’incline elle-même vers la raison; dans le cinquième, elle élève la raison jusqu’à elle; dans le sixième, elle transcende la raison en la laissant en quelque sorte en dessous d’elle-même. De même, comme les quatre genres intermédiaires ont en commun de n’être pas sans le raisonnement, dans le second genre de contemplation, la raison s’abaisse vers l’imagination en quelque sorte vers le bas; dans le troisième genre, elle entraîne l’imagination avec elle vers le haut; dans le quatrième, elle accueille l’intelligence qui descend en quelque sorte en dessous d’elle-même, et elle s’en fait accompagner; dans le cinquième, la raison s’élève en quelque sorte au-dessus d’elle jusqu’à l’intelligence, et se met au diapason de celle-ci dans ses activités les plus élevées 94. Donc dans le premier genre, l’imagination repose en elle-même, de même que, dans le sixième genre, l’intelligence se recueille sur elle-même et demeure en elle-même. Dans le second genre, la raison descend en dessous d’elle-même; dans le cinquième, la même raison s’élève audessus d’elle-même. Dans le troisième, l’imagination s’élève au-dessus d’elle-même, et dans le quatrième, c’est l’intelligence qui descend au-dessous d’elle-même. Dans le premier genre, l’imagination occupe la place la plus basse, en solitaire; dans le second, c’est la raison qui descend au niveau inférieur; dans le troisième, c’est l’imagination qui s’élève à son niveau le plus haut; dans le quatrième, l’intelligence descend à son niveau le plus bas 95 ; dans le cinquième, la raison s’élève au niveau le plus haut; et dans le sixième, l’intelligence occupe le niveau le plus élevé et s’y tient en solitaire.

CHAPITRE 9 DANS QUELLE PROPORTION CES GENRES CORRESPONDENT ENTRE EUX ET COMMENT ILS SE MÊLENT HABITUELLEMENT LES UNS AUX AUTRES

Il faut bien sûr noter que de même que les deux derniers genres s’élèvent au-dessus de la raison, de même les deux genres intermédiaires s’élèvent au-dessus de l’imagination; et de même que le plus élevé des deux derniers genres n’admet aucun recours à la raison, de même le plus élevé des deux genres intermédiaires exclut toute intervention de l’imagination. Et comme, des deux derniers genres qui sont les plus élevés, celui qui est inférieur se situe au-dessus de la raison, non pas cependant hors de la raison, de même, des deux genres médians, celui qui est inférieur s’élève

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DE CONTEMPLATIONE, I, IX

Et sicut illud inferius duorum nouissimorum et supremorum consistit supra rationem, non tamen preter rationem, sic|illud inferius mediorum duorum ascendit supra imaginationem, cum tamen non sit preter imaginationem. Item sicut duo media infra puram et simplicem intelligentiam descendunt, sic duo prima et infima infra ratiocinationem descendunt. Simplicem intelligentiam dico que est sine officio rationis, puram uero que est sine occursione imaginationis. Sed sicut illud sublimius duorum mediorum infra simplicem intelligentiam descendit, non tamen infra illam subsistit, quia illorum in quibus uersatur alia simplici intelligentia comprehendit alia ratiocinando colligit, sic illud sublimius duorum infirmorum uidetur infra ratiocinationem descendere, nec tamen infra illam subsistere,|quia alia solet per imaginationem representare et alia ratiocinando colligere. Itemque sicut illud inferius duorum mediorum solet infra simplicem intelligentiam descendere atque subsistere, sic illud inferius infirmorum duorum solet se ad rationem habere. Nam et illud solis illis intendit que mens ex imaginatione ratiocinando colligit, et illud solis illis que per sensum imaginationi inpressit. Non autem hoc primum et infimum contemplationis genus iccirco infra rationem uel potius ratiocinationem subsistere dicitur, quasi irrationabile et omnino contra rationem esse uideatur, cum per intentionem seu etiam per dispositionem rationi consentaneum facile conuincatur, sed quod|in eo, ut dictum est, quantum ad eius proprietatem attinet nichil ratiocinando colligitur. Solent tamen hec que distinximus contemplationum genera quandoque inuicem permisceri, et hic quem assignauimus proprietatum modus alterutra permixtione confundi. Nostrum autem fuit hoc loco ad euidentiam doctrine singulorum propria docere, nichilominus quid commune, quid simile haberent ostendere.

12 infra] inter p 17 tamen] infra simplicem add. p 24 habere] nam et illud inferius infimorum duorum solet se ad rationem habere add. p 25 illud] istud VAris

PL 74C

M 10vb 15

PL 74D V 8vb

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M 11ra 30

PL 75A

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LA CONTEMPLATION, I, 9

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au-dessus de l’imagination, tout en n’étant pas cependant en dehors d’elle. Pareillement, comme les deux genres médians s’abaissent audessous de l’intelligence pure et simple, de même les deux premiers genres, qui sont aussi les plus bas de tous, descendent au-dessous du raisonnement. Quand je dis simple intelligence, je veux dire celle qui s’exerce sans recours à la raison, et quand je dis pure intelligence, je veux dire celle qui s’exerce sans intervention de l’imagination 96. Mais, de même que le plus élevé des deux genres médians descend au-dessous de l’intelligence simple, et pourtant ne demeure pas en dessous d’elle, parce que, parmi les objets dont il s’occupe, il comprend les uns par l’intelligence simple, et déduit les autres par le raisonnement, de même le plus élevé des deux genres inférieurs semble descendre audessous du raisonnement, mais pourtant n’y demeure pas, parce qu’il se représente habituellement certains objets par l’imagination, et qu’il en déduit d’autres par le raisonnement 97. Et pareillement, de même que le plus bas des deux genres médians descend habituellement sous l’intelligence simple et s’y maintient, de même le plus bas des deux genres inférieurs se tient à côté la raison 98. Car d’une part l’un ne vise que les seuls objets que l’esprit déduit de l’imagination par le raisonnement, l’autre 99, d’autre part, que les seuls objets qu’il imprime dans l’imagination par le moyen des sens. Or, ce premier genre de contemplation qui est situé au niveau le plus bas, si on dit qu’il se maintient en dessous de la raison, ou plutôt du raisonnement, ce n’est pas qu’il semble être en quelque sorte irrationnel et tout à fait opposé à la raison, alors qu’il peut s’avérer par son intention, voire par son orientation, susceptible de s’accorder facilement avec la raison; mais c’est parce que, comme on l’a dit, dans le domaine qui lui est propre, il ne déduit rien en raisonnant 100. Cependant il arrive que les divers genres de contemplation que nous avons distingués se mêlent parfois les uns aux autres, et que telles propriétés que nous leur avons attribuées se confondent par un mélange de l’une avec l’autre. Notre propos en cette partie fut d’exposer pour la clarté de la théorie ce qui est propre à chacun des genres, et de montrer néanmoins ce qu’il y a de commun et de semblable entre eux.

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DE CONTEMPLATIONE, I, X

CAPUT X QUOD VIX SOLI PERFECTI AD OMNIA SEX CONTEMPLATIONUM GENERA PROFICIUNT

Sex ista contemplationum genera oportet illum familiariter nosse quicumque cupit scientie culmen attingere. His sex sane contemplationum alis a|terrenis suspendimur et ad celestia leuamur. Citra perfectum te esse non dubites, si usque adhuc aliquibus illarum cares. Mecum certe et cum mei similibus bene agitur, si unum tantum, si uel unum ex his trium alarum paribus datur. Quis mihi dabit pennas sicut columbe, et uolabo et requiescam? Scio tamen quia in duobus illis primis eiusmodi alis non datur de terrenis ad celestia euolare et illa celorum ardua petere uel penetrare. Nam, sicut superius iam dictum est, in illis sex contemplationum generibus tota priorum duorum consideratio circa terrena et corporalia occupatur, nichil in eis de inuisibilibus et spiritalibus agitur. Quamuis ergo sublimes, quamuis admodum subtiles circa ista terrena|uolatus in primis illis duabus contemplationum alis habeamus, parum nobis esse debet si ad illa sola sufficimus in quibus mundi huius philosophos prepollere uidemus. Terrenum et nondum celeste animal te esse conuincis, quamdiu duabus tantum alis contentus fueris. Habes unde corpus tuum uelare, unde uolare possis. Certe si adhuc terrenum animal es, si usque in hodiernum corpus terrenum habes et tale denique quale Apostolus describit et mortificare precipit, bonum profecto erit in promptu habere, unde possis cum uolueris tale corpus uelare et a recordationis tue oculis abscondere: «Mortificate, inquit, membra uestra que sunt super terram, fornicationem, inmunditiam, libidinem, concupiscentiam malam et auaritiam.» Quid est autem eiusmodi corpus sub designatis illis|contemplationum alis uelare, nisi mundanorum concupiscentiam ex mundane mutabilitatis consideratione temperare, immo in obliuionem adducere? Perpendis, ut estimo, quantum ualeat eiusmodi obductio alarumque obumbratio. Habes item in his alis unde cum uolueris uolare possis. Bonum sane est bene uolare et quantum potes te ab amore mundi elongare. Bene utique in his alis uolant, qui mundane mutabilitatis lu-

I, X, 9-10 quis – requiescam] Ps. 54, 7

25-27 mortificate – auaritiam] Col. 3, 5

I, X, 7 citra] circa Arisp 11 illis om. Aris 15 spiritalibus om. p 20 habes] tamen add. Aris 28 contemplationum] contemplationem p

5

PL 75B V 9ra

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M 11va PL 75D V 9rb 30

LA CONTEMPLATION, I, 10

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CHAPITRE 10 IL N’ Y A GUÈRE QUE LES PARFAITS QUI PROGRESSENT VERS L’ENSEMBLE DE CES SIX GENRES DE CONTEMPLATION Tout homme qui a le désir d’atteindre le sommet de la science doit bien connaître ces six genres de contemplation. Ce sont les six ailes de la contemplation qui nous retiennent suspendus au-dessus des réalités terrestres et nous élèvent vers les célestes. S’il te manque encore quelques-unes de ces ailes, n’en doute pas, tu es en deçà de la perfection. Pour moi, certes, et pour les gens comme moi 101, c’est déjà bien s’il nous en est donné seulement une, ou disons plutôt une seule de ces trois paires d’ailes 102. Qui me donnera des ailes comme à la colombe? Alors je m’envolerai et je me reposerai 103. Je sais cependant que sur ces deux premières ailes 104 il n’est pas donné de s’envoler loin des réalités terrestres vers les réalités célestes et de gagner les hauteurs ardues du ciel et d’y pénétrer. Car, comme on l’a déjà dit plus haut, parmi ces six genres de contemplation, aux deux premiers nous sommes complètement occupés à considérer les réalités terrestres et corporelles, et il ne s’agit jamais alors des réalités invisibles et spirituelles. Quelque sublimes, quelque fort subtils 105 que soient donc les vols que nous pouvons effectuer autour des réalités terrestres avec ces deux premières ailes de la contemplation, cela doit nous paraître peu de chose si nous n’atteignons que les réalités dans lesquelles nous voyons que des philosophes de ce monde ont excellé 106. Aussi longtemps que tu te contentes seulement de ces deux ailes, tu prouves que tu es encore une créature terrestre et pas encore un être céleste 107. Tu as le moyen de voiler ton corps et celui de voler 108. Certes, si tu es encore une créature terrestre, si tu as encore maintenant un corps terrestre, un corps tel que le décrit l’Apôtre qui conseille de le mettre à mort, ce sera une bonne chose pour toi d’avoir à disposition de quoi pouvoir à volonté voiler un tel corps et le dérober aux regards de ta mémoire: «Faites donc mourir, dit-il, vos membres qui sont terrestres: la fornication, l’impureté, les passions coupables, les mauvais désirs et l’avarice 109.» Car qu’est-ce donc que voiler un tel corps sous ces ailes des contemplations – celles que nous avons désignées –, sinon mettre un frein à la convoitise des biens de ce monde, considérant que celui-ci est changeant, et même en arriver à les oublier 110 ? Tu mesures, je pense, combien cela vaut la peine d’être ainsi recouvert par un tel voile et sous l’ombre des ailes. Et de même, tu as aussi dans ces ailes de quoi t’envoler quand tu le voudras. Il est bon certes d’être en mesure de bien voler et de

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DE CONTEMPLATIONE, I, X

bricum cotidie considerant assidueque retractant, et ex eiusmodi consideratione seu retractatione se ab eius ambitione alienant. Quamuis ergo in his geminis alis usque ad celestia euolare non possis, tutum tamen fortassis tranquillumque stationis portum in earum remigio inuenire poteris. Nitere in eis quantum poteris, apprehende saltem nouissima maris! «Si sumpsero,|inquit, pennas meas diluculo et habitauero in extremis maris.» Extrema maris mundi terminus, et unicuique proprie uite defectus. Extrema itaque maris tenere est mundi finem mundaneque uite exitum cum desiderio expectare. Extrema maris, ut arbitror, euolando iam apprehenderat, qui ueraciter dicere poterat: «Cupio dissolui et esse cum Christo.» Puto quia duas has contemplationum pennas non in uanum accepisti, si huc usque uolare potuisti. Parum tamen tibi esse debet has duas alas accepisse, sed ut probes te celeste animal esse, stude et satage saltem duo paria habere, et tunc profecto habebis in quibus possis ad celestia euolare. Quatuor profecto alas habebant et se ex eo celestia non autem|terrestria esse ostendebant, quatuor illa animalia que propheta Ezechiel uidit uisaque descripsit: «Quatuor, inquit, facies uni, et quatuor penne uni.» Duabus autem, ut ibi legis, corpus suum uelabant, nam ceteris duabus procul dubio uolabant. Sic et tu cum ceperis iam quatuor alas habere, cum te putaueris iam celeste animal esse, et corpus celeste iam gerere, nichilominus tamen stude illud sub dictis alis uelare. Sunt enim corpora celestia et sunt copora terrestria. Et alia gloria celestium et alia gloria terrestrium. Alia claritas solis, et alia claritas lune, et stella a stella differt in claritate. Si ergo totum corpus tuum lucidum fuerit, non habens in se aliquam partem tenebrarum, utile tamen erit illud ab humane arrogantie|oculis abscondere, et sub humane mutabilitatis incerto proprie estimationis claritatem temperare. Nescit enim homo finem suum, sed sicut pisces capiuntur hamo, et sicut aues comprehenduntur laqueo, sic capiuntur homines tempore malo cum eis extemplo superuenerit. Et iccirco bonum est homini 39-40 si – maris] Ps. 138, 9 44 cupio – Christo] cf. Phil. 1, 23 52 quatuor – uni] Ez. 1, 6 52-53 duabus – uelabant] cf. Ez. 1, 11 57-58 alia – claritate] I Cor. 15, 41 62-64 nescit – superuenerit] Eccle. 9, 12 34 assidueque retractant] assiduaque retractatione p 34-35 et ex eiusmodi consideratione seu retractatione om. p 41 itaque] utique Aris 51 descripsit] describit Aris 54 ceperis] inceperis p 63 sicut om. p comprehenduntur laqueo] laqueo comprehenduntur p homines] in add. p

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PL 76A 40

M 11vb

45

V 9va PL 6B

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M 12ra PL 76C

LA CONTEMPLATION, I, 10

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s’éloigner autant que possible de l’amour du monde. En tout cas, ils volent bien sur ces ailes, ceux qui chaque jour considèrent l’état mouvant de ce monde 111 et se le repassent assidûment dans leur esprit, et qui, parce qu’ils voient cela ou se le remémorent, se libèrent de son attrait 112. Ainsi, bien que tu ne puisses pas t’envoler sur ces deux ailes jusqu’aux régions célestes 113, peut-être pourras-tu, par le mouvement de cette paire d’ailes, trouver la sécurité et la paix d’un port où t’arrêter. Appuietoi sur elles autant que tu le peux, et aborde au moins aux derniers rivages de la mer! «Si je prends mes ailes, dit le psalmiste, au point du jour, j’habiterai alors aux extrémités de la mer 114.» L’extrémité de la mer, c’est la limite du monde, et pour chacun la fin de sa propre vie. Toucher aux extrémités de la mer, c’est désirer toucher à la fin de ce monde et atteindre la sortie de la vie terrestre. Il avait déjà atteint les extrémités de la mer par son vol, je pense, celui qui pouvait dire en vérité: «Je désire d’être dégagé des liens [du corps] et d’être avec le Christ 115.» Je pense que tu n’as pas reçu en vain ces deux ailes de la contemplation, si tu as pu t’envoler jusque là. Pourtant cela doit te paraître bien peu de chose d’avoir reçu ces deux ailes; mais pour prouver que tu es une créature céleste, consacre toute ton application et tous tes efforts à en avoir au moins deux paires, et tu auras ainsi sûrement le moyen, avec ces ailes, de t’envoler jusqu’aux réalités célestes 116. Ils avaient vraiment quatre ailes et, de ce fait, ils se révélaient être des créatures célestes et non pas terrestres, les quatre Vivants qu’a vus et qu’a décrits le prophète Ézéchiel: «Chacun, dit-il, avait quatre faces et chacun quatre ailes.» Avec deux de ces ailes, comme on peut le lire dans ce texte, ils voilaient leur corps; car c’est certainement avec les deux autres qu’ils volaient. Ainsi, toi aussi, dès que tu commenceras à avoir quatre ailes, que tu penseras être alors une créature céleste et posséder déjà un corps céleste, ne manque pas de t’appliquer cependant à voiler celui-ci sous les deux ailes qu’on a dites. Il y a en effet des corps célestes, et il y a des corps terrestres. Autre est la gloire des corps célestes, autre celle des corps terrestres: autre est la clarté du soleil, autre celle de la lune; et les étoiles diffèrent entre elles par leur clarté. Si donc ton corps tout entier est lumineux, n’ayant plus en lui aucune zone de ténèbres 117, il sera cependant utile de le soustraire à la vue des hommes arrogants et, eu égard à l’incertitude des changements humains, de tempérer l’éclat de ta propre estime. Car l’homme ne connaît pas sa fin, et comme les poissons sont pris à l’hameçon et les oiseaux au filet, de même les hommes sont surpris par l’adversité lorsque tout à coup elle fond sur eux. Et

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DE CONTEMPLATIONE, I, XI

bona sua dissimulare et nil penitus de suis meritis presumere, et se sem- 65 per in humilitate custodire. In primo ergo alarum pari uelet homo corpus suum, in secundo uolet ad celum. Cur enim media illa duo contemplationum genera homi- V 9vb nem ad celestia et inuisibilia non leuent, que de solis inuisibilibus, ut dictum est, agere habent? Satagat ergo spiritalis quisque studio et 70 desiderio|semper in celestibus esse, ut possit cum Apostolo dicere: PL 76D «Nostra autem conuersatio in celis est.» Verumtamen si usque ad tertium celum cum eodem Apostolo penetrare paras, nunquam id in duobus alarum paribus posse presumas. Oportet absque dubio omnes illas superius designatas sex contemplati- 75 onum alas habere, qui cupit et ambit usque ad tertii celi secreta, diuini- M 12rb tatisque arcana uolare. Has utique sex contemplationum alas soli perfecti in hac uita uix habere possunt. Has omnes in futura uita electi omnes tam in hominibus quam in angelis habituri sunt, ita ut de utraque natura ueraciter pos- 80 sit dici quia sex ale uni, et sex ale alteri.

CAPUT XI QUOMODO PRIMA QUATUOR CONTEMPLATIONUM GENERA MISTICE DESCRIBANTUR

|De his itaque sex contemplationum generibus Moyses, ut mihi PL 77A uidetur, sub mistica descriptione agit, ubi materialem illam, sed misti- 5 cam quidem arcam ex dominica preceptione fieri instituit. Primum itaque designatur in arce fabricatione, secundum in eius deauratione, tertium in corona arce, quartum intelligimus per propitiatorium, per duo cherubin uero in quintum et sextum. 72 nostra – est] Phil. 3, 20 74 duobus] duabus Aris I, XI, 9 uero om. p

73-74 usque – paras] cf. II Cor. 12, 2

LA CONTEMPLATION, I, 11

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pour cette raison, il est bon pour l’homme de dissimuler ce qu’il a de bon et de ne présumer en rien de ses propres mérites, et de se garder toujours dans l’humilité 118. Que l’homme donc voile son corps avec la première paire d’ailes, et qu’il vole avec la seconde vers le ciel. Pourquoi, en effet, les deux genres médians de contemplation n’élèveraient-ils pas l’homme jusqu’aux réalités célestes et invisibles, ces deux genres qui, ainsi que nous l’avons dit, n’ont à s’occuper que de réalités invisibles? Que tout homme spirituel ne cesse de tendre avec zèle et d’aspirer à demeurer parmi les réalités célestes, afin de pouvoir dire avec l’Apôtre: «Notre lieu de vie est dans les cieux.» Mais cependant si, avec ce même apôtre, tu te prépares à pénétrer jusqu’au troisième ciel, ne présume jamais de pouvoir réaliser cela avec ces deux paires d’ailes. Il faut sans nul doute que celui qui en a le désir et qui s’emploie à voler jusqu’aux secrets du troisième ciel et jusqu’aux mystères de la divinité, possède les six ailes de la contemplation que nous avons indiquées. Les parfaits seuls, de toute manière, peuvent à peine disposer en cette vie-ci de ces six ailes. Dans la vie future, tous les élus, aussi bien parmi les hommes que parmi les anges, auront toutes ces ailes, de sorte qu’on peut dire vraiment de ces deux natures qu’elles ont chacune six ailes 119.

CHAPITRE 11 COMMENT SONT DÉCRITS ALLÉGORIQUEMENT LES QUATRE PREMIERS GENRES DE CONTEMPLATION

C’est en effet de ces six genres de contemplation. me semble-t-il, que Moïse traitait sous forme de description allégorique, lorsqu’il ordonna, à partir des instructions du Seigneur, de faire construire cette arche matérielle, mais qui était vraiment une arche allégorique. Et ainsi le premier genre, en effet, est signifié par la construction de l’arche, le second par la dorure, le troisième par la couronne de l’arche; nous voyons le quatrième dans le propitiatoire, et les cinquième et sixième genres dans les deux chérubins. Or, si nous regardons l’aspect et la matière dont est faite l’arche, des six composantes de l’ouvrage nous voyons en fait que seule la première est fabriquée avec du bois, alors que toutes les autres sont en or 120. Ainsi vraiment tout ce qui constitue le premier genre de contemplation, c’est

124

DE CONTEMPLATIONE, I, XI

Si autem ad figuram et materialem facturam respicimus, ex illis utique sex manufactis operibus solum primum fabricatur ex ligno, cetera omnia constant ex auro. Sic sane omnia illa unde primum contemplationis genus constat,|per sensum corporeum haurimus et per imaginationem representamus cum uolumus, nam alia omnia unde cetera ordiuntur, ratiocinando colligimus, uel simplici intelligentia comprehendimus. Cogita ergo quid sit inter lignum et aurum, et inuenies fortassis quam conuenienter ista designentur in ligno, illa uero figurentur in auro, in ligno quidem que subiacent imaginationi, in auro autem que solo subiacent intellectui. Aurum in se magna claritate refulget, lignum in se nil claritatis habet nisi quod ignem accendit et ministram luminis flammam nutrit. Sic sane imaginatio nullum in se prudentie lumen, nil preclarum habet, nisi quod rationem ad discretionem excitare et ad scientie inuestigationem dirigere solet. Recte autem secundum|illud contemplationis genus in quo rerum uisibilium ratio queritur, in lignorum deauratione figuratur. Quid enim aliud est rerum uisibilium et imaginabilium assignata ratio, quam quedam, ut sic dicam, lignorum deauratio? Recte nichilominus corona arce tertium contemplationis genus potest mistica designatione representare, in quo solemus per uisibilia ad inuisibilia ascendere, et ad eorum cognitionem imaginationis manuductione adsurgere. Nam corona quidem in summitate arce lignis affigebatur, lignorum tamen suprema alta protensione supergrediebatur. Sic illud contemplationis genus quod in ratione secundum imaginationem uersatur, imaginationi quidem innititur, dum ex rerum|imaginabilium similitudine rationem trahit, et quasi scalam erigit per quam ad inuisibilium speculationem ascendere possit. Propitiatorium autem ab omni parte et usquequaque ligno superponitur, et iccirco conuenienter satis in eo illud contemplationis genus figuratur, quod omnem imaginationem excedens in ratione secundum rationem uersatur. Et sicut propitiatorium, utpote arce operculum, nusquam sub ligno descendit, nec ligno affigi sinit, sic hec contemplatio omnem imaginationem supergrediens, et nulli se permisceri consentiens, sola inuisibilia respicit, solis inuisibilibus intendit.

20 solo] soli p

32 alta] alia p

37 autem] quidem Aris

41 affigi] se affigi Aris

10

V 10ra PL 77B M 12va 15

20

PL 77C 25

M 12vb 30

V 10rb PL 77D 35

40

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ce que nous puisons par les sens corporels et que nous représentons à volonté par l’imagination, car tout ce d’où partent les autres genres, nous le recueillons par le raisonnement ou nous le saisissons par la simple intelligence. Pense donc à ce qui distingue le bois de l’or, et tu découvriras peutêtre combien il convient de désigner les premiers éléments par le bois, et de figurer les autres par l’or: est en bois ce qui est soumis à l’imagination, en or ce qui est soumis seulement à l’intellect. L’or brille par lui-même d’un grand éclat; le bois n’a en lui rien qui ait de l’éclat, sinon ce qui prend feu 121 et qui nourrit la flamme productrice de la lumière. De même l’imagination n’a vraiment en elle aucune lumière de sagesse, rien qui ait de l’éclat, sinon ce qui incite la raison à exercer son discernement et l’oriente vers la recherche de la science 122. C’est donc à juste titre que le second genre de contemplation, où l’on recherche la raison des choses visibles, est figuré par la dorure du bois. La raison qu’on donne des choses visibles et imaginables, qu’est-ce d’autre en effet qu’une manière de dorure de la boiserie, si j’ose dire? Et il est tout autant juste de dire que la couronne de l’arche 123 peut représenter, par signification allégorique, le troisième genre de contemplation, celui dans lequel l’on monte habituellement par les réalités visibles jusqu’aux réalités invisibles, et l’on accède à la connaissance de celles-ci sous la conduite de l’imagination, comme mené par la main 124. Car la couronne était fixée dans les pièces de bois en la partie supérieure de l’arche 125, mais elle dépassait néanmoins par sa haute extension les pièces de bois les plus élevées. Ainsi ce genre de contemplation qui est pratiqué dans la raison selon l’imagination, s’appuie sur celle-ci en tirant une explication rationnelle de la similitude des choses qu’elle peut imaginer, et en dressant une sorte d’échelle par laquelle elle peut s’élever jusqu’à la spéculation des choses invisibles 126. Le propitiatoire, quant à lui, en toutes ses parties et de tous côtés, est placé au-dessus du bois; et il convient donc bien pour figurer le genre de contemplation qui, en dépassant toute imagination, est en activité dans la raison, selon la raison. Et de même que le propitiatoire – en tant que couvercle de l’arche – ne descend nulle part au-dessous du bois et n’est pas fixé dans le bois, ainsi cette contemplation, dépassant toute imagination, et ne consentant à aucun mélange, tourne son regard et son attention vers les seules réalités invisibles.

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DE CONTEMPLATIONE, I, XII

CAPUT XII QUOMODO NOVISSIMA DUO CONTEMPLATIONUM GENERA MISTICE DESIGNENTUR

|Duo autem nouissima contemplationum genera exprimuntur angelica figura. Et recte quidem illa operis factura, non humanam sed angelicam formam habuit, que illa contemplationum genera per similitudinem representare oportuit, quorum materia omnem humanam rationem excedit. Notandum sane quod predicta illa quatuor quodam modo sunt in unum coniuncta, ista autem duo nouissima separatim sunt et seorsum posita. Et in illis quidem primis quatuor contemplationum generibus ex propria industria, cum diuino tamen adiutorio cotidie crescimus, et ex uno ad aliud|proficimus. Sed in ultimis istis duobus totum pendet ex gratia, et omnino longinqua sunt et ualde remota ab omni humana industria, nisi in quantum unusquisque celitus accipit et angelice sibi similitudinis habitum diuinitus superducit. Et forte non sine causa hec nouissima operis factura angelicaque figura cherubin nomen accepit, eo fortassis quod sine huius supreme gratie adiectione quis ad plenitudinem scientie pertingere non possit. Sed quia e duobus cherubin unus dictus est stare ex parte una, et alter ex altera, ita ut unus intelligatur stare a dextris, alter autem a sinistris, animaduerte, obsecro, quam apte ex aduerso sibi opponuntur, et ex opposito statuuntur in earum uidelicet rerum figuram quarum he rationi consentire, ille|rationi contraire uidentur. Sed forte quis querere pergat quod in quo specialiter intelligere oporteat. Vide ergo ne forte in illo cherub qui a dextris stabat illud contemplationis genus intelligi debeat, quod est supra rationem, non tamen preter rationem, in illo autem qui a sinistris illud quod est supra rationem, et uidetur esse preter rationem. Scimus autem quia sinistra sepius sub uestimentis et quasi in occulto tenetur, dextera uero frequentius in apertum profertur, unde et recte per sinistram occultiora, per dextram intelliguntur manifestiora. Manifestiora autem sunt rationi consentanea, occultiora autem rationi aduersantia. Quintum ergo contemplati-

I, XII, 4 autem om. Aris 19 e] a p 21 animaduerte] animaduertere p posito] ex aduerso p 26 cherub] cherubin p 30 quasi] qua p

22 ex op-

PL 78A M 13ra

10

PL 78B V 10va

M 13rb 20

PL 78C 25

30

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CHAPITRE 12 COMMENT DÉSIGNER ALLÉGORIQUEMENT LES DEUX DERNIERS GENRES DE CONTEMPLATION

Les deux derniers genres de contemplation sont signifiés par une figure angélique. Et c’est sans doute à bon droit que la construction de cette partie de l’ouvrage a pris une forme d’ange et non d’homme: elle seule convenait pour représenter par similitude ces deux genres de contemplation dont la matière dépasse toute raison humaine. À vrai dire, il faut remarquer que les quatre premiers genres dont on a parlé forment en quelque sorte une unité, tandis que ces deux derniers sont placés séparément et à part. Et de fait, dans les quatre premiers genres de contemplation, chaque jour nous grandissons et nous progressons de l’un à l’autre par notre propre industrie, avec l’aide de Dieu cependant. En revanche tout dépend de la grâce dans les deux derniers, et ils sont fort éloignés et tout à fait séparés de toute action humaine, si ce n’est dans la mesure où chacun reçoit d’en haut et revêt la tenue de la similitude angélique octroyée par l’action divine 127. Et il se trouve que cette dernière réalisation de l’ouvrage figurée par un ange reçoit non sans raison le nom de «chérubin»: cela est dû peut-être au fait que, sans l’apport de cette grâce suprême, on ne peut atteindre à la plénitude de la science 128. Mais comme l’on dit des deux chérubins que l’un se tient d’un côté, l’autre de l’autre, en sorte que l’on comprend que l’un est à droite, l’autre à gauche, remarque, je t’en prie, avec quel à propos ils s’opposent en se faisant face et ils se dressent en s’opposant 129 pour figurer en fait ces réalités dont les unes semblent s’accorder avec la raison, et les autres la contredire. Mais supposons que quelqu’un veuille aller plus loin dans l’examen du sens qu’il faut donner à chacun des chérubins. Voyons donc s’il faudrait peut-être comprendre, dans le chérubin qui se tient à droite, le genre de contemplation qui est au-dessus de la raison et non hors de la raison, et dans le chérubin qui est à gauche, le genre qui est à la fois audessus de la raison et hors de la raison. Nous savons bien qu’on tient assez souvent la main gauche sous le vêtement, comme pour la cacher, et la droite au contraire on l’avance plus fréquemment à découvert, d’où il découle précisément que la main gauche signifie ce qui est plus caché, et la main droite ce qui est plus manifeste 130. Or les réalités plus évidentes s’accordent avec la raison, tandis que celles qui sont plus cachées s’opposent à elle. Nous comprenons donc que le cinquième genre de

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onis genus recte intelligimus in cherub|dextro, sextum nichilominus iuste intelligi potest in cherub sinistro. Et fortassis ista doctioribus animis sufficere possunt ad ea que de Moysi arca uel contemplationis gratia dici debuerunt. Sed quia otiosi sumus et otiosis loquimur, propter pigriores quidem pigrum nobis esse non debet adhuc eadem cum utili et forte quibusdam necessario subplemento repetere, et eidem materie liberius uacando in ipsam adhuc aliquid latius agere. Contemplantis itaque more contemplationisque tenore, de contemplatione agamus nec tante iocunditatis studium et tante admirationis spectaculum in transitu uideamus. Occupatis ista conpendiosa breuitate succinximus, otiosis autem eadem repetendo latius explicamus, simul utrumque precauentes|et festinos uiatores contra propositum detinere, et curiosos nouitatum exploratores contra|uotum urgere. Nunc ergo ad singula contemplationum genera redeamus, et primum de primo dicamus.

34 cherub] cherubin p 35 iuste] recte Aris cherub sinistro] cherubin sinistro p 37 Moysi] Moysis p 38 quidem] tamen Aris 39 utili] utile p 45 explicamus] replicamus Aris

PL 78D 35

V 10vb M 13va

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PL 79A PL 80A

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contemplation est à juste titre représenté par le chérubin de droite; le sixième, en revanche, peut être signifié par le chérubin de gauche. Peut-être que, pour de doctes esprits, ces indications suffiraient pour ce qui doit être dit sur l’arche de Moïse ou sur la grâce de la contemplation. Mais comme nous en avons le loisir et que nous nous adressons à des gens qui en ont aussi le loisir, ce n’est pas parce qu’il y a des gens plus paresseux que nous devons nous laisser gagner nous aussi par la paresse, et nous abstenir de reprendre encore ces explications en y apportant un supplément utile et peut-être même nécessaire à certains, et de nous étendre encore davantage sur certains points, en nous attardant plus librement sur ces sujets. Ainsi à la manière d’un contemplatif et par l’exercice continu de la contemplation, traitons de cette contemplation et ne nous contentons pas de jeter un regard à la sauvette sur une étude qui procure tant de satisfaction et un spectacle qui suscite tant d’admiration. Pour les gens affairés, nous avons donné un résumé bref et succinct; pour ceux qui en ont le loisir, nous reprenons les mêmes explications en les développant plus largement, craignant à la fois de retenir contre leur gré les voyageurs pressés, et ceux qui sont curieux d’explorer des domaines nouveaux, de les presser contre leur vœu 131. Revenons donc maintenant à chacun des genres de contemplation et d’abord traitons du premier genre.

NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE (p. 85-129) 1. Le titre de ce premier chapitre précise qu’il ne s’agit pas seulement d’un traité analysant les conditions de la connaissance naturelle et spirituelle en ses divers degrés, mais d’un exposé moral cherchant aussi à convaincre de parcourir ces degrés pour s’élever jusqu’à la contemplation la plus haute. Cf. Beniamin minor, c. I : «De studio sapientie et eius commendatione» (SC 419, p. 91, trad. J. Châtillon): «Le désir de la sagesse et son prix». 2. Nous mettons des guillemets ici au mot mystique. Pour Richard et pour les auteurs anciens, misticus signifie quelque chose qui est enveloppé de mystère ou qui recèle des mystères; l’adverbe mistice prend aussi le sens de «allégoriquement» ou selon le sens spirituel (iuxta allegoricum sensum, quelques lignes plus loin, comme équivalent de mistice). L’arca mistica est l’arche ou le coffre dans lequel sont tenus cachés des objets mystérieux (voir infra, n. 12), et qui a donc une signification qu’il faut dévoiler. Cf. H. de LUBAC, Exégèse médiévale, I, 2, p. 498 ss, qui donne en p. 505 cette définition d’Abélard (Exp. in Hexam., PL 178, 770 C): «Mystica dicitur expositio, cum ea praefigurari docemus quae a tempore gratiae per Christum fuerant consummanda, uel quaecumque historia futura praesignari ostenditur.» Voir aussi saint Grégoire, Hom. In Ez., II, 10, 1 (SC 360, p. 482, et passim): «Sacri eloquii mysticos sensus...». Par l’exposé «mystique» on enseigne que sont préfigurés les événements qui seront accomplis dès le temps de la grâce par le Christ et on montre que toute l’histoire future est «présignifiée». Pascal dira encore au XVII e siècle (Lettre à Mademoiselle de Roannez, Œuvres compl., p. 510): «Il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique.» Voir aussi dans l’introduction, p. 22, à propos des titres. 3. secretarium: lieu séparé (premier sens de secretus); idée à la fois de lieu retiré (au cœur du temple, séparé par le voile, le Saint des Saints), mais aussi de lieu le plus intime de l’âme, où sont les mystères et les secrets (derrière le voile de l’oubli); le sens rejoint celui des mystères qui viennent de l’au-delà (praeter, comme ceux qui seront donnés dans les genres supérieurs de la contemplation). Cf. De Trinitate, I, 4 (892B, éd. RIBAILLIER, [p. 90] l. 21-22, SC 63, p. 72): «...velud de intimo quodam sapientiae secretario [rationes] erutas in commune deducere.» Même expression chez saint Augustin: «Descends en toi, va au plus secret de toi-même (ad secretarium tuum, mentem tuam), dans ton esprit...» (In Ioh. ev., tract. XXIII, 10; BA 72, p. 384; PL 35, 1588-1589). Un écho de ce passage se retrouve dans le Nuage d’inconnaissance, c. 71 (trad. Armel Guerne, p. 214; voir aussi IV, 23, n. 243). 4. exiguitas: expression de modestie qui correspond certes à un usage rhétorique courant (captatio benevolentiae), mais qui n’est pas nécessairement dépourvue de sincérité: on verra ici ou là que Richard avoue ne pas avoir expérimenté lui-même l’extase, ce qui justifie cette ouverture empreinte d’humilité. Le procédé est ancien et il a été repris par les écrivains de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge. Il s’y mêle un geste de dévotion par lequel l’auteur sollicite l’inspiration divine ou lui reconnaît son rôle, comme ici. Nous croyons que Richard, dans ce premier chapitre, en appelle à l’aide divine avec sincérité. La déclaration de modestie convenue serait plutôt dans la référence aux doctes plus perspicaces. Voir sur cette question E. R. CURTIUS, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, p. 504-511. On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement avec Boèce qui, au début du De Trinitate (éd. Teubner, [p. 165] l. 1-5), reconnaît sa dette envers l’inspiration divine: «pour autant, dit-il, que la lumière divine en a jugé digne l’étincelle de notre esprit (quantum nostrae mentis igniculum lux diuina dignata est)...». La phrase de Boèce a des résonances intéressantes: l’étincelle

NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE

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contraste avec la lumière divine. Ainsi, la petitesse qu’avoue Richard peut bien signifier la faiblesse de l’esprit humain dont la capacité de découverte a besoin de l’inspiration divine. Saint Thomas, dans son commentaire du De Trinitate de Boèce (Expositio prohemii, p. 76, l. 36-37) dit: «Le pouvoir de l’intelligence de l’homme est comparé à bon droit à une petite flamme (igniculo comparatur), alors que le feu (ignis) dans sa plénitude correspond à la lumière divine.» 5. Il est fait allusion aux Pères qui ont développé des lectures allégoriques de l’arche, comme Hilaire de Poitiers, Augustin, Origène, etc. Richard va préciser immédiatement l’option qu’il a choisie. 6. La douceur – joie et sérénité – que peut procurer la méditation sur l’arche (la contemplation en ses progrès), doit inciter celui qui s’y adonne à accomplir cette démarche spirituelle, à entreprendre ce parcours (cf. le titre). L’idée de joie sera reprise à la fin du ch. 2 par le mot iocunditas, la joie (la délectation), que nous rencontrerons tout au long de la cinquième partie, associée à l’admiration et à l’exultation (iocundus – mirabilis). On remarquera l’emploi du pronom nobis qui désigne l’auteur et qui, insensiblement, par l’emploi des verbes à la même personne, lui associe les auditeurs. Le verbe putamus, qui apparaît peu après, et le pronom uobis définissent un ensemble comprenant celui qui entreprend l’exégèse, Richard, et ceux qui suivent son exposé (notamment les chanoines de Saint-Victor lors des sermons ou conférences devant le chapitre). Cf. l’introduction, p. 53. 7. D’autres comprennent: vous êtes sanctifiés aujourd’hui, demain et [jusqu’] au troisième jour. Cependant le texte de l’Exode (19, 10-11) dit: «...sanctifie-les aujourd’hui et demain... et qu’ils soient prêts pour le troisième jour; au troisième jour, en effet, le Seigneur descendra sur le mont Sinaï en présence de tout le peuple.» Richard de Saint-Victor, en faisant cette allusion au texte biblique, avait sans doute à l’esprit l’ensemble des deux versets, d’autant que ceux-ci se réfèrent précisément à cette venue de Dieu qui doit éclairer le peuple, comme dans la contemplation la lumière divine vient illuminer celui qui est en extase (cf. IV a et V a pars, le cinquième et le sixième genre de contemplation). 8. uirtus sanctificationis: pouvoir sacramentel de l’arche, invisible mais réel. Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, I, IX p., c. 2 (PL 176, 317C et 318C): «Quod intus est invisibile et spirituale, res sive virtus sacramenti est... virtus ex sanctificatione.» Cf. De verbis Apostoli, I, Opusc. theol., éd. RIBAILLIER, p. 317 (667D), de Richard: la passion et la mort du Christ ont «vertu d’expiation et de sanctification (eo ipso virtutem expiationis et sanctificationis habebant)». 9. Ramathaim: Richard se rappelat sans doute l’interprétation de saint Grégoire le Grand dans In I Regum I, 61 ss (PL 79, 49B ss; SC 351, p. 280 ss) selon laquelle la montée de l’homme «unique» de Ramatha signifie l’ascension contemplative; on y retrouve les notions de purification, d’unité rétablie, de ferveur (Elqana), de specula (observatoire, Sophim), de «vision consumée» (sens du mot Ramatha), qui apparaîtront tout au long de la description par Richard des étapes sur la voie contemplative. Dans Hebr. 9, le Christ est comparé au grand prêtre qui entre dans le Saint des Saints; pour Grégoire le Grand, l’homme unique de Ramathaïm préfigure aussi le Christ (ibidem, I, 1, 1; 21D; SC 351, p. 172-173). 10. Le pontife suprême doit être purifié et revêtu des ornements destinés au culte qui glorifie Dieu. Cf. aussi Is. 52, 1: Jérusalem doit «se revêtir de ses vêtements de gloire», signes de sa sainteté. Le grand prêtre (summus pontifex), et en particulier Aaron, portait un vêtement sacré pour entrer dans le Saint des Saints (Ex. 28, 2; Lev. 16, 4). Cf. aussi Eccli. 45, 9: «Il l’a [Aaron] revêtu d’une robe de gloire» («induit illum stolam gloriae»). Voir infra, I, 2 (66B). 11. Celui qui ouvre, c’est-à-dire «le Saint et le Véritable», le Christ (cf. Apoc. 1, 13), désigné ensuite comme la Sagesse.

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NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE

12. Dans le Liber exceptionum, II a p., III, 2 (éd. CHÂTILLON, p. 249), ces trésors de sagesse et de science (le dépôt précieux) sont les tables de la Loi prescrivant ce qui doit être accompli, la manne du désert qui a nourri le peuple, la verge qui a fait jaillir l’eau dans le désert, autant de signes qui annoncent les préceptes moraux, l’action salvatrice de la grâce divine. 13. ab initio: l’expression sous une forme voisine n’apparaît que dans certains mss de la Vulgate (placuerunt tibi Domine a principio). Faut-il l’entendre au sens de l’action de la Sagesse qui est présente dès le début de la guérison, ou cela est-il ainsi depuis le commencement des temps (c’est ce que Lemaître de Sacy semble comprendre)? 14. Toute cette partie est inspirée par Sap. 7, 22-28: la Sagesse a en elle un esprit d’intelligence qui est saint [...] elle atteint partout à cause de sa pureté [...] Car Dieu n’aime que celui qui habite avec la Sagesse. Action purificatrice donc et présence nécessaire pour recevoir l’amour divin. 15. uacare: être vide, inoccupé; terme récurrent pour décrire l’état de disponibilité intérieure: c’est ce qui permet à l’homme de se consacrer à la contemplation (en français «vaquer», se consacrer à quelque chose). Cf. infra, c. 2, n. 28 et 30. 16. Ce thème de la douceur du Seigneur traverse toute la Bible, la littérature patristique et les hymnes et séquences liturgiques. Hugues de Saint-Victor, dans le De arrha animae (L’Œuvre de Hugues de Saint-Victor, I, [p. 282] l. 869-871; PL 176, 970C): «...celui qui plus tard se donnera à toi pour que tu le voies et le possèdes éternellement, maintenant parfois se laisse goûter par toi, pour que tu reconnaisses combien il est doux (ut quam dulcis sit agnoscas).» 17. À dessein, Richard ajoute une précision (intelligebat... uidebat) qui n’était pas dans le texte de saint Luc (audiebat uerbum [Domini]), ce qui signifie bien que pour lui Marie de Béthanie jouissait d’une éminente contemplation, telle qu’il la définira en la IV e et la V e partie. Richard associe intelligere, audire, uidere, pour dire une expérience qui non seulement dépasse la raison raisonnante, mais transcende les voies communes de la perception humaine et dépasse ce que les mots tirés de notre expérience peuvent dire. Dans les Consuetudines cartusiae, 20, 2 (SC 313, p. 206-207), il est fait allusion à Marie la contemplative, mais, contrairement à Richard, en limitant en quelque sorte la nature de sa contemplation que Guigues I er définit «selon la faible mesure possible en reflet et par énigme». 18. Marthe, implicitement, représente aussi, dans la voie qui conduit à la contemplation, toute cette partie active de la raison en quête de la vérité et au service (ancilla) de la foi, attachée encore à la vision corporelle, alors que Marie, qui a la meilleure part, voit les réalités suprêmes avec l’œil intérieur, sans plus avoir à faire des efforts de réflexion, mais en se laissant éclairer par la Sagesse. 19. perfecti: cf. Matth. 5, 48 («Estote ergo vos perfecti sicut et Pater vester caelestis perfectus est»); I Cor. 2, 6 («Sapientiam autem loquimus inter perfectos...»). Souvent dans le même sens, on lit sancti: Lev. 11, 44; ou spirituales: saint Augustin, Confess. XIII, XVIII, 22 (CCSL 27, [p. 254] l. 14), par exemple (voir BA 14, note complémentaire 30, p. 629-631). Les perfecti ou sancti sont engagés dans la voie de la perfection spirituelle (les beati sont entrés dans la gloire céleste). 20. iustitia: ici au sens non de la justice civile, mais de la juste appréciation des valeurs, du juste discernement entre le bien et le mal et de la compréhension du dessein divin en sa justice. Dans le couple iustitia – gloria, le premier terme se réfère à la vie présente, le second à la vie dans l’au-delà; cf. plus loin in presenti sanctificari – in futuro beatificari. 21. Le français ne permet pas de rendre l’effet rhétorique du latin (mundus per contemptum mundi), à moins de recourir à des termes de l’ancienne langue (purifier pouvait se dire «monder»). La rencontre des deux termes latins, si proches par les sons, mais opposés par le sens, souligne précisément cette opposition. Nous avons deux couples parallèles, mundus – mundi et dilectio – Dei qui inscrivent dans la phrase un écho sonore non dépourvu de

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sens, en reprenant et en mettant en quelque sorte en valeur le parallèle précédent qui opposait a mundano amore emundare à ad celestium amorem inflammat. 22. arrha: saint Augustin distingue généralement entre le gage (pignus), don garantissant une promesse, et l’arrhe, don partiel de ce qui sera définitivement donné plus tard; cf. Sermo de Script. 23, 8 et 9 (PL 38, 158; CCSL 41, [p. 313-314] l. 148-176) et Sermo 156, 16 (PL 38, 858; CCSL 41 Ba, [p. 159] l. 100-103). Le Saint-Esprit envoyé aux hommes à la Pentecôte ne leur sera pas enlevé, comme le serait un gage que l’accomplissement de la promesse remplacerait. Richard respecte cette nuance: la grâce de la contemplation est déjà une part momentanée de la vision béatifique éternelle, elle est garante de la dilection divine. Le mot renvoie à II Cor. 5, 5: «...dedit nobis pignus Spiritus», que saint Augustin lisait: «...dedit nobis arrham Spiritus», conformément au texte grec (ἀρραβῶνα). 23. Cf. Jacob qui s’engagea au service de Laban (Gen. 29, 20-30): «Servivit igitur Iacob pro Rachel septem annis et videbantur illi pauci dies prae amoris magnitudine...» Même référence dans Beni. min., c. I. 24. Le texte du psaume dont on a ici l’écho s’applique en fait à Dieu. 25. luctator: référence au combat de Jacob avec l’ange (Gen. 32, 24). Au terme de la lutte, Jacob déclare avoir vu Dieu «facie ad faciem» (Gen. 32, 30); supplantator: cf. saint Jérôme, Lib. de nom. hebr. (CCSL 72, [p. 136] Lag. 61, 27): «Iacob subplantator uel subplantans.» Littéralement, c’est celui qui évince un rival; supplantare apparaît plusieurs fois dans la Bible avec le sens de celui qui se substitue ( Jacob, le Seigneur). Sur la signification allégorique de Rachel, voir Beniamin minor (SC 419, introduction p. 42-46). Au ch. II (03A), Rachel, c’est l’amour de la Sagesse, mais c’est aussi ailleurs «la raison» illuminée par la révélation divine (c. IV [04B]). Cf. au livre V, dans les étapes ultimes de la contemplation, la défaillance de la raison correspondant à la mort de Rachel, lors de la mise au monde de Benjamin. 26. seruire: «servir» plutôt que «être esclave»; on vient de lire qu’il s’agirait d’un nouveau Jacob, qui choisirait cet état de son plein gré; en outre, nous voyons aussi à travers Jacob une allusion au Christ qui s’est revêtu d’une forme servile et a choisi librement de se soumettre à cet état. Richard condense de manière un peu elliptique plusieurs significations qui se rejoignent et se recouvrent: la nature divine du Christ rayonnante de blancheur acquise de toute éternité (filiation divine), mais occultée par l’état servile d’homme torturé, humilié; le triomphe sur la mort vient recouvrir cet état par la blancheur glorieuse retrouvée. Voir infra n. 32. Pour l’expression septem et septem, double période d’épreuve, cf. Gen. 29, 27 («serviturus es mihi septem annis aliis»). 27. pro ea: sans doute un écho de Gen. 29, 18 («Serviam tibi pro Rachel...»). 28. Lemaître de Sacy traduit le passage du prophète Isaïe ainsi: «les sabbats [se changeront] en un autre sabbat»; ils ne savent pas faire du temps de repos une occasion de contemplation, un «autre sabbat» d’un niveau supérieur. Les mots sabbatum, otium, uacare, évoquent tous, d’une manière ou d’une autre, un état de paix et de disponibilité, et sont presque interchangeables; ils disent une disposition intérieure indispensable à la contemplation, privilège bien sûr des moines et des ermites (cf. M.-D. CHENU, La théologie au XII e siècle, p. 347-348); mais c’est un préalable requis aussi de tout homme cherchant à s’avancer dans cette voie. 29. C’est-à-dire, en s’inspirant de l’Enarr. in ps. 45, 14, de saint Augustin (PL 36, 524; CCSL 38, [p. 528] l. 1-13): libérez-vous intérieurement et considérez que c’est moi, Dieu, qui peut vous restaurer, en vous apportant la paix et la lumière. 30. Le latin dit: uacantes... uagantes..., ce qui met en opposition expressive la vacance (le repos) du corps et les divagations du cœur. On aura déjà noté quelques lignes plus haut le parallélisme sonore entre corpore et corde, la répétition de sabbat, autant d’effets qui ponctuent le discours pour en inscrire le sens dans l’esprit avec plus de force et de clarté.

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31. Sens: l’exercice de la méditation qui tourne en divagation ridiculise celui qui le pratique. 32. decandidatus: mot rare, quelques occurrences chez Richard: le sens oscille entre blanchi et tout à fait blanc. La phrase peut paraître ambiguë: on peut être tenté de rattacher decandidatum soit à Laban (apud uerum Laban), soit à [Iacob] quem... (accord par attraction). Cette dernière solution s’impose. C’est le Christ, retournant auprès du Père, qui est revêtu de blanc et glorifié. Selon le sens allégorique, Laban représente Dieu le Père, glorieux certes et nécessairement tout en blancheur (selon saint Jerôme en effet [CCSL 72, [p. 68] Lag. 8, 6], Laban signifie «blanc»); Jacob, c’est le Fils qui sera à la fois recouvert de blancheur et glorifié. L’insistance marquée par la séquence uerus — uerum — uere confirme le sens allégorique (il s’agit cette fois du véritable Jacob et du véritable Laban). 33. Dans Ioh. 17, 5 («Clarifica me, tu Pater... claritatem quem habui priusquam mundus esset apud te»), et 17, 24 («ante constitutionem mundi»), c’est le Christ qui parle. Richard fait de Iacob une figure du Christ (cf. saint Augustin, De civitate Dei, XVI, 39 (CCSL 48, [p. 545] l. 1-7; BA 36, p. 318-319): Jacob au terme de sa lutte est béni et reçoit le nom d’Israël, «interpretatur Israel “videns Deum”, quod erit in fine praemium sanctorum omnium», nom qui signifie vision de Dieu, récompense finale de tous les saints hommes; par un glissement que permet la polyvalence des signes prophétiques de la Bible, il lui applique les paroles du Christ. De même que le Christ fut glorifié par le Père, de même l’âme du contemplatif est glorifiée par le Christ. 34. Le vêtement blanc, vêtement de gloire, est celui des créatures célestes. Cf., par exemple, dans Matth. 28, 3, l’ange vêtu de la robe blanche qui se tient à l’entrée du tombeau. En écho, la transfiguration du Christ (Matth. 17, 2: «Vestimenta autem eius facta sunt alba sicut nix»; Marc. 9, 3; Luc. 9, 29). 35. Les Pères se représentent l’Église céleste comme une vaste assemblée où les anges se tiennent en contemplation (prospiciunt, cf. I Petr. 1, 12) et en adoration devant les trois Personnes de la Trinité; c’est en ce sens que le Christ revêtu de sa gloire divine suscite l’admiration. Adam de Saint-Victor, dans la séquence Superne matris gaudia, 9 e strophe (éd. AUBRY-MISSET, p. 223; notre édition, p. 461): «Les anges dans la joie sont en admiration et défaillent devant Celui qu’ils contemplent ([ciues angelici gaudent et] mirantur et deficiunt / in Illum quem prospiciunt).» Le poète décrivait déjà ainsi l’extase (mirari, gaudere, deficere) avec les termes qu’emploiera Richard. À ce propos, nous remarquons que le chancelier Gerson, dans son sermon Spiritus Domini, cite le texte original du vers «mirantur et deficiunt» (sur la base peut-être du graduel victorin, Paris B.N., lat. 14452, que Gerson en qualité de chanoine de Notre-Dame devait bien connaître et pratiquer). Mgr André Combes croyait à tort que Gerson avait corrigé le texte pour qu’il soit conforme à ce qu’il voulait lui faire dire, puisque la version de la Patrologie et d’une grande partie de la tradition manuscrite ultérieure donnait «mirantur nec deficiunt». Pour Gerson, la version originale était celle à retenir, ne serait-ce que parce qu’elle confirmait son analyse d’une partie des caractéristiques de l’extase (voir A. COMBES, La théologie mystique de Gerson, Profil de son évolution, II, 19, p. 128). Un autre passage du même sermon de Gerson, que cite A. Combes (op. cit., p. 123) a des résonnances très ricardiennes: «Denique sequitur defectio, sive casus, vel extasis», casus, qui apparaît ici, se retrouvant chez Richard dans «in extasim cadere» (V, 14, 184B) et dans «in mentis alienationem cadit» (V, 18, 191A). 36. La parole inspirée de Moïse permet, par les détails qu’elle donne sur l’arche, de comprendre le sens profond du message: les parties de l’arche décrivent allégoriquement les degrés qui conduisent à la contemplation suprême. 37. cogitatio: pour l’emploi de ce mot, voir la note complémentaire 1. 38. materia: c’est tout le créé qui est l’objet de la cogitation, de la méditation et de la contemplation. L’esprit peut l’examiner de manière superficielle, le parcourir du regard, ou

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bien essayer d’en pénétrer les raisons, ou encore éprouver de l’admiration. Mais au degré suprême de la contemplation, celle-ci est orientée vers un objet spécifique qui lui est propre: Dieu en sa présence mystérieuse (ce qui est autre chose que Dieu en tant que concept). 39. Les trois verbes (intueri, rimari, mirari) annoncent les descriptions que nous retrouverons dans les parties consacrées à chacune de ces activités: vision des objets que fournissent les sens, examen approfondi des concepts par la méditation, admiration que suscite la contemplation des mystères. 40. industria: ce mot revient souvent dans la suite du texte et dans d’autres traités sur la contemplation. Il signifie plus précisément l’application des facultés intellectuelles humaines, une activité intentionnelle; nous l’avons rendu ici par «activité», mais nous n’hésiterons pas à employer le mot «industrie», selon un usage qu’on rencontre dans les anciens textes français consacrés à la spiritualité. L’industria semble prioritairement caractériser la méditation (cf. J. CHÂTILLON, «Les Trois modes de la contemplation», p. 7). 41. Réminiscence peut-être de De archa Noe, IV, VIII de Hugues (CCCM 176, [p. 106107] l. 51-52; PL 176, 675A): «Reptilia sunt carnales cogitationes...» 42. L’image de la contemplation qui «vole» dans les hauteurs se retrouve assez souvent chez les Pères de l’Église. Cf. Grégoire de Nysse, Vita Moysi, PG 44, 401A (SC 1bis, II, 224, p. 104-105, trad. J. Daniélou): «...ainsi l’âme délivrée de ses attaches terrestres s’élance légère et rapide vers les hauteurs, s’envolant des choses inférieures vers le ciel.» Elle est parfois rattachée au thème de saint Jean l’Évangéliste qui pénètre le mystère divin comme l’aigle s’élevant et fixant son regard sur le soleil. Par exemple, saint Augustin, De consensu evang., I, VI, 9 (CSEL 48, p. 10; PL 34, 1046-1047): «Jean, comme l’aigle, s’envole au-dessus des nuages de la faiblesse humaine et, par les yeux très perçants et très puissants du cœur, plonge son regard dans la lumière de l’immuable vérité (lucem incommutabilis veritatis acutissimis atque firmissimis oculis cordis intuetur).» Grégoire le Grand, Hom. in Ezech. I, III, 9 (CCSL 142, p. 37; SC 327, p. 129): «L’aile ne désigne-t-elle pas la vie contemplative (per pennas nisi contemplatiua uita designatur)?» Et le travail de la vie active se tient au-dessous du vol de la contemplation (sub uolatu contemplationis), ajoute Grégoire. Jean Scot, Hom. sur le Prologue de Jean, I (CCCM 166, p. 4; SC 151, p. 206-208): «Le bienheureux Jean, le théologien, dans son envol, s’élève non seulement au-dessus de ce qui est à la portée de l’intelligence et de la parole (non solum quae intelligi ac dici possunt), mais est aussi emporté au cœur de ce qui dépasse toute intelligence et toute signification (in ea quae superant omnem intellectum et significationem superuehitur), et exalté au-delà de tout cela, par le vol ineffable de son esprit (ineffabili mentis uolatu), jusqu’aux arcanes du Principe unique de tout (in archana unius omnium principii exaltatur).» Même image encore dans Gerson, Theologia mystica (éd. M. VIDAL p. 60): «Tandis que celles-ci [les connaissances tirées du dehors] rampent (serpant)... celle-là [la théologie mystique] s’élève au-dessus de tout (supergrediatur universa), survolant et volant (circumuolens et uolans), les ailes toutes déployées (liberrimis alis).» 43. Dans l’Introduction à la Vie Dévote de saint François de Sales (II e partie, c. 4-6, Œuvres, p. 86 ss), nous lisons des formules qui rappellent Richard de Saint-Victor (aller courant çà et là, l’esprit trouve goût et fruit...). 44. Richard sans doute s’inspire de Boèce qui définit quatre niveaux d’activité perceptive, dont trois niveaux supérieurs propres à l’activité mentale (Phil. Consol., V, 4: CCSL 94, [p. 976] l. 74-80): le sens ne voit la forme que dans la matière à laquelle elle est appliquée, l’imagination ne voit que la forme sans la matière (solam sine materia iudicat figuram); la raison va au-delà de la forme (ratio vero hanc quoque transcendit) [...] Le regard de l’intelligence se tient à un niveau supérieur: allant plus loin que parcourir le tout, l’intelligence voit la forme simple par la fine pointe de l’esprit (intelligentiae [oculus] ipsam illam simplicem formam pura mentis acie contuetur).»

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45. Cf. la suite du texte de Boèce: «Superior comprehendi vis amplectitur inferiorem»: la faculté de compréhension supérieure englobe l’inférieure, autrement dit ce que l’inférieur peut, le supérieur le peut aussi, mais non l’inverse. Cf. la thèse aristotélicienne: tout ce qui fait partie de l’inférieur est dans le supérieur, mais tout ce qui fait partie du supérieur ne se trouve pas nécessairement dans l’inférieur. Déjà Hugues (Miscellanea I, PL 177, 471B-D) disait: «Celui qui voit ce que les yeux de la contemplation voient, voit aussi ce que les yeux de la raison voient et ce que les yeux de la chair voient, car les réalités inférieures sont vues dans les supérieures. Celui qui voit ce que les yeux de la raison voient, voit aussi ce que les yeux de la chair voient, mais non de même ce que les yeux de la contemplation voient.» 46. ipsa: d’autres lisent ipsam [imaginationem], mais ce n’est pas indispensable. La phrase latine cependant présente une anacoluthe (quia... comprehendi), mais le sens général n’est pas douteux. On pourrait aussi ajouter [possunt]. 47. Le rayon de la contemplation balaie un large champ; mais lustrare signifie aussi «éclairer»; en éclairant, il fait voir. Cf. Eccle. 7, 26: «Lustravi universa animo...», que Lemaître de Sacy traduit ainsi: «Mon esprit a porté sa lumière sur toutes choses, pour savoir, pour considérer, pour chercher la sagesse et les raisons de tout...» 48. Ces trois voies ont en commun d’être une application de l’esprit qui cherche à voir un objet, à l’appréhender. C’est en ce sens qu’on verra à plusieurs reprises des mots comme speculatio, consideratio, avoir la signification générale et indéterminée de «porter son regard sur», «contempler». Ce qui change en revanche, c’est la manière de chercher à comprendre l’objet. 49. contemplantis animi: on peut aussi comprendre «l’âme qui contemple». Mais nous préférons dans notre traduction personnaliser contemplantis (sujet de sit), l’homme en contemplation qui acquiert le pouvoir de comprendre beaucoup et avec plus d’acuité (nous lisons d’ailleurs quelques lignes plus loin: contemplantis animus). Sur animi acies et animi dilatatio, voir V, 2 et la note complémentaire 1 (dilatatio). 50. uiuacitas: il faut entendre surtout «vie», la vie qui anime la contemplation, une force vitale, comme on le dit à la ligne suivante, «ex eiusdem ui esse». 51. incorporeis: c’est la leçon commune de M et V que nous préférons à celle de la Patrologie, corporeis, que retient aussi M.-A. Aris, qui n’a pas relevé la leçon de V. L’intelligence, faculté normalement engagée dans l’investigation des réalités incorporelles, contribue aussi à élargir les pouvoirs de l’esprit dans la connaissance des objets corporels; le sens du mot intelligentia peut s’étendre, au même titre que celui de contemplatio, et ne pas être réservé à la seule contemplation supérieure. Richard, dans la conclusion du chapitre, confirme ce double sens. Voir infra, ch. 6 (intelligence commune et intelligence pure) et, en III, 9, les réflexions de Richard sur les différentes manières de comprendre le mot intelligentia. 52. suspendere, suspensus: voir la note complémentaire 3, p. 614. Il s’agit d’une opération de l’esprit (mens), et l’objet atteint comprend les manifestations du Verbe divin (création, révélation). Cette définition contient les éléments de celle donnée par Hugues (citée immédiatement après), mais y ajoute les notions particulières de suspensus et admiratio. Passant librement de mens à animus, Richard ne cherche pas à désigner quelque chose de foncièrement différent. Voir la note complémentaire 1. Cette définition ricardienne est citée expressément par Thomas Gallus (Spectacula contemplationis, éd., LAWELL, p. 270, l. 6-7, voir Introduction, p. [13]); elle est reprise par saint Bonaventure (Sermones domin., serm. 1, Domin. XIV post Pent., 1, 3, p. 414; cf. Markus BRUN, “Actus purus principii caritative diligentis”..., p. 41). 53. Dans Hom. in Eccl., I (PL 175, 117A), Hugues ajoute quelques lignes plus loin: «La contemplation est cette vivacité de l’intelligence devant qui tout est à découvert et qui le saisit dans une vision claire; ainsi, d’une certaine manière, ce que la méditation cherche, la

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contemplation le possède (ita quodammodo id quod meditatio quaerit, contemplatio possidet)» (trad. P. SICARD, Hugues de Saint-Victor et son école, p. 215). 54. prouidus: litt. «orienté vers l’avant» (traduction habituelle: prévoyant); ici le regard ne voit rien à l’avance, il se plonge en avant pour découvrir, d’où notre périphrase qui s’oppose à l’inverse caractérisant la cogitation (improuidus). 55. Le latin emploie une fois mens (intentio mentis) et plus souvent animus (comme ici: animi contuitus, animi obtutus). 56. Le latin utilise une série de mots voisins: contuitus, obtutus, respectus, aspectus: faut-il voir une nuance entre contuitus (qui rappelle contemplatio, et qui marque peut-être plus d’attention), obtutus (effort, obstination) et respectus (un regard qui parcourt ce qui est vu)? Richard recourt à animi aspectus pour résumer les trois opérations (voir aussi IV, 9, n. 55). 57. transire: transitus, transition d’une activité à l’autre, ce qui marque nettement une liaison, un passage quasi en continu, plutôt qu’une rupture, même s’il y a ascension. 58. L’émerveillement est joint ici à la délectation, qui seront deux caractéristiques de l’expérience contemplative (cf. V, 5 et 14). De même, inherere reprend l’idée qu’on vient de rencontrer, [cum admiratione] suspensa, expression qui reviendra constamment dans la IV e et la V e partie. 59. iuxta aliquid: nous rattachons à suspendatur. D’autres comprennent iuxta aliquid au sens de «d’une façon ou d’une autre», «de quelque manière». Richard reprend l’idée du rayon contemplatif perspicace (la vraie contemplation), pour passer ensuite d’une manière générale à d’autres façons de contempler (résumées à trois). 60. contractiores: leçon que nous adoptons (cf. M.-A. Aris et Patrologie): contractiones supposerait un complément au génitif (ce serait circuitus). Le parallélisme rhétorique paulo latiores – paulo contractiores milite aussi dans ce sens. La correction en M indique-t-elle la leçon originale qui aurait échappé au copiste de V, ou qu’il n’aurait pas connue? 61. Cette citation des évangiles renvoie au moment de la Transfiguration où le ChristDieu est vu dans sa gloire divine par les apôtres en extase. Il s’agit donc d’un moment de contemplation suprême. 62. En première approche, le plus grand et le plus petit peuvent signifier le tout et la partie. Mais on doit peut-être entendre aussi une référence lointaine à la mineure et à la majeure d’un raisonnement syllogistique, au moins par analogie. On verra un peu plus loin que Richard s’excuse d’avoir l’air de parler comme les philosophes. Sans chercher à entrer dans le détail des types d’argumentations qui sont en arrière-plan de cette page, nous y voyons les échos des topiques, ces lieux du raisonnement qu’Isidore définit (Etymol. II, 30-1), et qui proviennent des philosophes anciens, à travers Cicéron (notamment Topica § 11, p. 121), Martianus Capella (De nupt. phil., notamment IV, §§ 414-421, p. 142-144), Boèce (Comment. in Porphyr., In Cic. topica). 63. À partir des contraires se constitue un savoir qui permet de connaître les uns et les autres, et ce qu’il peut y avoir d’opposé entre deux réalités permet de mieux définir chacune d’entre elles, voire d’acquérir une connaissance du tout, lorsque ces opposés sont constitutifs d’une réalité (coïncidence des opposés). Dans le sixième genre, on verra que les deux chérubins s’opposent, et de ce double regard naît une «connaissance» du divin. Cf. II, 24 et surtout IV, 17-18, où seront examinés les paradoxes de ce que la foi enseigne (unité – trinité, absence – présence, etc.). Tous ces «opposés» ou «contradictoires» ou «paradoxes» dépendent de notre mode de pensée par catégories, lesquelles sont inadéquates lorsqu’il s’agit de l’essence divine. À titre d’illustration de cette problématique, on peut lire le raisonnement que tenait Boèce dans le De consol. phil., IV, pr. 2 (CCSL 94, [p. 66] l. 3-8; éd. Teubner, [p. 102] l. 3-9). Tout ce passage du De contemplatione fait allusion de manière générale aux divers procédés de la logique qu’étudiaient les clercs du XII e siècle. Quelles sources plus précises pourrait-on identifier? À côté de Boèce, soit comme théoricien lui-

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même soit comme commentateur des traités de logique anciens, on pourrait penser à une tradition victorine qui remonterait à Guillaume de Champeaux, qui fut célèbre pour ses talents de dialecticien. Mais il ne faut pas attacher trop d’importance au détail d’une description qui veut surtout évoquer l’extrême souplesse de la pensée. Richard ne propose ces exemples que pour montrer la continuité des moyens de pensée entre les divers niveaux. 64. antecedens, qui est un terme de la logique, peut aussi signifier la cause efficiente, et consequens la conséquence, ce qui est à l’origine et ce qui en résulte. 65. Après cette incursion dans le champ de la dialectique, Richard revient à ce qui doit dominer l’exposé, une explication qui non seulement veut éclairer, mais aussi inciter à s’avancer dans la voie contemplative. 66. planum: uni, facile, donc ici aisé d’accès; tenor: mouvement continu, accent, ton. On peut comprendre peut-être que la doctrine de l’Église ne comporte ni références cachées (pas d’ésotérisme), ni sens divers (elle parle d’une seule voix), ni effets rhétoriques comme le serait une doctrine avec des aspects polémiques, etc. 67. Le neutre latin (de imis ad summa, de primis ad nouissima) est indéterminé: il peut s’agir d’objets, d’aspects d’un objet, etc. Ici aussi, référence à la logique (ce qui est premier, ce qui est second..., cause, effet...). 68. disparibus: nous rendons ce neutre par «situations», même si l’on peut sous-entendre generibus (de disparibus [generibus] ad disparia genera), réservant le mot «genre» pour les divers modes ou degrés de contemplation. Ultérieurement, nous verrons apparaître cette notion de récompenses et de mérites qui se réalisent dans des situations apparemment contradictoires ou contraires (cf., par exemple, en II, 27). 69. curiosus: ici proche de cura, avec soin (cf. III, 5, n. 81). 70. circumstantia: tout ce qui constitue l’environnement, qui peut influencer de l’extérieur, ou expliquer, par opposition à ce qui de l’intérieur détermine la cohérence. 71. protrahitur: le sens peut être celui d’un arrêt prolongé, mais nous pensons plutôt qu’il s’agit d’une sorte de fascination: l’esprit est «attiré hors de lui-même vers» la lumière qu’il entrevoit. 72. Saint Grégoire le Grand, dans Hom. in Ez., V, 13 (CCSL 142, [p. 64] l. 245-260; SC 327, p. 188-189), se réfère à la vie contemplative et interprète cette prophétie ainsi: les saints qui accèdent à la contemplation des «biens célestes, du moins dans un miroir» (bona celestia quae saltem per speculum contemplari potuerunt) sont illuminés et, lorsqu’ils en reviennent, ils illuminent leurs frères par le récit qu’ils en font. Richard ne fait pas exclusivement référence à la contemplation extatique, mais aussi à la contemplation ordinaire; le regard, allant de l’esprit à l’objet et revenant de l’objet à l’esprit, non seulement projette un éclairage sur l’objet, mais reçoit de celui-ci en retour une lumière. 73. Dans le texte d’Habacuc (Hab. 2, 11), le sens semble être que le soleil et la lune sont éclipsés par l’éclat de la révélation divine, ou peut-être reflètent la lumière de cette révélation (et donc restent figés dans cet éclat). 74. species: pour suivre Richard qui vient de dire qu’il ne veut pas paraître philosopher, nous n’avons pas retenu «espèce», d’autant que lui-même parle ensuite de «genres». 75. Saint Thomas d’Aquin cite Richard et ses six genres de contemplation dans Summa th., IIª-II ae, q. 180, art. 4, arg. 3. 76. Si certaines figures de style du latin paraissent alourdir quelque peu la traduction, elles ont un sens par elles-mêmes que l’auteur a voulu, du moins est-ce notre hypothèse (voir l’introduction). C’est l’étonnement qui provoque un surcroît d’attention, et c’est ce surcroît d’attention qui suscite à son tour un étonnement supplémentaire; ensuite, l’admiration et la vénération se nourrissent réciproquement, comme l’attention et l’étonnement: l’expérience psychologique n’est pas figée, mais vivante, mouvante, progressive. Noter ici l’apparition de la notion d’admiration dans un sens dynamique, qui fonctionne comme un moteur

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de la comtemplatio (déjà au sens général) appelée non seulement à parcourir du regard le spectacle du monde créé, mais à l’admirer comme une œuvre manifestant la grandeur du Créateur. On retrouvera cette notion dans les genres suivants, progressivement associée à la iocunditas ou à la delectatio (désignant la qualité de ce qui est agréable à contempler), autres notions exprimant une sorte de bonheur intérieur, tout spirituel, de l’ordre de l’affectif. 77. discurrit: au XVI e siècle, discourir avait encore ce sens qui se confondait avec parcourir par l’esprit; saint François de Sales pouvait dire «l’entendement discourt» (Traité de l’Amour de Dieu, I, 8, p. 174). 78. ratio, ordo, dispositio: autant de termes qui se réfèrent au plan divin de la création. Richard ne le dit pas, mais ne sommes-nous pas en présence de l’admiration que soulève le sublime, au-delà de toute intervention de la raison, mais encore dans l’image? Plus loin, le Victorin évoquera la possibilité d’une extase même à ce niveau (voir IV, 23). 79. Cf. Beni. min., c. V (4D; SC 419, p. 102): «La raison ne s’élèverait jamais jusqu’à la connaissance de réalités invisibles, si une auxiliaire, c’est-à-dire l’imagination (ancilla sua, imaginatio uidelicet), ne lui proposait la forme des choses visibles.» 80. Expérience intérieure: ce sont des réalités qui sont dans l’esprit humain, que celui-ci éprouve, comme pourraient l’être, par exemple, les souvenirs, les inspirations soudaines, les remords. 81. communis intelligentia, au sens où il s’agit de l’intelligence en général, celle qui est mise en œuvre par tout le monde dans l’exercice de la pensée, mais qui n’est pas encore l’intelligentia pura dont il sera question dans la suite, à propos des degrés supérieurs de la contemplation. 82. Ici, c’est-à-dire dans le quatrième genre. Écho de la formule paulinienne (I Cor 13, 12, per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem), qu’on entend soit dans le remploi direct de speculum, soit dans le rapprochement sonore suggéré entre faciem et speciem; l’intelligence perçoit les objets de la contemplation tantôt par le truchement de l’imagination ou de la raison, donc indirectement, comme à travers un miroir, tantôt directement, par une vue sans intermédiaire (species, ce qu’on voit, l’aspect), quasiment «face à face». Ce passage montre que l’intelligence est présente à tous les stades de la contemplation (sauf au premier), d’une manière ou d’une autre, mais qu’ici elle commence à agir sans le concours de la raison ni de l’imagination, d’où ce qualificatif de pura. Voir aussi IV, 11. 83. Elle ne peut accéder aux niveaux inférieurs que par l’intermédiaire de la raison et de l’imagination. L’intelligence ne peut descendre tout en bas, au niveau de la perception sensible, parce que celle-ci est directe et ne recourt pas à l’intuition (intuitus), et que l’objet se présente en quelque sorte à l’état brut, sans «secrets» (ceux-ci, comme les lois physiques par exemple, concerneront un niveau supérieur mettant en œuvre la raison). Cf. Nonnulle alleg. tabern. foed. (197A): «Nous entendons par le propitiatoire le quatrième genre de contemplation, genre qui, pour la première fois, se sert de cette intelligence pure (hac primo genus pura intelligentia utitur), et s’occupe des créatures supérieures et intellectibles (circa summas et intellectibiles creaturas versatur) [...] Nous y voyons la pureté et la dignité suréminente de l’intelligence (intelligentiae puritatem et supereminentiae dignitatem). Ici il est fait usage de l’instrument de la raison sans l’office de l’imagination (instrumento rationis sine officio imaginationis).» Pour le propitiatoire, voir infra, c. 11 et III, 2. 84. Elle n’est pas étrangère aux procédures rationnelles, elle ne s’y oppose pas. 85. specula: le point de vue, le niveau auquel l’esprit parvient, qui lui vaut une vision nouvelle. L’âme est dans une position où sa vue peut s’étendre au loin, en l’occurrence vers les profondeurs du mystère divin. Voir la note complémentaire 1. 86. Cf. De Trinitate, I, 1 (891A-B; éd. RIBAILLIER, [p. 87] l. 12-18; SC 63, p. 64): «Certaines réalités que nous devons croire (quae credere iubemur) semblent non seulement audessus de la raison, mais encore contraires à la raison (verum etiam contra humanam

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rationem esse videntur), à moins qu’elles ne soient examinées par une investigation profonde et minutieuse (profunda et subtilissima indagatione discutiantur), ou mieux, qu’elles ne soient manifestées par révélation divine (vel potius divina revelatione manifestentur); ainsi, pour la connaissance de ces vérités et pour leur affirmation, nous nous appuyons sur la foi plutôt que sur le raisonnement (magis inniti solemus fide quam ratiocinatione), sur l’autorité plutôt que sur des preuves (auctoritate potius quam argumentatione).» 87. Pour respecter les distinctions établies par Richard, nous conservons les termes qu’il emploie: intelligible signifie accessible à la raison, intellectible accessible à l’intelligence. On remarquera qu’à la phrase suivante Richard introduit une nuance: il emploie le mot intellectibilis «hoc loco», pour la commodité ou la clarté de l’exposé. Cf. aussi supra, n. 83, la citation de Nonnulle alleg. tabern. foed. Voir la note complémentaire 1. 88. Richard ne donne pas d’exemple, mais on peut éventuellement songer, pour les réalités incréées les plus élevées, mais néanmoins intelligibles, à la nécessaire infinité de Dieu, ou même à la preuve de son existence (on peut alors se référer à ce qu’il dit des acquis de la philosophie «mondaine» en II, 2 et II, 9). Cf. aussi Beni. min., c. XVIII (12D-13A; SC 419, p. 136): spéculation sur les biens dans l’au-delà, sur l’interprétation de la Jérusalem céleste. Quant aux réalités créées et invisibles qui échappent à l’investigation rationnelle, le mode de surgissement de l’univers (comment la parole créatrice produit un univers matériel), pourrait en être un exemple. Voir encore notre note dans l’introduction, p. 54 (n. 59). 89. Nous rattachons nota à ratio: l’admiration qui naît n’est pas simplement suscitée par les objets (on dirait peut-être qu’il s’agit d’une admiration cantonnée à l’aspect esthétique), mais par le sens qu’on leur trouve. Là encore, Richard ne donne pas d’exemple. Nous pourrions cependant songer à ce que Hugues de Saint-Victor dit dans le De sacramentis, I, I, prol., c. 3 (PL 176, 184B): «L’esprit a été créé pour Dieu, le corps pour l’esprit, le monde pour le corps humain, pour que l’esprit soit soumis à Dieu, le corps à l’esprit et le monde au corps, [en quoi se trouve la raison des choses].» Cf. aussi, idem, I, I, 2 a p., c. 1 (205B): «Si enim omnia Deus fecit propter hominem, causa omnium homo est...» 90. Il ne s’agit pas d’une simple redondance mais du souci de l’auteur de marquer la réciprocité de l’action en évitant de donner l’impression que l’une des facultés est plus active que l’autre dans cette interconnexion. 91. ad inuisibilia: selon la leçon de M. La tradition manuscrite a retenu plutôt uisibilia. On peut comprendre les raisons qui ont amené les copistes à choisir cette solution, à première vue plus facile à interpréter, ainsi que l’hésitation du copiste de V qui a d’abord écrit uisibilia puis a corrigé en ajoutant in au-dessus de la ligne. La Patrologie a conservé inuisibilia, mais sans doute parce que la leçon précédente, qui est erronée (ex inuisibilibus au lieu de ex uisibilibus), a occulté la difficulté. La tentation était forte d’écrire uisibilia parce que ce second genre est considéré comme celui qui se tient dans les visibles, alors que le troisième s’élève aux invisibles; en outre, on a l’impression que Richard dit deux fois la même chose (on remarquera cependant la différence entre les verbes). Mais il n’est pas absurde de dire que dans certains cas la raison, en ce second genre, peut conjecturer certaines choses, ou si l’on veut, que l’imagination aidée par la raison peut présenter à l’esprit des images qui ne sont pas visibles momentanément, donc des invisibles. Dans le Beni. min., c. V (05A-B; SC 419, p. 104), Richard donne l’exemple d’une situation où l’on se trouve dans les ténèbres, donc empêché de voir (sensu deficiente), mais où l’imagination propose à l’esprit l’image de quelque chose qui est invisible. On pourrait penser aussi à l’exemple qu’il donne de la maison en or, jamais vue, mais dont l’image peut être créée et présentée à l’esprit (c. XVI; 11C; SC 419, p. 132). Songeons également au cas d’une fumée: grâce à l’intervention de la raison, on peut se représenter un feu. Le feu n’est pas visible, donc momentanément invisible, tout en faisant partie des choses qui par nature sont visibles. Dès lors la phrase conserve toute sa pertinence: dans le second genre, la raison vient guider l’imagination sur des objets visibles,

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et même peut nous renseigner (erudimur) sur des invisibles, sans qu’il y ait passage à un niveau supérieur, comme c’est le cas pour le troisième genre (promouemur). Le et in illo prend le sens parfaitement clair de «et également dans celui-là» – c’est-à-dire le second –, in isto renvoyant au dernier genre dont on a parlé, celui-ci, c’est-à-dire le troisième; les deux alia – les uns, les autres – se réfèrent toujours à des uisibilia, vus ou non vus; «invisible», comme en latin, peut signifier à la fois ce «qui n’est pas visible», c’est-à-dire «qu’on ne voit pas» (invisibilité accidentelle), ou ce «qui ne peut absolument pas être vu» (invisibilité par nature, c’est le sens qu’on aura plus loin). 92. fuerit: conjecture proposée par J. Ribaillier. 93. Image dense et évocatrice: celle de fouler aux pieds et celle d’un envol où l’on se propulse en hauteur d’un coup de talon (ab imo calcare), en quelque sorte en prenant ses distances avec le raisonnement ordinaire; à la fois l’idée d’effort et celle de rejet, voire de mépris. Le verbe calcare est fréquent dans la littérature morale: mépriser le monde, les biens matériels (Sénèque, Ad Luc. I, ep. XVI, 8, éd. Belles-Lettres, p. 66: «Non tantum habere tibi liceat, sed calcare divitias»). 94. alludere: le verbe garde quelque chose de l’idée de jouer, ce que nous avons essayé de préserver dans notre traduction. 95. imum et summum, au sens de niveau le plus bas ou le plus haut relativement à chacune des facultés: la raison et l’imagination atteignent leurs niveaux extrêmes. Au sixième genre, par contre, l’intelligence se tient non seulement à son niveau le plus élevé, mais absolument au niveau le plus élevé, et inversement l’imagination, dans le premier genre, est au niveau absolument le plus bas et à son niveau le plus bas. 96. Cette distinction n’apparaît ainsi formulée que dans ce chapitre. Sauf erreur, il n’est pas fait mention d’une telle nuance ailleurs dans les textes de Richard. Pour Richard, la présence d’objets proposés par l’imagination affecte la pureté de l’intelligence (qui se trouve mêlée à divers objets), et l’intervention du raisonnement affecte la simplicité de l’intelligence (car s’introduisent alors des procédures discursives, au lieu d’une saisie directe). 97. Le niveau supérieur des deux premiers niveaux – donc le second – «semble descendre»: il exerce son activité en dessous du troisième niveau, qui est proprement celui de la raison, mais recourt à celle-ci pour déduire certains objets. 98. La raison est à proximité, mais n’intervient pas. 99. illud: nous conservons la leçon de M. L’emploi systématique de ce pronom crée une certaine confusion que les copistes se sont efforcés de débrouiller, en remplaçant illud par istud dans la dernière phrase de l’alinéa, pour marquer l’opposition entre les deux exemples, et désigner de façon précise le troisième niveau dont il a été d’abord question et le premier niveau dont on parle en dernier. Mais dans les quatre exemples on a illud: les situations se distinguent par les déterminations qui accompagnent les pronoms, par les oppositions marquées par sicut... sic et et... et, et par le parallélisme des deux phrases. 100. consentaneus, déjà rencontré plus haut (1, 7), marque bien que la séparation entre deux genres résulte seulement du recours à des procédures différentes: ici, ce que les sens déposent dans l’imagination n’est pas nécessairement incompatible avec la raison, et l’esprit s’y intéressant peut y découvrir des relations qui sont analysables par la raison; de même au cinquième genre, où certaines réalités à la portée de l’intelligence, mais que la raison ne peut déduire seule, peuvent cependant se révéler compatibles avec celle-ci. 101. Richard laisse donc entendre qu’il n’a pas l’expérience personnelle de la contemplation suprême. 102. uel: nous comprenons l’adverbe dans ce sens particulier («ou ce qui revient au même», «ou pour mieux dire», manière de préciser pour éviter un malentendu), et non au sens d’une alternative (comme d’autres traducteurs qui entendent «une seule aile, ou une

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seule paire»); de toute façon une seule aile ne permet pas de voler; et unum sous-entend le neutre par, une paire. Cette seule paire correspondrait à la première. 103. Dans les chapitres ultérieurs, la contemplation correspondra à une forme de repos dans les biens supérieurs (III, 2; IV, 15 et 22; V, 4). La première des trois paires d’ailes ouvre peut-être déjà la perspective d’un dépassement du second niveau de contemplation et apporte un début d’apaisement, même si la suite introduit plutôt à cet égard une manière de réserve. Cependant, à la fin du chapitre, la citation du psaume 139 évoque une forme de sérénité accessible en cette vie, dès le second genre de contemplation (libération de la servitude des appétits terrestres). 104. illis reprend l’idée de la paire unique dont il était question plus haut, la première. 105. subtilis: idée d’un vol léger (libéré de la pesanteur des objets matériels), mais aussi d’une certaine finesse du regard perspicace permettant de pénétrer aisément dans le monde supérieur. Le rapprochement sublimis – subtilis signifie que plus on s’élève, plus les réalités visées sont subtiles, éloignées des images terrestres. 106. Allusion aux stoïciens, aux platoniciens, aux néoplatoniciens sans doute. À la fois reconnaissance du chemin parcouru par les philosophes dans l’approche de la contemplation, suivant en cela saint Augustin qui a salué leurs mérites, et incitation à aller plus loin. L’influence du platonisme sur les Pères grecs est notoire et les a amenés à développer une approche de l’expérience spirituelle qui doit beaucoup aux platoniciens et néoplatoniciens. Voir à ce sujet, E. von IVÁNKA, Plato Christianus, en particulier p. 158 à 162. Dans le Liber exceptionum, II a, III, 1 (éd. CHÂTILLON, p. 248, l. 46-47), Richard reprend le thème du peuple d’Israël s’emparant de l’or égyptien, et lui donne le sens d’une appropriation de la philosophie païenne; il s’inspire de la séquence d’Adam de Saint-Victor, Rex Salomon fecit templum, et parle de ces artifices, philosophes venus rejoindre la «vraie sagesse», en donnant comme exemples Denys l’Aréopagite et saint Cyprien (op. cit., II, VII, 1, p. 314, lignes 47-53). Cf. sur ce thème, II, 9; II, 10; IV, 3; Beni. min., c. III (3D; SC 419, p. 98): on ne s’étonnera pas que la sagesse suprême fasse l’objet de tant d’amour, puisque «la sagesse de ce monde est elle-même cherchée avec tant d’amour, on le voit, par les philosophes de ce monde». 107. animale terrenum: nous aurions pu dire «animal terrestre» en référence à la distinction qu’on lit chez Guillaume de Saint-Thierry entre les états «animal», «rationnel» et «spirituel» (voir II, 13, n. 88). Pour Richard, il s’agit aussi de l’état des débutants. Dans un passage des Confessions (XIII, XII, 13), saint Augustin met en parallèle les carnales et les spiritales rapprochés symboliquement de la terre et du ciel (voir aussi au c. 1., n. 19, supra). Cf. encore saint Paul, I Cor. 2, 14: «Animalis autem homo non percepit ea quae sunt Spiritus Dei», c’est-à-dire l’homme livré aux seules ressources de son intelligence humaine, de son psychisme, sans les lumières de la grâce ou de la Révélation; de même, I Cor. 3, 1. 108. Réminiscence de Is. 6, 2: «...[les séraphins] avaient chacun six ailes, deux dont ils voilaient leur face, deux dont ils voilaient leurs pieds, deux dont ils volaient.» Mais ici, les deux ailes servent à se voiler et à voler, et c’est plutôt la paronomase (uolare – uelare) qui suscite l’idée que le corps terrestre, trop charnel, doit être voilé, donc en un certain sens, éliminé (voir ci-après): thème de la purification intérieure par séparation de tout ce que l’imaginatio charrie encore de souvenirs des biens terrestres, mais en gardant en mémoire leur précarité. D’autres auteurs donnent un sens symbolique différent aux ailes des séraphins: elles voilent l’éclat divin, elles empêchent que les regards indignes ou qui ne sont encore que charnels puissent regarder la majesté divine (saint Bernard, Pro dominica in novembris, sermo 5, 10; PL 183, 359A-B), Op. omnia, V, p. 325, l. 15 ss., le mystère du commencement et de la fin de tout (saint Jérôme, In eccles. I, PL 23, 1020B), etc. 109. Col. 3, 5 (cit. abrégée). Cf. Col. 3, 9 («Dépouillez le vieil homme...») et Eph. 4, 22, ainsi que de Gal. 5, 24 («ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses pas-

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sions et ses désirs déréglés»). Le verbe mortificare doit garder son sens premier de «faire mourir» (cf. la trad. proposée par Lemaître de Sacy); faire mourir le vieil homme du péché. 110. Le latin semble dire «oublier la convoitise», mais il s’agit d’oublier du même coup les biens de ce monde. 111. mundana mutabilitas, exemple d’écho repris tant bien que mal dans la traduction, et qui, par le rapprochement des sonorités, souligne le paradoxe de l’instabilité des biens de ce monde. 112. ambitio (de ambio, tourner autour), l’attrait des séductions mondaines qui tendent à circonvenir l’homme. 113. celestia peut s’entendre comme les régions célestes, en conservant l’image concrète du vol, ou comme les réalités célestes, supérieures, spirituelles. 114. Le texte du psaume 138 (9) dit en fait: «si je prends des ailes dès le point du jour et si je vais demeurer aux extrémités de la mer, votre main m’y conduira...» Ici, l’idée de Richard est celle-ci: aborder aux extrémités du monde sensible, en sortir («mourir» par mortification), c’est se préparer à entrer dans la compréhension du monde spirituel. Pour saint Augustin, aller aux extrémités de la mer, c’est aller au-delà de ce monde-ci pour y trouver la paix (Enarr. in ps. 138, 12, PL 37, 1791; CCSL 40, [p. 1998] l. 16): «Qu’est-ce que l’extrémité de la mer sinon l’extrémité de ce monde-ci?» La métaphore de la navigation en mer exprime souvent l’idée de la vie sur cette terre. 115. Phil. 1, 23: «...desiderium habens dissolvi et cum Christo esse.» «J’ai le désir de mourir», lit-on généralement dans les traductions modernes, mais il faut garder l’idée de dénouement des liens (comme le fait Lemaître de Sacy). Dans les versets précédent et suivant (22: vivere in carne, et 24: permanere in carne), il y a une reprise du mot caro que nous rendons par le mot «corps». L’insistance des versets plus haut (13 et 14: uincula) sur les chaînes qui attachent saint Paul en prison induit elle aussi l’image de la mort comme délivrance des liens charnels. Le texte sacré, très présent dans la mémoire de l’écrivain, suscite sinon des images toujours explicites, du moins des résonances qu’il ne faut pas laisser échapper; à cet égard, il est à remarquer que le verset Phil. 1, 20 (secundum expectationem et spem meam) s’entend en écho dans l’expression cum desiderio expectare. 116. Cette recommandation se réfère à ce qui a été dit des troisième et quatrième genres de contemplation (c. 6 et 7). 117. Saint Augustin, dans Confess., XIII, XII, 13 (CCSL 27, [p. 248] l. 14-16; PL 32, 850): «Nous fûmes ténèbres autrefois, nous sommes maintenant lumière dans le Seigneur.» 118. Cf. Prov. 11, 2 («...ubi autem humilitas ibi et sapientia»). Les bona sua: littéralement «ses propres biens», mais sans doute à comprendre au sens de ce qu’il y a de bon en lui: vertus, bonnes actions, bonnes dispositions. 119. Même vision béatifique pour les élus, hommes ou anges. 120. L’or, opposé au bois, symbolise l’usage de la raison qui intervient dans l’exercice de la pensée sur les objets produits par l’imagination, et également l’intelligence. En II, 1, l’or sera opposé au bois de l’arche, lequel symbolise expressément ce qui relève de l’imagination seulement. Mais on voit ailleurs que l’or est plus généralement le symbole de la sagesse suprême (II, 8; Liber except., II a, III, 9, éd. CHÂTILLON, p. 255-256). 121. ignem, complément direct de accendit. Il faut comprendre que le bois n’a en lui aucune brillance, mais quelque chose qui s’allume au contact du feu, et qui nourrit la flamme, une substance inflammable qui permet au feu de briller. 122. inuestigatio scientie: explorer les informations reçues des sens pour les comprendre et en tirer des extrapolations. 123. La Bible de Jérusalem (L’Exode, trad. B. Couroyer, p. 119, n. j) traduit corona par «moulure»; nous conservons un mot calqué sur le latin, comme Lemaître de Sacy, et conformément à l’exploitation métaphorique ultérieure.

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NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE

124. manuductio: terme imagé – dont nous avons en l’occurrence conservé la signification originelle – fréquent dans les textes de spiritualité. Cf. In Apocalypsim, I, 1 (688A, où Richard cite Denys le Pseudo-Aréopagite): «C’est la raison pour laquelle le bienheureux Denys, dans le livre mentionné [La Hiérarchie céleste], dit: “Il est impossible à notre esprit de se hausser à cette imitation et contemplation immatérielle des hiérarchies célestes, à moins d’y être conduit par des [images] matérielles (materiali manuductione) convenant à luimême”. Ce qu’il appelle conduite matérielle, ce sont les images des objets matériels (materialem manuductionem vocat rerum corporalium imagines) par lesquelles sont figurées dans la sainte Écriture, les réalités incorporelles et invisibles.» Le texte latin cité par Richard est celui qu’il pouvait lire dans le commentaire de Hugues (Explanatio in hier. coel., PL 176, 935A), et qui correspond au texte grec (PG 3, 121B; SC 58bis, p. 72-73, ouvrage auquel nous empruntons la traduction – légèrement modifiée – du fragment de Denys). Cf., pour la version de Jean Scot, II, 17, n. 130. C’est effectivement la traduction de l’Érigène qui a popularisé l’expression dans la littérature latine. Mais on pouvait déjà lire, dans Moralia in Job, l. 27, c. 24 (PL 76, 425A; CCSL 143B, [p. 1364] l. 42) à propos de la charité divine: «Videamus qua manu ducitur [mens] ut et iacens elevari valeat, et sublevata revocari.» 125. affigi: le verbe comporte l’idée d’insertion dans quelque chose et s’applique à la couronne; l’image du propitiatoire posé seulement sur le bois rendra bien l’idée d’une contemplation libérée des représentations par l’imagination. 126. Dans le De Trinitate, l’image de l’échelle symbolisera la montée de l’esprit au-dessus des réalités terrestres jusqu’aux célestes (Prologue, 889C; éd. RIBAILLIER, [p. 82] l. 48-49; SC 63, p. 54); de même en I, 10 (895D; éd. RIBAILLIER, [p. 95] l. 13-15; SC 63, p. 82), passage du visible à l’invisible; et passim. L’échelle symbolise à la fois les degrés de la montée, mais aussi la continuité. 127. Le latin (comme le français avec le mot «tenue») joue sur l’ambiguïté du mot habitus: à la fois comportement et vêtement (cf. IV, 14, n. 118); chacun adopte un comportement semblable à celui des anges. Le don de la grâce accordé par Dieu (diuinitus) doit être accueilli par l’homme et non rejeté. 128. «Chérubin», selon l’étymologie reçue communément par les Pères de l’Église, signifie «plénitude de la science» (Isidore, Étymologie, VII, c. 1, CCSL 72, p. 63, Lag. 4, 11). Les deux chérubins sont mentionnés dans l’Itinerarium de saint Bonaventure (voir IV, 8, n. 51). 129. Remarquer l’effet sonore opponuntur et ex opposito statuuntur: ils sont opposés et par cette opposition ils manifestent... Le polyptote a une valeur démonstrative et souligne le rapport logique. 130. Sans aller chercher les significations symboliques chez les Pères de l’Église (cf. l’édition de M.-A. Aris, p. 109) dans cette opposition gauche-droite, Richard se réfère simplement à l’habitude de désigner les objets et d’indiquer le but de la main droite, ce qui vaut à celle-ci d’être généralement visible, alors que la main gauche reste en repli. On peut songer aussi au soldat qui se couvre en tenant le bouclier de la main gauche alors qu’il attaque à l’épée brandie de la main droite: l’épée manifeste la visée vers un savoir accessible, le bouclier couvre l’esprit devant le mystère incompréhensible. 131. Voir l’introduction, p. 35, n. 60.

II a PARS

CAPITULA SECUNDE PARTIS I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII.

Quod primum contemplationis genus consistat in consideratione et admiratione rerum uisibilium Quam sit copiosa huius contemplationis materia uel quo- 5 modo se philosophi exercuerint in ea. De triplici distinctione prime speculationis M 13vb Quod primus gradus huius speculationis consideratur in materia, forma et natura Quod secundus gradus consideratur in operatione nature et 10 industrie Quod tertius huius speculationis gradus consistit tam in humanis quam in diuinis institutionibus Quod secundum contemplationis genus constat in consideV 11ra randa et admiranda rerum uisibilium ratione Quam sit copiosa huius contemplationis materia Quomodo philosophi se in huius contemplationis materia exercuerint De distinctione secunde contemplationis De proprietate secunde contemplationis 20 De tertio contemplationis genere Quomodo in hoc contemplationis genere incipiat homo fieri spiritalis De distinctione eorum que ad hanc speculationem pertinent Quomodo hoc contemplationis genus recte in quinque gra- 25 dus diuiditur Quod illa que ad hanc speculationem pertinent, aliter adhuc distingui possunt Quod in hac speculatione corporee similitudinis manuducti30 one utimur

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRES DE LA DEUXIÈME PARTIE 1. Le premier genre de contemplation consiste en la considération et l’admiration des choses visibles 2. Abondance de la matière de cette contemplation, et comment les philosophes s’en sont occupés 3. Sur une triple distinction dans la première spéculation 4. Dans le premier degré de cette spéculation on considère la matière, la forme et la nature des choses 5. Dans le second degré on considère l’action de la nature et de l’industrie humaine 6. Le troisième degré de cette spéculation porte autant sur les institutions humaines que sur les institutions divines 7. Le second genre de contemplation consiste à considérer et à admirer la raison des choses visibles 8. Abondance de la matière de cette contemplation 9. Comment les philosophes se sont consacrés à la matière de cette contemplation 10. Les caractères distinctifs de la seconde contemplation 11. Ce qui est propre à la seconde contemplation 12. Le troisième genre de contemplation 13. Comment, dans ce genre de contemplation, l’homme commence à devenir spirituel 14. Distinction à faire dans ce qui relève de cette spéculation 15. Ce genre de contemplation est divisé avec raison en cinq degrés 16. Il est possible de distinguer d’une autre manière encore ce qui relève de cette spéculation 17. Dans cette spéculation, nous prenons pour guide la similitude corporelle 18. Ce genre de contemplation s’établit dans la raison selon l’imagination

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DE CONTEMPLATIONE, II

XVIII. XIX. XX.

XXI.

XXII XXIII. XXIV. XXV. XXVI. XXVII.

Quod hoc contemplationis genus consistat in ratione secundum imaginationem Quomodo ad permissionem uel operationem Dei pertineat quicquid radius contemplationis perlustrat Quomodo Dei sapientia, cum sit simplex et una, diuersis M 14ra considerationibus in contemplationem adducitur, et modo scientia, modo prescientia, modo dispositio uel predestinatio nominatur Quod diuina sapientia secundum diuersos contemplationis modos in quibusdam uideatur mirabilior, in quibusdam io- 40 cundior In qua speculatione diuina prescientia uel scientia appareat mirabilior In qua speculatione diuina predestinatio appareat iocundior In qua rerum speculatione soleat diuina dispositio iocundior 45 apparere Quod contemplationis nostre spectaculum semper comitari debeat magna admiratio et ingens exultatio Quod secundum modum admirationis et exultationis varia50 tur modus contemplationis Quod in omni rerum mutabilium contemplatione necesse sit diuine sapientie considerationi inherere V 11rb

II, Prol., 31 quod] quomodo V

LA CONTEMPLATION, II

149

19. Comment tout ce que le rayon de la contemplation parcourt se rattache à la permission ou à l’action divine 20. Comment la sagesse de Dieu, alors qu’elle est simple et une, apparaît dans la contemplation sous divers aspects et est appelée tantôt science, tantôt prescience, tantôt disposition ou prédestination 21. La sagesse divine selon les divers modes de contemplation se révèle tantôt plus admirable, tantôt plus délectable 22. La spéculation où la prescience et la science divines apparaissent plus dignes d’admiration 23. La spéculation où la prédestination divine apparaît plus délectable 24. La spéculation sur des réalités où habituellement la disposition divine apparaît plus délectable 25. Le spectacle offert à la contemplation doit toujours s’accompagner d’une grande admiration et d’une immense allégresse 26. Le mode de la contemplation varie selon le mode d’admiration et d’exultation 27. Dans toute contemplation des choses muables, il faut s’attacher à considérer la sagesse divine

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DE CONTEMPLATIONE, II, I

CAPUT I QUOD PRIMUM CONTEMPLATIONIS GENUS CONSISTAT IN CONSIDERATIONE ET ADMIRATIONE RERUM VISIBILIUM

|Primum itaque contemplationis genus est in consideratione et admiratione rerum corporalium, in omnibus eis que per quinque sensus corporeos ingrediuntur ad animum. Et est quidem hoc omnium infimum, et debet esse incipientium. Ab hoc enim|debent adhuc rudes incipere, ut possint paulatim ad altiora quasi quibusdam perfectionum gradibus ascendere. Ad hoc itaque contemplationis genus pertinet omnis admiratio Creatoris quae surgit ex consideratione rerum corporalium, et designatur in hac arce descriptione per conpaginem lignorum. Et congrua satis distinctione per ligna designantur ea que pertinent ad imaginationem, sicut per aurum nichilominus ea que uidentur pertinere ad rationem. Non autem de quibuslibet lignis permittitur fieri hec arca, sed de lignis Sethim tantum, que sunt ualde inputribilia. Pertinent autem ad ligna inputribilia quelibet rerum scrutinia honestatis et utilitatis integritate plena. Ligna inputribilia sunt quelibet rerum considerationes, quelibet operum retractationes que|nullam mentis corruptionem inducunt, que sinceritatis et ueritatis integritatem custodiunt. In tanta itaque rerum uisibilium copia, inter tot spectaculorum genera, uideat quisque quod eligat, caueat ne illud ante mentis oculos reducat unde cordis sui munditiam polluat. Debet ergo a considerationis sue respectu uoluptatum irritamenta amouere, qui cupit de interne incorruptionis perpetuitate gaudere. Quicquid auaritiam stimulat, quicquid gulam irritat, quicquid luxuriam inflammat, ab illa recordationum suarum frequentia secernat. Ille sane mundum et que in mundo sunt, utiliter in contemplationem adducit, qui per mundanorum respectum ad mundanorum despectum uenit. Hunc eiusmodi|contemplationis fructum magnus ille mundanalium contemplator quesiuit et inuenit scriptumque reliquit. «Vanitas uanitatum, dixit Ecclesiastes, uanitas uanitatum et omnia uanitas.» Ille

II, I, 7 et – incipientium] Hugues, Hom in Eccle., I (PL 175, 117B) 31-32 uanitas – uanitas] Eccle. 1, 2; 12, 8 II, I, 2 quod om. p consistat] consistit p 7 ab] ad p ducit] adducitur p 30 eiusmodi] huiusmodi p

17 utilitatis om. p

28 ad-

PL 79A 5

M 14rb PL 79B

10

15

PL 79C 20

V 11va M 14va

25

PL 79D

LA CONTEMPLATION, II, 1

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CHAPITRE PREMIER LE PREMIER GENRE DE CONTEMPLATION CONSISTE EN LA CONSIDÉRATION ET L’ADMIRATION DES RÉALITÉS VISIBLES Le premier genre de contemplation consiste donc dans la considération et l’admiration des réalités corporelles, toutes celles qui pénètrent dans l’esprit par les cinq sens du corps. Et c’est assurément le genre le plus bas de tous. Il doit être également celui des débutants 1. C’est par lui que ceux qui sont encore débutants doivent commencer, afin de pouvoir gagner peu à peu les hauteurs comme par une suite de degrés de perfectionnement 2. À ce premier genre de contemplation en effet se rattache toute l’admiration pour le Créateur suscitée par la vue des réalités corporelles, et, dans la description de cette arche, ce genre est signifié par l’assemblage des pièces de bois. Et le bois convient bien pour signifier ce qui relève de l’imagination, tandis que l’or désigne non moins correctement ce qui se rapporte à la raison. Or, il n’est pas permis de construire cette arche avec n’importe quel bois, mais seulement avec du bois de Sethim 3, qui est parfaitement imputrescible. À ce bois imputrescible correspond toute recherche sur les choses qui sont pleinement et parfaitement honnêtes et utiles. Sont bois imputrescibles toute considération des choses et tout examen des œuvres qui n’induisent aucune corruption de l’esprit et préservent pleinement la vérité en sa pureté. Devant une telle abondance de choses visibles, devant tant de sortes de spectacles, il appartient à chacun d’examiner ce qu’il choisit et de veiller à ne rien proposer aux yeux de son esprit qui soit susceptible de souiller son cœur. Celui qui désire se réjouir d’une pureté intérieure permanente doit donc éviter de porter son regard sur ce qui provoque des impressions voluptueuses. Tout ce qui encourage l’avarice, tout ce qui suscite la gourmandise, tout ce qui attise la luxure, qu’il en évite le retour fréquent dans ses pensées. Oui, cet homme contemple le monde et son contenu avec profit, si de spectateur il devient contempteur des choses du monde 4. C’est le fruit d’une telle contemplation que ce grand observateur des choses du monde a cherché, trouvé et laissé par écrit: «Vanité des vanités, a dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, et tout est vanité.» Il n’exerce pas en vain la contemplation des vanités, celui qui, partant de ce qu’il voit au niveau le plus bas, s’élève jusqu’à la louange du Créateur et découvre que celui-ci, dans toutes ses œuvres, est digne d’admiration, de louange et d’amour. Seigneur, notre Seigneur, qu’il est admirable ton nom sur

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DE CONTEMPLATIONE, II, II

uanitatis contemplationem non in uanum assumit, qui ex eo quod in imo respicit in laudem Creatoris assurgit, qui eum in omnibus operibus suis mirabilem, laudabilem, amabilem repperit. Domine dominus noster quam admirabile est nomen tuum in uniuersa terra. Ecce mirabilem. A solis ortu usque ad occasum laudabile nomen Domini. Ecce laudabilem. Iustus Dominus in omnibus uiis suis, et sanctus in omnibus operibus suis. Ecce amabilem. Ligna ergo rigida, ligna robusta, ligna durabilia, quelibet considerationes sunt que mentis|uigorem reparant, que ad constantiam roborant, que in perseuerantia confirmant. Ligna denique ab omni corruptione aliena sunt que nec maculam feditatis, nec neuum falsitatis contrahunt. Pertinet itaque eque ad ligna Sethim, ad ligna inputribilia, de rebus corporeis quelibet assertio uera, sententia rata. Facienda est itaque hec sapientie arca de lignis inputribilibus, de sententiis irrefragabilibus,|ut sentiamus hec omnia que uidentur in mundo facta ab uno Deo, et creata de nichilo, nichil in his omnibus diffinientes quod dissonet a uero.

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M 14vb

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PL 80B

CAPUT II QUAM SIT COPIOSA HUIUS CONTEMPLATIONIS MATERIA VEL QUOMODO SE PHILOSOPHI EXERCUERUNT IN EA

Habet itaque materiam hec contemplatio, ut iam dictum est, omnia que sensus corporeus contingere potest. Copiosa sane materia, et silua M 15ra non modica. Currant omnes, intrent singuli, nemo prohibetur, eligat quisque quod magis miretur. Superabundat satis cuique materia ad faciendam sibi arcam. Discat tamen quisque eligere ligna inputribilia, ut nichil sentiat contra traditionem ueram. De hac eadem silua philosophi gentium studuerunt sibi fabrice|sue PL 80C materiam eligere, cupientes et ipsi nichilominus sapientie sibi arcam fa35-36 Domine – terra] Ps. 8, 2 et 10 tus – suis] Ps. 144, 17

36-37 a solis – Domini] Ps. 112, 3

38 ius-

II, II, 10 philosophi – studuerunt] loc. par.: Trin., Prol. (889B; Ribaillier, [p. 81] l. 33-35) 43 neuum] uitium p II, II, 2 quam] quod p

3 exercuerunt] exercuerint Aris et in tab. cap. sec. partis

LA CONTEMPLATION, II, 2

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toute la terre. Voilà pour admirable. Du lever du soleil jusqu’à son coucher, le nom du Seigneur est digne de louange. Voilà pour digne de louange. Juste est le Seigneur en toutes ses voies, et saint en toutes ses œuvres. Voilà pour digne d’amour. Bois rigide, bois solide, bois durable, ce sont toutes ces considérations qui rétablissent la vigueur de l’âme, qui fortifient sa constance, qui l’affermissent dans la persévérance. Ce sont bois enfin qui échappent à toute corruption, eux que n’affectent ni tache de pourriture ni souillure de fausseté 5. Toute assertion vraie, toute pensée juste qui concerne les choses corporelles correspond en effet avec raison au bois de Sethim, ce bois imputrescible. Il faut donc construire cette arche de sagesse avec du bois imputrescible, avec des pensées irréfragables, afin de comprendre que tout ce que nous voyons dans le monde a été fait par Dieu seul et a été créé à partir de rien, en ne définissant rien dans toutes ces choses qui soit en désaccord avec la vérité 6.

CHAPITRE 2 ABONDANCE DE LA MATIÈRE DE CETTE CONTEMPLATION ET COMMENT LES PHILOSOPHES S’EN SONT OCCUPÉS Cette contemplation a donc pour matière, comme on l’a dit, tout ce que les sens corporels peuvent atteindre, matière abondante à vrai dire, et vaste forêt 7. Que tous y courent, que tout un chacun y pénètre, personne n’en est empêché, que chacun choisisse ce qu’il admire davantage. La matière est suffisamment abondante pour que chacun se construise son arche. Néanmoins, que chacun apprenne à choisir du bois imputrescible, afin de ne rien penser qui soit contraire à la vraie tradition. Dans cette forêt, les philosophes païens se sont appliqués à extraire les matériaux de leurs échafaudages, désireux qu’ils étaient de se construire néanmoins pour eux-mêmes une arche de sagesse. Ils entreprirent donc de couper les pièces de bois, de les dégrossir, de les assembler. En définissant, subdivisant, argumentant, ils trouvèrent beaucoup de choses qu’ils retinrent et transmirent 8. Ils ont construit ainsi beaucoup d’arches contenant des doctrines variées, et ils ont constitué des écoles innombrables 9. Pénétrant donc dans ce bois sombre et dense, ils se sont engagés dans d’infinies interrogations 10, et Dieu a livré le monde à leurs disputes, mais ils se sont égarés dans leurs vaines pensées 11 et, à force

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DE CONTEMPLATIONE, II, II

bricare. Ceperunt igitur ligna secare, dolare, conpingere diffiniendo, diuidendo, argumentando, multa inuenire, tenere et tradere. Fecerunt itaque arcas multas, tenentes sententias uarias et constituentes sectas innumeras. Intrantes ergo et in illud nemus umbrosum et condensum, inseruerunt se questionibus infinitis, et tradidit Deus mundum disputationi eorum, sed euanuerunt in cogitationibus suis, et defecerunt scrutantes scrutinio, eo quod non posset inuenire homo opus quod operatus est Deus ab initio usque in finem. Reuelauit autem Deus per Spiritum suum quibus uoluit, quando uoluit,|quantum de his scire oportuit. Quid ergo mirum si potuerunt efficere opus admiratione dignum qui edocti sunt per Spiritum Dei, nolentes sequi spiritum suum, nec incedere uolentes post cogitationes adinuentionum suarum? Etiam temporibus nostris insurrexerunt quidam pseudo philosophi, fabricatores mendacii, uolentes sibi nomen facere, studuerunt noua inuenire. Nec erat eis cura tam ut assererent uera, quam ut putarentur inuenisse noua. Presumentes itaque de sensu suo, putauerunt se posse facere sibi sapientie arcam, et euntes in adinuentionibus suis tradiderunt sententias nouas, arbitrantes secum ortam morituramque sapientiam. Et ecce conputruerunt horum omnium alta sapientium arce, eo quod non essent de lignis Sethim, lignis uidelicet inputribilibus| facte. Et ecce stulti facti sunt omnes principes Thaneos eo quod stultam fecerit Deus sapientiam huius mundi. In tantum enim infatuata est illa quondam gloriosa mundana philosophia, ut innumeri cotidie ex eius professoribus fiant eius irrisores, et ex eius defensoribus fiant eius inpugnatores, et illam detestantes nichil aliud profitentur se scire nisi Christum Ihesum et hunc crucifixum. Et ecce quam multi qui prius fabricabant in officina Aristotelis, tandem saniori consilio discunt cudere in officina Saluatoris. Et qui prius fabricabant uasa contumelie, nunc docentur fabricare uasa glorie, cotidie confitentes Domino in uasis Psalmi, eo quod peniteat eos fecisse opus 15 inseruerunt – infinitis] cf. Eccle. 7, 30 16-17 tradidit – eorum] Eccle. 3, 11 17 euanuerunt – suis] Rom. 1, 21; Hugues, Archa Noe, IV, 6 (CCCM 176, [p. 101] l. 7-9 ) 17-18 defecerunt – scrutinio] Ps. 63, 7 29-30 secum – sapientiam] Hugues, Didasc., III, 13 (PL 176, 774D; Buttimer, [p. 63] l. 26-27); cf. Iob 12, 2 32 stulti – Thaneos] Is. 19, 13 32-33 stultam – mundi] I Cor. 1, 20 36-37 nisi – crucifixum] I Cor. 2, 2 40 fabricabant –contumelie] cf. Rom. 9, 21 15 et om. Aris 19 in] ad p 26-27 putarentur] putarent p 28 in om. Aris

V 12ra

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LA CONTEMPLATION, II, 2

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de scruter, ils se sont épuisés dans leurs scrutations 12, du fait que l’homme ne pouvait découvrir l’œuvre que Dieu avait accomplie depuis le commencement jusqu’à la fin 13. Mais Dieu l’a révélé par son Esprit à qui il a voulu, quand il l’a voulu, autant que la connaissance en était opportune 14. Qu’y a-t-il donc d’étonnant si ceux qui ont été instruits par l’Esprit de Dieu, refusant de suivre leur propre esprit et de s’avancer sur la voie des idées qu’ils avaient trouvées eux-mêmes, ont pu accomplir une œuvre digne d’admiration 15 ? À notre époque aussi, certains pseudo-philosophes ont surgi, des fabricants de mensonges qui veulent se faire un nom: ils se sont appliqués à découvrir des nouveautés. Leur préoccupation n’était pas tant d’affirmer des choses vraies, que de passer pour avoir trouvé du nouveau 16. Présumant donc de leur jugement, ils pensèrent pouvoir construire pour eux-mêmes une arche de sagesse, et s’abandonnant à leurs inventions, ils transmirent des opinions nouvelles en pensant que la sagesse était née et allait finir avec eux 17. Et voici que les arches de tous ces savants hautains ont pourri, par le fait qu’elles n’étaient pas en bois de Sethim, c’est-à-dire faites d’un bois imputrescible 18. Et voici que sont devenus stupides tous ces princes de Thané, du fait que Dieu a rendu stupide la sagesse de ce monde 19. Car cette philosophie du monde, jadis glorieuse, a perdu tout sens 20 à un point tel que, chaque jour, parmi ceux qui en font profession, innombrables sont ceux qui s’en moquent, et innombrables, aussi parmi ceux qui l’ont défendue, ceux qui ensuite l’attaquent et, l’ayant prise en horreur, proclament ne rien savoir d’autre que le Christ Jésus, le Crucifié 21. Et voyez: parmi ceux qui travaillaient auparavant dans l’officine aristotélicienne, combien nombreux sont ceux qui maintenant, avec un jugement plus sain, apprennent à œuvrer dans l’officine du Sauveur. À ceux qui fabriquaient auparavant des vases à usage vil 22, on enseigne maintenant à fabriquer des vases de gloire: ils confessent chaque jour le Seigneur dans des vases de louange 23, et ils se repentent d’avoir accompli une œuvre honteuse et d’être demeurés longtemps des artisans du mensonge. Où sont donc maintenant, je le demande, les écoles des académiciens, des stoïciens, des péripatéticiens, où sont leurs arches? Voici que tous ces gens, désormais, se sont endormis dans leur dernier sommeil et n’ont rien trouvé de leurs richesses dans leurs mains, et ils ont abandonné leurs richesses à des étrangers, et leurs sépulcres seront leurs demeures pour l’éternité 24. Et voici que tous se sont décomposés avec leurs arches, périssant en même temps que leurs doctrines et leurs traditions.

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DE CONTEMPLATIONE, II, III

confusione dignum et diu fuisse fabricatores mendacii. Ubi sunt nunc,| queso, secte achademicorum, stoicorum, peripatheticorum, ubi sunt arce eorum? Ecce iam omnes isti dormierunt sompnum suum, et nichil inuenerunt omnes hi uiri diuitiarum in manibus suis, et reliquerunt alienis diuitias suas, et sepulchra eorum domus eorum in eternum. Et ecce conputruerunt omnes cum arcis suis, pereuntes simul cum doctrinis et traditionibus suis. Sed arca Moysi manet usque in hodiernum diem, nunquam firmior, nunquam fortior quam hodie utpote confirmata per catholice ueritatis auctoritatem, eo quod sit facta de lignis Sethim, inputribilibus uidelicet et incorruptibilibus lignis, et omnis eius narratio atque doctrina contexta sit sententiis ueris et assertionibus ratis. Ecce uidimus de qua materia debeat fieri, consequens est ut discamus|de mensura et modo faciendi, ut iuxta Moysi exemplum sequamur in his omnibus non nostrum sensum sed diuine institutionis documentum. Redeamus itaque nunc ad illud contemplationis genus quod constat esse omnium infimum et primum, et iccirco esse incipientium, quod etiam figurari diximus in hac arce descriptione ex sola conpage lignorum.

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CAPUT III DE TRIPLICI DISTINCTIONE PRIME SPECULATIONIS Hec igitur speculatio triplici ratione consideratur. Prima est in rebus, secunda in operibus, tertia in moribus. Illa que est in rebus pertinet ad arce longitudinem, illa que est in operibus per- 5 tinet ad latitudinem, illa que est in moribus pertinet ad altitudinem. |Scimus enim longitudinem latitudine naturaliter priorem esse, si- PL 81D militer latitudinem altitudinis respectu locum priorem tenere. Nam M 16ra longitudo sine latitudine, et latitudo sine altitudine potest intelligi, quamuis in rerum essentia ab inuicem minime possint separari. Sed altitudo 10

44-45 dormierunt – suis] Ps. 75, 6

45-46 reliquerunt – eternum] Ps. 48, 11-12

44 suum om. Aris 46 eorum] illorum Aris, om. p 49 Moysi] Moysis p 52 omnis] omnibus V 53 ratis] raris p 55 Moysi] Moysis p 59 etiam om. Arisp II, III, 4 est om. Aris 6 illa que est in operibus pertinet ad latitudinem] in marg. M

LA CONTEMPLATION, II, 3

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Mais l’arche de Moïse demeure jusqu’à aujourd’hui, qui ne fut jamais plus ferme, jamais plus forte qu’à ce jour, puisqu’elle est consolidée par l’autorité de la vérité catholique, du fait qu’elle est fabriquée en bois de Sethim, c’est-à-dire en bois imputrescible et incorruptible, et tout ce qu’elle expose et tout ce qu’elle enseigne est tissé d’opinions vraies et d’assertions ratifiées 25. Nous avons ainsi vu de quelle matière elle doit être faite; ensuite de quoi il faut étudier ses mensurations et la manière de la construire, de sorte qu’à l’exemple de Moïse nous suivions non pas notre jugement, mais les prescriptions de l’enseignement divin. Revenons donc maintenant au genre de contemplation qui est manifestement le plus bas et le premier de tous, et précisément celui des débutants, puisque, dans la description de l’arche, il n’est figuré, avons-nous dit, que par l’assemblage des bois.

CHAPITRE 3 SUR UNE TRIPLE DISTINCTION DANS LA PREMIÈRE SPÉCULATION Cette spéculation est donc considérée selon une triple raison. La première est dans les choses, la seconde dans les actions, la troisième dans la morale. Celle qui est dans les choses se rapporte à la longueur de l’arche; celle qui est dans les œuvres se rapporte à la largeur; celle qui est dans les mœurs se rapporte à la hauteur. Nous savons en effet que la longueur est naturellement première par rapport à la largeur 26, et que de même la largeur par rapport à la hauteur occupe la place qui vient d’abord. Car la longueur peut être pensée sans la largeur, et la largeur sans la hauteur, même si, dans l’essence des choses, elles ne peuvent nullement être séparées l’une de l’autre. Mais la hauteur sans la largeur et la largeur sans la longueur, cela ne peut être, et il n’est pas possible de le penser. Et par longueur simple on entend en effet une grandeur menée d’un point à un autre et passant seulement par des points, du moins par la seule pensée. Nous parlons de largeur simple quand dans notre esprit nous faisons aller une grandeur d’une ligne à une autre, et par les lignes seules, et que nous la déployons en une sur-

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DE CONTEMPLATIONE, II, IV

sine latitudine, uel latitudo sine longitudine nec ualet esse, nec licet intelligere. Simplex namque longitudo intelligitur, quando quantitas de puncto ad punctum et per sola puncta discurrens in lineam sola saltem cogitatione protrahitur. Simplicem latitudinem dicimus, quando quantitatem de linea in lineam et per solas lineas mente distendimus, et in superficiem dilatamus. Nam sicut linea est longitudo sine latitudine, sic superficies est latitudo sine altitudine. Altitudo autem est|quando quantitas de superficie in superficiem densescit et corpus solidum reddit quod tres dimensiones suscipit. Qui ergo hec recte considerat, satis ei, ut arbitror, constat, quod longitudo naturaliter sit prior latitudine, et latitudo altitudine. Sic sane illa consideratio que est in rebus naturaliter prior est et illa consideratione que in operibus et illa que est in moribus. Quis enim nesciat res ipsas earum operationibus quandoque etiam tempore semper autem naturaliter priores esse, ex quibus et in quibus quelibet operationes habent nec aliter omnino existere? Similiter mores ipsi siue boni siue mali circa opera quidem solent et debent considerari. Nam opera utique hominum magna ex parte in quantum sunt ordinata et moderata pertinent ad|mores bonos, in quantum uero sunt inordinata et inmoderata pertinent nichilominus ad mores malos. Unde satis constat quod quemadmodum prior est consideratio rerum quam operum, sic naturaliter prior est consideratio operum quam morum. Recte itaque dictum est quod consideratio rerum pertineat ad arce nostre longitudinem, consideratio operum ad latitudinem, consideratio autem morum ad ipsius altitudinem.

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CAPUT IV QUOD PRIMUS GRADUS HUIUS SPECULATIONIS CONSIDERATUR IN MATERIA , FORMA ET NATURA Tripartitur autem trium illarum consideratio prima. Prima itaque huius subdiuisionis consideratio est in materia, secunda in forma, tertia V 13ra in natura.

II, III, 27-30 opera – malos] cf. Augustin, Nat. bon., III, 3 (CSEL 25/2, p. 856, l. 1415) 11-12 intelligere] intelligi p 22 et om. p

LA CONTEMPLATION, II, 4

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face. Car de même que la longueur est une ligne sans largeur, ainsi la surface est une largeur sans hauteur. Et nous avons affaire à une hauteur quand une grandeur prend du volume en allant d’une surface à une autre et forme un corps solide qui reçoit trois dimensions 27. Donc, pour qui examine correctement ces choses, il est tout à fait certain, je crois, que la longueur est naturellement première par rapport à la largeur, et la largeur par rapport à la hauteur. De même sans doute, l’acte de considérer les choses précède naturellement celui qui porte sur les opérations et celui qui porte sur les mœurs. Qui donc ignore que les choses elles-mêmes précèdent toujours les opérations effectuées sur elles, parfois aussi dans le temps, mais toujours par nature, ces choses par lesquelles et dans lesquelles sinon ces opérations n’auraient pas d’existence? De même, les mœurs elles-mêmes, bonnes ou mauvaises, sont généralement considérées et doivent l’être par rapport aux actions. Car les actions des hommes, pour une grande part, en tant qu’elles sont ordonnées et mesurées, relèvent de mœurs bonnes et, en tant qu’elles ne sont pas soumises à un certain ordre et à une certaine mesure, relèvent pareillement de mœurs mauvaises 28. Il est par conséquent bien évident que, comme la considération des choses précède celle des actions, de même la considération des actions précède naturellement celle des mœurs. On a donc raison de dire que la considération des choses correspond à la longueur de notre arche, que celle des actions correspond à sa largeur, et celle des mœurs à sa hauteur.

CHAPITRE 4 DANS LE PREMIER DEGRÉ DE CETTE SPÉCULATION ON CONSIDÈRE LA MATIÈRE, LA FORME ET LA NATURE DES CHOSES La première de ces trois considérations se divise en trois: en effet, la première considération, dans cette subdivision, est celle de la matière, la seconde, celle de la forme, la troisième celle de la nature. Nous saisissons aisément la matière et la forme par la vision corporelle, car nous distinguons sans nous tromper la pierre du bois, le triangle du carré. Mais ce qui relève de la nature, en partie exposé aux sens, en partie par contre caché plus en profondeur, appartenait 29 à la raison. Alors qu’on considère la nature dans la qualité intrinsèque des choses, de même la forme consiste en leur qualité extrinsèque. La qua-

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DE CONTEMPLATIONE, II, V

|Materiam et formam uisu corporeo facile deprehendimus, nam lapidem a ligno, triangulum a quadrato sine errore discernimus. Illud autem quod ad naturam pertinet, partim expositum sensui, partim autem profundius latens repositum erat rationi. Natura siquidem consideratur in rerum qualitate intrinseca, quemadmodum et forma consistit in qualitate extrinseca. Qualitas autem rerum interior ex magna parte corporeo percipitur sensu, sicut sapores gustu, odores olfactu. Illam autem nature uim que rebus medullitus inpressa profundius introrsum latet, nunquam homo sensu carnis adire posset, etiamsi minime pecasset. Verumtamen eam ingenii sui acumine facile perspiceret, si rationis oculus peccati|nube obductus sub erroris nebula non caligasset. Modo autem ignorantie tenebris inuoluti quotiens de ea aliquid querimus, per experientie argumenta palpamus potius quam uidemus. Patet itaque ratio cur arce nostre longitudo iuxta dominicum documentum non debeat uel potius non ualeat habere nisi duos cubitos et dimidium. Ibi enim scientia humana cubitum plenum habet, ubi certitudinem tenet, ubi ea que sciri oportet sensu aliquo comprehendere ualet. Habet ergo sensus corporeus cubitum in conspectione materie, habet alium cubitum in consideratione forme, habet cubitum dimidium in perceptione nature quam non penetrat nisi ex parte. Partim enim, ut dictum est, exposita est sensui, partim reposita est rationi. Hec itaque tria, materia|scilicet, forma et natura, quia in substantia corporea simul sunt et a se inuicem diuidi non possunt, se quasi in lineam extendunt et ad arce longitudinem se pertinere ostendunt.

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CAPUT V QUOD SECUNDUS GRADUS CONSIDERATUR IN OPERATIONE NATURE ET INDUSTRIE

Exercitata itaque mens secundum hanc triplicem considerationem que est in speculatione rerum, debet se consequenter transferre ad speculationem operum, ut cum didiscerit considerationem suam et ad opera naturalia et opera artificiala extendere, possit arce nostre latitudo prefinite magnitudinis mensuram accipere.

II, IV, 25 alium cubitum] cubitum alium Aris II, V, 6 didiscerit] didicerit Arisp

26 perceptione] preceptione p

5

LA CONTEMPLATION, II, 5

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lité intérieure des choses est saisie en grande partie par les sens corporels, comme la saveur, qui l’est par le goût, l’odeur par l’odorat. Mais quant à cette puissance de la nature 30 qui est inscrite au cœur des choses, et qui se cache plus profondément à l’intérieur, l’homme ne pourrait jamais l’atteindre par les sens charnels, même s’il n’avait pas commis le péché. Cependant il aurait pu facilement la percevoir par la pénétration de son intelligence naturelle, si l’œil de la raison, aveuglé par le nuage du péché, n’avait sombré dans les brumes de l’erreur 31. Mais maintenant, enveloppés dans les ténèbres de l’ignorance, chaque fois que nous nous interrogeons sur la nature des choses, nous tâtonnons par le recours à ce que l’expérience nous apprend, plutôt que nous ne la voyons 32. Ainsi on voit manifestement pour quelle raison la longueur, selon l’instruction du Seigneur, ne doit pas, ou plutôt ne peut pas valoir autre chose que deux coudées et demie. Le savoir humain a une coudée pleine quand il détient la certitude, quand ce qui doit être su, il peut le comprendre par le moyen de quelque sens. Le sens corporel mesure donc une coudée quand il regarde la matière; il mesure une autre coudée quand il considère la forme; et il mesure une demi-coudée quand il perçoit la nature qu’il ne peut pénétrer que partiellement. En partie en effet, comme il a été dit, la nature est exposée aux sens, et en partie réservée à la raison. Ces trois donc, à savoir la matière, la forme et la nature, parce qu’ils sont présents ensemble dans la substance corporelle et qu’ils ne peuvent être séparés les uns des autres, sont comme disposés sur une ligne et se rapportent manifestement à la longueur de l’arche.

CHAPITRE 5 DANS LE SECOND DEGRÉ ON CONSIDÈRE L’ACTION DE LA NATURE ET DE L’INDUSTRIE HUMAINE L’esprit qui s’est donc appliqué à cette triple considération dans l’observation des choses, doit par conséquent se porter vers l’examen des œuvres, de sorte que, quand il aura appris à étendre sa considération aux œuvres de la nature et de l’art 33, la largeur de notre arche puisse recevoir la mesure de la grandeur prédéfinie. Autre, en effet, est l’action de la nature, et autre celle de l’industrie. Nous pouvons aisément saisir l’action de la nature dans les herbes, les arbres, les animaux: dans les herbes, à la façon dont elles croissent et viennent à maturité; dans les arbres de même, dans le fait qu’ils se couvrent de feuillage, de fleurs et de fruits; chez les animaux, comment ils

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DE CONTEMPLATIONE, II, V

Alia est enim operatio nature atque alia operatio industrie. Operationem nature|facile deprehendere possumus, ut in graminibus, arboribus, animalibus. In graminibus quomodo crescunt, maturescunt. In arboribus similiter quod frondent, florent, fructificant. In animalibus quomodo concipiunt et pariunt, quod alia nascuntur et alia moriuntur. Denique quotiens attendimus quomodo omnia orta occidunt et aucta senescunt, in naturalis operationis inspectione mentem nostram exercemus. Opus artificiale, opus uidelicet industrie consideratur ut in celaturis, in picturis, in scriptura, in agricultura, et in ceteris operibus artificialibus, in quibus omnibus innumera inuenimus, pro quibus diuini muneris dignationem digne mirari et uenerari debeamus. Opus itaque naturale|et opus artificiale, quia sibi inuicem cooperantur, quasi e latere sibi altrinsecus iunguntur, et sibi inuicem mutua contemplatione copulantur. Certum siquidem est quia ex naturali operatione opus industrie initium sumit, consistit et conualescit, et operatio naturalis ex industria proficit ut melior sit. In opere artificiali scientia humana cubitum habet, quia si illud comprehendere non ualeret, ipsum utique minime inuenisset. Sed in opere naturali plenum cubitum habere non potuit, quia ipsum non nisi ex parte comprehendit. Quid ex qua re nasci soleat facile diiudicat, nam nec poma in uite, nec racemos in segete, nec frumenta querit in arbore. Verumtamen quid horum, uel quelibet alia res ex alia qualiter nasci soleat, quando explicare sufficiat? |Quando ergo ingenii nostri acumen in hac gemina naturalis et artificialis consideratione circumquaque se diffundit, et mira intelligentie uiuacitate multipliciter huc illucque discurrit, arce nostre latitudo secundum diuine institutionis modum congruam sibi mensuram accipit.

II, V, 14-15 omnia – senescunt] Hugues, Didasc., I, 6 (PL 176, 746B; Buttimer, [p. 14] l. 1-2); Salluste, Iug., II, 3 12 quod] quomodo p Aris

13 quod] quomodo p 21 contemplatione] complexione

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conçoivent et mettent au monde, dans le fait que les uns naissent, tandis que les autres meurent. Enfin, chaque fois que nous sommes attentifs à la manière dont tout ce qui est né périt, tout ce qui a grandi vieillit, nous entraînons notre esprit à observer l’action de la nature. L’ouvrage artificiel, c’est-à-dire l’œuvre de l’industrie, on le voit par exemple dans les objets ciselés, dans les peintures, dans l’écriture, dans l’agriculture 34, et dans les autres ouvrages artificiels, dans l’ensemble desquels nous trouvons d’innombrables motifs pour admirer et vénérer comme il se doit la faveur divine qui nous a accordé ses dons 35. Ainsi, l’action de la nature et celle de l’art, parce qu’elles coopèrent l’une avec l’autre, se joignent de part et d’autre comme par un côté, et sont unies l’une à l’autre dans une mise en regard réciproque 36. Si donc il est certain que l’action de l’industrie a son origine dans l’activité de la nature, qu’elle repose sur elle et qu’elle en tire sa force, l’activité naturelle aussi tire profit de l’industrie humaine pour un résultat meilleur 37. Dans l’ouvrage de l’art, la science humaine mesure une coudée, car si elle n’avait pu exercer sa faculté de comprendre, il n’y aurait pas eu de découverte 38. Mais dans l’œuvre de la nature elle n’a pas pu avoir une coudée complète, car sa compréhension n’est que partielle. Il lui est facile de juger d’où provient habituellement ce qui est produit; car elle ne va pas chercher des pommes sur la vigne, ni des grappes de raisin sur un épi de blé, ni du froment sur un arbre. Mais quand sera-t-elle en mesure d’expliquer laquelle de ces choses naît normalement de telle autre, ou de quelle manière cela se fait? Quand donc, en observant ces deux actions de la nature et de l’art, la pénétration de notre intelligence naturelle se répand partout et, grâce à l’admirable vivacité de l’intelligence, multiplie ses courses de-ci de-là, la largeur de notre arche reçoit la mesure adéquate, selon ce qui a été prescrit par Dieu.

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DE CONTEMPLATIONE, II, VI

CAPUT VI QUOD TERTIUS HUIUS SPECULATIONIS GRADUS CONSISTAT TAM IN HUMANIS QUAM IN DIVINIS CONSTITUTIONIBUS

Post primam itaque considerationem que est in rebus, et secundam que est in operibus, sequitur tertia que constat in moribus, quam et ad arce nostre altitudinem pertinere iam diximus. Disciplina itaque morum partim ex institutione diuina, partim processit ex institutione humana. Ad diuina|instituta pertinent obsequia diuina, et quelibet Ecclesie sacramenta. Ad instituta humana pertinent humane leges, consuetudines, urbanitates, plebiscita, iura ciuilia, et huiusmodi alia multa. Humana institutio propter uitam inferiorem, diuina institutio propter uitam superiorem. Illa ad obtinendam salutem et tranquillitatem uite temporalis, ista ad capessendam salutem et plenitudinem eterne beatudinis. In humana institutione scientia humana cubitum habere potest, quia quod inuenire potest, illud nec mirum comprehendere potest. In sacramentis diuinis duo esse non dubitamus, aliud est enim quod exterius in re uel in opere cernimus, atque aliud uirtus illa spiritalis que latet intrinsecus. Rem itaque sacramenti que|intrinsecus latet credere potes, uidere autem omnino non potes, et iccirco scientiam tuam in hac parte usque ad plenum cubitum extendere non potes. Hec autem ultima speculatio que est in moribus ad arce nostre altitudinem pertinet, sicut superius iam diximus. Re uera siquidem quando humana institutio diuine subseruit, ex utraque animus proficit, et ad alta tendit. Nam animus qui illis que ad primam uel secundam considerationem pertinent inheret, absque dubio adhuc in imo iacet. Sed quanto his que ad tertiam spectant perfectius inheserit, tanto profecto semper ad altiora ascendit. Notandum sane quod naturalis operatio et diuina institutio plenum cubitum habent in re, sed non nisi|semissem habere possunt in nostra cognitione. Econtra autem artificialis operatio et humana institutio uix semissem habent in re, plenum autem cubitum habere possunt in nostra cognitione. Cum igitur animus in hac triplici II, VI, 19 rem – potes] loc. par.: cf. Nonnulle alleg. tab. fed. (194D); Hugues, Sacram., I, IX, 2 (PL 176, 317C) II, VI, 2 speculationis] contemplationis Aris consistat] consistit Aris et in tab. cap. sec. partis 3 constitutionibus] institutionibus Aris et in tab. cap. sec. partis 25 uel] et Aris

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LA CONTEMPLATION, II, 6

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CHAPITRE 6 LE TROISIÈME DEGRÉ DE CETTE SPÉCULATION PORTE AUTANT SUR LES INSTITUTIONS HUMAINES QUE SUR LES INSTITUTIONS DIVINES 39

Après une première considération qui portait sur les choses, une seconde sur les actions, vient donc une troisième sur les mœurs, qui correspond à la hauteur de l’arche, ainsi que nous l’avons déjà dit. La discipline des mœurs procède donc en partie d’une institution divine, en partie d’une institution humaine 40. À l’institution divine se rapportent les obligations envers Dieu et tous les sacrements de l’Église. À l’institution humaine se rapportent les lois humaines, les coutumes, les règles d’urbanité 41, les décrets populaires 42, les droits civils et beaucoup d’autres choses de ce genre. Les institutions humaines pour la vie inférieure, les institutions divines pour la vie supérieure 43. Le but de celles-là: obtenir la sauvegarde et la sérénité de la vie sur terre 44 ; le but de celles-ci: gagner le salut et la plénitude du bonheur éternel. Dans ce qui relève de l’institution humaine, la science des hommes peut mesurer une coudée, parce qu’elle peut comprendre ce qu’elle peut inventer, et cela n’a rien d’étonnant. Dans les sacrements divins, il n’y a pas de doute qu’il y a deux choses: l’une est ce que nous voyons extérieurement dans l’objet et dans l’acte, et l’autre est la puissance spirituelle qui est cachée à l’intérieur. Ce qui est caché à l’intérieur du sacrement, tu peux en effet le croire, mais tu ne peux pas du tout le voir, et c’est pourquoi, dans cette partie, tu ne peux donner à ton savoir la dimension d’une pleine coudée. Cette dernière spéculation qui porte sur les modes de vie concerne la hauteur de notre arche, comme nous l’avons déjà dit plus haut. En réalité toutefois, quand l’institution humaine se soumet à l’institution divine, l’esprit tire profit de l’une et de l’autre et tend vers les hauteurs. Car l’âme qui est attachée aux objets relevant de la première et de la deuxième considération demeure sans doute encore en bas; mais mieux elle adhère à ce qui relève de la troisième considération, toujours plus haut elle s’élève. Il faut bien sûr noter que l’action de la nature et l’institution divine mesurent une pleine coudée dans la réalité, mais qu’elles ne peuvent mesurer qu’une demi-coudée dans notre connaissance. Au contraire, l’ouvrage de l’art et l’institution humaine mesurent à peine une demi-coudée dans la réalité, alors qu’elles peuvent avoir une coudée dans notre connaissance. Quand donc l’esprit se sera pleinement exercé

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DE CONTEMPLATIONE, II, VI

speculatione plene exercitatus fuerit, arce nostre mensura congruam sibi magnitudinem quaqua uersum accipit. In hoc contemplationis genere seipsum propheta exercuisse ostendit, cum dixit: «Meditatus sum in omnibus operibus tuis.» Et alibi: «Quia delectasti me, inquit, Domine, in factura tua.» Et alibi in eorum admiratione exclamat: «Quam magnificata sunt opera tua, Domine, omnia in sapientia fecisti.» Et multa de eisdem operibus in eodem psalmo explicando commemorat. Totum itaque hoc primum contemplationis|genus, recte quidem in septem gradus distinguere possumus. Primus namque consistit in illa admiratione rerum, que surgit ex consideratione materie, secundus autem gradus consistit in illa admiratione rerum, que surgit ex consideratione forme, tertius uero consistit in illa rerum admiratione quam gignit consideratio nature. Quartus autem huius contemplationis gradus uersatur in consideratione et admiratione operum circa operationem nature, quintus nichilominus uersatur in consideratione et admiratione operum, sed secundum operationem industrie. Sextus uero gradus constat in considerandis et admirandis institutionibus humanis, septimus demum subsistit in considerandis et admirandis institutionibus diuinis. Hi|septem ascensionis gradus primo occurrunt his qui montem Domini ascendere, uel ad illud Ezechielis templum intrare contendunt. In septem gradibus ad exteriores portas in atrium exterius intratur. Et in septem, inquit, gradibus ascensus eius. Habes ergo quibus inchoationis gradibus debeas insistere, quisquis cupis contemplationis arcem apprehendere. Quomodo autem hoc contemplationis genus in imaginatione subsistat, uel secundum imaginationem discurrat, superior ratio perdocuit, et hic iterare non oportebit.

36 meditatus – suis] Ps. 142, 5 37 quia – tua] Ps. 91, 5 38-39 quam – fecisti] Ps. 103, 24 52-53 montem – ascendere] cf. Ex. 24, 12 et passim 53 Ezechielis – intrare] cf. Ez. 40, 3 ss 54-55 septem – eius] cf. Ez. 40, 22 36 dixit] dicit Aris 38 admiratione] admirationem Aris 39 eisdem] eiusdem Aris 58 imaginatione] imagine Aris

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LA CONTEMPLATION, II, 6

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dans cette triple spéculation, la mesure de notre arche recevra de tous côtés la grandeur qui lui convient. Le Prophète montre qu’il s’est exercé lui-même dans ce genre de contemplation lorsqu’il a dit: «J’ai médité sur toutes tes œuvres.» Et ailleurs, il dit: «Car tu m’as rempli de joie, Seigneur, dans ce que tu as fait»; et ailleurs, dans l’admiration qu’elles lui inspirent, il s’écrie: «Que tes œuvres sont grandioses, Seigneur, tu as fait toutes choses avec sagesse»; et il commémore beaucoup de ces œuvres en les exposant dans ce même psaume. Nous pouvons donc parfaitement distinguer sept degrés dans l’ensemble de ce premier genre de contemplation. Le premier degré en effet consiste dans cette admiration des choses qui naît de la considération de la matière; le second degré, dans l’admiration des choses qui naît de la considération de leur forme; le troisième, dans l’admiration des choses que produit la considération de leur nature. Quant au quatrième degré de cette contemplation, il réside dans la considération et l’admiration des œuvres qui résultent de l’opération de la nature; le cinquième réside pareillement dans la considération et l’admiration des œuvres qui résultent en revanche de l’industrie des hommes. Le sixième degré quant à lui consiste à considérer et admirer les institutions humaines, et le septième enfin à considérer et admirer les institutions divines. Ces sept degrés d’élévation s’offrent d’abord à ceux qui s’efforcent de monter sur la montagne du Seigneur ou de pénétrer dans le temple d’Ézéchiel 45. Par sept degrés jusqu’aux portes extérieures, on pénètre dans le parvis extérieur. On y monte par sept degrés, dit le prophète 46. Toi qui désires accéder à l’arche de la contemplation, qui que tu sois, tu vois donc par quels degrés tu dois passer pour commencer. De quelle manière ce genre de contemplation est dans l’imagination, comment il se déploie selon l’imagination, l’explication ci-dessus l’a largement démontré, et il n’y aura pas lieu d’y revenir ici.

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DE CONTEMPLATIONE, II, VII

CAPUT VII QUOD SECUNDUM CONTEMPLATIONIS GENUS CONSTAT IN CONSIDERANDA ET ADMIRANDA RERUM VISIBILIUM RATIONE

M 18rb

|Nunc quoniam de primo contemplationis genere que interim dicenda uidebantur, quomodo potuimus iam diximus, ad secundum quod per arce deaurationem designari iam dictum est transeamus. Si igitur primum contemplationis genus recte intelligitur esse in consideranda specie rerum corporalium, consequenter, ut arbitror, intelligi oportet secundum genus contemplationis esse in perspicienda ratione earumdem rerum. Totiens igitur in arce nostre deauratione occupamur, quotiens rerum uisibilium rationem rimamur, et in eiusdem rationis inuente et perspecte admiratione suspendimur, quotiens attendentes intelligimus, et intelligentes attendimus huius mundane machine que uidentur|omnia quam sint mirabiliter facta, quam conuenienter ordinata, quam sapienter disposita. Arcam nostram deauramus quando cuiusque rei causam, modum et effectum, utilitatem, et rationem consideramus. O quanto scientie auro abundabat, quomodo ei ad totius arce sue deaurationem sufficere poterat, qui ueraciter dicebat: «Michi autemdedit Deus dicere ex sententia.» Ipse enim dedit michi horum que sunt scientiam ueram, ut sciam dispositionem orbis terrarum, et uirtutes elementorum, initium et consummationem et medietatem temporum, uicissitudinum permutationes et diuisiones temporum, anni cursus, et stellarum dispositiones, naturas animalium, et iras bestiarum, uim uentorum, et cogitationes hominum,|et differentias uirgultorum, et uirtutes radicum. Denique audi quid ad extremum inferat, ut plenius intelligas in deaurationis sue opus quanta ei eiusmodi census copia abundabat: «Et quecumque, inquit, sunt absconsa et inprouisa didici.» Constat ergo arce nostre deauratio in contemplenda ratione diuinorum operum, iudiciorum, sacramentorum et humanarum nichilominus actionum, uel institutionum. Simus denique parati, secundum documentum Petri, omni poscenti reddere rationem de ea fide et spe que

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II, VII, 13-15 mundane – disposita] Hugues, Dieb. (CCCM 177, [p. 12] l. 152154) 19-20 michi – sententia] Sap. 7, 15 20-23 ipse – temporum] Sap. 7, 1718 23-25 anni – radicum] Sap. 7, 19-20 27-28 et – didici] Sap. 7, 21 31-33 parati – est ] cf. I Petr. 3, 15 II, VII, 12 suspendimur] suspendimus p

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LA CONTEMPLATION, II, 7

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CHAPITRE 7 LE SECOND GENRE DE CONTEMPLATION CONSISTE À CONSIDÉRER ET À ADMIRER LA RAISON DES CHOSES VISIBLES

Maintenant que nous avons exposé comme nous l’avons pu ce que nous croyions devoir être dit présentement du premier genre de contemplation, passons au second genre qui est désigné – nous l’avons déjà dit – par la dorure de l’arche. Si donc, à juste titre, il est entendu que le premier genre de contemplation consiste à considérer l’aspect des choses corporelles, par conséquent il faut, à mon avis, comprendre le second genre de contemplation comme la perception de la raison de ces mêmes choses 47. Donc nous avons affaire chaque fois à la dorure de notre arche quand nous examinons la raison des choses visibles et que nous demeurons suspendus dans l’admiration de cette raison que nous avons découverte et pénétrée, chaque fois qu’en y portant notre attention nous le comprenons, et en le comprenant nous sommes attentifs à la manière dont tout ce que nous voyons de cette machine du monde est merveilleusement fait, convenablement ordonné et disposé avec tant de sagesse 48. Nous garnissons d’or notre arche chaque fois que nous considérons pour chaque chose sa cause, sa manière d’être et son effet, son utilité et sa raison. Oh! qu’il avait en abondance l’or de la science, et comme il pouvait disposer de bien assez d’or pour la dorure de toute l’arche, celui qui disait en toute vérité: «Dieu m’a donné de parler selon mon intuition 49.» C’est Lui-même qui m’a donné la science vraie de ce qui est, pour que je sache la disposition du monde, et les vertus des éléments 50, le commencement, la consommation et le milieu des temps 51, les alternances des solstices et les divisions des saisons, le déroulement de l’année et les dispositions des étoiles, la nature des animaux et les instincts des bêtes, la force des vents et les pensées des hommes, et les variétés des plantes et les vertus des racines 52. Écoute enfin ce qu’il ajoute pour terminer, afin de mieux comprendre de quelles ressources il disposait pour son œuvre de dorure: «J’ai appris aussi, dit-il, tout ce qui était caché et n’avait point encore été découvert.» Ainsi la dorure de cette arche consiste à contempler la raison des œuvres, des jugements et des mystères divins, et également des actions et des institutions humaines. Soyons, selon l’enseignement de Pierre, prêts à répondre à ceux qui nous interrogent en rendant raison de la foi et de l’espérance qui est en nous, et nous aurons alors recouvert d’or le sommet, ou plutôt l’extérieur de notre arche, nous qui, en expliquant la rai-

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DE CONTEMPLATIONE, II, VIII

in nobis est, et arce nostre suprema uel extrema iam deaurauimus, qui diuinorum sacramentorum seu etiam iudiciorum rationem exponendo, M 18vb commendare nouimus.

CAPUT VIII QUAM SIT COPIOSA HUIUS CONTEMPLATIONIS MATERIA |Qui sibi ad secundam contemplationis huius speciem iam profecit, in tanta materie prolixitate copiose satis inuenit, ubi speculationis sue uela pandat, ubi disputationis sue nauigia exerceat. Quis enim non uideat, quam late pateat huiusmodi considerationis pelagus, quam multipliciter se diffundat hoc mare magnum et spatiosum manibus? In huius inmensitatis admiratione exclamans propheta: «Iudicia, inquit, tua abyssus multa.» Abyssus profecto multa et magna iudicia Dei occulta, multa numerositate, magna profunditate, plane infinita, plene inscrutabilia. Hinc illa miranda spectacula eorum qui uident mirabilia in profundo. Quanta|enim mirabilia, putas, uident in hoc profundo illi qui descendunt mare in nauibus facientes operationem in aquis multis? Multi sunt siquidem qui conueniunt ad hoc mare magnum, et spatiosum, sed alii ad transfretandum, alii ad piscandum. Ad transfretandum quidem illi qui cupiunt transire de gente ad gentem et de regno ad populum alterum. Sed qui inter eos sunt piscatores hominum ueniunt sane ad piscandum laxantes retia sua in capturam. Mittentes ergo nunc ad sinistram, nunc in dextram nauigii rete ad Domini preceptum, includunt sepe copiosam multitudinem piscium, uagos scilicet hominum sensus affectusque lubricos concludentes et extrahentes in siccum. Sed nec eadem semper retia, sicut nec in eamdem semper capturam mittunt.|Nunc ergo argumentationum, nunc exhortationum retia laxant, aliquando ad probandum aliquod uerum, aliquando ad inproII, VIII, 9 iudicia – multa] Ps. 35, 7 10-11 iudicia – inscrutabilia] cf. Rom. 6, 33 11-12 uident – profundo] cf. Ps. 106, 24 13-14 qui – multis] Ps. 106, 22 17-18 de – alterum] Ps. 104, 13; I Par. 16, 20 18 piscatores hominum] Matth. 4, 19; Marc. 1, 17 19 laxantes – capturam] cf. Luc. 5, 4 19-20 mittentes – rete] cf. Ioh. 21, 6 21 includunt – piscium] cf. Luc. 5, 6 II, VIII, 3 contemplationis huius] huius contemplationis Aris quit Aris 16 ad] ex ad, in supra lin. M 24 ergo] uero Aris

9 inquit tua] tua in-

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son des mystères ou même des jugements divins, savons en montrer la valeur 53.

CHAPITRE 8 ABONDANCE DE LA MATIÈRE DE CETTE CONTEMPLATION Celui qui a progressé jusqu’à cette seconde sorte de contemplation trouve alors largement, dans une telle abondance de matière, où déployer les voiles de sa spéculation et où manœuvrer la barque de sa réflexion. Qui, en effet, ne voit combien s’ouvrent largement les vastes eaux d’une telle considération, sous combien de formes diverses coule entre nos mains cette grande et vaste mer? En admiration devant cette immensité, le Prophète 54 s’exclame: «Tes jugements sont un abîme immense.» Oui certes, un abîme que ces nombreux et immenses jugements secrets, nombreux par leur abondance, immenses par leur profondeur, parfaitement infinis, totalement insondables 55. D’où ces spectacles étonnants pour ceux qui voient les merveilles en cette profondeur. Combien de merveilles voient-ils, en effet, selon toi, dans cet abîme profond, ceux qui descendent sur mer dans des navires, et qui font leur travail dans les grandes eaux 56 ? Ils sont bien sûr nombreux ceux qui se rassemblent sur cette mer immense et spacieuse, mais les uns y viennent pour la traverser, d’autres pour y pêcher. Ceux qui viennent pour la traverser sont ceux qui désirent passer d’une nation à une autre et d’un royaume à un autre peuple 57. Mais parmi eux, ceux qui sont des pêcheurs d’hommes viennent sans doute pour pêcher, jetant leurs filets pour la capture 58. Envoyant donc le filet tantôt à gauche, tantôt à droite de la barque, selon le précepte du Seigneur, ils recueillent souvent une grande quantité de poissons, retenant les sens vagabonds des hommes et leurs sentiments hasardeux et les tirant au sec. Mais ils ne jettent toujours ni les mêmes filets ni pour la même prise. Tantôt en effet ils jettent les filets de leurs argumentations, tantôt de leurs exhortations, parfois dans le but de prouver quelque vérité, parfois pour réfuter quelque chose de faux, parfois pour tirer au jour quelque chose de caché, parfois pour persuader ce qui est juste, parfois pour dissuader quand c’est injuste. Certes, ceux qui savent accomplir un travail de ce genre en pleine mer, ceux-là, dis-je,

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DE CONTEMPLATIONE, II, VIII

bandum falsum, aliquando ad eliciendum aliquod occultum, aliquando ad persuadendum iustum, aliquando ad dissuadendum aliquod iniustum. Isti sane qui nouerunt facere huiusmodi operationem in aquis multis, isti, inquam, sunt qui uident mirabilia in profundo, ab istis etenim trahitur sapientia de occulto. Audi quid dicat magnus ille contemplator sapientie: «Quam magnificata sunt opera tua, Domine, omnia in sapientia fecisti!» «Omnia, inquit, in sapientia fecisti.» Absque dubio miranda erant que uiderat qui sic exclamabat. Viderat sane mirabilia in profundo,|et sapientiam trahebat de occulto, qui omnia in sapientia facta deprehendit, et indubitanter agnouit quod sapientia attingeret a fine usque ad finem fortiter, et disponeret omnia suauiter. Ecce quomodo in omnibus operibus diuinis huic aurum sapientie apparebat, aurum sapientie lucebat, quomodo in eius oculis sapientie diuine claritas omnia operuerat. Iste profecto bene nouerat, facile poterat arcam suam deaurare, immo constat satis eum iam arcam suam ab omni parte auro obduxisse, qui sic pre admirationis sue magnitudine cogitur exclamare omnia in sapientia fecisti. Conemur et nos, quantum possumus, et desudemus in arca nostra deauranda, ut appareant etiam nobis diuina opera omnia in sapientia facta, ut in quantum licet intelligamus, et|que intelligere non licet saltem sine hesitatione credamus omnia in sapientia facta, nec ea solum que facit, sed et quecumque fieri permittit, nunquam sine rationabili contingere causa nec sine diuina, quamuis occulta actitari iustitia.

30 trahitur – occulto] Iob 28, 18 31-32 quam – fecisti] Ps. 91, 6; 103, 24 36-37 a fine – suauiter] Sap. 8, 1 38 huic] hoc p

45 intelligere non] non intelligere Aris

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sont ceux qui voient les merveilles en leur profondeur; par eux en effet la sagesse est tirée hors du secret. Écoute ce que dit ce grand contemplateur de la sagesse 59 : «Que tes œuvres sont grandioses, Seigneur! Tu as fait toutes choses avec sagesse.» «Tu as tout fait, dit-il, avec sagesse». À n’en pas douter, ce qu’avait vu celui qui s’exclamait ainsi était admirable. Il avait vu certainement des merveilles dans les profondeurs et il tirait la sagesse de son lieu secret, celui qui a compris que tout a été fait avec sagesse, et qui a su de façon indubitable que la sagesse atteint avec force d’une extrémité jusqu’à l’autre, et qu’elle dispose tout avec douceur. Voilà comment, dans toutes les opérations divines, l’or de la sagesse lui apparaissait, comment l’or de la sagesse brillait, comment, à ses yeux, l’éclat de la divine sagesse avait tout recouvert. Lui certes savait bien et pouvait facilement recouvrir d’or son arche; bien plus, il est évident qu’il avait déjà revêtu d’or son arche en toutes ses parties, lui qui, dans son immense admiration, ne peut s’empêcher de s’exclamer ainsi: «Tu as fait toutes choses avec sagesse.» Nous aussi, efforçons-nous, autant que possible, et mettons-nous en peine de recouvrir d’or notre arche, pour que les œuvres divines nous paraissent à nous également avoir toutes été faites avec sagesse, pour que nous le comprenions dans la mesure du possible, et si cela ne nous est pas permis de le comprendre, pour que nous croyions du moins sans hésiter que toutes les choses faites dans la sagesse, non seulement celles qu’il a faites, mais toutes celles qui surviennent avec sa permission, n’arrivent jamais sans un motif raisonnable, ni ne sont accomplies sans la justice divine, quelque cachée qu’elle soit 60.

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DE CONTEMPLATIONE, II, IX

CAPUT IX QUOMODO PHILOSOPHI SE IN HUIUS CONTEMPLATIONIS MATERIA EXERCUERINT

Sed neque hoc silentio pretereundum puto quomodo huius mundi sapientes studuerunt arcas suas deaurare, ut uel sic pudeat nos in arce nostre deauratione non laborare. Satagebant itaque et ipsi gentium philosophi sapientiam trahere de occulto, occultas rerum causas rimantes, et usque ad abditos nature sinus ingenii sui acumine penetrantes, eruebant|aurum de profundo. Ceperunt ergo latentes rerum causas inuestigare, inuenire et in palam proferre, et dubia queque non dubiis assertionibus probare. Inuenerunt itaque multa inuestigatione profunda, et admiratione digna. «Unde tremor terris, qua ui maria alta tumescunt», et cetera multa in hunc modum inuenientes, scriptoque commendantes, ad posteros transmittere curauerunt. Arcam itaque suam ex magna parte, sed exterius tantum deaurare potuerunt, nam ut eam intrinsecus deaurarent, erat eis parua cura, possibilitas nulla, cito siquidem eorum defecit pecunia, nec erat eis auri tanta copia, quo possent eam deaurare intrinsecus, quippe quibus pecunia defecerat ad eam ex integro|deaurandam extrinsecus. Non enim erat eiusdem facultatis phisicas rerum rationes inuenire, et occultas in his que accidunt iustitie causas diiudicare. Longe aliud est latentes rerum causas secundum phisicam rationem inuestigare et astruere, et longe aliud diuinorum iudiciorum rationem non ignorare. Inuestigatio nature ad arce nostre deaurationem extrinsecam, assertio diuine iustitie pertinet ad deaurationem intrinsecam. Ad hanc utique penitus defecerunt putantes casu potius quam diuino nutu omnia accidere, sacrantesque aram fortune, crediderunt deum res humanas minime curare, pro eo quod cernerent eque contingere bona et mala, bono et malo, iusto et iniusto, immolanti uictimas et contempnenti eas, et ipse, cuius palpebre interrogant filios hominum,|oriri faciat solem suum super bonos et malos et eque pluat super iustos et iniustos.

II, IX, 4-6 mundi – laborare] loc. par.: Trin., Prol. (889B; Ribaillier, [p. 81] l. 3335) 12-13 unde – tumescunt] Virgile, Georg., II, v, 479 30 palpebre – hominum] Ps. 10, 5 30-31 oriri – iniustos] Matth. 5, 45 II, IX, 27 deum] deam p

M 19va 5

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CHAPITRE 9 COMMENT LES PHILOSOPHES SE SONT CONSACRÉS À LA MATIÈRE DE CETTE CONTEMPLATION

Mais je ne pense pas devoir passer sous silence comment les sages de ce monde se sont appliqués à couvrir d’or leur arche, de sorte même à nous faire ainsi honte de ne pas travailler à la dorure de la nôtre 61. Ainsi les philosophes païens eux-mêmes s’efforçaient de tirer la sagesse hors de son lieu secret: scrutant les causes cachées des choses et pénétrant par la subtilité de leur intelligence naturelle jusqu’aux replis secrets de la nature, ils extrayaient l’or des profondeurs. Pour commencer ils recherchèrent ces causes cachées, ils les découvrirent, ils les produisirent au grand jour, et ils prouvèrent ce qui était incertain par des assertions qui n’avaient rien d’incertain. Ils découvrirent ainsi beaucoup de choses grâce à une recherche approfondie et digne d’admiration. Ils trouvèrent «d’où proviennent les tremblements de la terre, quelle force soulève les profondeurs de la mer», et beaucoup d’autres choses de ce genre; ils le mirent par écrit et ils prirent soin de le transmettre à la postérité. Ainsi parvinrent-ils à couvrir d’or une grande partie de leur arche, mais seulement à l’extérieur; car ils ne se préoccupaient guère de la dorure intérieure, ils n’en avaient pas la possibilité, vu qu’ils étaient vite à court de ressources, et qu’ils n’avaient pas assez d’or pour pouvoir exécuter la dorure intérieure, eux à qui manquait même l’or nécessaire pour dorer totalement l’extérieur 62. Ce n’était pas, en effet, le rôle de la même faculté de découvrir les raisons naturelles 63 des choses et de distinguer, dans ce qui se produit, les motifs cachés de la justice 64. C’est une chose de rechercher les causes cachées selon la raison naturelle et de les établir, et c’est une tout autre chose de n’être pas sans savoir la raison des décrets divins. L’examen de la nature correspond à la dorure extérieure de notre arche, l’affirmation du rôle de la justice divine, à la dorure intérieure. Ceux qui pensaient que tout advient par le fait du hasard plutôt que par une volonté divine, et qui consacrèrent un autel à la Fortune, ont échoué complètement dans cette dorure: ils ont cru que le dieu 65 ne s’occupait nullement des affaires humaines, du fait qu’ils voyaient que le bien et le mal survenaient aussi bien pour l’homme bon que pour le mauvais, pour l’homme juste que pour l’injuste, pour celui qui sacrifie des victimes que pour celui qui dédaignait de le faire; et c’est celui-là même dont les paupières interrogent les enfants des hommes 66, qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants, et fait pleuvoir également sur les justes et sur les injustes.

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DE CONTEMPLATIONE, II, X

Nos autem quibus abundat iam aurum tam de emolumento laborum nostrorum quam de spoliis Egyptiorum, arcam nostram auro ues- M 20ra tire curemus non solum exterius, uerum etiam interius. Attendamus quomodo in sapientia sua fecit hec omnia, quomodo sapientia sua 35 fundauit terram, et stabiliuit celos prudentia, quomodo sapientia illius eruperunt abissi, et nubes rore concrescunt, et arcam nostram deaurauimus sed exterius. Consideremus nichilominus quoniam uniuerse uie Domini misericordia et ueritas, quomodo sit iustus Dominus in omnibus uiis suis, et sanctus in omnibus operibus suis, et deaurauimus eam intrin- 40 secus. Quomodo putas|omnem lignorum pulchritudinem in arca sua PL 88A auro obduxerat, qui manifeste deprehenderat, constanterque de Domino affirmabat, quoniam miserationes eius super omnia opera eius? Studeamus et nos iuxta exemplum Prophete auro huiusmodi omnia tegere, et eo usque sub tali fulgore abscondere, quatinus in comparati- 45 one diuine rationis atque dispositionis, per quam facta sunt atque disposita, exteriorum omnium pulchritudo in oculis nostris appareat parua uel nulla.

CAPUT X DE DISTINCTIONE SECUNDE CONTEMPLATIONIS Superius ubi de primo contemplationis genere locuti sumus, septem V 16ra illud gradibus distinximus. Longum esset modo singulos percurrere, et M 20rb quomodo|per omnes cubitos tam in longitudine quam in latitudine, PL 88B uel altitudine, arca deaurari debeat ostendere. Sed ne nimis id longum faciamus, his interim supersedere melius iudicauimus.

35 in – omnia] Ps. 103, 24 35-36 sapientia – prudentia] Prov. 3, 19 36-37 sapientia – concrescunt] Prov. 3, 20 38-39 uniuerse – ueritas] Ps. 24, 10 39-40 sit – suis] Ps. 144, 17 40 sanctus – suis] Ps. 144, 13 et 17; Bar. 2, 9 43 miserationes – eius] Ps. 144, 9 34-35 attendamus quomodo] Deus add.Aris quamuis Arisp

45 eo usque – quatinus] eousque –

LA CONTEMPLATION, II, 10

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Quant à nous, qui avons de l’or en abondance, provenant aussi bien du fruit de notre labeur que des dépouilles des Égyptiens 67, prenons soin de revêtir d’or notre arche non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur. Soyons attentifs à la manière dont il a fait toutes ces choses avec sagesse, comment par sa sagesse il a fondé la terre, établi les cieux par sa prudence, comment par sa sagesse les abîmes se sont ouverts avec violence, et les nuages se condensent en rosée, et alors nous avons recouvert d’or notre arche, mais à l’extérieur. Considérons également que toutes les voies du Seigneur ne sont que miséricorde et vérité, considérons comment le Seigneur est juste dans toutes ses voies et saint dans toutes ses œuvres, et nous aurons alors doré l’intérieur de l’arche. Comment, à ton avis, avait-il recouvert d’or toute la beauté des pièces de bois dans son arche, celui qui manifestement avait compris et qui constamment affirmait du Seigneur que ses miséricordes étaient sur toutes ses œuvres? Appliquons-nous avec zèle, nous aussi, à l’exemple du Prophète, à recouvrir d’or toutes les choses de ce genre et à les dissimuler sous un tel éclat de lumière 68, au point que la beauté de toutes les choses extérieures, comparée à la raison et à la disposition divines qui ont présidé à leur création et à leur disposition, apparaisse à nos yeux petite, voire nulle.

CHAPITRE 10 LES CARACTÈRES DISTINCTIFS DE LA SECONDE CONTEMPLATION Lorsque nous avons parlé plus haut du premier genre de contemplation, nous l’avons divisé en sept degrés. Il serait long de les parcourir maintenant un à un et de montrer comment l’arche, sur tant de coudées, doit être revêtue d’or aussi bien en longueur qu’en largeur et en hauteur 69. Mais pour ne pas trop allonger cet exposé, nous avons jugé qu’il valait mieux présentement surseoir. Si quelqu’un s’efforce de se préparer pour cet ouvrage, et cherche à entourer d’or son arche, rien ne s’oppose à ce qu’il emprunte l’or de la science aux sciences extérieures et aux disciplines profanes, pourvu qu’il sache se purifier lui-même de toutes les scories de l’erreur ou de la vanité, et qu’il l’épure en profondeur jusqu’à une pureté totale et parfaite, telle que l’exige la dignité de cet ouvrage 70. Nous avons dit que la dorure de notre arche consiste à déterminer la raison des choses visibles. Et qui ne sait comment presque toute la philosophie profane se consacre à fond à trouver, par une investigation

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DE CONTEMPLATIONE, II, X

Si quis autem satagat se in hoc opus accingere et arcam suam ambiat auro superducere, nichil obest ab exterioribus scientiis et secularibus disciplinis scientie aurum mutuare, dummodo sciat ipsum ab omni falsitatis uel uanitatis scoria mundare, et ad plenam perfectamque puritatem, et qualem huius operis dignitas exigit, medullitus excoquere. Diximus autem arce nostre deaurationem constare in assignanda rerum uisibilium ratione. Quis autem nesciat, quomodo tota pene mundana philosophia in|hoc maxime laborat, ut latentes rerum uisibilium causas sagacitatis sue inuestigatione inueniat, et in palam producat? Vide quam magnas quam multas doctrine opes scientieque gazas preclara illa philosophorum ingenia conquisierunt, reposuerunt, tibique in eiusmodi usus reliquerunt, uerumtamen hec omnia, ut dictum est, in solam extrinsecam arce deaurationem sufficere non possunt. Si autem eam et intrinsecus deaurare cupis, melius tibi in eiusmodi usus a christianis theologis quam a mundi philosophis materiam requiris. Verumtamen sicut illorum gaze ad arce deaurationem extrinsecam, sic nec istorum sufficere possunt ad eius deaurationem intrinsecam. Nam nec illi occultam rerum naturam plene perspicere potuerunt, nec isti occultam|Dei iustitiam perfecte penetrare ualuerunt. Sed ecce unum adhuc tibi thesaurum ostendimus, quem in id negotii superabundantem et indeficientem esse cognouimus. Certe ubi intelligentie aurum defecerit, fidei obrizum deesse non poterit. Sane si omnia philosophorum dicta, si omnia catholice [doctrine] pertractata perlegere memorieque commendare potueris, innumera tamen in secretioribus nature finibus, in diuinorum iudiciorum arcanis inuenies, quorum rationem penetrare non ualebis. Sed quod intelligere non potes, credere potes. Quorum igitur rationem perspicere non uales, nichilominus tamen ex fidei regula iusta et ordinata esse non dubites. Iccirco tibi in eiusmodi dicitur: «Si non credideritis, non intelligetis.»

II, X, 33-34 quod – potes] loc. par.: Trin., VI, 22 (987C; Ribaillier, [p. 260] l. 5354) 36 si – intelligetis] cf. Is. 7, 9 (LXX). Loc. par.: Trin., Prol. (889B; Ribaillier, [p. 81] l. 31-33). Cf. Augustin, Trin., XV, II, 2 (CCSL 50 A, [p. 461] l. 27-28; Trin., IX, I, 1 (CCSL 50, [p. 292] l. 3-6; Epist. 120, I, 3 (PL 33, 453); et in al. loc. II, X, 9 ab om. p 21 a om. p 23 extrinsecam] intrinsecam p 30 catholice] religionis add. p 33 ualebis] preualebis Aris

10

PL 88C

M 20va 20

V 16rb 25

PL 88D

30

M 20vb

LA CONTEMPLATION, II, 10

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pénétrante, les causes cachées des réalités visibles, et à les produire au grand jour? Vois quelle est la grandeur et l’importance de ce que la brillante intelligence naturelle de ces philosophes a réuni, accumulé et t’a laissé pour cet usage en richesses de doctrine et en trésors de savoir 71. Et pourtant toutes ces découvertes, comme on l’a dit, ne peuvent suffire à la seule dorure extérieure de l’arche. Si tu désires la dorer aussi à l’intérieur, il vaut mieux pour cela que tu demandes la matière aux théologiens chrétiens plutôt qu’aux philosophes profanes. Mais cependant, comme les trésors des philosophes pour la dorure extérieure de l’arche, de même ceux des théologiens ne peuvent suffire à la dorure intérieure. Car ni ceux-là ne purent percevoir pleinement la nature cachée des choses, ni ceux-ci ne furent en mesure de pénétrer parfaitement les secrets de la justice de Dieu 72. Mais voici que nous te révélons encore un trésor unique, dont nous savons qu’il est surabondant et inépuisable pour un tel ouvrage. Certes lorsque l’or de l’intelligence aura fait défaut, l’or pur de la foi ne pourra pas manquer. Oui, si tu as pu lire tout ce qu’ont dit les philosophes, tous les traités de la doctrine catholique 73, et confier tout cela à ta mémoire, tu découvriras pourtant d’innombrables choses dans les domaines les plus secrets de la nature, dans les arcanes des jugements divins, dont tu ne seras pas en mesure de pénétrer la raison. Mais ce que tu ne peux pas comprendre, il t’est possible de le croire. Donc ce dont tu ne peux percevoir la raison, à tout le moins cependant, selon la règle de la foi, tu ne devrais pas douter que cela est juste et ordonné 74. C’est pourquoi il t’est dit ainsi: «Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas 75.» Crois donc, avec le saint homme Job, que sur terre il ne se produit rien sans cause, crois que les jugements de Dieu sont vrais et pleins de justice en eux-mêmes, et tu auras revêtu d’or ton arche à l’extérieur et à l’intérieur.

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DE CONTEMPLATIONE, II, XI

Crede ergo cum beato|Iob quia nichil fit in terra sine causa, crede PL 89A quia iudicia Domini uera iustificata in semetipsa, et deaurasti arcam tuam extra et intra.

CAPUT XI DE PROPRIETATE SECUNDE CONTEMPLATIONIS Dictum est autem hoc contemplationis genus hoc habere commune cum superiori, in imaginatione uidelicet uersari, et circa rerum uisibilium atque imaginabilium considerationem occupari. In hoc tamen maxime distant quod in illo quidem nichil ratiocinando queritur, sed totum secundum imaginationem ducitur, istud autem ratiocinatione texitur, et secundum rationem formatur. Illud itaque est in imaginatione secundum imaginationem, istud uero in imaginatione secundum rationem. |Notandum autem quod nec in ea quidem parte qua fidei innititur potius quam intelligentia texitur, nec in ea, inquam, parte proprietatis sue terminos usquequaque transgreditur. Cum enim innumera Dei opera discreta et ordinata, cum innumera eius iudicia iusta et uera intelligentie sue uiuacitate perspiciat, ex his que recta esse intelligit, recta et illa esse perpendit quorum rationem penetrare non sufficit. Vides ergo quia hec speculatio nec ibi quidem ubi fidei uestigia sequitur a ratiocinationis sue tramite penitus abducitur. Adeo autem hec de qua modo loquimur speculatio secundum rationem agitur, ut ipsa etiam imaginatio in ea secundum rationem disponi et ordinari uideatur. Nam in prima quidem cogitatio, quo eam ducit admiratio, solam|sequitur imaginationem; in hac autem ipsa imaginatio formatur, disponitur et moderatur per rationem. Dum enim quis rerum uisibilium rationem tacita inuestigatione querit, non solum eas sibi sub alio ordine proponit, quam eas per sensum inuenit, uerum etiam sub alia sepe forma depingit. Eo enim citius inuenit rationem, cur ita fieri uel ordinari debuissent, quo uidet mala que sequerentur, si aliter essent.

37 nichil – causa] Iob 5, 6 II, XI, 7 autem om. Aris

38 iudica – semetipsa] Ps. 18, 10

5

V 16va

10

PL 89B

M 21ra

20

PL 89C

25

LA CONTEMPLATION, II, 11

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CHAPITRE 11 CE QUI EST PROPRE À LA SECONDE CONTEMPLATION Il a été dit que ce second genre de contemplation a ceci de commun avec le précédent de se situer vraiment dans l’imagination et de se consacrer à l’examen des réalités visibles et imaginables. Mais les deux diffèrent surtout en ceci que le premier n’a pas recours au raisonnement, mais est conduit entièrement selon l’imagination, tandis que le second est entremêlé de raisonnements et se forme selon la raison. Ainsi celui-là est dans l’imagination selon l’imagination, et celui-ci est dans l’imagination selon la raison. Il faut cependant noter que la contemplation, dans la partie où elle s’appuie sur la foi plutôt que n’intervient l’intelligence, dans cette partie, dis-je, jamais elle ne franchit les limites de ce qui lui est propre. Quand elle voit en effet les ouvrages innombrables de Dieu dans leur répartition et leur ordonnance, quand elle voit, grâce à la vivacité de son intelligence, les innombrables jugements de Dieu dans leur justesse et leur vérité, à partir de ceux dont elle comprend qu’ils sont justes, elle se rend bien compte que ceux dont elle ne peut pénétrer la raison, eux aussi, sont justes. Tu vois donc que cette spéculation, là où elle s’avance sur les traces de la foi, ne s’écarte pas complètement de la voie de son propre raisonnement. C’est au point que cette spéculation, dont nous parlons maintenant agit d’autant plus selon la raison, que l’imagination elle-même semble s’y trouver disposée et ordonnée selon la raison. Car dans la première spéculation, là où l’admiration la mène, la cogitation suit la seule imagination; dans la seconde en revanche, l’imagination elle-même est formée et ordonnée par la raison, et se règle sur elle. Lorsque, en effet, quelqu’un cherche en pensée 76 quelle est la raison des choses visibles, non seulement il se représente celles-ci dans un ordre différent de celui dans lequel il les découvre par les sens, mais il se les dépeint aussi souvent sous une autre forme. Il trouve d’autant plus vite la raison pour laquelle elles ont dû être faites et ordonnées de telle façon, qu’il voit les inconvénients qui s’ensuivraient, si elles l’étaient autrement. Ainsi, de même que l’imagination dans la première spéculation entraîne à sa suite la cogitation, de même dans la deuxième la raison dirige l’imagination en l’encadrant et en la réglant. Si l’on dit que l’une et l’autre se situent dans l’imagination, c’est parce que l’une et l’autre, dans leur visée et leur investigation, sont occupées à des objets que nous nous représentons en imagination, chaque fois que nous le voulons. Dans ces

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DE CONTEMPLATIONE, II, XII

Sicut itaque in priori imaginatio post se cogitationem trahit, sic in V 16vb ista ratio imaginationem circumducit atque disponit. Idcirco autem 30 utraque in imaginatione consistere dicitur, quia circa illa quidem utra- M 21rb que per intentionem uel inuestigationem occupatur, que quotiens uolumus, per imaginationem representamus. Quocumque enim animus in hac gemina|speculatione per diuersa spectacula rapitur, semper specu- PL 89D lantis obtutus per intentionis sue propositum uel studium in imagina- 35 tione defigitur.

CAPUT XII DE TERTIO CONTEMPLATIONIS GENERE Nunc uero de tertio contemplationis genere uideamus. Ad hoc itaque genus pertinet quotiens per rerum uisibilium similitudinem rerum inuisibilium qualitatem deprehendimus, quotiens per uisibilia mundi inuisibilia Dei cognoscimus, ut constet quod scriptum reperitur, quia inuisibilia Dei a creatura mundi per ea que facta sunt intellecta conspiciuntur. Recte autem hec contemplatio que ut ad inuisibilia ascendat baculo se corporee similitudinis sustentat,|et quadam, ut ita dicam, corporalium proprietatum scala se ad alta subleuat, recte, inquam, huiusmodi speculatio per coronam arce designatur, que ab inferiori quidem parte ligno affigitur, sed a parte superiori ligni mensuram supergreditur. Corona itaque superiora arce ambit et ex parte infra lignum descendit, ex parte tamen maiori mensuram ligni transcendit. Sic nimirum sic ista speculatio usque ad indagandas rerum corporearum proprietates sponte se inclinat, ut habeat unde ex istis ad illa similitudinem trahat. Verumtamen se latius expandens inferiorum angustias intra se includit, nec his contenta que ex similitudine collegit, sed alia ex aliis argumentando conuincens et ratiocinando colligens, consequentiarum exsecutione omnem corpoream|similitudinem longe post se relinquit, et arce nostre suprema alta consideratione transcendit. In hunc itaque modum II, XII, 7-8 inuisibilia – conspiciuntur] Rom. 1, 20 31 illa] illam p

14 corona – ambit] cf. Ex. 25, 11

34 spectacula] specula p

II, XII, 8 que] qui p 14 superiora arce] arce superiora Aris tempta MV 20 conuincens] coniciens Aris

19 contenta] con-

5

PL 90A 10

M 21va 15

V 17ra

20

PL 90B

LA CONTEMPLATION, II, 12

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deux spéculations, en effet, où que soit entraîné notre esprit par la diversité de ce qu’il voit, le regard de celui qui contemple demeure attaché à l’imagination par l’objet qu’il vise ou l’intérêt qu’il lui porte.

CHAPITRE 12 LE TROISIÈME GENRE DE CONTEMPLATION Maintenant, voyons ce qu’il en est du troisième genre de contemplation. C’est donc à ce genre que nous avons affaire chaque fois que nous appréhendons la qualité des réalités invisibles par leur ressemblance avec les choses visibles, chaque fois que, au moyen des choses visibles de ce monde, nous connaissons les réalités invisibles de Dieu; ainsi se vérifie ce qu’on lit dans l’Écriture, à savoir que les perfections invisibles de Dieu, depuis la création du monde, sont visibles à l’intelligence par celles qui ont été faites 77. À juste titre, cette contemplation qui, pour monter jusqu’aux réalités invisibles, s’appuie sur le levier de la similitude corporelle et s’élève pour ainsi dire, grâce à l’échelle des propriétés des corps, jusqu’aux sommets, à juste titre, dis-je, cette sorte de spéculation 78 est signifiée par la couronne de l’arche, fixée certes au bois par sa partie inférieure, mais qui, par sa partie supérieure, en dépasse la mesure. La couronne entoure donc le haut de l’arche et, pour une part, descend à la partie inférieure du bois, pour une part plus grande, en revanche, transcende les dimensions du bois 79. De même, assurément, de même cette spéculation s’abaisse d’elle-même jusqu’à rechercher minutieusement les propriétés des réalités corporelles, afin d’avoir le moyen de tirer de celles-ci la ressemblance avec les réalités invisibles. Mais pourtant, en se déployant plus largement, elle inclut en elle les maigres données des réalités inférieures 80 : et cette spéculation, en ne se contentant 81 pas des données qu’elle a déduites par similitude, mais en recourant à l’argumentation pour démontrer les unes à partir des autres, et en opérant des déductions par le raisonnement 82, puis en allant audelà des conséquences qu’elle en tire, abandonne complètement la similitude physique et transcende le sommet de notre arche par l’élévation

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DE CONTEMPLATIONE, II, XII

arce corona innititur, dum in altum erigitur, quia contemplantis animus ad inuisibilia comprehendenda ex rerum uisibilium similitudine non parum adiuuatur. Tunc autem corona quam arca se et expandit la- 25 tius, et erigit altius, quando subtilis contemplator manifeste deprehendit bona inuisibilia uisibilibus et multitudine ampliora, et dignitate excellentiora. Longe enim copiosor est bonorum inuisibilium magnitudo, quam ut eam representare possit corporalium similitudinum M 21vb 30 tanta multitudo. Habent tamen corporea omnia ad inuisibilia bona similitudinem aliquam, sed alia infimam quandam et ualde longinquam et pene extraneam,|alia autem uiciniorem et manifestiorem et quanto propin- PL 90C quiorem tanto euidentiorem, et supra hec alia ualde propinquam et cognatam, ut sic dicam, et penitus expressam, in tantum ut uideantur 35 inuisibilibus non iam appropinquare sed inherere, et inseri potius quam V 17rb accedere. Ab ipsis ergo que ad illa uicinius accedunt et que inuisibilium imaginem euidentiorem gerunt, debemus utique similitudinem trahere, ut ad ea que per experientiam non nouimus, per ea que cognouimus intel- 40 ligentia nostra possit ascendere. Hinc est quod corona arce non usque ad eius inferiora descendit, que tamen se ei in eius superioribus coniungit.

24-25 inuisibilia – adiuuatur] loc. par.: Beni. min., V (4D; SC 419, [p. 102] l. 12-15) 36 inuisibilibus] uisibilibus MVp non] non add. p

LA CONTEMPLATION, II, 12

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de sa considération. De cette manière 83 donc, la couronne en s’élevant s’appuie sur l’arche, parce que l’esprit de celui qui contemple reçoit une aide non négligeable de la similitude des choses visibles pour comprendre les réalités invisibles 84. Et alors la couronne s’étend plus en largeur que l’arche, et s’élève plus en hauteur quand, avec pénétration, le contemplatif appréhende avec évidence les biens invisibles qui sont supérieurs aux biens visibles par leur nombre, et meilleurs qu’eux en dignité 85. Il y a en effet une bien plus grande abondance de biens invisibles que ne peut le représenter le nombre des ressemblances corporelles, si grand soit-il. Cependant toutes les réalités corporelles ont quelque ressemblance avec les biens invisibles; mais certaines ont une ressemblance infime et fort lointaine, et presque extérieure; d’autres en ont une plus proche, plus évidente, d’autant plus évidente qu’elle est plus proche; et outre celles-ci, d’autres encore ont une ressemblance très proche et pour ainsi dire apparentée, et tout à fait frappante, au point qu’elles ont l’air non plus de s’approcher des réalités invisibles 86, mais d’être attachées à elles, et même insérées en elles plutôt que de les toucher. À partir donc des réalités elles-mêmes qui se rapprochent davantage des invisibles et qui en présentent une image plus évidente, nous devons en tout cas dégager une ressemblance, de sorte que notre intelligence puisse se hausser, par les réalités que nous connaissons, jusqu’à celles dont nous n’avons pas la connaissance par l’expérience. C’est ce qui fait que la couronne de l’arche ne descend pas jusqu’aux parties inférieures de celle-ci, alors qu’elle est unie aux parties supérieures.

