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HUGUES DE SAINT-VICTOR ET SON ÉCOLE
Couverture: Maitre Hugues enseignant à l'École de Saint-Victor (Université d'Oxford, Bodleian Library, ms. Laud. Mise. 409, fol. 3 v.) © 1991 Brepols Imprimé en Belgique Dépôt légal: septembre 1991 D'1991/0095~42
ISBN 2-503-50073-0 All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieYal system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.
à la mémoire de Jean CHÂTILLON
«Il pénètre vraiment les choses saintes, celui qui perçoit les biens intérieurs en les goûtant; il possède un enseignement parfaitement saint, celui qui enseigne ce qu'il savoure, celui qui fait profiter de ce qu'il ~ent, celui qui apprend non seulement à connaître le vrai, mais à saisir le bien. » Hugues de Saint-Victor In Hierarchiam caelestem, lOOlB.
Nous sommes redevable, quant au choix des textes, à leur traduction ou à leur présentation, à MM. François MOREAU et Patrick GAUTIER DALCHÉ, ainsi qu'au P. Rainer BERNDT, de bien des avis et des suggestions qui nous ont été d'une grande utilité et pour lesquels nous les remercions vivement. Notre gratitude va également à la Fondation Alexander-von-Humboldt, grâce à laquelle ce travail a été pour une grande part rendu possible.
Imprimi potest: t Maurice BITZ, Abbé 27 avril 1991 en la fête du bienheureux Achard de Saint-Victor Imprimatur:
t Jean HERMIL, évêque de Viviers le 9 juillet 1991
INTRODUCTION
«En ce temps-là, maître Guillaume de Champeaux, qui était archidiacre de Paris, homme instruit et religieux, prit l'habit des chanoines réguliers avec certains de ses disciples hors des limites de la ville de Paris, en un lieu où il y avait une chapelle dédiée à saint Victor martyr, et il commença à bâtir un monastère de clercs »1. Ces quelques lignes que le chroniqueur précis qu'est Robert de Torigny écrivait en 1154, ne doivent pas, dans leur placide simplicité, faire illusion sur les circonstances conflictuelles de la retraite de Guillaume de Champeaux et la fondation de ce qui devait, pour plusieurs décennies, devenir un des centres intellectuels de l'Europe. Archidiacre et écolâtre, à ce double titre Guillaume s'est trouvé engagé «dans ce climat exceptionnel de luttes ardentes qui déchirèrent l'Église de Paris et plus généralement le clergé de France dans les dernières années du XIe siècle et les débuts du XIIe » 2 • Quoniam uidi contradictionem in ciuitate (Ps. LIV, 10)
Dans les milieux scolaires, ces années sont marquées par l'émergence des écoles cathédrales, comme à Chartres avec Guillaume de Conches et Bernard, ou à Laon avec Anselme, dont l'éclat va précipiter le déclin, déjà largement amorcé, des écoles monastiques 3 . A Paris, l'École cathédrale commençait à jouir d'un renom qu'elle n'avait pas encore connu, grâce à un ancien élève d'Anselme de Laon, Guillaume de Champeaux, qui, à partir de 1103, y avait inauguré des leçons de dialectique. Cette renommée, comme aussi une probable identité de vues touchant la réforme de l'Église, ne devait pas être étrangère au fait qu'en 1104, le nouvel évêque de Paris, Galon, partisan décidé de la réforme grégorienne, faisait également de Guillaume un des trois archidiacres de la capitale. Ainsi Guillaume était-il devenu, par ces deux fonctions, une des personnalités marquantes de ce petit univers qu'était le cloître Notre-Dame, où dans les écoles et à la curie épiscopale voisinaient étudiants et dignitaires ecclésiastiques4. Mais il allait également, par le fait même, se trouver en butte à diverses difficultés que son retrait ne devait pas suffire à apaiser.
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Sa nomination comme archidiacre d'abord et l'appui des partisans de la réforme le mettaient en conflit, ouvert ou larvé, entrecoupé de réconciliations de circonstances, avec les milieux antiréformateurs et un de leur représentants les plus actifs, Étienne de Garlande. Et des plus puissants aussi, puisqu'à sa dignité d'archidiacre Étienne avait joint, en 1105, celle de chancelier, c'est-àdire, en fait, de chef du gouvernement royal, alors que son frère Anseau était à la tête des armées royales. Soutenu par le roi Philippe 1er, Etienne avait été un concurrent de Galon lui-même lorsque celui-ci avait été proposé par Yves de Chartres pour le siège de Beauvais en 1100. Vers la même époque, la réputation de son enseignement attirait auprès de l'écolâtre de Notre-Dame un étudiant breton, fasciné par le monde des écoles et déjà très conscient de ses dons, Pierre Abélard. Tout d'abord bien accueilli par Guillaume, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même dans l'Historia calamitatum, Abélard ne tarda pas à se rendre insupportable (grauissimus) à chacun par ses tracasseries dialectiques aggressives et répétées (sepis agrederer) à l'encontre de l'enseignement de Guillaume, d'autant plus que dans ces joutes où sa supériorité éclatait -c'est toujours lui qui parle -il donnait l'impression d'avoir le dessus (superior in disputando uiderer) 5 : conséquence de l'introduction dans les écoles de la disputatio, avec son arsenal d'arguments, sa mise en scène et ses tactiques, et dont les règles, si elles sont celles de la pensée, sont aussi devenues celles d'un combat ou il importe de vaincre, ou du moins d'en donner les apparences. L'opposition de ses condisciples, qui prirent fait et cause pour le maître qu'ils affectionnaient, fit prendre conscience à Abélard qu'il devait d'abord se constituer un noyau d'élèves avec lesquels il puisse mener le combat pour la conquête de l'École NotreDame qu'il considérait comme revenant de droit à sa supériorité. Parti dans ce but pour Melun, résidence royale où il jouissait de l'appui des ennemis de Guillaume, entendons d'Étienne de Garlande, puis pour un séjour en Bretagne, il ne devait plus, revenu à Paris, affronter l'archidiacre dans sa chaire de Notre-Dame: en 1108, Guillaume rompt avec sa carrière de dignitaire ecclésiastique et avec le monde scolaire. En compagnie de plusieurs de ses élèves - ceux qui n'avaient pas apprécié, si ce n'est le fonds des idées, du moins les méthodes dialecticiennes d'Abélard? -il se retire non loin de là pour mener la vie religieuse.
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La "solitude" qu'il avait choisie pour retraite était située tout près de la ville, au pied de la montagne Sainte-Geneviève, sur une rive gauche de la Seine encore à peu près déserte et dont, depuis les invasions normandes, les divers établissements étaient restés à l'état de ruine. Il y avait trouvé quelque bâtiment (in ipso monasterio ad quod se causa religionis contulerat, disait l'Historia calamitatum), avec un lieu de culte peut-être depuis peu reconstruit. Celui-ci avait pris la place d'une chapelle cimétérale, élevée au VIe ou VIle siècle dans ce qui avait été une nécropole mérovingienne, et qui allait à son tour, quelques années plus tard, faire place à une église dédiée à saint Victor de Marseille, martyr7. Cette proximité de la ville restait dans la logique d'un choix, car ce n'était pas vers la vie monastique que Guillaume s'était orienté, mais vers la forme régulière de l'état de vie qui était le sien, la cléricature. La retraite de Guillaume est une initiative personnelle portée par le courant de la réforme générale de l'Église où le mouvement canonial jouait un rôle majeur8 . Elle pouvait donc compter sur l'appui de l'évêque Galon, lui-même ancien abbé de chanoines réguliers et désireux d'introduire la réforme grégorienne dans son diocèse. Le retrait dans une solitude, autour d'un maître, d'un groupe de disciples, qui, les recrues nouvelles affluant, vont évoluer vers le canonicat régulier, est un phénomène fréquemment attesté à cette époque9• Pour Guillaume et ses disciples, ces deux étapes, érémitique et canoniale, ont à peu près coïncidé, la première n'ayant été envisagée qu'en vue de l'autre. Ce choix par l'écolâtre de la vie de chanoine régulier, ne devait pas être à l'abri de suspicions dont Abélard se fait l'écho: Guillaume n'aurait renoncé aux dignités pour une forme de vie prisée des réformateurs qu'afin d'en obtenir d'eux de plus grandes. Et de fait n'a-t-il pas été, après peu d'années, promu au siège de Châlon; et surtout n'a-t-il pas aussitôt repris dans sa retraite même, d'ailleurs bien proche de la ville, les cours qu'il avait abandonnés 10 ? Cette indignation d'Abélard, qui pourtant ne fera de sa vie autre chose, et dans le cadre monastique, n'est vraisemblablement pas feinte, ni les bruits qu'il répercute complaisamment, imaginaires. En effet, l'hostilité croissante des réformateurs monastiques à l'égard des écoles avait amené la suppression des écoles ouvertes aux élèves du dehors, et conduit à n'admettre que des novices déjà mûrs et instruits, rendant ainsi inutiles les écoles
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intérieures destinées à leurs propres sujets11 . Cet exemple de l'ordre monastique allait influer sur la réforme canoniale, dans la mesure où celle-ci en s'affirmant s'approchait, en maintes observances, de l'ordre monastique. Ouvrir une école dans un lieu qui ne devait être que celui de la retraite, pouvait paraître en contradiction avec un propos de vie religieuse, et en faire suspecter la sincérité: d'où les murmures qu'Abélard recueille. En fait Guillaume a dû éprouver lui-même des scrupules de conscience quant à la détermination à prendre, et il semble bien avoir incliné à renoncer à tout enseignement, comme certains le lui conseillaient. On en a pour preuve une lettre pressante qu'une des autorités du parti réformateur, Hildebert de Lavardin, adressa alors à Guillaume 12 : «Le genre de vie que tu as embrassé dans ta conversion (conuersatio et conuersio tua) met mon cœur en fête, et j'en rends grâces à Celui à qui tu dois de t'être enfin proposé de vivre selon la philosophie. Jusqu'à présent en effet tu ne donnais point l'impression d'un philosophe, car la science des philosophes que tu avais acquise ne t'avait point amené à te défaire en quoi que ce soit des mœurs du vieil homme. Mais à présent voilà que tu as su en tirer, comme un doux miel de son rayon, la règle d'une vie bonne : car voilà que renonçant aux dignités ecclésiastiques, tu as choisi d'être le dernier dans la maison de Dieu plutôt que d'habiter parmi les tentes des pécheurs (Ps. 83,11); voilà que tu poursuis d'une haine inexorable tout ameublement luxueux; que tu as renoncé à ton enseignement (institoriam abdicas lectionem) ; que tu as estimé que c'était un grand gain que la piété avec ce qui suffit à la vie (I Tim. 6,6). ( ... ) On dit que certains t'auraient persuadé de t'abstenir désormais de tout enseignement. Sur ce point, voici mon opinion: celui-là reste en-deçà de la perfection vers laquelle il tend lorsque, quand il en a la possibilité, il n'est pas utile aux autres: car c'est l'œuvre de la vertu de fournir la matière de la vertu même à ceux qui en font mauvais usage13 . Tu t'es astreint à suivre le conseil reçu du Christ par le jeune homme: "Va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et suis-moi" (Matth. 19,21). C'est un holocauste qu'il te faut offrir, non pas un sacrifice. Sur la différence qu'il y a entre l'un et l'autre, tu lis dans saint Grégoire: "Dans le sacrifice, on offre une partie de la vic-
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time, dans l'holocauste, on l'offre toute entière", et un peu plus loin: "Lorsque quelqu'un consacre quelque chose de lui, c'est un sacrifice, lorsqu'il consacre tout ce qu'il a, tout ce qu'il est, tout ce qu'il sait, c'est un holocauste" 14• Offre-toi donc tout entier au Seigneur Dieu, puisque tu t'es tout entier consacré à lui, sinon tu retiens dans la consécration quelque chose de l'holocauste. Car enfin, à quoi bon une sagesse cachée et un trésor caché (Sir. 20,32)? L'or brille davantage quand il est distribué que quand il est renfermé. Les pierres communes ne diffèrent pas des gemmes tant qu'on ne les met pas au jour. De même une science que l'on dispense s'accroît, et elle disparaît chez un possesseur avare qui ne la livre pas au public. Ne ferme donc pas les ruisseaux de ton enseignement, mais selon la parole de Salomon, que tes fontaines s'épanchent au-dehors, et que leurs flots se divisent sur les places publiques »15 • On ne saurait trop insister sur l'importance de cette intervention qui fut décisive 16 : d'une part parce qu'incitant avec succès Guillaume à reprendre son enseignement, c'est à elle qu'on doit l'existence même de ce qui sera l'École de Saint-Victor. Surtout parce qu'on peut y découvrir sans peine des traits qui, par la suite, apparaîtront aux historiens comme caractéristiques d'une spiritualité canoniale, devenue davantage consciente d'elle-même, et qui tend à marquer sa distinction d'avec le courant spirituel qui anime le monde monastique17. Pour Hildebert, comme plus tard pour les auteurs spirituels du mouvement canonial, l'édification d'autrui par la parole et l'exemple sont de l'essence de la vie religieuse: la conduite du chanoine doit mener à Dieu et luimême et le prochain qu'elle contribue à instruire, car la perfection personnelle du religieux ne saurait se concevoir indépendemment du vrai bien spirituel d'autrui. C'est donc en dissipant les influences étrangères au génie propre de l'état de vie choisi par son correspondant qu'Hildebert de Lavardin lève ses hésitations : si l'École de Saint-Victor doit son existence à l'effet de cette lettre, elle lui doit donc aussi, pour une part, d'avoir été confortée dans son identité d'école canoniale et de s'être épanouie au sein même du mouvement réformateur qui semblait en proscrire l'existence. Dès le moment où sur les instances d'Hildebert, Guillaume reprend ses cours, on peut parler non pas tant d'une école