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DE CONTEMPLATIONE, II, XIII

CAPUT XIII QUOMODO IN HOC CONTEMPLATIONIS GENERE INCIPIAT HOMO FIERI SPIRITUALIS

|In hoc primo statu dedocetur homo esse animalis et discit effici spiritalis, eo quod tunc incipiat spiritualia comparare et reformari in nouitate sensus sui, satagens cotidie magis magisque sapere que sursum sunt, non que supra terram. Magnus utique labor consueta deserere et inolitarum cogitationum infima in imo relinquere et alta perscrutatione de terrenis ad celestia euolare. Hic primo illa que docet hominem scientiam, Dei sapientia, lux illa que illuminat omnem hominem uenientem in hunc mundum incipit se ingerere et lucis sue radios nunc mentis oculis infundere, nunc subtrahendo iterum abscondere. Crebro itaque animum uisitat|et nunc ad alta eleuat et iterum ad ima deponit, et sibi relinquit. Sed iterum inopinate redit et ubi non sperabatur occurrit, et se hilarem ostendit. Incipit hic demum quoddam mire uisionis preludium ante intuentis aspectum formare, et sicut aquila prouocans ad uolandum pullos suos, assiduo reuelationum suarum euolatu et reuolatu seipsam in diuersa rapere, et contemplantis animum ad uolandi desiderium primo inflammare, et quandoque ad plenum uolatum perfecte informare. Hic primum animus antiquam dignitatem recuperat, et ingenitum proprie libertatis honorem sibi uendicat. Quid enim spiritui rationali tam alienum, quid indigne seruituti tam obnoxium, quam ut illa creatura que uere spiritalis est spiritalia ignoret? Et que ad inuisibilia|et summa bona facta est in inuisibilium contemplationem nec saltem assurgere, quanto minus stare ualet? Hinc, ut arbitror, satis apparet huius speculationis familiaris assiduitas et assidua familiaritas que tertium locum tenet, quam recte per coronam designatur, quam conuenienter corona nominatur, per quam uictor animus coronatur. Hanc utique spiritalis scientie coronam accipit quisquis ab huius exilii erumpnis in inuisibilium gaudiorum libertatem mentis contem-

II, XIII, 5-6 in – sensus] cf. Rom. 12, 2 6-7 que – terram] cf. Col. 3, 2 10 docet – scientiam] Ps. 93, 10 11 que – mundum] Ioh. 1, 9 17 sicut – suos] Deut. 32, 11 II, XIII, 4 dedocetur] deducetur p 5 reformari] formari p 14 deponit] deprimit p 21 ingenitum] sibi add. Aris, del. V 22 uendicat] uindicat Arisp 25 contemplationem] contemplationum p

PL 90D 5

M 22ra

10

PL 91A 15

V 17va

M 22rb

PL 91B 25

30

LA CONTEMPLATION, II, 13

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CHAPITRE 13 COMMENT, DANS CE GENRE DE CONTEMPLATION, L’HOMME COMMENCE À DEVENIR SPIRITUEL C’est en ce premier état que l’homme désapprend 87 à être un animal; il apprend à devenir spirituel par le fait qu’il commence à s’emparer de réalités spirituelles et à se transformer dans le renouvellement de son esprit, s’efforçant chaque jour de plus en plus de goûter aux choses d’en haut et non à celles qui sont sur terre 88. C’est un grand effort 89 sans doute de quitter ses habitudes et de laisser tomber les pensées les plus basses enracinées en nous, et de s’envoler des choses de la terre vers celles du ciel par l’élévation de sa recherche. Ici d’abord, cette sagesse qui enseigne la science à l’homme, la sagesse de Dieu, cette lumière qui illumine tout homme venant en ce monde, commence à s’imposer et tantôt à répandre dans les yeux de l’esprit les rayons de sa lumière, tantôt de nouveau à se dissimuler en se retirant 90. Elle visite ainsi fréquemment l’esprit et l’élève alors vers les hauteurs, puis au contraire le dépose en bas et l’abandonne à lui-même. Mais derechef elle revient à l’improviste, et accourt, alors qu’on ne l’espérait plus, et se manifeste avec un air joyeux 91. À ce moment, elle commence enfin à former, devant le regard du contemplatif, une sorte de prélude de la vision merveilleuse et, comme l’aigle qui invite ses petits à voler 92, par l’envol et le retour assidus de ses révélations, à se porter elle-même vers divers objets: ainsi elle enflamme en premier lieu l’âme du contemplatif du désir de voler, et parfois elle mène à perfection sa formation pour un vol complet 93. Alors l’âme retrouve d’abord son ancienne dignité et revendique pour elle-même l’honneur originel de sa propre liberté 94. En effet, qu’est-ce qui est aussi étranger à un esprit doué de raison, qu’est-ce qui l’expose autant à un esclavage indigne, que le fait, pour cette créature qui est vraiment spirituelle, d’ignorer les réalités spirituelles et, pour elle qui est faite pour les réalités invisibles et les biens suprêmes, de ne pas même parvenir à s’élever jusqu’à la contemplation des réalités invisibles, et encore moins à s’y maintenir? Voilà qui montre bien, je crois, à quel point il est juste de désigner par la couronne la persévérance habituelle et l’habitude persévérante dans l’exercice de cette spéculation qui occupe le troisième rang, et combien le nom de couronne lui convient, elle qui vient couronner l’âme victorieuse 95. Cette couronne de science spirituelle est accordée en tout cas à quiconque est parvenu, par la contemplation de son esprit, à passer des épreuves de cet exil 96 à la liberté des joies invisibles, quand enfin cet être

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DE CONTEMPLATIONE, II, XIV

platione transire potuit, ubi tandem spiritus ille rationalis qui diu sederat in tenebris et umbra mortis, uinctus in mendicitate et ferro, discussis tandem tenebris ignorantie, diruptis catenis concupiscentie, in eius| sane uirtute qui educit uinctos in fortitudine, conterens portas ereas et uec- PL 91C tes ferreos confringens, inueterate consuetudinis et obdurationis angus- M 22va tias superans, per mediam infinite multitudinis aciem infimorum V 17vb desideriorum, et carnalium cogitationum undique occursantium et usquequaque obsistentium uiolenter erumpit, et uix tandem se in sui iuris palatium recipit, dum se in celestis habitaculi solium totum colligit, ut 40 de cetero cum suis commilitonibus similibusque triumphatoribus fiducialiter psallere possit nostra conuersatio in celis est.

CAPUT XIV DE DISTINCTIONE EORUM QUE AD HANC SPECULATIONEM PERTINENT

|Notandum autem quod corone nostre nulla mensura prescribitur, sed in eo ipso quod corona nominatur, eius mensura ex maiori parte determinatur. Nam coronam non nominaret quod superiora arce ab omni parte non cingeret atque coronaret. Iuxta igitur longitudinem uel latitudinem arce coronam extendi uel distendi oportuit, ut ipsam cingere atque coronare possit. Constat itaque eam secundum dimensionem arce duos cubitos et semissem in longitudine, cubitum autem unum et semissem habere in latitudine. Non autem equa ratione eius altitudinem estimare possumus, nec altitudini arce equare debemus. Nequaquam enim coronam diceret si totam arcam uestiret, et non potius eius solummodo suprema ornaret. Sicut autem|superius iam diximus, proprium huius speculationis est a uisibilibus ad inuisibilia similitudinem trahere, et ex illorum consideratione ad istorum cognitionem proposite similitudinis assignati32-33 sederat –ferro] cf. Ps. 106, 10 35 qui – fortitudine] Ps. 67, 7 35-36 conterens – confringens] cf. Ps. 106, 16 42 nostra – est] Phil. 3, 20 II, XIV, 8-11 iuxta – latitudine] cf. Ex. 25, 10; 37, 1 II, XIV, 15 autem] ut add. p

PL 91D 5

10

M 22vb

PL 92A V 18ra

LA CONTEMPLATION, II, 14

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spirituel doué de raison, qui pendant longtemps était resté installé dans les ténèbres et l’ombre de la mort, prisonnier de l’indigence et des fers, une fois les ténèbres de l’ignorance dissipées, les chaînes de la concupiscence brisées 97, armé certes de la force de celui qui fait sortir par sa puissance ceux qui étaient dans les liens, en brisant les portes d’airain et rompant les barres de fer, surmontant les entraves de l’habitude et d’un endurcissement invétéré 98, se dégage violemment au milieu de la troupe innombrable des basses convoitises et des pensées charnelles qui affluent de toutes parts et l’assiègent de tous côtés 99, et non sans peine finalement se retire dans le château où il est maître chez lui 100, se remettant complètement sur le trône de sa demeure céleste 101, afin désormais, en compagnie de ses frères d’armes vainqueurs comme lui, de pouvoir avec confiance chanter: notre séjour est dans le ciel.

CHAPITRE 14 DISTINCTION À FAIRE DANS CE QUI RELÈVE DE CETTE SPÉCULATION

Or, il faut noter qu’aucune mesure n’est prescrite pour notre couronne, mais par le fait même qu’elle est appelée couronne, sa dimension est en grande partie déterminée. Car on n’appellerait pas couronne quelque chose qui ne ceindrait ni ne couronnerait de partout la partie supérieure de l’arche. Il a donc fallu allonger et élargir la couronne selon la longueur et la largeur de l’arche pour qu’elle puisse l’entourer et la couronner. Ainsi il est certain qu’elle mesure, conformément aux dimensions de l’arche, deux coudées et demie en longueur, une coudée et demie en revanche en largeur. Mais nous ne pouvons pas estimer sa hauteur selon un calcul équivalent, et nous ne devons pas l’égaler à la hauteur de l’arche. En effet, on ne parlerait pas du tout d’une couronne si elle revêtait entièrement l’arche, au lieu d’orner seulement la partie la plus élevée. Comme nous l’avons dit plus haut, le propre de cette spéculation est d’extraire des réalités visibles une similitude pour les réalités invisibles et, de la considération de celles-là, de s’élever jusqu’à la connaissance de celles-ci, en faisant appel à la similitude ainsi mise en évidence 102. Si donc de part et d’autre il y eut une mesure unique, si l’arche d’une part et la couronne d’autre part ont eu tout à fait la même longueur et la même largeur, que faut-il comprendre d’autre dans ces faits sinon ceci: qu’il nous faut apprendre à dégager, à partir de toutes ces données, la

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DE CONTEMPLATIONE, II, XIV

one ascendere. Si una ergo utrobique mensura fuit, si eamdem prorsus hinc arca illinc corona tam longitudinem quam latitudinem habuit, quid in his aliud oportet intelligere quam ut discamus ex illis omnibus ad inuisibilium inuestigationem similitudinum rationem trahere, ex illis omnibus, inquam, que diximus ad arce nostre longitudinem uel latitudinem pertinere? Pertinet autem, ut dictum est, ad longitudinem arce in speculatione rerum consideratio materie, forme et nature, ad eius uero latitudinem operatio tam nature quam|industrie. Ex his itaque omnibus ad inuisibilium inuestigationem congruas similitudinum rationes eruere possumus, et debemus, et cum eiusmodi industrie usum in promptu habuerimus, quali oportuit uel decuit, arcam nostram corona circumduximus. Dictum est autem pertinere ad arce altitudinem in morum consideratione tam humanam quam diuinam institutionem, ita ut intelligentie nostre arca plenum cubitum uideatur habere ex institutione humana, semissem uero ex institutione diuina. Sed quid est quod dicta corona uidetur sola superiora arce tangere, nisi quia constat humana instituta ad inuisibilia et spiritalia ualde longinquam et omnino peregrinam similitudinem habere? Quis illa nesciat inuenta in usum temporalium,|non in typum eternorum? Creatoris autem opera quelibet uisibilia ad hoc sunt creata, sic sunt disposita ut et presentis uite usibus ministrarent, et futurorum bonorum umbram gererent. Unde fit etiam ut operatio industrie in quantum imitatur naturam, in tantum in se gestet inuisibilium uel futurorum umbram. De cetero autem humana instituta tanto ab inuisibilium similitudine peregrina sunt, quanto eorum inuentores in illorum institutione nichil tale cogitauerunt. Quotiens tamen in istis ad illa aliquid similitudinis inuenimus, uideamus ne forte in aliquam illarum considerationum cadat, quas superius longitudini uel latitudini arce assignauimus. De diuinis autem institutis notandum|quod quedam debeamus simpliciter intelligere, et nichil in eis misticum querere, quedam uero et iuxta littere sensum exerceri debent, nichilominus tamen misticum aliquid figurare habent. Quia ergo in preceptis sublimioribus et ad intelligendum profundioribus mistica intelligentia requiritur, dimidius ille cubitus qui arce nostre altitudini in diuinis institutionibus ascribitur, quasi in suis 39 futurorum – umbram] cf. Hebr. 10, 1; Hebr. 8, 5; Col. 2, 17 24 eius] eiusdem Aris

25 ex] et p

26 ad] supra lin. V

20

PL 92B M 23ra

30

35

PL 92C V 18rb

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M 23rb

45

PL 92D

50

LA CONTEMPLATION, II, 14

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raison de ces similitudes en vue de mener notre recherche sur l’invisible, à partir de toutes ces données, dis-je, dont nous avons dit qu’elles se rapportaient à la longueur et à la largeur de notre arche? Comme cela a été dit, quand nous regardons les choses, ce qui correspond à la longueur de l’arche, c’est la considération de leur matière, de leur forme et de leur nature, tandis que tant l’action de la nature que celle de l’industrie des hommes correspondent à la largeur 103. À partir donc de toutes ces données, nous pouvons et nous devons dégager les raisons des similitudes qui sont adéquates pour l’investigation des réalités invisibles et, dès que nous aurons à notre disposition l’usage d’une telle procédure, nous aurons dûment et convenablement entouré notre arche de la couronne. Il a été dit par ailleurs que les institutions humaines aussi bien que les divines, quand on considère les mœurs, correspondent à la hauteur de l’arche, en sorte que l’arche de notre intelligence paraît avoir une coudée entière de l’institution humaine, mais une demi-coudée de l’institution divine 104. Mais que signifie le fait que ladite couronne ne semble toucher que la partie supérieure de l’arche, sinon évidemment que ce qui a été institué par les hommes n’a avec les réalités invisibles et spirituelles qu’une ressemblance très lointaine et même tout à fait étrangère 105 ? Ne dit-on pas que ces institutions ont été inventées pour un usage temporel, et non pour figurer les réalités éternelles 106 ? Or, les œuvres visibles du Créateur ont toutes été créées dans ce dessein et disposées ainsi, afin de servir à la fois aux besoins de la vie présente et de montrer l’ombre des biens futurs 107. C’est pourquoi l’œuvre de l’industrie humaine, dans la mesure où elle imite la nature, porte aussi en elle l’ombre des réalités invisibles et futures. Du reste les institutions humaines ressemblent d’autant moins aux réalités invisibles que ceux qui les ont établies n’avaient rien de tel à l’esprit en les établissant 108. Chaque fois pourtant que nous trouvons dans les institutions humaines quelque similitude avec les institutions divines, veillons à ce que cela ne tombe pas dans l’une ou l’autre des considérations que nous avons auparavant rattachées à la longueur et à la largeur 109. Et parmi les institutions divines, il faut noter que nous devons pour certaines les comprendre tout simplement, et ne pas rechercher en elles quelque sens allégorique, tandis que certaines autres doivent aussi être pratiquées selon le sens littéral, mais néanmoins en tenant compte du fait qu’elles ont un sens figuré 110. Ainsi, parce que, dans les préceptes les plus sublimes et les plus impénétrables à notre compréhension, on recherche aussi l’intelligence du sens allégorique, cette demi-coudée qui, dans le cas des institutions divines, est attribuée à la hauteur de notre arche, est pour ainsi dire ornée

192

DE CONTEMPLATIONE, II, XV

superioribus corona aurea decoratur. Sed nec in hac quidem parte similitudinis accommodatio ab illarum quinque supradictarum considerationum proprietate penitus recedit, unde est quod corona ibi se iuxta 55 longitudinem latitudinemque arce distendit, ut ipsam undique ambire M 23va possit.

CAPUT XV QUOD HOC CONTEMPLATIONIS GENUS RECTE IN QUINQUE GRADUS DIVIDITUR

|Recte itaque tertium hoc contemplationis genus in quinque gradus distinguitur, secundum quinque dictos illos considerationum modos, ex quibus in inuisibilium inuestigationem similitudinum ratio queritur, uel assignatur. Cum enim similitudo ex aliquo ad aliquid assumitur, secundum eosdem modos uario ordine formatur. Primus itaque modus est quando similitudo sumitur ex eo unde ipsum est, uel potius ex eo quod ipsum est. Secundus et tertius similitudinem trahit ex eo quod in ipso est, quartus et quintus ex eo quod per ipsum est. Et secundus quidem ex eo quod in ipso est, sed extrinsecus,|tertius uero ex eo quod in ipso est, sed intrinsecus. Quartus uero ex eo quod per ipsum fit impulsu quodam necessitatis, quintus autem ex eo quod per ipsum fit, sed proposito uoluntatis. Primus ergo huiuscemodi ratiocinationis modus in hac speculatione trahitur ex materie proprietate. Secundus et tertius ex rei ipsius qualitate, sed secundus ex qualitate extrinseca, quod diximus formam, tertius uero ex qualitate intrinseca, quod superius diximus naturam. Quartus autem modus colligitur ex eo quod in re ipsa uel ab ipsa fit secundum motum naturalem, quintus demum ex eo quod agitur secundum motum artificialem. Ex proprietate materie similitudo trahitur cum dicitur: «Crura illius columpne marmoree, que fundate sunt|super bases aureas.» Qualitas extrinseca constat in colore et figura. A colore similitudo assignatur in eo quod legitur: «Dilectus meus candidus et rubicundus.» A figure qualitate similitudo sumitur, ubi mistica descriptione sacre scripture qualiII, XV, 23-24 crura – aureas] Cant. 5, 15 26 dilectus – rubicundus] Cant. 5, 10 II, XV, 21 motum] modum Aris, modum corr. supra lin. V

PL 93A V 18va

10

PL 93B 15

M 23vb

PL 93C V 18vb

LA CONTEMPLATION, II, 15

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dans sa partie supérieure de la couronne d’or. Mais même dans cette partie, l’accommodation de la similitude 111 ne s’écarte pas complètement des caractéristiques de ces cinq considérations évoquées plus haut, d’où il découle que la couronne prend ici les dimensions correspondant à la longueur et à la largeur de l’arche pour en faire complètement le tour.

CHAPITRE 15 CE GENRE DE CONTEMPLATION EST AVEC RAISON DIVISÉ EN CINQ DEGRÉS

Il est donc juste de distinguer dans ce troisième genre de contemplation cinq degrés selon les cinq modes de considération que nous avons dits 112, à partir desquels on recherche et on désigne la raison des similitudes pour l’investigation des réalités invisibles. En effet, lorsqu’on saisit une similitude entre deux choses, celle-ci est formée selon les mêmes modes en un ordre variable. Il s’agit donc du premier mode quand la similitude est établie à partir de ce dont la chose elle-même est faite, ou plutôt à partir de ce que la chose est elle-même. Le deuxième et le troisième mode dégagent la similitude à partir de ce qui est en la chose elle-même; le quatrième et le cinquième, à partir de ce qui est produit par soi-même. Et de fait le second mode tire une similitude de ce qui est en la chose elle-même, mais extérieurement, le troisième de ce qui est en elle, mais intérieurement 113. Quant au quatrième mode, la similitude est établie à partir de ce qui se fait par soi-même, par quelque impulsion de la nécessité, tandis que pour le cinquième, c’est à partir de ce qui se fait par soi-même, mais par quelque incitation volontaire 114. Le premier mode de ce genre de raisonnement, dans cette spéculation, est donc tiré de la propriété de la matière; le second et le troisième, de la qualité de la chose elle-même, mais le second de la qualité extrinsèque, que nous avons appelée la forme, le troisième en revanche de la qualité intrinsèque, que nous avons appelée plus haut la nature. Le quatrième mode est tiré de ce qui se produit suivant 115 un mouvement naturel dans la chose elle-même ou par elle, le cinquième enfin, de ce qui s’accomplit suivant un mouvement artificiel 116. On tire une ressemblance de la propriété de la matière quand on dit: «Ses jambes sont des colonnes de marbre posées sur des bases d’or 117.» La qualité extrinsèque consiste en la couleur et la forme. On fait appel à une ressemblance par la couleur là où on lit: «Mon bien-aimé est blanc et vermeil 118.» La ressemblance est tirée de la qualité d’une figure

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DE CONTEMPLATIONE, II, XV

tas commendatur: «Aspectus earum et opus earum quasi si sit rota in medio rote.» Nota quod extrinseca qualitas pertinet ad solum uisum, quemadmodum intrinseca qualitas ad quemlibet ceterorum sensuum. Ad auditum pertinet illa assignatio similitudinis, ubi audis: «Et uocem quam audiui» tanquam uocem « citharedorum citharizantium in citharis suis.» Ad odoratum autem illud respicere uidetur, ubi sapientia de se ipsa loquitur: «Sicut cinnamomum et balsamum aromatizans| odorem dedi, quasi mirra electa dedi suauitatem odoris.» A deliciis gustus similitudo assumitur, ubi eadem ipsa de semetipsa fatetur: «Spiritus meus super mel dulcis et hereditas mea super mel et favum.» Delicias tactus redolet, quod alias habes: «Sicut unguentum in capite quod descendit in barbam, barbam Aaron.» Hec de qualitate intrinseca dicta sunt, pro ea uidelicet parte qua eam corporei sensus attingere possunt. Naturalis operatio pro similitudinis gratia in considerationem adducitur, cum a Domino prophete uoce promittitur quomodo descendit imber et nix de celo, et illuc ultra non reuertitur, sed infundit terram et inebriat eam, et germinare|eam facit, et dat semen serenti, et panem comedenti, sic erit uerbum quod egredietur ex ore meo. Ab artificiali operatione est illa similitudinis accommodatio quam audis ab Apostolo: «Superedificati super fundamentum apostolorum et prophetarum ipso summo angulari lapide Christo Ihesu.» Hec tibi de similitudinum ratione in corone nostre fabricatione, quemadmodum superius in arce deauratione, quasi quedam doctrine semina studuimus spargere, ut habeas unde possis cum uolueris, copiosam scientie segetem colligere. Nam ut hic locus plene et sufficienter explicari possit, proprium tractatum requirit. Tanto hic locus maiori et diligentiori inquisitione eget, quanto huic ratiocinationi tota huius| speculationis ratio incumbit. Constat autem in hac et in subsequenti speculatione maximam et pene precipuam spiritualium uirorum consolationem nostris temporibus inesse, nam pauci admodum sunt qui ad nouissima illa duo contemplationum genera possint assurgere. Qui autem hec plenius per-

28-29 aspectus – rote] Ez. 1, 16 31-33 et – suis] Apoc. 14, 2 34-35 sicut – odoris] Eccli. 24, 20 36-37 spiritus – fauum] Eccli. 24, 27 38-39 sicut – Aaron] Ps. 132, 2 42-45 quomodo – meo] Is. 55, 10-11 47-48 superedificati – Ihesu] Eph. 2, 20 45 ex] de Arisp

30

PL 93D M 24ra

40

V 19ra PL 94A

M 24rb

PL 94B

LA CONTEMPLATION, II, 15

195

lorsqu’elle est proposée par une description allégorique de l’Écriture sainte: «Leur aspect et leur fonctionnement étaient comme si une roue se trouvait au milieu d’une roue 119.» Note que la qualité extrinsèque correspond à la seule vue, de même que la qualité intrinsèque correspond à l’un quelconque des autres sens. L’attribution d’une ressemblance correspond à l’ouïe lorsque tu entends dire: «Et cette voix que j’entendis était comme le son de plusieurs citharèdes qui jouent de leur cithare.» Il apparaît en revanche qu’il s’agit d’un rapport à l’odorat lorsque la Sagesse dit en parlant d’elle-même: «J’ai répandu une senteur de parfum comme la cannelle et comme le baume aromatique; comme la myrrhe de choix, j’ai exhalé une odeur suave.» La ressemblance est empruntée aux plaisirs du goût lorsque cette même Sagesse dit d’elle-même: «Mon esprit est plus doux que le miel et mon héritage est plus doux qu’un rayon de miel.» C’est le toucher qui fait sentir ses plaisirs quand tu lis cette autre phrase: «Comme une essence répandue sur sa tête, qui descend sur toute la barbe, la barbe d’Aaron.» Tout ce qu’on vient de dire sur les qualités intrinsèques, c’est évidemment pour la partie qui peut être atteinte par les sens du corps. On prend en considération l’œuvre de la nature en raison d’une ressemblance quand le Seigneur par la voix du prophète fait cette promesse: «Comme la pluie et la neige descendent du ciel et n’y retournent plus, mais qu’elles inondent et enivrent 120 la terre et la rendent féconde, la font germer, et qu’elles donnent la semence pour semer, et le pain pour s’en nourrir, ainsi en sera-t-il de la parole qui sort de ma bouche.» C’est une ressemblance établie à partir d’une opération de l’art que tu entends quand l’Apôtre dit: «Vous êtes édifiés sur les fondements des apôtres et des prophètes, le Christ Jésus lui-même au sommet, comme la pierre angulaire.» Ce que nous avons dit sur les raisons des similitudes dans la fabrication de notre couronne, comme plus haut sur la dorure de l’arche, ce sont en quelque sorte des semences de savoir que nous nous sommes efforcés de répandre en toi pour que tu les possèdes et puisses, quand tu le voudras, recueillir une abondante moisson de science. Car pour que ce sujet puisse recevoir une explication complète et suffisante, il requiert une traité particulier. Cela demande un examen d’autant plus important et attentif, que la raison de cette spéculation repose toute sur ce mode de raisonnement. Il est évident que c’est dans cette spéculation-ci et dans celle qui va suivre que réside de nos jours la plus grande et la principale consolation des hommes spirituels. Car il y a bien peu d’hommes qui puissent s’élever jusqu’aux deux ultimes genres de contemplation. Mais que celui qui

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DE CONTEMPLATIONE, II, XVI

scrutari uoluerit, meminerit quod iuxta modum arce corona ipsius quatuor latera habuerit.

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CAPUT XVI QUOD ILLA QUE AD HANC SPECULATIONEM PERTINENT ALITER ADHUC DISTINGUI POSSUNT

Est autem adhuc aliud quod in hac corona recte notare possumus, si per illam inuisibilium bonorum plenitudinem intelligere debemus. Corona siquidem propitiatorium ab omni parte ambiebat, et|intra se ipsam totum includebat. Nam quantum ad conpositionem arce pertinet, nichil aliud propitiatorium quam eiusdem arce operculum esse intelligi debet, quedam uidelicet tabula aurea, ex auro purissimo ex integro facta, que ab inferiori quidem parte ab arce summitate excipiebatur, et ab omni, uti iam dictum est, parte corona aurea cingebatur. Per hec itaque duo, coronam scilicet et propitiatorium, duo intelligimus genera contemplationum, unum de inuisibilibus bonis, alterum de inuisibilibus substantiis, ut in spiritibus angelicis uel humanis. Quid est ergo quod corona totum propitiatorium intra se concludit, nisi quod beatitudo iustorum omne eorum desiderium intra se comprehendit? Nos quamdiu sub egenis huius mundi elementis|uiuimus, desideria nostra ultra gaudia nostra extendimus, quia infinite plura sunt que concupiscimus quam que in hac uita apprehendere possimus. Beata autem illa supernorum spirituum multitudo desideria sua ultra gaudiorum suorum plenitudinem non extendit, que felicitatis sue infinitatem uel inmensitatem comprehendere omnino non sufficit, quam beatitudinis sue corona undique cingit, et usquequaque magnitudinis sue sinu includit. Est autem eorum gaudium non solum de contemplatione Creatoris, sed etiam in contemplandis eius creaturis. Dum enim Deum in omnibus operibus suis mirabilem inueniunt, quid mirum si ubique mirando uenerantur, uenerando mirantur magnalia eius|quem diligunt? Inueniunt itaque non solum in creaturis incorporeis, sed etiam in creaturis corporeis unde mirentur, unde eorum Creatorem digne uenerentur. Alia ergo sunt que supra se, alia que uident in se atque alia que uident sub se. Hec omnia iugiter contemplantur, contemplantes miII, XVI, 17 egenis – elementis] cf. Gal. 4, 9

5

V 19rb PL 94C M 24va 10

15

PL 94D

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M 24vb 25

V 19va PL 95A

30

LA CONTEMPLATION, II, 16

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voudra scruter plus à fond ces questions se souvienne que, relativement à la mesure, la couronne de l’arche touche aux quatre côtés de celle-ci 121.

CHAPITRE 16 IL EST POSSIBLE DE DISTINGUER ENCORE D’UNE AUTRE MANIÈRE CE QUI RELÈVE DE CETTE SPÉCULATION

Mais il y a encore autre chose que nous pouvons certainement noter sur cette couronne, si par elle nous devons comprendre la plénitude des biens invisibles. La couronne, il est vrai, entourait de toutes parts le propitiatoire; ainsi elle l’enfermait totalement en elle-même. Car, en ce qui concerne la structure de l’arche, on doit comprendre que le propitiatoire n’est rien d’autre que le couvercle de cette arche, sans doute une sorte de tablette en or, faite entièrement de l’or le plus pur, qui en sa partie inférieure reposait sur le sommet de l’arche, et qui – on vient de le dire –, était de tous côtés ceinte par la couronne d’or. Par ces deux objets, à savoir la couronne et le propitiatoire, nous entendons deux genres de contemplation, l’un sur les biens invisibles, l’autre sur les substances invisibles, comme dans les esprits angéliques et humains. Que signifie le fait que la couronne enferme en elle la totalité du propitiatoire sinon que la béatitude des justes comprend en elle la totalité de leur désir? Pour nous, aussi longtemps que nous vivons dans les éléments sans valeur de ce monde 122, nous avons des désirs qui vont audelà de nos joies, parce que nous convoitons infiniment plus de choses qu’il ne nous est possible d’en obtenir dans cette vie 123. Mais cette multitude bienheureuse des esprits d’en haut n’étend pas ses désirs au-delà de la plénitude de ses joies, elle qui ne peut suffire à saisir l’infinité et l’immensité de sa félicité, et que la couronne de sa béatitude ceint de toutes parts et inclut partout dans le sein de sa grandeur 124. Car leur joie consiste non seulement dans la contemplation du Créateur, mais aussi dans celle de ses créatures. Quand en effet ils découvrent Dieu admirable dans toutes ses œuvres, qu’y a-t-il d’étonnant si, partout, ils vénèrent en admirant et admirent en vénérant les merveilles de celui qui est l’objet de leur dilection? Ils trouvent en effet non seulement dans les créatures incorporelles, mais aussi dans les créatures corporelles, des raisons d’admirer et de vénérer dignement leur Créateur. Autres sont donc les choses qu’ils voient au-dessus d’eux, autres celles qu’ils voient en eux et autres celles qu’ils voient au-dessous d’eux.

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DE CONTEMPLATIONE, II, XVI

rantur, mirantes letantur. Letantur de diuina contemplatione, congratulantur de mutua uisione, delectantur in rerum corporalium speculatione. Pars infima corone que sub propitiatorium descendit et ligno affigitur, iocundum illud spectaculum designat quod habent in inferioribus creaturis media pars corone que propitiatorio iungitur ardentissimum illud caritatis desiderium figurat quod contrahunt de iocunditate mutue uisionis; suprema pars corone que supra propitiatorium eleuatur,|ineffabile illud gaudium exprimit quod hauriunt de iugi contemplatione sui Creatoris. Discamus et nos contemplantes mirari et mirantes contemplari, quomodo illi superne beatitudinis ciues omnia que sub ipsis sunt, indesinenter aspiciant, omniumque que ab alto uident rationem et ordinem comprehendant, quomodo de mutua societate insolubilique caritate in infinitum gaudeant, quomodo illam diuine claritatis uisionem insatiabiliter inardescant, et arcam nostram coronauimus. Cogitemus quomodo egrediuntur et ingrediuntur et pascua inueniunt, et arce nostre coronam iuxta congruum sibi modum consummauimus. Vides certe quod spiritualia pascua inueniuntur non solum in interioribus, uerum| etiam in rebus exterioribus, in rebus corporalibus. Absque dubio corporalia bona, in quantum bonis inuisibilibus et incorporeis similia sunt, spiritibus nec mirum spiritualia pascua ministrare possunt. Nam si nullam omnino bona uisibilia ad inuisibilia similitudinem haberent, ad inuisibilium inuestigationem nullatenus nos adiuuare ualerent, nec iam constaret quod de ipsis legitur, quia inuisibilia Dei per ea que facta sunt intellecta conspiciuntur. Iterum uero si ista ab illis multa dissimilitudine non discreparent, procul dubio caduca et transitoria et insufficientia non essent. Incomparabiliter tamen copiosior est horum ad illa dissimilitudo quam similitudo, infinita siquidem est in horum comparatione future plenitudinis supereminens magnitudo. Unde|est quod uix arce suprema coronam tangunt, eiusque inferioribus iunguntur, quia horum summa, illorum ima tot similitudinum suarum signis nonnisi ex parte loquuntur.

48 egrediuntur – inueniunt] cf. Ioh. 10, 9 1, 20

56-57 inuisibilia – conspiciuntur] Rom.

II, XVI, 48 inueniunt] inueniuntur p 53-54 nullam] nulla p p 61 supereminens] superueniens p

58 caduca] et om.

35

M 25ra PL 95B

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V 19vb

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PL 95C M 25rb 55

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PL 95D

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Ils contemplent sans cesse toutes ces choses, en les contemplant ils sont en admiration, en les admirant ils sont dans la joie. Ils se réjouissent de la contemplation de Dieu, ils se félicitent de la vision réciproque des uns et des autres, ils se délectent au spectacle des choses corporelles. La partie inférieure de la couronne qui descend sous le propitiatoire et qui est attachée au bois désigne ce spectacle délectable qu’ils voient dans les créatures inférieures; la partie médiane de la couronne qui est jointe au propitiatoire figure ce désir très ardent de charité qui naît en eux de la joie procurée par leur vision réciproque; la partie supérieure de la couronne qui s’élève au-dessus du propitiatoire exprime cette joie ineffable qu’ils puisent dans la contemplation continuelle du Créateur. Apprenons, nous aussi, à admirer en contemplant, et en admirant à contempler de quelle manière ces citoyens de la béatitude d’en haut regardent sans cesse tout ce qui se trouve au-dessous d’eux-mêmes, comment ils voient d’en haut et saisissent la raison et l’ordonnance de toutes choses, comment ils se réjouissent à l’infini de la communauté qui les réunit et de leur indissoluble charité, comment ils sont enflammés sans s’en lasser de la vision de la divine clarté, et alors nous avons couronné notre arche. Pensons à la manière dont ils sortent et entrent, et trouvent leur pâture 125, et nous avons achevé la couronne de notre arche selon la mesure qui lui convient. Tu vois certainement qu’ils découvrent leur nourriture spirituelle non seulement dans les choses intérieures, mais aussi dans les choses extérieures, dans les choses corporelles 126. Il est hors de doute que les biens corporels, dans la mesure où il y a une similitude entre eux et les biens invisibles et incorporels, peuvent procurer aux esprits – rien d’étonnant à cela – une nourriture spirituelle. Car si les biens visibles n’avaient aucune similitude avec 127 les invisibles, ils ne nous seraient d’aucune aide pour l’investigation des invisibles, et ce qu’on lit dans l’Écriture ne serait plus vrai, à savoir que les [biens] invisibles de Dieu sont perçus dans l’intelligence grâce à ceux qui ont été faits. Mais en revanche, si ces biens visibles n’étaient pas très différents des invisibles, ils ne seraient sans doute ni caduques, ni transitoires, ni insuffisants. Il y a précisément incomparablement plus de différence que de ressemblance entre eux, puisque la suréminente grandeur de la plénitude future est infinie en comparaison des biens visibles. De là le fait que les parties supérieures de l’arche touchent à peine la couronne, et qu’elles sont jointes aux parties inférieures de celle-ci, parce que les parties les plus élevées des réalités terrestres n’expriment que partiellement, en dépit de tant d’indices de similitude, les parties les plus basses des réalités invisibles 128.

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CAPUT XVII QUOD IN HAC SPECULATIONE CORPOREE SIMILITUDINIS MANUDUCTIONE UTIMUR

Hoc autem inter secundum contemplationis genus et hoc tertium, de quo modo loquimur, interesse uidetur, quia illud, uti superius iam diximus, uersatur in imaginatione sed moderatur secundum rationem, istud autem constat in ratione sed sequitur imaginationem. In hac enim speculatione per omnia que animus multipliciter scrutatur, inuisibilibus intendit et ad illa apprehendenda nititur. In eo itaque hec|speculatio in ratione consistit quod illis solis inuestigandis insistit, que corporeus sensus omnino capere nequit. Sed quia huius speculationis inuestigatio ad inuisibilium cognitionem sine corporalium similitudinum adiutorio non perducitur, imaginationis manuductionem in hac parte ratio sequi uidetur, et inquisitionis sue cursu eam quasi ducem itineris habere conuincitur. Dum enim imaginatio rationi rerum uisibilium formas representat, et ipsam ex earumdem rerum similitudine ad inuisibilium inuestigationem informat, quodammodo illuc eam conducit quo per se ire nesciuit. Nunquam enim ratio ad inuisibilium contemplationem assurgeret, nisi ei imaginatio rerum uisibilium formas representando exhiberet, unde ad illa similitudinem traheret et| inuestigationis sue modum formaret. Inde est quod ille interior homo noster exteriorem hominem ducem suum uocat, cum dicit: «Tu uero homo unanimis, dux meus et notus meus.» Certum namque est quia nisi per corporeum sensum animus ad exteriorum notitiam peruenire non potest. Merito ergo exteriorem hominem homo interior ducem suum dicit, sine cuius ministerio uel potius magisterio ad uisibilium cognitionem non pertingit, sed nec ad inuisibilium quidem, cum ad illa cognoscenda sine horum notitia assurgere non possit. Quotiens ergo cognoscendarum rerum per corporeum sensum experientiam capere cogitur, totiens nimirum interior homo noster ducem suum sequi uidetur. Absque|dubio sensus carnis sensum cordis in II, XVII, 12-13 sine – manuductionem] Hugues, Hier., II (PL 175, 948B) 22-23 interior – ducem] loc. par.: Adnot. in ps. 40 (321B-322D) 23-24 tu – meus] Ps. 54, 14 II, XVII, 8 enim] ei p per omnia que animus] que animus per omnia Aris add. Aris 25 exteriorum] exteriorem p

14 et] in

5

V 20ra M 25va

PL 96A

15

20

PL 96B M 25vb

25

V 20rb

30

PL 96C

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CHAPITRE 17 DANS CETTE SPÉCULATION NOUS PRENONS POUR GUIDE LA SIMILITUDE CORPORELLE

Entre le deuxième genre de contemplation et ce troisième genre dont nous parlons maintenant, il y a, semble-t-il, cette différence: celuilà, comme nous l’avons dit plus haut, se situe dans l’imagination, mais il est réglé selon la raison; celui-ci se tient dans la raison mais suit l’imagination. Dans cette spéculation-ci, en effet, à travers tout ce qu’il scrute de multiple manière, l’esprit porte son attention vers les réalités invisibles et s’efforce de les appréhender. Cette spéculation se tient donc dans la raison, du fait qu’elle s’applique à n’examiner que des réalités que les sens corporels ne peuvent en aucun cas saisir. Mais puisque l’investigation menée dans cette spéculation ne parvient pas jusqu’à la connaissance des réalités invisibles sans le secours des similitudes avec les réalités corporelles, dans ce cas on voit que la raison est comme menée par la main par l’imagination 129, et elle est tenue dans le cours de cette enquête de l’avoir en quelque sorte comme guide pour cheminer. Car, pendant que l’imagination présente à la raison les formes des objets visibles et, par la similitude de ces objets, l’informe en vue de la recherche des invisibles, d’une certaine manière elle la conduit là où celle-ci n’a pas su aller par elle-même. Jamais en effet la raison ne s’élèverait jusqu’à la contemplation des réalités invisibles, si l’imagination ne lui montrait, en les représentant, les formes de choses visibles, pour qu’elle tire à partir de là une similitude avec les invisibles et qu’elle forme le mode de son investigation 130. C’est pourquoi notre «homme intérieur» appelle l’«homme extérieur» son guide 131, en disant: «Toi, l’homme, une seule âme avec moi, mon guide et mon complice 132.» Et certes, en effet, l’esprit ne peut parvenir à la connaissance des choses extérieures que par les sens corporels. Il est donc juste que l’homme intérieur dise de l’homme extérieur qu’il est son guide, sans le ministère, ou mieux, sans le magistère 133 duquel il n’a pas accès à la connaissance des choses visibles, ni également à celle des invisibles, puisqu’il ne peut s’élever à la connaissance de celles-ci sans la connaissance de celles-là. Chaque fois donc qu’il doit passer par les sens corporels pour acquérir une connaissance expérimentale des choses, chaque fois bien sûr notre homme intérieur semble suivre l’homme extérieur. Le sens charnel précède sans aucun doute le sens du cœur 134 dans la connaissance

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cognoscendis rebus precedit, quia nisi prius sensibilia per sensum corporeum animus caperet, omnino non inueniret quid de eis saltem cogitare potuisset. Sed forte mirum non est si sensum cordis sensus corporis illuc ducit, quo ipse ire potest, sed illud ualde mirabile quomodo illuc eum conducit, quo ipse ascendere non potest. Sensus siquidem corporeus incorporea non capit, ad que tamen sine eius manuductione ratio non ascendit, sicut iam supra monstrata ratio docuit. Certe et si homo minime peccasset, in cognitione rerum sensus exterior interiorem adiuuaret, nam Euam suam in adiutorium accepisse Adam quis neget? Aliud uero est cursus sui comitem habere, et aliud est itineris sui ducem|querere. Nam quoniam Eua uirum suum semel contra Dei consilium uel preceptum post se traxit et ad consilii sui consensum inclinauit, preuaricationis sue pena infirmatus Adam iam eam sequi necesse habet, et usque nunc cotidiano eius magisterio eget. Verumtamen tunc de adiutoris sui ducatu non solum non confunditur, sed et gloriatur, quando interueniente eius obsequio ad inuisibilium contemplationem corporearum similitudinum calle perducitur: «Homo, inquit, unanimis dux meus, et notus meus.» Quomodo autem sit homini interiori dux suus unanimis uel notus satis, ut arbitror, patet, nec multa expositione indiget. Cogita nunc quomodo motui cordis motus corporis ultro occurrit, et citius inuenis quam unanimis ei sit.|Statim ut uult animus, mouetur pes uel manus. Ad nutum eius circumfertur oculus. Ad eius arbitrium mouetur lingua, mouentur et labia uel alia quelibet corporis membra. Quid, queso, in rerum natura dissimilius quam spiritus et corpus? Verumtamen ubi, obsecro, tantam tam perfecte concordie unanimitatem inuenimus ut pene, immo penitus eodem tempore, sit fieri uelle et fieri, moueri uelle atque moueri? Vnum solum quidem corporis membrum est, in ea uidelicet parte qua libido regnat, quod interioris hominis inperio non obtemperat, cum uero hanc eius contradictionem ex diuino adiutorio per moderatam afflictionem poterit reprimere, iam deinceps audet eum unanimem dicere, et hominem pacis sue appellare. «Homo, inquit,|pacis mee.» Ecce quomodo unanimis.

65 homo – mee] Ps. 40, 10 36-37 illuc eum] illuc eam p] eum illuc Aris atque Aris 51 satis] satius p

37 siquidem] quidem p

38 ad que]

35

M 26ra

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des choses, parce que si l’esprit ne saisissait d’abord les objets sensibles par le moyen des sens corporels, il ne pourrait en aucune façon ne serait-ce que penser quelque chose à leur sujet. Mais peut-être ne faut-il pas s’étonner si le sens du corps conduit le sens du cœur là où il peut luimême aller, mais ce qui est fort étonnant, c’est la manière dont il le conduit là où lui-même ne peut s’élever; le sens corporel en effet ne saisit pas les réalités incorporelles vers lesquelles néanmoins la raison ne peut s’élever sinon sous sa conduite, comme le raisonnement développé auparavant l’a montré. À coup sûr, même si l’homme n’avait pas péché, les sens extérieurs aideraient les sens intérieurs dans la connaissance des choses, car qui nierait qu’Adam a reçu Ève son épouse pour l’aider 135 ? Mais c’est une chose d’avoir un compagnon de route, et c’en est une autre de requérir un guide pour trouver son chemin. Car, puisque Ève, contre le conseil et le précepte divins, a une première fois entraîné à sa suite son époux et l’a poussé à consentir à son propre avis, Adam, affaibli par le châtiment dû à sa prévarication, est alors dans la nécessité de la suivre et, désormais, ne peut plus se passer de ses conseils quotidiens. Cependant il n’éprouve maintenant aucune confusion à être sous la conduite de son aide, mais il a plutôt motif à en tirer gloire 136, quand, en lui obéissant, il est amené à contempler les réalités invisibles par le chemin des similitudes corporelles: «Homme, dit-il, une seule âme avec moi, mon guide et mon complice.» La manière dont l’homme intérieur a pour lui un guide qui partage sa vie, et même un vrai complice, est assez évidente, je crois, et n’a pas besoin d’un long exposé. Songe maintenant à la manière dont le mouvement du corps va de soi-même au-devant du mouvement du cœur, et tu découvres aussitôt à quel point ils sont une seule et même âme. Dès que l’esprit le veut, le pied ou la main se meuvent. À un signe de sa volonté, l’œil regarde alentour. Sur son ordre, la langue, les lèvres ou tout autre membre du corps se mettent en mouvement. Qu’y a-t-il, je le demande, dans les choses naturelles qui soit plus différent que l’esprit et le corps? Et pourtant je pose la question: où trouvons-nous l’unanimité d’un accord si parfait, de sorte que se produisent presque au même moment, ou même de façon tout à fait simultanée, la volonté que quelque chose se fasse et sa réalisation, la volonté que quelque chose bouge et l’exécution du mouvement? Il y a certes un seul membre, dans cette partie bien entendu où règne la concupiscence, qui n’obtempère pas au commandement de l’homme intérieur; mais quand celui-ci aura pu, grâce à l’aide divine, éliminer cet obstacle par l’action modératrice d’une ascèse, il osera alors dire ensuite

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DE CONTEMPLATIONE, II, XVII

Sed quomodo notus? Illud quidem satis constat quia quicquid in qualibet corporis parte agitur, ubicumque leditur, ubicumque qualibet delectatione fouetur, statim ad animi notitiam peruenit, et eum omnino latere non possit quecumque afflictio uel delectatio sensum corporeum afficit. Et sicut motus cordis absque contradictione statim exit per motum corporeum, sic omnis sensus corporis absque mora intrat ad animum. Et sicut in omni actione sua corporalis motus arbitrio cordis obsequitur, sic omnis passio corporalis absque repulsa ad animum ingreditur, et quam uere nulla corporis iniuria uel oblectatio animum lateat, illa tam subita compassionis uel congratulationis uelocitas probat. Nam sicut uno eodemque est tempore|moueri uelle atque moueri, sic uno eodem momento est corpore pati et corde compati, exterius delectari et interius congratulari. Elige quid magis mireris, aut corporis ad animum tam celerem obedientiam, aut animi ad corpus tam familiarem notitiam. Mira obedientia ubi omne animi desiderium motus corporis pene preuenit. Miranda notitie familiaritas ubi quicquid corpus sentit, animus pene presentit. Et habet quidem ille interior homo noster de hac domestici sui tam familiari notitia, habet, inquam, unde miretur, non tamen unde glorietur. Non magna gloriatio animum nosse, que soleant corpus suum delectari uel ledere. Sed illud procul dubio magnum erit, cum iam multis|experientie documentis nosse ceperit, qua discretione debeat appetitui carnis et in necessariis obtemperare, et in superfluis contraire, ne si nimis foueat suscitet sibi hostem et nutriat rebellem, uel si nimis affligat perimat ciuem, et opprimat adiutorem. Sane ad huiusmodi notitie perfectionem animus uix per multa argumenta, uix post multa experimenta pertingit, sed ea semel adepta ex illa nimirum non parum proficit. Sine hac nunquam poterit Adam adiutorio suo bene uti, per hanc docetur exterior homo noster delicias Egypti paulatim fastidire tandemque obliuisci, assuescitque nichilominus spiritalibus alimentis delectari. Mirum hoc uel potius incredibile alicui uidebitur, sed si michi inde non creditur, uel|experto credatur. Audiamus illum quem hec expe-

68 et] ut p 71 corporeum] carnis Aris 77 et om. p 84 notitia] notitiam p 89 uel si nimis] uel si minus p 94 noster om. Aris

M 26va V 20vb 70

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M 26vb 85

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de cet homme extérieur qu’il est une seule âme avec lui, et l’appeler l’homme qui est en paix avec lui 137. «Homme en paix avec moi», dit-il. On voit donc comment il est uni en esprit. Et comment est-il complice? Sans doute est-ce assez évident: tout ce qui se passe en n’importe quelle partie du corps, quel que soit l’endroit où il est blessé, quel que soit l’endroit où il éprouve quelque plaisir, aussitôt l’esprit en est informé, et aucun tourment ni aucun plaisir qui atteint les sens corporels ne peut lui échapper. Et de même que rien ne s’oppose à ce que le mouvement du cœur s’extériorise aussitôt par un mouvement du corps, de même toute sensation corporelle pénètre sans rencontrer d’obstacle jusqu’à l’esprit. Et de même que, dans toutes ses actions, le mouvement du corps obéit à une décision du cœur, de même tout ce que subit le corps passe infailliblement dans l’esprit, et aussi vrai qu’aucune offense ni aucun plaisir que ressent le corps n’échappe à l’esprit, de même tout aussi vite l’impression rapide de souffrance ou de satisfaction en apporte la preuve. Car de même que la volonté de mouvoir et le mouvement se produisent en un seul et même instant, de même en un même et seul instant le corps pâtit et le cœur compatit, un plaisir s’éprouve à l’extérieur et une satisfaction à l’intérieur. Je te laisse décider ce que tu trouves le plus admirable: l’obéissance si prompte du corps à l’esprit ou la connaissance si proche du corps par l’esprit 138. Étonnante obéissance que celle où tout désir de l’esprit devance à peine les mouvements du corps! Admirable intimité de connaissance que celle où ce que le corps sent, l’esprit le pressent presque! Et vraiment cet homme intérieur en nous, à cause de la connaissance si intime qu’il a de son serviteur, cet homme, dis-je, a un motif d’être dans l’admiration, mais non pas de s’en glorifier. Connaître ce que son corps éprouve habituellement comme plaisir ou comme souffrance, ce n’est pas une raison pour l’esprit d’en tirer grande gloire. Mais ce sera une grande chose sans aucun doute, quand il commencera à savoir, à partir des enseignements de l’expérience, quel discernement il doit exercer pour céder aux besoins de la chair quand ils sont nécessaires, et s’y opposer quand ils sont inutiles, de peur que, s’il les favorise trop, il ne s’en fasse un adversaire et nourrisse un rebelle, et que, s’il les mortifie trop, il ne supprime un confrères et n’accable un collaborateur 139. Certes, l’esprit ne parvient à cette sorte de connaissance parfaite qu’à grand-peine par de multiples raisonnements et au prix de multiples expériences, mais une fois qu’il l’a acquise, il en tire grand profit. Sans elle, Adam ne pourra profiter utilement de l’aide de sa compagne; par elle notre homme extérieur apprend à perdre peu à peu le goût des délices de l’Égypte 140, et fi-

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rientia docuerat, et attendamus quid dicat. «Homo, inquit, pacis mee in quo sperabam, qui edebat panes meos.» Et in hoc iterum loco: «Qui simul mecum dulces capiebas cibos in domo Dei ambulauimus cum consensu.» Qui autem sunt panes quos interior homo noster exteriori apponit, uel quibus eum cibis reficit, manifestat Scriptura que dicit: «Fuerunt michi lacrime mee panes die ac nocte, dum dicitur mihi cotidie “ubi est Deus tuus”?» Et alibi de huiusmodi panibus iterum ait: «Surgite postquam sederitis, qui manducatis panem doloris.» Huiusmodi itaque panem homo interior aliquando solus comedit, aliquando etiam ut secum comedat domesticum suum|uix multa fatigatione conpellit. Panem suum spiritus solus comedit, quando animus quidem de peccatis suis dolet, uerumtamen lacrimas nulla ratione extorquere ualet. Panem doloris pariter comedunt, et cibum unum quasi unanimiter sumunt, cum interior homo profunde ingemiscit, et ad eius gemitum exterior homo ubertim lacrimas fundit. Prius autem omnis homo conpungitur timore, postmodum uero conpungitur ex amore. Conpunctio timoris amaritudinem habet, conpunctio amoris dulcedinem habet. Qui igitur adhuc solo timore conpungitur, cibis quidem spiritalibus minime tamen dulcibus pascitur. Qui uero iam ex eternorum gaudiorum desiderio lacrimas fundit, iste profecto dulcibus cibis spiritalibusque se reficit. Cum ergo ceperit| homo ille interior domesticum suum talibus cibis reficere, potest de eo ueraciter psallere: qui mecum dulces capiebas cibos. Talibus ergo studiis quanto uterque homo amplius ad puritatem proficiunt, tanto utique alacrius currunt. Quod uero post tante concordie perfectionem carnis et spiritus, eorum pacem malignorum spirituum infestatio perturbet, ex eo quod subiungitur recte intelligenti liquide apparet. Quid est enim quod ille, qui secundum Deum creatus est, homo interior de homine pacis sue, de homine unanime plangit, et mox non in illum sed in alios maledictionis iaculum intorsit, nisi quod in illos per inprecationem seuit, quorum

99-100 homo – meos] cf. Ps. 40, 10 100-101 qui – consensu] Ps. 54, 15 103104 fuerunt – tuus] Ps. 41, 4 105-106 surgite – doloris] Ps. 126, 2 121 qui – cibos] Ps. 54, 15 99 attendamus] attendemus p 101 capiebas] capiebat p 106-107 itaque in marg. M 107 etiam om. Aris 111 quasi om. Aris 121 capiebas] capiebat p 129 inprecationem] increpationem p, corr. in marg. M (man. recent.)

M 27ra 100

105

PL 98B V 21rb 110

M 27rb

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nalement à les oublier, et il ne s’accoutume pas moins à apprécier les biens spirituels. Ceci peut paraître étonnant ou plutôt incroyable, mais si on ne me croit pas, qu’on fasse confiance à qui l’a expérimenté. Écoutons celui que cette expérience a instruit, et prêtons attention à ce qu’il dit: «Homme de paix en qui j’avais espoir, qui mangeait mon pain.» Et encore en cet autre passage: «Avec toi qui prenais les mêmes douces nourritures que moi, nous marchions en plein accord 141 dans la maison de Dieu.» Quels sont donc les pains que notre homme intérieur présente à l’homme extérieur, avec quelle nourriture il le ranime, l’Écriture nous le montre par ces paroles: «Mes larmes m’ont servi de pain jour et nuit, lorsqu’on me dit quotidiennement: “Où est ton Dieu?”» Et ailleurs, au sujet de ces mêmes pains, il est dit encore: «Levez-vous après que vous serez reposés, vous qui mangez d’un pain de douleur 142.» Ainsi l’homme intérieur mange parfois seul d’un pain de cette sorte, parfois aussi il contraint son serviteur à manger avec lui, non sans peine, en l’ayant beaucoup harcelé. L’esprit mange certes seul son pain quand la conscience 143 s’afflige de ses péchés, mais n’a cependant aucun moyen de s’arracher des larmes. Ils mangent ensemble le pain de douleur 144 et consomment une nourriture comme en union d’esprit, quand l’homme intérieur gémit au fond de lui et que, s’associant à ces gémissements, l’homme extérieur répand d’abondantes larmes. En premier, chaque homme est transpercé par la crainte, mais ensuite il l’est par l’amour. La blessure de la crainte s’accompagne d’amertume, celle de l’amour de douceur. Celui donc qui n’éprouve encore que l’aiguillon de la crainte se nourrit certes d’un aliment spirituel, mais dépourvu de douceur. Mais si quelqu’un alors pleure du désir des joies éternelles, celui-là assurément reprend des forces grâce à des nourritures douces et spirituelles. Quand donc cet homme intérieur aura commencé de nourrir son serviteur avec de tels aliments, il pourra véritablement chanter à son sujet: «Toi qui prenais avec moi de douces nourritures.» En faisant donc de tels efforts, plus ces deux hommes progressent dans la purification, plus ils courent avec une ardeur de toute façon accrue 145. Mais, après avoir atteint une telle perfection dans l’union de la chair et de l’esprit, que la paix conquise par ces deux hommes puisse être perturbée par une attaque des esprits malins, voilà ce qui apparaît clairement de ce qui suit, pour qui le comprend correctement. Pourquoi donc cet homme intérieur, qui fut créé selon Dieu, se plaint-il de l’homme de paix, de l’homme qui lui est intimement uni, et bientôt, pourquoi a-t-il

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seuitia pacis sue quietem amisit. «Tu uero, inquit,|homo unanimis, dux meus et notus meus, qui simul mecum dulces capiebas cibos, in domo Domini ambulauimus cum consensu.» Et subiungit statim: «Veniat mors super illos.» Non dicit «super te», sed «super illos». De his ergo se uindicat, quorum fraude pacis sue consortem amiserat. Sepe enim spiritus maligni paci spiritus inuidentes, dum carnem subita et uehementi temptatione fatigant, spiritus pacem perturbant, et reddunt ei de unanime hostem, de duce seductorem, et efficiunt de noto ignotum et de domestico inimicum. Sed ecce dum unum Scripture locum plenius perscrutari uolumus, circumadiacentia perlustrare conpulsi sumus. Nam dum de exterioris hominis ducatu dicere aliquid rationis ordo expostulauerit, obscuritas circumadiacentium|uerborum expositionem nostram paulo latius extendere coegit.

V 21va PL 98D M 27va

135

140

PL 99A

CAPUT XVIII QUOD HOC CONTEMPLATIONIS GENUS CONSTAT IN RATIONE SECUNDUM IMAGINATIONEM

Nunc uero ad id redeamus unde digressi sumus, quomodo scilicet per rerum uisibilium imaginationem adiuuemur ad rerum inuisibilium 5 inuestigationem. In eo enim exterior homo in inuestigationis sue cursu interiorem adiuuat, quo ei inuisibilium imaginem per rerum uisibilium imaginationem representat. Et dum ducatus sui officium explet, illuc istum simi- M 27vb litudinum calle perducit, quo ille intrare non audet. Sic sepe famuli V 21vb

130-132 tu – consensu] Ps. 54, 14-15

132-133 ueniat – illos] Ps. 54, 16

130 inquit homo] homo inquit Aris 133 illos] eos p 136-137 unanime] unanimi p 137 ignotum] -tum supra lin. M II, XVIII, 2 constat] consistat Aris

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lancé une imprécation non pas contre celui-ci, mais contre d’autres, sinon parce que c’est contre ceux qui l’ont cruellement privé de son repos et de sa paix qu’il se déchaîne en malédictions 146 ? «Toi vraiment, dit-il, l’homme qui est une seule âme avec moi, mon guide et mon complice», «tu prenais les mêmes douces nourritures que moi, nous marchions en plein accord 147 dans la maison de Dieu.» Et il continue aussitôt ainsi: «Que la mort vienne sur eux!» Il ne dit pas «que la mort vienne sur toi», mais «qu’elle vienne sur eux». Il s’en prend donc à ceux dont la fourberie lui a fait perdre celui qui partageait sa paix. Souvent en effet les esprits malins, qui sont jaloux de la paix de l’esprit, en harcelant la chair par des tentations subites et violentes, perturbent cette paix de l’esprit et d’un compagnon intime lui font un ennemi, d’un guide un séducteur, d’un familier un inconnu, d’un serviteur un adversaire. Mais voici qu’en voulant scruter plus à fond un passage des Écritures, nous avons été poussé à en parcourir les alentours. Car, pendant que selon l’ordre rationnel nous devions dire quelque chose de la conduite par l’homme extérieur, l’obscurité des mots qui s’y rattachaient nous a entraîné à développer un peu plus largement notre propos.

CHAPITRE 18 CE GENRE DE CONTEMPLATION S’ÉTABLIT DANS LA RAISON SELON L’IMAGINATION Il nous faut revenir maintenant au sujet dont nous nous sommes écarté, à savoir comment les images des choses visibles que nous formons dans notre imagination nous aident pour notre recherche sur les choses invisibles. C’est en présentant à l’homme intérieur l’image de choses invisibles par le moyen de celle qu’il forme des choses visibles que l’homme extérieur apporte son aide à l’homme intérieur au cours de son investigation. Et en accomplissant son office de guide, il le conduit par le chemin des similitudes là où lui ne se hasarde pas à entrer. De même souvent les serviteurs précèdent les maîtres sur la route jusqu’aux portes royales, et tandis que ceux-ci se hâtent vers l’intérieur du palais, ceux-là cependant s’arrêtent à l’extérieur. Ce que nous avons déjà dit plus haut, je crois, est donc évident, à savoir la manière dont nous devons comprendre que ce genre de contemplation est vraiment dans la raison et selon l’imagination, parce que les

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DE CONTEMPLATIONE, II, XIX

dominos suos in uia usque ad regias fores preeunt, et tamen istis intro| PL 99B usque ad interiora palatii properantibus, illi exterius subsistunt. Patet ergo, ut arbitror, quod superius iam diximus, quomodo hoc contemplationis genus esse quidem in ratione et secundum imaginationem intelligere debeamus, quia et inuisibilia sunt que mente conspici- 15 mus, et tamen ex rerum uisibilium similitudine illa nobis formamus. Quid enim dixerim rerum uisibilium formam nisi quandam quasi rerum inuisibilium picturam? Sit modo aliquis qui nunquam leonem uidisse se dicat, quem tamen uidere desiderat, si ei leonis imago in pictura aliqua conuenienter expressa ostenditur, profecto qualem eum cogitare 20 debeat ex eo quod uidet statim admonetur. Denique secundum lineamenta que|superficietenus expressa considerat, solida membra et ui- PL 99C uum animal sibi in mente format. Cogita nunc quantum sit inter illud quod uidet exterius, et inter hoc quod in sua cogitatione sibi fingit in- M 28ra terius. Sic sane in hoc contemplationis genere longe a se distant inuisi- 25 bilia que in mente uersamus et ea que per imaginationem cernimus, et tamen ad illa exprimenda ex istis similitudinem trahimus. Reddidimus, quomodo potuimus, rationem cur hoc genus contemplationis uideatur esse in ratione et secundum imaginationem.

CAPUT XIX QUOMODO AD PERMISSSIONEM VEL OPERATIONEM DEI PERTINEAT QUIDQUID RADIUS CONTEMPLATIONIS PERLUSTRAT

|Postulat rationis ordo de circulis et uectibus hoc loco aliqua uel PL 99D breuiter dicere, ut idem ordo seruetur in expositione, quem auctor ser- V 22ra uare uoluit in descriptione. Primo itaque considerandum est quae sint latera arce, ut consequenter possimus agnoscere, quos in quo latere circulos debeamus ponere. Per arcam gratiam contemplationis accipimus, uti superius iam diximus. Quia igitur radius contemplationis ab alto radiat, et se in om- 10 nem partem pro subleuate mentis capacitate dilatat, omnia que sub contemplationem cadere possunt, ad hanc se arcam pertinere euidenter II, XIX, 4 circulis – uectibus] cf. Ex. 25, 12-13 19 tamen] supra lin. M

20 expressa] expressae p

II, XIX, 2 pertineat] pertinet Aris

10 alto] iam add. p 11 subleuate] subleuata p

LA CONTEMPLATION, II, 19

211

concepts que nous apercevons dans notre esprit sont invisibles et que nous les formons cependant en nous à partir d’une ressemblance avec les choses visibles. Que dire de cette forme des choses visibles sinon que c’est en quelque sorte une peinture de réalités invisibles? Supposons simplement quelqu’un qui dirait n’avoir jamais vu de lion et souhaiterait cependant en voir un: si on lui montre l’image peinte d’un lion, convenablement réalisée, il est certes aussitôt informé, d’après ce qu’il voit, de la manière dont il doit se le représenter. Finalement, en fonction des traits qu’il voit reproduits sur la surface du tableau, il forme dans son esprit l’image de membres concrets et d’un animal vivant. Songe maintenant combien il y a de différence entre cet animal qui vit à l’extérieur et celui qu’il se représente en pensée à l’intérieur de lui-même. Ainsi, dans ce genre de contemplation, il y a vraiment beaucoup de distance entre les réalités invisibles que nous examinons dans notre esprit et les choses que nous regardons par l’imagination, et pourtant, afin de nous représenter celles-là, nous tirons une similitude de celles-ci. Nous avons rendu compte, dans la mesure du possible, de la raison qui fait que ce genre de contemplation apparaît comme étant dans la raison selon l’imagination.

CHAPITRE 19 COMMENT TOUT CE QUE LE RAYON DE LA CONTEMPLATION PARCOURT SE RATTACHE À LA PERMISSION OU À L’ACTION DIVINE L’ordonnance de notre plan postule ici que nous disions, même brièvement, quelques mots des anneaux et des barres, pour conserver dans notre exposé l’ordre suivi volontairement par l’auteur de la description de l’arche 148. Il faut donc considérer d’abord quels sont les côtés de l’arche, afin de pouvoir en conséquence reconnaître quels anneaux nous devons placer, et sur quel côté. Par l’arche nous entendons la grâce de la contemplation, comme nous l’avons déjà dit précédemment. Donc, puisque le rayon de la contemplation éclaire d’en haut et s’étend de toutes parts en fonction de la capacité de l’esprit en son soulèvement 149, tous les objets qui peuvent tomber sous le regard de la contemplation se révèlent bien sûr avoir un rapport avec cette arche. Or, autre est la considération par laquelle nous remarquons, parmi les choses qui sont accomplies chaque jour, que les unes sont justes, les autres injustes, et tout autre celle par laquelle nous voyons que, pour l’usage des hommes, les unes sont avan-

212

DE CONTEMPLATIONE, II, XIX

ostendunt. Alia uero consideratio est, qua attendimus eorum que cotidie fiunt alia iusta, alia esse iniusta, et longe alia consideratio illa qua conspicimus humanis usibus|alia esse commoda, alia uero incommoda. Erigunt ergo in arca nostra parietes duos sibi inuicem e diuerso oppositos, hinc unum equitas, illic alterum iniquitas. Duos uero alios parietes e regione se inuicem respicientes efficiunt nichilominus hinc unum prosperitas, illinc alterum aduersitas. Illud autem ualde admirandum et multa admiratione dignum, quomodo uel uoluntas bona, uel qualiter uoluntas mala, Deo ommnia moderante et iuste disponente, hinc modo aduersitate repellitur, modo illinc prosperitate religatur, ne hec uel illa in infinitum excrescat, et diuine dispositionis modum excedat. Cogita nunc quemadmodum in arca nostra parietes se in longum extendentes, et longitudinem arce metientes, duo alii parietes per transuersum|occurrentes, hinc inde precidant, et ad certam mensuram restringant. Iuxta hanc utique similitudinem diuina dispensatio diuersis uoluntatibus nunc ad uotum famulatur, ut inueniant quomodo se extendant, modo eis aduersatur, ne destinationis prefinite modum excedant. Ne enim pereffluamus, uti iam diximus, hinc religamur uinculo cupiditatis, illinc obstruimur repagulo necessitatis. Multa enim sepe dimittimus, ne amittamus quod diligimus, multa nichilominus, ne incurramus quod odimus. Ubi ergo aduersitas atque peruersitas se inuicem collidunt, quodammodo in arca nostra angulum efficiunt. Ubi uero prosperitas atque peruersitas inuicem occurrunt, alterum angulum conponunt.|Occursio uero equitatis et prosperitatis tertium angulum constituit. Collisio autem equitatis et aduersitatis quartum coniungit. Ad primum angulum corripiuntur mali, ad quartum corriguntur boni. Item ad secundum destituuntur mali, ad tertium proteguntur boni. Per aduersitatem siquidem reprobi corripiuntur, non autem corriguntur. Si enim se ipsos corrigerent, utique reprobi non essent. Sed per aduersitatem boni a malis suis corriguntur, seu etiam ad meliora promouentur. Item per prosperitatem mali in se ipsis resoluuntur, et a Deo destituuntur. Boni autem per prospera et ad bona fouentur, et a malis proteguntur. Igitur primus angulus est ad correptionem, secundus ad destitutionem,|tertius ad protectionem, quartus ad correctionem. Patet autem quod illi parietes per Moysen latera arce dicuntur, qui longitudinem arce metiuntur. Horum duorum quam ceterorum pa27 utique om. Aris

M 28rb PL 100A

20

V 22rb PL 100B

M 28va 30

35

PL 100C

40

M 28vb V 22va PL 100D

LA CONTEMPLATION, II, 19

213

tageuses et les autres désavantageuses. Donc dans notre arche, ce sont ici l’équité, là l’iniquité 150 qui dressent deux parois opposées l’une à l’autre. Mais ce sont deux autres parois qu’élèvent de leur côté, ici la prospérité, là l’adversité en se faisant face. Or, ce qui est fort étonnant et mérite toute notre admiration, c’est de voir soit comment une volonté bonne 151, soit de quelle manière une volonté mauvaise, Dieu réglant et disposant tout avec justice, tantôt d’un côté est rebutée par l’adversité, tantôt d’un autre côté est liée par la prospérité 152, afin que ni la volonté mauvaise ni la volonté bonne ne s’accroissent indéfiniment et ne dépassent la mesure fixée par ce qui a été disposé par Dieu 153. Remarque alors de quelle manière, dans notre arche, les parois qui s’étendent en longueur et qui donnent la mesure de la longueur de l’arche, sont coupées de part et d’autre par les deux autres parois qui viennent transversalement à leur encontre, et se voient imposer par elles une certaine mesure. De manière tout à fait analogue, la dispensation divine vient tantôt en aide aux diverses volontés, selon leur désir, pour qu’elles trouvent le moyen de se déployer, tantôt s’oppose à elles, pour qu’elles ne dépassent pas la mesure préalablement définie qui leur est destinée. En effet, pour que nous n’allions pas à la dérive 154, comme nous l’avons déjà dit 155, tantôt nous sommes enchaînés par le lien du désir, tantôt nous sommes entravés par les contraintes de la nécessité. C’est un fait que nous laissons souvent échapper beaucoup de choses pour ne pas perdre ce à quoi nous tenons, et tout aussi souvent nous en laissons échapper beaucoup pour ne pas encourir ce qui nous déplaît. Quand donc l’adversité et la perversité butent l’une contre l’autre, elles forment pour ainsi dire un angle dans notre arche. Et quand c’est la prospérité et la perversité qui se rencontrent, elles en composent un autre. La rencontre de l’équité et de la prospérité donne lieu à un troisième angle. Le heurt de l’équité avec l’adversité constitue le quatrième angle. Au premier angle les méchants sont malmenés, au quatrième les bons sont corrigés. De même, au deuxième angle les méchants sont rejetés 156, au troisième les bons sont protégés. S’il est vrai que les réprouvés sont malmenés par l’adversité, par contre ils ne sont pas corrigés; car s’ils se corrigeaient, il ne seraient pas des réprouvés. Mais les bons sont corrigés de leurs défauts par l’adversité, et même poussés à s’améliorer. De même, par la prospérité les mauvais se replient sur eux-mêmes et sont rejetés loin de Dieu; par contre, par l’effet de la prospérité, les bons sont encouragés au bien et protégés contre le mal. Le premier angle est

214

DE CONTEMPLATIONE, II, XX

rietum, sicut in arce conpositione, est quantitas maior, sic in rerum sig- 50 nificatione et ueritatis contemplatione est eorum dignitas sublimior. Quis enim nesciat quam sit incomparabiliter maior illa que est iusti et iniusti, quam illa discretio que est commodi et incommodi? Prima autem pertinet ad parietes qui metiuntur arce longitudinem, nam illa que est commodi et incommodi pertinet ad illos parietes qui metiuntur arce 55 latitudinem. Ad duo itaque latera arce pertinet quorumlibet consideratio, secundum quod fiunt iuste seu etiam iniuste. Que uero|iuste fiunt, quis igno- PL 101A ret fieri Dei operatione, que iniuste fiunt, sola eius fieri permissione.

CAPUT XX QUOD DEI SAPIENTIA, CUM SIT SIMPLEX ET UNA, DIVERSIS CONSIDERATIONIBUS IN CONTEMPLATIONEM ADDUCITUR, ET MODO SCIENTIA , MODO PRESCIENTIA , MODO DISPOSITIO VEL PREDESTINATIO NOMINATUR

M 29va 5

Quia ergo iam que sint latera arce habemus, quia eiusdem angulos quatuor iam expositione tenemus, queramus adhuc qui sint illi quatuor annuli aurei, qui iubentur singuli in singulis angulis poni. De auro satis constat quod cetera omnia metalla claritatis sue magnitudine superat. Sed diuina sapientia quid clarius, quid lucidius, cui V 22vb etiam nichil comparabile inuenimus? De hoc auro quasi ad diuersas| operationes materiam sumimus, quando illam que in se simplex et una PL 101B est diuerso modo consideramus. Dei siquidem sapientia, cum sit, ut dictum est, simplex et una, modo prescientia dicitur, modo scientia nominatur, nunc eam predestinationem dicimus, nunc dispositionem 15 uocamus. Sic res una a nobis diuerso modo distinguitur, ut a nostra exiguitate qualicumque modo uel ex parte capiatur. Scientia est qua omnia 57 quod] que p II, XX, 17 qua] que Aris

LA CONTEMPLATION, II, 20

215

donc pour la répression, le second pour la destitution, le troisième pour la protection, le quatrième pour la correction 157. Il est clair que Moïse nomme côtés de l’arche les parois qui mesurent sa longueur. Comme dans la construction de l’arche, ces deux parois sont de plus grande étendue que les deux autres, de même dans la signification des choses et la contemplation de la vérité leur dignité est supérieure. Personne n’ignore que le discernement qui distingue le juste de l’injuste est quelque chose de plus grand que celui qui distingue l’avantageux du désavantageux. Le premier correspond aux parois qui mesurent la longueur de l’arche, et celui qui distingue l’avantageux et le désavantageux correspond en effet aux parois qui mesurent sa largeur. Aux deux côtés de l’arche correspond la considération de toutes les actions, selon qu’elles sont justes ou bien aussi injustes. Mais ce qui se produit de juste, personne n’ignore que cela s’accomplit grâce à une action de Dieu, et ce qui se produit d’injuste, cela survient seulement par sa permission 158.

CHAPITRE 20 COMMENT LA SAGESSE DE DIEU, ALORS QU’ELLE EST SIMPLE ET UNE, APPARAÎT DANS LA CONTEMPLATION SOUS DIVERS ASPECTS ET SE NOMME TANTÔT SCIENCE, TANTÔT PRESCIENCE, TANTÔT DISPOSITION OU PRÉDESTINATION

Maintenant que nous savons quels sont les côtés de l’arche, puisque nous connaissons déjà par l’exposé ses quatre angles 159, cherchons encore quels sont ces quatre anneaux d’or que le législateur ordonne de placer chacun à un angle particulier. On sait que l’or l’emporte sur tous les autres métaux par la grandeur de son éclat. Mais qu’y a-t-il de plus éclatant, de plus lumineux que la sagesse divine, à laquelle nous ne trouvons rien de comparable? Quand nous considérons sous divers aspects la sagesse de Dieu qui est en soi simple et une, c’est comme si nous prenions la matière de cet or pour diverses opérations. Alors que la sagesse de Dieu, en vérité, comme on l’a dit, est simple et une, tantôt elle est appelée prescience, tantôt elle est nommée science, tantôt nous disons qu’elle est prédestination, tantôt nous lui donnons le nom de disposition 160. Ainsi, une chose unique se distingue à nos yeux par divers aspects, en sorte que malgré nos limites nous puissions la saisir par un aspect ou par une partie. Par la science, la Sagesse divine connaît tout; par la prescience, elle prévoit tout éternel-

216

DE CONTEMPLATIONE, II, XXI

cognoscit. Prescientia qua ab eterno omnia preuidit. Predestinatio qua ab eterno omnes siue ad uitam siue ad mortem preordinauit. Dispositio qua omnia ubique incessanter disponendo nichil inordinatum reliquit. Hos nostre considerationis modos quasi in circulum|f[l]ectimus, quando in omni diuine sapientie ordinatione initium cum fine concordare uidemus. Nunquam enim diuina prescientia in sua prouidentia fallitur, nunquam diuina predestinatio in suo proposito decipitur, nusquam eius scientia in suo iudicio errat, nusquam eius dispositio in suo consilio nutat. Dum enim circulus in semetipsum ab omni parte reflectitur, in ipso procul dubio sicut nec initium, sic nec finis inuenitur. Illa itaque nichilominus consideratio ad hos circulos pertinet, quod in omni diuine comprehensionis contemplatione initium, finem uel modum, mens nostra inuestigare non ualet. Horum circulorum ambitus ab omni parte ad unum medium punctum equaliter circumfertur, quia omnis diuina examinatio nusquam in|una re quam in alia ab unius et simplicis ueritatis diffinitione longius euagatur. Hi circuli in seipsis omnia comprehendunt, et suo in sinu uniuersa concludunt. Hi sunt illi quatuor, ut arbitror, circuli, qui per Moysen per quatuor arce angulos iubentur ordinari.

M 29rb 20

PL 101C

25

30

V 23ra PL 101D M 29va 35

CAPUT XXI QUOD DIVINA SAPIENTIA SECUNDUM DIVERSOS CONTEMPLATIONIS MODOS IN QUIBUSDAM VIDEATUR MIRABILIOR, IN QUIBUSDAM IOCUNDIOR

Horum autem circulorum duo sedem habent in latere uno, duo re- 5 liqui in latere alio. Singuli itaque certis locis deputantur, quamuis ad totius arce euectionem pariter omnes cooperentur. Ibi enim quilibet huiusmodi circulorum sedem habere debet,|quo PL 102A quisque in loco pre ceteris mirabilior seu iocundior nostre considerationi apparet. Nam ab eo quisque loco quasi amplius elongat, ubi contem- 10 plantis admirationem minus excitat, ubi in admirantis animo minorem iocunditatem generat. Accipiunt ergo sedem duo in latere uno et duo itidem in latere alio. Superius autem dictum est quomodo ad latus unum pertineant que fiunt Dei permissione, uel quomodo eque ad la-

24-25 decipitur nusquam] nunquam Arisp finem] finemque Aris

25 suo iudicio] iudicio suo Aris

29

LA CONTEMPLATION, II, 21

217

lement; par la prédestination, de toute éternité, elle a ordonné par avance tous les hommes soit pour la vie soit pour la mort 161 ; par la disposition, en disposant toutes choses toujours et partout, elle ne laisse rien qui ne soit ordonné. Ces modes de notre considération, nous leur donnons la forme d’une sorte de cercle, quand nous voyons que, dans tout ce que la sagesse divine a ordonné, il y a concordance entre le début et la fin 162. La prescience divine en effet jamais ne s’abuse dans ce qu’elle prévoit, jamais la prédestination divine n’est trompée dans ce qu’elle a projeté, en aucune circonstance la science de Dieu ne s’égare dans son jugement, ni sa disposition n’oscille dans son dessein. Si, en effet, le cercle se referme entièrement sur lui-même, il va sans dire qu’on n’y trouve aucun commencement, et donc aucune fin. C’est pourquoi cette manière de voir a néanmoins un rapport avec ces anneaux, du fait que notre esprit, dans toute la contemplation de la compréhension divine 163, ne peut rechercher ni commencement, ni fin, ni limite. De toute part la circonférence de ces cercles se tient à égale distance autour du point central, parce que tout jugement divin 164 ne s’écarte pas plus sur une chose que sur une autre de la définition de la vérité une et simple 165. Ces anneaux embrassent tout en eux-mêmes, et enferment tout en leur sein. Ce sont, à mon sens, les quatre anneaux que Moïse ordonna de placer aux quatre angles de l’arche.

CHAPITRE 21 LA SAGESSE DIVINE, SELON LES DIVERS MODES DE CONTEMPLATION, SE RÉVÈLE TANTÔT PLUS ADMIRABLE, TANTÔT PLUS DÉLECTABLE

Deux de ces anneaux ont leur place sur un côté, les deux autres sur l’autre côté. À chacun est ainsi assigné un lieu déterminé, même si tous contribuent également au transport de l’arche toute entière. N’importe lequel de ces anneaux, en effet, doit être placé là où il apparaît à nos yeux plus admirable ou plus délectable 166 que les autres. Car chacun se tient à plus grande distance, en quelque sorte, du lieu où il suscite moins l’admiration chez celui qui contemple, ou du lieu où il procure un moindre agrément dans l’esprit de celui qui admire 167. Deux anneaux prennent donc place sur l’un des côtés et deux de même sur l’autre. Or, on a dit auparavant comment ce qui est accompli avec la permission divine correspond à un côté, et comment également il appa-

218

DE CONTEMPLATIONE, II, XXI

tus aliud pertinere uideantur que fiunt Dei operatione. Ordinentur itaque in permissionis latere circulus prescientie et circulus scientie. Similiter in latere diuine operationis, circulus predestinationis et circulus dispositionis. Vis autem scire quam recte, quam ordinate circuli qui dicuntur scientie uel prescientie, illis maxime president|que fiunt Dei permissione? Cogita ergo, si potes, quanta admiratione dignum sit, quod hec omnia potuit prescire ab eterno, quorum est tam innumera multitudo, et tam multiplex uariatio. Sed hec eius prescientia cum sit in utrisque mirabilis, mirabilior tamen apparet in rebus malis quam bonis. Que enim mala sunt quia iniuste fiunt, sola utique eius scimus fieri permissione, nunquam autem eius operatione. Cogita ergo, si potes, quanta admiratione dignum sit, quod illa etiam prescire potuit que aliene uoluntati reliquit, et uoluntati quidem que nondum fuerat, et quam nunquam facturus erat. Voluntatem enim malam nunquam facit, quamuis eam esse permittat. Certe minus miramur ea ipsum posse ab eterno prescire, que ab ipso erant facienda,|quamuis sint tam multa et pene infinita, quam ea que posuit sub potestate aliena, et uoluntate contraria. Quid autem de eius scientia dicturi sumus, quam omnium que sunt qualitatem, modum, ordinem et locum, et numerum, sub uno simplicis uisionis radio comprehendere scimus? O uere miranda, o uere stupenda! Si autem queris ubi mirabilior nostre considerationi appareat que uere ubique est mirabilis, quis eam non uideat mirabiliorem uideri in rebus occultis, quam in rebus manifestis? Quale, queso, est occulta hominum, secreta uidelicet cogitationum, affectionum, uoluntatum et intentionum indesinenter aspicere, et quemlibet cordis motum ante diuine scientie conspectum non posse latere?|Quotiens uero bonas hominum cogitationes et uoluntates attendit, quid pro his omnibus in cordium arcano aliud aspicit, quam quod ibidem ipsemet reposuit? Bonos siquidem cordium motus quoslibet absque contradictione ipse operatur, ipsisque cooperatur. Illud uero pre omnibus mirum quod nichil omnium ignorare ualeat, eorum etiam que cordibus humanis ipse non inspirat. Hec est illa in diuine scientie perspicacia uere summa et singuII, XXI, 25-26 permissione – operatione] Augustin, Enchir., XXIV, 97 (PL, 40, 276; BA 9, p. 272); Hugues, Sacram., I, IV, 5 (PL 176, 236A); II, II, 18 (PL 176, 213AB) 33-35 scientia – miranda] cf. Ps. 138, 6, et passim 39-41 cogitationum – latere] cf. Iob 42, 2; Ps. 138, 3-4; Ex. 11, 5 II, XXI, 37 uideri om. p

44 quoslibet] et add. Aris

15

M 29vb V 23rb PL 102B

25

30

PL 102C M 30ra

35

V 23va 40

PL 102D

45

M 30rb

LA CONTEMPLATION, II, 21

219

raît que ce qui est accompli par l’action divine correspond à l’autre côté. Que soient donc rangés sur le côté correspondant à la permission divine l’anneau de la prescience et celui de la science, et de même, sur le côté de l’opération divine, l’anneau de la prédestination et celui de la disposition. Veux-tu savoir à quel point il est correct et conforme à l’ordre que les anneaux désignés comme ceux de la science et de la prescience président surtout aux actes accomplis avec la permission divine? Songe donc, si tu le peux, combien il est admirable que Dieu, de toute éternité, ait pu savoir par avance toutes ces choses dont la multitude est si innombrable et la diversité si grande. Mais cette prescience qu’il possède, bien qu’elle soit admirable dans l’un et l’autre cas, apparaît cependant bien plus étonnante dans les choses mauvaises que dans les bonnes; ce qui est mal, en effet, parce que cela est produit à l’encontre de la justice, nous savons que cela ne peut arriver de toute façon que par une permission divine, jamais par une action divine. Songe donc, si tu le peux, combien est digne d’admiration le fait que la Sagesse divine ait eu aussi le pouvoir de connaître par avance ce qu’elle a abandonné à la volonté d’un autre, et qui plus est, à une volonté qui n’était pas encore et qu’elle n’avait jamais eu l’intention de faire. Car la Sagesse de Dieu ne fait jamais une volonté mauvaise, même si elle en permet l’existence. Certes nous nous étonnons moins qu’elle puisse elle-même connaître d’avance de toute éternité les choses qu’elle devait faire elle-même, aussi innombrables soientelles, et quasiment infinies, plutôt que celles qu’elle a placées sous le pouvoir d’une volonté autre que la sienne et contraire à la sienne. Et qu’allons-nous dire de la science de Dieu, dont nous savons qu’elle saisit 168, dans l’unique rayon d’une simple vision, quels sont la qualité, le mode, l’ordre et le lieu, et encore le nombre de tout ce qui existe 169 ? Oh! science vraiment admirable, science vraiment stupéfiante! Si tu demandes où cette science apparaît la plus admirable à nos yeux, elle qui est véritablement et à tous égards admirable, comment ne pas voir qu’elle apparaît plus admirable dans la connaissance des choses cachées que dans celle des choses manifestes? Comment donc, je le demande, qualifier le fait de voir en permanence ce que les hommes tiennent caché, c’est-à-dire les secrets de leurs pensées, de leurs sentiments, de leurs volontés et de leurs intentions, et que n’importe quel mouvement du cœur ne puisse échapper au regard de la science divine? Vraiment chaque fois que la science divine prête attention aux pensées et aux volontés bonnes des hommes, que voit-elle d’autre, pour tout ce qui est dans le secret des cœurs, que ce qu’elle y a déposé elle-même?

220

DE CONTEMPLATIONE, II, XXI

laris admiratio, quod nichil eum omnino latere possit in cordium malorum tam profunda et tam tenebrosa abysso. Ecce cur prouidentie et scientie circuli in permissionis latere sedem accipiunt, ubi uti aperta ratio perdocuit, nostre considerationi mirabiliores occurrunt. Ceteros autem predestinationis|uidelicet et dispositionis diuine circulos latus aliud habere debet, et cur hoc sit multa, ut arbitror, expositione non indiget. Ut enim taceamus eos in hac parte apparere mirabiliores, quis eos neget in his que electorum saluti militant, que sola ad hoc latus spectant, apparere iocundiores? Diuine siquidem predestinationis et dispositionis rationem in saluandorum reparatione, promotione, glorificatione quam in malorum iusta reprobatione, deiectione, dampnatione, carius amplectimur, iocundius ueneramur, ardentius diligimus, honorificentius magnificamus. In tantum enim predestinatio specialiter et proprie ad hoc latus pertinere uidetur, ut pene de sola preordinatione ad uitam dici soleat, et ad aliam partem non nisi abusiue et inproprie|referatur. Diuina uero dispositio quamuis ad ultralibet pertineat, eo quod nusquam aliquid inordinatum relinquat, soli tamen electorum saluti omnis eius ordinatio militat. Ecce iam diximus quos in quo latere circulos ordinare debeamus.

50

PL 103A

55

V 23vb

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M 30va PL 103B 65

LA CONTEMPLATION, II, 21

221

Pour n’importe quels bons mouvements du cœur, en effet, c’est sans contredit Dieu 170 lui-même qui agit et qui coopère à leur réalisation. Mais ce qui est surtout admirable, c’est qu’il puisse ne rien ignorer de tout ce qu’il n’inspire pas lui-même dans le cœur des hommes. Dans la clairvoyance divine, ce qui est vraiment très hautement et singulièrement admirable, c’est que rien ne peut échapper à Dieu de ce qui est au plus profond et au plus ténébreux abîme des cœurs des hommes mauvais 171. Voilà donc pourquoi les anneaux de la prévision 172 et de la science ont leur place sur le côté de la permission divine, là où, comme cela fut démontré par une raison évidente, ils se présentent comme plus admirables à notre regard. Quant aux autres anneaux, ceux de la prédestination et de la disposition divine, c’est un autre côté qui doit les avoir, et il n’est pas besoin, je pense, d’une longue explication pour dire pourquoi cela est ainsi. Même si nous ne disons pas des anneaux qui sont sur cette partie qu’ils apparaissent plus admirables, qui nierait que, dans ce qui milite pour le salut des élus et qui se rapporte seulement à ce côté de l’arche, ils paraissent plus délectables 173 ? Si vraiment nous chérissons davantage le principe de la prédestination et de la disposition divine en vue de la rédemption de ceux qui doivent être sauvés, de leur promotion, de leur glorification, nous le vénérons alors avec plus de plaisir, nous l’aimons avec plus d’ardeur, nous en faisons grand cas avec plus de respect 174 que lorsqu’il s’agit de la juste réprobation, du rejet et de la damnation des méchants. La prédestination semble avoir un lien tellement spécial et approprié avec ce côté de l’arche, qu’habituellement on ne parle presque que de la seule préordination à la vie, et ce n’est que de manière abusive et impropre qu’il est fait référence à l’autre partie 175. Et bien que la disposition divine concerne l’un et l’autre cas, du fait qu’elle ne laisse nulle part quelque chose qui ne soit pas ordonné, toute son action ordonnatrice cependant ne concourt qu’au salut des élus 176. Ainsi, nous avons dit maintenant quels anneaux nous devons ranger, et sur quel côté.

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DE CONTEMPLATIONE, II, XXII

CAPUT XXII IN QUA SPECULATIONE DIVINA PRESCIENTIA VEL SCIENTIA APPAREAT MIRABILIOR

Forte adhuc hoc animum pulsat in quo quisque angulo poni debeat. Attende ne forte quadam supereminentie singularitate specialius pertineant, circulus prescientie ad angulum primum, circulus scientie ad angulum secundum, circulus predestinationis ad angulum tertium, circulus dispositionis ad angulum quartum. Collisionem aduersitatis et|iniquitatis primum angulum facere superius iam diximus, et ad malorum correptionem, non autem correctionem pertinere docuimus. Si igitur ad Dei prescientiam respicias, quid quod in ipsa amplius mireris inuenies? Quid, queso, reprobos per aduersantium malorum flagella corripit, si eos a suis malis nunquam uelle resipiscere prenoscit? Quid eis quasi paternitatis uerba adhibet, preceptis cohibet, minis terret, quos eternis malis addictos esse preuidet? Si igitur in diuina prescientia quod amplius mireris non inuenis, non est cur eam huic angulo artius inherere mireris. Item superius monstratum est, occursionem prosperitatis et peruersitatis secundum angulum facere, et eum ad malorum|destitutionem et deiectionem maxime pertinere. Nunc, queso, ad diuine scientie considerationem intelligentie oculos reflectere, diligentius, obsecro, intuere, mirare, obstupesce. Stupendum ualde quomodo mala hominum Deus indesinenter aspicit, que tantum detestatur et odit. Nunquid, queso, non potest Dei omnipotentia tot et tanta mala cohibere, que omnipotens sapientia nusquam potest ignorare, que omnipotens bonitas nunquam potest amare? Ad huius admirationis cumulum illud accedit, quod malis etiam bona temporalia tribuit, per que quodammodo in eis ea mala multiplicare uidetur, que pre omnibus et super omnia detestatur. Nam per bona temporalia, ut superius dictum est, mali in seipsis resoluuntur, et a Deo destituuntur.|Nunquidnam illa diuine scientie perspicacia quomodo mali suis donis abutantur non considerat? An forte quid quo animo gerant, ignorat; sed quis hoc dicere audeat?

II, XXII, 14 resipiscere] respicere M, ante corr.V uerba] uerbera Arisp 20 deiectionem maxime] delectationem minime p 24-25 omnipotens] omnipotentis Aris 32 quo] quod Aris

5

PL 103C V 24ra

15

M 30vb

PL 103D 20

25

V 24rb PL 104A M 31ra

LA CONTEMPLATION, II, 22

223

CHAPITRE 22 LA SPÉCULATION OÙ LA PRESCIENCE ET LA SCIENCE DIVINES APPARAISSENT PLUS DIGNES D’ADMIRATION Peut-être que maintenant se pose à l’esprit la question de savoir dans quel angle est placé chacun de ces anneaux 177. Observe si peut-être il n’y a pas une raison de rattacher spécialement, en fonction d’une prééminence propre à chacun, l’anneau de la prescience au premier angle, celui de la science au second angle, celui de la prédestination au troisième angle et celui de la disposition au quatrième angle. Nous avons déjà dit plus haut que la rencontre de l’adversité et de l’iniquité forme le premier angle, et nous avons montré que celui-ci se rapporte au fait de brimer les méchants, non de les réformer 178. Si donc tu portes tes regards vers la prescience divine, que trouveras-tu en elle qui mérite davantage ton étonnement 179 ? Pourquoi, je le demande, Dieu tourmente-t-il les réprouvés avec les verges de l’adversité, s’il sait par avance qu’ils ne voudront jamais se repentir de leurs fautes 180 ? Pourquoi leur adresse-t-il des paroles pour ainsi dire paternelles 181, pourquoi les retient-il par des préceptes, pourquoi les effraie-t-il par des menaces, eux qu’il voit d’avance voués aux peines éternelles? Si donc tu ne trouves rien dans la prescience divine que tu aies à admirer davantage, tu n’as pas à t’étonner qu’elle se rattache plus étroitement à cet angle. De même, on a montré auparavant que la rencontre de la prospérité et de la perversité formait le second angle, et que celui-ci se rapportait surtout à la disgrâce et au rejet des hommes mauvais. Maintenant, je te prie, dirige le regard de ton intelligence vers la considération de la science divine, regarde, s’il te plaît, avec plus d’attention, admire et étonne-toi! C’est un grand sujet de stupéfaction de constater la manière dont Dieu voit sans cesse les fautes des hommes, fautes qu’il exècre et hait tellement 182. Est-ce que, dis-moi, la toute-puissance divine est incapable d’empêcher tant de fautes et de si grandes, que la sagesse en sa toute-puissance ne peut nulle part ignorer, et que sa bonté en sa toutepuissance ne peut jamais aimer 183 ? Pour mettre le comble à notre étonnement, à cela s’ajoute que Dieu accorde encore aux méchants des biens temporels, grâce auxquels, en quelque sorte, il semble que se multiplient en eux les fautes que lui-même déteste plus que tout et par dessus tout. Grâce aux biens temporels, en effet, comme on l’a dit plus haut, les méchants se replient sur eux-mêmes et sont écartés de Dieu. La clairvoyance de la science divine ne considère-t-elle donc pas comment les

224

DE CONTEMPLATIONE, II, XXIII

Attende ergo quam sit difficile huius perplexionis inuolucrum, digna admiratione uenerari, et inuenies quam iuste huiusmodi diuine scientie circulus huic angulo debeat uicinius iungi, firmius aptari.

35

CAPUT XXIII IN QUA SPECULATIONE DIVINA PREDESTINATIO APPAREAT IOCUNDIOR

Tertius item angulus, uti superius habetur, ex occursione probitatis et prosperitatis coniungitur, et ad bonorum consolationem et protectionem pertinere conprobatur. Hinc nunc, queso, ab hoc angulo|ad oppositum ei angulum respice, et nunc hunc nunc illum diligenter attende, ut positionis rationem quam queris possis citius inuenire, perspicacius penetrare. In hoc angulo boni mundi huius prosperis fouentur, in illo mali mundana aduersitate flagellantur. Attende diligentius, examina frequentius, hinc Dei pietatem, illinc eius seueritatem, pietatem in bonis, seueritatem in malis. Quam seuerum esse putamus quod illis nec in presenti parcit, quod temporalem uitam sine pena transire non permittit, quos eternis penis addixit? Illud autem quam pium erit, quod bonos quidem quantum eis expedit bonis temporalibus fouere non desistit, quos tamen ad uera et eterna bona preordinauit. Discute, si potes, quale quam magnum, quam pium possit esse, gratuito|quidem istos, illis reiectis, ad eterna bona predestinare, et tamen temporalia bona ad usum immo ad utilitatem non negare. Quid hac consideratione dulcius, quid in Dei predestinatione iocundius inueniri poterit? Recte ergo in eo angulo diuina predestinatio preeminere describitur, ubi temporalis prosperitas electis ad utilitatem famulatur. Recte aureus ille circulus fixam illic sedem tenet, ubi quanto clarior, tanto nimirum iocundior apparet.

II, XXIII, 7 ad oppositum ei] ad diagonalem eius Aris 15 addixit] addicit p

5

PL 104B

10

V 24va M 31rb

PL 104C 20

25

LA CONTEMPLATION, II, 23

225

méchants abusent de ses bontés? Ou bien ignore-t-elle ce qui se passe dans leur âme 184 ? Mais qui oserait dire cela? Remarque donc combien il est difficile de vénérer avec l’admiration qu’il mérite le secret profond de ce mystère inextricable, et tu découvriras combien c’est à bon escient que l’anneau d’une telle science divine doive être joint plus étroitement et adapté plus fermement à cet angle.

CHAPITRE 23 LA SPÉCULATION OÙ LA PRÉDESTINATION DIVINE APPARAÎT PLUS DÉLECTABLE

De même le troisième angle, comme on l’a dit plus haut, est constitué par la rencontre de la probité et de la prospérité 185, et on a reconnu qu’il correspondait à la consolation et à la protection des bons. Dès lors, je te prie, tourne ton regard de cet angle vers l’angle qui lui est opposé, et observe maintenant avec attention tantôt celui-ci tantôt celui-là, pour que tu puisses trouver plus rapidement la raison que tu cherches de leur position, et en avoir une compréhension plus pénétrante. Dans cet angle-ci – le troisième –, les bons sont favorisés des prospérités de ce monde, dans celui-là – le premier –, les méchants sont frappés par les verges de l’adversité. Observe avec encore plus de soin, redouble de zèle à examiner d’un côté la bienveillance divine, de l’autre sa sévérité, sa bienveillance pour les bons, sa sévérité pour les méchants. Quelle est cette sévérité, pensons-nous, de ne pas épargner ces derniers dans le temps présent, de ne pas les laisser traverser cette vie sans châtiment, eux qui sont désignés pour les peines éternelles? Et quelle bienveillance au contraire dans le fait qu’il ne cesse d’accorder la faveur de biens temporels, autant que cela leur est utile 186, aux hommes bons qu’il a cependant préordonnés aux biens véritables et éternels. Tandis que ceux-là sont rejetés, remarque bien, si tu le peux, la manière, la grandeur, la bienveillance que représente le fait de prédestiner ceux-ci, par pure grâce, aux biens éternels, et cependant de ne pas leur refuser d’avoir l’usage des biens temporels, et même d’en tirer profit 187. Quoi de plus doux que cette considération, que pourrait-on trouver de plus délectable dans la prédestination divine? C’est donc à juste titre que notre description place la prédestination divine de manière prééminente à cet angle, là où la prospérité temporelle se met au service des élus, pour leur utilité. Et il est juste que l’an-

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DE CONTEMPLATIONE, II, XXIV

CAPUT XXIV IN QUA RERUM SPECULATIONE SOLEAT DIVINA DISPOSITIO IOCUNDIOR APPARERE

Et ut ad quartum tandem angulum ueniamus, illum|longe superius esse exposuimus, ubi aduersitas ex aduerso occurrens, probitatem exercet, nam ipse, ut ibi dictum est, ad bonorum correctionem pertinet. Nam quia nec boni quidem hanc uitam sine macula pertranseunt et semper quantumuis perfecti quo crescendo proficere possint inueniunt, habent ex hoc angulo unde purgentur, habent pariter et ubi exerceantur. Huic angulo circulorum nostrorum ultimus familiarius presidet, quia alias quo sedem singularem accipiat non habet. Hic iterum si hunc angulum cum ei opposito angulo conferimus, rationem quam querimus, citius inuenimus. In illo mali prosperantur, in isto boni flagellantur. Ibi mali ex bonis que accipiunt erga Deum amplius tepescunt, unde in eius amore acrius ignescere debuerunt. Hic|econtra in bonis disponente Deo id agitur, ut unde in eis extinguendus uidebatur, inde in eis amoris ardor acrius inflammetur. Quanto enim mundi malis acerbius urgentur, quanto grauioribus flagellis atteruntur, tanto ad Dei amorem uehementius accenduntur. Mirare, obsecro, mirare et uehementer obstupesce, uel quomodo in malis amor Dei deficiat ex beneficio, uel qualiter in bonis diuina dilectio crescat ex flagello. Absque dubio plus in Laurentio amor Dei conualuit ex incendio, quam in Nerone ex imperio. Immo in Laurentio incanduit per incendium, in Nerone penitus defecit per concesse potestatis inperium. Et quod adhuc est maius et multo mirabilius, plus fortasse in martyre amoris flamma conualuit ex tam acerba pena, quam potuisset ex|qualibet et quantalibet temporali gloria. Unde, queso, tale consilium, tam mirandum artificium? Vides quomodo ille summus artifex peritiam sue artis ostendit, qui in electis suis contraria ex contrariis gignit, fouet ac nutrit. Iuuat et hunc angulum adhuc et cum aliis conferre, et diuine dispositionis ordinem ex eorum comparatione commendare. In primo angulo, ut dictum est, mali puniuntur, nec purgantur, in isto boni flagellantur, et corriguntur. Quid, queso, est quod easdem culpas eadem

II, XXIV, 12 cum ei opposito] cum eius diagonali Aris 13 inuenimus] inueniemus p 14 mali ex bonis] ex bonis mali Aris 20 uehementer] uehementius Aris 27 potuisset] potuisse p

PL 104D 5

M 31va

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V 24vb

PL 105A

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PL 105B

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V 25ra

LA CONTEMPLATION, II, 24

227

neau d’or ait là sa place, où il apparaît d’autant plus délectable qu’il est plus éclatant.

CHAPITRE 24 LA SPÉCULATION SUR DES RÉALITÉS OÙ HABITUELLEMENT LA DISPOSITION DIVINE APPARAÎT PLUS DÉLECTABLE

Pour en venir enfin au quatrième angle, nous avons expliqué bien plus haut qu’il était celui où l’adversité, venant à l’encontre de la probité, la met à l’épreuve, car lui-même, comme on l’a dit alors, correspond à l’amendement des bons. De fait, parce que même les bons, en effet, ne traversent pas cette vie sans tache, et toujours, quelque parfaits qu’ils soient, ils trouvent à grandir et à progresser; ils ont en cet angle ce qui les purifie, ils y ont également le moyen d’être mis à l’épreuve 188. Le dernier de nos anneaux est plus étroitement placé près de cet angle, parce qu’il n’y a nulle part ailleurs où il puisse avoir une situation qui lui convienne particulièrement 189. Ici encore, si nous mettons en relation cet angle avec celui qui est de l’autre côté, nous ne tardons pas à découvrir la raison que nous cherchons. Dans l’autre angle – le deuxième –, les méchants prospèrent, dans celui-ci les bons sont frappés. Là, chez les méchants, suite aux biens qu’ils reçoivent, leur ferveur envers Dieu diminue, alors qu’ils devraient brûler d’un amour plus ardent. Ici, au contraire, chez les bons, selon ce que Dieu a disposé, il se produit ceci: l’ardeur de leur amour pour Dieu, qui semblerait devoir s’éteindre, s’enflamme plus vivement; plus ils sont harcelés par les maux de ce monde et frappés par des peines plus fortes, plus leur amour pour Dieu brûle avec force. Admire, je te prie, admire et vois avec force étonnement comment l’amour de Dieu chez les méchants décroît avec les bienfaits, et de quelle manière chez les bons l’amour de Dieu s’accroît avec les épreuves. Sans aucun doute, pour Laurent l’effet des flammes donna plus de vigueur à l’amour de Dieu, que le pouvoir impérial chez Néron 190. Bien plus, en Laurent il fut chauffé jusqu’à l’incandescence par l’effet du feu; en Néron, du fait que le pouvoir impérial lui avait été concédé, cet amour disparut complètement. Et ce qui est encore plus sublime et plus admirable, chez le martyr la flamme de l’amour, par suite de la cruauté d’une telle peine, fut peut-être rendue plus forte qu’elle n’eût pu l’être par l’effet de quelque gloire temporelle, si belle et si grande eût-elle été. D’où vient, je le demande, un tel dessein, une œuvre si admirable 191 ? Tu

228

DE CONTEMPLATIONE, II, XXIV

flagella in his corrigunt, in illis penitus corrigere non possunt? Immo similis per omnia corruptele rubiginem parua pene temporalis flamma in electis ad plenum excoquit, quam in reprobis tot tormentorum tanta acerbitas, et illud gehenne crudele incendium in|eternum excoquere non sufficit? Cur, queso, dissimilem effectum habet non dissimilis causa, nisi quod diuine dispositionis ratio, cum sit utrobique mira, in reprobis apparet iustior quam pia, in electis uero pia potius quam seuera. Ecce contulimus iam quartum hunc de quo loquimur angulum, primo cum secundo, secundo cum primo, tertio nunc loco comparetur cum tertio. In tertio itaque angulo boni beneficium ad consolationem accipiunt, in quarto, de quo et modo agimus, flagellis fatigari se sentiunt. In illo fouentur, in isto exercentur. In illo suauiter pausant, in isto fortiter pugnant. In illo a rege suo quasi militaturi donatiua percipiunt, in isto pugnando uictoriam et uincendo eterne retributionis|palmam adquirunt. In illo itaque angulo ex accepto diuino beneficio id in eis agitur, ut Dei sint fid[e]i debitores, in hoc autem angulo ex patientie et fortitudinis sue merito id in eis efficitur, ut Dei fiant, si dici fas est, iusti exactores: «De reliquo, inquit Apostolus, reposita est michi corona iustitie, quam reddet michi in illa die iustus iudex.» «Reddet», ait, non «dabit», et iudex «iustus», non «pius». Sed ut fieret postmodum tanti premii iustus debitor, sponte prius factus est talis meriti gratuitus largitor. Cogita ergo quale sit Deum cum magno quodam quasi studio excogitare, cum multo quasi exercitio satagere, cum miro quodam artificio quandoque in electis perficere, ut fiant ex reis iusti, ex seruis liberi, ex miseris debitoribus meritis diuites,|et regni celestis heredes. Hec est, ut arbitror, sufficiens ratio, cur diuine dispositionis circulus ille aureus singulariter presideat huic angulo, ubi per modicorum laborum certamina subleuat hominem ad premia eterna. Hoc est illud in quo hiusmodi circulus aureus resplendet amplius, rutilat clarius. Hoc est, inquam, in quo diuina dispositio in tribulatione gaudentibus, et sibi in contumeliis placentibus apparet gloriosior, eoque iocundior.

II, XXIV, 53-54 de – iudex] II Tim. 4, 8 44 cum secundo] et add. Aris 52 efficitur] agitur Aris iudex Aris

54 iudex iustus] iustus

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PL 105C M 32ra 40

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PL 105D 50

V 25rb

M 32rb

PL 106A

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LA CONTEMPLATION, II, 24

229

vois comment ce suprême artisan montre l’habileté de son art qui, dans ceux qu’il a élus, fait naître de causes contraires des effets contraires 192, les entretient et les nourrit les uns par les autres. Il est bon aussi de comparer encore cet angle avec les autres, et de mettre en valeur l’ordonnance de la disposition divine à partir de leur comparaison. Au premier angle, comme on l’a dit, les mauvais sont châtiés et ne sont pas purifiés; dans cet angle-ci – le quatrième –, les bons sont battus de verges et sont corrigés. Comment se fait-il que les mêmes châtiments corrigent les mêmes fautes chez les uns, et chez les autres ne peuvent pas les corriger complètement? Bien plus, comment se fait-il que la petite flamme d’une peine temporelle 193 chez les élus brûle complètement la rouille de la corruption que, chez les réprouvés, tant de tourments d’une si grande rigueur, et même le feu éternel de la cruelle géhenne, ne suffisent pas à consumer? Pourquoi, je demande, une même cause 194 a un effet différent, si ce n’est que la raison des dispositions divines, bien qu’elle soit admirable dans l’un et l’autre cas, se montre plus juste chez les réprouvés que bienveillante, et plus bienveillante que sévère chez les élus. Nous venons maintenant de comparer ce quatrième angle dont nous parlons avec le second d’abord, ensuite avec le premier; en troisième lieu qu’on le compare alors avec le troisième angle. Au troisième angle, en effet, les bons reçoivent un bienfait en vue de leur consolation, et au quatrième dont nous traitons maintenant, les bons se sentent accablés de coups. Dans le troisième, ils sont réconfortés, dans celui-ci, ils sont mis à l’épreuve; dans celui-là ils jouissent d’une trêve agréable, dans celui-ci ils luttent avec vaillance; dans celui-là ils reçoivent de leur roi leur solde en avance, comme ceux qui s’apprêtent à servir, dans celui-ci ils acquièrent la victoire en combattant, et en triomphant ils acquièrent la palme d’une récompense éternelle. Ainsi leur advient-il, dans le troisième angle, par le bienfait reçu de Dieu, d’être redevables du crédit divin 195, tandis que dans le quatrième angle, les mérites acquis par leur courage et leur patience ont pour effet qu’ils sont les justes créanciers, si l’on ose dire, de Dieu: «Il ne me reste qu’à attendre», dit l’Apôtre, «la couronne de justice qui m’est réservée, que le Seigneur, comme un juste juge, me rendra en ce jour-là 196.» «Il me rendra», dit-il, non pas «il me donnera», et «juge juste», et non pas «juge bienveillant». Mais pour qu’il devienne ensuite le juste débiteur de cette récompense, Dieu s’est fait d’abord librement le gracieux donateur 197 d’un tel mérite. Songe donc à ce que cela signifie: Dieu y pense pour ainsi dire avec beaucoup de zèle, il s’affaire en quelque sorte avec beaucoup d’em-

230

DE CONTEMPLATIONE, II, XXV

Ex his itaque que de angulis siue de lateribus arce iam diximus, satis, ut arbitror, euidenter ostendimus quomodo in latere uno circuli prescientie et scientie appareant mirabiliores, uel quomodo in latere alio cir- 70 M 32va culi predestinationis et dispositionis appareant iocundiores.

CAPUT XXV QUOD CONTEMPLATIONIS SPECTACULUM SEMPER COMITARI DEBEAT MAGNA ADMIRATIO ET INGENS EXULTATIO

|Puto quia iam laboriosum non erit inuenire cuius modi uectes PL 106B huiusmodi circuli debeant habere, uel quem in quo latere debeamus V 25va ponere. In his siquidem que magis miranda sunt opus est – nec mirum – magna admiratione, in illis autem que iocundiora uidentur uti utile erit magna exultatione. Sit ergo magna nostra admiratio, sit uehemens nos- 10 tra exultatio, et quales exigit diuinorum operum contemplatio. Sit utraque magna, sit utraque fortis, sint ambe robuste in modum uectis, et que sufficere possint ad euectionem tanti honeris. Faciamus ergo de utraque uectem ligneum, non baculum arundineum.|Debet autem non de quo- PL 106C libet ligno fieri, sed de sethim, ligno uidelicet forti et incorruptibili, ut 15 sint et per fortitudinem inflexibiles, et per longanimitatem incorruptibiles. Boni sane huiusmodi uectes ambo, magna scilicet et diuturna admiratio, ingens et perseuerans exultatio. II, XXV, 2 nostre add. Aris et in tab. capit. sec. partis

3 debeat] debent p

LA CONTEMPLATION, II, 25

231

pressement, avec un art admirable il fait en sorte que parfois chez les élus les coupables se transforment en hommes justes, les hommes asservis en hommes libres, les débiteurs miséreux en riches détenteurs de mérites et en héritiers du royaume des cieux. Voilà une raison suffisante, à mon avis, pour expliquer pourquoi cet anneau d’or de la divine disposition est placé particulièrement en cet angle où il permet à l’homme, au prix de luttes sans souffrances excessives, de s’élever jusqu’aux récompenses éternelles 198. C’est le lieu où un tel anneau d’or resplendit le plus et brille avec le plus d’éclat. C’est là, dis-je, que la disposition divine apparaît la plus glorieuse et la plus délectable à ceux qui se réjouissent dans les épreuves et à qui il agrée de subir des outrages. Par ce que nous avons déjà dit sur les angles et les côtés de l’arche, nous avons donc montré, à mon sens, de manière assez évidente comment, sur l’un des côtés, les anneaux de la prescience et de la science apparaissent plus admirables, et sur l’autre, comment ceux de la prédestination et de la disposition apparaissent plus délectables.

CHAPITRE 25 LE SPECTACLE OFFERT À LA CONTEMPLATION DOIT TOUJOURS S’ACCOMPAGNER D’UNE GRANDE ADMIRATION ET D’UNE IMMENSE ALLÉGRESSE Je crois qu’on n’aura guère de peine maintenant à trouver quelle sorte de barres doivent avoir ces anneaux, et quelle barre nous devons placer sur quel côté. En effet, devant les spectacles 199 qui doivent susciter davantage l’étonnement, il faut – rien de surprenant à cela – une grande admiration, et dans ceux qui paraissent plus délectables, il sera bon d’éprouver une grande allégresse. Que notre admiration soit donc grande, que notre allégresse soit vive, qu’elles le soient de la manière requise par la contemplation des œuvres divines. Que l’une et l’autre soient grandes et fortes, qu’elles soient toutes les deux fermes à la mesure de barres capables de porter une telle charge 200. Faisons donc de chacune des deux une barre en bois, non une baguette de roseau; et elles ne doivent pas être faites de n’importe quel bois, mais du bois de Sethim, c’est-à-dire d’un bois fort et incorruptible, de sorte que grâce à leur dureté elles ne puissent être pliées, et qu’elles soient incorruptibles grâce à leur résistance naturelle 201. Ce sont assurément deux excellentes barres qu’une grande et longue admiration et une allégresse immense et persévérante.

232

DE CONTEMPLATIONE, II, XXV

Ut autem formam habeant ad uectis modum, et possint uectium explere officium, sit utraque robusta, sit autem et utraque deaurata. Fiant ergo de robore constantie, dirigantur ad normam iustitie, operiantur ambe de auro sapientie, ut sint ambe et per fortitudinem ualide, et per equitatem directe, et per discretionem splendide. Multum per omnem modum placet in his uectibus huiusmodi deauratio, quia multum| in omnibus ualet prudens et prouida discretio. Sit ergo discreta admiratio nostra ut nichil in Dei prescientia, nichil in ipsius scientia admiremur quod falsum sit. Sit nichilominus discreta congratulatio nostra ut nichil in predestinatione uel dispositione diuina ueneremur quod uanum sit. Scit utique utraque illarum esse mirabilis, sine patrocinio falsitatis. Scit quidem et utraque istarum esse dulcis, sine condimento uanitatis. Nichil ergo in Dei prescientia, nichil in ipsius scientia miremur quod sit falsum, nichil in Dei predestinatione, nichil in eius dispositione ueneremur quod sit uanum, et sapientie auro quo debuimus uectes nostros operuimus. Huiusmodi ergo uectes circulis aureis inserantur, et secundum dominicum documentum uel preceptum nunquam|foris extrahantur. Semper sit admiratio tua intra spectaculum diuine prescientie et diuine scientie. Semper sit delectatio tua in consideratione predestinationis et dispositionis diuine. Semper in illis inuenies quod mireris, semper in istis reperies unde delecteris. Quid ergo necesse erit alia pro aliis querere, et per uana huc illucque cogitationum euagatione discurrere. Nusquam copiosior materia admirandi, nusquam utilior causa gratulandi. Sane et in his et illis inuenies unde mireris et in quo delecteris. Nam uterque uectis quamuis uno lateri uicinius inhereat, neuter tamen a neutro multum se elongat. In his ergo semper sit admiratio tua, in istis semper sit delectatio tua. Sint ergo huiusmodi uectes in hunc modum inserti semper circulis aureis, et dominicum|preceptum te inplesse gaudebis.

II, XXV, 36 nunquam – extrahantur] cf. Ex. 25, 15 20 sit] sint p

sit] sint p

37 semper sit] sit semper Aris

43 nam] namque Aris

M 32vb 20

V 25vb PL 106D

30

M 33ra 35

PL 107A

40

V 26ra 45

PL 107B

LA CONTEMPLATION, II, 25

233

Pour qu’elles soient façonnées à la manière d’une barre et qu’elles puissent remplir l’office de barre, il faut que l’une et l’autre soient robustes, mais il faut aussi qu’elles soient l’une et l’autre recouvertes d’or. Qu’elles soient donc faites de la dureté de la constance, qu’elles aient la rectitude des règles de la justice, qu’elles soient recouvertes toutes les deux de l’or de la sagesse, de manière à être toutes les deux solides par leur résistance, droites par leur équité, et qu’elles brillent par le discernement 202. Ce revêtement d’or sur ces barres convient bien, car en toutes choses ce qui a beaucoup de valeur c’est un discernement sage et avisé. Que notre admiration s’accompagne de discernement pour que dans la prescience et dans la science divine nous n’admirions rien de manière infondée. Que notre satisfaction ne s’accompagne pas moins de discernement pour que dans la prédestination et la disposition divine nous ne vénérions rien qui ne serait qu’illusion. La prescience et la science divines en vérité savent être l’une et l’autre admirables sans le concours de la fausseté. La prédestination et la disposition divines savent également l’une et l’autre être douces sans le condiment de l’illusion 203. N’admirons donc rien dans la prescience divine et rien dans sa science à tort, ne vénérons rien dans la prédestination et la disposition divines qui ne serait qu’illusion, et ainsi nous aurons recouvert nos barres de l’or de la sagesse comme il le faut. Donc, que ces barres soient introduites dans les anneaux d’or et, selon l’enseignement et le commandement donnés par le Seigneur, qu’elles n’en soient jamais retirées. Que toujours ton admiration se cantonne au spectacle de la prescience et de la science divines 204. Que ta délectation soit toujours dans la considération de la prédestination et de la disposition divines. En celles-là tu trouveras toujours des motifs d’admiration, et en celles-ci toujours de quoi te délecter. Pourquoi faudrait-il aller chercher d’autres choses à la place, et courir de-ci de-là en laissant vagabonder en vain ses pensées? Nulle part tu ne trouveras plus ample matière à admirer, nulle part motif plus propre à susciter la satisfaction. Vraiment en celles-ci comme en celles-là tu trouveras de quoi admirer et en quoi te délecter. Car bien que l’une et l’autre barre dépendent plus étroitement chacune d’un côté, aucune ne s’écarte cependant beaucoup de l’autre. Que ton admiration soit donc toujours pour la prescience et la science divines, et ta délectation pour la prédestination et la disposition! Que de telles barres demeurent donc toujours introduites de cette manière dans les anneaux d’or, et tu auras la joie d’avoir accompli le commandement du Seigneur!

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DE CONTEMPLATIONE, II, XXVI-XXVII

CAPUT XXVI QUOD SECUNDUM MODUM ADMIRATIONIS ET EXULTATIONIS VARIATUR MODUS CONTEMPLATIONIS

His uectibus arca nostra huc illucque circumfertur, his uectibus in alta sustollitur, his iterum ad ima deponitur. Profecto in diuinorum operum ratione eiusque contemplatione, quanto amplius admirando delectaris et delectando miraris, tanto libentius immoraris, tanto diligentius perscrutaris profundiusque illuminaris. Quotiens ex admiratione tua animus tuus per diuersa rapitur, et ad singula delectabiliter afficitur, totiens arca tua circumfertur, quia contemplatio tua dilatatur. Si te admiratio tua|ad altiora et profundiora rapit, et te in eorum inuestigatione delectabiliter suspendit, nimirum arca tua in altum surgit, quia intelligentia tua subtiliora capit. Quando decrescit, seu etiam deficit speculationis admiratio et admirationis delectatio, arca deponitur ad ima, quia cessat reuelatio diuina. In hunc itaque modum secundum qualitatem et quantitatem nostre admirationis et exultationis arca nunc in gyrum flectitur, nunc ad alta sustollitur, nunc ad ima deponitur, quia secundum desiderium estuantis animi reuelatio formatur, et intelligentia multiformiter illuminatur.

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CAPUT XXVII QUOD IN OMNI RERUM MUTABILIUM CONTEMPLATIONE NECESSE SIT DIVINE SAPIENTIE CONSIDERATIONI INHERERE

|Nunc illud consideratione dignum uidetur, quam conuenienter PL 107D per Moysen de circulis et uectibus statim subiungitur, postquam de tri- 5 plici contemplationis genere mistica descriptione digessit, quod, uti suPL 108A perius monstratum est, de rebus uisibilibus|surgit. Quis enim nesciat huius uisibilis machine tam uaria multiplicitas et tam multiplex uarietas quante confusioni subiaceat, cum uniuersa eque eueniant iusto et inpio, bono et malo, mundo et inmundo, immolanti uic- 10 timas et sacrificia contemnenti, sicut bonus sic et peccator, ut periurus ita et II, XXVII, 9-12 uniuersa – dicebat] cf. Eccle. 9, 2 II, XXVI, 17 arca] nostra add. Aris

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CHAPITRE 26 LE MODE DE LA CONTEMPLATION VARIE SELON LE MODE D’ADMIRATION ET D’EXULTATION C’est au moyen de ces barres que notre arche est transportée ici et là, c’est par elles qu’elle est soulevée en hauteur, par elles qu’elle est ramenée en bas. Assurément dans l’ordre rationnel des œuvres divines et dans la contemplation de cet ordre, tu t’attardes d’autant plus volontiers, tu observes avec d’autant plus de soin et tu es d’autant plus illuminé en profondeur que ta délectation est plus accompagnée d’admiration, et ton admiration de délectation. Chaque fois que par l’effet de ton admiration ton esprit est attiré par divers objets et s’attache avec plaisir à chacun, à chaque fois ton arche est transportée alentour 205, parce que ta contemplation prend de l’ampleur. Si l’admiration que tu éprouves t’emporte vers des objets plus élevés et plus profonds et te retient à les examiner avec délectation, certainement c’est ton arche qui s’élève en hauteur, parce que ton intelligence saisit des réalités plus subtiles. Mais quand l’admiration que tu éprouves dans ta spéculation et le plaisir que tu as dans l’admiration diminuent, voire disparaissent, l’arche est ramenée en bas, parce que la révélation divine cesse. Ainsi, dans ce mode de contemplation dépendant de la qualité et de la grandeur de notre admiration et de notre exultation, l’arche est tantôt amenée à tourner en cercle, tantôt à s’élever en hauteur, tantôt à revenir en bas, parce que la révélation se forme selon le désir qui enflamme l’âme, et l’intelligence reçoit des lumières de plusieurs manières 206.

CHAPITRE 27 DANS TOUTE CONTEMPLATION DES RÉALITÉS MUABLES, IL FAUT S’ATTACHER À CONSIDÉRER LA SAGESSE DIVINE Maintenant, me semble-t-il, ce qu’il vaut la peine de considérer, c’est de quelle manière appropriée Moïse ajoute, au sujet des anneaux et des barres, après l’exposé qu’il a fait sur le triple genre de contemplation selon le sens allégorique, ce qui, comme on l’a montré plus haut, se dégage des réalités visibles. Qui, en effet, peut ignorer à quelle confusion est soumise la multiplicité si diverse et la diversité si multiple de la machine visible, puisque tout arrive également au juste et à l’injuste, au bon et au mauvais, au pur

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ille qui uerum dicebat. Quis, queso, est iste rerum ordo, immo quanta confusio, quod omnibus omnia eque eueniunt, quod bonis bona et mala, quod malis mala et bona, pari sorte contingunt? In tantum enim huius confusionis caligo inperitorum obtutum obnubilat, ut Deum res humanas curare dubitet, uel penitus diffidat. Hinc utique factum esse quis neget ut antiquitas Fortune fanum erigeret, altare consecraret? Certe si solis bonis sola|bona et solis malis sola mala contingere cernerent, id recte, id iuste fieri nec inperiti negarent. Si uero bonis tantummodo mala, et malis tantummodo bona accidissent, in huiusmodi dispositionis ratione assignanda, minus fortassis laborarent. Videretur forte diuine iustitie congruere nonnisi multis laboribus probatos ad premia eterna prouehere. Nunc autem cum communis casus communiter omnes inuoluat, quantum putas in tanta diuinorum iudiciorum abysso humana consideratio fluctuat? Si enim tantam morum diuersitatem diuina iustitia non ignorat, cur, queso, moribus tam disparibus disparia non dispensat? Si Deus malorum omnium finem preuidit, si certos quosque ad uitam preordinauit, quid, queso, est quod sapientie ceterorumque|spiritualium charismatum dona reprobis etiam quibusdam largiter tribuit, multosque electorum his uirtutum diuitiis uiduatos, in uitiis diu iacere permittit? Si uero in omni huiusmodi fluctuatione predictos diuine sapientie circulos fidei manu fortiter apprehendimus, ad firmum certitudinis statum nos ipsos citius erigimus. Si his circulis fortiter inheremus, si Deum non modo omnia scire, omnia disponere, immo omnia ab eterno et prescisse et preordinasse, firmiter credimus, facile preuidere poterimus quomodo in his omnibus sapientie sue peritiam commendat, quod in tam tenebrosa, tante confusionis caligine, nichil est quod ante prescientie et scientie eius conspectum latere ualeat, quod predestinationis sue et dispositionis cursum in tanta|tot perturbationum silua nullum unquam alicuius offensionis obstaculum quantulumcumque prepediat,

II, XXVII, 24 inuoluat] inuoluit p 26 ignorat] ex ignoret corr. V 39 sue om. Aris

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M 33vb PL 108B V 26va 20

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et à l’impur, à celui qui offre des victimes en sacrifice et à celui qui se moque des sacrifices, que le bon est traité comme le pécheur, le parjure comme celui qui dit vrai? Quel est cet ordre des choses, demandé-je, ou plutôt quelle est cette grande confusion où tout arrive également à tous, où échoient aux bons les biens et les maux, aux mauvais les maux et les biens, selon une égale fortune? En effet, l’obscurité de cette confusion voile à ce point la vue des gens non instruits 207, qu’on doute ou même désespère que Dieu prenne soin des choses humaines. À cause de cela certainement – qui pourrait le nier –, l’Antiquité a érigé un temple à la Fortune, et lui a consacré un autel 208. Certes, s’ils s’étaient aperçus que les biens n’arrivaient qu’aux bons et que les maux n’arrivaient qu’aux méchants, que cela fût correct et juste, même les gens non instruits le reconnaîtraient. Mais si les malheurs n’arrivaient qu’aux bons et les bienfaits qu’aux méchants, peut-être qu’ils prendraient moins de peine à déterminer la raison d’un tel état de fait 209 ; cela semblerait conforme à la justice divine si n’accédaient aux récompenses éternelles que ceux qui ont subi de multiples épreuves. Mais, en fait, comme un sort commun enveloppe tout le monde de la même manière, combien de doutes nous assaillent, crois-tu, quand nous considérons l’abîme si profond des jugements divins? Si, en effet, la justice divine n’est pas sans avoir connaissance d’une telle disparité de conduites, comment se fait-il, je demande, qu’elle ne dispense pas des sorts différents à des comportements si différents? Si Dieu a vu par avance le sort final de tous les méchants, s’il a préordonné à la vie ceux qui ont été déterminés, comment se fait-il, je demande, qu’il accorde les dons de la sagesse et d’autres charismes spirituels aux réprouvés, et même à certains avec largesse, et qu’il permette à beaucoup d’élus, privés du trésor de ces pouvoirs, de croupir longtemps dans leurs défaillances? Mais si, au milieu de telles incertitudes, nous empoignons fermement les anneaux de la foi dont nous avons parlé, nous allons atteindre rapidement une certitude affermie. Si nous nous attachons avec force à ces anneaux, si nous croyons fermement que Dieu non seulement sait tout, dispose toute chose, mais de plus a tout connu d’avance de toute éternité et a tout préordonné, nous pourrons aisément prévoir comment il manifeste en tout cela le savoir-faire de sa sagesse: c’est qu’il n’y a rien, dans l’obscurité si ténébreuse d’une telle confusion, qui puisse échapper à l’avance au regard de sa prescience et de sa science, rien qui, au milieu du taillis si épais de tant de troubles, puisse opposer d’obstacle, si faible soit-il, au déroulement de la prédestination et de la disposition divines, rien qui, dans la mutabilité si tortueuse des choses, par les sen-

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DE CONTEMPLATIONE, II, XXVII

quod inter tot mutabilitatis anfractus per equitatis et pietatis semitas absque ullo euagationis deuio ad destinatum locum percurrat.

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tiers de l’équité et de la miséricorde, sans jamais s’écarter du droit chemin, ne suive son cours jusqu’au but fixé.

NOTES DE LA DEUXIÈME PARTIE (p. 147-239) 1. Hugues de Saint-Victor, In Eccles., I (PL 175, 117B), distingue deux genres de contemplation, l’un propre aux débutants (unum quod et prius est, et incipientium), qui porte sur la création, l’autre propre aux parfaits (alterum quod posterius, et perfectorum est), qui est la contemplation du Créateur. 2. gradus: on notera que les genres correspondent aussi à des degrés (degrés de perfectionnement, degrés dans l’avancement vers une contemplation de plus en plus élevée); sur gradus, voir V, 2, n. 11 et V, 3, n. 20. Sur l’image de l’échelle, voir I, 11, n. 126. 3. On interprète généralement par «bois d’acacia», un bois qui est d’une grande résistance à la pourriture. 4. On aura remarqué le jeu rhétorique respectum – despectum, ainsi que l’insistance sur mundus – mundanus. Cette page en est riche: quelques lignes plus loin, nous avons uanitas – uanum. 5. Richard joue sur l’ambivalence des expressions; appliquées au sens premier à la nature du bois, il s’agit de pourritures qui enlaidissent, de taches qui signalent une corruption de la nature; appliquées à la signification morale de l’image, il s’agit alors de la laideur des désirs terrestres et de la vanité des fausses valeurs. 6. diffinientes: ne rien isoler dans les choses qui soit contraire à la vérité, que ce soit leur valeur, leur but, etc. Même idée reprise au début de II, 2 («nichil sentiat contra traditionem ueram»). 7. silua: le mot est fréquemment employé dans la littérature patristique pour désigner la masse des connaissances qui ne sont pas encore triées, ordonnées, ou les broussailles des pensées en désordre. Saint Augustin, dans les Confess., X, XXXV, 56 (PL 32, 802; CCSL 27, [p. 185] l. 31-33 et 37-38; BA 14, p. 240), parle de la vaine curiosité qui pousse à scruter la nature, à explorer les savoirs sans discipline: «Voici que dans cette forêt si vaste, pleine d’embûches et de périls (in hac tam immensa silua plena insidiarum et periculorum), j’ai opéré bien des coupes (multa praeciderim)...» La métaphore peut se poursuivre ainsi: l’arbre coupé dans la forêt peut être taillé et transformé en un fût soutenant l’édifice du savoir. 8. Richard revient à plusieurs reprises sur les philosophes païens, sur leurs efforts pour rechercher la vérité (par exemple, De Trinitate, Prologue), distinguant entre l’aspect positif de leur apport et l’insuffisance de celui-ci. Cf. G. DUMEIGE, Richard de Saint-Victor et l’idée chrétienne de l’amour, p. 23. Le même thème se retrouve chez nombre d’auteurs (voir notamment les références dans l’édition du De Trinitate procurée par J. Ribaillier, p. 81). Dans le De potestate ligandi et solvendi, ch. 20 (1172C; éd. RIBAILLIER, p. 101), même comparaison; trois façons d’être membre du Christ: «L’homme est prédestiné (de silva lignum eligitur) – l’arbre coupé dans la forêt –, il est préparé (ad modum formamque congruam dolando preparatur) – l’arbre est façonné (postea dolatur) –, il est incorporé enfin à l’édifice (ad ultimum edificio connectitur)...» 9. secte (sectas): ce sont des écoles philosophiques (on dit aussi des sectes). Ce mot vient de sequor (suivre), mais Richard y a peut-être entendu un écho de sectum, secta, ce qui a été coupé, dans le prolongement de la métaphore de la forêt. 10. Cf. Eccle. 7, 30: l’homme s’est lui-même empêtré dans une infinité de questions. L’Ecclésiaste oppose l’homme droit et juste – celui qui a l’esprit purifié – à ceux qui s’égarent

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dans les spéculations stériles. On peut remonter aussi à 7, 24: «J’ai tout tenté pour être sage et la sagesse s’est retirée loin de moi.» 11. Voir la note complémentaire 1. La citation correspond à l’emploi que fait notre auteur du mot cogitatio, «vaines pensées»: l’épithète, qui n’est pas dans le texte latin, reprend en écho l’idée contenue dans le verbe euanescere, s’évanouir. Hugues, De archa Noe, IV, 6 (CCCM 176, [p. 101] l. 7-9; PL 176, 672B) disait déjà: «Les philosophes païens, par quelque superstitieuse curiosité, se sont vainement égarés dans leurs recherches sur la nature des choses (la création) (naturas rerum [id est opera conditionis] inuestigando in cogitationibus suis euanuerunt).» 12. Citation du psaume 63, qui se réfère à des actions malveillantes («scrutati sunt iniquitates»), détournée pour l’introduire dans un contexte où il est question d’investigations philosophiques. Pour conserver la figure rhétorique et pour nous conformer au sens imposé par le contexte, nous avons renoncé aux traductions des diverses éditions de la Bible et recouru une fois encore à une version qui nous est propre. Dans Beni. min., c. LXXV (54B), Richard cite le même verset du psaume 63 pour signifier l’échec des philosophes. Le passage – l’égarement de ceux qui scrutent inlassablement – rappelle l’anecdote que raconte Hugues de Saint-Victor dans le Didascalicon (V, 7; éd. BUTTIMER, p. 106; éd. LEMOINE, p. 200; PL 176, 795B) sur cet homme qui se noyait dans des recherches infinies au point d’en perdre presque la santé («coepit mox [...] deficere»). 13. De la création à la fin des temps: ils ne pouvaient comprendre, ne connaissant pas le plan divin (l’histoire du salut, cf. Hugues: tempus conditionis et tempus restaurationis, voir R. BARON, Science et sagesse chez Hugues de Saint-Victor, p. 161 et ss, et les textes du De archa Noe et du De vanitate mundi auxquels il fait référence). 14. Les philosophes ont aussi bénéficié d’une part de révélation intérieure. «À qui il a voulu...»: cf. d’autres textes néo-testamentaires (Ioh. 3, 8: «Spiritus ubi vult spirat»; ou I Cor. 12, 11: «haec omnia operatur unus atque idem Spiritus, dividens singulis prout vult»; II Cor. 10, 13; Eph. 4, 7). 15. Cf. saint Augustin, cité supra (n. 7), sur la vanité du pur savoir, s’il n’est pas orienté vers une connaissance plus profonde selon l’enseignement divin. Saint Bernard, De consideratione, V, 28 (PL 182, 804D; Bern. Op., III, p. 490, l. 22-24), se référant à saint Paul: «[Paul] a dit comprendre (comprehendere dixit), et non pas connaître (non cognoscere), il ne faut pas se contenter de l’envie de savoir (ut non curiositate contenti scientiae)...» 16. Sans doute une allusion à Abélard; saint Bernard a des mots très durs, dans le même sens (De error. Abael., PL 182, 1055A; Bern. Op., VIII, p. 17, l. 17-18), sur ce vieux maître devenu un nouveau théologien, qui avec l’âge se prend à jouer avec la dialectique et dit toutes sortes de folies sur les saintes Écritures («habemus in Francia novum de veteri magistro theologum, qui ab ineunte aetate sua in arte dialectica lusit, et nunc in Scripturis sanctis insanit»). Peut-être aussi une allusion à l’École de Chartres et aux porrétains. 17. Hugues disait à peu près la même chose dans le Didascalicon III, 13 (éd. BUTTIMER, p. 63; éd. LEMOINE, p. 147; PL 176, 774D): «De là découle aussi que, de nos jours, on voit certains colporteurs de bagatelles (nugigeruli nunc quidam) qui, se glorifiant, on se demande pourquoi, reprochent à nos pères leur simplicité et croient que la sagesse, née avec eux, doit périr avec eux (et secum natam, secum morituram credunt sapientiam)», trad. Patrice SICARD, Hugues de Saint-Victor et son École, p. 64-65; ce passage fait clairement allusion à Abélard (cf. P. SICARD, ibidem, n. 37, p. 85). Pascal dira encore, avec la même indignation («Préface pour le traité du vide», Œuvres, p. 531): «...l’insolence de ces téméraires qui produisent des nouveautés en théologie.» 18. alta sapientium: des connaisseurs de grandes choses, des savants qui ont l’ambition ou le goût de connaître des matières élevées (alta sapientes); certains, à tort nous semble-t-il,

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comprennent par alta sapientium arce les parties hautes de l’arche de ces sages; d’autres ne traduisent pas alta. Pour la traduction, voir nos remarques en III, 3, n. 23 et 26. 19. Les princes d’Égypte, si nous en croyons le psaume 77; dans Isaïe (19, 11 et 13), les sages du Pharaon sont fous et font errer l’Égypte (leur sagesse est devenue folie, faute d’avoir reçu les lumières divines). 20. Dans infatuata, nous entendons fatuus, l’épithète qui revient page après page dans les Proverbes et l’Ecclésiastique. Écho aussi du sens concret «affadi», qui fait penser à Matth. 5, 13 («...si sal evanuerit in quo sallietur»). La perte de saveur rejoint l’idée de perte de sens; insensé signifie dépourvu de sens; sapere, avoir du goût, mais aussi savoir et être sage. 21. Noter l’allitération très expressive du latin: professoribus – irrisores – defensoribus – impugnatores. 22. Écho de Rom. 9, 21, où saint Paul compare le Créateur à un potier libre de fabriquer des vases destinés à un usage noble, et d’autres à un usage vil, ordinaire; les hommes sont donc comparés à des vases à usages divers; l’opposition uasa contumelie – uasa glorie correspond exactement à «réprouvés» (exclus de la gloire) – «sanctifiés» (ceux qui auront accès à la gloire céleste); opposition qui est un peu dans la suite de ce qu’on lisait plus haut sur les vocations diverses (reuelauit autem Deus per Spiritum suum quibus uoluit). 23. uas employé trois fois; l’image est difficile à conserver telle quelle en français en disant la troisième fois «ils confessent le Seigneur dans les vases du psaume»; c’est une manière de dire que ces hommes nouveaux (ils ont été transformés par la grâce) s’associent aux chants de louange de l’Église, ils participent au culte et attestent ainsi leur conversion. 24. L’expression dormierunt somnum doit se comprendre comme le sommeil de la mort. 25. Donc validées et consolidées par leur conformité à la vérité qu’enseigne la tradition (orthodoxe). 26. prior: première (ordre logique, on retrouve l’expression en III, 21), elle précède. 27. Les choses ont normalement trois dimensions; ce n’est que par abstraction qu’on peut isoler celles-ci. Remarques voisines dans le Didascalicon de Hugues (II, 17; éd. BUTTIMER, p. 35; éd. LEMOINE, p. 110; PL 176, 758B): un corps a les trois dimensions, mais les mathématiques peuvent s’attacher à étudier la ligne sans la surface et la surface sans l’épaisseur («ratio tamen attendit sine superficie et crassitudine lineam pure per se, quod est mathematicum...»). 28. Cf. Beni. min., VII (06B; SC 419, p. 108): «[Le sentiment] est ordonné (ordinatus) lorsqu’il tend à ce vers quoi il doit tendre (ad quod esse debet), mesuré (moderatus) lorsqu’il est aussi grand et aussi fort qu’il doit l’être (tantus est quantus esse debet).» Dans le ch. XX, Richard traite de la spéculation dans le même sens qu’ici (regard jeté sur les réalités concrètes que l’imagination nous donne à voir) et rattache l’inordinatum, le désordonné, à ce qui est faux, injuste, qui doit être réprouvé. Ce qui est ordonné et mesuré correspond à la vertu, au bien, alors que le désordre est signe du mal. 29. erat: pour interpréter cette nuance, il nous faut anticiper sur la suite qui précise que le pouvoir de connaissance, qui avait été donné à l’homme à l’origine, a été réduit par la faute originelle. Certains cependant traduisent par un présent. Nous conservons néanmoins «était», même si nous lisons à la fin de l’alinéa suivant «[natura] partim reposita est rationi», mais il s’agit alors de la situation envisagée d’un point de vue général. 30. Il s’agit de la puissance intrinsèque des objets naturels, comme par exemple celle qui anime les êtres vivants qui, à partir de la naissance, croissent et subsistent en s’alimentant (Hugues de Saint-Victor, Didasc. I, 3, éd. BUTTIMER, p. 7; éd. LEMOINE, p. 72; PL 176, 743C: «Una [vis] quidem vitam solum corporis subministrat, ut nascendo crescat, alendoque subsistat»). Cf. la ϕύσις des Grecs. 31. Passage à rapprocher du De sacramentis de Hugues (I, X, 2, PL 176, 329D): «Le péché originel a éteint l’œil de la contemplation (oculus quidem contemplationis exstinctus est);

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l’œil de la raison a été troublé (oculus autem rationis lippus effectus), il est comme voilé par une nuée et incapable d’un jugement assuré; l’œil charnel est le seul qui conserve une claire vision des choses concrètes et peut en juger, mais malgré cette clarté, son jugement n’est pas assuré.» 32. Peut-être un écho d’Isaïe, 59, 10-12 (palpavimus sicut caeci parietem... multiplicatae sunt enim iniquitates nostrae): «Nous allions comme des aveugles le long des murailles; nous marchions à tâtons... car nos iniquités se sont multipliées...» Voir aussi Deut. 28, 29. La connaissance des qualités intrinsèques ne peut s’obtenir que par l’expérience d’une part (on goûte, on observe l’odeur, on soupèse), et par la réflexion d’autre part (observation de la nature, prévision...). L’emploi métaphorique de palpare à propos de la raison et de sa faiblesse n’est pas rare. Dans la Théologie mystique (c. 1, § 3, 1001A), Denys définit la Ténèbre divine et Le lieu où Dieu réside, comme «échappant parfaitement à toute saisie et à toute vision» (éd. M. de GANDILLAC, p. 179), mots que traduit Jean Scot par impalpabilis et invisibilis, et qu’il commente ainsi (Expos. in th. myst., PL 122, 275C): «[statum] quem nec ratio palpat per investigationem, nec intellectus contemplatur per visionem». 33. opera artificialia: à comprendre au sens des artes, dont parle le Didascalicon de Hugues (PL 176, 748B-C; I, 9; éd. BUTTIMER, p. 16-17, trad. M. Lemoine, L’Art de lire, Didascalicon, p. 84): «Ce sont les ouvrages que l’habileté humaine peut réaliser pour pallier sa vulnérabilité et imiter la nature, et nous admirons l’“artiste” qui en est l’auteur.». Voir aussi Didasc. I, 11 (éd. éd. BUTTIMER, p. 21; éd. LEMOINE, p. 89; PL 176, 750B-C): «C’est la transformation des pratiques nées du hasard qui, par l’intervention de l’intelligence humaine, deviennent des arts régis par des préceptes.» De même Didasc. II, 1 (751C; éd. BUTTIMER, p. 24, trad. M. Lemoine, p. 92): «L’art consiste à réaliser quelque chose dans une matière donnée et à le développer par une mise en œuvre.»). Sur opus naturale – opus artifciale, cf. aussi Hugues, In Eccles., hom. 14 (PL 175, 216 A), qui distingue entre les productions de la nature, les opérations de l’artisan qui améliore par son industrie et sa réflexion les produits naturels ou qui crée de lui-même des objets en agençant des matériaux. 34. Cf. Didasc. II, 24 (761C-D; éd. BUTTIMER, p. 41; éd. LEMOINE, p. 118). La culture des champs; toute activité de l’homme se rapportant à l’exploitation agricole de la terre. 35. Noter l’effet rhétorique: diuini... dignationem digne... debeamus. 36. contemplatio: c’est la leçon de nos mss. Le sens, un peu obscur, est que l’activité naturelle et l’industrie humaine se reflètent l’une dans l’autre, que l’observation de l’une et de l’autre entraîne des actions réciproques (cf. la phrase suivante et la référence au Didascalicon). Il faut tenir compte du sens de l’adjectif mutuus – mot se rattachant, semble-t-il, au verbe mutare –, qui peut évoquer certes l’idée d’un échange, d’une relation de type prêteuremprunteur, mais aussi d’une transformation: l’homme emprunte à la nature ses modèles et les adapte à ses propres productions (et réciproquement d’ailleurs, lorsqu’il oriente le fonctionnement naturel selon ce qu’il a imaginé). On voudra bien nous pardonner cette traduction risquée et cette glose un peu laborieuse, faute de mieux. La leçon des mss utilisés par M.-A. Aris (complexione) donne le sens d’embrassement, d’étreinte qu’induit copulantur(mais n’est-ce pas un peu redondant?). Les scribes ont dû être déconcertés par cette idée de «contemplation mutuelle» qu’ils voyaient mal s’appliquer à la nature. 37. Hugues, dans le Didascalicon I, 4 (745A; éd. BUTTIMER, p. 11; éd. LEMOINE, p. 76), énumère parmi les industries de l’homme l’architecture et l’agriculture: la seconde constitue une «amélioration de la nature», tandis que l’architecture imite la nature (cf. Didasc. I, 9; 748A; éd. BUTTIMER, p. 16; éd. LEMOINE, p. 83 : «Qui domum fecit, montem respexit») et y trouve en quelque sorte son point de départ («sumit initium»). 38. Dans le Didascalicon (I, 3; 744A; éd. BUTTIMER, p. 9; éd. LEMOINE, p. 73: «Haec tantum humano generi praesto est...»), on voit que ce qui distingue l’homme des animaux, c’est qu’il est capable de passer au-delà de la simple observation pour en tirer des conclusions

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sur les choses ou en créer d’autres à l’imitation de la nature. En ce sens, l’homme dispose d’un pouvoir supérieur aux autres êtres vivants. 39. consistat / consistit: voir l’introduction, p. 63 (cf. dicit / dixit). On peut supposer que la présence de consistat a entraîné à sa suite constitutio, par proximité sonore, dont le sens recouvre largement celui de institutio (voir note ci-après). Le mot est néanmoins d’un emploi rare chez Richard; il se rencontre surtout associé à mundus, dans l’In Apocalypsim: mundi constitutio (création de l’homme, du monde). 40. institutio: ensemble des formes et règles établies pour la société humaine par des lois et des coutumes, pour le monde spirituel par des prescriptions divines. Saint Augustin (De Civitate Dei, XXII, XXIV, 2; BA 37, p. 662; CCSL 48, [p. 848] l. 51-52; PL 41, 789), parle de l’institutio spiritalis dans un sens voisin, l’éducation spirituelle de l’homme par laquelle il est formé à la piété et à la justice (qua ad pietatem iustitiamque formatur). En un sens général: la morale. 41. urbanitas: règles de vie en société, sans doute principalement dans la société urbaine, qui impose une certaine proximité des individus. Guillaume de Saint-Thierry rappelle – pour le déplorer – qu’on attend des dignitaires ecclésiastiques non seulement la prudence de la chair, mais l’esprit de ce siècle, la curiosité, l’urbanité et toutes sortes de choses de ce genre, plutôt que la simplicité, l’esprit religieux, l’humilité (Orationes meditativae, XI, 16; PL 180, 239D; CCCM 89, [p. 65] l. 117-119; SC 324, p. 176: «Prudentia carnis, spiritus huius mundi, curiositas, urbanitas, et alia huiusmodi a magistris Ecclesiae hodie requiruntur...» Le mot, au sens classique concerne généralement l’élégance du comportement, la courtoisie, en particulier dans les propos, dans les plaisanteries, pour tout dire les bonnes manières qui attestent l’appartenance à un monde raffiné, et distinguent des rustici. 42. plebiscitum (plebis scitum): ici, nous n’avons pas conservé le mot plébiscite qui suggère un sens moderne trop différent. Il s’agit de mesures décrétées par les assemblées populaires constituées d’hommes libres, bénéficiant de certains droits. 43. Noter le style de la phrase latine, qui reprend le schéma des deux précédentes et fait l’économie des verbes, pour plus de rapidité, pour une certaine variété, pour marquer une sorte de conclusion, de résumé. Voir l’introduction, p. 51-52. 44. Saint Augustin, De doctr. christ., II, XXV, 40 (CCSL32, [p. 61] l. 39-41; BA 11, p. 302; PL 34, 55): le chrétien n’a pas à fuir celles des institutions humaines qui sont utiles aux nécessités de la vie. Cf. idem, XL, 60. Voir aussi infra, n. 187. 45. Référence à Ex. 24, 12 (et passim), où Moïse est invité à monter sur la montagne. C’est là que Dieu fera ses révélations. Cf. aussi Ps. 23, 3: monter sur la montagne de Dieu, aller dans son temple, le temple étant aussi le lieu où Dieu se révèle à l’âme. Au début des visions d’Ézéchiel, Dieu transporte le prophète sur une haute montagne (40, 2: «...dimisit me super montem excelsum nimis...»). Le thème de l’ascension est récurrent dans les ouvrages et les témoignages de contemplatifs (saint Jean de la Croix, La Montée du Mont-Carmel; etc.). Nous l’avons déjà rencontré en I, 1 (l’homme de Ramatha, n. 9). Nous le rencontrerons encore en III, 2 (n. 23), associé à l’idée d’intériorisation en III, 6, en IV, 23. 46. Cf. Ez. 40, 22: l’accès au porche septentrional du Temple se fait par sept marches (de même pour le porche méridional, 40, 26). L’accès à l’arche qui est à l’intérieur du Temple est donc précédé par une montée de sept degrés, image de la première étape vers la contemplation. 47. ratio: cf. I, 6, n. 78: ce qui fonde la rationalité du monde créé, c’est-à-dire son organisation qui le fait se tenir comme un tout, peut-être même son harmonie; même sens que dans Iob 38, 37: «Quis enarravit caelorum rationem...», qui expliquera la disposition des cieux. Quelques lignes plus loin, Richard développe cette idée de ratio: la manière admirable dont le monde est fait, l’excellence de son organisation, la sagesse qui préside à sa disposition. On se situe au premier degré, au passage de la matière brute à l’organisation de celle-ci

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selon des lois ou principes, qui en soi ne sont pas visibles, des formes qui n’existent pour nous que dans la mesure où elles informent la matière. Cf. I, 11. On trouve chez les chartrains, par exemple, ce même souci de rechercher «philosophiquement» la raison des choses. Ils disaient aussi que cette recherche n’est pas une curiosité dangereuse, mais une manière d’admirer le plan divin. Cf. Guillaume de Conches, Philosophia (PL 172, 56 C): «Nos autem dicimus, in omnibus rationem esse quaerendam...» (nous, nous disons qu’il faut toujours chercher la raison des choses...). Position qui se distingue des courants obscurantistes se méfiant de la recherche scientifique, ou craignant de voir remises en cause les affirmations de l’Écriture. Voir Théologie et cosmologie au XII e siècle, textes traduits et présentés par M. LEMOINE et C. PICARD-PARRA, p. 35-36. 48. Cf. Hugues, De tribus diebus (CCCM 177, [p. 12] l. 152-154; PL 176, 815B-C): «Si tu regardes la machine de cet univers [la machine qui anime le monde], tu découvriras avec quelles raison et sagesse admirables la composition de toutes ces choses a été faite, comme elle a été adaptée, ajustée, avec quelle beauté [elle a été achevée]...». 49. ex sententia: sentire signifie à la fois «sentir» et «saisir intellectuellement»; nous l’entendons au sens de ce qui est ressenti intérieurement, dans la pensée: c’est ce que Dieu inspire à Salomon, donc, plutôt que des déductions, une intuition reçue de Dieu. A. Guillaumont, traducteur de La Sagesse de Salomon (La Bible, Ancien Testament, II, p. 1669), dit ceci, qui rejoint l’idée d’un savoir scientifique inspiré divinement: «...la sagesse départie à Salomon ne concernait pas seulement les sciences morales et religieuses, mais aussi les sciences naturelles et physiques.» En d’autres termes, une partie du savoir scientifique a besoin des lumières de la Révélation ou d’une intelligence illuminée par une grâce divine. 50. uirtus: au sens de puissance, force interne qui anime la nature. 51. La Vulgate, pour Sap. 7, 18, ajoute: «...et divisiones temporum mutationes». Mais d’autres manuscrits, selon l’apparat, donnent «vicissitudinum permutationes et commutationes (consummationes) temporum» 52. Dans la citation de Sap. 7, 15-20, sont omis une partie du verset 15, le verset 16, une partie du 18. 53. Le progrès dans la contemplation permet aux chanoines de Saint-Victor notamment de prêcher plus efficacement. 54. Le message du psalmiste est aussi prophétique. 55. La phrase nous invite à élargir le sens d’abyssus, qui nous est d’abord donné par la citation du psaume 35. C’est aussi l’abîme de l’inconnaissance qu’évoque la Genèse (Gen. 1, 2): «Tenebrae erant super faciem abyssi», que Maître Eckhart commente ainsi: les ténèbres des mystères de Dieu, qui sont au-dessus de la raison de toute créature (Expos. libri Exodi, Ex. 3, 6, Lat. Werke II, p. 18, «tenebrae, abscondita Dei; super faciem abyssi: super rationem omnis creaturae»). Pour Jean Scot, l’abîme représente les causes primordiales des réalités intelligibles. Elles sont enveloppées dans les ténèbres; avant de se manifester dans leurs effets, elles étaient inaccessibles à la connaissance; cf. Periphyseon, II, 17 (CCCM 162, [p. 34] l. 765-770; PL 122, 550C): «Elles sont dites un abîme à cause de leur profondeur incompréhensible (propter earum incomprehensibilem altitudinem) et de leur diffusion infinie (infinitamque sui per omnia diffusionem), que nul sens ne peut percevoir (quae nullo percipitur sensu), nulle intelligence ne peut saisir (nullo comprehenditur intellectu), et qui méritèrent d’être appelées ténèbres (tenebrarum nomine appellari meruerunt), eu égard à l’excellence de leur ineffable pureté (prae ineffabili suae puritatis excellentia).» 56. Le psaume 106 (23-26), en arrière-plan de ce passage («ceux qui descendent sur mer dans les navires, et qui travaillent au milieu des grandes eaux ont vu les œuvres du Seigneur et ses merveilles dans la profondeur des abîmes»), relie le thème de l’abîme à celui de l’immensité de l’océan des mystères et à la métaphore de la navigation contemplative. Au livre

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IV du Periphyseon (CCCM 164, [p. 5] l. 64-74; PL 122, 743D-744A), Jean Scot reprend l’idée de la navigation: Dieu est comme un océan d’une substance infinie... (cf. un texte de Jean Damascène, cité dans W. BEIERWALTES, Identität und Differenz, p. 104: «Est enim deus pelagus infinitae substantiae...», avec renvoi à Grégoire de Naziance, Or. 45, 3; PG 36, 626C). 57. Dans le psaume 104, ce verset 13 fait allusion à la vie de pérégrinations des patriarches dont parle Jacob en Gen. 47, 9: «Il y a cent trente ans que je suis voyageur, et [...] je n’ai pas atteint le temps de pérégrination de mes pères.» Dans le premier livre des Chroniques (I Paralipomènes), il s’agit manifestement d’une citation du psaume 104. Ceux qui «vont d’une maison à l’autre...», ceux qui «viennent pour traverser», ce sont les hommes dans leur vie pérégrine sur cette terre, faite de recherche, d’hésitation, d’apprentissage progressif, les fidèles en général engagés dans la traversée de cette vie, conduits par les «pêcheurs d’hommes» vers le salut. 58. Les pêcheurs d’hommes sont les apôtres (et leurs successeurs). Cf. Matth. 4, 19: «Et faciam uos fieri piscatores hominum.». Adam de Saint-Victor, séquence Exultemus et letemur, strophe 3 (PL 196, 1469B; AUBRY-MISSET, p. 219; notre éd., p. 445): «...prius piscatores / Verbi fiunt assertores /... Rete laxant in capturam» ([les deux, André et Pierre] d’abord pêcheurs, deviennent prédicateurs du Verbe... Ils étendent leurs filets pour la capture). 59. L’auteur est celui des psaumes cités ici. Mais Richard pensait-il à Salomon? 60. iustitia Dei: la justice appartient à l’essence divine; c’est ce qui fait que tout est ordonné selon sa sagesse; saint Thomas d’Aquin, Summa th. I a, q. 21, art. 2: «La justice de Dieu établit dans les choses un ordre conforme au plan de sa sagesse (conformem rationi sapientiae suae), elle est sa loi; c’est juste de la nommer vérité.» 61. Cf. I, 10. Richard exprimera la même idée dans le prologue du De Trinitate (889B; éd. RIBAILLIER, [p. 81] l. 33-35; SC 63, p. 52): «Songeons à l’ardeur qu’ont mise les philosophes de ce monde à une telle étude [celle de Dieu] et aux progrès qu’ils y ont accomplis; ayons honte de paraître en cela inférieurs à eux.» 62. exterius – intrinsecus: recouvrir l’arche à l’intérieur aurait supposé que l’explication des mystères de la nature dépassât le seul jeu des causes matérielles pour laisser entrevoir le plan divin (cf. l’alinéa suivant); ces philosophes ont donc expliqué beaucoup de choses, mais n’ont pas réussi à s’élever jusqu’à comprendre qu’il s’agissait de signes du plan divin. 63. phisicus correspond à naturalis, cf. Didascalicon II, XVI (éd. BUTTIMER, p. 35; éd. LEMOINE, p. 109; PL 176, 758A): «Physis natura interpretatur, unde etiam [...] physicam naturalem Boethius nominavit.» 64. Cf. supra, n. 60. Tout est conforme à la justice divine, à la dispositio. Voir aussi la fin du ch. 10. 65. Plutôt que du Dieu de la Bible, il s’agit des dieux en général tels que pouvaient les concevoir les païens, et en l’occurrence de la déesse Fortune, d’où la variante de la Patrologie. L’indifférence du dieu et le rôle du destin renvoient notamment aux épicuriens et aux stoïciens (cf. supra, II, 2). Voir Sénèque qui médite sur le rôle du hasard ou d’un dieu dans les vicissitudes de l’existence, et sur l’attitude à avoir (Lettre à Lucilius 16, 4 [l. II, Belles Lettres, p. 65-66]). 66. Le psaume 10, cité dans cette phrase («ses paupières scrutent les hommes»), évoque la justice divine qui fait pleuvoir les châtiments sur les pécheurs, donc aussi cette fois le vrai Dieu. 67. spolia Egyptiorum: sur les dépouilles dérobées aux Égyptiens (le savoir pris chez les païens), voir Richard de Saint-Victor, Liber exc. II a, III, 1 (éd. CHÂTILLON, p. 248): «Aurum Egypti quod filii Israel tulerunt, eo quod aurum fulgidum est, philosophicam insinuat

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sapientiam.» Cf. Origène, Lettre à Grégoire (SC 148 et chap. 13 de la Philocalie, SC 302, p. 399 ss); saint Augustin, De doctr. christ., II, XL, 60, cité plus loin en II, 10 (n. 71). 68. Certains comprennent «eous» au sens de l’étoile du matin (cacher l’étoile du matin sous un tel éclat, cf. G. Zinn). Nous retenons plutôt «eo usque» de nos mss: le dissimuler sous un tel éclat de lumière, jusqu’au point que (eo [à ce point] usque... quatinus, comme on a eo usque... ut, ou éventuellement eo [par cet or] usque... ut). C’est aussi la leçon qu’avait retenue Jean Ribaillier. On pourrait lire aussi eousque, avec la même signification. Pour nous, le sens est que l’or disposé sur l’arche (en bois) – laquelle représente les réalités créées – doit nous aveugler au point que nous ne voyons plus que la gloire divine créatrice de toutes choses, infiniment supérieure à la beauté des choses elles-mêmes (dès lors nous oublions celles-ci). 69. Les degrés correspondaient aux diverses catégories de réalités perçues par les sens, ou aux modes de leur perception. Richard renonce à suivre les mêmes catégories pour décrire les modalités de l’investigation rationnelle sur ces réalités («déterminer leur raison», dit-il plus loin). 70. Ce que les philosophes profanes ont trouvé par leurs recherches relève de l’ordre de la scientia (dorure extérieure), mais il y a au-dessus l’intelligence spirituelle (dorure intérieure), la sapientia, qui est éclairée par Dieu. Le thème de la nécessité de se soumettre au feu purificateur, à l’image de l’or qu’on épure, est fréquent dans la littérature chrétienne; l’âme en sort fortifiée. Cf. peut-être un écho de Zach. 13, 9: «...et probabo eos sicut probatur aurum»; et d’autres passages analogues (Is. 1, 25; Prov. 17, 3). Ici, l’or en tant que science empruntée aux philosophes doit être purifié, mis à l’épreuve, à la lumière de l’Écriture dictée par le Saint-Esprit, et par la foi. C’est l’enseignement de l’Église (catholica [doctrina], plus loin), qui permet de donner son sens ultime à la spéculation des philosophes, par l’introduction de l’histoire du salut (Incarnation, Rédemption) comme clef de lecture de l’histoire du monde. 71. in eiusmodi usus: en vue des usages de ce genre, c’est-à-dire pour que tu recherches aussi la raison des choses. La science des philosophes profanes n’est pas sans utilité, à condition de savoir discerner ce qui est vrai en elle. Saint Augustin y fait allusion dans le De doctr. christ. II, XXXIX, 58 (CCSL 32, [p. 72] l. 5-6; BA 11, p. 326; PL 34, 62) : «...eas [doctrinas profanas] sobrie diligenterque diiudicent» («qu’ils jugent avec sang-froid et conscience [ces doctrines profanes]», trad. Combès et Farges). Quelques lignes plus loin, il se réfère explicitement aux platoniciens (XL, 60; op. cit.; [p. 73] l. 1-4; p. 330; 63): «Ce que les philosophes et en particulier les platoniciens ont écrit, il n’y a pas lieu de le craindre, mais il faut le réclamer pour le faire servir à notre usage (in usum nostrum uindicanda) comme quelque chose qu’ils détiennent injustement (ab eis etiam tanquam ab iniustis possessoribus).» Il faut reprendre aux philosophes leurs idées vraies, comme – continue-t-il –, le peuple d’Israël s’appropria l’or et l’argent des Égyptiens... (op. cit, [p. 74] l. 15-20). «...Etiam liberales disciplinas usui ueritatis aptiores et quaedam morum praecepta utilissima continent [doctrinae profanae], deque ipso uno Deo colendo nonnulla uera inueniuntur apud eos, quod eorum tanquam aurum et argentum, quod non ipsi instituerunt, sed de quibusdam quasi metallis diuinae providentiae quae ubique infusa est, eruerunt...» (trad. Combès et Farges [BA 11, p. 331]: «[les doctrines profanes] contiennent aussi les arts libéraux, assez appropriés à l’usage du vrai, et certains préceptes fort utiles et, au sujet du culte du Dieu unique, des vérités qui sont comme leur or et leur argent; ils ne les ont pas inventées, mais ils les ont extraites, pour ainsi dire, de certains métaux fournis par la Providence divine, qui sont partout...»). 72. Richard indique les limites de la réflexion rationnelle dans la connaissance du monde: même ces découvertes scientifiques ne peuvent suffire à tout expliquer; la science humaine n’arrive jamais au bout de sa recherche, il reste toujours – et restera – une part qui lui

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échappe; la connaissance définitive est réservée à l’au-delà, quand tout deviendra parfaitement clair. Quant à la connaissance des vérités relatives au Créateur, la théologie peut s’avancer jusqu’à un certain point, mais au-delà, elle ne peut découvrir le dessein divin par ses seules ressources (Richard semble sous-entendre qu’une révélation ou qu’une assistance spécifique du saint Esprit sont alors nécessaires). La iustitia de Dieu organise le monde et lui donne un sens; cf. supra, n. 60. 73. doctrine: c’est notre proposition; nous venons de lire «multas doctrine opes» à propos des philosophes; nous aurions pu aussi choisir veritatis, comme en II, 2 («confirmata per catholice ueritatis auctoritatem»); la Patrologie a religionis. 74. iusta (conformes à la loi divine) et ordinata (conformes à son dessein) renvoient à la sapientia Dei. Cf. De ordine de saint Augustin, I, 1 (CCSL 29, [p. 89] l. 1-3; PL 32, 977): «Ordinem rerum... quo coercitur hic mundus et regitur...» ou, du même (idem, I, 2; op. cit. [p. 89] l. 27-30; 979; trad. J. Doignon, BA 4/2, p. 72: «Mais qui a l’esprit assez aveugle pour hésiter à donner à la puissance et à la régulation divines la part de raison qui, dans les mouvements des corps, est indépendante de l’organisation et de la volonté humaines?»). Le monde est créé par la Sagesse, selon la justice ordonnatrice. La première forme de la création matérielle est sans ordre, la seconde, à la fin des six jours, est ordonnée, dit Hugues (De sacram., I, I, 4, PL 176, 189D: «In prima forma confusionis prius materialiter omnia corporalia simul et semel creata sunt; in secunda forma dispositionis postmodum per sex dierum intervalla ordinata»). 75. Thèse qui remonte à Is. 7, 9, que Richard cite selon la version des Septante, comme saint Augustin, lequel explique le sens profond du verset du prophète et justifie la traduction qu’il préfère dans le De doctrina christ., II, XII, 17 (PL 34, 43; CCSL 32, [p. 43] l. 1932; BA 11, p. 262-263; voir également dans BA 11/2, éd. de 1997, où le passage figure en p. 159, accompagné d’un intéressant commentaire dû à Isabelle Bochet, en particulier p. 441-443). On retrouve cette même thèse en plusieurs passages augustiniens (De Trinitate, XV, XXVIII, 51, etc.), chez d’autres auteurs, notamment saint Anselme, etc. Sur le recours à la foi: voir aussi Jean Scot, Hom. in Prol. Ioh., III (CCCM 166, [p. 7] l. 11-13; PL 122, 285A; SC 151, p. 214): la foi précède, c’est la première étape sur la voie de la connaissance; à défaut de pouvoir comprendre, il faut cependant croire («...necessario praecedit fides [...], deinde sequens intrat intellectus, cui per fidem praeparatur aditus»). 76. tacita inuestigatione: l’exercice de la pensée qui cherche sans échange verbal avec un interlocuteur quelconque. 77. inuisibilia Dei (trad. de Lemaître de Sacy modifiée, au plus près du texte de la Vulgate): ce sont les perfections divines (sempiterna quoque eius virtus et divinitas), nous dit le même verset (la puissance éternelle de Dieu et sa divinité). Selon le contexte, nous serons amenés à traduire plutôt par «les biens [divins]»; cf. en II, 16. Il faut noter ici que le même texte de saint Paul est cité par saint Bernard, dans le De consid., V, I, 1 (Bern. Op., III, p. 467, l. 14-15) pour introduire les étapes du progrès de la contemplation jusqu’au ravissement, texte où nous pourrions relever de nombreux points de contact avec l’exposé de Richard (dépassement des sens et de l’imagination, pureté et liberté, envol vers le sublime...). Selon Hebr. 11, 3 (fide intelligimus aptata esse saecula verbo Dei ut ex invisibilibus visibilia fierent), c’est la foi qui permet de comprendre qu’il y a eu une création par le Verbe faisant passer les mondes de l’invisible au visible; les réalités étaient invisibles lorsqu’elles étaient dans l’«intelligence divine», elles deviennent visibles lorsque le Verbe les «prononce», c’est-à-dire les réalise. 78. speculatio: Richard précise, dans Exiit edictum III (éd. CHÂTILLON, p. 76-78), que les speculativi ont besoin de s’appuyer (inniti) sur la ressemblance tirée des réalités corporelles pour s’élever jusqu’à l’intelligence des réalités spirituelles («qui sine rerum corporalium

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similitudine nesciunt in rerum spiritualium intelligentiam assurgere»). Voir la note complémentaire 1 (speculatio). 79. L’idée, qui se vérifiera, est que la couronne dépasse l’arche par une plus grande partie qu’elle ne la touche: il y a plus au-delà du visible qu’il n’y a dans le domaine visible. Quant à infra, le mot annonce surtout métaphoriquement l’idée qui suit, c’est-à-dire, les réalités corporelles qui sont d’un niveau inférieur. 80. angustias inferiorum: les réalités inférieures dans leur étroitesse, leurs limitations, sont néanmoins incluses dans ce qu’enveloppe la couronne d’or: les réalités visibles, qui sont limitées, sont saisies pour aller au delà. Expression voisine dans Hugues, De archa Noe, I, 3 (CCCM 176, p. 12, PL 176, 623 C), où les petitesses temporelles sont incluses dans l’immensité de l’éternité (immensitas enim eternitatis temporales angustias infra se claudit). Thème récurrent: le monde des invisibles, plus large et plus riche, englobe le monde visible, et l’immensité du monde divin est infiniment plus large. 81. contenta: leçon qu’il faut retenir, comme dans les mss utilisés par M.-A. Aris et la Patrologie, alors que nos deux mss de référence ont sans ambiguïté contempta. La prononciation qui ne distinguait pas les groupes -em(p)t- et -ent- a entraîné des confusions de graphies; voir P. STOTZ, Handbuch zur lat. Spr. des Mittelalters, III, «Lautlehre», §§ 249.5 et 258.4). Nec contempta serait grammaticalement difficile à justifier. 82. La présence de conuincens a pu déconcerter les copistes, d’où la variante coniciens du ms. de Troyes et de la Patrologie. Nous pouvons conserver conuincere qui, outre le sens de convaincre, signifie aussi démontrer (de façon convaincante). 83. in hunc modum: notre traduction est celle qui vient généralement sous la plume; mais on pourrait peut-être aussi comprendre autrement et conserver la valeur de l’accusatif: pour atteindre ce mode de contemplation. Et il nous paraît peu judicieux de faire d’arce – comme certains – le complément de corona, mais plutôt, au datif, celui du verbe innitor. 84. Beni. min. V (04D; SC 419, p. 102), partant du même texte de saint Paul aux Romains, disait: «On en conclut avec évidence que la raison ne s’élèverait jamais jusqu’à la connaissance des réalités invisibles, si sa servante (ancilla sua), je veux dire l’imagination, ne lui présentait la forme des choses visibles (nisi ei rerum uisibilium formam repraesentaret).» Au c. XXIII du Beni. min., l’image du cerf qui court en prenant appui sur la terre signifie chercher à connaître la nature des choses invisibles à travers les formes des choses visibles. Dans In Apocalypsim, I, 1 (687D-688A), Richard fait expressément référence à Denys le PseudoAréopagite. La découverte et la compréhension des réalités invisibles à partir des visibles est un thème récurrent chez les Pères et chez les médiévaux. Signalons, entre autres références possibles, Hugues, In Hier. coel., II (PL 177, 948 ss); X, 15 (1143A-B), qui renvoie à Denys; De sacram., II, II, 13 (PL 176, 211B); déjà Hilaire de Poitiers attribuait à la faiblesse de notre intelligence la nécessité de recourir à des images inférieures comme indices pour les réalités supérieures (Trinité, I, 19; CCSL 62, [p. 19] l. 4-14; SC 443, p. 240-241: «Sed intelligentiae nostrae infirmitas cogit species quasdam ex inferioribus tamquam superiorum indices quaerere»); etc. 85. uisibilibus [bonis]: complément des comparatifs ampliora et excellentiora. D’autres préfèrent considérer qu’il s’agit d’un ablatif de moyen, ce qui est plausible, et traduisent ainsi: ils appréhendent à l’aide des visibles les biens invisibles [qui sont] plus abondants par leur multitude, plus excellents par leur dignité. Dans Beni. min., c. XVI (11D), après avoir dit que les biens et les maux ici-bas ne sont jamais purs mais toujours mêlés (des biens mêlés de maux, des maux mêlés de biens), Richard ajoute: «Nous ne doutons pas que dans l’au-delà les biens et les maux sont non mêlés et suprêmement grands» («...ibi et summa et inpermixta bona uel mala esse non dubitamus). 86. La leçon de nos mss, qui est difficile à justifier, peut s’expliquer par un changement de sujet non exprimé ou par l’image de la couronne insérée dans l’arche (quasi reflet de l’aspect

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des biens invisibles dans celui des biens visibles); mais il semble plus logique en définitive de considérer hec alia corporea comme sujet de uideantur: il s’agit toujours de réalités visibles qui ont l’air de s’approcher des réalités invisibles. Quelles réalités visibles semblent quasiment être insérées dans des invisibles par l’effet d’une grande similitude? Richard pensait peut-être aux noms divins: la similitude entre l’être des objets créés et l’être de Dieu serait de l’ordre le plus élevé, similitude quasi substantielle; en revanche le bien dans les créatures est d’un ordre inférieur par rapport au bien divin, mais lui est substantiellement comparable; mais d’autres noms ne sont appliqués à Dieu que par métaphore. 87. dedocetur: le texte de la Patrologie (deducetur), qui est suivi par les autres traducteurs, implique une transformation plus radicale (l’homme devient autre qu’animal); mais ce sens évoque plutôt la transformation qu’opère la Rédemption (cf. I Cor. 15, 44: seminatur corpus animale, surget corpus spirituale); il ne s’impose pas ici où Richard pense surtout aux étapes de la vision intérieure. 88. Écho de I Cor. 2, 12-15 (animalis homo... spiritalis autem). Cf. Guillaume de SaintThierry, Ep. ad fr. de Monte Dei, Ia, I, 41 (PL 184, 315C; CCCM 88, [p. 236] l. 297-298; SC 223, p. 176): «Incipientium status potest dici animalis; proficientium, rationalis; perfectorum, spiritualis»; Super Cant. Cant., praefatio, 13 (PL 184, 477 B-C; CCCM 87, [p. 24] l. 9-10; SC 82, p. 84); antécédents chez Origène: voir à ce sujet J. DÉCHANET, Lettre aux frères du Mont-Dieu, introd., SC 223, p. 39, et Exposé sur le Cantique, SC 82, p. 84-85. Hugues de Sant-Victor, dans De archa Noe, I, V (CCCM 176, [p. 27] l. 91-99; PL 176, 631 D), commente les mêmes versets pauliniens, mais ajoute aux trois niveaux, les deux autres qui correspondraient à l’état de l’âme hors du corps et à l’état de l’âme ressuscitée. On pourrait encore mentionner saint Augustin (De quant. animae, XXVIII, 54; CSEL 89, p. 201, l. 2-3; BA 5, p. 344; PL 32, 1066): «Plus l’âme incline vers les sens [in sensus declinat], plus elle rend l’homme semblable aux bêtes (similiorem pecori).» L’épître aux Romains (12, 2) est aussi en arrière-plan de ce passage: «Ne vous conformez point au siècle présent; mais qu’il se fasse en vous une transformation par le renouvellement de votre esprit...» Richard applique à l’exercice de la pensée une recommandation paulinienne concernant la vie morale; l’idée sous-jacente est la nécessaire purification intérieure. 89. magnus labor: dans I Cor. 15, 10, saint Paul rappelle ses errements passés et évoque ses efforts (abundantius laboravi). 90. Ce sont les intermittences de l’illumination (et donc de la contemplation): la grâce se dérobe par moments, et l’expérience des contemplatifs l’atteste, ceux-ci se retrouvent à certains moments rebutés, rejetés, redescendus à un niveau inférieur, et traversent des phases de ténèbres. Mais cette observation vaut aussi d’un point de vue plus général et traduit une réalité qu’on peut constater dans l’effort de construction du savoir par l’humanité, fait d’errements et de reprises. Sur les éclipses de la grâce de contemplation, cf. De erud. hominis int., I, 1 (1231A): «Qu’est-ce à dire sinon que Nabuchodonosor reçut une vision mystique (mysticam visionem accepit), la perdit et ensuite la connut plus complètement; car il mérita finalement de recouvrer cette vision avec son interprétation (ipsam cum ipsius interpretatione ad ultimum recipere meruit). [...] La grâce de la contemplation est tantôt donnée par Dieu, parfois retirée et restituée plus abondamment (contemplationis gratia quandoque divinitus datur, interdum subtrahitur, tandemque multiplicius reparatur).» Cf. aussi idem I, 2 (1233B) et 6 (1241C): «Cette grâce chez l’homme tantôt est donnée, tantôt retirée, et quand elle est ôtée, elle est restituée, à la manière d’un songe qu’on se rappelle parfois, ou dont on perd le souvenir»; et passim. Dans le De statu int. hom., c. 27 (1136A-B; éd. RIBAILLIER, p. 93): «Le soleil se lève, et se couche, et revient en son lieu, parce que l’intelligence de la vérité tantôt est donnée, tantôt retirée, et après le retrait, la même grâce qu’auparavant est retrouvée (veritatis intelligentia modo datur, modo subtrahitur, et post subtractionem iterum eadem quae prius gratia recuperatur).» Voir infra III, 6 et n. 96.

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91. Cf. Sap. 6, 17: «Et [sapientia] in viis ostendit se hilariter», elle se montre sous un aspect rieur dans ses voies. Cf. aussi Beni. min., XI (8A; SC 419, p. 116-118): «Entre l’âme et Dieu, qui vient plus souvent la visiter, se noue une sorte d’amitié (quaedam familiaritas), et de sa venue l’âme éprouve non seulement une consolation, mais s’emplit d’une joie ineffable (ineffabili gaudio).» 92. L’image vient du passage du Deutéronome où Moïse rappelle à Israël quelles grâces il a reçues de Dieu qui l’a conduit, instruit et protégé, comme l’aigle à l’égard de ses petits. 93. Cette phrase a suscité quelque perplexité: notre traduction s’écarte de celles que nous avons lues ailleurs, mais est proche de la traduction allemande de P. Wolff. Pour nous, le sujet de toute la phrase est toujours implicitement sapientia, que reprend formellement lux. Celle-ci donne un prélude (preludium) d’une merveilleuse vision (la vision béatifique dont l’âme aurait comme une sorte d’avant-goût), prélude qu’elle forme devant la vue (ante aspectum) de l’âme qui contemple (plutôt que de comprendre: former la vue de celui qui auparavant regardait); tantôt elle apporte des révélations (reuelationum euolatu), tantôt elle les éloigne (reuolatu); elle (la lumière, plutôt que la vue) se porte elle-même dans un sens et dans l’autre (elle va et vient), et elle commence à enflammer l’âme du désir de voler à son tour. 94. ingenitum honorem: l’honneur inhérent à la nature humaine, honneur perdu par la faute; l’homme dans son honneur (sa dignité), verset 13 du psaume 48, que saint Augustin commente ainsi, dans l’Enarr. in ps. 48, s. I, 16 (CCSL 38, [p. 564] l. 14-15; PL 36, 554): «Qu’est-ce que l’homme posé dans son honneur (in honore positus)? c’est l’homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, placé à la tête des animaux...» Cet honneur est l’exercice du libre arbitre. La leçon uendicat de nos mss équivaut à la variante uindicat. 95. familiaris assiduitas – assidua familiaritas: cette figure de style qui tient du polyptote et du chiasme, n’est pas pure redondance gratuite; outre l’effet d’insistance, il y a aussi, subtilement, une nuance qui ajoute un sens, distinct; il s’agit à la fois du zèle habituel avec lequel on cherche à exercer cette spéculation et de l’habitude qu’on acquiert à la pratiquer avec zèle. 96. L’exil signifie généralement la vie sur terre (in peregrinatione exilii), mais aussi l’inconnaissance, qui est un exil hors de la connaissance (Honorius Augustodunensis, PL 172, 1243A: «exsilium est ignorantia, patria autem sapientia»). 97. Le sens de Ps. 106, 10 s’éclaire: l’indigence est la privation de lumière, les fers sont les liens de la concupiscence. 98. Écho de Ps. 94, 8 («nolite obdurare corda vestra»); Hebr. 3, 7, 13 et 15, etc. Cf. De erud. hom. int., II, 25 (PL 196, 1324D): «L’âme dépravée est comme prise au piège (uinculo ferreo) dans l’herbe de la terre (in herba terrae alligatur), quand elle s’enferre par une habitude perverse (ex praua consuetudine obduratur) dans l’amour des voluptés charnelles.» 99. Écho de Gal. 5, 17: «Caro enim concupiscit adversus spiritum, spiritus autem adversus carnem haec enim invicem adversantur...»; aussi I Petr. 2, 11; Iac. 4, 1. Cf. aussi Adam de Saint-Victor, séquence Superne matris gaudia (v. 9-10; PL 196, 1527B; éd. AUBRYMISSET, p. 222, notre éd., p. 459): «Mundus, caro, demonia / diuersa mouent prelia.» Dans inueteratus, il y a uetus: implanté depuis longtemps, profondément. 100. Le latin dit par une image: dans le palais de sa propre juridiction, image qui se prolonge avec le trône du séjour céleste. On voit comme un combat en rase campagne contre les assaillants et, après la victoire, le repli dans l’enceinte fortifiée de la vie intérieure. Voir aussi IV, 10. Maître Eckhart (sermon allemand 2, sur Luc. 10, 38) et sainte Thérèse d’Avila parleront du «château intérieur». Surin: le donjon spirituel (Guide spirituel, p. 136). 101. se colligere: se recueillir, se rassembler, et souvent en latin, l’idée de revenir à soi, de reprendre des forces, d’où notre traduction: se remettre du combat. Mais on aurait pu conserver «se recueillir» pour marquer l’idée que l’esprit se concentre en lui-même et échappe aux affres des assauts externes. Pour habitaculum celeste (III Reg. 8, 30, et passim): plusieurs oc-

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currences dans l’Écriture; ici, le lieu où vient la grâce céleste, mais aussi le lieu où l’âme est à l’image de Dieu. 102. assignatio, propositus: nous avons essayé, tant bien que mal, de trouver une formulation un peu plus claire que le simple calque («par assignation de la similitude proposée») dont certains se satisfont. Faire appel: comme on dit appeler à témoigner, convoquer, invoquer; la similitude mise en avant (posée devant), celle qui a été dégagée (trahere). 103. Cf. supra, chapitres 4 et 5. 104. La connaissance des institutions humaines, c’est-à-dire des prescriptions établies par la société, est complète; quant aux institutions divines, le sens de ces prescriptions ne peut qu’être partiellement compris. 105. L’association de longiquus et peregrinus est fréquente: elle est une manière d’insister sur le rapport éloigné de deux réalités, à la fois distance et différence de nature ou de niveau. 106. in usum temporalium: pour un usage des biens temporels, c’est-à-dire terrestres, par opposition à ce qui est céleste, d’en haut. Les hommes ont inventé des lois d’abord pour euxmêmes, plutôt que pour refléter les lois divines ou se conformer à elles. Dans la Cité de Dieu, XXII, XXIV, 3 (CCSL 48, [p. 848] l. 79-83; BA 37, p. 664; PL 41, 789), saint Augustin évoque les inventions des hommes faites en vue de leur propre satisfaction («...tot tantaeque artes sunt inuentae et exercitae, partim neccessariae, partim uoluptariae...»), mais ces réalisations témoignent néanmoins de la puissance de l’esprit qui lui permet de les inventer, de les apprendre, de les pratiquer («...quantum bonum habeat in natura, unde ista potuit vel invenire vel discere vel exercere testetur»). 107. umbra, l’ombre, c’est-à-dire le signe qui annonce et désigne symboliquement; nous conservons le terme usuel dans les épîtres de saint Paul (cf. les références données au texte latin: Hebr. 8, 5 et 10, 1; Col. 2, 17). 108. La nature, reflétant les «idées» divines, représente un modèle foncièrement bon dont peut s’inspirer la société humaine. Mais pour que les prescriptions instituées par les hommes aient une valeur symbolique et permettent de comprendre les dispositions divines, il faudrait qu’elles aient été établies en ayant ces dernières à l’esprit, en vue de celles-ci. 109. Il s’agit de ne pas confondre ce qui est de l’ordre spirituel et divin avec ce qui relève de la nature matérielle des choses ou des produits de l’industrie humaine. Cf. Nonnullae alleg. tab. foed. (195A): «C’est une chose de comprendre les causes physiques des choses (aliud est physicas rerum causas perspicere), et c’en est une tout autre d’avoir une complète appréciation de la raison inhérente à la justice divine dans la disposition des choses (et aliud iustitiae rationem in rerum dispositione perpendere).» Sur la signification des choses, fondée sur l’institution divine, sur l’interprétation en général et sur l’importance des artes, voir Patrice Sicard, dans Hugues de Saint-Victor et son École, p. 109-110, citant les Sententie de diuinitate, II, de Hugues (éd. PIAZZONI, [p. 919] l. 194-204): «Ibi enim non solum uoces...»): «Là en effet, ce ne sont pas seulement les mots qui expriment les significations et les choses, mais les choses elles-mêmes qui signifient d’autres choses. Il en ressort à l’évidence que la connaissance des arts libéraux est fort utile à la connaissance des divines Écritures [...] Toutefois, la signification des choses est beaucoup plus précise que celle des mots. Les mots en effet ont une signification qui leur est conférée par les hommes, les choses, elles, signifient de par l’institution divine» («...Voces enim ex impositione hominum significant; res uero ex institutione Dei»). Voir en III, 3 (n. 51), de Hugues, un texte sur le même thème (De sacramentis, l. I, c. V [PL 176, 185A] et c. VI [185C]). 110. exerceri: on pense peut-être à des institutions rituelles (gestes, cérémonies...) qu’il faut pratiquer en les considérant selon leur sens littéral, mais en gardant à l’esprit qu’elles ont aussi un sens allégorique. 111. accommodatio: la manière dont la similitude s’établit entre les données visibles et les invisibles.

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112. modus: modes de considération, une précision qui reprend les cinq considérations mentionnées à la fin du ch. 14. Ce sont celles dont il a été question (illos dictos modos, supradictorum considerationum) en II, 4 (longueur: matière, forme, nature) et en II, 5 (largeur: action de la nature, industrie humaine). 113. Pour le second et le troisième mode, on voit que in ipso se rapporte la première fois à la forme extérieure, la seconde fois à la qualité intérieure, celle-ci invisible. 114. Dans un cas, l’opération qui produit quelque chose résulte d’un mouvement nécessaire, naturellement, sans intervention de la volonté; celle-ci caractérise au contraire le cinquième mode. Dans ce dernier exemple, on voit que ipsum, qui reprend systématiquement aliquid de la première phrase (toute réalité créée), fait ici référence à l’homme. Voir supra II, 5. 115. secundum: «suivant», consécutif à quelque chose, qui vient donc après, mais aussi qui s’y conforme. 116. motum artificialem: le contraire de ce qui est accompli naturellement; on rejoint l’idée de l’activité humaine réfléchie qui produit quelque chose, et donc d’une manière plus générale, les artes, entendus au sens large de ce mot au Moyen Âge; cf. n. 33, supra. Pour motum, la variante retenue par M.-A. Aris (modum) ne s’impose pas. Si le scribe a répété motum à cause de la proximité du premier et du parallélisme ainsi souligné, on peut aussi dire que modum induirait une confusion avec les modes que l’auteur cherche à décrire (quartus modus, quintus modus, où le mot n’a pas exactement le même sens). Enfin, si l’on relit ce qui est dit plus haut, on a pour le quatrième mode quod per ipsum fit, et pour le cinquième la même expression: il s’agit donc toujours d’un mouvement de production par soi-même, la différence ne portant que sur le caractère nécessaire ou volontaire du mouvement. 117. Sens du verset: les jambes de l’époux (le Christ) ont la solidité du marbre et l’éminente qualité de l’or resplendissant. Cette force s’appuie sur des bases aureas, c’est-à-dire sur la foi, à l’exemple des apôtres et des prophètes, en d’autres termes, sur l’enseignement des saintes Écritures. Ce fondement scripturaire a l’éclat de l’or, car il brille des œuvres accomplies par les apôtres et les prophètes (les deux sources qui sont réunies dans le Christ). Il a aussi l’éclat de l’or parce qu’il est marqué par la charité. Sur ces divers types de similitudes qui sont décrites dans la suite de ce chapitre, et les significations qu’on en peut tirer, voir de Hugues, Sententie de diuinitate, II, en particulier le passage traduit par Patrice Sicard, dans Hugues de Saint-Victor et son École, p. 110-111 (voir supra n. 109): «Malgré une telle variété (sed cum tam uaria ibi sit multiplicita), on peut cependant opérer un discernement aisé au moyen de la règle suivante: la signification des choses se prend soit selon l’apparence extérieure, soit selon la nature intime...» (éd. PIAZZONI, [p. 917-918] l. 211-228), avec une série d’exemples voisins de ceux donnés par Richard. 118. Richard voit dans la blancheur (candidus) l’éclat (candor) de la lumière éternelle et la blancheur de la pureté; rubicundus évoque le sang rédempteur du Christ versé sur la croix. 119. opus: la citation de Richard condense le verset d’Ézéchiel (1, 16), lequel dit: «aspectus rotarum et opus earum quasi visio maris et una similitudo ipsarum quattuor et aspectus earum et opera quasi sit rota in medio rotae»; cf. In vis. Ez., prolog. (531B), pour l’analyse littérale: «Cogitemus quasi duae rotae essent sibi invicem insertae, et in unam operis facturam per transversum conjunctae...» (les roues sont insérées l’une dans l’autre et fonctionnent de manière solidaire). 120. inebriare ajoute un sens à infundere: non seulement la terre est abreuvée, mais elle est transformée, enivrée, fécondée (comme dans le psaume 64, 10-11: «Inebriasti [terram]... rivos eius inebria, multiplica genimina...», tu as enivré la terre... enivre d’eau ses sillons et multiplie ses productions). 121. Celui qui approfondit la considération des similitudes entre les réalités visibles et les réalités que Richard a qualifiées d’intelligibles, doit garder à l’esprit que l’analogie reste tou-

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jours dépendante de ce que lui proposent les réalités perçues par les sens et recueillies par l’imagination. L’esprit ne peut pas espérer atteindre par cette voie des vérités qui ne seraient plus de l’ordre des intelligibles mais d’un niveau supérieur. Il faut donc peut-être lire la phrase ainsi: cet homme, s’il veut scruter plus à fond ces choses (les analogies tirées des réalités visibles) doit se souvenir que la couronne de l’arche, selon ses dimensions, enferme les quatre côtés de celle-ci, c’est-à-dire que la contemplation symbolisée par la couronne ne peut s’appuyer que sur les données concrètes proposées par l’ensemble de l’arche dans sa partie en bois (i. e. les réalités perceptibles par les sens); pour aller au-delà, il faut s’élever à un niveau supérieur de contemplation, après dépouillement des objets contenus dans l’imagination. L’insistance sur les quatre côtés fait référence par anticipation aux développements ultérieurs sur les mystères de la prédestination (chapitres 19 et suivants), en précisant que cette contemplation, si elle s’interroge plus en profondeur sur ce qu’elle voit, doit envisager la totalité du monde visible où se projette le dessein divin. Selon nous ipsius se rapporte à arca (la couronne s’appuie aux quatre côtés de l’arche elle-même); pour d’autres ipsius renvoie au sujet de la phrase (la couronne de celui qui contemple, c’est-à-dire l’état ou le niveau de sa contemplation). 122. Cf. Gal. 4, 9. Lemaître de Sacy interprète ainsi: «Comment retourner encore à ces observances sans force et sans valeur auxquelles vous voulez vous asservir par une nouvelle servitude», alors que maintenant vous avez connu Dieu. En 4, 3, saint Paul utilise l’expression «[nos] sub elementis mundi eramus servientes», qu’on peut comprendre ainsi: nous étions asservis [dans notre enfance] aux éléments du monde, c’est-à-dire l’observation (comme le dit le verset 4, 1) des jours, des mois, des saisons, des années, selon des règles dictées par les puissances célestes (cf. le commentaire de la Bible de Jérusalem, Les Épîtres de saint Paul aux Galates, aux Romains, trad. S. Lyonnet, p. 32). 123. Le désir de la béatitude éternelle se suffit à lui-même; le désir de bonheur dans ce monde terrestre, qui entraîne la soumission à des règles supposées préserver ce bonheur ou le garantir, ne peut qu’apporter de la déception, car il cherche à obtenir ici-bas le bonheur qui ne peut cependant être atteint (cf. la citation paulinienne qui précède). 124. que – quam: alors que que est un relatif avec une nuance causale, quam n’est pas dépourvu d’ambiguïté: soit relatif dont l’antécédent serait felicitas, soit – ce qui nous avons préféré pour notre traduction –, relatif reprenant beata multitudo, construction en parallèle sans coordination (cf. les remarques sur le style, p. 51). La félicité de ces âmes est telle qu’elles ne peuvent en comprendre tout à fait la grandeur, et la couronne de leur béatitude les enveloppe dans son immensité. 125. L’intention qui préside à cette citation est explicitée par la suite. Il y a écho de Ioh. 10, 9: «Moi [le Christ], je suis la porte, celui qui entre par moi sera sauvé, il entrera et sortira et il trouvera des pâturages.» Saint Augustin, Tractatus in Ioh. evang. XLV, 15 (CCSL 36, [p. 397] l. 25-28; PL 35, 1727; trad. M.-F. Berrouard, BA 73 B, p. 85): «Nul ne peut sortir par la porte (per ostium), c’est-à-dire par le Christ, pour vivre la vie éternelle qui sera vécue dans la vision, s’il n’est pas entré par cette porte, c’est-à-dire par le même Christ...» 126. On lit, à propos du sens intérieur et du sens extérieur, une analyse parallèle, mais dans un sens plus spécifique, appliquée à Dieu Créateur et à Dieu incarné dans l’humanité, dans la compilation pseudo-augustinienne attribuée à Alcher, De spiritu et anima, PL 40, 785: «Il y a deux sens en l’homme, l’un intérieur, l’autre extérieur [...] le sens intérieur refait ses forces dans la contemplation de la divinité, le sens extérieur, dans la contemplation de l’humanité. En effet, Dieu s’est fait homme afin de rendre heureux en lui l’homme tout entier, de sorte que, soit qu’il entrât, soit qu’il sortît, il trouvât pâturage en son Créateur (ut sive ingrederetur sive egrederetur, pascua in factore suo inveniret), pâturage au-dehors dans la chair du Sauveur (foris in carne Salvatoris), pâturage au-dedans dans la divinité du Créateur (pascua intus in divinitate Creatoris).» Le parallélisme est dans le fait que l’âme dans chaque cas

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se nourrit selon qu’elle trouve son bien à contempler les œuvres de Dieu ou l’humanité du Christ, ou qu’elle le trouve à méditer sur la divinité elle-même dans le Christ ou dans l’âme spirituelle qui en garde la trace. Richard reste dans le cadre de son projet d’analyse de la contemplation, sans recourir aux aspects de dévotion liés au Christ incarné. 127. ad: la préposition latine a aussi le sens d’un mouvement vers; c’est une similitude qui nous guide vers les invisibles. 128. D’autres comprennent: «Parce que les choses supérieures de l’arche sont les choses inférieures de la couronne»; nous pensons plutôt qu’il faut lire horum et illorum avec le même sens que dans les deux phrases précédentes (horum et illa) c’est-à-dire renvoyant aux biens visibles (horum [dissimilitudo]) et aux invisibles ([ad] illa). Les parties basses, ce sont les premiers degrés des réalités invisibles. Notre alinéa indique que l’auteur revient à une observation générale qui concerne l’ensemble des modes de passage du visible à l’invisible. 129. manuductio: voir I, 11, n. 124. 130. Cf. Hugues de Saint-Victor, In Hier. coel., II, PL 175, 948B: «L’esprit de l’homme est si enveloppé dans les ténèbres de l’ignorance qu’il ne peut en sortir pour aller à la lumière de la vérité, s’il n’est conduit, comme mené par la main, à la manière d’un aveugle (nisi dirigatur, et quasi caecus manuductione utens), là où il ne voit pas. Ces guides et ces directions (ipsae autem manuductiones et directiones) dont l’esprit se sert pour aller aux invisibles, sont tirés des signes visibles et de démonstrations établies selon ce qui est visible (a visibilibus sumuntur signis, et demonstrationibus secundum visibilia formatis).» Cf. Denys, Hier. Coel., I, déjà cité en I, 11, n. 124 (version de Jean Scot, PL 122, 1039A; CCCM 31, [p. 14] l. 495498): «Notre esprit ne saurait se hausser à l’imitation et à la contemplation immatérielle des hiérarchies célestes, si ce n’est sous la conduite des images matérielles adaptées à sa nature.» 131. L’opposition entre l’homme extérieur et l’homme intérieur (et la nécessité de trouver une harmonie entre eux) est déjà présente chez Platon (République, l. IX). Elle est reprise par Plotin (Enn. V, 1, traité 10, 10) et par saint Augustin (voir par exemple dans le De Trinitate IV, III, 5-6, et passim), de qui Richard peut-être s’inspire (mais il peut y avoir d’autres sources, comme Jean Scot...). 132. Voir note complémentaire 2, p. 596. 133. ministerium et magisterium: l’homme extérieur (le corps et ses sens) est non seulement l’auxiliaire (ministerium) d’une connaissance, mais aussi le maître qui renseigne (magisterium). 134. C’est-à-dire le sens intérieur; le cœur est le lieu de cette connaissance, le lieu où naissent les pensées, les affects; cf. saint Augustin, De natura et origine animae IV, VI, 7 (PL 44, 528; BA 22, p. 588; CSEL 60, p. 388, l. 3-4), qui rappelle que le sens du mot n’est pas le même quand on parle du cœur comme siège des pensées, et quand on parle de l’organe sous les côtes. Ailleurs il le considère comme un synonyme de anima (De Genesi ad litt. X, VI, 10; BA 49, p. 164; PL 34, 412; CSEL 28/1, p. 302, l. 17-20). On pourrait sans doute l’entendre au sens de mens, cette part de l’âme qui est au plus profond, et en même temps qui est la plus élevée. Cf. Pascal: «C’est le cœur qui sent Dieu» (Pensées, 481, dans Œuvres complètes, p. 1222). «Pour Augustin, quand la pensée du cœur a Dieu pour objet, le cœur n’a plus d’attache au corps, et c’est comme force (uis) de la partie supérieure de l’âme (mens) qu’il prend contact avec Dieu pour le connaître et l’aimer, le “sentir”. Ces deux aspects, cognitif et affectif, sont liés, et l’on peut dire qu’en identifiant ici avec le cœur la puissance de penser Dieu et de l’aimer, Augustin désigne en réalité l’âme comme centre de vie de la personne humaine [...].» (Citation tirée de De natura et origine animae, F. G. THONNARD, note complémentaire 55, BA 22, p. 836). Cf. l’oculus rationis de Hugues de Saint-Victor (De sacram. I, X, 2, PL 176, 329C-D), par lequel l’esprit voit en lui-même tout ce qui s’y trouve.

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135. Sans doute un écho de Gen. 2, 18, pour le mot adiutorium: «Dixit quoque Dominus Deus: non est bonum esse hominem solum, faciamus ei adiutorium similem sui.» Cf. Achard de Saint-Victor, Sermo XV, III, p. 209. 136. La pensée de Richard ici peut sembler quelque peu déroutante, même s’il la justifie ensuite: entraîné au mal par Ève, Adam est contraint désormais de la suivre, et a motif à s’en glorifier. Il faut se rappeler que pour les victorins, suivant en cela une tradition plus ancienne (cf. par exemple saint Grégoire le Grand, Moralia in Iob, IV, 27; CCSL 143, [p. 193] l. 2125; PL 75, 661B-C), Adam représente allégoriquement l’âme ou l’esprit, Ève le corps: donc d’un côté la raison, de l’autre la sensibilité, l’affectivité. Richard, Adnot. in ps. 121 (363 A-B): «Vis nosse quis sit iste Adam, vel quam dicimus hanc eius Evam? Per Adam intellige rationem, per Evam accipe affectionem. Duo sunt, intellectus et affectus.» En outre Adam, suite à la faute, a perdu une certaine vision directe de Dieu qu’il avait au Paradis (cf. saint Grégoire le Grand, Moralia in Iob, XI, 43; CCSL 143A, [p. 619] l. 1-6; PL 75, 979B: «Humanum genus contemplationem lucis intimae habuit in paradiso, sed [...] lumen conditoris perdidit»). Il doit passer par le détour de la contemplation de la création. De la référence à Ève qui apporte son aide à Adam, on passe insensiblement à la notion de l’homme extérieur (sensus corporis) qui fournit l’information sur la création et aide à voir les similitudes. 137. La concupiscence s’impose avec force; elle demande à être maîtrisée par une discipline morale (ascèse, afflictio) avec l’aide de la grâce (le diuinum adiutorium). Voir aussi dans l’Adnot. in ps. 40 (321B-C): «Aussi longtemps que le corps est châtié (quandiu adhuc corpus castigatur) et qu’il n’est pas encore totalement soumis à l’esprit (nondum spiritui plene subiicitur), il y a lutte de part et d’autre, mais une fois le corps châtié et discipliné, la paix revient, car le corps obéit à l’esprit (spiritui caro acquiescit).» Dans le psaume 40, vers. 10, la phrase s’achève sur le constat d’une trahison (magnificavit super me subplantationem, il prend le dessus sur moi); l’homme extérieur cède à la tentation, il s’aligne sur les ennemis de l’homme intérieur. 138. celerem obedientiam, familiarem notitiam: effet sonore suggestif (célérité de l’obéissance, intimité de la connaissance). 139. ciuis: littéralement concitoyen, parce qu’il appartient à la même «cité», image pour dire la même «société», la même personne. On entend ici le «directeur de conscience», ou le maître des novices. 140. Sur les délices d’Égypte que les Hébreux regrettent, voir Num. 11, 18; 11, 5; Ex. 16, 3. Cf. aussi Hebr. 11, 26: «Maiores divitias aestimans thesauro Aegyptiorum inproperium Christi...» (estimant comme une richesse supérieure aux trésors de l’Égypte l’opprobre du Christ). Les délices d’Égypte signifient, dans la littérature patristique, les plaisirs terrestres. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, évoque le moment où les Hébreux, au désert, privés des plaisirs auxquels ils s’étaient habitués, trouvent d’abord la vie difficile, mais Moïse transforme alors l’eau amère qui devient agréable; cette vie nouvelle apparaît douce (SC 1bis, p. 70, voir à ce sujet Jean DANIÉLOU, Platonisme et théologie mystique, p. 243 et p. 255). Cf. Richard, De exterm. mali et pr. boni, I, 5 (1076C-D): «Si toi tu es en Égypte, passe et quitte l’Égypte [...] revenant des ténèbres de l’Égypte, des erreurs de ce monde, vers les lieux plus secrets de ton cœur (rediens de Aegypti tenebris, de erroribus mundanis ad secretiora cordis).» De IV gradibus viol. car. 31 (1218B; éd. DUMEIGE, p. 159): «Il faut d’abord que les nourritures égyptiennes manquent (aegyptiacos cibos deficere), et que les voluptés charnelles se tournent en objets d’horreur (carnales voluptates in abominationem vertere).» Les délices d’Égypte dans la perspective de notre texte sont donc les attachements aux réalités charnelles, qui empêchent de s’élever jusqu’à la perception des invisibles. Cf. Jean Cassien, Conlatio III, 7 (PL 49, 568B-C; SC 42, p. 148): après avoir goûté la manne, les Hébreux dans le désert osèrent regretter les aliments repoussants et vils des vices.

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141. En bonne intelligence, dans l’harmonie. Trad. Lemaître de Sacy retouchée ici et pour la citation suivante. 142. surgite, selon l’apparat de la Biblia sacra serait la leçon de l’édition sixto-clémentine (XVI e s.). 143. Pour distinguer spiritus de animus. 144. panem doloris: peut-être un écho de Ez. 24, 17 (nec cibos lugentium comedes) ou de Os. 9, 4 (panis lugentium). 145. currunt: certainement un écho de I Cor. 9, 24 (omnes quidem currunt sed unus accipit bravium). 146. Les leçons divergentes (increpatio – inprecatio) donnent toutes des sens acceptables (reproches – malédictions), ce qui n’impose pas d’écarter celle de nos manuscrits. La fin du psaume et la suite du texte suggèrent de retenir plutôt l’idée de malédiction. La correction marginale du ms. M nous semble d’une main plus tardive. 147. Traduction de Lemaître de Sacy. retouchée ici et pour la citation suivante. La citation du psaume 54 vient à son heure, quand par leur unanimité les deux hommes sont conjointement victimes des démons. 148. Ces barres et ces anneaux sont traités ici parce qu’ils font partie des instructions données par Dieu à Moïse, mais aussi parce qu’ils peuvent signifier le dessein divin et aider à en éclairer le mystère. Voir p. 644. 149. subleuate mentis: l’esprit soulevé jusqu’au niveau où il peut voir au-delà de ce qui n’est que visible. 150. equitas, iniquitas: nous conservons les mêmes mots en français («justice», «injustice» ne conviendraient pas, puisqu’on parle de la justice divine qui règle tout). Nous sauvegardons aussi de cette manière le jeu des paronomases qui n’est pas sans importance. Il faut entendre ces mots au sens de «ce qui est juste» et «ce qui n’est [ou ne paraît] pas juste». Le mot iniquitas, comme le français «iniquité», a le double sens de contraire à la morale (le péché) et de contraire à la justice. Le bien c’est le juste, le mal c’est l’injuste (cf. saint Anselme, dans le De concordia praesc. et praedest., q. 1, c. 7 [PL 158, 517C; éd. SCHMITT, p. 258, l. 56], qui dit: «bonum, quod est iustitia [...] malum vero, quod est iniustitia»). 151. La volonté bonne et la volonté mauvaise doivent s’entendre au sens de volition bonne ou mauvaise, c’est-à-dire l’acte par lequel on veut le bien ou le mal, et non la puissance en soi qui serait bonne ou mauvaise. 152. religatur: liée, avec probablement l’image des rênes qui retiennent. Les mots hinc, illinc que nous traduisons tantôt par «ici» et «là», tantôt par «d’un côté» et «de l’autre», marquent simplement des oppositions. Voir le tableau, p. 643. 153. dispositio, l’économie divine, selon laquelle tout est ordonné avec sagesse et justice. On va lire dispensatio dans la phrase suivante, qui a à peu près le même sens (comment Dieu distribue – dispense – les encouragements et les obstacles). 154. Cf. Hebr. 2, 1 («...oportet observare nos ea quae audivimus ne forte pereffluamus»): «nous devons nous attacher aux choses que nous avons entendues, pour n’être pas comme l’eau qui s’écoule et se perd», Lemaître de Sacy. Notre traduction s’inspire de celle de la Bible de Jérusalem pour ce passage, C. SPICQ, L’Épître aux Hébreux, p. 37. 155. Juste auparavant, il était déjà question de religare les volontés, les «atteler», les maintenir dans certaines limites. 156. destituuntur: sont mis à l’écart, abandonnés; en d’autres mots, la Providence ne s’en occupe plus (on a envie de dire selon la tournure familière: «elle les laisse tomber»). À la fin de l’alinéa, nous conservons le mot «destitution», pour sauvegarder le parallélisme sonore que fait entendre le latin. 157. Sur ce passage et en général sur les chapitres 19 et 20, on devine en arrière-plan la pensée de saint Augustin; nous ne mentionnons que le texte où saint Augustin commente

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Matth. 5, 45 (De civitate Dei, I, VIII, 1; CCSL 47, [p. 7] l. 2-4 et 10-19; PL 41, 20; trad. G. Combès [BA 33, p. 210-212]: «Pourquoi donc cette divine miséricorde s’est-elle aussi étendue aux impies et aux ingrats? Simplement parce que son Dispensateur est celui qui “fait lever chaque jour le soleil sur les bons et les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes” [...] Toutefois la patience de Dieu invite les méchants à la pénitence, comme le fouet de Dieu apprend aux bons la patience. Pareillement, la miséricorde de Dieu embrasse les bons pour les réconforter, comme la sévérité de Dieu saisit les méchants pour les punir. Il a plu en effet à la divine Providence de réserver, pour l’avenir, aux bons des biens dont les méchants ne jouiront pas. Quant aux biens et aux maux temporels, elle a voulu qu’ils soient communs aux uns et aux autres, pour qu’on ne désire pas trop avidement ces biens qu’on voit les méchants eux-mêmes posséder et pour qu’on n’évite pas, comme une honte, les maux dont les bons, eux aussi, sont le plus souvent affligés». Consulter aussi, dans cet ouvrage, la note complémentaire, page 767-769. Voir également Enarr. in ps. 66, 3, où saint Augustin médite sur le fait que les biens et les maux de cette terre échoient autant aux justes qu’aux méchants, que des justes ainsi que des méchants sont comblés de biens, que des justes et des méchants sont accablés de maux, et montre que cette distribution est nécessaire et voulue par Dieu pour préserver la liberté de choix désintéressé (si les justes étaient toujours comblés de biens, les méchants ne manqueraient pas de se convertir par intérêt, etc.). 158. Sur permissio et operatio Dei, voir De Trinitate, II, 24 (914C-D), cité en IV, 17, n. 171. 159. Deux propositions en parallèle et en asyndète (le parallélisme est accentué par la répétition de iam). L’absence de ponctuation dans les mss avant le second quia aurait pu suggérer de faire de la proposition qu’il introduit une subordonnée de celle qui précède, mais cela nous semblerait moins satisfaisant. 160. Cf. Hugues, De sacram., I, II, c. 9 (PL 176, 210B): «Divina autem sapientia et scientia vocatur, et praescientia, et dispositio, et praedestinatio, et providentia...» 161. mors et uita: vie et mort éternelles. 162. Il y a non seulement concordance, mais coïncidence, comme Richard va le dire aussitôt après. 163. diuina comprehensio: la connaissance d’ensemble que Dieu a des choses, selon sa justice. Nous pensons qu’il faut entendre l’expression en s’inspirant de ce que dit saint Augustin dans la Cité de Dieu, au livre XI, X (BA 35, p. 68-69): «Pour nous, ce monde ne pourrait être connu (iste mundus nobis notus esse non posset), s’il n’était pas (nisi esset); pour Dieu par contre, s’il n’était pas connu (nisi notus esset), il ne pourrait être (esse non posset).» Cette connaissance divine est en même temps conception divine du monde. Comprendre le monde pour Dieu, c’est en concevoir l’être. Mais d’autres comprennent l’expression au sens de «contemplation qui cherche à comprendre Dieu», «die Betrachtung, die versucht, Gott zu erfassen», cf. M.-A. Aris, p. 81 (et n. 450). 164. diuina examinatio: l’appréciation ou le jugement de Dieu sur ce qui convient ou ne convient pas, sur ce qui est juste ou ne l’est pas. Il n’y a aucun écart entre la Sagesse divine dans ce qu’elle a décrété, et ce que nous appelons, de notre point de vue, la science de Dieu, sa prescience, la prédestination et la disposition: les quatre points de vue coïncident en Dieu. 165. Dans le De sacram. (I, III, 13, PL 176, 220D-221A), Hugues définit Dieu comme immuable. Il ne peut donc changer ses plans; la vérité est stable, il n’y a pas plusieurs vérités. Dans le De Trinitate, II, 21 (913A; éd. RIBAILLIER, [p. 128] l. 24-27; SC 63, p. 148), Richard rattache la notion de vérité simple et une à l’essence divine qui est à la fois simple, une, et contient le multiple: «Quid ergo mirum, si in illa sapientia, quae Deus est, et in qua omnis ueritas est [...] et iuxta aliquid summa simplicitas et iuxta aliquid infinita multiplicitas...»). Voir aussi De Trinitate, II, 2 (902C-D; éd. RIBAILLIER, [p. 109] l. 11-12; SC 63, p. 112), la vérité n’est pas autre chose que Dieu lui-même, «ueritas igitur non est aliquid aliud quam

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ipse [Deus]», et Richard ajoute (ibidem, 903A; [p. 110] l. 20-21; SC 63, p. 112) que Dieu qui est la Vérité, de même qu’il n’a pas de commencement, n’aura pas de fin, «Veritas Deus, sicut initio, sic et fine carebit»; V, 23, ad finem (966A; [p. 222] l. 33-34;SC 63, p. 362): il n’y a qu’une seule vérité, même s’il y a plusieurs manières de l’exprimer («Et in his omnibus una veritas, etiam si sit de ea loquendi multiformitas»). Saint Augustin, en divers lieux, revient sur cette idée de la Vérité identifiée à Dieu, qui n’a ni début ni fin; par exemple, De Trinitate, VIII, II, 3; CCSL 50, [p. 270] l. 4-5; BA 16, p 30 («...sicut est Trinitas Deus unus, solus, magnus, verus, verax, veritas»); il n’y a pas de distinction en Dieu entre les perfections ou qualités, «qui constituent par excellence et vraiment la nature divine, parce qu’en elles n’est pas autre chose la substance, autre chose la qualité, et ce n’est pas par participation à rien d’autre qu’elles sont la divinité, la sagesse ou la béatitude» (De civitate Dei, XI, X ; CCSL 48, [p. 331] l. 68-71; traduction G. Combès, BA 35, p. 67-69). Voir aussi saint Anselme, Monologion, c. 18 (PL 158, 168A-B; éd. SCHMITT, Op. omnia I, p. 33, l. 21-23; éd. CORBIN, L’ŒuvreI, p. 96): «...nullo claudi potest veritas principio vel fine: quare idem sequitur de summa natura, quia ipsa summa veritas est», la vérité ne peut être limitée par un début et une fin: de même pour la nature suprême, qui est la vérité suprême. 166. La iocunditas, le sentiment agréable que l’on peut éprouver à considérer certains aspects de l’action de la Sagesse divine s’oppose à l’étonnement et à l’admiration que suscitent plutôt d’autres aspects, comme Richard va s’efforcer de le montrer. La traduction par «délectable» («agréable», «aimable» auraient aussi convenu) s’inspire d’un usage qu’on trouve encore dans le langage théologique et qu’on lisait chez les bons auteurs. On rencontrera plus loin delectatio (c. 25), delectari (c. 26) à la place de iocunditas. Cf. la note complémentaire 2 et le rapprochement avec deliciae, p. 597. 167. Dans le plan «rectangulaire» de l’arche, deux anneaux sont aux extrémités de l’un des côtés, et donc éloignés de l’autre côté (celui de l’admiration); deux autres sont au contraire du côté de l’admiration, et donc éloignés de la délectation. Dès lors s’éclaire aussi l’opposition entre contemplantis et admirantis: d’un côté on contemple les effets de la sagesse divine avec délectation, de l’autre on est en admiration, ou mieux, dans l’étonnement en voyant ces effets qui suscitent moins la délectation. Les deux subordonnées introduites par ubi sont en parallèle, non coordonnées. 168. C’est la comprehensio divina dont il était question plus haut (n. 163). 169. Cf. saint Augustin: la Sagesse divine préside aux nombres (v. É. GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 166-167; leur vérité immuable, De libero arbitrio, II, VIII, 20 & 23; II, XI, 31; De musica, VI, XII, 35). 170. Nous précisons par souci de clarté. Le texte passe indifféremment, selon qu’il s’agit de savoir ou de créer, de la Sagesse à Dieu: c’est la même essence divine. 171. En arrière-plan certainement, Eccli. 23, 28: «...[oculi Dei] circumspicientes omnes vias hominum et profundum abyssi et hominum corda intuentes in absconsas partes.» Idem, 42, 18. 172. prouidentia: prévision, voire prévoyance, plutôt que providence, qui a pris une nuance particulière en français; c’est le sens premier qui n’est pas très différent de prescientia. Le sens littéral serait: voir en avant, mais comme il s’agit de Dieu, il n’y a ni avant ni après, et le mot «prévision» est d’une certaine manière inadéquat. 173. Du côté où la Sagesse divine agit (prédestination et disposition), l’orientation vers le salut est favorisée, donc c’est le côté plus délectable, qui apporte plus de satisfaction. De l’autre côté, la Sagesse permet et sait, ce qui est admirable, mais le salut est soumis aux aléas des décisions humaines. 174. On remarque que les verbes énumèrent les sens implicites de iucundior. 175. L’autre partie, c’est-à-dire la prescientia et la scientia. Il faut ici aussi comprendre «vie» au sens de salut (comme on parle aussi de mort pour les réprouvés, cf. n. 161, supra).

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Préordination: nous risquons ce néologisme (comme plus loin, au ch. 23) pour respecter l’idée que la prédestination des bons correspond à l’ordonnnance voulue par Dieu; le mot retient l’écho de ordinatus. 176. dispositio: le mot a le sens général de «disposition divine qui ordonne tout», mais aussi en même temps, selon le dispositif d’analyse de Richard, le sens d’économie générale en vue du salut des élus. 177. Exemple d’enchaînement étroitement ordonné: quisque renvoie à circulos de la dernière phrase du chapitre précédent. 178. Nous essayons de conserver les parallélismes sonores du latin. 179. Dans la prescience, le plus étonnant c’est que Dieu punit les méchants tout en sachant que cela ne servira à rien. 180. resipiscere: nous adoptons cette leçon, qui correspond à la correction du ms. M. 181. uerba paternitatis: les paroles exprimant l’autorité, voire la sévérité d’un père. La variante retenue par les mss ultérieurs ne s’impose pas. 182. Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, IX, 8 (p. 781): «Dieu hait souverainement le péché, et néanmoins il le permet très sagement, pour laisser agir la créature raisonnable selon la condition de sa nature, et rendre les bons plus recommandables, quand, pouvant violer la loi, il ne la violent pas.» 183. omnipotens sapientia – omnipotens bonitas: le parallélisme justifie que nous lisions, comme dans nos manuscrits, deux fois omnipotens; le sens d’ailleurs en est clair: la sagesse toute-puissante voit tout, mais la bonté de Dieu, qui est toute-puissante elle aussi, ne peut cependant aimer le mal. 184. Cf. peut-être les versets du psaume 72, 11-12 et 16-19 (trad. Lemaître de Sacy: «Et ils [les gens de mon peuple] dirent... comment est-il possible que Dieu sache ce qui se passe, et le Très-Haut a-t-il véritablement la connaissance de toutes choses? Voilà les pécheurs eux-mêmes dans l’abondance de tous les biens de ce monde, ils ont acquis de grandes richesses...»). Cf. aussi Iob 21, 7 ss; Eccle. 7, 16; Ier. 12, 1. 185. Ici encore nous reprenons l’effet sonore du latin. 186. La providence divine accorde les biens dans la mesure où cela est utile, et non comme un superflu qui pourrait entraîner les bons vers une accoutumance dangereuse... 187. La faveur divine semble non seulement accorder à ceux qu’elle a prédestinés l’usage des biens temporels, mais encore permettre à ces biens d’avoir une fonction positive pour eux. Mystère encore de la prédestination divine: tout est réglé selon le bon vouloir divin, mais doit concourir à la gloire de Dieu. Dans l’esprit de Richard, le bien qui vient à l’avantage des bons les entraîne à se comporter mieux encore, et à en rendre grâce à Dieu. Saint Augustin, dans le De doctr. christ., I, III, 3 (PL 34, 20; CCSL 32, [p. 8] l. 14; BA 11, p. 182), distingue les biens dont on use pour la seule jouissance, et ceux qui sont utiles pour tendre vers la béatitude (tendentes ad beatitudinem adiuvamur), dont on use dans un but supérieur. 188. Saint Augustin, De vera rel., XV, 29 (PL 34, 314; CCSL 32, [p. 205] l. 13-16; BA 8, p. 62), se réfère aux épreuves que subissent les justes et aussi aux bienfaits qu’ils reçoivent: «sous la conduite de [Dieu] lui-même, l’homme de bonne volonté fait servir les peines de cette vie pour former son courage (in usum fortitudinis uertit); dans l’abondance des satisfactions et des réussites temporelles, il éprouve et renforce sa maîtrise (temperantiam suam probat et roborat)». 189. On pourrait certes parler de dispositio pour les angles de manière très générale au sens de l’économie divine; la disposition divine est néanmoins à sa place de manière particulièrement appropriée en ce quatrième angle. 190. Saint Laurent, condamné à subir le supplice du gril, sous l’empereur Valérien. Quant à Néron, on sait l’effet qu’aurait eu sur lui le spectacle de l’incendie de Rome; le pouvoir aurait provoqué au contraire chez lui l’ambition de laisser un souvenir éternel par une recons-

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truction somptueuse de Rome. Dans la mémoire des chrétiens, il passe pour l’incarnation du démon. 191. artificium: le produit de l’art, l’œuvre de l’artifex (le suprême artisan lisons-nous, ci-après, c’est-à-dire Dieu). 192. Axiome qu’on rencontre souvent dans la littérature médiévale: par exemple, Richard, Ad me clamat ex Seir, XI (PL 196, 1005B-C, sous le titre Liber de Verbo incarnato; éd. J. RIBAILLIER, p. 271): «Ut autem contraria contrariis curentur, attendite quam congruum, quam artificiosum videtur ut qui per insipientiam ceciderat, per sapientiam resurgat»; De medicina animae, attribué à Hugues de Fouilloy (PL 177, 1187D): «Contraria contrariis curantur.» Dans le De doctr. christ., I, XIV, 13 (PL 34, 24; CCSL 32, [p. 13] l. 6-8; BA 11, p. 196), saint Augustin compare la Sagesse à un médecin qui fait appel à des contraires pour soigner une maladie (adhibet quaedam contraria), mais utilise aussi les semblables (de quibusdam contrariis curans, de quibusdam similibus). Peut-être Richard pensait-il à ce passage en évoquant les effets des épreuves qui frappent les justes ou des bienfaits qui leur sont accordés. 193. pene doit se lire poenae (M.-A. Aris, G. Zinn, comme la Patrologie, lisent pene, pour paene, à fond, ou presque); «poenae temporalis», c’est une peine qui ne dure qu’un temps, où temporalis signifie aussi d’ici-bas, par opposition aux peines éternelles qui attendent les damnés. 194. non dissimilis/ dissimilis: effet rhétorique suggestif: pourquoi une cause qui n’est pas différente a un effet différent. 195. Ils contractent une dette envers Dieu qui leur a fait en quelque sorte crédit, un prêt gracieux de ses bienfaits. 196. Traduction Lemaître de Sacy. 197. Celui qui donne gratuitement, par pure grâce. 198. Selon Richard, ce quatrième anneau élève l’homme – [circulus] subleuat –, en d’autres termes, la situation en ce quatrième angle, constituée à la fois du bon comportement de la part de l’homme et des épreuves subies en fonction du plan divin (ils sont élus!), permet à l’homme d’accéder aux récompenses éternelles. Dieu en définitive est là aussi acteur du salut de l’homme, ou en tout cas coopérateur. Cf. supra, ch. 21. 199. his... illis, pluriel renvoyant (littéralement) au contenu du spectaculum. Noter le jeu rhétorique: miranda – mirum – admiratio, et plus loin: uti – utile (nous interprétons donc uti comme un verbe). 200. robustus: solide comme le chêne; l’admiration et l’allégresse ne sauraient être superficielles ou passagères, mais profondes et durables; la charge (honoris): le poids de la vision des œuvres divines, leur effet impressionnant et imposant. 201. longanimitas, au sens moral, résistance de l’âme dans les épreuves; l’âme du bois est sa nature profonde; en disant «résistance naturelle» nous nous référons, comme pour «incorruptible», au bois du point de vue physique et à l’homme du point de vue moral. 202. discretio: c’est l’art de distinguer les choses, de les démêler, c’est la faculté de discernement, de jugement, comme le dit Richard (De erud. int. hom., I, 12; 1248D): «Discretionis est in omnibus judicium facere.» Voir aussi III, 23 (n. 191). 203. Le faux-brillant, les avantages vains font illusion. C’est à tort qu’on en tire satisfaction. 204. Notre admiration ne doit pas s’étendre à ce qui relèverait du pur hasard. 205. Dans le livre de Josué, au ch. 6, l’arche est portée autour de Jéricho, dont les murailles tombent. Porter l’arche tout autour, c’est briser les obstacles à la contemplation. Quand les Lévites la soulèvent, c’est le symbole de la progression vers la terre promise de la contemplation.

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NOTES DE LA DEUXIÈME PARTIE

206. multiformiter doit s’entendre que la lumière a diverses manières d’éclairer, en plus ou en moins, selon l’ardeur du désir. L’idée, ici encore, est que l’âme coopère avec la grâce: plus elle désire, plus la révélation divine vient au-devant d’elle. 207. inperiti: au sens de ceux qui n’ont pas été instruits par l’Esprit saint, qui n’ont pas reçu l’enseignement chrétien. 208. Cf. supra, c. 9. 209. minus: moins que lorsque les maux et les biens arrivent – c’est le cas dans la réalité – autant aux bons qu’aux méchants; tandis que si les maux n’affectaient que les méchants, si les biens ne favorisaient que les bons, tout le monde le trouverait normal. Il y a donc, implicitement, une progression qui va de la facilité à comprendre l’hypothèse d’une distribution du sort des hommes selon une logique élémentaire, spontanée, voire naïve, en passant par l’hypothèse d’une distribution inverse, déjà un peu plus surprenante, jusqu’à la difficulté la plus grande, quand ce sort ne répond à aucune «logique distributive».

III a PARS

CAPITULA TERTIE PARTIS I. II. III. IV. V.

VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX.

M 34ra V 26vb

De materia quarte contemplationis eiusque proprietate Quomodo differat uel quantum emineat hoc contemplatio- M 34rb 5 nis genus primo uel secundo Item quomodo differat uel superemineat secundo Quomodo differat uel quantum superemineat tertio Quantum ualeat fortiter insistere huic contemplationi, uel quomodo ad ipsam proficiat mens ex multa consideratione et 10 cognitione sui Quomodo ex speculatione sui spiritalium intelligentia comparatur seu etiam amissa reparatur Quomodo ex speculatione sui accepta intelligentia ad omnia dilatatur De sensu triplici, per quos discurrere habet consideratio sui 15 De sensu intellectuali, quo solo possunt inuisibilia uideri De intellectuali specula eiusque supreminentia De triplici distinctione quarte speculationis De subdistinctione primi gradus huius contemplationis Quomodo in primo huius contemplationis gradu mens exer- 20 cere se debeat, uel quantum eiusmodi exercitatio ualeat Designatio eorum que in hoc speculationis gradu comprehendi non possunt Quod nec illa negligere debemus que non nisi ex parte comprehendimus M 34va De subdistinctione secundi gradus huius contemplationis V 27ra Quod quedam similiter in secundo huius contemplationis gradu sunt que comprehendi non possunt De prima et secunda distinctione huius contemplationis ea30 rumque differentia Quod nullo sensu nostro comprehendi ualeant que ad tertiam distinctionem spectant

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRES DE LA TROISIÈME PARTIE 1. La matière et les propriétés de la quatrième contemplation 2. Comment ce genre de contemplation diffère du premier et du second, et combien il les dépasse 3. De même, comment ce quatrième genre de contemplation diffère du second et le surpasse 4. Comment ce genre de contemplation diffère du troisième et combien il le surpasse 5. Combien il importe de se consacrer de toutes ses forces à cette contemplation, et comment l’esprit progresse vers cette contemplation par la considération fréquente et la connaissance de soi 6. Comment à partir de l’examen de soi-même on acquiert l’intelligence des réalités spirituelles ou, si on l’a perdue, on la restaure 7. Comment l’intelligence acquise par l’examen de soi s’étend à toutes choses 8. Des trois sens par lesquels doit passer la considération de soimême 9. Du sens intellectif qui seul permet de voir les réalités invisibles 10. Le point de vue intellectif et sa suréminence 11. D’une triple distinction dans la quatrième spéculation 12. Ce qu’on distingue dans le premier degré de cette contemplation 13. Comment l’esprit doit s’exercer dans ce premier degré de contemplation, et quelle est l’importance d’un tel exercice 14. Désignation des réalités qui ne peuvent être saisies dans ce degré de la spéculation 15. Nous ne devons pas négliger non plus ces réalités que nous ne saisissons qu’en partie

266

DE CONTEMPLATIONE, III

XX. XXI. XXII. XXIII. XXIV.

Quomodo hoc contemplationis genus possit in quinque gradus diuidi, et que pertineant ad primum gradum De consideratione eorum que pertinent ad gradum secundum De consideratione eorum que pertinent ad tertium gradum De consideratione eorum que pertinent ad quartum gradum De consideratione eorum que pertinent ad quintum gradum

III, Prol., 38 eorum] supra lin. MV

35

LA CONTEMPLATION, III

267

16. Ce qu’on distingue dans le second degré de cette contemplation 17. Il y a également dans ce second degré de contemplation des choses qui ne peuvent être comprises 18. La première et la seconde distinction dans cette contemplation, et ce qui les différencie 19. Aucun de nos sens ne permet de comprendre les vérités qui relèvent de la troisième distinction 20. Comment ce genre de contemplation peut se diviser en cinq degrés, et ce qui concerne le premier degré 21. Considération des réalités qui concernent le second degré 22. Considération des réalités qui concernent le troisième degré 23. Considération des réalités qui concernent le quatrième degré 24. Considération des réalités qui concernent le cinquième degré

268

DE CONTEMPLATIONE, III, I

CAPUT I DE MATERIA QUARTE CONTEMPLATIONIS EIUSQUE PROPRIETATE

|Postquam ea que de circulis et uectibus dicenda|uidebantur executi sumus, postulat expositionis ordo ut de quarto genere contemplationis aliqua loqui debeamus. Constat itaque hoc contemplationis genus, uti superius iam diximus, in incorporeis et inuisibilibus|essentiis, utpote spiritibus angelicis, et spiritibus humanis. Digna sane materia, digna plane eorum scientia. Hec est enim nobilis illa, immo nobilissima creatura, ad imaginem Dei creata, omnibus creaturis prelata, ad summum bonum facta, in ipso et de ipso bonorum omnium Creatore beanda. Ceterarum omnium profecto creaturarum scientia scientiam horum quasi ab imo respicit, et quantumcumque excrescat, quamuis multum se erigat, ad huius celsitudinis culmen non pertingit. Attende quam recte designetur per propitiatorium, quod erat quidem totum non deauratum, sed aureum, totum de auro solo mundo atque purissimo factum. Illud iubetur fieri de auro puro et mundo. Tu doceris ex eo in hac consideratione uti debere intellectu subtili|et puro. Quid hic facit fantasmatum corporalium creatrix, moderatrix, reparatrix imaginatio? Recedat procul ab hoc negotio tot fantasiarum formatrix imaginatio, que tot corporalium formas cotidie nouas creat, antiquas reparat, et per tam multiplices uariosque modos pro arbitrio disponit, et ordinat. Nil hic prosunt, immo multum obsunt suorum simulacrorum tam copiosa multitudo. Quid te inprobam huic operi ingeris, quid te in huius contemplationis officinam cum tanta inportunitate intrudis? Quid tu in hac officina, quid tibi cum pura intelligentia? Nescis operari in auro, nil tibi in tali artificio. Nescis purgare aurum, que semper turbas intellectum purum. Aurum tuum mixtum est|scoria, immo auri tibi omnino nulla est copia. Faciendum est propitiatorium nostrum de auro mundissimo, non est tibi quod offeras, non est omnino quod agas ad tale et in tali negotio. Nichil in hoc opere opus habemus opera tua, paupercula et indisciplinata. Nec habes aurum, nec

III, I, 5 genere contemplationis] contemplationis genere Aris 11 in om. p 20 moderatrix] et add. p 24 hic om. Aris 25 inprobam] improbum p 29 que] qui p 31 mundissimo] purissimo Aris

PL 107D PL 108D

M 34vb PL 109A 10

V 27rb 15

PL 109B 20

M 35ra

25

PL 109C V 27va

LA CONTEMPLATION, III, 1

269

CHAPITRE PREMIER LA MATIÈRE ET LES PROPRIÉTÉS DE LA QUATRIÈME CONTEMPLATION

Après avoir achevé d’expliquer ce qui nous semblait devoir l’être au sujet des anneaux et des barres, l’ordre de l’exposé nous fait un devoir de dire quelques mots du quatrième genre de contemplation. Ce genre de contemplation consiste donc, ainsi que nous l’avons déjà dit auparavant, en la contemplation des essences incorporelles et invisibles, comme le sont les esprits angéliques et les esprits humains. Digne certainement en est la matière, et tout à fait digne la science. Il s’agit ici en effet de cette créature noble, et même la plus noble, faite à l’image de Dieu, établie au-dessus de toutes les créatures, vouée au bien suprême, qui doit posséder le bonheur dans le Créateur et par le Créateur de tous les biens 1. Sans doute, la science de tout le reste de la création regarde pour ainsi dire d’en bas la science de ces créatures spirituelles, et elle a beau se développer autant que possible, même si elle s’élève beaucoup, elle n’atteint jamais à sa hauteur. Remarque combien il est juste que cela soit signifié par le propitiatoire, lequel est certes non pas tout recouvert d’or, mais fait entièrement en or, uniquement avec de l’or propre et le plus pur. L’ordre donné, c’est de le faire avec de l’or pur et sans mélange. Tu tires de cela l’enseignement qu’il faut recourir à l’intellect subtil et pur dans ce genre de considération 2. Qu’a-t-elle à faire ici l’imagination qui crée, gère et restaure tant d’images d’objets corporels? Qu’elle se tienne en retrait, loin de cette activité, l’imagination formatrice de tant de représentations imaginaires 3, qui crée chaque jour tant de nouvelles formes corporelles, en restaure d’anciennes et les dispose et les organise à son gré en tant de manières diverses! Ses représentations, qui sont en si grand nombre, ne sont ici d’aucune utilité, bien plus, elles sont fort encombrantes. Pourquoi te mêles-tu de ce travail, imagination, toi qui es impropre à cela? Pourquoi t’introduis-tu dans l’officine de cette contemplation de manière si importune? Qu’as-tu à y faire, qu’as-tu en commun avec l’intelligence pure? Tu ne sais pas travailler avec l’or, rien ne te convient dans cet art. Tu ne sais pas purifier l’or, toi qui toujours perturbes l’intellect pur. Ton or, lui, est mêlé de scories, bien plus, tu n’en as pas de provision. Notre propitiatoire doit être exécuté avec l’or le plus pur, et tu n’en as pas à offrir. Il n’y a absolument rien que tu puisses faire pour un tel ouvrage ni dans une telle entreprise. Dans cet ouvrage, nous n’avons nul besoin de ton travail, pauvresse sans instruction. Tu n’as pas d’or et tu ne connais

270

DE CONTEMPLATIONE, III, I

nosti aurificium. Quicquid aliud est quam aurum quod paras offerre, non interim eo opus habemus, tolle quod tuum est et uade. Nil in hoc opere opus habemus caprarum pilis, sed nec pellibus arietinis seu etiam quibuslibet lignis. Quamuis multum sis diues, etsi hec seu his aliquid amplius habes, aurum tuum habere non potes nec est tibi in quo aurifices adiuues. Pili caprarum sordes concupiscentiarum, ex carnis delectatione fetide, diligenter inspecte, sepius retractate,|adiuuare possunt compunctos in oratione. Exempla passionum et queuis pelles arietum proprio sanguine rubricate iuuare possunt quauis afflictos tribulatione. Pietatis operationes et huiusmodi quelibet arbores, per misericordie opera fructifere, a mundi silua abscise et ad iustitie normam dolate, prodesse possunt sedulis in administratione. Sed horum omnium et huiusmodi quorumlibet memoria turbare potest potiusquam adiuuare animos suspensos in huius contemplationis spectacula. Quanto enim corporalium fantasmatum perfectius obliuiscimur, tanto profundius tanto liberius supermundanarum essentiarum occulta rimamur. Mundet ergo aurum suum, studeatque purgare intellectum ab omnium incursione fantasmatum, qui anhelat ad|faciendum sibi propitiatorium. Quis michi det inuenire uirum diuitiarum, uirum plene eruditum, talem denique uirum cui nec desit auri copia, nec artis industria ad faciendum propitiatorium quo operienda est arca? Quis ille est qui sciat aurum suum ab omni scoria mundare, qui nouerit cor suum ab omni fantasia adeo purgare, quantum exigit dignitas operis, uel urget auctoritas preceptoris? Quis ille est qui sciat huiusmodi opus et ad diffinitum diuino documento modum distendere, et ad certam mensuram restringere, qui nouerit cor suum, infimarum rerum cogitationibus in imo relictis, in solo supermundanorum spectaculorum intuitu defigere, et quantum huius speculationis amplitudo exigit, intelligentie sue radios circumquaque diffundere?|Quis, inquam, ille qui tantam apud se auri copiam inueniat, qui tanta intelligentie uiuacitate uigeat, ut sufficienter et ad manum habeat unde et quomodo possit propitiatorium suum in tantam longitudinem extendere, et in eam latitudinem expandere, quo possit totam arcam operire, qui eo usque in celestium animorum con-

III, I, 35 tolle – uade] Matth. 20, 14

36 caprarum – pellibus] cf. Num. 31, 20

34 aurificium] artificium Aris 39 aurifices] artifices Aris 50 rimamur] rimarum p 51 omnium] omni p 54 cui nec] non p 63 ille] est add. Aris

35

M 35rb

PL 109D

45

M 35va PL 110A V 27vb 55

60

PL 110B M 35vb

LA CONTEMPLATION, III, 1

271

pas l’art de l’orfèvrerie. Si tu t’apprêtes à offrir quoi que ce soit d’autre que de l’or, nous n’en avons pas besoin présentement, prends ce qui t’appartient et va-t-en 4 ! Pour ce travail, il ne nous faut ni poils de chèvres, ni peaux de béliers non plus, ni quoi que ce soit en bois 5. Si riche que tu sois, et même si tu possèdes largement de ces choses, et même mieux que cela, néanmoins tu ne peux avoir de l’or à toi, ni le moyen d’aider les orfèvres. Les poils de chèvres, souillures de notre concupiscence, portant l’odeur fétide du plaisir charnel 6, si on les regarde bien et si on les réexamine souvent, peuvent apporter une aide dans la prière à ceux qui éprouvent des remords. Les exemples des souffrances et toutes ces peaux de béliers rougies de leur propre sang peuvent venir en aide à certains qui sont affligés de quelque tribulation 7. Les œuvres de piété, comme des sortes d’arbres rendus féconds par les œuvres de miséricorde, qui sont détachés de la forêt du monde et taillés aux normes de la justice 8, peuvent être utiles à ceux qui ont du zèle dans leur pratique 9. Mais il se peut que le souvenir de ces choses et de toutes celles du même genre trouble plus qu’il n’aide les esprits suspendus au spectacle qu’offre cette contemplation 10. Plus nous oublions effectivement les représentations corporelles, plus nous pénétrons en profondeur et sans entraves les mystères des essences supramondaines. Qu’il purifie donc son or et qu’il prenne soin de débarrasser son intellect de l’intrusion de toutes les représentations imaginaires, celui qui aspire à se faire un propitiatoire! Qui m’accorderait de trouver un homme riche 11, pleinement instruit, un homme, pour tout dire, à qui ne manquent ni l’abondance de l’or ni le savoir-faire nécessaire pour fabriquer le propitiatoire qui doit couvrir l’arche? Qui est-il, cet homme qui sache purifier son or de toute scorie, qui soit capable de débarrasser son cœur de toute image autant que l’exige la dignité de l’œuvre ou que le requiert l’autorité du législateur? Qui est-il, cet homme qui sache et donner à cette œuvre l’ampleur correspondant à la mesure définie par l’enseignement divin et la contenir dans les limites fixées 12, qui, laissant en bas les pensées des choses inférieures, soit capable de fixer son cœur dans le seul regard porté sur le spectacle des réalités supramondaines, et de faire rayonner partout son intelligence autant que l’exige l’ampleur de cette contemplation? Qui est celui, dis-je, qui trouve en lui une si grande quantité d’or, qui jouisse d’une si grande vivacité d’intelligence, pour qu’il ait à sa disposition, et en suffisance, les moyens et la compétence de prolonger le propitiatoire sur une si grande longueur, de lui donner la largeur nécessaire pour couvrir toute l’arche; qui tourne son esprit continuellement vers la con-

272

DE CONTEMPLATIONE, III, II

cordiam, in spiritalium gaudiorum armoniam intendat, ut omnem mundanam gloriam, omnem humanam prudentiam et per despectum deorsum premat, et sibi ipsi interim per obliuionem abscondat? Opti- 70 mus mundator auri, peritus artifex propitiatorii, qui tanta nouit intentione inherere celestibus, querens sola que sursum sunt sapere, ut nichil V 28ra infimorum omnium uel per|desiderium respiciat, uel per cogitationem PL 110C aduertat. Quantum autem hoc contemplationis genus mira dignitatis sue 75 eminentia predicta tria superet, diligentius intuentem, rectius intelligentem ratio manifesta latere non sinit.

CAPUT II QUOMODO DIFFERAT VEL QUANTUM EMINEAT HOC CONTEMPLATIONIS GENUS PRIMO VEL SECUNDO

Vis scire quantum intersit inter primum et hoc de quo loquimur quartum? Discute, si potes, quantum a se distent aurum et lignum. Nam M 36ra primum opus ex ligno, quartum ex auro conficitur, et prima per primum opus, secunda per secundum considerationis species figuratur. Quantum a se differre putamus spiritum et corpus? Si tantum a se distant|corpus et corpus, quanta erit differentia corporis et spiritus? PL 110D Compara, si placet, solem cum silice, et que sit summorum et infimo- 10 rum corporum differentia facile potes aduertere. Longe tamen maior creditur cuiuslibet differentia corporis ad quemlibet spiritum, quam possit esse differentia quorumlibet et quamlibet dissimilium corporum. Puto quia secundum distantiam essentiarum erit etiam differentia sci15 entiarum. Quanta autem differentia sit harum quas hic ad inuicem conferimus speculationum, saltem te admoneat utriusque instrumentum. Illa siquidem imaginationi, ista autem innititur rationi. Sed quantum interesse 72 que – sapere] cf. Col. 3, 2 III, II, 8-9 si tantum – spiritus] loc. par.: cf. Beni. min., LXXV (54A; SC 419 [p. 306], l. 10-11) III, II, 16 hic] sic p

LA CONTEMPLATION, III, 2

273

corde des esprits célestes, vers l’harmonie des joies spirituelles, de sorte à rabattre sous le mépris toute gloire mondaine, toute sagesse humaine, et en même temps à se les dissimuler à lui-même en les effaçant de son souvenir? Le meilleur ouvrier dans l’art de purifier l’or, l’artisan compétent pour confectionner le propitiatoire, c’est celui qui sait avec une si ferme intention s’attacher aux réalités célestes, qui dans sa quête n’a de goût que pour les choses d’en haut, de sorte qu’il ne jette aucun regard de désir sur toutes les choses inférieures ni ne tourne ses pensées vers elles. La raison pour laquelle ce genre de contemplation l’emporte sur les trois précédents par la merveilleuse excellence de sa dignité ne peut échapper à celui dont le regard est assez vigilant et dont l’intelligence est suffisamment droite.

CHAPITRE 2 COMMENT CE GENRE DE CONTEMPLATION DIFFÈRE DU PREMIER ET DU SECOND, ET COMBIEN IL LES DÉPASSE Veux-tu savoir quelle différence il y a entre le premier genre et le quatrième dont nous traitons maintenant? Examine, si tu peux, à quel point l’or et le bois diffèrent l’un de l’autre. Le premier ouvrage, en effet, est fabriqué avec du bois, le quatrième avec de l’or, et la première espèce de considération est figurée par le premier ouvrage, l’autre espèce par l’autre ouvrage 13. Combien, à notre avis, le corps et l’esprit diffèrent-ils? S’il y a tant de disparité entre un corps et un autre, quelle sera la différence entre le corps et l’esprit? Compare, si tu le veux bien, le soleil avec le silex, et tu pourras te rendre compte facilement quelle différence il y a entre les corps les plus élevés et les plus bas. Cependant la différence est bien plus grande, croyons-nous, entre un corps quelconque et n’importe quel esprit, que ne peut l’être celle qui sépare n’importe quels corps, et quelle que soit leur dissemblance. Je pense que la différence de la connaissance que nous en avons correspondra à la distance qui sépare les essences. Mais ce qui te montrera quelle est la différence entre les spéculations que nous comparons ici, c’est en tout cas l’instrument que chacune utilise. De fait, la première s’appuie sur l’imagination, l’autre sur la raison. Mais quelle est la distance qui sépare l’imagination et la raison, sinon celle qu’il y a entre une servante et sa maîtresse, entre une femme obscure et une femme de renom, entre une sotte et une femme instruite 14 ?

274

DE CONTEMPLATIONE, III, II

putamus inter imaginationem et rationem, nisi quantum est inter dominam et ancillam, inter inclitam et ignominiosam, eruditam et fatuam? |Vidisti quantum hoc contemplationis genus superemineat primo, attende et nunc quantum differat a secundo. Compara ad inuicem figuram amborum. Cogita quid sit inter arce deaurationem et propitiatorium aureum, opus uidelicet secundum et quartum. Attende itaque utriusque situm et locum. Et illud quidem adheret, istud autem superponitur ligno. Sed et illud surgit ab imo, istud uero iacet in summo. Et quidem utrumque opus ex auro conficitur, nam et in utraque harum speculationum rerum existentium ratio queritur, sed in illa rationem rerum uisibilium, in ista essentiarum inuisibilium dignitatem aut occultam rimamur, aut propalatam miramur. Ibi ergo ligna quedam uelud auri fulgore ornamus, ubi rerum causam, modum, dispositionem|cum rationis assignatione discutimus. Sed artificiale illud propitiatorii nostri opus recte quidem lignis omnibus superfertur, quia calcatis undique corporalium fantasmatum occursibus sublimis huius inuestigationis libramine animus ad summa leuatur, et in eorum admiratione suspenditur. Ibi quidem arce nostre deauratio paulatim surgit ab imo, et dum sensim ad altiora proficit, quandoque arce nostre summitatem apprehendit. Sic nimirum sic ex rerum uisibilium cognitione, ex uanitatis mutabilitisque consideratione cogitur animus ea ipsa que minus miratur fugere, et de quodam quasi inmense fluctuationis diluuio, in auram uere libertatis effugere, cui est periculum plene euasisse, inferiora omnia per despectum calcare, et in summis|et ueris bonis per desiderium requiescere. Nichil uerius, nichil rectius. Utique et absque ulla dubitatione mundanorum mutabilitas quanto diligentius conspicitur, tanto melius, tanto manifestius et per fortitudinem fugienda, et per despectum calcanda cognoscitur. Quamuis enim in ipsis sint innumera ex diuina dispositione miranda, sunt tamen eadem ipsa et pro sui mutabilitate contempnenda et pro nostra utilitate fugienda. Quid est quod propitiatorium ne lignis inmediate iungatur, deaurationis interpositione semouetur, nisi quod ex mutabilium cognitione et mutabilitatis con-

42-43 in auram – effugere] loc. par.: Erud. int. hom., II, 35 (1333C) 41 minus] imis Aris 45 rectius] certius p cognitione] cognitionis p

47 fortitudinem] formidinem p

52

V 28rb 20

PL 111A M 36rb 25

30

PL 111B

35

M 36va V 28va 40

PL 111C 45

50

LA CONTEMPLATION, III, 2

275

Maintenant que tu as vu à quel point ce quatrième genre de contemplation l’emporte sur le premier, examine aussi à quel point il diffère du second. Compare entre elles les figures des deux. Réfléchis à ce qui fait la différence entre la dorure de l’arche et le propitiatoire en or, c’est-à-dire entre le second genre et le quatrième. Observe la disposition et l’emplacement de chacun d’eux 15. Tandis que le second ouvrage adhère vraiment au bois, le quatrième est posé sur le bois. Tandis également que celui-là monte à partir du bas, celui-ci repose sur le sommet. Et pourtant les deux sont faits avec de l’or; car dans l’une et l’autre de ces spéculations, c’est la raison des choses existantes que l’on cherche; mais alors que dans celle-là, nous scrutons la raison des choses visibles, dans celle-ci nous scrutons la dignité des essences invisibles quand elle est encore cachée, ou nous l’admirons quand elle a été mise au jour. Là donc, nous ornons en quelque sorte des pièces de bois avec l’éclat de l’or lorsque nous distinguons avec notre raison entre la cause, le mode et la disposition des choses. Mais cet ouvrage-ci, celui de notre propitiatoire, est placé effectivement au-dessus de toutes les parties en bois: en effet, une fois qu’ont été refoulées 16 de partout les représentations d’objets corporels qui viennent à lui, l’esprit est entraîné vers les hauteurs par le contrepoids 17 de cette investigation sublime, et il demeure suspendu dans l’admiration de ce qu’il voit. Là certes, la dorure de notre arche monte progressivement d’en bas, et en avançant peu à peu jusqu’aux parties hautes, elle atteint parfois le sommet de notre arche. Ainsi, assurément, partant de la connaissance des réalités visibles et de la considération de leur vanité et de leur mutabilité, ainsi l’esprit est poussé à fuir ce qui suscite moins d’admiration 18 et, en se sauvant de cette sorte de déferlement torrentiel d’instabilité 19, à s’évader dans les brises aériennes de la vraie liberté 20 : il échappe complètement au danger, il foule aux pieds avec mépris toutes les réalités inférieures et trouve le repos dans l’aspiration aux biens supérieurs. Rien n’est plus vrai, rien n’est plus juste. Et en tout cas il n’est pas douteux que plus on regarde attentivement le caractère changeant des réalités de ce monde, plus on reconnaît avec évidence qu’on doit les fuir avec détermination et les repousser avec mépris. Car même si dans ces réalités elles-mêmes il y a beaucoup de choses à admirer, parce qu’elles résultent de la disposition divine 21, néanmoins pour notre bien ces mêmes choses sont à mépriser en elles-mêmes et à fuir. Pourquoi le propitiatoire, pour qu’il ne touche pas directement au bois, en est-il séparé par une couche intermédiaire de dorure, sinon parce que nous sommes retenus loin de tout attachement à elles par la conscience du caractère changeant de ces réalités et le spec-

276

DE CONTEMPLATIONE, III, III

templatione, ab eorum amore repellimur? Attendat ergo unusquisque M 36vb nostrum in huiusmodi propitiatorium, et tunc redeat ad se ipsum. |Ecce propitiatorium nostrum imis supereminet, in summis iacet. PL 111D Supereminet ut presideat, iacet ut quiescat. Ascende ergo et tu ad cor altum, fige in summis desiderium tuum, et inuenisti tam iocundum quam V 28vb tranquillum reclinatorium.

CAPUT III ITEM QUOMODO DIFFERAT VEL SUPEREMINEAT SECUNDO

Possumus tamen adhuc differentiam harum contemplationum, propriam et specialem ostendere, si in earum figuram uelimus diligen- 5 tius intendere. Oportuit enim propitiatorium utpote arce operculum non nichil habere spissitudinis, deauratio uero multotiens pene immo penitus nichil uidetur habere, non dicam crassitudinis sed soliditatis. Quid enim deaurationem|rectius appellem quam quamdam sensus exterioris illu- PL 112A sionem? Illud siquidem cui deauratio superducitur, totum aureum esse uisui exteriori mentitur. Sic nimirum sic scientia illa que inflat, quorum- M 37ra dam quidem alta sapientium sed carnaliter desipientium oculos magis illudit quam illuminat. – Quo enim tibi scientia exteriorum nisi forte te adiuuet ad scien- 15 tiam interiorum? Alioquin sapientia tua stultitia est apud Deum. Quid tibi prodest cetera omnia scisse, et te ipsum nescire, creatoremque tuum ignorare? Quid tantum gloriaris, mundi philosophe? Si gloriari oportet, non in te, sed in Domino gloriare. Profecto si hec tua sapientia insipida

56-57 ad – altum] Ps. 63, 7 III, III, 12 scientia – inflat] cf. I Cor. 8, 1 13 alta sapientium] cf. Rom. 12, 16 16 stultitia – Deum] cf. I Cor. 3, 19 18-19 si gloriari – gloriare] II Cor. 11, 30; 12, 1; 12, 5; I Cor. 1, 31; cf. Gal. 6, 14; cf. Ier. 9, 23 53 amore om. p III, III, 5 uelimus] uolumus Aris illa scientia Aris

8 pene om. p

12 uisui] in sui Aris

scientia illa]

LA CONTEMPLATION, III, 3

277

tacle de cette mutabilité? Que chacun d’entre nous oriente donc son attention vers un tel propitiatoire et qu’il revienne alors en lui-même! Voyez: notre propitiatoire domine les parties basses et repose sur les parties hautes. Il domine afin de présider, il repose afin d’être dans la quiétude 22. Élève-toi donc, toi aussi, va au plus profond de ton cœur, fixe ton désir sur les choses les plus élevées, et tu auras trouvé une couche aussi agréable que paisible 23.

CHAPITRE 3 DE MÊME, COMMENT CE QUATRIÈME GENRE DE CONTEMPLATION DIFFÈRE DU SECOND ET LE SURPASSE

Cependant nous pouvons encore montrer une différence propre et spécifique entre ces contemplations, si nous voulons bien regarder plus attentivement leurs figures. Il fallut en effet que le propitiatoire, en tant que couvercle de l’arche, ne manquât pas de consistance, alors que la dorure semblait maintes fois n’avoir presque pas, voire pas du tout, je ne dirai pas d’épaisseur, mais de solidité 24. Comment pourrais-je donc appeler la dorure de manière plus juste sinon une certaine illusion du sens extérieur? Ce qui est recouvert d’une dorure en effet donne au sens extérieur de la vue 25 l’illusion trompeuse que le tout est en or. Ainsi, véritablement, ainsi cette science qui enfle trompe plus qu’elle n’éclaire les yeux de certains de ceux qui, certes, aspirent aux choses élevées 26, mais s’égarent charnellement 27. – En quoi en effet la connaissance des réalités extérieures te servirait-elle si ce n’est éventuellement à connaître les réalités intérieures 28 ? Sinon ta science est folie devant Dieu. Quel intérêt pour toi d’avoir acquis la connaissance de toutes les autres choses, et de ne pas te connaître toi-même et d’ignorer ton Créateur? Pourquoi tant te glorifier, philosophe mondain 29 ? S’il faut te glorifier, que cela ne soit pas en toi, mais dans le Seigneur 30. Assurément, si en toi cette sagesse sans sagesse et cette science sans savoir 31 te portaient à te connaître toi-même, et même à connaître Dieu, elles ne te rendraient pas tant infatué que confus 32. Si tu penses juste, si tu penses vrai, ne pense pas hautainement, mais sois dans la crainte 33. Qu’as-tu que tu n’aies reçu? Il faudrait te glorifier en celui de qui tu l’as reçu, et rendre gloire à celui de qui tu l’as reçu. Pourquoi te glorifier comme si tu ne l’avais point reçu? – Si je veux me glorifier, dis-tu, je ne serai pas déraisonnable, car je dirai la vérité. Tu vois bien que je pourrais en avoir effectivement le nom,

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DE CONTEMPLATIONE, III, III

et doctrina indocta te ad cognitionem tui seu etiam notitiam Dei proueheret, te non tam tumidum quam|timidum redderet. Si sapis recte, si sapis uere, noli altum sapere, sed time. Quid habes quod non accepisti? Gloriari oportuit in illo a quo accepisti, et glorificare illum a quo accepisti. Quid autem gloriaris, quasi non acceperis? – Si uoluero, inquis, gloriari, non ero insipiens, ueritatem enim dicam. Vides certe quod nomen habeam ex re, philosophus dicor, amator sapientie, eo quod dixerim sapientie «soror mea es», et prudentiam uocaui «amicam meam». – Falleris, falleris, philosophe, species enim decepit te, et concupiscentia subuertit cor tuum. Hec quam tu sapientiam putas, sapientiam nominas, stultitia est apud Deum. – Quis ergo, inquis, ei locus est, in arca sapientie, uel quid tale opus tali eguit deauratione? Si superficietenus lucet,|si nichil solidum habet, cur in tali opere locum aliquem tenet? – Audi ergo, si placet, quid place[a]t in opere nostro, uel quid nobis displiceat in opere tuo. Arca tua non habet operculum, nescis facere propitiatorium. Sed sola contentus deauratione, gloriaris de operis consummatione. Facis et nescis opus contumelie dignum sane omnium irrisione, eo quod ceperis edificare et non potueris consummare. Stulte et insipiens, nescis an dissimulas quia uas quod operculum non habet, iuxta diuinum preceptum, facili occasione frangi oportet. Dignum sane uas quod frangi debeat, eo quod semper et ubique sordibus omnibus pateat. Mundas, inmunde philosophe, quod deforis est uasis tui, intus autem plenum|est omni spurcitia, et sola contentus fama nullum studium exibes in emundanda conscientia. Arca tua exterius splendet, intus sordet, utpote que operculum non habet. Captator fame, neglector conscientie, nunquidnam non attendis quia hec oportuit facere, et illa non omittere? Luceat arca tua exterius. Luceat nichilominus et intus. Exte20 doctrina indocta] Augustin, Sermo in Epiph., 199, 2 (PL 38, 1027) 22 noli – time] Rom. 11, 20 quid – accepisti] I Cor. 4, 7 24 quid – acceperis] I Cor. 4, 7 25 si uoluero – dicam] II Cor. 12, 6 27-28 soror – amicam meam] Prov. 7, 4 29-30 species – tuum] cf. Dan. 13, 56 31 stultitia – Deum] I Cor. 3, 19 39 edificare – consummare] cf. Luc. 14, 30 43-44 mundas – spurcitia] cf. Matth. 23, 25 20 etiam notitiam] notitiam etiam Aris 35 placeat] placet MV 38 contumelie] continuare p 40 quia] quid p 48 omittere] omni mittere V, omnimittere corr. in ommittere M

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philosophe me dit-on, ami de la sagesse, du fait que j’aurais dit à la sagesse «tu es ma sœur», et que j’ai appelé la prudence «mon amie 34 ». – Tu te trompes, philosophe, tu te trompes, l’apparence t’a abusé et la convoitise a perverti ton cœur 35 ! Ce que tu crois être sagesse, ce que tu appelles sagesse, c’est folie aux yeux de Dieu. – Quelle est donc, dis-tu, la place d’une telle dorure sur l’arche de la sagesse, ou en quoi un tel ouvrage en a-t-il besoin? Si elle brille superficiellement, si elle n’a aucune solidité, pourquoi occupe-t-elle une place dans un tel ouvrage? – Écoute donc, s’il te plaît, ce qui agrée 36 dans notre ouvrage 37, et ce qui nous déplaît dans le tien. Ton arche n’a pas de couvercle, tu ne sais pas faire un propitiatoire; mais te contentant seulement de la dorure, tu te vantes d’avoir achevé l’ouvrage. Tu fais un ouvrage sans savoir qu’il te déshonore, un ouvrage qui mérite d’être la risée de tous, du fait que tu as commencé à bâtir et que tu n’a pas pu achever. Fou et insensé, ne sais-tu pas, ou négliges-tu le fait qu’un vase qui n’a pas de couvercle doit, selon le précepte divin, être brisé à la première occasion 38. Ce vase mérite certes d’être brisé pour la raison qu’il est toujours et partout ouvert à toutes les souillures. Tu purifies, philosophe impur, l’extérieur de ton vase, tandis que l’intérieur est plein d’immondices 39 et, te contentant seulement de ta réputation 40, tu ne montres aucun empressement à purifier ta conscience. Ton arche brille à l’extérieur, elle est souillée à l’intérieur faute d’avoir un couvercle. À l’affût de la renommée, insoucieux de ta conscience, est-ce que tu ne vois donc pas qu’il fallait faire ceci et ne pas omettre cela: que ton arche brille à l’extérieur, mais qu’elle n’en brille pas moins à l’intérieur. Qu’elle brille à l’extérieur à cause de cette parole: «Qu’ainsi votre lumière brille devant les hommes, afin qu’ils glorifient votre Père qui est dans le cieux!» Mais qu’elle n’en brille pas moins à l’intérieur à cause de cette parole: «Pharisien aveugle, purifie d’abord ce qui est à l’intérieur de la coupe et du plat, afin que le dehors aussi devienne pur!» Notre arche a donc besoin d’une dorure, mais il ne faut pas se contenter seulement de la dorure, car sans couvercle elle ne peut conserver la pureté intérieure. Emploie-toi donc à construire une arche conformément à l’enseignement divin, et l’arche alors aura un couvercle, comme il sied à une arche de sagesse. Philosophe impur, si tu veux avoir une arche de sagesse intérieurement pure, si tu désires préserver la pureté de ton cœur, élève-toi jusqu’à ce quatrième degré de contemplation qui est signifié par le propitiatoire 41. Nous avons déjà dit plus haut que cette contemplation est une spéculation qui s’occupe des substances invisibles, comme les esprits hu-

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DE CONTEMPLATIONE, III, III

rius luceat propter illud: «Sic luceat lux uestra coram hominibus, ut glorificent patrem uestrum qui in celis est.» Intus autem nichilominus luceat propter illud: «Pharisee cece munda prius quod intus est calicis et par[o]psidis, ut fiat et id quod deforis est mundum.» Opus ergo habet arca nostra deauratione, sed non oportet eam sola deauratione contentam esse, nam sine operculo non potest internam munditiam conseruare. Stude ergo|iuxta diuinum documentum facere propitiatorium, et quale sapientie arcam decet accepit operculum. Philosophe inmunde, si uis habere sapientie arcam intrinsecus mundam, si conseruare cupis cordis munditiam, ascende ad hunc quartum contemplationis gradum, qui designatur per arce propitiatorium. Superius iam diximus quod hec illa est speculatio que habetur de substantiis inuisibilibus, humanis uidelicet seu etiam angelicis spiritibus. Primum ergo est in hac consideratione ut redeas ad te ipsum, intres ad cor tuum, discas estimare spiritum tuum. Discute quid sis, quid fueris, quid esse debueris, quid esse poteris. Quid fueris per naturam, quid modo sis per culpam, quid esse debueris per industriam, quid adhuc esse possis per gratiam.|Disce ergo ex tuo spiritu cognoscere, quid debeas de aliis spiritibus estimare. Hec porta, hec scala, hic introitus, iste ascensus. Hac intratur ad intima, hac eleuamur ad summa. Hec uia ad huius hoc speculationis fastigium, hoc fabricandi propitiatorii artificium. Hec ars absque dubio per quam cordis munditia recuperatur, recuperata seruatur. Vides certe quam recte hoc opus arce operculum dicimus, per quod intimorum munditiam munimus. Utique si arca tua cum deauratione sua tali operculo huiusmodi propitiatorio subiaceret, si tua philosophia tali philosophie subseruiret, utique nobis et ipsa placeret. Sed norunt ea uti melius nostri theologi, quam mundi philosophi. Denique audi quid nobis in nostro opere|placeat, uel quid tibi in arce nostre deauratione iuste placere debeat. Primo quod ligno superponitur, secundo quod propitiatorio subponitur, tertio quod utrique interponitur. Ligno superponitur ut emineat, et concupiscentiam oculorum tibi abscondat, et sit tibi in uelamen oculorum tuorum ne forte aperiantur oculi tui et uideant uanitatem. Propitiatorio subponitur ut in alta attollat, ut inferiorum scientia superiori subseruiat, et mentis

49-50 sic – est] Matth. 5, 16

51-52 Pharisee – mundum] Matth. 23, 26

50 autem] et add. p 52 paropsidis] parapsidis MV et om. p 56 accepit] accipe p 66 ergo om. Aris 69 hoc] haec p 70 munditia] munditiam p

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mains ou même les esprits angéliques. En effet, dans cette considération 42, il s’agit en premier que tu retournes en toi-même, que tu pénètres en ton cœur, que tu apprennes à juger ton esprit. Examine ce que tu es, ce que tu as été, ce que tu aurais dû être, ce que tu pourrais être: ce que tu as été par nature, ce que tu es maintenant par la faute, ce que tu aurais dû être par ton action, ce que tu pourrais être encore par la grâce 43. À partir de ton esprit, apprends à connaître ce que tu dois penser des autres esprits. Voilà la porte, voilà l’échelle, voilà l’entrée, c’est là qu’on monte. C’est par là qu’on pénètre au plus intime, c’est par là qu’on s’élève vers les régions les plus élevées. Voilà la voie qui conduit au faîte de cette spéculation, c’est l’art de fabriquer le propitiatoire. C’est cet art, sans conteste, qui permet de recouvrer la pureté du cœur, et une fois celle-ci recouvrée, de la conserver. Tu vois bien comme nous avons raison de nommer couvercle de l’arche cet ouvrage par lequel nous défendons la pureté intérieure. Vraiment, si ton arche, avec sa dorure, avait été placée sous le couvercle d’un tel propitiatoire, si ta philosophie s’était mise au service d’un tel amour de la sagesse, sans doute elle-même aussi nous aurait plu 44. Mais nos théologiens ont mieux su s’en servir que les philosophes mondains 45. En conclusion, entends ce qui nous plaît dans notre ouvrage, et ce qui doit justement te plaire dans la dorure de notre arche. Premièrement, c’est qu’elle est déposée sur le bois, deuxièmement elle est placée sous le propitiatoire, troisièmement elle s’interpose entre les deux 46. Elle est déposée sur le bois pour le surmonter et pour dérober à ta vue ce qui est concupiscence des yeux, et qu’elle devienne pour toi comme un voile couvrant tes yeux, de peur qu’ils ne s’ouvrent et regardent les vaines réalités. Elle est placée sous le propitiatoire pour hausser celui-ci en hauteur, pour que la science des réalités inférieures serve à celle des réalités supérieures et qu’elle donne, par un exercice répété, à l’œil de l’esprit l’acuité du regard pour saisir les réalités plus élevées. Elle est placée entre le propitiatoire et le bois pour les séparer l’un de l’autre et tenir l’âme humaine éloignée au-dessus de l’amour des choses inférieures, de peur que, s’il lui arrivait de déchoir des réalités sublimes, et que, entraînée par sa propre concupiscence loin de ce lieu de délices, et séduite 47, elle ne suive ses propres convoitises et ne devienne fugitive et vagabonde sur terre.

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DE CONTEMPLATIONE, III, IV

oculum multo exercitio ad altiora capienda exacuat. Propitiatorio et ligno interponitur, ut ab inuicem diuidat, et animum humanum ab inferiorum amore suspendat, ne forte de sublimibus deiectus, et de loco 85 uoluptatis a propria concupiscentia abstractus, et illectus, post concu- M 38rb PL 113D piscentias suas eat, et fiat uagus et profugus|super terram.

CAPUT IV QUOMODO DIFFERAT VEL QUANTUM SUPEREMINEAT TERTIO

Comparauimus iam quartum contemplationis gradum, cum primo et secundo, conferatur adhuc, si placet, etiam cum tertio. Sed hoc forte melius facimus, si in utriusque figuram intendimus. Intendens itaque in amborum figuram, aureum uidelicet propitiatorium aureamque coronam, multiplicem eorum inuenio differentiam. Taceo illud quod corona ligno affigitur, nam tertius contemplatonis gradus, ut superius monstratum est, imaginationi innititur. Quartus uero hic de quo modo loquimur, omnem imaginationem sue inuestigationis altitudine calcare contendit, unde propter similitudinis expressionem propitiatorium|nostrum nec ligno adherere, nec ligno affigi debuit. Transeo et illud quod corona stans in altum surgit, propitiatorium uero iacens, in magnam se circumquaque amplitudinem expandit, eo quod in huius contemplationis dulci suauitate et suaui dulcedine, animus sibi magne securitatis locum et mirande tranquillitatis secretum primo inueniat, et tam insolita inexpertaque iocunditas cordis desiderium ad quietem colligat, et ad pacem componat. Sed utriusque magnitudinem attendo, et eorum in hac parte differentiam sine diligenti consideratione non transeo. Ecce enim quod negare non ualeo, nichil differunt in materie qualitate, sed multum est per omnem modum, quod ab inuicem distant in materie quantitate. Utrumque ex auro formatur,|quia utrumque in ratiocinatione uersatur. Sed per exiguum ualde est illud tantillum auri unde corona producitur, si ad propitiatorii magnitudinem comparetur. Denique huius mensura cum magna diligentia tam in longitudine quam 87 uagus – terram] cf. Gen. 4, 12 III, IV, 10 innititur] innitur M

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CHAPITRE 4 COMMENT CE GENRE DE CONTEMPLATION DIFFÈRE DU TROISIÈME ET COMBIEN IL LE SURPASSE

Nous venons de comparer le quatrième degré de contemplation avec le premier et le second; qu’il soit aussi confronté, si tu le veux bien, avec le troisième. Mais cela se fera mieux si nous portons notre attention sur les figures de chacun d’eux. En observant attentivement, en effet, la figure des deux genres de contemplation, à savoir le propitiatoire en or et la couronne d’or, je découvre leurs nombreuses différences 48. Je passe sur le fait que la couronne est fixée au bois, car le troisième degré de la contemplation, comme on l’a montré plus haut, s’appuie sur l’imagination. Le quatrième degré – celui dont il est question maintenant –, par le haut niveau de son investigation, tend à refouler entièrement l’imagination: ainsi, à cause de la similitude qu’il exprime, notre propitiatoire ne devait ni toucher le bois, ni lui être fixé. Je passe aussi sur le fait que la couronne se dresse en hauteur, tandis que le propitiatoire est posé à plat et s’étend tout autour sur une grande largeur, parce que, dans la douce suavité et la suave douceur 49 de cette contemplation, l’esprit trouve d’abord un lieu à l’écart 50, d’une grande sécurité et d’une remarquable tranquillité: et un plaisir si insolite et nouveau inspire au cœur un désir de quiétude et le dispose à la paix. En revanche je m’arrête à considérer la grandeur de chacun d’eux, sans négliger, sur ce point, d’observer avec soin leurs différences. Voici donc ce qui est indéniable pour moi: ces deux objets ne diffèrent en rien quant à la qualité de la matière, mais il y a de toute façon une grande différence entre eux quant à la quantité de cette matière. L’un et l’autre sont faits avec de l’or, parce que l’un et l’autre sont situés dans le raisonnement. Mais ce peu d’or dont est faite la couronne est infime, si on le compare à la grandeur du propitiatoire. Dès lors, la mesure de celui-ci, tant en longueur qu’en largeur, est définie avec le plus grand soin par le magistère divin 51. En revanche rien n’est dit sur la grandeur de celle-là, et aucune mesure n’est prescrite 52. C’est comme si la parole divine, au sujet de la fabrication de la couronne, donnait l’indication à mots couverts, que celui qui peut comprendre comprenne, et que chacun alors accomplisse autant qu’il peut accomplir. Je pense que si la hauteur de la couronne avait pu s’élever ne serait-ce qu’à une demi-coudée, alors la parole divine n’aurait pas passé cela sous silence. Mais le Seigneur connaît son œuvre 53 et, à celui qui enseigne la science à l’homme, il n’a sans

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DE CONTEMPLATIONE, III, IV

in latitudine diuino magisterio diffinitur. De illius autem magnitudine omnino tacetur, nec ulla eius mensura describitur. Ac si diuinus sermo de corone fabricatione tacite innuat, quia qui potest capere capiat, et unusquisque quantum potest facere faciat. Puto quia si eius altitudo uel usque ad dimidium cubitum se extendere potuisset, quod diuinus sermo hoc omnino tacite non preteriret. Sed nouit Dominus figmentum suum, et eum qui docet hominem scientiam omnino latere non potuit, quantam adhuc in hoc opere humana|paupertas auri inopiam sustineat, et quomodo eam in huius contemplationis specula sensus sui exiguitas angustet. Quonam enim modo eo loci sapientie auro abundet, ubi ad ea que intelligenda sunt omni instrumento caret, uel si habet hebet? Quale, queso, homo inueniet instrumentum ad comprehendam eam pacem que exuperat omnem sensum? Quo, queso, sensu comprehendat quod oculus non uidit, nec auris audiuit, nec in cor hominis ascendit? Nam cum Paulus uel Paulo similis eleuatur supra se ipsum, rapitur usque ad tertium celum, profecto arcana illa, que non licet homini loqui, non inuestigat per spiritum proprium, sed reuelat ei Deus per Spiritum suum. Sed quicquid|iuxta hunc modum per quendam mentis excessum humana intelligentia attingit, huius tertie considerationis specula pre nimia exiguitatis sue angustia minime capit. Denique ad aliud, non autem ad hoc contemplationis genus pertinet, quicquid humana experientia per mentis excessum raptim uidet. Quid ergo mirum si mentem humanam scientie sue exiguitas angustat, in ea potissimum consideratione ubi ad ea que inuestiganda sunt magna sensus inopia laborat? Quicquid enim de rerum inuisibilium cognitione uel ratiocinando colligit, uel per rerum uisibilium similitudinem inuenit, in ueritatis comparatione pene nichil esse deprehendit. Unde est quod corone nulla mensura prescribitur, que in propitiatorii descriptione tam diligenter|exprimitur. Puto quia ex his patenter datur intelligi, cum in hoc adhuc opere tanta sit inopia auri.

III, IV, 30 qui – capiat] Matth. 19, 12 33-34 figmentum suum] cf. Ps. 102, 14 34 qui – scientiam] Ps. 93, 10 41 que – sensum] Phil. 4, 7 41-42 quod – ascendit] cf. I Cor. 2, 9; cf. Is. 64, 4 43-44 usque – celum] II Cor. 12, 2 44 arcana – loqui] II Cor. 12, 4 35 inopiam] inopiniam p 38 quonam] quoniam p ad om. p 42 nec auris audiuit om. Aris 45 reuelat] reuelet corr. in reuelat MV

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doute nullement pu échapper combien le dénuement humain souffrait d’une pénurie d’or pour ce travail et comment, à ce niveau de notre contemplation, la faiblesse de notre perception en restreignait encore la quantité 54. En effet, comment l’homme 55 aurait-il en abondance l’or de la sagesse en ce genre de lieu où pour comprendre ces réalités il lui manque l’instrument, ou bien s’il le possède, celui-ci est émoussé. Quel instrument, je le demande, l’homme trouvera-t-il pour saisir cette paix qui surpasse tout sentiment? Avec quel sens, je le demande, saisira-t-il ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est jamais monté jusqu’au cœur de l’homme? Car lorsque Paul, ou quelqu’un comme Paul 56, est élevé au-dessus de lui-même, est ravi jusqu’au troisième ciel, ce n’est sûrement pas par son propre esprit qu’il va à la découverte des secrets qu’il n’est pas permis à un homme de rapporter, mais c’est Dieu qui les lui révèle par son Esprit 57. Mais tout ce que l’intelligence de l’homme atteint de cette manière par un outrepassement de l’esprit 58, le point de vue de cette troisième considération ne le saisit pas du tout à cause de l’étroitesse de ses limites. Pour tout dire, ce n’est pas à ce genre de contemplation, mais à un autre que se rapporte ce que l’expérience humaine voit fugitivement, lorsqu’elle est en extase. Qu’y a-t-il d’étonnant si l’étroitesse de sa science limite tout particulièrement l’esprit humain dans cette considération où, pour ce qu’il doit examiner, il souffre de la grande indigence de ses capacités de perception? En effet, tout ce qu’il acquiert de la connaissance des réalités invisibles, qu’il le déduise par le raisonnement ou qu’il le découvre par analogie avec les réalités visibles, il se rend compte que ce n’est presque rien en comparaison de la vérité 59. De là vient qu’aucune dimension n’est prescrite pour la couronne, alors que, dans la description du propitiatoire, les dimensions sont indiquées avec tant de soin. Par ce qui vient d’être dit, je crois qu’il est donné de comprendre clairement pourquoi dans cet ouvrage il y a encore si peu d’or.

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DE CONTEMPLATIONE, III, V

CAPUT V QUANTUM VALEAT FORTITER INSISTERE HUIC CONTEMPLATIONI VEL QUOMODO AD IPSAM PROFICIAT MENS EX MULTA CONSIDERATIONE ET COGNITIONE SUI

Qui autem querit sapientie auro abundare, debet iuxta uires suas huic quarte contemplationi insistere, et in propitiatorio fabricando fortiter desudare. Placet enim multum per omnem modum huiusmodi opus, et offert in id operis sponte sua omnis ultroneus, non dicam quantum satis est, sed pene semper plus quam necesse est. Nunquam auri copia illi deesse poterit, qui huic operi fortiter institerit. Si rationem queris, rationem accipe. Cum enim incipis|spiritalibus theoriis insistere, et per spiritus tui considerationem in spirituum contemplationem assurgere, et in hunc modum ex spiritualibus spiritualia comparare, incipis et tu pariter spiritalis esse. Immo absque dubio in hac contemplatione perficeris, quod in precedenti incipis esse uidelicet spiritalis. Et satis nosti quia spiritalis diiudicat omnia, et hec qualis erit scientia, quantaue auri huius copia posse diiudicare omnia? – Vis adhuc tibi apertius ostendi, unde tibi comparare possis hanc copiam auri? Nunquidnam menti excidit, quod regnum Dei intra nos sit? – Ecce, inquis, intra nos est regnum celorum, sed nunquid similiter intra nos est etiam aurum? – Quidni, inquam? Siccine oblitus es quia simile est regnum celorum, thesauro abscondito|in agro? Ecce unde tibi copia auri copiose abundet, ad manum habes, effode, si placet. Tantummodo uade, uende que habes et eme agrum istum, et quere thesaurum absconditum. Quecumque in mundo concupiscis, quecumque in mundo amittere metuis, inpende libenter pro libertate cordis. Empto autem agro, fode in altum exultans nimirum sicut qui effodiunt thesaurum gaudentque uehementer cum inIII, V, 15 spiritualibus spiritualia comparare] cf. I Cor. 2, 13 17-18 spiritalis – omnia] cf. I Cor. 2, 15 21 regnum – intra] cf. Luc. 17, 21 25-26 simile – agro] Matth. 13, 44 27 uade – habes] Matth. 19, 21 31-32 gaudentque – sepulchrum] Iob 3, 22 III, V, 5 cognitione] agnitione Aris 20 adhuc] scire add. Aris tibi apertius] apertius tibi Aris 21 excidit] excedit p

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CHAPITRE 5 COMBIEN IL IMPORTE DE SE CONSACRER DE TOUTES SES FORCES À CETTE CONTEMPLATION, ET COMMENT L’ESPRIT PROGRESSE VERS CETTE CONTEMPLATION PAR LA CONSIDÉRATION FRÉQUENTE ET LA CONNAISSANCE DE SOI

Qui cherche à posséder en abondance l’or de la sagesse doit s’adonner selon ses propres forces 60 à ce quatrième genre de contemplation et consacrer toute son énergie à confectionner le propitiatoire. Un tel travail, en effet, donne de toute manière beaucoup de satisfaction, et chacun apporte spontanément à cet ouvrage je ne dirais pas juste ce qu’il faut, mais presque toujours plus qu’il n’est nécessaire. Jamais les provisions d’or ne pourront tarir pour qui s’applique avec énergie à cet ouvrage 61. Si tu en cherches la raison, la voici. Quand, en effet, tu entreprends de t’adonner aux contemplations du monde spirituel 62 et de t’élever par la considération de ton propre esprit jusqu’à la contemplation des êtres spirituels et, de cette manière, de concevoir des réalités spirituelles à partir de réalités spirituelles 63, tu commences toi aussi à devenir spirituel 64. Bien plus, dans cette contemplation tu auras achevé certainement ce que tu commençais d’être dans la précédente, c’est-à-dire d’être spirituel. Et sais-tu bien que l’homme spirituel juge de tout 65, et quelle sera cette science, et quelle grande quantité de cet or représentera la possibilité de juger de toutes choses? – Veux-tu encore qu’on te montre plus clairement d’où tu peux te procurer tant d’or? As-tu donc vraiment oublié que le royaume de Dieu est en nous? – Oui certes, dis-tu, le royaume de Dieu est en nous, mais vraiment l’or est-il aussi de la même manière en nous 66 ? – Et pourquoi pas, dis-je? As-tu ainsi oublié que le royaume des cieux est semblable à un trésor caché dans un champ? Voici donc d’où le courant des ressources en or s’écoulera pour toi en abondance 67 et sera à ta disposition: creuse, si tu veux bien! Seulement va, vends ce que tu possèdes et achète ce champ et cherche le trésor qui est caché. Tout ce que tu convoites en ce monde, tout ce que tu crains de perdre en ce monde, dépense-le de bon gré pour la liberté de ton cœur 68. Une fois le champ acheté, creuse en profondeur, dans l’allégresse assurément comme ceux qui déterrent un trésor et qui sont ravis de joie lorsqu’ils ont trouvé un tombe au tombeau 69. Or il importe de chercher ce trésor en profondeur, parce que la sagesse s’extrait d’un lieu secret 70.

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DE CONTEMPLATIONE, III, V

uenerint sepulchrum. Querere autem oportet thesaurum hunc in profundo, quia sapientia trahitur de occulto. – Sed me miserum unde michi aurum in deaurationem, coronam et propitiatorium? Argentum et aurum non est michi, et unde uel quomodo possunt hec fieri? Qua arte,|queso, aurum michi comparo? Fodere non ualeo, mendicare erubesco. Scio quid faciam. Vadam ad patrem meum, patrem misericordiarum, a quo omne datum optimum, et omne donum perfectum, eo quod sit diues in omnes, qui dat omnibus affluenter, et non inproperat. Effundo itaque in conspectu eius orationem meam, et paupertatem meam ante ipsum pronuntio et auri inopiam, et dicam ei: «Domine, tu scis insipientiam meam, et substantia mea tanquam nichilum ante te.» Da michi intellectum, Domine, et aurum habeo et diues sum. Custodi animam meam, quoniam infirmus sum, et quale concupisco habeo propitiatorium. O quanta illi copia auri extitit, qui in ueritate psallere potuit: «Super omnes docentes me intellexi. Super senes intellexi, quia |mandata tua quesiui.» O quale propitiatorium habebat, qui coram Domino fiducialiter psallebat: «Protexisti me a conuentu malignantium, a multitudine operantium iniquitatem.» Sero quidem uerumtamen tandem aliquando Paulus sibi fecerat propitiatorium, qui palam profitetur: «Nichil michi conscius sum.» Sine ingenti enim consilio conscientie sue arcam mundare non nosset, et sine aureo propitiatorio cordis arcana munda seruare non posset. Sed eo adhuc tempore quando persecutus est Ecclesiam Dei, puto quia propitiatorio careret. Sed reputatum est ei ad indulgentiam eo quod nescius hoc faceret, et aurum non haberet, unde sibi propitiatorium faceret. Denique quonam modo propitiatorium facere poterat, quando|apertis oculis nichil uidebat? Sed postquam recepit lumen oculorum suorum, factus est uir uidens paupertatem suam, et

33 sapientia – occulto] Iob 28, 18 36-37 fodere – faciam] Luc. 16, 3-4 37-38 uadam – meum] cf. Luc. 15, 18 38 patrem misericordiarum] cf. II Cor. 1, 3 38-39 omne – perfectum] Iac. 1, 17 39 diues in omnes] cf. Rom. 10, 12 39-40 qui dat – improperat] Iac. 1, 5 40-41 effundo – pronuntio] cf. Ps. 141, 3 42 Domine – meam] Ps. 68, 6 42-43 et substantia – ante te] Ps. 38, 6 43 da michi intellectum] Ps. 118, 34 et 73 44 custodi animam meam] Ps. 24, 20 et 85, 2 quoniam infirmus sum] Ps. 6, 3 46-48 super omnes – quesiui] Ps. 118, 99100 49-50 protexisti – iniquitatem] Ps. 63, 3 52 nichil – sum] I Cor. 4, 4 58-59 recepit lumen] cf. Act. 9, 18 43-44 et quale concupisco habeo] et tale habeo quale concupisco Aris

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– Mais moi, misérable que je suis, d’où me viendra l’or pour la dorure, la couronne et le propitiatoire? Je n’ai ni argent ni or 71, et d’où et comment ces choses peuvent-elles être faites? Par quel art, je le demande, puis-je me procurer de l’or? Je n’ai pas la force de creuser, je rougis de mendier. Je sais ce que je vais faire: j’irai vers mon père 72, le père des miséricordes 73 de qui vient tout donné excellent et tout don parfait 74, parce qu’il est riche envers tous 75, lui qui donne à tous libéralement et sans faire de reproches. C’est pourquoi je répands ma prière en sa présence, et je dis devant lui mon indigence, et j’expose devant lui mon manque d’or, et je lui dirai: Seigneur, tu sais ma folie et mon être est comme rien devant toi. Donne-moi l’intelligence 76, Seigneur, et alors j’ai l’or et je suis riche 77. Garde mon âme, parce que je suis faible, et j’ai alors un propitiatoire tel que je le désire. Oh! quelle grande abondance d’or il eut à disposition celui qui pouvait chanter en vérité: «Plus que tous ceux qui m’enseignaient, j’ai le savoir. Plus que les anciens, j’ai l’intelligence, parce que j’ai recherché tes commandements.» Oh! quel propitiatoire il avait, celui qui chantait avec confiance devant Dieu: «Tu m’as protégé contre l’attroupement des méchants et contre la multitude de ceux qui commettent l’iniquité.» Tardivement certes, mais cependant un jour enfin Paul s’était fait un propitiatoire, lui qui déclare publiquement: «Je n’ai rien sur ma conscience 78.» Sans beaucoup de réflexion, en effet, il n’aurait pas su purifier l’arche de sa conscience, et sans un propitiatoire d’or, il n’aurait pas pu conserver dans la pureté les arcanes de son cœur 79. Mais au temps où il persécutait encore l’Église de Dieu, je crois que le propitiatoire lui faisait défaut. Cependant du fait qu’il agissait dans l’ignorance, qu’il n’avait pas d’or pour faire son propitiatoire, cela lui valut l’indulgence. Dès lors, comment donc pouvait-il faire un propitiatoire, quand il ne voyait rien avec les yeux ouverts 80 ? Mais après qu’il eut recouvré la lumière de ses yeux, il devint un homme qui voyait son indigence et désormais plus soucieux de prendre soin de lui 81, il rentra en lui-même et il apprit par expérience à quel point sans doute le royaume des cieux est audedans de nous. Parce qu’il avait découvert un trésor caché dans un champ, il fut très riche et, ayant acquis de la renommée, il commença à posséder une fortune très importante, plus que des millions d’or et d’argent. Écoute-le ensuite qui se glorifie non tant de l’or que du trésor: «Nous tenons ce trésor, dit-il, dans des vases d’argile 82.» Ô homme de richesses, ô homme qui est devenu vraiment glorieux 83. N’était-il pas vraiment le plus riche parmi tous les orientaux, cet autre homme qui enseignait la sagesse au milieu des parfaits 84. Et que

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DE CONTEMPLATIONE, III, VI

de reliquo curam sui curiosius agens reuersus est in semetipsum, et experimento didicit, quam absque dubio intra nos sit regnum celorum. Inuento namque thesauro abscondito in agro ditatus est ualde, et factus inclitus cepit possidere substantiam multam nimis, super milia auri et argenti. Denique audi gloriantem non tam de auro quam de thesauro. «Habemus autem, ait, thesaurum istum in uasis fictilibus.» O uirum diuitiarum, o uere inclitum factum. Nunquidnam non erat uir ille ditissimus inter omnes orientales qui sapientiam loquebatur inter perfectos? Sed quid de illo dicturi sumus, qui non sero quidem|sicut Paulus, sed ab ineunte etate propitiatorium sibi fecerat, per quod et cordis sui munditiam seruauerat, unde et dicebat: «Neque enim reprehendit me cor meum in omni uita mea.» Denique si et tu cupis inplere dominicum preceptum, omni custodia serua cor tuum, et quale a te Dominus exigit cepisti facere propitiatorium. Disce uel exemplo quid facere expediat. Audi Dauid quomodo tibi seipsum in exemplum proponat. «Meditatus sum, inquit, nocte cum corde meo, et exercitabar et scopebam spiritum meum.» Meditabatur ille cum corde suo, meditare et cum corde tuo. Scopebat ille spiritum suum, scope et tu spiritum tuum. Exerce agrum istum, attende temetipsum. Absque|dubio insistens huic exercitio inuenies thesaurum istum absconditum in agro.

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CAPUT VI QUOMODO EX SPECULATIONE SUI, SPIRITALIUM INTELLIGENTIA COMPARATUR, SEU ETIAM AMISSA REPARATUR

Ex hoc exercitio crescit auri copia, multiplicatur scientia, augmen- V 31va tatur sapientia. Ex hoc exercitio cordis oculus mundatur, ingenium acuitur, intelligentia dilatatur. Nichil recte estimat qui se ipsum ignorat. Nescit quam sub pedibus suis omnis mundana gloria iaceat, qui conditionis sue dignitatem non 61 intra – celorum] cf. Luc. 17, 21 62 thesauro – agro] Matth. 13, 44 63-64 super – argenti] Ps. 118, 72 65 habemus – fictilibus] II Cor. 4, 7 68 sapientiam – perfectos] cf. I Cor. 2, 6 71 neque – uita mea] Iob 27, 6 72-73 omni – tuum] Prov. 4, 23 75-76 meditatus – meum] Ps. 76, 7 61 quam] quoniam p

75 tibi om. Aris inquit om. Aris 76 ille] nocte Aris

LA CONTEMPLATION, III, 6

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devrons-nous dire de lui qui, non pas tardivement certes comme Paul, mais dès son plus jeune âge s’était fait un propitiatoire grâce auquel il avait conservé la pureté de son cœur; et c’est pourquoi il disait: «Mon cœur ne me reproche rien dans toute ma vie 85.» Dès lors, si toi aussi tu désires accomplir le commandement du Seigneur, applique-toi avec tout le soin possible à garder ton cœur, et ainsi tu auras commencé à faire le propitiatoire tel que le Seigneur l’exige de toi. Et apprends par l’exemple ce qu’il convient de faire. Écoute comment David lui-même se propose à toi en exemple. «J’ai médité, dit-il, pendant la nuit au fond de mon cœur, et m’entretenant en moi-même, j’agitais et j’interrogeais mon esprit.» Lui méditait dans son cœur 86 ; toi aussi médite dans ton cœur. Il interrogeait son esprit, interroge toi aussi ton esprit. Travaille ce champ, porte ton attention sur toi-même. À coup sûr, si tu t’appliques à cet exercice, tu trouveras ce trésor caché dans un champ.

CHAPITRE 6 COMMENT À PARTIR DE L’EXAMEN DE SOI-MÊME ON ACQUIERT L’INTELLIGENCE DES RÉALITÉS SPIRITUELLES OU, SI ON L’A PERDUE, ON LA RESTAURE Par cet exercice les ressources en or s’accroissent, la connaissance se multiplie, la sagesse augmente. Par cet exercice l’œil du cœur est purifié, l’esprit est affûté, l’intelligence se dilate. Celui qui ne se connaît pas lui-même ne juge de rien correctement. Celui qui ne mesure pas la dignité de sa condition ne sait pas à quel point toute gloire mondaine est basse et méprisable 87. Celui qui ne porte pas sa pensée d’abord sur son propre esprit, ignore sans doute, oui, ignore ce qu’il doit penser de l’esprit des anges et de l’Esprit divin. Si tu n’es pas encore apte à pénétrer en toi-même, comment seras-tu apte à scruter ce qui est à l’intérieur ou au-dessus de toi-même. Et si tu n’es pas encore digne d’entrer dans la première partie du tabernacle 88, de quel front prétendras-tu entrer dans la seconde partie, c’est-à-dire dans le Saint des

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DE CONTEMPLATIONE, III, VI

pensat. Nescit omnino, nescit quid de spiritu angelico, quid de Spiritu diuino sentire debeat, qui spiritum suum prius non cogitat. Si nondum idoneus es intrare ad te ipsum, quomodo ad illa rimanda|idoneus eris que sunt intra, uel supra temetipsum? Si necdum dignus es intrare in tabernaculum primum, qua fronte presumis ingredi in tabernaculum secundum, hoc est in Sancta sanctorum? Si nondum moliri potes gressus altos ut cum Domino Ihesu, uel saltem cum Moyse ascendas in montem excelsum, qua presumptione paras uolare in celum? Prius redi ad te quam rimari presumas que sunt supra te. Prius sol ortus sui confinia irradiat, quam ad altiora conscendat. Hinc etiam per Salomonem dicitur: «Oritur sol et occidit et ad locum suum reuertitur. Ibique renascens girat per meridiem, et flectitur ad aquilonem.» Ergo sol ad locum suum reuertitur, ut ibi renascatur. Indeque renascens paulatim se ad altiora eleuat, ut postmodum celi uerticem tangat. «Oritur, inquit, sol|et occidit, et ad locum suum reuertitur.» Sol oritur quando ueritatis intelligentia cordi inspiratur, idemque sol occidit cum intelligentie radius subtrahitur. Sed post occasum sol ad locum suum reuertitur, ut iterum renascatur. Solis huiuscemodi locus ipse est animus. Ex ipso enim animo intelligentia nascitur, quando a diuina gratia uisitatur. Quid ergo est solem ad locum suum redire, nisi mentis intuitum ad sui considerationem reflectere? Post occasum ergo sol ad locum suum reuertitur quia per subtractionem gratie ad defectus sui considerationem mentis oculus reuerberatur. Per hoc enim quod diuina gratia se ad tempus subtrahit, cogitur homo cognoscere quam nichil sit, et quam per se nichil possit. Sed|post loci sui reuersionem iterum renascitur, quia per considerationem proprie infirmitatis amissa intelligentia reparatur.

III, VI, 20-22 oritur – aquilonem] Eccle. 1, 5-6 III, VI, 12 es om. p 21 ibique] ubique p ad locum suum Aris

22 ad locum suum reuertitur] reuertitur

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Saints? Si tu ne peux pas encore entreprendre de gravir les degrés élevés, pour monter avec notre Seigneur Jésus, ou du moins avec Moïse, sur la haute montagne 89, comment auras-tu la présomption de te préparer à t’envoler jusqu’au ciel? Reviens à toi avant de prétendre explorer ce qui est au-dessus de toi 90. Le soleil illumine les zones voisines de son lever avant de monter dans les hauteurs. D’où encore cette parole de Salomon: «Le soleil se lève et se couche, et il retourne en son lieu; et là, renaissant, il prend son cours vers le midi et tourne vers le nord.» Ainsi donc, le soleil revient en son lieu pour renaître. Et de là, en renaissant, il s’élève peu à peu vers les hauteurs, pour ensuite toucher le sommet du ciel 91. «Le soleil se lève, dit-il, et se couche, et il retourne en son lieu.» Le soleil se lève quand l’intelligence de la vérité inspire le cœur, et de même le soleil se couche quand le rayon de l’intelligence lui est retiré. L’esprit lui-même est le lieu de ce soleil. C’est de l’esprit lui-même, en effet, que naît l’intelligence quand il est visité par la grâce divine. Que signifie donc que le soleil revient en son lieu sinon que l’esprit retourne son regard sur lui-même 92 ? Après son coucher, le soleil retourne donc en son lieu parce que l’œil de l’esprit est renvoyé à la considération de sa déficience par suite du retrait de la grâce 93. Du fait que la grâce divine se retire pour un temps, l’homme est contraint de reconnaître qu’il n’est rien, qu’il ne peut rien par lui-même. Mais après ce retour en son lieu, il renaît, parce que, par la considération de sa propre imperfection, l’intelligence perdue est rétablie.

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DE CONTEMPLATIONE, III, VII

CAPUT VII QUOMODO EX SPECULATIONE SUI ACCEPTA INTELLIGENTIA AD OMNIA DILATATUR

In loco autem suo sol renascens paulatim ad altiora conscendit, quia per sui cognitionem in celestium contemplationem assurgit. Sed cum ad summum usque perducitur, ibi libenter inmoratur, quia mira illic supercelestium spectaculorum iocunditate reficitur. Studiose itaque in eo locorum moras innectit, ubi cursum suum in circulum flectit. Ea propter utique girat per meridiem, neque eo desiderio fertur, immo flectitur ad aquilonem. Iocunda|sane admodum plaga meridiana a nimietate lucis et feruore diei, eo quod dulce sit ualde et delectabile aspectu contemplari beatorum spirituum ordines hilarescentes in claritate et caritate Dei. Nichil procul dubio tale habet aquilonaris illa plaga perpetuis tenebris addicta, et perhenni frigore dampnata, eo quod talibus in regionibus digne crucientur reproborum corda, et per malitiam frigida, et per ignorantiam ceca. Non ergo illuc usque percurrit, sed tantum flectitur, nam nullo desiderio puto ad tam inamabilem regionem trahitur. Flectitur tamen ut que illic sunt, quasi a longe prospiciat, et que mala qua cautela uitare debeat, agnoscat. In oriente accipimus cognitionem morum nostrorum, discretionem uirtutum et uitiorum, in meridie contemplamur premia|meritorum bonorum, gaudia ciuium supernorum, arcana diuinorum secretorum, in septentrione cognoscimus retributiones meritorum malorum, finem malignorum spirituum et hominum reproborum. Vides quantum ualeat homini plena cognitio sui. Ex hac siquidem proficit ad cognitionem omnium celestium, terrestrium et infernorum.

III, VII, 9 neque] enim add. Aris

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LA CONTEMPLATION, III, 7

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CHAPITRE 7 COMMENT L’INTELLIGENCE ACQUISE PAR L’EXAMEN DE SOI S’ÉTEND À TOUTES CHOSES Le soleil, qui renaît en son lieu, peu à peu monte jusque dans les hauteurs, parce qu’il s’élève à la contemplation des réalités célestes au moyen de la connaissance de soi. Mais lorsqu’il atteint le point le plus élevé, il s’y attarde volontiers, car il reprend là des forces grâce au plaisir étonné que lui procure le spectacle des réalités supracélestes. Il s’attache en effet à demeurer en ce lieu particulier où il donne à sa course un mouvement circulaire 94. À cause de cela, il tourne vraiment en rond au midi et n’est plus entraîné par le désir, et même vers le nord il se détourne plutôt. La zone méridienne est sans doute très délectable grâce à l’abondance de lumière et à la chaleur du jour, du fait qu’il est particulièrement doux et délectable au regard de contempler les ordres des esprits bienheureux se réjouissant dans la lumière et l’amour de Dieu. La zone septentrionale n’a certainement rien de tel, elle qui est vouée aux ténèbres perpétuelles et condamnée au froid permanent, par le fait qu’en de tels lieux les cœurs 95 des réprouvés sont justement tourmentés, figés par la malice 96 et aveuglés par l’ignorance. Il ne poursuit donc pas sa course jusqu’en ce lieu-là, mais il se détourne seulement, car je crois que rien ne l’attire dans une région si peu aimable. Il se détourne cependant pour voir comme à distance ce qui s’y trouve, et pour reconnaître quel mal il doit éviter, et avec quelle défiance. À l’orient nous sont donnés la connaissance de nos mœurs, le discernement des vertus et des vices; au midi nous voyons les récompenses accordées aux bons, les joies des citoyens du ciel, les arcanes des secrets divins; au septentrion nous prenons connaissance du prix à payer comme châtiment des fautes, le sort final des esprits mauvais et des hommes réprouvés 97. Tu vois combien la pleine connaissance de soi a de l’importance. Car c’est grâce à elle qu’on progresse vers la connaissance de toutes les réalités célestes, terrestres et infernales.

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DE CONTEMPLATIONE, III, VIII

CAPUT VIII DE SENSU TRIPLICI PER QUOS DISCURRERE HABET CONSIDERATIO SUI

Si ergo cupis euolare usque ad secundum seu etiam usque ad tertium celum, sit tibi transitus per primum. Spiritus siquidem omnia scrutatur, etiam profunda Dei. Si ergo et tu scrutari paras profunda Dei, scrutare prius profunda|spiritus tui. Profundum siquidem, immo et prauum est cor hominis et inscrutabile. Inscrutabile sane nisi ei forte qui spiritalis est. Spiritalis enim diiudicat omnia, et ipse a nemine iudicatur, eo quod soli spiritales digni inuenti sunt, qui uideant opera Dei, et mirabilia eius in profundo. In hoc sane profundo invenies multa stupenda et admiratione digna. Ibi inuenire licet alium quemdam orbem, latum quidem et amplum, et aliam quamdam plenitudinem orbis terrarum. Ibi sua quedam terra suum habet celum, nec unum tantum, sed secundum post primum, et tertium post primum et secundum. Et ut hoc triplex celum congrua possimus distinctione discernere, primum dicatur imaginale, secundum est rationale, tertium intellectuale.|Tenet itaque imaginatio uicem primi celi, ratio secundi, intelligentia uero uicem tertii. Et horum quidem primum ceterorum comparatione grossum quiddam atque corpulentum, et suo quodam modo palpabile atque corporeum, eo quod sit imaginarium atque fantasticum, post se trahens et in se retinens formas et similitudines rerum corporalium. Reliqua uero duo huiusmodi comparatione admodum subtilia, et omnino incorporea, et ab eius crassitudine multum longinqua. Sic sane celum hoc exterius, quod nos dicimus firmamentum, absque nulla dubitatione constat esse uisibile, atque corporeum, et ipsum quidem primum et omnium infimum. Quod autem est terra ad hoc uisibile celum, hoc est sensus|corporeus ad illud internum fantasticum et imaginarium celum. Nam sicut hoc uisibile celum omnium que terra gignit atque nutrit multitudinem sinus sui magnitudine comprehendit,

III, VIII, 4-5 ad secundum – per primum] loc. par.: Trin., Prol. (890B; Ribaillier, [p. 82] l. 2-6) 5-6 spiritus – Dei] I Cor. 2, 10 8-9 prauum – inscrutabile] Ier. 17, 9 9-10 spiritalis – iudicatur] I Cor. 2, 15 11 qui uideant – in profundo] cf. Ps. 106, 24 III, VIII, 9 ei forte] forte ei Aris p 24 incorporea] corporea p

20 ceterorum] ceterarum p quiddam] quidem

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LA CONTEMPLATION, III, 8

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CHAPITRE 8 DES TROIS SENS PAR LESQUELS DOIT PASSER LA CONSIDÉRATION DE SOI-MÊME Si tu désires t’envoler jusqu’au second, ou même jusqu’au troisième ciel, il te faut passer par le premier 98. Car l’esprit pénètre tout, et même ce qu’il y a dans la profondeur de Dieu. Si donc, toi aussi, tu te prépares à scruter les profondeurs de Dieu, scrute d’abord les profondeurs de ton esprit. Il est en effet profond et même tortu, le cœur de l’homme, et impénétrable 99. Impénétrable sans doute, sauf peut-être pour celui qui est spirituel. L’homme spirituel juge de tout, et n’est jugé par personne 100, du fait que seuls les spirituels ont été trouvés dignes de voir les œuvres du Seigneur et ses merveilles dans la profondeur des abîmes. Dans ces profondeurs, assurément, tu trouveras beaucoup de motifs d’étonnement et d’admiration. Là on peut trouver comme une autre sorte de monde, large certes et vaste, et comme une autre sorte de plénitude du monde 101. Chaque terre y a son ciel, et pas seulement un ciel, mais un second après le premier, et un troisième après le premier et le second. Et pour que nous puissions distinguer ces trois ciels de manière appropriée, du premier on dit qu’il est le ciel de l’imaginal 102, du second qu’il est celui du rationnel, et du troisième, celui de l’intellectif 103. La place qu’occupe l’imagination correspond donc au premier ciel, celle de la raison est dans le second, celle de l’intelligence enfin est dans le troisième. Et le premier de ces cieux, en comparaison avec les autres, est quelque chose de grossier et d’épais 104, et en quelque sorte à sa façon palpable et corporel, du fait qu’il est celui des images et des représentations, traînant après lui et retenant en lui les formes et les apparences des choses corporelles. Les deux autres, si on les compare de la même manière avec lui, sont extrêmement subtils, tout à fait incorporels et fort éloignés de sa grossièreté. De même, certes, ce ciel extérieur que nous appelons firmament est sans conteste visible et corporel, et aussi le premier et le plus bas de tous. Or, ce que la terre est à ce ciel visible, le sens corporel l’est au ciel intérieur des images et des représentations. Car de même que ce ciel visible contient au sein de son immensité l’ensemble de tout ce que la terre produit et nourrit, de même l’imagination enferme en son sein les représentations de tout ce que les sens atteignent et les désirs suggèrent. Dans le premier ciel sont donc contenues les images et les ressemblances de toutes les réalités visibles. Au second ciel correspondent les raisons de toutes les choses visibles et leurs définitions, et les investiga-

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DE CONTEMPLATIONE, III, IX

sic omnium que sensus attingit, appetitus suggerit, similitudines intra sinum suum imaginatio includit. In primo itaque celo continentur omnium uisibilium imagines et M 41vb similitudines. Ad secundum uero pertinent uisibilium omnium rationes, diffinitiones et inuisibilium inuestigationes. Ad tertium autem 35 spectant spiritalium ipsorum et diuinorum comprehensiones et contemplationes.

CAPUT IX DE SENSU INTELLECTUALI QUO SOLO POSSUNT INVISIBILIA VIDERI

Intelligentie siquidem oculus est sensus ille quo|inuisibilia uidemus, non sicut oculo rationis quo occulta et absentia per inuestigationem querimus et inuenimus, sicut sepe causas per effectus, uel effectus per causas, et alia atque alia quocumque ratiocinandi modo comprehendimus, sed sicut corporalia corporeo sensu uidere solemus, uisibiliter, presentialiter atque corporaliter, sic utique intellectualis ille sensus inuisibilia capit, inuisibiliter quidem sed presentialiter, sed essentialiter. Sed habet sane oculus hic intellectualis ante se uelum magnum oppansum, ex peccati delectatione fuscatum, et tot desideriorum carnalium uaria multiplicitate contextum, quod contemplantis intuitum a diuinorum secretorum arcanis arceat, nisi quantum diuina dignatio quemlibet pro sua aliorumue utilitate|admiserit. Testatur hoc propheta qui Domino proclamabat: «Reuela oculos meos.» Profecto uelatos oculos habere se probat, qui eos a Deo reuelari postulat. Videt tamen anima isto oculo que citra uelum sunt, hoc est inuisibilia sua, ea uidelicet que in ipsa sunt, non tamen omnia, quia non omnia citra uelum sunt. Et oculo quidem quo sua quedam uidet, se ipsam, id est anime ipsius essentiam, uidere non ualet. Sed dubitari potest utrumnam eodem hoc intelligentie oculo uisuri sumus ea que ultra uelum esse significauimus, an alius sensus sit quo utemur ad uidenda inuisibilia diuina, et alius quo modo utimur ad ui-

III, IX, 16 reuela oculos meos] Ps. 118, 18 III, IX, 7 et om. Aris 8 sed sicut] sicut sed V uisibiliter] inuisibiliter p pansum] expansum p 19 citra] circa p 24 alius] aliis p

11-12 op-

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tions sur les invisibles. Quant à ce qui relève du troisième ciel, c’est la compréhension et la contemplation des réalités spirituelles elles-mêmes et des réalités divines.

CHAPITRE 9 DU SENS INTELLECTIF QUI SEUL PERMET DE VOIR LES RÉALITÉS INVISIBLES

Si effectivement l’œil de l’intelligence est ce sens par lequel nous voyons les réalités invisibles, ce n’est pas comme quand, au moyen de l’œil de la raison, nous cherchons par une investigation ce qui est caché et absent, et nous le trouvons. Ainsi souvent, par exemple, nous comprenons par le raisonnement les causes par leurs effets ou les effets par leurs causes, et d’autres choses encore. Mais c’est comme quand nous voyons généralement les réalités corporelles au moyen des sens corporels d’une façon visible, selon une présence effective et physique. Ainsi ce sens intellectif saisit vraiment les invisibles, dans leur invisibilité sans doute, mais dans la réalité de leur présence et dans leur essence 105. Mais cet œil intellectif a certes, déployé devant lui, un grand voile offusqué par le plaisir du péché 106 et entremêlé de tant de désirs charnels divers et multiples, qu’il tiendrait le regard du contemplatif à l’écart des arcanes des divins secrets, si la faveur divine n’avait permis à l’un ou l’autre de s’en approcher pour son propre bénéfice ou pour celui des autres. C’est ce qu’attestait le prophète quand il demandait bien haut au Seigneur: «Ôte le voile qui est sur mes yeux!» Si quelqu’un demande à Dieu de lever le voile, c’est la preuve sans doute qu’il a les yeux voilés. Pourtant l’âme voit par cet œil-là des choses qui sont en deçà du voile, ses propres réalités invisibles, c’est-à-dire celles qui sont en elle-même, mais pas toutes cependant, parce que toutes ne sont pas en deçà du voile. Et, de fait, par l’œil par lequel elle voit certaines de ses propres réalités, elle ne peut se voir elle-même, je veux dire l’essence de l’âme ellemême 107. Mais on peut se demander si c’est avec ce même œil de l’intelligence que nous verrons les réalités dont nous avons indiqué qu’elles sont audelà du voile, ou s’il est un sens dont nous nous servirons pour voir les

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DE CONTEMPLATIONE, III, X

denda inuisibilia nostra. Sed qui alium sensum intuitum|superiorum et alium intuitum inferiorum esse contendunt, uideant unde hoc probare possint. Hinc tamen esse credo quod huius uocabuli hoc est intelligentie significationem totiens confundunt. Nam nunc circa superiorem tantum, nunc solum circa inferiorem speculationem eius significationem restringunt, nunc utrumque sensum sub unius huius uocabuli significatione comprehendunt. Verumtamen hunc geminum superiorum et inferiorum intuitum, siue dicamus geminum quasi in uno capite sensum, siue duplex eiusdem tamen sensus instrumentum, siue eiusdem instrumenti geminum effectum, quicquid horum uelimus eligere, nichil tamen inpedit dicere utrumque horum ad intellectuale celum pertinere. Cur etenim hoc etiam celum duo magna|luminaria non dicatur habere, sicut et de ceteris oportet credere, ut in hoc supremo celo speculatio sublimior atque subtilior sit luminare maius, et speculatio inferior atque subobscurior sit luminare minus.

PL 119C

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M 42rb V 33ra 35

PL 119D

CAPUT X DE INTELLECTUALI SPECULA EIUSQUE SUPEREMINENTIA Habet autem hoc ultimum et summum celum diem suam, habet nimirum et noctem suam. Et si hoc celum attendimus, quamdiu in hac uita sumus, quid aliud 5 quam noctem habemus, uel habere possumus, donec nox in suo cursu iter peregerit, et aurora lucis rutilans noctis tenebras deterserit. Verumtamen haec nox sicut dies illuminabitur, eo quod quilibet inferiorum celorum dies ab huius noctis claritate|superetur. Siquidem fecit Deus PL 120A

III, X, 8 nox – illuminabitur] Ps. 138, 12 III, X, 3-4 habet nimirum] habet nec nimirum a. corr. M

LA CONTEMPLATION, III, 10

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réalités divines invisibles, et un autre sens que nous utilisons maintenant pour voir les réalités invisibles qui sont en nous. Mais ceux qui prétendent que la vue des réalités supérieures est l’affaire d’un sens et la vue des réalités inférieures celle d’un autre, qu’ils voient comment ils peuvent le prouver 108. Je crois pourtant que cela provient chaque fois d’une confusion de vocabulaire, c’est-à-dire de la signification du mot intelligence. Car ils restreignent cette signification tantôt à la seule spéculation portant sur des réalités supérieures, tantôt seulement à celle des réalités inférieures, tantôt ils comprennent l’un et l’autre sens sous la signification de ce mot unique. Pourtant ce regard qui se dédouble 109 sur les réalités supérieures et sur les réalités inférieures, que nous disions qu’il s’agit d’un seul sens dédoublé comme en une seule tête, ou qu’il s’agit d’un double instrument appartenant pourtant au même sens, ou encore qu’il s’agit de l’effet géminé d’un même instrument, quoi que nous décidions de choisir entre ces manières de dire, rien n’empêche cependant de déclarer que les deux se rapportent au ciel intellectif. Et en effet, pourquoi ne dirait-on pas aussi de ce ciel qu’il a deux grands luminaires, comme il faut le croire des autres, de sorte que dans ce ciel suprême la spéculation plus sublime et plus subtile soit le grand luminaire, et que la spéculation inférieure et un peu plus obscure soit le luminaire plus petit 110 ?

CHAPITRE 10 LE POINT DE VUE INTELLECTIF ET SA SURÉMINENCE Ce ciel ultime et suprême a son propre jour et il a bien sûr sa propre nuit. Et ensuite si nous considérons attentivement ce ciel, aussi longtemps que nous sommes en cette vie, qu’avons-nous ou pouvons-nous avoir d’autre que de la nuit, jusqu’à ce que la nuit ait achevé son parcours 111, et que l’aurore éclatante de lumière ait dissipé les ténèbres de la nuit 112 ? Pourtant cette nuit sera illuminée comme un jour, en ce que n’importe quel jour des cieux inférieurs est surpassé par la clarté de cette nuit. Si Dieu de fait a donné à la lune et aux étoiles pouvoir sur la nuit, c’est aussi pour cela que cette nuit est mon illumination dans mes délices 113. Elle a en effet sa propre lune, ce luminaire plus petit que nous avons désigné plus haut. Elle a aussi des étoiles qui répandent leur lumière, certainement les modes multiformes des révélations divines 114.

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DE CONTEMPLATIONE, III, X

lunam et stellas in potestatem noctis, et iccirco hec nox illuminatio mea in deliciis meis. Habet enim lunam suam, luminare illud minus quod superius assignauimus. Habet et stellas expandentes lumen suum, multiformes utique modos diuinarum reuelationum. Sed qui dormiunt nocte dormiunt, nec possunt uidere celi huius luminaria, nec coram Domino psallere cum Propheta: «Quoniam uidebo celos tuos opera digitorum, lunam et stellas que tu fundasti», sicut nec illud: «Media nocte surgebam ad confitendum tibi.» Quid dicam de eiusmodi homine eo quod frustra expectet diem et non uideat nec lucem surgentis aurore? Profecto qui eiusmodi sunt sicut cera que fluit auferentur,|supercecidit ignis et non uiderunt solem. Felices qui fiducialiter de huius diei mane psallere audent: «Mane astabo tibi et uidebo, quoniam non deus uolens iniquitatem tu es.» Puto huius meridiem significasse, qui dilecto suo dicebat: «Indica michi, quem diligit anima mea, ubi pascas, ubi cubes in meridie.» Puto huius diei mane significare uoluisse, eiusque desiderio diu estuasse, qui dicebat: «Sperabam usque ad mane.» Quis ex omnibus uobis exultauit ut uideret diem istum, uidit et gauisus est? Profecto magnus est quicumque ille est. Neminem tamen credo ad huius diei meridiem in hac dumtaxat carne corruptibili posse pertingere, quamuis negare non audeam de mane. Profecto|quisquis vestrum ad huius diei claritatem poterit peruenire, dum ortus fuerit sol de celo, uidebit sententie illius ueritatem, quam absque dubio dulce lumen et delectabile oculis uidere solem. Sol huius diei habet ortum, sed nescit occasum, sicut et ipse dies caret uespera quamuis incipiat ab aurora. Non nouit illud celum celorum nisi unam diem tantum. Sed melior est dies una in atriis eius super milia dierum inferiorum celorum. Nam secundum profecto celum habet dies multas et noctes etiam innumeras, secundum quod sol eius oritur et occidit, et ad locum suum reuertitur. Sic et primum celum accepit 10 lunam – noctis] Ps. 135, 9 10-11 haec nox – deliciis meis] Ps. 138, 11 14 qui – dormiunt] I Thess. 5, 7 15-16 quoniam – fundasti] Ps. 8, 4 17 media – tibi] cf. Ps. 118, 62 19-20 sicut – solem] Ps. 57, 9 21-22 mane – tu es] Ps. 5, 5 23-24 indica – meridie] Cant. 1, 6 26 sperabam – mane] Is. 38, 13 26-27 exultauit – gauisus est] cf. Ioh. 8, 56 32 dulce – solem] Eccle. 11, 7 35-36 melior – milia] Ps. 83, 11 37-38 sol – reuertitur] Eccle. 1, 5 14-15 celi huius luminaria] luminaria celi huius Aris 17-18 eiusmodi] huiusmodi Aris 26 uobis] nobis Aris 32 uidere] uideri p 34 incipiat] incipit Aris 35 unam] una p

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LA CONTEMPLATION, III, 10

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Mais ceux qui dorment, dorment dans la nuit 115, et ils ne peuvent voir les luminaires de ce ciel, ni chanter devant Dieu avec le prophète: «Parce que je verrai tes cieux, qui sont les œuvres de tes doigts, la lune et les étoiles que tu as établies.» Ni ceci non plus: «Je me levais au milieu de la nuit pour te célébrer.» Que dirai-je d’un tel homme, du fait qu’il attend vainement le jour et qu’il ne voit pas la lumière de l’aurore qui se lève? Ceux qui sont ainsi, sûrement, seront anéantis comme la cire qui coule, le feu est tombé d’en haut sur eux, et ils n’ont plus vu le soleil 116. Heureux ceux qui osent chanter avec confiance à propos du matin de ce jour: «Je me présenterai devant toi le matin et je verrai, car toi, tu n’es pas un dieu qui approuve l’iniquité.» Je pense que c’est le midi de ce jour que désignait celle qui disait à son bien-aimé: «Ô toi qui es le bienaimé de mon âme, apprends-moi où tu mènes paître ton troupeau, où tu te reposes à midi.» Je pense que c’est le matin de ce jour qu’il a voulu signifier, et pour lequel pendant longtemps il a brûlé de désir, celui qui disait: «J’espérais jusqu’au matin.» Qui, parmi vous tous, exulta à la pensée de voir ce jour-là, l’a vu et en a été rempli de joie? Quel qu’il soit, celui-là est vraiment grand 117. Pourtant je ne crois pas que quelqu’un puisse atteindre au midi de ce jour, du moins dans cette chair corruptible, quoique je n’ose le nier à propos du matin 118. À la vérité, quiconque parmi vous pourra parvenir jusqu’à l’éclat lumineux de ce jour, quand le soleil se sera levé dans ce ciel, il verra la vérité de cette affirmation, disant combien vraiment la lumière est douce et combien l’œil se plaît à voir le soleil. Le soleil de ce jour a un lever, mais il ne connaît pas de coucher, de même que ce jour lui-même est privé de crépuscule, quoiqu’il commence à partir de l’aurore. Ce ciel des cieux ne connaît qu’un seul jour. Mais un seul jour en tes parvis vaut mieux que mille jours des cieux inférieurs. Car le second ciel a vraiment de nombreux jours et également des nuits sans nombre, en sorte que son soleil se lève et se couche, et retourne en son lieu. De même le premier ciel aussi a reçu la lune en son temps, et son soleil connaît son coucher. Mais le soleil et la lune du ciel suprême se sont arrêtés en leur demeure. En effet, après que les luminaires du ciel sont parvenus à leur apogée, ils suspendent leur course et dès lors ne s’inclinent plus jamais vers leur coucher. Si le royaume des cieux est tout à fait et certainement au-dedans de nous, si nous pouvons le trouver en nous-mêmes, où, demandé-je, le chercher plus justement, où le trouver plus rapidement et le posséder plus sûrement que dans ce ciel le plus élevé des cieux? Je crois que toutes les régions de ce royaume ont de l’or en abondance, du fait que le

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DE CONTEMPLATIONE, III, X

lunam in tempora, et sol eius cognouit occasum suum. Sed supremi celi sol et luna steterunt in habitaculo suo. Cum enim celi huius|luminaria ad summum peruenerint, figunt cursum suum, nec de cetero unquam inclinantur ad occasum. Si omnino et absque dubio regnum celorum intra nos est, si in nobis ipsis illud inueneri potest, ubi, queso, quam in hoc celorum summo rectius queritur, citius inuenitur, tutius possidetur? Puto quia omnes illius regni regiones abundant auro, eo quod simile sit regnum celorum thesauro abscondito in agro. Nam si scientie aurum, si sapientie thesaurum queris et diligis, ubi, queso, abundantiorem copiam quam in hoc celorum summo inuenire poteris? Ubi, obsecro, summe sapientie claritas poterit tibi melius elucescere, quam in expressa illius imagine, quam in excellentissimo eius opere, anime uidelicet creatione, reparatione, glorificatione?|Ex hac sane specula quasi e uicino ualet et solet uideri, qualis sit illa sublimitas spiritus angelici, que illa supereminens magnitudo Spiritus diuini. Nusquam locorum apparet uicinius, cernitur limpidius quam e sublimi solii huius fastigio que sit illa supernorum ciuium summa et sempiterne beatitudo. Nusquam locorum quam ex hoc excellentissimo celorum spiritus ille qui scrutatur omnia etiam profunda Dei serenius contemplatur inuisibilia illa Dei que per ea que facta sunt intellecta conspiciuntur. Nusquam in omni eius opere quam in anime creatione, reparatione, glorificatione, apparet eius uel potentia sublimior, uel sapientia mirabilior, uel misericordia iocundior. Certe uides, ut arbitror, unde tibi illa copia auri quam tibi superius promisi, quomodo uidelicet ex multa consideratione et agnitione spiritus tui, subleueris ad cognitionem et contemplationem spiritus angelici, et Spiritus diuini.

39 lunam – suum] Ps. 103, 19 39-40 sol – suo] Hab. 3, 11 43 regnum – nos est] cf. Luc. 17, 21 46-47 simile – agro] Matth. 13, 44 57 scrutatur – Dei] I Cor. 2, 10 58-59 inuisibilia – conspiciuntur] cf. Rom. 1, 20 43 in om. p 56-57 excellentissimo] excelsissimo in marg. man. post. MAris 59 nusquam] tibi add. Aris eius opere] opere eius Aris

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LA CONTEMPLATION, III, 10

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royaume des cieux est semblable à un trésor caché dans un champ. Car si c’est l’or de la science, le trésor de la sagesse que tu cherches et que tu aimes, où, demandé-je, pourras-tu en trouver plus grande abondance que dans ce ciel le plus élevé des cieux? Où, je te prie, la clarté de la Sagesse pourra-t-elle davantage briller pour toi, sinon dans l’image qui en est l’expression, dans son œuvre la plus excellente, c’est-à-dire dans la création de l’âme, sa restauration et sa glorification 119. Oui, de ce point de vue on peut voir comme de près, et on voit généralement quelle est la sublimité de l’esprit des anges et quelle est la suréminente grandeur de l’Esprit divin. En aucun lieu ne se montre de plus près, ne peut se voir avec plus de limpidité que du faîte de ce siège sublime la suprême et éternelle béatitude des citoyens du ciel. En aucun lieu sinon du plus excellent des cieux, cet esprit qui scrute tout, et même ce qu’il y a de plus caché dans la profondeur de Dieu 120, contemple plus sereinement les biens invisibles de Dieu depuis la création du monde, qui sont visibles à l’intelligence grâce à ceux qui ont été faits 121. Nulle part, dans toute son œuvre, sa puissance n’apparaît plus sublime, sa sagesse plus admirable et sa bonté plus délectable que dans la création, la restauration et la glorification de l’âme. Tu vois certainement, je pense, d’où te vient cette abondance d’or que je t’ai promise auparavant, comment assurément par la considération fréquente et la connaissance de ton esprit, tu es soulevé jusqu’à la connaissance et à la contemplation de l’esprit des anges et de l’Esprit divin 122.

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DE CONTEMPLATIONE, III, XI

CAPUT XI DE TRIPLICI DISTINCTIONE QUARTE SPECULATIONIS Sed quia iam per expositionem tenemus unde in tale tantumque opus auro abundemus, uideamus quid Dominus de propitiatorii nostri longitudine uel latitudine precipiat, uel cur de eius altitudine omnino taceat. Si rerum naturam consulimus, in ipsis profecto corporibus discere poterimus quomodo inuestigationis pedem in spiritales theorias ponere debeamus. Videmus sane in rebus exterioribus quod omnis corporea crassitudo a longitudine incipit, ex latitudine crescit, in altitudine desinit. Longitudo itaque|propitiatorii, ni fallor, designat ea que in spiritali natura sunt ad inchoationem, latitudo uero illa que sunt ad promotionem, altitudo autem illa que uidentur esse ad consummationem. Secundum haec itaque tria que diximus, triplicem in spiritalibus essentiis diuinorum donorum distinctionem facimus. Primo spiritalis natura creatur ut sit, secundo iustificatur ut bona sit, tertio glorificatur ut beata sit. Per creationem itaque ad bonum initiatur, per iustificationem in bono dilatatur, per glorificationem in bono consummatur. Bona creationis sunt ad inchoationem, bona iustificationis ad promotionem, bona glorificationis ad consummationem. Prima bona sunt Creatoris dona, secunda bona sunt|Creatoris dona et creature merita, tertia bona sunt Creatoris dona et creature premia, consummatio donorum, et retributio meritorum. Prima itaque bona pertinent ad longitudinem, secunda ad latitudinem, ultima ad altitudinem. Nam in primis, ut dictum est, rationalis creatura ad future plenitudinis perfectionem initiatur, ex secundis proficit, crescit et dilatatur, in ultimis autem sublimatur ad gloriam, et in gloria consummatur.

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LA CONTEMPLATION, III, 11

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CHAPITRE 11 D’UNE TRIPLE DISTINCTION DANS LA QUATRIÈME SPÉCULATION Mais puisque nous savons déjà, par notre exposé, d’où l’or nous vient en abondance pour un ouvrage de cette qualité et de cette grandeur, voyons ce que le Seigneur prescrit au sujet de la longueur et de la largeur de notre propitiatoire, et pourquoi il n’est dit mot de la hauteur. Si nous consultons la nature des choses, nous pourrons apprendre véritablement dans les corps eux-mêmes comment nous devrions faire les premiers pas dans notre recherche en vue de la contemplation des réalités spirituelles. Nous voyons certes dans les choses extérieures que tout volume d’un corps débute par la longueur, s’augmente par la largeur et se termine en hauteur. La longueur du propitiatoire donc, si je ne m’abuse, désigne les réalités qui, dans la nature spirituelle, sont relatives au commencement, la largeur pour sa part celles qui sont relatives à l’avancement, et la hauteur quant à elle, à ce qu’il semble, celles relatives à l’accomplissement. C’est pourquoi, en fonction des trois dimensions que nous avons dites, nous faisons une triple distinction dans les essences spirituelles des dons divins. En premier, la nature spirituelle est créée afin qu’elle soit, deuxièmement elle est justifiée afin qu’elle soit bonne, troisièmement elle est glorifiée afin qu’elle soit bienheureuse 123. Par la création donc elle est introduite au bien; par la justification elle s’épanouit dans le bien 124 ; par la glorification elle s’acccomplit dans le bien. Les biens de la création sont pour le commencement, les biens de la justification sont pour l’avancement, les biens de la glorification, pour l’accomplissement. Les premiers biens sont les dons du Créateur, les seconds biens sont les dons du Créateur et les mérites de la créature, les troisièmes sont les dons du Créateur et les récompenses de la créature, accomplissement des dons et rétribution des mérites. C’est pourquoi les premiers correspondent à la longueur, les seconds à la largeur, les derniers à la hauteur. Car, dans les premiers, comme on l’a dit, la créature raisonnable est introduite à la perfection d’une plénitude future 125 ; dans les seconds biens, elle progresse, elle croît et se développe; dans les derniers, elle est élevée jusqu’à la gloire et s’accomplit dans la gloire.

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DE CONTEMPLATIONE, III, XII

CAPUT XII DE SUBDISTINCTIONE PRIMI GRADUS HUIUS CONTEMPLATIONIS

Videamus ergo primo de propitiatorii nostri longitudine, quam iubemur in duos cubitos et dimidium extendere. Quotiens itaque creationis nostre bona|illa spiritalia que superius assignauimus, corde uersamus, diligenter inuestigamus, conuenienter distinguimus, sufficienter discutimus, totiens propitiatorii nostri opus in longitudinem producimus, et ad certam mensuram extendimus. In hac itaque fabricandi propitiatorii productione triplex nobis occurrit diuinarum donationum distinctio, circa quas solum uel maxime uersari debet nostre considerationis frequens diligensque retractatio. Ex ipsa creationis sue conditione naturale est omni rationali creature esse, scire et uelle. Cogita itaque quam necessarium, quam iustum, et diuine bonitati quam congruum, tam digne creature, tam excellenti nature, boni ac mali discretionem dare, simul et arbitrii libertatem concedere, ut esset bonum|eius tam acceptum quam uoluntarium, tam gratum quam gratuitum. Quotiens in huiusmodi discussione desudas, in propitiatorii tui productione laboras. Scrutare, contemplare, mirare arbitrii libertatem, iudicii discretionem, essentie sublimitatem, et propitiatorium tuum cum hoc facis secundum congruentiam ordinis, et modum quantitatis in longum producis. Miror si per teipsum non auertis quam sit utilis, quamue necessaria horum omnium assidua consideratio. Ex hoc enim mens illuminatur, inflammatur, et solidatur in bono.

III, XII, 13-14 esse, scire, uelle] Augustin, Conf., XIII, XI, 12 (CCSL 27, p. 247)

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LA CONTEMPLATION, III, 12

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CHAPITRE 12 CE QU’ON DISTINGUE DANS LE PREMIER DEGRÉ DE CETTE CONTEMPLATION 126

Voyons donc d’abord ce qui concerne la longueur du propitiatoire que nous sommes invités à étendre sur deux coudées et demie. Chaque fois que nous méditons dans notre cœur ces biens spirituels de notre création – nous les avons désignés plus haut –, que nous les examinons avec soin, que nous les distinguons convenablement, que nous les différencions suffisamment, chaque fois nous faisons avancer en longueur l’œuvre de notre propitiatoire et nous l’étendons jusqu’à une certaine mesure. Au cours donc de notre progression dans la fabrication de ce propitiatoire se présente à nous une triple distinction des donations divines sur lesquelles doit s’exercer seulement, ou en tout cas prioritairement, un réexamen fréquent et attentif de ce que nous voyons. De par la condition même de sa création, il appartient naturellement à chaque créature spirituelle d’être, de connaître et de vouloir 127. Songe donc à quel point il est nécessaire, juste et conforme à la bonté divine de donner à une créature si digne, à une nature si excellente, le discernement du bien et du mal, et de lui accorder en même temps la liberté de décision 128, afin que le bien en elle soit autant quelque chose qu’elle a reçu que le résultat d’un acte volontaire, autant un don gracieux qu’une réponse gratuite 129. Chaque fois donc que tu te donnes la peine de faire cette distinction, tu travailles à la production du propitiatoire. Examine, contemple, admire la liberté de décision, le discernement du jugement, la sublimité de l’essence 130, et, quand tu fais cela, tu étends en longueur ton propitiatoire selon la convenance de l’ordre et la mesure de sa grandeur. Il m’étonnerait que tu ne te rendes pas compte par toi-même combien il est utile de considérer toutes ces choses et combien il est nécessaire de le faire avec assiduité. Car c’est par cela que l’esprit est éclairé, enflammé et fortifié dans le bien.

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DE CONTEMPLATIONE, III, XIII

CAPUT XIII QUOMODO IN PRIMO HUIUS CONTEMPLATIONIS GRADU MENS EXERCERE SE DEBEAT VEL QUANTUM EIUSMODI EXERCITATIO VALEAT

|Cogita ergo frequenter, considera uehementer, inuestiga diligenter uoluntatem non solum tuam, sed et alienam seu bonam seu malam. Cognosce tuam ut scias quid corrigere, seu etiam unde debeas gratias agere. Cogita etiam animos perfectorum nec non et peruersorum, et animos spirituum bonorum, et spirituum malignorum, ut ex contrariorum consideratione elucescat quid imitari, quid uitare expediat. Attende quid scias, attende quantum nescias. Agnosce quantum emineas per ingenium spiritibus brutis, agnosce quantum subiaceas per intellectum spiritibus angelicis. Si attendas quantum precedas sensu spiritum brutum, cantabis precordialiter: «Benedicam Dominum, qui tribuit|michi intellectum.» Si cogites intelligentiam angelicam, clamabis profecto: «Deus, tu scis insipientiam meam.» Discutere ergo ignorantiam meam utile ualde et pernecessarium michi, ut sciam quid desit michi, et cum beato Iob dicere possim: «Si quid ignoraui, ignorantia mea mecum est.» Sed quotiens in memetipso attendo quonam modo uel quam sepe incerta et occulta sapientie sue manifestauit michi, profecto magnificat anima mea Dominum, qui erudit nos super scientiam uolucrum et iumentorum, eo quod ipse sit qui illuminat omnem hominem uenientem in hunc mundum. Vides certe quanta sit utilitas huius gemine considerationis, attendere uidelicet affectum rationalis uoluntatis seu etiam sensum rationis. Sed de tertia|assignatarum considerationum quid dicam, in qua admirando contemplamur et contemplando miramur anime essentiam, essentie naturam, nature excellentiam? Facile, ut arbitror, potest unumquemque propria experientia docere quantum ualeat hec speculatio animum, uel contra uitium erigere, uel ad bonum animare.

III, XIII, 14-15 benedicam – intellectum] Ps. 15, 7 16 Deus – meam] Ps. 68, 6 18-19 si – est] Iob 19, 4 20 incerta – michi] cf. Ps. 50, 8 21 magnificat – Dominum] Luc. 1, 46 21-22 super – iumentorum] cf. Iob 35, 11 22-23 illuminat – mundum] Ioh. 1, 9 III, XIII, 13 attendas] attendis p 17 michi om. Aris 20 sue] tue Aris manifestauit] manifestasti Aris 26 qua om. p

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LA CONTEMPLATION, III, 13

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CHAPITRE 13 COMMENT L’ESPRIT DOIT S’EXERCER DANS CE PREMIER DEGRÉ DE CONTEMPLATION, ET QUELLE EST L’IMPORTANCE D’UN TEL EXERCICE Envisage donc souvent, considère attentivement, étudie avec soin la volonté, non seulement la tienne, mais aussi celle d’autrui, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Apprends à connaître la tienne, afin de savoir ce qu’il faut corriger ou encore ce pour quoi tu dois rendre grâce. Pense aussi aux âmes des parfaits et aussi à celles des mauvais, aux âmes des bons esprits et des esprits malins 131, afin de tirer de la considération de ces contraires une vue claire de ce qu’il faut imiter et de ce qu’il convient d’éviter. Porte ton attention sur ce que tu sais, remarque à quel point tu es ignorant. Reconnais combien tu l’emportes sur les esprits des animaux par tes dispositions naturelles, reconnais combien tu es inférieur aux esprits des anges par ton intelligence 132. Si tu regardes avec attention combien tu dépasses par tes sens l’esprit des bêtes brutes 133, tu chanteras à pleins poumons: «Je bénirai le Seigneur qui m’a donné l’intelligence.» Si tu penses à l’intelligence des anges 134, tu t’exclameras sûrement: «Ô Dieu, tu connais mon manque de sagesse.» Examiner avec soin mon ignorance m’est en effet fort utile et des plus nécessaire, pour que je sache ce qui me manque, et que je puisse dire avec le bienheureux Job: «Si j’ai ignoré quelque chose, mon ignorance est avec moi 135.» Mais chaque fois que je regarde avec attention en moi-même de quelle manière et combien souvent il m’a révélé les secrets et les mystères de sa sagesse, certes mon âme glorifie le Seigneur, lui qui nous instruit d’une science supérieure à celle des oiseaux et des bêtes 136, par le fait qu’il est lui-même celui qui illumine tout homme venant en ce monde. Tu vois, certes, combien est utile cette double considération, à savoir porter son attention sur l’aspect affectif de la volonté raisonnable, ou également sur le sens rationnel 137. Mais que dirai-je de la troisième des considérations que nous avons indiquées, celle en qui nous contemplons en admirant, et en contemplant nous admirons l’essence de l’âme, la nature de cette essence, et l’excellence de cette nature? Chacun peut facilement, je crois, apprendre par sa propre expérience combien cette spéculation a le pouvoir de dresser l’âme contre le vice ou de l’encourager au bien. Homme, je te prie, connais ta dignité 138, songe à l’excellence de la nature de ton âme, comment Dieu l’a faite à son image et à sa ressemblance, comment il l’a élevée au-dessus de toute créature corporelle, et

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DE CONTEMPLATIONE, III, XIV

Cognosce, queso, homo dignitatem tuam, cogita excellentem illam anime tue naturam, quomodo fecerit eam Deus ad imaginem et similitudinem suam, quomodo sublimauerit eam super omnem corpoream, et statim mirari incipies quomodo inclita uirgo filia Syon proiecta sit de celo in terram, et pariter Domino clamare incipies: «Quid michi est in celo, et a te quid uolui super terram?» Quid mirum,|queso, si in recordatione conditionis mee, si ad conspectum anime mee, subito et absque mora confusio faciei mee cooperuit me? Quem enim non pudeat dominam mundi, ciuem celi, dilectam Dei, addixisse seruituti corporis, prostituisse spiritibus inmundis, diu tenuisse sub iugo seruitutis ad faciendam carnis curam in desideriis? Mirabitur sane quisque, cum anime sue dignitatem cogitauerit, cum bene attenderit quid sit uel esse debuerit, unde uel quo proiecta sit, mirabitur, inquam, quomodo facta sit, quasi uidua domina gentium, princeps prouinciarum, facta sit sub tributo. Ad hanc, ut arbitror, considerationem reuocare nos uoluit qui dixit: «Quid est, Israhel, quod in terra inimicorum es, inueterasti in|terra aliena, coinquinatus es cum mortuis, deputatus es cum his qui inferno sunt?» In hac itaque triplici consideratione debemus, uti iam diximus, propitiatorii nostri longitudinem consummare.

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CAPUT XIV DESIGNATIO EORUM QUAE IN HOC SPECULATIONIS GRADU COMPREHENDI NON POSSUNT

Sed in prima et secunda consideratione scientiam tuam usque ad cubitum extendere potes, nam in tertia omnino non potes. 31 cognosce – dignitatem tuam] Léon le Grand, Tract. in Natiu., XXI, 3 (CCSL 138, [p. 88] l. 70-71); Bernard, Sermo in Natiu., 2, 1 (Bern. Opera, IV, p. 252, l. 6-7); loc. par.: Lib. except., II, sermo X (Châtillon, [p. 397] l. 36-37); Hugues, Arrha an. (954B; L’Œuvre I, [p. 232] l. 99-100) 34 uirgo – Sion] cf. Lam. 2, 13 34-35 proiecta – terram] cf. Am. 5, 2 35-36 quid – terram] Ps. 72, 25 38 confusio – me] Ps. 43, 16 41 carnis – desideriis] cf. Rom. 13, 14 43-45 facta – tributo] cf. Lam. 1, 1 46-48 quid – sunt] Bar. 3, 10-11 33 sublimauerit] sublimauit p 37 conspectum] aspectum Aris om. p 44 facta sit] facta est Aris 47 qui] in add. p

42 dignitatem

5

LA CONTEMPLATION, III, 14

313

tu commenceras aussitôt à être en admiration en voyant comment l’illustre vierge, fille de Sion 139, a été projetée du ciel sur la terre, et tu commenceras de même à crier vers le Seigneur 140 : «Qu’y a-t-il pour moi dans le ciel, et qu’ai-je voulu de toi sur la terre?» Quoi d’étonnant, je le demande, si dans le souvenir de ma condition, si à la vue de mon âme, tout à coup et aussitôt la confusion qui paraît sur mon visage me recouvre entièrement. Qui n’aurait honte en effet d’avoir soumis à la servitude du corps la souveraine du monde, la citoyenne du ciel, la bien-aimée de Dieu 141, de l’avoir prostituée aux esprits immondes 142, de l’avoir retenue longtemps sous le joug de l’esclavage, pour se préoccuper de la chair dans ses convoitises? Chacun sera assurément dans l’étonnement quand il se sera avisé de la dignité de son âme, quand il aura bien saisi ce qu’elle est ou ce qu’elle aurait dû être, d’où elle vient et où elle a été envoyée 143. Chacun sera dans l’étonnement, dis-je, en voyant comment elle est devenue veuve des nations, elle, la reine des provinces, comment elle a été assujettie au tribut. C’est à considérer cela qu’a voulu nous ramener, je crois, celui qui a dit: «Pourquoi, Israël, es-tu dans le pays de tes ennemis, languissant dans une terre étrangère, te souillant avec les morts, compté au nombre de ceux qui descendent dans les enfers? 144 » Dans cette triple considération, nous devons donc, comme nous l’avons déjà dit, réaliser la longueur de notre propitiatoire.

CHAPITRE 14 DÉSIGNATION DES RÉALITÉS QUI NE PEUVENT ÊTRE SAISIES DANS CE DEGRÉ DE LA SPÉCULATION

Mais c’est dans la première et dans la seconde considération que tu peux développer ta science jusqu’à une coudée, car dans la troisième cela t’est absolument impossible. En effet, là où 145 tu as l’instrument adapté à ce qu’il faut connaître, alors indubitablement tu possèdes une coudée de certitude pour ainsi dire assurée, du fait que tu es en mesure d’acquérir par l’expérience la notion de l’objet que tu cherches à connaître. En effet, quand tu atteins par l’expérience une ferme certitude, c’est comme si ta science grandit jusqu’à la mesure d’une pleine coudée. Mais à qui, je le demande, sa propre expérience n’enseigne-t-elle pas ce qu’est «vouloir» et ce qu’est «savoir»? Chacun ne prend-il pas connaissance de cela chaque fois qu’il aura voulu dans son propre cœur 146 ? Est-ce que tu ne sais donc pas combien infinies sont les choses que tu veux, combien infinies celles que

314

DE CONTEMPLATIONE, III, XV

Vbi enim ad id quod sciri oportet instrumentum idoneum habes, ibi procul dubio quasi rate certitudinis cubitum tenes, eo quod rei cognoscende notitiam per experientiam capere ualeas. Quasi enim ad plenum cubitum scientia tua excrescit, cum ad certitudinis firmitatem|per experimentum attingit. Sed quem, queso, non doceat propria experientia quid sit uelle, uel quid sit scire? Nonne legit hoc unusquisque quotiens uoluerit in proprio corde? Nunquidnam ignoras quam infinita uelis, quam infinita nolis, quam innumera scias, quam innumera nescias? Sed nunquid quomodo uides uoluntatem tuam, quomodo nosti cogitationem tuam, potes eque uidere, uel nosse anime tue substantiam? Quis, inquam, in hac adhuc carne positus animam suam uel quamlibet spiritalem substantiam in sua puritate uidit, uel etiam uidere|potuit? Procul dubio in hac parte humanus intellectus cecus est a natiuitate, et necesse habet cotidie Domino clamare: «Illumina oculos meos.» Profecto si quis que eiusmodi sunt in hac corruptibili carne uidere potuit, per mentis excessum supra semetipsum ductus fuit, et in eo quod uidit, intellectus humani metas non propria industria sed ex reuelatione diuina transcendit. Sed quicquid in hunc modum humana experientia potuit attingere, constat nimirum illud non ad hoc, sed ad aliud contemplationis genus pertinere. Quantumcumque ergo in hac consideratione ingenium tuum exercueris, quantumcumque studium tuum continuaueris, quantumcumque in hac parte sensum tuum dilataueris, scientiam tuam ad plenum cubitum extendere non poteris.

M 45ra PL 123D

15

V 35rb PL 124A 20

M 45rb

30

CAPUT XV QUOD NEC ILLA NEGLEGERE DEBEMUS QUE NONNISI EX PARTE COMPREHENDIMUS

Multa tamen sunt minimeque spernenda, que de|spiritalis essentie PL 124B possumus proprietate, uel ex diuinarum scripturarum auctoritate colli- 5

III, XIV, 20 illumina – meos] Ps. 12, 4 III, XIV, 15 nunquid] non quid MV tuam quomodo] tu add. Aris 20 domino clamare] clamare domino Aris 21 eiusmodi] huiusmodi p 25-26 contemplationis] contemplantis p 26 pertinere] pertingere Aris

LA CONTEMPLATION, III, 15

315

tu ne veux pas, combien innombrables celles que tu connais, combien innombrables celles que tu ne connais pas? Mais est-ce que 147, de la même manière dont tu vois ta volonté, de la même manière dont tu connais ta pensée, tu peux également voir ou connaître la substance de ton âme? Qui, dis-je, se trouvant encore dans cette chair, a vu ou même aurait pu voir son âme ou n’importe quelle substance spirituelle dans sa pureté? Sans aucun doute, dans ce domaine, l’intellect humain est aveugle dès sa naissance 148, et il lui faut s’écrier chaque jour vers le Seigneur: Illumine mes yeux! Certainement, si quelqu’un, dans cette chair corruptible, a pu voir de telles réalités, c’est qu’il a été emmené au-dessus de lui-même par outrepassement de l’esprit, et dans cette vision il a transcendé les bornes de l’intellect humain non par sa propre industrie, mais grâce à une révélation divine. Mais tout ce que l’expérience humaine a pu atteindre ainsi, il est évident que cela ne relève pas de ce genre de contemplation, mais d’un autre. Donc, tu auras beau avoir tant exercé ton esprit dans cette considération, continué a faire tant d’efforts, tant élargi ta perception, tu ne pourras pas mener ta science jusqu’à la mesure d’une pleine coudée.

CHAPITRE 15 NOUS NE DEVONS PAS NÉGLIGER NON PLUS CES RÉALITÉS QUE NOUS NE SAISISSONS QU’EN PARTIE Cependant, nombreuses et nullement méprisables sont les vérités au sujet des propriétés de l’essence spirituelle que nous pouvons soit recueillir à partir de l’autorité des divines Écritures, soit encore prouver par le témoignage de notre raison. Appliquons-nous donc à les connaître selon la manière et dans la mesure de nos possibilités, même si nous ne pouvons mener cette connaissance jusqu’à la coudée que vaut l’expérience. Il est possible de connaître peu de choses dans cette considération, mais d’un grand prix; peu de choses sans doute par rapport à la totalité,

316

DE CONTEMPLATIONE, III, XV

gere, uel rationis attestatione probare. Studeamus ergo scire quomodo uel quantum possumus, quamuis nos usque ad experientie cubitum extendere non possimus. Modicum quidem sed multi est quod in hac consideratione sciri potest. Modicum sane ad plenitudinem, sed multum per omnem modum ad utilitatem. Noli ergo negligere quod potes de hoc cubito habere, quamuis ipsum minime possis explere. Ut enim de ceteris taceam, que pertinere uidentur ad speculationem istam, quantum putamus detrimentum incurris, si anime inmortalitatem nescis, et omnino non credis? Si enim de anime inmortalitate non constet, quis, queso, ad futuram retributionem|se preparet? Quis, obsecro, uitam suam restringat, ne post concupiscentias suas eat, quis de perpetratis malis satisfaciat, quis se ad fortia opera accingat, quis inter tot diuinorum flagellorum tam acerba patientiam habeat, si de futura uita penitus diffidat? Totum quod de humani generis redemptione asseritur, totum quod de diuinis sacramentis creditur, quicquid de diuinis institutionibus precipitur, quicquid de diuinis promissionibus expectatur, penitus destruitur, si de anime perpetuitate desperatur. Si in hac uita tantum in Christo sperantes sumus, miserabiliores omnibus hominibus sumus. Ecce reliquimus omnia, et secuti sumus ipsum, quid ergo erit nobis, si omnino mortui non|resurgunt? Utquid propter ipsum mortificamur tota die, si nulla ab ipso speranda est corona iustitie? Si omnino unus est interitus hominis atque iumentorum, et equa utriusque conditio, quid michi proderit, si maiorem sapientie et iustitie operam dedero? Nonne multo melius faciunt, qui comedunt et bibunt, et ducunt in bono dies suos, qui epulantur cotidie splendide, quam qui mortificantur tota die? Nonne multo melius erit ire ad domum conuiuii, quam ad domum luctus, si

III, XV, 23-24 si – sumus] I Cor. 15, 19 24-25 ecce – nobis] cf. Matth. 19, 27 25-26 si – resurgunt] cf. I Cor. 15, 32 26 propter – die] cf. Rom. 8, 36 27 corona iustitie] cf. II Tim. 4, 8 27-28 unus – conditio] cf. Eccle. 3, 19 28-29 quid – dedero] cf. Eccle. 2, 15 30 qui – bibunt] cf. Luc. 5, 33 ducunt – suos] Iob 21, 13 31 epulantur – splendide] Luc. 16, 19 32 melius – luctus] cf. Eccle. 7, 3 III, XV, 6 rationis attestatione] attestatione rationis Aris 7 possumus] totum scire add. et del. MV experientie] experientia p experientie cubitum] cubitum experientie Aris 9 multi] multum Arisp 30 bono] bonis Aris 32 erit ire] ire erit corr. MV

V 35va

M 45va 15

PL 124C

20

25

PL 124D

V 35v M 45vb

LA CONTEMPLATION, III, 15

317

mais beaucoup de toute manière par rapport à l’utilité. Ne néglige donc pas d’acquérir ce que tu peux de cette coudée, même si tu ne peux pas y parvenir complètement. En effet, sans parler des autres vérités qui semblent se rapporter à cette spéculation, pensons à quels dommages tu t’exposes, si tu demeures dans l’ignorance de l’immortalité de l’âme ou si tu n’y crois pas du tout? Si, en effet, l’immortalité de l’âme n’était pas une certitude établie, qui, je le demande, se préparerait pour la rétribution future? Qui, je te prie, mettrait des restrictions dans sa vie, pour ne pas se laisser aller à suivre ses convoitises, qui ferait réparation du mal qu’il a commis, qui s’armerait en vue d’actions courageuses 149, qui, dans les souffrances si douloureuses causées par les épreuves envoyées par Dieu 150, aurait encore la force de les subir avec patience, s’il doutait tout à fait de la vie future? Tout ce qui est affirmé sur la rédemption du genre humain, tout ce que nous croyons sur les divins mystères, tout ce qui est prescrit des enseignements divins, tout ce que nous attendons des promesses divines, tout cela est réduit à néant si nous désespérons de la survie de l’âme. Si, [étant] dans le Christ, nous n’avons d’espérance que pour cette vie, nous sommes plus misérables que tous les hommes. Voilà que nous avons tout quitté, et que nous l’avons suivi; que nous reviendra-t-il, si les morts ne ressuscitent pas? Pourquoi à cause de lui nous mortifions-nous pendant tout le jour, si nous n’avons pas à espérer de lui la couronne de justice? Si la mort de l’homme et celle des animaux c’est une même chose, et si la condition des uns et des autres est la même, que me servira d’avoir donné un plus grand soin à la sagesse et à la justice? Ne font-ils pas bien mieux ceux qui mangent et boivent et passent leurs jours dans le plaisir, et banquètent chaque jour splendidement, que ceux qui se mortifient à longueur de journée? Ne sera-t-il pas beaucoup mieux d’aller à la maison des festins qu’à la maison du deuil, si après cette vie l’homme n’a rien de plus que la bête? Pourquoi n’irais-je pas me plonger dans toutes sortes de délices et ne jouirais-je pas des biens qui existent, si les morts ne ressuscitent pas? Pourquoi n’écouterions-nous pas volontiers cette voix qui nous dit: «Ne pensons qu’à manger et boire, nous qui mourrons demain.» Tu vois certainement quels effets malheureux en découleront, si l’immortalité de l’âme est mise en doute. Aussi ne devons-nous en aucun cas mépriser ce que nous pouvons accomplir de cette coudée, même si nous ne sommes nullement en mesure de l’achever complètement. Ainsi donc, l’œuvre de notre propitiatoire commence par la triple considération de l’essence – je veux dire l’essence spirituelle [de l’âme] –, de son discernement et de sa volonté, et cette œuvre se poursuit jusqu’à la mesure définie. Celui qui a donc pleinement exercé son esprit à ob-

318

DE CONTEMPLATIONE, III, XVI

post hanc uitam nichil habet homo iumento amplius? Cur non uadam et affluam deliciis et fruar bonis que sunt, si omnino mortui non resurgunt? Cur illam uocem libenter non audiamus, qua dicitur: «Comedamus et 35 bibamus, cras enim moriemur»? Vides certe|quanta mala sequantur, si PL 125A de anime inmortalitate dubitetur. Minime itaque contempnere debemus que de hoc cubito efficere possumus, quamuis ad eius expletionem minime sufficiamus. Ab hac ergo triplici consideratione essentie uidelicet spiritalis eius- 40 que discretionis ac uoluntatis, propitiatorii nostri opus inchoatur, et ad definitam mensuram producitur. Qui igitur animum suum in horum speculatione plene exercuit, propitiatorii sui longitudinem expleuit. Hec de propitiatorii longitudine iam diximus, nunc ad eius latitudinem M 46ra inuestigationis manum uertamus.

CAPUT XVI DE SUBDISTINCTIONE SECUNDI GRADUS HUIUS CONTEMPLATIONIS

Ad latitudinem spectant, ut diximus, ea que sunt|ad promotionem, PL 125B sicut ad longitudinem ea que sunt ad inchoationem. Bonum autem nos- V 36ra trum quod ab opere creationis inchoat, iustificatio dilatat, et se ex hoc ad latitudinem pertinere demonstrat. Hoc autem opus sine duobus non consummatur. Nunquam enim perficitur, si creature sue Creator non cooperetur. Et posset quidem si uellet, sine creature opera totum Creator per se ipsum explere, sicut po- 10 tuit cum uoluit tot et tanta de nichilo creare. Nos si sine eius adiutorio nitentes de nostris uiribus presumimus, frustra laboramus. Testatur hoc

33 nichil – amplius] Eccle. 3, 19 33-34 cur – bonis] Eccle. 2, 1 34 si – resurgunt] cf. I Cor. 15, 32 35-36 comedamus – moriemur] Is. 22, 13; 56, 12; Sap. 2, 6; I Cor. 15, 32 35 libenter non] non libenter Aris 37 anime] in marg. V 37-38 contempnere debemus] debemus contemnere Aris 45 uertamus] mittamus Aris III, XVI, 3 huius om. p 4-5 ad promotionem sicut ad longitudinem ea que sunt om. p 9 cooperetur] cooperatur corr. M 11 de nichilo creare] creare de nichilo Aris 12 laboramus] corr. M, laborauimus V

LA CONTEMPLATION, III, 16

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server ces vérités, a achevé le propitiatoire en sa longueur. Maintenant que nous avons dit tout cela de la longueur, tournons-nous dans notre investigation vers la largeur.

CHAPITRE 16 CE QU’ON DISTINGUE DANS LE SECOND DEGRÉ DE CETTE CONTEMPLATION

C’est à la largeur, comme nous l’avons dit, que se rapporte ce qui relève de l’avancement, comme ce qui relève du commencement concerne la longueur. Or, notre bien qui commence par l’œuvre de la création, la justification l’élargit, et cela montre que celle-ci concerne la largeur. Cette œuvre ne peut être achevée sans que deux y concourent. Car elle ne saurait jamais être accomplie si le Créateur ne coopère pas avec sa créature. Et pourtant le Créateur, s’il le voulait, pourrait tout accomplir par lui-même sans l’action de la créature, comme il a pu, quand il l’a voulu, tirer du néant tant de choses et de si grandes. Quant à nous, si nous présumons de nos forces en nous efforçant d’entreprendre sans son aide, c’est en vain que nous nous donnons cette peine 151. Il atteste cela, celui qui, dans son évangile, dit cette parole: «Vous ne pouvez rien faire sans moi», par le fait qu’il est lui-même celui qui opère en nous et la volonté et l’accomplissement, selon son bienveillant dessein. Cela ne dépend donc ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde 152. En effet, sans lui que pourrais-je faire par moi-même, moi qui ne peux dire “Seigneur Jésus”, si ce n’est dans le Saint-Esprit. C’est luimême assurément, c’est lui-même, celui qui opère tout en tous, distribuant à chacun ses dons selon qu’il lui plaît. Mais pourtant, pour l’œuvre de notre justification, il requiert notre consentement volontaire, lui qui dit: «Si vous voulez m’écouter, vous

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DE CONTEMPLATIONE, III, XVI

qui in euangelio suo loquitur: «Sine me nichil potestis facere», eo quod ipse sit qui operatur in nobis et uelle et perficere pro bona uoluntate. Non est enim uolentis neque currentis, sed miserentis Dei. Quid enim sine ipso,|per memetipsum potero, qui nec saltem dicere possum “Domine Ihesu” nisi in Spiritu sancto? Ipse, utique, ipse est qui operatur omnia in omnibus, diuidens singulis prout uult. Verumtamen in iustificationis nostre opus uoluntarium consensum requirit, qui dicit: «Si uolueritis et audieritis me bona terre comedetis.» Libero arbitrio ascribitur, cum hoc opus prepeditur ubi dicitur: «Si populus meus audisset me, Israhel si in uiis meis ambulasset. Pro nichilo forsitan inimicos eorum humiliassem et super tribulantes eos misissem manum meam.» Si enim nos in huiusmodi opere omnino nichil facimus, frustra eius adiutorium inploramus, falsoque eum adiutorem uocamus. Aliud est|enim facere, atque aliud adiuuare. Quid enim est auxiliari, nisi operanti cooperari? Adiutorem eum habere et in bono cooperatorem intellexit qui dicit: «Adiutor meus et liberator meus es tu, Domine, ne moreris.» Cotidie eius adiutorium querimus, cum ei in cotidianis orationibus proclamamus: «Adiuua nos, Deus salutaris noster.» Patet ergo quia hoc opus a duobus perficitur, in quo creature sue Creator cooperatur. Opus itaque est in hoc opere propria industria et diuina gratia. Frustra enim quispiam libero arbitrio innititur, nisi diuino adiutorio fulciatur. Perficitur autem iustificatio nostra ex deliberatione propria, et inspiratione diuina. Sola enim iusta uelle est iam iustum esse. Ex sola siquidem uoluntate, recte iusti|uel iniusti dicimur, quamuis ex opere in utrumque adiuuemur. Duobus autem modis nobis cooperatur Deus, interius uidelicet et exterius. Interius per occultam aspirationem, exterius per manifestam operum suorum administrationem. Sed nil ad hoc contemplationis genus illa cooperatio que exterius fit, eo quod propitiatorium nostrum de auro puro fieri oporteat, et hec speculatio in pura intelligentia subsistere debeat. III, XVI, 13 sine – facere] Ioh. 15, 5 (cf. II Cor. 3, 5) 14 qui – uoluntate] Phil. 2, 13 14-15 non – Dei] Rom. 9, 16 16-17 dicere – sancto] I Cor. 12, 3 17-18 ipse – omnibus] I Cor. 12, 6 et 11 18 diuidens – ult] I Cor. 12, 11 20 si – comedetis] Is. 1, 19 21-24 si – meam] Ps. 80, 14-15 28-29 adiutor –moreris] Ps. 69, 6 30-31 adiuua – noster] Ps. 78, 9 15 miserentis] est add. Arisp sit V

28 es tu] esto Aris

34 innititur] innitur M

42 fit]

15

PL 125C

M 46rb 20

V 36rb PL 125D

30

M 46va PL 126A

40

LA CONTEMPLATION, III, 16

321

mangerez les biens de la terre 153.» Quand cette œuvre est empêchée, il l’impute au libre arbitre, lorsqu’il dit: «Si mon peuple m’avait écouté, si Israël avait marché dans mes voies, j’aurais pu humilier facilement ses ennemis, et j’aurais appesanti ma main sur ceux qui le tourmentaient.» Si nous, en effet, nous ne faisons rien dans une telle œuvre, c’est en vain que nous implorons son aide, et c’est à tort que nous l’appelons notre soutien 154. C’est une chose de faire, et c’en est une autre d’aider. Qu’est-ce en effet qu’aider, sinon apporter son appui à celui qui agit? Il a compris qu’il l’avait comme soutien et comme coopérateur dans le bien, celui qui dit: «Tu es mon soutien et mon libérateur, Seigneur, ne tarde pas davantage!» Chaque jour, nous recherchons son aide, quand nous nous écrions en nous adressant à lui dans nos prières quotidiennes: «Aidenous, ô Dieu, notre sauveur!» Il est donc clair que cette œuvre, dans laquelle le Créateur coopère avec sa créature, s’accomplit à deux. C’est pourquoi il faut qu’il y ait dans cette œuvre notre propre industrie et la grâce divine. C’est en vain, en effet, que quelqu’un s’en remet au libre arbitre, s’il n’est pas soutenu par l’aide divine. Or, notre justification s’opère par notre propre délibération et par une inspiration divine 155. En effet, ne vouloir que ce qui est juste, c’est déjà être juste. C’est d’après notre volonté seule, en effet, que nous sommes à bon droit dits justes ou injustes, même si dans la réalisation nous recevons de l’aide dans l’un et l’autre cas 156. Effectivement, Dieu coopère avec nous de deux manières, à savoir intérieurement et extérieurement: intérieurement par une inspiration secrète, extérieurement par l’assistance manifeste pour les œuvres 157. Mais cette coopération qui se produit extérieurement n’a rien à voir avec ce genre de contemplation, car il faut que notre propitiatoire soit fait avec de l’or pur, et cette spéculation doit se maintenir dans l’intelligence pure. Tels sont les deux éléments par lesquels s’achève la largeur de notre propitiatoire: notre propre délibération et l’inspiration divine.

322

DE CONTEMPLATIONE, III, XVII

Hec itaque duo sunt ex quibus perficitur propitiatorii nostri latitudo, propria uidelicet deliberatio, et diuina inspiratio.

45

CAPUT XVII QUOD QUEDAM SIMILITER IN SECUNDO HUIUS CONTEMPLATIONIS GRADU SUNT QUE COMPREHENDI NON POSSUNT

Quid sit autem deliberatio cotidiano usu|didicimus, et de eius certitudine post tot experimenta hesitare non possumus, et iccirco scientiam nostram in hac parte usque plenum cubitum extendere possumus. Sed quis, queso, in hac dumtaxtat uita comprehendere sufficiat, quonam modo diuina gratia cor uisitare, et sua inspiratione ad omnem suam uoluntatem inclinare soleat? Quantumcumque in hac consideratione laboremus, opus nostrum in hac parte ad plenum cubitum non extendimus. Quomodo enim diuine inspirationis modum humana intelligentia comprehendat, cum Dominus in Euangelio suo de eiusdem rei incomprehensibilitate admoneat? «Spiritus, inquit, ubi uult spirat, et uocem eius audis et nescis unde ueniat, aut quo uadat.» Docemur itaque de gratie diuine adiutorio|per auctoritatem Scripturarum, quod et ipsi probamus per cotidianum infirmitatis nostre defectum, et per manifestum cooperationis ipsius effectum. Ad hoc siquidem totiens eius nobis gratia subtrahitur, ut quam per se nichil boni humana infirmitas possit ex proprio defectu doceatur. Ad hoc iterum eadem que fuerat substracta gratia restituitur, ut per eius effectum quid ex Dei munere simus experiamur. Utquid unum idemque modo possumus, modo non possumus, nisi quia gratiam adiutricem modo habemus, modo non habemus? Patet itaque quod de diuine gratie adiutorio minime non liceat dubitare, quamuis cooperationis eius modos minime possimus comprehendere. Cubitum itaque in huius|nostre considerationis opere explere non possumus, quia ingenium nostrum in huius inuestigationis latitudine usque ad comprehensionis terminum non extendimus. Patet itaque ratio cur propitiatorii nostri latitudo usque ad duos cubitos se

III, XVII, 13-14 spiritus – uadat] Ioh. 3, 8 III, XVII, 4 de om. p 6 usque] ad add. Arisp p 20-21 simus] sumus p 22 quia om. p

19 eadem om. Aris

fuerat] fuerit

V 36va PL 126B 5

M 46vb 10

PL 126C

20

V 36vb

25

M 47ra PL 126D

LA CONTEMPLATION, III, 17

323

CHAPITRE 17 IL Y A ÉGALEMENT DANS CE SECOND DEGRÉ DE CONTEMPLATION DES CHOSES QUI NE PEUVENT ÊTRE COMPRISES

Or, ce qu’est la délibération, nous l’avons appris par l’usage quotidien, et après tant d’expériences nous ne pouvons pas hésiter sur ce qu’elle comporte de certitude, et c’est pourquoi nous pouvons étendre notre science de ce côté jusqu’à la mesure d’une pleine coudée. Mais qui, je le demande, est en mesure, du moins dans cette vie, de comprendre de quelle manière la grâce vient visiter le cœur et d’ordinaire, par son inspiration, l’incline à suivre toute sa volonté? Malgré tous les efforts que nous apportons à cette considération, nous n’étendons pas notre ouvrage de ce côté jusqu’à la mesure d’une pleine coudée. Comment en effet l’intelligence humaine pourrait-elle comprendre la manière d’agir de l’inspiration divine, alors que le Seigneur dans son Évangile nous prévient que cela demeure incompréhensible pour nous? «L’Esprit, dit-il, souffle où il veut; et tu entends sa voix, mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va.» Nous apprenons ainsi, par l’autorité des Écritures, au sujet de l’aide qu’apporte la grâce divine, ce que nous-mêmes vérifions chaque jour par les déficiences dues à notre faiblesse et par les effets manifestes de sa coopération 158. Que sa grâce nous soit tant de fois retirée, c’est sans doute pour que la faiblesse humaine apprenne à quel point elle ne parvient pas à accomplir par elle-même quelque chose de bien à cause de sa propre insuffisance. Et en retour, cette même grâce, qui nous a été enlevée, nous est restituée pour que, par son effet, nous expérimentions ce que nous sommes grâce au don de Dieu. Que tantôt nous puissions accomplir quelque chose et tantôt ne pas accomplir cette chose, pourquoi cela, si ce n’est parce que nous avons tantôt la grâce pour nous aider, tantôt nous ne l’avons pas? Il est donc clair qu’il ne faut pas douter de l’aide de la grâce divine, même si nous ne pouvons pas comprendre les modalités de sa coopération. En effet, dans cette partie du travail où nous nous considérons nous-mêmes 159, nous ne pouvons pas atteindre complètement une coudée, car, dans le déploiement de cette investigation, nous ne menons pas notre faculté mentale jusqu’au terme de la compréhension. Pourquoi la largeur de notre propitiatoire ne peut s’étendre jusqu’à deux coudées, ou pourquoi il faut que la mesure soit d’une coudée et demie selon l’instruction divine, la raison en est donc claire.

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DE CONTEMPLATIONE, III, XVIII

extendere non ualeat, uel cur cubitum et dimidium iuxta documentum diuinum habere oporteat. Si igitur animum tuum in hac gemina consideratione ad plenum exercuisti, propitiatorii tui latitudinem iuxta modum congruum explesti.

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CAPUT XVIII DE PRIMA ET SECUNDA DISTINCTIONE HUIUS CONTEMPLATIONIS EARUMQUE DIFFERENTIA

Nemo putet eamdem esse considerationem illam quam superius posuimus uoluntatis, et hanc quam|modo latitudini assignauimus deliberationis. Nam ad illam pertinet quod in mente agitur ex sola operatione nature, ad istam autem quod in ipsa actitatur ex opera industrie. Ad illam spectat quelibet anime uis ipsi naturaliter insita, ad istam quelibet anime uirtus per industriam comparata. Ad illam denique quilibet anime motus qui naturali quodam inpulsu agitur, ad istam quilibet animi nutus qui rationali quodam dispositionis moderamine ducitur. Et quidem solemus uim illam anime, que se ualet et solet in tot affectus formare, et per tam multiplices modos uariare, uim illam, inquam, anime solemus uoluntatem nominare. Similiter eius motum et eiusmodi, ut ita dicam, instrumenti actum uoluntatem dicimus, et ipsum uelle uoluntatem uocamus.|Nec solum illud uelle quod solo naturali motu fertur uoluntas nuncupatur, uerum etiam illud quodlibet animi consensus ex deliberatione comitatur. Sed cogit nos utique uerborum inopia uerborum significationes modo extendere, modo restringere, et pro necessitatis ingruentia congruenter uariare. Sed ut sufficienter distinguamus quid huic considerationi ascribere debeamus, omnis anime consensus et quicquid ex consensu in animo agitur, ad hanc considerationem pertinere uidetur, quemadmodum omnis sensus, uel quilibet anime motus qui contra consensum uel preter consensum agitur longitudinis considerationi recte ascribitur. Bona namque creationis, ut superius iam dictum est, assignanda sunt propiti-

III, XVIII, 4-5 posuimus] possimus V, possuimus M 11 anime] animi p 14 tam] eam p 14-15 inquam anime] anime inquam Aris 20 significationes] significatione p 21 ingruentia] incongruentia Aris 22 quid] que Aris 25 omnis om. p

PL 127A

10

M 47rb V 37ra

15

PL 127B

20

25

M 47va

LA CONTEMPLATION, III, 18

325

Si donc tu as pleinement exercé ton esprit dans ces deux considérations, tu as atteint, selon la mesure convenable, la pleine largeur de ton propitiatoire.

CHAPITRE 18 LA PREMIÈRE ET LA SECONDE DISTINCTION DANS CETTE CONTEMPLATION ET CE QUI LES DIFFÉRENCIE

Que personne ne pense que la considération sur la volonté, que nous avons exposée plus haut 160, est la même que celle sur la délibération que nous venons de rattacher à la largeur. De fait dans la première de ces considérations, il s’agit de ce qui se passe dans l’esprit par la seule opération de la nature, dans la seconde il s’agit de ce qui s’accomplit en elle-même par l’action de son industrie. À celle-là se rapporte toute puissance qui est naturellement innée à l’âme, à celle-ci toute puissance de l’âme acquise par sa propre action. À celle-là, enfin, se rapporte tout mouvement de l’âme qui est suscité par une quelconque impulsion naturelle, à celle-ci toute décision de l’esprit 161 dont l’ordonnance est sous le contrôle de la raison. Et certes, cette puissance de l’âme qui peut prendre et prend généralement la forme de tant de sentiments, et peut se diversifier de tant de manières, cette puissance de l’âme, dis-je, nous avons l’habitude de lui donner le nom de volonté. De la même manière, le mouvement de cette puissance, et l’action de cette sorte d’instrument, nous l’appelons pour ainsi dire volonté, et nous appelons encore volonté le vouloir lui-même. Et non seulement vouloir ce qui n’est porté que par un mouvement naturel s’appelle volonté, mais aussi tout ce qui s’accompagne d’un assentiment de l’âme, fruit d’une délibération. Mais, à la vérité, l’indigence du vocabulaire nous contraint à tantôt étendre, tantôt resteindre la signification des mots, et à la faire varier en l’adaptant sous la pression de la nécessité 162. Mais pour distinguer suffisamment ce que nous devons attribuer à cette considération-ci, tout consentement de l’âme et tout ce qui se produit dans l’âme avec son consentement paraît se rapporter à cette considération; de même tout sentiment de l’âme et n’importe quel mouvement de l’âme qui s’accomplit contre le consentement ou en dehors de son consentement doit être attribué à ce que nous considérons à

326

DE CONTEMPLATIONE, III, XVIII

atorii nostri longitudini, bona uero iustificationis ascribenda|sunt eius latitudini. Et scimus quia quicquid in anima preter consensum est, hominem utique iustificare non potest. Ad primam itaque considerationem pertinet diligenter attendere, quibus bonis naturaliter mens polleat uel careat, ad secundam uero spectat nosse que bona mens ex uirtute iam habeat, uel que necdum habere ualeat. Facile est, ut arbitror, uidere uel nosse quam sit necessarium uel utile, utramque harum considerationum familiarem habere, et frequenter quidem in contemplationem adducere. Ex prima enim consideratione agnoscit homo ad que bona sit naturaliter promptior, uel ad que mala procliuior, quibus studiis debeat uehementius insistere, contra que|mala debeat instantius uigilare, quibus exercitius ualeat melius promoueri, quibus uitiis ualeat facilius corrumpi. Ex secunda autem consideratione intelligit homo quibus culpis subiaceat, uel quibus meritis emineat, et quid pro his pene uel premii expectare debeat, quantum cotidie proficiat uel deficiat, cum quanta animi industria satagat preterita mala delere, presentia declinare, futura preuenire, cum quanta animi constantia studeat recuperare bona amissa, custodire uel multiplicare bona possessa. Quam gratum, quam commodum, quamue iocundum spectaculum secundum considerationem primam tot anime qualitates, tot eius cogitationes, tot ipsius affectiones in speculationem adducere, et in eorum admiratione animum suspendere? O quam miranda|speculatio. O quam stupenda delectatio, iuxta considerationem secundam, tot animi uirtutes, tot eius exercitationes, tot eius studia uel merita pre oculis habere, et eiusmodi contemplationi diutius inherere.

31 bonis naturaliter] naturaliter bonis Aris p quamue] quam Aris

43 cum] uel Aris

47 quam] quod

PL 127C 30

V 37rb

35

PL 127D 40

M 47vb

45

V 37va PL 128A

LA CONTEMPLATION, III, 18

327

juste titre comme appartenant à la longueur. Si en effet les biens de la création, comme nous l’avons déjà dit plus haut, sont à assigner à la longueur de notre propitiatoire, les biens dus à la justification doivent l’être à la largeur. Et nous savons que tout ce qui dans l’âme échappe à son consentement ne peut justifier l’homme. C’est pourquoi porter notre attention sur les biens dont l’esprit est naturellement pourvu et sur ceux qui lui manquent se rapporte à la première considération; à la seconde, en revanche, se rapporte le fait de connaître quels biens l’esprit possède déjà par sa propre vertu et quels biens il ne peut encore avoir. À mon sens, il est facile de voir ou de connaître combien il est nécessaire et utile de faire de l’une et l’autre de ces deux considérations quelque chose qui nous soit familier, et de les amener fréquemment sous le regard de la contemplation. Dans la première considération, en effet, l’homme apprend à connaître vers quel bien il est naturellement porté, quel est le mal auquel il est le plus enclin, quels sont les efforts qu’il doit fournir avec le plus d’ardeur, contre quel mal il doit se garder le plus fermement, par quels exercices il peut le mieux progresser, par quels vices il est susceptible d’être plus facilement corrompu. Par la seconde de ces considérations, l’homme comprend à quelles fautes il est sujet, ou par quels mérites il s’élève 163, et ce qu’il doit en attendre comme punition ou récompense, combien chaque jour il progresse ou régresse 164, par quel travail de l’âme il doit faire ses efforts pour effacer le mal passé, éviter le mal présent et prévenir le mal futur, avec quelle constance de l’âme il doit s’appliquer à recouvrer les biens perdus, et à préserver et accroître les biens qu’il possède. Quel spectacle agréable, utile, et délectable de porter son regard selon la première considération sur tant de qualités de l’âme, sur tant de ses pensées, sur tant de ses sentiments, et de maintenir l’esprit suspendu dans leur admiration. Oh! comme elle est admirable cette spéculation! Oh! quel étonnant plaisir d’avoir devant les yeux selon la seconde considération tant de vertus de l’âme, tant d’exercices qu’elle fait, tant d’application et tant de mérites qu’elle a, et de s’attacher longuement à une telle contemplation!

328

DE CONTEMPLATIONE, III, XIX

CAPUT XIX QUOD NULLO SENSU NOSTRO COMPREHENDI VALEANT QUE AD TERTIAM DISTINCTIONEM SPECTANT

Sed illud nunc sane dignum uidetur consideratione, cur de propritiatorii nostri altitudine omnino tacuit, qui eius tam longitudinem quam latitudinem adeo diligenter expressit. Sed demonstratum est superius ad hanc pertinere considerationem illa procul dubio que sunt ad glorificationem, sicut ad eius latitudinem ea que sunt ad iustificationem.|Sed glorificationis nostre modum quis sensus hominum capere, que ratio potest comprehendere? Quis huius rei experimentum, quis eiusmodi euidentie documentum, uel in alio uidit, uel in se ipso experiri meruit? Huius rei sane homo in hac uita nec sufficiens habere argumentum, nec ullum ualet capere experimentum. Recte ergo dicti operis altitudini nulla mensura prescribitur, quia glorificationis nostre modus, ut dictum est, nullo nostro sensu comprehenditur. Et quidem propitiatorium non nichil crassitudinis habere creditur, sed in ceterarum dimensionum comparatione non reputatur. Sic utique sic glorificationis nostre certitudinem fidei attestatione tenemus, quamuis qualitatis uel quantitatis|eius modum per intelligentiam necdum capere possimus, sed pro modico et pene pro nichilo reputat quicquid humana auiditas experimento non probat. Scimus autem quia post plenam emundationem conscientie, post multa exercitia iustitie, incipit tandem aliquando mens humana sperare, quod prius uix poterat credere, et in hunc modum propitiatorii nostri mensura in altum surgit, et ad soliditatem crescit. Credo sane pertinere ad soliditatem eiusmodi propitiatorii, quando mens incipit in Domino gloriari, et pro bono conscientie testimonio non modicum gratulari, in tantum ut ueraciter audeat profiteri, quia gloria nostra hec est testimonium conscientie nostre. Tu uero si uis ut propitiatorium tuum in altum proficiat, et congruam prout|in hac uita fieri ualet soliditatem accipiat, nunquam desistas, nunquam quiescas, donec future illius plenitudinis aliquas, ut ita dicam, arras obtineas, donec eterne felicitatis quantulascumque primi-

III, XIX, 28-29 gloria – nostre] II Cor. 1, 12 III, XIX, 3 distinctionem] diffinitionem p 10 huius] eius Aris 17 dimensionum] dimensionem p 32 illius plenitudinis] plenitudinis illius Aris

M 48ra

PL 128B 10

15

V 37vb PL 128C 20

M 48rb

25

30

PL 128D

LA CONTEMPLATION, III, 19

329

CHAPITRE 19 AUCUN DE NOS SENS NE PERMET DE COMPRENDRE LES VÉRITÉS QUI RELÈVENT DE LA TROISIÈME DISTINCTION

Or voici maintenant une question qui paraît bien mériter notre attention: pourquoi celui qui a précisé la longueur de notre propitiatoire avec autant de soin que pour la largeur n’a-t-il rien dit du tout de sa hauteur? Mais il a été démontré plus haut que se rattachent sans aucun doute à cette considération les biens qui sont pour la glorification, de même que ceux qui sont pour la justification se rapportent à la largeur. Oui, mais quel sens humain peut saisir le mode de notre glorification, quelle raison peut le comprendre? Qui en a fait l’expérience? Qui a vu chez quelqu’un d’autre un exemple évident d’une telle expérience, a eu le privilège d’en faire l’expérience en lui-même? Dans cette vie-ci en tout cas l’homme ne peut en avoir une preuve suffisante ni en faire l’expérience. C’est donc avec raison qu’aucune mesure n’est prescrite pour la hauteur dudit ouvrage, parce que le mode de notre glorification, comme on l’a dit, ne peut être saisi par aucun de nos sens. Et de fait on ne croit pas que le propitiatoire soit sans épaisseur, mais on ne la mesure pas par comparaison avec les autres dimensions. Ainsi, en tout cas, ainsi nous avons la certitude de notre glorification par le témoignage de la foi, même si nous ne pouvons pas encore saisir par l’intelligence son mode en qualité et en quantité. Mais l’homme, dans son avidité, compte pour peu ou pour presque rien ce dont il n’a pas la preuve par l’expérience. Or nous savons qu’après une purification complète de sa conscience, après une longue pratique de la justice, un jour enfin l’âme humaine commence à espérer ce en quoi auparavant elle pouvait à peine croire, et de cette manière la mesure de notre propitiatoire s’élève en hauteur et gagne en solidité. Je crois vraiment qu’on a affaire à la solidité d’un tel propitiatoire, quand l’âme commence à glorifier le Seigneur, et à se réjouir grandement, sur le bon témoignage de sa conscience, au point d’oser dire avec véracité: «Notre gloire, c’est le témoignage de notre conscience 165.» Quant à toi, si tu veux que ton propitiatoire progresse en hauteur et reçoive la consistance appropriée autant que cela est possible en cette vie-ci, ne renonce jamais, ne te repose jamais, jusqu’à ce que tu obtiennes, comme je l’ai dit, quelques arrhes de cette plénitude future, jusqu’à ce que tu reçoives quelques prémices, si petites soient-elles, de la félicité éternelle, jusqu’à ce que tu aies un avant-goût de la douceur de la

330

DE CONTEMPLATIONE, III, XX

cias accipias, donec diuine suauitatis dulcedinem pregustare incipias. Ad huius sane desiderium animare nos uoluit, qui dixit: «Gustate et 35 uidete quoniam suauis est Dominus.» Propitiatorium ergo tuum non nichil spissitudinis habere iam credimus, si iam gustasti quoniam dulcis est Dominus. Sed quantumcum- M 48va que ad hanc gratiam creueris, quantumcumque in ipsa profeceris, debes V 38ra semper modicum reputare, et pro future felicitatis magnitudine quasi 40 pro nichilo ducere. Hoc est sane quod Scriptura sancta tacite innuit, que de propitiatorii nostri|altitudine omnino nichil dixit. Ac si per taciturnitatem ipsam PL 129A altius clamet, longeque melius insinuet, quia quicquid mens humana in hac uita dumtaxat de interne suauitatis abundantia capere ualet, quasi 45 pro nichilo reputari debeat. Tacendo clamat quod omnino indignum ducat de eius operis nos mensura instruere, ad cuius inchoationem humana infirmitas in hac uita uix potest assurgere.