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dans une communauté religieuse, que d'une communauté qui est devenue, ou plutôt redevenue, aussi, une école18 • Mais la reprise des cours de Guillaume allait marquer une nouvelle étape de difficultés pour le maître et sa communauté d'étudiants. Les leçons de Guillaume à Saint-Victor semblent s'être proposé de traiter des arts du triuium, entre autre de commenter la Rhétorique à Herennius. Abélard y prit part à nouveau, et s'il faut l'en croire, pour la confusion publique de son ancien maître, qui aurait été contraint de modifier ses opinions sur les universaux. A tel point que, séduit par ce succès, le successeur de Guillaume de Champeaux à l'École Notre-Dame aurait offert à Abélard d'y donner des leçons à sa place. Une intervention de Guillaume lui retire cette charge. Abélard part une fois de plus pour Melun. Guillaume et ses étudiants vont établir leur fondation dans une propriété de campagne. Pour occuper le terrain, Abélard revient installer son école sur la montagne Sainte-Geneviève, c'est-à-dire, là encore, sur les terres de l'abbaye dont Garlande est doyen. Guillaume et ses étudiants regagnent alors Saint-Victor, et Abélard repart pour la Bretagne19 . La période de tribulations s'achève pour la jeune fondation, qui reçoit la confirmation d'une institution canonique: l'école devient une abbaye. En avril 1112, au lendemain de ses premières victoires sur les féodaux d'Ile-de-France, le jeune Louis VI, qui avait dû sa couronne à l'action unie et déterminée de Garlande, de Galon et d'Yves de Chartres, tient devant les évêques du domaine royal une assemblée dans la chapelle même de l'évêque Galon. Il y délivre un diplôme solennel par lequel il déclare donner à des chanoines vivant régulièrement l'église qu'il avait construite à Puiseaux, en Gâtinais, et qu'il dote richement. Plus : dans ce document qui consacre pleinement les exigences de la réforme, et dans la rédaction duquel on a cru deviner l'influence d'Yves de Chartres, il est accordé aux religieux la libre élection de leur abbé. L'année suivante, entre le 20 mai et le 3 août, les signataires de la charte de fondation de Puiseaux se retrouvent au palais épiscopal de Châlons autour de Louis VI, à l'occasion du sacre de Guillaume de Champeaux, promu à ce siège, après des résistances de sa part20 : la charte de 1112 est reprise, presque mot pour mot, transcrite par le même scribe et souscrite par les
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mêmes témoins. Toutefois, à la communauté de Puiseaux est substituée celle de Saint-Victor de Paris, élevée au rang d'abbaye, dont Puiseaux devient un prieuré. L'abbaye jouira de la liberté d'élire son abbé, que l'évêque de Paris consacrera. En 1114 la fondation est confirmée par Pascal II, et le premier abbé élu21 . C'est au gouvernement de l'abbé Gilduin que va désormais échoir de mener la fondation à sa maturité religieuse. Si son œuvre littéraire est des plus minces, il aura eu cependant le mérite de comprendre et maintenir la double orientation qui fut celle de Saint-Victor: celle d'une abbaye et celle d'une école. Il l'aura fait d'abord par le coutumier de Saint-Victor, dont la rédaction lui est attribuée22. S'il est vrai que le coutumier victorin ne porte aucune mention explicite de l'école abbatiale- le mot schola comme le mot magister ne s'y appliquent jamais qu'au noviciat - cependant les minutieuses prescriptions touchant la confection et la conservation des manuscrits montrent que la vie intellectuelle avait reçu dans la législation comme une reconnaissance officielle23 . En maintenant très large l'hospitalité à SaintVictor, particulièrement à l'égard des étudiants, à qui, comme à tous les hôtes l'on doit faire bon visage (hilarem ac benignam faciem, prescrit le Liber ordinis24 ), Gilduin assurait à l'abbaye et à ses maîtres une stimulante présence. Enfin, en accueillant Hugues à l'abbaye parisienne, il donnait à l'école son maître et celui qui allait en devenir le fondateur réel25 . Robert de Torigny ne s'y trompait pas, qui, après la phrase citée au début de ces pages enchaînait: «Après que Guillaume eut été nommé à l'évêché de Châlons, le vénérable Gilduin, son disciple, devint le premier abbé. Sous son gouvernement, beaucoup de clercs nobles, instruits tant dans les lettres profanes que divines, se dirigèrent vers ce lieu pour y vivre, parmi lesquels, maître Hugues, lorrain, fleurit tout particulièrement, tant dans la science des lettres que dans une humble vie religieuse. Il écrivit de nombreux livres qu'il n'y a pas lieu d'énumérer, tant ils sont répandus » 26 •
Des bords de l'Elbe aux rives de la Seine Robert de Torigny, on vient de le voir, nous dit que Hugues venait de Lorraine. Mais son témoignage, isolé, ne semble pas pouvoir tenir devant deux autres opinions, plus accréditées, qui
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font de lui, soit un saxon, soit un flamand, et dont les partisans ont tiré à eux la mention de Robert en arguant tantôt que la Flandre était limitrophe de l'ancienne Lorraine, tantôt que la Saxe touchait également cette province27. Car de l'origine de Hugues et de ses premières années, on a abondamment disputé28 • Cette efflorescence d'érudition sur un point d'importance somme toute mineure a été déterminée, comme il arrive parfois en historiographie, par l'intervention d'une voix habituellement autorisée, faisant état de découvertes contredisant une tradition dont on pouvait se croire en tranquille possession: la voix était celle de dom Mabillon, la découverte celle d'un manuscrit du :xne siècle qui faisait de Hugues de Saint-Victor un Flamand (ex Ypprensi territorio ortus) 29 , alors que la tradition communément reçue dont le nécrologe de Saint-Victor était un écho, amenait à voir en lui un Saxon. Car si la notice victorine du 11 février concernant maître Hugues ne livre nulle information sur son origine, il en est une autre, au 3 mai, qui fait mémoire de son oncle, nommé également Hugues, qui avait été archidiacre d'Halberstadt avant de rejoindre son neveu à Saint-Victor, où il avait terminé ses jours, contribuant largement de sa fortune à la construction de l'église abbatiale30 . Cette opinion semble avoir été assez largement répandue, comme le montre une mention de la Chronique d'Aubry de Trois-Fontaines,« on le dit natif de Saxe »31 • Elle est aussi attestée, quoiqu'avec une faible valeur probante, par des sources saxonnes32• Attardons-nous surtout aux indices, qui, dans l'œuvre même de Hugues, vont dans le même sens. Les recueillir introduira à une première familiarité avec Hugues, sa personnalité et le réseau de relations qui s'était tissé autour de lui. C'est en effet aux chanoines réguliers d'Hamersleben en Saxe que vers l'année 1140 le victorin adresse un opuscule, le Soliloquium de arrha animae, une des perles de la littérature spirituelle du xne siècle, et dont le prologue témoigne à l'évidence qu'entre des religieux de cette abbaye du diocèse d'Halbertstadt et Hugues existaient des liens personnels et nombreux, qui allaient parfois jusqu'à l'intimitë3. Les initiales G. B. A. qu'on lit dans la lettre d'envoi peuvent convenir à des religieux d'Hamersleben chez lesquels on rencontre en cette première moitié du :xne siècle, un Gottfried, un Gunther, un Adalbert et un Bruning34• Et c'est à
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un «frère G. », non pas à l'abbé, qu'est dédié le Soliloquium: à 5 l'époque de sa rédaction Hamersleben était sans abbë . Les partisans de l'origine flamande ont conclu de ce texte qu'un groupe de chanoines d'Hamersleben avait séjourné à Saint-Victor et y avait connu Hugues: pourtant c'est bien à toute la communauté d'Hamersleben que celui-ci écrit, et c'est elle qu'il semble avoir connue. S'il y a eu séjour, il est plus plausible que ce fut celui de Hugues à Hamersleben. C'était déjà peut-être vers la Saxe que quelque temps auparavant Hugues regardait, en rédigeant un opuscule spirituel, le De 36 uirtute orandi et la lettre d'envoi qui l'accompagnait • Avant la salutation finale, Hugues avait écrit une phrase, qui fait défaut dans les éditions imprimées, où il recommande à la prière des 7 destinataires son oncle défunë . Il est clair que cette lettre est adressée à une communauté religieuse avec laquelle Hugues entretenait des liens d'affection, où l'office choral tenait une place importante, comme le montrent les questions auxquelles l'opuscule entend répondre, qui connaissait assez l'identité de l'oncle de Hugues pour qu'il ne soit pas nécessaire de le nommer, et qui enfin pouvait n'être pas indifférente au sort spirituel de l'un et de l'autre. Si l'on ajoute que l'adresse dominus et pater Th. (et non H. comme imprime la Patrologie) ne peut guère s'entendre que d'un abbé et que le premier abbé d'Hamersleben s'appelait Thiethmar, on serait assez tenté de voir là un nouveau témoignage des rapports privilégiés entre le victorin et les chanoines saxons, et la confirmation de l'origine saxonne certaine 38 de l'oncle, et dès lors bien probable, du neveu . puis transferée 1107-1108), D'abord fondée à Ostervieck (vers de Saint-Pancommunauté la Hamersleben, à 1109, peu après, en crace était à même dès 1110 d'envoyer à Salzbourg des religieux 9 lettrés: signe que la vie intellectuelle y florissaië . Dès lors, comme l'ont fait spontanément plusieurs auteurs, on serait effectivement fondé à rattacher à un séjour à l'abbaye saxonne le passage autobiographique duDidascalicon où le neveu de l'archidiacre d'Halberstadt parle de son application juvénile à l'étude (dum adhuc scholaris essem ), lorsqu'il traçait des figures géométriques sur le sol, suivait le cours des astres, consignait sur un morceau de parchemin ce qu'il avait appris dans la journée pour
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INTRODU CTION
mieux le retenir, et s'essayait à discerner les notes de la gamme40 • Un autre passage célèbre du même ouvrage, dont s'est inspiré à l'évidence le rédacteur de la notice des manuscrits flamands plus haut mentionnée, est d'interprétation plus délicate. Donnant à ses étudiants divers conseils, entre autres celui de s'expatrier pour mieux apprendre, il confesse: «Pour moi j'ai quitté ma patrie dès l'enfance, et je sais avec quelle tristesse parfois l'âme abandonne l'étroit domaine d'une pauvre chaumière, avec quelle liberté elle méprise ensuite les demeures de marbre et les toits lambrissés» 41 • Les souvenirs d'Horace et de Virgile qui inspirent les dernières phrases ne disent rien sur l'origine sociale de Hugues, et il est malaisé d'interpréter le sens de a puera e.xulaui, puer pouvant au moyen âge s'employer de l'enfance jusqu'à 28 ans42 • Mais si Hugues est bien, comme il est presque certain, d'origine saxonne, et s'il a bien, comme il est probable, reçu sa première formation à Hamersleben , cet exil pour des raisons d'études devrait désigner le périple qui, tout jeune homme (a puera) lui a fait quitter la Saxe pour aboutir, après 1115, à Saint-Victor (aprimario iuuentutis sue flore) 43 • Guillaume de Champeaux, on l'a vu, laissait après lui une abbaye qui était aussi devenue une école inscrite dans une lignée que ses origines lui fixaient : fondée par un écolâtre qui avait été et qui était resté un dialecticien, comme le montrent les Questiones uictorinae issues de cours donnés à Saint-Victor même, elle était préparée à faire droit aux requêtes de la raison et à utiliser le savoir profane ; identifiée pour ainsi dire dès le début avec une communauté religieuse, elle avait vocation à prendre en compte la quête spirituelle de ses membres ; et greffée sur une famille religieuse canoniale, elle avait reçu une place originale, consistante et comme sui iuris, entre la théologie monastique et la théologie scolastique44, où la dimension sacramentelle, ecclésiologique et historique du courant augustinien devait pouvoir trouver droit de cité. Grandi en Saxe dans l'atmosphère de ce que l'on a pu appeler le «milieu réformateur d'Halberstad tHamersleben»45, au sein même d'une famille canoniale dont il pouvait retrouver les options fondamental es dans la communauté qui l'accueillait, Hugues se trouvait en connaturalité avec une ambiance spirituelle, intellectuelle et ecclésiale qui allait per-
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mettre l'épanouissem ent de son génie et s'enrichir de l'apport de celui qu'il faut rez,arder comme «le véritable fondateur de la théologie victorine» .
Un maître et un programme, des manuels et des méthodes Les premières années de la vie de Hugues à Saint-Victor nous sont à peu près inconnues. Entré après 1115, il a pu suivre les leçons du prieur Thomas (t 1133). Le premier témoignage explicite de son activité enseignante apparaît en 1127, dans l'Epistula par laquelle l'élève Laurentius introduit le texte des notes prises pendant les cours de Hugues. A cette date déjà celui-ci jouissait du titre de Magister47• Mais la production littéraire du victorin qui avait précédé et l'intense activité enseignante qu'elle atteste, la mise en œuvre de méthodes pédagogique s nouvelles ordonnées à un programme d'études conçu par Hugues, son prestige déjà grand au sein de l'École abbatiale, tout invite à lui reconnaître, avant 1125, une place, une autorité et une fonction prépondéran tes, voire uniques. Elles rayonnèrent rapidement bien au-delà du cloître abbatial ou du microcosme des Écoles parisiennes, comme l'atteste sa correspondance48. Ce rayonnemen t devait à n'en pas douter être puissammen t servi par le caractère d'école extérieure que SaintVictor avait gardé du temps de Guillaume de Champeaux49 • On a montré récemment que vers les années 1130-1140, déjà, se tissaient des liens entre Saint-Victor et l'aristocratie romaine qui envoyait ses rejetons les plus doués étudier à l'abbaye parisienne50; et plus tard encore dans les dernières années de la vie de Hugues, saint Bernard sollicitait de Gilduin l'accueil d'un italien qu'il recommanda it à l'hospitalité de l'abbaye: c'était Pierre Lombard51 . Il est désormais acquis que dès ses premières années d'enseignement effectif, Hugues avait abordé les diverses disciplines qui allaient composer le vaste champ de sa production littéraire. S'il est indéniable qu'il a d'abord centré ses intérêts sur les arts libéraux (De grammatica, Practica geometrie), et la philosophie (Epitome Dindimi), la préoccupatio n théologique n'est pas absente de cette période, qui voit également la rédaction du long commentaire sur la Hiérarchie céleste du Pseudo-Deny s, ni le souci con-
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INTRODUCTIO N
ventuel: il rédige à cette même époque ce qui sera le manuel des novices victorins (De institutione nouitiorum) ; ni le labeur exégétique (commentaires sur le Pentateuque). Le pédagogue a toujours été un spirituel, le spirituel un théologien, le théologien un exé2 gète et l'exégète un correspondant attentionnë . Hugues ira en enrichissant le contenu du cadre ainsi délimité et en approfondissant les lignes déjà tracées. Une telle diversification d'activités intellectuelles si tôt manifestée, loin d'être le signe d'un précoce éparpillement d'esprit, est celui d'une unité profonde des savoirs en quête de laquelle le maître de Saint-Victor aura toujours été, pour lui-même comme pour ses élèves. L'explication en même temps que la cause du large éventail de son activité se trouve en 53 effet dans un ouvrage fameux de cette période, le Didascalicon . Guide pour étudiants et programme pour professeur
Cet ouvrage se présente d'abord comme un guide de lecture, entendons qui indique à l'étudiant ce qu'il faut lire (quid), dans quel ordre (quo ordine) et de quelle manière (quomodo). Il importe de remarquer que cette lectio désigne non seulement l'étude personnelle, mais également l'enseignement du maître qui "lit", c'est-à-dire professe en commentant un auteur. Dès lors si le Didascalicon est bien, comme on l'a justement caractérisé, la ratio 4 studiorum des étudiants de Saint-Victo2 , il est aussi le programme de travail du maître, il inspire les idées directrices de ses ouvrages subséquents ainsi que la matière (quid), l'ordonnance intrinsèque (quo ordine) et les méthodes (quomodo) de ses cours. Le Didascalicon est partagé en six livres. Les premiers présentent avec une égale ferveur les arts les plus proches de la vie matérielle (les arts mécaniques) aussi bien que les disciplines du triuium (grammaire, dialectique et rhétorique) ou du quadriuium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie). Hugues tente de découvrir le lien organique qui les unit, ce qui le conduit à proposer d'elles toutes une classification nouvelle. Ainsi la philosophie, le savoir universel, embrasse quatre domaines: la philosophie théorique (à laquelle Hugues rattache les arts du quadriuium, en y joignant la physique), la philosophie pratique (ou morale), la mécanique, et la logique, de laquelle relèvent les arts du tri-
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uium. La mécanique comprend les sept arts utiles à la vie matérielle. Elle est présentée de façon à offrir un parallèle avec les sept arts libéraux : elle a aussi son triuium ordonné au bien
externe du corps qu'il faut vêtir, protéger ou transporter, et son quadriuium, davantage tourné vers les besoins internes, de nourriture, de santé ou de détente. L'ordre à suivre est indiqué: «On
commencera par la logique; en second lieu on étudiera l'éthique, en troisième lieu la philosophie théorique, en quatrième la mécanique. En effet il faut tout d'abord apprendre à s'exprimer; ensuite, selon le conseil de Socrate dans son Éthique, l'étude de la vertu doit purifier l'œil du cœur, si bien qu'il puisse être plus pénétrant pour la recherche de la vérité. La mécanique vient en dernier lieu, car elle est par soi sans aucune efficacité si elle ne s'appuie sur l'apport des précédentes »55 • Si rien n'est exclu de cette considération, si elle accorde aux arts mécaniques un regard inhabituellement favorable, c'est que tout concourt au vrai bien de l'homme et à la restauration de l'image divine : car tel est le but que le maître de Saint-Victor propose à ses élèves de poursuivre à travers ou par les études dont il vient de tracer le programme. La pensée de Hugues s'organise autour de l'idée qu'il y a une unité essentielle des savoirs et de l'être humain que la chute a brisée et qu'il s'agit de restaurer: c'est à un tel être humain concret que s'applique sa pédagogie et c'est lui qu'elle tend à guérir. L'homme avait été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, image par les facultés de la connaissance, et ressemblance par celles de l'affectivité, image par la vraie connaissance d'un Dieu qu'il touchait pour ainsi dire dans la contemplation, ressemblance par le bien intime qui était sien du fait de son orientation vers Dieu56 • Blessé dans sa connaissance et son amour, soumis dans son corps à la souffrance et à la mort, l'homme verra son intégrité restituée moyennant la speculatio ueritatis et l'e.xercitium uirtutis, c'est-à-dire moyennant d'une part la logique (triuium) et la philosophie théorique (quadriuium), ordonnées à la connaissance du vrai, et d'autre part la "pratique", ordonnée à l'amour et à la pratique du bien. Quant à la souffrance, à la maladie et à la faim, les arts mécaniques sont là pour les atténuer: toutes les disciplines que le Didascalicon a passées en revue représentent donc la
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part de coopération de l'homme à son propre salut, et par là même elles reçoivent un statut comme part intégrante de la vie religieuse à l'abbaye. Car tous les arts qu'on vient d'énumérer n'ont valeur spirituelle qu'ordonnés à un savoir plus élevé, et les conseils moraux souvent dispensés au cours du Didascalicon ont précisément pour but d'assurer un droit exercice de ces arts, afin qu'un emploi perverti ne détourne pas de la fin qu'ils doivent concourir à faire atteindre : «Tous les arts servent à la science divine, et la sagesse inférieure, ordonnée selon la rectitude, conduit à la sagesse supérieure » 57. Cette sagesse supérieure, il revient à la lecture méditée de l'Écriture sainte d'y conduire, en y faisant servir les arts, et les derniers livres du Didascalicon guident l'étudiant dans cette entreprise. Dans la parole divine en effet, «ce ne sont pas seulement les mots qui expriment la signification et les choses, mais les choses elles-mêmes qui signifient d'autres choses. Il en ressort à l'évidence que la connaissance des arts libéraux est fort utile à la connaissance des divines Écritures : la grammaire en effet traite de l'expression des mots, la dialectique de leur signification, et la rhétorique à la fois de l'une et de l'autre; pour sa part le quadriuium donne la connaissance des choses. De la sorte le triuium et le quadriuium servent à la parole divine »58 • Celle-ci sera lue selon l'histoire, c'est-à-dire à la fois selon le sens premier des mots, et selon le cours des événements narrés par ces récits. En cette "histoire", on découvrira le sens théologique (ou allégorie et enfin le sens moral (ou tropologie ). Pour cette lectio diuina 9 Hugues fixe également des règles, car l'historia, l'allegoria et la tropologia, en même temps qu'elles sont bien trois sens de l'Écriture, sont aussi trois disciplines distinctes, quoique jamais autonomes, qui possèdent leurs méthodes et leur finalités propres. S'il s'agit de l'histoire, on lira l'Écriture suivant l'ordre des temps en commençant par la Genèse; si l'on est retenu par l'allégorie, on donnera la préférence au Nouveau Testament, car c'est à partir de lui que peuvent s'éclairer et être comprises les images préfiguratrices de l'Ancien Testament60 • La fonction de directoire spirituel qu'assure le Didascalicon est plus sensible encore si l'on considère le but de la lectio et ses fruits: elle instruit de la vérité, excite à l'aimer, et, partant, elle
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réunifie, car la réunification intérieure est elle-même un fruit de l'amour et de la connaissance61 • La restauration intégrale de l'image de Dieu intervient au terme d'un processus qui part de la lectio pour aboutir à la contemplatio et que détaille également le Didascalicon 62 • Programme d'études personnelles et programme d'enseignement, celui-ci est donc aussi, en même temps et sous le même rapport, le directoire spirituel de l'abbaye, étant remis au De institutione nouitiorum, rédigé à la même époque, de régler l'extérieur de la conduite et des comportements. Un trait est encore à relever, qui achève de caractériser le Didascalicon. L'on a souvent parlé à son propos d'encyclopédie. Le terme peut prêter à confusion, car de fait le Didascalicon n'entend nullement fournir un précis des connaissances de chacune des disciplines mentionnées. Cette tâche, d'autres que Hugues ou d'autres ouvrages de Hugues la rempliront. Chaque discipline est simplement décrite et ses principales notions énumérées et passées en revue: plus qu'un résumé des savoirs c'est un tableau ou une "carte du savoir" seulement que Hugues présente par ce qui devient au sens plein un guide de lecture, le guide d'un voyage spirituel dans les champs du savoir humain, et une "invitation au voyage" dans ces contrées lointaines par les arts libéraux ou mécaniques, ou dans ces demeures intimes, par la "lecture" scripturaire63 • Images toutes médiévales, et Honorius Augustodunensis avait déjà parlé de l'homme comme d'un exilé qui doit regagner la patrie de la sagesse en suivant un chemin dont il dresse la carte et qui passe par dix villes : ce sont les s~t arts libéraux, avec la physique, la mécanique et l'économique 4 . La construction de l'édifice de l'allégorie
A ce voyage effectif, à l'enseignement des matières mêmes dont le Didascalicon vient de simplement dérouler le plan, Hugues aura consacré le principal de son activité et de sa production. En premier lieu par son maître-ouvrage, le monumental De sacramentis christiane fidei, dont la rédaction s'est étendue, à partir de 1131, sur plus de cinq années de la maturité de Hugues. Comme on va le voir, il est manifestement bâti pièce à pièce sur
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le plan que le jeune professeur avait dix ans plus tôt détaillé à ses auditeurs 65 • Hugues y avait comparé, à la suite de Grégoire le Grand66, la lecture de l'Écriture à la construction d'un édifice: le fondement en est constitué par l'histoire, base ferme sur laquelle le théologien va construire l'édifice des mystères de la foi (c'est l'allégorie), que ses applications morales vont venir couronner comme un toit (tropologie) 67 • L'édifice de l'allégorie, avait-il expliqué, est composé de nombreux étages (ordines) dont chacun a ses bases dans l'historia 68 : «Bien des mystères sont contenus dans l'Écriture sainte, qui chacun possèdent leurs principes. Veux-tu savoir ce que sont ces étages? Le premier est le mystère de la Trinité, car l'Ecriture contient qu'avant toute créature Dieu a existé, un et trine (1,1-4). Du néant il a tiré la créature, visible et invisible; et c'est le second étage (1,5). A la créature raisonnable il a donné le libre arbitre et ill' a préparée par la grâce à pouvoir mériter l'éternelle béatitude. Puis celles qui sont tombées par leur propre volonté, il les a punies, celles qui sont restées fidèles, il les a confirmées pour qu'elles ne puissent tomber à l'avenir. Quelle est l'origine du péché, qu'est-ce que le péché, et quelle est la peine du péché: voilà le troisième étage (1,6). Quels sont les sacrements qu'il a institués d'abord sous la loi naturelle pour la restauration de l'homme, voici le quatrième étage (1,7-8), ceux qui l'ont été sous la Loi écrite, c'est le cinquième étage (1,9-12). Le mystère de l'Incarnation du Verbe, c'est le sixième (11,1-5), les sacrements du Nouveau Testament, c'est le septième (11,6-15), puis enfin le mystère de la résurrection de l'homme, et c'est le huitième (11,16-18): voilà l'ensemble de la théologie (diuinitas), voilà l'édifice spirituel ~ui élève vers les hauteurs autant d'étages qu'il y a de mystères» 6 • On aura remarqué dans cette construction la place de l'historia, fondamentale, en quoi l'on a pu justement voir une caractéristique de l'École de Saint-Victor. Il importe toutefois de noter à ce propos l'endroit même où dans l'architecture du savoir elle apparaît: l'historia appartient à la construction allégorique qui s'élève au-dessus du sol, mais au titre de pierres de base, de fondement visible sur lequel s'élèvent les étages de l'allégorie. Ces pierres de base visibles, que le théologien a choisies et taillées, sont déjà une élaboration rationnelle du donné brut littéral de l'Écriture qui
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reste en sous-sol, à titre de fondement du fondement. Le choix de cette comparaison signale une perception fine et profonde à la fois du travail premier du théologien, du statut de sa tâche, et du lien qui unit histoire et allégorie: ce rapport n'apparaît pas de soi, mais doit être dégagé par un labeur qui aboutit à la constitution de l'historia, en ayant égard aux données et aux exigences intrinsèques de sa matière, la littera, comme aux exigences internes de cohérence de la su~erstructure à élever sur elle, qui nullam admittit repugnantiam 0• Hugues ne s'était pourtant pas mis de suite à bâtir l'imposante somme qu'il a laissée et il semble n'être venu qu'après quelque temps à la décision d'élever le bâtiment dont il avait décrit la structure dans le Didascalicon. Il fait l'aveu qu'en rédigeant le De sacramentis, il a repris d'anciens matériaux dictés avec quelque négligence parce qu'il «ne se proposait pas alors de rédiger cette œuvre future», et qu'il les a modifiés, qu'il y a ajouté et qu'il y a retranché71 . On tient ici une des caractéristiques de la méthode de travail de Hugues, dont la pensée ne connaît point de hiatus mais procède par approfondissement et retouches de son expression. C'est pourquoi d'une pensée très tôt complète Hugues aura pu tirer les virtualités dans sa production littéraire, et trouver dans cette fidélité même à des options premières un antidote à la stérilité72• Ajouter, ôter et modifier, Hugues l'avait fait également en une autre occasion qui est en rapport direct avec le De sacramentis. Car les compositions antérieures à son grand traité et qu'il a reprises nous ont été conservées par les notes d'un étudiant de Hugues, déjà mentionné, un clerc du nom de Laurenr13, grâce auquel nous est accessible une première ébauche assez élaborée du De sacramentis, qui est donc issu pour une part de leçons publiques. Tout particulièrement la lettre qui accompagne cette reportatio donne un aperçu pittoresque et concret bien rare sur le milieu scolaire victorin. Laurent y explique à un ami qu'il a suivi les cours de maître Hugues- c'était au cours de l'année 1127 -, qu'il préférait aux autres maîtres parisiens en raison de sa science et de sa sainteté. A plusieurs reprises ses condisciples, peut-être plus occupés que lui par ailleurs, l'avaient prié de mettre par écrit, de mémoire, les leçons de Hugues. Laurent avait à chaque fois refusé de se charger d'un tel travail, mais ses con-
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disciples, le prenant par son faible, lui avaient fait renouveler cette demande par Hugues lui-même et avaient ainsi vaincu ses répugnances. Se méfiant de lui-même, et désireux de prévenir les suspicions dont le texte de sa reportatio pourrait faire l'objet, Laurent précise qu'il a «présenté ses tablettes chaque semaine à maître Hugues, pour qu'à son jugement il supprime le superflu, supplée à ce qui aura été omis, et modifie ce qui aura été mal placé »74• Le prologue du premier livre du De sacramentis, révélateur comme presque tous ceux de Hugues, explicite l'intention de son auteur et assigne la place de ce traité dans la pédagogie comme dans l'œuvre hugonienne: «Ayant déjà composé un premier résumé qui regarde le premier enseignement (de prima eruditione) de la Parole sacrée, lequel consiste en la lecture historique, j'ai préparé le présent travail pour ceux qui doivent être introduits dans le second enseignement, qui consiste en l'allégorie »75 • Les fondements de l'édifice
On s'accorde à voir dans le Chronicon (composé vers 11301131) ce résumé antérieur qui regarde la prima eruditio. Car l'histoire qui est à la base de l'édifice allégorique nécessite un traitement dont l'étudiant victorin désireux de satisfaire au programme proposé ne pouvait faire l'économie, et auquel le maître de l'école se devait de faire droit. Reprenant de façon significative la métaphore de la construction sur le point précis auquel on vient de s'attarder, Hugues présente le Chronicon comme le fondement de tout enseignement, et plus précisément comme le fondement du fondement76 . Car pour bâtir la doctrina, l'esprit a besoin de disposer de "résumés" aisés à voir, à comprendre et à retenir. L'historia ne devient une discipline, fondement des autres, qu'au terme d'une première étape, après que le donné historique a reçu une élaboration qui en mette en relief l'ordonnance intrinsèque77 : les six jours de la Création, les six âges du monde, les régimes du Peuple élu (Patriarches-Juges-Rois-Prêtres), les quatre empires, les Papes et les Empereurs. Ces listes et tableaux sont savamment ordonnés, mis en colonnes parallèles et synchroniques78 .