CAPUT XX QUOMODO HOC CONTEMPLATIONIS GENUS POSSIT IN QUINQUE GRADUS DIVIDI, ET QUE PERTINEANT AD PRIMUM GRADUM Sed quoniam primam illam considerationem que ad longitudinem pertinet in tria distinximus, secundam autem que ad latitudinem spec- 5 tat in duo|diuisimus, possumus totum hoc contemplationis genus in PL 129B quinque partitiones secare, et per totidem gradus diuidere. M 48vb In primo itaque gradu huius contemplationis consideramus ea que pertinent ad anime qualitatem, uel essentie ipsius proprietatem, quod uita quedam et perpetua sit, que nullis penis, nullis unquam tormentis 10 extingui possit, quod non solum possit ipsa in perpetuum uiuere, sed corpus etiam ad uitam et ad sensum animare, quod nullo sust[e]nta- V 38rb mento egeat, quod sine subsidio sempiterne subsistat, quomodo sit per tot corporis membra diffusa, cum sit ipsa simplex, partibusque carens

35-36 gustate – Dominus] Ps. 33, 9 (cf. I Petr. 2, 3) III, XX, 6 diuisimus] diuidimus Aris mento] sustantamento MV

possumus] posumus MV 12-13 sustenta-

LA CONTEMPLATION, III, 20

331

suavité divine. C’est à ce désir vraiment qu’il a voulu nous entraîner, celui qui a dit: «Goûtez et voyez que le Seigneur est doux 166.» Nous croyons maintenant que ton propitiatoire n’est donc pas sans avoir quelque épaisseur, si tu as déjà goûté la douceur du Seigneur. Mais quelle que soit ta croissance en cette grâce, quelque progrès que tu aies fait en elle, tu dois toujours le compter pour peu de chose et le tenir en quelque sorte pour rien en regard de la félicité future. C’est certainement ce que la sainte Écriture implicitement veut faire entendre, elle qui ne dit rien du tout de la hauteur de notre propitiatoire. C’est comme si par son silence même, elle criait plus fort et suggérait bien mieux que tout ce que l’esprit humain peut saisir de la richesse de la suavité intérieure, du moins dans cette vie-ci, il doit le tenir pratiquement pour rien. Par son silence elle proclame qu’elle estime tout à fait vain de nous instruire sur la mesure de cet ouvrage, dont le commencement, en cette vie, est à peine accessible à l’infirmité humaine.

CHAPITRE 20 COMMENT CE GENRE DE CONTEMPLATION PEUT SE DIVISER EN CINQ DEGRÉS, ET CE QUI CONCERNE LE PREMIER DEGRÉ Mais puisque nous avons établi trois distinctions dans la première considération qui relevait de la longueur, et deux distinctions quand il s’agissait de celle qui se rapportait à la largeur, nous pouvons donc distribuer l’ensemble de ce genre de contemplation en cinq parties et le diviser en autant de degrés. Dans le premier degré de cette contemplation, nous considérons ce qui a trait à la qualité de l’âme ou à ce qui est le propre de son essence: c’est une vie et elle est perpétuelle 167, elle ne peut jamais être éteinte par aucun châtiment ni aucun tourment, elle peut non seulement vivre ellemême pour toujours, mais elle peut aussi insuffler au corps la vie et l’usage des sens, elle n’a besoin d’aucun support, elle subsiste éternellement sans assistance 168. Nous considérons comment elle est répandue dans tous les membres du corps, alors qu’elle-même est une essence simple, dépourvue de parties, indivisible; comment dans tout le corps comme en un monde à elle, elle est effectivement partout tout entière, de la même manière que Dieu se trouve partout tout entier dans toute la création 169 ; comment elle met en mouvement et dispose tout dans son monde par sa seule volonté, comme Dieu régit tout dans ce monde

332

DE CONTEMPLATIONE, III, XXI

indiuidua essentia, quomodo in toto corpore suo quasi in suo quodam 15 mundo sit utique ubique tota, quemadmodum|Deus inuenitur ubique PL 129C totus in omni creatura sua, quomodo in illo suo mundo sola uoluntate omnia mouet atque disponit, sicut in hoc mundo Deus solo uoluntatis nutu omnia regit, qui eodem uoluntatis nutu omnia creauit. Inuenies in hoc spectaculo et alia multa consideratione digna, que 20 nec sine admiratione speculari, nec sine iocunditate possis admirari. Quid tamen mirum si inuenimus in spiritu rationali miranda multa atque stupenda cum sit precipua Dei creatura. et ad imaginem et similitu- M 49ra dinem ipsius facta? Cum enim sit mirabilis Deus in operibus suis, magnus atque laudabilis nimis in omnibus magnaliis suis, ubi tamen, 25 obsecro, apparebunt mirabiliora uirtutum eius insignia quam in imagine sua, quam in similitudine sua? Absque|dubio omnipotentis artifi- PL 129D cis industria que ubique mirabilis apparet in eiusmodi opere singulariter eminet.

CAPUT XXI DE CONSIDERATIONE EORUM QUE PERTINENT AD GRADUM SECUNDUM

In secundo huius contemplationis gradu considerantur illa que ad cognitionem sunt, uel ueritatis studio deseruire possunt et quecumque V 38va in augmenta scientie concurrunt, atque conducunt. In hac sane consideratione recte miramur uolubilitatem cogitationis, agilitatem imaginationis, ingenii acumen, discretionis examen, capacitatem memorie, uiuacitatem intelligentie, et circa hec alia quelibet stupenda et admiratione digna. Quis enim digne pensare,|quis suffi- PL 130A cienter estimare ualeat, quis in eius considerationis admiratione non expauescat, si diligenter attendat que sit illa tam multiplex cogitationis M 49rb humane uolubilitas, que sit eius tam inquieta et infatigabilis uelocitas,

III, XX, 15-16 in suo mundo] Guillaume de Saint-Thierry, Nat. corp., I, 27 (CCCM 88, [p. 112] l. 330-332) 16-17 ubique totus] Augustin, Conf., I, III, 3 (CCSL 27, [p. 2] l. 12); loc. par.: Trin., II, 23 (914A; Ribaillier, [p. 130] l. 12-15) 25 magnus – nimis] Ps. 47, 2 19 uoluntatis nutu] nutu uoluntatis Aris

26 mirabiliora] mirabilia p

III, XXI, 3 gradum secundum] secundum gradum p

LA CONTEMPLATION, III, 21

333

par la seule manifestation de sa volonté 170, lui qui a tout créé par cette même manifestation de sa volonté. Tu trouveras dans ce spectacle encore beaucoup d’autres choses qui méritent considération, qu’on ne peut pas regarder sans admiration et qu’on ne peut pas admirer sans délectation. Quoi de surprenant donc si nous trouvons dans l’esprit doué de raison beaucoup de choses admirables et étonnantes, puisqu’il est l’éminente créature de Dieu 171, faite à son image et à sa ressemblance? Puisque Dieu, en effet, est admirable dans ses œuvres, grand et très digne de louange dans tout ce qu’il fait de magnifique, où cependant, je le demande, se manifesteront des signes plus admirables de sa puissance que dans son image, que dans sa ressemblance? Il est certain que l’industrie de l’Artisan tout-puissant qui apparaît partout admirable, se manifeste d’une manière éminente dans cette œuvre en particulier.

CHAPITRE 21 CONSIDÉRATION DES RÉALITÉS QUI CONCERNENT LE SECOND DEGRÉ

Au second degré de cette contemplation sont considérées les réalités qui touchent à la connaissance ou peuvent servir à la recherche de la vérité, et tout ce qui concourt à l’accroissement du savoir et y conduit. Oui certes, dans cette considération, nous sommes à juste titre en admiration devant la mobilité de la pensée, l’agilité de l’imagination, la pénétration des facultés intellectuelles, le contrôle du discernement, la capacité de la mémoire, la vivacité de l’intelligence, et tout ce qui dans ce domaine mérite notre étonnement et notre admiration. Qui, en effet, pourrait l’apprécier convenablement et l’estimer suffisamment, qui, dans l’admiration que suscite cette considération, n’éprouverait de l’effarement, s’il prêtait attention à la mobilité si diverse de la pensée humaine, à sa rapidité jamais tranquille et infatigable, cette pensée qui parcourt des objets si nombreux, si divers et infinis, qui ne s’arrête jamais ni une heure ni un instant, qui traverse avec une telle hâte tant d’espaces et tant de périodes de temps, à qui s’ouvrent de partout un passage si facile, un parcours si souple pour aller des objets les plus élevés aux inférieurs, et des inférieurs aux plus élevés, des objets premiers aux tout derniers, et des tout derniers aux premiers 172 ? Et quant à l’agilité de l’imagination et à l’aisance de ses moyens, qu’allons-nous dire ou que pouvons-nous en dire qui soit digne d’elle,

334

DE CONTEMPLATIONE, III, XXI

que per tam multa, tam uaria et tam infinita discurrit, que nulla hora, nullo temporis momento quiescit, que tot spatia locorum, que tot uolumina temporum in tanta festinatione pertransit, cui undique patet tam facilis transitus, tam agilis discursus, de summis ad ima, de imis ad summa, de primis ad nouissima, de nouissimis ad prima? Sed de imaginationis agilitate facultatisque eius facilitate, quid nos dicturi sumus, uel quid inde digne dicere possumus, que omnium eorum que animus suggerit, in tanta|uelocitate imaginem depingit? Quicquid a foris animus per auditum haurit, quicquid ab intus ex sola cogitatione concipit, totum imaginatio absque mora, et omni difficultate seposita, per representationem format, et quarumlibet rerum formas sub mira festinatione representat. Quale, queso, est tot rerum atque tantarum in momento in ictu oculi picturas efficere, et iterum easdem eadem facilitate delere, uel alio atque alio modo multiformiter uariare? Nonne per imaginationem animus cotidie nouum celum, nouam terram cum uoluerit creat, et in illo fantastico mundo quasi alius quidam creator quantaslibet eiusmodi generis creaturas omni hora actitat, et pro arbitrio format? Nichilominus|autem hoc ingenii acumen attendimus, quod in illo mirari debeamus citius inuenimus. Vide quam multa immo pene infinita humano ingenio peruia sunt, que nullo unquam corporeo sensu attingi possunt. Vide quomodo illud humani ingenii acumen soleat profunda inuestigare, intima queque penetrare, inuoluta, perplexa, obscura, et in tenebris posita euoluere, enodare, illustrare, et in lucem euocare. Intimos, ut ita dicam, latitantis nature sinus, abditosque recessus, uiuacitatis sue subtilitate cotidie adit, irrumpit atque pertransit, festinans et anhelans semper in ulteriora penetrare, et altiora conscendere. Attende quot scientie disciplinas inuenerit, quomodo tot artes excuderit, et tunc incipies obstupescere, et ex nimia admiratione|deficere. Sic sane si memorie capacitatem eiusque amplitudinem attendas, inuenies absque dubio quod digne mirari debeas. Quantus, queso, est ille tam inmense amplitudinis sinus qu[i] tot rerum substantias, tot substantiarum formas, tot genera rerum, tot species generum, tot indiuidua specierum, indiuiduorum uero tot proprietates, tot qualitates, tot quantitates, actiones et passiones, habitus, situs, loca, et tempora, latitudinis sue ambitu comprehendit, abscondit atque custodit, diuque custodita

16 cui] qui p 27 multiformiter] multipliciter Aris Aris 45 qui] que MV 48 tempora] temporis p

41-42 excuderit] includerit

15

20

PL 130B

V 38vb 25

M 49va 30

PL 130C

35

40

PL 130D V 39ra M 49vb 45

LA CONTEMPLATION, III, 21

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elle qui peint avec une telle rapidité l’image de tous les objets que l’esprit lui soumet? Tout ce que l’esprit puise de l’extérieur par l’audition 173, tout ce qu’il conçoit en son for intérieur par la seule pensée, tout cela l’imagination, sans aucun délai et sans aucune difficulté, en forme une représentation, et avec une rapidité étonnante elle reproduit les formes de n’importe quel objet. Comment donc, je le demande, qualifier le fait de réaliser la peinture d’objets si nombreux et si grands, instantanément, en un clin d’œil, et d’effacer de nouveau ces objets avec la même aisance, ou d’en faire varier les multiples formes de telle ou telle autre manière 174 ? L’esprit ne crée-t-il pas dans son imagination, chaque jour, un nouveau ciel, une nouvelle terre, à son gré, et dans ce monde imaginaire, n’est-il pas comme un autre créateur qui produit à toute heure et forme à volonté autant de créatures de ce genre qu’on voudra? Et si, également, nous sommes attentifs à la pénétration de nos dons intellectuels, nous ne tardons pas à découvrir ce que nous devons admirer en eux. Vois combien il y a de choses, même en nombre presque infini, qui sont accessibles à cette faculté humaine, et qu’on ne peut jamais atteindre par les sens corporels. Vois comment, par sa pénétration, cette faculté intellectuelle scrute habituellement les réalités profondes, pénètre dans toutes celles qui sont les plus intimes, dévoile ce qui est voilé, complexe, obscur et gisant dans les ténèbres, le démêle, l’éclaire et le met au jour. Elle pénètre quotidiennement, par sa subtilité et sa vivacité, dans les replis les plus intimes, si j’ose dire, de la nature qui se dissimule, et dans ses recoins cachés; elle y fait irruption et les traverse sans s’attarder et en brûlant d’aller toujours plus loin, de s’élever plus haut. Remarque combien de disciplines de la connaissance elle a découvertes, combien elle a forgé de techniques, et alors tu commences à être stupéfait et à défaillir sous l’effet d’une telle admiration 175. De même sans doute, si tu observes la capacité de la mémoire et son étendue, il n’y a pas de doute que tu trouveras des motifs d’admiration. De quelle grandeur, je le demande, sont ces replis de si grande amplitude, qui contiennent 176 dans leur vaste étendue tant de substances des choses, tant de formes des substances, tant de genres de choses, tant d’espèces dans les genres, tant d’individus dans les espèces, et dans ces individus tant de propriétés, de qualités, de quantités, d’actions, de passions, de dispositions et de situations, de lieux et de temps, les cache et les conserve, et les ayant longtemps conservés, les remet à disposition 177. Conçois, si tu peux, ce que sont ces coffres, combien il sont nombreux, larges, amples, profonds et élevés, ces coffres qui peuvent recueillir de

336

DE CONTEMPLATIONE, III, XXII

iterum in medium producit? Cogita, si potes, que sint illa gazophilatia, 50 quam multa, quam lata, quam ampla, quam profunda, uel alta, que tot scientie thesauros, et sapientie gazas possunt undecumque colligere, et inconfuse custodire. Miranda procul|dubio memorie capacitas, sed non minus mirabilis PL 131A intelligentie uiuacitas. Quam sit autem magna uel miranda, facile est 55 perpendere, et ex predictis colligere. Quicquid enim sensus attingit, cogitatio parit, quicquid imaginatio format, ingenium inuestigat, memoria conseruat. Horum omnium notitiam intelligentia capit, et cum libuerit in considerationem admittit, uel in contemplationem adducit. M 50ra

CAPUT XXII DE CONSIDERATIONE EORUM QUE PERTINENT AD GRADUM TERTIUM

In tertio huius contemplationis gradu consideramus rationalis animi uoluntatem, multiplicemque eius affectionem. Quis enim digne explicare possit, quot alternationis modos momentaneis permutationibus|induit, quam multiformiter se alternantium uicissitudinum motibus uariare consueuit? Cogitet quisque quibus perturbationibus cotidie animus suus afficitur, indeque colligat quam multiformiter uariatur. Modo se in fiduciam erigit, modo in diffidentiam cadit, nunc per constantiam figitur, nunc subitaneo timore concutitur. Modo eum ira perturbat, modo ingens furor exagitat. Nec illud adeo mirum quod uariis qualitatibus diuersisque perturbationibus per singula momenta afficitur, sed illud supra modum stupendum quod sub eodem pene momento sepe contrariis affectionibus tangitur. Nunc odio nunc amore ducitur, modo gaudio modo merore distrahitur. Quam sepe uidemus inter|mira gratulationis nostre tripudia quomodo superueniens subitoque emergens tristitie causa animum uehementer concutit ac deicit, et omnem illam exultantis animi sollempnitatem subito in merorem uertit. III, XXII, 15-16 odio – merore] loc. par.: Grad. uiol., 16 (1213B-C; Dumeige, [p. 143] l. 8-16); De stat. int. hom. (1122A) 52 gazas] gemmas p III, XXII, 12 furor] ira p

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V 39rb PL 131B

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LA CONTEMPLATION, III, 22

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partout tant de trésors de savoir et de provisions de sagesse, et les conserver sans confusion. Admirable, certainement, est la capacité de la mémoire, mais non moins admirable la vivacité de l’intelligence! De ce qui vient d’être dit, il est facile de juger et de conclure combien elle est grande et admirable. Tout ce que les sens en effet atteignent, la pensée l’enfante, tout ce que forme l’imagination, les facultés intellectuelles l’explorent, la mémoire le conserve. Et l’intelligence s’empare de la connaissance de tout cela et, à son gré, le considère, voire l’amène au regard de la contemplation.

CHAPITRE 22 CONSIDÉRATION DES RÉALITÉS QUI CONCERNENT LE TROISIÈME DEGRÉ

Au troisième degré de cette contemplation nous considérons la volonté de l’esprit raisonnable et les multiples aspects de son affectivité 178. Qui, en effet, pourrait dignement analyser combien d’aspects successifs elle revêt dans ses changements momentanés, de quelles multiples manières elle varie généralement sous l’effet des mouvements de ces changements successifs? Que chacun songe aux troubles qui affectent chaque jour son esprit, et qu’il en conclue à quel point il passe par des variations aux aspects multiples. Tantôt il se dresse plein de confiance, tantôt il tombe dans la défiance, un coup il est ancré solidement dans la constance, un autre coup il est ébranlé par une crainte soudaine. Tantôt la colère le perturbe, tantôt une immense fureur le met hors de lui. Ce n’est pas si étonnant qu’il soit affecté d’un moment à l’autre par des formes d’émotion variées et des troubles divers, mais ce qui étonne au-delà de la mesure, c’est que souvent, presque au même moment, il est touché de sentiments contraires. Tantôt c’est la haine, tantôt c’est l’amour qui le guide, tantôt il est tiraillé par la joie, tantôt par la tristesse 179. Que de fois nous voyons au milieu de merveilleux transports de joie comment une cause de tristesse qui survient tout à coup ébranle fortement l’esprit et l’abat, et subitement change en tristesse cette fête de l’esprit transporté d’allégresse. Et pourtant, il n’est pas tellement étonnant que l’esprit, en fonction d’objets divers, endosse souvent et subitement des manières d’être contraires, mais ce qui est bien plus étonnant, c’est que l’esprit, à propos d’une seule et même chose, recouvre des sentiments par d’autres senti-

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DE CONTEMPLATIONE, III, XXII

Nec tamen adeo mirum quod pro diuersis rebus animus sepe et subito contrariis se qualitatibus induit, sed illud multo mirabilius quod propter unam eamdemque rem contrariis affectibus contrarios affectus superducit. Nam diu multumque dilecta nimio postmodum odio sepe persequimur, et uehementer approbata atque desiderata subito detestamur. Sed ut adhuc amplius mireris, unum eumdemque hominis affectum si diligenter attendere uelis, circa unam atque eamdem rem multiformiter uariare uidebis. Nam modo de magno fit|paruus, modo de paruo fit magnus. Quandoque autem de magno fit maior, quandoque de modico fit et adhuc minor. Idem itaque animi affectus circa eamdem rem crescit, atque decrescit, et modo uehementer intumescit, et modo pene, modo penitus deficit, et post plenum sepe defectum iterum reuiuiscit. Attende et illud in humano affectu quam sit magnus in magnis et in sublimibus sublimis, quam sit paruus in paruis, et in uilibus uilis, quam sit, inquam, magnus et sublimis cum se in altum erexerit, quam sit paruus et uilis cum se in ima deiecerit. Cum se in audaciam erexerit, uidebis eum sepe etiam mortem contempnere, et inter summa pericula nil trepidationis habere, eumdem autem ipsum uidebis postmodum, inter nocturna silentia, ad tenuem|flatum, ad unius ramusculi motum, seu etiam foliorum lapsum, subito trepidare et animi constantiam perdere. Sed quis omnes humane affectionis qualitates enumeret, quis omnes uariationis eius modos explicare sufficiat? Pene quot sunt diuersitates rerum, tot sunt uarietates affectionum. Sicut enim in approbatione rerum de diuersis diuersa sentimus, sic in affec[t]atione rerum circa diuersa, diuerso modo afficimur. Secundum iudicium enim approbationis, uariari solet desiderium affectionis.

23 affectibus] affectionibus Aris 27 atque eamdem] ea demque Aris 32 sepe om. Aris iterum] penitus p 42 enumeret] enumerare p 43 eius modos] modos eius Aris 45 de om. p affectatione] affeccatione MV, affectione p 46 iudicium enim] enim iudicium Aris

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LA CONTEMPLATION, III, 22

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ments contraires. Car ce que nous avons beaucoup aimé et pendant longtemps, souvent nous nous acharnons ensuite à le poursuivre d’une haine extrême, et ce que nous avons vivement approuvé et désiré, brusquement nous l’avons en aversion. Mais, pour accroître encore ton étonnement, si tu veux bien observer avec soin un seul et même sentiment humain, tu le verras changer de multiples manières à propos d’une seule et même chose. Tantôt en effet, de fort il devient faible, et de faible il devient fort; et un jour de fort il devient plus fort, un autre jour de faible il devient encore plus faible. Ainsi le même sentiment de l’esprit à l’égard d’un même objet croît et décroît, et tantôt il s’enfle vivement, et tantôt il s’efface presque, tantôt il disparaît complètement, et après avoir complètement disparu, souvent il renaît. Remarque aussi cette particularité du sentiment humain: comme l’homme est grand dans les grandes choses, sublime dans les sublimes, comme il est petit dans les choses petites et vil dans les choses viles; regarde, dis-je, comme il est grand et sublime quand il s’élève vers les hauteurs, et petit et vil quand il s’abaisse vers ce qui est bas. Quand il se sera élevé jusqu’à l’audace, tu le verras souvent mépriser même la mort, et ne pas trembler au milieu des plus grands périls. Et ce même homme, tu le verras ensuite, au milieu du silence de la nuit, au moindre souffle, au mouvement du moindre des rameaux ou même à la chute de feuilles, s’alarmer tout à coup et perdre toute maîtrise de soi. Mais qui pourrait énumérer toutes les caractéristiques de l’affectivité humaine? Qui serait en mesure d’analyser tous ses modes de changement? Il y a presque autant de sentiments divers que d’objets divers. De même, en effet, que dans l’appréciation des choses nos avis divergent selon la diversité de celles-ci, de même lorsque les choses nous affectent, nous le ressentons chaque fois de manière différente. Car selon l’appréciation que nous portons sur les choses, généralement le désir du cœur varie 180.

340

DE CONTEMPLATIONE, III, XXIII

CAPUT XXIII DE CONSIDERATIONE EORUM QUE PERTINENT AD GRADUM QUARTUM

In quarto huius contemplationis gradu uirtutem deliberationis contemplamur, pariter et admiramur|quomodo tot animi affectiones cotidie in uirtutes redigit, in quantum eas et per discretionem disponit, et in bona intentione figit. Cum enim nichil aliud sit uirtus quam affectio ordinata et moderata, ex intentione bona agitur ut sit affectio ordinata, et per discretionem efficitur ut fiat moderata. Debemus autem semper omne deliberationis nostre studium circa hoc negotium uehementer inpendere, et huic exercitationi tam fortiter quam frequenter insistere, ut omnis nostra affectio ab illicitis transiens per licita discurrat, et ut in licitis etiam desideriis equitatis modestiam ubique custodiat. Nonne|ex uirtute deliberationis cotidie agitur, ut affectus mali cohibeantur, minuantur, destruantur? Nonne ex uirtute deliberationis assidue efficitur ut affectus boni nutriantur, promoueantur, solidentur? Vide quomodo quosdam affectus in perpetuum dampnat, alios uero in eternum exaltat, secundum quod eius officium est deponere potentes de sede, et exaltare humiles. Itaque hunc humiliat, et hunc exaltat, suscitans de puluere egenum et de stercore erigens pauperem. Nonne illius officium est totam illam interne familie turbam tot cogitationum, tot affectionum pro arbitrio disponere, et inperantis more suis legibus subiugare, cotidie iudicium et iustitiam facere, dominari a mari usque ad mare, et a flumine usque ad terminos orbis terrarum? Nonne ipsius est carnalia desideria forti castigatione percutere, fluctuantium cogitationum tumultus uiolenter reprimere,|seque cotidie ad spiritalem pugnam accingere, ad faciendam uindictam in nationibus increpationes in populis? Nonne ipsius est omnes rebelles animi motus, elationumque fastus fortiter premere, hostilemque illum uitiorum exercitum uiriliter

III, XXIII, 19-20 potentes – humiles] Luc. 1, 52 20 hunc – exaltat] Ps. 74, 8 20-21 suscitans – pauperem] Ps. 112, 7; I Reg. 2, 8 24 iudicium – facere] cf. Ps. 98, 4 24-25 a mari – terrarum] Ps. 71, 8 28-29 ad faciendam– populis] Ps. 149, 7 III, XXIII, 13 illicitis] terrenis add. Aris fastus fortiter] fortiter fastus Aris

29 elationumque] -que post rasur. V

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LA CONTEMPLATION, III, 23

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CHAPITRE 23 CONSIDÉRATION DES RÉALITÉS QUI CONCERNENT LE QUATRIÈME DEGRÉ

Au quatrième degré de cette contemplation, nous contemplons et nous admirons également le pouvoir de la délibération, la manière dont chaque jour elle transforme en vertus tant de sentiments de l’âme, dans quelle mesure elle les dispose par son discernement et les fixe dans une intention bonne 181. En effet, comme la vertu n’est pas autre chose qu’un sentiment ordonné et mesuré, c’est la bonne intention qui en fait un sentiment ordonné, et c’est le discernement qui en fait un sentiment mesuré 182. Or, nous devons toujours consacrer avec force à ce travail tout le soin de notre délibération, et nous appliquer à cet exercice aussi souvent qu’énergiquement, pour que toute notre affectivité, dépassant ce qui est illicite, évolue parmi ce qui est licite, et que, dans ces désirs licites aussi, elle garde en tout une juste mesure. N’est-ce pas grâce à la vertu de délibération que chaque jour les sentiments mauvais sont contenus, réduits, éliminés? N’est-ce pas grâce au pouvoir de la délibération que constamment les bons désirs se nourrissent, s’accroissent et s’affermissent? Vois comment elle réprouve à jamais certains sentiments, comment en revanche elle en exalte d’autres, selon son office qui est de renverser les puissants de leurs trônes et d’élever les humbles. C’est pourquoi elle humilie celui-ci et élève celui-là, tirant de la poussière l’indigent, élevant le pauvre de dessus les ordures. N’est-ce pas son office de mettre en ordre selon son pouvoir de décision toute cette cohue de la valetaille intérieure que sont tant de pensées, tant de sentiments, et de leur imposer ses lois à la manière d’un maître, de rendre jugement et justice chaque jour, de régner d’une mer à l’autre mer, et du fleuve jusqu’aux extrémités de la terre 183 ? Ne lui appartient-il pas de frapper les désirs charnels par une mortification vigoureuse, de réprimer vivement le tumulte des pensées fluctuantes, et de s’armer quotidiennement pour le combat spirituel, pour exercer la vindicte dans les nations, pour proférer les invectives contre les peuples 184 ? Ne lui appartient-il pas de réprimer avec force les mouvements rebelles de l’âme, ses orgueilleuses arrogances, d’écraser avec intrépidité la troupe ennemie des vices, pour lier leurs rois en leur entravant les pieds, et les grands d’entre eux en leur mettant les fers aux mains. Or, elle doit non seulement réprimer les vices, mais encore cultiver les vertus, frapper la famille de Nabuchodonosor 185 d’un châtiment rigoureux, organiser avec sagacité la maison de David 186, et la nourrir avec

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DE CONTEMPLATIONE, III, XXIII

opprimere, ad alligandos reges eorum in compedibus et nobiles eorum in manicis ferreis? Debet autem non solum uitia reprimere, uerum etiam uirtutes excolere, familiam Nabugodonosor forti animaduersione ferire, domum autem Dauid sagaciter disponere, et diligenter enutrire. Iudicabit itaque in nationibus, implebit ruinas, conquassabit capita in terra multorum. Sed et super solium Dauid, et super regnum eius sedebit, ut confirmet illud et corroboret in iudicio et iustitia. Quis autem digne de|scribat, que uel quanta sit illa uirtutum turba, terribilis ut castrorum acies ordinata, ipsius disciplinis instruenda, ispius ordinatione disponenda? Quales, queso, uel quante credende sunt ille uirtutum phalanges, que currus Pharaonis et exercitum eius euertunt, que Salomonis nostri currum undique cingunt et muniunt? Currus Dei decem milibus multiplex milia letantium, Dominus in eis in Sina sancto. Sed si tantis uirtutibus pollet in hac etiam uita, quelibet anima perfecta, quanta, queso, erit illa uirtutum consummatio quam habebit in illa summa future plenitudinis gloria? Cogita, si potes, quanta sit illa futurorum bonorum, tam corporalium quam spiritalium copia, queue sit eorum, et quam multiplex differentia. Profecto secundum|differentiam bonorum erit et differentia affectionum. Neque enim eodem modo afficiemur circa minora uel maiora bona, ubi omnis nostra affectio, sicut in omnibus erit ordinata, sic in omnibus absque dubio erit pariter et moderata. Quis igitur, obsecro, erit ille uirtutum numerus in tot ordinatis et moderatis anime affectionibus? Si te in huius considerationis speculam attollere ualeas, miror si non credas milia milium ministrare ei, et decies milies centena milia assistere ei. Perpende ergo quale spectaculum sit quamue iocundum tot animarum sanctarum uirtutes quibus interim pollent uel in futuro pollere habent, in contemplationem adducere, et in eiusmodi admiratione animum suspendere.

31-32 ad alligandos – ferreis] Ps. 149, 8 35-36 iudicabit – multorum] Ps. 109, 6 37-38 super – iustitia] cf. Is. 9, 7 39 terribilis – ordinata] Cant. 6, 3 41-42 currus – exercitum] cf. Ex. 15, 4 43-44 currus – sancto] Ps. 67, 18 56 decies – milia] Dan. 7, 10 35 autem Dauid] Dauid autem Aris 37 sed et] et om. Aris 53 igitur] tibi p 55 considerationis] contemplationis Aris 56 milies om. Aris centena milia] centena millium p

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LA CONTEMPLATION, III, 23

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diligence. C’est pourquoi elle exercera son jugement au milieu des nations, les emplira de ruines, écrasera sur la terre les têtes d’un grand nombre de personnes. Et elle s’assiéra sur le trône de David et régnera sur son royaume pour l’affermir et le fortifier dans le jugement et la justice 187. Et qui pourrait décrire comme il convient cette foule de vertus et son importance, terrible comme une armée rangée en ordre de bataille 188, qui doit être formée selon la discipline de cette délibération même et qui doit être disposée selon son ordonnance? Quelles sont, je demande, ces phalanges de vertus, et quelle valeur faut-il leur accorder, elles qui renversent les chars et l’armée du Pharaon et qui entourent et protègent de tous côtés le char de notre Salomon 189 ? Le char de Dieu est entouré de milliers et de milliers d’hommes en liesse, le Seigneur est au milieu d’eux au lieu saint du mont Sina 190. Mais si, en cette vie déjà, chaque âme parfaite est riche de tant de vertus, quelle sera, je te le demande, ce parfait accomplissement des vertus qu’elle aura dans la gloire suprême de la plénitude à venir? Conçois, si tu peux, l’abondance des biens futurs, tant corporels que spirituels, quelle sera leur diversité et combien multiple. La différence des sentiments aussi sera certainement en rapport avec celle des biens. Et en effet, nous n’éprouverons pas les sentiments de la même manière en présence des biens de moindre ou de plus grande valeur, lorsque toute notre affectivité, de la même manière qu’elle sera en tous ordonnée, sera aussi sans nul doute également mesurée en tous. Par conséquence, quel sera, je te prie, le nombre des vertus dans tant de sentiments de l’âme, ordonnés et mesurés? Si tu peux t’élever jusqu’au point de vue de cette considération, il m’étonnerait que tu ne croies pas qu’elle ait à son service des milliers de milliers de serviteurs, et pour l’assister des myriades de myriades. Observe donc quelle est la qualité de ce spectacle, combien il est agréable de contempler les vertus dont sont riches ici-bas tant d’âmes saintes, ou qu’elles vont avoir dans le futur, et de demeurer l’esprit en suspens dans une telle admiration.

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DE CONTEMPLATIONE, III, XXIV

CAPUT XXIV DE CONSIDERATIONE EORUM QUE PERTINENT AD GRADUM QUINTUM

|In quinto huius contemplationis gradu, sicut superius iam diximus, aspirantis gratie qualitatem uel modos cum attentione miramur, et cum admiratione attendimus. Absque dubio quicquid boni in bonorum cordibus agitur, septiformis ille Spiritus per inspirantem gratiam operatur. Ecce unus atque idem Spiritus tot mentibus semper et ubique presidet, et gratie sue munera multipliciter inpendit. Ecce tot hominum mentes tot modis informat, et omnium uoluntates ad uoluntatis sue arbitrium sine aliqua coactione inclinat. Ipso reuelante ueritas|agnoscitur, ipso inspirante bonitas amatur. Nam sine cooperante gratia omnino non sufficimus uel ad cognitionem ueritatis, uel ad amorem uirtutis. Verumtamen quam magnum, quam mirabile illud esse creditur, quod quicquid uirtutis in nobis operatur, nobis ad meritum inputatur. Et miro quodam incomprehensibilique modo sic nobis sue uoluntatis beneplacitum inspirat, ut iuste nobis ad meritum reputari debeat, quicquid bonitatis eius in nobis gratia inprimit uel reformat. Saluo enim humane uoluntatis arbitrio et omnino absque ulla coactione, quelibet bona uoluntas per inspirantem gratiam in diuine bonitatis complacitum conflatur, et iccirco homini ad retributionum gloriam cumulatur, quicquid ex libero mentis consensu in ipsa diuinitus|agitur. Operatur autem illa studiorum bonorum cooperatrix gratia quedam in nobis que sunt ad augmentum debiti, quedam uero que sunt ad incrementum meriti, quedam autem que uidentur esse ad inchoationem premii. Totiens namque seruitutis nostre debitum diuina benignitas augescit, et sibi nos magis obnoxios reddit, quotiens in nobis scientie et sapientie dona accrescit. Hec itaque quelibet eiusmodi in augmentum sunt debiti potius quam meriti. Sed quicquid uirtutis diuina nobis bonitas inspirat merita retributionum accumulat. Quicquid uero intime suauitatis, quicquid diuine dulcedinis mentibus nostris diuinitus

III, XXIV, 25 augmentum] augmenta Aris Aris 31 inspirat] ad add. p

30-31 nobis bonitas] bonitas nobis

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LA CONTEMPLATION, III, 24

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CHAPITRE 24 CONSIDÉRATION DES RÉALITÉS QUI CONCERNENT LE CINQUIÈME DEGRÉ

Au cinquième degré de cette contemplation, comme nous l’avons déjà dit plus haut, ce sont la qualité et les modes d’inspiration de la grâce 191 que nous admirons avec attention et que nous observons avec admiration. Il n’y a aucun doute que tout ce qui se fait de bon dans le cœur des gens de bien, c’est l’Esprit septiforme qui l’accomplit par la grâce inspirante. Voici donc qu’un seul et même Esprit préside toujours et en tout lieu à tant d’âmes 192, et dispense les dons de sa grâce de multiples façons. Et voici qu’il informe les esprits de tant d’hommes de tant de manières, et qu’il incline les volontés de tous selon le choix de sa volonté, sans exercer de contrainte. La vérité est connue parce qu’il la révèle lui-même, la bonté est aimée parce que c’est lui qui l’inspire. Car sans la grâce coopérante, nous ne sommes pas en mesure de connaître la vérité ni d’aimer la vertu. Mais pourtant, comme cela est grand et merveilleux selon notre foi que tout ce qui se fait de vertueux en nous, cela nous soit imputé à mérite. Et d’une manière merveilleuse et incompréhensible, l’Esprit nous inspire le bon plaisir de sa volonté, de sorte que doit nous être imputée à mérite, en toute justice, toute la part de sa bonté que sa grâce imprime ou rétablit en nous 193. Tout en préservant en effet la liberté de décision de la volonté humaine, et sans exercer la moindre contrainte, toute volonté bonne par l’inspiration de la grâce se fond 194 dans le bon vouloir de la bonté divine, et ainsi tout ce qui s’accomplit dans la volonté par une libre décision de l’esprit et sous l’inspiration d’en haut est accumulé comme mérites en vue de la gloire des rétributions 195. Or, cette grâce qui coopère en nous aux inclinations au bien, produit des effets dont certains contribuent à augmenter notre dette, d’autres à accroître notre mérite, et certains semblent préparer un début de récompense. Car chaque fois que la bienveillance divine accroît en nous les dons de science et de sagesse, chaque fois elle augmente la dette de notre servitude et nous rend davantage ses obligés. Car ces dons, quels qu’ils soient, contribuent à augmenter notre dette plutôt que notre mérite. Tandis que tout ce que la divine bonté nous inspire de vertu accumule des mérites pour notre rétribution. Et certainement, toute suavité intérieure, toute douceur divine répandue dans nos âmes par l’action divine semble relever d’une certaine manière d’un commen-

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DE CONTEMPLATIONE, III, XXIV

infunditur, ad premii inchoationem quodam modo spectare uidetur. Hec omnia operatur unus atque idem Spiritus. Nam et|unctio eius docet nos de omnibus et karitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum Sanctum qui datus est nobis, et nichilominus constat esse ab ipso quodlibet gaudium in Spiritu Sancto. Vultis autem apertius nosse ad quem fructum soleat Spiritus iste spiritum nostrum fecundare? «Fructus autem Spiritus est, ait Apostolus, caritas, gaudium, pax, patientia, longanimitas, bonitas.» O quam multa, o quam magna sunt que Spiritus iste operatur in nobis, diuidens singulis prout uult. Diuisiones enim gratiarum sunt, idem autem Spiritus. Alii quidem per Spiritum datur sermo sapientie, alii sermo scientie. Alii fides, alii gratia sanitatum, alii operatio uirtutum, alii prophetia, alii discretio spirituum,|et cetera innumera in hunc modum. Perpende, obsecro, quam sit spectabile, quamue salubre, has et huiusmodi diuini Spiritus operationes, in speculationem adducere, et in earum contemplatione animum suum ad humilitatem et caritatem roborare. Multum enim per omnem modum animus tam ad dilectionem Dei, quam ad despectum sui proficit, cum sepe attendit, cum plene agnoscit, quam per se nichil possit. Quam admiranda, quam amplectanda illius gratia per quam ita operatur in nobis omnia opera nostra, ut sint tam sua quam nostra, dona sua, et merita nostra. Superius iam assignauimus quam sint multiplices uel multiformes humani cordis affectus. Hos utique ille Domini Spiritus cotidie in electis suis paulatim contemperat,|et in unam armoniam conformat, et gratie sue plectro quasi cithareda doctissimus, hos extendendo, illos relaxando ad concordem quamdam consonantiam coaptat, donec roboet ex his in auribus Domini Sabaoth melodia quedam melliflua et supra modum dulcis, tanquam citharedorum multorum citharizantium in citharis suis. Sed si tam mira armonia et tam multiplex consonantia surgit de corde uno in tanta pluralitate tam multiplicium affectionum, que, queso, uel quanta erit illa supercelestium animorum consona concordia concorsque consonantia in tanta multitudine tot milium angelorum, III, XXIV, 33-34 omnia – Spiritus] I Cor. 12, 11 34-35 unctio – omnibus] cf. I Ioh. 2, 27 35-36 karitas – nobis] Rom. 5, 5 37 gaudium – sancto] Rom. 14, 17 39-40 fructus – bonitas] Gal. 5, 22 41-42 diuidens – uult] I Cor. 12, 11 42 diuisiones – Spiritus] I Cor. 12, 4 43-45 alii quidem – spirituum] I Cor. 12, 8-10 64 milium angelorum] cf. Apoc. 5, 11 57 cithareda] citharoeda Aris citahroedo p

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LA CONTEMPLATION, III, 24

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cement de récompense. Tout cela, c’est un seul et même Esprit qui l’opère. Car l’onction reçue de Lui nous enseigne toutes choses, et la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous été donné, et il est pour le moins certain que c’est de lui que provient toute joie dans l’Esprit saint. Voulez-vous savoir plus clairement quels fruits cet Esprit fait habituellement fructifier dans notre esprit? «Or, dit l’Apôtre, ces fruits de l’Esprit, ce sont la charité, la joie, la paix», la patience, «la longanimité, la bonté». Qu’elles sont abondantes, qu’elles sont grandes, les œuvres qu’opère en nous cet Esprit 196 qui distribue ses dons à chacun selon qu’il lui plaît. Il y a diversité de grâces, mais un même Esprit. Les uns reçoivent du Saint-Esprit le don de parler avec sagesse, d’autres celui de parler avec science; d’autres reçoivent la foi, d’autres la grâce de guérir les maladies, d’autres celui de faire des miracles, d’autres le don de prophétie, d’autres le discernement des esprits, et d’autres dons de ce genre, en nombre incalculable. Considère, je te prie, comme il vaut la peine de porter notre regard sur ces opérations du Saint-Esprit et combien cela est salutaire et, en les contemplant, d’affermir son propre esprit dans l’humilité et la charité. Car l’âme progresse beaucoup et de toutes les manières autant dans l’amour de Dieu que dans le mépris de soi-même, quand elle considère souvent et quand elle reconnaît pleinement à quel point elle ne peut rien par elle-même. Combien il importe d’admirer et de saisir la grâce du Saint-Esprit par laquelle il coopère en nous à toutes nos œuvres, de sorte qu’elles sont autant les siennes que les nôtres, ses propres dons et nos propres mérites! Nous avons déjà indiqué plus haut le grand nombre et la diversité des sentiments du cœur humain. Ces sentiments, quoi qu’il en soit, l’Esprit du Seigneur les ajuste chaque jour peu à peu chez ceux qu’il a élus, et les met en harmonie et, à la manière d’un citharède très compétent, par le plectre de sa grâce, en tendant les uns, en relâchant les autres, il les met en consonance harmonieuse 197, jusqu’à ce que retentisse aux oreilles du Seigneur Sabaoth une mélodie douce comme le miel et suave au-delà de toute mesure, à la manière de celle de nombreux citharèdes jouant de leurs cithares. Mais si une harmonie si admirable et un accord dans une telle diversité naissent dans un seul cœur, au milieu d’un si grand nombre de sentiments divers, quel sera, je le demande, et quelle grandeur aura l’accord de cette harmonie et l’harmonie de cet accord entre les âmes supracélestes, parmi une si grande multitude de milliers d’anges et d’âmes saintes, exultant et louant celui qui vit dans les siècles

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DE CONTEMPLATIONE, III, XXIV

tot animarum sanctarum, exultantium et laudantium uiuentem in se- 65 cula seculorum. Hec omnia utique agit atque disponit multiformis illa| diuini gratia Spiritus, qui, ut superius iam dictum est, operatur omnia in PL 135A omnibus. Si in his ergo quinque huius contemplationis gradibus exercitatos sensus habemus, si ad eiusmodi speculationes prompti,|et proni sumus, PL 136A profecto propitiatorium nostrum iuxta propositum diuini documenti modum expleuimus.

65-66 uiuentem – seculorum] cf. Apoc. 4, 10 66-67 multiformis – gratia] cf. I Petr. 4, 10 67-68 operatur – omnibus] cf. I Cor. 12, 6

LA CONTEMPLATION, III, 24

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des siècles. Vraiment, tout cela s’accomplit et se règle par la grâce multiforme de l’Esprit qui, comme on l’a déjà dit plus haut, opère tout en tous. Si donc nous avons des sens exercés 198 dans ces cinq degrés de contemplation, si nous sommes disposés et enclins à ce genre de spéculations, certainement nous avons achevé notre propitiatoire conformément à la mesure proposée par l’enseignement divin.

NOTES DE LA TROISIÈME PARTIE (p. 265-349) 1. Il s’agit de la nature spirituelle: la part spirituelle des hommes et les esprits angéliques. Mais comme le sujet de l’exposé est la contemplation humaine, ce que l’auteur va dire s’appliquera plus précisément à l’homme. Le texte fait écho alors à d’autres textes, dont nous donnons quelques exemples. Selon Hugues de Saint-Victor (De sacramentis, I, II, 1, PL 176, 205B et D), Dieu fit d’abord le monde, et ensuite l’homme qui prend possession du monde (deinde hominem possessorem et dominum mundi) et en est de plein droit le maître, placé au milieu (ita positus est in medio homo).» Dans le De natura corporis et animae de Guillaume de Saint-Thierry, l’homme rationnel est situé à mi-chemin entre les créatures – qu’il domine – et Dieu; il est une créature noble et vouée au bien, image de Dieu; notamment en II, § 82, et passim (éd. LEMOINE, p. 169 et 173; CCCM 88, [p. 132] l. 998-999; PL 180, 716C). 2. Le latin dit consideratio, mais il s’agit bien de contemplation (cf. le titre). 3. fantasia: image formée dans l’imagination, à partir des sens, alors que fantasma correspondrait plutôt à une image composite formée de manière arbitraire par l’esprit, selon saint Augustin (cf. É. GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 73-74, en note). Chez Guillaume de Saint-Thierry, fantasia équivaut souvent à la faculté imaginative. 4. La présence d’images (simulacra) tirées de la perception des choses créées gêne l’esprit cherchant à explorer ce qui est au-delà du monde visible. Toute tentative de se représenter le supramondain en usant d’images du monde créé comporte le danger d’induire une fausse conception. L’imagination doit s’occuper de ce qui lui est propre et ne pas chercher à s’immiscer dans la réflexion qui s’occupe des réalités spirituelles. Descartes (Lettre à Mersenne, 13 nov. 1639, dans Œuvres, Adam-Tannery, II, p. 622, l. 13-16) s’exprime presque dans les mêmes termes: «Car la partie de l’esprit qui aide le plus aux mathématiques, à savoir l’imagination, nuit plus qu’elle ne sert pour les spéculations métaphysiques.» 5. Cf. le Deutéronome: objets susceptibles d’être contaminés par le contact avec les infidèles, et qu’il faut purifier. Dans l’Exode, c. 25: offrandes énumérées en 3 (aurum), en 4 (pilos caprarum), en 5 (pelles arietum rubricatas... ligna sethim). La première est l’or, les autres semblent résumer le reste des offrandes de moindre valeur. En fait, ces objets sont utilisés d’abord pour signifier les biens rudimentaires de l’imagination, ce qui suffit pour mener une «vie de nomade», voire une vie errante (on se rappelle que la cogitatio était définie comme une pensée désordonnée, allant en tout sens). En outre, l’image des poils de chèvre renvoie à l’expérience concrète de l’odeur repoussante (les souillures, cf. note ci-après). 6. Nous lisons: sordes [...] ex carnis delectatione foetidae, la ponctuation du ms. incitant à mettre en parallèle foetidae / inspectae / retractae. M.-A. Aris et d’autres lisent: foetide, adverbe. Sur ce thème de l’esprit souillé, dans le De Trinitate, prologue (889C; éd. RIBAILLIER, p. 82; SC 63, p. 54): «Face aux profondeurs de la divinité, l’esprit est dans l’obscurité (ad divinitatis arcana mens nostra caligat), constamment souillé par les poussières des pensées terrestres (terrenarum cogitationum pulvere sordescat).» Cf. aussi saint Augustin (De utilitate credendi, XVI, 34; CSEL 25, p. 43; BA 8, p. 290): «Mais maintenant il s’agit de pouvoir devenir sage, c’est-à-dire adhérer à la vérité; or certainement, un esprit souillé ne le peut pas (sordidus animus non potest); et, en un mot, les souillures de l’esprit, c’est d’aimer n’importe quoi plutôt que l’esprit et Dieu (amor quarumlibet rerum, praeter animum et Deum); plus on se purifie de ces souillures, plus on peut aisément fixer son regard sur le vrai.»

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7. Le sang sur les peaux éveille l’idée du sacrifice expiatoire. Cf. Hebr. 9, 11-14, en particulier 13-14: «Si le sang des boucs et des taureaux sanctifie les hommes souillés et les purifie selon la chair, combien plus le sang du Christ...». 8. Écho des passages du Nouveau Testament sur les arbres fructifères (par exemple Matth. 17). De même, dans le songe de Nabuchodonosor, l’arbre qu’il faut couper et que Daniel (4, 24) interprète comme une exhortation au roi à racheter ses fautes par les bonnes œuvres. Les arbres extraits de la forêt du monde et retaillés signifient les bonnes actions délivrées de leurs objectifs immédiats (reconnaissance, échange) et accomplies gratuitement dans le détachement et la perspective du salut (donc ordonnées selon un bien supérieur). C’est ce que les mystiques rattacheront à la pureté d’intention. 9. administratio: l’administration, c’est-à-dire la gestion pratique des choses ou des affaires. Richard veut probablement dire que les comportements honnêtes et charitables dans la vie ordinaire et dans les relations humaines sont de bonnes choses qui contribuent au bien et au salut. Il peut aussi s’agir des actes de piété (prières d’intercession) accomplis pour les autres, pour le monde, qui procèdent d’une ardente charité (au sens de l’amour du prochain) et qui sont donc œuvres de miséricorde, et même des actions de grâce. Il s’agit déjà d’un état d’avancement moral de haut niveau. 10. Voir IV, 9, n. 54. 11. uir diuitiarum: homme pourvu de richesses; l’expression joue sur l’idée de l’or et des qualités morales, comme tout au long de ce chapitre; l’or est à la fois le métal précieux dont est fait le propitiatoire et l’esprit purifié et supérieur qui seul peut accéder à la connaissance de l’invisible. La même expression, avec le même sens, reviendra au ch. 5 à propos de Job et de saint Paul. 12. Dans la description de l’arche et du propitiatoire, une mesure est prescrite, qui correspond à un sens profond. Richard pense-t-il à ce que la Révélation fait connaître et que la science des hommes ne saurait contredire? On peut aussi y entendre l’idée que l’exploration de ce qui dépasse l’ordre du concret ne doit pas s’égarer dans des hypothèses impies en contradiction avec la foi. Peu auparavant d’ailleurs, Richard a dit que quelque riche que soit l’homme en ressources intellectuelles, il ne peut par lui-même avoir l’or qui doit être la substance du propitiatoire, c’est-à-dire les ressources spirituelles pour ce quatrième genre de contemplation. 13. prima species, secunda species: la première espèce de considération correspond au bois, la seconde (l’autre) à l’usage de l’or; ici, dans cette comparaison, il s’agit en l’occurrence d’abord du quatrième genre, mais Richard va aussi parler des second et troisième genres, tous signifiés par l’or, et appartenant à une seconde sorte de considération: celle-ci est différente d’ailleurs de celle du quatrième genre, qui ne recourt plus aux similitudes avec les données fournies par l’imagination, et donc, au lieu d’être mince (cf. le mot exiguitas qu’on va rencontrer III, 4) et superficielle, est compacte, solide et ample. 14. Dans la parabole évangélique, les vierges folles sont dites fatuae, les vierges sages, prudentes. Écho peut-être? Noter d’autre part le premier couple domina / ancilla, qui reprend l’idée que l’une est au service de l’autre, l’imagination est soumise à la raison. Le mot ignominiosus a certes le sens fort de «honteux», mais il nous a semblé que l’opposition ici portait sur l’absence de réputation d’une part, et la célébrité d’autre part; or le sens originel de ignominia, ignominiosus, c’est «sans nom». La charité chrétienne interdirait à Richard d’associer «servante» à «ignominie». Peut-être avons-nous une réminiscence de ce passage dans le Nuage d’inconnaissance, c. 65 (trad. A. Guerne, p. 198). 15. situs et locus: il ne s’agit pas d’un pléonasme, il faut plutôt comprendre situs au sens de la manière dont l’or est implanté, ce qui s’éclaire par la suite. En revanche, locus indique bien l’emplacement sur l’arche. Situs prend divers sens autres que celui de lieu chez Hugues de Saint-Victor, quand il dit par exemple à propos de Dieu (De sacramentis, II, 1, 4; PL 176,

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376C-D, cf. infra, n. 169): «[Intelligamus Deum]... sine situ praesentem... sine loco ubique totum...», ou ailleurs (De tribus diebus, CCCM 177, [p. 4] l. 19 et [p. 12] l. 142): «Situs est in compositione et ordine.» 16. calcare: voir I, 8, n. 93. 17. libramen (équilibre), que nous rendons par «contrepoids», une force qui contrebalance l’attrait des images corporelles. 18. minus [miratur]: les mss auxquels se réfère M.-A. Aris lisent in imis, confusion que peut entraîner l’écriture. M.-A. Aris n’a pas interprété correctement la version du ms. V. 19. La métaphore latine est très concrète et expressive: déluge, flots qui se précipitent et entraînent des bouleversements; elle suggère l’idée de ce qui vient submerger la pensée rationnelle par des images sans cesse mouvantes. Or l’idéal contemplatif est une quête d’unité et de paix. 20. aura uere libertatis: même expression dans De erud. hominis inter., II, 35 (1333C): «Libérée des limites contraignantes de l’esprit humain, l’âme peut jaillir dans la brise de la liberté et, par aliénation de l’esprit, se déployer dans le vaste champ des spectacles divins.» Voir infra, au ch. 3, in fine, et au livre IV, c. 11, où il est fait un rapprochement avec la vision d’Élie (III Reg. 19, 12). Vraie liberté, parce que l’âme peut s’évader de la «gravitation» terrestre, c’est-à-dire de la pesanteur des attraits de ce monde. Le thème de la pesanteur, qui accompagne celui de l’élévation indispensable, parallèle à celui des entraves écartées et de la liberté conquise, est familier aux médiévaux, fondé sur leur conception de l’organisation cosmologique: le terrestre, de par son poids occupe la zone inférieure, alors que l’air occupe la zone supérieure, de même que le feu..., ce qui se retrouve dans la description de l’homme, comme nous le voyons ailleurs; en outre, terrenus correspond à mundanus, ce qui est impur et doit être purifié – mundandum est –, série constamment reprise dans les ouvrages de morale. Ainsi dans Prov. 9, 15: «Corpus quod corrumpitur adgravat animam et deprimit terrena habitatio sensum multa cogitantem.» Cf. Guillaume de Conches (Dragmaticon VI, in Théologie et cosmologie au XII e siècle, trad. et prés. par M. LEMOINE et C. PICARD-PARA, p. 117): «L’âme de l’homme, si elle n’était alourdie par le corps qui la corrompt, aurait dès le début une pleine et parfaite connaissance de ce que l’homme peut comprendre [...] Que l’âme soit ainsi émoussée par le corps, c’est ce qu’atteste Salomon...» Cf. encore du même auteur, Philosophia, IV, 35, PL 172, 99A-B. On pourrait multiplier les citations. Au-delà du recours à des images qui sont en définitive assez communes dans la description du monde et de l’homme, Richard exprime une expérience psychologique dans toute sa vérité: c’est le directeur spirituel qui parle. L’insuffisance des moyens de penser l’au-delà du visible et du concret est ressentie comme une oppression, un enfermement dans une obscurité; dans l’impatience du contemplatif à la recherche du divin, il y a le sentiment d’une impuissance, d’une frustration. L’aspiration se heurte aux obstacles de la condition humaine. 21. Elles sont admirables en ce qu’elles sont l’œuvre de la Sagesse. Alors que la création est bonne en soi, c’est le regard de l’homme, perverti par la faute originelle et affaibli par le châtiment, qui, en renversant l’ordre des valeurs, fait de l’univers des corps un ensemble de vanités. Saint Augustin, De vera religione, XXI, 41 (PL 34, 139; CCSL 32, [p. 212] l. 1-3; BA 8, p. 78): «C’est par la perversion de l’âme (perversitate animae), consécutive au péché et à la peine (quae contingit peccato atque supplicio), que le monde des corps (natura corporea) devient ce qu’en dit Salomon: vanitas vanitatum». 22. Cf. I, 1: «surge Domine in requiem tuam» (Ps. 131, 8); I, 10: «et uolabo et requiescam» (Ps. 54, 7). 23. ascende ad altum: l’auteur joue sur le double sens de altum, la hauteur (sens induit par ascendere, in summis) et la profondeur, au sens de ex alto animi, du fond de l’âme, laquelle est comme une mer qui, à son point le plus élevé, a le plus de profondeur (la haute mer). L’image latine, qui n’apparaît pas aussi clairement en français, permet d’exprimer à la fois ce

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mouvement par lequel le contemplatif doit aller au fond de lui-même pour y trouver la suprême hauteur du divin, ce qui correspond en même temps à une élévation. Même citation du psaume dans Beni. min., c. LXXVIII (59B), où l’ascension (préparée par une méditation sur la Transfiguration au sommet d’un mont, c. LXXVII et ss) est mise en rapport avec l’approfondissement intérieur. L’idée augustinienne de cette vérité intérieure qui éclaire d’en haut trouve un écho dans le verbe presidere qu’on vient de lire à la fin du ch. 2: être à la tête, mais aussi diriger. Sur s’élever et entrer à l’intérieur de soi-même, voir infra, ch. 6, n. 90. Voir aussi en IV, 23 (référence à Hugues de Saint-Victor, n. 245). 24. soliditas: s’oppose à ce qui est linéaire ou plane, donc sans épaisseur, mais aussi à ce qui est inconsistant; la physique des solides suppose à la fois un volume et une consistance que n’ont ni les surfaces ni les lignes, donc une solidité. L’opposition entre la fragilité de la dorure et la solidité du propitiatoire a un sens non seulement matériel mais allégorique, qu’il faut transposer aux deux genres de contemplation: celle qui dépend de l’imagination est fragile, l’erreur peut survenir aisément, les moyens humains à disposition sont faibles; celle qui ne dépend plus de l’imagination, est moins à la merci des erreurs et, surtout, dans le retour en soi-même, elle peut s’avancer dans un vaste domaine et y trouver une illumination intérieure d’origine divine qui vient l’aider, elle donne quelque chose de «solide», de réel et de permanent. 25. uisui: selon les mss utilisés par M.-A. Aris, in sui. Cf. la n. 18 supra: M.-A. Aris a mal interprété la leçon de V. 26. alta sapientes: avoir de hautes visées. Nous comprenons la phrase au sens induit par la citation de Rom. 12, 16 («non alta sapientes... “nolite esse prudentes apud vosmetipsos”», ne tendez pas vos pensées vers ce qui est élevé [aux yeux des hommes]... ne soyez point sages à vos propres yeux; le texte paulinien cite Prov. 3, 7). La même idée se retrouve quelques lignes plus loin avec la citation de Rom. 11, 20. Il s’agit donc toujours d’une science qui aspire à s’élever mais qui reste attachée à des attraits mondains, qui cherche la reconnaissance des autres hommes. Cf. saint Thomas d’Aquin: la science de ceux qui se fient trop à leur propre savoir, «eorum prudentia reprobatur qui in sua eruditione confidunt» (Super Boethium de Trinitate, q. 2, art. 3, resp. 1, p. 99; citation de Pierrre Lombard, Sententiae in epist. ad Cor., c. I, PL 191, 1543A). Cf. encore Guillaume de Saint-Thierry, Lettre aux frères du Mont-Dieu, I (SC 223, p. 148-149, trad. J. Déchanet): «Laissez donc, laissez les sages selon le siècle, enflés de l’esprit du monde (de spiritu mundi huius tumentes), aspirant au sublime (alta sapientes) et, léchant la terre, descendre avec leur sagesse en enfer (sapienter descendere in infernum).» 27. desipere carnaliter: le contraire de sapere, s’écarter de la sagesse, regarder d’un point de vue purement charnel, matérialiste (carnaliter), plutôt qu’idéaliste, selon l’apparence physique plutôt que selon la réalité profonde. 28. Dialogue entre Richard et un interlocuteur fictif. Pour la ponctuation, voir l’introduction, p. 62. 29. Contrairement aux mss, la Patrologie ponctue en faisant de mundi un complément de tantum (pourquoi te glorifies-tu de tant de choses du monde, c’est-à-dire de tant de choses que tu connais du monde). Nous faisons de mundi le complément de philosophe: cela correspond à d’autres emplois chez Richard (I, 10; II, 10; III, 3, etc.). 30. Sur les sapientes de ce monde, saint Paul dit en I Cor. 1, 20-21: «Ubi sapiens, ubi scriba, ubi conquisitor huius saeculi, nonne stultam fecit Deus sapientiam huius mundi, nam quia in Dei sapientia non cognovit mundus...» Richard, à partir de réminiscences, réutilise les mots pris dans divers fragments et les assemble en fonction du sens qu’il recherche. Outre les références indiquées en note au texte latin, on peut aussi mentionner la leçon donnée par le Christ en Ioh. 8, 54 («Si ego glorifico meipsum, gloria mea nihil est»). Tous ces textes font, à des degrés divers, la toile de fond du raisonnement: la science de ce monde,

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qui s’appuie sur ce que l’on peut voir et comprendre des créatures, est incapable de nous éclairer sur le mystère du Créateur sans l’aide de la grâce. Se glorifier de son savoir n’a pas de sens, si l’on ne se glorifie pas dans la grâce du Seigneur. Même si le mot dominus est induit par la citation de Jérémie, où il désigne Dieu, le recours aux textes du Nouveau Testament permet de le comprendre également au sens du Christ. 31. sapientia insipida, doctrina indocta: noter la force expressive du latin, que nous avons essayé de conserver en français; insipidus joue sur le rapprochement traditionnel entre les deux significations possibles de sapere (cf. II, 2, n. 18); insipide signifie donc doublement être dépourvu de sagesse et aussi de saveur. Cf. saint Augustin (Sermo in Epiph., 199, 2; PL 38, 1027): «Hic iam erubescat stultitia sacrilega, et quaedam, ut sic dicam, indocta doctrina.» Peut-être un souvenir d’une antienne qu’on lit dans le Liber responsalis attribué (?) à saint Grégoire le Grand (PL 78, 792D), où l’on rencontre l’expression scienter nescius, et sapienter indoctus. 32. Ici encore, le latin propose un bel effet de style (tumidus / timidus) qu’il ne nous a pas paru possible de restituer tel quel; «suffisant / confus» en proposerait un lointain écho. Hugues de Saint-Victor, In Hier. coel., I, 1: «Le monde découvre cette sagesse et commence à s’enfler d’orgueil et à en être congestionné (inflari coepit, et tumuit), se donnant de l’importance par elle [...], c’est pourquoi Dieu fait de cette sagesse mondaine une folie» (PL 175, 923B-925A). 33. sapere altum: penser de manière trop prétentieuse (cf. supra, n. 26 et II, 2, n. 18); nous nous sommes inspiré de la note à la traduction de S. Castellion (Rom. 11, 20, p. 2613). Cf. la même expression (altum), dans un sens voisin, Luc. 16, 15 (Lemaître de Sacy): «Vous avez grand soin de paraître justes devant les hommes; mais Dieu connaît le fond de vos cœurs, car ce qui est grand aux yeux des hommes (quod hominibus altum est) est en abomination devant Dieu.» Même idée dans Eccli. 6, 2 (Non te extollas in cogitatione animae tuae...). Dans I Cor. 2, 2, saint Paul dit qu’il vient apporter le message du Christ in infirmitate et timore et tremore, plutôt qu’avec un discours savant. 34. Cf. Prov. 7, 4: «Dis à la sagesse: tu es ma sœur, et appelle la prudence ton amie.» Suite du développement dialogué où Richard prête à un interlocuteur des tentatives de justification; mais on peut bien sûr y voir un débat intérieur à l’homme lui-même, partagé entre le désir de briller qu’il cherche à justifier, et l’écoute de sa conscience qui lui en montre l’inanité. 35. concupiscentia: il s’agit de vieillards pris de passion pour Suzanne, dont la beauté était grande. Ils désirent une beauté extérieure, oublieux de la beauté intérieure de cette femme pure et innocente. Sens: il faut chercher la vérité intérieure et ne pas en rester à l’apparence, voir le véritable amour de la sagesse, non le titre extérieur de philosophe. 36. place[a]t: les deux mss M et V ont placet; M.-A. Aris n’a pas vu que c’est ce qu’on lit dans V; la correction est suggérée par l’interrogation indirecte; on peut supposer que le placet qui précède a influencé le copiste. 37. Notre ouvrage, c’est-à-dire la construction de notre arche, telle qu’elle est décrite, et qui va révéler d’autres significations, bien au-delà de ce que la sagesse des philosophes a pu déceler. 38. Cf. Eccli. 21, 17: «Le cœur de l’insensé est comme un vase brisé et ne retient pas toute la sagesse» (cor fatui quasi vas confractum...). Autant dire qu’il faut le jeter au rebut. Mais on peut y voir encore une allusion à un précepte divin dans le même esprit que le verset 9 du psaume 2 (tanquam vas figuli confriges eos) qui annonce le châtiment des ennemis de Dieu, ou mieux même, comme dans Ier. 19, 11 (sic conteram populum istum... sicut conteritur vas figuli...). Le sage insensé (celui qui ne se contente que d’une dorure de sagesse) ne saurait préserver en lui la sagesse authentique et ne mérite pas d’être sauvegardé; il doit même être brisé en tant qu’œuvre indigne de Dieu, car il est ouvert à toutes les influences pernicieuses

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(selon la phrase suivante). À l’appui des rapprochements, nous pouvons encore citer saint Augustin qui dit, dans Enarr. in ps. 2, 8 (CCSL 38, p. 5; BA 57A, p. 138-139, PL 36. 71): «Et tamquam vas figuli conteres eos; id est, conteres in eis terrenas cupiditates, et veteris hominis lutulenta negotia, et quidquid de peccatore limo contractum atque inolitum est», ce qui rejoint bien notre interprétation: le vase sans couvercle doit être brisé parce qu’il reçoit en lui les convoitises terrestres, les affaires fangeuses du vieil homme et tout ce qui de l’homme pécheur est englué et planté dans la boue. 39. Écho de Matth. 23, 25-27: «Vous nettoyez l’extérieur de la coupe et du plat, mais votre intérieur est plein de rapine et d’immondices [...] Vous êtes semblables à des sépulcres blanchis qui paraissent beaux aux yeux des hommes, mais sont pleins à l’intérieur d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture.» 40. fama: c’est le lustre extérieur, la fausse apparence qu’on donne. 41. Richard introduit ici le mot gradus, alors qu’on a parlé jusqu’alors de genus. En l’occurrence le sens est à peu près le même: c’est aussi une quatrième étape. Saint Bonaventure, qui a lu Richard et l’a suivi, donne comme équivalents les degrés et les modes de contemplation extatique (Itinerarium, V, 1: les deux chérubins sont les symboles des deux modes ou degrés de la contemplation; voir IV, 8, n. 51). Thomas Gallus utilisera gradus à la place de genus: «Secundum genus sive secundus gradus contemplationis...» (Spectacula contemplationis, éd. LAWELL, p. 271, l. 50). 42. consideratio: il s’agit bien du quatrième genre de contemplation; l’auteur donne une fois de plus l’impression de chercher à ne pas répéter le mot contemplatio, en recourant tantôt à speculatio, tantôt à consideratio, même si on pourrait, en s’y appliquant, découvrir quelque nuance. 43. Nous traduisons comme une suite d’interrogations indirectes dépendant d’un discute sous-entendu, plutôt que par des phrases interrogatives. Culpa et natura font référence au premier homme qui fut bon par nature, mais qui perdit cet état par le péché originel. Pour retrouver l’innocence, il faut à la fois le repentir personnel et la grâce. 44. Richard emploie deux fois le mot philosophia, mais dans un cas il s’agit de la philosophie de ce monde, non encore éclairée, qui n’est que sottise, dans l’autre, de la vraie philosophie qui est le véritable amour de la sagesse, d’où le recours à cette dernière expression que nous avons cru devoir préférer pour être plus clair. 45. Cf. Hugues: «...les théologiens chrétiens, méditant constamment sur l’œuvre de restauration, écartent toute vanité de leurs pensées (omnem a cogitationibus suis uanitatem repellunt)» (De archa Noe, IV, 6, en partie cité en II, 2, n. 11). 46. L’explication qui va suivre, partant de la figure pour remonter au sens profond, est une belle illustration du principe qui fait lire dans le texte sacré, non seulement à partir des mots, mais à partir des choses elles-mêmes, de leur structure, la signification de quelque chose d’autre, et donc impose de recourir aux connaissances des artes, comme Hugues le dit dans les Sententie de diuinitate (cf P. SICARD, Hugues de Saint-Victor et son école, p. 109, cité en II, 14, n. 109). L’art de la fabrication de l’arche, jusqu’en ses détails, nous permet de comprendre les exigences de l’élévation dans la contemplation. La connaissance des artes est donc utile à la lecture du texte sacré, ce qu’on lit aussi dans le De sacram.: «D’où il apparaît à quel point l’Écriture Sainte (divina Scriptura) l’emporte en profondeur et en finesse sur tous les autres écrits non seulement en sa matière, mais dans la manière d’en traiter (non solum in materia sua, sed etiam in modo tractandi, subtilitate et profunditate praecellat); dans les autres écrits seuls les mots se trouvent avoir une signification (solae voces significare); en elle, ce ne sont pas seulement les mots, mais aussi les choses (etiam res significativae sint) [...] Il s’ensuit que tous les arts naturels sont au service de la science divine (omnes artes naturales divinae scientiae famulantur), et la sagesse inférieure correctement ordonnée mène à la sagesse supérieure» (l. I, c. V [PL 176, 185A] et c. VI [185C]).

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47. Le latin met en écho deiectus et illectus, ce qui est difficile à rendre en français. 48. Voir II, 13 et suivants et en particulier 16. 49. Nous conservons le polyptote en chiasme, dont Richard aime à faire usage. Mais il faut sans doute admettre une nuance entre dulcedo et suauitas, le premier ayant le sens d’une qualification objective, le second comportant le sens d’agrément, de charme, un effet plus subjectif. 50. secretus veut dire d’abord «séparé», «isolé», avant de signifier «secret». 51. Pour les mesures du propitiatoire, voir Ex. 25, 17 («...il aura deux coudées et demie de long et une coudée et demie de large»). Cf. aussi II, 14 et 16. 52. En fait, Richard a indiqué indirectement les dimensions de la couronne en II, 14: celle-ci entoure exactement le propitiatoire et a donc les mêmes mesures que lui. En revanche, le silence sur la hauteur du propitiatoire signifie autre chose: si celui-ci, qui est volumétrique, n’a pas de hauteur définie, c’est qu’il s’agit d’une introspection qui échappe à toute représentation mesurable; lorsqu’on s’avance dans la contemplation des réalités spirituelles, il ne peut plus être question de mesures (coudées...), le spirituel est incommensurable au corporel. Voir aussi infra, c. 19. 53. Le psaume 102, v. 14, dit: «Le Seigneur connaît notre fragilité» ou «il sait de quoi nous sommes façonnés», ce qu’il précise aussitôt en ajoutant: «il se souvient que nous sommes poussière». 54. La pénurie d’or, qui signifie figurativement la pauvreté de notre capacité à approcher de la compréhension du mystère divin, est encore plus sensible quand nous sommes dans ce quatrième genre de contemplation, tant à cause de l’insuffisance de nos moyens que du fait de l’influence de la chair et de la pesanteur des attraits matériels qui sont encore puissants. Plus l’esprit cherche à s’élever, plus l’intervention de la grâce devient décisive. Le thème des pesanteurs qui accablent l’âme et l’entravent est déjà présent au ch. 2, supra. 55. Littéralement, le sujet devrait être le dénuement humain, mais nous nous permettons pour la traduction de sous-entendre par commodité l’homme; aussitôt après, Richard d’ailleurs dit «l’homme», mot qui renvoie à la citation du psaume 93 donnée auparavant. 56. similis Paulo: un émule de Paul (ou allusion à Moïse qui est un autre homme ayant connu la même expérience); on pourrait aussi peut-être l’entendre au sens où saint Paul dit lui-même (II Cor. 12, 2-3: «Je connais un homme qui fut ravi...»; c’est comme s’il présentait celui qui a eu cette expérience comme un autre lui-même, plus tout à fait lui-même, mais similis. On peut considérer que Richard évoque, par ce similis, à la fois l’«aliénation» de l’expérience mystique (cf. Paul) et la possibilité qu’un autre homme que saint Paul puisse la vivre. 57. Beni. min. LXXIII (52B; SC 419, p. 300): «Jamais en effet l’esprit ne peut atteindre à une telle grâce par sa propre activité: c’est un don de Dieu.» 58. excessus mentis: pour cette expression, ainsi que pour extase, voir la note complémentaire 3, p. 603 ss. 59. Ce que les réalités divines sont vraiment. Alors que le cercle des similitudes à partir du monde connu (extérieur ou intérieur) est limité, la découverte des biens divins ouvre un champ infini. 60. Première occurrence de cette formule, précisément dans l’examen du quatrième genre, ce qui n’est pas sans signification. Cette nuance rappelle une expression fréquente, chez Denys entre autres (Noms Divins, c. 1, § 2, trad. M. de Gandillac, p. 69): «[le rayon divin] illumine chaque créature proportionnellement à ses puissances réceptives»; idem, § 3, p. 70: «...nous accédons à ces lumières théarchiques [...] à la mesure de nos capacités»). 61. À travers cela s’esquisse l’idée que la Sagesse vient au-devant des efforts de celui qui la recherche.

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62. theoria: cf. Beni. min., LXXV (53D; SC 419, p. 306): «De supereminentia spiritualium theoriarum». Il s’agit de la contemplation des réalités spirituelles propres au quatrième genre. Theoria et theoricus, calqués sur le grec (Θεωρία), désignaient, dans la langue des mystiques, la vision contemplative du divin. Cf. Hugues de Saint-Victor, Didasc., II, 18 (Buttimer p. 37; Lemoine, p. 111-112; PL 176, 759A-B): «Theorica dividitur in intellectibilem, et intelligibilem, et naturalem [...] Eadem est igitur haec theologia, intellectibilis et divinalis.» Richard s’est peut-être aussi inspiré du commentaire de l’Érigène sur la Hiérarchie céleste de Denys (où les mots theôria et theôrikos ne sont pas rares) ou de celui de Hugues. Parmi d’autres, Jean Cassien, Conlatio I, 8 (PL 49, 492A; CSEL 13, p. 15; SC 42, p. 85): «Videtis ergo principale bonum in theoria sola, id est in contemplatione diuina dominum posuisse.» Sur l’emploi de theoria dans les écrits mystiques, voir notamment l’article de Dom L. GOUGAUD, «La “Theoria” dans la spiritualité médiévale», Revue d’Ascétique et de Mystique, 3 (1922), p. 381-394. 63. Le texte de l’épître aux Corinthiens, dont nous avons un écho ici, est traduit généralement à peu près ainsi: dire, ou concevoir des réalités spirituelles par des termes spirituels. Dans la forme légèrement modifiée que lui donne Richard, comparare peut avoir le sens d’établir des réalités spirituelles à partir d’autres réalités spirituelles. Le mot revient plus loin. C’est la démarche analogique qui permet d’accroître la connaissance du spirituel par paliers, d’aller d’une réalité spirituelle à une autre. Il existe deux verbes comparare identiques en latin: le second signifie mettre en rapport, comparer, dont on peut penser qu’il est en écho ici. Sur l’effet de «spiritualisation» intérieure, cf. II, 13. 64. Première étape qui conduit vers la deiformitas, l’âme est sur la voie de recouvrer une ressemblance accrue avec le divin, selon l’affirmation qu’elle a été créée à la ressemblance de Dieu, et donc qu’elle doit reconquérir ce qui a été dégradé par la faute originelle. Guillaume de Saint-Thierry, De natura corp. et animae, § 96 (éd. M. LEMOINE, p. 185; PL 180, 720A; CCCM 88, [p. 137] l. 1167-1170): «Tout en administrant le corps et en lui faisant percevoir les choses, si par le regard intérieur de son esprit (per internum mentis obtutum) elle s’élève aux réalités supérieures et éternelles, l’âme déserte d’une certaine manière les sens corporels (ita quodam modo corporeos deserit sensus).» 65. Saint Paul avait dit dans I Cor. 2, 10: «L’Esprit de Dieu [qui pénètre l’âme du contemplatif, par une spiritualisation progressive,] lui révèle tout, c’est-à-dire l’Esprit qui pénètre tout, même ce qu’il y a dans les profondeurs de Dieu (Spiritus enim omnia scrutatur etiam profunda Dei)». Tout le ch. 2 de cette épître est à l’arrière-plan de notre texte. Les parfaits dont parle saint Paul sont ceux qui ont la sagesse spirituelle, non la science de ce monde. Lui-même vient non pour persuader par le recours à un discours élevé (per sublimitatem sermonis aut sapientiae ou in persuasibilibus humanae sapientiae verbis) – ce qui rappelle le rejet mentionné plus haut, au ch. 3, de la tentation de «s’élever aux hautes pensées» –, mais pour transmettre l’expérience spirituelle, la manifestation de l’Esprit. Il y a parallélisme avec le discours de saint Paul, qui oppose la sagesse humaine ne recourant qu’aux ressources du savoir naturel (celles de l’animalis homo, 2, 14) à la contemplation qui donne accès à la véritable sagesse (celle de l’[homo] spiritualis, 2, 15). 66. On notera une fois encore le caractère quasi dialogué de tout ce passage, soulignant l’intention pastorale de l’auteur. 67. copia auri copiose abundet: nous avons essayé de sauvegarder au moins partiellement le polyptote expressif. 68. libenter / libertas: encore un effet de style difficile à rendre en français. 69. On pourrait être tenté de penser qu’il s’agit d’un tombeau dans lequel se trouvent des objets de valeur enterrés avec le défunt. Mais le contexte dans le livre de Job laisse entendre plutôt que le trésor, c’est la paix intérieure que les malheureux trouvent dans la mort, et la vision béatifique dont la contemplation ici-bas est une sorte d’avant-goût. L’évocation de

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Job, le sage dépouillé des biens terrestres, rejoint le cas de saint Paul qui parle de la vraie sagesse (l’or), un trésor qu’on ne trouve qu’après s’être dépouillé de la sagesse de ce monde. 70. Le contexte du passage, dans Job, montre que la sagesse est incomparable, au delà de toute valeur humaine, et donc qu’elle doit être cherchée dans la profondeur de soi, et non dans les couches superficielles de l’imagination ou de la raison. En Iob 28, 12 déjà: «Où trouve-t-on la sagesse (sapientia vero ubi invenitur...) et quel est le lieu de l’intelligence?» En Iob 28, 20: «[La Sagesse] est cachée aux yeux de tous les vivants (abscondita est ab oculis omnium viventium).» 71. Certes, la même formule se lit dans Act. 3, 6. Cependant l’expression est commune, et l’or et l’argent représentent simplement les ressources matérielles dont ne dispose pas saint Pierre pour soulager le mendiant. La suite du texte des Actes n’est pas éloignée de l’esprit de Richard et de ses auditeurs, parce que l’apôtre ajoute qu’il donnera ce qu’il possède, c’est-àdire le pouvoir de guérir, ici au sens spirituel, la sagesse véritable dont parlait saint Paul plus haut. 72. Amalgame de deux paraboles. D’abord celle de l’intendant malhonnête. Ensuite c’est l’enfant prodigue qui parle en lui-même: «Il faut que je me lève et que j’aille trouver mon père, et que je lui dise: “ Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre vous”.» Il y a donc, à travers cette référence, une invitation à la conversion et à la purification intérieure indispensables pour accéder à la contemplation. 73. La citation de saint Paul précise le sens dans lequel il faut entendre la parabole de l’enfant prodigue: l’homme pécheur s’adresse à Dieu qui aura pitié de lui. La contemplation présuppose elle aussi un acte d’oraison. Le «Père des miséricordes» évoque la libéralité divine, source de miséricordes et de grâces. 74. Nous traduisons littéralement, le sens de l’expression ne pouvant se dégager que par une réflexion sur la manière dont ce passage a été entendu au Moyen Âge. Le texte de l’épître de Jacques continue ainsi: «...desursum est et descendens a Patre luminum...». Le Père des lumières est la source de cette lumière qui est en l’âme contemplative et qui vient par grâce d’en haut. À moins de ne voir dans ce texte que simple redondance, ce qui n’était pas le cas pour les lecteurs médiévaux, ce qui est «donné» – datum – devrait donc être distingué du «don» – donum. On sait que ce passage de l’apôtre figure en tête de la Hiér. cél. de Denys (I, 1). Selon Jean Scot, il faut entendre que le datum signifie ce qui est donné comme qualité, participation au Bien dans la nature de l’homme, alors que le donum se réfère plutôt à la grâce du Saint Esprit par laquelle l’homme peut accéder à la contemplation du divin (In Ioh. eu. comm., III, IX, PL 122, 325 C); ce passage est commenté par Hugues dans le même sens (In Hier. coel II, 1, PL 175, 936 A-B). On peut supposer, sans en être absolument certain, que Richard avait aussi à l’esprit cette interprétation devenue courante au XII e siècle (cf. É. JEAUNEAU, Jean Scot, Comm. sur l’év. de Jean, SC 180, p. 252-254, n. 3). Il faut relever encore à l’appui de ce rapprochement que Jean Scot, aussitôt après avoir donné le sens du texte apostolique, cite I Cor. 4, 7 (déjà lu plus haut au ch. 3): c’est bien l’idée que tout vient de la Bonté suprême, tout ce qui dans la nature permet de rechercher et d’entrevoir le divin, et qu’en outre Dieu donne sous forme de grâce les lumières nécessaires pour le contempler. (Voir aussi, infra, n. 123.) 75. Rom. 10, 12 ajoute: «[tous] ceux qui l’invoquent», repris dans la phrase suivante de notre texte (effundo orationem meam, je répands ma prière). Ce qui précède fait-il aussi référence aux Juifs et aux Grecs, Richard entendant peut-être par là qu’il n’y a pas de différence entre ceux qui ont reçu les lumières de l’Écriture et qui croient, et ceux qui ont cherché et reçu le message apostolique, voire une inspiration intérieure consécutive à cette recherche sincère, et qui croient? 76. intellectum: allusion, par anticipation, à Ps. 15, 7, qui sera cité en III, 13.

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77. Au lieu d’un futur exprimant le résultat, ces traductions littérales manifestent l’immédiateté de l’effet de la grâce. 78. Littéralement, à peu près: je n’ai en moi conscience de rien. D’une part, le passage se réfère sans doute à Act. 22, 3-14, où saint Paul annonce qu’il va s’expliquer: «ad vos nunc reddo rationem», ce qui est une façon de se justifier. Paul persécutait les chrétiens, fidèle en cela à ce que la Loi lui avait prescrit. Mais l’illumination du chemin de Damas lui fit voir son erreur et l’amena à changer de vie, à se faire pardonner ses fautes (c’est d’ailleurs le sens du mot «propitiation»). D’autre part, la citation de I Cor. 4, 4 laisse entendre que Paul dépend entièrement du jugement de Dieu. 79. ingenti consilio – aureo propitiatorio: l’examen de conscience et la demande de propitiation (de pardon). Sur propitiatoire – propitiation, dans Nonnulae alleg. tabern. foed. (197B), on lit: «Notandum quod hoc opus propitiatorium dicitur, quoniam per multam cognitionem et considerationem sui, rationali creaturae Dominus propitius redditur.» 80. Allusion à l’état précédant l’illumination du chemin de Damas: il voyait les premiers chrétiens avec les yeux de la chair, mais il ne voyait pas le sens de leur action inspirée par Dieu. 81. curiosius: il y a un jeu verbal avec cura, ce qui engage à choisir si possible une traduction qui l’évoque quelque peu. 82. Les vases d’argile représentent l’homme créé du limon de la terre (cf. supra, au ch. 3, le passage sur le vase sans couvercle, qu’il faut jeter au rebut). Fragile donc, l’homme doit se souvenir que la grandeur et la puissance ne viennent pas de lui, mais de Dieu («ut sublimitas sit virtutis Dei et non ex nobis»). 83. uere inclitum: cet homme est devenu illustre, sa gloire est véritable, c’est celle qui est due à Dieu (par opposition à ceux qui se glorifient prétendant tout faire par leurs propres forces). 84. Richard réunit un peu abruptement (encore un cas où le ton de l’exposé devait marquer les transitions) l’exemple de Paul – enfin riche spirituellement – à celui de Job (I, 3 et 29), qui enseignait la sagesse au milieu des Orientaux (des peuples à l’est de la Palestine), alors qu’il était au comble de sa fortune, avant que la faveur divine ne s’éloigne pour l’éprouver. 85. Job fut accablé de malheurs, alors qu’il avait conservé la pureté du cœur depuis l’enfance, et qu’il la conserva envers et contre tout; il mérite donc encore plus notre admiration et doit nous être un modèle. 86. meditabatur ille: notre leçon est préférable à celle retenue par M-A. Aris; elle correspond à l’opposition entre meditabatur – suo et meditare – tuo. 87. sub pedibus iacere: à quel point elle gît sous ses pieds, c’est-à-dire, au sens classique, à quel point elle est méprisable à ses yeux (cf. supra, c. 3: inferiora omnia per despectum calcare, fouler aux pieds par mépris toutes les valeurs inférieures). 88. tabernaculum primum... secundum: cf. Nonnulle alleg. tabern. fed. (192B-D): «L’homme pénètre dans le premier tabernacle quand il retourne en lui-même (cum redit ad seipsum); il pénètre dans le second quand il se dépasse (cum transcendit seipsum); en se dépassant, en vérité, il s’élève en Dieu (elevatur in Deum)». Dans le Liber exceptionum, II, 10, 2 (éd. CHÂTILLON, p. 377), le premier tabernacle, c’est l’âme; le secundum tabernaculum signifie une nouvelle étape de la contemplation, ce que saint Bonaventure, dans l’Intinerarium mentis, ch. III, § 1, décrit ainsi (trad. H. Duméry, p. 61): «C’est pourquoi, déjà parvenus au troisième degré, nous pénétrons en nous-mêmes; après avoir quitté en quelque sorte le parvis extérieur pour entrer dans le “saint” ou partie antérieure du tabernacle (quasi atrium forinsecus relinquantes, in sanctis, scilicet anteriori parte tabernaculi), nous devons chercher à saisir Dieu par le miroir de notre âme.»

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89. Écho de Matth. 17, 1 (Transfiguration); Ex. 24, 12-18 (Moïse, appelé à monter sur la montagne, entre dans la nuée). 90. Édit d’Alex., III (éd. CHÂTILLON-TULLOCH, p. 70): «L’homme est réintégré lorsqu’il retourne à soi, il est magnifié lorsqu’il se transcende soi-même, il est merveilleusement glorifié lorsqu’il passe en Dieu.» Cf. encore De exterm. mali et pr. boni, I, c. 5-6 (1076D1077B: rentrant en soi, l’homme trouve d’abord un intérieur dévasté, il doit alors se mettre en quête de Dieu qui est en lui). De Hugues, ce texte (De vanitate mundi, II, traduction légèrement modifiée, de P. SICARD, Hugues et son école, p. 238): «Dès lors, faire retour du plus extérieur vers le plus intérieur (ab extremo itaque redire ad intimum), c’est remonter du plus bas vers le plus haut, et être recueilli en soi-même (colligi in idipsum) loin de la dispersion, de la confusion et de la mutabilité. Et parce que ce monde est hors de nous et que Dieu est en nous, comme on le sait, nous devons, en faisant retour de ce monde à Dieu et en nous élevant, pour ainsi dire du bas vers le haut, nous traverser nous-mêmes.» Saint Bernard, De dilig. Deo, II, 2 (PL 182, 976A; Bern. Op., III, [p. 121] l. 14-15; SC 393, p. 66): «Que l’homme cherche ses biens les plus hauts en cette part de lui-même par laquelle il se dépasse lui-même (in ea parte sui, qua praeeminet sibi), c’est-à-dire son âme (hoc est anima): ces biens sont la dignité, la science, la vertu» (sa dignité c’est le libre arbitre, la science, c’est la connaissance de sa dignité, la vertu, c’est le bon usage du libre arbitre). Ce thème traverse toute la littérature patristique et nous pourrions multiplier les références. Saint Grégoire le Grand, décrivant les portes du temple de la vision d’Ézéchiel («une porte est en face d’une porte», parce que l’accès à la foi ouvre l’accès à la vision de Dieu), disait, en leur donnant ainsi leur signification symbolique pour la vie présente (Hom. in Ez., II, h. v, 9; CCSL 142, [p. 281282] l. 229-231; SC 360, p. 242; PL 76, 989D): «Le premier degré est donc pour l’âme de se recueillir en elle-même (ut se ad se colligat), le second de voir de quelle qualité elle est, le troisième de s’élever au-dessus d’elle-même et de soumettre son attention à la contemplation de l’auteur invisible.» Saint Augustin le disait déjà (De vera religione, XXXIX, 72; PL 34, 154; CCSL 32, [p. 234] l. 12-16: BA 8, p. 130, trad. J. Pegon): «Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même (in teipsum redi) [...] c’est au cœur de l’homme qu’habite la vérité (in interiore homine habitat veritas) [...] Mais, en te dépassant, n’oublie pas que tu dépasses ton âme qui réfléchit (sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam transcendere) et, par conséquent, porte-toi vers la source lumineuse (illuc tende) d’où s’éclaire la lumière de la raison (unde ipsum lumen rationis accenditur).» Du même, Confess. IX, X, 24 (PL 32, 774; CCSL 27, p. 147): «Nous montions encore au-dedans de nous (ascendebamus interius), parlant de tes œuvres, y pensant et les admirant, et nous arrivions dans nos âmes que nous dépassions (et venimus in mentes nostras, et transcendimus eas) pour atteindre la région de l’abondance inépuisable (ut attingeremus regionem ubertatis indeficientis).» Pour d’autres passages augustiniens sur ce thème du retour en soi-même et du dépassement, de l’élévation, voir par exemple la note complémentaire de M.-F. Berrouard, dans Homélies sur l’év. de saint Jean, BA 72, p. 733 et ss). Nous ne pouvons nous empêcher de penser enfin au célèbre passage des Confessions (III, VI, 11; PL 32, 688; CCSL 27, [p. 33], l. 57-58): Dieu est à la fois au plus intime et au plus haut, au-delà de l’âme humaine («Tu autem eras interior intimo meo, et superior summo meo»). Dans le même ouvrage, en VII, X, 16 (PL 32, 742; CCSL 27, [p. 103], l. 1-8), saint Augustin dit qu’il est entré au plus profond de lui-même, sous la conduite du Seigneur, et qu’il y a vu au-dessus de son esprit la lumière immuable; cf. aussi Enarr. in ps. 33, s. II, 8, CCSL 38, [p. 287] l. 7-8 et l. 24; PL 36, 312. Sur le passage d’une pénétration dans l’immanence à un dépassement dans la transcendance, voir la note complémentaire 3, et notamment les remarques initiales sur la mentis alienatio, p. 617. 91. Il éclaire la «zone» des esprits angéliques et de leur félicité.

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92. Cf. Hugues, De arrha animae (voir réf. au texte latin). Cf. aussi la note ci-dessus. Dans l’édition parue dans le vol. I des Œuvres, voir, en p. 288, la note de D. Poirel sur le «socratisme chrétien». 93. Cf. II, 13, et les références au De statu int. hom. et au De erud. int. hom. Dans ce dernier traité (II, 18, 1318B), nous lisons, après une comparaison avec les oiseaux qui s’élèvent dans le ciel, puis reviennent sur les branches de l’arbre: «Le soleil de l’intelligence, après son lever et son élévation dans les hauteurs sublimes de la contemplation, revient en son lieu (iterum ad locum suum revertitur), l’œil du cœur est rappelé à la contemplation de lui-même, afin qu’il s’élève de nouveau plus haut; car le cœur qui s’endort dans la conservation de luimême perd aussitôt la grâce qu’il avait reçue.» 94. Cf. I, 5 (69A). 95. cor: voir II, 17, n. 134. 96. malitia s’oppose exactement à sapientia (cf. Sap. 7, 30, qui met en parallèle la nuit au jour, la malice à la sagesse). 97. Esprits mauvais: anges déchus. 98. Outre la référence donnée au texte, cf. aussi Beni. min., c. LXXIV (53B-C; SC 419, [p. 304] l. 24-25: «Ad primum itaque coelum pertinet cognitio sui, ad tertium autem pertinet contemplatio Dei», et quelques lignes plus loin (l. 30-33): «À ce troisième ciel en fait les hommes peuvent être ravis, car ils ne peuvent y accéder eux-mêmes...» Sur ce troisième ciel encore, Richard nous dit, dans Adnot. in ps. 121 (365C): «L’âme peut être ravie dans ce troisième ciel, elle ne peut y aller [par elle-même] (ad tertium rapi valet, ire autem non potest). Nous sommes admis à ce troisième ciel chaque fois que, par une extase de l’esprit (per excessum mentis), nous jouissons en partie de la douceur intérieure et éternelle (illa interna et aeterna dulcedine aliqua ex parte fruimur).» Cf. De IV. gr. viol. caritatis (1219D; éd. DUMEIGE, p. 160 ss, § 35, l’âme parcourt les trois degrés de la dilection pour atteindre la contemplation): «En ce degré (in hoc gradu eiusmodi [sc. secundo amoris]), les âmes s’envolent avec leurs ailes jusqu’au ciel, non seulement jusqu’au premier, mais aussi jusqu’au deuxième... Audessus de ces deux cieux, il y a encore un troisième ciel qu’on appelle le ciel des cieux.» 99. prauus: difforme, tortu, tortueux («qui dévie par rapport à la ligne droite»); cela correspond avec la série qui aboutit à «impénétrable»; l’idée de perversion ou de dépravation qui s’associe souvent à l’adjectif pravus, ne s’accorderait pas avec la suite («...invenies multa stupenda et admiratione digna»). 100. Voir le sens général dans I Cor. 2, 15: les hommes qui sont habités par l’esprit de contemplation ont l’intuition de vérités sur lesquelles les hommes charnels ne peuvent porter de jugement, incapables qu’ils sont de les comprendre. Mais on peut aussi, dans ce contexte précis de la contemplation, comprendre la citation paulinienne au sens suivant: dans la vision telle qu’elle sera définie ci-après (v. n. 105), les réalités que l’œil intérieur (la mens, dirait saint Augustin, l’intelligentia dit plus volontiers Richard) voit (c’est une sorte d’intuition, un contuitus), dès lors qu’elles sont saisies, sont vraies, elles n’ont pas besoin d’être vérifiées par une image corporelle, comme les objets que l’esprit voit en imagination. La vision de l’intelligentia est «infaillible», c’est à elle qu’il appartient plutôt de «juger les visions inférieures», et non l’inverse (cf. P. AGAËSSE et A. SOLIGNAC, La Genèse au sens littéral, BA 49, note complémentaire 52, 2 et 3, p. 577-578, dont nous nous sommes inspiré pour ce commentaire). 101. plenitudinem orbis terrarum: après la longueur et la largeur, le volume. 102. imaginalis: ce qui relève de l’imagination, «imaginal» (comme on dit transcendantal), mot de la biologie, mais qui convient bien ici, signifiant qu’il s’agit de productions de l’imagination. Certains philosophes modernes ont adopté le mot pour désigner un monde intermédiaire entre le sensible perçu par les sens et l’intelligible (voir aussi Henri CORBIN, L’Archange empourpré, p. 35). Le mot se lit dans dans la traduction du Adv. Arium (I, 19) de

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Marius Victorinus (P. HADOT, Traités théologiques sur la Trinité I, p. 233), où l’on distingue l’image-substance lorsqu’il s’agit du Christ-image de Dieu, de l’image des choses corporelles que nous livrent les sens, image qui n’est «qu’une sorte d’ombre». 103. intellectualis: ce qui relève de l’intelligentia. Cf. I, 6 (71D-72A). Quelques lignes plus loin, Richard dit eodem hoc intelligentiae oculo. Voir la note complémentaire 1, p. 595. 104. grossus: au sens de non subtil, par les références qu’il a avec des objets concrets; corpulentus, qui peut signifier gros et corporel, rendu par «corpulent», mot qui rappelle donc que les images reproduisent des corps qui n’ont pas la subtilité des images elles-mêmes. 105. Remarquons que Richard n’hésite pas à dire que nous voyons des invisibles: uidet anima... inuisibilia sua. Il fait ensuite une distinction importante. Dans le cas de la vision intellective (par l’intelligentia au sens ricardien), ces invisibles sont effectivement présents – spirituellement – en nous, au moins autant sinon plus que les réalités corporelles que nous voyons devant nous et qui sont physiquement présentes, voire palpables; en revanche, lorsque nous découvrons par la raison par exemple la cause de ces réalités physiques que nous voyons, ces dernières ne sont plus présentes dans notre esprit, mais seulement leur image et la représentation de leur cause; cf. saint Augustin, De Genesi ad litt., XII, VI, 15 (CSEL 28, p. 386. l. 22-24; BA 49, p. 346-348): «Or, ce qui est vu non pas imaginativement (non imaginaliter), mais proprement, bien qu’il ne soit pas vu au moyen du corps, cela est vu par cette vision (hoc ea visione videtur) qui surpasse toutes les autres (quae omnes caeteras superat).» Saint Augustin donne l’exemple de la dilection du prochain; le prochain est absent de notre esprit, seul y paraît son image; ce que nous «voyons “intellectivement”» (dilectio intellecta conspicitur, la dilection vue par l’intelligentia) est présent effectivement, et cela appartient à ces réalités pour lesquelles il n’y a pas d’images. Richard prépare ainsi l’idée que la vision de l’Invisible sera une vision sans image. 106. Comme le dit le R. P. Cyprien, traducteur de saint Jean de la Croix, La Montée du mont Carmel (c. VIII, p. 86): «Le troisième dommage que les appétits font en l’âme, c’est qu’ils l’aveuglent et l’offusquent [...] de même l’âme qui est captive de ses appétits, est en ténèbres selon l’entendement et ne donne lieu au soleil de la raison naturelle ni à celui de la Sagesse surnaturelle de Dieu, pour l’investir et pour l’illuminer.» 107. L’âme ne se voit pas comme l’œil voit un objet, mais se pense (cf. saint Augustin, De Trinitate, XIV, VI, 8; CCSL 50A, [p. 430] l. 1-2; BA 16, p. 362: «...nec ipsa mens quodam modo se in conspectu suo ponat, nisi quando cogitat...»). 108. Peut-être pense-t-il à ceux qui définissent cinq niveaux dans la pensée (voir la note complémentaire 1, à propos d’intellectus, intelligentia, p. 593, et la n. 14)? La question aurait aussi pu être inspirée par un passage du De Trinitate de saint Augustin, XII, IV, 4 (BA 16, p. 216, CCSL 50, [p. 358] l. 1-3; PL 42, 1000): «Quand donc nous traitons de la nature de l’âme humaine, nous traitons d’une seule réalité, et nous ne la divisons pas en deux comme nous venons de le faire [en évoquant l’homme et la femme qui sont deux en une chair], mais nous dédoublons les fonctions (per officia geminamus).» 109. geminus: nous traduisons une première fois par le verbe «se dédoubler», au sens de se diviser en deux directions, vers deux objets; une seconde fois par «géminé», au sens que le mot a quand on parle de gemini pedes, deux organes appartenant à un même corps. On voit ensuite que duplex désigne deux instruments qui ne sont pas organiquement liés. 110. Les mss n’ont pas de point d’interrogation, que nous avons cru devoir mettre à la traduction (question rhétorique). 111. Lointain écho de Sap. 18, 14 («... et nox in suo cursu medium iter haberet»). 112. Lointain écho de II Reg. 23, 4 («... sicut lux aurorae mane rutilat...»). Jean Scot rattache l’aurore matinale, représentée par l’étoile du matin, à la première lumière de la foi; Exp. in hier., II, 5, CCCM 31, [p. 45] l. 941-944; PL 122, 165C): «Comme le soleil visible est l’image du soleil invisible, c’est-à-dire de la justice divine, l’étoile du matin, dans l’âme des

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fidèles, est celle de l’illumination naissante par la foi.» Cf. aussi Jean Scot, In Ioh. prol., XII (PL 122, 290B; SC 151, p. 262): «La lumière luit dans les ténèbres des âmes des fidèles, et de plus en plus elle luit, commençant par la foi (a fide incohans), et tendant vers la vision (ad speciem tendens).» Les mss n’ont pas de point d’interrogation. 113. in deliciis meis: voir la note complémentaire 2. 114. Cf., en écho, le texte de saint Paul, I Cor. 15, 41 («alia claritas stellarum, stella enim ab stella differt in claritate»), certainement à l’esprit de Richard et de ses lecteurs, même s’il s’agit de l’éclat de la lumière divine sur les âmes des trépassés; mais ici on entend plutôt les divers degrés d’illumination dans l’expérience contemplative. 115. Il faut entendre l’expression comme saint Paul dans l’épître aux Thessaloniciens: ceux qui sont dans la nuit, et y dorment, et qui s’enivrent dans la nuit, ce sont les hommes qui demeurent dans l’obscurité des attaches terrestres, au lieu d’être vigilants, selon les recommandations des Évangiles. 116. Le texte de la Vulgate diffère ici sensiblement de la version Iuxta Hebraicum. 117. ille: cet homme qui aurait vu ce jour. 118. Dans le quatrième genre, il y a un début de vision des réalités divines, mais pas la plénitude de la connaissance. 119. expressa imagine: la parole de la Sagesse divine «faisant» la création, lui donnant corps et réalité concrète. Le parallélisme des deux compléments introduits par quam souligne l’équivalence que l’ajout d’un «et» ([l’image] et [l’œuvre]) affaiblirait. La Sagesse, c’est bien sûr le Verbe de Dieu créateur. Le lieu où elle se reflète (s’exprime) le mieux, c’est dans la création de l’âme humaine (son image), restaurée et glorifiée, selon les trois étapes de l’histoire du salut: creatio, restauratio, glorificatio. 120. Si l’on se réfère au contexte de l’épître de saint Paul, l’esprit s’entend au sens du SaintEsprit agissant en l’esprit de l’homme spirituel: c’est lui qui vient de Dieu et qui nous fait connaître les dons de Dieu, grâce à son enseignement (I Cor. 2, 13: «... in doctrina Spiritus...»). 121. Voir II, 12 (n. 77). 122. subleuari: la contemplation des esprits angéliques et celle du divin ne sont possibles que si l’esprit est soulevé, ravi: l’ascension ne peut être le résultat de la seule action personnelle. Le «soulèvement» de l’esprit se distingue de l’«aliénation» de l’esprit (cf. V, 2). 123. Cf. V, 18-19; De IV. grad. viol. car., 5 (1209A; traduction Dumeige, p. 128): «Que sont, dis-je, ces chaînes de la charité sinon les bienfaits de Dieu? Les biens de la nature, de la grâce et de la gloire [...] triple lien, le don de la création, les biens de la justification, les récompenses de la glorification.» Cf. la distinction entre datum et donum (supra, n. 74). Selon le De statu int. hom., c. 20 (1130C; éd. RIBAILLIER, p. 85), les premiers biens donnés à la création, avant le péché, sont certes une grâce, mais sont communément désignés par le mot de nature [humaine], tandis qu’on réserve le nom de grâce aux dons de la justification. Cf. encore Adnot. myst. in ps. 118 (350 A): «Tria opera attende: opera conditionis, opera redemptionis, opera glorificationis.» Hugues, De sacramentis, I, vi, 17 (PL 176, 273 C): «C’est la grâce créatrice qui a fait ce qui n’était pas, c’est la grâce réparatrice qui a restauré ce qui avait péri»; In Hier. coel., PL 175, 936D-937A: «La créature raisonnable, qui seule a été faite à l’image et à la ressemblance de Dieu, a reçu et des dotations et des dons: d’excellents, en ayant été créée ici-bas, et de parfaits, en étant élevée jusqu’aux lieux les plus hauts.» 124. iustificatio: littéralement, l’âme est rendue à ce qui est juste, rendue juste. 125. perfectio: l’âme est introduite dans la voie de l’accomplissement de la plénitude future. 126. subdistinctione: «sous-distinction», subdivision qu’on peut faire dans le premier degré de cette contemplation.

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127. Cf. saint Augustin, et l’image de la Trinité (Conf. XIII, XI, 12; CCSL 27, p. 247; BA 14, p. 442; PL 32, 849): «Je dis les trois choses que voici: être, connaître, vouloir; en effet, je suis, je sais et je veux (sum enim et scio et uolo).» 128. libertas arbitrii: liberté de choix et de décision, donc possibilité d’exercer son libre arbitre. Le libre arbitre et la connaissance ont été donnés à la création, avant la chute, et sont l’image et la ressemblance de Dieu; cf. De statu int. hom., c. 14 (1126C; éd. RIBAILLIER, p. 78): «Cherche ce qui dans le cœur humain est à l’image et à la ressemblance de Dieu (ad imaginem et similitudinem Dei), ce qui fait son éminente dignité par comparaison avec les autres [créatures], et que la création lui est soumise, et tu trouveras, je pense, que ce n’est rien d’autre que le libre et raisonnable arbitre (liberum rationalemque consensum de quo hoc rectius intelligatur) [...] libre à l’image de Dieu (liber ad imaginem), raisonnable à la ressemblance de Dieu (rationalis ad similitudinem).» Sur l’effet de la faute qui soumet l’homme à l’appetitus animalis (les instincts) au détriment du consensum rationalem (la volonté raisonnable), ce qui entraîne une diminution de la ressemblance avec le divin, voir aussi De Trinitate, VI, 18 (983A; éd. RIBAILLIER, p. 253; SC 63, p. 430). 129. gratuitus: le bien est accompli de manière désintéressée. Habituellement on parle d’un don gratuit de la part de Dieu, mais ici c’est l’action humaine qui doit s’accomplir de manière désintéressée, sans avoir en vue une récompense. On pourrait éclairer cela en reprenant ce que dit Richard de l’amour, dans le De Trinitate V, 16 (961D; éd. RIBAILLIER, p. 215; SC 63, p. 344): comme l’amour «mixte» reçoit gratuitement et donne gratuitement, de même l’homme qui a reçu par pure grâce, donne à son tour gratuitement (mais et ce don humain et l’amour mixte sont à un niveau inférieur par rapport au don et à l’amour divins qui sont totalement gratuits, sans rien devoir aux êtres créés). Cf. aussi De verbis Apostoli, IX (682D683A; éd. RIBAILLIER, p. 337). La perfection est une approche de la ressemblance avec Dieu (ad similitudinem Dei), où le don est parfait. Nous sommes près des thèses qu’on rencontrera chez certains mystiques: faire le bien même sans espoir de récompense dans l’au-delà. Cf. Maître Eckhart (Predigt 177, trad. Ancelet-Hustache, 3, p. 120: [...] je pensais un jour en cheminant que l’homme devrait être si totalement détaché dans son intention qu’il ne devrait penser à personne ni à rien qu’à la Déité elle-même: ni à la béatitude, ni à ceci ni à cela, sinon à Dieu seul en tant que Dieu et à la Déité elle-même, car toute autre chose à quoi tu penses est un être d’accompagnement de la Déité. C’est pourquoi écarte tout être d’accompagnement de la Déité et saisis-la nue en elle-même.» 130. Les trois dons divins sont repris dans l’ordre inverse (figure de style qu’on appelle parfois réversion): le don de l’existence (le fait d’être une essence, c’est-à-dire d’exister), le don de libre décision, le don de jugement (discernement). 131. spirituum malignorum: les anges; «les esprits bons et mauvais» ne redouble pas «les parfaits et les méchants». La traduction de animus par «âme» est un pis-aller, «esprit» étant monopolisé ici par spiritus. 132. Cf. De statu interioris hom. c. 14 (1126C; éd. RIBAILLIER, p. 78): l’homme est un microcosme, entre les bêtes et les anges. De même, Guillaume de Saint-Thierry, De natura corporis et animae («Erecta hominis figura ad coelum extensa...», PL 180, 714B ss; CCCM 88, [p. 129] l. 887-888; éd. LEMOINE, II, § 73, p. 157 et passim): l’homme est dans une situation médiane, entre les anges et les animaux, dépassant ceux-ci par le fait qu’il jouit d’une intelligence raisonnable (animus rationalis), et pas seulement d’une mémoire. Cf. aussi saint Augustin, Confessiones, X, XVII, 26 (PL 32, 790; CCSL 27, p. 169; BA 14, p. 186-188). 133. spiritus brutus : l’esprit animal, cf. Guillaume de Saint-Thierry, op. cit. (711B, CCCM 88, [p. 124-125] l. 738-739, l. 752-754, l. 769-771; éd. LEMOINE, §§ 61-63, p. 142-145): «Les bêtes brutes sont entièrement livrées à leurs sens [...] C’est bien différent pour l’esprit de l’homme (spiritus vero hominis longe aliter): il est maître de ses sens et les juge; la raison, en effet, est comme une reine siégeant au milieu de la cité, en une citadelle [...] Vois donc

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combien la sensibilité de l’homme raisonnable est éloignée de celle de la bête brute (quantum distat sensualitas hominis rationalis a sensualitate bruti animalis). 134. Les anges sont au-dessus de l’homme et de tous les êtres corporels; ils sont invisibles, et aucune créature ne s’interpose entre eux et Dieu; ils ressemblent plus à Dieu que nulle autre créature (cf. la Hiérarchie céleste de Denys). Hugues, Expl. in hier. V, IV, PL 175, 1009B: «Angelica autem sublimitas super corporalia omnia constituta invisibiliter, et immediate nulla alia creatura inter ipsam, et Deum constituta, ad divinam similitudinem conformatur copiosius». Richard, De Trinitate, prologue (890A; éd. RIBAILLIER, [p. 83] l. 7-8; SC 63, p. 56): «Prima est regio spiritus humani, secunda spiritus angelici, tertia spiritus divini.» Beni. min., LXXIV (53B; SC 419, p. 302-304): «La dignité de l’esprit humain, qui est soumis à la peine et au péché (qui subiacet poenae et culpae), est dépassée de beaucoup (longe supergreditur) par la perfection angélique (excellentia angelicae naturae) qui est exempte de l’une et de l’autre; mais l’Esprit créateur de l’un et l’autre les dépasse d’une manière incomparable (incomparabiliter utrosque praecedit Spiritus ille qui fecit utrumque).» L’égalité avec l’ange sera atteinte quand l’âme sera parfaitement conformée à l’image divine, selon Guillaume de Saint-Thierry (op. cit., 721D; CCCM 88, [p. 139] l. 1253-1254; éd. LEMOINE, § 103, p. 192-193): «[Aucune âme humaine] n’a dès lors motif d’envier l’ange, puisque l’homme en cet état [de gloire], l’ange et Dieu ne sont alors qu’un seul esprit (homo talis et angelus et Deus, unus iam sunt spiritus)...». Cf. Ioh. 17, 21. 135. Dans ce contexte, la citation signifie: l’ignorance est mon fait, je l’assume. Dans Morales sur Job (l. XIV, XXVIII, 32; CCSL 143A, p. 717; SC 212, p. 364-367), saint Grégoire le Grand commente ce passage dans le sens d’une marque d’humilité de Job, qui ne cherche pas à afficher un faux savoir. 136. La Vulgate précise: les bêtes de la terre et les oiseaux du ciel, ce qui est implicite dans la phrase de Richard. 137. rationalis voluntas: «volonté raisonnable», comme on dit «âme raisonnable» pour anima rationalis; sensus rationis, «le sens rationnel» pour éviter l’ambiguïté en français de «sens de la raison». Sur sensus animae, voir Guillaume de Saint-Thierry, De natura corp. et an. (PL 180, 791B; CCCM 88, [p. 135] l. 117-118; éd. LEMOINE, § 92, p. 178-181): «L’âme a des sens animaux (sensus animales), elle a tout autant des sens spirituels (sensus spirituales).» Affectus uoluntatis rationalis, c’est l’aspect affectif: par exemple, l’irascible, le concupiscible (voir Guillaume de Saint-Thierry, op. cit., 718B; CCCM 88, [p. 134] l. 10801085; éd. LEMOINE, § 89, p. 176-177). Richard parle des sensus spiritales dans le Liber except., II, 10, 2 et 10, 5. Cf. aussi Hugues, De Sacramentis, I, VI, 5, (PL 176, 266C-D), qui situe l’homme entre l’ange et la bête, ayant des sens externes comme la bête et des sens internes comme l’ange. 138. Cf. De statu inter. hom., c. 14, cité supra n. 132. Hugues, De arrha animae (v. référence au texte latin). Guillaume de Saint-Thierry, De natura corp. et an. (PL 180, 717A; CCCM 88, [p. 133] l. 1022-1025; éd. LEMOINE, 84, p. 170-171): «Donc, ô homme, vois et embrasse la dignité de ta nature (dignitatem naturae tuae), non pas tant pour les qualités physiques où tu es de peu de valeur, surpassé par les animaux, que pour la valeur précieuse de ta vie intérieure, par laquelle tu es supérieur à tout vivant ou non (in interiori tuo in quo [...] antecellis).» Pour saint Léon, Tract. in Nativ. Domini, XXI, 3 (SC 22, p. 74), cette dignité résulte aussi du fait que le Christ, se revêtant de l’humanité et se sacrifiant pour la rédemption des hommes, fait de ceux-ci des membres de son corps mystique (donc susceptibles d’être des ciues caeli). 139. Réminiscence de Lam. 2, 13 («consolabor te, virgo filia Sion»)? Le contexte, dans les Lamentations, renvoie à Israël et aux désastres qui frappent Jérusalem. Ce qui précède immédiatement peut se rattacher à notre texte: à quoi te comparer, fille de Jérusalem? Il y a aussi un écho de Lam. 2, 1 («Dominus filiam suam Sion proiecit de caelo»). Nous pensons

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qu’ici la citation est venue spontanément, sans référence précise au contexte. Même remarque pour Am. 5, 2: le Seigneur a fait tomber du ciel en terre la fille d’Israël qui était si éclatante... Cependant on lit dans saint Augustin, Enarr. in ps. 98 (PL 38, 1261; CCSL 39, p. 1381): «Sion signifie spéculation [...] Il s’agit donc de toute âme lorsqu’elle tend son effort pour voir la lumière qui est à voir (est autem Sion omnis anima, si intendit videre lucem).» Ce serait donc ici l’âme incarnée, projetée du ciel dans le corps humain, et dont la vocation est de contempler la divinité. 140. incipies clamare: écho de plusieurs formules analogues dans les psaumes (Ps, 21; 27; et passim). 141. domina mundi, l’âme humaine, domina parce qu’elle a pouvoir sur les plantes, les animaux; elle est ciuis caeli, habitante du ciel, c’est son origine (cf. la phrase suivante: «unde quo proiecta sit»), c’est sa vocation et ce serait son droit, si elle n’avait été souillée... 142. L’expression comporte des réminiscences de passages bibliques où il est question de prostituées, d’esprits immondes: Lev. 19, 29 (ne prostituas filiam tuam...), Apoc. 17, 1-6 (mulier [meretrix] [...] habens poculum [...] plenum abominationum et inmunditia fornicationis eius). Le sens est: livrée aux tentations immondes. Voir Hugues, De arrha animae: «Tu as corrompu ton intégrité...» (L’Œuvre I, [p. 256] l. 465-573; PL 176, 961D-962A). 143. Venant du monde divin des esprits célestes et envoyée sur terre, dans un homme. 144. Ces références ont pour Richard valeur illustrative: l’âme, tombée dans les servitudes charnelles, a perdu sa dignité. 145. C’est-à-dire dans la situation où l’on se trouve lorsqu’il s’agit de la première et de la seconde considération. 146. uoluerit: au sens absolu, «chaque fois qu’il aura fait acte de volonté». 147. nunquid: dans nos mss de référence Met V, nunquid est toujours abrégé sous la forme nū, jamais n,̄ que nous avons dans le présent texte. (Nous n’avons trouvé qu’un seul autre cas [en V, 23, 23rb] où nun[quam] est abrégé en n[̄ quam].) Il faudrait donc lire non quid, ce qui surprend dans cette phrase interrogative, et qui explique que les copistes aient cherché à corriger. Nous avons adopté la leçon nunquid (cf. la Patrologie et les mss utilisés par M.-A. Aris), alors que Jean Ribaillier conservait la leçon difficile, en l’état du moins des documents que nous avons pu consulter. 148. Jean Scot, De div. nat., IV (PL 122, 788A, CCCM 164, [p. 68] l. 1912-1915), se référant à Grégoire de Nysse, Sermo de Imagine (chapitre 11): «De même qu’à propos de Dieu il est dit seulement qu’il est, mais qu’en aucune manière n’est défini ce qu’il est (nullo modo autem definitur quid sit), de même pour l’âme humaine on comprend seulement qu’elle est, mais ce qu’elle est, ni elle-même, ni aucune autre créature ne le comprend (tantummodo intelligitur esse, quid autem sit, nec illa ipsa, nec alia creatura intelligit).» 149. se accingere [fortitudine / gladio]: s’armer de courage (Prov. 31, 17), s’armer d’un glaive (Ps. 44, 4), nombreuses occurrences auxquelles, dans l’esprit de Richard, devait s’associer ce passage de Eph. 6, 17: «...adsumite et gladium Spiritus quod est verbum Dei.» 150. Écho ici aussi de Ps. 31, 10 («multa flagella peccatoris»): de nombreuses épreuves attendent le pécheur. 151. Cf. Ps. 126, 1 («Si le Seigneur n’a pas bâti la maison, c’est en vain qu’ont travaillé ceux qui la bâtissent»). 152. Cf. saint Augustin, De div. quaest. ad Simpl. I, q. 2, 21 (PL 40, 127; CCSL 44, [p. 54] l. 756-758; BA 10, p. 503): «Parce que, pour qu’il y ait acte de volonté, entreprise zélée, œuvres débordantes de charité, c’est [Dieu] qui l’accorde, c’est [Dieu] qui le donne avec largesse (ille tribuit, ille largitur).» C’est le thème récurrent de la présence toute-puissante de Dieu sans laquelle rien ne serait (cf. aussi la n. 156, ci-après). 153. La citation d’Isaïe hors de son contexte a pris des significations parfois différentes. Saint Thomas d’Aquin, dans Super Evang. Ioh. report., c. 6 (857; éd. PHILIPPE, p. 375), en

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fait une référence à la Loi qui promet des biens terrestres, alors que l’Évangile propose le mépris de ces biens, au profit de la Sagesse; mais ailleurs il lui donne un autre sens. Ici Richard veut dire que les hommes qui adhèrent au message évangélique entrent dans la grâce de la «justification». D’une certaine manière, en écoutant la parole divine, l’homme est sur une terre nourricière (conforme à sa destination première), il échappe à l’exil (être exilé, c’est être privé de la grâce). Cf. saint Jérôme qui dit, en le rattachant à l’évangile de saint Luc (11, 13) et à la promesse du Saint-Esprit (Comm. in Isaiam, CCSL 73A, lib. 14, c. LV, 3 [p. 619] l. 7-17): «Que personne ne pense qu’il s’agit des biens charnels... mais [le Seigneur] promet ceux de l’âme, quand il leur dit “si vous m’écoutez, vous mangerez des biens de la terre” [...] et votre âme se délectera dans les biens et l’abondance...» 154. Le mot adiutor est l’un des noms donnés au Seigneur dans les invocations (en général, adiutor est déterminé par un adjectif: adiutor meus, adiutor noster). 155. deliberatio: acte de pensée par lequel on s’efforce de discerner ce qui est le mieux, «parmi les biens, ceux qui sont les meilleurs pour soi, ceux qui conviennent le plus à chacun», comme dit De Emmanuele, II, 9 (644D): «Deliberationis est ex bonis quidem excipere ea quae meliora sunt, vel quae unicuique magis expediunt». Cf. la définition dans le De statu inter. hom., I, 28 (1136D; p. 95): «...est deliberare quid expediat vel non expediat cuique.» Voir aussi De erud. int. hom., I, 12 (1248C-D), où la deliberatio est associée au consilium; Adnot. in ps. 143 (381B et D). 156. ex opere: lorsqu’il s’agit de la réalisation de la volonté, Dieu apporte son aide selon le principe déjà défini que rien ne se fait sans sa permission ou son appui. Dans De Gen. ad litt., VIII, X, 23 (CSEL 28, p. 247, l. 13-15; PL 34, 381; BA 49, p. 44), à propos de l’homme au Paradis terrestre, saint Augustin insiste sur le rôle actif de Dieu qui non seulement lui donne existence (creauit ut homo sit), mais lui accorde assistance pour qu’il soit juste (operatur ut iustus sit). Nous rejoignons ainsi les passages où Richard évoque l’orgueil insensé de l’homme qui se laisse aller à s’attribuer la gloire du bien qu’il accomplit. Outre le texte mentionné, il y aurait d’autres passages que nous aurions pu produire. Nous constatons simplement une fois encore que la pensée augustininenne est très présente chez le Victorin. 157. interius / exterius: cf. saint Augustin qui distingue dans l’action divine celle qui est extérieure et celle qui est intérieure, dans De Gen. ad litt., VIII, xxv, 46 (CSEL 28, p. 263, l. 17 ss, et p. 264, l. 1 ss; PL 34, 390-391). En note complémentaire (BA 49, n. 41, p. 515), les commentateurs du texte (P. Agaësse et A. Solignac) relèvent qu’il y a là référence à une double fonction de l’âme, fonction active et fonction contemplative (distinction clairement sous-jacente dans le texte de Richard), et donnent comme origine de cette thèse la pensée néoplatonicienne. Pour aspiratio (ad-spirare), voir infra, n. 191. 158. defectus – effectus: l’opposition des deux termes (comme en français dans «efficience – déficience») souligne qu’il s’agit d’une expérience où l’absence d’aide fait apparaître la faiblesse (comme il est dit ailleurs: l’observation des contraires nous instruit); saint Augustin dit aussi, à propos du mal, dans De Gen. ad litt., VIII, xvi, 34 (CSEL 28, p. 255, l. 9-11; BA 49, p. 60; PL 34, 386): «Beaucoup de choses que nous ignorons sont connues par leurs contraires que nous connaissons (a contrariis notis sic pleraque intellegantur ignota).» 159. nostre considerationis: il s’agit bien de l’action que nous menons pour pénétrer en nous-mêmes. 160. Cf., sur la volonté et le libre arbitre, les chapitres 12, 13 et 16. 161. Dans cette phrase, les mss font tous la distinction entre d’une part l’anima et d’autre part l’animus. La Patrologie emploie deux fois animus, à tort pensons-nous (la distinction n’apparaît plus dans la suite du texte, à cause sans doute de la perplexité de l’éditeur). L’anima a gardé un peu du sens premier de la puissance qui anime l’homme, l’animus est plus proche de l’esprit qui exerce une volonté délibérée.

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162. ingruentia: menace, imminence; nous conservons la leçon de nos mss. C’est la pression de la nécessité qui impose de faire varier le sens des mots. M.-A. Aris lit incongruentia, leçon des mss auxquels il se réfère, mais qui nous semble entraînée par la proximité de congruenter. Richard revient plusieurs fois sur le problème de l’insuffisance du vocabulaire. Alors qu’ici il s’agit du mot uoluntas, dans Adnot. in ps. 143 (382A-B), c’est à propos de la distinction entre discretio et deliberatio: «La pauvreté du vocabulaire nous contraint tantôt à étendre la signification des mots, tantôt à la restreindre, ou à la modifier de quelque autre manière.» Dans le De Trinitate, VI, 18 (982C-D; éd. RIBAILLIER, p. 252; SC 63, p. 428), il s’agit du sens des mots generatio et processio. Voir aussi plus loin en V, 14 (187AB). 163. Le verbe dit mal l’idée contenue dans le latin: à la fois se relever par ses mérites de la condamnation au châtiment, et retrouver une certaine grandeur. 164. deficiat: littéralement, il rechute; nous avons cherché à conserver le polyptote de la phrase latine (proficiat – deficiat). 165. Dans l’Édit d’Alexandre, II (Super exiit edictum..., éd. CHÂTILLON, p. 53): «Lorsque la conscience est purifiée, l’esprit s’en félicite (uidetur animus gratulabundus) et éprouve de la joie (iocundus), comme s’il était en une sorte de paradis (quasi quidam paradisus).» 166. quoniam: nous traduisons par «que», même si la plupart des traducteurs de ce verset disent «combien le Seigneur est bon», mais la Bible de Jérusalem (trad. Tournay, 1950) dit: «Goûtez et voyez que le Seigneur est bon.» 167. perpetuus: s’oppose à eternus et revient à dire immortel (qui a un début mais pas de fin). 168. subsidium: contrairement à la vie des corps qui a besoin de l’air, de nourriture, etc. Il ne s’agit donc pas de la néccessaire action divine pour que les choses soient, comme on l’a dit auparavant. 169. Sur l’omniprésence de Dieu, cf. De Trinitate, II, 23 (914A; éd. RIBAILLIER, [p. 130], l. 12-15; SC 63, p. 152): «Dieu ne sera pas ici et là, divisé en parties, mais partout tout entier (non erit [Deus] hic et ibi per partes diuisus, sed ubique totus); il sera donc tout entier dans la plus petite partie du tout, tout entier dans le tout et tout entier en dehors du tout (erit itaque in quantulacumque cuiuslibet parte totius totus et in toto totus et extra totum totus).» Sur cette présence de Dieu en sa totalité, nous renvoyons à ce traité et aux notes de J. Ribaillier qui donne d’autres lieux parallèles et d’autres références (saint Augustin, Boèce, saint Anselme). Cf. Hugues, De sacramentis, II, I, 4 (PL 176, 376B) qui cite saint Augustin (De Trinitate, V, I, 2; PL 42, 912; CCSL 50, [p. 207] l. 42): «sine loco ubique totum», Dieu est partout présent, mais sans être localisé. De même Boèce, De Trinitate, IV (PL 64, 1253A): «...nusquam in loco esse dicitur, quoniam ubique est sed non in loco.» Autres références dans les notes du volume CCSL 50, p. 207. Cf. IV, 20 (162A-B). Enfin, on pourrait encore citer saint Grégoire le Grand, Moralia in Iob, l. 27, c. 9 (6), PL 76, 409D; et passim; sur ce thème chez saint Grégoire, voir M. FRICKEL, “Deus totus ubique simul”, Untersuchungen zur allgemeinen Gottgegenwart... 170. Sur l’âme qui est présente et agit dans le corps comme Dieu dans le monde, cf. Guillaume de Saint-Thierry, De nat. corp. et animi., I (PL 180, 702C; CCCM 88, [p. 112] l. 330-332; éd. LEMOINE, § 27): «Anima enim spiritualis est substantia ad imaginem Dei facta, Deo simillima, sic quodam modo se habens in corpore suo sicut Deus in mundo suo...» 171. precipuus: l’homme occupe le rang le plus élevé dans le monde créé et corporel. 172. Rapport temporel (uolumina temporum), ou peut-être aussi rapport d’origine et d’aboutissement. Voir l’immensité des pouvoirs d’investigation de l’esprit ne peut que donner une sorte de vertige. L’âme, créature spirituelle, présente des analogies avec le divin (cf. I, 5 [69C-D], où nous lisons les mêmes expressions). Saint Augustin emploie à peu près les mêmes mots pour décrire l’omniprésence divine dans la création (De Gen. ad litt., VIII,

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XXVI, 48; CSEL 28, p. 265, l. 20-22; PL 34, 392): «Dieu (de par son éternité) est à la fois plus ancien (antiquior) que toutes choses, puisqu’il est avant toutes choses, et plus nouveau que toutes choses (nouior omnibus)...» Nous retrouverons tous ces paradoxes en IV, 17-18. 173. L’audition: Richard semble vouloir mettre en évidence la rapidité d’un processus complexe; l’imagination fabrique une représentation de ce qui lui est dit par le langage, qui est lui-même un premier degré d’abstraction. Hugues distinguait ce qui est reçu par l’audition de ce qui est reçu par l’œil (In Eccles., hom.2, PL 175, 141 B): «Par la vue (per uisum), ce qui des choses (ex rebus) parvient à la connaissance de l’esprit, c’est la substance et la forme (substantia et forma); des mots (ex uocibus) par l’audition, c’est la signification et la mélodie (significatio et melodia).» 174. Nous retrouvons ici, sous-jacente, la description de la meditatio en particulier telle que nous l’avons lue en I, 4, mais aussi, de manière synthétique, chez Hugues (In Eccles. hom. I; PL 175, 116 D): «...[Res] praesentatur, vel per sensum ingrediens, vel a memoria exsurgens. Meditatio est assidua et sagax retractatio cogitationis, aliquid vel involutum explicare nitens, vel scrutans penetrare occultum.» [En italiques les points de rencontre avec la description de Richard.] 175. On remarquera que la contemplation des pouvoirs de l’âme s’exprime déjà, toute proportion gardée, avec les termes de la contemplation du divin. 176. Notre traduction se conforme à la leçon de la Patrologie, qui est plus naturelle. 177. in medium producere: remettre au milieu, c’est-à-dire à disposition de tous, à la vue de tous, au grand jour. Ici, mettre à disposition des facultés de raisonnement, etc. On peut en effet se demander si Richard ne pense pas à la raison, qui se trouve au niveau médian, comme il dit en I, 3, la mémoire étant en bas et l’intelligence au-dessus. 178. Cf. Beni. min., c. III (03A-B; SC 419, p. 96-97; trad. J. Châtillon): «Deux puissances ont été données à tout esprit raisonnable par le Père des lumières [...]. L’une est la raison, l’autre l’affection; la raison (ratio) par laquelle nous jugeons, l’affection (affectio) par laquelle nous aimons; la raison faite pour la vérité, l’affection pour la vertu [...] De la raison naissent les jugements droits (consilia recta), de l’affection les saints désirs (desideria sancta); de celle-là les sens spirituels (spirituales sensus), de celles-ci les affections ordonnées (ordinati affectus); de la seconde enfin toute vertu, de la première toute vérité.» Sur les variations de l’affectivité, cf. Beni. min., c. V (05B; SC 419, p. 104). 179. Cf. De statu int. hom., I, 9 (1122A; éd. RIBAILLIER, p. 71-72): «Elle désire une chose, puis une autre, ce qu’elle avait aimé, elle le méprise, et elle se dégoûte de ce qu’elle a longtemps beaucoup désiré»; idem, I, 10 (1123A; p. 73). De IV grad. viol. car. (1213B-C; éd. DUMEIGE, 16, p. 143, l. 12-16), où nous lisons: «... quod magis mirum est, saepe sub uno eodemque tempore sic odiunt [...] et sic diligunt [...] Diligendo itaque odiunt, et odiendo diligunt, et modo mirabili, immo miserabili crescit ex desiderio odium, et ex odio desiderium...» 180. affectio: le cœur, la part affective, passionnelle de l’esprit, par opposition à la part rationnelle. 181. discretio: De statu int. hom., 1137B: «...est judicare quid liceat, quid non liceat»; Adnot. in ps. 118, 361A: «discretio diiudicet»; etc. Pour deliberatio, voir supra, c. 16, n. 155. 182. Cette définition semble avoir été reprise par l’auteur du Nuage d’inconnaissance, c. 12 (trad. Armel Guerne, p. 57). Cf. aussi Adnot. in ps. 118, 361D-362A. 183. L’image tirée du psaume dit bien que le rôle de la délibération est d’aller jusqu’à la racine des sentiments. 184. Comprendre cette citation du psaume 149 comme une manière de dire: l’âme s’en prend à la foule des pensées mauvaises et exprime son indignation, lance ses imprécations contre elles. De même, plus haut, régner sur les mers, sur les fleuves, sur les terres, doit se comprendre comme une manière imagée de dire qu’il faut maîtriser la masse des mouve-

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ments de l’homme dans ses sens, son imagination, ses pensées, pour avancer dans la liberté et la purification intérieures. Mais c’est aussi une métaphore qui va se poursuivre par les allusions aux épreuves subies par Jérusalem et à l’exil à Babylone. 185. Ou la maison du roi Nabuchodonosor, roi de Babylone, cette cité symbolisant le mal, par opposition à Jérusalem (cf. note suivante). On notera aussi qu’après la révélation du sens du songe de Nubuchodonosor (songe qui annonce la ruine des royaumes terrestres), Daniel rend hommage à Dieu «qui fait tomber les rois, qui les établit». Enfin, les sages de Babylone sont vaincus et éliminés, alors que la sagesse de Daniel triomphe. 186. Pour comprendre le sens de ces allusions, on peut se référer au Liber exceptionum de Richard de Saint-Victor (II a pars, lib. VII, c. 37 à 41), qui en donne la signification allégorique. On y lit le récit des épreuves subies par Israël et Juda, telles qu’elles sont décrites dans IV Reg. 24-25. Il s’agit des châtiments annoncés par Yahvé, si Israël s’écartait des prescriptions divines. Le rétablissement du royaume d’Israël doit se faire par une conversion. Babylone (qui veut dire confusion) est la cité où règne Nabuchodonosor, qui représente le démon; il s’empare de Jérusalem et des habitants de cette cité, c’est-à-dire des fidèles de l’Église, qu’il emmène en captivité. Etc. 187. L’image des envahisseurs qui occupent le territoire de David, c’est-dire l’âme, se prolonge: il s’agit de détruire ces perturbateurs, de régner sur ce lieu des pensées humaines, d’y exercer la clairvoyance d’une réflexion droite (deliberatio). Le texte biblique auquel se réfère Richard est libellé ainsi: «super solium Dauid et super regnum eius sedebit...» 188. Les vertus sont les forces qui permettent de surmonter l’agression des puissances mauvaises. 189. Salomon, c’est-à-dire, la sagesse dans l’exercice de la délibération. La référence au Pharaon est sans doute induite par IV Reg. 23, 29-35, où, après la condamnation renouvelée de Juda par Yahvé, comme celle d’Israël, et l’annonce de son châtiment, on a le récit de l’intervention du Pharaon qui réduit en servitude les Juifs et leur impose un tribut exorbitant. Toutes ces images s’associent autour du thème de l’âme qui se laisse prendre aux séductions mondaines (l’Égypte, Babylone) et qui doit acquérir la pureté intérieure et être disponible pour la contemplation. 190. Dieu a communiqué la Loi au Mont Sinaï et donné ses instructions pour l’arche d’alliance. L’image de Dieu entouré de milliers d’hommes en liesse est inspirée par plusieurs passages de la Bible: Dan. 7, 10; Apoc. 5, 11 (les anges). Saint Augustin (Enarr. in ps. 67, 24; CCSL 39, [p. 888] l. 38-40; PL 36, 829): «Les milliers sont donc dans la joie, parce qu’ils accomplissent la justice de la loi, autant que l’Esprit de grâce leur vient en aide, parce que “le Seigneur est en eux, en Sina, dans son sanctuaire” (in Sina, in sancto).» Quant au char de Dieu, on se rappelle qu’Élie est enlevé au ciel sur un char de feu (image des anges emportant le prophète, auxquels se joignent tous les saints du ciel qui sont en liesse). 191. aspiratio équivaut à inspiratio pour désigner le souffle du Saint-Esprit qui vient en l’âme de l’homme. Cf. saint Augustin, De anima et eius orig., I, xiv, 19 (CSEL 60, p. 320, l. 15-17; BA 22, p. 418; PL 44, 485), à propos de Iob 33, 7-8 (sec. LXX «...aspiratio autem Omnipotentis, quae docet me); «Et hic quod ait, aspiratio, vel inspiratio, in graeco est πνοή, qui in illis prophetae verbis interpretatus est, flatus.» Saint Grégoire le Grand, Hom. in Ezech., II, X, 1 (CCSL 142, p. 379; SC 360, p. 482): «Sacri eloquii mysticos sensus propheta per aspirationem Sancti Spiritus...» Cf. encore note ci-après. Le mot «aspiration» en français a pris un sens trop spécialisé pour qu’il convienne ici. 192. Se tient au-dessus d’elles. Nous rendons mens par «âme», pour éviter une confusion avec Spiritus. 193. bonitatis eius: pour nous, complément de quidquid; le Créateur a imprimé dans l’âme de l’homme une image de sa bonté, ou la restaure. Comparer avec ce passage de saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, II, 12 (Œuvres, p. 445): «Ce qui est autant admi-

NOTES DE LA TROISIÈME PARTIE

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rable que véritable, c’est que quand notre volonté suit l’attrait et consent au mouvement divin, elle le suit aussi librement comme librement elle résiste, quand elle résiste, bien que le consentement à la grâce dépende beaucoup plus de la grâce que de la volonté, et que la résistance à la grâce ne dépende que de la seule volonté: tant la main de Dieu est amiable au maniement de notre cœur, tant elle a de dextérité pour nous communiquer sa force sans nous ôter notre liberté, et pour nous donner le mouvement de son pouvoir sans empêcher celui de notre vouloir...» 194. conflatur: par une sorte de fusion, la volonté libre de l’homme se confond avec la volonté divine. Sur cette idée, voir aussi De IV grad. viol. car. (1222B; éd. DUMEIGE, 42, p. 170): «L’âme quand elle est en cet état, se plie aisément à tout signe de la volonté divine (ad omnem divinae voluntatis nutum facile se applicat), et même, par une sorte de désir spontané, elle s’adapte elle-même à toutes ses décisions (ad omne ejus arbitrium seipsam accommodat), et toute sa volonté prend forme selon le mode du bon plaisir divin (et juxta divini beneplaciti modum omnem voluntatem suam informat). 195. La rétribution finale correspond à la glorification. 196. quam multa, quam magna [opera]rappelle plusieurs passages bibliques, comme Ps. 91, 6; 103, 24; Apoc. 15, 3. 197. On chantait à l’abbaye, du temps de Richard, lors de la fête rappelant la réception des reliques de saint Victor, une séquence d’Adam de Saint-Victor, qui dit que l’harmonie ne se réalise pas si le doigt de Dieu n’ajuste d’abord par son magistère les cordes [des cœurs] (séquence Ex radice caritatis, strophe 6, vers 33-35; éd. AUBRY-MISSET, p. 198; notre éd., p. 358): «Nisi Dei digitus / cordas aptet primitus / dulci magisterio.» 198. Nos sens intérieurs (les sens du «cœur»). Cr. supra, n. 137.

IV a PARS

CAPITULA QUARTE PARTIS I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII.

IX. X. XI. XII.

XIII. XIV.

De quinto et sexto contemplationum generibus Quod rationem humanam excedant que ad has nouissimas 5 speculationes spectant Quod ea que supra rationem sunt gemina distributione distingui possint, et que cui generi subsunt Quam sint aliena ab omni imaginatione que pertinent ad hec M 52vb contemplationum genera Que sit supereminentia harum nouissimarum contemplatio- 10 num Quam sit arduum uel difficile in hec nouissima contemplationum genera gratiam sibi comparare Quod frustra homo ad hos theoricos excessus nititur, nisi di15 uinis reuelationibus adiuuetur Quod quintum contemplationis genus similitudinum rationem admittit, sextum uero totius similitudinis proprietatem excedit Quomodo per hec duo contemplationum genera temperatur cuique amor et approbatio sui V 41va Cum quanta animi auiditate debeant uel soleant spiritales uiri his nouissimis contemplationum generibus inhiare Quomodo post multam desiderii sui fatigationem alii soleant alii non soleant ex uisitante gratia super semetipsos leuari Quod ea que per excessum mentis solent uideri, alia possunt, 25 alia omnino non possunt ad communem intelligentiam inclinari Quod omni hora anima sancta et contemplatiua ad susceptionem gratie debeat esse parata Quam sit paucorum ad susceptionem gratie animum semper M 53ra habere paratum

QUATRIÈME PARTIE

CHAPITRES DE LA QUATRIÈME PARTIE 1. Le cinquième et le sixième genre de contemplation 2. Les objets qui relèvent de ces dernières spéculations dépassent la raison humaine 3. Les deux groupes distincts selon lesquels les réalités qui sont au-dessus de la raison peuvent être réparties, et le genre dans lequel elles se situent 4. Combien les objets qui relèvent de ces deux genres de contemplation sont étrangers à toute imagination 5. La suréminence de ces dernières contemplations 6. Qu’il est ardu et difficile d’obtenir la grâce pour ces derniers genres de contemplation 7. Sans l’aide des révélations divines, c’est en vain que l’homme s’efforce d’atteindre à ces extases contemplatives 8. Le cinquième genre de contemplation admet un rapport de similitude, mais le sixième excède les propriétés d’une complète similitude 9. Comment, par ces deux genres de contemplation, l’amour et l’estime de soi se modèrent en chacun 10. Avec quelle avidité de l’âme les hommes spirituels doivent aspirer et aspirent de fait à ces derniers genres de contemplation 11. Comment, après s’être tant fatigués à le désirer, les uns sont élevés au-dessus d’eux-mêmes par la venue de la grâce, d’autres non 12. Des réalités qu’on voit grâce à une extase, certaines peuvent être ramenées au niveau de l’intelligence commune, d’autres pas du tout 13. À toute heure, l’âme sainte et contemplative doit se tenir prête à recevoir la grâce 14. Il y a peu de gens à qui il est donné d’avoir une âme toujours prête à accueillir la grâce

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DE CONTEMPLATIONE, IV

XV.

XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII. XXIII.

Quam sit arduum uel difficile cuiuis perfecte anime seipsam ad semetipsam totam colligere, et in solo diuinitatis desiderio requiescere Quam sit pene inpossibile cuiuis anime seipsam extra semetipsam totam effundere, et supra semetipsam ire De his que specialiter pertinent ad quintum genus contemplationis De his que specialiter pertinent ad sextum genus contemplationis De mutua collatione duarum nouissimarum speculationum De mutua collatione trium nouissimarum speculationum Quod frequentationem trium nouissimarum speculationum semper comitetur frequentia diuinarum reuelationum Quod in omni contemplationis genere contingat contemplantem mente excedere Quod excedendi donum alii fortuitum habent, alii iam quasi ex uirtute possident

35

40

45

LA CONTEMPLATION, IV

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15. Qu’il est ardu et difficile pour une âme parfaite de se recueillir entièrement en elle-même et de se reposer dans le seul désir de Dieu 16. Combien il est presque impossible pour une âme de s’épancher elle-même totalement hors d’elle-même et de s’élever audessus d’elle-même 17. Les réalités qui relèvent spécialement du cinquième genre de contemplation 18. Les réalités qui relèvent spécialement du sixième genre de contemplation 19. Comparaison mutuelle des deux dernières spéculations 20. Comparaison mutuelle des trois dernières spéculations 21. La pratique assidue des trois dernières spéculations s’accompagne toujours de fréquentes révélations divines 22. Dans chaque genre de contemplation, il peut arriver au contemplatif de sortir de son esprit 23. Certains ont le don de l’extase de manière inattendue, alors que d’autres le possèdent déjà en quelque sorte par vertu

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DE CONTEMPLATIONE, IV, I

CAPUT I DE QUINTO ET SEXTO CONTEMPLATIONUM GENERIBUS |Restat adhuc de quinto uel sexto contemplationis genere tractare, que Moyses in his uerbis uidetur ex mistica descriptione designare. «Duos quoque|cherubin, inquit, aureos et productiles facies ex utraque parte oraculi. Cherub unus sit in latere uno, et alter in altero. Utrumque latus propitiatorii tegant, expandentes alas et operientes oraculum. Respiciantque se mutuo uersis uultibus in propitiatorium.» Libet sane huic descriptioni uehementer intendere et doctrine nostre regulam ex proposita similitudine sumere et iuxta descriptionis huius formulam operis nostri formam uel modum excudere. Puto enim quia aliquid magnum, aliquid preclarum in hoc nobis opere proponitur, quod nobis sub tali forma exprimitur, quod tali nomine censetur, quod angelorum formam imitatur. «Duos, inquit, cherubin aureos et productiles facies.» Vere aliquid|magnum, uere preclarum, aliquid utique supermundanum, et omnino aliquid plus quam humanum esse debuit, quod sub angelica nobis forma representari oportuit. Certe cherubin plenitudo scientie dicitur, et sub talis uocabuli presagio magnum quiddam secretioris uel sacratioris scientie proponere, uel polliceri uidetur. Sed et illud adhuc aduertere debemus, quod non quoslibet angelos sed summos et Deo inmediate coniunctos cherubin uocare solemus. Ad supermundana itaque, immo ad supercelestia hiusmodi operis forma nos prouocat, et ad summorum et diuinorum speculationem intelligentiam nostram sub hac propositione inuitat. Constat itaque supra hominem esse, et humane rationis modum uel capacitatem excedere,|que ad hec duo nouissima contemplationum genera uidentur pertinere, unde oportuit ea ad similitudinis expressionem non tam humana quam angelica effigie representare. Nisi enim humane ratiocinationis angustias harum speculationum materia excederet, humane potius quam angelice similitudinis formam, formandi operis exemplum habere oporteret. Oportet ergo nos supra nosmetipsos leuare et ad ea

IV, I, 5-8 duos – propitiatorium] Ex. 25, 18-20 21 Deo – cherubin] cf. Denys (trad. Jean Scot), C. Hier., VI (PL 122, 1049D); Hugues, Hier., VI, 7 (PL 175, 1035A) IV, I, 3 uel] et Aris 6 cherub] cherubin p in] ex Aris 12 nobis opere] opere nobis Aris 15 magnum uere] aliquid add. p 19 uel sacratioris om. p

PL 135A M 53rb V 41vb PL 135B

10

PL 135C

M 53va 20

V 42ra

25

PL 135D

30

LA CONTEMPLATION, IV, 1

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CHAPITRE PREMIER LE CINQUIÈME ET LE SIXIÈME GENRE DE CONTEMPLATION Il nous reste encore à traiter du cinquième et du sixième genre de contemplation que Moïse semble désigner en ces termes dans sa description allégorique: «Tu feras, dit [Dieu], deux chérubins en or et martelés, aux deux extrémités de l’oracle 1. Qu’un chérubin soit d’un côté, et l’autre de l’autre côté. Qu’ils tiennent, sur les deux côtés du propitiatoire, leurs ailes étendues, dont ils couvriront l’oracle; et qu’ils se regardent l’un l’autre, la face tournée vers le propitiatoire.» Il convient sans doute de prêter une vive attention à cette description, de tirer de la similitude qui nous est proposée une règle pour notre instruction, et de dégager la forme et le mode de notre ouvrage conformément à la formulation de cette description. En effet, quelque chose de grand et de noble, je crois, nous est proposé dans cet ouvrage, exprimé sous une telle image et portant un tel nom, et qui imite l’aspect des anges. «Tu feras, dit-il, deux chérubins en or et martelés.» Ce dut être vraiment quelque chose de grand, quelque chose de vraiment remarquable, quelque chose vraiment de supramondain et d’absolument audessus de l’humain, cette réalité qu’il a fallu nous représenter sous forme d’anges. Oui, chérubin signifie «plénitude de la science», et sous un tel nom prémonitoire, il semble qu’on propose ou promette quelque chose de grand, qui appartient à un savoir plus secret et plus sacré. Mais nous devons aussi remarquer encore ceci: il ne s’agit pas d’anges quelconques, mais de ceux qui sont les plus élevés, en contact immédiat avec Dieu, que nous appelons habituellement les chérubins 2. La forme d’un tel ouvrage nous oriente donc vers les réalités supramondaines, et même vers des réalités supracélestes: par l’image qu’elle propose, elle invite notre intelligence à porter son regard sur les réalités suprêmes et divines 3. Il est en effet manifeste que tout ce qui paraît relever de ces deux derniers genres de contemplation se situe au-dessus de l’homme et excède les limites et la capacité de la raison humaine: d’où la nécessité, pour exprimer la similitude, de représenter ces deux genres par le recours à une figure non pas tant humaine qu’angélique. Car si la matière de ces spéculations ne dépassait pas les limitations étroites du raisonnement humain, il faudrait trouver comme modèle pour réaliser cet ouvrage une forme plutôt humaine qu’angélique. Il nous faut donc nous élever au-dessus de nous-mêmes et monter par la contemplation jusqu’aux réalités qui sont au-dessus de la raison, si nous voulons faire

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DE CONTEMPLATIONE, IV, II

que supra rationem sunt, contemplatione ascendere, si ad angelice similitudinis instar cupimus intelligentie nostre uolatum formare. Queramus itaque que sint illa que supra rationem sunt, que humane rationis uim ratiocinationisque nostre modum transcendunt.| M 53vb PL 136A

CAPUT II QUOD RATIONEM HUMANAM EXCEDANT QUE AD HAS NOVISSIMAS SPECULATIONES SPECTANT

Sicut quedam esse constat que sunt infra rationem, sic sunt quedam absque dubio que constant|esse supra rationem, et inter hec sunt alia quedam media, que utique rationi sunt peruia. Infra rationem sunt que sensu corporeo percipimus. Secundum solam rationem sunt que ratione inuestigamus. Supra rationem sunt, que per reuelationem discimus, uel sola auctoritate probamus. Candida et nigra, calida et frigida, dulcia et amara, sensu corporeo discimus, non ratiocinando probamus. Vera et falsa, iusta et iniusta, utilia et inutilia discernimus ratiocinando, non aliquo sensu corporeo. Deum autem in una substantia personaliter trinum, et in tribus personis substantialiter unum, nec ullus sensus corporeus docet, nec aliqua humana ratio plene persuadet, sed hoc utique alii per reuelationem discunt, alii autem sola auctoritate conuincunt et credunt.|Infra rationem itaque sunt corporea, supra rationem uero diuina. Supra rationem utique est quod nullus corporeus sensus attingere nec ulla humana ratio potest penetrare. Supra rationem dicimus quod ueraciter esse credimus, cum tamen illud nec experimento probare nec intellectu comprehendere possimus. Et quidem circa diuina eiusmodi sunt multa, quibus humana ratio docile adquiescit, quibus penitus contradicere nolit, sed pro ueris recipit, et rata esse consentit, cum tamen ea nec per experimentum probare nec per intellectum plene comprehendere possit. Merito ergo eiusmodi queque supra rationem esse dicenda IV, II, 13-14 in una – trinum] loc. par.: Trin., I, 5 (893A-B; Ribaillier, [p. 90] l. 67) 19-25 supra – comprehendere] loc. par.: Trin., I, 1 (891A; Ribaillier, [p. 86-87] l. 7-10); Hugues, Sacram., I, X, 2 (PL 176, 328C-329A) IV, II, 5 constant] constat Aris Aris 22 penitus om. p

7 solam rationem] rationem solam Aris

15 sed] et

PL 136B

V 42rb 10

15

PL 136C

M 54ra 20

25

LA CONTEMPLATION, IV, 2

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du vol de notre intelligence quelque chose qui ressemble à celui des anges. Cherchons donc quelles sont ces réalités qui sont au-dessus de la raison, qui transcendent le pouvoir de la raison humaine et la mesure de notre raisonnement.

CHAPITRE 2 LES OBJETS QUI RELÈVENT DE CES DERNIÈRES SPÉCULATIONS DÉPASSENT LA RAISON HUMAINE

De même qu’il est évident que certaines réalités sont au-dessous de la raison, de même il n’y a pas de doute que certaines sont manifestement au-dessus de la raison; et entre elles il en est d’autres, intermédiaires, certainement accessibles à la raison. Sont au-dessous de la raison les réalités que nous percevons par nos sens corporels; celles que nous scrutons au moyen de la raison sont selon la seule raison; sont au-dessus de la raison celles que nous connaissons par la révélation ou qui nous sont garanties par la seule autorité. Ce qui est blanc et noir, chaud et froid, doux et amer, nous en prenons connaissance par les sens corporels, ce n’est pas le raisonnement qui nous le prouve. Le vrai et le faux, le juste et l’injuste, l’utile et l’inutile, nous le discernons par le raisonnement, et non par quelque sens corporel. Mais que Dieu, quant aux personnes, est triple en une substance unique, et, quant à la substance, qu’il est un en trois personnes, aucun sens corporel ne nous l’enseigne et aucune raison humaine ne peut nous en convaincre pleinement, et effectivement les uns apprennent cela par révélation, tandis que pour d’autres c’est par la seule autorité qu’ils en ont la certitude et qu’ils le croient. Les réalités corporelles sont donc au-dessous de la raison, mais les réalités divines au-dessus de la raison. Est assurément au-dessus de la raison ce qu’aucun sens corporel ne peut atteindre et qu’aucune raison humaine ne peut pénétrer. Nous déclarons au-dessus de la raison ce que nous croyons être véritablement, alors que nous ne pouvons cependant ni le prouver par l’expérience ni le comprendre par l’intellect. Et, chose à noter, parmi ces réalités divines il y en a beaucoup auxquelles la raison humaine se laisse aisément convaincre d’adhérer, qu’elle ne veut pas contredire, mais qu’elle reçoit comme vraies et qu’elle accepte comme certifiées, alors qu’elle ne peut ni les prouver par l’expérience, ni les comprendre pleinement par l’enten-

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DE CONTEMPLATIONE, IV, III

sunt, que capacitatis nostre exiguitatem incomprehensibilitatis sue magnitudine transcendunt. In his tamen que nostra exiguitas comprehendere|non ualet, angelica celsitudo liberos contemplationis uola- PL 136D tus exercet. Ut igitur in nobis angelice similitudinis formam qualicumque V 42va modo possimus excudere, oportet in eiusmodi rerum admiratione animum nostrum iugi celebritate suspendere, et ad sublimes et uere angelicos uolatus contemplationis nostre pennas assuescere.

CAPUT III QUOD EA QUE SUPRA RATIONEM SUNT GEMINA DISTRIBUTIONE DISTINGUI POSSUNT, ET QUE CUI GENERI SUBSUNT Duos autem cherubin facere diuinitus iubemur, unde in his que supra rationem sunt, duo contemplationum genera querere admonemur. Intendamus itaque in ea que supra rationem sunt, et inueniemus|quia gemina distributione distingui possunt. Ex his enim alia sunt supra rationem, sed non preter rationem, alia autem sunt et supra rationem et preter rationem. Premonere in primis uolumus quia in summis et diuinis, cum aliquid preter rationem uel contra rationem esse asserimus, de ratione humana, non de ratione diuina hoc intelligi uolumus. Quicquid enim in illa summa et diuina essentia esse constiterit, summa et incommutabili ratione subsistit. Quam multa tamen de diuina natura indubitanter credimus, de quibus, si rationem consulimus, omnis nostra ratiocinatio repugnat, et omnis humana ratio reclamat. Que enim humana ratio habet Filium Patri coeternum esse eique per omnia equalem a quo habet esse, uiuere et intelligere? In|his igitur que supra rationem sunt, multa in hunc modum inueniri possunt que, si humana estimatione pensentur, contra rationem omnino esse uidentur. 30 igitur] ergo p

32 celebritate] celeritate p

IV, III, 3 possunt] possint Aris igitur] ergo p

4 subsunt] subsint Aris 15 quam] quod p 19

M 54rb PL 137A

10

15

V 42vb PL 137B M 54va

LA CONTEMPLATION, IV, 3

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dement 4. Il est donc juste de dire que ces réalités sont au-dessus de la raison et qu’elles transcendent les limites étroites de notre capacité de toute l’immensité de leur incompréhensibilité. Cependant, c’est dans ces réalités, dont la compréhension est hors de portée de notre faible compétence, que les anges en leur éminence exercent les libres vols de la contemplation 5. Pour que nous puissions donc façonner en nous de quelque manière la forme d’une ressemblance angélique, il faut que nous tenions notre esprit suspendu en admiration devant de telles réalités par une fréquentation constante, et que nous accoutumions les ailes de notre contemplation à voler vers les hauteurs sublimes vraiment comme les anges 6.

CHAPITRE 3 LES DEUX GROUPES DISTINCTS SELON LESQUELS LES RÉALITÉS QUI SONT AU-DESSUS DE LA RAISON PEUVENT ÊTRE RÉPARTIES, ET LE GENRE DANS LEQUEL ELLES SE SITUENT 7 Selon les instructions reçues de source divine, nous devons donc faire deux chérubins; nous sommes par conséquent invités, dans ces réalités qui sont au-dessus de la raison, à nous enquérir de deux genres de contemplation. Portons donc notre attention sur ces réalités qui sont au-dessus de la raison et nous découvrirons que nous pouvons les répartir en deux groupes distincts. Parmi ces réalités, en effet, les unes sont au-dessus de la raison, mais non hors de portée de la raison, les autres sont au-dessus de la raison et au-delà de la raison. Mais, au préalable, nous voulons attirer l’attention sur ceci: quand nous affirmons que dans les réalités divines les plus élevées quelque chose est au-delà de la raison ou contre la raison, nous voulons qu’on l’entende de la raison humaine, et non de la raison divine 8. Car tout ce qui effectivement existe dans la suprême essence divine, subsiste par une suprême et immuable raison. Que de vérités cependant nous croyons sans hésitation au sujet de la nature divine, auxquelles, si nous interrogeons notre raison, tous nos raisonnements s’opposent, et contre lesquelles toute raison humaine proteste. Quelle raison humaine, en effet, admet l’idée que le Fils est coéternel au Père et qu’il est égal en tout à celui dont il tient l’être, la vie et l’intelligence 9 ? C’est pourquoi parmi ces réalités qui sont au-dessus de la raison, il peut s’en trouver beaucoup qui sont telles que, si elles sont soumises à l’appréciation du jugement humain, elles paraissent tout à fait contre la raison.

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DE CONTEMPLATIONE, IV, III

Supra rationem illa esse dicimus que nullo experimento probare, nulla ratiocinatione ad plenum inuestigare sufficimus. Preter rationem autem ea uidentur esse, quibus et exempla contraire et argumenta solent contradicere. In illis siquidem et experimenta desunt et argumenta succumbunt, istis uero tam exempla quam argumenta contradicunt. Illa sepe et auctoritatibus probamus et argumentis confirmamus et similitudinibus persuademus, probata tamen et persuasa nulla nostra intelligentia plene comprehendimus, quia nullo, ut dictum est, experimento, nullo euidenti exemplo, ex his que per experientiam|nouimus, probare sufficienter ualemus. Ista autem modo miraculis modo auctoritatibus persuadentur, modo reuelationibus discuntur. Infidelibus etenim sepe persuasa sunt multitudine miraculorum, fidelibus autem cotidie persuadentur auctoritatibus scripturarum, propheticis uero uiris sepe ostensa sunt multiplici uarietate diuinarum reuelationum. Verumtamen eiusmodi sunt, ut aliis omnino nisi fide mediante probari non possint, etiam ab his qui ea reuelatione didiscerint. Ad horum itaque attestationem opus est potius miraculis quam exemplis, auctoritatibus quam argumentationibus, reuelatione quam ratiocinatione. Illa autem superiora eiusmodi sunt, ut ad eorum inuestigationem nulla humana ratio sufficere possit, nisi diuinis reuelationibus uel authenticis|attestationibus adiuta fuerit. Sed fideli menti, cum fuerit eiusmodi auxilio subnixa, multe undique rationes occurrunt, multa denique argumenta emergunt, que eam in sua inuestigatione adiuuant, uel in sua inuentione confirmant, uel in sua etiam assertione sententiam prolatam defendant. Recte itaque, ut arbitror, eiusmodi dicta sunt esse supra rationem, non tamen preter rationem. Ista uero posteriora eiusmodi sunt, ut cum fuerint miraculis uel auctoritatibus probata et credita, si super his humanam rationem consulimus eiusque consiliis acquiescere disponimus, totum statim labefactari incipiet quicquid fidei ratio in his prius ratum tenebat. Et omnino in eorum inuestigatione, discussione, assertione|nichil facit ratio humana, nisi fuerit fidei admixtione subnixa. Recte ergo que eiusmodi sunt, ut secundum hominem

IV, III, 31-32 ista – auctoritatibus] loc. par.: Trin., I, 1 (891A-B: Ribaillier, [p. 87] l. 12-18) 26 istis] in istis p 36 possint] possunt p 37 ea] ex add. Aris cerint Arisp 46 prolatam] perlatam Aris 51 prius rep. V

didiscerint] didi-

25

PL 137C

M 54vb

V 43ra 40

PL 137D

45

M 55ra PL 138A

LA CONTEMPLATION, IV, 3

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Nous disons que sont au-dessus de la raison ces réalités que nous ne sommes pas en mesure de prouver par l’expérience, ni de scruter complètement par le raisonnement. Paraissent en revanche être en dehors de la raison les réalités auxquelles généralement des exemples s’opposent ou que des arguments rejettent. Si du moins pour les premières, les expériences font défaut et les arguments sont impuissants, pour les secondes en revanche, les expériences s’opposent à elles et les arguments généralement les contredisent. Pour les premières, souvent nous en avons la preuve par les autorités, et nous en avons confirmation par le raisonnement, elles nous sont persuadées par des similitudes, mais aucune, quoique prouvée et persuadée, n’est parfaitement comprise par notre intelligence, parce que, comme on l’a dit, nous ne sommes en mesure d’en donner une preuve suffisante ni par l’expérience ni par quelque exemple évident tiré de ce que nous connaissons par expérience 10. Les autres, en revanche, sont persuadées tantôt par des miracles, tantôt par les autorités, et tantôt nous en prenons connaissance par des révélations 11. Aux incroyants, en effet, elles ont souvent été persuadées par un grand nombre de miracles, tandis que pour les croyants elles le sont quotidiennement par l’autorité des Écritures; quant aux prophètes, ces réalités souvent leur sont montrées par toutes sortes de révélations divines. Mais ces réalités sont pourtant d’une nature telle qu’elles ne peuvent nullement être prouvées à d’autres, sinon par la médiation de la foi, même par ceux qui les ont apprises par une révélation. En effet, pour les attester, il faut plutôt des miracles que des exemples, des autorités que des arguments, une révélation qu’une argumentation. Les premières 12 sont d’un tel niveau que la raison humaine ne peut suffire pour en faire l’investigation, si elle n’est pas aidée par les révélations divines ou par des témoignages authentiques. Mais pour l’esprit du croyant, quand il s’est appuyé sur une telle aide, beaucoup de raisons lui viennent de toutes parts, beaucoup d’arguments finalement surgissent, qui l’aident dans son investigation, soit le confirment dans sa découverte, soit le confortent dans l’opinion qu’il a avancée 13. Il est donc juste, je pense, de dire de ces réalités qu’elles sont au-dessus de la raison, et non pas cependant au-delà de la raison. Tandis que les autres réalités sont telles que, eussent-elles été prouvées et crues grâce à des miracles ou à des autorités, si nous interrogeons la raison humaine à leur sujet, et que nous nous disposons à acquiescer à ses suggestions, aussitôt tout ce que la raison tenait auparavant pour assuré par la foi commence à être ébranlé 14. Et en tout cas, lorsqu’elle examine ces réalités, lorsqu’elle les discute et lorsqu’elle les affirme, la raison humaine ne fait rien sans être soutenue

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DE CONTEMPLATIONE, IV, IV

loquamur, non solum supra rationem, sed etiam preter rationem esse dicuntur. Prima autem quinto contemplationis generi recte ascribuntur, posteriora uero ad sextum contemplationis genus pertinere uidentur.

CAPUT IV QUAM SINT ALIENA AB OMNI IMAGINATIONE

55

V 43rb

QUE PERTINENT AD HEC CONTEMPLATIONUM GENERA

Puto autem quia iam nostra expositione non egeat, cur huius operis angelica factura aurea esse debeat. 5 Si aurea et illa proponuntur que in ratione uersantur et a ratione comprehenduntur, quanto magis illa que rationem supergrediuntur? Si aurea sunt|que excedunt imaginationem, quanto magis illa que PL 138B excedunt rationem? In hac gemina speculatione, nichil imaginarium, nichil fantasticum debet occurrere. Longe enim omnem corporee simi- 10 litudinis proprietatem excedit, quicquid spectaculi tibi hec gemina nou- M 55rb issimi operis specula proponit. Si enim quartum illud contemplationis genus quelibet corporea fantasmata soleant semper obnubilare, potius quam adiuuare, quanto magis ab his dignioribus et multo sublimioribus 15 debent longius abesse, et penitus non comparere? Cedat itaque imaginatio, interim cedat, penitusque recedat, non est utique in quo hoc opus adiuuare ualeat. Quid enim imaginatio possit, ubi ratio succumbit? Quid ibi faciat imaginatio, ubi nulla est transmutatio nec uicissitudinis|obumbratio, ubi pars non est minor suo toto, PL 138C nec totum uniuersalius suo indiuiduo, immo ubi pars a toto non minui- 20 tur et totum ex partibus non constituitur, quia simplex est quod uniuersaliter proponitur, et uniuersale quod quasi particulare profertur, ubi totum singula, ubi omnia unum et unum omnia.

IV, IV, 18-19 est – obumbratio] Iac. 1, 17 23 totum – omnia] Symbol. Tolet. (Denzinger, 279); Augustin, Trin., VI, X, 12 (CCSL 50, [p. 243] l. 55-56) IV, IV, 2 quam] quod p 3 ad hec contemplationum genera] ad contemplationum genera hec Aris 4 cur] cui p 14 magis om. Aris, in marg. V 18 faciat] facit Aris 20 a om. p

LA CONTEMPLATION, IV, 4

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par le concours de la foi 15. Il est donc juste de dire que ces sortes d’objets, pour nous exprimer selon la manière humaine, sont non seulement au-dessus de la raison, mais même au-delà de la raison. Les premières réalités 16 sont attribuées à juste titre au cinquième genre de contemplation, les secondes 17 en revanche, il s’avère qu’elles relèvent du sixième genre.

CHAPITRE 4 COMBIEN LES OBJETS QUI RELÈVENT DE CES DEUX GENRES DE CONTEMPLATION SONT ÉTRANGERS À TOUTE IMAGINATION

Plus rien, je pense, ne manque désormais dans notre exposé pour expliquer pourquoi la fabrication des anges de cet ouvrage doit se faire avec de l’or. Si c’est l’or qui est proposé pour les objets qui sont du domaine de la raison et qui sont saisis par elle, combien à plus forte raison l’est-il pour ceux qui sont au-dessus la raison? Si les objets qui excèdent l’imagination sont en or, combien plus ceux qui excèdent la raison? Dans ces deux spéculations, rien d’imaginaire, aucun produit de l’imagination ne doit intervenir 18 ; car tout ce qui t’est donné à voir des deux points de vue de cette dernière partie de l’ouvrage dépasse de loin les propriétés d’une similitude avec des corps 19. En effet, si n’importe quelle image corporelle en général obscurcit toujours plutôt qu’elle ne favorise le quatrième genre de contemplation, ne faut-il pas, à plus forte raison, que toute image soit tenue à l’écart de ces réalités qui sont plus dignes et bien plus sublimes, et qu’il n’en paraisse aucune? Que l’imagination cède la place, qu’elle cède la place maintenant, et qu’elle se retire complètement, car elle n’est absolument d’aucune utilité pour cet ouvrage 20. Que pourrait faire l’imagination là où la raison succombe? Que fait l’imagination en un lieu où il n’y a pas de changement, ni l’ombre des vicissitudes, où la partie n’est pas moindre que le tout auquel elle appartient, ni le tout plus universel que la partie individuelle en lui, bien plus, où une partie n’est pas diminuée du tout, et le tout n’est pas constitué de parties 21, parce qu’est simple ce qui se présente comme universel, et universel ce qui se présente en quelque sorte comme particulier, où le tout est chacune des choses particulières, où tout est un, et l’un est tout 22. En vérité, la raison humaine est tout à fait impuissante devant ces réalités; que pourrait bien faire l’imagination? Indubitablement, devant

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DE CONTEMPLATIONE, IV, V

In his utique, et absque dubio succumbit humana ratio, et quid fa- V 43va ciat imaginatio? Absque dubio in eiusmodi spectaculo officere potest, 25 adiuuare omnino non potest.

CAPUT V QUE SIT SUPEREMINENTIA HARUM NOVISSIMARUM CONTEMPLATIONUM Quanta autem sit harum nouissimarum speculationum|supereminentia inde facile colligitur, quod omnis earum consideratio atque perspectio circa summa et diuina usquequaque uersatur. Cogitet ergo qui ualet quantum humana scientia ascenderit, cum ad hos contemplationis gradus subleuari meruerit. Que enim in primis contemplationis gradibus ad perfectionem inchoatur, in his duobus nouissimis ad plenitudinem consummatur. In duobus namque primis erudimur ad scientiam rerum exteriorum et corporalium, in duobus autem mediis promouemur ad notitiam rerum inuisibilium et spiritualium creaturarum, in duobus nouissimis subleuamur ad intelligentiam supercelestium et diuinorum. Debemus ergo a nouissimis et notissimis incipere et scientie nostre promotionem paulatim subleuare,|et per exteriorum notitiam ad inuisibilium cognitionem ascendere. Cum enim exteriorum scientiam apprehenderis, et in eorum doctrina exercitatos sensus habueris, debes ad altiora ascendere et spiritualium creaturarum scientiam comparare. Sed cum in eiusmodi iterum plene pro posse exercitatus fueris, habes adhuc quo altius ascendere possis. Restant adhuc longe supra ista summa atque diuina: nitere quantum potes, et conare ad illa. Profecto si ad horum speculationem subleuatus fueris, ultra hec alia ad que adhuc ascendere habeas, ulterius omnino inuenire non poteris. Profecto ultra Deum nichil est, et iccirco scientia altius uel ulterius ascendere non potest. Si ergo cherubin plenitudo scientie dicitur, uide quam recte illa extrema|operis nostri factura cherubin nominatur, in qua scientie omnis summi gradus figuraliter exprimuntur. Certe in Dei notitia cotidie crescere potes, et in hoc sublimitatis uolatu cotidie altius altiusque su25 faciat] ibi add. p IV, V, 8 contemplationis] contemplationum Aris 29 Dei notitia] notitia Dei Aris

M 55 va PL 138D

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PL 139A

M 55vb V 43vb

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PL 139B 30

LA CONTEMPLATION, IV, 5

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un tel spectacle, elle peut être un obstacle; mais apporter une aide, elle ne le peut nullement.

CHAPITRE 5 LA SURÉMINENCE DE CES DEUX DERNIÈRES CONTEMPLATIONS Il est aisé de conclure à quel point ces deux dernières spéculations 23 sont suréminentes du fait que tout ce qu’elles considèrent ou perçoivent se trouve toujours dans les réalités suprêmes et divines. Que celui qui le peut conçoive donc à quel haut niveau la science humaine s’est élevée lorsqu’elle a mérité d’être transportée jusqu’à ces degrés de contemplation. En effet, dans les premiers degrés, il s’agissait d’une première étape vers la perfection; dans ces deux derniers, il s’agit d’un accomplissement dans la plénitude. Car dans les deux premiers nous sommes instruits dans la science des choses extérieures et corporelles, tandis que dans les deux degrés intermédiaires nous sommes amenés à la connaissance des réalités invisibles et des créatures spirituelles, et dans les deux derniers, nous sommes soulevés jusqu’à l’intelligence des réalités supracélestes et divines. Nous devons donc commencer par les réalités qui nous sont les plus proches 24 et les plus connues, et faire peu à peu progresser notre savoir vers le haut et, par la notion des objets extérieurs, nous élever jusqu’à la connaissance des invisibles 25. En effet, une fois que tu as acquis la science des objets extérieurs et que tu as exercé tes sens à en maîtriser l’enseignement, tu dois monter jusqu’aux réalités plus élevées et acquérir la science des créatures spirituelles. Mais quand de nouveau tu te seras pleinement exercé selon tes possibilités dans ce genre de connaissance, tu as encore la possibilité de monter plus haut. Il reste encore, bien au-dessus de ces créatures spirituelles, des réalités sublimes et divines: efforce-toi autant que tu peux et essaie de les atteindre. Si vraiment, si tu t’es élevé jusqu’à la contemplation de ces réalités, tu ne pourras rien trouver d’autre au-delà, vers quoi tu puisses encore t’élever. Il n’y a certainement rien au-delà de Dieu, et c’est pourquoi le savoir ne peut s’élever davantage ni aller au-delà 26. Si donc «chérubin» veut dire plénitude de la science, vois combien il est juste que cette dernière partie de la construction de notre ouvrage reçoive le nom de «chérubin»: en elle les degrés les plus élevés de toute

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DE CONTEMPLATIONE, IV, VI

blimari potes, sed supra hanc contemplationis speculam aliam adhuc excelsiorem omnino inuenire non potes. Aliud namque est in hoc spectaculorum genere huc illucque discurrere, scientiamque suam in Dei cognitione dilatare, et aliud est supra hec alia et altiora querere uelle, cum nullo modo possis inuenire. Supra Deum nichil est, sed nec esse uel 35 esse posse uel cogitari potest. Non est quo scientia altius ascendat uel al- M 56ra tius ascendere ualeat. Plenitudo itaque scientie Deum cognoscere. Plenitudo autem huius scientie,|plenitudo est glorie, consummatio gratie, PL 139C perpetuitas uite. «Hec est, inquit, uita eterna, ut cognoscant te uerum Deum, et quem misisti, Ihesum Christum.» Cognoscere itaque eum qui 40 uerus est Deus, omnis consummationis terminus. Ad huius scientie ple- V 44ra nitudinem he nouissime speculationes paulatim nos promouent, et quandoque sane perducere habent. Huius plenitudinis perfectio in hac uita inchoatur, sed in futura consummatur. Recte igitur huius operis figura cherubin dicitur, in qua ad omnis 45 scientie plenitudinem initiamur.

CAPUT VI QUAM SIT ARDUUM VEL DIFFICILE IN HEC NOVISSIMA CONTEMPLATIONUM GENERA GRATIAM SIBI COMPARARE

|Sed nunc illud consideremus quid sibi uelit quod hec nouissima PL 139D opera ductilia quidem facere iubemur. 5 Ductile sane feriendo producitur et crebris ictibus multaque tunsione ad destinatam formam paulatim promouetur. Puto ergo quia opus M 56rb est in hoc opere intima potius compunctione quam profunda inuestigatione, suspiriis quam argumentis, crebris potius gemitibus quam copiosis argmentationibus. Scimus autem quia cordis intima nil adeo 10 IV, V, 39-40 hec – Christum] Ioh. 17, 3 IV, VI, 2 quam] quod p

uel] et Aris

LA CONTEMPLATION, IV, 6

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science sont exprimés en figure. Certes, tu peux grandir chaque jour dans la notion de Dieu et tu peux, dans ce vol sublime, t’élever chaque jour de plus en plus haut, mais tu ne peux en aucun cas trouver un autre lieu de contemplation qui soit encore plus élevé que celui-ci. C’est une chose, en effet, dans ce genre de spéculation, d’aller ici et là, et d’élargir sa science dans la connaissance de Dieu, et c’en est une autre de vouloir, au-dessus de ces réalités, en rechercher d’autres plus élevées, alors qu’il est impossible d’en découvrir. Au-dessus de Dieu il n’y a rien, et il ne peut rien y avoir qui puisse exister ou être pensé 27. Il n’y a pas de lieu plus élevé où la science puisse aller ou ait le pouvoir de s’élever. Connaître Dieu, c’est en effet la plénitude de la science; et la plénitude de cette science, c’est la plénitude de l’état de gloire, le comble de la grâce, la vie éternelle. «La vie éternelle, est-il dit, consiste à Te connaître, Toi qui es le vrai Dieu, et Jésus-Christ que Tu as envoyé.» Connaître donc celui qui est le vrai Dieu, c’est le terme de tout accomplissement. C’est vers la plénitude de cette science que ces dernières spéculations nous font peu à peu progresser et peuvent parfois sans doute nous conduire. L’accomplissement de cette plénitude commence en cette vie, mais s’accomplit pleinement dans la vie future. Il est donc juste de dire que les chérubins représentent la figure de cet ouvrage, figure dans laquelle nous sommes initiés à la plénitude de toute science 28.

CHAPITRE 6 QU’IL EST ARDU ET MÊME DIFFICILE D’OBTENIR LA GRÂCE POUR CES DERNIERS GENRES DE CONTEMPLATION

Mais maintenant examinons ce que signifie l’ordre qui nous est donné de faire de ces dernières pièces de l’ouvrage des objets vraiment ductiles 29. Ce qui est ductile est vraiment produit en le frappant et, par de multiples coups et un martelage répété, amené progressivement à sa forme définitive. Je pense donc que pour réaliser cet ouvrage, il faut davantage de componction intérieure que d’investigations approfondies, davantage de soupirs que d’arguments, davantage de fréquents gémissements que des raisonnements à foison. Nous savons bien que rien ne purifie tant les profondeurs du cœur ni ne rétablit à ce point la pureté de l’âme, que rien ne dissipe ainsi les nuages de l’incertitude et que rien ne ramène

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DE CONTEMPLATIONE, IV, VI

purgat mentisque munditiam nil adeo reparat, nichil sic ambiguitatis nebulas detergit, cordisque serenitatem nil melius, nil citius adducit, quam uera animi contritio, quam profunda et intima anime compunctio. Sed quid ait Scriptura? «Beati,|inquit, mundo corde, quoniam ipsi Deum uidebunt.» Studeat ergo cordis munditie qui cupit Deum uidere, qui in diuinorum contemplationem festinat assurgere. O quanta instantia, o quanta diligentia opus est in eiusmodi artificioso studio, studiosoque artificio, antequam terreni amoris scoriam animus plene detergat, uerique amoris incendio consumat, antequam intelligentie sue aurum ad eam puritatem decoquat, quo ad huius operis dignitatem dignum idoneumque reddat. Absque dubio et sine omni contradictione non est leue uel facile humanum animum angelicam formam induere, et in supermundanum quemdam, et uere plus quam humanum habitum transire, spiritales pennas accipere, et se ad summa leuare. O quotiens necesse|est aurum suum in ignem mittere et iterum extrahere, et nunc in hoc nunc in illud latus uertere, crebrisque ictibus undique tundere, antequam angelicam formam excudat cherubinque producat. O quanta prudentia, o quanta prouidentia formanda illa operis nostri materia, hinc diuini amoris, hinc diuini timoris respectu est temperanda, ne nimio diuine propitiationis respectu animus resolutus in nimiam sui confidentiam liquescat, uel inmoderato diuine seueritatis intuitu obduratus usque in desperationem paulatim tepescat, et de presumpti operis consummatione penitus diffidat. O quam prudenti circumspectione, o quam frequenti increpatione opportet inuigilare uel insistere, ne ullus mentis excessus uel cogitationis euagatio discretionis| perspicaciam lateat, nec sine redargutione fortique castigatione pertranseat. Sed quis digne describat, qua arte quantaue sollicitudine opus sit, donec in se celestium et pennatorum animalium figuram transformet, et humanus animus in eorum se imaginem transfiguret. Certe prius necesse est assuescat in celestibus cum celicolis ambulare, et ad terrena negotia exteriorumque curam nisi pro solo obedentie debito caritatisue officio nunquam descendere, antequam angelicos illos excessus in ardua diuine incomprehensibilitatis arcana audeat attemptare. IV, VI, 15-16 beati – uidebunt] Matth. 5, 8 15 inquit om. Aris 24 in supermundanum] insuper mundanum p tia] in add. p 39 quantaue] quamue p

29 prouiden-

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M 56rb PL 140C V 44va 40

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mieux et plus rapidement la sérénité du cœur qu’une authentique contrition de l’esprit, qu’une profonde et intime componction de l’âme. Mais que dit l’Écriture? «Bienheureux, dit-elle, ceux qui ont le cœur pur, parce qu’eux-mêmes verront Dieu.» Qu’il s’applique donc à purifier son cœur, celui qui a le désir de voir Dieu, qui a hâte de s’élever dans la contemplation des choses divines! Oh! que d’insistance, que de diligence il faut dans une telle étude industrieuse et dans une telle industrie studieuse 30, avant que l’esprit n’élimine complètement les scories de l’amour terrestre et les consume au feu du véritable amour, avant qu’il ne fonde l’or de son intelligence jusqu’à un état de pureté qui le rende digne et conforme à la dignité de cet ouvrage! À coup sûr et incontestablement, ce n’est ni une mince affaire ni facile pour l’esprit humain de revêtir la forme angélique et d’aller jusqu’à un état 31 supramondain, un état vraiment plus qu’humain, de recevoir des ailes spirituelles et de s’élever jusqu’aux sommets. Oh! que de fois il faut jeter son or dans le feu et ensuite l’en retirer et le tourner tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et le frapper de toutes parts à coups redoublés, avant d’en tirer la forme d’un ange et de produire les chérubins. Oh! que de sagesse, que de précaution il faut pour donner forme à la matière de notre ouvrage: tantôt cette matière doit être réglée sur l’amour de Dieu, tantôt sur la crainte de Dieu, pour que l’esprit, trop attentif à l’indulgence divine, ne se laisse aller sans retenue à une excessive confiance en soi, ou bien, paralysé par une vue exagérée de la sévérité divine, ne perde toute ardeur jusqu’à désespérer peu à peu et à douter complètement de l’achèvement de l’ouvrage entrepris. Oh! quelle prudente circonspection, quelles incessantes exhortations il faut exercer avec vigilance et insistance, pour que nul écart de l’esprit ni égarement des pensées n’échappe à la perspicacité du discernement et ne se produise, sans être contesté et vivement corrigé! Mais qui pourrait décrire comme il convient quel art et combien de sollicitude sont nécessaires pour une métamorphose en lui de l’image des êtres célestes et ailés, et pour que l’esprit humain se transfigure en leur image 32 ? Il faut vraiment qu’il s’accoutume d’abord à fréquenter les lieux célestes en compagnie des habitants du ciel et à ne jamais s’abaisser aux affaires terrestres et aux préoccupations des choses extérieures, à moins que ce soit seulement par obéissance ou pour l’exercice de la charité, avant d’oser entreprendre ces dépassements 33 angéliques dans les hauteurs ardues des arcanes de l’incompréhensibilité divine.

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DE CONTEMPLATIONE, IV, VII

CAPUT VII QUOD FRUSTRA HOMO AD HOS THEORICOS EXCESSUS NITITUR, NISI DIVINIS REVELATIONIBUS ADIUVETUR

|Hinc ergo, ut arbitror, facile perpenditur quanta superexcellentie prerogatiua huius nouissimi operis dignitas predicta cetera supergreditur, que supreme illius ierarchie in angelis archangelicam sublimitatem ex quadam industrie sue emulatione imitatur. Cogita, obsecro, cuius sit excellentie illius ordinis in se similitudinem per imitationem trahere, qui summe claritati inmediate adheret, qui facie ad faciem et sine speculo et sine enigmate uidet. Quale, queso, est quod intelligentia humana cotidie ad illos supercelestium animorum theoricos excessus nititur, et quandoque etiam pro diuine dignationis beneplacito ad illa summe maiestatis magnalia contemplanda subleuatur? Ad hec ergo quis idoneus? Quis ad hec|opera dignus artifex inuenitur, nisi eum diuina gratia preueniat et subsequatur? Denique aliud est arcam facere, atque aliud est cherubin formare. Quid sit arcam compingere auroque uestire, corona cingere, operculum superducere, et nosse possumus et cotidiano experimento probamus, nec peregrina sunt a nostris sensibus. Sed cherubin quis uidit, quisue uidere possit? Et quomodo illam formam exprimere ualeam, quam uidere non ualeo? Puto quia nec Moyses ad illam exprimendam sufficeret, nisi antea et ipse per reuelationem didicisset. Unde est illud quod ei dicitur: «Vide ut omnia facias sicut tibi in monte monstratum est.» Prius itaque Moyses in montem ducitur, prius ei per reuelationem ostenditur, antequam nosse ualeat|quid de eiusmodi operatione precipere debeat. Necesse est itaque ad cor altum ascendere, et per mentis excessum ex dominica reuelatione addiscere, quid sit illud ad quod suspirare uel studere oporteat, et ad qualem sublimitatis habitum animum suum componere et assuescere debeat. Nam si semel ad lucifluam illam angelice sublimationis gloriam admissus fuerit, et ad illud diuinorum radiorum spectaculum intrare meruerit, quam intimis desideriis,

IV, VII, 10 inmediate adheret] Hugues, Hier., VI, 7 (PL 175, 1035A) 11 facie – enigmate] cf. I Cor. 13, 12 23-24 uide – est] cf. Ex. 25, 40 27 ad – ascendere] cf. Ps. 63, 7 IV, VII, 26 operatione] operationem p

26-27 precipere] percipere Arisp

PL 140D

M 57ra 10

PL 141A V 44vb

20

M 57rb 25

PL 141B

30

LA CONTEMPLATION, IV, 7

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CHAPITRE 7 SANS L’AIDE DES RÉVÉLATIONS DIVINES, C’EST EN VAIN QUE L’HOMME S’EFFORCE D’ATTEINDRE À CES EXTASES CONTEMPLATIVES

Dès lors donc, on juge facilement, à mon sens, par quel grand privilège de surexcellence ce dernier ouvrage l’emporte en dignité sur ceux dont on a parlé auparavant, dignité qui imite la sublimité du premier rang de cette suprême hiérarchie chez les anges 34, par l’activité qu’elle déploie dans le désir de l’égaler. Songe, je te prie, à ce qu’a d’excellence le fait de chercher à reproduire en soi, par imitation, une ressemblance avec cet ordre qui touche directement à la clarté suprême, qui voit face à face et sans miroir et sans énigme. Que signifie, je le demande, le fait qu’une intelligence humaine s’efforce chaque jour d’atteindre à ces extases contemplatives des esprits supracélestes et, toutes les fois qu’il a plu à la bienveillance divine de l’accorder, qu’elle soit soulevée jusqu’au point de contempler les grandeurs de la majesté suprême? Qui donc est apte à cela? Qui sera trouvé artisan digne de cet ouvrage, à moins que la grâce divine ne vienne audevant de lui et ne l’accompagne? C’est finalement une chose de faire une arche et c’en est une autre de façonner les chérubins. Construire une arche, la revêtir d’or, la ceindre d’une couronne, lui imposer un couvercle, nous pouvons savoir ce que c’est, et nous l’éprouvons par une expérience quotidienne, et ce n’est pas étranger à nos sens 35. Mais qui a vu des chérubins ou qui pourrait en voir? Et comment pourrais-je rendre cette forme que je ne peux pas voir? Je crois que Moïse non plus n’aurait pas été en mesure de représenter cette chose, si au préalable il ne l’avait aussi appris lui-même par une révélation. C’est pourquoi il lui a été dit ceci: «Vois à faire toutes choses comme cela t’a été montré sur la montagne.» Auparavant Moïse est donc conduit sur la montagne, auparavant l’ouvrage lui est montré par une révélation avant qu’il ne puisse savoir ce qu’il devait prescrire 36 à son sujet 37. C’est pourquoi il est indispensable de s’élever jusqu’en haut de son cœur 38 et, grâce à un outrepassement de l’esprit, d’apprendre encore de la révélation divine ce qu’est ce but vers lequel il faut soupirer et s’empresser, à quel état habituel de sublimité il faut conformer et habituer son esprit. Car si l’esprit a été admis une seule fois en cet état de gloire, inondé de la lumière de la sublimité angélique, et qu’il a été jugé digne de pénétrer jusqu’au spectacle du rayonnement divin, avec quels désirs intérieurs, avec quels profonds soupirs, avec

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DE CONTEMPLATIONE, IV, VIII

quam profundis suspiriis, quam inenarrabilibus gemitibus eum, qui eiusmodi est, putamus insistere, quam assidua recordatione, quam iocunda admiratione inspectam claritatem credimus eum retractare menteque reuoluere, illam desiderando,|illam suspirando, illam contemplando, donec tandem aliquando in eamdem imaginem transformetur a claritate in claritatem tamquam a Domini Spiritu. A domini, inquam, Spiritu, non a suo. Optimus itaque in hoc negotio artificii modus, uti superius iam diximus, suspiriis gemitibusque insistere, si uult productile facere, cherubinque formare. Quid namque aliud est opus suum feriendo producere, quam multa cordis contritione de Domini pietate optinere, ad quod quisque non potest per seispum sufficere? Nemo tamen hec de quibus modo loquimur et predicta opera iccirco equipendat uel parum a se inuicem differre credat, quod communem materiam habeant et ex auro utraque fiant. Sane si auro pretiosius aliquod metallum inueniri potuisset,|ex eo nimirum hec angelica forma fieri debuisset. Dignitatis itaque eius supereminentia que minus potuit ex materia, plenius commendatur ex forma. Iubemur itaque cherubin producere, et non modo hominum, non demum quorumlibet angelorum, sed superexcellentium spirituum imagines figurare, ut harum nouissimarum speculationum dignitas melius elucescat ex eiusmodi figuratiua adumbratione.

V 45va PL 141C

M 57va 40

45

PL 141D

50

CAPUT VIII QUOD QUINTUM CONTEMPLATIONIS GENUS SIMILITUDINUM RATIONEM ADMITTIT, SEXTUM VERO TOTIUS SIMILITUDINIS PROPRIETATEM EXCEDIT

Puto autem illud non esse negligendum nec sine diligenti conside- M 57vb ratione pretereundum, quid de|his duobus cherubin dominica uoce V 45rb PL 142A

33 inenarrabilibus gemitibus] Rom., 8, 26 37-38 in eamdem – Spiritu] II Cor. 3, 18 39 inquam] inquit p

LA CONTEMPLATION, IV, 8

395

quels indescriptibles gémissements 39 nous pensons que celui qui est dans cette situation va s’y attacher; comment, en se la rappelant continuellement et en l’admirant avec tant de plaisir 40, nous croyons qu’il va repenser à la clarté entrevue, la repasser en lui, en la désirant, en soupirant après elle, en la contemplant, jusqu’à ce qu’il soit alors enfin transformé en la même image, de clarté en clarté comme par l’Esprit du Seigneur. Par l’Esprit du Seigneur, dis-je, non par le sien propre 41. En effet, la meilleure manière de faire dans ce travail, comme nous l’avons déjà dit plus haut, c’est d’insister par des soupirs et des gémissements, si l’on veut réaliser cet objet en métal repoussé 42 et former des chérubins. Produire son ouvrage par martèlement 43, est-ce donc autre chose que d’obtenir de la bienveillance du Seigneur, par une contrition fréquente du cœur, ce à quoi chacun ne peut atteindre par soi-même? Et que personne ne donne donc le même poids à ce dont nous venons de parler et aux ouvrages que nous avons dits auparavant, et ne croie qu’ils diffèrent peu les uns des autres du fait qu’ils ont une même matière et qu’ils sont faits les uns et les autres en or. Oui, certainement, si l’on pouvait trouver quelque métal plus précieux que l’or, c’est avec lui qu’on devrait faire l’image des anges. La suréminence de sa dignité, donc, que la matière a moins bien exprimée, est plus complètement mise en valeur par la forme. C’est pourquoi il nous a été ordonné de façonner des chérubins, de représenter des images non pas d’hommes, ni simplement d’anges quelconques, mais d’esprits surexcellents, pour que la dignité de ces dernières spéculations rayonne d’autant mieux sous le voile de cette figuration 44.

CHAPITRE 8 LE CINQUIÈME GENRE DE CONTEMPLATION ADMET UN RAPPORT DE SIMILITUDE, MAIS LE SIXIÈME EXCÈDE LES PROPRIÉTÉS D’UNE COMPLÈTE SIMILITUDE Je pense aussi qu’il ne faut pas négliger ni passer sous silence, sans l’avoir considéré attentivement, ce que le Seigneur prescrit au sujet de ces deux chérubins lorsqu’il dit: «Qu’un chérubin soit d’un côté, et l’autre de l’autre.» Ils doivent se dresser de chaque côté de l’oracle, en couvrant les deux côtés du propitiatoire. Or, ce que nous entendons par «oracle», c’est la même chose que «propitiatoire». Demandons-nous donc quels sont ces deux côtés de notre propitiatoire, afin de trouver par

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DE CONTEMPLATIONE, IV, VIII

precipitur, cum dicitur: «Cherub unus sit in latere uno, et alter in altero.» Statuendi itaque sunt ex utraque parte oraculi tegentes utrumque latus propitiatorii. Idem autem intelligimus per oraculum quod per propitiatorium. Queramus igitur que sint ista duo propitiatorii nostri latera, ut consequenter inueniamus, quomodo unus ex cherubin stare habeat ex parte una, et alter ex altera. Sicut superius iam satis ostendimus, per propitiatorium illud contemplationis genus intelligimus quod habetur de spiritibus rationalibus. Credimus autem rationalem creaturam, tam angelicam quam humanam ad imaginem et similitudinem Dei creatam. Et de homine quidem scriptum|est: «Creauit Deus hominem ad imaginem et similitudinem suam, ad imaginem Dei creauit illum.» Et pro angelica natura dictum putamus quod alias legimus: «Tu signaculum similitudinis plenus sapientia et decore in deliciis paradisi Dei fuisti.» Ecce quod angelica natura signaculum similitudinis dicta sit, etiam pro ea parte que in ueritate non stetit. Propheta tamen Dauid manifeste proclamat et dicit: «Non est similis tui in diis, Domine.» Et Ysaias aperte denuntiat, quoniam omnes gentes quasi non sint, sic sunt coram eo, et quasi nichilum et inane reputate sunt. Quomodo ergo quasi nichilum et inane reputate sunt, si diuinum habent aliquid simile? An forte quod|unus dicit, alius contra dicit? Absit. Nam ecce apud Dauid lego: «Deus, quis similis erit tibi?» Sed item apud eundem inuenio: «Signatum est super nos lumen uultus tui, Domine.» Quid igitur aliud ex tam diuersis sententiis colligimus, nisi quod ueraciter et absque dubio auctori nostro ex aliquo similes et ex aliquo dissimiles existimus? Immo quomodo ei in multis homo dissimilis non est, de quo ueraciter scriptum est, quoniam «uniuersa uanitas omnis homo uiuens»? Ecce quomodo dissimilis. «Verumtamen in imagine pertransit homo.» Ecce quomodo similis. Quid enim est homo ut possit sequi regem factorem suum? Sed nec angelus utique in celo illam creato-

IV, VIII, 7-8 cherub – altero] Ex. 25, 19 17-18 creauit – illum] Gen. 1, 26-27; cf. 5, 1 19-20 tu – fuisti] Ez. 28, 12-13 23 non – Domine] Ps. 85, 8; cf. II Reg. 7, 22 24-25 omnes – sunt] Is. 40, 17 27-28 Deus – tibi] Ps. 82, 2 28-29 signatum – Domine] Ps. 4, 7 33-34 uniuersa – uiuens] Ps. 38, 6 34-35 uerumtamen – homo] Ps. 38, 7 35-36 quid – suum] Eccle. 2, 12 IV, VIII, 6 quid] quod p 7 cherub] cherubin p 11 quomodo] quo p sunt om. p 27 quis] qui MV 35 quid] quis p

26 reputate

10

15

PL 142B

M 58ra

25

V 45va PL 142C

30

M 58rb

LA CONTEMPLATION, IV, 8

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conséquent comment l’un des chérubins doit se tenir d’un côté et l’autre de l’autre. Comme nous l’avons déjà suffisamment montré auparavant, par «propitiatoire» nous entendons ce genre de contemplation qui porte sur les esprits raisonnables. Nous croyons que la créature douée de raison, qu’elle soit angélique ou humaine, a été créée à l’image et à la ressemblance de Dieu. Et au sujet de l’homme, il est effectivement écrit: «Dieu créa l’homme à son image et à sa ressemblance, et Il le créa à l’image de Dieu.» Et pour la nature angélique nous pensons aux paroles que nous lisons ailleurs: «Toi, le sceau de la ressemblance [de Dieu], plein de sagesse et de beauté, tu as été dans les délices du paradis de Dieu 45.» On voit que la nature angélique fut dite sceau de la ressemblance, même pour cette partie qui ne demeura pas dans la vérité. Le prophète David, pourtant, proclame clairement et dit: «Parmi les dieux 46, il n’y en a point, Seigneur, de semblable à Toi.» Et Isaïe déclare clairement que «tous les peuples du monde sont devant Lui comme s’ils n’étaient point, et on les regarde comme un vide et comme un néant». Comment peut-on les regarder comme un vide et comme un néant, s’ils ont quelque ressemblance avec le divin 47 ? Est-ce que peut-être ce que l’un dit, l’autre le contredit? Certes non! Car voici que je lis chez David: «Dieu, qui sera semblable à Toi? 48 » Et également, voici ce que je découvre chez le même: «La lumière de ta face est gravée sur nous, Seigneur.» Que pouvons-nous tirer d’autre de déclarations si divergentes, sinon que, en vérité et sans conteste, nous existons 49 d’une part comme semblables et d’autre part comme différents de notre créateur? Bien plus, comment l’homme n’est-il pas différent en beaucoup de choses, lui dont il est écrit que «chaque homme vivant est entière vanité»? Voilà pour ce qui concerne la dissemblance. «En vérité cependant, l’homme traverse [la vie] dans l’image. 50 » Voilà pour la ressemblance. Qu’est l’homme, en effet, pour pouvoir suivre le roi qui l’a créé? Mais un ange non plus, dans le ciel ne va pas par sa ressemblance rivaliser parfaitement avec son créateur. Qui d’entre les forts est semblable à Toi, Seigneur, qui T’est semblable, à Toi qui es magnifique de sainteté, terrible et digne de toute louange, et qui fais des prodiges? Regarde donc bien si éventuellement ce en quoi nous sommes semblables concerne un côté, et ce en quoi nous sommes dissemblables concerne de la même manière un autre côté. Ainsi disons, si l’on veut, qu’un côté du propitiatoire, c’est la ressemblance divine dans les substances raisonnables, et que l’autre, c’est dans les mêmes essences la multiple dissemblance qui sépare de la Divinité suprême. Voyons donc

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DE CONTEMPLATIONE, IV, VIII

ris sui similitudinem perfecte emulatur. Quis similis tui|in fortibus, Domine, quis similis tui, magnificus in sanctitate, terribilis atque laudabilis et faciens mirabilia? Vide ergo ne forte illa in quibus similes sumus pertineant ad latus unum et illa in quibus dissimiles sumus pertineant eque ad latus alterum. Dicatur itaque propitiatorii nostri, si placet, latus unum diuina in rationalibus substantiis similitudo, dicatur et alterum in eisdem essentiis diuinitatis summe multiplex dissimilitudo. Videamus ergo quomodo unus de cherubin stet in uno, et alter in altero latere, uel quis in quo debeat stare. Superius iam diximus quod ad unum cherubin pertineat contemplatio eorum que sunt supra rationem, non tamen preter rationem, ad alterum autem eorum contemplatio que sunt supra rationem|et uidentur esse preter rationem. Constat autem quod illa prius dicta reliqua multo sit facilior, et iccirco in usu nostro debet et solet esse prior. Alia uero quanto est difficilior, tanto utique debet esse posterior. Prior itaque dicatur cherub primus, secunda harum contemplationum dicatur cherub secundus. Huiusmodi ergo cherub stare debet in latere uno, et alter in altero. Ab uno sane latere cherub stare uidetur, quando in his contemplationis radius figitur, ad que inuestiganda uel confirmanda qualiscumque similitudinis adaptatio facile accommodatur. Quasi ab altero latere cherub stat, quando ad illa contemplanda humana intelligentia se eleuat, ad que nulla similitudinis adumbratio se plene coaptat. Ad unum namque latus,|ut dictum est, pertinet consideratio similitudinis, quemadmodum et ad alterum consideratio dissimilitudinis. Constat autem illa facilius posse comprehendi, et uiciniora magisque propinqua atque consentanea esse rationi, que se sinunt ad aliquam similitudinem applicari. Nam cetera quidem tanto ab humana ratione longius recedunt, quanto cuiuslibet adiuncte similitudinis rationem transcendunt. Primus itaque cherub stat in latere similitudinis, secundus autem in latere dissimilitudinis. Ut ea que preter rationem non sunt et aliquam similitudinem admittunt, similitudinis latus quasi e uicino tangant, eique per

37-39 magnificus – mirabilia] Ex. 15, 11 53 cherub] cherubin p 54 cherub] cherubin p ergo cherub] cherubin p, unus add. Aris, secundus del. V 56 cherub] cherubin p 58-59 cherub] cherubin p 65 nam] namque p cetera] ceteras M 67 cherub] cherubin p

PL 142D

40

45

V 45vb PL 143A 50

M 58va

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PL 143B

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M 58vb V 46ra

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comment l’un des chérubins se tient sur un côté, et l’autre sur l’autre, et de quel côté chacun doit se tenir 51. Nous avons déjà dit plus haut que la contemplation des réalités qui sont au-dessus de la raison mais qui néanmoins ne sont pas au-delà de celle-ci, concerne l’un des chérubins, et celle des réalités qui sont au-dessus de la raison et apparaissent comme au-delà de celle-ci, concernent l’autre chérubin. Or il est certain que la contemplation dont on a parlé en premier est bien plus aisée que l’autre, et c’est donc elle que nous devons pratiquer et que nous exerçons habituellement en premier. L’autre, en revanche, a d’autant plus sa place après, qu’elle est plus difficile. Disons donc que le premier chérubin est la première de ces contemplations, et le second chérubin la seconde. L’un de ces chérubins doit donc se tenir sur un côté, et l’autre sur l’autre. On voit effectivement un chérubin qui se tient sur l’un des côtés lorsque le rayon de la contemplation se fixe sur les objets, pour l’examen et la confimation desquels le recours à quelque similitude se prête facilement. L’autre chérubin se tient en quelque sorte de l’autre côté lorsque l’intelligence humaine s’élève à la contemplation des objets auxquels aucune ébauche de similitude ne s’adapte pleinement. C’est qu’à l’un des côtés, comme on l’a dit, correspond la considération de la ressemblance, de même qu’à l’autre correspond celle de la dissemblance. Et il est évident que les objets qui autorisent l’application d’une certaine similitude sont ceux qu’on peut le plus facilement comprendre et qui sont plus voisins et plus proches de la raison et en accord avec elle. Car les autres en vérité sont d’autant plus éloignés de la raison humaine qu’ils transcendent davantage la possibilité de fonder rationnellement une quelconque relation de similitude 52. C’est pourquoi le premier chérubin se tient sur le côté de la ressemblance, le second sur celui de la dissemblance; de la sorte, les objets qui ne sont pas au-delà de la raison et qui admettent une certaine similitude, touchent presque par proximité au côté de la similitude et y adhèrent dans notre considération; de même les autres, qui apparaissent comme au-delà ou contre la raison, et qui surpassent toutes les caractéristiques susceptibles de fournir une ressemblance, ont le côté de la dissemblance en quelque sorte tout près d’eux et le regardent de près. Or, si ce qu’on appelle l’un et l’autre côté, on veut le rapporter à la droite et à la gauche, la similitude d’une telle considération nous amène sûrement à la même idée; car c’est la main droite habituellement qu’on avance plus souvent pour agir, et c’est donc elle évidemment qu’on voit plus fréquemment; la gauche en revanche est tenue cachée sous les vêtements plus souvent que la droite, en sorte

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considerationem inhereant. Similiter et illa que preter uel contra ratio- 70 nem esse uidentur, omnemque adhibite|similitudinis proprietatem su- PL 143C pergrediuntur, dissimilitudinis latus quasi iuxta se habeant, ipsumque e uicino respiciant. Si autem quod dicitur latus unum et alterum ad dextram et sinistram quis referre uelit, profecto huiusmodi considerationis similitudo in eamdem nos sententiam conducit. Dextra namque nostra 75 operandi gratia sepius solet proferri, et iccirco constat eam frequentius uideri. Sinistra uero sepius quam dextra sub uestimentis tegitur, et eo ipso utique rarius uidetur. Recte ergo per sinistram occultiora, sicut per dextram congrue satis designantur manifestiora. Primus itaque cherub quasi a dextris assistit, quia in ea que rationi 80 omnino aliena non sunt, oculum|contemplationis infigit. Secundus au- M 59ra tem cherub quasi a sinistris figitur qui illa sola maxime contemplatur, PL 143D quibus omnis humana ratio contraire uidetur.

CAPUT IX QUOMODO PER HEC DUO CONTEMPLATIONUM GENERA TEMPERATUR CUIQUE AMOR ET APPROBATIO SUI

Multum est autem per omnem modum quod hec duo contempla- V 46rb tionum genera nos uel contra mala roborant, uel ad uirtutem adiuuant. 5 Unde est quod de eisdem additur, cum subiungitur: «Utrumque latus propitiatorii tegant expandentes alas, et operientes oraculum.» Quando autem aliquid tegimus, duobus id modis maxime facere solemus,|nam modo in absconsionem, modo ad protectionem. Et sepe PL 144A cum aliquod nobis umbraculum contra solem superponimus, eius 10 nobis tam calorem quam claritatem temperamus. Si igitur in hec duo contemplationum genera gratiam diuinitus accipimus, si secundum acceptam gratiam eis diligenter insistimus, credo quod et ipsa nobis erunt in umbraculum diei ab estu, et in securitatem et absconsionem a turbine et a pluuia. Utinam cum tanto studio et desiderio in eorum as- M 59rb pectum raperemur, et in eorum admiratione cum tanta animi abalienaIV, IX, 6-7 utrumque – oraculum] Ex. 25, 20 74 huiusmodi] eiusmodi Aris 75 eamdem] eadem M conducit] adducit Aris 80 cherub] cherubin p 82 cherub] cherubin p 83 contraire] contrarie V IV, IX, 4 multum] est om. Aris

modum] est add. Aris 13 gratiam] in add. Aris

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qu’on la voit plus rarement. Il est donc juste que soient désignés par la gauche les objets les plus cachés, comme il est assez approprié de désigner par la droite les plus manifestes. Ainsi le premier chérubin se tient en quelque sorte à droite, lui qui fixe le regard de la contemplation sur les objets qui ne sont pas étrangers à la raison. Et le second chérubin est comme fixé à gauche, lui dont les seuls objets de sa contemplation sont ceux à l’encontre desquels va toute raison humaine, à ce qu’il en paraît 53.

CHAPITRE 9 COMMENT, PAR CES DEUX GENRES DE CONTEMPLATION, L’AMOUR ET L’ESTIME DE SOI SE MODÈRENT EN CHACUN Il est d’un grand prix que ces deux genres de contemplation de toute manière nous fortifient contre le mal et nous aident pour la vertu. D’où la précision qui est ajoutée à leur sujet: «[Les chérubins] tiendront leurs ailes étendues des deux côtés du propitiatoire et ils en couvriront l’oracle.» Or, quand nous couvrons quelque chose, généralement nous le faisons surtout de deux façons: soit pour cacher, soit pour protéger. Et souvent, quand nous plaçons au-dessus de nous un abri contre le soleil, nous modérons sur nous autant sa chaleur que son éclat. Si donc nous recevons de Dieu la grâce pour ces deux genres de contemplation, si conformément à la grâce reçue nous persévérons en eux avec zèle, je crois qu’eux-mêmes aussi nous abriteront contre la chaleur du jour et qu’ils nous protégeront et nous épargneront les bourrasques et les averses. Puissions-nous avec tant d’ardeur et de désir être ravis dans ce que ces contemplations nous donnent à voir et, en l’admirant, être entraînés audessus de nous-mêmes avec une telle aliénation de notre esprit qu’alors, pendant ce temps, notre âme n’ait plus conscience d’elle-même 54, tandis qu’elle reste en arrêt, stupéfaite, dans cette vision chérubinique 55, au point qu’elle ose dire avec l’Apôtre: Si ce fut avec le corps, ou sans le corps, je ne sais, Dieu le sait.

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tione supra nosmetipsos duceremur, ut interim mens nostra seipsam nesciret, dum in eiusmodi cherubin aspectum suspensa stuperet, in tantum ut cum apostolo dicere auderet: «Siue in corpore,|siue extra corpus, nescio, Deus scit.» Vide quam profunde sub dictorum cherubin alis lateat, qui seipsum interim ignorat. Sed si non potest hec alarum adumbratio mentis respectum in eiusmodi excessus abalienare, debet tamen, quod et semper solet, aureum illum propitiatorii fulgorem obnubilare, et nostris aspectibus temperare. Propitiatorii nostri fulgor absque dubio superducta adumbratione obnubilatur, quando quicquid in nobis lucere uidetur maioris et supereminentioris claritatis comparatione despicitur. Propitiatorii nostri claritas dignitatem quidem designat spiritalis nature, superposita autem alarum expansio celsitudinem diuine supereminentie. Quid ergo mirum si huiusmodi obumbratione propitiatorii nostri utrumque|latus obducitur, nam quicquid diuinum simile uel diuinis dissimile in nobis cernitur, diuinorum, uti iam dictum est, comparatione fuscatur? Solet autem, ut diximus, obnubilatio non solum claritatem, uerum etiam calorem temperare et utrumque tolerabiliorem reddere. Et fit sepe, quod omnes nouimus, ut in nostra erga nosmetipsos estimatione uel dilectione modum tenere nesciamus. Sed ex diuinarum utique rerum assidua contemplatione profundaque admiratione in nobis agitur, ut utriusque in nobis nimietas uel superfluitas reprimatur. Nullum omnino, nullum, inquam, omnium rationalium spirituum credo priuatum illum proprie excellentie amorem uel opinionem, ad ueram et legitimam|equitatis mensuram posse restringere, nisi qui ueraciter seipsum nouit in eorum que diximus comparatione despicere. Recte ergo dicti cherubin utrumque propitiatorii nostri latus tegere dicuntur, quia in nobis nichil omnino reperitur, quod summis et diuinis non sit uel peregrinum in qualitate, uel incomparabile ex quantitate. Et nota quod quemadmodum arca propitiatorio tegitur, sic et ipsum propitiatorium dictarum alarum expansione tegi iubetur. Absque dubio sicut ex contemplatione spiritalis creature eiusque eminentie obducitur amor et approbatio mundi, sic ex contemplatione creatricis es-

19-20 siue – scit] II Cor. 12, 2 26 adumbratione] obumbratione p chil in nobis Aris

36 erga] gratia p 44-45 in nobis nichil] ni-

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Vois combien profondément il se cache sous les ailes de ces chérubins, celui qui pendant un temps ne se connaît pas lui-même. Mais si cet obscurcissement causé par les ailes ne peut pas entraîner une dépossession du regard de l’esprit pour un tel dépassement 56, il doit pourtant – et il le fait habituellement –, voiler l’éclat de l’or du propitiatoire et l’estomper à notre regard. L’éclat de notre propitiatoire est certainement obnubilé par le voile qui le recouvre, lorsque tout ce que nous voyons briller en nous semble méprisable en comparaison de cette clarté plus intense et plus suréminente 57. Certes l’éclat lumineux de notre propitiatoire désigne la dignité de notre nature spirituelle, mais l’expansion des ailes pardessus indique la hauteur de la suréminence divine 58. Quoi d’étonnant, donc, si ce voile s’étend au-dessus des deux côtés de notre propitiatoire, puisque tout ce qu’on aperçoit en nous de semblable au divin ou de dissemblable, comme il a déjà été dit, est obscur par comparaison avec le divin? Et d’ordinaire, comme nous l’avons dit, le voile tempère non seulement la clarté, mais aussi la chaleur, et rend l’une et l’autre plus tolérables 59. Et il arrive souvent – ce que nous connaissons tous –, quand il s’agit de l’estime et de l’attachement envers nous-mêmes, que nous ne savons pas garder la mesure. Mais certainement qu’une contemplation assidue et une admiration profonde des réalités divines ont en nous pour effet de réprimer l’excès et la superfluité de l’un et l’autre. Je crois qu’aucun de tous les esprits doués de raison, absolument aucun, dis-je, n’est capable de maintenir dans la mesure vraie et correcte de l’équité l’amour personnel de sa propre valeur et l’opinion qu’il en a, à moins qu’il ne sache se mépriser véritablement, quand il se compare avec ces réalités que nous avons dites. On a donc raison de dire que ces chérubins couvrent les deux côtés de notre propitiatoire, parce qu’on ne trouve absolument rien en nous qui ne soit étranger en qualité aux réalités suprêmes et divines, ni leur soit comparable en grandeur. Et, note-le, de la même manière que l’arche est couverte par le propitiatoire, de même il est ordonné que le propitiatoire lui-même soit couvert par le déploiement des ailes. Sans aucun doute, de même que la contemplation de la créature spirituelle et de son éminence a pour effet d’éclipser l’amour et l’estime pour le monde, de même la contemplation de l’essence créatrice et celle de sa suréminence réfrènent en chacun de nous l’amour et l’estime de soi.

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DE CONTEMPLATIONE, IV, X

sentie eiusque supereminentie temperatur apud unumquemque amor et approbatio sui.

CAPUT X CUM QUANTA ANIMI AVIDITATE DEBEANT VEL SOLEANT SPIRITALES VIRI HIS NOVISSIMIS CONTEMPLATIONUM GENERIBUS INHIARE

|Sed tunc procul dubio designati cherubin propitiatorii latera sufficienter tegunt, si alas suas sufficienter et indesinenter expandunt. Quid est alas suas continua expansione distendere, nisi omni in loco, omni in tempore diuine contemplationi inhiarere, et eiusmodi studio uel desiderio ubique insistere? Certe aues, cum uolare uolunt, alas suas expandunt. Sic sane debemus et nos cordis nostri alas per desiderium extendere, et diuine reuelatonis horam, sub omni hora, immo sub omni momento expectare, ut quacumque hora diuine inspirationis| aura mentis nostre nubila deterserit, uerique solis radios ammota omni caliginis nube detexerit, excussis statim contemplationis sue alis, mens se ad alta eleuet et auolet, et fixis obtutibus in illud eternitatis lumen quod desuper radiat, in aquile uolantis inpetu, omnia mundane uolubilitatis nubila transuolet atque transcendat. Illum sane dixerim hoc dominicum preceptum uel documentum inplere, et quasi expansis alis erectum stare, qui post acceptam gratiam in hec nouissima contemplationum genera semper studet se, quantum in ipso est, ad huiusmodi uolatus promptum et paratum exhibere, ut cum tempus beneplaciti diuini aduenerit et aura aspirantis gratie afflauerit, idoneus possit inueniri qui ad illud diuinorum secretorum|spectaculum debeat admitti. Debemus autem non solum ad hoc quod in hac uita habere possumus, uerum etiam ad illud diuine contemplationis spectaculum quod in futura uita speramus, animos nostros suspendere et in eiusmodi expectatione uehementi desiderio anhelare. Ad hoc siquidem nobis datur huiuscemodi gratia, ad hoc, inquam, infunditur eternorum intelligentia, ut sciamus quid indefesse debeamus per studium querere uel per desiderium suspirare. Alioquin frustra in nobis diuine cognitionis abundantia crescit, nisi diuine in nobis dilectionis flammam augescat.

IV, X, 8 inhiare] inherere Aris 13 radios] radius Aris amota] remota p omnis Aris 14 mens] nostra add. Aris 29 indefesse] indefessi p

omni]

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CHAPITRE 10 AVEC QUELLE AVIDITÉ DE L’ESPRIT LES HOMMES SPIRITUELS DOIVENT ASPIRER ET ASPIRENT DE FAIT À CES DERNIERS GENRES DE CONTEMPLATION

Mais alors, sans nul doute, les chérubins décrits, quand ils déploient assez et sans discontinuer leurs ailes, couvrent de manière suffisante les côtés du propitiatoire. Déployer ses ailes par une continuelle extension, qu’est-ce sinon aspirer avidement à la divine contemplation en tout lieu et en tout temps, et persévérer en toute circonstance dans cet empressement et dans ce désir? Certes, quand ils veulent voler, les oiseaux déploient leurs ailes. Ainsi nous devons vraiment nous aussi déployer les ailes de notre cœur par le désir, et attendre le moment de la révélation divine à toute heure, bien plus, à tout instant, pour que, quelle que soit l’heure où la brise de l’inspiration divine aura dissipé les brumes de notre esprit et découvert les rayons du vrai soleil, une fois les nuages de l’obscurité écartés, l’esprit, battant aussitôt des ailes de sa contemplation, s’élève vers les hauteurs et s’envole et, les regards fixés sur cette lumière éternelle qui rayonne d’en haut, avec l’élan de l’aigle, dépasse par son vol tous les nuages de ce monde inconstant, et les transcende 60. Celui-ci exécute vraiment, dirais-je, ce précepte et ce commandement du Seigneur, et se tient dressé, les ailes en quelque sorte déployées, qui, en ayant reçu la grâce nécessaire à ces derniers genres de contemplation, s’applique sans cesse, dans la mesure de ses possibilités, à se montrer disposé et préparé à ces envols: ainsi, quand viendra le temps du bon vouloir de Dieu, et que le souffle de la grâce inspiratrice se sera répandu sur lui 61, il pourra se trouver en état d’être admis à la vision des secrets divins. Or, nous devons tenir nos esprits en suspens, attachés non seulement à ce que nous pouvons avoir en cette vie, mais aussi à cette vision de la divine contemplation que nous espérons dans la vie future, et, dans cette attente, haleter d’un violent désir 62. Pour cette raison, si toutefois nous est donnée une telle grâce, pour cette raison, dis-je, nous est infusée l’intelligence des réalités éternelles, afin que nous sachions ce que nous devons rechercher inlassablement par notre zèle, et à quoi notre désir doit aspirer. Sinon, c’est en vain que s’accroît en nous l’abondance de notre connaissance du divin, si elle n’augmente en nous la flamme de notre amour de Dieu. C’est pourquoi la dilection doit toujours croître en nous par la connaissance, et non moins la connaissance par la dilection, et l’accroissement de l’une doit contribuer à l’accroissement de

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DE CONTEMPLATIONE, IV, X

Debet itaque in nobis crescere semper et ex cognitione dilectio, et nichilominus ex dilectione cognitio, et mutuis incrementis, mutua incrementa ministrare debent, et alternis|augmentis alterna augmenta accrescere habent. Debet ergo anima perfecta et assidue summorum contemplationi dedita, omni hora peregrinationis sue terminum ergastulique huius egressum cum summo desiderio expectare, quo id quod interim uidet per speculum et in enigmate, mereatur facie ad faciem uidere. Hinc est quod Abraham in ostio tabernaculi sui sedebat, hinc est quod Helyas in spelunce sue ostio stabat, uterque ad egressum paratus, uterque in Domini aduentum suspensus. Unum utique uterque prestolabatur, unus in spelunca, alter in tabernaculo, uterque tamen in ostio, sed unus stando, alter uero sedendo. Animaduertis, ut arbitror, quia uite huius molestiam|unus miseriam, alter militiam reputat, et eamdem temporis peregrinationem hic carcerem, ille expeditionem iudicat. Sunt qui seipsos quasi in spelunca uident et carnem suam pro ergastulo habent, dum uite huius molestiam moleste sustinent. Alii de corpore suo quasi tabernaculum faciunt, et ad Domini se militiam accingunt, et patienter tolerant quod uiuunt, ut Domini lucris deseruiant. Alius itaque inpatienter, alius patienter uiuit, dum unus sibi metuit, alter dominicis lucris intendit. Alius ergo stans multumque laborans, alius autem sedens, laboremque pene non sentiens, penitusque non reputans dominicum aduentum prestolatur, et uterque in ostio et quasi in ipso exitu inuenitur. Ut igitur de his interim taceamus|qui libenter uiuunt, et in tabernaculi, ne dicam palatii, sui intimis delectabiliter iacentes requiescunt, uterque illorum Domini aduentum meruit, et is qui in ostio sedens militieque sue molestiam patienter sustinens, ad domini occursum suspensus anhelabat, et ille qui in ostio stans uisitationisque sue horam prestolans, sub expectationis sue desiderio pene inpatienter laborabat. Vultis audire quam inuitus uiuebat qui in spelunce sue ostio stabat? «Tolle a me, inquit, Domine, animam meam, neque enim melior sum quam patres mei.» Quid autem, queso, est quod uultum suum operuit,

IV, X, 38 per speculum – faciem] I Cor. 13, 12 40 in – sui] Gen. 18, 1 41 spelunce – stabat] cf. III Reg. 19, 8 et 13 63-64 tolle – mei] III Reg. 19, 4 37 quo] quod p 49 se] sui p 51 unus sibi] sibi unus Aris 52 autem om. Aris igitur] ergo p 58 meruit] metuit p 60 anhelabat] anhelebat p

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l’autre; et, en augmentant l’une et l’autre, elles doivent contribuer à s’augmenter réciproquement 63. Donc l’âme parfaite 64, et qui s’adonne avec assiduité à la contemplation des objets les plus élevés, doit avec le plus grand désir espérer à toute heure la fin de son voyage et la sortie de prison 65, afin que ce qu’elle voit maintenant 66 en un miroir et en énigmes, elle mérite de le voir face à face. C’est pour cela qu’Abraham se tenait assis devant la porte de sa tente 67, qu’Élie se tenait debout à l’entrée de sa caverne, l’un et l’autre prêts à sortir, l’un et l’autre suspendus dans l’attente de la venue du Seigneur. L’un et l’autre vraiment n’avaient qu’une même attente, l’un dans sa caverne, l’autre dans sa tente, les deux cependant sur le seuil, mais l’un debout, l’autre assis. Tu remarques, je pense, que l’un – Élie – regarde les peines de cette vie comme un malheur, l’autre – Abraham – comme un combat 68 ; et cette pérégrination temporelle, l’un la juge comme un emprisonnement, l’autre comme une croisade 69. Il en est qui se voient comme dans une caverne et tiennent leur corps pour une prison, en supportant avec peine les misères de cette vie. D’autres font de leur corps comme une tente et s’équipent pour s’engager dans la milice du Seigneur et subissent patiemment la vie 70, afin de servir au bénéfice du Seigneur. L’un vit donc dans l’impatience, l’autre dans la patience 71 ; tandis que l’un craint pour lui-même, l’autre se préoccupe des avantages du Seigneur; l’un se tient debout et souffre beaucoup, l’autre se tient assis et n’éprouve presque aucune peine et, sans trop se préoccuper, attend la venue du Seigneur; et on les trouve les deux à la porte et comme sur le passage pour sortir. L’un et l’autre – et nous ne dirons rien maintenant de ces gens qui se plaisent à vivre et à se reposer agréablement au fond de leur tente, pour ne pas dire de leur palace –, l’un et l’autre donc de ces deux hommes ont mérité la venue du Seigneur, aussi bien celui qui, se tenant assis sur le seuil et supportant avec patience les difficultés de son service, aspirait à la venue du Seigneur, que cet autre qui, se tenant debout sur le seuil et attendant l’heure de sa visite, sous l’effet du désir de ce qu’il attendait, subissait sa peine presque avec impatience. Voulez-vous entendre comment vivait à contre-cœur celui qui était debout sur le seuil de sa grotte? «Seigneur, dit-il, enlevez-moi mon âme 72, car je ne suis pas meilleur que mes pères.» Pourquoi, je demande, a-t-il couvert son visage quand il a vu le Seigneur qui passait, lui qui se tenait précisément dans l’attente de cela même? Est-ce que peut-être en la présence du Seigneur il a connu plus parfaitement son imperfection 73, et qu’il s’est mis à rougir de ce qu’on

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XI

quando Dominum transeuntem habuit, qui in idipsum sic suspensus 65 stetit? An forte sub dominica presentia inperfectum suum perfectius agnouit, et inperfectionem|suam uideri erubuit? Videre tamen uo- PL 146C luisti, qui uideri timuisti. O quam multi sunt, qui iam se paratos credunt, et tamen sub ipso uisitationis sue articulo illic trepidant timore, ubi antea non erat timor, 70 et exitum quem prius anxie requirebant, iam fieri formidant.

CAPUT XI QUOMODO POST MULTAM DESIDERII SUI FATIGATIONEM ALII SOLEANT ALII NON SOLEANT EX VISITANTE GRATIA SUPER SEMETIPSOS LEVARI

Ecce qui stando prestolatur, nec ostium exisse, nec domino occurrisse legitur. De spelunca tamen, sed uelata facie, prospexit uocemque transeuntis in transitu audiuit, et qui iam ad requiem suspirauerat,| quid adhuc eum facere oporteret ex Domini reuelatione cognouit. Alius autem ad Domini aduentum de tabernaculo prosiluit, et reuelata facie aduenienti occurrit, introducit, pascit, et pro desiderii uoto dominicam promissionem accipit, progredientem persequitur, et cum stante moratur, Dominum Sabaoth questionibus pulsat, futurorumque prescientiam accipiens, in illud diuinorum iudiciorum secretarium intrat. Quid autem est de habitaculo suo, in Domini transitum attendere, nisi ex his que circa se diuinitus geruntur, diuine dispositionis moderamen, cooperationisque eius gratiam subtiliter intelligere? Dum enim spiritum uehementem commotio, commotionem ignis, ignem sibilus aure leuis sequitur, transeuntis Domini presentia deprehenditur, quia dum mens magnis mirisque quibusdam|perturbationibus subito sepe sentit se totam concuti, et modo nimio timore deici, modo nimio dolore excoqui, uel pudore confundi, et iterum preter spem et estimationem ad magnam animi tranquillitatem seu etiam securitatem componi, IV, XI, 6-7 spelunca – audiuit] cf. III Reg. 19, 9-12 9-10 reuelata facie] II Cor. 3, 18 10 pascit] cf. Gen. 18, 5 et 9 17-18 sibilus – leuis] cf. III Reg. 19, 11-12 IV, XI, 2 sui fatigationem] fatigationem sui Aris 8 oporteret] oporteat p 9 prosiluit] prosiliuit p, prosilit Aris 10 introducit] in sua ducit Aris 11-12 progredientem – Dominum om. p 12 questionibus] questiononibus V 15 ex] de Aris 16 enim] eum p 20 timore] tremore p

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vît son imperfection? Pourtant tu as voulu voir, toi qui as craint d’être vu 74. Qu’ils sont nombreux ceux qui se croient déjà prêts et qui cependant, à l’instant même de sa visite, tremblent de peur, alors qu’auparavant ils n’avaient pas d’appréhension, et ils redoutent qu’ait lieu maintenant la sortie qu’ils imploraient anxieusement auparavant!

CHAPITRE 11 COMMENT, APRÈS S’ÊTRE TANT FATIGUÉS À DÉSIRER, LES UNS SONT ÉLEVÉS AU-DESSUS D’EUX-MÊMES PAR LA VENUE DE LA GRÂCE, D’AUTRES NON En voici donc un – Élie –, qui se tient debout et qui attend: on ne lit pas qu’il ait franchi le seuil et qu’il ait couru à la rencontre du Seigneur. De la grotte cependant, mais la face voilée, il a regardé devant lui et il a entendu à son passage la voix du passant 75 : et lui qui aspirait alors au repos, il apprit par la révélation du Seigneur ce qu’il devait encore faire. L’autre – Abraham –, en revanche, s’élança 76 hors de la tente à l’arrivée du Seigneur, et aussitôt il court, le visage découvert 77, au-devant de l’arrivant, il l’introduit, il le nourrit et il reçoit la promesse du Seigneur selon son désir et sa prière 78; il le suit quand il avance, il reste avec lui quand celui-ci s’arrête 79 ; il presse le Seigneur Sabaoth de ses questions et, recevant connaissance par avance des événements futurs, il pénètre dans le sanctuaire des jugements divins. Observer attentivement de sa demeure le passage du Seigneur, qu’est-ce sinon, à partir de ce qui survient autour de soi du fait de l’action divine, comprendre en profondeur ce qui gouverne la disposition divine, et comment sa grâce coopère? Quand, en effet, un tremblement de terre succède à un vent tempétueux, et que le feu succède au tremblement de terre, et que le bruissement d’un souffle léger succède au feu, on perçoit la présence du Seigneur qui passe 80 ; car, lorsque l’esprit souvent se sent subitement secoué tout entier par de grands et d’étonnants bouleversements, et qu’il est tantôt renversé par trop de crainte, tantôt brûlé par un excès de douleur, ou bien couvert de confusion, et que, contre toute espérance et toute attente, il se sent de nouveau rétabli dans un grand sentiment d’apaisement et même de sécurité de l’âme, qu’il le veuille ou non, il se rend compte que c’est l’œuvre de la grâce qui le visite, et il reconnaît plus clairement que le jour qu’il s’agit là d’une action

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XI

uelit nolit, uisitantis gratie operationem perpendit, et diuinitus hec acticari luce clarius agnoscit. Deum autem presentem, si quasi transeuntem, habemus, dum luminis illius contemplationi diutius inherere necdum sufficimus. Admonentis autem Domini, seu etiam instruentis uocem audire est, que sit uoluntas eius bona beneplacens atque perfecta, ex eius inspiratione cognoscere. Sed ille quasi de tabernaculo in aduenientis Domini occursum egreditur, egressus autem quasi facie ad faciem|intuetur, qui per mentis excessum extra semetipsum ductus, summe sapientie lumen sine aliquo inuolucro figurarumue adumbratione, denique non per speculum et in enigmate, sed in simplici, ut sic dicam, ueritate contemplatur. Exterius uisum introrsum trahit, quando id quod per excessum uidit, multa retractatione uehementique discussione capabile, seu etiam comprehensibile sibi efficit, et tum rationum attestatione, tum similitudinum adap[ta]tione ad communem intelligentiam deducit. Tunc uero mactatur, unde Dominus pascatur, quando mens hominis his promotionis gradibus roborata aliquid de proprie uoluntatis beneplacito abscidit, quod prius libenter fouit atque custodiuit, quando id de propriis studiis|uel usibus amputat, unde diuine contemplationi perfectius inherere uel diuine propitiationi altius placere se sperat. Dominum pascimus quando uirtutum nostrarum uictimis ampliatoque artioris uite proposito karitatis eius in nos beniuolentiam nutrimus et accrescimus. «Ecce, inquit, pulso ad ostium, si quis aperuerit michi intrabo ad ipsum, et cenabo cum illo.» Cum Domino sane apud nosmetipsos comedimus, quando id eius obsequio libenter inpendimus, et in eo eius beneplacito deseruimus, unde illius in nos beniuolentiam, unde nostram in ipsum fiduciam augeamus. Ex hac fiducie accumulatione agitur, ut ad diu cupitam multumque desideratam gratiam mens preter spem et supra estimationem subito animetur. |Egredientem uero Dominum prosequimur quando precepte diuinitus intelligentie diligenter insistentes, per id quod de cognita diuinitatis luce miramur, ad altiora contemplanda supra nosmetipsos 27 uoluntas – perfecta] Rom. 12, 2 9 45-46 ecce – illo] cf. Apoc. 3, 20

38 mactatur – pascatur] cf. Gen. 18, 7-

24 si] sed Arisp 26 instruentis] instrumenti p 27 atque] et Aris 34 id] in p 37 adaptatione] adaptione MV 38 uero] uitulus add. p 40 abscidit abscindit p 44 beniuolentiam] beneuolentiam Arisp 48 beniuolentiam] beneuolentiam Arisp 53 quod] quo p

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divine. Nous jouissons d’une présence de Dieu, même si c’est comme en passant 81, quand nous ne sommes pas encore en mesure de nous attacher assez longtemps à la contemplation de sa lumière. Et entendre la voix du Seigneur qui nous avertit ou même nous instruit, c’est connaître, grâce à son inspiration, quelle est sa volonté qui est bonne, aimable et parfaite 82. Mais celui-là – Abraham –, c’est comme s’il sortait de la tente à la rencontre du Seigneur qui s’approche et, une fois sorti, c’est comme s’il le voyait face à face, lui qui, emmené hors de lui-même par outrepassement de son esprit, contemple la lumière de la sagesse suprême sans voile et sans l’ombre des figures, ni dès lors dans un miroir et en énigme, mais pour ainsi dire dans la simple vérité. Cette vision externe, il l’intériorise 83, lorsque ce qu’il a vu en extase, après l’avoir maintes fois repassé en mémoire et vivement examiné en tous sens, il le rend assimilable, voire même compréhensible pour lui-même et, tantôt par l’attestation des raisons, tantôt par le recours aux similitudes, il le met à la portée de la compréhension commune 84. Et alors une victime est immolée pour le festin du Seigneur 85, lorsque l’esprit de l’homme, prenant des forces au fur et à mesure de son progrès, a retranché du bon plaisir de sa propre volonté ce qu’auparavant il entretenait volontiers et qu’il préservait, et lorsqu’il le supprime de ses propres inclinations et habitudes, ainsi il peut espérer s’attacher plus parfaitement à la contemplation divine et agréer davantage à la divine miséricorde. Nous donnons un festin au Seigneur lorsque, par les offrandes de nos vertus et l’intention redoublée de mener une vie plus dépouillée 86, nous entretenons la bienveillance de sa charité à notre égard et que nous la faisons croître 87. «Voici, dit-il, que je frappe à la porte; si quelqu’un m’ouvre, j’entrerai chez lui, je dînerai avec lui.» Nous prenons certainement notre repas avec le Seigneur en nous-mêmes lorsque nous faisons ce sacrifice 88 de bon gré par complaisance pour lui, et nous nous en remettons à son bon-vouloir, de sorte que nous accroissons et sa bienveillance à notre égard et notre propre confiance en lui 89. Cette confiance accrue a pour effet d’insuffler dans l’âme, au-delà de toute espérance et au-dessus de toute attente, la grâce désirée depuis si longtemps et tant souhaitée. Et nous accompagnons le Seigneur qui sort lorsque, nous attachant avec zèle à ce qui nous est donné à comprendre par Dieu, grâce à l’admiration que nous inspire ce que nous percevons de la lumière divine, nous sommes élevés au-dessus de nous-mêmes jusqu’à la contemplation de plus hautes réalités et, en nous attachant aux signes que révèle sa grâce,

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XII

leuamur, et reuelantis gratie uestigiis inherentes pereuntem Dominum 55 comitamur. Post egressum autem, cum stante Domino stare est in illo celsitudinis statu revelate luci per contemplationem diutius inherere. Stanti Domino assistit qui totum humane mutabilitatis lubricum ambiguitatisque incertum alta mentis subleuatione transcendit, et in illo eternitatis lumine defixus, inspecte imaginis in se similitudinem trahit. 60 «Nos, inquit apostolus, omnes reuelata facie gloriam Domini speculantes, in|eamdem imaginem transformamur a claritate in claritatem, tan- PL 148A quam a Domini Spiritu.» In hac mentis subleuatione humana intelligentia sepe illam diuinorum iudiciorum abyssum ingreditur, et ad futurorum etiam, uti iam dic- M 62ra tum est, prescientiam eruditur.

CAPUT XII QUOD EA QUE PER EXCESSUM MENTIS SOLENT VIDERI, ALIA POSSUNT, ALIA OMNINO NON POSSUNT AD COMMUNEM INTELLIGENTIAM INCLINARI

Notandum itaque quod modo extra positi uisum Dominum intror- V 48va sum trahimus, modo intus positi cum exeunte eximus. Nam hoc, quod de Domini claritate per mentis excessum cognoscitur, quandoque etiam postmodum a sobria mente comprehenditur,|et PL 148B sepe ex eo quod apud nosmetipsos sobrii rimamur, pre admirationis magnitudine in mentis alienationem abducimur. Item et illud notan- 10 dum quia extra positi uisum Dominum modo introducimus, modo non introducimus, nam et Abraham ad secundam egressionem reduxisse Dominum non legimus. Quedam namque eiusmodi sunt que humanam intelligentiam excedunt, et humana ratione inuestigari non possunt, et tamen, uti superius 15 iam dictum est, preter rationem non sunt. Cum igitur eiusmodi quelibet per mentis excessum discimus, cognitam exterius uisionem quasi nobiscum reportamus, si consona rationi ea ipsa postmodum deprehen- M 62rb dimus, que prius per reuelationem didiscimus. 61-63 nos – Spiritu] II Cor. 3, 18 IV, XII, 18 rationi] ratione p

19 didiscimus] didicimus Aris dicimus p

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nous suivons le Seigneur qui passe. Mais après être sorti, se tenir avec le Seigneur debout à nos côtés, c’est dans cet état d’élévation adhérer plus longtemps encore à la lumière révélée par la contemplation 90. Il se tient près du Seigneur qui s’est arrêté, celui qui transcende, par la haute élévation de son esprit, tous les aléas de l’instabilité humaine et les incertitudes de ses doutes, et qui, le regard fixé sur cette lumière de l’éternité, attire en lui la ressemblance de l’image qu’il a vue: «Nous tous, dit l’Apôtre, quand, la face découverte, nous contemplons la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, nous avançant de clarté en clarté, comme par l’Esprit du Seigneur 91.» Dans cette élévation de l’âme au-dessus d’elle-même, l’intelligence humaine souvent pénètre dans cet abîme des jugements divins et même, comme ce fut déjà dit, est instruite en la prescience des réalités futures 92.

CHAPITRE 12 DES RÉALITÉS QU’ON VOIT GRÂCE À UNE EXTASE, CERTAINES PEUVENT ÊTRE RAMENÉES AU NIVEAU DE L’INTELLIGENCE COMMUNE, D’AUTRES PAS DU TOUT

Ainsi donc il faut noter que tantôt, étant hors de nous-mêmes, nous attirons à l’intérieur le Seigneur qui vient d’être vu, tantôt, étant à l’intérieur, nous sortons avec lui quand il sort. En effet, ce qui est connu de la clarté du Seigneur 93 par une extase, parfois aussi, peu après, est saisi par l’esprit revenu à son état ordinaire 94 ; et souvent, à partir de ce que nous scrutons en nous-mêmes dans notre état normal, eu égard à la grandeur de notre admiration, nous sommes ravis jusqu’à l’aliénation de l’esprit. Et de même il faut noter ceci: parfois, étant hors de nous-mêmes, nous introduisons en nous le Seigneur que nous avons vu, parfois non, car nous ne lisons pas qu’à la seconde sortie aussi Abraham ait ramené le Seigneur. Certaines choses en effet sont d’une nature telle qu’elles dépassent l’intelligence humaine et ne peuvent être scrutées par la raison humaine, et pourtant, comme nous l’avons déjà dit plus haut, elles ne sont pas hors de portée de la raison. Quand donc par une extase nous sommes instruits sur quelque objet de cette sorte, la vision que nous avons connue hors de nous, nous la ramenons en quelque sorte avec nous, si nous découvrons ensuite que ces vérités elles-mêmes que nous avons apprises par révélation, s’accordent avec la raison 95.

414

DE CONTEMPLATIONE, IV, XII

Sed illa que et supra rationem et preter rationem|esse uidentur, quando per reuelationem et quasi in extasi discuntur, quia eorum rationem postmodum ad nos reuersi nulla humana estimatione comprehendere uel assignare sufficimus, cognitam uisionem quasi extrinsecus relinquimus, cuius tantummodo uelud memoriam quamdam retinemus. Quid enim ait scriptura? «Abiit, inquit, Dominus, postquam cessauit loqui ad Abraham, et ille reuersus est in locum suum.» Dominus recedit et Abraham reuertitur, quando substracta reuelationis gratia intellectualis sensus ad communem statum reuocatur. Ad primam itaque egressionem Abraham illum quem uidit, multa fatigatione ad se intrare compulit. Ad secundam autem egressionem, post diutinam uisionem longamque|confabulationem omnino non reduxit. Exterius uisum nobiscum introducimus, cum theophaniam raptim perceptam ad communem intelligentiam ratiocinando postmodum paululum inclinamus. Exterius uisum minime introducitur quando theorica reuelatio quanto magis iuxta humanam rationem discutitur, eo amplius omni humane opinioni aduersari uidetur. In eiusmodi enim speculatione antequam animus ad consueta redeat, Dominus abit longiusque recedit, et incomprehensibilitatis sue magnitudinem uisionis sue elongatione ostendit. Hec itaque duo rerum genera que in hac gemina uisione ex dominica reuelatione cognoscuntur, ad predictos illos duos cherubin spectare uidentur.|Hec sane illa et digna satis materia unde excudenda est angelica forma, pennataque animalia. Ex hac nobis materia cherubin formamus, quando fidei nostre arcana, que uel ipsi per reuelationem didiscimus, uel a theologicis uiris accepimus, assuescimus in contemplationem adducere, et in eorum admiratione animum nostrum suspendere, et pascere, humiliare, et in diuinorum desiderium acriter inflammare. Debemus itaque, iuxta Abrahe et Helie exemplum in ipso habitationis nostre exitu, et uelud in ostio, dominicum aduentum expectare, debemus iuxta diuinum documentum cherubin nostrorum alas expandere, et in reuelantis gratie occursum rapidis desideriorum passibus festinare.

IV, XII, 25-26 abiit – suum] Gen. 18, 33

49-50 alas expandere] Ex. 25, 20 et 37, 9

37 abit] abiit V 38 uisionis] sue om. p 43-44 didiscimus] didicimus Arisp eorum admiratione] admiratione eorum Aris 45-46 suspendere] et om. Aris

45

PL 148C

V 48vb

30

PL 148D

M 62va 35

40

PL 149A

V 49ra 45

M 62vb 50

LA CONTEMPLATION, IV, 12

415

Mais les vérités qui semblent à la fois au-dessus de la raison et audelà de la raison, lorsque nous en sommes instruits par une révélation et comme dans une extase, parce que nous sommes incapables ensuite, une fois revenus à nous, d’en comprendre ou d’en déterminer 96 la raison par quelque jugement humain, nous laissons en quelque sorte cette vision 97 à l’extérieur, dont nous ne retenons qu’une manière de souvenir. Que dit en effet l’Écriture? «Après qu’il eut cessé, dit-elle, de parler à Abraham, le Seigneur se retira, et Abraham retourna en son lieu.» Le Seigneur se retira et Abraham s’en retourna chez lui lorsque, une fois la grâce de la révélation retirée, le sens intellectif fut ramené à son état ordinaire 98. Lors de la première sortie, en effet, Abraham, avec beaucoup d’insistance, pressa celui qu’il voyait d’entrer chez lui. Mais à la seconde sortie, au terme d’une longue vision et d’un entretien prolongé, il ne ramena pas du tout le Seigneur 99. Nous faisons entrer avec nous ce que nous avons vu à l’extérieur, lorsque la théophanie que nous avons aperçue fugitivement, nous la ramenons ensuite peu à peu par le raisonnement au niveau de l’intelligence ordinaire. En revanche nous ne ramenons pas du tout en nous ce que nous avons vu à l’extérieur, lorsque cette révélation du divin 100 apparaît d’autant plus s’opposer à toute conception humaine qu’elle est davantage examinée selon les normes de la raison humaine. Dans ce genre de spéculation, avant que l’âme ne revienne dans son état accoutumé, le Seigneur s’en va et s’éloigne et montre la grandeur de son incompréhensibilité par l’éloignement de la vision. Il apparaît donc que ces deux genres de réalités qui sont connues dans ces deux visions par une révélation du Seigneur, se rapportent aux deux chrérubins dont on a parlé auparavant. Il s’agit là certainement d’une matière d’une dignité suffisante pour en tirer une image d’ange et d’êtres vivants ailés. Nous formons les chérubins avec cette matière lorsque ces mystères de notre foi que nous avons connus par révélation ou qui nous viennent des théologiens, nous prenons l’habitude de les amener sous le regard de la contemplation, et de tenir notre esprit suspendu dans leur admiration, de l’en nourrir, de le maintenir dans un sentiment d’humilité 101 et de l’enflammer d’un vif désir des réalités divines. C’est pourquoi, à l’exemple d’Abraham et d’Élie, nous devons attendre la venue du Seigneur en nous tenant à la sortie même de notre demeure, comme à la porte 102 ; et, conformément à l’instruction divine, nous devons déployer les ailes de nos chérubins et nous hâter, du pas pressé de nos désirs, à la rencontre de la grâce de la révélation.

416

DE CONTEMPLATIONE, IV, XIII

CAPUT XIII QUOD OMNI HORA ANIMA SANCTA ET CONTEMPLATIVA AD SUSCEPTIONEM GRATIE DEBEAT ESSE PARATA

|Semper debet anima sancta, et ueri sponsi amica, ad dilecti sui aduentum summo cum desiderio inhiare, parata semper et uocanti occurrere et pulsanti aperire. Debet, inquam, semper in hoc sollicita esse et parata inueniri, ne subito et inopinate adueniens minus comptam, minus ornatam inueniat, uel diu exclusus diutine prestolationis ullam molestiam sustineat. Molesta satis uerba, estuantique desiderio multum onerosa, manda, remanda, manda, remanda, expecta, reexpecta, expecta, reexpecta, modicum ibi, modicum ibi. Verba sunt sane anime pigre, anime tepide, minus circumspecte et nimis ingrate.|Quid enim dicit huiusmodi anima, et in suis sordibus inuenta, cum se dolet inopinato diligentis aduentu preueniri, et erubescit se minus compositam, minus ornatam inueniri? – Certe, inquit, aduentum tuum prescire debuissem, ut te sollempniter susciperem, et ea qua deberem alacritate tibi occurrerem. De cetero ergo michi aduentum tuum prenuntia, et nuntio preeunte aduentus tui horam premanda. Nuntius itaque intercurrat, qui me quid me facere uelis edoceat. Nuntius, inquam, inter nos medius discurrat, qui me de singulis instruat. Doceat me non solum super statu meo, sed etiam de statu tuo. Doceat quomodo apud te sit, uel quid tibi de me placuerit. Manda itaque atque|remanda, nuntia atque renuntia. Non decet amantes mutua studia, mutua in alterutrum desideria nescire, nec sufficit estuanti animo, ardenti desiderio semel audire. Obsecro ergo, manda, remanda, manda, remanda. Forte multum amat, multum estuat, que sic instat, que tam inportune internuntia queritat. Videamus ergo quid faciat. – Ecce iuxta uerbum tuum, nuntiis sepe missis, sepe remissis, tandem aliquando nuntios suos subsequitur, ut cupitis amplexibus perfruatur, et mutua dilectione foueatur. Ecce iam pro foribus stat, ecce iam ad ostium pulsat. Ecce uox dilecti tui pulsantis: «Aperi michi, soror mea, IV, XIII, 4-5 anima – semper] loc. par.: Adnot. in ps. 30 (273C) cf. Cant. 5, 2 11-12 manda – ibi] Is. 28, 10-13

6 pulsanti aperire]

IV, XIII, 6 pulsanti] pusanti V 7 adueniens] eam add. p 8 exclusus] exclausus p 11 expecta reexpecta expecta reexpecta] expecta reexpecta Aris 27 sic instat] sic estuat Aris 29 tuum] suum MVp 30 suos] tuos Aris 31 pro] pre p

PL 149B 5

10

PL 149C V 49rb M 63ra

20

PL 149D 25

30

M 63rb

LA CONTEMPLATION, IV, 13

417

CHAPITRE 13 À TOUTE HEURE, L’ÂME SAINTE ET CONTEMPLATIVE DOIT SE TENIR PRÊTE À RECEVOIR LA GRÂCE

Sans cesse l’âme sainte et amie du véritable époux doit avec le plus grand désir aspirer à la venue de son Bien-aimé, en se tenant toujours prête, et se précipiter à son appel et ouvrir quand il frappe. Elle doit, disje, en être toujours préoccupée et se trouver prête, de peur que, s’il survient tout à coup et inopinément, il ne la découvre guère soignée et guère parée, ou que, retenu longtemps dehors, il n’éprouve quelque déplaisir à cause de la longue attente. Ce sont paroles bien désagréables et fort pénibles pour celui qui brûle de désir: avise-moi, avise-moi encore, avise, avise encore 103 ; attends, attends encore, un peu de temps là, un peu de temps là 104. Ce sont vraiment les paroles d’une âme indolente, d’une âme tiède, peu vigilante et fort ingrate. Que dit en effet une telle âme trouvée dans ses souillures 105, quand elle déplore d’avoir été devancée par l’arrivée inopinée de son bien-aimé, et rougit d’être trouvée guère élégante et guère parée? – Certes, dit-elle, j’aurais dû pressentir ton arrivée, afin de te recevoir avec honneur, et de me précipiter au-devant de toi avec l’empressement requis. À l’avenir donc, annonce-moi ta venue et préviens-moi de l’heure de ton arrivée par un messager qui te précède 106. Qu’un messager, donc, s’entremette pour m’instruire sur ce que tu veux que je fasse. Qu’un messager, dis-je, un intermédiaire, courre de l’un à l’autre, qui m’instruise en détail. Qu’il me renseigne non seulement sur mon état, mais sur le tien; qu’il m’apprenne quelles sont tes dispositions et ce qui te plairait de ma part. Avise-moi donc, et avise-moi encore, annonce et annonce encore. Il ne convient pas que les amants ignorent leurs empressements réciproques, ni les désirs mutuels qu’ils ont l’un pour l’autre; pour une âme ardente qui brûle de désir, ce n’est pas suffisant d’entendre cela une seule fois. Je t’en prie donc, avise-moi et avise-moi encore, avise et avise encore. Il se pourrait qu’elle aime beaucoup, qu’elle soit très ardente, celle qui insiste ainsi, qui l’importune tant à réclamer des messages. Voyons donc ce qu’elle va faire. – Voici que, selon tes propres paroles 107, des messagers ayant été envoyés plusieurs fois, et renvoyés encore à de nombreuses reprises, il vient enfin à la suite de ses propres messagers, pour jouir des étreintes désirées et être nourri de la chaleur d’une dilection réciproque 108. Voici déjà qu’il se tient dehors, voici maintenant qu’il frappe à la porte. Voici

418

DE CONTEMPLATIONE, IV, XIII

amica mea, columba mea, inmaculata mea, quia caput meum plenum est rore, cincinni mei guttis noctium.» Quid, obsecro,|quid, inquam, profuit, quod nuntios premisit, qui ostium clausum reperit? Ad uocem uero dilecti, cur saltem non statim prosilis, aperis, introducis et in amplexus ruis? – Expoliaui me, inquit, tunica mea, quomodo induar illa? Laui pedes meos, quomodo inquinabo illos? Expectet tamen modicum, si uult, ut suscipiam illum. – Pulsat et introitum postulat, et dicis «expecta». Ecce expectat, ecce iterum pulsat, et dicis «reexpecta». – Et quid, inquis, est magnum, si expectat modicum? – O quantum timeo ne istud modicum protrahas in longum, donec transeat et declinet, diu multumque fatigatus discedat. Ostendit hoc illa uox tua, et nimis sera querela: «Pessulum ostii mei aperui dilecto meo, at ille declinauerat atque transierat.» Sed ecce iterum|rediens, priorisque contemptus iniuriam non reputans, stat post parietem, despiciens per fenestras, prospiciens per cancellos. – Audi uocantem, que noluisti suscipere pulsantem. En dilectus tuus loquitur tibi: «Surge, propera, amica mea, columba mea, formosa mea, et ueni.» Cur non statim exsilis, occurris, apprehendis et oscula iungis? Quid adhuc dicis «expecta»? Ecce adhuc expectat, ecce iterum uocat: «Surge amica mea, speciosa mea, et ueni in foraminibus petre, et in cauernis macerie.» Quid tu «reexpecta adhuc modicum»? O anima ingrata, o uiscera dura, usquequo affligis amicum tuum, usquequo fatigas dilectum tuum? Pulsat et non uis aperire, uocat et non uis exire. Pulsat semel et iterum, et tu eum expectare, tu|reexpectare iubes modicum, et modicum. Vocat semel, uocat iterum, tu nichilominus eum expectare et reexpectare cogis modicum et modicum. Modicum in uno loco, et modicum in alio. Modicum ibi, modicum ibi. Cogitur itaque dilectus tuus facere sepe et multum quod tu dicis modicum et modicum. Nam modi32-34 aperi – noctium] Cant. 5, 2 38-39 expoliaui – illos] Cant. 5, 3 46-47 pessulum – transierat] Cant. 5, 6 49-50 stat – cancellos] Cant. 2, 9 52-53 surge – ueni] Cant. 2, 10 55-56 surge – macerie] Cant. 2, 13-14 33 columba mea om. Aris 34 rore] et add. Aris 38 illa] illam MV 43 expectat om. p 49 despiciens] respiciens Arisp 51 noluisti] uoluisti p 55 speciosa] sponsa p petre] et om. Aris 59 expectare tu] eum add. p 62 modicum ibi modicum ibi] modicum ibi p

V 49va PL 150A

40

45

PL 150B M 63va 50

55

V 49vb PL 150C 60

LA CONTEMPLATION, IV, 13

419

la voix de ton bien-aimé qui frappe: «Ouvre-moi, ma sœur, mon amie, ma colombe, mon immaculée, parce que ma tête est pleine de rosée 109, et les boucles de mes cheveux, de gouttes d’eau de la nuit 110 ». À quoi, je demande, à quoi, dis-je, a-t-il servi d’envoyer en advance des messagers, s’il trouve porte close? Et pourquoi, à la voix du bien-aimé, au moins ne bondis-tu pas aussitôt, pourquoi ne lui ouvres-tu pas, pourquoi ne l’introduis-tu pas et ne te jettes-tu pas dans ses bras? – Je me suis dépouillée de ma tunique, comment la remettrai-je 111 ? J’ai lavé mes pieds, comment les salirai-je? 112 Qu’il attende un peu, s’il le veut bien, que je le reçoive. – Il frappe à la porte et il demande à pouvoir entrer, et tu dis «attends». Voilà qu’il attend; et voilà qu’il frappe de nouveau, et tu dis «attends encore». – Et en quoi est-ce important, dis-tu, s’il attend un peu? – Oh! combien je crains que tu ne fasses durer ce petit moment jusqu’à ce qu’il passe son chemin et se détourne, et s’en aille, lassé d’une si longue attente! C’est ce que révèlent cette parole de toi et cette plainte trop tardive, [quand tu as dit] «j’ai tiré le verrou de la porte pour mon bien-aimé, mais il s’était détourné, et il avait passé son chemin». Mais derechef voici qu’il revient, oubliant l’affront causé par le mépris qu’on vient de lui marquer, il se tient derrière le mur, regardant par les fenêtres, plongeant son regard au travers des barreaux. – Écoute-le qui appelle, toi qui n’as pas voulu l’accueillir quand il frappait. Voici que ton bien-aimé te parle: «Lève-toi, hâte-toi, ma bienaimée, ma colombe, ma toute belle, et viens!» Pourquoi ne t’élances-tu pas aussitôt, ne te précipites-tu pas au-devant de lui, ne le saisis-tu pas et n’échanges-tu pas des baisers avec lui? Qu’as-tu à dire encore «attends»? Le voici qui attend encore, le voici qui appelle de nouveau: «Lève-toi mon amie, ma toute belle, et viens, toi qui es dans le creux de la pierre et dans les enfoncements de la muraille 113 !» Pourquoi dis-tu «attends encore un peu»? Ô âme ingrate, ô cœur dur 114, jusqu’où vas-tu affliger ton ami, jusqu’où vas-tu lasser ton bien-aimé? Il frappe et tu ne veux pas ouvrir, il appelle et tu ne veux pas sortir. Il frappe une fois et encore une fois, et tu lui enjoins d’attendre et d’attendre encore un peu, et encore un peu. Il appelle une fois, il appelle encore, et toi néanmoins tu le contrains d’attendre, et d’attendre encore un peu. Un peu de temps dans un lieu, et un peu dans un autre 115. Un peu là, un peu là. Ainsi ton bien-aimé est-il obligé de faire souvent et à plusieurs reprises ce que tu lui dis: attendre un peu et attendre encore un peu. Car ce peu et ce peu,

420

DE CONTEMPLATIONE, IV, XIV

cum et modicum protrahis in longum et longum, et in hunc modum M 63vb fraudas amicum tuum, et fatigas dilectum tuum. O quanto sacius, o quanto rectius foret, ut pro foribus obseruares, ut cum Abraham uel Helia dilectoris tui aduentum expectares, aduenienti occurreres, et cum exultatione susciperes. Deberes sane sicuti dilecti tui columba, in foraminibus petre, in cauernis macerie, suspensis| alis colloque protenso, foras prospicere, et unici tui aduentum cum co- PL 150D lumbino quodam cantu, et gemitu querere, et expectare. Sed forte adhuc nostri cherubin alas non habent, uel si habent, exspansas nondum habent. Nondum fortassis opus nostrum ad plenum formauimus, necdum formam angelicam ex integro iuxta dominicam 75 sententiam consummauimus.

CAPUT XIV QUAM SIT PAUCORUM AD SUSCEPTIONEM GRATIE ANIMUM SEMPER HABERE PARATUM

V 50ra

Taceo de illis qui foris sunt, qui spiritualem dilectionem necdum scire potuerunt, qui Domini mandata ex doctorum cotidie dictis uel 5 scriptis audiunt, nec tamen adquiescunt, cotidie peccantes,|cotidie pe- PL 151A nitentie tempora dari sibi postulantes. M 64ra Ex quibus dum quidam uerba uite libenter audiunt, quid aliud per studium quam «manda, remanda» dicunt? Et dum cotidie peccatis peccata accumulant, quid aliud quam «expecta, reexpecta» per deside- 10 rium clamant, cotidie spatium penitentie postulantes, et resipiscendi tempus cotidie proponentes, cotidie prolongantes? Certe ad satiandum desiderium suum totum huius uite spatium carnali menti uidetur modicum. Et dum eiusmodi anima, modo in uno uitio, modo in altero, multa tempora expendit, totumque tamen uelud momentaneum repu- 15 tat, quid, queso, aliud in diuine patientie aure quam «modicum ibi, modicum ibi» resonat? IV, XIV, 4 qui – sunt] cf. I Tim. 3, 7 66 pro] pre p

70 protenso] procenso MV

IV, XIV, 14 modo in uno – in altero] modo in altera p

LA CONTEMPLATION, IV, 14

421

tu les prolonges en longueur et encore en longueur, et ainsi tu trompes ton ami et tu lasses ton bien-aimé. Oh! comme il vaudrait mieux, comme il serait plus correct que tu te tiennes en observation devant les portes 116, que tu attendes, comme Abraham et Élie, la venue de celui qui t’aime, que tu t’élances au-devant de lui quand il arrive, et que tu le reçoives avec transport! Tu devrais vraiment, comme la colombe du bien-aimé, dans le creux de la pierre et dans les recoins du mur, regarder au dehors, les ailes déployées et le cou tendu, et réclamer, et attendre la venue de ton unique avec des roucoulements et des plaintes de colombe. Mais il se peut que nos chérubins n’aient pas encore d’ailes ou, s’ils en ont, qu’ils ne les aient pas encore déployées. Peut-être que nous n’avons pas encore achevé la formation de notre ouvrage ni complété entièrement la forme d’un ange selon la parole du Seigneur.

CHAPITRE 14 IL Y A PEU DE GENS À QUI IL EST DONNÉ D’AVOIR UNE ÂME TOUJOURS PRÊTE À ACCUEILLIR LA GRÂCE

Je ne parle pas de ceux qui sont en dehors 117, qui n’ont pas encore pu connaître la dilection spirituelle, qui entendent chaque jour le Seigneur leur transmettre des mandements par les paroles ou les écrits des docteurs, et qui pourtant n’y acquiescent pas, chaque jour péchant, chaque jour demandant que leur soient laissés des temps de pénitence. Quand certains parmi eux écoutent volontiers les paroles de vie, que s’empressent-ils de dire sinon «avise, avise encore»? Et tandis qu’ils accumulent quotidiennement péchés sur péchés, quel autre désir ont-ils sinon de s’exclamer chaque jour «attends, attends encore», demandant un délai pour faire pénitence, et proposant chaque jour du temps pour se repentir, remettant cela chaque fois à plus tard? Certainement que pour un esprit charnel la durée de cette vie semble un peu courte pour satisfaire tous ses désirs. Et tandis qu’une telle âme perd beaucoup de temps, tantôt dans tel péché, tantôt dans tel autre, et estime cependant que tout ce temps est comme un bref moment, qu’est-ce qui résonne d’autre, je te le demande, à l’oreille de la divine patience, sinon «là un peu de temps, là encore un peu de temps»? Mais, laissant momentanément de côté ces gens, qu’allons-nous dire de nous-mêmes, je vous prie, nous qui avons adopté l’état religieux 118, qui sommes voués aux exercices spirituels, qui recevons régulièrement

422

DE CONTEMPLATIONE, IV, XIV

Sed de his interim tacentes, quid de nobis, obsecro, dicturi sumus qui habitum|religionis suscepimus, qui spiritualibus exercitiis mancipati sumus, qui diuine dilectionis assidue quasdam uelud arras accipimus? Maxime tamen nos quid, queso, dicemus qui nil aliud iniuncti officii habemus nisi legere, psallere, et orare, meditari, speculari et contemplari, uacare et uidere quam suauis est dominus? Nunquidnam nos non pudebit eadem dicere, et dilectum nostrum in huiusmodi uerbis fatigare? Manda, remanda, manda, remanda, expecta, reexpecta, expecta, reexpecta, modicum ibi, modicum ibi. Cotidie, ni fallor, uos qui lectioni uel meditationi insistitis, eius nuntios suscipitis, mandata cognoscitis. Quotiens ex abditis scripturarum recessibus nouos intellectus eruimus, quid aliud quam quosdam dilecti|nostri nuntios excipimus? Huic sane negotio subseruit omnis sacra lectio, sagaxque meditatio. Alii itaque legentibus, alii meditantibus diuinorum secretorum occurrunt, qui dilecti nostri ad nos mandata perferant, et de singulis instruant. Et sepe fit ut una eademque scriptura, dum multipliciter exponitur, multa nobis in unum loquatur, moraliter nos docens quid dilectus noster facere nos uelit, allegoriter admonens quid pro nobis per semetipsum fecerit, anagogice proponens quid adhuc de nobis facere disponit. In hunc itaque modum nobis sepe mandat et remandat, et quasi per unum nuntium multa nobis denuntiat. Sepe unum idemque mandatum sub uariis enigmatibus et figuris|proponitur, ut mentibus altius inprimatur. Et dum idem nobis multis modis et multotiens dicitur, quid aliud quam idem sepe remandare, et remandare uidetur? Et quam multi sunt, qui huiusmodi nuntios cotidie accipiunt, de pristino tamen tepore uel negligentia parum aut penitus nichil corrigere uolunt. Sitiunt sane unde possint gloriari, non autem edificari. Scientiam quidem non sanctitatem affectant, et non tam sancti quam scioli esse desiderant. Dum igitur cotidianis nisibus nouos sensus, nouos intellectus queritant, quid aliud quam manda, remanda, manda, remanda, per affectum uel studium clamitant? Huiusmodi nuntios cotidie excipimus, et aliis aliisque sepe supreuenientibus alios aliosque adhuc cotidie inportune exigimus, et in auribus|Domini Sabaoth fortiter inclamamus: manda, remanda, manda, remanda.

23 uacare – dominus] cf. Ps. 33, 9; Ps. 45, 11

25-26 manda – ibi] Is. 28, 10 et 13

25-26 expecta reexpecta expecta reexpecta] expecta reexpecta Aris 36 de nobis facere] facere de nobis Aris 41 remandare et remandare] mandari et remandari p

PL 151B 20

M 64rb V 50rb 25

PL 151C 30

35

M 64va PL 151D 40

V 50va 45

PL 152A M 64rb

LA CONTEMPLATION, IV, 14

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des sortes d’arrhes de l’amour de Dieu? Et surtout, enfin, que dironsnous, je le demande, nous à qui n’incombe d’autre devoir que de lire, de chanter et de prier, de méditer, de spéculer et de contempler 119, de se tenir disponible et de voir combien le Seigneur est doux 120 ? Ne rougirons-nous donc pas de répéter les mêmes mots et de lasser notre bienaimé avec ce genre de paroles: avise, avise encore; avise, avise encore; attends, attends encore; un peu là, encore un peu là? Quotidiennement, si je ne me trompe, vous qui vous adonnez à la lecture et à la méditation 121, vous recevez ses messages et vous avez connaissance de ses demandes. Chaque fois que nous comprenons des choses nouvelles tirées des profondeurs cachées des Écritures, qu’est-ce d’autre sinon recevoir des messages de notre bien-aimé? À cette entreprise concourent assurément toute lecture du Livre saint et toute méditation profonde. Des messages transmis des saintes Écritures viennent à ceux qui lisent, d’autres à ceux qui méditent; ils nous apportent les mandements de notre bien-aimé et nous instruisent sur chacun d’entre eux. Et il arrive souvent qu’un même passage de l’Écriture, alors qu’il est exposé de multiples manières, nous dit beaucoup de choses en une seule: moralement, il nous enseigne ce que notre bien-aimé veut que nous fassions 122 ; allégoriquement, il nous indique ce qu’il a fait lui-même pour nous; anagogiquement, il nous présente ce qu’il se propose encore de faire à notre sujet 123. De cette manière, souvent, il nous adresse des mandements et encore des mandements et en quelque sorte par un seul message il nous communique plusieurs choses. Souvent la même information est proposée sous diverses énigmes et figures, pour qu’elle s’imprime plus profondément dans nos esprits. Et nous dire la même chose de nombreuses fois et de diverses façons 124, n’est-ce pas, apparemment, comme adresser des mandements encore et encore sur le même objet? Et que de gens reçoivent chaque jour de tels messages, et pourtant ne veulent guère ou pas du tout se corriger de leur ancienne tiédeur et de leur négligence! Ils ont envie certainement de quelque chose dont ils puissent se vanter, et non dont ils soient édifiés. C’est à la science vraiment qu’ils aspirent, non à la sainteté, et ils ne désirent pas tant être des saints que de prétendus savants 125. Quand donc, par des efforts quotidiens, ils sont à la recherche de nouveaux sens et de nouvelles compréhensions, que font-ils d’autre, par leur aspiration et leur étude, sinon de s’exclamer: avise, avise encore, avise, avise encore? Des messages de ce genre, nous en recevons chaque jour, et quand souvent certains arrivent et d’autres nous arrivent encore, nous en exigeons d’autres et d’autres encore chaque jour, avec une insistance importune, et nous crions avec

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XIV

Sed quanto magis copia dictorum nuntiorum abundat, tanto sane acerbius, tanto molestius propria nos conscientia accusat et cruciat. Hinc fit sepe ut uitam nostram corrigere disponamus, semper tamen differamus. Et dum hoc fieri in futuro proponimus, fit ut illud futurum semper sit futurum, immo fortassis nunquam futurum. Sepe autem aliquod certum futurum determinatur, quo corrigatur uita nostra, et dicitur interim dilecto nostro «expecta», et cum futurum illud in presens uertitur, item in aliud futurum transfertur, et dicitur «reexpecta». Quam multi sepe proponunt fortiterque apud se statuunt, ut si ex alienis affectibus quibus interim inplicantur semel detur|se posse explicare, nunquam amplius in eadem uelle recidere, et interim modicum illud se postulant expectari, et cum eosdem forte affectus amiserint, potiusquam abscinderint, uehementer satagunt resarcire quod perdiderunt, et item adhuc modicum se uolunt et petunt reexpectari. Sane hoc totum dicunt: «modicum et modicum», quicquid namque non satiat desiderium, quantumcumque sit, affectui uidetur parum. Modicum itaque et modicum se expectari et reexpectari petunt, qui eiusmodi sunt, modicum ibi et modicum ibi, modicum et modicum, sepe sub affectu uno, tempore tamen alio et alio, ibi et ibi sub affectu uno et altero, et tempore tamen uno. Et in his omnibus dilecto nostro cantamus canticum odiosum: expecta, reexpecta, expecta,|reexpecta, modicum ibi, modicum ibi. Quando putas eiusmodi anima pigra et tepida poterit ductile illud opus formare et angelicam formam excudere, presertim cum opus sit in hoc opere alarum expansione, urgente in idipsum dominica utique iussione, in tantum ut numquam in huiusmodi studio liceat desideriorum nostrorum pennas ab intensionis sue eleuatione deponere?

65 totum om. p 72 reexpecta expecta reexpecta] reexpecta expecta respecta V, respecta corrig. in reexpecta M

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force aux oreilles du Seigneur Sabaoth: avise, avise encore, avise, avise encore! Mais plus abondent ces messages, plus vivement, plus douloureusement notre propre conscience nous accuse et nous tourmente. Ainsi, il arrive souvent que nous nous disposions à corriger notre vie, et pourtant nous différons toujours de le faire. Et quand nous nous proposons de le faire dans le futur, il advient que ce futur est toujours un futur, et même peut-être que ce futur ne se produira jamais. Souvent aussi, nous fixons un certain délai dans le futur pour corriger notre vie, et nous disons alors à notre bien-aimé d’attendre, et quand ce futur devient un présent, il est renvoyé à un autre futur et nous disons d’attendre encore. Que de gens souvent prennent en eux-mêmes des résolutions et des décisions énergiques: s’il leur est accordé une fois de pouvoir s’extraire des passions qui les égarent 126 et dans lesquelles ils sont momentanément empêtrés, jamais plus ils ne consentiront à y retomber; et en attendant ils demandent un petit délai pour cela; et lorsqu’ils auront peut-être perdu ces mêmes désirs, plutôt qu’ils ne s’en seront détachés, ils s’acharnent alors à rétablir ce qu’ils ont perdu et de la même façon ils veulent et sollicitent qu’on les attende encore un peu. Oui, vraiment voilà tout ce qu’ils disent: un peu de temps et encore un peu de temps; car tout ce qui ne satisfait pas le désir, quelque grand que ce soit, paraît trop peu de choses pour leur aspiration. C’est pourquoi les gens de cette sorte réclament qu’on les attende et qu’on les attende encore, un peu là et un peu là, un peu de temps et un peu de temps; souvent éprouvant un seul sentiment, mais tantôt à un moment, tantôt à un autre, là et encore là, mais éprouvant un sentiment et un autre, et pourtant dans un seul temps 127. Et en tout cas nous chantons à notre bien-aimé une détestable chanson, en disant: attends, attends encore; un peu là, encore un peu là. Quand penses-tu qu’une telle âme paresseuse et tiède pourra façonner et marteler cet ouvrage et lui donner la forme d’un ange, surtout qu’en ce travail il est nécessaire de déployer les ailes selon l’instruction pressante du Seigneur pour cela, au point que jamais, dans une telle occupation, il ne nous est permis de replier les ailes de nos désirs en renonçant à l’élévation vers le but auquel nous tendons.

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XV

CAPUT XV QUAM SIT ARDUUM VEL DIFFICILE CUIUS PERFECTE ANIME SEIPSAM AD SEMETIPSAM TOTAM COLLIGERE, ET IN SOLO DIVINITATIS DESIDERIO REQUIESCERE

Non dicam annua, non dicam menstrua uel diurna, sed permodica admodum morula inpatienti|desiderio satis est molesta. Spes siquidem que differtur, affligit animum. Debet itaque ueri amici dilecta et ueri dilecti amica, ut superius iam dictum est, prompta semper et parata esse, et pulsantem amicum absque ulla dilationis iniuria suscipere, et uocanti cum omni alacritate occurrere. Scimus autem quia singularis amor consortem non recipit, socium non admittit. Vide ergo ne tunc primum incipias perstrepentium turbas eicere uelle, cum iam ipse ceperit ad ostium pulsare. Alioquin quid iam eris dictura, cum apud te tunc temporis fuerit eiusmodi turba inuenta, quid, inquam, eris dictura, nisi «expecta, reexpecta»? Expectandum sane itemque reexpectandum ad eiciendum turbam extraneorum, ad eiciendum familiam tuorum.|Omnes cogitatus, tam uani quam noxii, extranei iudicandi sunt, qui nulli nostre utilitatis deseruiunt. Illos uero quasi domesticos uel famulantes habemus, quos nostris usibus uel utilitatibus inplicamus. Quoniam uero singularis amor solitudinem amat, solitarium locum requirit, totam huiusmodi turbam nec solummodo cogitationum, uerum etiam affectionum, oportet eicere, ut dilecti nostri amplexibus quanto liberius, tanto iucundius liceat inherere. Quanta, queso, in eiusmodi expectatione mora, quotiensue repetendum, expecta, reexpecta, modicum ibi, modicum ibi. Modicum in uno loco, modicum in alio. Modicum in orto, modicum in uestibulo, modicum in thalamo, donec tandem aliquando post multam expectationem, post|multam fatigationem cubiculum introeat, et intimum atque secretissimum locum optineat. Modicum in orto, dum tumultuantium turba digeritur, modicum in uestibulo, dum thalamum adornatur, modicum in thalamo, dum lectulum sternitur. Et cogitur dilectus omnibus his locis expectare, modicum et modicum, modicum ibi et modicum ibi. IV, XV, 11 singularis – recipit] loc. par.: Grad. uiol., 17 (1213D; Dumeige, [p. 45] l. 1) IV, XV, 2 quam] quod p 7 debet] debent p 8 semper] et om. Aris 19 famulantes] familiares Aris 24 quanta] quanto Aris eiusmodi] huiusmodi p mora] moram Aris 31 lectulum] lectulus p

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CHAPITRE 15 QU’IL EST ARDU ET DIFFICILE POUR UNE ÂME PARFAITE DE SE RECUEILLIR ENTIÈREMENT EN ELLE-MÊME ET DE SE REPOSER DANS LE SEUL DÉSIR DE DIEU Un délai, je ne dirais pas d’une année, ni d’un mois ou d’un jour, mais le délai le plus modeste est bien difficile à supporter pour un désir impatient. L’espérance, si elle est différée, plonge l’esprit dans l’affliction. C’est pourquoi la bien-aimée du véritable ami et l’amie du bien-aimé véritable 128, comme on l’a déjà dit plus haut, doit toujours être empressée et prête, et recevoir sans délai désobligeant l’ami qui frappe à la porte et, quand il appelle, se précipiter avec toute son ardeur vers lui. Nous savons qu’un amour singulier n’accepte pas le partage avec un autre ni la compagnie de quelqu’un d’autre. Vois donc à ne pas entreprendre de vouloir jeter dehors la foule bruyante seulement quand luimême aura commencé à frapper à la porte. Sinon, que diras-tu alors, quand il se trouvera à ce moment-là une telle foule auprès de toi, que diras-tu, dis-je, sinon attends, attends encore? Il faudra vraiment attendre et même attendre encore pour expulser la foule des étrangers et jeter dehors les gens de ta maison. Toutes ces pensées, autant les vaines que les nuisibles, sont à juger comme des intruses, qui n’ont aucune utilité pour nous. Celles-là certes 129, nous les considérons en quelque sorte comme des membres de notre maison ou comme des serviteurs, quand nous les faisons servir à notre usage et pour notre utilité. Mais puisqu’un amour singulier aime la solitude et requiert un lieu solitaire, il faut jeter dehors cette foule non seulement des pensées, mais aussi des sentiments, afin qu’il nous soit permis de nous abandonner aux étreintes de notre bienaimé avec d’autant plus de joie que nous serons plus libres. Je me demande quel est le délai dans cette attente et combien de fois il faut répéter attends, attends encore, un peu là, un peu là 130. Un peu de temps dans un lieu, un peu de temps dans un autre. Un peu de temps dans le jardin, un peu de temps dans le vestibule, un peu de temps dans la chambre, jusqu’à ce que, après beaucoup d’attente et beaucoup d’insistance, il entre enfin dans l’alcôve et obtienne d’occuper le lieu le plus intime et le plus secret 131. Un peu de temps dans le jardin, tandis qu’est dispersée la foule qui s’agite; un peu de temps dans le vestibule, tandis qu’on décore la chambre 132; un peu de temps dans la chambre, tandis qu’on prépare le lit 133. Et le bien-aimé est forcé d’attendre en chacun de ces lieux, un peu et encore un peu, un peu là et encore un peu là. Il se fait entendre du jardin, il est vu dans le vestibule, dans la chambre il reçoit le

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XV

Ex ortulo auditur, in uestibulo uidetur, in thalamo deosculatur, in cubiculo amplexatur. Auditur per memoriam, uidetur per intelligentiam, deosculatur per affectum, amplectitur per applausum. Auditur per recordationem, uidetur per admirationem, deosculatur per dilectionem, amplexatur per delectationem. Vel si hoc melius placet, auditur per reuelationem, uidetur per contemplationem, deosculatur|per deuotionem, astringitur ad dulcedinis sue infusionem. Auditur per reuelationem donec uoce eius paulatim inualescente tota perstrepentium tumultuatio sopiatur, solaque ipsius uox audiatur donec omnis illa tandem tumultuantium turba dispareat, solusque cum sola remaneat, et solum sola per contemplationem aspiciat. Videtur per contemplationem donec ad insolite uisionis aspectum pulchritudinisque admirationem paulatim anima incalescat, magis magisque inardescat et tandem aliqando tota incandescat, donec ad ueram puritatem internamque pulchritudinem tota reformetur, et ille interne habitationis thalamus purpura et bysso, iacincto coccoque bis tincto undique perornetur,|donec tandem aliquando thalamo ornato et introducto dilecto fiducia iam inualescente desiderioque perurgente, cum se ulterius iam cohibere non ualeat, subito in oscula ruat, et inpressis labiis intime deuotionis oscula figat. Per deuotionem sepe et multiformiter deosculatur, dum interim cubiculum sternitur, donec intimus anime sinus ad summam pacem et tranquillitatem componatur, donec tandem dilecto inter ubera collocato ad ineffabilem quamdam diuine dulcedinis infusionem, tota in illius desiderium liquescat, et spiritus ille, qui Domino adheret, unus spiritus fiat. Puto quia experta tanta dulcedine et tam intima suauitate, de cetero iam non possit anima illa pulsanti dilecto aliquas moras innectere, uel ulla expectatione fatigare, nec ulterius|pro hac parte dictura sit «expecta, reexpecta», presertim cum sibi ipsi omnis mora nimis longa et expectatio uideatur onerosa. Deinceps, ut arbitror, cum Abraham patriarcha seu etiam Helia propheta, ad habitationis sue introitum libenter obseruabit, ut ad dilecti sui susceptionem semper parata sit.

48 iacincto – tincto] Ex. 25, 4; 35, 35; 36, 8 55 inter – collocato] cf. Cant. I, 12 57 adheret – fiat] cf. I Cor. 6, 17 41 solaque] sola Aris ipsius uox] uox ipsius Aris pulsanti] pulsante p

48 iacincto] hyacintho Aris

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LA CONTEMPLATION, IV, 15

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baiser 134, dans l’alcôve il est enlacé 135. Il est entendu par la mémoire 136, il est vu par l’intelligence, il reçoit un baiser par affection, il est enlacé avec empressement 137. Il est entendu par le souvenir, il est vu par l’admiration, il reçoit le baiser par dilection, il est enlacé dans la délectation 138. Ou, si l’on préfère, il est entendu par révélation, il est vu par contemplation, il est embrassé par dévotion 139, étreint à l’infusion de sa douceur. Il est entendu par la révélation, jusqu’à ce que, sa voix s’imposant peu à peu, le tumulte des clameurs s’apaise tout à fait, et qu’on n’entende plus que sa voix 140 ; jusqu’à ce que toute cette foule de perturbateurs disparaisse et qu’il demeure seul avec l’âme seule, et qu’elle seule le voie lui seul par contemplation 141. Il est vu par contemplation, jusqu’à ce que l’âme, au spectacle de cette vision inattendue et dans l’admiration de cette beauté, peu à peu s’enflamme, qu’elle brûle de plus en plus et que finalement elle soit totalement incandescente; jusqu’à ce qu’elle soit tout entière réformée selon la pureté véritable et la beauté intérieure, et que cette demeure soit partout entièrement ornée de pourpre et de lin fin, d’hyacinthe et d’écarlate deux fois teinte 142 ; jusqu’à ce que, enfin, une fois la chambre ornée et le bien-aimé introduit, la confiance progressant alors 143, et le désir se faisant pressant, quand elle ne peut plus se retenir, tout à coup elle se précipite dans les baisers et scelle, en pressant ses lèvres, les baisers d’une intime dévotion. Par dévotion, souvent et de multiples manières, elle l’embrasse 144, tandis que pendant ce temps l’alcôve est préparée, jusqu’à ce que les replis les plus intimes de l’âme soient disposés à la paix et à la tranquillité, jusqu’à ce que, le bien-aimé s’étant enfin placé entre ses seins 145 pour une sorte d’infusion ineffable de la douceur divine, elle fonde complètement de désir pour lui, et que cet esprit qui adhère au Seigneur ne devienne plus qu’un seul esprit 146. Je pense que cette âme, une fois qu’elle a eu l’expérience d’une si grande douceur et d’une suavité si profonde, ne peut plus ensuite imposer quelque retard au bien-aimé qui frappe à la porte et le fatiguer par quelque attente, ni aller dire encore pour cela «attends, attends encore», surtout quand, pour elle-même, tout retard lui semble trop long et toute attente insupportable. Alors, je crois, avec le patriarche Abraham ou même avec le prophète Élie, elle aimera à se tenir en observation à l’entrée de sa demeure, afin d’être toujours prête pour accueillir son bien-aimé. Ce moment, je pense, c’est le début où notre ouvrage ductile progresse beaucoup et s’approche de son achèvement, du fait que nos ché-

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XVI

Sub hoc tempore, ut arbitror, illud opus nostrum ductile incipit 65 non mediocriter proficere, et consummationi appropinquare, eo quod M 66rb illi nostri cherubin incipiant alas suas iam latius extendere, et sese iam quasi ad uolatum omni hora suspendere.

CAPUT XVI QUAM SIT PENE INPOSSIBILE

V 51rb

CUIUS ANIME SEIPSAM EXTRA SEMETIPSAM TOTAM EFFUNDERE ET SUPRA SEMETIPSAM IRE

|Sed quamuis iam prompta sit tunc temporis eiusmodi anima aduenientem suscipere, nescio si et eque parata, et expedita sit uocanti occurrere. Timeo ne adhuc pro hac parte dilecto suo omnino sit dictura: «expecta, reexpecta, expecta, reexpecta, modicum ibi et modicum ibi». Puto enim non esse eiusdem facilitatis suscipere uenientem et sequi uocantem. Aliud est cum ipso introire atque aliud est ad ipsum exire. Ibi anima ad seipsam reuertitur et cum dilecto suo usque ad intima cordis sui penetralia ingreditur. Hic extra semetipsam ducitur, et ad sublimia contemplanda subleuatur. Quid namque est eius introire, nisi se totam in seipsam colligere? Quid uero est eius exire, nisi seipsam extra semetipsam totam effundere? Nichil|itaque aliud est animam cum dilecto suo in cubiculum ingredi, et solam cum solo morari, dulcedineque profrui, nisi exteriorum omnium obliuisci, et in eius dilectione summe et intime delectari. Se solam cum dilecto uidet quando, exteriorum omnium oblita, ex propria consideratione in dilecti sui dilectionem desiderium suum perurget, et ex his que in intimis suis considerat, animum suum in eiusmodi affectum inflammat, et tam ex bonorum quam ex malorum suorum consideratione, in gratiarum actionem assurgit, et hinc pro inpensa gratia, hinc pro indulta uenia intime deuotionis uictimas persoluit. Usque in intimum dilectus perducitur, et in optimo collocatur, quando ex intimo affectu et super omnia diligitur.|Cogita quid sit quod in uita tua ardentius dilexisti, anxius concupisti, quod te iocundius afficiebat, ceterisque omnibus profondius delectabat. Considera ergo si

IV, XVI, 5 prompta] parata corr. in marg. M 8 expecta, reexpecta expecta reexpecta] expecta reexpecta Aris 13 totam] totum Aris 21 in eiusmodi affectum] cum eiusmodi affectu Aris 22 actionem] actione Aris

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LA CONTEMPLATION, IV, 16

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rubins commencent déjà à déployer plus largement leurs ailes, et à se tenir alors en quelque sorte prêts à tout moment pour l’envol.

CHAPITRE 16 COMBIEN IL EST PRESQUE IMPOSSIBLE À UNE ÂME DE S’ÉPANCHER ELLE-MÊME TOTALEMENT HORS D’ELLE-MÊME ET DE S’ÉLEVER AU-DESSUS D’ELLE-MÊME Mais quelque résolue que soit une telle âme à accueillir à ce moment-là celui qui vient à elle, je ne sais si elle sera aussi pareillement prête et disposée 147 à se précipiter au-devant de celui qui l’appelle. Je crains pour ce coup qu’elle n’aille dire encore à son bien-aimé: «Attends, attends encore, attends, attends encore, un peu là et un peu là.» Je crois en effet qu’il n’y a pas la même facilité à recevoir celui qui vient et à suivre celui qui appelle. C’est une chose d’entrer avec lui et c’en est une autre de sortir au-devant de lui. Dans le premier cas, l’âme se retourne vers elle-même et pénètre en compagnie du bien-aimé jusqu’au plus intime de son cœur. Dans le second cas, l’âme est conduite hors d’elle-même et elle est élevée jusqu’à la contemplation des plus sublimes réalités. Que signifie en effet pour elle le fait d’entrer, sinon de se recueillir entièrement en elle-même? Que signifie en revanche le fait de sortir, sinon pour l’âme de s’épancher entièrement hors d’elle-même? Entrer avec son bien-aimé dans l’alcôve, s’attarder seule avec lui seul, et jouir de sa douceur, pour elle ce n’est en effet rien d’autre que d’oublier toutes les réalités extérieures et se délecter de l’amour du bien-aimé de la suprême et de la plus intime manière. Elle se voit seule avec son aimé lorsque, oublieuse de toutes les réalités extérieures, elle presse son désir d’aller de la considération d’elle-même 148 vers la dilection de son aimé; et à la vue de ce qui est au plus profond d’elle-même, elle enflamme son âme d’une telle passion et, de la considération tant du bien que du mal en elle 149, elle s’élève jusqu’à l’action de grâces, et, tantôt pour la grâce donnée, tantôt pour le pardon accordé, elle s’acquitte par l’offrande de sa plus profonde dévotion. L’aimé est introduit au plus intime et il est mis à la meilleure place lorsqu’il est aimé d’un sentiment très profond, et plus que toute autre chose. Songe à ce que tu as aimé dans ta vie avec plus d’ardeur, à ce que tu as désiré plus anxieusement, à ce qui te procurait plus de joie et qui te

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XVI

eamdem affectionis uiolentiam delectationisque abundantiam sentis, quando in summi dilectoris desiderium inardescis, quando in eius dilectione requiescis. Cui dubium sit quod intimum illum affectionis tue sinum necdum teneat, si intime dilectionis aculeus animam tuam in diuinis affectibus minus penetrat, tepidius exagitat, quam in alienis affectibus aliquando penetrare, uel exagitare solebat? Sed si tantam prorsus, uel forte ualidiorem dilectionis uel delectationis uiolentiam in intimis tuis circa diuina perspexeris, quam alias unquam expertus fueris, uide adhuc si forte aliud aliquid sit,|in quo delectari, uel consolari possis. Certe quamdiu possumus ex aliena qualicumque re consolationem uel iocunditatem concipere, nondum audeo dicere dilectum nostrum intimum ardentissimi amoris sinum tenere. Satage, festina trahere eum adhuc ad interiora et secretiora cordis tui penetralia, quecumque es adhuc eiusmodi anima. Quis enim neget intimum illud cordis humani penetrale tales recessus habere, seu etiam optinere posse, in quibus summi et singularis amoris uiolentia cum aliquid per affectum infixerit, aliena omnino delectatione auelli non possit? Certe si alienam aliquam consolationem queris, uel recipis, Deum tuum quamuis fortassis summe, nondum tamen singulariter diligis. Nondum ergo in intimum perducitur, nondum|in optimo collocatur. Si ergo non satagis introducere eum ad intima tua, quomodo te credam uelle uel posse sequi eum ad sublimia sua? Certum ergo signum tibi sit, quecumque es anima, quod dilectum tuum minus diligis, uel ab illo minus diligeris, si ad theoricos illos excessus nondum uocari, uel uocantem sequi nondum merueris. Quomodo enim perfecte diligis uel diligeris, si in summorum desiderio ad superna non raperis, et in anagogicos illos conatus mentis alienatione non transis? Vis nosse quia sublimitas diuinarum reuelationum sit manifestum diuine dilectionis indicium? «Iam non dicam, inquit, uos seruos sed amicos, quia omnia nota feci uobis que audiui a Patre meo.» Attende et illud quia ex magnitudine diuine dilectionis pendet modus|diuine reuelationis: «Comedite, inquit, amici, et bibite et inebriamini, karissimi.» Ecce qui amici et cari sunt comedunt, qui uero karissimi bibunt, immo non solum potantur, se etiam inebriantur. Certe qui

IV, XVI, 57-58 iam – meo] cf. Ioh. 15, 15 60-61 comedite – karissimi] cf. Cant. 5, 1 31 tue] sue Aris 37 adhuc si] si adhuc Aris 43 intimum illud] illud intimum Aris 55 conatus] in marg. M 62 inebriantur] deebriantur Aris

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délectait plus profondément que toute autre chose. Considère alors si tu ressens la même violence dans l’affection et la même plénitude dans la dilection quand tu brûles de désir pour l’amant suprême, quand tu reposes en sa dilection. Que cet amant n’occupe pas encore le repli intime de ton affection, qui en douterait, si l’aiguillon d’une intime dilection, quand il s’agit de l’amour de Dieu, pénètre moins dans ton âme, l’ébranle moins fortement qu’il ne la pénétrait et l’ébranlait d’habitude alors qu’il s’agissait d’affections profanes 150 ? Mais si tu ressens en toi une dilection et une délectation pour les choses divines avec tout autant de violence 151, voire avec plus de violence encore que tu n’en as jamais éprouvé en d’autres circonstances, vois si peut-être il reste encore quelque chose d’autre en quoi tu puisses trouver plaisir ou consolation. Certainement, tant que nous pouvons recevoir consolation ou plaisir de quelque chose d’extérieur, je n’ose pas encore dire que notre aimé se tient au plus profond de notre amour le plus ardent. Efforce-toi, hâte-toi d’entraîner le bien-aimé jusque dans les replis plus intérieurs et plus secrets de ton cœur, ô âme, quelle que tu sois encore maintenant. Qui en effet nierait que cette partie intime et profonde du cœur humain possède de tels recès, ou puisse en avoir, dans lesquels la violence d’un amour extrême et unique, quand ce sentiment se sera attaché à quelque objet, ne puisse absolument pas être arrachée par une autre délectation 152 ? Certes, si tu recherches quelque consolation profane, ou si tu en reçois une, alors tu n’aimes pas encore ton Dieu de manière unique, même si peut-être tu l’aimes par-dessus tout. Il n’est donc pas encore introduit dans le plus intime de toi-même, il n’est pas encore installé à la meilleure place. Si donc tu ne t’emploies pas à l’introduire au plus intime de toi-même, comment croirais-je que tu veux et que tu peux le suivre jusqu’en ses hauteurs sublimes? Que cela te soit un signe certain que tu aimes moins ton bien-aimé ou serais moins aimée de lui, ô âme, quelle que tu sois, si tu n’as pas encore mérité d’être appelée à ces extases divines 153, ou de le suivre quand il t’appelle! En effet, comment ton amour est-il parfait, ou comment es-tu aimée parfaitement, si dans ton désir des réalités les plus élevées tu n’es pas ravie jusqu’aux régions supérieures, et si tu ne vas pas jusqu’à entreprendre l’effort de t’élever dans les hauteurs par aliénation de l’esprit 154 ? Veux-tu savoir que ce sont les sublimes révélations de Dieu qui sont un signe manifeste de l’amour divin? 155 «Je ne vous appellerai plus serviteurs, dit-il, mais amis, parce que je vous ai fait savoir tout ce que j’ai appris de mon Père.» Sois attentive aussi à cela: le mode de révélation divine dépend de la grandeur de la dilection divine: «Mangez, dit-il, mes amis, et buvez, eni-

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XVI

comedunt, dum sumptum cibum masticunt, non sine mora uel qualicumque labore illud in quo delectantur, traiiciunt. Qui uero bibunt, cum summa uelocitate uel facilitate illud quod sitiunt, traducunt. Nunquid ergo non illi tibi uidentur comedere, qui cum multo studio et longa meditatione uix possunt ad ueritatis delicias pertingere? Bibunt autem quodammodo qui ex diuinis reuelationibus summa cum facilitate et iocunditate hauriunt, quod de intima ueritatis suauitate ardenter concupiscunt.|Cari igitur comedunt, sed karissimi bibunt, quia secundum mensuram dilectionis dispensatur et modus manifestationis. Ebrietas autem mentis alienationem efficit, et superne quidem reuelationis infusio eos dumtaxat, qui karissimi sunt, in mentis excessum abducit. Talem Propheta ebrietatem designare uoluit, cum dixit: «Inebriantur ab ubertate domus tue, et torrente uoluptatis tue potabis eos.» Si igitur concupiscimus hac ebrietate madere, et hos mentis theoricos excessus frequentare, satagamus Deum nostrum intime et summe diligere, et omni hora in diuine contemplationis gaudium summo cum desiderio anhelare, et hoc erit nostros cherubin expansas alas habere. Ecce iam quanto labore sudauimus, ecce quam multa in idipsum| circumlocutione usi sumus, ut cherubin nostri alas suas sufficienter expanderent, et propitiatorio nostro, quale oportet, obumbraculum obtenderent.

75-76 inebriantur – eos] Ps. 35, 9 70 igitur] ergo p

76 hos] hoc p

78 cum om. p

65

PL 155D

75

M 67va

V 52vb 80

PL 156A

LA CONTEMPLATION, IV, 16

435

vrez-vous, vous qui m’êtes très chers.» Voilà que ceux qui sont des amis chers mangent, et ceux qui sont très chers boivent, bien plus, non seulement ils boivent, mais ils s’enivrent même 156. Certes, ceux qui mangent, pendant qu’ils mâchent la nourriture qu’ils ont prise, n’absorbent pas ce qui leur procure du plaisir sans quelque délai ou quelque effort. Mais ceux qui boivent avalent avec la rapidité et la facilité la plus grande ce dont ils sont assoiffés. Donc, ne te semblent-ils pas en train de manger, ceux qui, au prix de beaucoup d’application et d’une longue méditation, peuvent à peine atteindre aux délices de la vérité? En revanche, ceux qui puisent avec une grande aisance et avec beaucoup de plaisir dans les révélations divines, boivent en quelque sorte ce qu’ils convoitent ardemment de l’intime douceur de la vérité. Ceux donc qui sont chers mangent, mais ceux qui sont très chers boivent, car le mode de manifestation 157 est aussi dispensé selon la mesure de la dilection. Et l’ivresse provoque l’aliénation de l’esprit, et de plus, l’infusion de la révélation d’en haut entraîne précisément ceux qui sont les plus chers dans l’extase de l’esprit 158. Telle est l’ivresse que le Prophète a voulu désigner en disant: «Ils seront enivrés de l’abondance qui est dans ta maison, et tu les abreuveras au torrent de tes délices 159.» Si donc nous avons le désir d’être complètement plongés dans cette ivresse, et de connaître fréquemment ces extases contemplatives de l’esprit, faisons effort pour aimer notre Dieu du plus profond de nous-mêmes et de la manière la plus totale, et pour aspirer à toute heure, avec un désir extrême, au bonheur de la divine contemplation, et il en résultera que nos chérubins auront les ailes déployées. Voilà maintenant au prix de quels efforts nous avons travaillé, voilà à combien de circonlocutions 160 nous avons eu recours dans un même but, afin que nos chérubins déploient suffisamment leurs ailes et tendent au-dessus de notre propitiatoire l’abri tel qu’il convient.

436

DE CONTEMPLATIONE, IV, XVII

CAPUT XVII DE HIS QUE SPECIALITER PERTINENT AD QUINTUM GENUS CONTEMPLATIONIS

Restat modo et illud querere, cur se debeant dicti cherubin mutuo respicere et in respiciendo uultum in propritiatorium uertere. «Respiciant se, inquit, mutuo uersis uultibus in propitiatorium.» Diximus autem superius quia ad primum cherubin pertinent ea que sunt supra rationem, nec tamen preter rationem, ad secundum autem cherubin ea que sunt|supra rationem et uidentur esse preter rationem. Secundum hanc itaque distinctionem, uidete ne forte ad primum cherubin specialiter pertineant ea que considerantur circa diuine illius summe et simplicis essentie unitatem, ad secundum autem cherubin ea que considerantur circa personarum trinitatem. Quam multa enim sunt, que de personarum trinitate creduntur, asseruntur, et scripturarum auctoritate probantur, que omnino uidentur nature repugnare, et omni humane rationi contraire. Recte itaque eiusmodi omnia ad secundum cherubin pertinere dicuntur, in qua illa que humane rationi repugnant in contemplationem adducuntur. Que autem circa diuinitatis unitatem considerantur in una et simplici natura, uideamus quam sint humane|intelligentie modum excedentia, cum tamen nichilominus sint rationi consentanea, et idcirco maxime ad primum cherubin, hoc est ad quintum contemplationis genus, pertinentia. Certe principale illud et summum omnium credimus uere simplex, et summe unum et in illo uno et simplici bono esse omne bonum. Quantum ad essentiam nichil illo simplicius, quantum ad efficaciam nichil illo multiplicius. Quantum ad essentiam, quid illo simplicius, quod uere et summe unum est, quantum ad efficaciam, quid illo multiplicius quod uere et absque ulla dubitatione omnia potest? Vide quam sit difficile humana ratione comprehendere omne quod est, et tunc intelliges quam sit incomprehensibile illud bonum in quo|omne bonum est. Supra rationem est comprehendere, quomodo bonum illud uere simplex et summe unum, omne bonum sit, uerumtamen huic assertioni ratio hu-

IV, XVII, 5-6 respiciant –propitiatorium] Ex. 25, 20 23-24 principale – unum] Anselme, Monol., 37 (Schmitt, I, p. 55, l. 23) IV, XVII, 16 contraire] contrarie MV Aris bonum] bonum add. p

22 quintum] primum p 32 unum] bonum

5

PL 156B 10

M 67vb 15

V 53ra PL 156C

25

M 68ra

PL 156D

LA CONTEMPLATION, IV, 17

437

CHAPITRE 17 LES RÉALITÉS QUI RELÈVENT SPÉCIALEMENT DU CINQUIÈME GENRE DE CONTEMPLATION

Il ne reste plus maintenant qu’à s’enquérir de ceci: pourquoi lesdits chérubins doivent-ils se regarder l’un l’autre, et en se regardant tourner leur face vers le propitiatoire? «Qu’ils se regardent l’un l’autre, dit la Parole divine, en ayant leur face tournée vers le propitiatoire 161.» Or, nous avons dit plus haut: relève du premier chérubin ce qui est au-dessus de la raison, non pas cependant ce qui est au-delà de la raison; ce qui relève du second, en revanche, ce sont les réalités qui sont au-dessus de la raison et qui paraissent être au-delà de la raison. C’est pourquoi, en fonction de cette distinction, voyez si peut-être les considérations relatives à l’unité de cette essence divine, suprême et simple, ne relèvent pas spécialement du premier chérubin, et les considérations sur la trinité des personnes, du second chérubin. En effet, que d’articles de foi sur la trinité des personnes, affirmés et fondés sur l’autorité des Écritures, semblent s’opposer à la nature et aller tout à fait à l’encontre de la raison humaine 162 ; c’est pourquoi toutes les vérités de ce genre, dans lesquelles ces données qui s’opposent à la raison sont amenées sous le regard de la contemplation, sont dites à juste titre concerner le second chérubin. Quant aux considérations sur l’unité divine en une nature unique et simple, voyons combien elles dépassent la mesure de l’intelligence humaine, tout en étant néanmoins en accord avec la raison, et à cause de cela relèvent surtout du premier chérubin, c’est-à-dire du cinquième genre de contemplation. Certes nous croyons que cet être qui est premier 163 et suprêmement au-dessus de tous les êtres, est vraiment simple et suprêmement un, et que dans ce Bien, un et simple, est tout bien 164. Pour ce qui est de l’essence, il n’y a rien de plus simple que lui; pour ce qui est de l’efficace, rien de plus multiple 165. Pour ce qui est de l’essence, qu’y a-t-il de plus simple que lui, qui est l’Un véritable et suprême; pour ce qui est de l’efficace, qu’y a-t-il de plus multiple que lui, qui peut tout vraiment et sans l’ombre d’un doute? Vois combien il est difficile de saisir par la raison humaine tout ce qui est, et alors tu comprendras à quel point est incompréhensible ce Bien en qui est tout bien. Il est au-dessus de la raison de comprendre comment ce Bien, vraiment simple et suprêmement un 166, est tout bien; et pourtant la raison humaine donne facilement son assentiment à cette affirmation et lui accorde volontiers son approbation, considérant, affirmant et attestant en toute vérité que ce Bien suprême

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XVII

mana facile acquiescit, et sua attestatione alludit, considerans et affirmans et ueraciter contestans, quia plenum atque perfectum, et omnino sufficiens non esset, si in illo summo et sempiterno bono boni aliquid defuisset. Quomodo ergo comprehendi potest quod inmensum et infinitum est? «Magnus, inquit, Dominus et laudabilis nimis, et magnitudinis eius non est finis.» Sed quis sensus potest capere, que ratio comprehendere, quomodo possit simul utrumque esse, et uere simplex, si est inmensum, et summe unum, si est infinitum? Et tamen ratio cum ratiocinatione attestatur,|quia uere simplex est quod ueraciter compositum non est, quia omne quod compositum est naturaliter diuidi potest, et quod naturaliter est diuisibile secundum aliquid est commutabile. Consentit ergo ratio uere simplex esse, quoniam oportet incommutabile esse, quod constat optimum et summum omnium esse. «Apud quem, inquit, non est commutatio nec uicissitudinis obumbratio.» Si igitur bonum est incommutabile esse, bonum et eque erit simplex esse. Consequens ergo est quia summe simplex est quod summe bonum est. Si igitur illo nichil simplicius, nichil est illo subtilius, et quo nichil subtilius, nichil illo profundius, et profundissimo nichil inscrutabilius, et consequenter nichil incomprehensibilius. Videamus adhuc quid ex mutua collatione|proueniat simplicitatis et inmensitatis, unitatis et uniuersitatis. Si omne bonum ibi est, et quicquid ibi est summe bonum est, ergo summa potentia, summa sapientia, summa bonitas, summa felicitas. Ubi uero summa simplicitas est, totum quod est unum idemque ipsum est. Unum itaque idemque est ei esse et uiuere, intelligere et posse, bonum et beatum esse, et uide quam hoc sit incomprehensibile. Non ergo est potens, aliunde sapiens, aliunde bo-

38-39 magnus – finis] Ps. 144, 3 41 summe unum] Augustin, De uera relig., XXXIV, 63 (CCSL 32, [p. 228] l. 14); Hugues, Dieb. (CCCM 177, [p. 42] l. 722723); Sent. de diu., III (Studi med., 3 e s., 23, [p. 952] l. 136-138); loc. par.: Trin., II, 17 et 18 (911A-B; Ribaillier, [p. 124] l. 16-18 et [p. 125] l. 25-26) 45 uere – esse] cf. Anselme, Monolog., 21 (Schmitt I, p. 38, l. 5-6) 46-47 apud – obumbratio] Iac. 1, 17 55-56 summa – sapientia] loc. par.: Trin., I, 12 (896C; Ribaillier, [p. 96] l. 13-14) 57-58 idem – beatum esse] Augustin, Trin., VI, X, 11 (CCSL 50, [p. 241] l. 16-20); loc. par.: Trin., II, 18 (911B-C; Ribaillier, [p. 125] l. 20-22) 47 commutatio] transmutatio p

56 simplicitas] est om. Aris

35

V 53rb PL 157A M 68rb 45

50

PL 157B 55

LA CONTEMPLATION, IV, 17

439

et éternel n’aurait ni plénitude ni perfection ni entière suffisance, s’il lui manquait quelque bien 167. Comment alors ce qui est immense et infini peut-il être appréhendé? «Grand est le Seigneur, dit le Psalmiste, et très digne d’être loué, et sa grandeur n’a point de bornes.» Mais quel sens peut saisir, quelle raison peut comprendre comment il est possible qu’il soit simultanément l’un et l’autre: et vraiment simple s’il est immense, et suprêmement un s’il est infini? Et cependant la raison, avec le concours du raisonnement, atteste qu’est vraiment simple ce qui véritablement n’est pas composé, car tout ce qui est composé peut naturellement être divisé, et ce qui par nature peut se diviser est en quelque manière sujet au changement. La raison est donc d’accord avec le fait qu’est vraiment simple, puisqu’il faut que cela soit immuable, ce qui s’avère être le meilleur et le plus haut de toutes choses, «en qui, dit l’Écriture, il n’y a ni changement ni ombre d’aucune vicissitude.» Si donc il appartient au Bien d’être immuable, il lui appartiendra également d’être simple. Par conséquent est suprêmement simple ce qui est suprêmement bon. Si donc rien n’est plus simple que lui, rien n’est plus subtil 168 que lui, et rien n’est plus profond que ce par rapport à quoi rien n’est plus subtil, et rien n’est plus insondable que ce qui est le plus profond, et par conséquent rien n’est plus incompréhensible. Voyons encore ce qui se dégage lorsqu’on confronte la simplicité et l’immensité, l’unité et l’universalité. Si là [en Dieu] se trouve tout bien, tout ce qui est là est aussi suprêmement bien: donc la puissance suprême, la sagesse suprême, la bonté suprême, la félicité suprême. Or là où il y a la simplicité suprême, tout ce qui est là n’est en soi qu’une seule et même chose. Pour lui 169, donc, être et vivre, comprendre et pouvoir sont une seule et même chose, ainsi qu’être bon et être heureux 170, et vois à quel point cela est incompréhensible. Il n’est donc pas d’un côté puissant, d’un autre côté sage, d’un autre côté bon, d’un autre côté encore bienheureux. Songe donc quelle est cette puissance pour qui cela revient exactement au même de faire une chose et de vouloir que ce soit fait 171. Réfléchis à cette sagesse pour laquelle pouvoir et savoir sont la même chose. Juge quelle est cette bonté pour laquelle tout ce qui plaît trouve sa convenance dans le fait même que cela plaît, et pour qui tout ce qui déplaît ne lui convient pas par le fait même que cela lui déplaît. Considère quelle est cette vie pour laquelle être est la même chose qu’être heureux. De même, remarque encore ceci: s’il est véritablement tout puissant, il exerce aussi sa puissance partout. Il est donc partout par sa puis-

440

DE CONTEMPLATIONE, IV, XVII

nus, et aliunde beatus. Cogita ergo que sit illa potentia, cui est idem facere quod fieri uelle. Attende que sit illa sapientia cui idem est posse quod scire. Pensa que sit illa bonitas, cui quicquid placet, eo ipso decet quo placet, cui quicquid displicet eo|ipso dedecet quo displicet. Considera que sit illa uita cui idem est esse quod beatum esse. Item et illud attende quia si uere omnipotens est, et ubique potest. Potentialiter ergo ubique est, et ubi locus est, et ubi locus non est. Si uero potentialiter, et essentialiter, quia non est alia eius potentia, et alia eius essentia. Essentialiter ergo est intra omnia et extra omnia, infra omnia et supra omnia. Si intra omnia nichil illo secretius, si extra omnia nichil illo remotius, si infra omnia nichil illo occultius, si supra omnia nichil illo sublimius. Quid ergo illo incomprehensibilius, quo nichil secretius, nichil remotius, nichil occultius, nichil sublimius? Item si in omni loco est, nichil illo presentius; si extra omnem locum est, nichil illo absentius. Sed nunquid|eo ipso absentius, quo omnium presentius, et eo ipso presentius, quo omnium absentius, cui aliunde et aliunde non est esse omne quod est? Sed si absentissimo nichil est presentius, si presentissimo nichil est absentius, quid illo mirabilius, quid illo incomprehensibilius? Item, si non est aliud eius potestas, et aliud eius felicitas, ubicumque summa potestas, ibi et summa felicitas. Summa ergo felicitas ubique est. Quomodo ergo uel in inferno summe miserie locus esse potest, uel potest quisquam miser esse cui summa felicitas nusquam potest abesse, nunquam deesse? Hec omnia mira et uere incomprehensibilia. Multa immo pene infinita circa diuinitatis unitatem et uere unitatis considerationem ratio approbat, cum tamen non comprehendat. Eiusmodi itaque omnia|supra rationem sunt, nec tamen preter rationem sunt, et eo ipso secundum superius dictam determinationem ad primum cherubin se pertinere ostendunt.

60-61 idem – uelle] loc. par.: Trin., II, 24 (914C-D; Ribaillier, [p. 131] l. 7-9) 66 potentialiter – non est] loc. par.: Trin., II, 23 (913D; Ribaillier, [p. 129] l. 511) 68-69 intra – omnia] loc. par.: Trin., II, 23 (914A; Ribaillier, [p. 130] l. 1012); De miss. Spir. sermo (1019A); cf. Augustin, Tract. in Ioh., II, 10 (PL 35, 1393; BA 71, p. 192); Anselme, Monol., 23 (Schmitt I, p. 42, l. 4-7) 77-78 presentius – incomprehensibilius] Bernard, Sermo in Cant., 4, 4 (Bern. Opera, I, l, p. 20, l. 12-14) 82 nusquam] numquam Aris

M 68va V 53va PL 157C 65

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PL 157D 75

M 68vb

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PL 158A

LA CONTEMPLATION, IV, 17

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sance 172, aussi bien là où il y a un lieu, que là où il n’y a pas de lieu 173. Et s’il l’est par sa puissance, il l’est aussi par son essence 174, parce que sa puissance n’est pas autre chose que son essence. Il est donc par son essence à l’intérieur de tout et à l’extérieur de tout, en dessous de tout et au-dessus de tout 175. S’il est à l’intérieur de tout, rien n’est plus secret que lui; s’il est en dehors de tout, rien n’est plus éloigné que lui; s’il est en dessous de tout, rien n’est plus caché que lui; s’il est au-dessus de tout, rien n’est plus élevé que lui 176. Qu’y a-t-il donc de plus incompréhensible que lui, alors qu’il n’est rien de plus secret, de plus éloigné, de plus caché, de plus élevé que lui 177 ? De même, s’il est en tout lieu, rien n’est plus présent que lui; s’il est hors de tout lieu, rien n’est plus absent que lui. Mais est-ce qu’il serait d’autant plus absent de cela même auquel il est plus présent que tout, et d’autant plus présent à cela même dont il est plus absent que tout, lui pour qui tout l’être qui est n’est pas plus en provenance d’un autre lieu que d’un autre 178 ? Mais si rien n’est plus présent que le plus absent, si rien n’est plus absent que le plus présent, qu’y a-t-il de plus admirable que lui, de plus incompréhensible que lui 179 ? De même, si sa puissance n’est pas autre chose que sa félicité, partout où est la puissance suprême, la félicité suprême l’est aussi. La félicité suprême est donc partout. Comment peut-il alors y avoir dans les enfers un lieu d’extrême malheur, et comment quelqu’un peut-il être malheureux, pour qui la félicité suprême ne peut nulle part être absente, ne peut jamais manquer? Toutes ces choses sont admirables et vraiment incompréhensibles 180. Relativement à l’unité du divin et à la considération de l’unité véritable, la raison approuve beaucoup de vérités, et même en un nombre presque infini, alors qu’elle ne les comprend pas. C’est pourquoi de telles vérités sont toutes au-dessus de la raison et non pas au-delà de la raison, et de ce fait même, comme nous l’avons déterminé plus haut, elles s’avèrent concerner le premier chérubin.

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XVIII

CAPUT XVIII DE HIS QUE SPECIALITER PERTINENT AD SEXTUM GENUS CONTEMPLATIONIS

Circa personarum autem trinitatem, Trinitatisque speculationem, quam multa firmiter creduntur, ueraciter asseruntur, que tamen non solum supra rationem sed etiam contra rationem esse uidentur. Credimus unum Deum, Patrem et Filium, et Spiritum Sanctum. Patrem a nullo, Filium a Patre solo, Spiritum Sanctum a Patre et Filio, Filium|nascendo, Spiritum Sanctum procedendo. Credimus itaque unum eumdemque in personis trinum, et in substantia unum. Unde alius est Pater, alius Filius, alius Spiritus Sanctus, nec tamen aliud est Pater quam Filius, nec aliud Pater uel Filius quam amborum Spiritus. Nam alia est persona Patris, alia Filii, alia Spiritus Sancti, cum sit omnibus una substantia, eadem essentia et sola natura. Hec omnia credimus, hec omnia profitemur, et constant ueraciter esse, et tamen in his omnibus si iuxta humanam estimationem pensentur, uidetur humana ratio fortiter repugnare. Si Pater est ingenitus, Filius unigenitus, eritne substantia Patris ingenita, Filii genita? Et cum utriusque sit una eademque substantia, erit eadem ipsa genita et ingenita,|hoc est genita et non genita? Nunquid eadem ipsa gignit seipsam et gignitur a seipsa? Nunquid ergo eadem ipsa gignitur et non gignitur, nascitur et non nascitur? Si Filium nasci dicimus, quid de eius natiuitate dicemus? Nunquid eius natiuitas eterna non erit, apud quem non est commutatio, nec uicissitudinis obumbratio? Si eius natiuitas aliquando non fuit, quomodo Patri coeternus, uel coequalis fuit? Et si aliquando non erit, quomodo illa natura incommutabilis erit, in qua aliquid transit? Si semper fuit, quomodo ab alio esse accepit, qui nunquam esse incepit, sine quo Pater nunquam esse potuit? Et quomodo eius natiuitas perfecta est, si adhuc futura est? An forte IV, XVIII, 7-9 credimus – procedendo] Symbol. Quicumque (Denzinger, 39). Loc. par.: Trin., I, 5 (893B; Ribaillier, [p. 90] l. 11-14); idem, VI, 16 (980C; [p. 249] l. 413) 10-12 unum – Spiritus] loc. par.: Trin., IV, 10 (936B; Ribaillier, [p. 172] l. 58) 13-14 nam – natura] loc. par.: Trin., VI, 25 (991A; Ribaillier, [p. 265] l. 4547) 22-23 Filium – dicemus] Conc. Constant., 2 (Denzinger 214) 24 apud – obumbratio] Iac. 1, 17 IV, XVIII, 3 genus] gradum Aris p 26 fuit om. p

19 erit] eritne p

24 commutatio] transmutatio

5

M 69ra PL 158B 10

15

V 54ra

PL 158C

M 69rb 25

LA CONTEMPLATION, IV, 18

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CHAPITRE 18 LES RÉALITÉS QUI RELÈVENT SPÉCIALEMENT DU SIXIÈME GENRE DE CONTEMPLATION

Or, à propos de la trinité des personnes et de la spéculation sur la Trinité 181, que de choses sont crues avec fermeté, affirmées avec véracité, qui pourtant paraissent non seulement au-dessus de la raison, mais également contre la raison. Nous croyons en un seul Dieu, Père et Fils et Saint-Esprit: le Père qui n’est issu d’aucun autre 182, le Fils qui l’est du Père seul, le Saint-Esprit qui l’est du Père et du Fils; le Fils par naissance, le Saint-Esprit par procession. Nous croyons donc qu’un seul et même Dieu est trine en ses personnes et qu’il est un en sa substance. D’où il découle que le Père est quelqu’un d’autre, le Fils quelqu’un d’autre, le Saint-Esprit quelqu’un d’autre, et pourtant le Père n’est pas quelque chose d’autre 183 que le Fils, ni le Père et le Fils quelque chose d’autre que l’Esprit des deux. Car autre est la personne du Père, autre la personne du Fils, autre celle du SaintEsprit, alors qu’il n’y a qu’une substance, la même essence et une seule nature pour tous. Tout cela nous le croyons, tout cela nous le professons, et il est certain que cela est véritablement ainsi, et pourtant pour toutes ces vérités, si elles sont pesées selon le jugement humain, la raison de l’homme paraît s’y opposer fortement. Si le Père est inengendré, si le Fils est l’unique engendré, est-ce que la substance du Père sera inengendrée, celle du Fils engendrée 184 ? Et comme l’un et l’autre ont une seule et même substance, la même sera-telle engendrée et inengendrée, c’est-à-dire engendrée et non engendrée? Est-ce que vraiment cette même substance s’engendre elle-même et est engendrée par elle-même? Est-ce que cette même substance est donc engendrée et n’est pas engendrée, naît et ne naît pas? Si nous disons que le Fils naît, que dirons-nous de sa naissance 185 ? Est-ce que sa naissance ne sera pas éternelle 186, lui en qui il n’y a ni changement, ni ombre de vicissitude? Si sa naissance n’a pas eu lieu à un moment donné, comment fut-il coéternel et coégal au Père; et si un jour elle ne sera plus 187, comment cette nature sera-t-elle immuable, en laquelle il y a quelque chose de transitoire 188 ? S’il fut toujours, comment reçut-il l’être d’un autre, lui qui n’a jamais commencé à être, sans qui le Père n’aurait jamais pu être [père] 189 ? Et comment sa naissance s’est-elle accomplie 190, si elle est encore à venir? Est-ce qu’elle se répète peut-être sans cesse, afin d’être toujours? Est-ce qu’elle sera donc non plus une, mais multiple et non finie, elle qui devra se répéter à l’infini 191 ?

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XVIII

iteratur|semper ut possit esse semper? Nunquid ergo iam non una, sed multiplex et infinita erit, quam in infinitum iterare opportebit? Quicquid uero de Filii natiuitate diximus, uide ne forte et circa Spiritus Sancti processionem eadem ratiocinatione querere possimus? Ecce et ista si iuxta humanam estimationem pensentur, humane rationi repugnare uidentur. Si Spiritus Sanctus cum Patre eiusdem potentie est, nunquid et ipse potest quicquid et Pater potest? Nunquid ergo talem Filium qualem Pater gignere potest? An forte filium gignere potentia non est, et talem filium qui omnipotens est? An forte non uult, cum possit? Quomodo ergo eamdem cum Patre uoluntatis similitudinem similitudinisque plenitudinem possidebit? Multa in hunc|modum et pene innumera, circa personarum trinitatem inuenies, que humane rationi non solum incomprehensibilia, sed etiam dissona reperies. Multa, inquam, eiusmodi inuenies circa personarum trinitatem, multa eiusmodi in Verbi incarnatione circa substantiarum unionem. Quid, queso, est in quo humanitas et diuinitas unite sunt, ut una persona esse possint? Nunquid aliquid quod hominis est uel aliquid quod Dei est, uel aliquid quod utriusque est? Sed si utriusque non est, quomodo in eo uniri possunt quod ab alterutro alienum est? Si aliquid quod hominis est, ergo creatura est. Si aliquid quod Dei est, supra creaturam est, et iam creatura non est. Si aliquid quod Dei et hominis est, nunquid ipsum utrumque erit et|utrumque non erit, creatura scilicet et non creatura? Sed questio ista ualde est intima et hucusque, quantum arbitror, non mota, et iccirco fortassis rectius supprimenda. Sed de anima Christi quid dicimus, quam omnem gratie plenitudinem accepisse negare non audemus? Nam quicquid Pater habet ex natura, ipsa accepit ex gratia, nam in ipsa habitat omnis plenitudo corporaliter. Si accepit omnem plenitudinem gratie, ergo et plenitudinem sapientie, ergo et plenitudinem potentie. Si ergo equalem sapientiam, equalem potentiam habet cum Patre, quod negari non potest, nunquid Patri equalis erit, et creatura Creatori coequari poterit, quod omnino fatendum non|est? Sed si equalem potentiam, equalem sapientiam absque dubitatione habet, quomodo ei omnino coequari non ualet? 57-58 nam – corporaliter] Col. 2, 9 (CCSL 50, [p. 35] l. 9-11)

62-63 si – ualet] cf. Augustin, Trin., I, IV, 7

30 nunquid] num VAris 32 diximus] dicitur p 34 ista si] si ista Aris lem] et add. p 57 plenitudo] diuinitatis add. p 63 omnino] omnia V

37 qua-

PL 158D

35

V 54rb M 69va 40

PL 159A

45

50

PL 159B

55

M 69vb V 54va 60

PL 159C

LA CONTEMPLATION, IV, 18

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Mais tout ce que nous venons de dire de la naissance du Fils, vois si éventuellement nous ne pourrions pas aussi nous le demander, par le même raisonnement, à propos de la procession du Saint-Esprit? Et voici que si nous les pesons selon le jugement humain, ces vérités aussi paraissent s’opposer à la raison humaine. Si le Saint-Esprit partage avec le Père le même pouvoir, est-ce qu’il peut accomplir lui-même tout ce que le Père peut faire? Est-ce qu’il peut vraiment engendrer un Fils tel que celui que le Père peut engendrer? Ou bien peut-être n’est-ce pas en sa puissance d’engendrer un fils, et un tel fils qui est tout-puissant 192 ? Ou peut-être ne le veut-il pas, alors qu’il le pourrait? Comment donc possèdera-t-il avec le Père une même similitude de volonté et une plénitude de similitude 193 ? Tu trouveras beaucoup de choses de ce genre à propos de la trinité des personnes, et même en nombre presque incalculable, des choses dont tu découvriras non seulement qu’elles sont incompréhensibles pour la raison humaine, mais encore qu’elles ne s’accordent pas avec elle. Tu trouveras, dis-je, beaucoup de telles choses à propos de la trinité des personnes, beaucoup de même à propos de l’union des substances dans l’incarnation du Verbe. Qu’est-ce donc, je le demande, ce en quoi l’humanité et la divinité sont unies, en sorte qu’elles peuvent être une seule personne? Est-ce de l’homme 194, ou de Dieu, ou des deux? Mais, si ce n’est pas propre aux deux, comment peuvent-ils être unis en ce qui est étranger à l’un ou l’autre des deux? Si c’est quelque chose qui est de l’homme, c’est donc une créature. Si c’est quelque chose qui est de Dieu, c’est au-dessus de la créature, et alors ce n’est pas une créature. Si c’est quelque chose qui est de Dieu et de l’homme, est-ce que cette même chose sera et ne sera pas l’un et l’autre, c’est-à-dire sera une créature et ne sera pas une créature? Mais cette question est très profonde 195 et jusqu’à présent, pour autant que je puisse en juger, elle n’a pas encore été soulevée, et donc peut-être vaut-il mieux l’écarter. Mais que dire au sujet de l’âme du Christ, dont nous n’osons nier qu’elle a reçu toute la plénitude de la grâce? Car tout ce que le Père possède par nature, l’âme du Christ elle-même l’a reçu par grâce, car en elle habite toute la plénitude corporellement 196. Si elle a reçu toute la plénitude de la grâce, elle a donc reçu aussi la plénitude de la sagesse, et donc aussi la plénitude de la puissance 197. Si elle a en commun avec le Père égale sagesse et égale puissance, ce qui ne peut être nié, est-ce qu’elle sera égale au Père, et est-ce que la créature aussi pourra être coégalée au créateur, ce qu’on ne peut nullement concéder? Mais si elle a indubitable-

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XVIII

Sed quid hoc de anima Christi dicimus, quando circa corpus eius iuxta fidei assertionem multa credimus atque tenemus, que humana ratio inpugnat et inpossibilia iudicat? Quando corpus suum Christus discipulis distribuebat, nunquid seipsum suis manibus portabat? Nunquid idem ipse erat, qui portabat et qui portabatur, idem ipse qui dabat et qui dabatur? Quando a discipulis sumebatur dentibusque terebatur, nunquid ledebatur? An forte in eo quod dabatur inpassibilis erat, sicut et inuisibilis erat, quamuis secundum id quod dabat, sicut uisibilis, sic et passibilis erat? Nunquid ergo unum idemque corpus uno eodemque tempore erat uisibile|et inuisibile, passibile et inpassibile, et uide hoc quam sit incomprehensibile et videatur esse inpossibile? Vide quam multis in locis idem Christi corpus cotidie consecratur, et habetur. Nunquid ergo per partes diuiditur, ut in tam multis locis habeatur? Quomodo ergo ipsum erit uere inpassibile et uere incorruptibile? An uero cum sit per tota loca dispersum, ubique manet integrum, et incorruptum, et omnino indiuisum? Si igitur attendas in quam multis locis sit, in quam multis locis per eamdem sanctificationis uirtutem esse possit, quo te, queso, tua ducet cogitatio, nisi ut unum idemque corpus uideatur tibi in infinitis locis esse posse, et hoc sub tempore uno? Sed uide idipsum quam sit non solum contra proprietatem corporum, uerum etiam|supra omnem proprietatem spirituum. Si igitur tam incomprehensibilia sunt, tam incredibilia uidentur, que de corpore Christi ueraciter creduntur, quanto magis illa que circa animam Christi considerantur omnem humanam rationem longe excellentius supergrediuntur? Incomparabiliter tamen sublimiora sunt, que circa personarum trinitatem consideranda occurrunt. Eiusmodi itaque omnia, que uidentur humane ratiocinationis angustias non solum excedere, sed infatuare, recte quidem dicuntur ad secundum cherubin pertinere. Recte itaque dictum est, quia maxime que considerantur circa diuine substantie unitatem pertinent ad cherubin primum, que uero considerantur circa personarum trinitatem maxime spectant ad cherubin secundum. Ad quintum itaque|genus contemplationis pertinet consideratio prior, ad sextum uero et ipsum ultimum, consideratio posterior. 68-69 idem – dabatur] cf. Hugues, Sacram., II, VIII, 3 (PL 176, 464A-B) 70-71 an – erat] cf. Hugues, Sacram., II, VIII, 11 (PL 176, 464B-C) 68-69 ipse] qui dabat et om. p 77 erit] uere om. Aris et] uere om. Aris 92 quia] ea add. p 95 spectant] pertinent p

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PL 160B

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ment une puissance égale, une sagesse égale, comment ne saurait-elle lui être tout à fait égalée 198 ? Mais pourquoi parler ainsi au sujet de l’âme du Christ, quand, à propos de son corps, conformément aux affirmations de la foi, nous croyons fermement beaucoup de choses qui s’opposent à la raison humaine et que celle-ci juge impossibles? Quand le Christ distribuait son corps à ses disciples, est-ce qu’il se portait lui-même dans ses mains? Était-ce luimême qui portait et qui était porté, lui-même qui donnait et qui était donné 199 ? Quand il était pris par les disciples et déchiqueté par leurs dents, était-il blessé? Ou peut-être, dans ce qui était distribué, était-il impassible, de même qu’il était invisible, bien que, selon ce qu’il donnait, il fût passible 200 comme il était visible? Est-ce que vraiment, par conséquent, le seul et même corps était en un seul et même moment visible et invisible, passible et impassible? Et vois combien cela est incompréhensible et combien cela paraît être impossible. Vois en combien de lieux, quotidiennement, ce même corps du Christ est consacré et conservé. Est-il donc divisé en parties, pour qu’il soit gardé en tant de lieux 201 ? Comment donc sera-t-il lui-même vraiment impassible et vraiment incorruptible? Ou bien alors, tandis qu’il est dispersé en tant de lieux, demeure-t-il partout dans son intégralité, sans corruption et sans division 202 ? Si donc tu es attentif au grand nombre de lieux où il se trouve, à tant de lieux où il peut être par le même pouvoir de sanctification, où va te conduire ta pensée, je le demande, sinon à l’idée qu’un seul et même corps te semble pouvoir se trouver dans un nombre infini de lieux et cela dans un seul instant? Mais vois combien cela même est non seulement en opposition avec les propriétés des corps, mais aussi au-dessus de toute propriété des esprits. Si donc ces vérités que nous croyons véritablement au sujet du corps du Christ nous paraisssent être tellement incompréhensibles, tellement incroyables, combien plus celles que nous considérons au sujet de l’âme du Christ surpassent-elles de loin toute raison humaine 203 ? Pourtant, tout ce qu’on est amené à considérer au sujet de la trinité des personnes est incomparablement plus élevé encore. C’est pourquoi de toutes les pensées de cette sorte qui non seulement paraissent dépasser les limites étroites du raisonnement humain, mais aussi le rendre vain, on dit très justement qu’elles concernent le second chérubin. Et il est donc juste de dire que les considérations que l’on fait au sujet de l’unité de la substance divine concernent surtout le premier chérubin, mais que celles sur la trinité des personnes relèvent surtout du second chérubin. Les premières considérations se rapportent au

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XIX

CAPUT XIX DE MUTUA COLLATIONE DUARUM NOVISSIMARUM SPECULATIONUM

Hoc autem de hac gemina consideratione, de quinto uidelicet et sexto contemplationis genere, caute obseruandum, et diligenti obseruatione precauendum, ut sic asseramus ea que pertinent ad unum, ut non illa destruamus, que pertinent ad alterum. Sic in summis illis et diuinis astruamus substantie unitatem, ut tamen non euacuemus personarum trinitatem, et sic confirmemus personarum|trinitatem, ut tamen non dissipemus substantie unitatem. Debent itaque dicti illi cherubin seipsos mutuo respicere, nec ulla intelligentie sue consideratione a mutuo concordie consensu speculationis sue oculos in contraria diuertere. Quam multi in eo, quod de summe diuinitatis unitate sentiunt, ueram Trinitatis fidem euacuere contendunt, et item quam multi in eo, quod de Trinitate asserunt, diuine essentie unitatem dissipare uolunt. Arius dicit: «Aliud est Pater, aliud est Filius atque aliud est Spiritus Sanctus.» Recte quidem diceret, si «alius» diceret, non «aliud». Is utique in eo quod dicit, diuinitatis unitatem dissoluit. Sabellius dicit: «Idem Deus quando uult Pater est, quando uult Filius est, quando uult Spiritus Sanctus est, ipse tamen unus|est.» Iste autem in eo quod loquitur, uere Trinitatis fidem euacuare conatur. In huiusmodi sane cherubin nostri ab alterutro aspectu faciem auertunt, quia contraria assertione multum diuersis et sibi ipsis oppositis intendunt, et adquiescunt. Secundum primum cherub dicimus quia unus et solus Deus est qui cuncta ex nichilo creauit, iuxta secundum cherub affirmamus quia alius est qui genuit, et alius est quem genuit, et alius est qui ab utroque procedit. Sed cherubin isti duo respiciant se mutuo, et dicamus quia unus idemque Deus est substantialiter unus, et personaliter trinus. Dicimus secundum primum cherub quia Pater et Filius et Spiritus Sanctus unum sunt in substantia una, in essentia una, in natura una. Dicimus iuxta cherub secundum quia alius est|Pater in persona, et alius Filius in persona, et alius est Spiritus Sanctus in persona. Respiciant se cherubin mutuo, et profitemur absque dubio quia non IV, XIX, 6 asseramus] asseremus p 14 quam] quod p 16 asserunt] sentiunt Aris 24 diuersis] sententiis add. p 25 cherub] cherubin p 27 cherub] cherubin p et alius est quem genuit om. p 30 cherub] cherubin p 33 in persona et alius] est om. Aris

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cinquième genre de contemplation, les dernières au sixième genre, qui est aussi le dernier.

CHAPITRE 19 COMPARAISON MUTUELLE DES DEUX DERNIÈRES SPÉCULATIONS

Au sujet de ces deux considérations, à savoir celle sur le cinquième et celle sur le sixième genre de contemplation, il faut examiner avec circonspection et se prémunir par une observation attentive, afin d’affirmer les vérités qui relèvent de l’une sans détruire celles qui relèvent de l’autre. Ainsi, en ces réalités divines les plus hautes, établissons l’unité de la substance sans cependant rejeter la trinité des personnes, et confirmons de même la trinité des personnes sans pour autant abolir l’unité de la substance 204. C’est pourquoi ces deux chérubins – dont il est question ici – doivent se regarder l’un l’autre et ne permettre à leur intelligence aucune considération qui détournerait les regards de leur spéculation dans des directions contraires au consentement mutuel de leur accord. Que de gens, dans ce qu’ils pensent au sujet de l’unité de la divinité suprême, tentent d’éliminer la vraie foi en la Trinité, et que de gens également, dans ce qu’ils affirment sur la Trinité veulent défaire l’unité de l’essence divine. Arius dit: autre chose est le Père, autre chose est le Fils, autre chose est l’Esprit saint. Il parlerait sans doute correctement s’il disait: un autre, et non autre chose 205. En disant cela il dissout effectivement l’unité divine. Sabellius dit: le même Dieu est Père quand il le veut, Fils quand il le veut, Esprit saint quand il le veut, tout en étant un luimême. Par sa manière de dire les choses, celui-ci s’emploie vraiment à évacuer la foi en la Trinité. Certes, sur une telle question 206, nos chérubins détournent leur face de la vision de l’un et de l’autre, parce que, en des affirmations de sens contraire, ils prêtent attention et acquiescent à des choses très différentes et opposées les unes aux autres 207. Suivant le premier chérubin, nous disons qu’il y a un seul Dieu qui a créé toutes choses à partir de rien; suivant le second chérubin, nous affirmons qu’un autre est celui qui a engendré, un autre celui qu’il a engendré et un autre celui qui procède des deux. Mais que ces deux chérubins se regardent mutuellement, disons alors qu’un seul et même Dieu est un selon la substance, trine selon les personnes. Nous disons d’après le premier chérubin que le Père

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XIX

sunt aliud et aliud Pater et Filius uel Spiritus Sanctus, quamuis ueraciter sint alius atque alius. Alius itaque est Pater, alius Filius, alius Spiritus Sanctus iuxta cherub secundum, nec tamen aliud est Pater, aliud est Filius, aliud est Spiritus Sanctus iuxta cherub primum, cum secundum mutuum respectum ueraciter affirmemus quia Pater et Filius et Spiritus Sanctus non tres dii, sed unus Deus. Iuxta secundum cherub confitemur quia Filii substantia nostre substantie in unam personam unita est, iuxta cherub primum indubitanter affirmamus quia Patris et Filii et Spiritus| Sancti substantia una et indiuidua est, uerumtamen iuxta mutuum respectum profitemur quia solus Filius ueraciter incarnatus est. Cherub itaque cherub respicit, quando quod unus dicit, alius non contradicit. Cherub cherub respicit quando quintum contemplationis genus illa que sue considerationis sunt sic asserit, ut tamen que alterius sunt omnino euacuere nolit. Cherubin se mutuo respiciunt, quando nouissima duo contemplationum genera inuicem sibi occurrunt, et mutua sibi ueritatis concordia alludunt. Item unus cherub alium respicit, quando quod fieri consueuit, nostra speculatio a penultimo genere incipit, et in nouissimum desinit, uel e contrario ab ultimo|incipit, et in penultimum descendit.

IV, XIX, 40 non tres – deus] Symbol. Tolet. (Denzinger, 279) 35 uel] et Aris 37 cherub] cherubin p tamen aliud] est om. Aris Pater, aliud] est om. Aris 38 cherub] cherubin p 40 unus] est add. Aris cherub] cherubin p 42 cherub] cherubin p 45 cherub] cherubin p itaque cherub] cherubin p 46 cherub] cherubin p cherub] cherubin p

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LA CONTEMPLATION, IV, 19

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et le Fils et le Saint-Esprit sont un en une substance unique, une essence unique, une nature unique; nous disons d’après le second chérubin qu’autre est le Père en sa personne, autre le Fils en sa personne, et autre le Saint-Esprit en sa personne. Que les deux chérubins se regardent mutuellement, et nous affirmons sans hésitation que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas chacun autre chose, bien qu’ils soient véritablement chacun un autre. Autre est donc le Père, autre le Fils, autre le Saint-Esprit selon le second chérubin, et pourtant le Père n’est pas autre chose, ni le Fils autre chose, ni le Saint-Esprit autre chose selon le premier chérubin, puisque nous affirmons en toute vérité, en raison de leur regard mutuel, que le Père et le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu 208. Selon le second chérubin nous confessons que la substance du Fils s’est unie à notre substance en une seule personne; selon le premier chérubin, nous affirmons sans hésiter que la substance du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une et indivise 209 ; pourtant, conformément à leur mutuel regard, nous professons que seul le Fils s’est incarné véritablement 210. C’est pourquoi un chérubin regarde l’autre lorsque ce que l’un dit, l’autre ne le contredit pas. Le chérubin regarde l’autre chérubin lorsque le cinquième genre de contemplation affirme les réalités qui sont de son domaine d’une manière telle qu’il ne veut pourtant nullement éliminer celles qui appartiennent à l’autre genre. Les chérubins se regardent mutuellement lorsque les deux derniers genres de contemplation se rencontrent et s’aident dans leur accord mutuel sur la vérité. De même, l’un des chérubins regarde l’autre quand – ce qui arrive généralement – notre spéculation commence à l’avant-dernier genre et s’achève dans le dernier, ou au contraire part du dernier et redescend à l’avant-dernier.

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XX

CAPUT XX DE MUTUA COLLATIONE TRIUM NOVISSIMARUM SPECULATIONUM Debent autem duo cherubin non solum se inuicem respicere, uerum etiam in ipso alterutro respectu uultum in propitiatorium uertere. Vultum suum cherubin designati in propitiatorium uertunt, quando nouissima duo contemplationum genera in eo quod de sublimibus et diuinis concorditer sentiunt, ab illis que quarto contemplationis generi subiacent, in assertionis sue testimonium rationis similitudinem trahunt. Quartum si quidem contemplationis genus intelligimus per propitiatorium, sicut in duobus cherubin intelligimus quintum et sextum. Sicut|autem superius dictum est, quartum contemplationis genus uersatur in illis maxime que considerari solent circa spiritum rationalem, sed creatum, quintum uero et sextum uersatur in illis precipue que considerari oportet, circa Spiritum diuinum et increatum. Quia igitur rationalem creaturam ad creatoris imaginem factam agnouimus, recte ab illa natura similitudinis rationem familiarius querimus modumque inuestigationis nostre formamus ab illa, inquam, natura in cuius conditione diuine imaginis uestigia uehementius inpressa, et euidentius expressa non dubitamus. Quid itaque aliud est cherubin uultus suos in propitiatorium uertere, quam in diuinarum rerum speculatione et inuestigatione rationalem creaturam attendere, et ex inspecta similitudine|ad diuinitatis intelligentiam altius proficere? Si miraris quomodo ille omnium opifex Deus tot et tam uarias rerum species prout uoluit in ipso mundi exordio ex nichilo in actum produxit, cogita quam sit humane anime facile omni hora quaslibet rerum figuras per imaginationem fingere, et quasdam quasi sui generis creaturas quotiens uoluerit sine preiacenti materia, et uelud ex nichilo formare, et incipiet minus esse mirabile quod prius forte uidebatur incredibile. In quo et illud inuenies ualde notabile, quod rerum ueritatem, qui summa ueritas est, reseruauit sibi, rerum uero imagines qualibet hora formandas sue concessit imagini. IV, XX, 18-19 inpressa – expressa] loc. par.: Trin., VI, 18 (983B: Ribaillier, [p. 253] l. 38-40) 24-25 in actum produxit] loc. par.: Trin., I, 7 (894B; Ribaillier, [p. 92] l. 10-11) IV, XX, 7 illis] illo p 11 superius] iam add. Aris 13 uersatur] uersantur p precipue] maxime Aris 14 oportet] solent Aris 15 agnouimus] cognouimus Aris 30 qui] que p

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PL 161D

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CHAPITRE 20 COMPARAISON MUTUELLE DES TROIS DERNIÈRES SPÉCULATIONS Or, les deux chérubins doivent non seulement se regarder l’un l’autre, mais encore, tout en se regardant l’un l’autre, tourner leur face vers le propitiatoire. Les deux chérubins décrits tournent leur face vers le propitiatoire lorsque les deux derniers genres de contemplation, se trouvant en parfait accord sur les réalités divines les plus hautes, tirent de celles qui sont le sujet du quatrième genre de contemplation une similitude rationnelle pour rendre témoignage de ce qu’elles affirment 211. S’il est vrai que nous entendons par le propitiatoire le quatrième genre de contemplation, de même nous voyons dans les deux chérubins le cinquième et le sixième genre. Or, comme nous l’avons dit plus haut, le quatrième genre de contemplation s’occupe surtout de ce qu’on considère en général comme relevant de l’esprit rationnel, mais créé, tandis que le cinquième et le sixième genre concernent particulièrement ce qu’il faut considérer au sujet de l’esprit divin et incréé. Du fait donc que nous reconnaissons que la créature douée de raison a été faite à l’image du créateur, à juste titre nous partons de cette nature pour rechercher de plus près la raison de cette ressemblance, et nous formons le mode de notre investigation 212 à partir de cette nature, dis-je, en laquelle lors de sa création – nous n’en doutons pas –, les traces de l’image divine ont été imprimées avec plus de force et s’expriment de manière plus évidente 213. Que veut dire d’autre le fait que les chérubins tournent leur face vers le propitiatoire, sinon que, lors de la contemplation et de l’examen des choses divines, ils portent leur attention sur la créature raisonnable et, par l’intuition de cette ressemblance, ils progressent plus avant dans l’intelligence du divin 214 ? Si tu te demandes avec étonnement comment Dieu, qui est l’auteur de tout, a produit dès le commencement du monde, en les actualisant 215 à partir de rien, tant d’espèces de choses et de si variées autant qu’il a voulu, songe combien il est facile à l’âme humaine à toute heure de forger par l’imagination n’importe quelles figures de choses, et de former, sans matière préalable, comme à partir de rien, des créatures en quelque sorte de son genre chaque fois qu’elle voudra, et ce qui auparavant te semblait peut-être incroyable commencera à être moins étonnant. En quoi tu découvriras aussi quelque chose de tout à fait remarquable, à savoir que celui qui 216 est la vérité suprême s’est réservé pour lui-même la

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XX

Si miraris quomodo unus idemque Deus possit esse omnibus in locis non per partes diuisus, sed ubique totus, attende|quod una eademque anima sit per omnia corporis membra diffusa, nec tamen et ipsa per partes diuisa, sed in singulis tota, et indiuidua. Quomodo ergo se habet Deus in mundo quem regit, eodem modo se habet anima pro modulo suo in corpore suo, hoc est in sui iuris mundo, quem et ipsa regendum accepit. Si miraris quomodo Deus omnia que in mundo geruntur absque ulla contradictione solo uoluntatis nutu ad omne suum beneplacitum inclinat, considera quia et anima quelibet corporis sui membra pro solo uoluntatis arbitrio mouet, moderatur et ordinat. Unus itaque utrobique quantum ad similitudinem agendi modus, quamuis inequalitatis comparatione diuersus. In his omnibus primus cherub in propitiatorium intendit, dum ex rationali creatura ad creatoris contemplationem|similitudinis rationem trahit. In hac ipsa rationali creatura, si diligenter attendimus, aliquod ut credimus summe Trinitatis uestigium inuenimus. Est enim ibi aliquid ex mente ipsa, hoc est eius sapientia, et est ibi aliquid tam de mente ipsa quam de eius sapientia, scilicet dilectio sua. Omnis enim mens sapientiam suam diligit, et iccirco sapientie sue amor ex utraque procedit. Est ergo sapientia a mente sola, amor uero ex mente pariter et sapientia. Sic Filius, hoc est Patris sapientia, a Patre solo, Spiritus Sanctus autem, hoc est utriusque amor a Patre et Filio. In hunc modum secundus cherub inuenit quomodo in propitiatorium considerationis sue uultum utiliter uertere possit, si in diuinarum rerum|speculatione similitudinis attestationem querit. Notandum sane quod tria illa, que in rationali anima consideranda occurrunt, personarum trinitatem non faciunt, quemadmodum tria illa in Deo secundum proprietatum differentiam in tres personas diuidunt. Vide ergo quia in his que pro similitudine adducta sunt in rationali 35-37 quomodo – suo] Augustin, De Gen. ad litt., VIII, XXI, 40 (CSEL 28, p. 259, l. 26-27 et p. 260, l. 1-7) 50-51 omnis – diligit] Augustin, Trin., IX, III, 3 (CCSL 50, [p. 295 ss] l. 1 ss ) 35 ergo] igitur p 36 Deus in – habet om. p 43-44 inequalitatis comparatione] in equalitatis comparatione Arisp 45 primus cherub] primis cherubin p cherub] in om. Aris 46 ad creatoris contemplationem] a creatoris sui contemplatione Aris 46-47 rationem] rationalem p 52 ergo] enim p 55 cherub] cherubin p 56 utiliter om. Aris 60 tres] se add. Aris

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vérité des choses, tandis qu’il a accordé à son image de former à n’importe quel moment les images des choses. Si tu te demandes avec étonnement comment un seul et même Dieu peut se trouver en tous lieux sans être divisé en parties, mais partout tout entier, remarque qu’une seule et même âme est répandue dans tous les membres du corps, et pourtant n’est pas divisée en parties, mais est tout entière et indivise en chacun. Donc, de la même façon dont Dieu se comporte dans le monde qu’il dirige, de la même façon l’âme se comporte à sa mesure dans le corps, c’est-à-dire dans le monde soumis à sa juridiction qu’elle a elle-même reçu pour le gouverner 217. Si tu te demandes avec étonnement comment Dieu fait que tout ce qui s’accomplit dans le monde s’incline totalement devant son bon plaisir, sans opposition, à la seule manifestation de sa volonté, considère également que l’âme, par la seule décision de sa volonté, fait se mouvoir n’importe lequel des membres de son corps, le dirige et le coordonne. Ainsi, du point de vue de la similitude il n’y a qu’un seul mode d’agir dans les deux cas, même s’ils diffèrent quand on compare leur inégalité 218. Dans tous ces cas, le premier chérubin tourne son attention vers le propitiatoire, quand il tire de la créature rationnelle la raison d’une ressemblance pour la contemplation du créateur. Dans la créature rationnelle elle-même, si nous la regardons attentivement, nous trouvons quelque vestige, croyons-nous, de la suprême Trinité. Il y a là quelque chose en effet provenant de l’esprit lui-même, c’est sa sagesse, et il y a là quelque chose provenant autant de l’esprit lui-même que de sa sagesse, à savoir leur amour. En effet, tout esprit aime sa propre sagesse, et c’est pourquoi l’amour de sa sagesse procède de l’un et de l’autre 219. La sagesse donc provient de l’esprit seul, l’amour est issu en revanche également de l’esprit et de la sagesse. De même le Fils, c’est-à-dire la sagesse du Père, est issu du Père seul, tandis que le Saint-Esprit, c’est-à-dire l’amour des deux, est issu du Père et du Fils. De cette manière, le second chérubin découvre comment il peut utilement tourner la face de sa considération vers le propitiatoire, si, dans sa spéculation sur les choses divines, il cherche l’appui d’une similitude. Il faut bien sûr noter que ces trois qui se présentent quand on considère l’âme rationnelle ne constituent pas une trinité de personnes, comme les trois réalités correspondantes en Dieu qui se divisent en trois personnes selon les différences de leurs propriétés. Vois en effet, dans ce qu’on a tiré de l’âme rationnelle au nom d’une similitude, que la dissimilitude par rapport à cette suprême Trinité est plus grande que la simili-

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XXI

animo, ad illam summam Trinitatem maior est dissimilitudo quam similitudo. Nec mirum tamen quia secundus cherub dissimilitudinis latus in propitiatorio nostro uicinius tangit, latus autem similitudinis 65 quasi e longinquo respicit. Si tibi mirum sit quomodo solus Filius, Patris uidelicet sapientia, M 72rb incarnatus sit, quomodo in carne ad nos uenit, et tamen a Patre non recessit, perpende quod et in imaginaria trinitate sola mentis sapientia| uoci humane incorporatur, et per uocem corporalem egreditur, egressa PL 163A agnoscitur, agnita retinetur, et tamen ab illa, de qua nata est mente pe- 70 nitus non separatur. Multa sunt eiusmodi in rationali mente, propter quod secundus cherub debeat in propitiatorium intendere. Ecce iam per expositionem tenemus quomodo duo cherubin, iuxta dominicum documentum, se inuicem respicere habeant, tenemus nichilominus, qua ratione uel utilitate uultus suos in propitiatorium uer- 75 tere debeant.

CAPUT XXI QUOD FREQUENTATIONEM TRIUM NOVISSIMARUM SPECULATIONUM SEMPER COMITETUR FREQUENTIA DIVINARUM REVELATIONUM

Illud quoque non negligendum nec sine diligenti|consideratione V 56va pretereundum quod dominica uoce promittitur, cum ad Moysen dici- PL 163B tur: «Inde loquar ad te, super propitiatorio uidelicet et de medio duorum Cherubin.» Cogita quam magnum sit uel quale omni hora cum opus fuerit Deum consulere, et in qualibet necessitate cum oportuerit diuinum M 72va consilium querere et accipere, et tunc animaduertere poteris quam sit necessarium uel utile hos tres nouissimos speculationum modos familiares habere. «Inde, inquit, loquar ad te». De quo, queso, loco uel unde? «Desuper propitiatorio, inquit, et de medio duorum cherubin.» Si IV, XXI, 7-8 inde – cherubin] Ex. 25, 22 63 cherub] cherubin p 70-71 penitus non] non penitus Aris bin p 76 debeant om. Aris IV, XXI, 7 super] desuper p

10 consulere] consideret p

72 cherub] cheru-

LA CONTEMPLATION, IV, 21

457

tude. Et il n’y a rien d’extraordinaire pourtant à ce que le second chérubin touche de plus près au côté de la dissimilitude sur notre propitiatoire et regarde comme à distance le côté de la similitude 220. Si tu te demandes avec étonnement comment seul le Fils, c’est-àdire la sagesse du Père, fut incarné, comment il vint jusqu’à nous dans la chair sans pour autant s’éloigner du Père, examine aussi attentivement dans l’image trinitaire que seule la sagesse de l’esprit est incorporée à la voix, et par la voix corporelle elle s’exprime au dehors, et une fois exprimée elle est reconnue, et reconnue elle est retenue, et pourtant de cet esprit dont elle est née, elle n’est absolument pas séparée. Il y a beaucoup de choses de ce genre dans l’âme raisonnable, à cause desquelles le second chérubin doit se tourner vers le propitiatoire. Voici donc que par cette exégèse nous comprenons maintenant comment les deux chérubins, selon l’enseignement divin, doivent avoir les regards tournés l’un vers l’autre, et nous comprenons de même la raison ou l’utilité pour eux d’avoir à tourner leur face vers le propitiatoire.

CHAPITRE 21 LA PRATIQUE ASSIDUE DES TROIS DERNIÈRES SPÉCULATIONS S’ACCOMPAGNE TOUJOURS DE FRÉQUENTES RÉVÉLATIONS DIVINES

Il ne faut pas négliger également ni laisser échapper à un examen attentif ce que la parole divine promet, quand elle s’adresse en ces termes à Moïse: «De là, je te parlerai, d’au-dessus du propitiatoire et du milieu des deux chérubins.» Songe comme il est important et précieux de prendre conseil auprès de Dieu à toute heure selon le besoin, et dans n’importe quelle nécessité, lorsque ce sera opportun, de rechercher et recevoir l’avis de Dieu, et alors tu pourras admettre et reconnaître combien il est nécessaire et utile d’être familiarisé avec ces trois derniers modes de contemplation 221. «De là je te parlerai», dit-il. De quel lieu, je demande, et d’où 222 ? «D’au-dessus du propitiatoire, dit-il, d’au milieu des deux chérubins.» S’il veut que l’oracle divin lui soit familier 223, que l’homme s’élève jusqu’au sommet de son cœur 224 et, transcendant par l’esprit ledit propitiatoire, qu’il se tienne au milieu des deux chérubins, pour monter par le troisième de ces [derniers] genres de contemplation 225 jusqu’au cinquième et au sixième. S’étant élevé en quelque sorte au-dessus du propitiatoire, l’esprit se tient au milieu des deux chérubins lorsque l’âme

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XXI

uult ergo familiare habere diuinum oraculum, ascendat homo ad cor altum, et mente transcendens dictum illud propitiatorium, teneat duorum illorum cherubin medium,|ut per tertium contemplationis genus ascendat ad quintum et sextum. Quasi supra propitiatorium eleuata mens in medio duorum cherubin uersatur, quando contemplatiua anima non modo corporalem, uerum etiam spiritualem creaturam sublimi consideratione transcendens in summe unitatis et Trinitatis admiratione suspenditur. Quasi per desuper propitiatorium in huius admirationis speculam erigimur, quando ex rationalis creature inspectione diuineque imaginis consideratione ad diuinitatis agnitionem altius promouemur. Quasi inter propitiatorium et duos cherubin medii discurrimus, quando ex mutua trium nouissimarum speculationum collatione, ad singularum perfectionem plenius proficimus. |Debemus itaque inter hec tria spectaculorum genera libenter discurrere, et per summe Trinitatis et unitatis speculum et imaginem ad eius Trinitatis et unitatis gloriam speculandam profundius penetrare. Si illud quod de rationalis creature dignitate, si et illud quod de creatoris dignatione uel claritate agnouimus, libenter retractamus, frequenter in considerationem et admirationem adducimus, merebimur et illa circa eadem spectaculorum genera ex diuina reuelatione agnoscere que antea nullatenus potuimus intelligere, hoc est quod tibi promittitur, cum dicitur: «Inde loquar ad te.» Pensa ergo quam sit utile fidei nostre sacramenta sepe retractare et in frequenti memoria habere, quandoquidem ex eiusmodi studio diuinarum reuelationum|frequentiam poterimus optinere. Si igitur illa que de personarum trinitate et substantie unitate in Deo credimus, per mentis excessum uidere et pura perspicuaque intelligentia capere nequimus, nichilominus tamen ea que inde catholica traditione accepimus, fide tenemus, prout nobis possibile est, in frequentem considerationem adducamus, ut ex eiusmodi studio diuinarum reuelationum copiam promereri possimus. Puto siquidem quia diuinarum reuelationum consolatio non omnino peregrina erit eis qui diuinorum sacramentorum arcana fidei oculo tam frequenter quam libenter aspiciunt, quanto magis illis maxime familiaris erit, qui ea intel-

15-16 ad– altum] Ps. 63, 7 23 speculam] speculum p 28 spectaculorum] speculationum Aris 30 eius] eiusdem p 39 trinitate et] de add. Aris 40-41 pura perspicuaque] perspicua puraque Aris

15

PL 163C

20

M 72vb V 56vb

PL 163D 30

35

PL 164A M 73ra 40

V 57ra 45

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contemplative, dépassant les créatures non seulement corporelles, mais aussi spirituelles, par la haute élévation de son regard, s’immobilise, suspendue dans l’admiration de l’Unité et de la Trinité suprêmes. C’est comme si, par-dessus le propitiatoire, nous étions haussés jusqu’à un poste d’observation 226 d’où nous sommes en admiration quand, abandonnant l’examen de la créature raisonnable et la considération de l’image du divin, nous sommes entraînés plus haut jusqu’à la connaissance du divin. Nous nous déplaçons pour ainsi dire en tenant le milieu entre le propitatoire et les deux chérubins quand, par la confrontation mutuelle des trois dernières spéculations, nous progressons jusqu’à un perfectionnement plus complet de chacune d’elles. Nous devons donc aller et venir volontiers entre ces trois genres de spectacles 227 et, par le reflet et l’image de la Trinité et de l’Unité suprêmes, nous avancer plus profondément pour contempler la gloire de cette Trinité et de cette Unité. Si nous revenons volontiers sur ce que nous connaissons de la dignité de la créature rationnelle et sur ce que nous connaissons de la condescendance et de l’éclat lumineux du Créateur, si nous le considérons et nous l’admirons fréquemment, nous mériterons aussi de connaître, par révélation divine, les réalités relatives à ces mêmes genres de spectacles, réalités que nous ne pouvions nullement comprendre auparavant; c’est la promesse qui t’est faite, quand il est dit: «De là je te parlerai.» 228 Mesure donc comme il est utile de repasser souvent en esprit les mystères de notre foi et de les avoir bien en mémoire, puisque grâce à une telle application nous pourrons obtenir de fréquentes révélations divines. Si donc, ces vérités que nous croyons à propos de la trinité des personnes et de l’unité de la substance en Dieu, nous ne pouvons pas les voir par un outrepassement de l’esprit ni les saisir par l’intelligence pure et pénétrante, néanmoins les vérités que nous avons pourtant reçues par la tradition catholique, que nous tenons par la foi, ramenons-les fréquemment, autant qu’il nous est possible, sous le regard de notre considération, afin que nous puissions, par une telle application, mériter d’abondantes révélations divines. Je pense en effet que la consolation des révélations divines ne restera pas complètement étrangère à ceux qui regardent de l’œil de la foi, avec autant d’assiduité que de plaisir, les arcanes des mystères divins 229. Combien plus cette consolation sera-t-elle tout à fait familière pour ceux qui, en les contemplant assidûment avec l’œil de l’intelligence et en les voyant souvent dans une extase, ne peuvent entièrement combler leur désir 230 ? Celui donc qui remplit l’office de Moïse, qui assume la mission de pasteur, celui à qui incombe enfin, selon le précepte divin, de conduire le

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XXII

ligentie oculo assidue contemplando, et per mentis excessum sepe uiPL 164B dendo, desiderio suo satisfacere|non possunt? Qui igitur Moysi officium gerit, qui curam pastoralem suscepit, cui 50 denique ex dominico precepto incumbit populum Domini de domo seruitutis educere, per loca solitudinis traducere, in terram promissionis introducere, debet utique inter predicta illa tria contemplationum genera, M 73vb libero uolatu circumferri, ut possit semper dignus inueniri, qui digne debeat, tam de sua quam de populi ignorantia, quotiens opus fuerit, ex 55 Domini oraculo instrui, et super quolibet incerto certificari. Si igitur agnoscere cupis ex inspiratione diuina que sit uoluntas Dei beneplacens atque perfecta, esto semper promptus et pronus ad nouissima ista tria spectaculorum genera. Huius exercitii merito mereberis fortasse promissionis illius ueritatem probare,|«Inde loquar ad te.» PL 164C

CAPUT XXII QUOD IN OMNI CONTEMPLATIONIS GENERE CONTINGAT CONTEMPLANTEM MENTE EXCEDERE

Quamuis autem familiare sit, et quasi proprium uideatur duobus noiuissimis contemplationum generibus per mentis excessum uidere, V 57rb econtra autem quatuor primis quasi domesticum est, et pene uelud singulare, sine ulla animi alienatione in contemplationem assurgere, possunt tamen omnia atque solent modo utroque contingere. Nam ex illis que primis contemplationum generibus subiacent, possumus quedam ex diuina reuelatione cognoscere, et per mentis exces- M 73va sum contemplationis oculo cernere,|et ea item que ad duo nouissima PL 164D contemplationum genera pertinent, solemus, prout nouimus et ualemus, secundum communem animi statum in considerationem adducere, et per contemplationem uidere. Sed quia illa semper que ad nouissima duo pertinent, humane mentis perspicaciam excedunt, cum 15 ea iuxta consuetum omnibus animi statum in considerationem adducit, seu econtra ut aliquid in his perspicacius et limpidius cernere possit, ipsa mens humana semetipsam excedit, et in abalienationem transit, apte 51-52 de – educere] Ex. 13, 14 54 dignus] dignius p

57-58 uoluntas – perfecta] cf. Rom. 12, 2

55 populi] populi sui p

IV, XXII, 2 contingat] contingit p

11 nouissima duo] duo nouissima Aris

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peuple de Dieu hors de la maison de servitude, de lui faire traverser les déserts de la solitude, de le faire entrer dans la terre promise 231, celui-là doit assurément se laisser transporter en un libre envol parmi ces trois genres de contemplation susdits, afin de pouvoir toujours être trouvé digne comme il convient, lui qui devrait être instruit tant sur ce qu’il ignorait lui-même que sur ce qu’ignorait son peuple, chaque fois que nécessaire, par un oracle du Seigneur, et recevoir une certitude sur chaque objet incertain. Si donc tu désires connaître par inspiration divine ce qu’est la volonté bienveillante et parfaite de Dieu, sois toujours prêt et disposé pour ces trois genres de visions. Par l’effet de ces exercices, tu mériteras peutêtre d’éprouver la vérité de cette promesse: «De là je te parlerai.»

CHAPITRE 22 DANS CHAQUE GENRE DE CONTEMPLATION, IL PEUT ARRIVER AU CONTEMPLATIF DE SORTIR DE SON ESPRIT

Bien que ce soit apparemment une caractéristique habituelle et pour ainsi dire propre aux deux derniers genres de contemplation de voir par outrepassement de l’esprit, au contraire il est normal 232 pour les quatre premiers genres, et presque spécifique, d’entrer en contemplation sans aliénation de l’esprit; mais tous ces genres peuvent atteindre et atteignent souvent la contemplation des deux manières. En effet, parmi les réalités qui relèvent des premiers genres de contemplation, nous pouvons en connaître certaines par une révélation divine et les percevoir par l’œil de la contemplation grâce à une extase de l’esprit 233 ; et de même, celles qui concernent les deux derniers genres de contemplation, dans la mesure où nous les connaissons et où nous le pouvons, selon l’état ordinaire de notre esprit, souvent nous les amenons sous le regard de notre considération et nous les voyons en contemplation. Mais du fait que les réalités qui relèvent de ces deux derniers genres excèdent toujours la perspicacité de l’esprit humain, quand celui-ci, dans l’état de l’esprit commun à tous, les amène sous le regard de sa considération, ou qu’au contraire, pour qu’il puisse percevoir quelque chose en elles avec plus de perspicacité et plus de clarté, l’esprit humain lui-même sort de lui-même et passe dans un état d’aliénation, il fallait en fait exprimer allégoriquement de manière adaptée ces mêmes

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XXII

quidem eadem ipsa non tam humana effigie quam angelica forma mistice exprimere oportuit. Quod autem hec omnia sex contemplationum genera possint per extasim cerni mistico Moysi exemplo tenemus, quod uero sine ullo mentis|excessu possint in contemplationem adduci, ex typico illo Beseleel opere habemus. Ut enim Moyses arcam, et utrumque cherubin ex diuina reuelatione uidere potuisset, montem ascendit, nebulam subintrauit. Ut autem Beseleel misticum illud opus operaretur et intueretur, nec montem nec nebulam quesisse uel subisse legitur. Quid est autem montem subire nisi secundum propheticam sententiam ad cor altum ascendere? Eiusmodi uero montem nubes tunc tegit, quando exteriorum omnium memoria menti excidit. In hoc monte Moyses sex diebus moratur, et in septimo de medio nubis ad Domini colloquium uocatur. Sex diebus ut notum est opera nostra peragimus, et in septimo requiescimus. Quasi sex ergo dies transfigimus in hoc monte, quando|cum multo labore magnaque animi industria in eiusmodi sublimitatis statu assuescimus diutius permanere. Tunc autem quasi ad septimum diem uenitur, quando tanta mentis subleuatio menti in oblectamentum uertitur, et sine ullo labore subitur. Quasi ad septimum iam diem pertingitur, quando in illo sublimitatis statu tandem aliquando ad summam animus tranquillitatem componitur, ut non solum omnem curam et sollicitudinem deponat, immo uniuersas pene humane passibilitatis metas excedat. Ad colloquium Domini Domino uocante admittitur, quando ex diuina inspiratione et reuelatione in illam diuinorum iudiciorum abyssum intromittitur. In medium nebule Moyses ingreditur, quando humana mens ab illa diuini luminis inmensitate absorta,|summa sui obliuione sopitur, ita ut mirari ualeas, et iuste mirari debeas, quomodo concordet ibi nubes cum igne, et ignis cum nube, nubes ignorantie cum igne illuminate intelligentie, ignorantia et obliuio notorum et expertorum cum reuelatione et intellligentia prius ignotorum et eo usque inexpertorum. Nam uno eodemque tempore humana intelligentia et ad diuina illuminatur, et ad humana obnubilatur. IV, XXII, 24-25 montem – subintrauit] cf. Ex. 24, 13 et 18 26-27 Beseleel – legitur] cf. Ex. 31, 2 ss; 35, 30 ss; 37, 1 ss (cf. aussi I Par. 2, 20 et II Par. 1, 5) 29-30 exteriorum – excidit] loc. par.: Grad. uiol., 38 (1220D-1221A; Dumeige, [p. 167] l. 5-6) 31 sex – moratur] cf. Ex. 24, 16 21 sex om. p 33 transfigimus] transigimus p 35 sublimitatis statu] sublimitate Aris 37 subitur] subditur V a.c. 47 igne] nube p

20

PL 165A 25

M 73vb V 57va

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PL 165B 35

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M 74ra

PL 165C V 57vb

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genres eux-mêmes non pas tant par une représentation humaine que par une figure angélique. Or, ce que tous ces six genres de contemplation peuvent percevoir dans une extase, nous le tenons allégoriquement de l’exemple de Moïse; mais ce qui peut être amené sans outrepassement de l’esprit sous le regard de notre contemplation, nous l’apprenons par l’ouvrage préfiguratif de Béséléel 234. En effet, afin d’être en mesure de voir par révélation divine l’arche et les deux chérubins, Moïse est monté sur la montagne et est entré dans la nuée. Mais pour travailler à l’ouvrage symbolique et le voir, Béséléel, selon ce qu’on lit, n’eut pas à chercher à gagner la montagne et la nuée, et à s’y engager. Or, qu’est-ce que gravir la montagne sinon s’élever au sommet de son cœur selon la parole du prophète? Et une nuée touche alors cette montagne quand le souvenir de tous les objets extérieurs quitte l’esprit. Moïse s’attarde pendant six jours sur cette montagne, et au septième il est appelé du milieu de la nuée à s’entretenir avec le Seigneur 235. Nous accomplissons nos travaux en six jours, comme on sait, et au septième nous nous reposons. Donc, c’est comme si nous faisions halte sur cette montagne pendant six jours, lorsque, au prix de beaucoup d’efforts et d’une grande application de l’esprit, nous nous accoutumons à demeurer plus longtemps dans l’état d’une telle sublimité. Mais c’est alors arriver pour ainsi dire au septième jour lorsqu’une telle élévation de l’esprit se tourne en plaisir pour l’esprit, et qu’on y parvient sans effort 236. On atteint alors en quelque sorte le septième jour lorsque, en cet état sublime, l’esprit s’installe enfin dans la tranquillité suprême, en se libérant ainsi non seulement de toute préoccupation ou inquiétude, mais en franchissant même les limites de ce que peut éprouver l’homme. L’esprit est admis sur appel du Seigneur à s’entretenir avec lui, quand il est introduit par l’inspiration et la révélation divines dans les abîmes des jugements divins. C’est Moïse qui s’avance au milieu de la nuée, quand l’esprit humain, englouti dans l’immensité de la lumière divine, s’endort dans un total oubli de soi. si bien que tu peux admirer – et tu dois à juste titre admirer – comment ici la nuée s’accorde avec le feu, et le feu avec la nuée: la nuée de l’ignorance s’accorde avec le feu de l’intelligence illuminée, l’ignorance et l’oubli des choses dont on a la connaissance et l’expérience, avec la révélation et l’intelligence des choses dont auparavant on n’avait pas la connaissance ni jusqu’alors l’expérience. Car, en un seul et même moment, l’intelligence humaine est à la fois éclairée pour les choses divines et enténébrée pour les choses humaines.

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DE CONTEMPLATIONE, IV, XXII

Hanc subleuati animi pacem, obnubilationem et illuminationem psalmista paucis uerbis comprehendit, cum dicit: «In pace in idipsum dormiam et requiescam.» Veraciter anima pacem tunc inuenit, quando supra semetipsam ducta humane passibilitatis molestias omnino non sentit. In hac pace|obdormit, quando ad summam tranquillitatem consopita, quicquid sobria cogitare consueuerat, ei in obliuionem uenit. Qui enim dormit, que circa ipsum sunt immo et semetipsum omnino non nouit. Recte ergo per soporem mentis alienatio exprimitur, per quam ab assuetis absentatur, et quasi per sompnum occupata a rebus humanis diuinarum rerum contemplatione peregrinatur. Et tunc quidem in idipsum obdormit, quando in eo per contemplationem et admirationem requiescit, cui unum idemque est esse omne quod est, qui solus ueraciter dicere potest: «Ego sum qui sum.» Quod igitur Moyses designat per septimum diem, hoc Dauid apertius nominat pacem. Et|quod apud illum est ingredi medium nebule, hoc apud istum est obdormire. Et quod unus requiescit in idipsum, hoc est quod alius uocatus accedit et moratur apud Dominum. Quasi ad Moysi itaque similitudinem, montis uerticem ascendens, medium nebule ingreditur et arcam iam dictam designatosque cherubin Domino reuelante uidet et contemplatur, quando per mentis subleuationem et alienationem quis in sublimia raptus ad illa sex que descripsimus contemplationum genera ex diuina inspiratione promouetur. Moysi utique dictum est: «Vide ut omnia facias sicut tibi in monte monstrata sunt.» Si ei in monte a Domino monstra[ta] sunt omnia, ergo non solum cherubin, sed etiam arca. Hoc est quod superius iam dixi, quia ad quodlibet contemplationum genus pertinentia possunt Domino reuelante per mentis excessum|uideri. Sed ex Beseleel opere nichilominus potest perpendi, quia quelibet horum absque ullo mentis excessu possunt, et solent in contemplationem adduci. Quid enim, queso, est arcam fabricare, auro uestire, coronaque cingere, propitiatorio tegere, cherubin adiungere, nisi gradatim quidem in dicta contemplationum genera artem comparare, et multo studio atque labore alia post alia addiscere, et in usum adducere, et tan-

52-53 in – requiescam] Ps. 4, 9 59-60 sompnum – peregrinatur] loc. par.: Erud. hom. inter., II, 2 (1300A) 63 ego – sum] Ex. 3, 14 73 uide – sunt] cf. Ex. 25, 40 62 cui] qui p qui] cui p 67 uocatus] uocatur Aris monstrata] monstra MV

72 utique] itaque Aris

74

M 74rb PL 165D

60

PL 166A V 58ra M 74va 70

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PL 166B

80

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Cette paix de l’esprit qui est soulevé, cet obscurcissement et cette illumination, le psalmiste les réunit en disant ces quelques mots: «Dans la paix, dans l’immuable soi-même, je dormirai et je me reposerai 237.» En vérité l’âme trouve alors la paix quand, emmenée au-dessus d’elle-même, elle ne sent absolument plus les peines que l’homme est susceptible de subir. Elle s’endort dans cette paix quand, assoupie dans une tranquillité parfaite, tout ce à quoi elle avait coutume de penser, quand elle était lucide 238, s’efface de son souvenir. Celui qui dort en effet n’a aucune conscience de ce qui l’environne, et même de lui-même. C’est donc à bon droit qu’on exprime par l’assoupissement l’aliénation de l’esprit par laquelle celui-ci s’absente de ce qui lui est habituel et, absorbé en quelque sorte par le sommeil, loin des choses humaines, il voyage ailleurs, dans la contemplation des réalités divines 239. Et alors certes il est profondément endormi en l’immuable soi-même, lorsqu’il se repose, par la contemplation et par l’admiration, en celui pour qui c’est une seule et même chose d’être tout ce qui est, lui qui seul peut dire en toute vérité: «Je suis qui je suis.» Ce que Moïse désigne par le septième jour 240, David plus clairement le nomme «paix». Et ce qui est chez le premier «pénétrer au milieu de la nuée», pour le second, c’est s’endormir. Et ce qui pour l’un est reposer en l’immuable soi-même, pour l’autre c’est, sur appel, monter et s’attarder auprès du Seigneur. C’est pourquoi, à la ressemblance de Moïse, en montant en quelque sorte au sommet de la montagne, l’âme pénètre au milieu de la nuée et, par une révélation du Seigneur, voit et contemple ladite arche et lesdits chérubins lorsque, par une élévation et une aliénation de l’esprit, quelqu’un, ravi jusqu’à ces lieux sublimes, est emmené grâce à l’inspiration divine jusqu’à ces six genres de contemplation que nous avons décrits. À Moïse, il a vraiment été dit: «Vois en sorte de tout faire comme cela t’a été montré sur la montagne.» Si tout lui a été montré 241 par le Seigneur sur la montagne, ce ne sont donc pas seulement les chérubins, mais aussi l’arche. C’est ce que j’ai déjà dit plus haut, à savoir que les réalités qui relèvent de n’importe quel genre de contemplation peuvent être vues par le moyen d’une extase, sur révélation divine. Mais néanmoins, d’après l’ouvrage accompli par Beséléel, on peut estimer que n’importe laquelle de ces réalités, sans qu’il y ait extase, peut être et est généralement amenée sous le regard de la contemplation. En effet, je le demande, construire l’arche, la revêtir d’or et la surmonter d’une couronne, la couvrir du propitiatoire, lui adjoindre les chérubins, qu’est-ce d’autre sinon acquérir progressivement l’art nécessaire aux

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dem aliquando opus consummare, et ad ultimum in omnibus perfec- M 74vb tum esse. Sed ut de arca taceam, quid uel de ipsis cherubin dicam? 85 Nunquid ut eos formaret, uel formatos uideret, legitur uel montem as- V 58rb cendisse, uel nubem intrasse? Unde et manifeste datur intelligi, quia et illa nouissima duo contemplationum genera quibus|quasi proprium PL 166C esse uidetur per mentis excessum exerceri, solent tamen quandoque in90 fra humane comprehensibilitatis metas cohiberi. Omnia contemplationum genera possunt modo utroque fieri, et modo per mentis excessum modo sine aliquo mentis excessu solent exerceri.

CAPUT XXIII QUOD EXCEDENDI DONUM, ALII FORTUITUM HABENT, ALII IAM QUASI EX VIRTUTE POSSIDENT

Eorum autem qui in suis contemplationibus supra semetipsos du- 5 cuntur et usque ad mentis excessum rapiuntur, alii hoc exspectant et accipiunt usque adhuc ex sola uocante gratia, alii uero, ut hoc possint, sibi comparant cum gratie|tamen cooperatione ex magna animi industria. PL 166D Et illi quidem hoc donum quasi fortuitum habent, isti uero iam uelud M 75ra 10 ex uirtute possident. Quasi fortuitum cuique est quod quando uult, uel prout uult, nullo modo potest. Velud fortuitum igitur hoc habent qui in hoc nichil ex propria industria ualent, sed solam uocantis gratie horam exspectant. Iam uero uelud ex uirtute eiusmodi gratie efficaciam habere dicendi sunt, qui ex magna iam parte id possunt cum uolunt. Unius rei figuram 15

91 omnia] itaque sex add. Aris IV, XXIII, 4 iam] tam p 5 eorum] horum Aris in om. Aris 7 ex om. Aris ; sola uocante gratia] vocante gratia sola Aris possint] possunt p 11 est] illud add. p 14 uero om. p

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genres de contemplation dont nous avons parlé, apprendre avec beaucoup d’application et d’effort à les connaître l’un après l’autre et à les mettre en pratique, et achever un jour enfin l’ouvrage et aboutir à la perfection en toutes ces choses 242 ? Mais, en laissant de côté ce qui concerne l’arche, que dirai-je en particulier des chérubins eux-mêmes? Est-ce que, pour qu’il les forme et qu’il les voie formés, on lit qu’il est monté sur la montagne et entré dans la nuée? Par là il est donné clairement à entendre que ces deux derniers genres de contemplation aussi, pour lesquels il semble qu’il soit en quelque sorte caractéristique de les pratiquer par extase, il arrive parfois cependant qu’ils s’inscrivent dans les limites des capacités de la compréhension humaine. Tous ces six genres de contemplation peuvent se produire des deux manières, et être pratiqués généralement tantôt par extase, tantôt sans extase.