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Ainsi élaborée et ses lignes directrices dégagées, l'historia peut recevoir la diuinitas. L'historia du Chronicon appartient à l'édifice de la diuinitas, en tant qu'elle en constitue les pierres de base qui appellent, fondent et commandent les "étages" de l'allégorie. Avec le Chronicon, l'étudiant est déjà entré en matière théologique et ce serait donc, pensons-nous, commettre un contresens que de mettre le Chronicon au même rang que des œuvres comme le De grammatica, l'Epitome, ou la Practica geometrie. On a pu s'étonner de voir mettre à la base de la théologie une histoire qui inclue autre chose que le domaine scripturaire proprement dit79 : c'est que celui-ci est pour Hugues plus vaste que l'ensemble des livres bibliques80 . Les Écritures en effet sont composées des deux Testaments qui se divisent chacun en trois ordres. L'Ancien Testament comprend ainsi la Loi, les Prophètes et les Hagiographes. Le Nouveau Testament comprendra lui aussi trois ordres qui répondent à ceux de l'Ancien Testament: les Évangiles correspondent à la Loi, les Apôtres aux Prophètes et les Pères aux Hagiographes. Plus, ce troisième ordre ne compte pas seulement les Pères (Jérôme, Augustin, Grégoire ... ) mais également les décrétales ou les auteurs ecclésiastiques comme Bède le Vénérable« et beaucoup d'autres auteurs orthodoxes dont le nombre est si grand qu'on ne peut les compter»81 . C'est promouvoir toute l'histoire au rang d'histoire sainte. C'est également se proposer d'intégrer dans une synthèse théologique à titre d'élément constitutif la vie et la pensée de l'Église; et c'est enfin pouvoir mobiliser au service de la compréhension de !'Écriture toutes les ressources patristiques sans jamais se proposer autre chose que de comprendre la parole de Dieu par elle-même. La composition du Chronicon a été pour Hugues également l'occasion privilégiée de mettre en œuvre un procédé scolaire destiné à parvenir à un usage maximum des ressources de la mémoire «en laquelle seule réside toute l'utilité d'un enseignement» 82. A cette fin il s'inspire des techniques de la rhétorique ancienne de l'ars memoriae, telles qu'il a pu les trouver chez Cicéron, Quintilien peut-être et dans la Rhétorique à Herennius 83 • Entre autres procédés, elles conseillaient d'imaginer mentalement un support architectural, comme par exemple la façade d'un temple, et de disposer entre les colonnes des représentations figura-
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tives ou des textes. Avec le Chronicon, la page est organisée et structurée graphiquement comme la façade d'un temple antique, rythmée par des colonnes en lesquelles les données historiques sont regroupées thématiquemen t, selon les temps, les lieux, les personnes, et mises en parallèles avec d'autres. Ce double mouvement de division et de rapprochement des colonnes ainsi constituées offrait au lecteur une aide pour mémoriser plus aisément la succession des faits de l'histoire du salut et celle des empires terrestres84• Par le regroupement de ce matériau et par la disposition matérielle même que ces regroupements reçoivent sur une page, ils peuvent être plus aisément mémorisés et rester présents à l'esprit. Ce souci de fonder l'allégorie sur l'historia, qui amena à rédiger le Chronicon, a conduit également Hugues à accorder son attention à la géographie. La voie par laquelle il a pu être acheminé vers cette discipline semble lui avoir été indiquée par une des exigences de l'histoire: celle-ci en effet se situe dans un cadre spatial, ce qui vaut aussi pour l'histoire du salut, qui s'origine en Orient et qui répand ses ondes par vagues successives jusqu'aux limites de l'Occident85 • Il fallait conserver dans l'enseignement ce rapport réciproque entre l'histoire et la géographie pour être à même de découvrir l'intelligibilité recélée par les événements. Les colonnes de la Chronique devaient être complétées par les toponymes, les tracés et les couleurs d'une carte géographique, à laquelle va être joint un commentaire depuis peu retrouvé, une 86 Descriptio mappe mundi • de grandes cartes murales est l'enseignement L'usage dans attesté lors de la renaissance carolingienne. Une mappemonde de ce genre existait à Saint-Victor, du temps de Hugues. Très proche d'un modèle antique du V"- VIe siècle, copié et modifié à l'époque carolingienne et à nouveau au tout début du :xne siècle, peut-être par Hugues lui-même ou sous sa direction, cette mappemonde subsistait encore au moins partiellement au début du XIVe siècle87 . Devant cette carte Hugues a donné un cours de géographie, qui, avec ses maladresses ou ses lourdeurs stylistiques tenant à son caractère oral, a été mis par écrit et doté d'un prologue. Par la suite Hugues a soigneusement revu et mis au net cette reportatio. L'entreprise de description est située par le
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prologue dans une herméneutique générale des res et des uerba. Elle s'attache en effet non pas à montrer les réalités géographiques (cela seuls le peuvent les voyages), ni à fixer les images de la carte qui signifient cette réalité (cela a été le travail précédent du cartographe), ni même à scruter la signification de ces réalités (cela sera plus tard le travail du théologien qui, par exemple, s'interrogera sur le sens allégorique et tropologique de la situation de Jérusalem et de Babylone), mais à expliquer les toponymes, les vignettes, les formes et les couleurs qui expriment sur la carte la réalité géographique. A la différence des ouvrages de même nature qui l'ont précédé dans le temps, cette description ne se donne pas comme un équivalent ou un substitut verbal de la carte, mais bien pour une investigation de la carte ellemême. Cette description procède de façon rigoureuse et précise, toujours soucieuse de dégager dans la carte, c'est-à-dire dans le monde, les ensembles géographiques qui pourraient être occultés par la masse d'information que véhicule la mappemonde. C'est de la carte, et non exclusivement d'une source livresque, que le regard du géographe et l'intelligence analytique font émerger les traits qui constituent ou délimitent les masses géographiques ou leurs détails88 • Nulle géographie "théologique" ni même "symbolique" ne s'y rencontre: il n'y a de symbole que de réalités d'abord consistantes par elles-mêmes et étudiées en elles-mêmes. Pour la Descriptio mappe mundi, on a remarqué qu'elle permettait «de parcourir le monde par l'esprit, en s'évitant les fatigues du voya?e »: cette «dialectique de la stabilité et du voyage en esprit»8 se retrouve en deux autres œuvres de Hugues- au cours desquelles précisément lui est venu à l'esprit le dessein de commenter une mappemonde90 - et qui constituent un Itinerarium mentis in Deum. Plan, miroir et guide de l'édification de l'âme
Les règles spécifiques qui commandaient les trois disciplines de l'histoire, de l'allégorie et de la tropologie, n'ont jamais chez Hugues fait perdre de vue leur unité profonde91 • De cette perception constante, on trouve un exemple frappant dans les deux ouvrages de Hugues dont il est maintenant question (le De archa Noe et le Libellus de formatione arche), qui en outre font eux
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aussi connaître une des méthodes pédagogiques de cette école de Saint-Victor où la transmission même du savoir paraît avoir mobilisé soin et attention. On pratiquait à l'abbaye parisienne, en cette première moitié du XIIe siècle, un procédé de travail commun portant sur l'Écriture ou ses commentaires, qui consistait principalement à rapprocher des textes (collatio) afin de permettre l'approfondissement et l'expression de la vérité92• A cette leçon à base d'étude textuelle prenaient part ceux qui le désiraient. Ils y jouissaient de la liberté d'intervenir, voire de faire des apartés. Ce travail avait lieu l'après-midi, entre none et vêpres, dans une partie du cloître, car à Saint-Victor, le cloître, loin d'être comme dans le monde cistercien un lieu de silence et de lecture privée, est un lieu de sociabilité par excellence, assigné également aux activités scolaires93. A la même heure, dans une autre partie du cloître, se tenait une autre forme de collatio : un libre entretien, obéissant à la souple direction d'un maître en face duquel les religieux étaient assis et auquel ils pouvaient poser leurs questions. C'était une survivance de l'antique collatio monastique, ce dialogue familie'r entre un père spirituel et ses disciples. Le prologue du De archa Noe nous met en face de ce tableau94, et retrace cette discussion à bâtons rompus qui commença un après-midi de 1125 ou de 1126 et qui devait donner lieu à la rédaction de ces deux importants ouvrages de Hugues, le De archa Noe et le Libellus de formatione arche.
Dans la première de ces deux œuvres, Hugues reprend le principal des considérations diverses émises lors des collationes, en n'en livrant que ce qu'il sait avoir plu à ses confrères par sa nouveauté : ainsi auront-ils la possibilité et le plaisir de lire ce qu'ils avaient entendu avec agrément95 . Ce travail de rédaction ne pouvait manquer de faire surgir en Hugues et d'y maintenir, avec le souvenir des propos qu'il leur tenait, l'image des frères auxquels il s'adressait, d'où le côté vivant du texte et ses traces d'oralité qui conservent, entre Hugues et ses lecteurs, cette secrète connivence et cette proximité qui existent entre un orateur et ses auditeurs. Les éléments retenus ont subit une élaboration qui a abouti à un traité spirituel très structuré, mais dont les multiples divisions se ressentent encore du fourmillement d'idées des entretiens du cloître.
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Au cours de ceux-ci Hugues avait également exécuté devant ses auditeurs un dessin qui représentait un grand rectangle, pyramide tronquée vue de dessus, avec des poutres transversales rejoignant une colonne centrale où s'appuyait tout l'édifice. Ces poutres formaient comme quatre escaliers s'élevant des quatre angles de l'arche et représentant les divers degrés des vertus. L'ensemble était embrassé par un Dieu de majesté, dont les deux mains tenaient l'une un sceptre, l'autre un phylactère. De la bouche du Christ sortait une bande avec six cercles, qui représentaient les six jours de la Création (opus conditionis) et dans le vaisseau étaient figurés par un jeu de couleurs les trois économies de l'œuvre du Salut (opus restaurationis) mises en rapport avec l'espace dans lequel elles s'étaient déroulées96 • Pour une part le rôle de cette image était de visualiser l'arche intérieure de la sagesse et des vertus qui, réalisant l'unification de l'âme, permettent d'échapper progressivement à la multiplicité et à la dispersion qui caractérisent la condition pécheresse de l'homme, et dont Hugues dissertait dans ses collationes. Au cours des entretiens du cloître avait donc été pratiquée une pédagogie spirituelle qui unissait indissolublement l'image et la parole: le dessin visualise l'enseignement oral et fait pénétrer dans la pensée du maître, et en même temps la parole du maître opère une investigation de l'image dont elle dégage le contenu intelligible. Exposé oral et représentation figurée conspiraient ainsi à cette même fin de la restauration dont, au témoignage du prologue du De archa, Hugues se proposait de décrire les étapes et les moyens. Le rôle que l'image avait joué auprès de ses auditeurs, Hugues entendait qu'elle continuât à le remplir auprès de ses lecteurs. Plutôt que d'annexer au De archa un dessin si complexe que les scribes auraient hésité à le reproduire avec le texte qu'il accompagnait, Hugues a choisi de joindre à son traité un écrit rassemblant un ensemble de directives concrètes pour réaliser le dessin : et c'est le Libellus de formatione arche, connu sous le titre de De archa mystica que lui a donné la Patrologie latine. Hugues profitera de la rédaction de ces directives pour ajouter au dessin du cloître quelques éléments qu'il dit facultatifs : trois ovales concentriques qui entourent le vaisseau et représentent la terre, la mer et l'éther. Peu avant la rédaction du Libellus, il avait abordé dans ses leçons de théologie, nous le savons par le texte
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que nous en transmettent les Sententie de diuinitate, le thème de la théologie de l'histoire du Salut, qui va prendre une importance croissante dans sa pensée, et il avait commencé de donner à des vues encore éparses un statut de doctrine structurée. Il met également à profit la composition duLibellus pour rédiger une présentation de ces considérations nouvelles qu'il introduit dans l' ouvrage97 . Les directives pratiques du Libellus ne vont pas rester inchangées. Fidèle à une méthode et à un tempérement qui le pousse à améliorer sans cesse ses propres écrits, Hugues reprend son texte, au plus tard avant le printemps 1135, et lui fait subir des modifications que lui suggérait le progrès de sa pensée occasionné par ses compositions contemporaines. Le dessin montrait d'abord une représentation des "lieux" du cosmos (Paradis terrestremonde-ci el et enfer) qui était avant tout historique: tout commence dans l'Éden, se poursuit ici-bas dans le monde que partagent les deux Cités, lesquelles se retrouvent éternisées sous la forme du ciel et de l'enfer. A partir d'un bref traité sous forme de dialogue composé vers 1128-1129 (le De sacramentis dialogus) commence à prévaloir, pour s'affirmer avec de plus en plus de netteté, un schéma plus ontologique qu'historique où les loca sont classés selon les qualités intrinsèques et le rapport au bien qui les constituent formellement. Cette visée est introduite dans le Libellus : on a alors le Paradis, lieu du bien mais non du bien suprême, le monde, lieu du bien et du mal, mais non suprême, et l'enfer, lieu du mal suprême. Grâce à ces changements, le dessin montre un progrès vers une vision d'ensemble plus totalisante. Il concrétise un cosmos symbolique qui met dans un vif relief la dimension universelle de l'histoire du salut et peut exprimer l'harmonie de toutes choses. Ce qui s'étend dans le temps, du principe à la fin du monde, se trouve désormais également placé dans le lieu, et l'histoire de la restauration est mise dans son cadre intégral. La spatialisation du temps est achevée. Outre de menues retouches stylistiques, Hugues opère par simple suppression, sans consentir à des remaniements plus onéreux : des passages entiers sont barrés d'un trait de plume, notamment des listes onomastiques qu'on pouvait désormais trouver dans le Chronicon, composé depuis. Cette hâte traduit un auteur pressé, qui dans ses correspondances de cette époque se plaignait d'être
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à ce point accablé de travail qu'il ne pouvait qu'à peine dérober quelques instants pour répondre. Les deux ouvrages ainsi revus allaient connaître une des diffusions les plus vastes que la littérature spirituelle médiévale ait rencontrée. Ce dessin et sa signification jettent une lumière sur la pédagogie victorine et hugonienne 98 • Hugues a voulu mettre en œuvre ce que l'on a qualifié d'exégèse visuelle99 , procédé qui consiste à utiliser une représentation figurée qui appelle et supporte une lecture selon les trois sens scripturaires. Encore embryonnaire à l'époque carolingienne, cette technique a atteint progressivement sa maturité aux XIe et XIIe siècles, et chez un Hugues de SaintVictor, toujours soucieux de réfléchir ses expériences pédagogiques, il était en dépendance consciente d'une herméneutique et d'une anthropologie exposées à cette époque même respectivement dans les Sententie de diuinitate et dans le De unione spiritus et coporis.
Plus proche de la réalité que le mot, l'image jouit d'une puissance sémiologique supérieure: elle expose silencieusement à un regard qui la perçoit d'emblée dans son ensemble une signification que le discours ne peut que répandre dans la multiplicité et la durée. La signification du dessin est celle-là même de ce qu'il représente, c'est-à-dire qu'elle est triple: l'arche de Noé renvoie à l'arche de l'Église (allégorie) et à celle de la sagesse (tropologie). Et de même que l'homme occupe dans le cosmos une place intermédiaire entre le monde des corps et celui des esprits, de même l'imagination, placée en l'homme aux confins de la nature corporelle et de la nature spirituelle, est une charnière entre ces deux mondes. Recevant l'image, elle pourra, montant per uisibilia ad inuisibilia, en faire le sujet d'une lecture et d'une méditation qui s'ouvriront sur la contemplation. Le progrès dans la connaissance est fruit de la lecture selon l'histoire et l'allégorie, le progrès dans l'amour et la vertu est fruit de la lecture selon la tropologie. L'homme, on l'a vu, étant image de Dieu par la connaissance et l'amour, il échoit donc à l'exégèse visuelle du dessin de concourir à la restauration de l'homme blessé par une ignorance et une convoitise dispersantes. Cette restauration sera achevée dans la contemplation, à laquelle, au terme de la lecture allégorique et tropologique, aboutit le processus anagogique auquelle dessin donne lieu. De la lectio à la contemplatio, la péda-
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gogie mise en œuvre tout au long des traités sur l'arche relève ainsi, au moins dans l'intention, du programme annoncé par le Didascalicon.
Elle en relève encore à un autre titre. Car, des différents niveaux de lecture de ce dessin et du mouvement d'intériorisation et d'élévation qui leur est corrélatif, Hugues parle comme de la reproduction dans l'âme de la forme d'une arche invisible. Dans le Didascalicon, on s'en souvient, Hugues avait comparé la lecture de l'Écriture à la construction d'un édifice, dont les bases sont l'histoire, les murs l'allégorie et le toit qui couronne le tout la tropologie. Par la lecture méditative et la contemplation du dessin ce programme se réalise en l'âme en laquelle - ou plutôt de laquelle - est ainsi construit un édifice spirituel: non pas échafaudage intellectuel de concepts moraux ou dogmatiques, mais édification de l'âme elle-même par la foi et la charité. Dès lors le dessin est un plan à suivre et un miroir de l'âme, une cartographie de la charité et des vertus comme le Didascalicon en était une des savoirs, le Chronicon des temps et la Descriptio du monde. Et si, de toutes les images que l'Écriture mettait à sa disposition pour exprimer l'édification de l'âme et son processus, Hugues a choisi une de celles qui comportaient la métaphore de la construction100, ce ne pouvait être qu'avec la conscience de contribuer ainsi à remplir le programme qu'il s'était fixé, qu'il avait proposé à ses étudiants, et qu'il devait achever en une vingtaine d'années de labeur. Elles se termineront rapidement. La maladie et très vite la mort l'ont interrompu le mardi 11 février 1141, à trois heures de 10 l'après-midi. li était âgé d'une quarantaine d'années peut-être \ et il avait entrepris de commenter l'Ecclésiaste, qu'il regardait, avec Cassien, comme destiné «aux hommes parvenus à la maturité spirituelle». On a de ses derniers moments le récit détaillé et émouvant que son infirmier, le chanoine Osbert, en a laissé. S'y reflètent la sensibilité jointe à une inaltérable sérénité qui ont rendu Hugues si attachant à ses contemporains et qui le rendent si sympathique à ceux qui le lisent. Ses dernières paroles sonnent comme une reprise de la ~lus belle page de son chef-d'œuvre, la Confessio du Soliloquium 1 2, et évoquent les thèmes de ses ouvrages spirituels : « A présent je suis en sûreté, à présent je marche
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dans la vérité et la pureté, à présent je suis sur le roc inébranlable où rien ne pourra plus me faire chanceler: le monde peut venir avec tous ses charmes, il ne me sera de rien, et pour rien au monde je ne ferais quoi que ce soit contre Dieu. C'est maintenant surtout que je reconnais la miséricorde de Dieu à mon égard, et de tout ce que Dieu a fait pour moi jusqu'à ce jour, rien ne m'est plus doux, plus suave, plus savoureux que ce que Dieu veut bien faire pour moi en ce moment... Je L'ai obtenu» 103 . La quête spirituelle et le voyage en esprit avaient atteint leur but, le port tranquille avait succédé à la traversée. L'année suivante disparaissait une autre figure marquante, dont Hugues par sa vie et sa pensée avait été comme l'antitype: après une longue et conflictuelle errance, Abélard achevait une course aventureuse, enfin apaisé par la délicate charité de Pierre le Vénérable. Peu avant, il avait adressé à Héloïse une Confessio fidei dont les termes mêmes rejoignaient les dernières paroles de son constant et discret opposant: « Que surgisse la tempête, je ne suis pas ébranlé; que fassent rage les vents, je n'en suis pas ému. Je suis établi sur le roc inébranlable »104 . On s'est surtout proposé par cette introduction de faire émerger des textes mêmes de Hugues les lignes de force et les contours qui ont structuré une pensée, une œuvre et un enseignement, dont nous pouvons maintenant présenter le contenu. Il nous est apparu, à mesure que nous remarquions des pages hugoniennes qui se recommandaient par leur valeur, qu'elles venaient se ranger sans trop d'artifice sous trois chefs. Saint-Victor est une école en un triple sens. C'est d'abord, on l'aura vu, une de ces écoles du XIIe siècle dont on a pu dire justement qu'elles étaient "bâties en hommes", c'est-à-dire constituées par le rayonnement et l'attraction d'un maître fameux: on présentera donc d'abord les pages d'où ressort la personnalité de Hugues, comme maître, pédagogue et conseiller. Saint-Victor est aussi une école au sens où l'on parle d'une école de pensée, que caractérise un regard spécifique sur le monde de la nature et de la grâce: ce sera le centre autour duquel se regrouperont les textes qui forment la deuxième partie de ce recueil. Enfin, SaintVictor est une école en ce sens où les spirituels parlaient de
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"l'école du cloître", c'est-à-dire d'un lieu où la vie religieuse et ses exercices spirituels trouvent place : les pages hugoniennes sur la vie spirituelle donneront donc une troisième partie. Ainsi sera possible un aperçu sur Hugues et sa pensée, sans doute partiel car il aura fallu choisir, mais qui offre quelque chance de ne pas trop les défigurer, car c'est dans ce cadre scolaire et religieux à la fois que sa production littéraire est née et que son génie s'est déployé.
*** Un mot sur les traductions que nous proposons ci-après. Les premiers résultats des travaux en chantier auprès du Hugo-vonSankt-Viktor-Institut (Francfort) pour l'édition des Opera omnia de Hugues, ont achevé de nous convaincre qu'il fallait renoncer à prendre pour base d'une traduction le texte de la Patrologie latine, dont la mauvaise qualité était déjà reconnue. Nous avons pu travailler, pour les extraits du De archa et du Libellus, sur le texte critique déjà établi. Pour les autres œuvres, quand étaient disponibles de meilleures éditions que celle de Migne, même non définitives, nous les avons utilisées : elles sont indiquées dans la bibliographie des œuvres de Hugues. Dans les autres cas - la majorité - nous avons pris le parti de revoir le texte sur deux ou trois manuscrits du xne siècle. Les variantes entre le texte latin ainsi simplement amélioré avec le texte vulgate sont en tel nombre qu'on a dû renoncer à les signaler pour ne pas sortir par trop du caractère de cette collection. Que le lecteur ne s'étonne donc pas de trouver dans le texte français, des mots ou des phrases, parfois d'étendue ou d'importance notable, que le texte latin imprimé ne comporte pas; qu'il ne s'étonne pas non plus d'y trouver parfois une pensée sensiblement différente de celle que le texte latin dont il dispose est porteuse et qu'amène la substitution d'un mot à un autre. D'un tel état de fait on retiendra une fois de plus la nécessité de l'édition critique de Hugues, dont l'entreprise fut l'occasion de ce recueil, qui, en attendant que la pensée du victorin soit accessible dans de meilleures conditions, voudrait en donner un avant-goût, le faire connaître et peut-être
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aimer. Aussi était-ce pour nous un devoir de piété que de dédier ce livre à la mémoire du maître affectionné de qui nous avions reçu cette double leçon. Francfort-sur-le-Main Hugo-von-Sankt-Viktor-Institut
NOTES 1.
ROBERT DE TORIGNY, De immutatione ordinis monachorum, PL 202, 1313AB.
2.
R.-H. BAUTIER, Les origines et les premiers développements de l'abbaye Saint-Victor de Paris, dans L'abbaye parisienne de Saint-Victor, p. 33. On pourra pour une part substituer cette étude aux chapitres de F. BONNARD sur le même sujet (Histoire de l'abbaye) et pour plus de détails, se reporter également à la contribution du même auteur (Paris au temps d'Abélard), dans Abélard en son temps. Actes du colloque international organisé à l'occasion du IXe centenaire de la naissance de Pierre Abélard (14-19 mai 1979), Paris, 1981, pp. 21-77. Les titres donnés en abrégé dans les notes sont repris, developpés, dans la bibliographie.
3.