CHAPITRE 23 CERTAINS ONT LE DON D’OUTREPASSER L’ESPRIT DE MANIÈRE INATTENDUE, ALORS QUE D’AUTRES LE POSSÈDENT DÉJÀ EN QUELQUE SORTE PAR VERTU

Parmi ceux qui dans leurs contemplations sont entraînés au-dessus d’eux-mêmes et ravis jusqu’en extase, les uns l’attendent et ne le reçoivent alors que sur appel de la grâce seule, mais d’autres font tout leur possible pour l’acquérir pour eux-mêmes par une grande activité spirituelle, avec cependant l’aide de la grâce coopérante. Ceux-là certes ont le don de contemplation presque inopinément, tandis que ceux-ci le possèdent comme par vertu. Est pour ainsi dire fortuit ce que chacun ne peut nullement avoir quand il veut et autant qu’il veut. C’est donc comme un don fortuit qu’ils ont, ceux qui ne peuvent rien pour cela par leur propre activité, mais qui attendent seulement l’heure de l’appel de la grâce. Mais de ceux qui en grande partie peuvent obtenir à volonté l’efficace de cette grâce, on dira alors qu’ils l’ont comme par vertu. Moïse figure l’un des cas, le prêtre Aaron l’autre. Que Moïse sur la montagne mérita en effet de voir l’arche à travers la nuée, ce lui fut accordé par la grâce seule du Seigneur qui lui fit cette révélation, mais il n’eut pas du tout le pouvoir de la voir par décision personnelle. Tandis qu’Aaron avait en grande partie la possibilité d’entrer dans le Saint des Saints et de voir l’arche du Seigneur

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habemus in Moyse, alterius autem in Aaron sacerdote. Quod enim Moyses in monte per nubem arcam uidere meruit, sola reuelantis Domini gratia fuit, nam ut eam pro arbitrio uideret, in sua omnino potestate non habuit. Aaron autem iam ex magna parte in potestate|habebat quotiens idipsum ordo uel ratio poscebat, in sancta sanctorum intrare, et intra ipsum uelum arcam Domini uidere. Satis utique constat quia sancta sanctorum in tabernaculo federis tenebat intimum et secretissimum locum. Sicut ergo per uerticem montis intelligimus mentis summum, sic per sancta sanctorum intelligimus humane mentis intimum. Sed in humano procul dubio animo idem est summum quod intimum, et intimum quod summum. Idem itaque intelligimus per uerticem montis, et per oraculum tabernaculi federis. Quid igitur est montis uerticem uel interius tabernaculum subire, quam summum et intimum mentis sinum ascendere, apprehendere, et tenere? Per primum namque tabernaculum illum quem omnes|nouimus, intelligimus communem animi statum, per secundum uero intelligimus illum quem pauci admodum nouerunt, qui fit per mentis excessum. Ad illum maxime pertinet sensus rationalis, ad istum uero sensus intellectualis. In illo sane speculamur inuisibilia nostra, in isto contemplamur inuisibilia diuina. Sed hunc utrumque statum, unum uidelicet omnibus notum, alterum autem paucis expertum, diuidit et secludit densum obliuionis uelum. Cum enim per mentis excessum supra siue intra nosmetipsos in diuinorum contemplationem rapimur, exteriorum omnium statim, immo non solum eorum que extra nos, uerum etiam eorum que in nobis sunt, omnium obliuiscimur. Et item cum ab illo sublimitatis statu ad nosmetipsos redimus, illa|que prius supra nosmetispsos uidimus, in ea ueritate uel claritate qua prius perspeximus ad nostram memoriam reuocare omnino non possumus. Et quamuis inde aliquid in memoria teneamus, et quasi per medium uelum, et uelud in medio nebule uideamus, nec modum quidem uidendi, nec qualitatem uisionis comprehendere uel recordari sufficimus. Et mirum in modum reminiscentes non reminiscimur, et non reminiscentes reminiscimur, dum uidentes non peruidemus, et aspicentes non perspicimus, et intendentes non penetramus. Vides|certe quia humana mens siue in illud intimum arcano-

28 igitur est] est igitur Aris 31 communem animi statum] animi statum communem Aris 39 statim] statum Aris

V 58va PL 167A

25

M 75rb

PL 167B

35

40

PL 167C V 58vb M 75va 45

PL 168A

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sous le voile lui-même, chaque fois que cette même action était requise par la règle ou qu’il y avait une raison pour cela 243. Il est en tout cas certain que le Saint des Saints occupait le lieu le plus intérieur et le plus secret dans la tente de l’alliance. De même donc que nous comprenons par le sommet de la montagne le point le plus élevé de l’esprit 244, de même par le Saint des Saints nous entendons la partie la plus intime de l’esprit humain. Mais il n’y a pas de doute que dans l’âme humaine le point le plus élevé est le même que le point le plus intérieur, et le plus intérieur le même que le plus élevé 245. Nous entendons donc la même chose par le sommet de la montagne et l’oracle de la tente d’alliance. Aller donc au sommet de la montagne ou dans la partie la plus intérieure de la tente, qu’est-ce sinon s’élever jusqu’à la partie la plus élevée et la plus intérieure de l’esprit, s’en saisir et s’y tenir? Car, par la première tente, nous entendons l’état ordinaire de l’âme que nous connaissons tous, mais par la seconde nous entendons l’état que peu connaissent pleinement, l’état qui se produit par l’extase. Au premier correspond spécialement le sens rationnel, tandis qu’au second correspond le sens intellectif. Par le sens rationnel nous portons notre regard sur les réalités invisibles qui sont en nous, par le sens intellectif nous contemplons les réalités divines invisibles. Mais ces deux états – l’un connu de tous, l’autre dont seul un petit nombre a l’expérience – sont divisés et séparés l’un de l’autre par le voile épais de l’oubli. Quand en effet, que ce soit au-dessus ou à l’intérieur de nousmêmes, nous sommes ravis par une extase dans la contemplation des réalités divines, nous oublions aussitôt toutes les choses extérieures, non seulement celles qui sont hors de nous, mais aussi celles qui sont en nous. Et de même quand, sortant de cet état sublime, nous revenons à nousmêmes, toutes ces réalités que nous avons vues auparavant au-dessus de nous-mêmes, nous ne pouvons plus du tout nous les remémorer avec la vérité et la clarté avec lesquelles nous les avons perçues. Et même si nous en retenions quelque chose dans notre mémoire, et si pour ainsi dire à travers le voile interposé et comme au milieu de la nuée nous le voyions, du moins nous ne serions pas en mesure de comprendre la manière dont nous l’avons vu et la nature de cette vision, ni de nous les rappeler. Et d’une manière étonnante, nous souvenant nous ne nous souvenons pas, et ne nous souvenant pas nous nous souvenons, et en voyant nous ne voyons pas tout à fait, et en regardant nous ne percevons pas, et en tendant notre attention nous ne pénétrons pas à l’intérieur. Tu vois vraiment que l’esprit de l’homme, soit qu’il pénètre dans le réceptacle le plus

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rum secretarium introeat, siue de illo ad exteriora exeat, uides, inquam, quia utrobique eam uelum obliuionis excipiat. Idem itaque est nubem intrare, et se intra uelum ingerere. Sed quamuis ad unum respiciat et illud quod Moyses gerebat, et illud quod Aaron actitabat, differt tamen in hoc maxime quod uterque agebat, quia ille ad alieni solummodo beneplaciti in hoc horam respiciebat, iste quasi pro officio susceperat, et magna ex parte pro uoluntate gerebat. Sed ut Aaron idonee posset et promptum haberet intra uelum intrare cum uellet et oporteret, pontificalem sibi ornatum et habitum in id officii idoneum comprarauerat, atque possidebat. Quid autem est habitum in id officii|idoneum habere, nisi illa uirtutum merita comparare, per que possit eiusmodi gratie officium in usu habere? Oportet autem non in solo pontificali ornatu, uerum etiam cum aromatici fumi obnubilatione iuxta dominicum preceptum incedere, qui uult ad interiora uelaminis penetrare, ut introgressionis sue hora tanta celestium desideriorum exhalatione et quasi aromatici fumi exestuatione eferbeat, quatinus ei in despectum ueniat, et omnino quasi pro nichilo reputet, quicquid de interioris hominis ornatu placere poterat. Forte autem idem est Moysen turbam ad pedem montis relinquere et Aaron ante ingressum tabernaculi communem deponere, idem autem Moysen cum senioribus Israhel montem ascendere, et Aaron cum pontificali|ornatu in interiora tabernaculi intrare, nec forte aliud et aliud est illum senioribus in ascensu montis relictis cum solo Iosue uerticem montis apprehendere, et istum cum aromatico incensu in sancta sanctorum properare, et idem nichilominus sit illum se in nebulam, istum se intra uelum ingerere, ut hoc solum inter utriusque actum quantum ad misticam traditionem differat, quod unus ex sola Domini uocatione, alter ex propria deliberatione ad secretum illud diuine reuelationis alloquium subintrabat.

58 idonee] idoneum p haberet] habere p 62 usu] usum Aris 63 ornatu] habitu p 74 incensu] incenso Aris

55

M 75vb 60

PL 168B V 59ra

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PL 168C M 76ra 75

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intime des mystères, soit qu’il en sorte allant vers les réalités extérieures, tu vois, dis-je, que dans les deux cas le voile de l’oubli le recouvre. Entrer donc dans la nuée et s’avancer à travers le voile, c’est la même chose. Mais même si et ce que faisait Moïse et ce qu’accomplissait Aaron concernaient la même chose, pourtant il y avait une grande différence dans ce que chacun faisait: car le premier ne dépendait pour cette action que du moment où se manifestait le bon-vouloir d’un autre; et l’autre agissait pour ainsi dire dans le cadre de sa fonction et en grande partie selon sa volonté. Mais pour qu’Aaron puisse passer de manière appropriée à travers le voile quand il le voulait et quand il le fallait, et qu’il ait à sa disposition le nécessaire pour cela, il s’était procuré et possédait un habit et des ornements convenant à cet office. Or, avoir un habit convenant à cet office, qu’est-ce sinon acquérir les mérites des vertus grâce auxquels il devenait possible d’avoir pour son usage l’office d’une telle grâce. Or celui qui veut passer à l’intérieur du voile doit s’avancer non seulement revêtu des ornements pontificaux, mais aussi, selon l’instruction du Seigneur, enveloppé par le nuage d’une fumée aromatique, en sorte que, au moment de son entrée, il brûle de la ferveur de tant de désirs célestes émanant de lui et bouillonnant comme une fumée aromatique 246, au point que tout ornement de l’homme intérieur qui pourrait lui plaire, lui soit objet de mépris et qu’il le tienne tout à fait pour néant 247. Peut-être aussi que Moïse laissant la foule au pied de la montagne et Aaron déposant ses habits ordinaires avant d’entrer dans le tabernacle, cela signifie la même chose; et de même Moïse montant sur la montagne en compagnie des anciens d’Israël et Aaron entrant dans la tente avec les ornements pontificaux, cela a le même sens; et peut-être n’y a-t-il pas de différence dans le fait que l’un, au moment de monter sur la montagne, ait laissé les anciens et gagne le sommet avec le seul Josué 248, et que l’autre s’avance dans le Saint des saints avec les aromates enflammées; et c’est la même chose, néanmoins, que l’un s’avance dans la nuée et l’autre à travers le voile, à cette seule différence près que, conformément à ce qui est rapporté allégoriquement, l’un pénètre au cœur du message mystérieux de la révélation divine uniquement sur appel de Dieu, tandis que l’autre le fait par une décision propre.

NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE (p. 373-471) 1. oraculum: oracle, le terme est en usage dans la langue religieuse classique pour désigner soit un message divin soit un lieu de prière; on pourrait le traduire aussi par «oratoire», mais en perdant un peu de la connotation qui évoque les réponses que Dieu donne aux prières des hommes. Richard précise plus loin (c. 8) qu’il s’agit du propitiatoire. 2. Les chérubins appartiennent aux ordres supérieurs; Hugues, commentant la Hiérarchie céleste de Denys, dit qu’ils [les trônes, les chérubins et les séraphins] sont situés près de Dieu, en une proximité immédiate (circa Deum immediate secundum propinquitatem); (VI, 7; PL 175, 1035A). Hugues et après lui Richard reprennent les termes mêmes du Pseudo-Aréopagite, lequel précise que cette hiérarchie supérieure, plus que toutes les autres, «est immédiatement contiguë aux illuminations primordiales de la Théarchie» (trad. M. de Gandillac, Hier. cél., VI, 2, SC 58bis, p. 105); Jean Scot: «per se praeoperantibus Divinitatis illuminationibus immediate intentior» (PL 122, 1049D). 3. On remarque les niveaux de contemplation: au-dessus du monde, le niveau des réalités célestes (le monde spirituel), et au-dessus de l’espace céleste, les réalités divines. 4. Sur ces trois moyens de prendre connaissance de la réalité, cf. De Trinitate, I, 1 (891A; éd. RIBAILLIER, [p. 86-87] l. 7-10; SC 63, p. 64): «Par quels moyens prenons-nous habituellement connaissance des réalités: nous avons, si je ne m’abuse, trois moyens de connaître les choses, car certaines, nous en avons la preuve par l’expérience (alia experiendo probamus), d’autres nous les obtenons par le raisonnement (alia ratiocinando colligimus), d’autres nous les tenons pour certaines par la foi (aliorum certitudinem credendo tenemus).». Cf. aussi Hugues, De sacramentis, I, X, 2 (PL 176, 328C-329A) qui distingue ce qu’on saisit par les sens, par l’expérience, par l’esprit, et ce qu’on ne peut imaginer, les invisibles inaccessibles sinon par la foi, comme Dieu qu’on ne peut comprendre par l’intelligence seule. 5. incomprehensibilitatis magnitudo: selon Richard la connaissance qu’ont les anges de l’immensité divine est limitée, comme il le dit dans le De Trinitate III, 25 (930B; éd. RIBAILLIER, l. 16-19; SC 63, p. 220): «L’intelligence humaine comme l’intelligence angélique ne pourra jamais comprendre [c’est-à-dire saisir entièrement], sans parler du reste, l’immensité elle-même de la divinité.» 6. celebritas: la fréquentation, c’est-à-dire la méditation constante des réalités divines. 7. La suite montre qu’il faut comprendre les genres de contemplation. 8. ratio désigne d’une part la rationalité humaine, tout ce que l’homme déduit par des causes et des explications rationnelles, et la «rationalité» divine, les raisons éternelles (le Verbe). 9. Sur cette triade de l’être, de la vie et de l’intelligence dans l’unité divine, voir infra, n. 170. 10. Dans le De sacram., I, III, 30 (PL 176, 232A), à propos de certaines réalités qui s’opposent à la raison, Hugues précise que la raison vient appuyer la foi, et que celle-ci permet de parfaire ce que la raison entrevoit (fides ratione adjuvatur et ratio fide perficitur). 11. Cf. De Trinitate, I, 1 (891A-B; éd. RIBAILLIER, [p. 87] l. 12-18; SC 63, p. 64), cité I, 6, n. 86. 12. superiora: au sens de «précédent», «d’auparavant», superius dicta; en parallèle nous aurons plus loin posteriora (d’autres comprennent superiora au sens de «d’un niveau supérieur»). Ce sont en fait des réalités qui sont au-dessus de la raison (ce que le latin désigne

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par illa), qui n’ont pas en soi un niveau supérieur par rapport aux autres réalités révélées. La suite montrera qu’il s’agit de réalités dont on peut s’approcher, après en avoir eu la révélation et après avoir eu foi en elles. Les autres (ista) demeureront tout à fait inaccessibles aux ressources de la raison. 13. prolata (proferre): nous conservons la leçon de nos manuscrits, malgré les lectures divergentes, «avancer un avis» (perferre sententiam pourrait signifier soutenir une opinion). M.-A. Aris ne mentionne pas la variante de nos mss. Quelle que soit la lecture retenue, le sens général n’est pas foncièrement altéré. Voir le De Trinitate, I, 2 (891B; éd. RIBAILLIER, [p. 87-88] l. 6-9; SC 63, p. 66): pour les fidèles, ces vérités de la foi ne peuvent être mises en doute à cause des multiples révélations et prodiges qui les accompagnent, signes qui sont des arguments, prodiges qui tiennent lieu d’expériences (des références à saint Augustin, saint Anselme, Abélard, saint Bernard sont données en note, op. cit., éd. RIBAILLIER, p. 87). En I, 3 (892A; op. cit., [p. 88] l. 3-4; SC 63, p. 68), Richard rappelle également la prophétie d’Isaïe (7, 9, citée ici en II, 10) et enchaîne en recommandant que l’esprit approfondisse ce qu’il a acquis par la foi (l. 4-9): «Il faut bien sûr entrer par la foi (oportet quidem per fidem intrare) [...] se hâter toujours d’avancer vers une intelligence plus intime et plus profonde (ad interiora et profundiora intelligentiae properare), s’appliquer avec zèle et une diligence extrême, afin de pouvoir progresser chaque jour dans l’intelligence des vérités reçues de la foi.» 14. L’investigation avec les seuls instruments de la raison peut faire vaciller les certitudes appuyées sur la foi. Cf. II, 2. 15. Le langage humain a besoin des enseignements de la Révélation pour dire les mystères. 16. prima, c’est-à-dire supra rationem illa. 17. posteriora, c’est-à-dire praeter rationem ista. 18. fantasticus: ce que l’imagination (fantasia) invente (qui est changeant, divers). 19. Il ne peut plus s’agir de similitude, mais d’une sorte de saut métaphorique, lorsqu’on parle de ces réalités avec le langage humain. 20. Cf. III, 1, où il est dit que l’imagination est déjà hors course dans la contemplation des essences spirituelles. L’exclusion de toute image pour penser l’Un (Dieu), rejoint les thèses de Denys (De Div. Nom., I, § 5, Jean Scot, PL 122, 1116B: «[Où] il n’y a ni sensation (sensus), ni image (phantasia), ni opinion (opinio), ni nom (nomen)...» 21. Une partie ne diminue pas le tout et le tout n’est pas une addition de parties. 22. Cf. saint Augustin, De Trinitate, VI, X, 12 (CCSL 50, [p. 243] l. 55-56; BA 15, p. 500; PL 42, 932): «[Dans la Trinité] les réalités divines sont toutes en chacune, et chacune en toutes, et tout est en tous et tout en un (et unum omnia).» On aborde ici l’un des paradoxes qu’impliquent l’unicité de Dieu et la Trinité: aucune des Personnes divines n’est moins que Dieu, chacune est totalement Dieu, et il n’y a pas de division en Dieu... C’est le domaine où la raison échafaude des analyses, exclut des hypothèses, accepte des vérités (l’unité du divin), mais se heurte à des vérités incompréhensibles et ineffables, même si le raisonnement l’y conduit (Richard, De Trinitate II, 22; éd. RIBAILLIER, [p. 129] l. 22-23; 913D): «Quam ineffabile immo et incomprehensibile quod ratio ratiocinando compellit de Deo nostro sentire.» Dans les prochains chapitres, on retrouvera ces thèmes en parallèle avec les thèses du De Trinitate de Richard, et qui rappellent les réflexions de saint Augustin sur l’infini de Dieu, sa Trinité, etc. 23. Les deux derniers genres qui constituent la contemplation supérieure. Plus loin, l’auteur parle de degrés. 24. nouissimus: l’emploi de ce mot ici est un peu déroutant. Il apparaît dans la phrase précédente avec le sens de «les derniers [dont on a parlé]», mais le contexte nous interdit de comprendre cette fois qu’il s’agit des derniers degrés de contemplation, mais des réalités qui ne peuvent être que les premières, celles que nous rencontrons en premier dans notre

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contemplation: il s’agit donc des réalités qui sont les plus récentes par rapport à l’éternité des réalités divines, celles qui ont été créées avec nous, celles qui nous sont les plus proches. 25. Le latin a d’abord notitia, puis cognitio: le premier signifierait une connaissance simplement acquise, sans travail de réflexion, le second une connaissance en action, qui est intérieure et impliquerait une réflexion complexe et approfondie. Quelques lignes plus loin, notitia revient: Dei notitia, que nous comprenons aussi comme une connaissance intuitive, non comme le résultat d’un travail rationnel. Il faut cependant remarquer que tout de suite après Richard dit: scientiam suam in Dei cognitione dilatare; mais la cognitio ici est induite par l’idée d’élargissement du savoir (l’esprit sait plus de choses sur le divin, par exemple la trinité des personnes, l’incommensurabilité, etc.). 26. Y a-t-il là une déclaration marquant une opposition avec le néoplatonisme et sa métaphysique des émanations à partir de l’Un? Richard se tient en tout cas en conformité avec l’orthodoxie en affirmant que le point ultime de l’ascension est la connaissance du divin, qu’il n’y a rien au-delà; au terme de l’ascension, les âmes sont «au point le plus élevé, sublimées, s’approchant immédiatement de Dieu, recevant de lui purification et illumination, et la perfection d’un état sanctifié»; c’est le sens de ce que dit Hugues, dans l’In Hier. coel., PL 175, 998C: «Sed sunt superiores et sublimes, et ipsi appropinquantes divinitati immediate ab ipsa accipientes et purgationem ut sint mundi, et illuminationem ut sint clari, et perfectionem ut sint sancti.» 27. Ici, il s’agit du point le plus élevé qu’on atteint par la contemplation. Mais on peut mettre en parallèle à ce passage la formule récurrente qu’on lit déjà chez saint Augustin (De doctr. chr., I, VII, 7 (CCSL 32 [p. 10], l. 3-4; BA 11, p. 188) : «On le [Dieu] pense de telle manière que cette pensée s’efforce d’arriver à un être qui n’a rien de meilleur ni de plus élevé que lui (quo nihil melius sit atque sublimius)». Richard, De Trinitate, I, 11 (896A; éd. RIBAILLIER, l. 8-10; SC 63, p. 82) : «Nous disons le plus haut de tout (summum vero omnium), par rapport à quoi il n’est rien de plus grand ni de meilleur (nihil est maius, nihil melius).» Cf. aussi I, 19 (899C-D; éd. RIBAILLIER, l. 4-6; SC 63, p. 96): «Si donc la science des choses divines ne peut rien saisir par l’intellect qui soit plus parfait que Dieu (Deo perfectius), combien moins encore la science humaine pourrait-elle concevoir quelque chose de plus grand et de meilleur que Dieu.» Dans ce chapitre Richard affirme que rien ne peut être audelà de l’être divin, pas plus une Sagesse, qu’une Puissance, en écho à saint Anselme, Proslogion, I, 3 (PL 158, 228B; éd. SCHMITT, Op. omnia I, p. 103, l. 1-2): «Ainsi donc, cet [être] dont on ne peut pas concevoir de plus grand (quo maius cogitari non potest) est d’une manière tellement véritable que l’on ne peut pas penser qu’il n’est pas. Et cet être, c’est Toi, Seigneur notre Dieu» (trad. A. Koyré, p. 15). 28. initiamur: dans la Hiér. cél. de Denys, commentée par Hugues, Dieu est le perfectionis principium, «a quo omnis perfectio initium habet» (PL 175, 956B). 29. L’or est un métal noble et, qui plus est, malléable. Écho de Num. 10, 2: «Fac tibi duas tubas argenteas ductiles». L’adjectif «ductile» respecte non seulement les couleurs du latin, mais rend assez bien l’idée d’un instrument qui a été façonné au marteau (battu, étiré...), avec un métal fondu, moulé, qui devient apte à résonner harmonieusement. Le travail par lequel on forge le métal met en œuvre autant un martèlement qu’une fonte dans le feu. Voir aussi De IV grad., viol. car., 42 (1222A; éd. DUMEIGE, p. 170). La même idée, au sens moral, est dans le mot «componction» qui suit et, un peu plus loin, dans «contrition» (contricio, de conterere, broyer, moudre). Voir aussi infra, n. 42. 30. L’effet rhétorique du latin est difficile à reproduire en français; artificiosus se réfère bien sûr à la nature du travail de l’artisan qui martèle le métal, ce qu’il faut transposer métaphoriquement au travail de purification intérieure; quant à studium, c’est l’étude, l’application consacrée à progresser dans la voie du dépouillement.

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31. Le latin dit habitus, ce qui pourrait aussi se rendre par «dispositions intérieures». Nous entendons encore dans le mot un écho de l’expression induere formam (se revêtir de la forme angélique), tout en gardant à l’esprit que la forme n’est pas un revêtement superficiel, mais une forme informante, constitutive de l’essence angélique immatérielle. 32. L’homme qui médite sur les chérubins est appelé à transformer cette image en lui donnant le sens spirituel qu’elle doit avoir, et alors son esprit en se transfigurant devient «chérubinique», capable de contempler les mystères divins. Remarquer la distinction entre transformare et transfigurare, le premier faisant référence au travail de purification des représentations, le second à l’effet mystérieux que ce travail opère sur l’esprit (avec l’aide de la grâce). 33. excessus: ici, mouvement de dépassement et d’entrée dans le domaine de la connaissance propre aux anges. Quelques lignes plus haut, on avait déjà excessus, mais dans un sens un peu différent, en tout cas un contexte différent (égarement de l’esprit qui «sort de luimême», qui abandonne son fonctionnement normal). 34. archangelicus: qui occupe le premier rang dans la hiérarchie angélique – comme on le lira ensuite –, celui qui est le plus proche de Dieu. Comprendre arch- au sens étymologique; le plus élevé en dignité. 35. Les étapes de la purification intérieure: retour en soi, méditation sur la grandeur de l’esprit, sur l’action de la grâce et sur l’histoire du salut qu’enseigne l’Écriture, autant d’étapes accessibles à la pensée humaine, seule ou aidée. 36. precipere, leçon de nos mss, signifie donner des prescriptions (celles que Moïse communiquera à son peuple). La variante percipere (Patrologie et M.-A. Aris) entraîne un sens différent. 37. Autrement dit, Moïse a expérimenté la construction de l’arche symbolique, c’est-àdire qu’il a fait l’expérience à titre personnel des étapes conduisant à la contemplation, ce qui le qualifie pour instruire les autres hommes. 38. Ce psaume est déjà cité en III, 2, où le sens de altum est commenté (n. 26). Sur cette ascension de Moïse au sommet de la montagne, où lui est révélé le tabernaculum foederis (donc l’arche d’alliance), qui n’est autre que l’état de perfection (status perfectionis), cf. Beni. min. c. LXXXIII (59C-D). 39. gemitibus inenarrabilibus: le souvenir de ces mots vient naturellement à l’esprit de Richard, non sans comporter un sens profond; dans la lettre de saint Paul aux Romains, il s’agit de l’Esprit saint qui vient aider l’homme dans ses prières et intercède pour lui par des gémissements indicibles; mais plus haut (8, 14), il était dit que ceux qui sont animés par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu; la citation paulinienne est donc bien en situation, puisque désormais, à ce niveau de la contemplation, il est nécessaire que l’Esprit assiste l’homme qui ne peut désirer ce qu’il ne connaît pas (8, 26: «Spiritus adiuvat infirmitatem nostram, nam quid oremus sicut oportet nescimus...»), et donc qui a besoin d’avoir une certaine connaissance de ce à quoi il aspire, connaissance qui lui est insufflée par la grâce, et, en pénétrant au fond de son cœur («ad cor altum ascendere», que nous venons de lire), l’homme découvre ce que désire l’Esprit (8, 27: «qui autem scrutatur corda scit quid desideret Spiritus...»). Nous pouvons même penser que les gémissements sont qualifiés d’ineffables, parce qu’ils sont nourris d’inspiration divine, dépassant donc tout ce que l’homme pourrait exprimer par lui-même. Le contemplatif est non seulement soulevé par la grâce, mais son aspiration se situe à un niveau qui dépasse le plan humain ordinaire du désir et de la supplication; l’effort de purification requiert lui aussi la collaboration de la grâce. Rom. 8, 14 ss, qui évoque le désir des hommes devenus fils de Dieu d’atteindre à la révélation de la gloire avec l’aide de l’Esprit, est certainement en arrière-plan du texte de Richard.

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40. Voir De IV grad. viol. car., 37 (1220B; éd. G. DUMEIGE, p. 165, l. 21-23): «Quelle allégresse (iocunditas) dans la vision elle-même, quand il y a tant de délectation à se la remémorer (tanta delectatio est in eius recordatione).» 41. Cf. le début de la Hiér. cél. de Denys citant Iac., 1, 17: «Tout don... descend du Père des Lumières.» Et Denys poursuit (trad. M. de Gandillac, SC 58bis, p. 70): «Mais toute procession, qui sous la motion du Père, révèle sa Lumière [...] suscite notre tension vers le haut...» La grâce de cette contemplation fait naître le désir du retour à l’unité originelle en Dieu. Le retour à l’unité originelle, dans la perspective des Victorins – et de la théologie chrétienne – est un don de la grâce, non une conquête de l’esprit seul – comme pourraient le dire les néoplatonciens. 42. productile: nous risquons ici une périphrase pour essayer de sauvegarder le sens du mot latin qui implique l’idée d’avancement; cf., dans la phrase suivante, feriendo producere. Dans les Nonnulle alleg. tab. fed. (198C), nous lisons: «En frappant nous produisons quelque chose de ductile (ductile feriendo producitur), et nos chérubins sont ductiles (cherubin nostri ductiles esse iubentur), selon l’ordre reçu. Nous en déduisons donc [... que] nous progressons davantage par la componction que par l’investigation (melius compunctione quam investigatione proficimus).» 43. feriendo: nous corrigeons la leçon fautive de la Patrologie qui écrit ferendo. Cf. saint Augustin, Enarr. in ps. 32, II, sermo 2, 10 (PL 36, 290, CCSL 38, [p. 262] l. 25-26): «La trompette ductile s’allonge sous le marteau (malleo producitur), de même le cœur du chrétien s’étend vers Dieu sous les coups des tribulations (christianum cor in Deum pressurarum plagis extenditur).» Dans l’Enarr. in ps. 97, 6 (PL 37, 1255; CCSL 39, [p. 1374] l. 7 ss), saint Augustin donne l’exemple de Job, homme cruellement éprouvé par le malheur (tuba ductilis erat Iob), qui supporte les épreuves et s’en trouve fortifié. 44. L’image ne peut être qu’une approximation, elle est comme un voile qui laisse apparaître et dissimule à la fois; mais pour qu’elle brille autant que possible selon la dignité de ce qu’on essaie de représenter, c’est à l’image des esprits les plus éminents qu’il faut recourir. 45. Citation incomplète du verset d’Ézéchiel (perfectus [decore] est omis). Voir la note complémentaire 2 sur in deliciis meis, p. 596. 46. Les dii peuvent désigner des êtres célestes. 47. Lorsqu’on essaie de concilier ces affirmations contradictoires que Richard met délibérément en confrontation, on est en présence d’une thèse paradoxale qui revient constamment dans la méditation mystique et qu’il faut admettre, même si elle heurte nos raisonnements habituels. Maître Eckhart dira par exemple, dans l’Exposition du livre de l’Exode, 21 (Lat. Werke II, cité dans F. BRUNNER, Maître Eckhart, Approche de l’œuvre, p. 118): «... ce qui a l’être et le reçoit, par exemple la sagesse et n’importe quoi de ce genre, est absolument néant sans l’être lui-même», c’est-à-dire sans que l’Être le soutienne en permanence, rejoignant ainsi ce que dit saint Bernard dans le De consideratione V, que cite Maître Eckhart en 18: «Cet être tellement unique, tellement éminent, ne juges-tu pas que, comparé à lui, tout ce qui n’est pas lui n’est pas, plutôt qu’il n’est?» (op. cit., p. 115-116). 48. Nos mms ont clairement qui, mais nous avons choisi la forme que nous lisons dans le psaume 82, 2. 49. Contrairement à la plupart des traducteurs qui rendent existimus [exsistimus] par «nous sommes», ce qui évidemment n’est pas faux, nous préférons conserver le sens originel du mot en songeant à ce qu’en dit Richard lui-même dans le De Trinitate, IV, 12 (938A; éd. RIBAILLIER, l. 25-27): «Quid est enim existere nisi ex aliquo sistere, hoc est substantialiter ex aliquo esse?» Exister, c’est recevoir l’existence d’un autre, substantiellement comme venant d’un autre, ce qui est le propre de la créature, qui reçoit l’existence d’un autre, mais ne se confond pas avec lui. En distinguant ici «être» et «exister», non seulement nous supposons que pour Richard cette nuance était présente à son esprit, mais nous marquons

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aussi que la créature recevant le don de l’existence se distingue de l’Un, à qui elle doit d’être, par la multiplicité (par exemple, le morcellement de la pensée, des affects, contradictoires, fluctuants...); et l’unité qu’elle désire retrouver en elle est aussi vestige de Dieu. Sur existere encore, W. Beierwaltes, dans Platonisme et Idéalisme (p. 130, n. 109), cite le sens littéral que lui donne Richard et ajoute par ailleurs que ce sens pourrait bien être l’«une des racines du concept heideggérien de l’extatique, de l’ex-sistence, de l’être-hors-de dans la vérité, de l’êtredans extatique». Nous effleurons un problème qui entraînerait de larges développements. 50. L’homme passe sur terre comme image de Dieu. Voir note complémentaire 2, p. 601. 51. Saint Bonaventure reprendra cette image des deux chérubins (Itinerarium, c. V, 1, éd. DUMÉRY, p. 82): «Les deux chérubins voilent de leur ombre le propitiatoire; le sens en est celui-ci: il s’agit des deux modes de contempler les réalités invisibles et éternelles de Dieu (per quae intelligimus duos modos seu gradus contemplandi Dei invisibilia et aeterna), l’un occupé des réalités essentielles [essence divine] (essentialia Dei), l’autre des propriétés des personnes [mystère de la Trinité] (propria personarum).» 52. Ils sont au-delà de ce qui pourrait justifier (ratio) ou permettre un rapport de ressemblance. 53. uidetur: nous pensons – et cette remarque vaut pour d’autres occurrences de uidetur – qu’il ne faut pas forcément voir dans l’emploi de ce verbe une nuance d’atténuation ou d’hésitation, mais bien l’expression de quelque chose qui apparaît ainsi à notre esprit, lequel ne peut exercer là-dessus un contrôle rationnel. 54. Cf. le «nuage d’oubli» dont parle l’auteur anonyme du Nuage d’inconnaissance, au ch. 43 (trad. A. Guerne, p. 137): «Rejette bien loin toutes choses sous le nuage de l’oubli. Et tu dois comprendre que tu n’as pas seulement à oublier en cette œuvre toutes les autres créatures que toi-même et aussi leurs actions ou les tiennes, mais encore que tu as, en cette œuvre, à oublier ensemble et toi-même et tes propres actions pour Dieu...» (Cf. infra, n. 87.) L’aliénation de l’esprit est une perte de conscience de soi. On peut rapprocher également de ce passage ce qu’expose Jean Cassien dans sa Conlatio IX, De oratione. Pour exprimer ce que doit être l’oraison véritable, c’est-à-dire la vraie contemplation, il faut, comme le disait le bienheureux Antoine, se détacher et oublier même les actes de piété (IX, 31; PL 49, 808A; CSEL 13, p. 277; SC 54, p. 66): «L’oraison n’est point parfaite, quand le solitaire a conscience de lui-même et connaît qu’il fait oraison» («...in qua se monachus uel hoc ipsum quod orat intelligit»). Cf. en III, 1 (109D), cette même exhortation à quitter tout souvenir du monde corporel. 55. aspectus peut signifier l’action de porter son regard sur un objet (l’exercice du sens de la vue), ou l’aspect, l’apparition, la vue de quelque chose. On pourrait donc aussi traduire par «à la vue de tels chérubins», comme certains. Mais Richard veut-il dire que c’est le fait de voir les chérubins qui entraîne l’extase ou que c’est le fait d’entrer dans la vision chérubinique (l’âme se trouve dans la situation des chérubins, ce moment de la contemplation où le regard est à proximité de l’éclat éblouissant de Dieu)? C’est ce dernier sens que nous préférons. Quelques lignes plus loin, respectus signifie un regard plutôt tourné vers les réalités terrestres, connues. Voir I, 4, n. 56. 56. in eiusmodi excessus: ce sont les dépassements où l’esprit, accédant à une contemplation du même genre que celle que symbolisent les deux chérubins, pourrait «voir» les mystères du propitiatoire (Unité et Trinité). 57. L’éclat du divin est en quelque sorte adapté à la capacité de perception de l’âme en cette vie (différence sans doute avec la vision en l’état glorieux, quoique là-dessus les théologiens puissent émettre des opinions divergentes). 58. La clarté que le contemplatif découvre en lui est l’image divine, pâle reflet de l’éclat divin; celui-ci est trop fort pour le regard humain, celui-là doit être voilé pour éviter que

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l’homme ne s’en glorifie et ne s’en satisfassse. La fonction symbolique des ailes que les chérubins déploient est de voiler et de séparer ce qui est incommensurable. 59. On remarquera l’exacte répartition des images de la clarté et de la chaleur entre jugement (estime, connaissance) et attachement (amour). 60. uolubilitas: idée de ce qui roule, se renverse. Isaac de l’Étoile dit (Sermo IV, 30; PL 194, 1701C; SC 130, p. 133): «Ainsi, qui élève la pointe de son esprit jusqu’à regarder l’être purement incorporel, doit transcender non seulement tout être corporel, et même toute ressemblance corporelle, mais aussi toute agitation des pensées (cogitationum universam volubilitatem transcendat).» Sur l’aigle, voir I, 3, n. 42. 61. On se rappelle que gratia aspirans signifie une grâce qui souffle sur l’âme, mais aussi, comme ici, qui entraîne l’âme. 62. Le désir de la gloire future (la pleine connaissance du divin) et l’aspiration à en avoir si possible certaines prémices en cette vie concourent à la quête de la grâce de contemplation, et celle-ci vient comme un don d’en haut. 63. Ce qui ressemble à une redondance inutile traduit en fait la volonté d’affirmer que la connaissance de Dieu est étroitement liée au désir de Dieu, qu’à ce stade de la contemplation, il n’y a plus guère de distinction perceptible entre les deux expériences. Ajoutons que la nécessaire conjonction des deux mouvements est accentuée en latin par le parallélisme sonore: cognitio – dilectio. On peut rapprocher ce passage du De archa Noe de Hugues (I, III ; CCCM 176, [p. 12] l. 100-103: «Quos per cognitionem prius illuminauerit, per amorem postmodum fortiter ardere facit.» Voir à ce sujet les pages judicieuses de P. Sicard, dans Théologies victorines comparant la position de Richard et celle de Hugues (p. 76-77 et p. 9293). 64. Voir I, 1, n. 19. 65. ergastulum: le pénitencier, mot qui évoque le châtiment de l’humanité à la suite du péché originel. Mais aussi la prison du corps. Richard, Sermones centum, Sermo XXVII, 4 (PL 177, 959C; éd. CHÂTILLON, l. 9-11): «Il y a cet autre passage du juste dans la mort, quand l’âme sortant de la prison et des chaînes du corps (quando anima, de ergastulo et vinculis carnis egrediens), libérée des tentations du siècle, passe dans la gloire de la liberté des fils de Dieu.» Cf. saint Paul aspirant à être délivré des liens du corps (Phil. 1, 23; II Cor. 5, 4). 66. interim: chez les auteurs religieux, le mot prend souvent le sens de «dans le temps présent», c’est-à-dire le temps d’ici-bas où l’âme est encore dans le corps (cf. F. CHÂTILLON, “Hic, ibi, interim”, RAM, 25 [1949], p. 194-199). Quelques lignes plus loin, nous avons «pérégrination temporelle» (temporis peregrinatio), qui exprime la même idée: cheminement dans le temps, dans cette vie présente. 67. in ostio tabernaculi: pour Origène (Comm. in Cant., II, 4, 30, SC 375, p. 346), Moïse se tenant devant la porte, c’est allégoriquement l’intelligence qui se tient hors du corps, c’està-dire hors des pensées charnelles, condition de la venue de la lumière divine. Dans l’homélie IX sur l’Exode, Origène fait aussi allusion au sens que donnaient certains interprètes au mot tabernaculum, «le monde»; signification qu’on retrouve chez Grégoire de Naziance (Discours 28, 1, SC 250, p. 170-171). Parmi les divers sens symboliques du mot, Alain de Lille donne aussi celui de «corps de l’homme» (Dist. dict., PL 210, 965 A). Mais on verra en V, 8 que Richard entend même tabernaculum au sens de la demeure de l’esprit humain, et que la sortie de la tente signifie la sortie hors de l’esprit. 68. Noter les paronomases du latin (molestiam – miseriam – militiam et pergrinatio – expeditio), difficilement transposables en français. 69. peregrinatio: désigne la vie sur cette terre, ce que les auteurs ecclésiastiques disent aussi par in via, en route, par opposition à in patria (au ciel, dans la maison de Dieu le Père). 70. quod: dans la langue postclassique, le mot peut introduire une complétive après un verbe de sentiment, d’affirmation ou d’opinion (en concurrence avec une construction infi-

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nitive): ils supportent de vivre; il n’est pas indispensable d’y voir une relative (comme certains), avec le sens de supporter ce qu’ils vivent. 71. impatienter, patienter: les mots latins conservent une connotation avec pati, éprouver une souffrance, et, comme on l’entend aussi en français, patienter, s’impatienter (le verbe français souffrir conserve cette double nuance). 72. Ou: ôtez-moi la vie. 73. Nous avons esssayé de sauvegarder le jeu de mots: imperfectum suum perfectius agnoscere. 74. Richard se tourne vers le personnage biblique, une manière subtile d’associer le lecteur-auditeur à la lecture de l’épisode. On remarque la structure antithétique de la phrase, où la crainte d’être vu devient le désir de voir Dieu. Élie, en effet, se voile d’abord la face: c’est l’interdit biblique de regarder l’éclat aveuglant de la divinité; dans l’épisode d’Élie (III Reg. 19, 12-13), Dieu passe tout près du prophète, c’est le murmure d’une brise légère, ou comme on le lit chez S. Castellion, une voix «coye» (quiète) et grêle, une voix silencieuse. Élie ne se voile pas la face par crainte des manifestations bruyantes qui ont précédé cette venue, mais pour ne pas voir. D’autre part, Élie fuyait le monde des hommes et les tribulations de la vie, et se cachait dans le désert. Peut-être aussi ressentait-il alors plus fortement son imperfection (verset 19, 4: «je ne suis pas meilleur que mes pères»), et il appréhendait donc d’être vu par Dieu, tout en désirant de voir Dieu. Dans le contexte du cinquième genre de contemplation, on entend peut-être Richard nous dire que la grâce divine inspiratrice suscite à la fois le désir de voir le Seigneur, mais aussi la crainte de ne pas être digne de cette vision. L’esprit est encore au seuil de la contemplation, mais n’est pas encore emporté dans le ravissement. 75. Richard se réfère au premier passage de Dieu (III Reg. 19, 12): Élie entend la voix et entend le souffle du vent et se voile la face. Au second passage de Dieu, Élie sera hors de la caverne (III Reg. 19, 13). 76. Nous conservons la leçon de nos mss: le parfait prosilui est attesté. 77. Le parallélisme littéral avec la phrase précédente (c’était le passant, transeuntis, ici l’arrivant, aduenienti, et ici Élie, uelata facie, là, pour Abraham, reuelata facie) continue celui du chapitre précédent. Pour faciliter la lecture, nous ajoutons les noms des deux personnages. Nous devons comprendre reuelata facie au sens de «notre face délivrée de tout voile», comme le dit saint Paul: «Tous n’ayant point de voile qui nous couvre le visage, et contemplant la gloire du Seigneur...» (cf. la fin du ch. 11). 78. En Gen. 18, 3, Abraham supplie le Seigneur de ne pas passer son chemin (ne transeas) et donc de tenir sa promesse de faire sortir de lui un grand peuple (Gen. 12, 2). 79. Ce passage, qui manque dans la Patrologie et qui n’a pas de parallèle précis dans le texte sacré, évoque peut-être l’agitation d’Abraham qui va et vient et qui revient se tenir auprès des trois visiteurs (18, 8: ...ipse stabat iuxta eos); dans l’expérience contemplative, cela se traduit par une complète dépendance du bon-vouloir divin, et non plus de la volonté propre (cf. ci-après: «mens... aliquid de proprie uoluntatis beneplacito abscidit»). 80. La visite de Dieu se manifeste par des phénomènes extraordinaires: tremblements de terre, tempête, feu (cf. les références à la Bible données au texte latin). On passe directement à l’évocation de l’expérience contemplative analysée parallèlement aux épisodes bibliques: d’abord, ici, celle à l’image de l’expérience d’Élie, et sitôt après, celle à l’image de ce qu’a vécu Abraham. Voir note complémentaire 3), p. 616-617. 81. si quasi: la version de nos mss peut se justifier (si elliptique, avec le sens de si etiam / etiamsi est attesté). Si nous adoptions la leçon sed quasi, le sens serait: une présence, mais passagère. 82. uoluntas bona, beneplacens et perfecta: c’est à la fois la volonté qui est bonne, agréable, parfaite, en l’essence divine, et ce qu’elle veut; il y a équivalence en Dieu entre ce qui est le

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Bien suprême, la Perfection absolue appartenant à son essence, et l’accomplissement du Bien, la volonté de promouvoir le Bien. Tout ce paragraphe renvoie aux chapitres 20 à 24 de la II e partie. 83. Nous comprenons littéralement: ce qui est vu à l’extérieur (de l’esprit), il le tire à l’intérieur (introrsum trahit). D’autres comprennent le contraire: la vision intérieure est tirée à l’extérieur (exterius trahit), ce qui nous paraît être ici un contre-sens. 84. intelligentia communis: l’intelligence commune à tous, qui recourt à la raison et aux similitudes; cf. I, 6 (71C). Nous ne pensons pas que pour Richard ce qui a été vu en extase soit désormais soumis à la compréhension des autres, même si le contemplatif s’efforce, avec les moyens de son intelligence ordinaire, de l’exprimer. 85. Dans la Genèse, lors de l’apparition divine à Mambré, Abraham sacrifie un veau qui est offert au Seigneur comme nourriture (mactare est un verbe exprimant le sacrifice d’un animal, dans la Bible). 86. L’idée de resserrement contenue dans artior (artus) veut probablement dire que le contemplatif fait le choix d’abandonner tout ce qui est personnel, d’être plus strict, plus resserré, s’en tenant à l’essentiel, qui est l’attention à la présence intérieure de la grâce divine. Voir la note complémentaire 1 (dilatatio). 87. L’oubli de soi, condition d’accès à la contemplation, implique le détachement aussi de ses propres vertus, non en les supprimant mais en reconnaissant qu’elles sont une grâce divine, comme le dit l’auteur du Nuage d’inconnaissance (trad. A. Guerne, ch. 40, p. 131): «Sans aucune considération [...] à aucune vertu que puisse susciter en l’âme humaine quelque grâce que ce soit; et nullement tu ne chercheras à voir si c’est Humilité ou Charité, Patience ou Abstinence, Espérance, Foi ou Tempérance, Chasteté ou volontaire Pauvreté. Que fait cela au contemplatif? Puisqu’en toute vertu il trouve et voit, reconnaît et a sentiment de Dieu; car en Lui sont toutes choses, tout ensemble par cause et par état.» Cf. aussi supra, n. 54. La purification intérieure comporte donc l’abandon de toute idée de mérite personnel; plus grand sera le dépouillement intérieur, non seulement des attaches mondaines, mais de tout sentiment de mérite et de culte des vertus pour elles-mêmes, plus grande sera la bienveillance divine. Cette attitude diffère complètement du stoïcisme ou de toute autre sagesse qui ne viserait que l’«apatheia» personnelle: elle est totalement ordonnée au divin. La grâce divine suffit à nourrir la vie intérieure et transfigure ce qui restait de traces trop humaines. 88. inpendimus: au sens premier, nous faisons cette dépense pour offrir un festin au Seigneur, mais c’est aussi faire le sacrifice de notre volonté propre. 89. La référence au repas partagé avec Dieu fait signe aussi vers l’expérience contemplative la plus élevée et rejoint peut-être, pour le sens, ce que nous rencontrerons plus loin (c. 12 et 13), une autre analogie de cette expérience, celle du baiser de l’époux dans le Cantique des Cantiques; c’est l’expression d’une fusion et d’une fruition quasi réciproque. Cf. Guillaume de Saint-Thierry, Super cantic. I, X, 130 (PL 180, 519B; CCCM 87, [p. 90] l. 113-114; SC 82, p. 276), l’homme devient, par identité de volonté, un seul esprit avec Dieu, «et tunc per similitudinem voluntatis unus cum Deo spiritus fit». Les mystiques l’exprimeront ultérieurement avec encore plus d’audace et de liberté. Par exemple Hadewijch d’Anvers, dans sa Lettre IX (Lettres spirituelles, éd. J.-B. PORION, p. 103): «C’est fruition commune et réciproque, bouche à bouche, cœur à cœur, corps à corps, âme à âme; une même suave Essence divine les traverse, les inonde tous deux, en sorte qu’ils sont une même chose l’un par l’autre...» (Voir à ce sujet le commentaire de Dom Porion sur le risque d’interprétation panthéiste, qu’il récuse, ibidem, p. 102; voir aussi dans l’introduction à cet ouvrage, p. 25, le rapprochement avec Ruusbroec à propos de cette union mystique.) De même, s’appuyant sur Apoc. 19, 9 et 17 (les appelés «au souper des noces de l’Agneau [...] au grand souper de Dieu», selon la traduction de Bossuet), saint Jean de la Croix interprète ainsi (Cantique

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spirituel, commentaire de la strophe XV, dans Œuvres spirituelles, p. 793): «Or il faut savoir qu’en l’Écriture sainte, ce nom de souper s’entend de la vision divine; parce que comme le souper est la fin du travail du jour et le commencement du repos de la nuit, de même cette connaissance calme fait sentir à l’âme une certaine fin des maux et une possession des biens où elle s’enflamme en l’amour de Dieu plus qu’elle n’était auparavant.» Sur le même thème, cf. la définition de saint François de Sales (Traité de l’Amour de Dieu, I, X, p. 380): «...le baiser représente l’union spirituelle qui se fait par la réciproque communication des âmes.» Dans Apoc. 3, 20: repas partagé, rencontre spirituelle avec Dieu. 90. Il y a là, sous les dehors d’une description matérielle (sortir, monter, se tenir en place...) des indications sur le mouvement intérieur de l’esprit qui est conduit par la grâce et qui monte, en admiration, qui suit les traces, qui s’arrête à un point élevé dans la lumière... 91. Voir la note complémentaire 2 (speculantes). 92. Une prescience de ce que sera la vie future, comme Abraham voit les territoires qui seront son royaume. À la contemplation se rattache aussi la vision prophétique. Saint Jérôme, commentant In libr. I Reg. (PL 23, 1329), donne pour équivalent speculatores et prophetae («Speculatores hic Prophetae intelliguntur»). 93. de Domini claritate: c’est la «brillance» de Dieu (cf. I, 2 [66B], Ioh. 17, 5, claritatem quam habui priusquam mundus esset), la lumière suprême dont l’esprit reçoit quelque rayon. 94. sobria mente: retour à l’état ordinaire de l’esprit, après l’extase. La contemplation la plus élevée est souvent comparée à un moment d’ivresse (cf. l’image de cellier du Cantique des Cantiques, 2, 4: «Introduxit me in cellam vinariam...» Cf. Alain de Lille, Elucidatio in cantica, II (PL 210, 66 C). Lorsque l’esprit sort de l’extase, il est comme désenivré. On remarquera aussi l’emploi de cognoscere pour caractériser ce qui est connu dans l’extase, et comprehendere pour ce qui est compris après coup, c’est-à-dire saisi et retenu par l’esprit (raison, mémoire). 95. Par leur affinité avec la raison, ces vérités deviennent comme des objets que nous comprenons par nous-mêmes, alors que nous avons appris à les connaître par voie de révélation. 96. assignare: assigner, dans la langue ancienne, avait encore le sens de déterminer les caractères, les limites d’un objet, le définir. 97. uisio: le latin, comme le français «vision», signifie tantôt (comme ici) ce qui a été vu (le spectacle) ou, comme un peu plus loin, l’acte de voir; uisum que nous avons rencontré plus haut, soit comme nom, soit comme participe passé à l’accusatif, est généralement sans ambiguïté: c’est ce qui a été vu; la langue latine a encore le mot uisus (accusatif uisum): plutôt le sens de la vue (le français «vision» a également ce sens), mais aussi le regard. 98. sensus intellectualis: voir la note complémentaire 1, p. 594-596. 99. L’expérience d’Abraham symbolise donc les deux genres de contemplation, celle qui recueille des vérités que l’esprit parvient à adopter sans heurter de front la raison, et celle qui voit des vérités dont il ne peut rester qu’un souvenir, une sorte de connaissance non conceptuelle. 100. theorica reuelatio: comme theoria; cf. III, 5, n. 62. 101. Pour l’empêcher de se glorifier de cette expérience (cf. en III, 3). 102. C’est-à-dire à la limite intérieure de nous-mêmes, prêts pour le saut dans l’extase. 103. manda: voir la note complémentaire 2, p. 597. 104. ibi: «un peu de temps là», à l’extérieur, «là où tu es» (ibi [ubi] es). Il faut garder la répétition de la même formule (renouvellement de la même demande) et ne pas se laisser tenter par la tournure française «ici – là». Nous pouvons imaginer l’orateur accompagnant d’un geste expressif les occurrences de ibi. Plus loin, nous verrons que la répétition de cette indication de lieu, désigne toujours ce qui se trouve juste en dehors de l’âme, là où la grâce divine attend d’être acceuillie (c. 15: le jardin, le vestibule, l’antichambre...). Sur l’état de

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l’âme qui n’est pas prête, on peut lire en parallèle le De arrha anime de Hugues, en particulier p. 278, dans L’Œuvre I (cf. PL 176, 968D-969A). 105. in sordibus: l’expression évoque les souillures du péché dans le langage des auteurs chrétiens (cf. III, 1, n. 6). 106. nuntius: un messager ou un message? Le mot latin a les deux sens. Nous avons opté ici pour «messager», même si nous n’aimons pas supposer un intermédiaire, un tiers, dans cette relation très intime entre l’âme et Dieu (il faut voir des anges dans ces messagers). Dans l’expérience des contemplatifs, il est plutôt question d’une communication directe avec la Sagesse divine. On verrra plus loin qu’il s’agira aussi de messages (ci-après: «[anima] importune internuntia queritat»). Les différents verbes qui sont associés à nuntius s’accommoderaient aisément du sens de «message». Sur la ponctuation de ce dialogue, voir introduction, p. 62. 107. Alors que le ms. V a nettement suum, dans le ms. M, à notre sens, la lettre initiale est un peu ambiguë: elle pourrait être un t, repris après coup (?) avec une partie supérieure la transformant en un s [f]; ceci expliquerait le s de V; mais comme il n’est pas possible d’avoir dans la même phrase suum et suos (comme dans la Patrologie) qui se rapportent à des personnes différentes (les paroles sont celles de l’âme, les messagers sont ceux de Dieu), la tradition manuscrite (suivie par Aris), qui a d’abord suum, a corrigé le second en tuos. Nous avons choisi de lire – c’est la conjecture que nous proposons sur la base de l’ambiguïté graphique mentionnée – dans le premier cas tuum, et de conserver suos ensuite. Si nous considérons que la phrase est toujours une partie dialoguée où l’on s’adresse à l’âme, tuum représente bien les paroles de celle-ci, et suos «ses messagers», les messagers de Dieu («il vient à la suite de ses messagers»). On peut imaginer que l’oralité (intonations) et la gestuelle rendaient clair ce qui à la lecture peut sembler un peu déroutant. 108. Dans la contemplation au plus haut degré, il y a un échange, une fusion (cf. supra, n. 89). 109. rore: Richard renvoie probablement au sens symbolique de la rosée comme miséricorde divine (plutôt qu’au sens de source fécondante). 110. guttis noctium: deux sens possibles; l’un suggère les mystères obscurs que Dieu laisse tomber goutte à goutte (cf. Grégoire de Nysse, Le Cantique des Cant., homélie X, texte avec introd. de Hans U. von BALTHASAR, p. 228); l’autre l’idée de la tristesse divine (cf. B. ARMINJON, La Cantate de l’Amour, p. 242); c’est sans doute le sens qu’il faut retenir ici: tristesse devant les atermoiements de l’âme. L’Expl. in Cant. (Pseudo-Richard, PL 196, 502D), propose pour la rosée, le sens de miséricorde, et pour les gouttes de la nuit, la tristesse devant les fautes des hommes (ou de l’âme). 111. illam: malgré la Vulgate qui a illa. La leçon illam peut s’expliquer: le verbe indui, selon les grammairiens, peut être considéré comme un médio-passif, et le complément à l’accusatif n’est pas inhabituel avec ce verbe (voir A. ERNOUT, F. THOMAS, Syntaxe latine, § 38, p. 29 et § 223, p. 202). 112. Malgré l’effort de purification entrepris, l’âme se sent encore menacée de rechute, prétexte à retarder la décision. 113. Le contexte du Cantique suggère qu’il s’agit de l’image d’une colombe qui se tient en retrait dans un trou de mur. En fait, on peut supposer que Richard reprend l’idée du seuil, de la porte, mais où se tient l’âme, qui devrait s’avancer au-dehors; comme Élie devant sa grotte, l’âme se sent indigne. 114. Dans l’épître à Philémon 7, les uiscera sanctorum sont le cœur, la partie sensible de l’homme. 115. locus: si le sens premier est «lieu», il faut peut-être l’entendre ici au sens particulier de situation. Ce n’est pas l’idée d’ici et là, mais l’idée qu’une attente a lieu devant l’âme, et

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qu’une autre attente devant l’âme a de nouveau lieu (cf. les étapes de la progression en V, 15 [153A-B]). 116. L’âme se tient à proximité de ses limites, prête à les franchir au premier appel. Peutêtre une allusion aux portes du Paradis devant lesquelles se tiennent les chérubins qui en gardent l’entrée (Gen. 3, 24 «...et conlocavit ante paradisum voluptatis cherubin [...] ad custodiendam viam ligni vitae»). Cf. Nicolas de Cues, De visione Dei, X: «...in ostio coincidentiae oppositorum, quod angelus custodit in ingressu paradisi constitutus, te, domine, videre incipio» (version française, Le Tableau ou la Vision de Dieu, p. 52: «Ainsi, à la porte de la coïncidence des opposés gardée par l’ange qui se tient à l’entrée du Paradis, je commence à te voir, Seigneur»). 117. Écho d’un passage de la première épître à Timothée qui évoque ceux qui sont encore en dehors de l’Église, qui ne sont donc pas chrétiens; dans la première épître aux Corinthiens (5, 12), même expression présentée en parallèle à ceux qui sont dans l’Église (de his qui foris sunt... de his qui intus sunt). Ici, Richard l’applique aux fidèles qui certes fréquentent les églises, mais n’ont pas encore connu la douceur de la vie contemplative, ou simplement d’une vie détachée des mondanités, et qui résistent encore à l’appel. Au paragraphe suivant, il se tourne vers la communauté de ses confrères, et vers les religieux en général qui eux chantent chaque jour la douceur divine, et devraient donc la rechercher effectivement en répondant à l’appel qui leur est adressé. 118. habitus: peut signifier le comportement, l’attitude, mais aussi la tenue, l’habit; «l’état» peut indiquer autant un choix de comportement – ce qui correspond bien à l’esprit des adjurations morales de Richard –, que les signes extérieurs d’un engagement dans une vie religieuse. La phrase suivante («maxime nos...») fait sans doute référence plus précisément à la vie canoniale. 119. legere, psallere...: cf. Hugues, Didasc., V, 9 (PL 176, 797A): «Quatre activités qu’exercent les justes dans leur vie, comme quatre degrés par lesquels leur vie s’élève jusqu’à la perfection future: lecture ou étude (lectio siue doctrina), méditation (meditatio), prière (oratio), action (operatio): le cinquième, qui en découle, est la contemplation (contemplatio); dans celle-ci, qui est comme le fruit des quatre autres, on a en cette vie déjà un avant-goût de la récompense future (merces futura praegustatur).» Du même, dans De meditatione (PL 176, 993C; SC 155, p. 46): «Primo lectio ad cognoscendam veritatem materiam ministrat, meditatio coaptat, oratio sublevat, operatio componit, contemplatio in ipsa exsultat.» 120. suauis est dominus: c’est la sérénité que fait naître l’était contemplatif, comme des prémices de l’état futur. Cf. la méditation lyrique de saint Augustin, dans l’Enarr. in ps. 41, 9 (CCSL 38, [p. 466-467] l. 35-39; PL 36, 470): «S’élevant jusqu’au tabernacle, il parvient à la maison du Seigneur, et enfin, admirant les parties du tabernacle, mené ainsi jusqu’à la demeure de Dieu, en suivant une sorte de douceur (quamdam dulcedinem sequendo), je ne sais quelle volupté intérieure et secrète (interiorem nescio quam et occultam voluptatem), comme le son d’un instrument qui émanerait avec suavité de cette demeure divine (tamquam de domo Dei sonaret suaviter aliquod organum).» 121. lectio divina: la lecture et la méditation de l’Écriture (cf. la lectio sacra quelques lignes plus loin). 122. Énumération des sens spirituels de l’Écriture: ici, le sens tropologique, suivi du sens allégorique (ce que Dieu a fait), et du sens anagogique (ce que Dieu prépare dans l’au-delà). 123. disponit: les dispositions qu’il a prises de toute éternité. Cf. dispositio, II, 20 (101B). 124. Lointain écho de Hebr. 1, 1 («Multifariam et multis modis olim Deus loquens patribus in prophetis...»). 125. sciolus: avec une nuance péjorative, qui se prend pour un savant ou qui s’en donne l’air.

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126. alienus signifie sans doute étranger, mais ici, le sens est plus fort: il s’agit de passions qui font dévier de la voie droite; le contraire de ordinatus qui désigne ce qui est conforme à l’ordre, à la sagesse. 127. ibi: cf. n. 104, supra. La traduction, compliquée par le recours aux échos du texte d’Isaïe qui viennent s’insérer dans la trame, suit aussi fidèlement que possible les inflexions de la phrase comme elles sont marquées par la ponctuation du ms.; il faudrait entendre le mouvement sonore qui clarifie le sens. L’idée est que l’âme veut prolonger ce temps d’attente avant de se décider à rompre, tantôt parce qu’elle éprouve une même passion à des moments divers, et tantôt parce qu’elle éprouve des passions diverses au même moment. 128. Il n’y a pas redondance, mais affirmation d’un mouvement d’attraction réciproque entre l’âme et Dieu. On lit dans les Adnotat. in ps. 30 (273C), une formule analogue: «coelestis sponsi amica, et veri amici sponsa». 129. illos désigne les pensées qui sont vaines, que nous agitons en nous, mais qui nous servent parfois. Elles sont différentes des pensées qui nous viennent de l’extérieur et qui nous importunent. Mais toutes doivent être désormais évacuées. 130. Nous aurions aussi pu faire de quaeso une incise. Nous avons suivi la ponctuation de nos mss qui n’ont pas de point d’interrogation en fin de phrase, sans d’ailleurs voir en cela une indication absolument déterminante. 131. Image d’une pénétration progressive de la grâce en l’homme, avec des mots qui sont tirés du Cantique des Cantiques, et des étapes menant à une union mystique. Cf. Cant. 3, 4: «...introducam illum in domum matris et in cubiculum genetricis meae». Hugues, dans l’In Hier. coel., fait aussi référence au cubiculum (PL 175, 1038B-C): la dilectio réciproque de Dieu et de l’âme trouve son accomplissement dans le plus intime de l’âme elle-même, dans la chambre intérieure, là où l’esprit doit se recueillir et où Dieu pénètre, là où sera l’apaisement («Ergo ipse [Deus] ad te intrabit, ut tu ingrediaris ad ipsum [...] et cubiculum ingrediatur, et usque ad interiora penetret, et in intimis tuis requiescat»). Dans le De arrha animae de Hugues encore (L’Œuvre I, p. 268; PL 176, 965D: «In cubiculo autem nuptiae celebrantur»), le cubiculum est le lieu où s’accomplissent les noces de l’âme et de Dieu. Parallèlement, on entend aussi la progression à partir des lieux extérieurs du Temple jusqu’au Saint des Saints, au cœur de l’arche. Dans Beni. min., IV (4A; SC 419, p. 98), le cubiculum, c’est aussi la chambre secrète de Rachel: là se tient cachée la sainte Écriture où se dissimule la Sagesse divine; chercher à entrer dans cette chambre, c’est s’efforcer d’accéder à l’intelligence spirituelle, après purification de la raison, qui est Rachel elle-même. Enfin, dans l’Expl. in Cant. du Pseudo-Richard (c. 7; PL 196, 423D) également, le cubiculum est ce lieu intime où l’âme, seule en présence du seul Dieu (sola cum solo), découvre les mystères de la Sagesse (occulta sapientiae). 132. thalamum adornare: «Adorne, Sion, la chambre, Toi qui attends le Seigneur» (Adorna, Sion, thalamum / Quae prestolaris Dominum), hymne des Laudes de l’office. Le répons vient du rite byzantin; tropaire du moine Cosmas: «κατακόσμησον τὸν νυμφῶνά σου Σιών...» (La prière des Églises de rite byzantin, II, 1, éd. de Chevetogne, 1953, p. 321). Cf. saint Bernard, Sermo in uigilia nat. Dni, 1 (Bernardi Op., IV, p. 201; SC 480, p. 208; PL 183, 89C-D), et l’hymne d’Abélard, In Hypapante Dom., in 1. Noct., éd. J. SZÖVÉRFFY, p. 99; AH 48, n o 148, p. 169. 133. lectulus: écho de Cant. 3, 1, «in lectulo meo quaesivi quem diligit anima mea.» ll n’y a pas lieu de distinguer, quant au sens métaphorique, entre lectulus (lit) et cubiculum (que nous avons choisi de traduire par alcôve, lieu le plus retiré de la chambre); Richard ne se préoccupe que de la signification spirituelle et emploie l’un ou l’autre terme en s’appuyant sur le texte biblique qui a valeur allégorique. Le lit de l’épouse, c’est le lieu de rencontre avec l’époux, ici Dieu, c’est le repos dans la contemplation (saint Bernard, In Cant. 46, 5, Bernardi Op., II, p. 58; SC 452, p. 282; PL 183, 1005D); le mot lectus s’emploie aussi pour le

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repos éternel et la vision béatifique, cf. Alain de Lille, Dist. dict. (PL 210, 834B): «Dicitur [lectus] beatitudo aeterna.» 134. deosculor: déponent actif, ici au sens passif (attesté). 135. hortulus, pour l’assonance avec uestibulum (et cubiculum, lectulus). Exemple où l’on entend la phrase avec sa musique propre, autant sinon plus que pour son sens: hortulo auditur – uestibulo uidetur – thalamo deosculatur – cubiculo amplexatur. Même remarque pour les phrases suivantes. Tout ce passage est de nature lyrique, sous l’inspiration du Cantique. 136. L’audition et la mémoire correspondent à une connaissance moins immédiate que la vision ou le toucher. 137. applausus: manifester son approbation en frappant des mains ou des pieds, mais aussi par des exclamations; ici, associé au verbe «enlacer», il nous semble qu’«empressement» rend bien compte de l’élan jubilatoire intérieur. Cf. Beni. min., LXXXVII (64A; SC 419, p. 344-346): «Dans cet embrassement de Benjamin et de Joseph, la raison humaine se félicite de recevoir la révélation divine» («In deosculatione Beniamin et Ioseph, divinae revelatione humana ratio applaudit»). 138. Ce passage a été repris par Guigues du Pont, De contemplatione, I, Dom Ph. DUPONT, éd., p. 117. Ici, sous l’influence du Cantique, la description des degrés supérieurs de la contemplation se pare d’un caractère affectif. Traduction de per: autant un moyen qu’un lieu (faculté ou sentiment) où cela se passe. 139. deuotio: ferveur du sentiment; cf. De erud. hom. int., II, 9 (1309A): «Quid autem aliud est devotio, nisi fervida mentis in Deum dilectio?» C’est le sens dominant dans le De contemplatione (cf. V, 5, 6...). Mais le mot peut avoir d’autres sens, plus proches de nos usages; cf. De erud. hom.: prière, supplication (I, 7 [1243A]); dans le De Trinitate, VI, 22 (987C), Richard parle de «croire par la dévotion de la foi». 140. Thème de l’apaisement du tumulte extérieur. De IV grad. viol. car. (1221A; éd. DUMEIGE, 38, p. 167, l. 8-9): «Pleinement domptée, la foule des désirs charnels s’apaise complètement» («in hoc itaque statu plene compescitur, profundeque sopitur carnalium desideriorum turba...»). Hugues (De archa Noe, III, 2, CCCM 176, [p. 56] l. 31-36; PL 176, 647 D): «Après l’apaisement du tumulte des désirs terrestres (sopito deinde terrenorum desideriorum strepitu), l’âme se recueille dans le calme de la paix intérieure (mens ad quietem internae pacis componitur) et se prépare ainsi à être en mesure de recevoir la sagesse céleste. La sagesse ne saurait en effet habiter que dans un cœur pacifié (habitare nescit nisi in corde pacifico), et ceux où retentissent les désirs terrestres ne savent ce qu’est la sagesse.» Et passim. Cf. saint Augustin (Enarr. in ps. 41, 9; CCSL 38, 9, [p. 467] l. 41-42; PL 36, 470): échapper au vacarme du corps perturbant notre âme ici-bas («abstrahens se ab omni strepitu carnis et sanguinis»); Jean Scot (De div. nat., III, 23; CCCM 163, [p. 100] l. 29212922; PL 122, 689C): «...fumigationibus terrenarum phantasiarum, strepitibusque mutabilium...». 141. solusque cum sola remaneat: voir supra n. 131, et infra n. 177 (une citation de De spiritu et anima). 142. Ex. 25, 4: «[Vous recevrez] de l’hyacinthe, de la pourpre, de l’écarlate teinte deux fois...», il s’agit des dons précieux qui doivent être recueillis pour orner le tabernacle; Ex 35, 35; 36, 8: «Tous ces hommes dont le cœur était rempli de sagesse pour travailler aux ouvrages du tabernacle, firent donc dix rideaux de lin fin retors, d’hyacinthe, de pourpre et d’écarlate teinte deux fois...» Ce passage nous renvoie aux décorations prescrites pour le temple de Jérusalem, dont le sens spirituel est l’ornementation de l’âme en vue de la contemplation. La forme iacinctus est attestée.

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143. Comparer cette progression de l’expérience mystique avec la fin du ch. 11, où l’on voit aussi s’établir dans l’âme une confiance assurée en l’authenticité de l’expérience (Dieu est présent). 144. deosculatur: nous avons choisi ici le mode actif, en fonction de ce qui précède ([anima] ruat in oscula), mais on pourrait aussi traduire par «il est embrassé». 145. ubera: les deux seins de l’épouse accueillent le bien-aimé. Parmi les multiples lectures allégoriques de cette expression, il faut s’en tenir ici à l’idée que Dieu est au plus près du cœur, c’est-à-dire au plus intime de l’âme. Saint Bernard apporte un commentaire dans le même sens: «Ce bouquet si cher [la grâce du Christ] (dilectum fasciculum), mettez-le au cœur de votre cœur, garnissez-en l’entrée de votre poitrine, afin qu’il reste entre vos seins à vous aussi (ut et uobis inter ubera commoretur).» (Sermo in Cant. 43, 5 ; Bern. Op., II, p. 43, l. 28-29, p. 44, l. 1; SC 452, p. 237, pour la traduction de P. Verdeyen et R. Fassetta). Dans son commentaire sur le Cantique, après avoir également interprété ubera comme le lieu le plus intime du cœur («...id est in intimo mei cordis amore detinebitur») et relié la grâce du Christ à la passion (grâce rédemptrice donc), Alain de Lille, voit dans les deux seins l’amour de l’âme pour Dieu le Père et le Fils incarné (Eluc. in Cant., c. 2; PL 210, 62B-C). 146. On aura remarqué les différentes images empruntées au Cantique des Cantiques exprimant d’une part les phases de l’approche (reuelatio par l’Écriture, fiducia, c’est-à-dire l’acte de foi, l’échange dans la dévotion et l’infusion de grâce, la paix suprême et l’adhésion), et d’autre part les étapes d’une progression dans la contemplation échelonnée selon les cinq sens: l’âme passe d’une approche relativement distante, l’écoute de la parole (perception encore d’une certaine manière abstraite, puisque c’est par l’intermédiaire de la Révélation, parole humanisée, que Dieu se fait connaître), puis par une vision (une image intérieure de la beauté divine), par le goût ensuite (le baiser qui permet la communication d’une grâce particulière et d’un échange mystérieux qu’évoquait le repas partagé), jusqu’à l’expérience du toucher, d’un contact (l’étreinte, expérience d’enveloppement et de fusion). Alors que pour l’être humain, l’expérience convoque les perceptions selon une progression qui va de l’une à l’autre, au terme toutes se confondent, puisqu’en Dieu, entendre, voir, goûter et toucher, si tant est qu’on puisse user de ces mots, ne sont qu’un. Sur le thème de la fusion, de la divinisation de l’esprit par totale adhésion, cf. supra, ch. 11, n. 89. 147. expeditus: le sens premier est «dégagé de toute entrave», que nous essayons de préserver (d’autres traduisent plutôt par «prompt»). 148. Quand après avoir oublié toutes les réalités extérieures, cessant de se considérer ellemême, l’âme presse son désir vers l’amour de l’aimé, il y a à la fois oubli de l’extérieur, oubli de soi et concentration sur l’amour de Dieu. 149. bona, mala: le pluriel fait penser aux actes bons et aux actes mauvais accomplis par l’âme, et cela s’accorde avec gratia (faire le bien est une grâce venant de Dieu) et avec uenia (pardon pour les fautes). Si nous conservions le pluriel (ses biens et ses maux), le français pourrait induire l’idée de bienfaits reçus ou d’épreuves subies, selon ce qui a été exposé en II, 23-24 (les anneaux du troisième et du quatrième angle, correspondant à l’action divine), mais cela ne nous paraît pas le sens à retenir. 150. alienus affectus: littéralement, affection étrangère, c’est-à-dire hors du monde spirituel propre à l’âme, profane, tournée vers d’autres choses que vers Dieu (l’extérieur, c’est le monde environnant des créatures par opposition au monde spirituel intérieur à l’âme). Voir supra, n. 126. 151. uiolentia dilectionis: l’expression apparaît seulement dans ce chapitre, précédée quelques lignes plus haut par uiolentia affectionis. Voir note suivante. 152. uiolentia amoris: emploi rare, n’apparaît qu’ici dans l’œuvre de Richard, sauf bien sûr dans le De IV grad. viol. car., où l’on retrouvera le thème de la violence de l’amour ou de la charité (1208C et 1209C; éd. DUMEIGE, 3 et 6, p. 129 et 131): «Ô impétuosité de l’amour,

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ô violence de la charité [...] Le cœur ne te semble-t-il pas frappé, quand l’aiguillon enflammé de l’amour pénètre profondément l’âme de l’homme et transperce ses sentiments affectifs...» 153. excessus theoricus: voir III, 5, n. 62. 154. anagogicos conatus: efforts vers l’ascension (anagogia) dans les hauteurs de la révélation divine. 155. La phrase est interrogative selon les mss. 156. Dans I Cor. 3, 1 et Hebr. 5, 12-14, la nourriture solide est celle qu’on donne à ceux qui ne sont plus des débutants («Perfectorum autem est solidus cibus...»). Cf. un texte qui fut attribué à un auteur victorin, Miscellanea VI, 22 (PL 177, 827C): «Cette fleur [le Christ] est pour nous une médecine (factus est nobis medicina) [...] nous tirons de cette médecine une santé qui nous rendra à jamais incorruptibles (sanitas sempiternæ incorruptibilitatis), de cet aliment le rétablissement de notre santé (refectio internæ sanitatis), de cette boisson l’ivresse d’une éternelle fécondité (ex ejus potu ebrietas æternæ fecunditatis).» Le thème de l’ébriété est développé quelques lignes plus loin. Remarquons en passant que ce thème des amis, ceux qui sont chers à Dieu et ceux qui sont très chers, se lit dans le De diligendo Deo, de saint Bernard, associé à l’idée des deux sortes d’aliments (§ 31, Bernardi Op., III, p. 145, l. 22-24; PL 182, 993B-D; SC 393, p. 138): «Ceux qui peinent dans leur corps, [le Seigneur] les invite à manger; ceux qui sont dans la paix, après avoir déposé leur corps, il les invite à boire; ceux qui reprennent leur corps, il les pousse même à s’enivrer, eux qu’il appelle “très chers” (resumentes corpora, etiam ut inebrientur invitat quos et vocat carissimos)...» Certes pour saint Bernard, les très chers goûtent déjà à la gloire, à la vision béatifique, mais ces degrés ne sont pas très éloignés des distinctions que fait Richard entre les états préalables à l’extase et l’extase elle-même, qui est une sorte de pré-vision béatifique, comme nous l’avons relevé plusieurs fois. 157. Manifestation du divin. 158. mentis ebrietas: nous lisons dans la Quatrième centurie de Maxime le Confesseur (Philocalie des Pères neptiques, en page 154, sous le chiffre 37, texte français légèrement modifié, texte latin de Jean Scot, CC SG, 7; 22): «La vigne donne le vin (vinea vinum facit); le vin, l’ivresse (vinum ebrietatem); et l’ivresse, l’extase (ebrietas mentis excessum). La parole bien venue (efficax verbum), c’est-à-dire la vigne (quod est vinea), cultivée par les vertus, engendre donc la connaissance. Et la connaissance engendre la bonne extase (scientia bonum mentis excessum gignit), qui fait sortir l’intelligence de la liaison avec les sens (qui animum ab ea que ad sensum est copula facit excedere).» Voir la remarque dans l’introduction, p. 25, n. 41, sur une possible influence des Pères grecs. 159. Le thème de l’ébriété évoquant l’état contemplatif, mais aussi l’effet de l’infusion surabondante de la grâce, est un lieu commun; on ne peut ici passer en revue toutes ses occurrences dans la littérature patristique; nous mentionnerons seulement, de saint Bernard, le sermon sur le Cantique, 7, 3 («Ebriane est? Ebria prorsus [...] O quanta vis amoris!»): «[L’âme] est-elle ivre? Oui, elle l’est [...] Oh! qu’elle est grande la force de l’amour...» (Bern. Op., I, p. 32, l. 20 et l. 23-24; SC 414, p. 161, trad. de P. Verdeyen et R. Fassetta; en note, d’autres références). Saint François de Sales, dans le Traité de l’amour de Dieu, VI, VI (p. 627) développe les mêmes thèmes, avec une distinction analogue, et avait peut-être à l’esprit les textes de Richard: «Manger, c’est méditer, car en méditant on mâche, tournant cà et là la viande [nourriture] spirituelle entre les dents de la considération, pour l’émier [émietter], froisser et digérer, ce qui se fait avec quelque peine; boire, c’est contempler, et cela se fait sans peine ni résistance, avec plaisir et coulamment [aisément]; mais s’enivrer, c’est contempler si souvent et si ardemment, qu’on soit tout hors de soi-même pour être tout en Dieu. Sainte et sacrée ivresse, qui au contraire de la corporelle, nous aliène non du sens spirituel mais des sens corporels; qui ne nous hébète ni abêtit pas, ains [mais] nous angélise et, par manière de

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dire, divinise; qui nous met hors de nous [...] pour nous élever au-dessus de nous et nous ranger avec les Anges, en sorte que nous vivions plus en Dieu qu’en nous-mêmes...» On reconnaît incidemment les définitions ricardiennes de la méditation et de la contemplation (cf. I re partie), les thèmes de l’ivresse contemplative, de la sortie de soi (excessus), de l’aliénation, de l’élévation (sublevatio) et de l’absorbtion dans le divin. 160. circumlocutio: il ne s’agit pas d’une manière détournée de dire les choses, mais d’une diversité d’approches indirectes, par recours à des images, pour faire comprendre l’idée et encourager à progresser sur cette voie. 161. Il semble qu’il y ait contradiction entre le fait de se regarder mutuellement et de tourner son regard dans la même direction lorsqu’on a affaire à des effigies. Cette contradiction apparaîtra comme le reflet des apories qui seront analysées dans les chapitres suivants. Et Richard, comme nous l’avons déjà vu, glissera imperceptiblement de la description des effigies à la description de ce qu’elles représentent allégoriquement. 162. Contrairement à nos mss, nous choisissons la leçon contraire, que nous rencontrons à plusieurs reprises dans ce traité, dans des contextes analogues (I, 6, 12, 17; IV, 3 et 9), ainsi que dans le De Trinitate (III, 5; 918D; éd. RIBAILLIER, [p. 140] l. 6; SC 63, p. 176) et le Beni. min. (c. LXXXVI, 61D; SC 419, p. 340). La leçon contrarie du ms. M (suivi par V, ou inversement) serait un hapax chez Richard. 163. Premier: qui est le principe de tout. Cf. «in principio erat Verbum...» Cette idée de premier principe unique se retrouve un peu partout dans la littérature théologique (citons parmi les prédécesseurs de Richard, Augustin, Boèce, Jean Scot, Abélard). Nous ne pouvons en faire ici l’inventaire. Mais nous remarquons que cette idée revient dans l’Itinerarium de saint Bonaventure, rattachant au premier chérubin la contemplation de l’essence divine (c. 5, 5, éd. DUMÉRY, p. 86): «L’Être est l’être premier (primarium) [...] suprêmement un (summe unum)»; idée reprise dans le Breviloquium, II a p., c. 1 (p. 5-58): «Ce premier principe (primum principium) ne peut être qu’unique (non potest esse nisi unum solum).» Alors que ce premier chérubin correspond à l’être en soi, principe de notre vision de l’essence divine, le second chérubin, en face correspondra, pour Bonaventure qui s’écarte alors du modèle ricardien, au Bien, fondement des émanations divines (Itin. 6, 1). Dans la suite de son texte, le docteur franciscain traitera aussi de l’Incarnation mystérieuse et ineffable en la rapportant au second chérubin et en faisant du propitiatoire le lieu de l’union de l’humanité du Christ avec le divin, et des paradoxes de cette union. 164. À Moïse lui demandant de montrer sa gloire, Dieu répond (Ex. 33, 19): «Ego ostendam omne bonum tibi.» 165. Dieu, en tant que principe de tout, est cause efficiente de toutes choses, quelles qu’elles soient. 166. summe unum: c’est la leçon de nos mss (et de la Patrologie, qui ajoute cependant un bonum superfétatoire en fin de phrase). D’autres lisent summe bonum. Nous conservons la leçon première qui reprend ce qui a été dit plus haut («quod uere et summe unum est»). Nous sommes toujours dans la contemplation de la suprême unité et de la véritable simplicité. Ce Bien qui est en même temps tous les biens, tout ce qui est bien, est néanmoins «un», c’est-à-dire non divisé en parties (cf. la suite: ce qui est composé de parties n’est plus vraiment simple, ni par conséquent vraiment un, mais divisible et muable: ce n’est plus le Bien suprêmement un). Dans l’Itinerarium de saint Bonaventure, dans un contexte analogue (le premier chérubin contemplant l’essence divine), au ch. 6, § 5 (éd. DUMÉRY, p. 96), on lit: «...[le divin est] immense et sans limite, infini, éminemment un (immensum et sine termino infinitum, summe unum)...» Mais on comprend que les copistes aient pu passer à summe bonum, la suite du raisonnement conduisant à l’idée du bien suprême devant contenir tout bien, pour être complet et suffisant. Cependant l’alinéa suivant va traiter de l’immensité confrontée à l’unité et à la simplicité.

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167. Tout ce chapitre est tissé de thèses qu’on lit dans nombre de traités médiévaux. Il y a, par exemple, des réminiscences d’Anselme de Cantorbéry (Monologion, 16, éd. SCHMITT, p. 31, l. 3-8): «Illa igitur est summa essentia [...] summa veritas, summa bonitas [...] summa incorruptibilitas, summa immutabilitas [...] summa potestas, summa unitas, quod non est aliud quam summe ens, summe vivens, et alia similiter.» 168. subtilis: l’épithète évoque l’air, le souffle, l’esprit (Dieu présent dans le monde comme spiritus). 169. Il faut entendre «Dieu», le Bien suprême. 170. Outre le passage du De Trinitate de Richard cité dans l’apparat, on lit, dans De Trinitate III, 17, 18, qu’il y a nécessité de la dualité Père-Fils pour réaliser la félicité et la bonté parfaite, et, en III, 22, toujours selon la même perspective (928C; éd. RIBAILLIER, [p. 156] l. 4-7; SC 63, p. 214): «Dans cette égalité suprême et en tous points parfaite des personnes, l’être suprême et suprêmement simple est propriété commune de toutes les personnes; donc pour elles toutes être, vivre, connaître, pouvoir, sont identiques.» Dans le De Trinitate de saint Augustin, l’équivalence des divers attributs (noms) divins est reprise en plusieurs passages; nous renvoyons pour leur liste à la note de l’apparat du traité de Richard, dans l’édition RIBAILLIER, p. 125, mais nous citerons néanmoins ce passage (que cet éditeur mentionne à la page 156), VI, X, 11 (CCSL 50, [p. 241] l. 16-20; BA 15, p. 496; PL 42, 931), où il est question du Verbe-Christ, image parfaitement identique au Père: «En elle [l’Image-Christ], il y a la première et souveraine vie, pour laquelle vivre n’est pas une chose et être une autre chose, mais être et vivre est la même chose (cui non est aliud vivere et aliud esse, sed idem est esse et vivere); en elle, il y a la première et suprême intelligence, pour laquelle ce n’est pas une chose de vivre et une autre chose de penser, mais penser c’est vivre, c’est être, tout un (sed id quod est intelligere, hoc vivere, hoc esse est, unum omnia).» (BA 15, p. 497, traduction M. Mellet et Th. Camelot). La suite du texte augustinien (12) dit: «En cette Trinité, il y a suprême origine de toute chose, beauté la plus parfaite, comble de jouissance du bonheur (in illa Trinitate summa origo est rerum omnium, et perfectissima pulchritudo et beatissima delectatio)...» Cf encore cet autre passage (XV, v, 7; CCSL 50a, [p. 469] l. 3334; BA 16, p. 436; PL 42, 1062): «Dire qu’il est vivant et intelligent, ou, ce qui revient au même, dire qu’il est sage, c’est dire la même chose (cum dicitur, vivens et intelligens, quod est utique sapiens, hoc idem dicitur).» Chez Proclus (Éléments de théologie), être, vie et intellect (pensée) constituent la triade fondamentale de la réalité intelligible (Intellect); voir W. BEIERWALTES, Proklos, Grundzüge seiner Metaphysik, en particulier p. 94 ss. Cf. Plotin, Ennéade V, 9, 10 (Traités 1-6, p. 208, trad. Francesco Fronterotta), où il est dit: «Là-bas [dans l’Intellect, le monde intelligible]... tout est ensemble, ce que l’on pourrait en saisir est réalité, c’est-à-dire réalité intelligible, et tout y participe à la vie.»; idem, V, 8, 4. Cf. aussi Platon, Le Sophiste, 248(e)-249(a), Œuvres complètes, II, p. 306. On se rappelle également le Fragment III de Parménide (traduction J. Beaufret, p. 79): «Le même, lui, est à la fois penser et être», où «le même» rappelle étrangement le id ipsum que commente saint Augustin, dans Enarr. in ps. 121. Enfin, mentionnons encore Marius Victorinus (Adversus Arium, III, 4; PL 8, 1101B; SC 68, p. 448), qui insiste sur l’unité des trois dans l’être et sur leur implication réciproque (P. HADOT, Marius Victorinus, Traités théologiques sur la Trinité, II, SC 69, p. 941). 171. Dans l’operatio Dei, vouloir c’est faire, par opposition à la permissio Dei, où Dieu ne veut pas ce qui se fait, mais souffre que cela soit fait par un autre: «Eius itaque facere est a se fieri velle, eius autem pati est non nolle ab alio fieri» (faire, c’est vouloir que cela soit, souffrir quelque chose, c’est ne pas refuser que cela soit); De Trinitate, II, 24 (914D), éd. RIBAILLER, [p. 131] I, 7-9. 172. potentialiter: nous traduisons en évitant qu’on entende «en puissance» au sens de «virtuellement».

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173. Cf. De Trinitate, II, 23 (913D; éd. RIBAILLIER, [p. 129] l. 5-11; SC 63, p. 152): «...s’il est partout avec son essence, il l’est donc là où il y a un lieu, et là où il n’y a pas de lieu. Dieu est tout entier en chaque lieu et dans l’infini hors de tout lieu (si autem essentialiter ubique est, ergo et ubi locus est, et ubi locus non est).» L’expression «là où il y a un lieu et là où il n’y a pas de lieu» doit s’entendre au sens où saint Augustin dit (De Genesi ad litt., VIII, XX, 39; PL 34, 388; CSEL 28, [p. 259], l. 22-25; BA 49, p. 70): «L’Esprit créateur se meut luimême en l’absence de temps et de lieu (sine tempore ac loco); il meut l’esprit créé dans le temps hors du lieu (per tempus sine loco); il meut le corps dans le temps et le lieu (per tempus et locum).» Dans le De Trinitate, V, I, 2 (PL 42, 912; CCSL 50, [p. 207], l. 42; BA 15, p. 126), il dit en une formule de synthèse qui se lit chez de nombreux auteurs antérieurs (Ambroise, Hilaire, etc., cf. l’apparat de l’éd. CCSL 50), et qui est citée par Hugues (De sacramentis, II, 1, 4 (PL 176, 376C, cf. III, 1, n. 15): «[Dieu] est partout en totalité, sans lieu (sine loco ubique totum).» Dans le De Trinitate, XIII, XIX, 24, même formule également. Voir aussi dans les Confessiones, I, III, 3, le passage cité ci-après. Dans Boèce, De Trinitate, 4 (Teubner, [p. 175] l. 228-230; PL 64, 1252 D-1253A): «[Deus] nusquam in loco esse dicitur, quoniam ubique est, sed non in loco.» Un développement analogue se lit chez saint Anselme, Monol., 22 (PL 158, 176B-C; éd. SCHMITT, Op. omnia I, p. 39-41; éd. CORBIN, L’Œuvre I, p. 108-112). On pourrait encore citer saint Grégoire le Grand, In Hiez., I, Hom. 8 (SC 327, p. 294-296): «[Dieu] est partout et partout tout entier (ubique est et ubique totus est), on peut sentir (concevoir) (sentiri potest) qu’il est sans limite (incircumscriptus), et qu’il [dépasse] toute compréhension (incomprehensibilis), et qu’on ne peut le voir (uideri non potest),» Voir à ce sujet Michael FRICKEL, “Deus totus ubique simul”, Untersuchungen. 174. Nous ponctuons entre potentialiter et et essentialiter (contrairement aux manuscrits) et sous-entendons est. 175. Outre le renvoi à saint Augustin, mentionné dans l’apparat, nous citons encore Confessions I, III, 3 (PL 32, 662; CCSL 27, [p. 2], l. 12; BA 13, p. 278): «Dieu n’est-il pas partout entièrement alors que rien ne le contient?»; Epist. 187, 14 (PL 33, 837). Pour la référence à saint Anselme, Monologion, 23 (PL 158, 177B; éd. SCHMITT, Op. omnia I, p. 42, l. 6-7; éd. CORBIN, L’Œuvre I, p. 114): «La nature divine est nécessairement ainsi dans toutes les choses qui sont (necesse est eam [summam naturam] sic esse in omnibus quae sunt), de manière à être unique et totalement dans chacune (tota simul sit in singulis)...». Pour compléter, on se reportera à l’apparat critique du De Trinitate de Richard, dans l’éd. RIBAILLIER, p. 130, qui donne encore d’autres sources. Sur les paradoxes que fait naître la question de la présence de Dieu dans un lieu, alors qu’il est au-delà de toute localisation, cf. Hugues, De sacram. II, I, 13 (PL 176, 414 B). Pour la question des prédicats, on peut se référer aussi à Boèce, De Trinitate, 4, «Quomodo Deus sit in predicamentis» (Teubner, p. 173-177; PL 64, 1252A-1253D). 176. On a vu que Dieu devait être cherché au plus profond de l’âme, alors même qu’il est infiniment au-dessus de toute créature: il s’agit d’exprimer non pas à proprement parler une localisation, inconcevable en ce qui concerne Dieu, mais un au-delà de tout ce qui est localisé. Cf. Hugues, De vanit. mundi, déjà cité en note en III, 2. 177. Saint Augustin, à propos de la vision de Moïse (De Genesi ad litt., XII, XXVII, 55 (CSEL 28, p. 422, l. 4-6), dit que Dieu, «quand il se montre tel qu’il est (in illa specie qua Deus est), parle d’une manière ineffablement plus mystérieuse (longe ineffabiliter secretius) et plus présente (et praesentius) en un langage ineffable (locutione ineffabili)». Les mots qu’il emploie s’appliquent à la vision de Dieu dans la contemplation suprême, comme à la présence divine dans le monde. On notera en outre que le couple nihil secretius – nihil praesentius se lit aussi dans le De spiritu et anima, attribué à Alcher de Clairvaux (attribution incertaine), pour évoquer la béatitude et la vision de Dieu (c. LVII; PL 40, 822), «où l’homme voit Dieu (cernit Deum) d’autant plus purement (tanto purius) qu’il se trouve seul

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avec lui seul (se solo solum invenit). Il n’est rien qui soit plus présent que Dieu et rien plus mystérieux (nihil enim Deo praesentius, et nihil eo secretius).» 178. aliunde répété: faut-il y voir une référence à ce qui vient d’être dit sur les «lieux d’absence/présence»? ou simplement une manière insistante d’affirmer que l’être par excellence ne tient son être que de lui-même, et comprendre «[ne provenant ni] d’un autre et [ni] d’un autre»? 179. Il serait intéressant de pouvoir examiner plus à fond les rapports éventuels de cette notion d’«absence-présence» de Dieu avec ce que dit Marguerite Porete, dans le Mirouer..., au ch. 61 (CCCM 69, [p. 176-178], l. 11-14): «[À l’âme désencombrée de tout... ce que] le gentil Loingprés donne, n’est aultre chose que une apparicion, que Dieu veut que l’Ame ait de sa gloire mesmes, que elle aura sans fin.» La version latine est libellée ainsi (ibidem, [p. 177-179 l. 9-11): «...quam nobile longe propinquum dat, non est aliud quam quaedam apparitio quam Deus uult quod anima habeat de suamet gloria, quam sine fine habebit.» «Loingprés» signifie bien «loin-présent» (absent-présent). Quelques lignes plus loin ([p. 178] l. 27-28), Marguerite Porete ajoute: «Le Loingprés est la Trinité mesmes.» Voir note complémentaire 3, p. 607 et 622 sur cette mystique. 180. Il est évidemment difficile de traduire un texte qui s’efforce de «dire l’indicible» et d’exprimer la mystérieuse «coïncidence des opposés»: présence et absence divines simultanément; présence du mal, bien que le Bien soit partout et en tout... Probablement que Richard se souvenait du psaume 138 qui dit en son verset 8: «Si ascendero in caelum, tu illic es; si descendero ad infernum, ades.» Sur la présence de Dieu en enfer, cf. ce passage dans les Adnot. in ps. 2 (270D): «[Dieu] n’est pas absent des enfers (nec in inferno deest), même si nous croyons qu’il ne peut être vu par ceux qui sont en enfer.» 181. Sur ce chapitre et d’une manière générale pour les mystères de la Trinité, nous ne donnons que quelques références aux divers symboles et définitions recueillis dans l’Enchiridion symbolorum et definitionum édité par H. Denzinger. 182. a nullo: «issu de»; pour éviter l’ambiguïté de la préposition française «de». 183. Cf. De Trinitate, IV, 10: «De même que la différence de substance ne supprime pas toujours l’unité des personnes (sicut esse substantialiter aliud et aliud non tollit ubique unitatem personae), la différence des personnes ne brise pas toujours l’unité de substance (sic esse personaliter alium et alium non scindit ubique unitatem substantiae).» On voit que alius se réfère à persona, aliud à substantia. Le français ne disposant pas d’une forme neutre comme le latin pour distinguer dans «autre» «quelqu’un d’autre» et «quelque chose d’autre», nous suppléons en ajoutant «chose». 184. Voir le De Trinitate, VI, 22-24 (986C ss; éd. RIBAILLIER, p. 258 ss; SC 63, p. 442-455), où Richard traite du problème difficile posé par l’expression paulinienne du Fils «figure de la substance paternelle», et s’efforce d’aider non pas à découvrir rationnellement comment cela se peut, mais à le suggérer notamment par l’exemple de la sapientia. Au ch. 23 (989A; éd. RIBAILLIER, [p. 262] l. 46-47; SC 63, p. 450), on lit: «Dire que le Père a donné la Sagesse au Fils ou que le Fils l’a reçue (Filio sapientiam dedisse vel Filium accepisse), ce n’est pas autre chose que de dire que le Père a engendré celui qui est la Sagesse (nec aliud est quam Patrem eum qui sapientia est generasse).» La foi informe et permet de croire comment cela se peut concevoir, même si cela est difficile à comprendre. Au ch. 22 (987C; [p. 260] l. 53-54; p. 447): «Ce que tu ne peux saisir par l’intelligence, tu peux le croire par la foi. Et le recours à l’échelle des similitudes facilite l’approche quand on n’a pas encore reçu les ailes de la contemplation, cf. 23 (988A; [p. 261] l. 5-10; p. 448): «Nous employons volontiers l’échelle des similitudes (similitudinum scala libenter utimur) pour permetttre à ceux qui n’ont pas encore les ailes de la contemplation de s’élever; c’est dans la nature créée à l’image et à la ressemblance de Dieu que nous cherchons volontiers quelque similitude avec le divin, et que nous nous en servons pour nous élever jusqu’à l’intelligence des divines réalités (eli-

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cimus unde a divinorum intelligentiam sublevari valeamus).» Richard ajoute en conclusion au ch. 25 (992A; [p. 266] l. 62-63; p. 460): «On est aisément convaincu qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir qu’un seul Dieu.» On retrouve donc dans le De Trinitate la même position que dans le De contemplatione: l’approche du mystère inconcevable est possible grâce à la Révélation, qui nous en donne l’idée, et grâce à la foi, mais la vraie connaissance du mystère est réservée à la contemplation du sixième degré. Voir sur cette question difficile les commentaires dans le De Trinitate traduit par G. Salet (SC 63, note complémentaire substantia genita, p. 504-508). 185. natiuitas: nous traduisons par naissance, pour éviter toute confusion avec l’Incarnation. Il s’agit de la génération du Fils. Cf. De Trinitate, VI, 17 (982A-B; éd. RIBAILLIER, [p. 251] l. 41-43; SC 63, p. 426): «Il faut comprendre génération, naissance, procession (generationem, nativitatem, processionem), tout cela selon le mode qui convient à une telle excellence et aux propriétés d’une nature suréminente (pro modo et dignitate tantae excellentiae et proprietate supereminentis naturae).» 186. Cf. les réflexions de saint Augustin, Sermo 118, II, 2, De Verbis ev. Ioh., PL 38, 673: «Il ne serait pas un Fils, s’il n’était pas né, mais quand je dis «toujours Fils», je dis ceci: «toujours né» (sed cum dico semper Filius; hoc dico semper est natus); et qui comprend ce que veut dire «toujours né»? Donne-moi un feu éternel et je te donne une splendeur éternelle (da mihi sempiternum ignem, et do tibi sempiternum splendorem).» On a là un écho de «Filius splendor Patris», le Fils est la lumière resplendissante du Père. 187. Si elle cessera d’être. 188. Le Père engendre le Fils continuellement et éternellement, il ne l’a pas engendré autrefois, mais dans un présent éternel, sinon le Fils ne serait pas l’exacte figure du Père. 189. En tant que Père. Pour être qualifié de père, il faut qu’il y ait un fils. 190. perfecta: complètement achevée, donc parfaite. 191. infinita, infinitum: Richard joue sur les deux sens du mot: qui n’est pas fini et qui n’a pas de fin; si la naissance doit se renouveler, c’est qu’elle n’est jamais définitive et qu’elle doit se répéter indéfiniment. 192. La traduction à laquelle nous nous sommes arrêté est proche de celle de Paul Wolff (Die Viktoriner, Mystische Schriften, p. 288-289). Mais on pourrait aussi comprendre: n’y a-t-il pas [dans le Saint-Esprit] la puissance d’engendrer un fils, tel que le Fils, qui est toutpuissant? 193. Le mystère est posé et laissé sans explication, car il s’agit toujours de présenter ce qui répugne à la logique humaine. Voir pour le détail de la position de Richard, De Trinitate VI, en particulier les chapitres 11 et 18: même si les trois personnes ont plénitude de divinité, le Saint-Esprit n’a pas plénitude de similitude; il n’est pas image du Père ni du Fils... Au ch. 20 (985C; éd. RIBAILLIER, l. 42-46; SC 63, p. 438), Richard précise que, dans l’unité suprêmement simple, il ne peut y avoir ressemblance ou dissemblance (in summa namque simplici unitate non potest similitudo vel dissimilitudo inesse), mais il y a conformité mutuelle non sans quelque diversité (mutua congruentia non sine differentia aliqua), et diversité non sans une extrême convenance (nec differentia sine permaxima convenientia).» 194. Est-ce une réalité qui tient de l’homme, qui appartient à l’humanité... ou à la divinité? Propre ou spécifique à l’homme, ou à Dieu? «Quelque chose d’humain» aurait facilité la lecture, mais trahirait la formulation particulière du latin, qui n’a pas dit «quod humanum est». 195. C’est-à-dire fondamentale, qu’elle touche au cœur de la problématique. Il y a sans doute aussi, implicite, l’idée qu’elle touche au mystère. 196. Le passage est une réminiscence conjointe de Col. 1, 19 et Col. 2, 9. La Vulgate dit en 1, 19: «il a plu à Dieu de faire habiter dans le Christ toute la plénitude»; dans 2, 9: «car en lui habite incorporée toute la plénitude de la divinité» (le mot divinité a été repris dans la

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Patrologie). La phrase de Richard semble bien dire que dans le Christ toute la grâce est présente avec la plénitude de ce que Dieu a accordé, c’est-à-dire ici, pensons-nous, la plénitude des attributs divins qui seront énumérés ensuite. Mais cette remarque n’est que provisoire, faute de pouvoir étudier plus avant les commentaires des exégètes sur ces deux passages pauliniens. 197. Cf. De Trinitate III, 16 (926A; éd. RIBAILLIER, [p. 152] l. 14-16; SC 63, p. 204): «La plénitude de la sagesse ne peut exister sans la plénitude de la puissance, comme la plénitude de la puissance sans la plénitude de la sagesse». De tribus pers. appr., 994A-B (éd. RIBAILLIER, p. 186, fol. 155b). Cf. aussi Hugues, De sacram., II, I, 6 (PL 176, 383D). 198. Les textes patristiques sur l’égalité des trois personnes sont innombrables. Nous n’avons donné à l’apparat qu’une référence à saint Augustin qui utilise, dans le De Trinitate, le mot coaequalis. Nous avons renoncé à faire le relevé de toutes les occurrences où il est question de l’égalité des personnes chez cet auteur (par exemple dans ses sermons sur l’évangile de saint Jean) et chez d’autres (Marius Victorinus, Ambroise de Milan, Paschase Radbert. saint Léon, etc.). 199. Voir Hugues, De sacram., II, VIII, 3 (PL 176, 464A-B): «Si donc il fut possible qu’il se porte avec ses mains (ipse seipsum manibus gestaret) et qu’il se distribue à manger à ses disciples sans détérioration (discipulis sine corruptione sui edendum distribueret), et qu’il demeure lui-même le même (ipse idem esset), lui qui donna et était donné (qui dedit et qui dabatur), lui qui porta et était porté (qui portavit et qui portabatur), quoi d’étonnant si on dit que lui-même fut mortel en ce qu’il donnait (quod ipse in eo quod dabat, mortalis fuit), et immortel en ce qui était donné (et in eo quod dabatur immortalis fuit), et cependant luimême qui en tant que mortel donnait, et en tant qu’immortel était donné, n’était pas deux, mais fut lui-même une [personne] (ipse qui mortalis dabat, et qui immortalis dabatur non duo, sed unus ipse fuit)?» 200. Susceptible de souffrir; comme on dit «passible d’une peine», pour conserver l’effet d’opposition avec impassible. 201. Voir à ce sujet Hugues, De sacram., II, VIII, 11 (PL 176, 469C): «Comment un corps peut-il être au même moment en des lieux divers (quomodo corpus unum eodem tempore in diversis locis)? Il est là où il est (hic est, ibi est). Et il est tout entier en un autre lieu (totum utrobique est) et pareillement en de nombreux lieux (et in multis locis similiter).» 202. Voir aussi Hugues, ibidem (464B-C): «Pourquoi s’étonner si en ce qu’il donnait, on dit qu’il était mortel (in eo quod dabat mortalis dicitur), et en ce qui était donné, on déclare qu’il était immortel et impassible (in eo quod dabatur immortalis et impassibilis)?» Pierre Lombard, Sent. IV, dist. 12, 5 (PL 192, 865): «Parce que le corps du Christ est incorruptible, il est vraiment possible de dire que cette fraction [du pain] et cette partition se font sacramentellement non dans la substance du corps, mais dans la forme du pain (fractio illa et partitio non in substantia corporis, sed in forma panis sacramentaliter fieri), de sorte qu’il y a là une vraie fraction et une vraie partition (vera fractio et partitio sit ibi) qui se fait non dans la substance du corps, mais dans le sacrement, c’est-à-dire l’image (non in substantia corporis, sed in sacramento, id est, specie).» 203. Hugues conclut l’énumération de ces paradoxes qui répugnent à la raison humaine par ces mots (idem, 469D-470A): «Si tout cela demeure pour toi déconcertant, cela n’est pourtant pas incroyable (et si forte mirabile esse non desierit, tamen incredibile non erit), cela relève de la foi.» 204. Cf. la formule synthétique de saint Augustin (Confess., XII, VII, 7; PL 32, 828; CCSL 27, [p. 219] l. 10; BA 14, p. 352): «Ô Dieu, trinité une et unité trine.» 205. Cf. supra, deuxième alinéa du ch. 18 et la référence à De Trinitate, IV, 9-10. C’est la distinction fondamentale entre l’unité de substance (il n’y a pas de différence de substance, non aliud) et la diversité des personnes (chacun est une autre personne, alius).

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206. in huiusmodi: il faut sous-entendre consideratione ou argumento ou rebus. 207. On pourrait peut-être dire que les regards des chérubins se croisent au point d’intersection de l’Unité-Trinité, mais ne se rencontrent pas en eux-mêmes? 208. Cf. De Trinitate, I, 5 (893A-B; éd. RIBAILLIER, [p. 90] l. 6-7; SC 63, p. 72): «J’ai lu que mon Dieu est un et trine, un en substance (unus substantialiter), trine en ses personnes (personaliter trinus).» Référence sans doute au symbole Quicunque (H. DENZINGER, Enchir., 36): «Ainsi donc le Père est Dieu, le Fils est Dieu, et le Saint-Esprit est Dieu, et pourtant ils ne sont pas trois dieux mais un seul Dieu.» 209. C’est le sens premier de individuus. Voir De Trinitate IV, 23 (945D-946A; éd. RIBAILLIER, [p. 188] l. 1-6; SC 63, p. 283): «Si nous disons “divisible” (si diuiduum dicamus) ce qui peut être réparti (potest distribui) aussi bien entre plusieurs personnes (per plures personas) qu’entre plusieurs substances (per plures substantias), et peut être possédé en commun par plusieurs (a pluribus communiter) et intégralement par chacun (a singulis integraliter), nous appelons alors “indivis” (dicamus individuum) ce qui ne peut convenir qu’à un seul (nonnisi soli uni possit aptari)...» Voir aussi idem, II, 12 (907B-908A; [p. 119] l. 17-18; p. 130), où Richard utilise l’adjectif individualis: «Une substantialité qui appartient à un seul individu et ne peut être commune à plusieurs (quae uni soli quidem individuo inest et pluribus substantiis omnino communis esse non potest) est dite “individuelle” (individualis).» Dans notre contexte qui est un peu différent, nous maintenons notre traduction par «indivis», qui répond bien à l’idée d’une seule substance pour trois personnes. 210. Cf. aussi le symbole Quicunque, ibidem: «Le Fils est homme par la substance de sa mère (ex substantia matris) [...] Dieu et homme [en] un seul (Deus et homo unus) est le Christ.» 211. La contemplation du cinquième et du sixième genre prend appui sur celle du quatrième chaque fois qu’il est possible de trouver une similitude entre le monde créé et le monde divin permettant d’appréhender celui-ci. Mais tout, dans le monde divin, n’est pas susceptible d’un éclairage par l’analogie. Saint Augustin, dans le sermo 117, déjà cité plus haut (n. 86), De Verbis ev. Ioh., VIII, 11 (PL 38, 667), à propos de la naissance éternelle du Fils, dit qu’il est possible de trouver une analogie pour faire comprendre la permanence de cette naissance, le Fils et le Père étant toujours contemporains (coaevis), en évoquant le feu et la lumière (ignis et lux coaeva), mais non pour comprendre l’éternité de cette naissance et l’éternité conjointe du Père et du Fils (le feu, d’une certaine manière, précède la lumière, il en est le «père»), car nous sommes dans l’ordre du divin, qui de toute manière échappe à nos catégories mentales. 212. La manière de mener notre investigation et ses limites (découlant précisément de l’approche analogique). 213. inpressa – expressa: dans le De Trinitate, VI, 18 (983B: éd. RIBAILLIER, [p. 253] l. 3840; SC 63), on a une tournure semblable: «Le Père a imprimé en profondeur [dans le Fils incarné] et exprimé pleinement la forme de sa ressemblance.» 214. On lit dans le De sacram. de Hugues, I, II, c. 6 (PL 176, 219A): «C’est d’abord et surtout parce qu’elle était proche de l’image et de la ressemblance de Dieu (quod illius imagini et similitudini proximum et cognatum magis factum erat) que l’âme pouvait voir Dieu invisible; la découverte que fait l’âme de son statut d’être raisonnable et l’usage qu’elle fait de sa raison constituent cette ressemblance qui l’aide dans la connaissance de son Créateur (mens ratione utens quo ad primam similitudinem Dei facta erat, ut per se invenire posset eum a quo facta erat).» 215. De Trinitate, I, 7 (894B; éd. RIBAILLIER, l. 10-11; SC 63, p. 76): «Nous voyons sans cesse des êtres disparaître, d’autres prendre leur place et des êtres qui n’étaient pas encore s’actualiser [accéder à l’existence effective] (in actum prodire).»

NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE

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216. Contrairement à la Patrologie, nous lisons ici qui au lieu de que, conformément aux mss (M.-A. Aris a vu que dans V, à tort). Celui qui est la Vérité, autrement dit Dieu en qui sont les archétypes. 217. Cf. saint Augustin, De Gen. ad litt., VIII, XXI, 40 (CSEL 28, p. 259, l. 26-27, et p. 260, l. 1-5; PL 34, 388; traduction P. Agaësse et A. Solignac, BA 49, p. 71): «Quiconque s’efforce de comprendre comment le Dieu éternel, véritablement éternel, véritablement immortel et immuable, qui ne se meut ni dans l’espace ni dans le temps, meut sa créature dans le temps et dans l’espace, je ne pense pas qu’il puisse y parvenir, s’il n’a préalablement compris comment l’âme – autrement dit l’esprit créé qui ne se meut pas dans l’espace, mais seulement dans le temps – meut le corps dans le temps et l’espace.» 218. inequalitatis comparatione: nous avons retenu la leçon qui semble la plus manifeste selon Met V. Selon une autre lecture des mss, adoptée par M.-A. Aris et la Patrologie (lecture possible compte tenu du manque de netteteté des liaisons), nous aurions in equalitatis comparatione: par la comparaison de leur juste proportion. Mais Richard veut sans doute dire que la similitude existe, malgré l’immense différence entre la nature de l’âme humaine et la nature divine. De Trinitate, VI, 1 (967D; [p. 228] l. 17-19; SC 63, p. 3742): «Même si entre la nature humaine et la nature divine la mesure de la dissemblance l’emporte incomparablement sur la mesure de la ressemblance (quamvis incomparabiliter copiosor sit dissimilitudinis quam similitudinis ratio), il demeure toutefois entre elles une certaine ressemblance, voire une grande ressemblance.» 219. Argumentation analogue dans le De Trinitate, VI, 15, faisant de la bonté ce qui procède à la fois de la sagesse et de la puissance, trinité d’ici-bas qui exprime les propriétés de la Trinité suprême et éternelle (980A; [p. 248] l. 38-39 et 43-44; p. 418): «La puissance donne de pouvoir (potentia dat posse), la sagesse donne de savoir (sapientia dat nosse), sans elles la bonté ne parvient pas à l’être (bonitas non prodit ad esse) [...] Tu vois sans doute comment en cette trinité des choses (in hac rerum trinitate) s’expriment les propriétés de la Trinité (expresse sunt proprietates Trinitatis) suprême et éternelle.» L’amour, la caritas, c’est-àdire le Saint-Esprit, est donc bien pour Richard ce qui procède de la potentia, le Père, et de la sapientia, le Fils. Cf. saint Augustin et l’analogie qu’il développe entre la mens, la connaissance (notitia) de l’objet de son amour, l’amor et la Trinité (De Trinitate IX, II, 2; CCSL 50, [p. 295], l. 21 ss; BA 16, p. 76; et III, 3; CCSL 50, [p. 295 ss], l. 1 ss; BA 16, p. 80; PL 42, 961-962, donné dans l’apparat). Dans le De Trinitate, XIV, VI, 8 (CCSL 50 A ; BA 16, p. 364366; PL 42, 1042), où l’âme se connaissant engendre l’intelligence de soi («Mens igitur quando cogitatione se conspicit, intelligit se et recognoscit: gignit ergo hunc intellectum et cognitionem suam»). Pour saint Bonaventure, qui suivra Richard, le second chérubin contemplant la Trinité, voit le Père, le Fils «aimé» (dilectus) engendré, le Saint-Esprit (codilectus), «spiré», Dieu étant le summe bonum qui se diffuse nécessairement («nequaquam esset summe bonum, [si] non summe diffunderet», Itinerarium, VI, 2). Pour d’autres rapprochements, on consultera avec profit la note complémentaire Bonitas, caritas, de G. Salet, dans sa traduction du De Trinitate, SC 63, p. 477 ss. 220. Même si le second chérubin peut trouver quelque utilité à considérer l’esprit de l’homme produisant une sagesse, et à voir en naître une dilection réciproque comme une sorte de trinité (le premier chérubin utilisant cette analogie pour comprendre l’unité divine), il se trouve pourtant (tamen) davantage rebuté par la dissemblance. En effet, cette analogie avec la Trinité (vestige du divin) comporte plus de dissemblance que de ressemblance; il y a certes unité (c’est ce qui ressemble le plus à l’unité divine, et en ce sens le premier chérubin correspond bien à l’aspect finalement accessible à la raison), mais il y a trois personnes distinctes (ce qui ne ressemble plus du tout à la situation dans l’esprit humain), et le second chérubin (qui représente bien l’inaccessible à la raison) se tient donc à plus grande distance de la zone des similitudes. Au paragraphe suivant, de même, il est dit que le second

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NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE

chérubin peut trouver dans l’image trinitaire qui est en nous une analogie utile (la parole proférée) pour s’approcher de la saisie du mystère du Fils venant au monde sans s’éloigner du Père. 221. Dans l’Exode, Dieu annonce qu’il parlera du milieu des deux chérubins, et qu’il y fera ses révélations (il est précisé qu’il s’agira de mandata, d’instructions, au sens donc ici d’une révélation doctrinale ou prophétique, mais dans la contemplation on peut entendre reuelatio comme une possibilité de «voir» le divin). La phrase met donc en parallèle deux types d’expériences: celle de l’Ancien Testament où Dieu répond à une interrogation en cas de nécessité ou simplement à toute heure, c’est-à-dire conformément à une pratique régulière de l’adresse à Dieu, où celui-ci révèle les principaux mystères divins et guide le peuple dans son comportement religieux ou moral; et celle de l’expérience spirituelle qui se développe aux quatrième, cinquième et sixième genres de contemplation. 222. unde: l’adverbe ne peut pas simplement reprendre l’idée de lieu de provenance, mais comporte sans doute une nuance supplémentaire: d’où, plus précisément, non seulement au-dessus, mais au milieu des chérubins, pour bien marquer l’interdépendance des deux approches (nous sommes près du sens de «comment»). 223. Les diverses nuances du mot familiaris ne doivent pas être négligées: l’oracle divin devient quelque chose de proche, au service de l’âme. 224. Voir IV, 7 et passim. Il s’agit toujours du point le plus élevé, la fine pointe, mais aussi de ce qu’il y a de plus profond dans le cœur de l’homme, sa sensibilité spirituelle. 225. per tertium: nous comprenons «le “troisième” des trois derniers genres de contemplation» (il vient de parler des trois derniers modes – mais nous avons vu que mode et genre sont pris souvent l’un pour l’autre –, et plus loin il dira «en confrontant les trois dernières spéculations»). La phrase suivante le confirme: l’âme contemplative doit certes dépasser la contemplation des réalités créées (ce sont les trois premiers genres ou modes), mais aussi celle des créatures spirituelles (quatrième genre) pour atteindre à un autre ordre, le divin. 226. speculam: lieu d’observation; c’est la leçon à retenir, les mss sont formels; G. Zinn et C. Kirchberger suivent la leçon de la Patrologie, speculum, mais ce mot apparaît quelques lignes plus bas avec le sens de reflet dans un miroir. 227. Même si la tentation est forte de lire speculationum au lieu de spectaculorum, cette dernière leçon est manifestement celle de nos mss. Nous l’entendons au sens des trois sortes de réalités que l’on peut voir dans ces trois genres de contemplations (les essences spirituelles, images et reflets du divin, l’Unité et la Trinité). Le mot revient quelques lignes plus loin pour désigner la même chose. 228. La révélation est une parole, un «verbum». Dans la contemplation, Dieu parle à l’âme, autant qu’il se manifeste à elle. 229. En d’autres termes, pour reprendre un mot que Richard a laissé de côté, il faut méditer, c’est-à-dire s’exercer à penser les vérités de la foi. Cf. I, 4 (68B): «...est iam meditationem meditando excedere, et meditationem in contemplationem transire». 230. Le divin est infini, on n’a jamais fini de progresser dans sa connaissance, cette aspiration est insatiable. Cf. Grégoire de Nysse, De vita Moysi, PG 44, 404D (SC 1bis, II, 239, p. 108-109, traduction J. Daniélou): «Et c’est là réellement voir Dieu que de ne jamais trouver de satiété à ce désir.» Cf. supra, ch. 5. 231. Cf. la signification allégorique de la sortie d’Égypte, de la traversée du désert jusqu’à l’entrée en terre promise, sous la conduite de Moïse. 232. domesticum est: cela fait partie de leur fonctionnement normal, naturel; familiare est: il n’y a pas nécessité, mais cela peut arriver (la proximité est moindre). 233. On eût aimé que Richard nous donnât des exemples de ces réalités. Peut-être penset-il aux anges, réalités spirituelles qui peuvent être saisies par une apparition miraculeuse, dans une sorte d’extase. On trouve un peu plus loin une explication, lorsqu’il évoque le cas

NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE

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de Moïse: il s’agit d’une expérience qui tient à la fois de la contemplation et de la prophétie (Moïse entre en extase et voit des objets futurs); cf. à ce sujet, saint Grégoire le Grand qui, au livre I des Homélies sur Ézéchiel, parle de visions portant sur le passé (création de la terre, dans la Genèse), le présent (les secrets du cœur d’un homme, «occulta cordis eius manifesta fiunt») et l’avenir. Voir V, 4, n. 35. 234. typologicus, de typus, qui désigne spécialement un personnage ou une action qui apparaît dans l’Ancien Testament et qui préfigure un concept, une réalité à venir; le terme est apparu déjà en II, 14 avec le sens de «figure» des réalités éternelles; on rencontrera typus au début de V, 1. 235. Cf. De IV grad. viol. car. (1220D-1221A; éd. G. DUMEIGE, 38, p. 167): «Le troisième degré de l’amour est donc celui où l’esprit de l’homme est entraîné dans l’abîme de la lumière divine et va, en cet état, dans un oubli radical de toutes les choses extérieures, jusqu’à perdre conscience de soi-même, à passer tout entier en Dieu.» (Trad. G. Dumeige). C’est le passage qui suit immédiatement l’évocation de l’ascension de saint Paul au troisième ciel. 236. subitur: hapax, semble-t-il, chez Richard. Forme rare, mais il y a des exemples avec le sens de «arriver», forme passive (on arrive, on parvient, cela survient...). Dans le ms. V, on lit subditur (cela est donné), corrigé ensuite en subitur, ce qui trahit peut-être une hésitation du copiste, surpris par cette forme. 237. in idipsum: voir pour cette traduction la note complémentaire 2. 238. sobria [anima], sobre, de sang-froid, ce qui marque bien un état normal, ordinaire, sans les effets de l’extase qu’on compare implicitement à une ivresse (voir supra, n. 94). 239. Cf. De erud. hom. inter., II, 2 (1300A): «Nous dormons avant que de voir un songe; parce que dans le rêve le sens corporel est endormi, il est juste d’entendre par songe l’aliénation de l’esprit, aliénation par laquelle la mémoire de tout l’extérieur est interceptée; voir un songe, c’est passer mentalement dans le secret de la contemplation; il dort celui qui par sortie de l’esprit monte jusque dans la contemplation des réalités les plus sublimes (dormit itaque et somnium videt qui per mentis excessum in sublimium contemplationem ascendit).» Le verbe peregrinari comporte l’idée de se déplacer en terre étrangère, ailleurs qu’en ses lieux habituels; il est suivi d’un ablatif: il voyage par des terres étrangères, donc dans la contemplation du divin. (En d’autres lieux, peregrinari évoque la vie terrestre.) 240. Moïse, en qui Richard voit l’auteur des récits du Pentateuque, parle du septième jour dans Ex. 34, 21, 35, 2 et encore dans 31, 15 (le septième jour sera le jour de repos consacré au Seigneur). 241. Si on lit monstra, comme nos manuscrits, le sens serait «s’il eut tous ces signes incroyables» ou «si toutes les choses lui ont été des signes...» Il appartiendra à une édition proprement critique d’en décider. Mais on peut présumer que la leçon monstrata est plus naturelle, encore que la variante de nos mss ne soit pas en soi tout à fait à exclure. 242. in omnibus: toutes ces choses, c’est-à-dire, les étapes du progrès de l’âme symbolisées par les objets qui font partie de l’arche. 243. On retrouve une paraphrase de ce passage dans le Nuage d’Inconnaissance, c. 71 (trad. Armel Guerne, p. 214-215). 244. Le point le plus élevé de l’esprit, l’apex mentis. 245. Voir III, 2, n. 23. Cf. Hugues qui décrit l’approfondissement intérieur comme une ascension (De vanitate mundi, II, PL 176, 715B-C): «Dans le monde spirituel et invisible, quand on parle de quelque chose qui est le plus élevé (aliquid supremum dicitur), cela ne signifie pas que cela se trouve situé localement sur le sommet ou la cime du ciel (non quasi localiter supra culmen aut verticem coeli constitutum), mais au plus intime de tout (sed intimum omnium significatur). Donc s’élever vers Dieu, c’est entrer en soi-même [...] Aller du plus extérieur au plus intérieur, c’est monter du plus bas vers le plus haut.» La suite de ce

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NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE

passage a déjà été donnée en III, 6, n. 90. Cf. aussi, Pseudo-Hugues de Saint-Victor, Miscellanea, V, 127, PL 177, 809A. 246. Les mss ont eferbeat, sans doute l’équivalent de efferueat (cf. le parfait efferbui). 247. Il s’agit toujours de pousser le dépouillement spirituel jusqu’à mépriser ce qui peut être le fruit d’un mérite personnel pour ne regarder que ce qui est don gratuit; une âme assoiffée importe plus qu’une belle âme vertueuse. 248. Ex. 32, 17.

V a PARS

CAPITULA QUINTE PARTIS I. II.

III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X.

XI. XII. XIII. XIV. XV.

Quod tribus modis in gratiam contemplationis proficimus Quibus modis soleat omnis contemplatio contingere, mentis uidelicet dilatatione, mentis subleuatione, mentis aliena- 5 tione De mentis dilatatione quibus modis soleat accrescere V 59rb De mentis subleuatione quibus soleat gradibus assurgere Quod triplici ex causa fieri soleat humane mentis excessus Quod primus excedendi modus surgat ex magnitudine deuo- 10 tionis Quod primus excedendi modus quandoque fiat ex sola feruentis desiderii exestuatione Quod primus excedendi modus quandoque fiat tam exestu15 anti deuotione quam ex adiuncta sibi diuina reuelatione Quod secundus excedendi modus fieri soleat ex magnitudine M 76rb admirationis Quod secundus excedendi modus quandoque a sola admiratione incipit et in feruentissimum deuotionis desiderium 20 desinit Quod secundus excedendi modus quandoque a sola admiratione inchoat et in eodem tenore perseuerat Quod in secundo excedendi modo quandoque diuina reuelatio nostre meditationi occurrit Quod in secundo excedendi modo diuina reuelatio quando- 25 que etiam nostram meditationem preuenit Quod tertius excedendi modus fieri soleat ex magnitudine iocunditatis Quod quilibet mentis excessus humane industrie uel meriti 30 modum excedit

V, Prol., 5 uidelicet] scilicet Aris

CINQUIÈME PARTIE

CHAPITRES DE LA CINQUIÈME PARTIE 1. Les trois modes de progression dans la grâce de la contemplation 2. Les modes selon lesquels habituellement toute contemplation peut se produire, à savoir la dilatation, le soulèvement et l’aliénation de l’esprit 3. La dilatation de l’esprit et les modes selon lesquels elle s’accroît habituellement 4. Le soulèvement de l’esprit et les degrés par lesquels il s’élève habituellement 5. L’extase est d’habitude le résultat d’une triple cause 6. Le premier mode d’outrepassement naît de la grandeur de la dévotion 7. Le premier mode d’outrepassement naît parfois de la seule effervescence d’un ardent désir 8. Le premier mode d’outrepassement est l’effet parfois autant d’une dévotion fervente que d’une révélation divine qui s’y adjoint 9. Le second mode d’outrepassement est causé en général par la grandeur de l’admiration 10. Le second mode d’outrepassement commence parfois par la seule admiration et s’achève dans un désir de dévotion des plus fervents 11. Le second mode d’outrepassement commence parfois par la seule admiration et se poursuit de la même manière 12. Dans le second mode d’outrepassement, la révélation divine vient parfois au-devant de notre méditation 13. Dans le second mode d’outrepassement, il arrive aussi parfois que la révélation divine précède notre méditation 14. Le troisième mode d’extase naît d’ordinaire de l’intensité de la délectation

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DE CONTEMPLATIONE, V

XVI.

Quod in tertio maxime excedendi modo totum ex diuino pendet beneficio XVII. Qui ad hunc tertium eiusmodi gratie gradum profecerit, unde in idipsum adiuuari possit XVIII. Quid maxime soleat ualere ad innouationem eiusmodi gratie XIX. Quibus gradibus excrescat humane mentis excessus

35

LA CONTEMPLATION, V

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15 Toute extase excède la mesure de l’industrie ou du mérite de l’homme 16. C’est surtout le troisième mode d’extase qui dépend entièrement de la faveur divine 17. Comment celui qui aura progressé jusqu’à ce troisième degré d’une telle grâce peut recevoir de l’aide pour se maintenir dans cet état 18. Ce qui peut contribuer le plus efficacement pour le renouvellement de cette grâce 19. Les degrés par lesquels grandit l’extase de l’esprit humain

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DE CONTEMPLATIONE, V, I

CAPUT I QUOD TRIBUS MODIS IN GRATIAM CONTEMPLATIONIS PROFICIMUS

|Modis autem tribus in gratiam contemplationis proficimus, aliquando ex sola gratia, aliquando ex adiuncta industria, aliquando ex aliena doctrina. Horum trium in tribus, Moyse uidelicet, Beseleel et Aaron, tipum uel exemplum habemus, si eorum gesta consulimus. Moyses primo arcam in monte et nube sine ullo industrie labore ex sola Domini reuelatione uidit, Beseleel quam uidere potuisset proprio labore formauit, Aaron autem arcam|aliena iam operatione formatam uidere consueuit. In morem Moysi arcam Domini sine aliqua humana industria uidemus, cum ex sola Domini reuelatione radium contemplationis accipimus. Sed tunc quasi iuxta Beseleel exemplum in idipsum ex proprio opere proficimus, cum in eamdem gratiam nostro studio et labore artem comparamus. Tunc autem ut arcam Domini uidere possimus, quasi ex aliena operatione accipimus, quando ex aliena traditione eiusmodi gratie usum assuescimus. Sed quod de industrie operatione dicimus, non sic accipi uolumus, quasi sine gratie cooperatione aliquid omnino|possimus, cum quelibet nostra industria non sit nisi ex gratia. Sed aliud est contemplationis gratiam diuinitus percipere, atque aliud est eiusmodi donum, Dei quidem cooperatione, proprio exercitio comparare. Modis itaque tribus hanc gratiam obtinemus. Et modo quidem ex diuina inspiratione, modo ex propria exercitatione, modo autem ex aliena traditione. Illud uero notandum quod quidam ad hanc gratiam propria industria et sine alicuius doctrine magisterio promouentur, qui tamen in suis contemplationibus usque ad mentis excessum nullo modo rapiuntur. Quidam autem ad eamdem gratiam ex aliena traditione magis quam proprio mentis acumine proficiunt, qui tamen in suis contemplationibus| sepe usque ad mentis excessum assurgunt. Hinc est quod Beseleel arcam quidem fabricasse, non tamen ad illam intrasse legitur, Aaron uero ad arcam, aliena iam operatione fabricatam et intra uelum collocatam, ex more intrasse non dubitatur.

V, I, 18-20 sed – gratia] loc. par.: Beni. min., LXXVIII (52C; SC 419 [p. 300] l. 16-17) V, I, 7 uel] et p

21 donum] domum p

22 itaque] autem Aris

PL 167D M 76va V 59va

PL 168D

15

PL 169A 20

M 76vb

V59vb

PL 169B

LA CONTEMPLATION, V, 1

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CHAPITRE PREMIER LES TROIS MODES DE PROGRESSION DANS LA GRÂCE DE LA CONTEMPLATION

Nous progressons dans la grâce de la contemplation selon trois modes: quelquefois par la grâce seule, quelquefois avec le concours de notre action, quelquefois par l’enseignement de quelqu’un d’autre. De ces trois modes, nous avons le type 1 ou l’exemple, si nous examinons les actions de ces trois personnages: Moïse, Béséléel et Aaron. Moïse d’abord vit l’arche sur la montagne et dans la nuée, sans l’effort d’une activité personnelle, par la seule révélation de Dieu; Béséléel fabriqua par son propre travail l’arche qu’il aurait pu voir 2 ; Aaron quant à lui avait l’habitude de voir l’arche déjà construite par le travail d’un autre. C’est à la manière de Moïse que nous voyons l’arche du Seigneur sans le concours d’une activité humaine quand, par la seule révélation divine, nous recevons le rayon de la contemplation. Mais quand nous acquérons par notre application et notre peine l’art qui nous prépare à cette même grâce, alors, comme dans l’exemple de Béséléel, nous progressons par notre propre travail vers le rayon lui-même de la contemplation 3. D’autre part nous recevons alors la possibilité de voir l’arche du Seigneur en quelque sorte par l’action de quelqu’un d’autre lorsque nous nous accoutumons à bénéficier d’une telle grâce par ce qui nous est transmis par d’autres. Mais ce que nous disons de l’action de notre industrie, nous ne voulons pas qu’on l’entende comme si nous étions pleinement capables de l’accomplir sans la coopération de la grâce, alors qu’il n’est pas d’action que nous puissions accomplir sans elle 4. Et c’est une chose de recevoir de Dieu la grâce de la contemplation et c’en est une autre d’obtenir ce don 5 – avec sans doute la coopération de Dieu – par son propre entraînement. Nous obtenons donc cette grâce selon trois modes différents: tantôt certainement par une inspiration divine, tantôt par notre propre effort et tantôt par l’enseignement d’autrui. Il faut noter cependant ceci: certains sont conduits à cette grâce par leur propre industrie et sans recevoir l’enseignement de quelque doctrine, mais ils ne sont néanmoins en aucune manière ravis jusqu’à l’extase dans leurs contemplations; certains par contre, qui progressent jusqu’à cette même grâce par ce qui leur est transmis par autrui plutôt que par la propre pénétration de leur esprit, s’élèvent pourtant dans leurs contemplations souvent jusqu’à l’extase. Voilà pourquoi on lit que Béséléel a certes construit l’arche, mais cependant n’est pas entré jusqu’à

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DE CONTEMPLATIONE, V, I

Ecce nos in hoc opere quasi Beseleel officium suscepimus, qui te ad contemplationis studium instructiorem reddere et quasi in arce operatione desudare curauimus. Longe tamen meipsum in hac gratia precedis, si ex his que audis adiutus intrare preualeas usque ad interiora uelaminis, si illud quod quasi in propatulo laboramus, et iuxta communem usum comprehendimus et assignamus, tu preualueris per mentis excessum perspicere, et quasi intra uelum|uidere. Notandum quoque quod quidam ea que per mentis alienationem conspiciunt, ad semetipsos reuersi iuxta communem animi statum, nullo modo capere uel recolligere possunt. Hinc est quod rex Nabugodonosor somnium uidit, sed excussus a sompno uisum somnium ad memoriam reuocare non potuit. Alii quod per excessum considerant, postmodum facile retractant, alii, ut hoc possint, multo labore desudant. Hinc est quod rex Pharao somnium uidit uisumque retinuit, econtra autem rex Nubugodonosor amissum somnium multa instantia recuperauit. Et Moysi quidem arca Domini ex dominica reuelatione est in monte ostensa, postmodum autem in ualle familiariter nota et frequenter uisa.|Alii item, quod rarum et uelud fortuitum habent in suis uidelicet contemplationibus mente excedere, incipiunt aliquando familiare habere. Hinc est quod Moyses ad arcam Domini intra uelum familiariter tandem intrauit, quam ad solam Domini uocationem et reuelationem prius per nubem uidere accepit. Multa sunt in his omnibus sacramenta que modo nec possunt nec debent tractari per singula.

43-45 rex – potuit] cf. Dan. 2, 3-11 35 instructiorem] instructionem p

47 rex – retinuit] cf. Gen. 41, 1-8 38 quod om. Aris 51 item] autem Aris

35

M 77ra

PL 169C

V 60ra

50

PL 169D M 77rb 55

LA CONTEMPLATION, V, 1

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elle, tandis qu’Aaron a certainement pénétré, en conformité avec la coutume 6, jusqu’à l’arche qui avait été construite par un autre et qui était placée derrière le voile. Ainsi, en ce traité, nous avons pris en quelque sorte l’office de Béséléel: nous nous sommes préoccupé de te rendre plus compétent pour l’étude de la contemplation, comme si à grand ahan nous construisions l’arche 7. Cependant tu me devances moi-même de beaucoup dans cette grâce si, aidé par ce que tu entends, tu es en mesure de pénétrer jusqu’à l’intérieur du voile, si ce pour quoi nous travaillons pour ainsi dire dans la cour d’entrée, et que nous comprenons et décrivons selon la manière commune, toi tu seras parvenu à le percevoir 8 pleinement par outrepassement de l’esprit et à le voir comme si c’était à l’intérieur du voile 9. Il faut noter aussi que certains, une fois revenus à eux-mêmes en l’état ordinaire de l’esprit, ne peuvent ni saisir ni reconstituer les réalités perçues par aliénation de l’esprit. C’est ainsi que le roi Nabuchodonosor eut un songe, mais, arraché 10 à son sommeil, il ne put se rappeler le rêve qu’il avait fait. Ce qu’ils voient dans une extase, les uns se le rappellent ensuite facilement, d’autres le retrouvent, dans la mesure où ils le peuvent, au prix de grands efforts. C’est ainsi que le roi Pharaon eut un songe et retint ce qu’il avait vu, tandis que le roi Nabuchodonosor au contraire ne retrouva le songe qu’il avait oublié qu’au prix de beaucoup d’insistance. Et l’arche, c’est vrai, fut montrée à Moïse sur la montagne par une révélation du Seigneur, mais ensuite, dans la vallée, elle lui était bien connue, et il la voyait souvent. D’autres de même, qui dans leurs contemplations n’ont que rarement, et comme fortuitement, la grâce de l’extase, commencent un jour à en avoir une expérience familière. C’est la raison pour laquelle Moïse pénétrait alors librement à travers le voile jusqu’à l’arche du Seigneur, arche qu’il ne lui fut donné de voir d’abord à travers la nuée que sur appel et par révélation du Seigneur. Il y a en cela bien des mystères qui ne peuvent ni ne doivent être traités à présent en détail.

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DE CONTEMPLATIONE, V, II

CAPUT II QUIBUS MODIS SOLEAT OMNIS CONTEMPLATIO CONTINGERE, MENTIS VIDELICET DILATATIONE, MENTIS SUBLEVATIONE, MENTIS ALIENATIONE Tribus autem modis, ut mihi uidetur, contemplationis qualitas uariatur. Modo enim agitur mentis dilatatione, modo mentis subleuatione, aliquando|autem mentis alienatione. Mentis dilatatio est quando animi acies latius expanditur et uehementius acuitur, modum tamen humane industrie nullatenus supergreditur. Mentis subleuatio est quando intelligentie uiuacitas diuinitus irradiata humane industrie metas transcendit, nec tamen in mentis alienationem transit, ita ut et supra se sit quod uideat, et tamen ab assuetis penitus non recedat. Mentis alienatio est quando presentium memoria menti excidit, et in peregrinum quemdam et humane industrie inuium animi statum diuine operationis transfiguratione transit. Hos tres contemplationis modos experiuntur qui usque ad summam eiusmodi gratie arcem subleuari merentur. Primus surgit ex industria humana, tertius ex sola gratia diuina, medius|autem ex utriusque permixtione, humane uidelicet industrie, et gratie diuine. In primo gradu quasi arcam nostro labore fabricamus, quando contemplandi artem nostro studio et industria comparamus. In secundo gradu arca supportantium humeris subleuatur, et quasi precedentis nubis uestigia sequitur, cum industria satagente et reuelationis gratia cooperante, et quasi preeunte, contemplationis radius dilatatur. In tertio gradu arca in sancta sanctorum infertur, et quasi intra uelum collocatur, quando contemplantis acumen ad intimum mentis sinum colligitur et ab exteriorum memoria obliuionis et alienationis uelo secluditur. Primus itaque gradus pertinet ad arce fabricationem, secundus|ad arce euectionem, tertius ad eiusdem introductionem uelique obductionem. De primo illud recte intelligitur quod ad Abram a Domino dicitur: «Leua oculos tuos, et uide a loco in quo nunc es, ad aquilonem, et ad meridiem, ad orientem, et occidentem. Omnem terram quam conspicis tibi dabo.» De secundo illud recte intelligitur quod de Moyse scribitur:

V, II, 31-33 leua – dabo] Gen. 13, 14-15 V, II, 3 uidelicet] scilicet Aris

30 ad om. Aris 32 orientem et] ad add. Aris

5

PL 170A

10

V 60rb

M 77va

PL 170B 20

25

PL 170C V 60va M 77vb

LA CONTEMPLATION, V, 2

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CHAPITRE 2 LES MODES SELON LESQUELS HABITUELLEMENT TOUTE CONTEMPLATION PEUT SE PRODUIRE, À SAVOIR LA DILATATION, LE SOULÈVEMENT ET L’ALIÉNATION DE L’ESPRIT La nature de la contemplation, à ce qu’il me semble, varie selon trois modes: en effet, elle se produit tantôt par dilatation de l’esprit, tantôt par soulèvement de l’esprit et d’autres fois par aliénation de l’esprit. Il y a dilatation de l’esprit lorsque la pointe de l’âme se déploie plus largement et acquiert une acuité plus forte, mais ne dépasse en aucune manière le mode de l’industrie humaine. Le soulèvement de l’esprit se produit quand la vivacité de l’intelligence, illuminée par une action divine, transcende les limites de l’activité humaine, sans cependant aller jusqu’à l’aliénation de l’esprit, de sorte qu’elle voit aussi les réalités qui sont au-dessus d’elle, mais cependant sans se séparer de celles qui lui sont coutumières. L’aliénation de l’esprit a lieu quand le souvenir des réalités présentes échappe à l’esprit: celui-ci passe à un état de l’âme étranger et inaccessible à l’industrie humaine, par une transfiguration opérée par Dieu. Font l’expérience de ces trois modes de contemplation ceux qui méritent d’être soulevés jusqu’au sommet de cette grâce. Le premier mode résulte de l’industrie humaine, le troisième de la grâce divine exclusivement, le mode intermédiaire de l’action conjointe des deux, c’està-dire de l’industrie humaine et de la grâce divine. Au premier degré 11, nous construisons en quelque sorte l’arche par notre propre effort, quand nous acquérons l’art de la contemplation par notre application et notre industrie. Au second degré, l’arche est soulevée sur les épaules des porteurs et suit en quelque sorte les traces de la nuée qui la précède 12, le rayon de la contemplation s’élargissant par l’engagement de notre industrie et avec le concours de la grâce divine qui va comme au-devant d’elle. Au troisième degré, l’arche est introduite dans le Saint des Saints et placée pour ainsi dire à l’intérieur du voile, lorsque l’extrême pointe du regard du contemplatif se concentre au sein le plus intime de l’esprit, et que le souvenir des réalités extérieures est exclu par le voile de l’oubli et de l’aliénation. Ainsi le premier degré correspond à la construction de l’arche, le second au transport de l’arche, le troisième à son introduction à l’intérieur où elle est masquée par le voile. Ce que Dieu dit à Abraham s’entend précisément du premier degré: «Lève les yeux et, du lieu où tu es, regarde au septentrion et au midi, à l’orient et à l’occident. Tout ce pays que tu vois, je te le donnerai.» Ce qui est écrit à propos de Moïse s’entend précisément du second degré: «De

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DE CONTEMPLATIONE, V, II

«Ascendit Moyses de campestribus Moab super montem Nebo in uerticem Fasga contra Iericho. Ostenditque Dominus omnem terram Galaad usque Dan.» Ad tertium autem respicit quod Dominus transfigurationis sue testes in montem excelsum ductos nube lucida obumbrauit, et, sicut superius iam dictum est, quod Moyses per medium nebule ad Dominum accessit. |Et in primo quidem Abram nec iubetur montem ascendere nec ei legitur ibi Dominus aliquid ostendisse, sed a loco in quo erat iubetur oculos suos leuare, et terram quam accepturus erat circumspicere. Nulla mentio ascensionis, uel ostensionis ibi legitur, in quibus uel subleuate mentis exaltatio, uel diuine reuelationis demonstratio designetur. A loco in quo sumus uel esse consueuimus oculos nostros leuamus, quando in contemplationis nostre spectaculis communem et consuetum animi statum non deserimus. Comprehensibilitatis nostre modus locus est in quo interim per intelligentiam sumus. Hereditatis accipiende amplitudinem consideramus quando, ad quantam perfectionis latitudinem deuotionis nostre profectibus tandem aliquando pertingere possimus,|contemplationis nostre oculis longe ante preuidemus. Nichil in his scripture uerbis innuitur, quod humanam industriam excedere uideatur, unde et recte ad primum illum contemplandi gradum accommodatur. Sed quod Moyses iubetur montem ascendere, quod Dominus dicitur illi terram promissionis ostendisse, attende quam expresse uideatur secundum contemplandi gradum designare. Quid est illa Moysi montana ascensio, nisi humane mentis supra humane possibilitatis planum quedam in superna eleuatio? Quid autem est dominica illa ostensio, nisi intime aspirationis infusa illuminatio? Terram autem promissionis ad diuinam demonstrationem prospicere est future retributionis plenitudinem ex diuine illustrationis reuelatione cognoscere, et eiusmodi| contemplationi insistere. Humane uidetur industrie quod Moyses in montana ascendit, gratie diuine quod Dominus ei terram promissionis ostendit, unde et hoc scripture testimonium ad secundum quem diximus gradum respicere se innuit.

34-36 ascendit – Dan.] Deut. 34, 1 35 ostenditque] ei add. Aris 37-38 superius iam] iam superius Aris 38 Moyses] in monte add. Aris 39 accessit] ascendit Aris 41 a] in Aris 52 nihil] itaque add. Aris

35

PL 170D

45

M 78ra

V 60vb PL 171A

55

60

M 78rb PL 171B 65

LA CONTEMPLATION, V, 2

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la plaine de Moab, Moïse monta sur la montagne de Nébo, au haut de Phasga, vis-à-vis de Jéricho. Et le Seigneur lui fit voir de là tout le pays de Galaad jusqu’à Dan.» Quant à ce qui correspond au troisième degré, c’est le Seigneur enveloppant d’une nuée lumineuse les témoins de sa Transfiguration qu’il avait emmenés au sommet d’une montagne, et aussi, comme on l’a déjà dit plus haut, c’est Moïse s’approchant du Seigneur au milieu de la nuée 13. Dans le premier cas, en fait, Abraham ne reçoit pas l’ordre de gravir une montagne, pas plus qu’on ne lit ici que Dieu lui montra quelque chose; mais il reçoit l’ordre de lever les yeux du lieu où il se trouvait et de regarder alentour la terre qui lui était destinée. Ici, il n’est fait nulle mention d’une ascension ou d’une ostension par lesquelles seraient désignées soit l’exaltation 14 du soulèvement de l’esprit, soit l’expression d’une révélation divine. Nous levons les yeux d’où nous sommes, ou du lieu où nous sommes habituellement, quand, devant les spectacles que nous contemplons, nous ne quittons pas l’état ordinaire et habituel de notre esprit. Le mode de notre capacité à comprendre correspond au lieu où nous nous trouvons pendant ce temps par notre intelligence. Nous considérons l’ampleur de l’héritage que nous devons recevoir quand, par les yeux de notre contemplation, nous voyons bien longtemps à l’avance quelle grandeur de perfection nous pourrions enfin atteindre un jour par les progrès de notre dévotion 15. Il n’y a rien d’indiqué dans ces paroles de l’Écriture qui semble dépasser les possibilités de l’industrie humaine: par conséquent et à juste titre cela s’applique au premier degré de contemplation. Mais que Moïse reçoive l’ordre de gravir la montagne, qu’on dise que le Seigneur lui a montré la terre promise, remarque à quel point cela semble désigner expressément le second degré de contemplation. Qu’est-ce que cette ascension de Moïse sur la montagne sinon une sorte d’élévation de l’esprit humain dans les régions supérieures, au-dessus de la plaine des possibilités humaines. Et cette ostension du Seigneur, qu’est-ce sinon l’illumination infuse d’une intime inspiration 16 ? Porter son regard sur la terre promise, montrée par le Seigneur, c’est connaître par la révélation de l’illumination divine la plénitude de la rétribution future, et demeurer en cette contemplation. Il apparaît que c’est par le fait de l’industrie humaine que Moïse monte sur la montagne, et que c’est par une grâce divine que le Seigneur lui montre la terre promise; et ainsi ce témoignage de l’Écriture suggère qu’on a affaire au deuxième degré que nous avons mentionné.

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DE CONTEMPLATIONE, V, III

Quod autem Moyses in montem ascendens ad Dominum per medium nebule legitur accessisse, quomodo ad tertium contemplandi modum, uel gradum respiciat, ex superius dictis satis possumus colligere. Quid enim est ad diuinae uocationis accessum nebulam intrare, nisi 70 mente excedere, et per obliuionis nebulam quasi in adiacentium memo- V 61ra ria mente caligare? Ad idem respicit quod discipulos Christi nubes lucida obumbrauit. Una itaque et eadem nubes, et lucendo|obumbrauit, PL 171C et obumbrando illuminauit, quia et illuminauit ad diuina, et obnu75 bilauit ad humana. His itaque tribus modis omnis contemplatio solet contingere: mentis dilatatione, mentis subleuatione, mentis alienatione. Leua in circuitu oculos tuos et uide. Ecce de illo contemplationis genere qui fit mentis dilatatione. Qui sunt isti qui ut nubes uolant? Ecce de mentis subleuatione. M 78va Ego dixi in excessu meo, omnis homo mendax. Ecce de mentis alienatione. 80

CAPUT III DE MENTIS DILATATIONE QUIBUS MODIS SOLEAT ACCRESCERE

Ille autem contemplationis modus qui fit mentis dilatatione tribus solet gradibus excrescere, arte, exercitatione, attentione. 5 Artem nobis ad aliquid|ueraciter comparamus, quando, quomodo PL 171D aliquid agendum sit, ueraci traditione seu etiam sagaci inuestigatione addiscimus. Exercitatio est quando id quidem quod arte percipimus, in usum adducimus et in eiusmodi officii executionem nos ipsos promptos et expeditos efficimus. Attentio est quando studio quod exequimur 10 summa diligentia insistimus. Primum itaque est cuiuscumque disci-

77-78 leua – uide] Is. 49, 18; 60, 4 Ps. 115, 11 68 tertium] celum add. Aris qui] quod Aris V, III, 6 ueraciter om. Aris

79 qui – uolant] Is. 60, 8

80 ego – mendax]

71 in om. p 71-72 memoria] memoriam Aris

8 est] autem add. Aris

78

9 promptos] promotos a. c. V

LA CONTEMPLATION, V, 3

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Quant au fait que Moïse, selon ce qu’on lit, en montant sur la montagne, s’approcha du Seigneur à travers une nuée, nous pouvons aisément en conclure, d’après ce qui a été dit plus haut, comment cela se réfère au troisième mode ou degré de contemplation. Car entrer dans la nuée à l’appel de Dieu, qu’est-ce sinon sortir de l’esprit et, par la nuée de l’oubli, jeter pour ainsi dire les ténèbres dans l’esprit sur le souvenir de tout ce qui s’y trouve attaché 17 ? Il s’agit du même mode quand la nuée enveloppa les disciples du Christ. Une seule et même nuée en effet les recouvrit d’ombre en les illuminant, et les illumina en les recouvrant d’ombre, parce qu’elle les éclaira pour les réalités divines et les recouvrit d’ombre pour les choses humaines. Toute contemplation donc se produit habituellement selon ces trois modes: par dilatation de l’esprit, par élévation de l’esprit, par aliénation de l’esprit. Lève les yeux et regarde tout autour de toi: c’est le genre de contemplation qui 18 s’opère par dilatation de l’esprit. Qui sont ceux-ci qui volent comme des nuées: c’est ce qui s’opère par élévation de l’esprit. J’ai dit dans mon extase, tout homme est menteur: c’est l’aliénation de l’esprit 19.

CHAPITRE 3 LA DILATATION DE L’ESPRIT ET LES MODES SELON LESQUELS ELLE S’ACCROÎT HABITUELLEMENT Ce mode de contemplation qui se produit par dilatation de l’esprit, se développe habituellement en trois étapes: par l’art, par l’exercice, par l’attention 20. Nous acquérons véritablement l’art pour accomplir quelque chose, quand nous apprenons la manière d’agir par un enseignement véridique ou encore par une sagace investigation. Nous pratiquons l’exercice quand ce que nous avons acquis par l’art nous en faisons un usage habituel, et quand nous nous rendons nous-mêmes disposés et libres d’entraves pour l’exécution d’un tel office. Quant à l’attention, elle intervient quand nous nous attachons avec la plus grande diligence à l’étude que nous poursuivons 21. Ainsi il faut acquérir premièrement l’art d’une discipline, deuxièmement le mettre en pratique, troisièmement persévérer avec la plus grande énergie dans ce que nous avons appris et sur quoi nous nous sommes exercés. Donc par ces trois étapes, comme on l’a dit, l’esprit en ses replis profonds se dilate 22 et devient plus apte à acquérir science et savoir-faire. Certes, plus tu auras acquis un large et ferme sa-

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DE CONTEMPLATIONE, V, III

pline artem comparare, secundum in usum adducere, tertium in id ad quod eruditi et exercitati sumus, cum summa uiuacitate insistere. His itaque tribus ut dictum est gradibus sinus mentis dilatatur, et ad omnem eruditionem uel disciplinam capacior efficitur. Certe quanto amplius, quanto firmius, aliqua didiceris, tanto ad ampliora et profundiora capienda|copiosius dilataris. Sed et illud quidem nichilominus constare uidetur quia quelibet disciplina eruditione percepta usu et exercitatione roboratur, dilatatur atque perficitur. Item quid est quod in uno eodemque studio in quo eruditi et exercitati sumus, modo tenuius, modo perspicacius uidemus, nisi quod secundum modum attentionis crescit dilatatio et perspicacia mentis? Primus ergo gradus est artis ipsius perceptio, secundus eiusdem frequens exercitatio, tertius ipsius exercitii diligens et studiosa intentio. Ad primum itaque dilatationis sue gradum mens humana admonetur, cum ei per prophetam dicitur: «Statue tibi speculam, pone tibi amaritudines, dirige cor tuum in uiam directam in qua ambulasti.» De secundo audis, cum legis:|«Super custodiam meam stabo, et figam gradum super munitionem, et contemplabor quid dicatur michi.» De tertio est illud: «Transite ad insulas Cethim, et uidete, et in Cedar mittite, et considerate uehementer.» Quid est autem speculam statuere, nisi contemplandi scientiam comparare? Ad hoc enim speculam erigimus, ut in longinquum uidere, et uisum nostrum in omnem partem dilatare possimus. Recte itaque illa mentis dilatatio in his uerbis designatur, in qua contemplationis specula erigitur, et eiusmodi studii scientia comparatur. Quid est autem super custodiam stare et gradum figere, nisi speculandi scientiam usu firmare? Quod enim unus uocat speculam, hoc alius dicit custodiam.|Ob publicam enim seu priuatam custodiam speculas solemus erigere, ut inde prospicientes possimus inminentia pericula longe ante preuidere. Sic et nos contemplationis gratiam quasi spiritualem speculam erigimus, ut temptatoris insidias preuenire possimus. Aliud est autem speculam statuere uel ascendere, atque aliud est in ipsa stare seu etiam gradum figere. Illud est discipline comparande, istud discipline exercende. Quod autem uehementer considerare iubemur

V, III, 26-27 statue – ambulasti] Ier. 31, 21 transite – uehementer] Ier. 2, 10

28-29 super – michi] Hab. 2, 1

30-31

23 ergo gradus] gradus ergo Aris 24 exercitii] exercii, MV 26 statue tibi] in add. p 32 in] hoc add. p 35 contemplationis specula] contemplatio Aris

V 61rb 15

PL 172A M 78vb 20

25

PL 172B 30

V 61va M 79ra 35

PL 172C 40

LA CONTEMPLATION, V, 3

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voir des choses, plus s’accroîtra ta capacité à en saisir davantage de plus grandes et de plus profondes. Mais il y a encore ceci, en vérité, dont l’évidence s’impose tout autant: la pratique et l’exercice fortifient, développent et perfectionnent n’importe quel savoir-faire acquis par l’étude. De même, lorsque nous avons été instruits et entraînés dans un seul et même sujet d’étude, si nous voyons les choses tantôt avec plus de finesse tantôt plus en profondeur 2324, n’est-ce pas parce que notre esprit acquiert plus d’ampleur et de pénétration par le moyen de l’attention? Donc la première étape est la connaissance de l’art lui-même, la seconde l’exercice régulier de cet art, la troisième une intention diligente et zélée dans l’exercice lui-même. C’est pourquoi l’esprit reçoit cette invite à accomplir la première étape de sa dilatation, quand il lui est dit par la voix du prophète: «Établis-toi un observatoire, donne-toi de la peine 25, dirige ton cœur et mets-le dans la voie droite dans laquelle tu t’es engagé.» Il s’agit de la seconde étape quand tu lis: «Je me tiendrai en sentinelle à mon poste, je demeurerai ferme sur les ramparts et je regarderai attentivement pour voir ce qui me sera dit.» Et cette autre parole concerne la troisième étape: «Passez aux îles de Céthim, et regardez; envoyez en Cédar, et considérez avec beaucoup d’attention ce qui s’y passe 26.» Or, établir un observatoire, qu’est-ce sinon acquérir la science de la contemplation? Nous nous dressons en effet un poste d’observation pour être en mesure de voir au loin et de déployer notre regard de toute part. Il est donc juste de désigner par ces paroles la dilatation de l’esprit, là où est élevé l’observatoire de la contemplation et où s’acquiert la science de cette pratique. Et se tenir en sentinelle et rester en arrêt, qu’est-ce sinon fortifier par l’usage la science de l’observation? Ce que l’un appelle «poste d’observation», un autre dit «poste de garde». Que ce soit pour la garde privée ou publique, nous érigeons souvent des postes d’observation, pour qu’en regardant de là au loin nous puissions voir longtemps à l’avance les dangers qui menacent. Ainsi nous aussi nous érigeons la grâce de la contemplation comme une sorte de poste d’observation spirituel pour être en mesure de prévenir les pièges du tentateur. C’est une chose d’établir un observatoire et d’y monter, et c’en est une autre de s’y tenir ou d’y demeurer fermement: l’une, c’est acquérir la compétence, l’autre, l’exercer. Et qui ne voit, je le demande, comment le fait d’être invité à considérer les choses en y mettant toute sa vigueur se rapporte au troisième mode de dilatation de notre esprit? «Envoyez à Cédar, est-il dit, et considérez avec beaucoup d’attention ce qui s’y passe.» Il est vraiment juste de dire et de prescrire cela, parce que la capacité de

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DE CONTEMPLATIONE, V, IV

quis, queso, non uideat quomodo ad tertium illum dilatationis nostre 45 modum pertineat? «In Cedar, inquit, mittite et considerate uehementer.» Et recte quidem hoc dicitur atque precipitur, quia ex uehementia M 79rb considerationis et attentionis crescit et dilatatur capacitas mentis. |Si his itaque tribus proficiendi gradibus diligenter insistis, ad mag- PL 172D nam perspicacie perfectionem magis magisque dilataberis. Magna in his 50 mentis dilatatio, sed non minor delectatio.

CAPUT IV DE MENTIS SUBLEVATIONE QUIBUS SOLEAT GRADIBUS ASSURGERE

Nichilominus autem ille contemplandi modus qui mentis subleuatione accidit, tribus gradibus accrescit. Intelligentia namque humana diuinitus inspirata, et illo celesti lumine irradiata, aliquando subleuatur supra scientiam, aliquando etiam supra industriam, aliquando autem etiam supra naturam. Supra scientiam mentis subleuatio ascendit, quando quilibet nostrum tale aliquid ex diuina reuelatione|cognoscit, quod modum proprie scientie uel intelligentie excedit. Supra industriam mentis subleuatio erigitur, quando ad illud humana intelligentia diuinitus illuminatur ad quod nulla sua scientia sufficit, nec illa quam interim habet nec ulla sua industria comparare ualet. Supra naturam mentis sinus dilatatur, quando humana intelligentia, diuina inspiratione afflata, non cuiuscumque hominis sed generaliter totius humane nature modum industrieque metas transgreditur. Supra scientiam speculantis animus eleuatur cum experitur quod dicitur: «Accedat homo ad cor altum et exaltabitur Deus.» Tunc quidem Deus in conspectu subleuate mentis exaltatur, quando Deo reuelante ei aliquid de diuine maiestatis celsitudine ostenditur, quod| eatenus habite scientie modum excedere uideatur. Diuinitatis namque illa celsitudo, que in seipsa quomodo crescere uel exaltari ualeat non ha-

V, IV, 19 accedat – Deus] Ps. 63, 7-8 49 proficiendi] proficientibus Aris V, IV, 6 et om. p

15 inspiratione] aspiratione Aris 16 cuiuscumque] cuiusque p

v 61vb

5

PL 173A

M 79va

20

PL 173B V 62ra

LA CONTEMPLATION, V, 4

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l’esprit croît et grandit grâce à la vigueur de la considération et de l’attention 27. Si donc tu persévères avec diligence dans ces trois étapes de ta progression, ton esprit se dilatera de plus en plus jusqu’à la maîtrise complète d’une parfaite pénétration. Grande est la dilatation de l’esprit dans ces étapes, mais non moins grande la délectation.

CHAPITRE 4 LE SOULÈVEMENT DE L’ESPRIT ET LES DEGRÉS PAR LESQUELS IL S’ÉLÈVE HABITUELLEMENT Quant au mode de contemplation qui survient par soulèvement de l’esprit, il s’accroît lui aussi par trois degrés 28 : en effet, l’intelligence humaine, inspirée par Dieu et irradiée par la lumière céleste, est tantôt soulevée au-dessus de la science, tantôt également au-dessus de l’industrie, tantôt même au-dessus de la nature. Le soulèvement de l’esprit surpasse la science lorsque, par une révélation divine, l’un de nous connaît une réalité qui est d’une nature telle qu’elle excède le mode de notre propre science et de notre intelligence. Il surpasse l’industrie lorsque la lumière divine éclaire l’intelligence de l’homme sur une réalité pour laquelle aucune science ne peut suffire, que ce soit celle dont il dispose présentement ou celle qu’il peut acquérir par sa propre industrie. Le sein de l’esprit se dilate au-delà de la nature quand, pénétrée par le souffle de l’inspiration divine, l’intelligence humaine transcende le mode et les limites de l’action non seulement de la nature de quelque homme particulier, mais de manière générale de toute nature humaine. L’esprit de celui qui contemple s’élève au-dessus de la science, quand il fait l’expérience de ce que le Psalmiste dit: «Que l’homme accède au plus haut de son cœur et Dieu sera exalté 29.» Dieu certes est alors exalté au regard de l’esprit soulevé quand, par une révélation divine, quelque chose de la grandeur de sa majesté est montré à cet esprit, qui semble excéder le mode de connaissance que celui-ci possédait jusqu’alors. En effet, cette grandeur divine, qui en soi n’a pas à s’accroître ou à être exaltée de quelque manière 30, peut croître chaque jour dans notre connaissance et apparaître plus sublime au regard de notre contemplation. Et l’esprit est soulevé au-delà de sa propre industrie quand en lui s’accomplit cette parole: «Il a étendu ses ailes et il les a pris sur lui et por-

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DE CONTEMPLATIONE, V, IV

bet, cotidie in nostra cognitione crescere et contemplationis nostre aspectibus sublimior apparere ualet. Supra mentis autem industriam mens subleuata attollitur, quando in ipsa inpletur quod dicitur: «Expandit alas suas, et assumpsit eos atque portauit in humeris suis.» Certe non est industrie humane per aera iter legere. Sed quo ire non possumus, supportantium alis ferri possumus. Supra industriam itaque, non autem supra naturam uidetur esse per aera iter habere. Supra industrie itaque sue metas contemplatiua anima ascendit, quando|diuina dignatio arcanorum suorum manifestatione et quasi alarum suarum expansione uel subleuatione, in illud supereminentis scientie fastigium eam attollit, quo nulla unquam sua industria ire possit. Sed illa mentis subleuatio humane prorsus nature, ut uidetur, modum transcendit, ad quam propheta suspirauit, cum dixit: «Quis mihi dabit pennas sicut columbe et uolabo et requiescam?» In idem respicit, quod Dominus per Ysaiam promittit: «Qui confidunt in Domino mutabunt fortitudinem, assument pennas ut aquile.» Supra humanam naturam est procul dubio pennas habere, et pro uoluntatis arbitrio ad alta uolare. Quid est autem pennas quasi contra naturam accipere nisi miram quamdam contemplandi efficaciam ex uirtute possidere,|quo possis cum uolueris in secretioris scientie ardua, et omni humane industrie inuia, perspicacie tue penna penetrare? Pennata itaque animalia ueraciter tunc esse incipimus quando, gratie munere in idipsum diuinitus accepto, humane conditionis metas contemplationis nostre uolatu transcendimus. Omne autem genus prophetie, si tamen fuerit sine mentis alienatione, uidetur ad hunc tertium subleuationis gradum pertinere. Nonne enim supra humanam naturam est uidere de preteritis quod iam non est, uidere de futuris quod nondum est, uidere de presentibus quod sensibus absens est, uidere de alieni cordis secretis quod nulli sensui subiectum est, uidere de diuinis quod supra sensum est. Restat adhuc illud querere, quibus uidelicet|causis soleat humane mentis excessus accidere, uel quibus etiam soleat gradibus excrescere.

27-28 expandit – suis] Deut. 32. 11 qui – aquile] cf. Is. 40, 31

37-38 quis – requiescam] Ps. 54, 7

39-40

24 cognitione] cogitatione Aris 27 eos] eum Aris ; eas p 29 quo] quod p 37-38 mihi dabit] dabit mihi Aris 43-44 possis] possit M, possis p, corr. V 47 uolatu] uolatus Aris 55 soleat] solet p

25

30

PL 173C M 79vb 35

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M 80ra

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PL 174A 55

LA CONTEMPLATION, V, 4

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tés sur ses épaules 31.» Certes ce n’est pas le propre de l’activité humaine de choisir la voie des airs, mais là où nous ne pouvons passer, nous pouvons être transportés par les ailes de ceux qui nous soutiennent 32. C’est en effet, semble-t-il, au-dessus de l’industrie, non au-dessus de la nature, de voler dans les airs. L’âme contemplative s’élève donc au-dessus des limites de son industrie, lorsque la faveur divine, par la révélation de ses mystères, et comme par une expansion et une élévation des ailes, daigne l’emporter jusqu’à ce sommet de science suréminente où elle ne pourrait jamais arriver par sa propre activité. Et c’est à cette élévation de l’esprit qui dépasse tout à fait, semble-til, la mesure de la nature humaine, que le prophète aspirait quand il disait: «Qui me donnera des ailes comme à la colombe, afin que je puisse m’envoler et me reposer?» Il s’agit aussi de cela dans la promesse du Seigneur à Isaïe: «Ceux qui font confiance au Seigneur trouveront des forces nouvelles, ils prendront des ailes comme l’aigle.» Avoir des ailes et s’envoler à son gré vers les hauteurs, c’est sans aucun doute au-dessus de la nature humaine. Or recevoir des ailes en quelque sorte contre les lois de la nature, n’est-ce pas avoir par vertu 33 une admirable aptitude à contempler, afin d’être à même 34 de pénétrer à volonté, avec l’aile de la clairvoyance, dans les régions difficiles d’accès d’une science plus secrète et dans des lieux inaccessibles à l’industrie humaine? Nous commençons alors vraiment à être des créatures pourvues d’ailes quand, après avoir reçu de Dieu le don de la grâce pour cela même, nous transcendons les limites de l’humaine condition par l’envol de notre contemplation. Et tout genre de prophétie, fût-elle sans aliénation de l’esprit, semble correspondre à ce troisième degré d’élévation. N’est-ce pas au-dessus de la nature humaine de voir des événements passés qui ne sont plus, de voir des événements futurs qui ne sont pas encore, de voir des choses présentes qui échappent à nos sens, de voir dans les secrets du cœur d’autrui ce qui ne tombe sous aucun sens, de voir au sujet des réalités divines ce qui est au-dessus de nos sens 35. Il nous reste encore à chercher ceci, à savoir par quelles causes se produit généralement l’outrepassement de l’esprit humain, et aussi par quels degrés il s’accroît habituellement.

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DE CONTEMPLATIONE, V, V

CAPUT V QUOD TRIPLICI EX CAUSA FIERI SOLEAT HUMANE MENTIS EXCESSUS

Tribus autem de causis, ut mihi uidetur, in mentis alienationem abducimur. Nam modo pre magnitudine deuotionis, modo pre magnitudine admirationis, modo uero pre magnitudine exultationis fit ut semetipsam mens omnino non capiat, et supra semetipsam eleuata in abalienationem transeat. Magnitudine deuotionis mens humana supra semetipsam eleuatur, quando tanto celestis desiderii igne succenditur, ut amoris intimi flamma ultra humanum modum excrescat, que animam humanam ad| cere similitudinem liquefactam a pristino statu penitus resoluat, et ad instar fumi attenuatam in superna eleuet, et ad summa emittat. Magnitudine admirationis anima humana supra semetipsam ducitur, quando diuino lumine irradiata et in summe pulchritudinis admiratione suspensa, tam uehementi stupore concutitur, ut a suo statu funditus excutiatur, et in modum fulguris coruscantis, quanto profundius per despectum sui inuise pulchritudinis respectu in ima deicitur, tanto sublimius, tanto celerius, per summorum desiderium reuerberata, et super semetipsam rapta in sublimia eleuatur. Magnitudine iocunditatis et exultationis mens hominis a seipsa alienatur, quando intima illa interne suauitatis|abundantia potata, immo plene inebriata, quid sit, quid fuerit, penitus obliuiscitur, et in abalienationis excessum tripudii sui nimietate traducitur, et in supermundanum quemdam affectum, sub quodam mire felicitatis statu raptim transformatur. Quamdiu igitur huiusmodi excessus in nobismetipsis minime sentimus, quid aliud quam, quod superius prelocuti sumus, de nobis sentire debemus, nisi quia minus diligimur, nisi quod minus diligimus? Si enim, quisquis es, plene perfecteque diligeres, forte dilectionis tue nimietas estuantisque desiderii anxietas in eiusmodi te raperet excessus, quales tibi superius ex parte descripsimus. Item sane si diuina dilectione plene dignus extitisses, si tanta dignatione te idoneum exhiberes, forte

V, V, 11-12 que – liquefactam] loc. par.: Grad. uiol., 40 (1221C; Dumeige, [p. 169] l. 8-9) V, V, 19 summorum desiderium] summorum desideriorum appetitum Aris 29 diligeres] diligeris p

5

M 80rb 10

V 62va PL 174B

15

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PL 174C M 80va 25

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V 62vb

LA CONTEMPLATION, V, 5

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CHAPITRE 5 L’EXTASE EST D’HABITUDE LE RÉSULTAT D’UNE TRIPLE CAUSE Nous sommes amenés à l’aliénation de l’esprit, me semble-t-il, à partir de trois causes. En effet, c’est tantôt du fait d’une grande dévotion, tantôt d’une grande admiration, tantôt d’une grande exultation, que l’esprit se déprend tout à fait de lui-même 36 et, élevé au-dessus de luimême, passe à l’état d’aliénation de soi. Par la grandeur de la dévotion 37, l’esprit humain est élevé au-dessus de lui-même lorsqu’il s’enflamme d’un désir du ciel tellement ardent que la flamme de l’amour intérieur s’accroît au-delà de la mesure humaine 38, et qu’elle détache complètement de son état antérieur l’âme liquéfiée comme une cire 39, et l’ayant rendue aussi ténue qu’une fumée, l’élève vers le haut et l’envoie vers les régions élevées. Par la grandeur de l’admiration, l’âme humaine est emmenée au-dessus d’elle-même lorsque, touchée par les rayons de la lumière divine et suspendue dans l’admiration de la beauté suprême, elle est secouée d’une si violente stupeur qu’elle est complètement jetée hors de son état 40. Et, à la manière d’un éclair lumineux, plus elle est profondément abattue par le mépris d’elle-même en regardant cette beauté jamais vue, d’autant plus haut et d’autant plus rapidement, rebondissant par le désir des réalités les plus élevées, et ravie au-dessus d’elle même, elle est emportée dans les hauteurs. Par la grandeur de sa délectation et de son exultation, l’esprit de l’homme est désapproprié de lui-même quand, abreuvé à l’abondance intime de la suavité intérieure 41, et même complètement enivré, il oublie tout à fait ce qu’il est, ce qu’il fut, et il est transporté dans l’extase de l’aliénation par l’excès de son enthousiasme 42 ; et ce qu’il ressent est transformé soudain en une émotion supraterrestre sous l’effet d’un état d’admirable félicité. Aussi longtemps donc que nous ne ressentons en nous-mêmes aucune extase de ce genre, que devons-nous penser de nous-mêmes sinon ce que nous avons déjà dit plus haut: que nous ne sommes pas assez aimés, que nous aimons trop peu? En effet, qui que tu sois, si tu aimais pleinement et parfaitement, peut-être que la surabondance de dilection et l’aspiration anxieuse de ton désir ardent t’enlèveraient dans des extases comme celles que nous t’avons décrites partiellement plus haut. De même, si vraiment tu te trouvais pleinement digne de la dilection divine, si tu te montrais apte à mériter une si grande faveur, peut-être qu’elle éclairerait les yeux de ton intelligence par l’éclat si grand de sa lumière, peut-être qu’elle enivrerait le désir de ton cœur de la si grande suavité de

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DE CONTEMPLATIONE, V, VI

tanta luminis sui claritate|intelligentie tue oculos irradiaret, tanta in- PL 174D time dulcedinis sue suauitate cordis tui desiderium inebriaret, que teipsum supra temetipsum raperet, et per mentis excessum in superna 35 eleuaret. Hos autem tres anagogicos excessionis modos eodem quo hic illos ordine posuimus, mistice quidem descriptos in Canticis Canticorum, ut arbitror, inuenimus. De primo quidem recte illud intelligitur, quod M 80vb dicitur: «Que est ista que ascendit per desertum sicut uirgula fumi ex aro- 40 matibus mirre et thuris et uniuersi pulueris pigmentarii?» De secundo autem recte illud intelligimus quod longe post in eisdem Canticis legimus: «Que est ista que progreditur quasi aurora consurgens?» Ad tertium autem recte illud accommodatur quod in nouissimis|legitur: PL 175A «Que est ista que ascendit de deserto deliciis affluens, innixa super dilec- 45 tum suum?»

CAPUT VI QUOD PRIMUS EXCEDENDI MODUS SURGAT EX MAGNITUDINE DEVOTIONIS

Vultis autem melius nosse quam conuenienter primum illud ad pri5 mum excedendi modum possimus accommodare? Primus itaque mentis excessus fit, ut superius audistis, ex desiderii anxietate et magnitudine deuotionis. Fumus autem semper surgit ab igne. Quis autem neget amorem spiritalem ignem esse? Recte itaque illa V 63ra mentis in superna eleuatio que ex feruore dilectionis oritur, fumo, ni fallor, comparatur. Quid autem intelligimus per eiusmodi|fumum, nisi PL 175B deuote mentis desiderium? Quasi ergo fumus anima in superna ascen- M 81ra dit quando, dilectione feruente et in hoc ipsum urgente, suum eam desiderium super semetipsam rapit. Est autem uirgula, ut omnes nouimus, et gracilis et recta. Ut ergo uirgule similitudinem in se trahat ascensio tua, sit anxium, sit unicum 15 desiderium tuum, et surgens ex intentione recta. Si autem per mirram 40-41 que – pigmentarii] Cant. 3, 6 43 que – consurgens] Cant. 6, 9 45-46 que – suum] Cant. 8, 5 34 que] qua p

37 hos] hoc p

V, VI, 6 itaque] utique Aris

39 quod] quo MVp 43 ista] illa p

12 eam om. Aris

LA CONTEMPLATION, V, 6

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son intime douceur, qu’elle t’enlèverait toi-même au-dessus de toimême et, par une extase de l’esprit, qu’elle t’élèverait jusqu’aux réalités d’en haut. Or, ces trois modes anagogiques 43 d’outrepassement, selon l’ordre dans lequel nous les avons établis ici, à mon sens, nous les trouvons décrits de manière allégorique sans doute dans le Cantique des Cantiques. Du premier, certes, s’entendent justement ces mots de l’Écriture: «Quelle est celle-ci qui s’élève par le désert comme une colonne de fumée 44, exhalaison de parfums de myrrhe, d’encens et de toute sorte de poudres de senteur?» Du second, nous comprenons à bon droit ce que nous lisons plus loin dans le même Cantique: «Quelle est celle-ci qui s’avance comme l’aurore qui se lève?» Et avec le troisième s’accorde parfaitement ce que nous lisons dans la dernière partie: «Quelle est celle-ci qui s’élève du désert, comblée de délices, et appuyée sur son bien-aimé?»

CHAPITRE 6 LE PREMIER MODE D’OUTREPASSEMENT NAÎT DE LA GRANDEUR DE LA DÉVOTION

Or, voulez-vous mieux savoir de quelle manière appropriée nous pouvons accorder le premier texte du Cantique avec le premier mode d’outrepassement? Le premier outrepassement de l’esprit se produit donc, comme vous l’avez entendu plus haut, sous l’effet de l’anxiété du désir et de la grandeur de la dévotion. Du feu s’élève toujours une fumée. Niera-t-on que l’amour est un feu spirituel 45 ? On a raison, si je ne m’abuse, de comparer à une fumée cette élévation de l’esprit dans les réalités d’en haut qui naît de la ferveur de l’amour. Et qu’entendons-nous par une telle fumée, sinon le désir d’un esprit dévôt? L’âme, comme une fumée, s’élève donc dans les hauteurs lorsque, brûlant de ferveur et pressée d’atteindre ce but même, elle est ravie par son désir au-dessus d’elle-même. Quant à la colonne de fumée, comme nous le savons tous, elle est fine et droite. Donc, pour que ton élévation comporte en elle une ressemblance avec cette colonne, que ton désir soit anxieux, qu’il soit unique 46, et qu’il naisse d’une intention droite. Et si nous entendons par la myrrhe la contrition de la chair 47, par l’encens d’autre part la dévotion du cœur, et par toutes sortes de poudres de senteur l’accomplissement de toutes les vertus, vois comme toutes ces choses qui peuvent aisément se comprendre par elles-mêmes, se rejoignent en une même idée. Car il

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DE CONTEMPLATIONE, V, VII

carnis contritionem, per thus uero cordis deuotionem, per uniuersum autem pigmentarii puluerem uirtutum omnium intelligimus consummationem, attende quomodo hec omnia in eamdem sententiam concurrunt, que omnia per se facile intelligi possunt. Nam hoc satis constat, quia quisquis caritate plenus|est, cetera uirtutum insignia non habere non potest. Si enim apostolo creditur, consummatio uirtutum est caritas. Illud sane notandum quod anima sancta tunc ueraciter quasi fumus et per desertum ascendit, quando ex his que in semetipsa inuenit, seu bonis seu malis, affectum suum in celestis sponsi desiderium accendit. Maior autem sed quantum ad meritum mihi esse uidetur mentis eleuatio illa, que fauente quidem gratia surgit ex intentione et intensione propria, quam illa que surgit ex sola reuelatione uel aliqua inspiratione diuina. Ut ergo ceteris digna inueniatur, oportet animam ab eiusmodi ascensione incipere et primo quasi per desertum ascendere. Verumtamen ut eadem ipsa uelud uirgula fumi fiat,|quamuis per desertum fieri incipiat, oportet ut supra ipsum desertum assurgat. Alioquin mens ipsa in mentis excessum non rapitur, nisi supra semetipsam eleuetur, nisi semetipsam in imo deserat, et seipsam deserendo desertum faciat, quo deserto in morem fumi magis magisque in sublimia transcendat.

20

PL 175C

25

M 81rb V 63rb 30

PL 175D

35

CAPUT VII QUOD PRIMUS EXCEDENDI MODUS QUANDOQUE FIAT EX SOLA FERVENTIS DESIDERII EXESTUATIONE

Solet tamen eiusmodi mentis excessus modo fieri ex sola desiderii feruentis exestuatione, modo tam ex eiusmodi exestuatione quam ex 5 adiuncta sibi diuina reuelatione. Cur enim spiritalis ille et incorporeus diuine dilectionis ignis eamdem uim in|spiritalibus non obtineat quam ignis iste corporeus in PL 176A rebus corporalibus habere consueuit? Satis nouimus quid ignis iste cor- M 81va poreus in uasis quamuis modico liquore perfusis operari soleat. Et 10 primo quidem incipit liquorem ipsum ab imo euertere, postea uero nunc in hanc, nunc in illam partem, nunc sursum, nunc deorsum

17 uero om. Aris uniuersum] uniuersam p 25 semetipsa] semetipsam p intensione] intentione p 37 transcendat] conscendat Aris

28 et

LA CONTEMPLATION, V, 7

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est bien évident que quiconque est empli de la charité ne peut pas ne pas posséder toutes les marques des vertus. Si nous en croyons l’Apôtre, la charité est la plénitude des vertus 48. Il vaut vraiment la peine de noter ceci: l’âme sainte s’élève alors véritablement du désert comme une fumée lorsque, s’éloignant de ce qu’elle trouve en elle, que ce soit bon ou mauvais, elle enflamme sa sensibilité du désir de l’époux céleste. Mais il me semble que cette élévation de l’esprit est plus grande – du moins quant au mérite –, elle qui naît d’une intention et d’un effort propres, tout en bénéficiant certes de la grâce, que celle qui naît de la seule révélation ou de quelque inspiration divine. Donc pour être trouvée digne des autres modes de contemplation, il faut que l’âme commence par une telle élévation et qu’elle monte en premier comme dans le désert. Cependant, pour que cette même âme devienne elle-même comme une fine colonne de fumée, bien qu’elle commence à naître dans le désert, il faut qu’elle s’élève au-dessus de ce désert. Autrement, l’esprit luimême n’est pas ravi en extase, s’il n’est pas transporté au-dessus de luimême, s’il ne déserte du fond de lui-même, et qu’en désertant de luimême il ne se fait pas désert lui-même, et que de ce désert, à la manière d’une fumée, il ne s’élève de plus en plus dans les hauteurs.

CHAPITRE 7 LE PREMIER MODE D’OUTREPASSEMENT NAÎT PARFOIS DE LA SEULE EFFERVESCENCE D’UN ARDENT DÉSIR Habituellement toutefois, cette sorte d’outrepassement de l’esprit naît tantôt de la seule effervescence d’un désir ardent, tantôt autant d’une telle effervescence que d’une révélation divine qui lui est adjointe. Pourquoi en effet ce feu spirituel et incorporel de la dilection divine ne pourrait-il avoir dans les réalités spirituelles la même force que celle qu’a d’ordinaire le feu corporel dans les choses corporelles. Nous savons quelle est l’action de ce feu corporel en général dans des récipients dans lesquels on a versé du liquide même en petite quantité. Il commence d’abord par faire monter du fond le liquide lui-même; ensuite il le projette tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, tantôt en haut, tantôt en bas; et il le fait monter peu à peu jusque tout en haut et remplit tout le récipient jusqu’au bord, quelque modeste qu’en soit la quantité; finalement il entraîne le liquide au-dessus du récipient lui-même, il le fait sortir sous

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DE CONTEMPLATIONE, V, VII

iactare, et paulatim quidem ad superiora attollere, totumque uas ex quouis modico usque ad summum replere, tandem autem supra ipsum attollere et cum uiolentia quadam interiora euacuere et foras effundere fortiterque eicere. Sic sic sane animus humanus, diuino igne succensus, it sepe in seipso contra semetipsum feruens et fremens, estuans et spumans, sibi ipsi irascens, seipsum despiciens, sibi ipsi uehementer indignans,|semetipsum uehementer conculcans, summis inhians, et in supermundana gestiens, et dum eiusmodi estu diutius uritur multumque iactatur, dum per inferiorum contemptum ab infimis repellitur, et per supernorum desiderium ad superiora trahitur, fit sepe ut inpetu spiritus, inpellente desiderio, extra semetipsum et supra semetipsum eiectus, suique penitus oblitus et in extasi subleuatus, totus in superiora rapiatur. In hunc modum celestis desiderii ardor cum uehementer exestuat, animam humanam diuino amore feruidam supra semetipsam leuat. Et sicut superiori exemplo probare possumus, quilibet pigmentarii puluis aromaticus, igni iniectus, inquantum a uoraci flamma non consumitur, per|tenuem quidem utpote fumigabundam exhalationem per uiolentiam ardoris in superna emittitur. Vides, obsecro, quomodo natura interrogata, uel scriptura consulta, unum eumdemque sensum pari loquuntur concordia? Ex solo itaque feruentis desiderii estu fieri ualet et solet diuinitus inflammate mentis excessus, quemadmodum superius prelocuti sumus.

V, VII, 24-25 extra – oblitus] Hugues, Hier., VI (PL 175, 1039D) V, VII, 17 sic sic] sic Arisp 20 et om. Aris 23 impetu] in impetu Aris

V 63va 15

PL 176B 20

25

M 81vb

PL 176C

V 63vb 35

LA CONTEMPLATION, V, 7

527

l’effet d’une sorte de violence interne, le déverse au-dehors et l’expulse avec force. Ainsi sans doute, ainsi l’esprit de l’homme, enflammé par le feu divin, va souvent en lui-même contre lui-même, brûlant de ferveur et frémissant, enflammé et bouillonnant, irrité contre lui-même, se méprisant lui-même, s’indignant vivement contre lui-même, se piétinant lui-même avec véhémence, aspirant aux choses élevées et transporté de désirs pour les réalités supramondaines 49. Et tandis qu’il est longtemps brûlé par cette sorte de chaleur ardente et qu’il est beaucoup agité, tandis qu’il est repoussé loin des choses d’en bas par le mépris des réalités inférieures, et qu’il est entraîné vers les réalités supérieures par le désir des biens d’en haut, il arrive souvent que, sous l’impulsion de l’Esprit, porté par son désir, l’esprit de l’homme est jeté hors de lui et audessus de lui, et que, oublieux tout à fait de lui-même et soulevé dans une extase, il est tout entier ravi dans les régions supérieures. De cette manière, l’ardent désir des choses célestes, lorsqu’il bouillonne vivement, élève l’âme humaine, toute brûlante d’amour divin, au-dessus d’ellemême 50. Et comme nous pouvons le montrer par l’exemple donné plus haut, une poudre de senteur quelconque jetée dans le feu, pour autant qu’elle ne soit pas consumée par la flamme vorace, est envoyée vers les hauteurs en une fine exhalaison, comme une fumée 51, par la violence de son ardeur. Vois-tu, je te prie, comment la nature qu’on a interrogée ou l’Écriture qu’on a consultée disent en parfait accord une seule et même chose? La seule chaleur d’un désir ardent peut entraîner et entraîne habituellement une extase de l’esprit divinement enflammé, comme nous l’avons dit plus haut.

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DE CONTEMPLATIONE, V, VIII

CAPUT VIII QUOD PRIMUS EXCEDENDI MODUS QUANDOQUE FIAT TAM EXESTUANTI DEVOTIONE QUAM ADIUNCTA SIBI DIVINA REVELATIONE

Fit etiam aliquando eiusmodi mentis alienatio, occurrentibus sibi inuicem hinc estuantis anime desiderio, illinc mirando aliquo diuine reuelationis|spectaculo, quod ex illo Abrahe primo egressu colligere possumus, de quo superius aliqua locuti sumus. Quid enim de eo ait scriptura? «Apparuit autem ei Dominus, sedenti in conualle Mambre, sedenti in ostio tabernaculi sui, in ipso feruore diei. Cumque eleuasset oculos apparuerunt ei uiri stantes propter eum. Quos cum uidisset occurrit in occursum eorum, de ostio tabernaculi sui.» Si per tabernaculum humane mentis habitaculum intelligimus, quid erit eiusmodi egressus, nisi mentis humane excessus? Duobus namque modis extra nosmetipsos ducimur, nam modo extra nosmetipsos sed infra nosmetipsos descendimus, modo extra nosmetipsos sed supra nosmetipsos leuamur. In illo ad mundana captiuamur, in isto ad supermundana reducimur.|Sed sicut est gemina digressio, sic est utique gemina reuersio. Ab utroque egressu quasi ad conuersationis nostre habitaculum reuertimur, quando post mundana negotia, uel post celestium contemplationum spectacula ad circumspectionem morum nostrorum mentis nostre oculos reducimus, et intima nostra discutientes, quales ipsi sumus studiosa retractatione perscrutamur. De prima reuersione illud recte intelligitur quod de prodigo filio in euangelio legitur, quia «in se reuersus dixit: “Quanti mercenarii in domo patris mei abundant panibus, ego autem hic fame pereo?”» De secunda uero reuersione nichilominus recte intelligimus quod de apostolo Petro alio loco legimus: «Petrus ad se reuersus dixit: “Nunc scio uere quia|misit Dominus angelum suum”», etc. Ecce uterque ad se reuersus legitur, sed cur hoc, nisi quia a se ipsis prius exisse uidebantur? Nam unus longe a se in longinquam regionem ducitur, alter angelico ducatu supra communem humane possibilitatis statum, mentis alienatione leuatur. In

V, VIII, 9-12 apparuit – sui] Gen. 18, 1-2 25-26 in – pereo] Luc. 15, 17 28-29 Petrus – suum] Act. 12, 11 V, VIII, 7 spectaculo] speculo p 9 ait] dicit Aris 11 uiri] tres uiri Aris 14 mentis humane] humane mentis Aris 24 prodigo] prodigio illo Aris

5

PL 176D

10

M 82ra

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V 64ra

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M 82rb PL 177B 30

LA CONTEMPLATION, V, 8

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CHAPITRE 8 LE PREMIER MODE D’OUTREPASSEMENT EST L’EFFET PARFOIS AUTANT D’UNE DÉVOTION FERVENTE QUE D’UNE RÉVÉLATION DIVINE QUI S’ Y ADJOINT L’esprit est aussi parfois dépossédé de lui-même par les effets conjugués qu’exercent sur lui d’une part le désir de l’âme débordant de ferveur, d’autre part certaine vision admirable de la révélation divine: c’est la conclusion que nous pouvons tirer de la première sortie d’Abraham, dont il a déjà été question plus haut. Que dit en effet l’Écriture à son propros? «Le Seigneur lui apparut un jour, alors qu’il était assis en la vallée de Mambré, se tenant assis à la porte de sa tente dans la plus grande chaleur du jour. Et quand Abraham eut levé les yeux, lui apparurent trois hommes se tenant à proximité. Aussitôt qu’il les eut aperçus, il courut de la porte de sa tente au-devant d’eux.» Si nous entendons par le mot «tente» la demeure de l’esprit humain, que sera cette sortie sinon une extase hors de l’esprit humain? Car nous sommes emmenés hors de nous-mêmes selon deux modes: tantôt en effet nous allons hors de nous-mêmes, mais en descendant au-dessous de nous-mêmes; tantôt nous sortons de nous-mêmes, mais en nous élevant au-dessus de nous-mêmes. Dans le premier cas, nous sommes entraînés, prisonniers des choses de ce monde, dans le second cas, nous sommes ramenés vers les réalités supramondaines 52. Mais de même qu’il y a deux séparations, de même il y a de toute façon deux retours. Nous revenons de chacune de ces sorties de nous-mêmes pour ainsi dire à notre lieu de séjour habituel quand, après les occupations mondaines ou après les spectacles que nous avons contemplés dans le ciel, nous ramenons les yeux de notre esprit à l’observation de notre comportement, et, scrutant le fond de nous-mêmes, par un réexamen scrupuleux nous nous voyons tels que nous sommes 53. C’est au sens du premier retour sur nous-mêmes qu’il faut comprendre ce qu’on lit dans l’Évangile à propos du fils prodigue: «Revenu en lui-même, il dit: “Combien y a-t-il dans la maison de mon père de serviteurs à gages, qui ont plus de pain qu’il ne leur en faut, et moi je suis ici à mourir de faim?”» C’est au sens du second retour non moins justement que nous comprenons ce que nous lisons dans un autre passage à propos de Pierre: «Pierre étant revenu en lui-même dit: “C’est à cette heure que je reconnais véritablement que le Seigneur a envoyé son ange”», etc. Ainsi donc, pour les deux, nous lisons «revenu en lui-même». Mais pourquoi cela, si ce n’est parce qu’on les avait vus auparavant sortir d’eux-mêmes?

530

DE CONTEMPLATIONE, V, VIII

primo itaque egressu descenditur ad ima, in secundo leuatur ad summa. In primo Domino elongamus, in secundo Domino appropinquamus. Quid igitur est ille egressus per quem Domino occurritur, nisi humane mentis excessus per quem supra semetipsam rapta, in diuine contemplationis arcana sustollitur? Si ergo egressionis eius causam querimus, citius inuenimus. Nam uisio que exterius apparuit, procul dubio eum ad exteriora traxit. Apparitionis|autem diuine causa latenter innuitur, in eo quod ei Dominus apparuisse dicitur, in ipso feruore diei, sedenti quidem in ostio tabernaculi sui. Vides certe quia calor diei feruebat, quando ei Dominus apparebat. Quis, queso, est iste feruor diei, nisi estuatio desiderii? Amor itaque ille qui tenebras diligit, amor, inquam, qui lucem odit, diei feruor dici non debet. Scimus quia qui male agit, odit lucem. Qui autem facit ueritatem, uenit ad lucem ut manifestentur opera eius quia in Deo facta sunt. Quid itaque aliud est feruor diei, nisi feruidus amor ueri, desiderium ueri et summi boni. Sub quali feruore patriarcha tunc temporis estuabat, qualis denique eum a domesticis suis repellat, et eum in ostio et in otio sedere,|tantummodo uacare et uidere, cogebat ambientem et optantem absque dubio diuine aspirationis auram percipere, desideriique sui estus illius afflatu temperare? Perpendis, ut arbitror, quomodo ille sub quo tunc estuabat feruor illuc eum trahebat, unde illos tres prospicere potuisset quos iure adorandos non dubitaret. Forte si tunc domesticis suis intenderet et tabernaculi sui intima teneret, adorandas illas personas minime uidisset, et si non uidisset, tunc temporis fortassis non exisset. Duo igitur in unum occurrunt que egressionis illius occasionem prebuerunt, nimietas feruoris, et nouitas uisionis. Iuxta huius rei similitudinem sepe in mente humana agitur ut, dum nimio celestis desiderii incendio|uritur, aliquid ex diuina reuelatione uidere mereatur, unde ad illos theoricos excessus adiuuetur.