Cf. G. PARÉ, A. BRUNET et P. TREMBLAY, La renaissance du XIIe siècle, Les écoles et l'enseignement, Paris-Ottawa, 1933 ; E. LESNE, Histoire de la propriété ecclésiastique en France, t. 5, Les écoles de la fin du VIII' siècle à la fin du XIf', Lille, 1940; P. DELHAYE, L'organisation scolaire au XIf' siècle, dans Traditio, 5, 1947, pp. 211-268, repris dans Enseignement et morale au XIf' siècle (Vestigia, 1), Fribourg-Paris, 1988, pp. 1-58; R.W. SOUTHERN, The Schools of Paris and the School of Chartres, dans Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, éd. R. BENSON and G. CONSTABLE, 2e éd., Oxford, 1985, pp. 113-137; et surtout Stephen C. FERRUOLO, The Origins of the University, particulièrement les pp. 49-54, sur le déclin des écoles monastiques.
4.
Sur la topographie du cloître Notre-Dame et de la Cité, comme sur leur ambiance, voir les pages suggestives de R.-H. BAUTIER, Paris au temps d'Abélard, dans Abélard en son temps, pp. 21-77, surtout pp. 2831.
5.
Pierre ABÉLARD, Historia calamitatum, éd. J. MONFRIN, 4e éd. Paris, 1978, p. 64, 31-38.
6.
Les divergences de méthode et d'attitude théologiques entre Abélard et Guillaume ont été illustrées par J. CHÂTILLON (Abélard et les Écoles, dans Abélard en son temps, pp. 133-160) et la nature de leurs dissensions philosophiques a été examinée par J. JOLIVET, Données sur Guillaume de Champeaux, dialecticien et théologien, dans L'abbaye parisienne de Saint-Victor, pp. 197-213.
7.
Il n'est pas certain en effet que la chapelle primitive ait été dédiée à saint Victor de Marseille, dont le culte est inconnu dans cette partie de la Gaule au Haut Moyen Age. D'où l'hypothèse qu'elle avait pu faire partie d'un cimetière entourant la tombe d'un évêque de Paris, Victorinus: par corruption une cella Victurina serait devenue une cella sancti Vietoris (cf. R.-H. BAUTIER, Les origines, p. 27 et, dans ce même recueil, J.-P. WILLESME, L'abbaye Saint-Victor de Paris: L'église et les
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37
bâtiments, des origines à la révolution, p. 98). Il se peut que la chapelle reconstruite peu de temps avant la venue de Guillaume et de ses compagnons ait été, elle, déjà consacrée à saint Victor (R.-H. BAUTIER, art. cit., note 15): mais s'agissait-il de l'évêque du Mans, saint Victor, dont les reliques avaient pu être un temps conservées en cet endroit, ou du martyr marseillais ? Du culte de ce dernier on ne peut être sûr qu'après l'apport des reliques de Marseille, dès la première genération des victorins.
8.
9.
10. 11.
L'étude fondamentale sur la place du mouvement canonial dans la réforme ecclésiastique est celle de J. CHÂTILLON, La crise de l'Église aux x~ et XI~ siècles et les origines des grandes fédérations canoniales, dans Ordo canonicus, 1, 1978, pp. 64-103, particulièrement les pp. 91-96, sur l'ordre de Saint-Victor. Cf. L. MILIS, Ermites et chanoines réguliers au XI~ siècle, dans Cahiers de civilisation médiévale, 22, 1979, pp. 39-80, et du même auteur L'évolution de l'érémitisme au canonicat régulier dans la première moitié du douzième siècle: transition ou trahison, dans Istituzioni monastiche e istituzioni canonicali in Occidente (1123-1215). Atti della settima Settimana internazionale di studio, MendoZa, 28 agosto-3 settembre 1977. Miscellanea del centra di studi medioevali IX, Milano, 1980, pp. 223238. Cf. Historia calamitatum, 65, 70-80. Sur l'opposition des milieux de la réforme monastique aux écoles, cf. S. FERRUOLO, op. cit., pp. 47-92.
12.
Elle est publiée parmi la correspondance de Hildebert, Epistulae, 1,1 (PL 171, 141-143). On trouvera un commentaire de quelques notions importantes de cette lettre (la vie religieuse comme vraie philosophie, dimension apostolique de la contemplation) dans P. VON Moos, Hildebert von Lavardin (1056-1135). Humanitas an der Schwelle des hOfischen Zeitalters (Pariser historische Studien, III), Stuttgart, 1965, pp. 103-107 et 136-138.
13.
Faut-il voir là ce qui, dans l'esprit du moins de Hildebert, aurait été une des raisons du retrait de Guillaume et de son désir d'abandonner l'enseignement: ne plus prendre part à des activités scolaires dont ses démêlés avec Abélard lui avaient montré qu'elles pouvaient servir une agitation ambitieuse ?
14.
Grégoire le Grand, In Ezechielem, 11,8,16, éd. M. ADRIAEN (CCSL 142), Turnhout, 1971.
15.
Prov. 5,16. Hildebert a également emprunté à Grégoire (op. cit., 1,12, 12) l'application de ce passage scripturaire à un savoir qu'il s'agit de répandre.
38
NOTES DES PAGES 7-35
16.
Elle a été soulignée à plusieurs reprises par Jean Châtillon (Théologie, spiritualité et métaphysique dans l'œuvre oratoire d'Achard de SaintVictor, Paris, 1969, p. 56; Les Écoles de Chartres, pp. 813-814; La culture de l'École de Saint-Victor, pp. 148-149).
17.
Sur la spiritualité canoniale, voir J. CHÂTILLON, Les traits essentiels de l'idéal des premiers chanoines réguliers et leur signification dans l'Église d'aujourd'hui, dans Ordo canonicus, 1, 1978, pp. 104-127. Sur la spécificité de la spiritualité canoniale, voir C.W. BYNUM, The Spirituality of Regular Canons in the Twelfth Century, dans Jesus as Mother. Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley-Los Angeles, 1982, pp. 22-58, dont les conclusions convergent de façon frappante avec les conceptions qui sous-tendent l'argumentation déployée par Hildebert de Lavardin.
18.
Distanciation voulue d'avec les prescriptions de la Règle d'Aix aux chanoines carolingiens, demandant deux écoles séparées, interne et externe. Paradoxalement, alors que cette séparation semblait aller dans le sens d'une plus grande discipline claustrale, l'adoption de la régularité à Saint-Victor s'accompagnera non seulement de l'ouverture d'une école, mais d'une seule école, pour l'intérieur et l'extérieur. Il nous semble y avoir impliqué dans ce choix, une conception de la vie canoniale qui tend à s'affranchir du modèle monastique.
19.
Sur ce chassé-croisé tragi-comique, qui correspond aux périodes de faveur ou de disgrâce des Garlande et à de véritables combats de clans, voir R.-H. BAUTIER, Paris au temps d'Abélard, dans Abélard en son temps, pp. 53-58.
20.
D'après le De uita uere apostolica (PL 170, 659CD), une composition du xne siècle imprimée avec les œuvres de Rupert de Deutz, il aurait à trois reprises refusé l'épiscopat.
21.
Sur ces événements, voir J. CHÂTILLON, Théologie, spiritualité et métaphysique dans l'œuvre oratoire d'Achard de Saint- Victor, pp. 57-59, et RH. BAUTIER, Les origines, pp. 33-34.
22.
Liberordinis Sancti Vietoris Parisiensis, éd. L. JOCQUÉ-L. MILIS, CCCM 61, Turnhout 1984, p. x.
23.
Sur le scriptorium de l'abbaye voir L. JOCQUÉ, Les structures de la population claustrale dans l'ordre de Saint-Victor au XIf siècle, dans L'abbaye parisienne de Saint-Victor, pp. 76-78, et dans ce même recueil F. GASPARRI, Scriptorium et bureau d'écriture de l'abbaye de Saint-Victor de Paris, p. 108. A côté des victorins qui pouvaient s'occuper à la confection de manuscrits, l'abbaye s'assurait aussi du concours de scribes professionnels, engagés par le bibliothécaire (l' armarius ). Infraction aux usages monastiques suivis en Occident depuis les Institutiones de Cassiodore, la transcription des livres n'entre donc plus à Saint-
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39
Victor dans les devoirs de la vie religieuse: c'est leur contenu qui importe avant tout pour une vie intellectuelle au service de laquelle il convient de mettre le plus d'instruments possibles, y compris par l'embauche de scribes gagés. Ce qui permit à Saint-Victor d'être en possession, avant la fin du x:ne siècle, de près de trois cents manuscrits. 24.
Liber ordinis, XVII,199-200. Sur l'hospitalité à Saint-Victor, cf. L. JaCQUÉ, art. cit., pp. 71-72.
25.
C'est à Gilduin également que l'on doit la première "édition" des œuvres de Hugues, qu'il fit réunir en quatre volumes, après la mort du maître, cf. J. DE GHELLINCK, La table des matières, p. 274.
26.
Cf. supra, note L
27.
Cette incertitude des frontières explique peut-être la confusion faite par Robert, mais celle-ci ne saurait déposer en faveur ni de l'une ni de l'autre opinion.
28.
On trouvera mention de ces études ainsi que le matériau dont on dispose, rassemblé et discuté à nouveaux frais, dans J. MIETHKE (Zur Herkunft Hugos). Le dossier a été repris et enrichi de pièces capitales par J. EHLERS (Hugo von St. Viktor, pp. 27-50): les conclusions de ces deux auteurs ne dépassent pas ce que permet l'état actuel de la documentation et on peut s'y tenir. Tel menu indice découvert depuis concorde avec elles (cf. infra, note 43).
29.
Il s'agit d'une notice d'un manuscrit originaire de l'abbaye d'Anchin (Douai, B.M, 363), publiée par MABILLON, Vetera analecta 1, Paris, 1675, p. 326. Elle a été retrouvée, en termes presque semblables, par dom Martène, dans un manuscrit de Marchiennes (Douai, B.M., 362) et publiée par lui dans Voyage littéraire de deux religieux bénédictins, 2, 1724, p. 93. Les ressemblances verbales entre les deux notices faisaient soupçonner que l'une avait été copiée sur l'autre. Les travaux en cours pour l'édition critique des œuvres de Hugues montrent également que les mss d' Anchin et Marchiennes sont étroitement apparentés : leur témoignage ne saurait valoir que pour un.
30.
Cf. A. MOUNIER, Les obituaires de la Province de Sens, Paris, 1, 1902, pp. 541 et 558.
31.
MGH, Scriptores, 23, pp. 828-829.
32.
Sources parfois tardives. On les trouvera citées dans J. TAYLOR, The Origin and Early Life, pp. 29-36, et appréciées dans J. MIETHKE, pp. 255-256.
33.
Cf. infra, p. 60 et Pl.
34.
Cf. J. EHLERS, op. cit., p. 28. Voir Pl. 1.
1.
40 35.
NOTES DES PAGES 7-35 Cf. VAN DEN EYNDE, Essai, pp. 107-108.
Cf. infra, pp. 60-61. On en doit la découverte à J. Ehlers (cf. op. cit., pp. 28-29). Les travaux pour l'édition critique des œuvres de Hugues permettront sans doute de répondre à la question de savoir dans quels manuscrits et de quelle zone de diffusion cette conclusion est présente ou absente. Il ne serait pas indifférent quant à l'identité des destinataires et partant à l'origine de Hugues, qu'on la rencontrât attestée surtout dans une branche germanique de la tradition manuscrite. 38. Faute d'éléments de critique interne Van den Eynde a renoncé à dater cette lettre. Si l'on admet que le chanoine Hugues qui en 1128 souscrit à Halberstadt, parmi les dignitaires, une charte de fondation (cf. J. EHLERS, op. cit., p. 29) est bien l'oncle de Hugues, d'une part, et que l'adresse du De uirtute orandi est bien dirigée à l'abbé Thiethmar d'Hamersleben d'autre part (t novembre 1138), on aurait un terminus a quo et un terminus ad quem extrêmes où placer cet écrit et l'on tiendrait également ceux de l'entrée de Hugues de Halberstadt à Saint-Victor et de son décès. L'affirmation qui se rencontre ici ou là, que les deux Hugues seraient entrés ensemble à Saint-Victor, a son origine dans une interprétation abusive de la notice du nécrologe relative à Hugues d'Halberstadt: elle dit seulement qu'il a suivi en entrant à Saint-Victor la même voie que son neveu (nepotem suum sequutus) et non pas qu'ils ont fait route ensemble. Cette entrée plus tardive qu'on ne le pense expliquerait qu'on ait pu dater «du deuxième quart ou du milieu du xne siècle>> (R.-H. BAUTIER, op. cit., p. 38) le style de l'église de Saint-Victor construite à la place de la chapelle primitive grâce aux dons de Hugues d'Halbertstadt. 39. Cf. K. BOGUMIL, Das Bistum Halberstadt im 12. Jahrhundert. Studien zur Reichs- und Reformpolitik des Bischof Reinhard und zum Wirken der Augustiner-Chorherren, (Mitteldeutsche Forschungen, 69), Kôln-Wien, 1972, p. 113; sur l'histoire de la fondation de Saint-Pancrace et son rôle dans la politique réformatrice de l'évêque d'Halberstadt, Reinhard, cf. pp. 106-113. 40. Cf. infra, pp. 57-58. 41. Cf. infra, p. 67. 42. Cf. J. MIETHKE, p. 244, note 13. 43. Nécrologe de Saint-Victor, au 11 février (cf. supra, note 30). On doit ici signaler un nouvel élément. En commentant pour ses élèves une carte qu'il avait sous les yeux, Hugues > (Didascalicon, V,VIII).
55.
Didascalicon, VI,XII. Cf. Pl. III.
56.
Cf. infra, pp. 143-145, le prologue du De archa Noe.
57.
De sacramentis, 185.
58.
Sententie de diuinitate, II, 196-203. On trouvera le texte en son entier plus loin, pp. 113-115. Cf. G. PARÉ, A. BRUNET, P. TREMBLAY, op. cit., pp. 222-229.
59.