44-45 qui – lucem] Ioh. 3, 20

45-46 qui autem – sunt] Ioh. 3, 21

33 leuatur] leuamur Aris 34 primo] a add. p elongamus] elongamur p secundo domino] ad dominum Arisp 35 occurritur] occurrimus Aris 47 quali] quasi p

35

PL 177C 40

V 64rb

M 82va

PL 177D 50

55

V 64va PL 178A M 82vb

LA CONTEMPLATION, V, 8

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Car l’un est entraîné loin de lui-même dans une contrée éloignée; l’autre, sous la conduite d’un ange, par aliénation de l’esprit, est élevé audessus de l’état commun possible pour l’homme. C’est pourquoi, dans la première sortie, on descend 54 vers les biens inférieurs, dans la seconde, on s’élève vers les hauteurs. Dans la première, nous nous éloignons du Seigneur, dans la seconde, nous nous approchons de lui. Qu’est-ce donc que cette sortie par laquelle on va au-devant du Seigneur, sinon une extase de l’esprit humain grâce à laquelle celui-ci, ravi au-dessus de lui-même, est soulevé jusqu’aux secrets de la contemplation de Dieu? Si donc nous cherchons à savoir la cause de cette sortie, nous ne tardons pas à la trouver. En effet, la vision qui est apparue à l’extérieur a certainement entraîné Abraham vers l’extérieur 55. Mais la cause de l’apparition divine est suggérée de manière implicite dans le fait qu’il est dit que le Seigneur est apparu dans la chaleur du jour à l’homme qui était assis sur le seuil de sa tente. Tu vois bien que la chaleur du jour brûlait quand le Seigneur lui apparaissait. Quelle est cette chaleur du jour, je le demande, sinon l’effervescence du désir? En effet, cet autre amour 56 qui aime les ténèbres, l’amour, dis-je, qui hait la lumière, ne peut pas être dit ferveur. Nous savons que quiconque fait le mal hait la lumière. Mais celui qui agit selon la vérité vient à la lumière, afin que ses œuvres soient manifestées, parce qu’elles ont été faites en Dieu. Ainsi, qu’est-ce d’autre que la chaleur du jour sinon un amour fervent du vrai, le désir du bien véritable et suprême? Tel était l’état de ferveur dont brûlait alors le patriarche, au point qu’il était finalement repoussé à l’écart de sa maisonnée et contraint de se tenir assis sur le seuil de sa tente, et sans occupation 57, de rester seulement disponible et de regarder 58, s’efforçant et désirant sans doute de percevoir le souffle de l’inspiration divine et, par lui, d’apaiser l’ardeur brûlante de son désir. Tu te rends compte, je pense, comment cette ferveur, dont il brûlait alors, l’entraînait là d’où il pût voir ces trois personnes qu’avec raison il ne doutait pas devoir adorer 59. Peut-être que s’il avait tourné son attention vers les gens de sa maison 60, et s’il s’était tenu à l’intérieur de sa tente, il n’aurait pas vu ces personnes qu’il fallait adorer, et s’il ne les avait pas vues, il ne serait peut-être pas sorti à temps. Deux choses ont concouru donc pour lui donner l’occasion de sortir: l’excès de chaleur et la nouveauté de la vision. Il se produit souvent dans l’esprit humain quelque chose de semblable à cette rencontre: lorsqu’il brûle du feu d’un désir extrême des choses célestes, il mérite de voir quelque chose par révélation divine, de sorte qu’il reçoit de l’aide pour ces visions divines extatiques 61.

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DE CONTEMPLATIONE, V, IX

CAPUT IX QUOD SECUNDUS EXCEDENDI MODUS FIERI SOLEAT EX MAGNITUDINE ADMIRATIONIS

Hec interim de illo mentis excessu dicta sunt qui surgit ex magnitudine deuotionis, nunc de illo dicendum uidetur qui surgere solet ex magnitudine admirationis. Quis autem nesciat inde fieri admirationem, cum aliquid cernimus preter spem, et supra estimationem? Nouitas itaque uisionis et rei uix credibilis adducere solet admirationem mentis, quando aliquid incipit uideri, quod uix possit|credi. Ille igitur mentis excessus qui ex admiratione oritur, attende quam conuenienter describatur, in eo quod dicitur: «Que est ista que progreditur quasi aurora consurgens?» Quid est aurora, nisi lux noua, tenebrisque permixta? Et unde, queso, admiratio, nisi ex inopinato incredibilique spectaculo? Habet itaque ipsa admiratio lucem subitam tenebrisque permixtam, lucem uisionis cum quibusdam reliquiis incredulitatis ambiguitatisque tenebris, ita ut modo mirabili mens absque dubio uideat quod credere uix ualeat. Sed rei nouitatem quanto magis miramur, tanto diligentius attendimus, et quanto attentius perspicimus, tanto plenius cognoscimus. Crescit itaque ex admiratione attentio, et [ex] attentione cognitio.|Mens itaque uelud aurora consurgit, que ex uisionis admiratione paulatim ad incrementa cognitionis proficit. Aurora siquidem paulatim eleuatur, eleuando dilatatur, dilatando clarificatur, sed miro modo dum tandem in diem desinit, per promotionis sue incrementa ad defectum uenit, et unde accipit ut maior sit inde ei accedit tandemque accidit, ut omnino non sit. Sic utique sic humana intelligentia diuino lumine irradiata, dum in intellectibilium contemplatione suspenditur, dum in eorum admiratione distenditur, quanto semper ad altiora uel mirabiliora ducitur, tanto amplius, tanto copiosius dilatatur, et unde infimis remotior, inde in semetipsa purior, et ad sublimia subtilior inuenitur. Sed in eiusmodi subleuatione, dum mens humana|semper ad altiora crescit, dum diu crescendo tandem aliquando humane capacitatis metas transcendit, fit

V, IX, 12 que – consurgens] Cant. 6, 9 V, IX, 10 possit credi] credi possit Aris 20 et [ex] attentione] et attentione MV 30 unde] ab add. p 31 subtilior] sublimior p 32 crescit] crecit M

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LA CONTEMPLATION, V, 9

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CHAPITRE 9 LE SECOND MODE D’OUTREPASSEMENT EST CAUSÉ EN GÉNÉRAL PAR LA GRANDEUR DE L’ADMIRATION Ce qui a été dit jusqu’ici concernait cette extase qui naît sous l’effet de la grandeur de la dévotion; maintenant il faut parler, semble-t-il, de celle qui est produite par la grandeur de l’admiration. Qui donc pourrait ignorer que l’admiration naît au moment où nous voyons quelque chose qui est au-delà de ce que nous espérions et au-dessus de ce que nous concevions? En effet, la nouveauté d’une vision et d’une réalité à peine croyable entraîne généralement dans l’esprit un sentiment d’admiration, quand on commence à voir quelque chose qu’on a de la peine à croire 62. Cette extase qui naît de l’admiration, vois comme elle est décrite avec pertinence dans ce texte qui dit: «Quelle est celle-ci qui s’avance comme l’aurore qui se lève?» Qu’est-ce que l’aurore sinon une lumière nouvelle encore mêlée de ténèbres 63 ? Et l’admiration, je le demande, d’où provient-elle, sinon d’un spectacle inattendu et incroyable? Ainsi donc l’admiration elle-même comporte une lumière subite et mêlée d’obscurité, la lumière d’une vision qu’accompagnent quelques restes d’incrédulité et l’obscurité de l’équivoque, de sorte que, de manière étonnante, l’esprit voit sans doute ce qu’il peut à peine croire 64. Mais plus nous sommes en admiration devant la nouveauté d’une chose, plus nous lui prêtons attention avec soin, et plus nous l’examinons attentivement, plus nous apprenons à la connaître pleinement. Car l’attention croît en fonction de l’admiration, et la connaissance en fonction de l’attention. Comme l’aurore, l’esprit donc se lève, qui avance peu à peu dans une connaissance accrue en fonction de l’admiration suscitée par la vision. L’aurore, en effet, s’élève insensiblement, en s’élevant elle s’étend, en s’étendant elle devient plus claire, mais, étonnamment, quand enfin elle se fond dans le jour, elle en vient à disparaître par les progrès de son avancement, et sa croissance fait qu’elle en arrive – et finalement c’est ce qui lui advient – à ne plus être du tout 65. Ainsi vraiment, ainsi l’intelligence humaine, irradiée par la lumière divine, tandis qu’elle demeure suspendue dans la contemplation des réalités intellectibles, tandis qu’elle grandit dans leur admiration, plus elle est emmenée jusqu’à des réalités toujours plus élevées et plus admirables, et plus largement et richement elle se dilate, et ainsi plus elle s’éloigne des réalités inférieures, plus en conséquence elle-même a de pureté et de finesse pour les réalités sublimes 66. Mais dans cette sorte de soulèvement,

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DE CONTEMPLATIONE, V, X

demum ut a semetipsa penitus deficiat, et in supermundanum quem- M 83rb dam transformata affectum, tota supra semetipsam eat. Et sicut matu- 35 tina lux crescendo desinit non quidem esse lux, sed esse lux matutina, ut ipsa aurora iam non sit aurora, ita humana intelligentia ex dilatationis sue magnitudine quandoque accipit ut ipsa iam non sit ipsa, non quidem ut non sit intelligentia, sed ut iam non sit humana, dum modo mi- V 65ra rabili mutationeque incomprehensibili efficitur plus quam humana, 40 dum, gloriam Domini speculando, in eamdem imaginem transformatur PL 179A a claritate in claritatem tanquam|a Domini Spiritu. Ex his igitur perpendis, ut arbitror, quam proprie, quam expresse ille mentis excessus qui ex admirationis magnitudine oritur, ex mistica descriptione designatur, in eo quod dicitur: «Que est ista que progreditur 45 quasi aurora consurgens?»

CAPUT X QUOD SECUNDUS EXCEDENDI MODUS QUANDOQUE A SOLA ADMIRATIONE INCIPIT ET IN FERVENTISSIMUM DEVOTIONIS DESIDERIUM DESINIT

Notandum sane quod sicut ille superior excessionis modus, de quo 5 superius locuti sumus, ex deuotione surgit, sic e contrario iste secundus, de quo nunc loquimur, non tam a deuotione incipit quam in ipsam M 83va desinit. Ibi ex nimio ueritatis desiderio ad|ueritatis contemplationem PL 179B assurgitur, hic ex ueritatis reuelatione eiusque contemplatione ad deuo10 tionem animus inflammatur.

41-42 gloriam – Spiritu] II Cor. 3, 18 43 quam expresse om. p V, X, 5 sicut om. Aris

LA CONTEMPLATION, V, 10

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tandis que l’esprit humain croît vers des réalités toujours plus élevées, tandis que, par un accroissement prolongé, il finit enfin par transcender les limites de la capacité humaine, il en arrive alors vraiment à s’absenter complètement de lui-même et, transformé en une sorte d’état supramondain 67, à aller totalement au-dessus de lui-même. Et comme la lumière du matin en grandissant cesse non pas d’être lumière, mais d’être lumière du matin, de sorte que l’aurore elle-même n’est plus une aurore, de même l’intelligence humaine, par suite de la grandeur de son déploiement, à un moment reçoit la propriété de ne plus être elle-même, non certes de ne plus être une intelligence, mais de ne plus être humaine, tandis qu’elle devient alors, par un effet admirable et par une transformation incompréhensible, plus qu’humaine, tandis que, en contemplant 68 la gloire du Seigneur, elle est transformée en la même image, de clarté en clarté, comme par l’Esprit du Seigneur 69. Tu conçois donc bien d’après cela, je pense, avec quelle justesse et avec quelle évidence la description allégorique décrit cette extase provoquée par la grandeur de l’admiration, quand il est dit ceci: «Quelle est celle-ci qui s’avance comme l’aurore qui se lève?»

CHAPITRE 10 LE SECOND MODE D’OUTREPASSEMENT COMMENCE PARFOIS PAR LA SEULE ADMIRATION ET S’ACHÈVE EN UN DÉSIR DE DÉVOTION DES PLUS FERVENTS

Il faut certes noter ceci: ainsi que le premier mode d’extase, dont il était question plus haut, naît de la dévotion, de même, au contraire, ce second mode dont nous parlons maintenant ne commence pas tant par la dévotion qu’il ne s’achève en celle-ci. Dans le premier cas, l’âme s’élève jusqu’à la contemplation par un extrême désir de la vérité, dans le second cas, elle s’enflamme de dévotion par la révélation de la vérité et sa contemplation. Voyez si peut-être l’Écriture ne nous signifie pas cela d’une manière allégorique quand elle ajoute une suite aux paroles que nous avons déjà citées plus haut. En effet, après avoir dit: «Quelle est celle-ci qui s’avance comme l’aurore qui se lève», elle ajoute aussitôt «celle qui est belle comme la lune, élue comme le soleil 70.» Que personne ici n’espère ou ne réclame de moi une explication complète de ces paroles ou d’autres que nous avons citées ou que nous allons citer, sinon dans la mesure où la matière traitée présentement le requiert pour témoigner de la vérité. Ainsi donc,

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DE CONTEMPLATIONE, V, XI

Videte ne forte hoc nobis scriptura mistice innuat, cum eis que superius posuimus uerbis subsequenter adiungat. Dicto enim «que est ista que progreditur quasi aurora consurgens», statim adiungit, «pulchra ut luna, electa ut sol.» Nemo hoc loco a me horum uel aliorum que posuimus uel posituri sumus uerborum plenam expositionem exspectet, uel expetat, nisi quantum presentis materie ratio pro ueritatis testimonio expostulat. Aurora itaque et luna lucem habent, sed calorem non habent, sol autem utroque prepollet. Quid enim sole lucidius, quid sole feruentius?|Videtis ergo quia illa mentis ascensio que hoc loco designatur, cuius extrema soli comparantur, uidetis, inquam, quia non in qualemcumque sed in summam quandocumque deuotionem desinat, quamuis a sola claritate ueritatisque illustratione incipiat. Sicut enim in illa superiore ex nimio deuotionis sue feruore meretur sepe subleuari ad summe ueritatis contemplationem, sic in ista ex miranda quadam atque stupenda ueritatis contemplatione paulatim promouetur tandemque inflammatur ad summam deuotionem. Consideremus ergo in orbe solis magnitudinem claritatis atque caloris, indeque colligamus in huiusmodi mentis subleuatione, ascensionis promotionem promotionisque consummationem, que quidem quasi ab aurora incipit, et|tandem aliquando in se solis similitudinem trahit.

15

V 65rb

PL 179C 20

M 83vb 25

PL 179D

CAPUT XI QUOD SECUNDUS EXCEDENDI MODUS QUANDOQUE A SOLA ADMIRATIONE INCHOAT ET IN EODEM TENORE PERSEVERAT

Neque tamen dicimus, in hac secunda mentis excessione, humane promotionis modum semper et ubique eumdem consummationis exi- 5 tum habere. Videmus in rebus exterioribus, quid de rebus interioribus estimare debeamus. Si enim uas aque solis radio supponas, ipsam mox aquam uidebis lu- V 65va minis splendorem ex se in superiora refundere, et claritatem quidem absque calore tamen in summa leuare. Sic multi sane diuine reuelationis 10 radios|suscipiunt, sed non inde eque omnes ad eandem uim dilectionis PL 180A V, X, 12-14 que – sol] Cant. 6, 9 16 expetat] expectat a. c. V

28 huiusmodi] huius Aris

LA CONTEMPLATION, V, 11

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l’aurore et la lune ont de la lumière, mais n’ont pas de chaleur; le soleil en revanche possède éminemment l’une et l’autre. Car qu’y a-t-il de plus lumineux que le soleil, de plus ardent que le soleil? Vous voyez donc que cette ascension de l’esprit décrite ici, dont le point extrême est comparé 71 au soleil, vous voyez, dis-je, qu’elle ne s’achève pas en une quelconque dévotion, mais à un moment donné en la dévotion la plus haute, même si elle commence seulement par la clarté et l’illumination de la vérité. En effet, de même que dans la première ascension, grâce à la surabondante ferveur de sa propre dévotion, l’âme mérite souvent d’être soulevée jusqu’à la contemplation des vérités les plus hautes, de même dans celle-ci, grâce à une contemplation de la vérité qui provoque l’admiration et l’émerveillement, l’âme progresse peu à peu et finalement s’enflamme en la suprême dévotion. Considérons donc la grandeur de la clarté et de la chaleur dans le disque du soleil, et de là déduisons la progression de l’ascension et l’achèvement de cette progression dans le soulèvement de l’esprit, qui assurément débute comme par une aurore et finalement entraîne en elle la ressemblance avec le soleil.

CHAPITRE 11 LE SECOND MODE D’OUTREPASSEMENT COMMENCE PARFOIS PAR LA SEULE ADMIRATION ET SE POURSUIT DE LA MÊME MANIÈRE

Et pourtant, dans cette seconde sortie de l’esprit, nous ne disons pas que le mode de la progression humaine s’achève toujours et partout de la même manière. En regardant ce qui se passe dans les réalités extérieures, nous voyons ce qu’il faut en juger pour les réalités intérieures. Si, en effet, tu présentes au rayon du soleil un vase rempli d’eau, tu verras bientôt cette eau elle-même diffuser à son tour l’éclat de la lumière hors d’elle-même vers le haut, et élever certes la clarté vers les hauteurs, mais cependant sans la chaleur 72. De même beaucoup sans doute reçoivent les rayons de la révélation divine, mais ils n’en tirent pas tous également profit pour atteindre la même intensité de dilection. En effet, pour nous confier les dons de sa grâce, l’auteur de tous les biens fait apparaître à partir de la même réalité des effets divers, tantôt selon les moments, tantôt selon les personnes. Remarque bien, je t’en prie, à par-

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DE CONTEMPLATIONE, V, XI

proficiunt. Ut enim bonorum omnium auctor gratie sue in nobis dona commendet, ex eadem re diuersos in diuersis modo temporibus modo personis effectus exhibet. Perpende, obsecro, ex proposito exemplo, quisquis hec legis uel audis, quid ille in nobis diuine reuelationis eternique luminis radius efficiat, quomodo humanam intelligentiam ex infusionis sue illustratione supra semetipsam leuat, attende qualiter hec propositi tibi exempli formula hunc de quo modo loquimur humane mentis excessum, ex qualitatis sue similitudine proponat. Quid est aqua, nisi cogitatio humana que semper ad inferiora labitur, nisi sub districtionis magne moderamine cohibeatur? Aqua in uase| collecta, cogitatio meditationi intenta, et per intentionem defixa. Aque collectio, cordis meditatio. Eiusmodi aque solis radius se infundit, quando diuina reuelatio meditationi occurrit. Sed cum aqua radium in se superni luminis accipit, fulgorem quoque luminis et ipsa, ut dictum est, ad superiora emittit, et mirum in modum illuc utique radium luminis ex se leuat, quo ipsa per se nullo modo ascendere ualet. Et cum tanta sit differentia aque et luminis, ei tamen quem de se luminis radio emittit, non nichil sue similitudinis inprimit, ita ut tremula tremulum, quieta quietum, purior puriorem, diffusior diffusiorem efficiat. Iuxta hanc sane similitudinem, cum inaccessibilis illius et eterni| luminis reuelatio cor humanum irradiat, humanam intelligentiam supra semetipsam immo supra omnem humanum modum leuat, et illuc intelligentie radius diuini luminis infusione admirationisque reuerberatione de imis ad summa resilit, ubi nulla ingenii perspicacia, ubi nulla artis industria humana ratiocinatio ascendere sufficit, et quo mentem hominis diuine claritatis splendor profundius penetrat, eo altius stuporis sui magnitudine excussa, et per extasim subleuata, in diuinorum arcanorum sublimibus sublimius resultat. Illud autem omnino constare debet, quia quanto plenius atque perfectius ad intimam animus pacem et tranquillitatem componere se preualuerit, tanto firmius, tanto tenacius in hac subleuatione summe luci per contemplationem inherebit.|Et procul dubio quanto purior ad integritatem, quanto diffusior ad karitatem, tanto perspicacior, tanto capacior inuenitur ad supermundanorum, et supercelestium contemplationem.

V, XI, 18 hunc] habet Aris 30 quietum V] quietatum M 39 sublimibus om. p 44 karitatem tanto] quanto p

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tir de l’exemple donné, qui que tu sois qui lises ou entendes cela, ce que ce rayon de révélation divine et de lumière éternelle accomplit en nous, comment, par l’illumination qu’il infuse 73, il soulève l’intelligence humaine au-dessus d’elle-même; observe attentivement de quelle manière la formulation de l’exemple qui t’a été soumis présente l’extase de l’esprit humain, dont nous parlons en ce moment 74, à partir de caractéristiques similaires. Qu’est-ce que l’eau sinon la cogitation humaine qui glisse toujours vers les réalités inférieures, à moins qu’elle n’en soit empêchée par quelque chose qui la retienne et qui la repousse fortement 75 ? L’eau recueillie dans le vase, c’est la cogitation tendue vers la méditation et fixée par cette intention 76. Recueillir l’eau, c’est méditer dans son cœur. Le rayon de soleil se diffuse dans une telle eau, quand la révélation divine survient dans la méditation. Mais quand l’eau reçoit en elle le rayon de la lumière d’en haut, elle-même émet aussi vers le haut, comme on l’a dit, l’éclat de la lumière, et, d’une manière étonnante, elle fait se lever d’ellemême un rayon de lumière vers un lieu où elle serait tout à fait incapable de monter par elle-même. Et nonobstant la grande différence entre l’eau et la lumière, l’eau imprime pourtant à ce rayon qu’elle émet d’elle-même quelque chose de sa ressemblance, de sorte que tremblante, elle le rend tremblant, paisible, elle le rend paisible, plus elle est pure, plus elle le rend pur, plus elle est diffuse, plus elle le rend diffus 77. En fonction de cette ressemblance, véritablement, quand la révélation de cette lumière inaccessible et éternelle irradie le cœur de l’homme, elle élève l’intelligence humaine au-dessus d’elle-même, et même au-dessus de tout mode humain, et là le rayon de l’intelligence, sous l’effet de l’infusion de la lumière divine et par la réverbération de l’admiration, bondit des régions inférieures jusqu’aux régions supérieures, là où par aucune perspicacité des facultés naturelles ni par aucune industrie de l’art 78 le raisonnement humain n’est en mesure de s’élever, et où plus la splendeur de l’éclat divin pénètre profondément l’esprit de l’homme, plus celui-ci est profondément ébranlé par l’ampleur de son étonnement, et plus haut il bondit, emporté par l’extase, dans les hautes régions des arcanes divines. Or, ceci doit être tenu pour tout à fait certain: plus l’âme aura pu s’installer profondément et parfaitement dans la paix et la tranquillité intérieures, plus, dans cette élévation, elle adhérera fermement et avec constance, par la contemplation, à la lumière sublime. Et indubitablement, plus elle est intégralement pure, et plus elle rayonne largement de

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DE CONTEMPLATIONE, V, XII

CAPUT XII QUOD IN SECUNDO EXCEDENDI MODO QUANDOQUE DIVINA REVELATIO NOSTRE MEDITATIONI OCCURRIT

Notandum sane quod ille diuine reuelationis splendor quandoque preuenienti meditationi occurrit, quandoque ipsam humanam meditationem preuenit, et modo querentem adiuuat, modo excitat torpentem, uel dormientem euigilat. Hinc est quod regina Austri regem Salomonem questionibus pulsat, et propositis enigmatibus uniuersa ab eo didicit que illi proponebat. Hinc est quod uinctum|Petrum angelus cum luce uisitans a torporis sui sompno excutit, et educit. Quid enim loquitur scriptura de regina Austri que uenit audire sapientiam Salomonis, nisi quod docuit eam Salomon omnia uerba que proposuerat? Que est ista regina Austri, et illius calide regionis inhabitatrix et domina, et uidendi Salomonis desiderio succensa, que, inquam, est ista regina, nisi quelibet anima sancta sensibus et appetitibus carnis, cogitationibus et affectibus mentis fortiter presidens, et summi regis uerique prorsus Salomonis dilectione feruens, uidendique desiderio ardens? Eiusmodi regina summe sapientie regem propositis enigmatibus et frequentibus interrogationibus inpetit, quando quelibet anima deuota, de diuino adiutorio presumens,|inuestigande ueritatis studio uehementer insistit. Audit quod querit, quando et illa, ad que ex propria industria non sufficit, sepe inter orationum suspiria ex diuina reuelatione cognoscit. Videamus adhuc quid de eadem regina diuinus adhuc sermo proponat, cum item subiungens dicat: «Videns autem regina Saba omnem sapientiam Salomonis, et domum quam edificauerat, et cibos mense eius, et habitacula seruorum, et ordinem ministrantium, uestesque eorum, et holocausta que offerebat in domo Domini, non habebat ultra spiritum.» «Videns, inquit, regina Saba.» Ecce modo uidens describitur que prius proponens et querens proponebatur. Vide tamen quid viderit, et intellige quanta intellexerit. «Videns, ait, regina Saba omnem|sapientiam Salomonis» etc.

V, XII, 8 propositis enigmatibus] cf. III Reg. 10. 1 9-10 Petrum – excutit] cf. Act. 12, 6-7 12-13 docuit – proposuerat] cf. III Reg. 10, 3 25-28 uidens – spiritum] III Reg. 10, 4-5 V, XII, 10 et educit om. p

21 et om. p 27 uestesque] uestes quoque p

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charité, plus elle se trouvera clairvoyante et capable de contempler les réalités supramondaines et supracélestes.

CHAPITRE 12 DANS LE SECOND MODE D’OUTREPASSEMENT, LA RÉVÉLATION DIVINE VIENT PARFOIS AU-DEVANT DE NOTRE MÉDITATION Il faut vraiment noter que cette lumière éclatante de la révélation divine vient parfois à la rencontre de la méditation qui la prévient, parfois prévient la méditation de l’homme elle-même, et elle vient en aide tantôt à celui qui cherche, tantôt elle le sort de sa torpeur ou le réveille de son sommeil. C’est pourquoi la reine du Sud pressa le roi Salomon de ses questions et, par les énigmes qu’elle lui présentait, elle apprit de lui les réponses à tout ce qu’elle lui soumettait. C’est pourquoi aussi un ange, dans un halo de lumière, visitant Pierre enchaîné, le tira de son assoupissement et le fit sortir. Que dit l’Écriture en effet de la reine du Sud, qui vint entendre la sagesse de Salomon, sinon que Salomon l’instruisit sur toutes les questions qu’elle avait posées? Qui est cette reine du Sud, habitante et souveraine de cette région chaude là-bas, qui s’est enflammée du désir de voir Salomon? Qui est, dis-je, cette reine 79, sinon une âme sainte, qui exerce une ferme maîtrise sur ses sens et ses appétits charnels, sur les pensées et les sentiments de son esprit, et qui est enflammée d’amour pour le roi suprême et le très véritable Salomon 80 et brûle du désir de le voir? Cette reine qui, par les énigmes proposées et par de réitérées interrogations, sollicite le roi de la sagesse suprême, c’est une âme dévote, présumant l’aide divine, qui s’obstine avec véhémence dans son zèle à rechercher la vérité. Elle entend ce qu’elle cherche quand souvent, au milieu des soupirs de ses oraisons, par une révélation divine, elle apprend à connaître aussi les vérités auquelles elle ne peut parvenir par ses propres moyens. Voyons en outre ce que la parole divine avance encore au sujet de cette même reine, quand elle ajoute également ces mots: «Or, la reine de Saba, voyant toute la sagesse de Salomon, et la demeure qu’il avait bâtie, et les mets servis sur sa table, et les appartements de sa domesticité, les diverses classes de ceux qui le servaient, et leur habillement, et les holocaustes qu’il offrait dans la maison du Seigneur, elle n’avait plus ses esprits 81.» «La reine de Saba voyant tout cela», dit l’Écriture. Voici qu’on la décrit maintenant en train de voir, alors qu’auparavant on la présentait en train de poser des questions et de chercher. Vois cependant ce

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DE CONTEMPLATIONE, V, XII

Ecce quanta, ecce qualia, anime deuote, anime studiose datur ex diuina reuelatione cognoscere. Perpende quam magna, attende quam miranda uidendo diuinitus cognouerit, que diu uidendo multumque mirando tandem pre admirationis magnitudine ad spiritus sui defectum uenit. Ecce quo ordine processit, uel ad quem tandem exitum uenit. Prius querit, et audit, postea uidet, et intelligit, tandem autem obstupescit, et deficit. Interrogat quod discat, contemplatur quod miretur, stupet ut mente excidat, mentemque excedat. Primum est meditationis, secundum contemplationis, tertium extasis. Ecce quibus promotionis gradibus subleuatur animus humanus. Meditatione|profecto assurgitur in contemplationem, contemplatione in admirationem, admiratione in mentis alienationem. Manifesto, ut arbitror, exemplo iam tenetis, quod ex magnitudine admirationis incidat homo in excessum mentis. Quid enim aliud illi fuit spiritum non habere, nisi mente excedere, uel unde ei hoc accidit, nisi ex multa admiratione? Quonam modo, queso, regina ista sine spiritu fuit, nisi quia spiritus ipsius a semetipso alienatus fuit? Sed illud hoc loco in memoriam redit quid de semetipso alius quidam dicat. «Ego, inquit, Iohannes fui in spiritu.» Ecce Iohannes esse se in spiritu attestatur, ecce regina Austri spiritum non habere asseritur. Quid ergo? Ille in spiritu fuit, ista sine spiritu fuit? Et quis ad hec idoneus? Si Iohannes in spiritu fuit, quis|michi exponat utrum secundum carnem, utrum secundum spiritum ibi fuerit? Sed quomodo secundum carnem in spiritu esse potuit, cum corpus omnino nisi in corporali loco esse non possit? Si ergo secundum spiritum ibi esse creditur, quis edisserat quomodo spiritus in spiritu esse dicatur? Quid autem de regina Austri dicturi sumus? Nunquidnam corpus exanime remansit, quando spiritum non habere iam cepit? Quis hoc dicat, quis nisi amens hoc astruere audeat? Caro ergo regine nec tunc temporis sine spiritu fuit, quia sine spiritu uiuere omnino non potuit. Quid ergo? Nunquidnam spiritus sine spiritu fuit? Edisserat ergo qui potest et quomodo potest, quonam modo spiritus sit in spiritu, uel spiritus sine spiritu, si iure unum de Iohanne|creditur, alterum de regina putatur. An forte hoc est spiritum in spiritu esse

50-51 ego – spiritu] cf. Apoc. 1, 10 40 mente excidat] excedat Aris 42 promotionis] propositionum Aris 45 manifesto] manifeste Aris 48 quonam] quoniam p 49 quia om. p 50 quid] quod p 62 omnino om. Aris

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qu’elle a vu, et comprends quelles grandes vérités elle a comprises. «La reine de Saba voyant, dit l’Écriture, toute la sagesse de Salomon», etc. C’est là qu’on voit la grandeur et la qualité de ce qui est donné à comprendre par la révélation divine à l’âme dévote, à l’âme zélée. Considère combien sont grandes et remarque bien combien sont admirables les vérités qu’il lui a été donné de connaître en les voyant par faveur divine, elle qui en est venue finalement à les voir longtemps et à les admirer beaucoup, jusqu’à la défaillance de l’esprit, à cause de l’intensité de son admiration. On voit dans quel ordre elle a progressé et à quel résultat elle est finalement parvenue 82. D’abord elle s’enquiert, et elle écoute; ensuite elle voit, et elle comprend; finalement elle s’émerveille, et elle défaille. Elle interroge sur ce qu’elle veut apprendre, elle contemple ce qu’elle va admirer, elle est frappée de stupeur au point qu’elle quitte son esprit, qu’elle en sort 83. La première phase 84 est celle de la méditation, la seconde 85, celle de la contemplation, la troisième 86, celle de l’extase: ce sont là les degrés de progression par lesquels l’âme humaine est soulevée; par la méditation elle s’élève sans doute jusqu’à la contemplation, par la contemplation jusqu’à l’admiration, et par l’admiration jusqu’à l’aliénation de l’esprit. Par cet exemple parfaitement manifeste, vous saisissez maintenant, je crois, que c’est suite à l’intensité de son admiration qu’un être humain tombe en extase 87. Pour cet être 88, ne plus posséder son esprit, fut-ce autre chose que sortir de son esprit, et d’où cela lui vint-il sinon d’une grande admiration? Comment cette reine, je le demande, se trouva-telle privée de son esprit 89, sinon parce que son propre esprit fut dépossédé de lui-même? Mais ici me revient en mémoire ce qu’un autre dit de lui-même: «Moi, Jean, dit-il, je fus en l’esprit 90.» Voici que Jean atteste qu’il est dans l’esprit, voici que la reine du Sud affirme qu’elle n’a plus son esprit. Qu’en est-il donc? Celui-là fut dans son esprit, celle-ci fut sans son esprit? Qui est en mesure de comprendre cela? Si Jean fut en l’esprit, qui m’expliquera si c’est selon la chair ou selon l’esprit qu’il y fut? Mais comment aurait-il pu être en l’esprit selon la chair, alors que le corps ne saurait être qu’en un lieu physique? Si donc on croit qu’il y fut selon l’esprit, qui expliquera comment on peut dire que l’esprit est dans l’esprit? Et qu’allons-nous dire de la reine du Sud? Est-ce que son corps demeura sans âme, quand elle commença à ne plus avoir son esprit? Qui pourrait dire cela? Qui, à moins d’être insensé, oserait soutenir cela? Donc le corps de la reine ne fut pas à ce moment-là sans esprit, parce qu’elle n’aurait absolument pas pu vivre sans esprit. Alors quoi? Est-ce donc que l’esprit fut sans esprit?

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DE CONTEMPLATIONE, V, XII

semetipsum intra semetipsum totum colligere, et ea que circa carnem seu etiam in carne geruntur interim penitus ignorare? An et spiritum sine spiritu esse est semetipsum extra semetipsum et supra semetipsum M 85va totum effundere, et que sub ipso uel in ipso fiunt omnino interim ignorare et in illud diuinitatis arcanum totum intrare? Nonne in spiritu spi- 70 ritus esse tunc recte asseritur, quando exteriorum omnium obliuiscitur, pariter et ignarus eorum omnium que in corpore corporaliter aguntur, et illis solis interest per memoriam uel intellectum que in spiritu uel circa spiritum actitantur? Cur non et recte dicatur spiritus semetipsum non habere, quando incipit a|semetipso deficere, et a suo esse, in super- PL 182C mundanum quemdam et uere plus quam humanum statum transire, et mirabili transfiguratione spiritus ille ab humano uideatur in diuinum deficere, ita ut ipse iam non sit ipse, eo dumtaxat tempore, quo Domino incipit altius inherere. Qui enim adheret Domino unus spiritus est. Et psallere potest qui eiusmodi est: «Deficit in salutare tuum anima mea.» 80 In spiritu itaque est, qui summum mentis ascendit, et quasi a suo spiritu deficit, qui summum mentis transcendit. Sed hec melius eruditioribus animis plenius discutienda relinquaV 67ra mus.

79 qui – est] I Cor. 6, 17

80 deficit – mea] Ps. 118, 81

69 fiunt] fuerint Aris 71 obliuiscitur] obliuiscetur p om. p

79 qui] quis Aris

81 suo

LA CONTEMPLATION, V, 12

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Que celui qui le peut, et comme il le peut, explique donc de quelle manière l’esprit est dans l’esprit et l’esprit est sans esprit, s’il est légitime de croire l’un à propos de Jean et de penser l’autre à propos de la reine. Dire que l’esprit est dans l’esprit, cela signifie-t-il peut-être qu’il se recueille lui-même tout entier en lui-même, et qu’il ignore absolument pendant ce temps tout ce qui se passe autour du corps, ou même dans le corps? Et dire que l’esprit est sans esprit, cela signifie-t-il que lui-même s’épanche totalement hors de soi-même et au-dessus de soi-même, et que tout ce qui survient au-dessous de lui et en lui, il l’ignore alors complètement, et qu’il pénètre tout entier dans ce mystère de la divinité? N’est-ce pas alors légitime de dire que l’esprit est dans l’esprit, quand il oublie toutes les réalités extérieures tout en ignorant également tout ce qui se passe dans le corps de manière physique, et qu’il n’est attentif par la mémoire et l’intellect qu’aux seules choses qui se produisent dans l’esprit et autour de l’esprit? Et pourquoi ne serait-il pas légitime de dire que l’esprit ne se possède plus lui-même, quand il commence à faire défection de lui-même et à être loin de lui-même, à passer dans un état supramondain et vraiment plus qu’humain; et par une transfiguration admirable, cet esprit semble quitter l’humain pour passer dans le divin, de sorte que lui-même n’est plus lui-même, dans le temps du moins pendant lequel il commence à s’attacher plus intimement au Seigneur. Celui qui est attaché au Seigneur est un même esprit avec lui 91. Et celui qui est en cet état peut chanter: «Mon âme défaille en ton salut.» Il est donc dans l’esprit, celui qui s’élève au sommet de son esprit 92, et il fait en quelque sorte défection hors de son esprit, celui qui transcende le point le plus élevé de son esprit. Mais laissons à ceux qui sont mieux instruits le soin de discuter de ces choses.

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DE CONTEMPLATIONE, V, XIII

CAPUT XIII QUOD IN SECUNDO EXCEDENDI MODO DIVINA REVELATIO QUANDOQUE ETIAM NOSTRAM MEDITATIONEM PREVENIT

|Illud modo consideremus quomodo diuina reuelatio soleat quandoque etiam meditationis nostre studia preuenire, et humanum animum, infra communem etiam humane libertatis statum subita temptationum uiolentia deiectum, non solum ad solitum soliditatis statum erigere, uerum etiam ultra humane possibilitatis metas leuare. Sepe namque humana mens, post multa exercitiorum suorum insignia, inportuna temptationum instantia pulsatur, uehementerque concussa de illo sublimi securitatis et tranquillitatis sue arce deicitur, ne quasi de propria fortitudine, inter continuos uirtutum successus, tam miserabiliter quam inaniter glorietur. Hinc est quod beatus Petrus apostolorum precipuus post|innumera meritorum miraculorumque sublimia tenetur, ligatur, includitur, sed angelo uisitante non minus mirabiliter eripitur, quam crudeliter prius a crudelitatis ministris cruciabatur. Vultis autem huiusmodi uincula scire que solent mentes meritis etiam sublimes quandoque grauiter irretire? Quis nesciat irritamenta uoluptatum modo a foris, modo ab intus surgere, a foris ex delectatione, ab intus ex suggestione, per delectationem in carne, per suggestionem in mente? Modo namque sordida titillatione caro inflammatur, modo uero feda cogitatione animus sordidatur. Quasi ergo carcerales tenebras incurrimus, quando his concupiscentie [n]exibus irretiti, confusionis nostre caliginem declinare uolumus, nec ualemus. Sed illa sane mens diuine|consolationis reuelationem meretur, que non tam propria torporis sui ignauia, quam aliene malignitatis proteruia, has confusionis sue tenebras patitur. Eiusmodi autem sancta anima ad diuine legationis aduentum eripitur, quando ex diuine inspirationis gratia et reuelatonis luce ab oppressionis sue pondere releuatur. Angelus sane nuntius dicitur. Et procul dubio angelus est nuntius, nec quilibet sed diuinus, nuntius per quem diuine uoluntatis beneplacitum cognoscimus, nuntius per quem ad eternorum cognitionem illumi-

V, XIII, 13-17 Hinc – cruciabatur] cf. Act. 12, 4-6 V, XIII, 11 illo] illa Arisp 14 meritorum miraculorumque] miraculorum Aris nexibus] uexibus VM 25 declinare in marg. M

24

PL 182D M 85vb

10

PL 183A 15

20

V 67rb M 86ra 25

PL 183B

30

LA CONTEMPLATION, V, 13

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CHAPITRE 13 DANS LE SECOND MODE D’OUTREPASSEMENT, IL ARRIVE AUSSI PARFOIS QUE LA RÉVÉLATION DIVINE PRÉCÈDE NOTRE MÉDITATION

Considérons maintenant comment parfois il arrive à la révélation divine de prévenir les efforts de notre méditation, et comment elle restitue à l’âme humaine, que la violence soudaine des tentations a précipitée au-dessous de l’état commun de liberté humaine, non seulement sa force habituelle, mais l’élève même au-delà des limites des possibilités humaines. Souvent, en effet, après les fruits nombreux et remarquables qu’ont produits ses exercices, l’esprit humain est assailli par d’importunes tentations qui s’acharnent et, violemment ébranlé, il est précipité à bas de cette sublime situation qui est le refuge de sa sécurité et de sa tranquillité 93, afin qu’il n’aille pas se glorifier, au milieu d’une suite de succès dus à sa vertu, de façon aussi pitoyable que vaine, comme s’il s’agissait du résultat de sa propre fortitude 94. C’est ce que montre le cas du bienheureux Pierre, le premier des apôtres, qui, après des miracles innombrables et sublimes, est saisi, lié et emprisonné. Mais après la visite d’un ange, sa délivrance n’est pas moins merveilleuse que n’avaient été cruels les supplices que lui avait valus auparavant la cruauté des bourreaux. Or, voulez-vous connaître ces liens qui, d’ordinaire, entravent parfois de tout leur poids les esprits, même ceux qui se sont élevés très haut grâce à leurs mérites? Qui pourrait ne pas savoir que les sollicitations de la volupté surviennent tantôt de l’extérieur, tantôt de l’intérieur: de l’extérieur par la délectation, de l’intérieur par la suggestion; par la délectation charnelle, par la suggestion mentale? Tantôt en effet, la chair s’enflamme sous l’effet d’une vile titillation, tantôt c’est l’esprit qui est souillé par une pensée impure. C’est donc comme si nous entrions dans les ténèbres d’une prison quand, entravés par les liens de la concupiscence, nous voulons écarter l’obscurité de notre confusion, et nous ne le pouvons faire. Mais cette âme mérite certainement la révélation de la consolation divine, elle qui subit les ténèbres de sa confusion non pas tant à cause de sa propre faiblesse due à son indolence, que par suite des provocations d’une malfaisance extérieure 95. Or à l’arrivée d’un envoyé divin, une telle âme sainte est délivrée quand elle est soulagée du poids qui l’oppresse par la grâce de l’inspiration divine et par la lumière d’une révélation. De l’ange assurément on dit qu’il est un messager. Et il n’y a aucun doute qu’il est un messager, et pas n’importe lequel, mais un messager

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DE CONTEMPLATIONE, V, XIII

namur, per quem ad eorum desiderium inflammamur. Sed nunquid nouit nuntius iste celestia sola? Annon et terrena? Sed qui maiora nouit, quomodo minora|ignorare possit? Bona sane legatio ista que sufficit ad omnia non solum docenda, uerum etiam persuadenda, inquantum tamen uoluerit ille qui mittit. Vultis audire qualem legationem apostolus nobis Iohannes promittat, cum dicat: «Unctio, inquit, eius docebit uos de omnibus.» Sed que est unctio ista, nisi inspiratio diuina? Hic est ille nuntius quem diu querebamus. Hec est legatio uere potens, uere sufficiens animum humanum ad omnem ueritatem inducere, ad omne diuine uoluntatis beneplacitum inclinare. Quid ergo mirum si talis nuntius oppressam animam a concupiscentie sue nexibus absoluit, ab ignorantie sue tenebris euoluit, qui celestium et eternorum cognitionem pariter et amorem quando uoluerit, et quantum placuerit, statim infundit? Tales|nuntios in sua ereptione expertus fuerat qui dicebat: «Misit de celo et liberauit me.» Sed forte adhuc queris scire, qualis illa legatio fuit, per quam de anime sue captiuitate euasit: «Misit Deus, inquit, misericordiam suam et ueritatem suam, et eripuit animam meam.» Angelus cum luce ueniens, diuine miserationis operatio ueritatem infundens. Misericordia ueritatem adducens, unctio docens. Quid est autem Deo misericordiam et ueritatem mittere, et hominem a sua captiuitate eripere, nisi misericordie sue operatione ueritatem inspirare, ueritatisque inspiratione ad robur uirtutis solidare? Et quis unquam anime sue pericula plene euasit, si huius legationis beneficia experiri non meruit? Felix Petrus qui non solum meruit ab angelo|eripi, uerum ereptus etiam angelum sequi. Puto quia non omnes qui ab angelo eripiuntur, angelica etiam uestigia comitantur. Lego carcere positos apostolos ab angelo eductos, non tamen secutos. Petro ab ipso suo ereptore angelo precipitur, ut ipsum sequatur. Quid hoc esse dicimus? Quantum hoc esse putamus angelica uestigia legere, post celestia pennataque animalia ire? Cogita, si potes, que illa precedentis angeli uel subsequentis profectio seu promotio fuerit, quorum transitum nec carceralis custodia nec ferrea porta cohibere, uel retardare potuit. Quid horum non nouum,

40 unctio – omnibus] I Ioh. 2, 27; Ioh. 14, 26 48-49 misit – me] Ps. 56, 4 50-51 misit – meam] Ps. 56, 4-5 60-61 carcere – secutos] cf. Act. 5, 19-20 40 uos] nos Aris 49 illa legatio] legatio illa Aris 50 quam] quem MVp 58-59 ereptus etiam] etiam ereptus Aris 60 lego] in add. p 61 Petro] autem add. Aris

35

PL 183C

M 86rb 40

V 67va 45

PL 183D 50

55

M 86va PL 184A 60

V 67vb

65

LA CONTEMPLATION, V, 13

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divin, un messager par qui nous apprenons à connaître le bon plaisir de la volonté divine, un messager par qui nous sommes éclairés pour la connaissance des réalités éternelles, par qui nous sommes enflammés du désir de ces réalités. Mais ce messager ne connaît-il que les réalités du ciel? Ne connaît-il pas aussi les réalités de la terre? Et celui qui connaît les plus grandes, comment pourrait-il ignorer les plus petites? Cette mission de l’ange est certainement bonne, qui suffit non seulement à tout enseigner, mais encore à tout persuader, dans la mesure cependant où l’a voulu celui qui l’envoie. Vous voulez apprendre quelle mission nous promet l’apôtre Jean, quand il dit: «Son onction vous instruira sur toutes choses 96.» Mais quelle est cette onction, sinon l’inspiration divine? C’est là ce messager que nous recherchions depuis longtemps. C’est là cette mission vraiment efficace, vraiment en mesure de conduire l’esprit humain à toute la vérité, de l’incliner vers tout le bon plaisir de la volonté divine. Quoi d’étonnant si un tel messager délivre l’âme des entraves de la concupiscence, la tire des ténèbres de son ignorance, lui qui répand aussitôt, selon sa volonté et à son gré, pareillement et la connaissance et l’amour des réalités célestes et éternelles? C’est de tels messagers qu’il a fait l’expérience, quand il fut arraché à sa captivité, celui qui disait: «Il a envoyé son secours du haut du ciel, et il m’a libéré.» Mais peut-être que tu voudrais encore savoir quelle sorte de mission ce fut, grâce à laquelle il échappa à la captivité de son âme 97 : «Dieu a envoyé, dit-il, sa miséricorde et sa vérité, et il a délivré mon âme...» L’ange qui vient en apportant la lumière, c’est l’action de la commisération divine qui répand la vérité: la miséricorde qui apporte la vérité, c’est l’onction qui instruit. Or pour Dieu, envoyer la miséricorde et la vérité, et arracher l’homme à sa captivité, qu’est-ce sinon lui inspirer la vérité par l’action de sa compassion et, en lui inspirant la vérité, affermir la force de sa vertu? Et qui a jamais échappé tout à fait aux dangers menaçant son âme, s’il n’a pas mérité d’éprouver les bienfaits de cette mission? Bienheureux fut Pierre qui non seulement mérita d’être délivré par l’ange, mais, une fois délivré, de suivre encore l’ange. Parmi ceux qui sont délivrés par un ange, tous, je pense, ne suivent pas également les pas de cet ange. Je lis que des apôtres ont été mis en prison, mais sortis de là par un ange, ils ne l’ont pas suivi 98. L’ange qui a délivré Pierre lui prescrit de le suivre. Qu’est-ce à dire? Est-ce que nous concevons combien il est important de suivre les pas d’un ange, d’aller à la suite de créatures célestes et ailées? Représente-toi, si tu peux, ce que ce fut soit de se mettre en

550

DE CONTEMPLATIONE, V, XIII

quid horum non mirum? Vere angelicum, et uere plus quam humanum humane passibilitatis tenebrosum et horridum exire, et per communis inpossibilitatis|arduum et artum transire. Cogita illum exitum quem primus homo habuit, antequam peccauit, uel quem homo adhuc haberet, si omnino non peccasset, per quem sane exitum, quotiens oporteret, facilem transitum habere potuisset, de mundanis ad supermundana, de uisibilibus ad inuisibilia, de transitoriis ad eterna, cum haberet promptum cotidie celi ciuibus per contemplationem interesse, diuinis illis se secretis licenter ingerere, et illud internum Domini sui gaudium dignanter intrare. Cogita consequenter quomodo et istum peruium prius commeandi transitum diuina post peccatum seueritas dire necessitatis ualuis inpossibilitatisque repagulis obstruxit et obserauit, cogita hec, inquam, et forte hec cogitando inuenies quid de illa ferrea porta sentire|debeas, uel affirmare audeas. Quere tamen si minus sufficis ad ista non quidem a nobis, quin potius ab illis quibus forte hec porta ferrea per frequentem transitum familiariter est nota, et quibus forte iuxta similitudinem Petri, angelo preeunte ducatumque prebente, sepe ultro est aperta. Illud sane, ut arbitror, non inpudenter dixerim quia longe supra hominem fuit, quia longe a semetipso et supra semetipsum recessit, quia hec omnia per experientiam didicit. Alioquin non erat unde postea in se reuerteretur, uel unde de eo recte scriberetur: «Et Petrus in se reuersus dixit: “Nunc scio uere”», etc. Multa sunt, que super presenti capitulo dici potuissent, si hoc loco dici debuissent. Sed sufficit|nobis quod proposuimus ex eius testimonio sufficienter probasse, quomodo diuina quandoque reuelatio soleat meditationis nostre studia preuenire torpentemque animum excitare, et sub semetipso deiectum, etiam supra semetipsum quandoque leuare.

76 Domini – intrare] cf. Matth. 25, 21

88 et – uere] Act. 12, 11

75 se om. p 76 illud] istud p 79 obserauit] obseruauit p hec] hoc Arisp 81 sufficis] sufficit Aris 85 inpudenter] imprudenter Aris 90 nobis] illud add. Aris

PL 184B 70

M 86vb

75

PL 184C V 68ra

85

M 87ra

PL 184D

LA CONTEMPLATION, V, 13

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route soit de s’avancer, pour l’ange qui précédait ou pour celui qui suivait, sans que ni les gardiens de la prison ni la porte de fer puissent les empêcher de passer ni les retarder. Dans ces deux faits, n’y a-t-il rien qui ne soit nouveau et admirable? C’est vraiment quelque chose de propre aux anges et de surhumain de quitter les ténèbres et les horreurs de ce que peut subir l’homme, et de passer par des voies ardues et étroites qui sont hors des possibilités ordinaires. Songe à cette voie de sortie dont disposait le premier homme avant d’avoir péché, ou dont l’homme disposerait encore s’il n’avait pas péché du tout. Imagine par quelle issue, chaque fois qu’il le fallait, il aurait certainement trouvé un passage aisé pour aller des réalités de ce monde aux réalités supramondaines, des réalités visibles aux invisibles, des réalités éphémères aux réalités éternelles, puisqu’il aurait pu aisément, chaque jour, par la contemplation, être au milieu des citoyens du ciel, s’introduire en toute liberté dans les secrets divins et pénétrer dignement dans la joie intime de son Seigneur 99. Songe par conséquent comment, après le péché, ce passage qui était auparavant praticable pour aller et venir, la rigueur divine l’a obstrué et verrouillé par les battants de porte de la terrible nécessité et les barres de l’impossibilité; songe à cela, dis-je, et peut-être qu’en y songeant tu vas découvrir ce que tu devrais penser de cette porte de fer, ou ce que tu pourrais affirmer à son sujet. Cependant, si tu n’es pas en mesure de penser cela, enquiers-toi, non pas certes auprès de nous, mais plutôt auprès de ceux à qui cette porte de fer est peutêtre familièrement connue par leurs fréquents passages, et auprès de ceux pour qui, comme pour Pierre, précédés par un ange qui s’offrait à les conduire, elle s’est souvent ouverte spontanément. Je ne ferais vraiment pas preuve d’impudence 100, je crois, en disant qu’il fut bien audessus du commun des hommes, qu’il se trouva bien au-delà de luimême et au-dessus de lui-même, qu’il apprit tout cela en en faisant l’expérience 101. Sinon il n’était pas possible qu’il revienne ensuite à luimême, et qu’on ait raison d’écrire de lui: «Et Pierre, étant revenu à soi, dit: “C’est maintenant que je sais véritablement”...». On aurait pu dire bien des choses sur le présent chapitre, s’il avait fallu les dire ici. Mais pour nous ce que nous avons présenté de ce témoignage est suffisant et prouve assez comment la révélation divine peut parfois précéder les efforts de notre méditation, réveiller notre âme assoupie et comment, quand celle-ci est tombée au-dessous d’elle-même, elle peut parfois l’élever au-dessus d’elle-même.

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DE CONTEMPLATIONE, V, XIV

CAPUT XIV QUOD TERTIUS EXCEDENDI MODUS FIERI SOLEAT EX MAGNITUDINE IOCUNDITATIS

Restat adhuc tertio loco ostendere quomodo ex iocunditatis exultationisque magnitudine humana mens soleat in extasim cadere, et semetipsam excedere. Hic sane excessionis modus mihi uidetur satis conuenienter expressus in illis quidem uerbis que de Canticis canticorum tertio loco posuimus: «Que est ista, ait Scriptura, «que ascendit de deserto|deliciis affluens, innixa super dilectum suum?» Si per desertum recte intelligitur cor humanum, quid erit iste de deserto ascensus, nisi mentis humane excessus? Quasi de deserto humanus animus ascendit, quando supra semetipsum mentis alienatione transit, quando semetipsum in imo deserens, et ad celum usque pertransiens, solis diuinis se totum per contemplationem et deuotionem inmergit. Sed huiusmodi ascensionis causa consequenter adnectitur, in eo quod hec que ascendit deliciis affluere describitur. Quid est deliciis affluere, nisi spiritalium gaudiorum plenitudine abundare? Quid, inquam, est hec deliciarum affluentia, nisi uere et interne suauitatis abundantia celitusque data, ubertimque infusa letitia? Harum deliciarum copiam|sicut nec uerum gaudium fallaces diuitie nunquam exhibere possunt. Alioquin fallaces non essent, si ueras delicias immo et earum affluentiam ueraciter exhiberent. Nunquidnam delicias habere, ne dicam affluere, ueraciter dici possunt, qui secundum beati Iob sententiam, sub sentibus esse delicias computant? Has sane exteriores fallacesque diuitias etiam inpii habere possunt, qui uerum tamen gaudium omnino habere non possunt, nisi forte mendacem eum facimus, quem in propheta ueraciter contestantem audimus: «“non est inpiis gaudere”, dicit Dominus».

V, XIV, 9-10 que – suum] Cant. 8, 5 25 sub – computant] Iob 30, 7 27 mendacem – facimus] cf. I Ioh. 1, 10 28-29 non – Dominus] cf. Is. 48, 22 V, XIV, 19 et interne om. p 20-21 deliciarum] delicitiarum M uerumtamen Arisp 28 audimus] audiuimus Aris

26 uerum tamen]

5

V 68rb PL 185A M 87rb

15

20

PL 185B

25

M 87va

LA CONTEMPLATION, V, 14

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CHAPITRE 14 LE TROISIÈME MODE D’OUTREPASSEMENT NAÎT D’ORDINAIRE DE L’INTENSITÉ DE LA DÉLECTATION Il reste encore à montrer, en troisième lieu, comment, par suite de l’intensité de la délectation et de l’exultation, l’esprit humain tombe en extase et se dépasse lui-même. Certes, ce mode d’outrepassement, me semble-t-il, est exprimé de façon assez adéquate par ces mots du Cantique des Cantiques que nous avons cités en troisième lieu: «Qui est celle-ci qui s’élève du désert toute comblée de délices, et appuyée sur son bien-aimé?» Si l’on entend avec raison par «désert» le cœur humain, que signifie s’élever du désert sinon outrepasser l’esprit humain? L’âme humaine s’élève comme d’un désert quand elle passe au-dessus d’elle-même par aliénation de l’esprit, quand, s’abandonnant elle-même en bas et passant jusqu’au ciel, elle s’immerge complètement par contemplation et dévotion dans les seules réalités divines. Mais la cause d’une telle ascension est liée par conséquent au fait que celle qui s’élève est comblée de délices. Être comblé de délices, est-ce autre chose qu’avoir en abondance la plénitude des joies spirituelles? Qu’est-ce, dis-je, que ce comble de délices, sinon le don céleste d’une profusion de vraie suavité intérieure, et l’infusion surabondante d’allégresse? Les richesses trompeuses ne peuvent jamais produire ainsi une abondance de délices, pas plus qu’une joie véritable; sans quoi elles ne seraient pas trompeuses, si elles produisaient de vraies délices et surtout les donnaient véritablement à profusion. Est-ce qu’avoir des délices, pour ne pas dire les avoir à profusion, on peut le dire véritablement de ceux qui, selon les mots du bienheureux Job, «mettent leurs délices à être sous les buissons épineux 102 »? Ces richesses vraiment extérieures et trompeuses, même les impies peuvent les posséder: ceux-ci cependant ne peuvent aucunement avoir de véritable joie, à moins de faire mentir celui dont nous entendons le témoignage véridique par la voix du prophète: «“Il n’y a point de joie pour les impies”, dit le Seigneur.» Ainsi toutes les fois que tu es privé de véritables délices intérieures, même si tu regorges de richesses extérieures, tu peux chanter en vérité avec le prophète: «Parce que je suis pauvre et dans l’indigence...» N’était-ce pas un roi puissant et riche et le maître des peuples qui disait cela 103 ? Quelles seront donc ces richesses et quelles sortes de délices pourront-elles procurer quand, au milieu de leur abondance, il faudra être privé de vraie joie et se tourner ailleurs pour mendier celle-ci?

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DE CONTEMPLATIONE, V, XIV

Quotiens itaque internis uerisque deliciis cares, etiamsi exterioribus diuitiis abundes, cum propheta ueraciter psallere potes: «Quoniam inops et pauper sum ego.»|Nunquid non rex potens et diues princepsque populorum erat, qui ista dicebat? Quales ergo erunt ille diuitie, uel quales delicias poterunt conferre, inter quarum copiam oportet inopem fore uerumque gaudium aliorsum mendicare? «Ego autem, ait, mendicus sum et pauper, Dominus sollicitus est mei.» Hanc itaque deliciarum affluentiam uerorumque gaudiorum abundantiam, non est unde sperare debeas, non est unde habere ualeas, nisi ex intima illa animi iocunditate diuinitusque infusa dulcedine. «Que est ista, inquit, que ascendit de deserto deliciis affluens?» Non dicit delicias habens, sed deliciis affluens, eo quod non quelibet harum deliciarum experientia, sed earum affluentia,|huiusmodi ascensum qui de deserto fit gignat atque perficiat. Constat autem quia quantumcumque proficimus, has delicias in hac dumtaxat uita continuas habere non possumus. Eo itaque tempore quo eiusmodi affluentia anima caret, ad hunc de quo modo loquimur ascensum assurgere non ualet, quam in suo ascensu deliciis affluere oportet. Puto autem quia aliud et aliud sit, affluentem ascendere et ascendentem affluere, sicut aliud est affluentiam esse causam ascendendi, et ipsum ascensum esse causam affluendi. Deliciarum itaque affluentia ascensionis tunc causa exsistit, quando ex illa diuine dulcedinis infusione quam in intimis sentit, seipsam anima sancta pre gaudio et exultatione non capit, in tantum ut exultationis et iocunditatis sue magnitudo eam extra semetipsam effundat, et supra| semetipsam rapiat. Sic sane sic uehemens inmensaque letitia dum supra humanum modum excrescit, hominem supra hominem attollit, et supra humana subleuatum in sublimibus suspendit. Huius sane rei formam etiam in animalibus cotidie possumus percipere. Solent namque in suis lusibus saltus quosdam dare, et sua corpora quantulumcumque in aera suspendere. Sic sepe et pisces, dum in aquis ludunt, supra aquas exiliunt, et natiue illius habitationis sue terminos excedunt, dum seipsos uel ad modicum per inane suspendunt. Sic procul dubio anima sancta, dum interno quodam tripudii sui applausu a semetipsa excutitur, dum supra semetpsam ire mentis alienatione ur-

31-32 quoniam – ego] Ps. 85, 1

35-36 ego – mei] Ps. 39, 18

34 delicias – conferre] poterunt conferre delicias p p 54 sic sane sic] sic sane Aris

49 esse causam – ascensum om.

V 68va PL 185C

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PL 185D

45

M 87vb V 68vb 50

PL 186A 55

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«Pour moi, dit le roi David, je suis pauvre et dans l’indigence, et le Seigneur prend soin de moi.» Aussi cet afflux de délices, donc, et cette profusion de vraies joies, tu ne dois les espérer ni ne peux les obtenir autrement que de la joie intime de l’âme et de la douceur répandue par Dieu. «Qui est celle-ci, dit l’Écriture, qui s’élève du désert, comblée de délices?» Il n’est pas dit «ayant des délices», mais «comblée de délices», du fait que ce n’est pas quelque expérience de ces délices mais leur profusion qui est à l’origine d’une telle élévation au-dessus du désert, et qui l’accomplit. Et bien évidemment, quels que soient les progrès que nous faisons, nous ne pouvons pas, dans cette vie du moins, posséder constamment ces délices. Dans le temps donc où l’âme est privée d’une telle abondance, elle ne peut s’élever dans cette ascension dont nous venons de parler, elle qui, quand elle s’élève, doit être comblée de délices. En effet, s’élever en étant comblé de délices, c’est une chose, je pense, et c’est autre chose d’être comblé de délices en s’élevant, comme c’est une chose que l’abondance de délices soit cause de l’élévation, et c’en est une autre que l’élévation elle-même soit cause de l’abondance des délices. Ainsi l’abondance de délices se trouve alors être la cause de l’ascension quand l’âme sainte, par cette infusion de douceur divine qu’elle ressent au fond d’elle-même, ne se possède plus elle-même du fait de la joie et de l’exultation 104, au point que l’intensité de son exultation et de sa délectation fait qu’elle déborde hors d’elle-même et qu’elle est ravie au-dessus d’elle-même. Ainsi vraiment, ainsi une vive et immense allégresse, lorsqu’elle dépasse les limites de l’humain, transporte l’homme audessus de l’homme, le tient soulevé au-dessus des réalités humaines, en suspens dans les réalités les plus hautes. Nous pouvons certes voir aussi une image de cela chaque jour chez les animaux. Il leur arrive couramment en effet, dans leurs jeux, de faire des bonds et de maintenir leur corps en suspens en l’air pendant un court instant. De même les poissons eux aussi, quand ils jouent dans l’eau, jaillissent souvent au-dessus de l’eau et sortent des limites de leur lieu de séjour naturel en se tenant suspendus quelque peu dans le vide. De même sans aucun doute, quand l’âme sainte est jetée hors d’ellemême par les soubresauts intérieurs de son enthousiasme, quand, par l’aliénation de son esprit, elle est pressée d’aller au-dessus d’elle-même, quand elle demeure suspendue tout entière dans les hauteurs célestes, quand elle est entièrement immergée dans les spectacles angéliques, elle semble avoir dépassé les limites de ses possibilités naturelles. D’où ces paroles du Prophète: «Les monts sautèrent comme des béliers, et les col-

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DE CONTEMPLATIONE, V, XIV

getur, dum in celestibus tota suspenditur, dum angelicis spectaculis| tota inmergitur, natiue possibilitatis terminos supergressa uidetur. Hinc est illud, quod per Prophetam dicitur: «Montes exultauerunt ut arietes, et colles sicut agni ouium.» Quis non uideat supra naturam uel potius contra naturam esse, montes uel colles iuxta arietum uel agnorum ludentium similitudinem saltus quosdam in superiora dare, et terram a terra resilire, et seipsam per inane librare? Nonne uelud terra a terra suspenditur, quando homo super hominem ducitur, cui per exprobrationem uoce dominica dicitur: «Terra es, et in terram ibis.» Quantumcumque ergo uirtutis magnitudine excrescat, quamuis ad collium seu ut multum ad montium similitudinem in alta assurgat, terra utique est, et terra recte dici potest, quamdiu|luteas inhabitat domos, et terrenum habet fundamentum. Unde illud Sapientis: «Ut quid superbit terra et cinis?» Si igitur simplici expositione contenti sumus, sufficit fortassis illud dicere, quia hoc est montes et colles ad arietum et agnorum similitudinem exultare, in summis et sanctissimis uiris humanam naturam, ultra humanam naturam ascendere, et pre nimia iocunditatis et exultationis abundantia supra semetipsam mentis alienatione transire. Ecce, ut arbitror, aperto iam exemplo docuimus quod pre magnitudine exultationis quandoque contingat humane mentis excessus. Sed si cui fortassis hoc quod de adiuncta ouium similitudine diximus minus sufficiat, et circa singulorum|expressionem curiosius insistat, illas nonaginta nouem oues ad memoriam reducat, [quas] summus pastor in summis reliquit, quando illam que perierat in terris quesiuit. Cogitet ergo qui potest, quantum sit uel quale huius nostre terre montana ad earum similitudinem in inpetu iocunditatis sue in alta exilire, et hanc nostram naturam exultationis sue applausum iuxta angelice similitudinis tripudia formare. Si autem in arietibus supremos illos angelorum ordines, in agnis uero inferiores quosque intelligimus, nichilominus quoque et illud agnouimus quoniam eiusmodi arietes dicti uidelicet summi angelorum ordines, cum miris illis iocunditatis sue lusibus contemplationisque excessibus, supra semetipsos eunt, cum se in 66-67 montes – ouium] Ps. 113, 4; loc. par.: Adnot. in ps. 113 (335C ss) 72 terra – ibis] cf. Gen. 3, 19 75-76 luteas – fundamentum] cf. Iob 4, 19 76-77 ut – cinis] Eccli. 10, 9 85-87 illas – quesiuit] cf. Matth. 18, 12 70 a terra om. p 76 habet] habeat p quid] quit M et V superbit] superbie p 77 contenti] contempti MV 86 quas] quam M et V 87 reliquit] relinquit p 92 quosque] quoque p 93 illud om. p

PL 186B M 88ra V 69ra 70

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M 88rb

PL 186D V 69rb

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lines comme les agneaux des brebis.» Qui ne verrait qu’il est au-dessus de la nature ou plutôt contre la nature que les monts et les collines bondissent en hauteur à l’image des béliers et des agneaux dans leurs jeux, et que la terre s’élance de la terre et se maintienne elle-même en équilibre dans le vide? N’est-ce pas comme une terre suspendue au-dessus de la terre, quand un homme est emmené au-dessus de l’homme, lui à qui la voix du Seigneur dit, par manière de reproche: «Terre tu es, et dans la terre tu iras.» Quelle que soit l’ampleur de son progrès grâce à la grandeur de sa vertu, même s’il s’élève jusque dans les hauteurs comme les collines, ou voire davantage 105comme les monts, il est de toute manière terre, et c’est à juste titre qu’on peut le dire terre, aussi longtemps qu’il demeure en des maisons de boue et qu’il n’a qu’un fondement de terre 106. De là vient que le Sage dit: «Pourquoi la terre et la cendre s’enorgueillissent-ils 107 ?» Si donc nous nous contentons 108 d’une simple explication, il suffit peut-être de dire que les monts et les collines qui exultent à la manière des béliers et des agneaux, c’est, dans les hommes les plus hautement saints, la nature humaine qui s’élève au-dessus de la nature humaine, et qui, à cause de la surabondante délectation et de l’extrême exultation, passe au-delà d’elle-même par aliénation de l’esprit humain. Ainsi donc, je crois, par un exemple alors évident, nous avons enseigné qu’il arrive parfois qu’à la suite d’une grande exultation se produise un outrepassement de l’esprit de l’homme. Mais si d’aventure quelqu’un ne se satisfaisait guère de ce que nous avons ajouté sur la ressemblance avec les brebis, et s’il exerçait sa curiosité sur chaque détail de notre exposé, qu’il se remémore les quatre-vingt-dix-neuf brebis que 109 le souverain pasteur a laissées dans les hauteurs, quand il est allé à la recherche de celle qui s’était perdue dans les terres 110. Qu’il songe donc, celui qui le peut, à l’énormité et à l’étrangeté du fait que des montagnes de notre terre bondissent dans les hauteurs, comme ces brebis, dans l’élan de leur joie, et que notre nature forme les gestes d’exultation comme des danses de joie, à la ressemblance des anges 111. Or, si par les béliers nous comprenons les ordres supérieurs des anges, par les agneaux en revanche chacun des ordres inférieurs, nous n’en reconnaissons pas moins que ces béliers, c’est-à-dire en fait les ordres supérieurs des anges, avec les admirables farandoles de leur allégresse et leurs extases contemplatives, vont au-dessus d’eux-mêmes: lorsqu’ils demeurent en suspens dans les parties les plus hautes d’euxmêmes, ils ne voient plus rien d’autre au-dessus d’eux-mêmes que la substance créatrice de toutes choses, ni ne trouvent rien d’autre en quoi ils puissent contempler et admirer sa puissance ou sa sagesse qu’en elle-

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DE CONTEMPLATIONE, V, XV

suis superioribus suspendunt,|nil aliud quam creatricem omnium substantiam supra seipsos aspiciunt, nec in quo eius potentiam uel sapientiam quam in seipso contemplari uel mirari ualeant, inueniunt. Sed minores illi angelorum ordines qui in agnis designari uidentur, cum supra semetipsos feruntur, illos utique spiritus quos sibi mira dignitatis prerogatiua preeminere conspiciunt, quoddam quasi adhuc speculum in hac sua subleuatione inueniunt, in quo summam maiestatem mirabilem cernere, et adhuc quasi per speculum uidere preualeant. Si igitur per montes uiri contemplatiui, per colles speculatiui recte intelliguntur, uide quam recte montes ad similitudinem arietum, et colles ad similitudinem agnorum exultare dicantur. Quamuis enim contemplatio et speculatio per inuicem poni|soleant, et in hoc ipso sepe scripture sententie proprietatem obnubilent, et inuoluant, aptius tamen et expressius speculationem dicimus quando per speculum cernimus, contemplationem uero quando ueritatem sine aliquo inuolucro, umbrarumque uelamine in sui puritate uidemus. Colles itaque ad agnorum similitudinem exultant, quando inmensa illa intime sollempnitatis tripudia eos eo usque supra semetipsos leuant, ut celestium secretorum arcana saltem per speculum et in enigmate uidere ualeant. Montes uero quasi ad instar arietum exultant, quando maiores in iocunditatis sue excessibus, in pura et simplici ueritate uident quod minores, uti iam dictum est, uix per speculum et in|enigmate uidere ualent.

PL 187A M 88va 100

V 69va PL 187B

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M 88vb PL 187C

CAPUT XV QUOD QUILIBET MENTIS EXCESSUS HUMANE INDUSTRIE VEL MERITI MODUM EXCEDIT

Nemo autem tantam cordis exultationem uel subleuationem de suis uiribus presumat uel suis meritis ascribat. Constat hoc sane non meriti humani, sed muneris esse diuini.

103 per – uidere] cf. I Cor. 13, 12 104-105 montes – intelliguntur] loc. par.: Adnot. in ps. 113 (337B-D); Super exiit edict. (Châtillon-Tulloch, p. 76) 99 designari] designati p

117 uti] ut p

5

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même 112. Mais pour les autres ordres inférieurs des anges, qui semblent désignés par les agneaux, quand ils sont transportés au-dessus d’euxmêmes, ils découvrent ces esprits qu’ils voient l’emporter sur eux par le privilège admirable de leur dignité: c’est comme si, dans leur élévation, ils trouvaient encore un miroir dans lequel ils ont la possibilité d’apercevoir l’admirable majesté suprême et de la voir encore comme par un reflet 113. Si donc ce qu’on comprend correctement par les monts, ce sont les contemplatifs, et par les collines, les spéculatifs 114, vois comme on a raison de dire des monts qu’ils bondissent à la manière des béliers, et des collines, à la manière des agneaux. En effet, bien que «contemplation» et «spéculation» soient habituellement pris l’un pour l’autre et que, en cela même, les paroles de l’Écriture souvent occultent leurs caractéristiques et les effacent, cependant, de manière plus juste et plus précise, nous parlons de spéculation quand nous voyons en un miroir, et de contemplation quand nous voyons la vérité dans sa pureté, sans quelque enveloppement ni quelque voile d’ombres 115. Les collines donc bondissent 116 comme les agneaux, quand les bonds démesurés de leur fête intérieure les soulèvent jusqu’au-dessus d’eux-mêmes, de sorte qu’ils peuvent voir les arcanes des secrets célestes au moins «en un miroir et en énigme». Tandis que les monts bondissent à la manière des béliers, quand les esprits qui sont plus élevés 117, dans les transports de leur allégresse, voient dans la pure et simple vérité, ce que les moins élevés, comme on vient de le dire, peuvent à peine voir en un miroir et par énigmes.

CHAPITRE 15 TOUTE EXTASE EXCÈDE LA MESURE DE L’INDUSTRIE OU DU MÉRITE DE L’HOMME Que personne n’attende de ses propres forces une si grande exultation du cœur et une telle élévation, et ne les attribue à ses propres mérites. Il est absolument certain que cela n’est pas l’effet du mérite humain, mais d’une largesse divine. C’est pourquoi aussi une âme, quelle qu’elle soit, décrite comme s’élevant du désert, est représentée appuyée sur son bien-aimé. Qu’est-ce donc pour elle de prendre appui sur son bien-aimé sinon de progresser par la vertu de ce bien-aimé, et non grâce à ses propres forces? Qu’est-ce

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DE CONTEMPLATIONE, V, XV

Unde et illa quecumque est anima que de deserto ascendisse describitur, dilecto suo innixa perhibetur. Quid est ei dilecto suo inniti, nisi uirtute illius, et non propriis uiribus promoueri? Quid, inquam, est illi dilecto suo incumbere, quam de propria uirtute pro hac parte nichil omnino presumere? Quantum mihi uidetur, nichil de propria industria, nichil de propria prudentia|recte presumitur, presertim in eo loco ubi de deserto ascenditur, sed nec in deserto quidem, quando per desertum itur. Scit hoc sane ipse dilectus huius, et iccirco deducit eam in nube diei, et tota nocte in illuminatione ignis. Quo enim modo sustineret pondus diei et estus, nisi in umbra illius quem diligit anima sua? Vel quis ei locus tutus a timore nocturno, presertim in loco horroris et uaste solitudinis, nisi ipse emittat lucem suam et ueritatem suam? Denique non haberet quomodo estus concupiscentie temperaret sibi, nisi uirtus altissimi obumbraret illi. Nichilominus deesset, unde ignorantie sue tenebras illuminaret, nisi in lumine illius uideret lumen. Unde est quod illi dicit: «Quoniam tu illuminas lucernam meam Domine, Deus meus, illumina |tenebras meas.» Accipit itaque dilecta ex munere dilecti sui et beneficio sponsi sui duo remedia contra duo principalia mala, refrigerii nubem contra concupiscentiam carnis, et reuelationis lucem contra ignorantiam mentis. Quam sepe homo uiam ueritatis agnoscit, nec tamen carpit, utpote a concupiscentia sua abstractus et illectus. Et hic quidem interim diem cogitationis habet, sed refrigerantis gratie nubem non habet. Et quam multi sepe zelum quidem habent, qui tamen secundum scientiam non habent. Et hii forte nullos interim concupiscentie estus sentiunt, sed quasi sub noctis refrigerio quiescendo respirant. Et uidentur quidem qui eiusmodi sunt noctem habere, sed ignem illuminantis gratie non habere. Bonum est ergo sperare in Domino, et|non presumere de seipso.

V, XV, 7-8 que – innixa] cf. Cant. 8, 5 15-16 deducit – ignis] cf. Ex. 13, 21 17-18 tutus – nocturno] cf. Ps. 90, 5 18 in– solitudinis] Deut. 32, 10 19 emittat – suam] cf. Ps. 42, 3 20-21 nisi – illi] cf. Luc. 1, 35 22-24 quoniam – meas] Ps. 17, 29 31-32 zelum – scientiam] cf. Rom. 10, 2 35 bonum – Domino] Ps. 117, 9 V, XV, 7 anima] animi p 21 nichilominus] illi add. Aris onis Arisp 35 est ergo] ergo est Aris

30 cogitationis] cogniti-

V 69vb

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donc, dis-je, de se reposer sur son bien-aimé sinon, en ce qui la concerne, de ne présumer en aucune façon de ses propres forces? Autant qu’il me semble, l’âme a raison de ne présumer en rien de sa propre industrie ni de sa propre sagesse, surtout en s’élevant du désert, et non seulement quand elle s’en élève, mais aussi quand elle le traverse 118. Son bien-aimé le sait sûrement, et c’est pourquoi pendant le jour il conduit l’âme dans un nuage, et durant toute la nuit dans le flamboiement d’une illumination. Comment en effet l’âme pourrait-elle soutenir le poids du jour et sa chaleur, si ce n’était dans l’ombre de celui qu’elle aime? Ou bien en quel lieu sûr serait-elle à l’abri de la terreur nocturne, surtout dans la région de l’horreur et de l’immense solitude 119, si lui-même n’envoyait sa lumière et sa vérité 120 ? Enfin, elle n’aurait aucun moyen d’apaiser en elle l’ardeur de la concupiscence, si la vertu du TrèsHaut ne la couvrait de son ombre. Et il lui manquerait tout autant le moyen d’éclairer les ténèbres de son ignorance, si elle ne voyait la lumière dans la lumière de celui-ci. C’est pourquoi elle lui dit: «Parce que c’est toi qui allumes ma lampe, Seigneur mon Dieu, illumine mes ténèbres!» La bien-aimée reçoit ainsi en don de son bien-aimé et en bienfait de son époux deux remèdes contre les deux maux principaux: une nuée rafraîchissante contre la concupiscence de la chair et la lumière de la révélation contre l’ignorance de l’esprit. Que de fois l’homme reconnaît la voie de la vérité, et cependant ne s’en saisit pas, entraîné et séduit par sa concupiscence. Et cet homme a certes pour un temps le jour de la cogitation 121, mais il n’a pas la nuée de la grâce rafraîchissante. Et que d’hommes souvent ont certes du zèle, qui ne l’ont pas cependant selon la science 122. Ceux-ci peut-être ne sentent pas pendant un temps les ardeurs de la concupiscence, mais respirent paisiblement, comme sous la fraîcheur de la nuit. Et de tels hommes semblent vraiment avoir la nuit, mais ne pas avoir le feu de la grâce illuminatrice 123. Donc il est bon d’espérer dans le Seigneur et de ne pas présumer de soi-même 124. Qu’ils sont heureux ceux pour qui le Seigneur fut dans le voile du jour et dans la lumière des étoiles pendant la nuit 125, déployant une nuée pour les protéger et un feu pour les éclairer dans la nuit. Cela ne dépend en effet ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Elle sait cela la bien-aimée, et c’est pourquoi elle s’appuie sur son bien-aimé, elle dont il est écrit avec raison: «Qui est celle-ci qui s’élève du désert, comblée de délices, et appuyée sur son bien-aimé?»

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DE CONTEMPLATIONE, V, XVI

Quam beati illi quibus fuit in uelamento diei et in lucem stellarum in nocte, expandens nubem in protectionem eorum et ignem ut luceret eis per noctem. Non est enim uolentis neque currentis, sed miserentis Dei. Scit hec dilecta, et iccirco dilecto suo innititur, unde et recte de ea scribitur: «Que est ista que ascendit de deserto deliciis affluens, et innixa super dilectum suum?»

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CAPUT XVI QUOD IN TERTIO MAXIME EXCEDENDI MODO TOTUM EX DIVINO PENDET BENEFICIO

Sane cum hec sponsi sui dilecta semper et ubique dilecti sui adiutorio egeat, ita ut sine ipso nichil|facere ualeat, nusquam tamen cooperatrici gratie uehementius incumbit, uel incumbere oportet, quam eo locorum ubi de deserto ascendit, tunc temporis maxime, cum deliciis affluit. Si enim per desertum recte intelligitur cor humanum, quid erit de deserto ascendere, nisi supra semetipsum ire? Quid igitur homo ibi possit, ubi homo supra hominem ascendit, ubi humana natura humane possibilitatis metas transcendit? Nullo tamen tempore dilecto suo uehementius innititur, quam cum spiritalibus deliciis anima sancta affluere uidetur. Cogitemus modo puellam quamdam teneram et delicatam, utpote in multa deliciarum affluentia educatam, sed et multo uino iam madidam, utpote in cellam uinariam introductam, et torrente uoluptatis potatam, et quasi pre nimia teneritudine|uix posse incedere, et pre nimia ebrietate uiam quam tenere debeat nullo modo posse discernere. Nonne sub tali tibi scemate consideranda proponitur hec que deliciis affluere et dilecto suo innixa describitur? Quid uero mirum si deliciarum affluentia delicatam reddit? Vultis autem audire quam delicatam 36-37 in – nocte] cf. Sap. 10, 17 37-38 nubem – noctem] Ps. 104, 39 38 non – Dei] Rom. 9, 16 40-41 quae – suum] Cant. 8, 5 V, XVI, 16 deliciarum affluentia] cf. Cant. 8, 5 36 fuit in marg. M 38 hec] hoc p

39 unde et recte de ea] unde de ea et recte Aris

V, XVI, 3 ex diuino pendet] pendet ex diuino p p 15 modo] ergo Aris

6 gratie] anime p 7 tunc] nunc

PL 188C

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M 89va V 70rb

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LA CONTEMPLATION, V, 16

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CHAPITRE 16 C’EST SURTOUT LE TROISIÈME MODE D’EXTASE QUI DÉPEND ENTIÈREMENT DE LA FAVEUR DIVINE

Quoique la bien-aimée de l’Époux ait à vrai dire toujours et partout besoin de l’aide de son bien-aimé, de sorte que sans lui elle ne peut rien faire, nulle part cependant elle ne s’appuie ou ne doit s’appuyer plus fortement sur la grâce coopérante, qu’en cet endroit où elle s’élève du désert, et au moment surtout où elle est toute comblée de délices. Si en effet on entend par «désert» justement le cœur de l’homme, s’élever au-dessus du désert, que sera-ce sinon aller au-dessus de soimême? Que pourrait donc l’homme, là où l’être humain s’élève au-dessus de l’humain, là où la nature humaine transcende les limites des possibilités de l’homme? Cependant à aucun moment l’âme sainte ne s’appuie avec plus d’ardeur sur son bien-aimé que lorsqu’elle abonde, semble-t-il, en délices spirituelles. Pensons seulement à une jeune fille tendre et délicate 126, qui fut élevée dans une grande abondance de délices: mais elle est déjà gorgée de beaucoup de vin, puisqu’elle a été introduite dans le cellier à vin et abreuvée d’un torrent de plaisir, et, à cause de son extrême fragilité, elle peut pour ainsi dire à peine avancer, et à cause de son ivresse extrême elle ne peut en aucune manière discerner la voie qu’elle doit suivre 127. N’est-ce pas sous une telle image que t’est donnée à voir celle qui est décrite comme comblée de délices et appuyée sur son bien-aimé? Qu’y a-t-il d’étonnant si l’abondance des délices la rend délicate? Mais voulez-vous entendre à quel point cette abondance de délices la rend délicate? C’est presque incroyable. C’en est au point, en fin de compte, que nul plaisir extérieur ne peut avoir un goût quelconque pour elle, ni aucune gloire de ce monde lui apporter quelque consolation, en sorte qu’elle ose en vérité le reconnaître et dire: «Mon âme a refusé toute consolation», du fait qu’elle sent vraiment et affirme de manière assurée que toute chair est comme de l’herbe, et toute sa gloire est comme fleur des champs 128. Pour finir, son âme est lasse de vivre, chaque fois qu’il ne lui est pas donné de posséder selon son désir les délices auxquelles elle a pris goût. Car la vie même lui est à charge, bien plus elle lui devient odieuse, chaque fois que lui sont enlevées pendant quelque temps les joies de sa fête intérieure. Imagine donc ce qu’est pour une âme accoutumée à de telles délices le fait de ne rien avoir en propre de ces biens qui la délectent, sans lesquels elle ne pourrait recevoir vraiment aucune consolation, et que nulle industrie et nulle sagesse personnelles ne pourraient lui procurer 129.

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DE CONTEMPLATIONE, V, XVII

efficere consueuit? Pene supra id quod credi possit. In tantum denique ut nulla exterior delectatio possit ei aliquatenus sapere, nec aliqua huius mundi gloria aliquid consolationis afferre, ita ut ueraciter audeat profiteri et dicere: «Renuit consolari anima mea» eo quod ueraciter sentiat et pro certo diffiniat, quia omnis caro fenum, et omnis gloria eius quasi flos feni. Denique tedet animam suam uite sue, quotiens non datur consuetas delicias|pro uoto habere. Vita itaque ipsa ei in tedium, immo in odium uertitur, quotiens ei illa sua interne sollempnitatis gaudia aliquamdiu subtrahuntur. Cogita ergo quale sit eiusmodi deliciis assuetam eorum que delectant nichil in propria potestate habere, et sine quibus nullam possit omnino consolationem recipere, et que nulla sua industria, nulla sua prudentia possit adquirere. Quicquid ad eius consolationem, quicquid ad eius iocunditatem ualet, ex alieno arbitrio, ex alieno beneficio pendet. Recte ergo illius uiribus innititur, de cuius munificentia totum recte presumitur quod speratur, desideratur, amatur. O quotiens sub hoc statu dicitur illi, et iuxta prophete cominationem uertitur ei in uerbum Domini: «Manda, remanda, manda, remanda, expecta, respecta,|expecta, respecta, modicum ibi, modicum ibi.» Expectare itaque et reexpectare cogitur, dum eius desiderium sepe diu multumque differtur, dum delicias suas nec pro uoto habere, nec ab eiusmodi concupiscentiis animum suum possit temperare. Ex his, ut arbitror, apparet quam longe supra hominem sit modumque humanum excedit, quicquid in hoc mentis excessu agitur, uel sentitur.

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M 89vb PL 189A V 70va

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PL 189B

M 90ra 45

CAPUT XVII QUI AD HUNC TERTIUM EIUSMODI GRATIE GRADUM PROFECERIT, UNDE IN IDIPSUM ADIUVARI POSSIT

Verumtamen qui ad hanc gratiam profecit, cum eam sibi ultra solitum subtrahi iam sentit, est quod facere debeat unde ad eam reparan- 5 dam multum per|omnem modum adiuuari ualeat, et unde animum V 70vb PL 189C suum in id negotii quantum in se est idoneum efficiat. 26 renuit – mea] Ps. 76, 3 13

27 omnis – flos] Is. 40, 6

37 munificentia] magnificentia Aris

40-41 manda – ibi] Is. 28, 10-

LA CONTEMPLATION, V, 17

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Tout ce qui lui vaut de la consolation, tout ce qui lui vaut de la joie, dépend de la décision d’un autre, de la faveur d’un autre. C’est donc avec raison qu’elle s’appuie sur les forces de celui-ci, dont elle peut s’attendre à recevoir en don ce qu’elle espère, désire et aime. Oh! que de fois, dans cette situation, il lui est dit et, selon l’admonition du prophète, cela lui est traduit en la parole du Seigneur: «Demande, demande encore, demande, demande encore ; attends, attends encore, attends, attends encore, un peu là, un peu là 130.» Elle est donc forcée d’attendre et d’attendre encore, tandis que la satisfaction de son désir étant souvent et longtemps retardée, et qu’elle ne peut ni posséder ce qui fait ses délices selon son désir, ni écarter son âme de tels désirs. Il se dégage de cela, je pense, combien tout ce qui se passe et s’éprouve dans cette extase de l’esprit est bien au-dessus de l’homme et excède la mesure humaine.

CHAPITRE 17 COMMENT CELUI QUI AURA PROGRESSÉ JUSQU’AU TROISIÈME DEGRÉ D’UNE TELLE GRÂCE PEUT RECEVOIR DE L’AIDE POUR SE MAINTENIR DANS CET ÉTAT

Pourtant, quand celui qui a progressé jusqu’à cette grâce sent qu’elle lui est déjà retirée plus que d’ordinaire 131, c’est qu’il doit s’employer à trouver le moyen d’être aidé d’une manière ou d’une autre à la rétablir et à rendre son âme, autant qu’il est en son pouvoir, apte à cette entreprise. L’esprit qui se trouve dans cette situation doit en effet rétablir l’exultation du cœur en lui-même par ses propres méditations, rappeler devant les yeux de son souvenir les dons des bienfaits divins qui lui ont été dispensés et, par ce rappel, susciter en lui une profonde et dévote action

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DE CONTEMPLATIONE, V, XVII

Debet itaque animus qui eiusmodi est, propriis meditationibus cordis in se exultationem reparare, et inpensa sibi diuinorum beneficiorum munera ante recordationis sue oculos reuocare, et ex eiusmodi recordatione seipsum ad profundam et deuotam gratiarum actionem instigare, et tandem aliquando internum illud spiritalis armonie organum ex intimo affectu in diuinas laudes laxare. Dum itaque huiusmodi studiis intima cordis affectio in diuine confessionis magnificentiam plena deuotione resoluitur, quid aliud quam quoddam, ut ita dicam, spiraculum aperitur, per quod in illud cordis nostri uasculum celestis dulcedinis emanatio, diuineque suauitatis|abundantia infundatur? Hinc est quod Heliseus propheta, uerbum Domini requisitus, cum se presensisset spiritum prophetie tunc temporis non habere, fecit sibi psaltem adducere, quo presente atque psallente statim spiritum propheticum hausit osque suum e uicino in uerba prophetie relaxauit. Forte aliquis iuxta historiam querat, quid sibi uelit quod propheta Domini psaltem quesiuit, uel quod ipso psallente spiritum prophetie recepit. Illud autem in commune nouimus quod dulcis armonia soleat cor exhilarare, et ei gaudia sua ad memoriam reuocare, et absque dubio quo uniuscuiusque animum suus amor uehementius afficit, eo profundius audita armonia affectum tangit, et quo profundius per affectum tangitur, tanto efficacius ad|sua desideria renouatur. Quid igitur aliud de prophetico uiro sentiri oportet, nisi quod exterior armonia interiorem illam et spiritalem armoniam ei ad memoriam reduxit, et audita melodia audientis animum ad assueta gaudia reuocauit, atque leuauit? Cur autem de spiritali et uera delectatione non sentiamus quod de corporali et uana delectatione cotidiano experimento probamus? Quis enim nesciat quomodo sola carnalis delectationis memoria carnalem mentem in delectationem rapiat? Cur non eamdem quin potius maiorem efficaciam in summis uiris spiritalis delectatio habeat? Audita itaque melodia prophete sancto quid aliud quam quedam scala fuit, que eum ad assueta gaudia leuauit, et que carnalibus causa ruine esse solet, huic occasio|ascensionis existit? Cogitet qui potest quam profunde, quam intime eum sepius ex parte illius supercelestis dulcedinis memoria ad uocem psallentis tetigit,

V, XVII, 19-20 fecit – adducere] cf. IV Reg. 3, 15 V, XVII, 9 reparare] reparere M

38 solet] soleat Aris

10

M 90rb 15

PL 189D

20

V 71ra

PL 190A M 90va 30

35

PL 190B 40

LA CONTEMPLATION, V, 17

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de grâce et, du plus profond de ses sentiments, laisser enfin s’épancher en de divines louanges cet instrument intérieur de l’harmonie spirituelle. Quand donc par un tel effort le sentiment le plus intime du cœur se trouve libéré pour dire la grandeur de sa foi en Dieu en un acte de pleine dévotion 132, qu’est-ce d’autre sinon qu’un soupirail, si j’ose dire 133, est ouvert, par lequel la douceur émanant du ciel et la suavité déversée par Dieu sont infusées dans le calice de notre cœur? C’est pourquoi Élisée, requis de dire la parole du Seigneur 134, comme il pressentait qu’il n’avait pas l’esprit prophétique à ce momentlà, se fit amener un joueur de psaltérion, et de la présence de ce joueur et de son chant il tira l’esprit prophétique; et il ouvrit incontinent sa bouche pour répandre les paroles prophétiques 135. Il se pourrait que quelqu’un demande ce que veut dire, selon ce récit, le fait que le prophète du Seigneur réclama un joueur de psaltérion et qu’il reçut l’esprit prophétique quand celui-ci joua. Or tout le monde sait bien qu’une douce harmonie réjouit généralement le cœur et lui rappelle les souvenirs de moments de joie, et certainement plus un amour affecte fortement l’âme de quelqu’un, plus l’harmonie qu’il entend touche profondément ce sentiment, et plus il est touché profondément par ce sentiment, plus ses désirs trouvent une efficacité nouvelle. Que faut-il penser d’autre au sujet de ce prophète, sinon que l’harmonie extérieure lui remit en mémoire cette harmonie intérieure et spirituelle, et que l’audition de la mélodie ramena son esprit aux joies habituelles et l’éleva? Or, pourquoi n’éprouverions-nous pas, quand il s’agit de délectation spirituelle authentique, ce que nous éprouvons par expérience quotidienne dans un vain plaisir physique? Qui en effet peut ignorer comment le seul souvenir d’un plaisir physique peut entraîner l’esprit charnel dans la délectation? Pourquoi la délectation spirituelle ne pourrait-elle avoir la même efficacité, voire une efficacité plus grande chez les hommes supérieurs? Pour le saint prophète, en effet, que fut la mélodie qu’il entendit sinon une échelle qui l’éleva jusqu’aux joies habituelles, et elle s’avéra pour lui une occasion d’élévation, alors qu’elle est généralement une cause de chute pour les hommes charnels. Qu’il imagine, celui qui le peut, combien profondément et intimement, au son du chant, le souvenir de cette douceur céleste l’a souvent touché pour une part 136, souvenir qui l’emporta lui-même au-dessus de lui-même et qui renouvela dans l’âme du prophète l’esprit et le sens prophétiques.

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DE CONTEMPLATIONE, V, XVIII

que ipsum supra semetipsum rapuit et propheticum spiritum uel sensum in prophete animo reparauit.

CAPUT XVIII QUID MAXIME SOLEAT VALERE AD INNOVATIONEM EIUSMODI GRATIE

Sed et tu quecumque es anima, que soles huiusmodi spiritalibus deliciis affluere, et dilecto tuo innixa sepe de deserto ascendere, et ad theoricos quosdam excessus subitaneo quodam et inopinato, immo inopinabili, gaudiorum tripudio subleuari, et quasi quibusdam propheticis intellectibus uel reuelationibus|diuinitus sublimari, prophetico disce exemplo quid tu facere debeas, ut sub necessitatis articulo quasi ad manum habeas quomodo animum tuum ad assuetas delicias reparare ualeas. Forte non erit inutile et te sub simili necessitate psaltem adducere, et psallentem audire. Sed ut de hac re quod sentimus breuiter absoluamus, quid aliud dicimus psaltem istum quam exultationem cordis in Deum? Eiusmodi psaltem presentem habere nos uoluit, qui dixit: «Letamini in domino et exultate iusti et gloriamini omnes recti corde.» Quid est autem eiusmodi psaltem adducere, nisi prouida meditatione cordis exultationem reparare, et ex diuinorum beneficiorum uel promissionum recordatione cordis deuotionem excitare? Hunc tunc procul dubio|psaltem psallere facimus, quando ex magno cordis tripudio in diuina preconia iubilamus, et in gratiarum actionem assurgentes ex intimis visceribus in diuinas laudes cum magno cordis clamore reboamus. Hec itaque agentes, quid aliud quam uiam sternimus per quam uenientem uisitantemque nos Dominum excipiamus? «Sacrificium, inquit, laudis honorificabit me, et illic iter quo ostendam illi salutare Dei.» Psallendo itaque atque laudando, iter Domino paratur per quod ad nos uenire, et miris quibusdam misteriorum suorum reuelationibus reuelare dignetur.

V, XVIII, 15-16 letamini – corde] Ps. 31, 11

24-25 sacrificium – Dei] Ps. 49, 23

V, XVIII, 18 promissionum] promissorum Aris, a. c. V 27 reuelare] releuare V, reuelari Aris

V 71rb M 90vb

PL 190C 10

15

PL 190D M 91ra V 71va

25

LA CONTEMPLATION, V, 18

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CHAPITRE 18 CE QUI PEUT CONTRIBUER LE PLUS EFFICACEMENT POUR LE RENOUVELLEMENT DE CETTE GRÂCE

Mais toi aussi, qui que tu sois, ô âme, toi qui abondes habituellement en de telles délices spirituelles et qui montes souvent du désert, appuyée sur ton bien-aimé, et qui es soulevée vers de divines extases par un élan d’allégresse subit et inattendu, voire tout à fait imprévisible, toi qui es transportée dans les hauteurs sublimes où te sont données par grâce divine des sortes de perceptions prophétiques et des révélations, apprends, par l’exemple du prophète, ce que tu dois faire, afin d’avoir en quelque sorte à disposition, quand s’en présente la nécessité, les moyens de pouvoir rétablir ton âme dans les délices accoutumées. Peut-être ne sera-t-il pas inutile pour toi, et dans une semblable nécessité, de faire venir un joueur de psaltérion et d’écouter son chant. Mais pour finir brièvement de dire notre pensée sur ce sujet, que désignons-nous par ce joueur de psaltérion sinon l’exultation du cœur envers Dieu? Il a voulu que nous ayons la présence d’un tel joueur de psaltérion, celui qui a dit: «Réjouissez-vous dans le Seigneur, et soyez transportés de joie, vous les justes, et publiez sa gloire, vous tous qui avez le cœur droit.» Faire venir un tel joueur de psaltérion, qu’est-ce sinon rétablir l’exultation du cœur par une méditation appropriée, et en raviver la dévotion par le rappel des promesses et des bienfaits divins? Sans aucun doute nous faisons alors chanter ce joueur de psaltérion lorsque, emportés par un grand élan du cœur, nous proclamons avec joie la gloire divine et que, nous élevant en actions de grâce, nous faisons retentir de divines louanges par un grand cri du cœur venant du fond de nos entrailles. En accomplissant cela, en effet, que faisons-nous d’autre sinon paver la voie par où nous recevrons le Seigneur qui viendra nous visiter? «Le sacrifice de louange, dit-il, m’honorera, et là est la voie par laquelle je lui montrerai le salut de Dieu.» C’est donc par le chant et la louange qu’on prépare pour le Seigneur la voie par laquelle il voudra bien venir jusqu’à nous et nous faire les merveilleuses révélations de quelques-uns de ses mystères 137. C’est pourquoi il est dit aussi en un autre endroit: «Chantez à Dieu, faites retentir des cantiques pour son nom, frayez le chemin pour celui qui monte au-dessus du couchant.» Cherches-tu peut-être à savoir ce que signifie monter au-dessus du couchant? Il est vrai que c’est l’usage d’appeler couchant cette région du monde où le soleil se couche et où la lumière du jour fait défection 138. Quel meilleur sens donner à «cou-

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Hinc item alio loco dicitur: «Cantate Deo, psalmum dicite nomini eius, iter facite ei qui ascendit super occasum.» Queris forsitan scire quid sit super occasum ascendere.|Eam sane mundi regionem qua sol occidit luxque diurna deficit, usus occasum dicere consueuit. Quid ergo rectius intelligimus per occasum quam humane intelligentie defectum? Ibi enim intelligentie sol quasi occasum incurrit, et cognitionis sue radios abscondit, et diei lumen quodam modo in terre noctis caliginem uertit, et humanis aspectibus omnia subducit quando spiritus humanus in mentis alienationem cadit, et a communi sensu deficiens, et extra semetipsum raptus, quid in se uel circa se agatur penitus nescit. Quid est autem Dominum in considerationis nostre oculis ascendere, nisi magnitudinis sue reuelatione cognitionis nostre augmenta multiplicare? Quanto enim sublimiora nobis de magnitudinis sue altitudine|reuelat, tanto ad celsiora in intelligentie nostre obtutu se leuat. Supra occasum uero tunc ueraciter ascendit quando hominem supra semetipsum rapit, quando ei eorum omnium que iuxta communem sensum nouit, memoriam subducit, et ei hoc de maiestatis sue celsitudine per mentis excessum ostendit, que iuxta communem huius uite statum, et humane capacitatis modum nullo unquam modo comprehendere possit. Studeamus ergo cum magna mentis alacritate in Domino gaudere, satagamus coram ipso cum intima deuotione psallere, ut sit quibus dignetur super occasum ascendere. Hec agentes qualem oportet psaltem adducimus, et qualiter expedit psallentem audimus. Ad eiusmodi uocem spiritalis animus medullitus|tangitur, et inruente in eo spiritu spiritualiter afficitur et dum ad diuinam inspirationem intellectualis sensus aperitur, prophetalis quodammodo in eo gratia reparatur. Ad eiusmodi itaque psalmodiam, spiritalemque armoniam, anima contemplatiua|spiritalibus theoriis assueta incipit tripudiare, et pre gaudii nimietate suo quodam modo gestire et spiritales quosdam et sui generis saltus dare, et se a terra terrenisque omnibus suspendere, et ad celestium contemplationem tota mentis alienatione transire. Hoc igitur est, ut diximus, quod ad mentis innouationem ualet. Hoc est quod ad amisse gratie reparationem maxime ualere solet.

28-29 cantate – occasum] Ps. 67, 5 28 item] idem p 31 occasum dicere consueuit] dicere consueuit occasum Aris terre] terram Aris 50 Hec] hec V, Hoc p 57 et] ad add. p

34

PL 191A

M 91rb 35

40

PL 191B V 71vb

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M 91va 50

PL 191C

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PL 192A

60

V 72ra

LA CONTEMPLATION, V, 18

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chant» sinon celui de «défection de l’intelligence humaine»? Là, en effet, le soleil de l’intelligence arrive comme à son couchant, il cache les rayons de sa connaissance 139, transforme la lumière du jour d’une certaine manière en l’obscurité de la nuit terrestre 140 et dérobe tout aux regards humains: c’est quand la faculté spirituelle 141 de l’homme tombe dans l’aliénation de l’esprit et, se détachant des sens ordinaires 142, et ravie hors d’elle-même, ne sait plus du tout ce qui se passe en elle ou autour d’elle. Et que le Seigneur monte sous les regards de notre considération, qu’est-ce à dire sinon que par la révélation de sa grandeur il accroît et multiplie nos connaissances? Car, plus sublimes sont les réalités qu’il nous révèle sur la hauteur qu’atteint sa grandeur, plus il s’élève dans le regard de notre intelligence 143. Il monte alors vraiment au-dessus du couchant, quand il ravit l’homme au-dessus de lui-même, quand il lui ôte le souvenir de tout ce qu’il connaît selon les sens ordinaires, et lui montre par une extase de l’esprit ce qu’il en est de la hauteur de sa majesté, toutes choses que l’homme selon l’état commun de cette vie et selon la mesure des capacités humaines ne peut jamais en aucune façon comprendre. Appliquons-nous donc avec beaucoup d’allégresse d’esprit à nous réjouir dans le Seigneur, efforçons-nous de chanter devant lui avec une intime dévotion, pour qu’il advienne que par ces actions il daigne monter au-dessus du couchant 144. En faisant cela 145, nous introduisons le joueur de psaltérion qu’il faut, et nous l’entendons chanter comme il est expédient 146. À la voix d’un tel chanteur 147 notre âme spirituelle 148 est touchée en profondeur et est affectée spirituellement par l’esprit qui pénètre en elle et, quand le sens intellectif s’ouvre à l’inspiration divine 149, d’une certaine manière la grâce prophétique est rétablie en elle. C’est pourquoi, à l’audition d’un tel chant et de cette harmonie spirituelle, l’âme contemplative 150, qui s’est accoutumée aux visions spirituelles, commence à bondir d’allégresse et, à cause de l’excès de joie, à s’agiter d’une manière qui lui est propre, et à exécuter des bonds spirituels appropriés, et à se tenir suspendue au-dessus de la terre et de toutes les réalités terrestres, et à passer à la contemplation des choses célestes par une totale aliénation de l’esprit. C’est cela donc, comme nous l’avons dit, qui peut accomplir le renouvellement de l’esprit. C’est généralement ce qui peut le plus contribuer au rétablissement de la grâce perdue.

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DE CONTEMPLATIONE, V, XIX

CAPUT XIX QUIBUS GRADIBUS EXCRESCAT HUMANE MENTIS EXCESSUS

Dictum est quibus de causis mentis alienatio accidere soleat, nunc 5 illud adiciendum uidetur quibus etiam gradibus ascendat. Ascendit autem aliquando supra sensum corporalem, aliquando etiam|supra imaginationem, aliquando uero supra rationem. Quis au- M 91vb tem illam que supra sensum corporeum, seu illam que supra imaginati- PL 192B onem est, negare audeat, cum illam etiam que supra rationem est apostolica illa auctoritas conuincat? «Scio, inquit, hominem siue in 10 corpore, siue extra corpus, nescio, Deus scit, raptum eiusmodi usque ad tertium celum.» Ecce quia humanam rationem mentis alienatione transierat, qui quid circa se plenius ageretur, penitus discernere nequibat. Sed hunc locum plenius explanandum melius est eruditioribus ingeniis relinquere, quam de tanta materia supra uires nostras temere 15 aliquid presumere. Melius in hoc nos illorum peritia instruit quos ad scientie huius plenitudinem non tam aliena doctrina quam propria|ex- PL 192C perientia prouexit. ⴱ Ad illam itaque materie nostre summam quam in primo libro succincta breuitate perstrinximus, ista in subsequenti opere largiori exe- 20 cutione adiecimus, ubi, ut superius premisimus, otiosi otiosis locuti M 92ra sumus.

V, XIX, 10-12 scio – celum] II Cor. 12, 2 V, XIX, 7 uero] etiam add. Aris

11 nescio om. p eiusmodi] huiusmodi Aris

LA CONTEMPLATION, V, 19

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CHAPITRE 19 LES ÉTAPES PAR LESQUELLES GRANDIT L’EXTASE DE L’ESPRIT HUMAIN On a dit quelles sont habituellement les causes de l’aliénation de l’esprit; il semble maintenant nécessaire d’ajouter par quels degrés se fait l’ascension. L’aliénation de l’esprit se fait parfois par ascension au-dessus des sens corporels, parfois aussi au-dessus de l’imagination, parfois encore au-dessus de la raison. Qui oserait contester qu’il y a l’ascension qui dépasse les sens corporels, ou celle qui dépasse l’imagination, puisque par l’autorité de l’Apôtre nous sommes persuadés qu’il y en a même une qui dépasse la raison, quand il dit: «Je connais un homme qui fut ravi de cette manière jusqu’au troisième ciel, si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait.» Voici que cet homme, par une aliénation de l’esprit, était allé au-delà de la raison humaine, de sorte qu’il ne pouvait aucunement discerner ce qui se passait autour de lui. Mais il vaut mieux laisser expliquer ce passage à des esprits plus savants plutôt que, sur une telle matière, présumer de nos forces avec témérité. Nous sommes mieux instruits sur cette matière par la compétence de ceux que l’expérience personnelle plutôt qu’un enseignement d’autrui a conduits à la plénitude de cette science. ⴱ Ainsi, à l’essentiel de notre sujet, que nous avons condensé brièvement dans le premier livre, nous avons ajouté ce qui a constitué un développement plus large dans la suite de l’ouvrage, où, comme nous l’avons annoncé plus haut, nous nous sommes adressés tout à loisir à des personnes qui avaient le loisir de nous écouter 151.

NOTES DE LA CINQUIÈME PARTIE (p. 501-573) 1. typus: cf. IV, 22, n. 233. 2. Béséléel: voir Ex. 31, puis 35, 30 ss, 36, 37, 38, 39; il est un exécutant qui travaille selon ce que lui décrit Moïse et avec l’aide sans doute de l’inspiration divine (Ex. 31, 3: «[le Seigneur dit] “et je l’ai rempli de l’esprit de Dieu”...». Le subjonctif latin (potuisset) exprime l’incertitude sur ce que Béséléel a bien pu voir de l’arche à travers la description de Moïse et d’une certaine manière avec l’appoint d’une inspiration divine; il ne l’a pas vue en réalité mais il s’en est forgé une image mentale. Ce chapitre a probablement inspiré l’auteur du Nuage d’inconnaissance (voir c. 73, tr. A. Guerne, p. 218-219). 3. idipsum: nous sous-entendons radium, mais nous pourrions aussi traduire par «ce but même», ou quelque équivalent. 4. Tout ce que nous faisons dépend de la grâce divine qui nous accorde de l’accomplir, y compris le mal que Dieu permet, notre existence elle-même étant dépendante de Dieu. Cf. Beni. min., LXXIII (52C; SC 419, p. 300): «L’esprit ne peut atteindre en effet à une telle grâce par sa propre action, c’est un don de Dieu, ce n’est pas le mérite de l’homme, mais incontestablement personne ne reçoit une telle grâce sans beaucoup d’application et sans la désirer ardemment.» 5. Nous traduisons en nous inspirant de la ponctuation de nos mss, qui sépare clairement donum de Dei et ne permet pas d’entendre «don de Dieu», mais suggère de faire dépendre Dei de cooperatione. D’autres traduisent: recevoir ce don de Dieu avec la collaboration de notre propre effort. 6. La loi prescrivait dans quelles conditions Aaron pouvait entrer dans le Saint des Saints. 7. Richard est un initiateur qui n’a pas l’expérience de ce genre de contemplation supérieure (cf. ci-après): c’est comme s’il avait fait lui aussi l’effort d’établir les plans et de construire lui-même une arche (dont le sens symbolique est, rappelons-le, de «construire l’état de contemplation»), à la manière d’un architecte. Il est comme Béséléel, travaillant sur les indications reçues pour construire l’arche. Paul Amargier, dans son livre Saint Bernard, Richard de Saint-Victor, Dante (p. 33), relevait déjà cet aspect. Il faut remarquer en outre que l’arche, allégorie de la contemplation, est identifiée au Saint des Saints, au lieu le plus intérieur du temple. Béséléel n’est pas entré (non intrasse) dans le lieu de l’arche, derrière le voile qui l’isole. 8. perspicere: à la fois voir à travers [le voile], et voir complètement [malgré le voile]. On aura noté dans l’emploi des pronoms personnels les variations que nous avons respectées dans notre traduction (cf. nos remarques sur le style, p. 53-55). 9. L’idée sans doute correspond à une image qu’on peut décrire ainsi: alors que Richard se tient en quelque sorte devant la tente, in propatulo, il décrit ce qui est au-delà du voile et à partir d’expériences connues par d’autres et avec leurs mots. 10. Noter le contraste entre excussus, qui sort de son sommeil comme sous le coup d’une secousse (comme le cavalier désarçonné, cf. Virgile, Aen. XI, 615), et excessus, qui sort en s’écartant de l’état où il était. 11. gradus: en fait, ce sont des modes (il y a élévation, dilatation ou aliénation); et ce sont des degrés dans l’échelle de la contemplation. Atteindre l’aliénation, c’est connaître une ex-

NOTES DE LA CINQUIÈME PARTIE

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périence supérieure à celle de l’élévation au-dessus de soi ou à celle de l’élargissement et de l’enrichissement de ses perceptions. 12. Dans Josué 3 et 4, l’arche est portée par les prêtres; elle manifeste la présence tutélaire de Dieu et guide le peuple d’Israël. Dans Exode 14 de même, la nuée avance devant le peuple et le guide. Chaque fois s’ouvrent les eaux; dans Josué, l’arche permet de traverser celles du Jourdain qui s’est interrompu de couler; dans l’Exode, la nuée sépare le camp des Égyptiens de celui des Hébreux, et ensuite s’ouvrent les eaux de la mer des Roseaux qui laissent le passage au peuple d’Israël. La conjonction de ces épisodes auxquels nous renvoie Richard suggère des significations connexes: la traversée du Jourdain signifie le baptême et, ici, la purification de l’âme libérée des entraves; elle suggère un passage du monde extérieur vers le monde intérieur (l’arche de la contemplation personnelle entraîne l’esprit vers l’intérieur de lui-même); la nuée, qui guide le peuple d’Israël en l’éclairant, signifie la grâce particulière qui éclaire l’esprit et le conduit, à travers l’oubli des réalités inférieures, vers la découverte des réalités suprêmes, la terre promise (la béatitude dans l’au-delà). 13. La leçon de nos manuscrits (accessit au lieu de ascendit) s’impose; elle reprend d’ailleurs en écho le verbe qui se lit dans le récit de la Transfiguration, Matth. 17, 7. Dans Luc. 9, 32, on a: «Ils étaient accablés de sommeil, mais s’étant réveillés, ils virent sa gloire.» Cf. dans II Petr. 1, 16: «Nous avons été “voyants” [spectateurs] de sa majesté (speculatores facti illius magnitudinis).» L’extase permet une vision de la gloire de Dieu. 14. exaltatio: l’exaltation (in altum ascendere), au sens premier et précis d’élévation, comme en V, 4 (173A-B). 15. Il faut comprendre ces deux phrases en parallèle avec l’expérience vécue par Abraham: il voit avec ses yeux corporels la terre promise et il comprend alors intérieurement l’importance de cette promesse, et ce qu’elle implique pour lui et son peuple. C’est ce qui se passait dans les troisième et quatrième genres: l’esprit voyait et comprenait la valeur des biens de ce monde et accédait à la connaissance des biens promis pour l’autre monde (cf. II, 19 [99D] et 26 [107B]). 16. En d’autres termes, l’âme reçoit une inspiration divine qui doit susciter le désir de voir les mystères. Elle est appelée à contempler, mais ce mouvement doit d’abord être un effort personnel, la grâce illuminative ne viendra qu’ensuite. Voir aussi en III, 24, la n. 191. 17. Si nous retenions memoriam, comme le propose le ms. de Troyes (cf. l’édition de M.-A. Aris), nous pourrions faire de ce terme le complément de caligare (in mente memoriam caligare). Mais la leçon de nos mss peut se lire en mettant en parallèle excedere et caligare (verbe intransitif: former un brouillard, un obscurcissement); mente [caligare] peut alors se comprendre comme un adverbe (mentalement) ou un ablatif de point de vue. C’est l’oubli de ce que possède la mémoire du monde extérieur (adiacentium) qui permet de faire place à la vision des choses divines. 18. qui: la leçon de nos mss correspond à l’emploi particulier de cette forme au sens de a quo. Mais on pourrait préférer lire quod. 19. Dans ce moment où tous les repères ordinaires ont disparu, ce que l’esprit voyait dans sa mémoire (la mémoire humaine) lui apparaît comme mensonge et illusion en regard de la Vérité qu’il voit alors avec une suprême évidence. 20. tribus gradibus: ici, nous choisissons de traduire par «étapes» (gradus signifie aussi le pas, le mouvement de la marche); mais ce sont bien sûr aussi des degrés, dont la succession marque un progrès, une avancée. 21. Nous comprenons en faisant de studio l’antécédent de quod. Le studium est cette recherche qui doit mener à la contemplation. Les traducteurs semblent hésiter et font parfois de studio un complément de manière de insistimus, dont quod représente le complément d’objet (avec l’antécédent id sous-entendu), et summa diligentia est alors un complément de manière de exsequimur, ce qui donne à peu près: «l’attention, c’est quand nous nous appli-

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quons avec zèle à ce que nous accomplissons avec le plus grand soin». Au demeurant, quelques lignes plus loin, pour le troisième degré, Richard qualifie l’intentio de diligens et studiosa. 22. Voir la note complémentaire 1 (dilatatio). 23. L’on voit des choses plus subtiles, parce que la capacité de vision est plus grande et peut donc saisir davantage de choses, y compris les plus fines, tout en allant aussi en outre plus en profondeur en chacune. 24. exercitii: la leçon exercii (exercium) semble cependant attestée en latin médiéval, mais avec le sens plutôt de charge, affaire (cf. BLAISE et DU CANGE). L’intentio, c’est la visée qui oriente (ordonne) l’exercice. 25. Nous interprétons la citation de Jérémie dans un sens qui s’accorde au contexte: pratique l’ascèse, impose-toi des efforts pénibles. Cela nous semble préférable à d’autres interprétations possibles comme, par exemple, «abandonne-toi à l’amertume». 26. Après avoir suggéré de regarder au loin, il est demandé de regarder au large («déployer le regard de toute part»), autant à l’ouest qu’à l’est. En effet la citation complète de Jérémie a bien ce sens (Cethim: colonie dans l’île de Chypre; Cedar: tribu nomade de Transjordanie; cf. le commentaire de la Bible de Jérusalem, Jérémie, p. 32). 27. On reconnaît là l’exercice de la méditation. 28. Nous conservons ici les degrés, en référence au verbe assurgere, s’élever. 29. Voir n. 23 en III, 2. 30. La grandeur divine est telle qu’elle ne peut s’accroître, ne serait-ce qu’au nom de l’immutabilité de Dieu. Dans exaltari demeure présente l’idée de grandeur (altum). On pourrait rapprocher de cela un passage de la lettre XXII d’Hadewijch d’Anvers (Lettres spirituelles, p. 169, traduction de J.-B. Porion): «Il [Dieu] est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé, c’est-à-dire qu’il exalte et ne cessera d’exalter sa Nature sans mesure. Étant cela même qu’il exalte, il est sublime sans être élevé.» 31. eos: selon la leçon de nos mss; sous-entendu pullos/filios Iacob ou filios Adam. Richard recourt donc à cette citation pour lui faire dire que l’inspiration divine soulève «sur ses ailes» les hommes en quête de la contemplation. La leçon la plus commune de la Vulgate: eum, c’est-à-dire Israël. La Patrologie a eas (qui se rapporterait à alas, ce qui ne convient guère pour le sens). 32. L’homme, comme les oiseaux, appartient au règne des êtres animés qui par nature peuvent se mouvoir, pour peu qu’ils aient les membres adéquats. La nature humaine, l’âme si l’on préfère, est susceptible d’atteindre une certaine contemplation, mais elle a besoin du secours divin pour aller au-delà de ce qu’elle peut accomplir par son propre effort, et pour atteindre les niveaux les plus élevés. 33. ex uirtute: certains disent «à force de vertu», d’autres «à force d’exercice»; nous interprétons uirtus comme un pouvoir (une puissance) acquis (par ses propres efforts et par la grâce divine). 34. possis est la leçon retenue, contrairement aux mss; elle est suggérée par le parallélisme avec uolueris; si nous voulions garder à tout prix possit, il faudrait sous-entendre mens ou contemplans (le contemplatif), ou éventuellement penna. 35. On peut lire sur ce thème le début de la première homélie sur Ézéchiel de saint Grégoire le Grand, et avec intérêt les pages qu’Edith Stein lui consacre dans Les voies de la connaissance de Dieu, p. 52-55, où elle examine les diverses possibilités d’inspiration prophétique, associées ou non à l’expérience extatique de Dieu. 36. Le latin dit: ne se maîtrise plus, ne se possède plus. 37. deuotio: voir IV, 15 (n. 139). 38. ultra humanum modum: voir note complémentaire 3 (excessus).

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39. liquefactio: thème récurrent chez les contemplatifs. La cire amollie peut recevoir une empreinte, elle peut être «informée». Il y a peut-être un écho de Cant. 5, 6 (anima mea liquefacta est), bien que le contexte soit différent (et aussi le sens). Cf. aussi IV, 15 (153C). Voir sur cette notion, De IV grad. violent. car., éd. DUMEIGE, les remarques p. 199-200. 40. Noter l’emploi rapproché de concutitur et excutitur. 41. On peut rapprocher cette expression de I Cor. 12, 13: «...Et omnes in uno Spiritu potati sumus», et tous nous avons été abreuvés d’un seul Esprit. 42. tripudium: danse sacrée exprimant la joie, l’enthousiasme. 43. Le mot a le sens de modes «ascendants», avec peut-être un peu de la connotation que prend l’adjectif anagogicus, quand il désigne le sens spirituel tel qu’il faut l’entendre dans les citations qui vont suivre du Cantique des Cantiques, sens qui se réfère à la vision béatifique et à l’état de l’âme dans l’au-delà. 44. uirgula fumi: uirgula, littéralement une baguette droite; c’est une mince colonne qui s’élève en droite ligne. 45. L’image du feu de la dévotion est peut-être une réminiscence de Hugues de SaintVictor (cf. C. KIRCHBERGER, Richard de Saint-Victor, Selected Writings on Contemplation, p. 191). Mais la métaphore, qui est centrée chez Richard sur l’élévation de la fumée, est exploitée différemment chez son prédécesseur. Dans In Ecclesiast., hom. I a (PL 175, 117D118B), Hugues décrit trois étapes qu’il illustre ainsi: d’abord le feu s’attaque au cœur charnel comme à un bois encore vert, ce qui donne flamme et fumée. Puis, ayant purifié ce cœur, il le pénètre, et il n’y a plus que flamme d’amour, dissipant toute obscurité. Enfin, il le brûle entièrement, le cœur devient feu lui-même, il n’y a plus que feu (fusion). Hugues précise encore (118B) que cette première étape, qu’il nomme méditation, où l’esprit que la dévotion enflamme (pia deuotione), se libère des passions, est suivie de la spéculation, moment où l’esprit est soulevé en admiration (novitas insolitae visionis in admirationem sublevat); et enfin il y a l’état de contemplation suprême, état délectable, où l’âme goûte à la douceur divine (mirae dulcedinis gustus [mentem] totam in gaudium, et iocunditatem commutat). Voir aussi C. SCLAFERT, «L’allégorie de la bûche enflammée dans Hugues de Saint-Victor et dans saint Jean de la Croix», RAM 33 (1957), p. 241-263 et 361-386. 46. anxius, unicus: désir à la fois pressant, impatient et concentré sur un unique objet. Cf. IV, 11, n. 86. Voir note complémentaire 1 (dilatatio). 47. Le sens symbolique de la myrrhe est souvent évoqué chez les Pères; dans les Sermones centum de Richard, au sermo XLVII (PL 177, 1029A): «Myrrha propter suam amaritudinem significat mortificationem carnis.» Pour l’encens, cf. Raban Maur, Alleg. in sacr. Script., PL 112, 1070C: «[Thus] est devotio orationis.» 48. Cf. Rom. 13, 10 («Plenitudo ergo legis est dilectio»); I Cor. 13, 13 («maior autem horum [id est virtutum] est caritas») et tout le ch. 13 qui décrit l’excellence de la charité. Cf. aussi Col. 3, 14. 49. On aura remarqué dans ce passage le jeu des rimes intérieures: feruens – fremens, estuans – spumans... despiciens – indignans et inhians – gestiens, etc. Un passage du De IV grad. viol. car., 6 (1209C; éd. G. DUMEIGE, p. 131) décrit le même phénomène à propos de la caritas: «L’esprit de l’homme brûle de désir, il bouillonne de sentiments, il est embrasé, il halète, gémissant profondément et poussant de longs soupirs; autant de signes assurés d’une âme navrée, que ces gémissements, ces soupirs, ce visage blême et décomposé.» 50. On peut rapprocher ce chapitre de l’In Hier. coel. VI (PL 175, 1039D) de Hugues: «Étonnamment, tandis que [le contemplatif] est transporté par le feu de l’amour jusqu’à celui qui est au-dessus de lui, il arrive qu’il commence sous l’effet de l’amour, à être expulsé hors de lui-même (per vim amoris expelli incipiat, et exire etiam a se). Comment brûle-t-il, comment bouillonne-t-il dans son cœur (quomodo bullit corde), celui qui, par la naissance de ce feu, tandis qu’il n’aspire qu’à celui qui est au-dessus de lui, en pensée et en désir, est jeté

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hors de lui (extra semetipsum proiicitur), et est soulevé au-dessus de lui-même (supra se elevatur), et ne pense plus à lui-même (nec se cogitat), en aimant celui-là seul? C’est ainsi que nous concevons l’excès de ferveur de l’amour, sa mobilité, sa permanence, sa chaleur, son acuité.» Cf. la suggestion de C. Kirchberger, op. cit., p. 193, aussi pour le chapitre suivant. Cf. encore In Hier. coel., ibidem (1039C): «La chaleur devient pénétrante, et ce qui est pénétrant devient effervescent; ce qui fut d’abord pénétrant et liquéfié dans la dilection, pouvant pénétrer tout ce qui lui faisait obstacle, devient effervescent, et bouillonnant, incapable de se contenir en lui-même (bulliens in seipso stare non valens) [...] et effervescent à l’extrême, il se quitte lui-même en se méprisant (semetipsum contemnendo relinquit).» Cf. IV, 9, le mépris de soi. 51. fumigabundam: dans Sap. 10, 7, image d’une terre désolée exhalant de la fumée pour rappeler la perversité des impies (cf. l’histoire de Lot, Gen. 19, 28, où l’on voit «ascendentem favillam de terra quasi fornacis fumum»). Richard reprend la métaphore des parfums brûlés s’élèvant en fumées odorantes amorcée supra au ch. 5: la violence du désir (l’ardeur du feu) entraîne l’âme purifiée (sous l’effet des parfums consumés qui ne subsistent qu’en leur essence épurée). 52. reducere, reductio: autant de mots qui rappellent l’Expl. in Hier. de Hugues (PL 175, 966C et passim), et Denys, pour exprimer le retour et l’élévation vers les hauteurs célestes (cf. Denys, Hiér. cél., II, version Jean Scot, CCCM 31, [p. 23] l. 127; PL 122, 1040D; et passim). 53. L’idée des deux sortes d’extases a été développée par saint François de Sales, dans le Traité de l’Amour de Dieu, l. I, ch. 10 (p. 381-382). Jean-Louis Chrétien, dans La Joie spacieuse, p. 122, commente ce passage ainsi: «...[avec] cette sortie de soi qui peut être aussi bien vers le haut que vers le bas, ascension que dégradation, saint François anticipe la célèbre distinction du philosophe Jean Wahl sur les deux sens de la transcendance, “transascendance” et “transdescendance”...», où l’on voit que Richard «anticipait» et le saint docteur et le philosophe. 54. descenditur, leuatur: descendere, quoique normalement intransitif, se rencontre parfois à la forme passive dans un sens d’ailleurs souvent impersonnel. Nous choisissons l’impersonnel («on descend... on s’élève») en ménageant ainsi une transition entre la description allégorique de deux expériences telles qu’elles sont rapportées par le texte biblique, et la phrase suivante, où l’on a «elongamus», «appropinquamus», qui transpose cela dans l’expérience morale des hommes. Le parallélisme sonore – bien dans la manière de Richard – que constituent cette forme passive (descenditur) et leuatur qui suit, invite à ne pas corriger leuatur en leuamur; il souligne le contraste entre ce qui arrive au fils et ce qui arrive à Pierre. De plus, nous lisons ensuite occurritur, passif impersonnel. Les mss que suit M.-A. Aris ont adopté, sous l’influence de elongamus et appropinquamus, des formes personnelles plutôt que les impersonnelles. 55. eum: renvoie manifestement à Abraham, ce qui ne devient explicite que quelques lignes plus loin; mais le texte n’est pas tout à fait exempt d’ambiguïté; on peut aussi entendre l’homme en contemplation (passage du récit allégorique à la description de l’expérience contemplative). 56. ille amor s’oppose à iste feruor qui est la ferveur qu’éprouve Abraham. 57. otium, uacare: cf. I, 2, n. 28. 58. uacare et uidere: cf. I, 1 (64D). 59. Trois personnes, comme lors de la Transfiguration: convergence des signes. 60. Comme on l’a déjà vu (cf. II, 17 et IV, 15), les domestiques peuvent signifier les pensées ordinaires, les aspirations courantes qui éloignent de l’essentiel et dispersent l’attention. 61. theoricos excessus: cf. III, 5, n. 62.

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62. Pour Richard, la nouveauté qui déclenche l’admiration n’est pas n’importe quelle vision, mais celle de quelque chose qui n’est ni concevable ni croyable. Il y a, au plus près du latin, double cause: le fait de voir, et l’objet vu. 63. Saint Jean de la Croix, commentant la strophe V de son Cantique spirituel (Les Œuvres spirituelles, p. 789-790): «...Car comme l’aurore chasse l’obscurité de la nuit et découvre la lumière du jour, ainsi cet esprit accoisé [apaisé] et calme en Dieu est élevé des ténèbres de la connaissance naturelle à la lumière matinale de la connaissance surnaturelle de Dieu [...] En ce calme, l’entendement se voit élevé avec une nouveauté étrange par-dessus toute intelligence naturelle à la divine lumière, de même que celui qui après un long sommeil ouvre ses yeux au jour qu’il n’attendait pas.» 64. Une autre lecture consisterait à dire que l’esprit voit avec certitude, sans éprouver de doute (absque dubio), mais cela nous semble quelque peu en contradiction avec les traces d’incertitude encore présentes (ambiguitatis tenebris) qu’on vient de rappeler, et avec l’évocation des progrès de la connaissance décrits ensuite. Nous lisons plutôt que ce qui est sûr c’est que l’esprit voit. Mais on peut hésiter et penser que l’auteur a vraiment voulu dire que l’esprit, à ce moment-là, est convaincu de ce qu’il voit: dans l’extase, ce qu’il voit s’impose à lui de manière irrécusable, même si c’est quelque chose d’incroyable. Le caractère exceptionnel de cette expérience ne permet pas de la décrire de manière tout à fait limpide, à moins de multiplier les nuances. 65. Elle cesse d’être telle quelle: l’expression est forte, elle signifie qu’il y a transformation, fusion (cf. transformatur, à la fin du paragraphe suivant), «anéantissement». 66. subtilior: littéralement, apte à percevoir plus finement, à mieux pénétrer. C’est la même idée que celle que nous avions plus haut, en V, 3 (tenuius... uidemus); cf. aussi IV, 17 (nichil est illo subtilius, et quo nichil subtilius, nichil illo profundius). 67. affectus: au sens premier, la disposition (afficere, c’est mettre dans tel ou tel état). 68. speculando fait référence à gloriam Domini speculantes du texte de l’Apôtre (voir la note complémentaire 2, p. 601). 69. in eamdem imaginem: l’intelligence, image de Dieu, reste intelligence, mais transformée de clarté en clarté, devenant de plus en plus comme l’intelligence divine (qui est l’Esprit), dont la lumière l’envahit totalement. Une manière de divinisation par la contemplation: dans Les Épîtres de saint Paul aux Corinthiens, trad. É. Osty, on lit en n. h, p. 92: «Admirable texte sur la divinisation progressive de l’âme chrétienne par la contemplation.» 70. Les traductions traditionnelles disent «éclatante comme le soleil», mais electa signifie d’abord choisie, élue entre toutes. Le soleil se distingue par son éclat des autres étoiles, et en particulier de la lune, mais aussi, comme va le dire Richard, par la chaleur associée à la lumière. Il faut garder à l’esprit toutes les connotations de la citation: l’âme contemplative brille (lumière de la révélation), brûle (ferveur de la dévotion) et en outre est privilégiée (élue) par les grâces reçues. 71. extrema comparantur: le terme de l’ascension est comme un éblouissement dans l’éclat du soleil, c’est-à-dire dans l’éclat de la révélation divine. 72. Hugues de Saint-Victor, dans l’In Hier. coel., avait déjà recouru à l’image du rayon traversant une matière et en ressortant avec plus ou moins de luminosité selon la matière ellemême, resplendissant d’autant mieux que celle-ci est plus pure (PL 175, 1117B-C: «...quanto perfectius radiat, tanto perfectius illuminabitur; et quanto perfectius illi infunditur, tanto clarius refunditur ex illa»), et au contraire moins bien si celle-ci est plus grossière et imparfaite (1117C: «...ad crassiores materias, et quae minus illuminationi sunt aptae [...] in illis capitur imperfecte...»). Les phénomènes observables, lorsque la lumière traverse un cristal ou un vase rempli d’eau, ont inspiré les anciens. On connaît la symbolique exploitée par les écrivains ecclésiastiques et reprise par les peintres pour signifier en particu-

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lier la conception virginale, où le rayon lumineux divin pénètre l’intimité très pure de la Vierge qui devient mère du Fils de Dieu (cf. la séquence Splendor Patris et figura, d’Adam de Saint-Victor et l’excursus en p. 149, dans notre édition), et d’une manière générale l’effet de la grâce divine. 73. infusionis sue: on pourrait aussi entendre l’illumination de sa grâce infusée, voire celle de la Sagesse, au sens de Denys (cf. Noms Divins, VII, 872B, Œuvres complètes, trad. M. de Gandillac, p. 145: «L’âme du contemplatif reçoit en elle la Sagesse, qui n’est autre que Dieu»; «deifica diffusione diuinitus» dit Hugues de Balma (Voie Unitive, 2, Théologie mystique II, SC 409, [p. 10] l. 19). 74. Conformément à une proposition de J. Ribaillier, nous lisons hunc. M.-A. Aris ne signale pas de variante, se fondant sur la graphie de V telle qu’il la lit (habet). Mais cette graphie ne nous paraît pas évidente; on pourrait tout aussi bien lire hc ̄ou ht ̄. Patrologie: hunc. Au f o 87va (c. 14), même expression avec une abréviation plus claire, nous semble-t-il (ad hunc de quo modo loquimur). Nous retenons donc hunc. À cela s’ajoute une raison de grammaire, sinon formula serait sujet de deux verbes non coordonnés; le relatif quo se rattache à excessum ou éventuellement à exempli comme antécédent. Si nous lisions habet, le sens deviendrait: observe de quelle manière la formulation de l’exemple proposé présente cette extase dont nous parlons présentement [et] nous la propose selon la similitude de ses propriétés. 75. L’obstacle s’oppose au mouvement descendant de la pensée, repousse celle-ci (distringere, tirer de côté, faire diverger, écarter), la guide (moderamen), et l’oriente ailleurs. Dans l’image du rayon traversant un vase rempli d’eau, la lumière est infléchie et renvoyée. Mais selon les dispositions intérieures, l’effet est variable, l’ardeur de dilection qui résulte de cette illumination n’est pas égale. On lit dans l’In Hier. coel. de Hugues (1117D): «De la même manière, la lumière spirituelle venant vers les esprits rationnels, ceux qu’elle trouve purs et dégagés de toute faute, elle les illumine à la prefection, et ceux qu’elle trouve moins aptes, elles les éclaire d’une clarté moindre et, pour ainsi dire, d’une lumière plus obscure.» De même pour la chaleur (ibidem, 1118A) qui est l’autre rayonnement du soleil, et qui atteint les âmes et suscite leur ardeur pour la dilection en fonction de leur pureté, selon qu’elles sont plus ou moins refractaires, elle les enflamme, certaines plus, d’autres moins, et même, lorsque l’opposition et la dissemblance sont totales, elle n’agit pas du tout. 76. L’attention, en fixant la pensée (cogitatio), l’immobilise, l’empêche de divaguer et la transforme en méditation. 77. diffusior: cf. le mot dilatatio que nous avons souvent rencontré auparavant. 78. industria artis: il s’agit toujours des moyens que l’habileté mentale peut mettre en œuvre pour améliorer son fonctionnement: réflexion, raisonnement, etc. 79. On ne peut manquer d’être frappé par l’emploi de la même tournure (que est ista...) que nous avions pour la colonne de fumée (174D), image de l’élévation de l’âme (175A), ensuite pour l’aurore (178B), pour l’extase (179A), et maintenant pour la reine de Saba, autre figure de l’âme en quête de la Sagesse. 80. prorsus renforce l’expression «véritable Salomon»; le Salomon de la lettre du texte est le type du Christ-Dieu. Cf. Richard, Liber except. II a pars, VII, c. 1 (éd. J. CHÂTILLON, p. 314, l. 27-32): «Venit ad Salomonem ut audiret sapientiam eius [Salomonis] regina Austri, et venit ad Christum gentilitas ut audiret sapientiam Christi.» Ibidem: «Salomon, id est pacificus, et nomine, et serenissimo statu regni, Christum significat.» La signification allégorique de Salomon se complète ainsi avec la notion de paix, qui est l’état auquel parvient le contemplatif. Cf. aussi Origène, Hom. in Cant., I, 6 (SC 37, p. 73), qui affirme que ce n’est pas le Salomon de l’Ancien Testament que la reine est venue voir, mais celui de l’Évangile, qui est plus grand: «”Venit a finibus terrae audire sapientiam” non “Solomonis” illius, qui in testamento ueteri praedicatur, sed huius, qui in euangelio “Solomone maior” est.»

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81. Ici encore, on peut voir que la domesticité du roi Salomon est parfaitement ordonnée à son service, image des pensées et des facultés de l’âme entièrement renouvelées et tournées vers la contemplation des réalités d’en haut. Or Salomon étant figure du Christ, on peut supposer que dans l’esprit de Richard, la voie vers la contemplation passe par l’imitation du Christ. 82. exitus: à côté de l’idée de fin, de terme, il y a aussi celle de sortie, qui évoque le fait de sortir de son état ordinaire. 83. excidat: la leçon que suit M.-A. Aris (qui transcrit deux fois excedat) ne s’impose pas; nous avions déjà excidit en V, 2 (170A). Les deux verbes, qu’une parenté sonore ne manque pas de rapprocher, désignent deux actions différentes: l’âme est d’une part séparée de l’esprit et elle passe outre, au-delà des limites mentales. 84. Cf. supra: «quo ordine processit»; en premier elle cherche («prius querit»). Cf. I, 3. 85. Cf. «postea uidet et intelligit». 86. Cf. «tandem obstupescit et deficit». 87. incidat reprend par écho excidat, mais indique l’aboutissement. 88. illi fait référence à homo («pour lui...»), prolongeant le caractère général de l’observation, mais on passe insensiblement à l’être qui a servi d’exemple et qui est désigné dans la phrase suivante par ista; regina ista reprend la formulation que nous avions au début (quae est ista regina Austri). 89. Cf. plus haut, «non habebat ultra spiritum» (181B). On remarquera l’introduction du mot spiritus dans la suite du développement de ce chapitre, imposé par les citations du texte biblique. 90. Nous n’interpolons pas «ravi», selon les traductions habituelles («ravi en esprit») qui s’inspirent du texte de la seconde épître aux Corinthiens, mais conservons le sens au plus près de la lettre. Il faut sans doute comprendre «je fus en mon esprit», du moins est-ce le sens que retenait Richard, croyons-nous. En effet, dans son Expositio in Apocalypsim, Richard ne parle pas de ravissement, mais dit seulement que Jean vit ces mystères en l’esprit, et non par les yeux de la chair: «ipse eam [revelationem] in spiritu se vidisse testatur» (687B), et «qui enim in spiritu vidit, non oculis carnis vidit, sed oculis cordis» (687C). Il vit donc ce qui lui était révélé par les yeux de l’esprit et non comme une apparition extérieure. 91. unus spiritus: un seul esprit; il y a donc unification, union, transfiguratio, comme l’aurore se «transfigure» en lumière du jour, et donc d’une certaine manière deificatio. 92. summum mentis! 93. illo: selon nos mss de référence; sous-entendre un mot comme statu (présent juste avant); sue arce peut être complément de [statu]. La leçon de V n’a pas été relevée par M.-A. Aris. 94. Cf. les épîtres de saint Paul déjà mentionnées dans III, 3: «mihi autem absit gloriari...» 95. ignauia/proteruia: nous avons essayé de retrouver l’assonance dans indolence/malfaisance. À l’arrière-plan, il y a certainement un souvenir du psaume 56 qui sera expressément cité plus loin: l’âme est couchée parmi les lions malfaisants (les tentations) qui tendent des filets et font l’âme se courber... 96. C’est-à-dire, l’onction du Saint-Esprit. 97. anima: au sens de l’âme, et aussi de la vie (le principe vital). En tirant l’apôtre de sa prison, l’ange lui sauve la vie, mais cet épisode est en même temps l’image de l’âme, tirée des fers de ses instincts pervers, et sauvée par l’inspiration du Saint-Esprit. Nous conservons la leçon quem des deux manuscrits de référence (sous-entendu nuntius ou angelus). 98. Cf. Act. 5, 19.

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99. dignanter: l’homme accéderait à la béatitude céleste de plein droit, en quelque sorte, sans porter la honte de ses fautes et l’humiliation d’un pardon divin. 100. impudenter: c’est la version de M et de V (non signalée par M.-A. Aris), au lieu de imprudenter. Nous suivons nos mss. Si on lit imp[r]udenter, ce qui est également plausible, on traduira plutôt par «je ne prendrais pas de risque en disant...» En français également il n’y a qu’une lettre entre imprudence et impudence. 101. D’autres entendent quia au sens de «parce que», ce qui donne: je ne parlerais certainement pas inconsidérément de cela, je crois, car il fut bien au-dessus du commun des hommes, il se trouva bien au-delà de lui-même et au-dessus de lui-même, il apprit tout cela en en faisant l’expérience (cependant, en latin postclassique, quia peut introduire une complétive, comme quod). 102. nunquidnam suggère une réponse négative. La phrase veut donc dire que ceux qui s’attachent aux joies trompeuses sont comme ces misérables dont parle Job, qui s’estiment heureux de vivre parmi les ronces, se contentant de «délices» de bas étage. 103. David, qui implore le Seigneur dans le psaume 85. 104. seipsam... non capit: selon d’autres interprétations, l’âme ne comprend pas ce qu’elle sent elle-même en son sein... Pour nous, se non capere signifie plutôt « ne plus se posséder», ce qui entraîne l’idée de s’épancher au-dehors de soi. 105. ut multum: dans la langue classique, l’expression signifie «au plus», «tout au plus». Certains comprennent ici «en général», ce qui ne convient guère. Il est des hommes qui s’élevent comme de simples collines au-dessus de la plaine, ou même comme des monts plus élevés. Richard prolonge la métaphore de l’homme-terre tout en maintenant en arrière-plan le sens moral: l’élévation est une manière de montée dans le perfectionnement, mais à des degrés divers. Plus loin on verra que ces deux états (collines et montagnes) correspondent à des niveaux de progrès dans la contemplation. 106. Cf. Iob 4, 19: «Comment ceux qui habitent en des maisons de boue, qui n’ont qu’un fondement de terre, ne seraient-ils pas beaucoup plus tôt consumés et comme rongés des vers?» (trad. de Lemaître de Sacy). Cf. aussi Sap. 9, 15 (trad. Lemaître de Sacy): «...et cette demeure terrestre (terrena habitatio) abat l’esprit dans la multiplicité des soins qui l’agitent.» 107. Reprise de l’idée avancée plus haut: l’homme n’est que poussière ou cendre, pourquoi se montre-t-il orgueilleux? Cf. Gen. 3, 19 (... jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré, donec revertaris in terram de qua sumptus es); Gen. 18, 27 (Abraham, avec humilité: je ne suis que poussière et cendre, pulvis et cinis). Saint Augustin, dans De Gen. ad litt., Lib. imperf., III, 9 (PL 34, 223; BA 50, p. 408), fait un rapprochement avec terra et cinis de l’Ecclésiatique: «Cette âme qui est invisible, parce qu’elle s’est enflée d’amour pour les choses visibles et qu’elle s’est exaltée dans leur possession, fut appelée terre, comme il est écrit: “pourquoi s’enorgueillit ce qui est terre et cendre”?» 108. contenti: cf. II, 12, n. 81. 109. quas: leçon de la Patrologie et des mss auxquels se réfère M.-A. Aris; quam s’explique difficilement. 110. in terris: Richard fait allusion aussi bien au verset de Matth. 18, 12 (... quae erravit), qu’à celui de Luc. 15, 4 (... quae perierat), mais en introduisant la variante in terris, qu’on peut rattacher, comme nous l’avons fait, à perierat (elle s’est perdue dans les terres), ou à quesiuit (il est allé la chercher dans les terres); en l’opposant à summis (les hauteurs), il reprend l’idée que les valeurs les plus hautes – célestes – s’opposent aux valeurs terrestres – terrenis–, à la terra au-dessus de laquelle les contemplatifs «bondissent». Cf. Adnot. in ps. 113 (339C). L’âme s’est égarée dans les terres des biens de ce monde, qui ne sont, comme l’homme charnel, que cendre et poussière. Dieu, du haut des hauteurs célestes, envoie sa grâce au-devant d’une âme égarée qui aspire à la contemplation.

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111. Voir IV, 15 (n. 137). Il y a dans applausus l’idée de pieds battant le sol ou se heurtant ou de battements de mains comme dans une danse. La nature humaine, qui exulte, bondit de joie dans les hauteurs à la manière des anges, lesquels sont plus proches de Dieu et traduisent leur exultation par une danse; de même David se réjouissait et dansait devant l’arche (II Reg. 6, 14). 112. in seipso: certains comprennent «en eux-mêmes»; mais auparavant «eux-mêmes» était toujours au pluriel (semetipsos, seipsos). Pour nous, le sens est celui-ci: à ce niveau d’élévation contemplative, les anges de la hiérarchie supérieure (comme les âmes en extase) ne voient rien d’autre (nil aliud quam) que l’essence créatrice au-dessus d’eux, et ne trouvent rien d’autre (nec [aliud] in quo) en quoi ils puissent contempler et admirer sa puissance et sa sagesse (quam in seipso) qu’en elle-même, et non plus seulement dans la Création. Est-ce à dire que les anges et les contemplatifs en extase ne voient pas vraiment l’essence divine qui est au-dessus d’eux, mais seulement la puissance et la sagesse de cette essence (le Père et le Fils)? Nous laissons aux théologiens le soin d’en décider. Nous sommes enclin à penser que Richard admet une vision de l’essence, Unité et Trinité. Pour les hommes, au début de leur cheminement dans la contemplation, ils voyaient la création et ils pouvaient admirer en elle la puissance créatrice de Dieu. Ici, les anges et les hommes dans l’état extatique voient cette puissance en Dieu. 113. speculum: apparaît deux fois dans la phrase, nous l’avons traduit une fois par «miroir», et la seconde fois par «reflet», pour marquer la nuance entre l’objet lui-même et l’effet qu’il procure. C’est le principe même de la hiérarchie des visions conforme à la hiérarchie des ordres angéliques, les plus élevés tranmettant leurs connaissances aux inférieurs, et les inférieurs aux hommes. 114. Voir la note complémentaire 1 (speculatio) et les passages parallèles dans l’Adnot. in ps. 113 et le Super exiit edictum. 115. Voir la note complémentaire 2, à propos de speculari – speculantes. 116. Le latin utilise chaque fois le verbe exultare qui signifie à la fois sauter (manifestation physique) et exulter, être heureux (sentiment de joie, de bonheur, d’espoir, etc.). En français, nous réservons «bondir» pour les monts et les collines, «sauter de joie» pour les béliers et les agneaux. Mais il est évident que monts, collines, béliers et agneaux renvoient aux esprits contemplatifs et spéculatifs, aux hommes donc, et que le sens du verbe rejoint le français exulter. 117. Passage insensible de l’image à la réalité: maiores et minores, les esprits (mentes) des contemplatifs et des spéculatifs. 118. L’âme a besoin de la grâce pour s’élever au-dessus du désert de la condition humaine, mais aussi lorsqu’elle erre dans ce désert, c’est-à-dire dans le temps où elle se prépare et s’exerce (les diverses étapes de la méditation et de la purification, les approches de la contemplation, les phases précédant l’extase). 119. La référence à ce passage du Deutéronome est amenée par l’idée de désert (in terra deserta). N’est-ce pas là ce que Jean de la Croix appellera la nuit obscure? 120. La vérité de Dieu, expression qui revient souvent, équivaut à la révélation de Luimême, en sa vérité (et non en quelque image ou représentation figurée). Tout le verset 3 du psaume 42 s’applique à la quête de l’extase: «Envoie ta lumière et ta vérité; elles me guideront, me mèneront à ta montagne sainte, jusqu’en tes demeures (... in tabernacula tua).» 121. dies cogitationis selon nos mss: c’est-à-dire le jour éclairé pendant lequel l’homme se livre à ses cogitations; mais la cogitatio est fragile, vagabonde et sujette aux égarements (cf. la phrase précédente); il faut donc la protéger par la nuée rafraîchissante qui calme les passions. Le sens a pu paraître déroutant, d’où la variante dies cognitionis, qui peut signifier alors le jour de connaissance, mais en fait, il ne s’agit pas encore, pendant ce passage dans le désert, de la vraie connaissance. D’autre part, l’écriture du ms. V, avec effacement partiel du a, a pu en-

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traîner la lecture cognitionis (it se confondant avec n, et a amputé devenant i). L’expression dies cognitionis est plutôt juridique, avec le sens de «jour de l’instruction» (d’une affaire): cf. saint Cyprien, Lettre 52 (Correspondance, II, p. 127-128; PL 3, 730A): «...imminebat cognitionis dies quo apud nos causa eius ageretur» («le jour de l’instruction était imminent, où sa cause devait être traitée auprès de nous»). C’est peut-être ce qui a influencé les copistes embarrassés par les difficultés de lecture du passage. Ajoutons, en faveur de la lectio difficilior, que nous croyons déceler comme une progression, l’esquisse de trois états: d’abord la cogitatio, premier état de la pensée qu’il faut purifier par la brise de la grâce; ensuite la science qu’il faut recouvrir de la nuit pour se délivrer des repères rationnels, mais tous n’y parviennent pas; enfin la contemplation, accessible seulement lorsque l’illumination divine est accordée. Cf. aussi I Cor. 4, 3 (humano die) où dies signifie la lumière de l’intellect purement humain, par opposition à celui qui est éclairé divinement, selon Thomas d’Aquin (Super I Cor., c. 4, I, 1). 122. Écho de Rom 10, 2 (verset cité souvent par les Pères), qui se réfère à l’idée que beaucoup ne connaissent pas la justice de Dieu et donc se fondent sur la justice humaine, qui n’est pas celle de l’enseignement du Christ, lequel fait une lecture de l’Ancien Testament selon l’esprit et non selon la lettre de la Loi. Le latin de la Vulgate a aemulationem pour zelum. 123. L’opposition est claire: il s’agit cette fois des hommes qui sont dans la fraîcheur de la nuit, donc dans la paix, loin des chaleurs du jour, mais il leur manque la lumière éclairante (l’illumination du feu, supra). 124. Le psaume 117 (8-9) est à l’arrière-plan de cette phrase, ce que les mots cités ne montrent pas complètement: «Mieux vaut se fier au Seigneur qu’à l’homme, mieux vaut espérer en Dieu que dans les puissants.» 125. Traduction littérale du verset (même si traditionnellement on comprend «le voile pendant le jour»): le voile du jour, c’est cette nuée qui vient voiler le soleil. 126. delicata: le sens latin est proche de «habituée aux délices» (assueta deliciis), ce que la suite confirme; nous conservons le mot en français, malgré un sens habituel un peu différent, pour sauvegarder l’assonance voulue par l’auteur. 127. Dans Cant. 2, 4, la bien-aimée est menée au cellier. Dans son commentaire de ce passage (La cantate de l’Amour, p. 147), B. Arminjon fait judicieusement référence à saint Bernard qui associe l’entrée dans le cellier et l’ivresse à l’extase (In Cant., Sermo 49, 4 [SC 452, p. 335; Bern. opera, III, p. 75, l. 14-20; PL 183, 1018A]): «Si quelqu’un obtient par ses prières de dépasser son esprit pour aller dans le secret de Dieu [...] on peut dire à juste titre qu’il est entré dans le cellier à vin.» Il renvoie aussi à saint Jean de la Croix qui, dans le Cantique Spirituel, strophe 18 (Les Œuvres spirituelles, p. 808 et 813) compare au secret du cellier «le dernier et le plus étroit degré d’amour où l’âme puisse atteindre en cette vie» (808), et décrit l’espèce de perte de tout savoir (p. 813: «plus ne savais chose aucune») qui résulte du ravissement. 128. Image des satisfactions humaines qui sont fugaces et se fanent aussitôt. 129. La phrase est un peu elliptique en son début. Il faut suppléer: quale sit [animam] assuetam eiusmodi deliciis, nichil... habere eorum [bonorum] que delectant... D’autres comprennent: «imagine ce qu’est la condition habituelle de ces personnes éprouvant de telles délices, qui ont du plaisir à ne rien avoir en leur pouvoir», et font commencer ici une nouvelle phrase: «sans ces délices, qu’elle ne peut acquérir ni par son industrie, ni par sa sagesse, elle ne peut recevoir aucune consolation». Mais quibus et que (quae est un accusatif neutre pluriel) ne peuvent se rapporter qu’à eorum [bonorum] que, et non à deliciis (à moins de lire dans ce mot le pluriel de la forme rare delicium). 130. Voir IV, 13 et la note complémentaire 2 (p. 597) pour l’interprétation du verbe. Mais ici, on notera que le texte prophétique (Is. 28, 7) évoquait les prêtres et les prophètes troublés par la boisson, troublés dans leurs visions (erraverunt in ebrietate, nescierunt videntem),

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et la voix du prophète Isaïe reproduit celle du Seigneur qui s’adapte à l’état du peuple désorienté, ici à l’état de l’âme troublée. Ce qui était en IV, 13 une manière d’évoquer les hésitations de l’âme demandant au Seigneur de l’aviser, devient ici un conseil donné à l’âme par le Seigneur: les paroles de l’âme sont transformées ici (uerbum uertitur in uerbum Domini) en paroles du Seigneur. 131. L’expérience contemplative traverse parfois, au témoignage de ceux qui l’ont connue, des périodes de stérilité désolante. 132. magnificentia: cf. magnificat anima mea. L’âme laisse éclater sa foi en la grandeur divine. 133. spiraculum, ut ita dicam: l’incise ut ita dicam autorise à traduire spiraculum par soupirail, le mot évoquant une ouverture par où passe le souffle de l’inspiration (dans la littérature religieuse, c’est le sens de souffle qui prévaudra). 134. uerbum... requisitus: tournure analogue à l’emploi de rogare au passif suivi de l’accusatif de l’objet. 135. Dans In Eccl. I, hom. I, 15 (PL 76, 793; CCSL 142, [p. 12] l. 279-285; SC 327, p. 70) de saint Grégoire le Grand, on lit aussi que le prophète Élisée (cf. ci-après) privé momentanément d’inspiration prophétique, fit venir un joueur de psaltérion, et «ouvrit au Seigneur Tout-Puissant un chemin vers son cœur, lorsque la voix de la psalmodie est conduite par une intention venant du cœur»(vox enim psalmodiae cum per intentionem cordis agitur, per hanc omnipotenti Domino ad cor iter paratur). 136. ex parte: en partie, mais le sens ne nous est pas clair; les traducteurs consultés font l’impasse sur cette expression. La phrase elle-même a suscité quelque perplexité: elle semble bien se référer de manière générale aux émotions suscitées par le chant litugique (les psaumes) qui évoque la douceur céleste. Dans les séquences victorines, on lit que, par le chant, les fidèles s’associent en une douce harmonie aux chants des habitants de la cité céleste: «angelorum nostra choris / succinat condicio / harmonia diuersorum [...] dulcis est connexio», séquence In natale Saluatoris, 1 re strophe, éd. AUBRY-MISSET, p. 171; notre éd., p. 252). Et la fin pourrait laisser aussi entendre que le souvenir de cette douceur céleste, qui a rétabli chez le prophète le sens prophétique, lui a également fait connaître l’expérience mystique de l’élévation au-dessus de lui-même (la subleuatio). L’expérience prophétique n’est pas l’extase au sens strict, mais elle lui est apparentée et peut lui être associée (cf. supra, n. 35). En arrière-plan peut-être aussi ce passage de saint Paul (I Cor. 13, 9): «Ex parte enim cognoscimus, et ex parte prophetamus.» 137. Nous conservons reuelare, conformément au ms. M. 138. Sens à la fois concret et symbolique: la lumière s’éteint, elle disparaît, elle meurt, elle fait définitivement défaut. On a le même double sens dans «occident», le lieu où le soleil tombe, où la lumière s’éteint, où elle succombe. 139. cognitionis sue radii: les rayons de sa connaissance, soit au sens de ceux par lesquels l’intelligence connaît, ceux qui lui viennent d’en haut, soit ceux qu’elle projette en haut vers le divin; on peut hésiter sur le sens de ce génitif; on sait que dans l’esprit des médiévaux, la vue est la rencontre de quelque chose qui est donné à voir et de quelque chose qui vient de celui qui voit. Si la connaissance disparaît, c’est autre chose qui entre en jeu. On est dans ce qu’un contemplatif appellera ultérieurement le «nuage d’inconnaissance». 140. terre noctis caliginem: nous choisissons la traduction la plus simple (litt.: l’obscurité de la nuit de la terre); d’autres comprennent «l’obscurité du territoire de la nuit», ou même rattachent terre à lumen. 141. spiritus: nous extrapolons en disant la faculté spirituelle (toute l’activité de l’esprit en général), par opposition aux facultés corporelles; «esprit» induirait le risque d’une confusion avec mens, qui se lit juste après associé à alienatio. Plus loin on a animus spiritalis. Il faut accepter que Richard ne se soucie pas toujours de la précision du vocabulaire.

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142. Ce sont les sens communs à tous les hommes. 143. La révélation de la vision force le regard du contemplatif à s’élever. Cf. V, 4. 144. super occasum ascendere: cf. le début du chapitre, monter sur le couchant: l’illumination divine vient au-dessus de l’intelligence humaine, laquelle défaille, complètement transformée (cf. la transformation de l’aurore en lumière du jour). Pour dignetur, sous-entendre un sujet (Dieu): en réponse aux prières et aux chants, il daigne monter. La phrase est inhabituellement elliptique, peu dans la manière de Richard. 145. hec (haec): qu’on choisisse de lire avec une majuscule ou non (en ce cas, la ponctuation serait faible, mais nous savons les réserves qu’il faut avoir sur de tels indices), le mot reprend naturellement quibus au sens des actions dévotes, et convient mieux que hoc (de la Patrologie). 146. qualiter expedit: il est expédient, le chant est utile pour le ravissement de l’âme. 147. psaltis: génitif de psaltes, par analogie avec les mots de la troisième déclinaison comme caedes. Bien que pour la plupart des dictionnaires le génitif soit psaltae, on lit dans Laurent de Brindes (Mariale Sermones de laudibus et inuocatione Virginis Deiparae, I, 2, «sermo in uisitatione», 1, 4: «ad cantum psaltis Eliseus Spiritu Sancto repletus fuit». 148. animus spiritalis: cas exemplaire où manque en français un terme qui permette de différencier animus de anima (qui apparaît à la phrase suivante), et où une traduction par «esprit» s’accommoderait difficilement de la présence dans la même phrase de spiritus désignant cette fois l’esprit divin, c’est-à-dire le souffle de la grâce. 149. sensus spiritalis: c’est-à-dire l’intelligentia. 150. anima contemplatiua: dans anima, nous serions tenté de discerner une nuance par rapport à animus (cf. note supra), que le mot français ne permet pas de mettre en valeur: l’anima concernerait la «personne spirituelle» dans son ensemble, l’animus plutôt les facultés spirituelles. Mais nous n’en sommes pas certain. 151. Cf. I re partie, c. 12 (voir l’introduction, p. 35, n. 60). Nous ajoutons au texte le verbe «écouter», pour faire écho à loquimus –nous avons parlé –, qui souligne bien le caractère oral que l’exposé garde toujours, peu ou prou. On aura noté cette fin quelque peu abrupte qui suscite l’hypothèse d’un cinquième livre laissé peut-être en chantier. C’est aussi la partie où, semble-t-il, il y a le plus de passages qui soulèvent des problèmes de lecture: serait-ce aussi un indice?

NOTES COMPLÉMENTAIRES 1. FRAGMENT D’UN GLOSSAIRE RICARDIEN Anima, animus, mens Animus se confond souvent avec mens1. En outre le français ne dispose pas d’un substantif qui permette de différencier ces deux mots, et en disposerait-il que les problèmes de traduction n’en seraient pas pour autant tous résolus. Il faut admettre qu’il y a une polysémie pour chacun de ces mots et que leurs significations respectives se recoupent. Nous avons privilégié la traduction par «esprit», en tenant compte du fait qu’il s’agit surtout, dans la préparation à la contemplation, d’un travail qui se fait sur la faculté de penser au sens large. Mais il s’est trouvé des lieux où la présence de spiritus dans le même fragment, voire la même phrase, nous a contraint à recourir au mot «âme». On sait que chez saint Augustin, mens fait souvent référence à la partie la plus élevée de l’âme. Nous ne pensons pas qu’on puisse différencier systématiquement mens et animus dans le De contemplatione de la même manière. Si anima signifie parfois assez clairement la puissance intrinsèque vitale, le mot est aussi employé au sens de l’âme spirituelle (celle qui doit être purifiée et rédimée).

Cogitatio, meditatio, contemplatio Pour cogitatio, les traducteurs disent «pensée». Il est vrai que «cogitation» a pris des nuances particulières dans notre langue qui nous éloignent du sens que le mot avait dans la littérature médiévale2. Il y a au moins deux raisons 1

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Il suffit déjà de se reporter aux définitions en I, 4 (67D). Richard dit pour la contemplation d’une part «mentis perspicacia» et d’autre part, citant Hugues, «animi contuitus»; ensuite pour la méditation, d’une part «mentis intentio» et d’autre part «animi obtutus». On pourrait multiplier les exemples. Mentionnons seulement, en V, 14, un cas où anima, animus et mens sont employés pratiquement dans le même sens: il s’agit tantôt d’anima (non ualet assurgere, se non capit), tantôt d’animus (animus ascendit), et de mens (mens semetipsam excedere). Mais on voit aussi que le mot anima, en cette partie, est induit par l’environnement biblique du Cantique. Si l’on veut y trouver une différence avec animus et mens, on dira que l’âme représente plus globalement la personnalité humaine, avec son affectivité. Avec excessus, l’expression consacrée est mentis excessus. Richard entend sans doute le mot comme saint Augustin qui rapprochait cogitare

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qui nous ont amené à traduire cependant par le calque français. D’une part «pensée» a un sens trop général pour qu’on puisse le mettre en opposition à «méditation» et à «contemplation», et ce qui distingue cogitatio ne serait plus ressenti clairement. D’autre part, on perdrait l’effet rhétorique signifiant que le latin exploite en mettant en parallèle ces trois vocables. Le sens du mot peut néanmoins varier selon le contexte, mais nous avons choisi de nous en tenir à «cogitation», même dans les cas où il s’agit de citations de la Bible où les traducteurs modernes emploient d’autres termes3. Si meditatio n’offre pas de difficulté à être transcrit par le correspondant français, il faut garder à l’esprit que contemplatio peut être pris au sens ordinaire ou au sens spécifique de contemplation des mystères divins (cf. la remarque de Richard, à la fin de I, 3, qui rappelle que l’intelligence et la contemplation peuvent s’exercer autant sur des objets inférieurs que sur les réalités les plus sublimes).

Consideratio, speculatio Consideratio désigne une action de la pensée qui cherche à voir, à découvrir ou à comprendre, qui passe en revue avec une attention tournée vers un ou plusieurs objets, ou plusieurs aspects d’un objet (à la différence de la meditatio qui implique davantage de concentration sur un seul objet), tandis que la contemplatio évoque plutôt une disponibilité de la pensée pour accueillir ce qui lui est donné à voir. Dans ce qu’elle regarde, la considération voit davantage les liaisons, les harmonies que les traits individuels. Elle va plus loin que seulement regarder, elle cherche à déceler les rapports. Mais cette nuance n’est pas nécessairement toujours présente. Ces deux mots semblent même souvent être pris l’un pour l’autre. Nous avons d’autres fois le sentiment que l’auteur passe de l’un à l’autre pour éviter de se répéter. Le mot speculatio de son côté s’emploie généralement pour un regard plus attentif, ou par référence à la vision en miroir. En V, 14 (186B), Richard reprend les versets 4 et 6 du psaume 113 qu’il avait déjà abondamment commen-

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de agitare: rassembler des idées, les réunir, pour les avoir présentes à l’esprit (Confess., X, XI, 18, BA 14, p. 174; cf. É. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 100-101, et la note 4). Par exemple, Rom. I, 21: «...euanuerunt in cogitationibus suis», cité en II, 2 (80C). Des traducteurs rendent cogitatio par «raisonnement». Cf. la Bible de Jérusalem, Les Épîtres de saint Paul aux Galates, aux Romains, trad. S. Lyonnet, p. 70, note d, qui dit: «Le mot désigne dans la Bible l’exercice de la raison qui prétend se suffire à elle-même»; mais on constate en fait dans les exemples allégués que le mot est traduit le plus souvent par «pensée». Dans le contexte ricardien, la cogitation a gardé en général le sens qu’il lui donne dans ses définitions: la pensée certes cherche parfois à comprendre, mais elle n’est pas «ordonnée» (sur «ordonné», ordinatus, voir II, 9, n. 28).

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tés dans l’Adnot. in ps. 113 (337B-D), mais d’une manière assez complexe: il utilisait, comme dans le De contemplatione, la référence à la brebis égarée (même citation avec in terris), mais il y joignait la symbolique de la plaine (campus) et de la vallée; il distinguait alors très nettement les contemplativi (à la fois les monts et les béliers qui bondissent) des speculativi (les collines et les agneaux), auxquels il ajoutait les activi (représentés par les campi, les plaines) et les impii (les valles symbolisent les impies, alors que les montes et les campi sont des pii). Tout cela est un peu alambiqué et trahit sans doute une œuvre de jeunesse encore insuffisamment mûrie. Ce qui est déjà précisé, c’est que les speculativi voient par un miroir et en énigme, alors que les contemplativi voient directement la gloire de Dieu. Le même thème est repris de façon plus simple dans l’Édit d’Alexandre ou Les trois processions4 : «Speculatiuos hoc loco uolumus intelligere qui celestium secretorum ueritatem uident non nisi per speculum et in enigmate [...] Contemplatiuos uero dicimus, qui faciem reuelatam habent et ueritatem nude et aperte et absque inuolucro uident5.» La distinction entre contemplativi et speculativi et les ambiguïtés du vocabulaire sont évoquées à la fin du De contemplatione (V, 14)6.

Speculari, specula, speculum Les avis ont varié sur le rattachement du verbe speculari à specula ou à speculum. Pour saint Augustin dans le De Trinitate, XV, VIII, 14 (BA 16, p. 456), speculari est relié à speculum (ce qui fonde sans doute la traduction de II Cor. 3, 18 dans nos bibles). Mais saint Ambroise (De officiis, I, X, 33; Belles-Lettres, p. 111) semble bien lier speculari à specula et lui donner le sens de «observer». Cf. aussi André de Saint-Victor, Expos. in l. Regum, I, 1 («De Ramathaim que est Sophim, id est speculatio uel specula circumiacentis regionis»). Pour Garnier de Rochefort speculatio vient de specula: «A specula vero speculatio dicitur, quando mens ita sursum ducitur, ut nullis signis praecedentibus, nullis causis subsistentibus, mens ab omni imagine defaecata, ad superessentialem et infinitivam originem simpliciter et reciproce refertur...» Ce texte est cité par H. de Lubac (Exég. méd. I, 2, p. 633, n. 6) qui ajoute: «[Dans ce cas] l’esprit sera installé dans une région élevée où, n’ayant plus besoin de signes, débarrassé de toute image, dans une clarté qui anticipe sur la vision éternelle, il contemplera sa divine origine, “infinie et suressentielle”.»

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«Super exiit edictum, III», dans Sermons et Opuscules spirituels, éd. CHÂTILLON et W. TULLOCH, p. 76-78. Trad. J. Barthélemy (op. cit.): «Par spéculatifs nous entendons ceux qui ne voient la vérité des secrets célestes qu’à travers un miroir et en énigme [...] Nous appelons contemplatifs ceux dont la face est dévoilée et qui voient la vérité nue, découverte et sans enveloppe.» Cf. ci-après, speculari.

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En V, 14, Richard précise que parfois le sens de speculatio, dans la Bible, peut correspondre aussi à la contemplation nue de la Vérité (187A-B)7.

Dilatatio, exiguitas, anxietas Dans In Ezech. II, 5, 17, Saint Grégoire le Grand oppose la dilatatio à l’exiguitas: «Les contemplatifs n’entrevoient qu’une mince parcelle de l’éternel, mais par cette mince parcelle le sein de leur esprit se dilate amplement en ferveur et en amour, et ces âmes se font intérieurement spacieuses, du fait qu’elles accueillent en elles la lumière de la vérité comme par un étroit passage8.» Richard insiste sur une association et une dépendance des deux, avec souvent un passage de la dilatation à l’accroissement de la claire perception (178C: aurora siquidem paulatim eleuatur, eleuando dilatatur, dilatando clarificatur), notamment dans la V e partie. La complémentarité de ces deux mouvements est déjà soulignée en I, 3 (67B): «Sinus mentis in inmensum expanditur et contemplantis animi acies acuitur.» La métaphore de la colonne de fumée (cf. Cantique des Cantiques, 3, 6) est une manière de dire que par la dilatatio la pensée, d’abord errante dans le désert (cogitatio?), puis s’élevant en un mince filet (meditatio, peut-être), finit par se diffuser dans le ciel, au-delà des nuées (contemplatio). En V, 6 (175B), l’adjectif anxius (et l’anxietas) conserve quelque chose de l’idée de resserré (comme quand on dit que cela nous serre le cœur), désir aussi concentré sur un unique objet9 : intentione recta, l’intention va directement vers cet objet, ne s’écarte plus de ce but. En parallèle, l’anxietas qui accompagne cette montée comme une sorte d’impulsion, c’est l’impatience désirante. Mais on peut aussi dire que la pensée subit une réduction de ses intérêts lorsqu’elle se concentre de plus en plus sur l’objet de sa quête, le divin. Plus elle s’élève, plus elle doit être à la fois dilatée parce qu’elle entre dans l’infini de Dieu, et resserrée, subtile, parce qu’elle pénètre dans un mystère où le triple coïncide avec l’un, l’immense infini avec la présence totale10.

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Voir la note complémentaire 2 (Speculantes gloriam Dei). PL 76, 995B; CCSL 142, [p. 289] l. 465-469; SC 360, p. 260-262 («Exiguum ualde est quod de aeternitate contemplantes [animae] vident, sed ex ipso exiguo laxatur sinus mentium in augmentum feruoris et amoris, et inde apud se amplae fiunt, unde ad se ueritatis lumen quasi per angustias admittunt»). Voir les pages que Jean-Louis Chrétien a consacrées à la «dilatation mystique» (La Joie spacieuse, p. 120-134), avec des références à saint François de Sales, Grégoire de Nysse et saint Augustin. En II, 12 (90A), angustia désigne l’étroitesse des données qu’on peut retirer de l’observation des réalités inférieures (corporelles). En IV, 11(147C), on rencontre l’adjectif ar[c]tior pour dire la réduction des intérêts personnels au profit de l’essentiel. Pascal dans les Pensées (Œuvres, éd. CHEVALIER, p. 1094 [BR. 2]), à propos de l’esprit de finesse et de géométrie, écrit ceci: «Il y a deux sortes d’esprits: l’une de pénétrer vivement et profondément... l’autre de comprendre un très grand nombre de

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À cet égard, il nous semble intéressant de mentionner un texte de Dante dans le Banquet (IV, 13, dans Œuvres complètes, p. 479, trad. André Pézard), qui oppose les verbes «s’accroître» (crescere) et «se dilater» (dilatari): «...je dis qu’en propres termes on ne peut dire que le désir de science s’accroît, encore que, comme il a été dit, il s’élargisse en quelque manière. Car ce qui proprement s’accroît demeure toujours un; le désir de la science n’est pas toujours un, mais il est mille, et l’un fini, arrive l’autre, de sorte qu’à proprement parler ce n’est pas croître que s’élargir comme il fait...» La science de Dieu s’élargit lorsqu’elle prend connaissance des attributs divins. Mais la connaissance de Dieu peut croître en ce sens que l’illumination de l’esprit, au fur et à mesure des degrés d’élévation de la contemplation, s’accroît tout en restant illumination (l’aurore devient lumière du jour, tout en restant lumière, cf. V, 9 [178D]); cette connaissance de Dieu s’accroît aussi en montant les degrés de la contemplation, puisqu’elle a toujours pour objet Dieu qui est partout dans la création. La dilectio Dei peut s’accroître, il s’agit toujours d’un même sentiment pour un même objet.

Intellectibilis En recourant à l’adjectif intellectibilis, Richard cherche à différencier ce qui est concevable par l’intelligentia de ce qui est concevable par l’intellect comme raison, c’est-à-dire intelligible (intelligibilis). Il faut relier cet emploi à celui que fait Richard de la notion d’intelligentia simplex et pura comme faculté spécifique pour la saisie des réalités incréées. Le terme provient directement ou indirectement de Boèce. Il est employé pour traduire le grec νοητά. Devant l’étonnement de son interlocuteur Fabius, qui est surpris par l’emploi d’un mot que la langue latine ne connaît pas, Boèce lui en donne le sens: est intellectible ce qui subsiste par soi-même, en propre à la divinité, comme une unité et comme identique à soi, et qui n’est jamais saisi par les sens, mais seulement par l’esprit et l’intellect11. Le mot réapparaît dans

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principes... L’un [i. e. l’esprit de justesse] est force et droiture d’esprit, l’autre [l’esprit de géométrie] est amplitude d’esprit.» Nous remarquons que s’opposent et se complètent deux manières de penser, soit par effort intense et concentré (intentio recta, anxietas, celle-ci au sens de désir intense d’approfondir), soit par saisie large (dilatatio, ouverture à l’infini). In Isag. I, 3, PL 64, 11A-C: «...ipsa pars philosophiae in tres species dividitur. Est enim pars una de intellectibilibus, alia de intelligibilibus, alia de naturalibus. Tunc interpellavit Fabius, miratusque est quid hoc novi sermonis esset, quod unam speculativae partem intellectibilem nominassem. Nota, inquam, quoniam Latino sermone nunquam dictum reperi, intellectibilia, egomet mea verbi compositione vocavi. Est enim intellectibile quod unum atque idem per se in propria semper divinitate consistens: nullis unquam sensibus, sed sola tantum mente intellectuque capitur.» Cf. J.-A. ROBILLIARD, Les six genres de contemplation, p. 230 (qui donne

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NOTES COMPLÉMENTAIRES

le Didascalicon (II, c. 1 et 2, éd. BUTTIMER, p. 24-25) de Hugues de Saint-Victor, associé à la théologie (discours sur Dieu), avec référence à Boèce. Il a passé de là dans le Liber except. de Richard (I a p., l. I, c. 7; éd. CHÂTILLON, p. 107, l. 13). On le retrouve également dans le De exterm. mali et prom. boni, à propos de Jacob endormi, la tête posée sur la pierre et voyant l’échelle sur laquelle se tient le Seigneur qui s’apprête à soulever son âme pour qu’il accède, en ayant traversé les formes visibles et les formes intelligibles, à l’intelligence des intellectibles (1111C-D: ...in intellectibilium intelligentiam). Le mot était déjà présent chez Marius Victorinus, mais il est difficile de voir une filiation entre lui et Richard. Marius distingue des niveaux dont on peut seulement dire que celui des intellectibilia est le plus élevé (P. Hadot traduit toujours par «intelligible»), à quoi s’oppose au niveau inférieur les intellectualia, puis les sensibilia et la materia12. Il réapparaîtra sporadiquement notamment dans le Liber de causis, III, XVII [XVIII], XXIV [XXV]13. À titre d’information, nous ajoutons quelques lieux où nous l’avons encore repéré: chez Jean Scot commentant Denys (Expos. in Th. Myst., PL 122, 275B); Arnold de Bonneval (In ps. PL 189, 1583-1584); Jean de Salisbury (De sept septenis, sect. VI, PL 199, 959D-960A); Guillaume de Lucques, Commentum in tertiam Ierarchiam Dionisii que dicitur De divinis nominibus (éd. Gastaldelli, p. 207 s. [cité dans L. Valente, Logique et théologie, p. 135, en note 279]);

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d’autres références à la p. 231). On notera que Boèce emploie le mot intellectus (mais accouplé à mens) là où Richard se servira plutôt de intelligentia. Hugues de Saint-Victor, dans le Didasc., quelques lignes après la citation de Boèce, donne les précisions suivantes (l. II, c. 3; BUTTIMER p. 25, l. 7-17; PL 176, 753A-B): «Boèce appelle [cette science théorique] intelligible (hanc Boethius intelligibilem appellat), qui saisit la première partie intellectible par la réflexion et l’intelligence (quae primam partem intellectibilem cogitatione atque intelligentia comprehendit): ce sont toutes les œuvres de la divinité supérieure, et tout ce qui, sous le globe lunaire, vaut par un esprit plus heureux et un esprit plus pur; et pour finir ce qui appartient aux âmes humaines, toutes choses qui avaient appartenu à cette première substance intellectible et dégénérèrent, par le contact avec les corps, de l’état d’intellectible à l’état d’intelligible (et postremo humanarum animarum, quae omnia cum prioris illius intellectibilis substantiae fuissent, corporum tactu ab intellectibilibus ad intelligibilia degenerarunt)...» On a peut-être ici l’esquisse des thèses qui seront développées par Richard, quand il montre que l’intelligence «descend» jusqu’aux intelligibles où elle est accompagnée par les procédures de la raison, ou les accompagne, et que la raison «monte» aussi en accompagnant l’intelligence, jusqu’aux réalités sans images (voir en particulier I, 7 [72D-73A]). Voir Traités théologiques sur la Trinité, II, SC 69 p. 702-703, sur les quatre modes des existants; également p. 981; avec références aux divers textes, Ad Candidum et Adversus Arium. Dans l’édition P. MAGNARD et al., le mot est traduit en III (p. 3) par «intellectuel», en XVII (p. 67) et en XXIV (p. 75) par «intelligible».

NOTES COMPLÉMENTAIRES

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D. Wolberon, abbé de Saint-Pantaléon de Cologne († 1167), In Cant. cant. I, 1 (PL 195, 1071A-D).

Intellectus Le mot correspond en général à la faculté qui saisit des objets dans leur essence de manière plus approfondie que par la seule perception d’une image, et plus directe (plus intuitive peut-être) que ce que la raison permet de distinguer et de définir. Dans le De contemplatione, il est d’un emploi plutôt rare. Comme pour l’intelligentia, il présente des nuances: intellect [ordinaire], intellect pur; c’est la même «intellection», mais avec des degrés divers de finesse et d’acuité; par exemple, en III, 1, on voit que l’intellect doit être subtil et pur (109A-B: intellectus subtilis et purus) pour s’appliquer à la considération des vérités du quatrième genre, lesquelles sont exemptes de représentations par l’image qui viendraient troubler cet intellect, comme les impuretés qui affectent un or insuffisamment purifié (109C). L’emploi d’ intellectus en cette partie est peutêtre influencé par le recours aux psaumes 118 (III, 5 [115D]) et 15 (III, 13 [122B-D]). En III, 9, Richard parlera alors de sens intellectif, le sensus intellectualis. Le mot se distingue mal, dans l’emploi qu’en fait Richard, de intelligentia. Il faut renoncer à lui réserver un champ d’application rigoureusement défini et à le voir désigner une catégorie particulière de la connaissance14. 14

Alain de Libera, dans L’Art des généralités, p. 438, laisse entendre que Richard adhérerait peut-être à un schéma de la connaissance divisé en cinq catégories ou niveaux. Pour cela, il donne une première citation (avec le renvoi erroné à 178D); le texte cité se lit en 148B-C, laquelle référence est alors attribuée à la seconde citation; or celle-ci ne correspond donc pas à l’indication donnée (i. e. 148C), mais provient probablement, pour autant qu’on puisse en juger, d’un autre passage en 169C. Indépendamment du fait – peut-être secondaire – qu’ intellectus n’y figure pas, ce qui se dégage de ces extraits, ce n’est en tout cas pas une distinction claire entre intellectus et intelligentia qui permettrait de situer Richard dans un même courant qu’Isaac de l’Étoile ou que l’auteur du De spiritu et anima. En fait, en IV, 12 (148B-C) le Victorin ne distingue pas entre des niveaux de fonctionnement de l’esprit, mais entre des vérités qui sont à la portée de l’esprit humain en son état ordinaire (c’est-à-dire dans le cadre de son fonctionnement rationnel), et d’autres vérités qui ne le sont pas du tout. Être à la portée peut signifier soit que l’esprit humain (rationnel) peut les découvrir par lui-même (et le cas échéant entrer en extase suite à cette découverte), soit qu’il ne peut pas les découvrir de lui-même, mais en recevoir révélation dans une extase et, en revenant à son état naturel, pouvoir y appliquer des critères rationnels et donc les comprendre, au moins dans une certaine mesure. D’autres vérités sont tout à fait hors de portée, même révélées dans une extase: l’esprit revenant à son état ordinaire n’en rapporte qu’un souvenir, mais ne peut en rendre raison ni ne peut les comprendre avec ses moyens propres; de ces vérités complètement inaccessibles, dans le souvenir qu’on en garde ou la connais-

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NOTES COMPLÉMENTAIRES

Toute référence aux distinctions aristotéliciennes ne pourrait qu’induire une mauvaise lecture du texte. Il resterait à rechercher une éventuelle parenté avec certains passages du De divis. naturae ou des Expos. in myst. theol. de l’Érigène15.

Intelligentia L’intelligentia n’est pas définie exactement dans le texte de Richard. mais elle y occupe une place importante. Si elle n’est pas définie, c’est qu’elle ne peut pas, telle qu’elle est conçue par le Victorin, entrer dans des catégories philosophiques bien délimitées. C’est une faculté, un «sens», mais tout autant une activité. L’intelligentia intelligit, perçoit, saisit, comprend. Elle est présente

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sance qu’on a ainsi acquise, on ne retient pas le contenu (leur essence), mais le souvenir de les avoir entrevues, de s’être heurté à leur incompréhensibilité. En V, 1 (169C), la thèse n’est pas très différente: il est des vérités vues en extase dont on ne peut rien retenir, sinon (comme Nabuchodonosor) le souvenir d’avoir vu quelque chose, mais non le contenu de la vision et son sens, et d’autres dont on peut se souvenir (elles s’avèrent accessibles); mais surtout la différence que met en valeur Richard est entre la part respective de l’effort pour s’approcher de la vérité, qui peut être intense, et les cas où c’est un don de la grâce, reçu pratiquement sans effort. Richard reste attaché à la thèse augustinienne de l’unité de l’âme. Lorsqu’il s’interrogeait en III, 9 sur ceux qui prétendaient que la vue des réalités supérieures et celle des réalités inférieures dépendent de deux sens différents, avait-il à l’esprit non seulement la distinction que nous venons de voir, mais aussi les prodromes du débat sur l’intellectus agent qui se développera au début du XIII e siècle? Il n’est pas possible d’engager ici une discussion sur ce point. Voir III, 9, n. 108. Ou encore avec Abélard, recherche que nous nous contentons d’indiquer. De même, il serait intéressant de suivre l’évolution qui a amené la prédominance du terme intellectus chez les auteurs ultérieurs. Dans son livre «Intellectus» et «Ratio» selon saint Thomas d’Aquin, J. Peghaire cite des textes de divers auteurs qui pourraient montrer cette évolution (p. 33-38). On peut lire en p. 18 de cet ouvrage une citation de saint Thomas associant ratio et intelligentia, à propos de l’image divine représentée par la raison et l’intelligence, en référence au Super Genesim III (i. e. De Gen. ad litt., III, XX, 30) de saint Augustin qui donnait comme équivalents ratio, mens, intelligentia (De veritate, q. 22, a. 11, ad 1): «Ad primum ergo dicendum, quod Augustinus accipit rationem et intelligentiam pro tota parte intellectiva, quae comprehendit in se et apprehensionem intellectus et appetitum voluntatis; et sic voluntas non excluditur ab imagine.» On pourrait relever de nombreux textes analogues chez saint Thomas, même s’il semble privilégier intellectus. Une investigation plus poussée montrerait que l’intelligentia chez certains auteurs est finalement réservée à l’intelligence angélique ou divine, libérée de toute procédure rationnelle et opérant par un intuitus direct, ce qui n’est pas très éloigné de la position de Richard qui voit dans cette intelligence – éclairée par la grâce divine – une lumière recevant une illumination supérieure, et entrant dans le domaine de l’inexprimable.

NOTES COMPLÉMENTAIRES

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lorsque la pensée en est encore au stade où elle s’empare des images, au moment de leur perception mentale, ou lorsqu’elle les recueille dans la mémoire, les réactive en puisant dans ses souvenirs, ce que nous avons appelé le «sens imaginal» (cf. III, 8 [118B-C]: celum imaginale); mais elle n’est pas présente à proprement parler dans le moment où les sens perçoivent et transmettent ce qui a été perçu; nous serions là encore dans la zone «terre» correspondant aux sens corporels. Elle est présente lorsque la pensée, usant des procédés de la raison qui sont à sa disposition, opère un travail de classement, de comparaison et d’investigation sur les données recueillies; c’est la mise en œuvre du «sens rationnel» (ibidem: celum rationale). Ces données – plus on s’élève dans l’abstrait ou, pour mieux dire, le spirituel – sont de moins en moins tributaires des images, elles sont perçues par le «sens intellectif» (celum intellectuale16). Il peut s’agir de réalités mentales qui sont dans l’esprit, comme les notions de justice, de culpabilité, d’espoir, etc., qu’il est difficile de dissocier des sentiments. Mais il s’agit de réalités, parce qu’elles sont perçues comme effectivement présentes: elles s’imposent à l’esprit. Et l’intelligence s’en préoccupe pour satisfaire le besoin de comprendre: il y a encore des traces d’images pour alimenter des comparaisons, il y a des traces de raisons pour établir des causes et donner des explications, puis il n’y a plus d’images possibles, sinon par métaphore. Au degré supérieur, l’intelligence humaine se retrouve seule, mais elle n’est déjà plus tout à fait elle-même. Elle a franchi le voile qui obscurcit sa connaissance des réalités spirituelles supérieures (intellectibilia), mais elle l’a franchi par purification progressive (intelligentia pura) et par dépouillement (intelligentia simplex) pour se concentrer sur ce qu’on doit peut-être appeler l’Idipsum17. Comment comprendre cette transformation? Toute trace d’image est abolie, toute raison est oubliée. Seule subsiste ce qu’on aimerait décrire comme la réalité d’une évidence, malgré le danger des termes qui rappellent les images et les sensations (réalité, c’est-à-dire qui peut être touché, évidence, qui peut être vu...). Dès lors, il faut recourir au langage symbolique. L’intelligence est une «lumière» que l’esprit humain projette sur des objets, qui est donc à ce stade encore enracinée dans l’esprit (mens) et qui est portée par une intention vers quelque chose. C’est un faisceau lumineux qui vient éclairer un objet. Mais lorsqu’il s’agit du divin, l’intelligence, transfigurée, a passé au-delà (transivit) et dépassé l’intentionalité enracinée en elle; elle ne se possède plus, mais elle est absorbée par une autre intelligence, par une autre lumière; celle-ci vient se répandre en elle et parachever cette transformation (deiformitas), qui est ressentie (vécue) comme quelque chose de réel; elle est l’Idipsum qui envahit l’intelligence, laquelle est nécessairement hors d’elle-même, sinon elle ne pourrait être absorbée dans cette lumière. On est passé de l’exiguïté humaine à la dilatation suprême. Ce sont en définitive les métaphores et les témoignages que re16 17

Voir pour cette expression III, 8, n. 103, et pour «imaginal», ibidem, n. 102. Voir infra, note complémentaire 2, In idipsum.

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NOTES COMPLÉMENTAIRES

prend Richard, qui disent le moins mal cette expérience. L’aurore, image de la lumière-intelligence qui vient de la nuit de l’âme et qui sort d’elle, complètement saturée par la lumière de l’intelligence divine; le témoignage de la Transfiguration qui atteste que l’esprit des apôtres a été complètement dépossédé de lui-même et envahi par une lumière-intelligence qui se donne à voir et à entendre.