Cf. ibid., pp. 224-225. Cf. Mise. I,149. 62. Cf. infra. pp. 203-205. 63. Ces vues ont été développées par L. GIARD, Hugues de Saint-Victor, dans L'Abbaye parisienne de Saint-Victor, surtout pp. 267 et suivantes. Voir aussi les textes de Hugues donnés plus loin, pp. 234-239. 64. Cf. PL 172, 1241. Une génération plus tard, voulant présenter à sa façon le monde du savoir tel qu'il l'avait reçu de Hugues, Godefroy de Saint-Victor emploiera également dans son Fons philosophiae une image "géographique". Il est un voyageur, guidé d'une rivière à l'autre et qui s'abreuve de leurs eaux, ce sont celles de la source de la sagesse qui s'épanche ainsi en ces fleuves divers. 65. Le rapport des deux ouvrages dont l'un décrit le contenu de l'autre, a été signalé pour la première fois par G. PARÉ, A. BRUNET, P. TREMBLAY, op. cit., pp. 263-264. 66. Moralia in Job, Epistula missoria, 3,110-114 (éd. M. ADRIAEN, CCSL 143, Turnhout, 1979). 67. Didascalicon, VI,IV,22-25. La métaphore de la construction est développée tout au long de ce chapitre IV. 68. Nous insérons entre parenthèses dans cette page du Didascalicon les références des passages du De sacramentis qui traitent de ces divers "étages". 69. Didascalicon, VI,IV,9-23. 70. Didascalicon, VI,IV,24-25. 71. De sacramentis, 173. Cf. Pl. IV.
60.
61.
NOTES DES PAGES 7-35
43
72.
C'est précisément cette méthode de travail, dégagée par H. WEISWEILER (Die Arbeitsmethode) qui a pu permettre de tenter un classement relatif des œuvres de Hugues (VAN DEN EYNDE, Essai).
73.
La reportatio de Laurent a été découverte par B. BISCHOFF (Aus der Schule Hugos von St. Viktor), et F.E. CROYDON (Abbot Laurence of Westminster), a proposé d'identifier ce Laurent avec Laurent de Durham, futur moine de Saint-Alban. Celui-ci quitta le continent où il avait étudié pour s'en retourner en Angleterre en 1143, deux ans après la mort de Hugues. Il resta en relation avec Saint-Victor à qui, devenu abbé de Westminster, il recommanda, lui aussi, des étudiants.
74.
Sententie de diuinitate, I,25-30.
75.
De sacramentis, 183.
76.
Cf. De tribus maximis circumstantiis gestomm, 491,11-15.
77.
La notion d'historia est d'un maniement délicat, car elle recouvre chez Hugues, sans s'y identifier, les notions de liftera, de sens littéral, de série d'événements narrés, de premier degré de la diuinitas, ou de fondement de toutes les disciplines (cf. H.-W. GOETZ, Die "Geschichte" im Wissenschaftssystem des Mittelalters, dans F.-J. SCHMALE, Funktion und F ormen mittelalterlicher Geschichtsschreibung, Darmstadt, 1985, pp. 165-213).
78.
On trouvera un tableau du contenu de cette chronique dans R. BARON, La chronique de Hugues de Saint-Victor, p. 180.
79.
C'est la raison qui amenait J.W.M. VAN ZWIETEN, The Preparation to Allegory, p. 19, à voir dans les Notes sur l'Octateuque de Hugues, et non dans le Chronicon, le compendiosum uolumen dont parle la citation du De sacramentis.
80.
Voir sur ce point R. BERNDT, Gehoren die Kirchenvtiter zur Heiligen Schrift?
81.
Didascalicon, rv,n,13-14.
82.
De tribus maximis circumstantiis gestomm, 490,39.
83.
Ce fait a été mis en lumière par G. ZINN, Hugh of Saint- Victor and the Art of memory.
84.
Peut-être Hugues a-t-il également utilisé à cette occasion des couleurs différentes, comme il en donne le conseil dans le prologue du Chronicon (éd. cit., p. 490,20-25): «C'est une aide puissante pour la mémoire de considérer quand on lit non seulement le nombre et l'ordre des versets, mais aussi d'imprimer dans son imagination la couleur, la forme, et la position des textes sur la page et la couleur même de l'encre avec laquelle certaines lignes sont tracées >>. On est loin, on le voit, des options de saint Bernard pour la "graphie pure" et des pres-
44
NOTES DES PAGES 7-35 criptions des statuts de Cîteaux : «Les lettres seront d'une seule couleur et non peintes>>.
85. 86.
Cf. infra, pp. 140-142. Ce cours de géographie, dont la découverte est un des apports les plus précieux de ces dernières années à la connaissance de l'École de Saint-Victor, a été édité par P. GAUTIER DALCHÉ (La Descriptio ). Voir également les Retractatio et additamenta du même auteur dans L'Abbaye parisienne de Saint-Victor de Paris, pp. 143-179, où l'on trouvera compléments et confirmations. Ce sont les conclusions de ces deux ouvrages que reprennent ou sur lesquelles se fondent les pages présentes.
87.
Cf. P. GAUTIER DALCHÉ, Retractatio, p. 160.
88.
Ce procédé aura permis à Hugues de découvrir la notion >. Cette critique hautaine amena la réponse qu'elle avait sans doute pour but de provoquer: Abélard fut mis au défi de commenter une prophétie d'Ézéchiel avec la seule aide d'une glose sommaire. Défi qu'il releva, avec succès dit-il (Historia calamitatum, 164-221). 38. Cf. III Rois, I, 1-4. 39. Tout ce passage est emprunté à la lettre LII, Ad Nepotianum, de saint Jérôme (éd. J. LABOURT, t. 2, Paris, 1951, pp. 174-175, dont nous nous inspirons pour la traduction). Hugues a ajouté le nom de Thémistocle: identification à laquelle il faudrait peut-être, d'après J. TAYLOR, The Didascalicon, p. 215, n.73, substituer Théophraste. A la place de "Zenonem, Cleanthem" que donne le texte de Jérôme, Hugues, ou le ms. qu'il utilisait, a écrit "Zenonem et Eleantem". Cet "Eléate" ainsi distingué de Zénon d'Elée serait donc Parménide. 40. Ce paragraphe est également une adaptation de la lettre LII de saint Jérôme (éd. cit., p. 176). 41. L'examen (scrutinium) est distingué de l'ardeur à la recherche (studium quaerendi) dont Hugues vient de disserter plus haut. 42. La métaphore de la chaire de la philologie et de ses porteurs est reprise de Martianus Cappella, De Nuptiis, 2,134-145 (éd. A. DICK, Leipzig, B.G. Teubner, 1925). Hugues a écrit "Philemia" et "Agrimnia" au lieu des formes correctes "Epimeleia" et "Agrypnia". 43. Ce trait satirique ·est emprunté à un comique grec, et transmis par saint Jérôme, Ep. LII, 11. 44. Cette ironie finale s'adresse à l'esprit de lucre de certains maîtres qui faisaient payer leurs leçons, pratique perçue comme attentatoire à la dignité de la doctrina, voire comme simoniaque. Quelques-uns de ces maîtres, dont Abélard, sont cités dans G. PARÉ, A. BRUNET, P. TREMBLAY, op. cit, p. 76.
86
45.
46. 47. 48. 49. 50.
51.
52.
53.
54.
NOTES DES PAGES 49-80 Exil et pauvreté sont deux des traits par lesquels le monde estudiantin du x:ne siècle se décrivait lui-même : mais de ce que Hugues considère précisément comme condition d'une vie studieuse, d'autres se plaignaient amèrement, y voyant un obstacle à leurs études (cf. FERRUOLO, op. cit., p. 112). Œ. Sénèque, Epistulae morales LXVIII et Cil. Ovide, Epistulae ex Ponta, !,3,35-36. Virgile, Eclogae, 1,68-70. Horace, Carmina, II,16,9-12. Sur ce passage autobiographiq ue, voir l'Introduction, p. 16. On vient de parcourir un à un les arts du triuium que Hugues rassemblait sous l'appellation de "logique". Ici comme dans le Didascalicon (II,29), la grammaire reçoit un traitement privilégié, et ici également, elle porte sur les litterae (que l'on apprend à écrire) et les uoces (que l'on apprend à prononcer). La dernière phrase unit dans un même exercice la rhétorique et la dialectique, non sans raison, puisque l'une doit apprendre à distinguer le vrai du faux, et l'autre à user de tous les moyens propres à persuader (cf. Didascalicon, n,xxx). La mathématique (arithmétique, musique, géométrie, astronomie soit le quadriuium) et la physique sont ainsi passées en revue : la "théorique" on le voit n'est pas complète, car il y manque la théologie.
Siue otium negotiosum, siue negotium otiosum : jeu de mot connu des classiques (par exemple Cicéron, De officiis, III,XIv,58, éd. Testard, Paris, 1970, p. 100), mais qui renferme ici une particulière allusion au double sens du mot O)(OÀ.'I'J: "loisir" et "étude". L'otium des auteurs patristiques et monastiques est un loisir tout occupé de la méditation des choses de Dieu (cf. J. LECLERCQ, Otia monastica, Studia Anselmiana 51, Roma, 1963): ce que ne sont pas les fébriles activités intellectuelles où s'absorbent les élèves que peint Hugues. Par cette image du piège ainsi tendu à l'âme, Hugues retrouve et unit plusieurs thèmes antiques et tôt christianisés : l'âme comme un oiseau, séduit, pris au piège et mis en cage (cf. P. COURCELLE, Connais-toi toi-même de Socrate à Saint-Bernard, t. 2, Paris, 1975, pp 381-393 (Cage de l'âme) et 415-436 (Sirènes et appâts). Entendons : nous voulons expliquer non pas le sens allégorique des données géographiques («non pas ces réalités que les réalités signifient>>), mais ces images et ces légendes par lesquelles sont signifiées sur la carte les réalités géographiques ( « celles par lesquelles elles sont signifiées>>). Un commentaire de ce prologue est donné par P. GAUTIER DALCHÉ, La "Descriptio mappe mundi", pp. 100-113.
NOTES DES PAGES 49-80 55. 56.
Le "Didascalicon" de Hugues de Saint-Victor, p. 550, note 55. Cette argumentation d'une dialectique de bas étage avait été attribuée aux Cornificiens. Ce terme, repris du nom d'un critique de Virgile que le Moyen Age connaissait par une mention de Donat, en était venu à désigner des contradicteurs qui s'en prenaient aux maitres du temps et, soucieux de rentabilité immédiate, dépréciaient les arts libéraux. Dans l'étude ils voulaient aller vite, au prix de "sauts" et à l'aide de manuels élémentaires. On a ici un exemple des résultats de pareille méthode. On leur prêtait un raisonnem ent analogue : "Rat est un monosyllabe, or un monosyllabe ne mange pas de fromage, donc ... " (cf. E. DE BRUYNE, Études d'ésthétique médiévale, p. 155 et G. PARÉ, A BRUNET, P. TREMBLAY, op. cit., pp. 191-192).
57.
Cf. Dan. 7,9-10 et Éz. 1,18.
58.
I
59.
87
Cor. 15,46. Sur le rapprochem ent de l'Écriture sainte et de l'humanité du Verbe incarné, Médecin des âmes, cf. pp. 112, 153, 199-201.
Cf. Jn 9,6. Cf. Raban Maur,De uniuerso, 22,1 (PL 111,594C): > De même In Ps. LIII,10,2728: «Qu'est-ce à dire de louer gratuitement? C'est le louer lui-même pour lui-même, non pour autre chose>>. Là gît le principe de la position hugonienne : il ne peut y avoir d'amour sans désir de quelque chose. Dans l'amour de Dieu est nécessairement indu le désir de lui. On peut l'aimer gratuitement en l'aimant pour la récompense, si l'on considère toujours qu'il est la récompense. Le fait qu'il se présente à notre dilection sous cet aspect de récompense, de notre bien personnel, entraîne qu'on ne peut droitement l'aimer et de la manière qu'il veut, en excluant, de cet amour, le désir de lui. Cette façon de voir était explicitement repoussée par Abélard (541-559). La possibilité même d'une telle disjonction entre Dieu et le principe de la béatitude avait été avancée par Abélard: «On ne peut pas parler de charité si c'est pour nous plus que pour lui que nous l'aimonsc'est-à-dire pour notre utilité et pour le bonheur de son Royaume que nous attendons de lui>> (op.cit., m,7, 487-490).
DEUXIÈME PARTIE L'ÉCOLE DE SAINT-VICTOR
Hugues de Saint-Victor et son École, disons-nous. Précisons deux points que l'expression laisse implicites. Ce que l'on se propose ici n'est pas de tracer un tableau des maîtres de l'abbaye et de l'enseignement qu'ils y ont dispensé pendant près d'un siècle; ni de retrouver dans l'enseignement des successeurs les principes du fondateur, dont la constance serait censée fournir les caractéristiques communes d'une école. Ni même de noter d'éventuelles discontinuités, qui expliquent que dès après Hugues, avec Richard déjà, avec Achard davantage et avec Thomas Gallus bien plus encore\ le climat théologique et spirituel de l'abbaye change. C'est toujours en amont de cette période que nous nous situons, soucieux simplement de donner quelque chose des vues qui y avaient cours au temps du maître victorin, qui ont inspiré une pensée et créé une école théologique. Comme on parle d'école de pensée, nous parlons d'École théologique, et non pas précisément de la théologie de l'École de Saint-Victor. Celle-ci existe certes, et se signale par des thèses de sacramentaire et de christologie ou par des positions particulières sur les points de la doctrina sacra : leur présentation a été 2 faite et il suffit d'y renvoyer . Ce que nous voudrions, c'est essayer de retrouver ce qui constitue l'univers théologique d'un victorin des années 1130-1135, qui aura suivi la plupart des cours de Hugues et lu ses principales œuvres; c'est, plutôt que de déterminer un cadre ou un contenu de pensée, essayer de rejoindre une ambiance intellectuelle et spirituelle, une façon de sentir, de percevoir et d'estimer, c'est-à-dire d'être "sage". Domaine vaste, car la notion de théologie y est élaborée en fonction de ce qui fut et est dans l'espace et le temps. Au centre de la théologie hugonienne, une ecclésiologie, et comme principe d'organisation, l'histoire du salut.