2. TRADUCTIONS DE LA BIBLE, CAS PARTICULIERS Dux meus et notus meus (Ps. 54, 14; cf. II, 17) Le psaume 54 évoque les malheurs de David qui s’exclame, au verset 14, que Dieu vit en lui, uni à son esprit, comme guide, et connaissant ses pensées. La traduction de notus par Lemaître de Sacy et la Bible de Jérusalem (Les Psaumes, trad. R. Tournay et R. Schwab, p. 212) est «confident», qui correspond bien au contexte du psaume. Nous avons choisi «complice» qui conserve l’idée d’une proximité qui est aussi une complicité: mais comme il s’agit du corps (l’homme extérieur), certes il est un confident au sens qu’il reçoit les demandes de l’esprit, mais il est aussi celui qui exécute les missions que lui confie l’esprit, bonnes ou mauvaises d’ailleurs, comme il inspire de son côté l’esprit par ses propres désirs et ses pulsions. Pour unanimis, l’adjectif «unanime» ne conviendrait pas, puisque précisément il y a désaccord entre le corps et l’esprit depuis la chute. Richard entend sans doute par là que le corps et l’esprit partagent la même vie, la même âme au sens du même principe vital, ce qui nous a amené à une traduction cette fois moins directe.

In deliciis meis (Ps. 138, 11; cf. III, 10) Cette nuit est mon illumination dans mes délices: «Texte difficile et diversement traduit», dit le chanoine Osty, dans la note ad hoc, dans La Bible, Les psaumes, p. 356). Saint Jérôme, dans le Breviarum in psalmos (PL 26, 1233AB), en qualifiant de meilleure l’interprétation de Symmaque (la nuit, lumière divine, enveloppe l’homme), fait ce commentaire: «Et dixi, Ergo tenebrae conculcabunt me, et nox lux mea in deliciis meis. [...] Quod Symmachus melius interpretatus est dicens: Et nox lux circum me sedet.» Si nous consultons quelques traductions, nous trouvons effectivement une certaine diversité. Lemaître de Sacy: «La nuit même devient toute lumineuse pour me découvrir dans mes plaisirs.» L. Segond: «La nuit devient lumière autour de moi.» La Bible de Jérusalem (R. Tournay): «Qu’une nuit sans lumière me garantisse.» É. Osty et J. Trinquet: «Que la lumière soit nuit autour de moi.» É. Dhorme: «Que du moins les ténèbres me couvrent et que la lumière, autour de moi, soit la nuit!» On note que la conjonction de nox et lux suggère généralement une

NOTES COMPLÉMENTAIRES

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identité, ou un échange des significations (la nuit devient une lumière, ou ce qui est lumière est nuit, ou inversement...). Mais cela ne nous aide guère pour «in deliciis ». Saint Augustin, dans Enarr. in ps. 138, 14 (PL 37, 1792; CCSL 40, p. 999) fait de «in deliciis meis» une référence au Christ venu illuminer la nuit des hommes par la joie de la Rédemption18. Si Lemaître de Sacy a cherché à rendre littéralement «in deliciis meis», la plupart des autres traducteurs suivent saint Jérôme. Comment Richard l’entendait-il? Aucune des traductions modernes ne convient vraiment. Nous avons essayé de rester (comme Lemaître de Sacy) au plus près du texte. Nous proposons deux interprétations. La première: nous entendons «in deliciis» au sens de «dans notre état de plaisir humain» (nous sommes dans cette vie terrestre) qui nous voile les réalités divines, nous sommes donc dans la nuit, mais l’illumination divine vient nous éclairer. Mais nous pourrions aussi, selon une seconde interprétation, comprendre «in deliciis meis» en le rapprochant du sens de delectatio, le mot qui exprime dans le De contemplatione de Richard l’un des effets de la contemplation; le voile (nos insuffisances qui offusquent notre intelligence) est percé par la lumière divine qui nous donne déjà accès à des délices, à un début d’illumination délectable. Dans le Beni. min., c. XXXVI (25D; SC 419), on lit: «C’est pour cette raison (qua ergo ratione) que nul ne peut connaître les délices spirituelles (spirituales delicias cognoscat), à moins qu’il ne néglige pas d’entrer dans son cœur et de séjourner en lui-même (nisi qui ad cor suum intrare, et intus habitare non dissimulat).» Les délices spirituelles comme fruit de l’introspection. Sans doute même faut-il songer au sens que prenait le mot deliciae selon les étymologies médiévales (Isidore, Etymolog. PL 82, 496C) qui comprenaient Paradisus à partir de Eden au sens de deliciae, qu’on retrouve dans Ez. 28, 13, cité par Richard en IV, 8 (142B): «Et pour la nature angélique nous pensons aux paroles que nous lisons ailleurs: “Toi, le sceau de la ressemblance [de Dieu], plein de sagesse et de beauté, tu as été dans les délices du paradis de Dieu”.» La contemplation des réalités spirituelles est déjà un peu une vision paradisiaque. Voir aussi en IV, 16 (155C): «Donc, ne te semblent-ils pas en train de manger, ceux qui, au prix de beaucoup d’application et d’une longue méditation, n’arrivent presque pas à atteindre aux délices de la vérité (ad delicias ueritatis pertingere).»

Manda, remanda, manda, remanda (Is. 28, 10-13; cf. IV, 13) Nous le comprenons au sens d’adresser un appel, une demande, voire faire signe. «Aviser» a le sens large de «informer» (Dieu informe l’âme de sa présence), «prévenir», «demander» (Dieu demande à l’âme de l’accueillir, ou

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Dans l’Enarr. in ps. 26, II, 9, saint Augustin fait de deliciis meis l’équivalent de ipso Domino meo (BA 58/A, p. 56).

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NOTES COMPLÉMENTAIRES

mieux, inspire l’âme, lui suggère...; ce n’est pas une parole divine que l’âme entend, mais plutôt une inspiration qu’elle perçoit). De plus, le verbe «aviser» a un petit air étrange qui garde quelque chose de l’effet que «manda remanda » pouvait avoir sur les auditeurs de Richard. Nous aurions pu choisir la traduction à partir du verbe «mander», qui, dans certains emplois, est encore en usage («on vous mande», on vous demande). Mais la tournure, continuellement répétée ne serait pas très heureuse pour l’euphonie. Le texte d’Isaïe est difficile à interpréter. La Bible de Jérusalem et l’une des versions Segond proposent une sorte d’équivalent pour ce passage: «Ordre sur ordre... règle sur règle... tantôt par-ci, tantôt par-là!» On allègue qu’il s’agit dans le texte hébreu d’onomatopées imitant la parole prophétique à la manière d’un langage d’enfant19. Les traductions que nous avons consultées reprennent généralement ce qu’on lit dans les versions modernes de la Bible. Mais il est évident que Richard de Saint-Victor n’entendait pas ces mots de cette manière. Dans ce verset d’Isaïe, nous avons encore la répétion de modicum ibi. Il s’agit bien sûr dans ce texte d’un redoublement à caractère musical ou rythmique (d’où notre refus de traduire par «ici» et «là», cf. notre note 104, p. 481). Il nous semble en outre que la reprise par Richard n’est pas sans rappeler une autre répétition qui était sans doute encore plus familière à ses auditeurs, celle qu’on lit en Ioh. 16, 16: «Modicum et iam non videbitis me; et iterum modicum et videbitis me.» Certes il ne s’agit pas du même contexte, mais il y a néanmoins un écho à l’idée de Dieu disparaissant pour un temps, réapparaissant pour un temps: même recours à un procédé rhétorique d’insistance et de mobilisation de l’attention.

In idipsum (Ps. 4, 9; cf. IV, 22) «In pace in idipsum dormiam et requiescam» (Ps. 4, 9). Quel que soit le sens de l’original hébreu, la phrase latine telle que nous la lisons dans la Vulgate est rebelle à la traduction. La diversité des versions modernes en témoigne. Littéralement, idipsum signifie «cela [soi-] même», qui paraîtrait un peu incongru dans la traduction. Ici, nous pensons qu’il faut lire le mot aussi près que possible du latin tel que nous l’avons, et ne pas le gloser par des équivalents que le contexte ne justifie pas vraiment, comme «l’être même» (être n’est pas présent dans le texte), «l’identique même» (identique tend vers idem plutôt que vers ipsum), «dans ce lieu même»... Faute de mieux, nous avons traduit par «l’immuable soi-même» (qui veut à peu près dire «l’immuablement soimême»), en restant dans le contexte du passage qui se réfère surtout à un état de l’âme devenue participante de l’immutabilité divine par opposition à la mutabilité de la création. Tout ce qui est créé est continuellement changeant; l’In-

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Voir aussi dans Le Livre d’Isaïe (au t. II de l’éd. de la Pléiade, trad. et notes par J. Kœnig) la note 10, p. 91, qui commente ce passage dans le même sens.

NOTES COMPLÉMENTAIRES

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créé, Dieu, est suprêmement immuable. Lorsque l’âme est absorbée dans le divin, elle est enfin dans l’immuable, libérée des vicissitudes: elle trouve la paix20. Dans les Adnotationes in ps. 30, Richard commence et termine son commentaire en citant précisément lc verset 9 du psaume 421. En fait, tout son propos est centré sur l’idée de repos, d’immobilité de l’esprit, d’élimination de toute perturbation par les sens. Il évoque la paix de l’âme qui naît du passage en Dieu («...tota in Deum transit»). Le verset 21 du psaume 30 dit de même que le refuge de l’homme est dans le Seigneur («abscondes eos [qui sperant in te] in abscondito faciei tuae a conturbatione hominum...», tu caches ceux qui espèrent en toi dans le secret de ta face, loin des tribulations humaines22). L’idipsum, c’est bien Dieu qui est ce refuge, ce lieu – continue le commentaire – de l’oubli momentané du monde extérieur, où l’âme s’oublie elle-même, passant au-dessus d’elle-même toute entière en Dieu23. Mais comment entendait-il l’idipsum ? Nous présumons que Richard connaissait les passages où Saint Augustin s’interrogeait sur les sens de cet idipsum. Dans l’Enarr. in ps. 121, 5, par exemple: «Quid est idipsum ? Quod semper eodem modo est; quod non 20

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L’envie était forte cependant d’employer une formule que nous avons lue dans Les Traités et récits mystiques de Sohravardî (trad. Henry Corbin, textes mystiques persans, parfois très proches de nos textes mystiques occidentaux). Il s’agit de l’Ipséité (L’Incantation de la Sîmorgh, II, 1, p. 457): «Ils disent que l’Ipséité (l’acte d’être soi-même) n’appartient qu’à Lui. [...] C’est à Lui qu’appartient l’Ipséité absolue (l’acte d’être soi).» 273A-B: «In pace in idipsum dormiam, et requiescam. Pax illa per quam et in qua anima obdormit, per quam exteriorum omnium interim memoriam amittit, per quam ipsa sibi in oblivionem venit, in qua seipsam supergressa, tota in Deum transit. Pax, inquam, illa quid aliud esse videtur quam internum illud verum et plenum gaudium, quaedam, ut sic dicam, supereffluentia spiritualium deliciarum, mira scilicet et ineffabilis quaedam satietas coelestium desideriorum?» (... cette paix par laquelle et dans laquelle l’âme s’endort, par laquelle elle perd pour un temps la mémoire du monde extérieur, par laquelle elle en vient à s’oublier elle-même, dans laquelle allant au-dessus d’elle-même elle passe entièrement en Dieu, cette paix, disje, qu’est-ce d’autre apparemment sinon la plénitude d’une joie intérieure, l’infusion d’en haut de délices spirituelles, c’est-à-dire une satisfaction admirable et ineffable des désirs célestes). Ps. 30, 21. La suite du verset renchérit: «Proteges eos in tabernaculo tuo a contradictione linguarum», qu’on pourrait traduire et gloser ainsi: tu les protèges dans ton tabernacle (la tente où se trouve l’arche), à l’abri des contradictions de la langue (au-delà des incompatibilités du langage rationnel, dans l’indicible). A. Combes (Essai sur la critique de Ruysbroeck par Gerson, t. 1, p. 747, en note) dit – un peu sommairement –: «“In pace in idipsum dormiam et requiescam”. Thème mystique fondamental d’origine augustinienne. Il a été techniquement élucidé par Richard de Saint-Victor.»

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NOTES COMPLÉMENTAIRES

modo aliud et modo aliud est. Quid est ergo idipsum, nisi quod est?» C’est donc bien, pour l’évêque d’Hippone, ce qui est toujours de la même manière; qui n’est pas tantôt un autre et tantôt un autre, qui donc «est». Car de ce qui n’est pas toujours identique, on dira non qu’il n’est pas, mais qu’il «n’est pas l’être suprême» («non omnino non est, sed non summe est»). Et saint Augustin conclut que cet être éternel et immuable, c’est précisément celui que veut dire Dieu quand il s’adresse à Moïse en lui donnant son nom, «ego sum qui sum». C’est donc par conséquent le sens de cette autre expression mystérieuse qui s’éclaire ainsi (être toujours soi-même). Richard affirme aussi dans le De contemplatione, quelques lignes plus loin, ce rapport avec Ex. 3, 14 (165D): «Et alors certes il est profondément endormi en lui-même, lorsqu’il se repose par la contemplation et l’admiration en celui pour qui c’est une seule et même chose d’être tout ce qui est, lui qui seul peut dire en toute vérité “Je suis qui je suis”24 ».) La multiplicité est en quelque sorte absorbée dans l’unité; il n’y a pas de mouvement entre les multiples, il n’y a pas de mouvement – quel qu’il soit, local, formel – entre les parties, il y a donc repos, paix suprême. L’âme s’endormant dans l’Un, fait retour à son origine; sa multiplicité (changements de désirs, soumission à la diversité des images et des sollicitations...) est endormie au profit de l’apaisement dans la contemplation de l’Un. On retrouve la même idée d’immutabilité dans De vera relig. (XXI, 41): «...idipsum, id est naturam incommutabilem et singularem», et dans Conf. IX, IV, 11: «Et tu es id ipsum ualde, qui non mutaris», tu es tout à fait «ce qui [est toujours] soi-même», qui ne subit pas de changement25. «Ce même», qui est Dieu, celui qui est 24

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165D, in fine : «et tunc quidem in idipsum obdormit, quando in eo per contemplationem et admirationem requiescit, cui unum idemque est esse omne quod est, qui solus ueraciter dicere potest “ego sum qui sum”...» Nous ne suivons pas la traduction qu’on lit dans l’édition des Confessions (BA 14, p. 21): «Tu es, toi, “cet être même” par excellence...» Elle occulte – en français en tout cas – ce qui est dit effectivement: ce [qui est] soi-même, c’est-à-dire l’identité [éternelle] à soi-même, l’immutabilité. Sur cette question voir notamment les explications divergentes de Jean-Luc Marion («Idipsum ou le nom de Dieu», dans Au lieu de soi, 389-414) et de A. Solignac (Les Confessions, BA 14, p. 550-552, et non BA 13, comme imprimé par erreur dans l’ouvrage de J.-L. Marion, p. 402). Mais c’est un autre débat – qui n’a pas sa place ici – qu’il faudrait ouvrir sur l’Être et Dieu. Les Bibles anglaises utilisent l’expression «selfsame», dont nous n’avons pas d’équivalent en français. Dans le Corpus thomisticum (http://www.corpusthomisticum.org/it/index.age), on lit ce texte (De beatitudine, c. 4, d’un auteur inconnu): «Item ubicumque vult unusquisque, ibi est in Deo, qui est vera quies animae, de qua nunc dicit anima aliquando, in pace in idipsum, id est in eo qui est immutabilis, dormiam et requiescam; et Psal. 114: convertere, anima mea, in requiem tuam, id est in Deum.» Nous ajouterons encore une remarque: cet idispsum (l’être qui est immuablement lui-même et par conséquent non issu d’un autre) est peut-être aussi en arrière plan de la formulation un peu énigmatique que nous avons signalée en en IV, 17 (157D), en note 178, p. 491.

NOTES COMPLÉMENTAIRES

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toujours identique à soi-même, c’est l’Un, ce qui échappe à la multiplicité, aux «vicissitudes». En empruntant aux néoplatoniciens une formulation qui s’adapte bien ici, nous pouvons dire que «tout ce qui se tient en repos se trouve dans quelque chose qui reste le même26 ».

In imagine pertransit homo (Ps. 38, 7: cf. IV, 8) L’homme passe sur terre comme image de Dieu; cf. saint Augustin, Enarr. in ps. 38, 11 (PL 36, 421; CCSL 38 [p. 412], l. 1-3): «In qua imagine nisi illius qui dixit “faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram”» (dans l’image de celui qui a dit «faisons l’homme à notre image...»). À première vue, le contexte du psaume lui-même ne semble guère permettre d’interpréter l’image dans ce sens, mais plutôt comme ce qui est fugitif, ce qui s’efface; c’est bien ce que les commentateurs modernes s’accordent à penser. Par exemple, le chanoine Osty, dans sa traduction (Le Livre des Psaumes, É. OSTY et J. TRINQUET, p. 138), renvoie aussi au psaume 72, 20: la vie de l’homme qui chemine sur cette terre est comme une image, un songe. Mais cette interprétation n’est pas compatible avec ce que Richard veut dire. Lui lit le verset comme saint Augustin. C’était clairement, pour l’évêque d’Hippone, l’idée que l’homme, dans son passage terrestre, est dans l’image telle que la Genèse l’annonce: c’est l’image divine. Saint Thomas d’Aquin (Commentaria in Vet. Test., in ps. 38), qui commente ce même passage, propose une triple interprétation: «...et potest hoc tripliciter exponi; uno modo de imagine Dei, quae est inquantum homo est praeditus ratione...»; et «cela peut être expliqué de trois manières; selon une première manière en l’appliquant à l’image de Dieu, en tant que l’homme est doué de raison» (trad. J.-E. Stroobant de Saint-Éloy, Commentaires sur les psaumes); mais il mentionne aussi celle où l’on peut comprendre que la vie de l’homme n’est qu’une image fugitive, inconsistante, vaine, et celle où l’image veut dire une similitude, une fausse connaissance de la vérité (verisimilitudinem, qui n’atteint pas la vraie vérité, mais un semblant de vérité).

Speculantes gloriam Dei (II Cor. 3, 18; cf. IV, 11) Même si les traductions modernes de la Bible glosent généralement speculantes gloriam Dei en «voient comme dans un miroir la gloire de Dieu», il importe ici de remarquer que Richard, choisissant cette citation de II Cor. 3, 18, et non pas I Cor. 13, 12 (videmus nunc per speculum in aenigmate, «nous voyons maintenant comme dans un miroir et en énigme»), veut signifier qu’il s’agit de la contemplation suprême (l’avant-goût de la vision béatifique). Il justifiera plus loin (en V, 14) l’emploi dans le texte sacré de speculantes au lieu de contemplantes, quand, après avoir évoqué ces deux niveaux, il revient sur les 26

Proclus, Théologie platonicienne, II, 1, H. D. SAFFREY et L. G. WESTERINK, p. 7.

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NOTES COMPLÉMENTAIRES

ambiguïtés du vocabulaire de la Bible (187A-B)27. Un texte attribué à saint Jérôme (attribution douteuse, mais le texte confirme un point de vue partagé par d’autres auteurs au Moyen Âge) appuie la lecture que nous retenons de II Cor. 3, 18. Dans In secundam epist. ad Cor. (PL 30, 780B), nous lisons: «[Dans ce passage] il est évident et manifeste que nous contemplons la gloire de Dieu («“Nos vero omnes revelata facie gloriam Domini speculantes”. Evidenter et clare Domini gloriam contemplamur»). En confirmation, dans le Comment. in Isaiam, I (PL 24, 33A-B) de saint Jérôme, nous lisons encore ceci: «L’homme donc ne peut voir la face de Dieu. Les anges en revanche [...] voient toujours la face de Dieu. Et “maintenant nous voyons comme dans un miroir et en énigme, mais alors face à face”: quand nous aurons passé de l’état d’homme à celui d’ange, nous pourrons aussi dire avec l’Apôtre: “Mais nous tous, la face découverte, contemplant Dieu, nous serons transformés28...”»). Nous avons vu que pour Richard, la contemplation suprême suppose une sorte d’angélisation (cf. IV, 6 [140A-C] et n. 32 à la traduction; IV, 13 [150D]; IV, 14 [152C]). Lemaître de Sacy, pour le même verset: «Ainsi nous tous n’ayant point de voile qui nous couvre le visage, et contemplant la gloire du Seigneur...» S. Castellion, (p. 2651): «Et nous tous regardant la clarté du Seigneur à face découverte...» Le grec dit pour speculantes: κατοπτριζόμενοι, de κατοπτρίζω, avec le sens de «se mirer dans» (le contemplatif plonge son regard en Dieu, dont il est l’image par son intelligence). Dans le sermon 57, In cantic., saint Bernard dit à la fin, en se référant à la contemplation qu’a connue Marie, la sœur de Marthe (11, SC 472, p. 175, trad. P. Verdeyen et R. Fassetta): «Nous avons aussi Marie la contemplative en ceux qui après un temps assez long, avec la coopération de la grâce de Dieu, ont pu progresser vers un état meilleur et plus heureux [...] Parfois même, “contemplant à visage découvert la gloire de l’Époux” avec une joie ineffable (reuelata facie gloriam Sponsi cum ineffabili gaudio speculantes), “ils sont transformés en cette même image, de clarté en clarté, comme par l’esprit du Seigneur”.» Il confirme ainsi indirectement le sens de speculantes. Voir aussi, à propos de la Transfiguration, en V, 2 (107C), et la n. 13.

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Voir cependant supra, note complémentaire 1, sur les interprétations de speculari. («Homo igitur Dei faciem videre non potest. Angeli autem [...] semper vident faciem Dei (Matth. 18, 10). Et “Nunc in speculo videmus et in aenigmate, tunc autem facie ad faciem” [I Cor. 13, 12]: quando de hominibus in Angelos profecerimus, et potuerimus cum Apostolo dicere: Nos autem omnes revelata facie gloriam Domini speculantes, in eamdem imaginem transformamur a gloria in gloriam, quasi a Domini spiritu [II Cor. 3, 18].»

NOTES COMPLÉMENTAIRES

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3. QUELQUES ASPECTS DE L’EXPÉRIENCE CONTEMPLATIVE SUPRÊME

Nous rassemblons sous ce titre des considérations qui devraient permettre de situer le traité de Richard dans une perspective plus large, celle de l’histoire de la connaissance spirituelle. Sur bien des aspects il a eu des intuitions qui anticipaient sur ce qui sera vécu et décrit plus tard par d’autres.

De l’«excessus mentis» à la «deiformitas» L’excessus mentis est une notion essentielle dans l’exposé de Richard. Liée à celle de l’intelligentia, elle donne l’un des éléments définissant ce qu’est la contemplation en son sens spécifique d’expérience extatique de Dieu. Un premier problème se pose, celui de la traduction qui, si l’on n’y prend garde, peut entraîner la compréhension vers des significations qui s’éloignent de celle que notre Victorin avait à l’esprit (et sans doute aussi nombre d’auteurs médiévaux, mais ici nous limiterons notre réflexion au milieu de Saint-Victor, et plus précisément aux textes ricardiens). Saint Augustin nous servira de point de départ. Dans l’Enarratio in ps. 30, nous lisons: Verbum ecstasis graecum, latine, quantum datur intellegi, verbo uno exponi potest, si dicatur excessus: excessus autem mentis proprie solet ecstasis dici29.

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Enarr. in ps. 30, II, s. 1.1 (CCSL 38, [p. 190] l. 3-4 et s. 1, 2 [p. 191] l. 1-4). Saint Augustin se réfère au titre du psaume tel qu’il peut le lire (selon certains manuscrits): «Psalmus David ecstasis». Les traductions qui reprennent ce titre interprètent ecstasis soit comme «ravissement» (S. Castellion), soit comme «émoi» (Bible de Jérusalem). Au verset 23, l’expression «excessus mentis» reprend la même idée; elle est traduite par «transport de l’esprit» (Lemaître de Sacy), «en mon émoi» (Bible de Jérusalem), «en mon trouble» (éd. OSTY-TRINQUET ; éd. Pléiade, DHORME). Nous avons nous-même employé dans l’introduction, en p. 21, l’expression «l’exubérance de l’esprit» (sortie, débordement par excès). Les traducteurs de l’Enarratio (BA 58/A, p. 207) disent «sortie hors de soi» ou «l’esprit hors de soi». L’expression n’est pas tout à fait exempte d’ambiguïté; sortie hors de son esprit, sortie de l’esprit hors de lui-même? On notera un emploi singulier d’extasis en Act. 3, 10, où le mot signifie un profond étonnement; il est couplé avec stupor. Le présent travail ne se prête pas à un examen plus approfondi de la position augustinienne. Nous dirons seulement que cela concerne l’esprit, la mens. Il s’agit, selon les distinctions que nous trouvons dans De Gen. ad litt. (XII, VII, 16 ss), de la vision «intellectuelle» qu’il faut assimiler aussi, dans le contexte ricardien, à la «vision» ou à la «connaissance» des intellectibilia, spécifique aux cinquième et sixième genres de contemplation.

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NOTES COMPLÉMENTAIRES

«Le mot ecstasis, nous dit l’évêque d’Hippone, est grec, alors qu’en latin on emploie excessus, mais pour mentis excessus on devrait dire proprement ecstasis30.» Le sens premier d’excedere (excessus), c’est «sortir». L’excessus mentis est donc une sortie de l’esprit31. Il est indispensable de rester à proximité de ce sens originel, celui qu’entendait notre Victorin, comme saint Augustin avant lui. Les traces de l’origine du mot sont encore présentes en latin, alors que pour nous les termes qui en dérivent se sont en partie ou complètement détachés de cette origine. Or, il nous faut traduire d’une manière telle que le sens de ce que disait l’auteur soit présent, autant que possible sans distorsion, dans ce que le lecteur va entendre, mieux encore, que ce sens soit indemne dans notre langue de toute déformation entraînée par les usages courants ou par les échos qui viennent résonner comme des parasites autour du mot. Nous disposons bien sûr d’«extase», qui peut convenir, et que nous emploierons aussi. Mais nous aimerions que ce terme soit entendu lui aussi dans sa pureté primitive, préservé de toutes les connotations induites par les images saint-sulpiciennes d’hommes ou de femmes «en extase», pâmés, plongés dans une vision où semble dominer une espèce de béatitude plus sensuelle que vraiment spirituelle (il ne subsiste guère de trace du processus de concentration en soi-même que cet état présuppose). Nous ne nions pas que la véritable extase produise un émerveillement et une joie, mais c’est plus la façon dont on l’exprime picturalement qui nous paraît inadéquate et qui peut induire, qu’on le veuille ou non, une compréhension

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ἔκστασις: le dictionnaire nous renvoie au verbe ἐξίστημι avec l’idée de faire sortir et mettre hors de soi. Bède, dans Hexameron, PL 91, 52B, se réfère à cette définition augustinienne à propos du sommeil d’Adam: «Non autem praetereundum quod sopor ille, sive exstasis, id est mentis excessus, ut antiqua translatio habet, quam Deus immisit in Adam, recte intelligitur, ut S. Augustinus dicit, ad hoc immissa, ut prius mens per exstasim particeps fieret tanquam angelicae curiae, et intrans in sanctuarium Dei intelligeret in novissima» (il ne doit pas nous échapper que ce sommeil, ou extase, c’est-à-dire l’ excessus mentis – selon l’ancienne traduction –, dans lequel Dieu plongea Adam, nous devons comprendre, comme le dit saint Augustin, qu’il fut envoyé d’abord pour que son esprit par l’extase soit associé à la cour des anges et, pénétrant dans le sanctuaire divin, qu’il ait l’intelligence des derniers [mystères]). Il s’agit en l’occurrence, dans le texte de Bède, du mystère de la naissance de l’Église issue du corps et du sang du Christ; réf. à saint Augustin: De Gen. ad litt., IX, XIX, 36). L’extase donc est aussi sommeil. Elle est une pénétration dans les secrets de Dieu, secrets qui sont ici autant dans le miracle de la création d’Ève que dans la signification prémonitoire que cet événement peut avoir. Elle est aussi une «angélisation» nous dit Bède (particeps angelicae curiae).

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erronée de ce que veut dire Richard, si l’on garde à l’esprit ce genre de représentation32. Après avoir longtemps hésité, nous avons décidé de rendre généralement excessus mentis par «outrepassement» de l’esprit. Le mot était en usage (rare certes) dans l’ancienne langue. Il est reparu dans des textes philosophiques modernes et convient bien pour dire le passage au-delà des possibilités mentales, ce que Richard exprime aussi par la préposition praeter: passer outre les limites. Il faut résister à la tentation de recourir au calque «excès», comme nous l’avons lu ici ou là. L’excès, dans le sens courant, fait penser davantage à la nimietas du latin, à la surabondance, voire même à la pléthore et à l’exagération. Nous avons en fait employé tantôt «outrepassement», tantôt «extase», ce dernier étant en quelque sorte mis en résonance avec «outrepassement» et pouvant dès lors signifier, avec plus de rigueur et de manière plus pure, le même sens de passage au-delà. Nous avons encore utilisé dans le même sens «contemplation extatique», dans le souci de sauvegarder une certaine variété et de ne pas trop charger le texte par un mot dont les sonorités sont un peu lourdes. Richard lui aussi introduit des formulations diverses qui sont néanmoins équivalentes pour le sens (par exemple, 155B: ad theoricos illos excessus; 164D: per extasim). C’est donc un passage au-delà de l’esprit humain, l’esprit étant transformé par l’Esprit qui l’illumine33. Ce sens de «passer outre», de se trouver au-delà, nous savons qu’il n’était pas étranger à ce que comprenaient d’autres auteurs anciens. Les exemples tirés de la Bible sont clairs. Comme le dit avec précision saint Thomas d’Aquin (De veritate, q. 13), qui commente des situations également décrites par Richard, il y a une extase de l’esprit qu’ont connue les apôtres Pierre et Jean, une extase que la Bible désigne par le sommeil (sopor) d’Adam quand Ève fut créée34, une extase qui s’appelle aussi un raptus, cf. l’apôtre Paul. Mais dans ces trois cas il s’agit toujours de l’excessus mentis, un passage dans un état où les règles de la pensée rationnelle n’ont plus cours, où les facultés mentales ordinaires sont endormies, mises hors service, comme mortes, pour laisser place à une autre sorte d’événement35. Dans le Beni. min. (LXXIII, 52D), Richard associait déjà étroi-

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De même pour «ravissement», dont le sens a tendance à dévier vers des sentiments finalement assez superficiels et communs, bien éloignés du raptus originel. Mais la notion que nous présentons ici de manière synthétique et assez sommaire, appellerait d’autres développements. Cf. n. 31, supra. Quaest. disp., De veritate, q. 13, art. 2: «...dicendum, quod excessus mentis, extasis, et raptus, omnia in Scripturis pro eodem accipiuntur.» On trouve des références à l’excessus par exemple chez Jean Cassien, Conlatio III, 7 (SC 42, p. 147); Bède, Hexameron (cité plus haut); saint Bernard (In Cant. 52, 5-6, SC 472, p. 68-74); Guillaume de Saint-Thierry, Expos. super Cant., I (SC 82, p. 296-297); Pierre Lombard, Comm. in ps. 67, 29 (PL 191, 623A); Alain de Lille, Elucidatio in Cantica, II

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NOTES COMPLÉMENTAIRES

tement l’extase et une sorte de «mort»36. Dans le De contemplatione, Richard précisera sa pensée: il réservera l’excessus mentis aux états caractéristiques du cinquième et du sixième genre, mais il soulignera que cette expérience peut survenir à propos de révélations ou de connaissances qui sont des premiers genres, mais qui sont exceptionnellement données à voir dans une extase (ou qui provoquent une extase sous l’effet de l’admiration), comme il le dit en IV, 2237. Cet «outrepassement» de l’esprit est une notion qui revient pratiquement dans tous les témoignages des mystiques. Nous proposons quelques textes qui donnent l’occasion de constater les points de convergence de ces expériences individuelles, mais communes par certains aspects constants qui accompagnent, ou mieux, caractérisent cette «sortie hors de soi». La littérature mystique est immense. Notre choix sera donc limité, mais suffisamment varié pour qu’il donne, espérons-nous, une image suggestive de l’expérience contemplative dans ses manifestations singulières38.

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(PL 210, 66C); saint Bonaventure (par ex. Itinerarium, IV, 3 éd. DUMÉRY, p. 74); etc. Beni. min., c. LXXXV (61C; SC 419, p. 340): «Notandum sane quomodo sibi occurrant testimonia Scripturarum. Quod enim propheta per Rachelis interitum, quod evangelista designat per casum discipulorum, Psalmista exprimit in Benjamin, per mentis excessum.» Il y a donc concordance entre ce qui advient à Rachel (mort), aux disciples qui tombent sur le sol lors de la Transfiguration et à Benjamin qui sort de son esprit. Au c. LXXXVI (62A; SC 419, p. 342), ce sont les deux modalités de la contemplation (Richard dit duo genera), où d’une part la raison est dépassée (mort de Rachel) et d’autre part s’opère une sortie de l’esprit (Benjamin se ipsum excedit): «Haec sunt itaque duo genera illa contemplationum, quorum unum ad mortem Rachel, alterum pertinet ad Benjamin excessum. In primo Benjamin interficit matrem, ubi omnem supergreditur rationem; in secundo autem etiam seipsum excedit, ubi in eo, quod ex divina revelatione cognoscitur, humanae intelligentiae modum transcendit.» La référence à l’état d’ivresse, mais aussi les développements de Richard sur l’état de l’apôtre Jean et de la reine de Saba (in spiritu esse ou non esse) ont pu inspirer Guillaume d’Auvergne (1180-1249) quand il définit l’excessus mentis dans son traité De anima. Les textes cités dans Autour de Guillaume d’Auvergne, par Barbara Faes de Mottoni («Guglielmo d’Alvernia e l’anima rapita», en particulier p. 55-74) le feraient penser (cf. par exemple, p. 61-62, n. 29: «... Et quia hoc in ecstasi fecerat, abreptus a sensibus corporis et subreptus in Deum...», et passim). Les rapprochements qu’on pourrait faire avec cet auteur qui est de la génération venant immédiatement après Richard, ouvriraient peut-être des perspectives intéressantes sur l’influence du Victorin. Il faudrait cependant s’appuyer sur une étude plus approfondie des textes originaux, alors que nous n’avons pu les consulter que fragmentairement. C’est donc seulement une indication en passant. Produire des extraits hors de leur contexte va contre les principes d’une bonne analyse comparative (reproche que nous faisons parfois à ceux qui se sont emparés

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Au XIII e siècle nous rencontrons l’expression dans le Mirouer des simples ames de Marguerite Porete († 1310), notamment au chapitre 45, où elle caractérise un dépassement d’une certaine connaissance39. Nous la retrouvons encore au chapitre 52 sur lequel nous reviendrons plus loin40. Nous mentionnerons plus loin un texte de Catherine de Sienne qui exprimait la même expérience41. Nous lisons également dans les Visions de la béguine Hadewijch d’Anvers (fin du XII e, début du XIII e siècle): «Et Celui qui dans le Ciel siégeait sur le trône [...] me ravit hors de mon esprit en cette fruition suprême d’admiration passant la raison, et je jouis de Lui comme je ferai dans l’éternité42.» Sainte Thérèse d’Avila († 1582) décrit son expérience en ces termes: «Ce qui est vrai, c’est qu’il se produit dans l’intérieur de l’âme un vol d’esprit aussi rapide que la balle qui sort de l’arquebuse à laquelle on met le feu. [...] Tandis que l’âme est complètement hors d’elle-même autant qu’elle peut en juger, on lui découvre des secrets admirables43.» À la même époque, saint Jean de la Croix exprime la sortie de l’âme dans la première strophe du Cantique de l’âme:

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d’une phrase de Richard pour le ranger dans un camp ou dans l’autre). Nous réservons pour un travail ultérieur une confrontation plus détaillée et argumentée qui ne pourrait trouver place ici. Voir le texte dans CCCM 69, [p. 138] l. 12 ss: «Car se on en cognoissoit autant oultre comme ce que on en cognoistra en paradis...» (car si on en connaissait autant outre, comme ce qu’on en connaîtra au paradis...); et plus loin, [p. 140] l. 2122: «Qui autent comprendroit de luy oultre ce que on en comprendra...» (qui comprendrait autant de luy outre ce qu’on en comprendra [par comparaison]...); où chaque fois oultre signifie clairement «une compréhension qui va au-delà, comme celle que les âmes auront au paradis» dans la première phrase, et «une compréhension qui est au-delà de celle qu’on peut avoir» en usant de comparaisons, dans la seconde phrase. Voir infra la note complémentaire 4, sur affectio – cognitio, p. 620. Voir le passage cité plus loin, p. 625-626, et note 105. Vision V, l. 59-65, éd. VAN MIERLO, Louvain, 1924, cité dans Hadewijch d’Anvers, Poèmes des béguines, p. 34. Le Château de l’âme, VI es Demeures, c. 5 (Œuvres, p. 972). Dans la Vie écrite par elle-même, sainte Thérèse d’Avila parle d’une suspension de l’entendement rationnel au profit d’un entendement investi par Dieu (c. XII, Œuvres p. 119): «Quand le Seigneur suspend et arrête lui-même l’entendement, il lui donne de quoi admirer et de quoi s’occuper. Il lui montre, sans l’intermédiaire du raisonnement, plus de vérités dans l’espace d’un Credo que nous n’en pourrions comprendre avec toutes les diligences du monde en plusieurs années.» La sainte affirme qu’il y a encore une «connaissance» dans la contemplation extatique. Sa description rappelle des thèses de Richard (action divine plutôt que résultat de l’industria, pénétration de la lumière de la grâce dans l’intelligentia...).

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Par une nuit obscure Ardente d’un amour plein d’angoisses, Oh! l’heureuse fortune, Je sortis sans être vue, Ma maison étant désormais accoisée44. Il fait ce premier commentaire: «C’est-à-dire que mon entendement sortit hors de soi, se changeant d’humain et naturel en divin – parce que par le moyen de cette purgation, s’unissant avec Dieu, il n’entend plus avec sa vigueur et lumière naturelles, mais par la Sagesse divine avec laquelle il est uni45.» Il le reprend plus loin ainsi: «Il est convenable à l’âme éprise d’amour, pour parvenir à sa fin désirée, de sortir aussi la nuit, tous les domestiques de sa maison étant endormis et accoisés, c’est-à-dire les opérations basses, les passions, les appétits de son âme étant endormis [...] qui sont les domestiques, lesquels étant éveillés, empêchent toujours les biens de l’âme, fâchés qu’elle sorte libre de leurs mains. Car ceux-là sont les domestiques que Notre Seigneur dans l’Évangile dit être les ennemis de l’homme46.» On aura remarqué que paraît dans ces textes l’idée d’une «transformation», d’une fusion avec le divin. La sortie hors de son esprit n’est pas une chute dans le vide, mais une ouverture à l’accueil du divin. Maître Eckhart (1260-1328/9) a des expressions analogues qui cherchent à dire cet indicible en recourant aux mêmes métaphores et en aboutissant aux mêmes affirmations paradoxales. L’excessus mentis est d’abord défini par l’expression ûzgân sin selbes47. Dans le sermon allemand 5b, il dit: «Ce que Dieu

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Œuvres spirituelles, p. 481. La Nuit obscure, l. II, c. 4 (Œuvres spirituelles, p. 549). La Nuit obscure, l. II, c. 14 (Œuvres spirituelles, p. 597). Cette citation un peu longue nous donne l’occasion de reconnaître quelque analogie avec le De contemplatione, IV, 15 (152D-153A). Comme Jean de la Croix, Richard s’efforce de décrire ce qui se passe avec l’entendement (dans son langage, intelligentia), qui subit une transformation mais non une suppression: il n’y a pas disparition de l’intelligentia qui demeure dans le sujet contemplant et qui conservera sinon le moyen de tout exprimer, au moins le souvenir d’avoir rencontré et admiré... Risquons même cette affirmation: l’extase n’est pas une perte totale de conscience, mais une conscience dilatée à la mesure de ce qui est hors mesure, incommensurable à l’humain. Sur les domestiques, cf. De contemplatione, IV, 15 (152D-153A): «Cogitatus [...] quasi domesticos uel famulantes habemus... » Voir Deutsche Werke II (806), Predigt 42, cité dans Theo KOBUSCH, «Mystik als Metaphysik des moralischen Seins», dans Abendländische Mystik im Mittelalter, p. 53: «Eckhart nennt ihn oft die “Selbstentäusserung”. [suit alors la citation du sermon] “Wäre ich nun aber aus mir selbst ganz ausgegangen und meiner völlig ledig geworden, ei, so würde der Vater vom Himmel seinen eingeborenen Sohn in meinem Geist so lauter gebären, dass der Geist ihn wieder gebären würde.”» C’est le thème de la naissance de Dieu en l’âme. Il ne nous échappe pas que certains ont

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attend de toi, c’est que tu sortes de ton être créé (aus dir selbst ausgehest deiner kreatürlichen Seinswese)48.» Et il ajoute aussitôt: «Et Dieu laisse Dieu être en toi (und Gott Gott in dir sein lässt)49.» Cette «fusion» Richard l’a évoquée par l’image suggestive de l’aurore qui se perd dans la lumière du jour, lumière de l’âme, connaissance intuitive, qui est absorbée et dilatée par l’effet d’une lumière infiniment plus grande: «L’aurore, en effet, peu à peu s’élève [...] quand enfin elle se fond dans le jour, elle en vient à disparaître par les progrès de son avancement, et sa croissance fait qu’elle en arrive – et finalement c’est ce qui lui advient –, à ne plus être du tout (ut omnino non sit). Ainsi vraiment, ainsi l’intelligence humaine [...] devient alors, par un effet admirable et par une transformation incompréhensible, plus qu’humaine50.» La même idée se lit encore ailleurs chez Eckhart et chez d’autres auteurs51. La condition d’une telle transformation attachée à la sortie de soi peut se dire aussi d’une autre manière. C’est une dépossession nous dit le Victorin: la place de Dieu dans l’âme se fait par le vide de soi-même. Il parle de l’esprit qui s’absente de lui-même52, de l’âme qui ne se possède plus53, ou il médite sur l’absence-présence de l’esprit du contemplatif en extase (la reine de Saba, puis

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déclaré péremptoirement qu’à propos de Maître Eckhart on ne peut parler de mystique. D’autres furent plus nuancés ou maintiennent la part mystique de ce maître. Encore faut-il savoir ce qu’on entend par «mystique»? Voir à ce sujet les débats lors d’un symposium, rapportés dans l’ouvrage cité ci-dessus, Abendländische Mystik im Mittelalter, p. 342-346. Il est pour nous évident que les rapprochements de textes de Maître Eckhart avec ceux de Richard, dans la perspective de la connaissance extatique, sont pertinents: il s’agit bien de textes mystiques. Deutsche Werke I, transcription J. QUINT en allemand moderne, p. 451 (texte original, p. 92, l. 26-28). Ibidem. On pourrait aussi traduire par «Dieu fait Dieu être en toi». Les mêmes formules reviennent cinq phrases plus loin. V, 9 (178B-D). Saint Augustin (Confess., VII, X, 16), qui donne la parole à Dieu: «...et tu ne me changeras pas en toi, mais c’est toi qui seras changé en moi (nec tu me in te mutabis [...] sed tu mutaberis in me).» Eckhart: «Les maîtres disent que l’âme reçoit ainsi qu’une lumière reçoit la lumière, car il n’y a rien d’étranger ni de lointain.» (Pr. 24, Deutschen Werke I, p. 417, l. 8-9; cf. la trad. de J. Ancelet-Hustache, Sermons I, p. 206). C’est bien sûr l’image suggérée par le Cantique des Cantiques qui sera reprise de multiples fois ( Jean Scot, In Exp. Hier., c. 2, PL 122, 165 C-D; Isaac de l’Étoile, sermo 17, SC 130, p. 314; etc.). Mais sa richesse symbolique ne sera pas toujours exploitée aussi complètement que par Richard. Thomas Gallus, se souvenant peut-être du De contemplatione, dit par exemple: «Mais en lui commence à se lever la lumière extatique, et belle comme l’aurore, l’âme s’élève, dans l’inconnaissance, à l’unition.» (Introd. au comm. sur la Cant., éd. J. BARBET, p. 55). Voir aussi E. von Ivánka, dans Plato christianus, p. 362. V, 9 [178D]: «[mens] a semetipsa penitus deficiat» V, 14 [185D], lors de l’alienatio mentis: «...seipsam anima sancta [...] non capit, [...] eam extra semetipsam effundat...»

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l’apôtre Jean, en V, 12 [181D]: «Quid enim aliud illi fuit spiritum non habere, nisi mente excedere»). Ce vide, Eckhart l’évoque aussi: «...pour que tu puisses recevoir la joie divine, il faut absolument te vider des créatures et les expulser de toi-même. Voilà pourquoi saint Augustin dit: “Fais le vide en toi, si tu veux être comblé”54...» Ce même thème apparaissait déjà dans le Granum sinapis, selon toute vraisemblance un poème d’Eckhart (si nous en croyons les érudits), que nous transcrivons dans la version procurée par W. Wackernagel, avec sa traduction55 : (VII) Dîn selbes icht /mûz werden nicht / al icht, al nicht trîb uber hôr! lâ sta, lâ zît / ouch bilde mît! [...] (VIII) Ô sêle mîn / genk ûz, got în! Ton être même / doit devenir néant, / transcende tout être et tout néant! Laisse le lieu, laisse le temps, / et les images également! [...] Ô mon âme, / sors, afin que Dieu entre! Dieu, dans l’expérience contemplative est «connu», même si cette «connaissance» est d’un ordre qui dépasse totalement l’expérience cognitive ordinaire, mais qui reçoit en elle l’Unité et la Trinité divines (cf. IV, 17-18)56. Nous arrêtons là les références à Maître Eckhart, que nous aurions pu largement développer encore57. 54

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Le Livre de la consolation divine, Deutsche Werke V, p. 77. Le texte de saint Augustin (Enarr. in ps. 30, II, s. 3; CCSL 28, p. 221): «Disce non diligere mundum, ut discas diligere deum, avertere ut convertaris, funde ut implearis» (apprends à ne plus aimer le monde pour aimer Dieu, à t’en détourner pour te convertir, répandstoi [hors de toi-même] pour que [Dieu] te comble). Version parue dans Poésie mystique et prière de Maître Eckhart, p. 58-59. On remarquera dans ce texte «sortir de soi», «transcender», «ni lieu ni temps» (voir notre Introduction, p. 8, de même plus loin à propos de Dante, p. 634, n. 144). Sermon 61, dans Et ce néant était Dieu, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 26: «Le troisième ciel est une connaissance limpidement spirituelle, là l’âme se trouve ravie de toutes choses présentes et toutes choses corporelles [...] Dans cette connaissance limpide l’âme connaît Dieu totalement tel qu’il est un en sa nature et trine en ses Personnes.» Cf. la trad. de J. Ancelet-Hustache (Sermons III, p. 15: «...lumière purement spirituelle...»). Texte allemand dans Deutsche Werke III, éd. QUINT, p. 38 et 511-512. Nous aurions pu également citer des formules suggestives chez Ruusbroeck et chez les disciples de Maître Eckhart Tauler et Suso. Nous ne donnerons encore qu’un exemple. Dans l’édition des Œuvres (sermons et traités) traduites par Paul Petit, nous lisons, en page 153, un texte intitulé «De la vision de Dieu et de la béatitude», texte dont l’authenticité, à notre connaissance, n’est pas confirmée, et qu’il faudrait

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De propria uoluntate se abscidere... quietas et pax Les figures de l’Ancien Testament qui illustrent l’accès à l’extase suprême sont Abraham qui communique avec le Seigneur, lorsque son esprit a retranché les demandes de sa volonté (IV, 11 [147B], et Moïse qui entre dans la nuée dans un total oubli de soi (IV, 22 [165C], comme l’âme qui, après avoir désiré, doit alors faire le désert en elle pour accéder à la contemplation de Dieu (V, 6 [175D]). Plus près de nous, parmi les nombreux témoignages de mystiques, nous aimerions citer un texte d’une religieuse, Edith Stein, qui fut l’assistante de Husserl, et qui s’exprimait à partir de son expérience personnelle, à l’occasion d’une analyse de la théologie de Denys: «Nous disions de ce sentiment de la présence de Dieu qu’il est le noyau de toute expérience mystique. Il n’est pourtant que le commencement, le premier degré de la vie mystique, qui comporte plusieurs degrés et étapes jusqu’au sommet de la contemplation infuse, jusqu’à l’union permanente de l’âme avec Dieu. À chaque degré, toujours plus, Dieu se dévoile à l’âme; de son côté, l’âme pénètre plus profondément, connaît plus intimement Dieu, qui exige d’elle un abandon toujours plus total58.» Dans une communication adressée à une revue savante, elle témoignait de manière plus précise sur son expérience, mais avec toute la réserve et la prudence d’un esprit soucieux de ne pas se laisser emporter par la subjectivité: «Il est un état de repos en Dieu, de totale détente de toute activité de l’esprit, dans lequel on ne dresse plus de plans ni prend de décision, on ne fait vraiment rien, mais, ayant remis tout l’avenir à la volonté divine, on s’abandonne totalement “au destin” [...] Le repos en Dieu, en regard de l’abandon de toute activité par manque de force, est quelque chose de tout à fait nouveau et singulier. Il s’agissait là d’un calme de mort. À sa place arrive maintenant le sentiment de sécurité, le sentiment d’être délivré de toute préoccupation, de toute responsabilité, de tout devoir pour agir. Et tandis que je m’abandonne à ce sentiment, voici qu’une vie nouvelle commence peu à peu à me combler et – sans aucune tension de la volonté – à me pousser vers de nouvelles activités. Cet afflux de courant vital semble comme l’épanchement d’une activité et d’une force qui n’est pas la mienne et qui, sans m’imposer d’exigence, devient active en moi59.»

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peut-être attribuer à un Pseudo-Eckhart, mais qui a sans doute été inspiré par les thèses d’Eckhart: «La grâce frustre l’âme de son action propre et elle la frustre aussi de son essence propre. Dans ce dépassement de soi-même l’âme s’élève au-dessus de la lumière naturelle, qui seule est le lot de la créature, et entre en contact immédiat avec Dieu.» (Texte allemand dans PREGER, Geschichte der deutschen Mystik I, p. 484.) Edith STEIN, Les Voies de la connaissance de Dieu, p. 56-58. La traduction est de nous. Le texte original: «Es gibt einen Zustand des Ruhens in Gott, der völligen Entspannung aller geistigen Tätigkeit, in dem man keinerlei Pläne macht, keine Entschlüsse fasst und erst recht nicht handelt, sondern alles künftige dem göttlichen Willen anheimstellt, sich gänzlich “dem Schicksal über-

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Nous avons trouvé dans le traité de Richard (I, 10, requiescere; II, 17; III, 4, quies, pax : IV, 22; V, 4, 11, 15) des descriptions analogues de cette paix en Dieu, dite ici avec les mots d’une philosophe dont l’aventure spirituelle était déjà hors du commun.

Experientia, admiratio, intentio Richard de Saint-Victor expose les étapes d’un cheminement qui doit conduire à la «connaissance spirituelle» du divin, en commençant, selon la ligne victorine (Hugues: le monde est un livre écrit par Dieu60), par une «lecture» admirative de la création. Ensuite, par l’introspection, il invite à une «lecture» du monde intérieur et enfin à celle du monde divin (que l’intelligence peut concevoir ou qui est révélé). Cette connaissance est une expérience (le mot revient constamment dans notre commentaire et dans le texte latin, avec son sens ordinaire, mais aussi pour caractériser ce qui est l’expérience spirituelle la plus secrète), quelque chose de vécu, de personnel. C’est un «contact» que les images reprises du Cantique des cantiques s’efforcent de dire: le baiser (osculum), l’enlacement (amplectitur), qu’on lit en IV, 15 (153B). C’est aussi, comme il est suggéré en IV, 11 (147B-C), dans le repas partagé avec Dieu, la réception d’une nourriture secrète donnée (Apoc. 2, 17: manna absconditum), don mystérieux (idem: calculum candidum), un nom nouveau que nul ne connaît que celui qui le reçoit (idem : nomen novum scriptum quod nemo scit nisi qui accipit), mais un nom qu’on ne peut dire avec les mots humains. Tout ceci est de l’ordre de l’expérience. C’est ce dont parlait déjà saint Bernard (sermon 3; In Cant., SC 414, p. 100): «Hodie legimus in libro experientiae. Convertimini ad vos ipsos...61 »

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lässt” [...] Das Ruhen in Gott ist gegenüber dem Versagen der Aktivität aus Mangel an Lebenskraft etwas völlig Neues und Eigenartiges. Jenes war Totenstille. An ihrer Stelle tritt nun das Gefühl des Geborgenseins, des aller Sorge und Verantwortung und Verpflichtung zum Handeln Enthobenseins. Und indem ich mich diesem Gefühl hingebe, beginnt nach und nach neues Leben mich zu erfüllen und mich – ohne alle willentliche Anspannung – zu neuer Betätigung zu treiben. Dieser belebende Zustrom erscheint als Ausfluss einer Tätigkeit und einer Kraft, die nicht die meine ist und, ohne an die meine irgendwelche Anforderungen zu stellen, in mir wirksam sind. [Einzige Voraussetzung für solche geistige Wiedergeburt scheint eine gewisse Aufnahmefähigkeit zu sein.]» Edith STEIN, “Beiträge zur Philosophischen Begründung der Psychologie und der Geisteswissenschafen, Erste Abhandlung Psychische Kausalität”, dans Edith Stein Gesamtausgabe, VI, p. 73 (paru d’abord dans Jahrbuch für Philosophische Begrundung der Psychologie und der Geisteswissenschaften, V, 1922, p. 76). Ce texte est aussi mentionné dans Les Voies de la connaissance de Dieu, p. 98-99. «Uniuersus mundus [...] liber est scriptus digito Dei», De tribus diebus, CCCM 177 [p. 9] l. 94-95 [PL 176, 814B]. Selon la traduction d’Albert Béguin (Œuvres mystiques de saint Bernard, p. 100):

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Et plus loin, dans le même sermon, le cistercien ajoutait: «Si quis ex ore Christi spirituale osculum vel semel accepit, hunc proprium experimentum profecto sollicitat, et repetit libens62.» Il est cependant clair que l’orientation bernardine qui sera interprétée dans le sens de l’affectif, n’est pas celle de Richard chez qui la dominante reste «cognitive»: le cœur pour Richard (et pour saint Augustin) est cet organe immatériel des sens intérieurs spirituels qui permettent d’appréhender ce qui est inaccessible aux sens physiques, et donc aussi au-delà des émotions du sentiment63. Cette expérience s’accompagne d’admiration. On peut lire, éparses dans le texte, des indications sur elle. Elle est aussi stupéfaction devant le mystère, non sans parfois peut-être quelque sentiment d’effroi (IV, 11 [147A]: «L’esprit souvent se sent subitement secoué tout entier par de grands et d’étonnants bouleversements [...] renversé par trop de crainte...» (elle n’est donc pas sans «crainte et tremblement» [Ps. 2, 11]). Saint Thomas d’Aquin évoque la même idée dans la question 180 sur l’extase: «L’admiration est une espèce de crainte consécutive à l’appréhension d’une chose qui excède notre faculté. L’admiration est donc un acte consécutif à la contemplation d’une vérité sublime64 ». Mais pour Richard, cette crainte est rapidement remplacée par un sentiment de quiétude. La «lecture» des mystères intérieurs est vécue dans un

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«Lisons aujourd’hui le livre de l’expérience. Tournez vos regards vers vousmêmes...» «Si quelqu’un a reçu de la bouche du Christ, ne fût-ce qu’une fois, le baiser spirituel, il peut désirer vraiment cette expérience personnelle et en solliciter le renouvellement» (trad. A. Béguin modifiée, ibidem). Cf. dans le De contemplatione de Richard l’expérience intérieure qui caractérise l’extase (III, 4 [114D]: quicquid humana experientia per mentis excessum raptim uidet), impossible naturellement en cette vie, réservée à un petit nombre (IV, 23 [167B]: paucis expertum), vécue par Pierre (V, 13 [184C]: hec omnia per experientiam didicit), que seuls ceux qui l’ont connue peuvent en dire quelque chose (V, 19, [193B-C]: «melius nos illorum peritia instruit...»), et constamment désirée une fois connue (V, 16 [188D-189A]: tedet animam suam uite sue, quotiens non datur consuetas delicias pro uoto habere). Saint Bernard disait dans le même passage: «Non est enim cuiusvis hominum ex affectu hoc dicere», ce qui est traduit par «il n’appartient pas à n’importe qui de dire cela de tout cœur» (SC 414, p. 101, trad. Verdeyen et Fassetta), ou «...prononcer ce vœu dans un élan du cœur» (Béguin). Mais ex affectu peut signifier aussi un élan, certes passionné, de l’âme, un désir spirituel. Sur ce texte de Bernard, voir l’article d’Emmanuel FALQUE, «Expérience et empathie chez Bernard de Clairvaux», dans Revue de sciences philosophiques et théologiques, 89 (2005), p. 655-696. Summa Th. II a-II ae, q. 180, a. 3, ad 3: «Ad tertium dicendum quod admiratio est species timoris consequens apprehensionem alicuius rei excedentis nostram facultatem. Unde admiratio est actus consequens contemplationem sublimis veritatis.» (C’est nous qui soulignons.) C’est la question où l’Aquinate part des définitions ricardiennes. Cf. encore saint Augustin, Enarr. in ps. 67, 36, PL 36, 834: «Ecstasis namque est mentis excessus: quod aliquando pavore contingit.»

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sentiment d’admiration qui se modifie, qui croît en fonction du progrès de la «lecture», ou de la contemplation. D’abord proche d’une émotion esthétique, l’ascèse mentale l’oriente de plus en plus vers quelque chose de singulier. Il faut mentionner encore l’intention (intentio, intendere) qui soutient la contemplation la plus élevée: elle est une visée, une volonté tournée et tendue vers un objet (inconnu encore) que l’esprit cherche à découvrir65. Un désir, dit-on aussi, non pas suscité par ce qu’on verrait et voudrait atteindre, mais une tension vers ce qu’on désire voir ou que la grâce divine – comme le diront les mystiques – fait désirer à l’âme par un appel intérieur. Nous lisons en III, 1: «Le meilleur ouvrier dans l’art de purifier l’or, l’artisan compétent pour confectionner le propitiatoire, c’est celui qui sait avec une si ferme intention s’attacher aux réalités célestes66 ». Il y a comme une séquence: intentio, apprehensio, comprehensio, l’appréhension (selon le mot de l’Aquinate) succédant à l’intention et précédant une compréhension inaccessible à l’esprit sans illumination.

Animus suspensus Mais nous avions déjà en I, 5 cette «intention» qui prenait la forme d’une «suspension»: le regard contemplatif s’immobilise (immobilis sistitur) et se fixe sur un point «quand l’intention de celui qui contemple s’attarde en toute liberté à percevoir et à admirer l’être et la spécificité d’un objet quel qu’il soit»67. L’image du vol des oiseaux en sa troisième modalité prend tout son sens. Il faut vraiment l’entendre comme un arrêt de tous les mouvements de la pensée qui cesse de recourir autant à la cogitation exploratrice ou flâneuse, qu’à la méditation investigatrice, tournant et retournant autour d’une idée en cherchant à l’approfondir, pour s’immobiliser dans la tension vers quelque chose de mystérieux68. Ce thème de l’état de suspension traverse tout le traité. Il est associé à l’admiration dès la définition ricardienne de la contemplation et revient pratiquement toujours accompagné de l’idée de hauteur, de sublimité céleste

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Voir aussi, au début de notre introduction, la citation de saint Augustin, p. 7. III, 1 (110B-C): «Optimus mundator auri, peritus artifex propitiatorii, qui tanta nouit intentione inherere celestibus, querens sola que sursum sunt sapere, ut nichil infimorum omnium uel per desiderium respiciat, uel per cogitationem aduertat.» I, 5 (69C): «Tunc autem in uno eodemque loco considerationis nostre defixio quasi immobilis sistitur, quando in qualiscumque rei esse uel proprietate perspicienda atque miranda contemplantis intentio libenter immoratur». On retrouvera chez Thomas Gallus le suspensus dans un sens proche, en la seconde acception que lui donne cet auteur. Cf. J. BARBET, introduction aux Commentaires du Cantique des Cantiques, p. 53: «La fine pointe tant de l’intellectus que de l’affectus tendus de toutes leurs forces vers le rayon suprême.» C’est l’intentio ricardienne.

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et d’une admiration qui habite l’esprit69. On lit chez sainte Thérèse d’Avila70, et s’inspirant d’elle, chez saint François de Sales71, des témoignages analogues. Cette expérience de l’arrêt est aussi connue des sages d’autres cultures. Nous avons donné en épigraphe un aphorisme de Tchouang-tseu (ou Zhuangzi en pinyin). Mais avant de le justifier, nous aimerions citer ici un autre passage qui montre bien qu’on est aussi dans une sorte d’excessus mentis. Dans un texte intitulé Toutes choses égales72, le même sage fait le récit suivant: «Appuyé sur son accoudoir, le regard perdu dans l’espace, Nan-kouo-Tseu-ts’i se vidait doucement de son souffle; il lui semblait avoir perdu son corps [...] “J’avais perdu mon moi” [dit-il]73.» Il ne reste plus que la perception d’un «espace central qui semble être un grand vide [...] mais un vide substantiel, fait d’une présence lumineuse et douce74 ». Ce qui est perçu reste difficile à exprimer: ce n’est plus le moi, mais autre chose, l’être de soi-même, ou soi-même dans sa pure relation à l’existence...? En fait, nous reconnaissons bien certains aspects de l’extase contemplative, même si les mots, les notions elles-mêmes ne semblent pas se rattacher à une expérience religieuse au sens où nous l’entendons dans la pensée occidentale. La différence avec Richard est manifeste. Chez le Victorin, il y a une intentio, une visée ferme, tendue (in-tensio) vers 69

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Quelques références: 67D, la définition de la contemplation («cum admiratione suspensa»), 85B («in admiratione»), 127D («in admiratione animum suspendere»), 133B (même idée), 149A («in eorum admiratione animum nostrum suspendere»), 163C («in summae unitatis et Trinitatis admiratione suspenditur»), 178C («humana intelligentia divino lumine irradiata in intellectibilium contemplatione suspenditur»), 186A («anima sancta... supra semetipsam ire mentis alienatione urgetur... in coelestibus tota suspenditur»). Sixièmes Demeures, c. 6, (Œuvres, p. 976): «Je ne sais à quel propos ni dans quel but je vous ai tenu ce langage, mes Sœurs; mais j’étais hors de moi! Ce que nous devons regarder comme absolument certain, c’est que ces désirs sont produits par les suspensions ou les extases.» Traité de l’Amour de Dieu, l. VII, c. 3 (p. 674): «Or, la bienheureuse Mère Thérèse dit excellemment, que l’union étant parvenue jusqu’à cette perfection que de nous tenir pris et attachés avec Notre-Seigneur, elle n’est point différente du ravissement, suspension ou pendement d’esprit, mais qu’on l’appelle seulement union, ou suspension, ou pendement, quand elle est courte, et quand elle est longue on l’appelle extase ou ravissement.» On aura noté cependant ici une distinction que ne fait pas Richard. Ou selon une autre version: Que tous les discours se valent. Cf. J.-Fr. BILLETER, Études sur Tchouang-tseu, p. 122. Il s’agit d’un état de «méditation», dit Jean-François Billeter, en prenant bien soin de préciser par des guillemets qu’il ne s’agit pas de la méditation au sens d’un effort de pensée centré sur un objet (cf. la définiton qu’en donne notre Victorin), mais de ce qu’il appelle «suspendre toute activité intentionnelle.» Études sur Tchouangtseu, p. 129. Ibidem, p. 131.

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quelque chose qui devient présent. L’analogie demeure néanmoins frappante et mériterait qu’on pousse plus loin l’enquête. L’épigraphe disait: «Quand on sait contempler, on ne sait plus ce qu’on voit75.» C’est une autre manière d’exprimer l’aliénation de l’esprit qui ne peut plus, avec ses facultés ordinaires, saisir ce qu’il perçoit. Il ne peut pas le dire: «Quand on perçoit, on ne parle pas, et quand on parle on ne perçoit pas76.» Nous pourrions lire cet aphorisme77 sous la forme «quand on connaît, on ne parle pas, et quand on parle, on ne connaît pas», où l’on entendrait «connaître» au sens fort de la célèbre formule de Paul Claudel (Art poétique, p. 149), connaître, c’est «co-naître», c’est-à-dire se trouver uni avec le divin qu’on perçoit, lequel naît en l’âme en même temps qu’il est connu78. L’interprétation de cette expérience est difficile à cause de la pauvreté du vocabulaire. Tout est dans le sens que nous donnons à «connaître», selon qu’il s’agit encore de l’activité appuyée sur les moyens humains, ou de l’état de l’esprit vidé de ses instruments rationnels mais disponible pour percevoir ce qui vient, dit Richard, par l’illumination divine. Ainsi, Tchouang-tseu a pu dire: «Ne pas connaître [la Voie] est donc connaissance tandis que la connaître n’est pas connaissance. Mais qui connaît cette connaissance qui ne connaît pas.» Et le dialogue se poursuit: «La Voie est inaudible, ce que tu entends n’est pas elle. Elle est invisible, ce que tu vois n’est pas elle. On ne peut pas parler d’elle, ce dont on parle n’est pas elle79.» C’est l’indicible de l’expérience extatique que les mystiques ont exprimé de leur côté avec les mêmes mots. Richard y fait clairement allusion quand il décrit à travers Abraham l’expérience de la révélation intérieure. Il y a une sorte d’arrêt, une adhésion à ce qui est perçu (IV, 11-12 [147D]: cum Domino stare... per contemplationem diutius inhere). Certaines des vérités vues dans cet état ne peuvent être rapportées (148C: cognitam visionem quasi extrinsecus relinquimus), il ne 75 76 77 78

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J.-Fr. BILLETER, Leçons sur Tchouang-tseu, p. 118. Leçons sur Tchouang-tseu., p. 25. Jean-François Billeter en rétablit le sens vrai déformé par les traductions courantes en «quand on sait, on ne parle pas...» Dans le Contra mendacium (x, 24; BA 2, p. 404-406), à propos des vérités qui sont comme enveloppées dans des figures (quae figuratis uelut amictibus obteguntur), saint Augustin dit qu’après les avoir apprises, lorsque nous les découvrons et comprenons jusque dans leurs secrets les plus profonds, c’est comme si elles étaient renouvelées dans notre connaissance (cognitione renouantur), d’une certaine manière, comme si elles renaissaient dans cette connaissance. C’est un peu la même idée: la connaissance vraie est un processus de renaissance conjointe. Un philosophe de notre temps a dit que lorsque nous écoutons les paroles, nous n’entendons véritablement qu’au moment où nous «faisons partie de ce qui nous est dit» (Heidegger, Essais et conférences, p. 259-260, trad. A. Préau). L. Wittgenstein, que nous citions dans l’introduction (n. 83) disait, d’une manière étrangement proche (Tractatus, § 4.1212): «Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.» J.-Fr. BILLETER, Leçons sur Tchouang-tseu, p. 73.

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reste que le souvenir d’avoir perçu ces vérités: c’est l’incompréhensible divin qui a été perçu (148C). L’esprit ne peut ramener parfois de cette vision que ce qu’il parvient à reformuler quelque peu dans les termes de la pensée ordinaire (148D: theophaniam raptim perceptam ad communem intelligentiam ratiocinando postmodum paululum inclinamus). Et l’on peut comprendre aussi le sens profond de la citation de saint Pierre revenant de son extase (V, 13 [184D]; Act. 12, 11): «C’est maintenant que je sais véritablement.» Il sait sans savoir80. Si le rapprochement avec nos contemplatifs est suggestif – et il suffit de reconnaître que la nature humaine et en particulier l’esprit en ses limites extrêmes sont les mêmes dans quelque culture que ce soit –, nous ne prétendons pas annexer la philosophie chinoise à la mystique occidentale, ni noyer celle-ci dans un vaste syncrétisme, mais seulement éclairer ces événements de l’esprit par le croisement des regards.

Mentis alienatio Nous avons vu en particulier en III, 6, que l’esprit contemplatif passe par une phase d’entrée en lui-même, mais que cette phase est suivie ou accompagnée d’un outrepassement: c’est le mystère de la coïncidence de l’immanence et de la transcendance où s’accomplit en sa perfection l’expérience extatique. Saint Augustin le disait déjà dans les Conf. III, VI, 11: «...tu autem eras interior 80

Cet aspect de l’extase se retrouve dans d’autres expériences qu’il faudrait reprendre en détail: l’expérience poétique que les poètes on dite parfois en déclarant ne plus être eux-mêmes («Je est un autre»); certains peut-être après le recours aux substances hallucinatoires. Par exemple Henri Michaux, dans Poteaux d’angle: «contempler... merveilleuse sustentation vibratoire [comment ne pas entendre un écho lointains du vol immobile que décrit Richard?]... qui maintient sans effort en contemplation, en suspens dans le dépassement [même remarque]... Alors peutêtre l’Immense toujours là, le virtuel Infini se répandra de lui-même...» Certaines expériences psychiques où l’on entend dire par des psychiatres (Lacan) «je ne suis pas ce que je pense». Retenons seulement que les intuitions (sinon les découvertes) de Richard avaient déjà un peu anticipé. Tout en nous rappelant ce que le contexte chrétien a de spécifique, nous nous autorisons, pour ces rapprochements, d’un religieux, Dom Jean-Baptiste Porion, dont la connaissance des conditions de la contemplation ne saurait être suspecte. Dans un ouvrage paru récemment (Lettres et Écrits spirituels), nous lisons que cet éminent chartreux dut «à la lecture de Tchouang-tseu l’intuition de sa vocation» (p. 43 et p. 557, note à la lettre du 22.12.74). Dom Porion évoque aussi Henri Michaux (p. 279), disant à ce propos que selon la manière de le lire, on peut y trouver un sens spirituel, ajoutant cette belle formule: «Il y a une façon de lire qui est aussi créatrice ou révélatrice que le dire de l’auteur.» Enfin, dans un autre texte (p. 459), il dit encore: «Il arrivera qu’un contemplatif chrétien tressaille jusqu’au fond de l’âme en lisant le dit d’un présocratique ou d’un acharyo-védique. C’est bien ainsi.»

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intimo meo et superior summo meo» (Tu m’étais plus intime que ce qui est le plus intérieur de moi-même et plus élevé que ce qui est le plus élevé de moimême): l’immanence du divin dans l’âme et en même temps la transcendance au-dessus de tout ce qui est possible dans l’esprit de l’homme81. L’expérience extatique atteint alors son comble sous la forme de l’alienatio. L’idée d’alienatio est ancienne. Il s’agit chez Richard sans doute d’un thème augustinien. L’évêque d’Hippone en fait un synonyme de l’extase, dans la Quaestio prima du second livre des Diuersis quaestionibus ad Simplicianum, à propos du songe de Nabuchodonosor, en proximité donc avec les notions de sommeil, de rêve, de prophétie82. Enfin, dans l’Enarr. in ps. 67, il l’associe à l’extase et donne comme exemple celle de saint Paul sur le chemin de Damas83. Mais si ces références mettent surtout en évidence l’aliénation comme une suppression de toute perception sensible, par les rapprochements qu’elles autorisent elles conduisent bien vers la notion de contemplation extatique. Elles correspondent à ce que dit Richard en IV, 2284. C’est en ce sens que le Victorin en fait la manifestation extrême, lorsqu’il parle de l’esprit qui s’absente de luimême. Cet état est non seulement comme une dépossession de soi, mais l’esprit se trouve hors de lui-même, étranger à lui-même au sens fort: il ne se reconnaît plus puisqu’il est complètement dans l’Autre et transformé en l’Autre (non pas «Je est un autre», mais «Je est l’Autre»). Comme le disent les néoplatoniciens, nous pensons que l’extase ici apparaît comme une dépossession, comme une aliénation du “νοῦς” en Dieu. «En lui faisant quitter ce qu’il a sans doute de plus noble mais ce qui aussi le rive toujours à sa condition et à ses limites humaines, cette aliénation introduit le contemplatif à la véritable Transcendance, par la communion la plus étroite avec Dieu85.» Cela est dit on ne

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Voir supra, III, 6, en particulier la note 90, et IV, 23. Quest. ad Simpl., II, I, 1 (PL 40, 129; CCSL 44, [p. 585] l. 40-50). Cf. Gen. 2, 21. Dans le De Genes. ad litt., VI, V, 7 (CSEL 28, p. 175, l. 4-6; BA 48, p. 452; PL 34, 342), ce même passage de la Genèse est cité ainsi: «Et iniecit Deus mentis alienationem super Adam, et obdormiuit...» Sur le rapprochement entre sommeil, mort, extase, voir supra, p. 604 et n. 31. Enarr. in ps. 67, 36 (PL 36, 834; CCSL 39, [p. 894] l. 1-14): «...Potest hic ecstasis etiam illa eius intellegi, de qua ipse [Paulus] loquens ait, scire se hominem raptum usque in tertium coelum; sive autem in corpore, sive extra corpus, nescire...» 165D: «Recte ergo per soporem mentis alienatio exprimitur, per quam ab assuetis absentatur et quasi per somnum occupata, a rebus humanis, divinarum contemplatione peregrinatur.» Cf. J. Châtillon, dans son article sur les trois modes, p. 7: «L’aliénation désigne cet oubli des choses humaines par lequel l’âme absente des préoccupations qui lui sont coutumières, et comme endormie au monde, peut librement vaquer à la contemplation des choses divines.» Cela correspond à un aspect de l’aliénation, mais pas à la totalité de l’événement. Ce sont les termes qu’emploie René Roques (introd. à la Hiérarchie céleste de Denys; SC 58bis, p. XXXIV).

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peut plus clairement en V, 14 (185A): l’esprit humain (ou l’âme) s’élève (ascendit) au-dessus de lui-même certes, mais il s’abandonne lui-même (semetipsum in imo deserens), il passe dans le divin (ad celum usque pertransiens) et s’y s’immerge complètement (solis diuinis se totum inmergit). Les contemplatifs qui connaissent l’extase entrent dans un état analogue à l’état angélique86. Et dans cet état, les anges des ordres supérieurs (cf. les contemplativi, 187A-B) «ne voient plus rien d’autre au-dessus d’eux-mêmes que la substance créatrice de toutes choses87 ». C’est la «connaissance» extatique telle que la conçoit Richard, connaissance non par miroir ou analogie, mais «face à face». Il faut ajouter ici, une fois encore, que le langage humain se sert de mots insuffisants: «voir», mais aussi «entendre88 ». Et aussi «percevoir», «éprouver», «être touché» par quelque chose, autant de façons de dire que nous avons lues dans le traité ricardien et qui se rejoignent, parce que si Dieu est «perçu», «entendu», «vu», il ne peut s’agir que de quelque chose chaque fois d’«identique à soi-même», car en Dieu, voir, entendre, penser, comprendre... ne font qu’un. L’esprit est ainsi entré dans une région étrangère au monde créé, il est non seulement devenu étranger à lui-même, mais à tout ce qui n’est pas le divin. Le Victorin anticipe aussi, par ces textes, ce qui deviendra l’un des thèmes majeurs de maître Eckhart, l’Entfremdung qu’il utilise à propos de l’extase paulinienne,

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V, 14 [186D]: «Cogitet quantum sit [...] hanc nostram naturam exultationis sue applausum iuxta angelice similitudinis tripudia formare.» V, 14 [187A]: «...nil aliud quam creatricem omnium substantiam supra seipsos aspiciunt.» Cf. certains textes augustiniens: ils évoquent la voix de Dieu entendue, situations qu’on peut aussi considérer comme des formes d’«audition extatique». Au début des Soliloques, saint Augustin s’exprime ainsi (BA 5, p. 24): «...je me cherchais avec zèle moi-même [...] quand soudain quelqu’un [une voix?], me parle (ait mihi subito), est-ce moi-même (sive ego)? est-ce quelqu’un d’autre de l’extérieur (sive alius quis extrinsecus)? ou de l’intérieur (sive intrinsecus), je ne sais (nescio).» Celui qui entend ne sait plus s’il entend une voix en lui ou venant du dehors, les repères spatiaux ne sont plus là, il est dans un état étranger au monde humain. Dans les Confessions, on lit un passage qui ressemble par certains côtés (VIII, XII, 29; BA 14, p. 6466): «...et voici que j’entends une voix (audio vocem) [venant] de la maison voisine (de vicina domo) [...] comme d’un garçon ou d’une fille (quasi pueri an puellae), je ne sais (nescio).» Sait-il ou ne sait-il pas s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille? mais est-ce que les voix à cet âge se distinguent vraiment? Ne s’agit-il pas plutôt d’une incertitude sur la nature de la voix, humaine ou divine? Et la lectio difficilior d’un manuscrit qui donne «de divina domo» (de la maison divine) trouverait naturellement sa place. Nous rencontrons à chaque fois le même nescio, qui est aussi celui de saint Paul sortant de son extase, et nous entendons presque saint Augustin dire «je ne sais pas, Dieu le sait». Nous pouvons peut-être pressentir une parenté entre ces trois textes, au moins en ce qui concerne l’étrangeté d’un état, une sorte d’alienatio, d’Entfremdung.

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et qui continuera à nourrir, sous des formes diverses, la réflexion des philosophes89.

4. L’EXPÉRIENCE EXTATIQUE EST-ELLE COGNITIVE OU AFFECTIVE SELON LE VICTORIN ? Remarques préalables Les théoriciens qui ont traité de cette question sur un plan général ont cherché à remonter dans le temps, avant le XIII e siècle90, chez les Pères de l’Église, et à classer les auteurs spirituels selon l’une ou l’autre thèse. Mais l’entreprise nous semble hasardeuse et grosse de malentendus. Nous dirons d’abord que, pour la plupart des auteurs anciens (sinon tous, mais l’enquête devrait être approfondie et élargie aux auteurs grecs91 qui ont parlé de contemplation), la question ne se posait pas de cette manière, ou, pour mieux dire, ils n’abordaient pas cette question avec la préoccupation de se démarquer d’un courant ou d’un autre. On lit ainsi chez les Pères de l’Église des propos qui, saisis isolément, peuvent affirmer la prééminence d’un aspect ou de l’autre. On ne manque pas de citer (pour mentionner les principaux) Grégoire le Grand et Augustin, dont on tire telles ou telles formules qui paraissent avouer définitivement qu’on a affaire à l’expérience prioritairement affective ou prioritairement cognitive. Mais ces auteurs étaient tous également imprégnés des textes bibliques où les deux aspects sont concurremment évoqués. Il suffit de penser

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Cf. notamment Wolfgang WACKERNAGEL Ymagine denudari (p. 168, note 532): «À ce titre, on le voit, Eckhart peut aussi être considéré comme un précurseur et un inspirateur, souvent indirect, de la thématique romantique de l’Entfremdung. L’idée d’Entfremdung (lat. abalienare) a été reprise par Hegel, Fichte et Feuerbach, avant d’évoluer vers le principe d’“aliénation” qu’en tirèrent Marx et Engels, ainsi que vers le concept de “dépersonnalisation” tel que l’a formulé Sigmund Freund. Mais ces nouvelles acceptions de l’Entfremdung constituent le calque ou le reflet inverse de l’acception eckhartienne, en sorte que l’Entfremdung “extatique” constitue désormais “un sens inadéquat” [selon les dictionnaires].» Est-ce trop dire que Richard était lui aussi un précurseur, qu’il a parcouru déjà une partie de ces réflexions sur la contemplation extatique et sur les états psychiques qui la singularisent? C’est le siècle des mises en place scolastiques qui permettent de définir plus clairement les positions, notamment par le travail de clarification et de systématisation de la pensée théologique. Elle dépasserait indûment le cadre du présent travail et devrait faire l’objet d’un examen spécifique, que nous réservons pour une (éventuelle) autre étude.

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aux passages du Nouveau Testament où il est dit que Dieu est Amour, et que la félicité supême est de Connaître Dieu92. D’autre part, on n’est pas suffisamment attentif au fait que les mots sont employés souvent dans des sens différents et qu’on en tire des conclusions définitives infondées. Quand nous lisons que l’expérience extatique dépasse toute connaissance, et qu’elle ne peut se réaliser que dans l’amour, il faut sans doute entendre le mot «connaître» au sens d’une connaissance conceptuelle et entendre «amour» au sens d’une expérience indicible, faute de mot adéquat pour dire cela. Mais à partir de l’ambiguïté du vocabulaire sont tirées des conclusions contradictoires qui trahissent souvent la pensée de l’auteur qu’on est en train de commenter, quand elles ne reflètent pas simplement l’idée que le commentateur veut y trouver (consciemment ou non)93.

Position de Richard Il faut remarquer d’abord que pour Richard la part affective n’est pas niée. C’est non seulement manifeste par le recours aux images du Cantique des Cantiques qui en sont une illustration inévitable et très prégnante. Il suffit de relire, en IV, 13-14, la manière dont le Victorin décrit le désir de Dieu dans l’âme. Ce désir, qui est une autre manière de dire l’amour, est ce qui soutient la recherche des voies de plus en plus pures vers la contemplation et qui est donc indissociable de cette quête. Richard le dit clairement en IV, 10: avant même d’atteindre aux cinquième et sixième genres de contemplation, et pour pouvoir s’avancer sur cette voie, il faut «déployer les ailes» du désir94. Si le désir agit comme stimulant nécessaire pour avancer sur cette voie, le progrès accompli nourrit à son tour le désir. «C’est en vain qu’augmente en nous l’abondance de notre connaissance du divin, si elle n’accroît la flamme de notre amour de

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Un exemple, parmi d’autres, I Ioh. 4, 7-8: «...omnis qui diligit ex Deo natus est et cognoscit Deum...» En recourant à une citation tirée de l’ouvrage de Markus BRUN, «Actus purus principii caritative diligentis», Trinitarische Theologie bei Bonaventura und ihr Ursprung (travail intéressant d’ailleurs par l’effort de clarification qu’il propose), nous lisons (p. 42, n. 170), à propos de saint Bonaventure, selon K.-H. Hoefs, que «l’expérience extatique de Dieu n’est pas possible par le moyen de l’intellect ou par une vision, mais uniquement par l’amour», il apparaît bien que c’est faute de terme adéquat pour désigner l’expérience qui est au-delà de l’intelligence ordinaire, que l’auteur emploie le mot «amour». Cette connaissance supérieure, au-delà de la connaissance conceptuelle, l’Anonyme anglais l’appelle «Inconnaissance» (sans doute sous l’inspiration de la Théologie mystique dionysienne), ce que ne fait pas Richard, même s’il en est proche sur le fond. Voir dans HUMBRECHT, Théologie négative et noms divins, l’analyse fouillée de la position de saint Thomas d’Aquin (p. 360 ss, p. 469, 471, entre autres) que nous ne pouvons résumer ici. IV, 10 (145A). Voir aussi ce que nous venons de dire sur l’intentio et le désir, p. 614.

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Dieu95.» On voit que l’aspect affectif, c’est-à-dire la volonté et le désir sont étroitement liés à la connaissance, l’accompagnent et l’entretiennent. En IV, 6, après avoir cité Matth. 5, 8 (Beati [...] quoniam ipsi Deum videbunt), Richard ajoute que le désir de voir Dieu doit passer par une élimination des «scories de l’amour terrestre» qui doit être consumé «au feu du véritable amour», comme «l’or de l’intelligence» doit être fondu. Le dépassement concerne donc autant l’affectivité que les facultés intellectuelles. On en a confirmation en V, 5 (174A), où Richard dit que «le désir devient tellement ardent que la flamme de l’amour s’accroît au-delà de la mesure humaine». Il s’agit bien ici aussi d’un outrepassement de l’affectivité, pour entrer dans une expérience qui est d’un autre ordre. Même une contemplative comme Marguerite Porete, qui s’exprime davantage en termes d’affectivité, dit de façon singulièrement proche: «L’amour de telle Ame est si conjoincte aux affluences du plus de celle oultre divine Amour, non mie par l’atainte de l’Entendement d’Amour, mais par l’atainte de son oultre amour...». Ce texte un peu énigmatique nous semble en définitive dire que l’expérience extatique de l’âme se réalise lorsqu’elle est unie à l’amour divin (par le plus, c’est à-dire le surplus d’infusion de l’amour divin qui est au-delà), non pas par entendement d’amour (connaissance amoureuse), mais par l’accès à ce qui est au-delà de l’amour (qui dépasse l’amour). Notons de surcroît que dans le Beni. min., c. XIII, Richard développe l’idée que la familiarité avec le divin (par méditation, oraison, dévotion) suscite le désir de connaître, c’est-à-dire de contempler: Lia (l’affection) cessant d’enfanter, c’est Rachel (la raison) qui brûle du désir d’avoir des enfants, c’est-à-dire de connaître (10A; SC 419, p. 126: «Incipit Rachel amore prolis aestuare, quia incipit uelle cognoscere»). Le désir précède la connaissance et lui fait place et, ajoute Richard dans notre traité, la connaissance ne peut que susciter un surcroît de désir, donc d’amour96. Mais il faut aussi relier cela au De Trinitate, lorsque Richard exposera son essai d’élucidation du mystère trinitaire. Tout ce qu’il dira de l’amor divin est probablement en arrière-plan de sa pensée dans le De contemplatione. L’unité divine pénétrant l’âme au moment de l’extase est aussi une infusion de l’amour, parce que dans cette unité, s’il y a trois personnes, elles sont une seule essence, et c’est cette essence à laquelle s’unit l’âme. Et parallèlement, il faut prendre en compte le De IV gr. viol. car., dont tout le mouvement de pensée part d’une analyse de l’affectivité, d’abord dans le monde créé (l’homme en l’occurrence), pour s’élever à l’amour spirituel et montrer qu’au troisième degré de la charité l’âme défaille, c’est-à-dire n’est plus elle-même (cf. l’alienatio), se fond dans le bon-vouloir divin, et est donc dans une disposition intérieure permettant de 95 96

Idem, 145C. Cf. aussi 155D: «...quia secundum mensuram dilectionis dispensatur et modus manifestationis.» Cf. IV, 10 (145C) et n. 63.

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«percevoir le divin». Mais, de retour dans les réalités de cette vie, en tant qu’âme ayant accompli toutes les étapes de la purification, elle a atteint l’état de perfection possible ici-bas, elle est entièrement libérée d’elle-même pour être également disponible pour le second commandement d’amour, celui de l’humanité. Le point de vue est donc différent: le De contemplatione se concentre sur la contemplation (et qu’on le veuille ou non, il est impossible de dire ce mot sans d’une manière ou d’une autre entendre une sorte de connaissance, de perception vécue); le De IV grad. viol. car. revient, après l’élévation jusqu’à l’extase, à la vie présente et à son accomplissement en ce monde; cette sublime sérénité conquise est employée à parfaire l’état présent, à l’image du Christ comme homme se sacrifiant totalement pour l’humanité97. Richard, associant les deux, reconnaissant l’effet moteur du désir de bonheur (qui se traduit chez les mystiques par la notion d’amour de Dieu), mais insistant sur l’ascension de la connaissance qui s’écarte de plus en plus de ses représentations matérielles, sauvegarde et préserve la pureté de l’élan contemplatif, toujours menacé peut-être de retomber dans le pulsionnel et le charnel. L’extase, si elle est dépourvue de toute connaissance, même sublimée, même transcendée, est-elle autre chose qu’une émotion charnelle extrême? La division entre le corps et l’âme, que les théologiens et les moralistes abordent sur le registre du conflit (cf. l’homme extérieur et l’homme intérieur), doit s’effacer, et l’homme en contemplation doit atteindre ce stade que Richard évoquait en II, 17, dans l’épithète unanimis, où l’on entend aussi bien anima (la force vitale de l’homme) que animus (l’esprit, et donc aussi spiritus, mens), réunis en une unité réconciliée et sereine98. Une expérience spirituelle que celui qui l’a connue, lorsqu’il en revient, ne peut décrire avec les mots de la langue ordinaire, apparaît comme appartenant à un domaine extraordinaire qui échappe aux catégories de la raison: il est impossible d’en tirer un concept par abstraction; l’esprit ne peut que se souvenir de quelque chose, mais ne peut rien en dire. Mais il y a un souvenir informulé dont la présence dans la mémoire est manifeste et... sensible. On le sent, on l’éprouve... Il est donc tentant, voire naturel de le dire avec les mots de l’affectivité, à condition de les entendre spirituellement, loin de toute référence au sentiment humain99. Et peut-être est-ce plus difficile de le comprendre ainsi, à 97

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L’étape ultime où l’oubli de soi comme être ressentant, éprouvant, dépouillé non seulement de lui-même mais de tout désir pour lui-même, peut s’exprimer comme une mort et une résurrection. Voir aussi notre introduction, en sa conclusion, p. 50, note 84. L’apparent manque de rigueur, qui est plutôt une certaine liberté de nos écrivains victorins dans l’emploi des mots ne doit pas étonner: ils abordent un domaine où les mots font défaut, domaine qui ne serait pas transcendant si nous avions toujours le vocabulaire et les concepts précis et pertinents pour le dire. C’est dans la mystique franciscaine qu’on aura une séparation plus nette des deux voies contemplatives, l’affective et la noétique, à la suite de saint Bernard, qui dit

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travers les mots du cœur, que si on accepte le risque de s’exprimer dans un registre plus dépouillé, celui de l’intelligence sublimée100.

5. RÉCEPTION DU DE CONTEMPLATIONE Il ne pouvait être question, dans le cadre de ce travail, de faire l’inventaire, même partiel, des thèses ricardiennes qui ont été reprises par les contemplatifs ou par ceux qui ont écrit sur la contemplation, ni de donner une liste de tous les auteurs qui ont été influencés par Richard ou qui l’ont cité101. Plus encore que pour les sources, la recherche des influences, des échos et des réminiscences plus ou moins conscientes est un travail difficile et dont les résultats demeurent souvent incertains. Si les auteurs ne mentionnent pas expressément Richard, il n’est souvent pas possible de démêler entre ce qui est une influence directe ou la reprise d’une idée transmise par un ou plusieurs intermédiaires. De plus, quand on fait appel à l’autorité de Richard, il arrive aussi qu’on parte de textes qui lui furent longtemps attribués, mais dont la critique moderne lui a retiré la paternité. C’est le cas des références fréquentes à l’Expositio in Cantica canticorum ou à l’Épître à Séverin (Epistola ad Severinum de caridans In cant., 49, 4 (Bern. opera, III, p. 75, l. 20-22): «Cum enim duo sint beatae contemplationis excessus, in intellectu unus et alter in affectu, unus in lumine, alter in fervore, unus in agnitione, alter in devotione...» («Il y a deux sortes de ravissements dans la contemplation bienheureuse: l’un se produit dans l’intelligence, l’autre dans le sentiment; l’un dans la lumière, l’autre dans la ferveur; l’un dans la connaissance, l’autre dans la dévotion», trad. P. Verdeyen et R. Fassetta, SC 452, p. 555). 100 C’est sans doute là qu’il faut chercher de quelle manière l’analyse de Richard peut être mise en rapport avec l’effort de Maître Eckhart pour tenter d’expliquer avec les mots de la philosophie cette connaissance supérieure, qui se distingue d’une émotion affective. 101 Les rapprochements que nous avons évoqués dans les pages qui précèdent, s’ils ne révèlent pas forcément une influence ricardienne avérée, montrent déjà des parentés significatives. Dans ce qui suit, nous nous intéresserons à des auteurs qui en appellent à l’autorité de Richard. Nous ne donnons ici qu’un résumé des remarques plus développées qui font l’objet d’un article à paraître. Nous ne tenons pas compte de la théologie du De Trinitate. Nous nous attachons aux thèses sur la contemplation. On lira sur cette question la synthèse qui a été publiée à la suite du colloque international tenu à Paris les 24-27 septembre 2008, L’École de Saint-Victor de Paris, Influence et Rayonnement. Mais on peut dire que Richard sera régulièrement lu, même si ses thèses sont parfois critiquées dans les milieux de la recherche sur la théologie mystique et de la spiritualité contemplative. On peut penser aussi que le caractère souvent ardu de son exposé aura pu décourager les lecteurs attirés par une contemplation plus affective et davantage séduits, par exemple, par le lyrisme d’un Jean de la Croix ou des mystiques rhéno-flamands.

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tate), celle-ci souvent citée sous le titre De gradibus caritatis102. On voit chez des auteurs modernes que Richard est rangé dans un camp ou dans un autre, selon qu’on se réfère à telle œuvre ou à tel lecteur ancien ou récent. En particulier, lorsqu’on invoque les analyses de Robert Javelet ou de Gervais Dumeige103, on oublie que certaines de leurs conclusions s’appuyaient sur des passages de textes apocryphes. Ces confusions entraînent bien sûr des méprises sur les positions de Richard dans des domaines qui sont controversés, en particulier en ce qui concerne la part affective ou intellectuelle de l’expérience mystique104. Il est certain en outre que plusieurs thèmes sont presque universels et communs à toutes ces expériences, et ne nous autorisent pas à y reconnaître une origine ricardienne. Si l’expression excessus mentis, le dépassement de l’esprit, se rencontre chez tel auteur religieux, on se gardera d’y voir toujours une influence directe de Richard, d’autant qu’il n’est pas sûr que tous ceux qui l’emploient l’entendent de la même façon. De même, en lisant par exemple Catherine de Sienne105, quand elle dit que l’«âme, comme en ivresse et hors d’elle-même, dans l’ardeur de plus en plus grande de son désir, se sentait tout à Ces deux textes ont été imprimés dans la Patrologie parmi les œuvres de Richard (PL 196, 405-524 et 1195-1208). Voir pour la question de l’auteur, Pierluigi CACCIAPUOTI, op. cit. (p. 92-93) et Rudolf GOY, Die handschriftliche Überlieferung, p. 382 ss (sur l’Expositio, voir p. 382-383, et notamment la référence à Fr. OHLY, Hohelied-Studien, qui a donné un argument décisif contre l’attribution à Richard). Pour l’Épître à Séverin sur la charité, voir l’introduction à l’édition établie par Gervais DUMEIGE, p. 20-25. 103 De Robert JAVELET, par exemple, les articles «Psychologie des auteurs spirituels du XII e siècle» et «Intelligence et amour chez les auteurs spirituels du XII e siècle». De Gervais DUMEIGE, Richard de Saint-Victor et l’idée chrétienne de l’amour. 104 Par exemple, un spécialiste d’Albert le Grand attribue à Richard des affirmations qu’il a prises dans l’ouvrage de Gervais Dumeige (Richard de Saint-Victor et l’idée chrétienne de l’amour, 1952), lequel au moment où il l’écrivait n’avait pas encore acquis la certitude que l’Épître à Séverin n’était pas de Richard. É.-H. Wéber, o.p., en effet, dans Albert le Grand, commentaire de la Théologie mystique (Introduction, p. 16 et 17), se référant donc à G. Dumeige (op. cit., p. 127, datant de 1952), reprend comme étant de notre Victorin des citations qui provenaient, pour deux d’entre elles, de l’Épître à Séverin (De gradibus caritatis, texte reconnu comme apocryphe par le même G. Dumeige en 1955), la troisième de l’Explanatio in Cant. À partir de là, il associe Richard à Hugues – ce qui est compréhensible –, et à une «théorie étrange d’une connaissance de Dieu par l’amour» – ce qui est plus surprenant. C’est sans doute ce qui a amené T.-D. Humbrecht, o. p., dans Théologie négative et Noms divins chez saint Thomas d’Aquin (p. 337, n. 3), à reprendre la même affirmation et à inclure indûment Richard dans le courant qui privilégie la voie affective. 105 Sainte Catherine de Sienne (1347-1380), Dialogue I, 2 e réponse, c. III (19), p. 7172. Au demeurant, l’expérience contemplative de Catherine de Sienne est de caractère très nettement affectif (on parlera donc de mystique nuptiale, ce que confirment les propos des secrétaires de la sainte qui disaient [op. cit., introd., p. XIX] 102

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la fois bienheureuse et douloureuse [... et] s’élevait beaucoup plus haut et ouvrant l’œil de l’intelligence, elle se contemplait dans la divine charité», on ne se permettra pas d’y supposer une réminiscence du De contemplatione, jusqu’à preuve du contraire, c’est-à-dire jusqu’à la certitude démontrée que cette sainte aurait lu Richard ou l’aurait entendu citer. Quel auteur écrivant sur son expérience mystique n’a pas, une fois ou l’autre, parlé d’ivresse, de sortie de soimême, d’élévation? Jean Châtillon, dans l’article du Dictionnaire de Spiritualité consacré à Richard106, a souligné la précarité d’un inventaire des auteurs qui ont subi l’influence du Victorin. Il donne néanmoins une information déjà très riche qu’il faudrait sans doute compléter et examiner plus en détail, là où il s’en tient à une simple mention. Nous avons, de notre côté, au gré des occasions, fait référence à des écrits de tel ou tel maître spirituel où nous trouvons des analogies, peutêtre une influence directe ou indirecte Moins hasardeuse en tout cas est la recherche d’une postérité plus immédiate. Nous nous bornerons à évoquer ici, en une liste forcément restreinte, quelques personnalités qui ont vécu peu de temps après Richard et pour lesquelles il représentait sans doute une autorité. Nous verrons que la manière dont on a compris le traité ricardien et ce qu’on en a retenu n’a pas peu contribué à en fausser, ou en tout cas à en limiter la connaissance, les appréciations et les références, presque toujours les mêmes, étant reprises de commentateurs en commentateurs, la plupart du temps de seconde main. L’évolution de l’influence de Richard est sans doute parallèle aussi au déclin du prestige de l’École de Saint-Victor107.

Lectures diverses et influence Nous citerons d’abord Thomas Gallus, l’abbé de Verceil († 1246), qui fut un temps chanoine régulier à Saint-Victor de Paris. Il a lu l’œuvre de son aîné, l’a admirée et s’en est inspiré108. Mais l’influence dionysienne se manifeste netqu’elle dictait son Livre pendant qu’elle était «ravie hors d’elle-même, [et qu’] elle parlait avec son Époux». 106 DS, t. 13, 1988, col. 646-652. Cet article offre une vue d’ensemble très richement documentée sur cette question de l’influence de Richard. 107 Richard, comme le dit Jean Châtillon, cessera «peu à peu d’être un maître que l’on suit pour devenir un auteur que l’on cite» Jean CHÂTILLON, DS, t. 13 , 1988, col. 650. 108 Explanatio super mysticam theologiam (éd. Johannes VAHLKAMPF, p. 2): «Ut enim docet prior Richardus [...] Sextum [gradum] philosophia humana ignorat.» Dans le traité intitulé Spectacula contemplationis (Declan LAWELL, éd., p. 249-285), Thomas se réfère aussi au De contemplatione (les six degrés) et au De Trinitate (p. 270), mais il subdivise systématiquement chaque degré en sept considérations, ce qui s’écarte des subdivisions ricardiennes qui ne présentent pas de schéma aussi rigide,

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tement et entraîne une orientation qui s’éloigne sensiblement des positions de Richard. Là où celui-ci s’efforçait d’expliquer une expérience qui restait mystérieuse par certains aspects, en recourant essentiellement aux témoignages de la Bible, le Vercellien introduit la Théologie mystique de Denys le Pseudo-Aréopagite comme nouveau texte canonique. Il en tire les notions d’union, de connaissance inconnaissante. Il introduit le concept nouveau d’une puissance cognitive qui excède au moins autant l’intelligence que celle-ci n’excède la raison, c’est-à-dire la principalis affectio, qu’il appelle aussi la scintilla synderesis, «seule capable de s’unir à l’Esprit divin109.» Avec Thomas Gallus s’opère un tournant qui va marquer fortement une grande partie de la littérature mystique, jusqu’à nos jours. Comme le dit Endre von Ivánka: le détachement de la mystique hors des catégories de la connaissance rationnelle, entraînant un rôle accru des expressions désignant un fond qui se situe «à côté», dans une zone de l’affectif, «s’accomplit pour ainsi dire sous nos yeux chez Thomas Gallus110 ». Ce que notre Victorin essayait de décrire par l’intelligentia en ses transformations n’est désormais plus pris en compte. On ne se réfère explicitement à lui que pour lui emprunter la division en six genres et ses définitions, en laissant de côté des pans entiers de la quatrième et de la cinquième partie du traité ricardien À peu près à la même époque, l’Itinerarium mentis in Deum (Itinéraire de l’esprit vers Dieu) de saint Bonaventure († 1274) présente plusieurs points de contact avec le traité de Richard. Nous en signalons quelques-uns dans les notes à la traduction. Selon Markus Brun, dans un ouvrage bien documenté sur les rapports entre Richard et saint Bonaventure, ce dernier non seulement recourt à la définition ricardienne de la contemplation, mais reprend les trois modes de l’extase, pour en décrire les étapes dans l’âme: deuotio, admiratio et exultatio111. Il introduit un septième degré: l’esprit, dépassant le monde intel-

mais répondent à des observations plus nuancées. Il ne s’agit, pour Thomas, aux degrés cinq et six, que d’une contemplation située dans un ordre intellectuel, en deçà de l’expérience extatique (p. 255): «Hec est descriptio contemplationis intellectualis citra mentis excessum» 109 Explanatio, idem p. 2-3 «...[vis cognitiva] quae non minus excedit intellectum quam intellectus rationem [...] scilicet principalis affectio, et ipsa est scintilla synderesis quae sola unibilis est Spiritui divino...» Troisième commentaire, prologus interpolatus, éd. BARBET, p. 115: «superintellectuales extensiones et immissiones [...] solus principalis affectus.» Il aligne son exposé sur la hiérarchie angélique selon le modèle dionysien, ce qui nous éloigne encore plus de Richard 110 Endre von IVÁNKA, Plato Christianus, p. 323. Il nous semble d’ailleurs que les deux ouvrages du Pseudo-Richard mentionnés supra (Explanatio in Cant. et La Lettre à Séverin) sont déjà marqués par cette évolution que signale E. von Ivánka. 111 Op. cit., p. 41 (cf. ci-dessus note 93).

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ligible et l’âme elle-même112, s’avance au-delà, autant qu’il est possible en cette vie, dans une sorte de repos en Dieu, comme le Christ au tombeau: c’est l’expérience vécue par saint François d’Assise, qui «passa en Dieu par un dépassement de la contemplation113 ». Saint Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274), dans la Somme théologique, II a-II ae, q. 180, a. 3, donne textuellement une définition de la contemplation telle que Richard la reprend en fait de Hugues de Saint-Victor. Plus loin il évoque les genres (art. 4), il commente (art. 6) l’image des mouvements des oiseaux et la compare à l’analyse de Denys qu’il préfère. Il eût été intéressant d’en savoir plus sur les sentiments de Thomas, à la fin de sa vie, sur ce qu’il aurait dit de la contemplation, lorsque, au témoignage de ses premiers biographes (par exemple Guillaume de Tocco qui parle d’extase), il aurait déclaré que tout ce qu’il avait écrit lui paraissait comme de la paille (l’entrelacs infini d’argumentations futiles?). Aveu d’avoir vécu et expérimenté finalement un autre savoir que celui qui s’acquiert au prix d’innombrables investigations rationnelles? Hugues de Balma (prieur de la chartreuse de Meyriat de 1289 à 1304) est quelque peu postérieur à saint Bonaventure. Son traité intitulé Theologia Mystica, aurait été composé avant 1297114. Suivant la voie tracée par Thomas Gallus et s’appuyant sur le Pseudo-Aréopagite, il développe une thèse selon laquelle il est possible d’atteindre à une contemplation extatique sans passer par les voies de la connaissance. Il se veut en rupture avec la conception ricardienne, du moins telle qu’il croit l’avoir comprise et telle qu’il la présente. Il cite en effet expressément par deux fois l’Archa mystica, dont il nomme l’auteur115. Cependant nous n’y reconnaissons pas le De contemplatione. Immédiatement après, la référence aux «quarante-deux considérations» sur le passage du Ibidem : «Restat ut haec [mens] speculando transcendat et transeat non solum mundum istum sensibilem, verum etiam semetipsam.» 113 Idem, VII, 3 (p. 102): «[Franciscus] in Deum transiit per contemplationis excessum.» Nous nous en sommes tenu à un mot à mot qui peut paraître maladroit, mais qui se veut respectueux du texte. Nous n’avons pas voulu traduire par «extase» pour éviter toute confusion avec le mentis excessus dont use Richard, qui ne correspond pas exactement avec le degré supérieur que conçoit Bonaventure (il ajoute d’ailleurs qu’on a affaire en ce cas à une contemplation en sa perfection, pour dire qu’il s’agit de quelque chose de plus que ce dont il a parlé aux deux derniers des six degrés). 114 Connu aussi sous le nom de De triplici via, ou encore Viae Sion lugent. Voir Francis RUELLO, Hugues de Balma, Théologie mystique, p. 12. 115 Théologie mystique, La voie illuminative, § 84 (t. II, p. 134): «...una [cognitio] que per speculum creaturarum sensibilium respicit, quae docetur a Ricardo de Sancto Victore in Archa mystica, ubi per XLIIas considerationes...» Sur la lecture que fait Hugues de Balma des thèses ricardiennes, voir aussi Barbara FAES DE MOTTONI, Aspetti della dottrina della contemplazione in Ugo di Balma, p. 154-155 (l’auteur ne met pas en question cette lecture). 112

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peuple d’Israël d’Égypte à la Terre promise nous oriente vers le Libellus de formatione arche de Hugues de Saint-Victor116. Il y a manifestement confusion sur les titres117. La même référence à Richard et aux quarante-deux considérations, ainsi qu’aux six degrés, est reprise dans la Quaestio difficilis, au § 25. Hugues de Balma est peut-être à l’origine de bien des malentendus sur la pensée de Richard. Parmi les chartreux, il faut mentionner encore Guigues Du Pont, mort en 1297118. Son traité se rattache à la fois à saint Bernard et à Richard. Ce dernier a manifestement inspiré Guigues et nous en trouvons la trace en plusieurs passages, sans parler des cas où il cite nommément notre Victorin119. Les conceptions divergentes sur l’aspect intellectuel ou affectif de l’expérience contemplative seront encore discutées lors des débats qui opposeront Gerson à Vincent d’Aggsbach, dans les années 1453-1455. C’est peut-être à cette époque que Nicolas Kempf, lui aussi un chartreux, écrivait son Tractatus de Mystica theologia, qui semble essayer de concilier les divers courants, mais qui est nettement orienté vers la primauté de l’expérience mystique affective, et où Richard n’apparaît pratiquement plus120. Les échos des thèses de Richard qu’on a cru déceler dans les courants mystiques ultérieurs ne sont souvent que des points de rencontre où aboutissent plusieurs analyses par des voies différentes. Mais on sait au moins que ses œuvres ont continué à être lues avec déférence, même si elles n’ont pas toujours été bien comprises. Plus nous avançons dans le temps, plus il est difficile de dire si l’on a affaire vraiment à une influence directe ou indirecte, et si l’écho qu’on croit entendre n’est pas la reprise d’éléments passés par d’autres auteurs, des intermédiaires parfois nombreux. Nous constatons surtout que le corpus des œuvres ricardiennes est inégalement connu et exploité. Le Beniamin minor est beaucoup lu. Il est traduit assez tôt en langue vernaculaire121. Il occupe une certaine place dans la pensée des PL 196, 699D, dans l’édition de P. SICARD, CCCM 176, [p. 155] l. 50-54: «...in latere arche intrinsecus in ordine scribuntur quadraginta due mansiones...» 117 Cf. les divers intitulés du De contemplatione, cités dans l’introduction, p. ***. 118 Il est l’auteur d’un traité de la contemplation (De contemplatione). Voir l’ouvrage de Dom Philippe Dupont, qui donne le texte critique du traité. On peut également consulter l’article de Christian TROTTMANN, «Contemplation et vie contemplative selon trois Chartreux: Guigues II, Hugues de Balma et Guigues Du Pont», dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 87 (2003), p. 633-680. 119 Dom Dupont donne à la fin de son ouvrage une liste importante de références à Richard, surtout au Beniamin maior, collectées dans le traité de Guigues, op. cit., 2 e partie, p. 443-444. 120 Le traité a été publié sur la base des travaux de Karl Jellowschek, par les soins de J. BARBET et F. RUELLO, dans les Analecta Cartusiana. On y trouve une référence au De IV gradibus violentae caritatis, une au Beniamin maior, mais de seconde main. 121 Des érudits signalent une traduction lorraine remontant au XII e siècle en français 116

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mystiques anglais122. Le De contemplatione en revanche ne semble pas avoir été traduit. Dante reconnaît sa dette envers Richard123. Le chancelier Gerson le cite souvent et s’en inspire. Les mystiques espagnols l’ont sans doute connu. Mais ici comme ailleurs, nous ne savons pas toujours si l’auteur que nous croyons reconnaître est présent ou s’il s’agit d’une rencontre fortuite de termes, si la source éventuelle est le fruit d’une lecture directe ou le souvenir de propos entendus124. On peut néanmoins penser que des thèses ricardiennes ont pu transiter notamment par Bernardin de Laredo, voire par Osuna, pour n’en citer que deux, et se retrouver dans les écrits de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix. Les mystiques rhénans et flamands sans doute aussi le connaissaient: à défaut de sources, nous avons eu souvent le sentiment, en les lisant, de reconnaître des positions très proches de celles de Richard: rencontres, réminiscences, chaque cas devrait être analysé. Citons, à titre d’exemple, un passage que nous avons trouvé dans un sermon de Henri Herp, lui-même puisant très souvent son inspiration chez Ruusbroeck et Tauler: «[Vires animae] ex magnitudine quoque devotionis vel admirationis, aut etiam exultationis in unitatem spiritus confluentes, oculum nostrum simplicem aperiunt, divino tandem lu-

dialectal du Nord. Voir G. HASENOHR, «Sur une ancienne traduction lorraine (XII e s.?) du Beniamin minor», dans Revue d’histoire des textes, 21 (1991), p. 237242. 122 Nous renvoyons pour une première synthèse à Clare Kirchberger, qui évoque les échos qu’on lit dans le Nuage d’Inconnaissance, chez Richard Rolle et chez Walter Hilton. Mais C. Kirchberger considère que Denys forme l’arrière-plan des thèses des mystiques anglais et que Richard «illustre et confirme les idées du PseudoAréopagite» (op. cit., p. 73), ce qui est plutôt contestable. Dès lors, elle tend à voir une influence ricardienne là où il n’y a qu’une influence dionysienne. La lecture des pages qu’elle consacre à cette question (p. 65-73) demeure utile et ouvre des perspectives intéressantes sur les courants spirituels de l’Angleterre. L’influence du De contemplatione est beaucoup moins nette que celle du Beniamin minor, même si elle est probable, au moins indirectement. C. Kirchberger (Richard of Saint-Victor, Selected Writings, p. 66) indique que ce dernier traité avait été traduit en anglais dès le milieu du XIV e siècle, sous le titre The Book of the Twelve Patriarchs. L’auteur du Nuage d’inconnaissance en aurait donné un abrégé en anglais (cf. l’édition et trad. de D. M. NOETINGER, p. 372, n. 2). Cf. aussi l’introduction à Julienne de Norwich, Une révélation de l’amour de Dieu, et l’introduction au texte original publié sous le titre A book of showings to the anchoress Julian of Norwich. 123 Voir ci-après, p. 632. 124 Comme le fait remarquer, dans son article sur l’influence de Francisco de Osuna, le Père Fidele de Ros qui cite le propos de sainte Thérèse d’Avila avouant ne pas se souvenir si elle a lu ou entendu telle comparaison (cf. sainte Thérèse d’Avila, Vie écrite par elle-même, c. XI, p. 106). Voir «L’influence de François d’Osuna», dans RAM, 15 (1934), p. 370-371.

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mine feliciter illustrandum125...» On ne peut s’empêcher d’y entendre un écho de V, 5 (174A), et peut-être aussi de IV, 15 (153D). En France, nous mentionnerons Jean-Pierre Camus. Dans son ouvrage, La Théologie mystique (Discours I, § 8)126, sa description de la pensée, c’est-à-dire de la cogitatio, est calquée en son début sur la définition de Richard. Au § 11, il reprend les trois activités mentales, la cogitation, la méditation et la contemplation, et procède à une comparaison systématique à la manière de celle que nous lisons en I, 3127. Il ne serait pas surprenant que même chez les Réformés, malgré le scepticisme que plusieurs, comme Pierre Bayle, manifestaient à l’égard de la mystique, on trouve mentionné le nom de Richard128. Nous arrêtons là les quelques indications données sur l’influence ricardienne jusqu’au XVII e siècle et nous laissons de côté les traces repérables audelà129. Plus près de nous cependant, nous avons découvert que le poète T. S. Eliot, que nous avons cité au début de notre introduction, a lu et apprécié notre Victorin. Dans un essai paru en français, mais qui n’a jamais été repris en an-

Henri Herp (ou de Herp, connu aussi sous le nom de Harphius), De processu humani profectus, Sermo I, [p. 98] l. 145-148 (éd. G. ÉPINEY-BURGARD): «Les forces de l’âme, se rejoignant dans l’unité de l’esprit, par la grandeur de la dévotion et de l’admiration, voire même de l’exultation, ouvrent notre regard simple, pour l’éclairer avec bonheur enfin de la lumière divine...» Cf. V, 6 et 9, et l’intelligentia simplex. 126 L’ouvrage date de 1640 et été réédité en 2003 (Grenoble). 127 Op. cit., p. 47, où nous lisons, avec référence explicite à Richard de Saint-Victor «...la Pensée est sans beaucoup de peine, mais ordinairement sans fruit, la Méditation fructueuse mais laborieuse et la Contemplation sans travail et accompagnée de beaucoup de fruit.» (cf. I, 3 [66D-67A]: «Cogitatio est sine labore et fructu...» Il continue en disant «la Pensée, marche, la Méditation court, mais la Contemplation vole», ce qui démarque assez bien la passage de Richard où celui-ci dit (loc. cit., [66D]): «Cogitatio serpit...» Il y a encore d’autres rapprochements possibles (p. 77, par exemple). 128 Pierre Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique et dans ses Pensées diverses sur la Comète (de ce dernier ouvrage, et en particulier de sa Continuation, on peut lire des extraits dans le recueil établi par Marcel RAYMOND, Pierre Bayle, choix de textes, p. 239-240), fait des rapprochements avec les Cabalistes et formule une critique ironique et acerbe de la déification de l’âme. Mais Pierre Poiret mentionne Richard à côté de beaucoup d’autres, dans le catalogue qui accompagne sa «Lettre sur les Principes et les Caractères des principaux Auteurs mystiques et spirituels des derniers siècles». Voir dans Écrits sur la théologie mystique, Préface, Lettre, Catalogue, P. 210. 129 Pour un modeste complément à cette liste de noms déjà longue, nous citerons une note dans Étienne GILSON, L’Esprit de la philosophie médiévale, p. 233 (n. 2), qui mentionne que Robert Ciboule (1403-1458) a été inspiré par notre Victorin pour son Livre de saincte méditaction en congnoissance de soy. 125

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glais130, consacré à une comparaison des attitudes mystiques de Dante et de Donne, l’auteur commence par remarquer qu’au XII e siècle, «la vision divine, ou jouissance de Dieu, exigeait un processus auquel l’intelligence devait participer; l’homme n’atteignait à la béatitude qu’à travers, par et par delà la pensée discursive131 ». Nous reconnaissons là l’inspiration de Richard qui est cité nommément aussitôt après. L’œuvre de Richard la plus intéressante, dit Eliot, est le De gratia contemplationis. Il cite un long extrait de la I re partie (le passage où sont les définitions de la cogitation, de la méditation et de la contemplation). Cet essai, tout approximatif qu’il est en ce qui concerne le Victorin, touche juste sur plusieurs points: rôle essentiel de l’intelligence, refus du sentimentalisme, absence de référence à une expérience personnelle, renvoi pour cela à d’autres; discrétion et pudeur donc, qualités qui devaient particulièrement plaire à T. S. Eliot.

Dante et Richard de Saint-Victor La présente note tente brièvement de mesurer la portée de l’éloge de Richard prononcé par Dante132, et de relever les principaux parallèles entre le De contemplatione et le Paradiso qui permettent d’apporter un éclairage sur la nature de l’expérience contemplative décrite par le poète133. Dans l’Épître XIII134, Dante explique le sens de la Divine Comédie. Il rappelle qu’il en est l’auteur, et mieux, «l’agent pleinier», en renvoyant à l’exorde «Deux attitudes mystiques, Dante et Donne», dans Le Rameau d’Or 14 (Paris, 1927) p. 149-173. Cf. Paul MURRAY, T. S. Eliot and Mysticism: the secret History of “Four Quartets”, p. 26-29. 131 T. S. Eliot, op. cit., p. 154. 132 Paradiso, X, 132 (voir n. 16, infra). 133 Étienne Gilson, dans un article intitulé «La Conclusion de la “Divine Comédie” et la mystique franciscaine», paru dans la Revue d’histoire franciscaine, I (1924), p. 55-63, a affirmé que, pour toute la partie du Paradiso où le poète évoque une expérience contemplative, «tout le chant XXXIII est étroitement dépendant de deux œuvres mystiques très célèbres au moyen âge et que Dante a certainement connues, le Beniamin maior de Richard de Saint-Victor et l’Itinerarium mentis in Deum de Saint Bonaventure», mais non sans relativiser la place du Victorin. Il conclut que Dante écrivait le dernier chant du Paradis avec l’Itinerarium sous les yeux, en suivant pas à pas sa méthode. Et il écarte toute interprétation qui supposerait dans la contemplation une «vision» ou une expérience cognitive de Dieu. Cette prise de position a été contestée, mais en tout cas, si nous en croyons les notes aux traductions françaises que nous avons consultées, elle semble bien avoir été reçue souvent comme définitive. Nous essaierons de montrer plus complètement, dans une communication à paraître, que la thèse du médiéviste peut et doit être révisée. 134 Épître dédicatoire adressée à Cangrande della Scala. Nous citons les extraits de cette lettre d’après l’édition d’André Pézard (non sans retoucher parfois la traduction). Le 130

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du Paradiso où il déclare: «Au ciel qui reçoit le plus de sa lumière, moi je suis allé135...» La même affirmation («il a vu») reviendra à plusieurs reprises dans la lettre136. Ce qu’il a vu, il ne peut le redire, «car l’intellect humain s’élève si haut, quand il s’élève, que la mémoire à son retour est défaillante, parce qu’il y a eu dépassement des moyens humains137 ». Ce qu’il va rapporter défiant l’expression ordinaire, Dante cherche confirmation et appui en énumérant alors les témoignages qui viennent garantir la possibilité d’une expérience telle que celle qu’il a connue, ou en tout cas, la description qu’il en donne138 : l’extase de saint Paul (II Cor. 12, 3-4), le récit de la Transfiguration dans l’évangile de saint Matthieu, et les prophéties d’Ézéchiel. Ensuite l’auteur invoque trois autorités: dans l’ordre, Richard de Saint-Victor, saint Bernard et saint Augustin. Et, dernier recours contre ceux qui pourraient s’indigner que le poète prétende avoir reçu un privilège aussi inouï, il fait appel à l’exemple de Nabuchodonosor, roi indigne d’une telle grâce, mais dont le prophète Daniel atteste qu’il bénéficia, aussi surprenant que cela fût, de visions divines qu’il ne comprenait pas, car Dieu «sait aussi – soit plus, soit moins, selon qu’il lui plaît – manifester sa

texte latin provient de la base de données . Les érudits se sont autrefois divisés entre les tenants et les adversaires de l’authenticité de cette lettre. Les articles récents que nous avons pu lire ne semblent pas remettre en question l’authenticité, et notre sentiment est que son contenu va dans ce sens et exprime certainement la pensée de Dante (voir, par exemple, U. ECO, De l’arbre au labyrinthe, p. 198). 135 Paradiso, I, 4-9 (trad. A. Masseron, Paradis, p. 6): nos citations du texte italien proviennent de cette édition, mais contrôlées pour l’orthographe d’après la base de données . 136 Épître XIII, § 19 in fine (p. 800); § 24 (p. 803), où il dit qu’il fut lui-même en ce ciel qui reçoit la gloire de Dieu, c’est-à-dire la lumière, par plus grande abondance («dicit quod fuit in celo illo quod de gloria Dei, sive de luce, recipit affluentius»); § 28 (806). L’Épître XIII reprend exactement ce qu’on lit dans le chant I du Paradis, au vers 5. 137 «...[intellectus humanus] quando elevatur, in tantum elevatur, ut memoria post reditum deficiat propter transcendisse humanum modum». C’est l’expérience de l’élévation et du dépassement des limites et des moyens de l’humaine intelligence. De contemplatione, I, 6 (72A-B): «Contemplatio ergo nostra tunc ueraciter supra rationem ascendit, quando id animus per mentis subleuationem cernit quod humanae capacitatis metas transcendit.» Cf. aussi V, 2 (170A), et passim. Dans Paradiso, I, 9, même aveu de l’impuissance de la mémoire (cf. supra, n. 105). Ce qui se produit et se passe hors de l’homme en extase (suite à l’excessus mentis) ne peut être retenu par la mémoire; cf. De contemplatione, IV, 23 (167B-C): «...cum ab illo sublimitatis statu ad nosmetipsos redimus, illa quae prius supra nosmetipsos uidimus in ea ueritate uel claritate qua prius perspeximus ad nostram memoriam reuocare omnino non possumus.» 138 Épître XIII, § 28 (p. 807).

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gloire aux mal vivants, tant male vie fassent-ils139 ». L’épître dédicatoire se termine par cette affirmation: ce qu’il a trouvé dans cette expérience, c’est «le principe ou le premier être, à savoir Dieu», de sorte qu’il n’est plus rien à chercher au-delà140, le traité (le Paradiso) s’achevant ainsi «dans le nom même de Dieu141 ». Dans le prologue qui ouvre le premier chant (I, 1-6), Dante redit qu’il est allé dans l’Empyrée, le lieu où la gloire divine resplendit le plus142. Il se tourne alors vers Apollon, le dieu de la poésie – celle-ci est le meilleur moyen d’exprimer l’indicible –, pour qu’il l’aide à dire ce qu’il a thésaurisé dans son intelligence, et qui sera la matière de son chant. C’est aussi un appel à Dieu pour qu’il lui permette de s’avancer dans ce pélerinage143. Mais le dépouillement complet de toute attache charnelle – de toute la chair, comme Marsyas (désincarné) –, est l’effort préalable préconisé par Richard en IV, 6 (140A-B): purifier l’or de l’intelligence pour éliminer les scories charnelles, afin de revêtir la forme angélique et d’atteindre à un état supramondain, «un état vraiment plus qu’humain» (in supermundanum quendam, et uere plus quam humanum habitum transire). Ainsi se prépare ce que Dante va dire avec le mot trasumanar: transformation par dépassement de l’humain (Paradiso I, v. 67-73)144. Ce passage au-delà, est une ivresse, celle de Glaucus comme celle dont parle aussi Richard (IV, 16 [155C-D]), le moment où l’esprit goûte à une nourriture supérieure, Op. cit., § 28 (p. 807): «[Deus] plus et minus, ut vult, gloriam suam quantumcunque male viventibus manifestat.» Cf. Richard de Saint-Victor, qui a consacré un traité aux visions de Nabuchodonosor. 140 § 33: «Et quia, invento principio seu primo, videlicet Deo, nichil est quod ulterius queratur...» Richard a une expression analogue, en IV, 5 (139A): «Profecto ultra Deum nichil est, et iccirco scientia altius, uel ulterius ascendere non potest.» C’est peut-être aussi le thème inscrit dans l’histoire d’Ulysse qui dépasse inconsidérément les limites des colonnes d’Hercule, comprises comme les limites de la raison humaine (cf. Inferno, XXVI, v. 107-109, puis 112-117; voir R. IMBACH, Dante, la philosophie et les laïcs, p. 229 ss, et qui, p. 237, s’appuie encore sur Conv., III, XV, 9; thèse d’ailleurs que rejetait par avance A. Pézard, Œuvres complètes, p. 1050-1051). 141 § 33: «...in ipso Deo terminatur tractatus...» Le tractatus désigne ce qu’il appelle plus haut la pars executiva, le corps même du poème sur le Paradis, après un prologue; ce tractatus commence, selon l’Épître, au vers 37 (Parad. I). 142 «Gloire», le premier mot de cette partie de la Comédie, s’impose: éblouissement et aveuglement; c’est le royaume glorieux de Dieu, nous dit d’emblée Dante. 143 Cf. Valeria CAPELLI, La Divine Comédie, Entrée en lecture, p. 217. Cf. Épître XIII § 18 (p. 799). 144 Traduction A. Masseron, op. cit. (légèrement retouchée): «À la [i. e. Béatrice, dont les regards sont fixés dans le ciel] contempler, je devins en moi-même tel que devint Glaucus, à goûter de cette herbe qui le rendit le compagnon des autres dieux; la transhumanisation ne peut se signifier par des mots («...Trasumanar significar per verba non si poria...»); que l’exemple suffise à ceux à qui en est réservée la grâce de l’expérience.» Cf. De contemplatione, les passages déjà cités ci-dessus, n. 137. 139

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où s’opère l’aliénation de l’esprit: ebrietas autem mentis alienationem efficit... in mentis excessum abducit. En disant que Glaucus devint compagnon des autres dieux, Dante fait de cette ivresse un passage dans le monde divin, celui des anges et des bienheureux (Paradiso, XXXI-XXXIII), là où il les a vus autour de Dieu. Et après en avoir affirmé le caractère ineffable, Dante achève par ces mots: pour ceux qui auront la grâce de cette expérience, ils la reconnaîtront avec l’exemple de Glaucus145. Notons encore que cette «transhumanisation» dit exactement ce que Richard décrit lorsqu’il invite à s’avancer au-delà de toutes les images du monde créé, à passer au-delà (praeter, c’est-à-dire en sortir par excessus mentis) de l’esprit humain et à entrer dans le monde des êtres spirituels. Et n’est-il pas singulier que Dante dise de Richard (Paradis, X, 132) qu’il fut celui «qui en la contemplation fut plus qu’homme146 »? N’est-ce pas l’«angélisation» rencontrée dans le texte ricardien, avec l’introduction des deux chérubins comme symboles de la contemplation suprême147 ? Pour Dante, Richard a décrit ce qui est au-delà de la connaissance humaine par une intuition exceptionnelle, peut-être même par une expérience personnelle. Il le présente en compagnie d’Isidore de Séville et de Bède le Vénérable, l’un et l’autre illustres par leurs ouvrages savants, mais Dante met en quelque sorte à part le Victorin qui a excellé dans l’étude de la contemplation, dépassant ainsi le champ du savoir humain pour toucher au domaine de la sagesse. Nous relevons quelques autres indices de parenté dans la suite du Paradiso. Au chant XXIII (43-45), l’expérience de l’extase (trad. Masseron): «...ainsi, mon esprit, que cette nourriture avait rendu plus vaste, sortit de lui-même («fatta più grande, di sé stessa uscio») et ne peut se souvenir de ce qui arriva alors». Cf., dans le De contemplatione, l’excessus mentis et la dilatatio mentis, en particulier IV, 7 (141B: l’effet du rayonnement divin), et V, 2 et passim (sur la dilatation de l’esprit). Au chant XXVIII, Dante décrit le cercle des anges les plus proches de Dieu (v. 99 ss) attirés près du Point divin. Ils sont d’autant plus envahis de «dilection» («diletto», qui rappelle les délices du Paradis, cf. IV, 16 [155C], ad ueritatis delicias pertingere) que leur vue s’approfondit dans le Vrai, où toute intellection s’apaise («si queta ogne intelletto», en latin, on dirait requiescit, se repose148). La connaissance n’est donc pas abolie (elle est Richard de même (V, 19 [192B-C]): «Melius in hoc nos illorum peritia instruit quos ad scientie huius plenitudinem... propria experientia prouexit». 146 «...che a considerar fu più que viro»: l’expression est très forte. Elle exprime sans doute l’idée d’un dépassement de la condition humaine, l’accession à un état d’expérience mystique qui est déjà au-delà de ce que les mots peuvent dire. 147 En IV, 6, Richard dit que, pour atteindre cette contemplation, il faut acquérir «la forme d’un ange» (140A-B): «O quotiens necesse est aurum suum in ignem mittere et iterum extrahere... antequam angelicam formam excudat cherubinque producat.» 148 Il s’agit des anges en extase qui voient Dieu. É. Gilson (op. cit., p. 60) conclut néan145

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NOTES COMPLÉMENTAIRES

d’un autre ordre que la connaissance rationnelle, cf. l’intelligentia pura et simplex du De contemplatione). Et nous lisons aux vers 109-111 (ch. XXVIII): «D’où l’on peut voir que le fondement de la béatitude est dans l’acte de voir et non dans celui d’aimer, qui ne vient qu’en second149.» À partir du chant XXX (vers 28 ss), le poète essaie désormais de dire ce qu’il voit au-delà, une fois sorti de la vision par Béatrice qui lui a servi de miroir (per speculum), ou mieux de cristal à travers lequel il a commencé à voir les miroitements et les fulgurances de la lumière divine150 : saut dans un univers nouveau, non plus une succession de cercles de plus en plus larges parcourus par une ascension, mais renversement, plongée dans un infini, un dépassement de l’univers spatio-temporel151 pour entrer dans l’expérience de l’Être éternel où il n’y a ni lieu ni temps, et à la fois tout lieu et tout temps (cf. De contemplatione, IV, 17). Au chant XXXIII, à partir du vers 52, est décrite l’expérience éminente de la contemplation divine: mon regard purifié («ché la mia vista, venendo sincera») pénètre de plus en plus au travers du rayonnement («e più e più intrava per lo raggio») de la lumière qui est le Vrai («de l’alta luce che da sé è vera»). De ce lieu, mon voir grandit – Richard dirait dilatatur – plus («da quinci innanzi il mio veder fu maggio») que le parler [le] montre («che ‘l parlar mostra152 ;), lequel cède devant telle vision («ch’a tal vista cede»), et la mémoire

moins que l’esprit – en extase – ne franchira le dernier degré de la «méditation encore consciente qu’à la condition d’entrer en repos, c’est-à-dire de renoncer à connaître ». Mais saint Thomas d’Aquin ne dit-il pas (Summa Th. II a II ae, q. 180, a. 3): «L’acte final et qui consomme tout, c’est la contemplation même de la vérité.» Et même, comme le relève E. Gardner (Dante and the mystics, p. 4), saint Thomas dit aussi (Summa Th. I a, q. 12, a. 11, ad 2): «[Deus]... etiam et supernaturaliter, et praeter communem ordinem, mentes aliquorum in hac carne viventium, sed non sensibus carnis utentium, usque ad visionem suae essentiae elevavit» (Dieu par une action miraculeuse a pu élever des âmes, dans cette vie, jusqu’à la vision de l’essence divine). 149 Trad. Masseron, p. 581. Cf. Richard, voir notre introduction, p. 42-43, et IV, 10 [145B-D]). 150 Cf. D. OTTAVIANI, La philosophie de la lumière chez Dante, p. 142-143. 151 Chant XXXI, 37-38: «ïo, che al divino da l’umano, /a l’ eterno dal tempo era venuto...» (trad. Masseron: «moi, qui étais venu de l’humain au divin, du temps à l’éternité...»). Béatrice annonçait déjà ce passage en XXIX, 11-12: «...l’ho visto / là ‘ve s’appunta ogne ubi e ogne quando», j’ai vu là où tout ubi (le lieu) et tout quando (le temps) se fondent en un seul Point (notre paraphrase). Même idée dans XXXIII (138), où Trinité divine et humanité se fondent en Un («e come vi s’indova»). 152 Notre traduction se veut littérale, malgré celles que nous avons consultées, qui disent «que notre parler», en se référant parfois (mais pas toujours) à une variante, «che il parlar nostro».

NOTES COMPLÉMENTAIRES

637

défaille en [cet état] si outré («e cede la memoria a tanto oltraggio153 »), au point que mon regard s’est joint avec la Puissance infinie (79-80: «tanto ch’ i’ giunsi / l’aspetto mio col valore infinito»). Les vers suivants (82-84) ont donné lieu à d’infinis commentaires plus ou moins embarrassés: «Ô abondance de grâce, qui me donna l’audace de fixer mes yeux sur la lumière éternelle, tant que j’y épuisai ma faculté de voir» («tanto che la veduta vi consunsi154 !»). Aux vers 97-102, nouvel écho de Richard (trad. Masseron): «Ainsi mon esprit, tout en suspens («tutta sospesa»), contemplait figé («mirava fissa»), immobile et attentif («immobile e attenta»), et de cette admiration s’enflammait toujours plus» («e sempre di mirar faceasi accesa»). La description de l’esprit immobile et suspendu dans l’admiration, qui constituait déjà la définition de la contemplation selon Richard, I, 4 (67D), revient en IV, 8 [143A]), où l’esprit en outre s’enflamme de désir pour les réalités divines. Finalement le poète, dans son extase, voit les trois cercles de la Trinité qui fusionnent dans l’Unité divine (cf. De contemplatione, IV, 8: les deux chérubins, celui de gauche et celui de droite; IV, 17 et 18, pour la Trinité et l’Unité). Mais dans ces cercles naît mystérieusement l’image du Dieu incarné à la face humaine (XXXIII, 130-132), mystère incompréhensible (cf. IV, 18), que Richard exprimait de son côté par les regards croisés des chérubins. Dante achève son poème en reconnaissant que l’expérience de ce contact avec la lumière divine fulgurante qui frappe son esprit (140-141: «...la mia mente fu percossa / da un fulgore...») fait que sa «haute oltraggio : les traducteurs disent «outrage», «excès» (ce dernier mot convenant si on l’entend au sens de excessus, dépassement), mais n’est-ce pas d’abord, au plus près du mot, passer «outre le rayon», celui du vers 53 (intrava per lo raggio)? L’on voit que Dante joue poétiquement sur la paronomase pour faire dire au mot oltraggio que la vue est allée au-delà du rayon reçu; Dieu en effet soulève le voyant (sublevat) par sa lumière, comme le dit Dante en I, 75: «Tu ‘I sai che col tuo lume mi levasti». Et nous avions déjà en I, 54, comme une manière de préparer l’image qui se continuera: «e fissi li occhi al sole oltre nostr’uso» (et je fixai mes yeux sur le soleil audelà [de ce] qu’il est d’usage). 154 É. Gilson, qui commente conformément à sa thèse («j’y perdis la vue», selon sa traduction), comprend surtout dans le sens que la vue disparaît, alors que consunsi, proche du latin consummare (par un procédé éminemment poétique, une assimilation est possible par proximité entre consummare et consumere, appuyée sur le latin ecclésiastique qui a déjà opéré ce rapprochement), peut prendre le sens d’«aller à l’extême limite de ses possibilités» et donc d’une certaine façon atteindre à son point extrême d’accomplissement (cf. la citation de l’Aquinate [Summa Th. II a II ae, q. 180, a. 3], n. 148, supra). Dans le Banquet, III, IX, 14-15 (éd. PÉZARD, Œuvres complètes, p. 402), on lit que la vue se modifie lorsqu’elle s’épuise par excès, la vue charnelle s’efface (se transforme) pour laisser la place à la vue spirituelle, la vue parfaite (accomplie) du status gloriae. Cf. De contempl., V, 10 (179C), où le mot consummatio signifie l’achèvement de la progression, son accomplissement. De même en II, 7. 153

638

NOTES COMPLÉMENTAIRES

fantaisie» (toute capacité d’imaginer ce mystère) défaille et qu’il est emporté par l’amour (celui qui est Dieu mouvant toutes choses, l’Esprit saint; cf. IV, 10 [145B])155. En nous étendant sur les points de rencontre du De contemplatione et de la Divine Comédie, nous avons voulu montrer l’accord entre les thèses ricardiennes d’une extase comme connaissance transcendante et transformante, et la description de l’expérience extatique que fait Dante, une «connaissance» extraordinaire et sublimée. Mais nous voulions aussi rétablir un équilibre, car les commentateurs de Dante évoquant ses sources citent abondamment saint Thomas, saint Bernard, saint Bonaventure, mais rarement Richard156.

6. UN EXEMPLUM MENTIONNANT RICHARD DE SAINT-VICTOR (Réf.: Ms. British Mus. Add. MS 33956. Folio 41, déposé à la British Library.) L’absence de renseignements sur les années qui précédèrent l’entrée de Richard à Saint-Victor est sans doute frustrante. Nous ne prétendons pas apporter quelque élément nouveau. Mais la lecture de l’ouvrage de Edmund G. Gardner, Dante and the mystics, a éveillé notre curiosité. Il fait référence, en page 162-163, à un manuscrit du XIV e siècle mentionnant Richard. Il s’agit d’un recueil d’exempla réunis par un franciscain du nom de Bourn. Ce sont des récits de miracles, d’épreuves, tous faits extraordinaires manifestant l’intervention divine à travers tel saint personnage, souvent pour redresser des comportements aberrants ou pour sanctionner des actes irréligieux. Plusieurs de ces récits reprennent les mêmes schémas et caracréristiques de textes qu’on peut lire dans les vies de saints. Ils devaient servir de moralités à l’usage des prédicateurs qui trouvaient là une mine d’exemples pour illustrer leurs recommandations morales. On ne peut bien sûr leur accorder la valeur de témoignages historiques. Il est fait mention au moins une fois de Hugues de Saint-Victor qui, sur son lit de mort, aurait immédiatement et miraculeusement décelé le fait qu’on lui proposait des hosties non consacrées. Le seul autre récit concernant les victorins que nous avons repéré est l’anecdote sur Richard. Voici, à titre de curiosité une transcription un peu abrégée de cet exemplum qui figure aux folios 41rb (l. 23-52) et 41va (l. 1-13). Le texte est intitulé: De penitencia

Voir aussi IV, 13, 15. Dans le De contemplatione, il y a aussi passage de l’esprit dans l’Esprit [divin]; cf. par ex. IV, 15 (153D): «et spiritus ille, qui Domino adheret, unus spiritus fiat»; tout V, 12. 156 Les inspirateurs de Dante sont nombreux: outre ceux déjà mentionnés, il faut ajouter Albert le Grand, qui est probablement plus présent que l’Aquinate. Parmi les commentateurs, il faut en revanche mentionner E. Gardner (cf. supra, note 148) qui propose un large spectre de sources religieuses possibles. 155

NOTES COMPLÉMENTAIRES

639

eorum qui iuuenes a religione retrahunt (le châtiment de ceux qui entraînent des jeunes loin de la vie religieuse). Un jeune écolier, neveu de maître Richard de Saint-Victor (nepos ricardi de sancto uictore magistri), entra dans l’ordre de Saint-Victor. Maître Richard, encore séculier (adhuc secularis, laïc, ou clerc n’appartenant pas à un ordre, car néanmoins magister), fut bouleversé par cette entrée. Il lui écrivit une lettre avec son propre sang (scripsit literas proprio sanguine) pour l’inciter à sortir de l’ordre. Finalement, cédant à ses demandes importunes, le jeune, quittant l’habit religieux (relicto religionis habitu) retourna dans le monde. Richard s’en réjouit. Mais peu de temps après (post modicum tempus), sous la pression de sa conscience (urgenti consciencia), ledit maître [Richard] (predictus magister) s’accusa en confession auprès de Hugues qui dirigeait alors le monastère, disant qu’il avait incité son neveu à sortir. On rapporte que Hugues lui dit: «Si tu ne rends pas ce que tu as enlevé (nisi restituas quid abstulisti), ou si tu ne te sacrifies à sa place (aut te ipsum pro ipso crucifigas), nous ne t’accordons pas l’indulgence (nequaquam indulgemus). Alors maître Richard sollicita son neveu avec insistance. mais celui-ci, séduit par le monde, refusa (mundo illectus omnino contradicit). Voyant qu’il n’arrivait à rien, maître Richard, en un jour de fête solennelle, après le sermon, renonçant au monde (mundo renuncians), entra dans l’ordre de Saint-Victor (ordinem sancti uictoris intrauit), et pour satisfaire à l’exigence qui lui avait été faite, se sacrifia à la place du neveu, de sorte qu’il put dire: «Mais pour moi, que je ne me glorifie, si ce n’est en la croix de Notre Seigneur (mihi autem absit gloriari, nisi in cruce Domini nostri) [Gal. 6, 14].» Et le récit se termine par une référence à la «loi du Seigneur»: «dent pour dent, œil pour œil» (dentem pro dente, oculum pro oculo) [cf. Exode, 21, 24]. Malgré le caractère peu vraisemblable de cette anecdote, on ne peut s’empêcher de penser que le rédacteur de l’exemplum avait recueilli un récit où le temps de vie séculière de Richard à Paris avait laissé quelques traces. Mais si l’on pousse un peu plus avant la réflexion, malgré l’éloignement dans le temps et les incertitudes d’une démarche purement hypothétique, on peut essayer de lire cet épisode d’une manière plus fructueuse. Il faut d’abord tenir compte du fait qu’il s’agit d’un exemplum et qu’à ce titre le rédacteur doit construire un récit entièrement tourné vers une leçon morale. Les autres exemples que nous lisons dans ce recueil sont tous orientés de la même manière et recourent à des effets parfois invraisemblables à nos yeux, même s’ils étaient acceptés (plus ou moins docilement) par l’imagination des auditeurs, souvent de simples gens fascinés par l’extraordinaire et le miraculeux. Nous pouvons donc déjà essayer de redresser le récit en éliminant ce qui a sans doute été ajouté pour souligner la le-

640

NOTES COMPLÉMENTAIRES

çon à en tirer. Si nous essayons de nous représenter Richard non comme un homme un peu extravagant, mais, tel qu’il nous apparaît dans son œuvre, comme un homme soucieux de guider les autres, jamais tout à fait dogmatique ni autoritaire, mais proposant un projet de vie avec nuances, nous pouvons donc imaginer – certes, nous imaginons – qu’il s’est trouvé devant un dilemme. Son neveu entré à l’abbaye avait-il une vraie vocation? N’avait-il pas fait un choix peu réféchi? Ce qui ne manque pas de nous étonner, c’est que le jeune homme, une fois sorti, ne manifeste aucune envie de retourner dans l’abbaye. Bien au contraire. Il est séduit par la vie dans le monde. Il était peut-être entré comme simple écolier et suivait la pente naturelle qui le poussait à rester là où il était, faute de connaître autre chose? L’histoire nous montre que les «vocations», en ces temps lointains, n’étaient pas toujours des appels exclusivement spirituels, mais parfois aussi, sinon souvent, des choix d’une carrière, la vie des clercs, les «universitaires» de l’époque, ou simplement la vie dans une «bonne société» qui donnait accès à divers avantages tant sociaux qu’économiques, ce qui apparaît à travers la biographie de plusieurs des chanoines, qu’ils soient réguliers ou non, mêlés étroitement à la vie politique et aux intrigues de cour. En ce sens, il donnerait raison aux inquiétudes de Richard. Quant à Richard luimême, – autre supposition, bien sûr –, il se serait laissé convaincre de rejoindre la communauté, non pas tant pour obtenir le pardon de sa faute (si tant est qu’il en ait commis une), mais définitivement acquis à la cause de l’abbaye et attiré par la qualité de son interlocuteur, celui qui était Hugues, chanoine déjà éminent et respecté. On mettra l’histoire de la lettre écrite avec le sang au compte des effets spectaculaires recherchés par l’auteur de l’exemplum, ou d’une hyperbole inspirée peut-être par le ton particulièrement ému et pressant de ladite lettre. Il est aisé de voir ce qu’une tournure dictée par l’émotion peut devenir, par amplification et par exagération, et permettre à celui qui s’empare de cette histoire d’impressionner à peu de frais un auditoire friand de faits extraordinaires157. Laissons nous aussi notre imagination reconstituer ce qui a été peut-être un geste authentique du Victorin avant de devenir chanoine. Enfin, on ne voit pas pourquoi apparaîtrait dans ce recueil le nom de Richard, s’il n’y avait pas une tradition fondée au moins sur un temps d’attente du futur chanoine et une entrée en religion consécutive à des entretiens avec Hugues.

157

La tournure tient de l’hyperbole proverbiale, voisine de celles que cite Érasme dans ses Adages : tu ne le fléchiras pas sans pleurer des larmes de sang (...ne si sanguine illum fleveris) (adage 1365); un malheur tel qu’il fait pleurer même les pierres (...ut vel lapides cogantur ad fletum) (4117); dans notre langage moderne, on lit parfois des expressions comme «mon cœur saigne à la pensée...», «mes larmes se mêlent à ma plume quand je songe...», qui peuvent devenir «j’écris cette supplique douloureuse avec mon sang».

couronne d’or

anneaux d’or barres dorées

I, 6-9, 11 II, 12-18

II, 19-24

II, 25-26

structure en bois de l’arche dorure de l’arche

III.

II.

I.

élément symbolique

Références principales au texte I, 6-9, 11 II, 1-6 I, 6-9, 11 II, 7-11

Genre

dans et selon l’imagination, au-dessous (ou en marge) de la raison dans l’imagination, selon la raison (utilisation des procédures rationnelles); intelligence commune dans la raison, selon l’imagination (utilisation d’images pour s’élever au-dessus par similitude); intelligence commune contemplation de la Sagesse divine (science, prescience, prédestination, disposition divines) cette contemplation suscite l’admiration et la délectation (exultation)

activité de la pensée selon les niveaux

action et permission divine

réalités créées

réalités créées

réalités créées

objets de la pensée

monde des hommes (le bien et le mal) action et permission divines

intelligibles, invisibles (accessibles à l’intelligence)

visibiles et corporelles sensibles (fournies par les sens) visibles et corporelles sensibles (fournies par les sens)

nature des réalités saisies par la pensée

(Ce tableau des genres [qui sont aussi des degrés] ne prétend pas proposer une définition exacte des modes de la pensée, mais résume, sous forme de points de repères, l’exposé ricardien; il ne fait pas apparaître la continuité entre les niveaux, qu’on retrouvera en retournant au texte; il n’a pour but que de faciliter la lecture.)

LES GENRES DE CONTEMPLATION

NOTES COMPLÉMENTAIRES

641

I, 6-9, 12 IV, 1-5, 8, 12, 17, 19-21 (et V*) I, 6-9, 12 IV, 1-5, 8, 12 18, 1921 (et V*)

* V, pour les modalités de dépassement de l’esprit.

VI.

activité de la pensée selon les niveaux

objets de la pensée

nature des réalités saisies par la pensée

dans la raison, selon la raison, au-delà réalités créées intelligibles, invisibles de l’imagination (utilisation des réali(réalités spirituelles intérieures) tés intérieures connues pour en déduire d’autres); intelligence commune premier chéru- dans l’intelligence (simple et pure), réalités incréées intellectibles, invisibles bin en or au-dessus de la raison mais pas hors (réalités divines, similitudes avec le de portée de celle-ci (réalités accesmonde créé) sibles à la raison, avec l’apport de la révélation: unité divine...) second chéru- dans et selon l’intelligence (simple et réalités incréées intellectibles, invisibles bin en or pure) (réalités divines, dissimilitude totale) au-delà de la raison, voire en contradiction avec elle (trinité divine, incarnation divine...)

V.

IV.

Références élément principales symbolique au texte I, 6-9, 11 propitiatoire III en or IV, 20-21

Genre

642 NOTES COMPLÉMENTAIRES

643

NOTES COMPLÉMENTAIRES

SAGESSE DIVINE – LE BIEN ET LE MAL DANS LE MONDE (Anneaux d’or aux quatre angles et barres dorées – II, 19-26)

LE BIEN, LE MAL, LE BONHEUR, LE MALHEUR. iniquitas (peruersitas) 2

4

3

aduersitas

prosperitas

1

equitas

SAGESSE DIVINE prescientia

scientia

1

2

4

3

predestinatio

dispositio

644

NOTES COMPLÉMENTAIRES

LES ANNEAUX ET DES BARRES Action divine Comportements des Angle hommes de l’arche 1 permission iniquitas divine seule (peruersitas) les hommes mauvais 2 permission iniquitas divine seule les hommes mauvais 3 coopération equitas divine les hommes bons 4

coopération divine

equitas les hommes bons

Sort terrestre Sagesse divine Barres des hommes (connaisEffet sur le sance) contemplatif aduersitas (malheur)

prescience

prosperitas (bonheur)

science

prosperitas

disposition

aduersitas

prédestination

côté de l’ admiration

côté de la délectation (joie et exultation)

diuina permissio admiratio

1

2

4

3

delectatio (exultatio) diuina cooperatio

Index Citations scripturaires Sources Œuvres de Richard Index onomastique

CITATIONS SCRIPTURAIRES* Genèse (Gen.) 1, 2 245 1, 26-27 396 2, 18 256 3, 19 556, 582 3, 24 483 4, 12 282 12, 2 479 13, 14-15 508 18, 1 406 18, 1-2 528 18, 3 479 18, 5 et 9 408 18, 7 410 18, 8 479 18, 27 582 18, 33 414 19, 28 578 27, 36 90 29, 18 90, 133 29, 20-30 133 29, 27 133 32, 24 133 32, 30 133 41, 1-8 506 47, 9 246 Exode (Ex.) 3, 14 11, 5 13, 14 13, 21 14 15, 4 15, 11 19, 10-11 21, 24 24, 12 24, 13 et 18 24, 16 25, 4

464, 600 218 460 560 575 342 398 84, 131 639 166 462 462 428, 485

* Les chiffres renvoient aux pages.

25, 10 25, 11 25, 12-13 25, 15 25, 17 25, 18-20 25, 19 25, 20 25, 22 25, 40 28, 2 31, 2 31, 15 32, 10 32, 17 34, 21 35, 2 35, 30 35, 35 36, 8 36, 38 37, 1 37, 9

188 182 210 232 356 376 396 400, 414, 436 456 392, 464 131 462 497 560 498 497 497 462 428, 485 428 485 188, 462 414

Lévitique (Lev.) 11, 4 132 11, 44 84 16, 4 131 19, 29 366 Nombres (Num.) 10, 2 474 10, 33 88 31, 20 270 Deutéronome (Deut.) 10, 8 88 23, 8 90 28, 29 243 31, 9 88 31, 25ss 88

648 32, 11 34, 1

INDEX

186, 518 510

Josué (Ios.) 3 et 4 575 6 261 I er Livre des Rois (I Reg.) 1, 1 84 2, 8 340 II e Livre des Rois (II Reg.) 6, 14 583 7, 22 396 23, 4 362 III e Livre des Rois (III Reg.) 8, 30 251 10, 1 540 10, 3 540 10, 4-5 540 19, 4 406 19, 8 et 13 406 19, 9-12 408 19, 12 352 19, 12-13 479 IV e Livre des Rois (IV Reg.) 3, 15 566 23, 29-35 370 I Paralipomènes (I Par.) 2, 20 462 6, 41 84 16, 20 170 II Paralipomènes (II Par.) 1, 5 462 Job (Iob) 1, 3 et 29 3, 22 4, 19 5, 6 12, 2 19, 4

359 286 556, 582 180 154 310

21, 7 21, 13 27, 6 28, 12 28, 18 28, 20 30, 7 33, 7-8 36, 11 38, 37 42, 2

260 316 290 358 172, 288 358 552 370 310 244 218

Psaumes (Ps.) 2, 9 354 4, 7 396 4, 9 464, 598 5, 5 302 6, 3 288 8, 2 et 10 152 8, 4 302 8, 6 90 10, 5 174 12, 4 314 15, 7 310, 358 17, 29 460 18, 10 180 21, 27 366 23, 3 244 23, 8 90 24, 10 176 24, 20 288 28, 67 21 30, 21 599 31, 10 366 31, 11 568 33, 9 86, 330, 422 35, 7 170 35, 9 434 38, 6 288, 396 38, 7 396, 601 39, 8 554 40, 10 202, 206, 256 41, 4 206 42, 3 560 43, 16 312 44, 3 90

649

INDEX

44, 4 45, 11 47, 2 48, 11-12 49, 23 50, 8 50, 9 54, 7 54, 14 54, 14-15 54, 15 54, 16 56, 4 et 4-5 57, 9 63, 3 63, 7 63, 7-8 64, 10-11 67, 5 67, 7 67, 18 68, 6 69, 6 71, 8 72, 1 72, 25 74, 8 75, 6 76, 3 76, 7 77 78, 9 80, 14-15 82, 2 83, 11 85, 1 85, 8 91, 5 91, 6 93, 10 94, 8 98, 4 102, 14 103, 19 103, 24 104, 13

366 86, 90, 422 332 156 568 310 90 118, 352, 518 200, 596 208 206 208 548 302 288 154, 276, 392, 458 516 253 570 188 342 288, 310 320 340 90 312 340 156 564 290 242 320 320 396 302 554 396 166, 560 172, 371 186, 284 251 340 284, 356 304 166, 172, 176, 371 170, 246

104, 39 106, 10 106, 16 106, 22 106, 23-26 106, 24 106, 26 109, 6 112, 3 112, 7 113, 4 115, 11 117, 8-9 117, 9 118, 18 118, 34 et 73 118, 62 118, 72 118, 81 118, 99-100 126, 1 126, 2 131, 8 132, 2 135, 9 138, 3-4 138, 6 138, 9 138, 11 138, 12 141, 3 142, 5 144, 3 144, 9 144, 13 144, 17 149, 7 149, 8

562 188, 251 188 170 245 170, 296 102 342 152 340 556 512 584 560 298 288 302 290 544 288 366 206 84, 352 194 302 218 218 120, 143 302, 596 300 288 166 438 176 176 152, 176 340 342

Proverbes (Prov.) 3, 7 353 3, 19 et 20 176 4, 23 290 7, 4 278, 354 9, 15 352 11, 2 143

650 17, 3 31, 17

INDEX

247 366

Ecclesiaste (Eccle.) 1, 2 150 1, 5 302 1, 5-6 292 2, 1 318 2, 12 396 2, 15 316 3, 11 154 3, 19 316, 318 7, 3 316 7, 16 260 7, 26 136 7, 30 154, 240 9, 2 234 9, 12 120 11, 7 302 12, 8 150 Cantique des Cantiques (Cant.) 1, 6 302 2, 4 481, 584 1, 12 428 2, 9 418 2, 10 418 2, 13-14 418 3, 1 484 3, 4 484 3, 6 522, 590 5, 1 432 5, 2 416, 418 5, 3 418 5, 6 47, 418, 577 5, 10 et 15 192 6, 3 342 6, 9 522, 532, 536 8, 5 522, 552, 560, 562 Sagesse (Sap.) 2, 6 318 3, 7 102 6, 17 251 7, 15 168 7, 15-20 245

7, 17-18 7, 18 7, 19-20-21 7, 22-28 7, 30 8, 1 9, 6 9, 19 10, 17

168 245 168 132 86 86, 172 86 86 562

Ecclésiastique (Eccli.) 6, 2 354 10, 9 556 21, 17 354 23, 28 259 24, 20 et 27 194 42, 18 259 45, 9 131 Isaïe (Is.) 1, 19 1, 25 6, 2 7, 9 9, 7 19, 11-13 19, 13 22, 13 28, 7 28, 10-13 38, 13 40, 6 40, 17 40, 31 46, 18 48, 22 49, 18 52, 1 55, 10-11 56, 12 59, 10-12 60, 4 60, 8 64, 4 66, 23

320 247 142 473 342 242 154 318 584 416, 422, 564, 597 302 564 396 518 102 552 512 131 194 318 243 102, 512 512 284 90

651

INDEX

Jérémie (Ier.) 2, 10 514 9, 23 276 12, 1 260 17, 9 296 19, 11 354 31, 21 514 Lamentations (Lam.) 1, 1 312 1, 7 90 2, 1 et 13 365 2, 13 312 Baruch (Bar.) 2, 9 176 3, 10-11 312 Ézéchiel (Ez.) 1, 16 194 1, 11 120 1, 14 102 24, 17 257 28, 12-13 396 28, 13 597 40, 3 166 40, 22 166, 244 Daniel (Dan.) 2, 3-11 506 7, 10 342, 370 13, 56 278 Osée (Os.) 9, 4 12, 3

257 90

Amos (Am.) 5, 2 312, 366 Habacuc (Hab.) 2, 1 514 3, 11 102, 304 Zacharie (Zach.) 13, 9 247

Matthieu (Matth.) 4, 19 170, 246 4, 48 132 5, 8 390, 622 5, 13 242 5, 16 280 5, 45 174, 258 13, 44 286, 290, 304 17 351 17, 1 360 17, 2 134 17, 4 100 17, 7 575 18, 12 556, 582 19, 12 284 19, 21 286 19, 27 316 20, 14 270 23, 25 278 23, 25-27 355 23, 26 280 25, 21 550 28, 3 134 Marc (Marc.) 1, 17 170 9, 3 134 9, 4 100 Luc (Luc.) 1, 35 1, 46 1, 52 5, 4 et 6 5, 33 9, 29 9, 32 9, 33 10, 39 10, 41 10, 42 14, 30 14, 18 15, 4 15, 17 16, 3-4

560 310 340 170 316 134 575 100 86 86 86 278 288 582 528 288

652

INDEX

16, 15 16, 19 17, 21 24, 26

354 316 286, 290, 304 90

Jean (Ioh.) 1, 9 3, 8 3, 20 et 21 8, 56 10, 9 14, 26 15, 5 15, 15 16, 16 17, 3 17, 5 17, 24 21, 6

186, 310 241, 322 530 302 198, 254 548 320 432 598 388 90, 134, 481 90 170

Actes (Act.) 3, 6 3, 10 5, 19 9, 18 12, 4-6 12, 6-7 12, 11 19, 20 22, 3-14

358 603 581 288 546 540 528, 550 548 359

Romains (Rom.) 1, 20 182, 198, 304 1, 21 154, 588 5, 5 346 6, 33 170 8, 14 475 8, 26 394 8, 26-27 475 8, 36 316 9, 16 320, 562 9, 21 154, 242 10, 2 560, 584 10, 12 288, 358 11, 20 278 12, 2 186, 250

12, 6 12, 16 13, 10 13, 14 14, 17

410, 460 276 353 577 312 346

I re aux Corinthiens (I Cor.) 1, 20 154 1, 31 276 2, 2 154, 354 2, 6 132, 290 2, 9 284 2, 10 296, 304, 357 2, 12-15 250 2, 13 286, 363 2, 14 142 2, 15 286, 296, 361 3, 1 142, 487 3, 12 601 3, 19 276, 278 4, 3 584 4, 4 288, 359 4, 7 278, 358 5, 12 483 6, 17 428, 544 8, 1 276 9, 24 257 12, 3 320 12, 4 346 12, 6 348 12, 6 et 11 320 12, 8-10 346 12, 11 241, 346 12, 13 576 13, 9 585 13, 12 139, 392, 406, 558 13, 13 577 15, 9 316 15, 10 250 15, 32 316, 318, 318 15, 41 120, 363 15, 44 250 20, 21 353

653

INDEX

II e aux Corinthiens (II Cor.) 1, 3 288 1, 12 328 3, 5 320 3, 18 394, 408, 412, 534, 601 4, 7 290 5, 4 478 5, 5 133 10, 13 241 11, 30 276 12, 1 276 12, 2 122, 284, 402, 572 12, 2-3 356 12, 3-4 10, 633 12, 4 284 12, 5 276 12, 6 278 Galates (Gal.) 4, 1-3 254 4, 9 196, 254 5, 17 251 5, 22 346 5, 24 142 6, 14 276, 639 Éphésiens (Eph.) 2, 20 194 4, 7 241 4, 22 142 6, 17 366 Philippiens (Phil.) 1, 13-14 143 1, 20-24 143 1, 23 120, 478 2, 7 90 2, 13 320 3, 20 122, 188 4, 7 284 Colossiens (Col.) 1, 19 492 2, 9 444, 492 2, 17 190, 252 3, 2 186, 272

3, 5 3, 9 3, 14

118 142 577

I re aux Thessaloniciens (I Thess.) 5, 7 302 I re à Timothée (I Tim.) 3, 7 420, 483 II e à Timothée (II Tim.) 4, 8 228, 316 Philémon (Philem.) 7 482 Hébreux (Hebr.) 1, 1 483 2, 1 257 2, 7 et 9 90 3, 7, 13 et 15 251 5, 12-14 487 8, 5 190, 252 9 131 9, 11-14 351 10, 1 190 11, 3 248 Jacques (Iac.) 1, 5 288 1, 17 288, 384, 442 4, 1 251 I re de Pierre (I Petr.) 1, 12 90, 134 2, 3 90, 330 2, 11 251 4, 10 348 3, 15 168 II e de Pierre (II Petr.) 1, 16 575 I re de Jean (I Ioh.) 1, 10 552 2, 27 346, 548

654 4, 7-8

INDEX

621

Apocalypse (Apoc.) 1, 10 542 1, 13 131 2, 17 612 3, 7 86

3, 20 4, 10 5, 11 14, 2 15, 3 17, 1-6

410, 481 348 346, 370 194 371 366

SOURCES* Anselme de Cantorbéry Monol. 436, 438, 440 Augustin Confessiones De Genesi ad litt. De natura boni De Trinitate Enchiridion Epistolae Sermo in Epiph.

308, 332 454 158 178, 384, 438, 444, 454 218 178 278

Hugues de Saint-Victor De archa Noe 154 De arrha anime 312 De sacramentis christ.fidei 84, 164, 218, 378, 446 De tribus diebus 168, 438 Didascalicon 154, 162 Expositio in Ecclesiasten 92, 96, 150 Super Ierarchiam coel. 200, 376, 392, 526 Miscellanea I 94 Sent. de div. 438

Bernard Sermo in Nativ. In Cant.

312 440

Léon de le Grand Tr. in Nativ.

312

Boèce Phil. Consol.

94

Concil. Const. Symbol. Toletanum Symbol. Quicunque

442 384, 450 442

Salluste Bell. Iugurth.

162

Tite-Live Hist.

92

Virgile Georg.

174

Denys l’Aréopagite (Pseudo) C. Hier. 376 Guillaume de Saint-Thierry De natura corp. 332

* Sources mentionnées dans l'apparat (directes ou indirectes).

ŒUVRES DE RICHARD Ad me clamat ex Seir Adnotationes in Psalmos

261 21, 200, 256, 367, 368, 416, 484, 491, 556, 558, 582, 583, 589, 599 De duodecim patriarchis (Beni. min.) 21, 106, 133, 139, 140, 142, 184, 241, 242, 249, 251, 272, 353, 357, 361, 369, 484, 488, 504, 574, 605, 622, 630, 632 De Emanuele 367 De eruditione interioris hominis (De mystico somnio regis Nabuchodonosor) 21, 250, 261, 274, 352, 361, 367, 464, 485, 497 De exterminatione mali et promotione boni 360, 592 De potestate ligandi et soluendi 240 De quatuor gradibus violente caritatis 21, 43, 50, 336, 361, 363, 369, 371, 426, 462, 474, 476, 485, 486, 497, 520, 577, 622, 623 De statu interioris hominis 22, 336, 363, 364, 367, 369 De tribus personis appropriatis 493 De tribus processionibus (Super «Exiit edictum») 248, 360, 558, 583, 589 De Trinitate 16, 92, 106, 108, 130, 139, 144, 152, 174, 178, 240, 246, 258, 296, 332, 350, 365, 368, 378, 382, 438, 440, 442, 452, 472-474, 476, 488-495, 622 De verbis Apostoli 131, 364 Epistulae 15 Expositio in uisionem Ezechielis 19, 253 Expositio super Apocalypsim 21, 144, 244, 249, 581 In expositione tabernaculi federis 22 Liber exceptionum 20, 92, 132, 142, 143, 246, 312, 359, 370, 580, 592 Nonnulle allegorie tabern. federis 139, 140, 164, 252, 359, 476 Sermones diversi 25, 440

INDEX ONOMASTIQUE* Aaron 45, 56, 131, 467, 471, 505, 507, 574 Abélard, v. Pierre Abélard Abraham 43, 44, 46, 47, 407, 409, 411, 413, 415, 421, 479, 480, 481, 509, 511, 578, 616 Achard de Saint-Victor 16, 256 Adam 37, 48, 203, 205. 256, 576, 605 Adam de Saint-Victor 14, 134, 142, 246, 251, 371, 580, 585 Agaësse P. 361, 367 Alain de Lille 478, 481, 485, 486, 605 Albert le Grand 625, 638 Alcher de Clairvaux 254, 490 Amargier P. 574 Ambroise 26, 493, 589 André de Saint-Victor 16, 17, 589 Anselme de Cantorbéry 26, 248, 257, 259, 473, 474, 489, 490 Antoine (l’ermite) 477 Apollon 634 Aris M.-A. 24, 59, 60, 136, 144, 258, 261, 350, 352, 353, 354, 359, 368, 473, 482, 495, 575, 578, 580, 581 Arius 449 Arminjon B. 482, 584 Arnold de Bonneval 592 Auerbach E. 17 Augustin d’Hippone 7, 8, 25-27, 33, 38, 130, 131-133, 135, 142,143, 240, 241, 244, 247, 248, 250-252, 254, 255, 257-261, 350, 352, 354, 355, 357, 360, 362, 364, 366-368, 370, 473, 474, 476, 483, 485, 488-490, 492-494, 582, 587, 589, 590, 594, 597 599, 600, 601, 603, 604, 609, 610, 613, 616, 618-620, 633

Babylone 370 von Balthasar H.-U. 482 Barbet J. 614 Baron R. 241 Bayle P. 631 Béatrice 31, 634, 636 Bède le Vénérable 26, 604, 635 Beierwaltes W. 27, 246, 477, 489 Benjamin 21, 133, 606 Bernard de Clairvaux 26, 142, 241, 248, 360, 473, 476, 484, 487, 584, 602, 605, 612, 613, 623, 629, 633, 638 Bernard de Laredo 630 Berndt R. 17 Berrouard M.-F. 360 Béséléel 45, 56, 463, 465, 497, 505, 507, 574 Billeter J.-Fr. 615, 616 Bochet I. 248 Boèce 130, 135-137, 246, 368, 488, 490, 591, 592 Bonnard F. 14 Bonaventure 25, 56, 136, 144, 359, 477, 488, 495, 606, 621, 627, 628, 632, 638 Borella J. 23 Bori P. 19 Bourgain P. 51 Bouyer L. 23 Brun M. 136, 621, 627 Brunner F. 476 Bruno 35 Cacciapuoti P. 20, 625 Camus J.-P. 631 Çankara 9 Capelli V. 634

* Le chiffre renvoie à la page où ces noms paraissent. Ne sont pas relevés les références aux sources déjà données dans l'index des sources, les noms des traducteurs (sauf si un commentaire le justifie) et des éditeurs, ainsi que les sacra nomina (Dieu, Christ, Trinité...).

658

INDEX

Cassien , v. Jean Cassien Castellion S. 354, 479 Catherine de Sienne 607, 625 Cédar 576 Certeau M. de 23, 29 Céthim 576 Chartres (École de) 241 Chase S. 31 Châtillon F. 478 Châtillon J. 14, 20, 22, 46, 68, 130,135, 618, 626 Chenu M.-D. 133 Chrétien J.-L. 578, 590 Chypre 576 Ciboule R. 631 Cicéron 137 Claudel P. 616 Combes A. 23, 134, 599 Corbin H. 361, 599 Corbin M. 28 Cosmas (moine byzantin) 484 Coulter D. M. 14 Couroyer B. 143 Curtius E. R. 130 Cyprien 142, 584 Cyprien (R. P., o. c. d.) 362 Dahan G. 17, 26, 29 Daniel 633 Daniélou J. 256 Dante 31, 591, 632-635, 637, 638 David 291, 341, 370, 397, 465, 555, 582 Déchanet J. 250 Denys (Pseudo-Aréopagite) 24-26, 33, 41, 142, 144, 243, 249, 255, 356, 358, 365, 472-474, 476, 580, 627, 628 Denzinger H. 491, 494 Descartes R. 350 Dumeige G. 25, 26, 50, 51, 240, 625 Dupont P. 629 Ebner J. 24 Eckhart 9, 42, 245, 251, 364, 476, 608-610, 619, 624

Eckhart (Pseudo) 611 Eco U. 633 Égypte 205, 242, 256, 370, 496, 629 Égyptiens 177, 246, 247, 575 Élie 43, 352, 370, 407, 409, 415, 421, 479 Eliot T. S. 8, 631, 632 Élisée 567, 585 Erasme 640 Ernis de Saint-Victor 15-17, 35 Ève 48, 203, 256, 605 Ézéchiel 35, 121, 167, 253, 476, 633 Faes de Mottoni B. 606, 628 Falque E. 613 Fortune 175, 237, 246 François d’Assise 628 François de Sales 135, 139, 260, 370, 481, 487, 578, 590, 615 Frickel M. 368, 490 Galonnier A. 28 Gardner E. G. 638 Garnier de Rochefort 589 Gerson, v. Jean Gerson Gilduin de Saint-Victor 14 Gibson M. 14 Gilson É. 259, 350, 588, 631, 632, 635, 637 Glaucus 634, 635 Grégoire le Grand 19, 25, 26, 41, 130, 131, 135, 138, 144, 256, 354, 360, 365, 368, 370, 490, 497, 576, 585, 590, 620 Grégoire de Naziance 246, 478 Grégoire de Nysse 26, 135, 256, 482, 496, 590 Gougaud L. 357 Gourmont R. de 52 Goy R. 20, 22, 625 Greisch J. 57 Guérin de Saint-Victor 16 Guigues I er 132 Guigues II 629 Guigues du Pont 485, 629 Guillaume d’Auvergne 606

INDEX

Guillaume de Champeaux 138 Guillaume de Conches 245, 352 Guillaume de Lucques 592 Guillaume de Saint-Thierry 142, 244, 250, 350, 353, 357, 364, 365, 368, 480, 605 Guillaume de Tocco 628 Guillaumont A. 245 Haas A. M. 41, 50, 57 Habacuc 103, 138 Hadewijch d’Anvers 480, 576, 607 Hadot P. 592 Hasenohr G. 630 Heidegger M. 58, 616 Henri Herp (Harphius) 630, 631 Hercule (colonnes d’) 634 Hilaire de Poitiers 131, 249 Hébreux 256 Honorius Augustodunensis 251 Hugues de Balma 580, 628, 629 Hugues de Fouilloy 261 Hugues de Saint-Victor 11, 14, 23, 25-27, 32, 52, 58, 131, 132, 135, 136, 140, 144, 240, 241-243, 245, 246, 248-250, 252, 253, 255, 258, 350, 351-355, 358, 360, 363, 365, 366, 368, 369, 472, 474, 478, 481, 483-485, 490, 493, 494, 497, 577-580, 587, 592, 612, 628, 629, 638, 639 Hugues (Pseudo) 487, 498 Humbrecht T.-D. 621, 625 Imbach R. 634 Isaac de l’Étoile 478, 593, 609 Isidore de Séville 137, 144, 597, 635 Israël 134, 247, 313, 370, 471, 575, 576, 629 Ivánka E. von 142, 609, 627 Jacob 21, 30, 31, 52, 91, 133, 134, 576 Jacques (apôtre) 358 Javelet R. 31, 625 Jean (apôtre) 48, 135, 543, 545, 549, 605, 606, 610

659

Jean Bordier 16 Jean Cassien 26, 27, 256, 357, 477, 605 Jean de la Croix 244, 480, 577, 579, 584, 607, 624 Jean Damascène 246 Jean Gerson 26, 134, 135, 599, 630 Jean de Salisbury 592 Jean Schlitpacher 23 Jean Scot (L’Érigène) 25, 135, 144, 243, 245, 248, 358, 362, 366, 473, 485, 487, 488, 592, 594, 609 Jean Tauler 610, 630 Jean de Thoulouse 14 Jeauneau É. 358 Jérémie 576 Jérôme 25, 26, 133, 134, 142, 367, 481, 596, 597, 602 Jérusalem 131, 365, 370, Job 179, 311, 351, 357- 359 Josué 471 Jourdain 575 Juda (royaume/tribu de) 370 Julienne de Norwich 630 Kirchberger C. 25, 64, 496, 577, 578, 630 Kobusch T. 608 Kœnig J. 598 Laban 30, 52, 91, 134 La Bonnardière A.-M. 52 Lacan J. 617 Laurent 227, 260 Laurent de Brindes 586 Lemaître de Sacy 132, 133, 136, 143, 143, 596, 597 Léon 365, 493 Lia 622 Libera A. de 12, 593 Longère J. 14 Lubac H. de 19, 130, 589 Lyonnet S. 588 Madec G. 66 Mambré 480 Marchello-Nizia C. 61

660

INDEX

Marguerite Porete 491, 607, 622 Marie de Béthanie 29, 30, 32, 36, 44, 87, 132 Marion, J.-L. 600 Marius Victorinus 362, 489, 493, 592 Marouzeau J. 51, 54 Marthe 30, 87, 132 Martianus Capella 137 Marsyas 634 Maxime le Confesseur 26, 487 Michaux H. 617 Moïse 30, 36, 41, 44-46, 56, 85, 89, 91, 129, 134, 157, 215, 235, 257, 293, 377, 393, 457, 459, 463, 465, 467, 471, 475, 488, 496-497, 505, 507, 509, 511, 513, 574, 600 Molinier A. 59 Murray P. 632 Nabuchodonosor 45, 250, 341, 370, 507, 594, 618, 633 Németh C. 25 Néron 227, 260 Nicolas de Cues 41, 42, 483 Nicolas Kempf 629 Novalis 27 Ohly F. 625 Origène 26, 131, 247, 250, 478, 580 Osty É. 579, 601 Osuna Francisco de 630 Ott L. 1, 22 Ottaviani D. 636 Otto R. 9 Paradis 597 Parménide 489 Pascal Bl. 130, 255, 590 Paschase Radbert 493 Paul (apôtre) 10, 35, 40, 44, 49, 195, 241, 248, 285, 291, 351, 357, 358, 359, 363, 479, 525, 581, 605, 618, 619, 633 Peghaire J. 594 Pézard A. 634 Pharaon 242, 343, 370, 507

Pierre (apôtre) 47, 169, 529, 541, 549, 551, 578, 605, 612 Pierre Abélard 17, 130, 241, 473, 484, 488, 594 Pierre Lombard 16, 353, 493, 605 Platon 42, 255, 489 Plotin 7, 255, 489 Poirel D. 19, 68, 361 Poiret P. 631 Porion J.-B. 480, 617 Proclus 489, 601 Raban Maur 577 Rachel 30, 91, 133, 484, 606, 622 Ramatha 85, 131, 244 Ribaillier J. 16, 20, 22, 59, 60, 64, 68, 247, 366 Richard de Saint-Victor (Pseudo) 482, 484, 624 Richard Rolle 630 Robert de Melun 15 Robilliard J. 591 Roques R. 618 Rome 260 Ros F. de 630 Rüegg A. 31 Ruello F. 628 Ruh K. 12 Ruusbroec (Ruysbroek) 480, 599, 610, 630 Saba (reine de) 48, 541, 543, 606 Sabellius 449 Salet G. 492, 495 Salluste 162 Salomon 48, 245, 246, 343, 352, 370, 541, 580, 581 Schmidt M. A. 34 Sclafert C. 577 Sénèque 17, 141, 246 Sethim 151, 155, 157 Sicard P. 14, 19, 22, 23, 43, 68, 241, 252, 253 Sinaï 343, 370 Sion 313 Solignac A. 361, 367, 600

661

INDEX

Sohravardî 599 Spicq C. 257 Stein E. 10, 576, 611 Stotz P. 249 Surin 251 Suso 610 Suzanne 354 Symmaque 596 Tchouang-tseu 615-617 Tite-Live 92 Thané 155 Thérèse d’Avila 251, 615, 630 Thomas Becket 15 Thomas d’Aquin 33, 40, 131, 138, 246, 353, 366, 584, 594, 601, 605, 613, 614, 628, 636-638 Thomas Gallus 136, 355, 609, 614, 626-628 Thonnard F. G. 255 Tilliette J.-Y. 68 Trottmann C. 629 Ulysse 634

Valente L. 592 Vansteenberghe É. 23 Vial M. 26 Vignaux P. 52 Vincent d’Aggsbach 23, 629 Virgile 31, 174, 574 Wackernagel W. 610, 620 Wahl J. 57, 578 Walter Hilton 630 Wéber É.-H. 625 Wittgenstein L. 49, 616 Wolberon (abbé) 593 Wolff P. 64, 251, 492 Zinn G. A. 64, 247, 261, 496 Zumthor P. 51 Textes anonymes De beatitudine (Corpus thomist.) 600 Liber de causis 592 Nuage d’Inconnaissance 130, 351, 369, 477, 480, 497, 574, 621, 630

TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION Sur l’intérêt du texte Sa place dans l’histoire de la mystique

7 10 12

RICHARD DE SAINT-VICTOR Repères biographiques Une personnalité complexe Ses œuvres

14 14 17 20

LE DE CONTEMPLATIONE Le titre et la visée du traité Les sources

22 22 25

ANALYSE THÉMATIQUE Première partie Un prologue Des définitions Les genres Étapes du perfectionnement Deuxième partie Le monde créé comme image Le monde intérieur, le monde spirituel Le dessein divin Troisième partie L’âme-conscience Une triple ascension spirituelle Quatrième partie Les chérubins Les mystères divins La connaissance et l’amour Les patriarches et leur expérience de l’illumination divine Cinquième partie Diversité des expériences contemplatives Trois modalités

27 28 28 32 34 34 36 36 37 38 38 38 39 41 41 42 42 43 45 45 46

664

TABLE DES MATIÈRES

Les trois causes et modes de l’extase Une conclusion

47 49

LE STYLE DU DE CONTEMPLATIONE Style oratoire – oralité de la langue Je, tu, nous... le dialogue Liaisons, continuité Les figures de style

51 51 53 55 57

LA PRÉSENTE ÉDITION Apparat critique et apparat des sources La ponctuation Les citations Remarque sur les graphies

59 60 61 63 63

LA TRADUCTION ET LES TRADUCTIONS Sur les traductions du traité Notre traduction

64 64 65

Remerciements

68

Sigles et Abréviations

69

Bibliographie

70

TEXTE ET TRADUCTION PREMIÈRE PARTIE 1. Sur la contemplation et sa valeur 2. Combien cette grâce est utile et gratifiante pour ceux qui progressent en elle 3. Le caractère propre de la contemplation et en quoi elle diffère de la méditation et de la cogitation 4. Définitions particulières de la contemplation, de la méditation, de la cogitation 5. Les différents modes d’agir de la contemplation

85 89 93 97 99

TABLE DES MATIÈRES

6. 7. 8. 9.

Combien il y a de genres de contemplation et quels ils sont Ce que ces genres ont en commun Ce qui est propre à chacun des genres Dans quelle proportion ces genres correspondent entre eux et comment ils se mêlent habituellement les uns aux autres 10. Il n’y a guère que les parfaits qui progressent vers l’ensemble de ces six genres de contemplation 11. Comment sont décrits allégoriquement les quatre premiers genres de contemplation 12. Comment désigner allégoriquement les deux derniers genres de contemplation NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE

665

103 109 113 115 119 123 127 130

DEUXIÈME PARTIE 1. Le premier genre de contemplation consiste en la considération et l’admiration des réalités visibles 2. Abondance de la matière de cette contemplation et comment les philosophes s’en sont occupés 3. Sur une triple distinction dans la première spéculation 4. Dans le premier degré de cette spéculation on considère la matière, la forme et la nature des choses 5. Dans le second degré, on considère l’action de la nature et de l’industrie humaine 6. Le troisième degré de cette spéculation porte autant sur les institutions humaines que sur les institutions divines 7. Le second genre de contemplation consiste à considérer et à admirer la raison des choses visibles 8. Abondance de la matière de cette contemplation 9. Comment les philosophes se sont consacrés à la matière de cette contemplation 10. Les caractères distinctifs de la seconde contemplation 11. Ce qui est propre à la seconde contemplation 12. Le troisième genre de contemplation 13. Comment, dans ce genre de contemplation, l’homme commence à devenir spirituel 14. Distinction à faire dans ce qui relève de cette spéculation

151 153 157 159 161 165 169 171 175 177 181 183 187 189

666

TABLE DES MATIÈRES

15. Ce genre de contemplation est avec raison divisé en cinq degrés 16. Il est possible de distinguer encore d’une autre manière ce qui relève de cette spéculation 17. Dans cette spéculation nous prenons pour guide la similitude corporelle 18. Ce genre de contemplation s’établit dans la raison selon l’imagination 19. Comment tout ce que le rayon de la contemplation parcourt se rattache à la permission ou à l’action divine 20. Comment la sagesse de Dieu, alors qu’elle est simple et une, apparaît dans la contemplation sous divers aspects et se nomme tantôt science, tantôt prescience, tantôt disposition ou prédestination 21. La sagesse divine, selon les divers modes de contemplation, se révèle tantôt plus admirable, tantôt plus délectable 22. La spéculation où la prescience et la science divines apparaissent plus dignes d’admiration 23. La spéculation où la prédestination divine apparaît plus délectable 24. La spéculation sur des réalités où habituellement la disposition divine apparaît plus délectable 25. Le spectacle offert à la contemplation doit toujours s’accompagner d’une grande admiration et d’une immense allégresse 26. Le mode de la contemplation varie selon le mode d’admiration et d’exultation 27. Dans toute contemplation des réalités muables, il faut s’attacher à considérer la sagesse divine NOTES DE LA DEUXIÈME PARTIE

193 197 201 209 211

215 217 223 225 227 231 235 235 240

TROISIÈME PARTIE 1. La matière et les propriétés de la quatrième contemplation 269 2. Comment ce genre de contemplation diffère du premier et du second, et combien il les dépasse 273 3. De même, comment ce quatrième genre de contemplation diffère du second et le surpasse 277

TABLE DES MATIÈRES

4. Comment ce genre de contemplation diffère du troisième et combien il le surpasse 5. Combien il importe de se consacrer de toutes ses forces à cette contemplation, et comment l’esprit progresse vers cette contemplation par la considération fréquente et la connaissance de soi 6. Comment, à partir de l’examen de soi-même, on acquiert l’intelligence des réalités spirituelles ou, si on l’a perdue, on la restaure 7. Comment l’intelligence acquise par l’examen de soi s’étend à toutes choses 8. Des trois sens par lesquels doit passer la considération de soi-même 9. Du sens intellectif qui seul permet de voir les réalités invisibles 10. Le point de vue intellectif et sa suréminence 11. D’une triple distinction dans la quatrième spéculation 12. Ce qu’on distingue dans le premier degré de cette contemplation 13. Comment l’esprit doit s’exercer dans ce premier degré de contemplation, et quelle est l’importance d’un tel exercice 14. Désignation des réalités qui ne peuvent être saisies dans ce degré de la spéculation 15. Nous ne devons pas négliger non plus ces réalités que nous ne saisissons qu’en partie 16. Ce qu’on distingue dans le second degré de cette contemplation 17. Il y a également dans ce second degré de contemplation des choses qui ne peuvent être comprises 18. La première et la seconde distinction dans cette contemplation et ce qui les différencie 19. Aucun de nos sens ne permet de comprendre les vérités qui relèvent de la troisième distinction 20. Comment ce genre de contemplation peut se diviser en cinq degrés, et ce qui concerne le premier degré 21. Considération des réalités qui concernent le second degré 22. Considération des réalités qui concernent le troisième degré 23. Considération des réalités qui concernent le quatrième degré

667

283

287 291 295 297 299 301 307 309 311 313 315 319 323 325 329 331 333 337 341

668

TABLE DES MATIÈRES

24. Considération des réalités qui concernent le cinquième degré 345 NOTES DE LA TROISIÈME PARTIE

350

QUATRIÈME PARTIE 1. Le cinquième et le sixième genre de contemplation 2. Les objets qui relèvent de ces dernières spéculations dépassent la raison humaine 3. Les deux groupes distincts selon lesquels les réalités qui sont au-dessus de la raison peuvent être réparties, et le genre dans lequel elles se situent 4. Combien les objets qui relèvent de ces deux genres de contemplation sont étrangers à toute imagination 5. La suréminence de ces deux dernières contemplations 6. Qu’il est ardu et même difficile d’obtenir la grâce pour ces derniers genres de contemplation 7. Sans l’aide des révélations divines, c’est en vain que l’homme s’efforce d’atteindre à ces extases contemplatives 8. Le cinquième genre de contemplation admet un rapport de similitude, mais le sixième excède les propriétés d’une complète similitude 9. Comment, par ces deux genres de contemplation, l’amour et l’estime de soi se modèrent en chacun 10. Avec quelle avidité de l’esprit les hommes spirituels doivent aspirer et aspirent de fait à ces derniers genres de contemplation 11. Comment, après s’être tant fatigués à désirer, les uns sont élevés au-dessus d’eux-mêmes par la venue de la grâce, d’autres non 12. Des réalités qu’on voit grâce à une extase, certaines peuvent être ramenées au niveau de l’intelligence commune, d’autres pas du tout 13. À toute heure, l’âme sainte et contemplative doit se tenir prête à recevoir la grâce 14. Il y a peu de gens à qui il est donné d’avoir une âme toujours prête à accueillir la grâce

377 379 381 385 387 389 393 395 401 405 409 413 417 421

TABLE DES MATIÈRES

15. Qu’il est ardu et difficile pour une âme parfaite de se recueillir entièrement en elle-même et de se reposer dans le seul désir de Dieu 16. Combien il est presque impossible à une âme de s’épancher elle-même totalement hors d’elle-même et de s’élever audessus d’elle-même 17. Les réalités qui relèvent spécialement du cinquième genre de contemplation 18. Les réalités qui relèvent spécialement du sixième genre de contemplation 19. Comparaison mutuelle des deux dernières spéculations 20. Comparaison mutuelle des trois dernières spéculations 21. La pratique assidue des trois dernières spéculations s’accompagne toujours de fréquentes révélations divines 22. Dans chaque genre de contemplation, il peut arriver au contemplatif de sortir de son esprit 23. Certains ont le don d’outrepasser l’esprit de manière inattendue, alors que d’autres le possèdent déjà en quelque sorte par vertu NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE

669

427 431 437 443 449 453 457 461 467 472

CINQUIÈME PARTIE 1. Les trois modes de progression dans la grâce de la contemplation 2. Les modes selon lesquels habituellement toute contemplation peut se produire, à savoir la dilatation, le soulèvement et l’aliénation de l’esprit 3. La dilatation de l’esprit et les modes selon lesquels elle s’accroît habituellement 4. Le soulèvement de l’esprit et les degrés par lesquels il s’élève habituellement 5. L’extase est d’habitude le résultat d’une triple cause 6. Le premier mode d’outrepassement naît de la grandeur de la dévotion 7. Le premier mode d’outrepassement naît parfois de la seule effervescence d’un ardent désir

505 509 513 517 521 523 525

670

TABLE DES MATIÈRES

8. Le premier mode d’outrepassement est l’effet parfois autant d’une dévotion fervente que d’une révélation divine qui s’y adjoint 9. Le second mode d’outrepassement est causé en général par la grandeur de l’admiration 10. Le second mode d’outrepassement commence parfois par la seule admiration et s’achève en un désir de dévotion des plus fervents 11. Le second mode d’outrepassement commence parfois par la seule admiration et se poursuit de la même manière 12. Dans le second mode d’outrepassement, la révélation divine vient parfois au-devant de notre méditation 13. Dans le second mode d’outrepassement, il arrive aussi parfois que la révélation divine précède notre méditation 14. Le troisième mode d’outrepassement naît d’ordinaire de l’intensité de la délectation 15. Toute extase excède la mesure de l’industrie ou du mérite de l’homme 16. C’est surtout le troisième mode d’extase qui dépend entièrement de la faveur divine 17. Comment celui qui aura progressé jusqu’au troisième degré d’une telle grâce peut recevoir de l’aide pour se maintenir dans cet état 18. Ce qui peut contribuer le plus efficacement pour le renouvellement de cette grâce 19. Les étapes par lesquelles grandit l’extase de l’esprit humain

529 533 535 537 541 547 553 559 563 565 569 573

NOTES DE LA CINQUIÈME PARTIE

574

NOTES COMPLÉMENTAIRES 1. Fragment d’un glossaire ricardien Anima, animus, mens Cogitatio, meditatio, contemplatio Consideratio, speculatio Speculari, specula, speculum Dilatatio, exiguitas, anxietas Intellectibilis Intellectus Intelligentia

587 587 587 587 588 589 590 591 593 594

TABLE DES MATIÈRES

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2. Traductions de la Bible, cas particuliers Dux meus et notus meus (Ps. 54, 14) In deliciis meis (Ps. 138, 11) Manda, remanda, manda, remanda (Is. 28, 10-13) In idipsum (Ps. 4, 9) In imagine pertransit homo (Ps. 38, 7) Speculantes gloriam Dei (II Cor. 3, 18) 3. Quelques aspects de l’expérience contemplative suprême De l’«excessus mentis» à la «deiformitas» De propria uoluntate se abscidere... quietas et pax Experientia, admiratio, intentio Animus suspensus Mentis alienatio 4. L’expérience extatique est-elle cognitive ou affective selon le Victorin Remarques préalables Position de Richard 5. Réception du De contemplatione Lectures diverses et influence Dante et Richard de Saint-Victor 6. Un exemplum mentionnant Richard de Saint-Victor

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TABLEAUX Les genres de contemplation Sagesse divine – Le bien et le mal dans le monde Les anneaux et les barres de l’arche

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INDEX

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