92 A. DISTINGUER POUR UNIR: LES DEGRÉS DU SAVOIR
«L'unique source de l'amour, jaillissant au dedans, alimente deux courants. L'un est l'amour du monde: c'est la cupidité; l'autre, l'amour de Dieu, c'est la charité. Le cœur humain est entre les deux; en lui jaillit la source de l'amour, et quand par l'appétit elle s'écoule vers les réalités extérieures, on parle de cupidité; quand le désir s'oriente vers les réalités intérieures, on parle de charité. Il y a donc deux courants qui émanent de la source de la dilection, la cupidité et la charité, et tous les maux ont pour racine la cupidité, et tous les biens la charité »3 . En cette dialectique de la convoitise et de la charité, se trouve le point précis où l'on peut pénétrer dans la pensée victorine. Ces deux courants intérieurs qui se séparent délimitent deux domaines spirituels et théologiques. La convoitise s'attache aux œuvres de la création, pour en épuiser les plaisirs ; elle aime les écritures mondaines ou profanes qui en traitent; elle constitue ainsi une Cité placée sous l'étendard du Prince de ce monde, et les œuvres de son esprit mêmes sont marquées par l'orgueil et l'impuisssance à atteindre le vrai bien qui paraissent dans les sommets les plus élevés de la vie intellectuelle, ceux où s'est élaborée, sous la poussée de la sagesse de ce monde, la "théologie mondaine". La charité aime à habiter les œuvres de la restauration, ce qu'a fait Dieu avant et après le Christ pour sauver l'homme et le restituer à sa dignité première; elle prend plaisir aux Écritures saintes qui y sont consacrées ; ses membres sont ceux de la Cité de Dieu qu'elle constitue ici-bas et ils suivent l'étendard du Christ-Roi; et sa pensée élabore la "théologie divine", qui à la différence de la théologie mondaine, débouche sur la présence de Dieu. Devant ces deux tableaux, l'impression dominante ne peut être que celle d'une dichotomie radicale qui induirait aisément à la tentation d'une assimilation facile entre opus conditionis-péchénature-sciences profanes et opus restaurationis-salut-grâce-Écritures divines. Impression fallacieuse qu'il faut rectifier par quelque attention aux rapports qu'entretiennent les deux œuvres de la création et de la rédemption. En plaçant le principe de leur séparation non d'abord en l'objet matériel qui les constitue,
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mais en la qualification morale du regard que l'homme porte sur lui (charité ou convoitise), Hugues prévient toute méprise. L'œuvre de la Création (opus conditionis) désigne l'action créatrice des six jours, jusqu'au péché de l'homme inclusivement, et l'œuvre à laquelle cette action aboutit: celle-ci est comme un livre écrit par le doigt de Dieu, pour manifester et signifier la sagesse invisible de Dieu. C'est la première révélation du Verbe de Dieu, que recevait le regard contemplatif d'Adam4• Mais l'obscurcissement du péché a voilé ce regard. Devant le livre de l'opus conditionis, l'homme est comme un illettré devant un livre ouvert; il voit des lettres, mais ne peut en déchiffrer le sens5. Plus, détournées de leur destination révélatrice première qu'elles ne peuvent plus remplir, les œuvres de la création deviennent aussi pour un regard déviant principe et amorce de convoitise, entendons que les puissances intellectuelles qui en usent le font pour l'erreur, et que les puissances affectives s'y attachent par la concupiscence. De cette condition aveugle, l'opus restaurationis doit libérer l'homme. Tout ce que Dieu a fait pour le salut de l'homme, l'Incarnation du Verbe et ses sacrements, n'aboutit pas à placer, à côté du royaume de la nature déchue et déviée, un ordre de la grâce. Mais aux œuvres de la création devenues inopérantes sur un œil aveuglé par la convoitise, elles restituent leur vocation première, en substituant à la convoitise la charité qui peut les voir sous leur vrai jour. Ainsi le statut de l'opus conditionis est divers suivant qu'on le considère avant ou après le péché, et avant ou après la restauration, ou hors de la mouvance de ce salut, et sa définition varie : il désigne tantôt ces œuvres de Dieu que convoite un désir peccamineux, et tantôt ces œuvres de Dieu que contemplait le regard d'Adam ou que contemple celui de l'homme racheté par les œuvres de la restauration. Il importe, devant les textes hugoniens, de rester averti de cette ambivalence que Hugues n'explicite pas toujours 6• De cet éclaircissement primordial il s'ensuit que loin de voir dans les pages qui suivent une dépréciation du créé, il faut y reconnaître une volonté d'ordre et de valorisation: le monde de la nature ne vaut que s'il n'est pas préféré à celui de la restauration, car alors il peut servir de degrés visibles par lesquels on monte vers l'invisible. Hors de l'influx salvateur, il devient prin-
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cipe de déchéance de l'invisible par le visible, et le sens de la création est faussé qui n'est plus vue comme "créature". Par les sacrements de la restauration l'opus conditionis est sauvé et entre dans le domaine de l'œuvre de la restauration. Les deux ordres ne s'opposent donc pas comme les deux contraires, ni comme le bien ou le mal, ou comme la nature et la grâce : tous deux incluent la grâce, adamique dans un cas, salvatrice dans l'autre; tous deux connaissent le péché, source de ruine dans un cas ; occasion d'un plus grand bien pour le salut de l'homme dans l'autre. Il faut s'attendre à retrouver entre les deux "théologies" auxquelles ces deux œuvres apportent leurs matériaux les rapports existant entre ces deux domaines. L'œuvre de la restauration fonde la "théologie divine", l'œuvre de la Création fonde la "théologie mondaine". Celle-ci vient au terme d'un processus de connaissance qui, après la logique et l'éthique, aborde la théorique, et, dans celle-ci passe d'abord par la connaissance des causes visibles des formes visibles (la mathématique), à celle des causes visibles des choses invisibles (la physique), et de là aux natures invisibles des substances invisibles: et c'est la théologie mondaine, dont il est clair par la dialectique d'ascension que l'on vient de voir qu'elle recouvre en gros dans l'esprit de Hugues le courant platonicien (cf. textes n° 3). De même que, dans les arts profanes, Hugues avait récusé les "sauts" de l'un à l'autre, de même il réclame pour la plus haute des disciplines humaines, de pouvoir s'appuyer sur leur ensemble et les mettre à son service. Mais ce qui est fait pour elle par les autres arts, elle se doit de l'accepter aussi de la part d'une autre théologie, en raison de son impuissance propre à atteindre son but. En effet, cette théologie mondaine est doublement limitée: au titre de sa matière, car les analogies qu'elle doit prendre de la Création pour remonter au Créateur sont si lointaines, qu'elles permetten t mal ce mouvement anagogique ; au titre de l'infirmité de qui la pratique, car l'homme qui la cultive est un être blessé et aveuglé qui n'a pas la lumière, et ne peut même en voir les reflets. Pour guérir cette cécité, le Créateur s'est fait Rédempteur, inaugurant l'œuvre de la restauration, qui vient fonder la "théologie divine", c'est-àdire la connaissance de Dieu sur lui-même donnée par lui-même et reçue par un sujet dont l'aveuglement est guéri par cette
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ostension même. Et les exemplaires sur lesquels se fonde cette théologie sont ceux de la grâce: le Verbe Incarné et ses sacrements dont la proximité est substituée aux trop lointaines analogies entre la création et le Créateur. Celles-ci pouvaient dire qu'il était (ut intelligeretur esse), non quel il était et moins encore le rejoindre, alors que la théologie divine le rejoint comme présent. Alors il sera possible d'atteindre le but devant lequel la théologie mondaine échouait: Dieu est connu comme présent (ut agnosceretur praesens esse). Mais la théologie divine élimine si peu la première, que c'est sous son action même qu'il est donné à la théologie mondaine de voir ses preuves et ses démonstrations ; c'est la théologie divine qui donne à la théologie mondaine d'être une vraie sagesse; c'est elle aussi qui la garde de périr en devenant ce qu'infailliblement elle serait sans elle, une fausse sagesse, tournée vers des problèmes extérieurs en lesquels l'âme s'exténue. L'identité du Créateur et du Rédempteur fait que ceux qui, dans leur spéculation hautaine, méprisent les abaissements de l'Incarnation, et donc la théologie divine, ne peuvent avoir une vraie connaissance du Créateur, et leur théologie humaine à laquelle seule ils voulaient s'attacher, est radicalement affectée de ce vice. Et à l'inverse, ceux qui s'ouvrent à la théologie divine, voient l'accomplissement de la théologie mondaine, et la promotion, égale7 ment, des artes et disciplinae dont celle-ci utilisait les services . Ainsi les arts libéraux sont-ils "sauvés" en tous les sens du terme, et entre l'amour des lettres et le désir de Dieu, nul partage, mais le second rectifie le premier et lui permet, seul, d'être principe de sagesse. L'intention qui commande la démarche hugonienne est celle que promeut la vertu unifiante de la charité : réaliser la réunification de l'homme à travers celle des savoirs humains réintégrés en leur dignité par la grâce, qui les accomplit et les couronne en même temps qu'elle les sauve. Alors seulement se réalise en sa totalité ce que Hugues avait décrit au commencement du De sacramentis : «Tous les arts naturels servent à la sagesse divine, et la sagesse inférieure (la théologie mondaine), droitement ordon8 née, conduit à la sagesse supérieure (la théologie divine) » . Hugues a toujours distingué, mais pour les unir, les degrés du savoir.
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1. Les deux Œuvres
En une pensée très inspirée de saint Augustin, qui avait assigné les lettres séculières à la cité terrestre et les Écritures divines à la cité de Dieu (De ciuitate Dei, XVIII,40), Hugues distingue les "écritures" selon qu'elles se rattachent à l'œuvre de la création ou à celle de la rédemption. Sur quoi, dans la ligne des remarques qui ont précédé, il convient d'observer qu'ailleurs il précise que les œuvres de la restauration ne sont que la matière "principale" des Écritures divines, qui narrent également l'œuvre des six jours9• Les deux œuvres d'après lesquelles se distinguent les deux Écritures, fondent ensuite la séparation de deux peuples en raison de l'attitude des âmes à leur égard. Sous ce rapport des précisions sont mentionnées en passant: «les réprouvés aiment davantage les œuvres de la création que celles de la restauration... amants dévoyés de la beauté des choses». Ce que Hugues reproche à une telle attitude n'est pas son objet, mais un manque d'ordonnance dans le mouvement qui porte vers lui, et qui aboutira à faire d'une réalité bonne une occasion de péché. Ces positions s'éclairent selon la notion hugonienne du péché: ce qui est péché, ce n'est pas la volonté, qui vient de Dieu, ni le mouvement de la volonté, qui est de Dieu, ni l'objet sur quoi il se porte, qui est créé par Dieu, mais bien le manque d'ordonnance intrinsèque de la volonté qui désire et aime autrement qu'elle ne devrait, et qui, par une préférence indue, introduit le désordre peccamineux en elle10 . L'ambivalence des œuvres de la création, tantôt principe d'ascension, tantôt de déchéance, est bien montrée dans le troisième extrait. Le rapprochement de ces textes laissera percevoir sur pièces une méthode de travail de Hugues, qui peut donner une impression de répétition, mais qui en fait procède par intégration successive de nouveaux éléments autour d'axes d'intelligibilité, ici la distinction des deux œuvres. Les deux écritures et les deux œuvres Il convient que le lecteur des divines Écritures s'instruise d'abord en sorte de connaître quelles Écritures sont seules dignes d'être honorées de l'appellation de "divines": car cer-
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tains, ayant parlé selon l'esprit de ce monde, ont écrit bien des choses. Nous lisons les chants des poètes dans lesquels il y a, en même temps que du plaisir, aussi un peu d'utilité, comme disait quelqu'un: les poètes veulent soit se111ir, soit plaire 11 • La logique, la mathématique et la physique enseignent bien quelque vérité, mais n'atteignent pas à cette vérité-là en laquelle se trouve le salut de l'âme et sans laquelle est vain tout ce qui est. Les philosophes des Gentils également ont écrit une éthique dans laquelle ils ont peint pour ainsi dire des membres de vertus coupés du corps de la bonté. Mais des membres de vertus ne peuvent être vivants sans le corps de la charité de Dieu: toutes les vertus forment un seul corps, et, de ce corps, la tête, c'est la charité. Et les membres du corps ne peuvent vivre sans être rendus sensibles par la tête12• Ainsi donc, ces écritures dans lesquelles on ne peut percevoir une vérité non contaminée d'erreur et qui ne restaurent pas l'âme pour la vraie connaissance ou le vrai amour de Dieu, ne sont en aucune manière dignes d'être estimées divines 13 • Mais seule peut être à bon droit apellée "divine" cette Écriture qui est inspirée par l'Esprit de Dieu et procurée par ceux qui ont parlé dans l'Esprit de Dieu. Cette Écriture rend l'homme divin, le reformant à l'image de Dieu, lui enseignant à Le connaître et l'exhortant à L'aimer. En elle, tout ce qui est enseigné est vérité, tout ce qui est prescrit est bonté, tout ce qui est promis est félicité : car Dieu est vérité sans fausseté, bonté sans malice, félicité sans malheur. Si donc tu veux distinguer, en une juste perception, l'Écriture divine des autres qui ne méritent pas ce nom, examine avec attention la matière même dont elle traite directement ou de façon accessoire, car la connaissance des choses donne accès aux mots 14. Tu comprendras d'autant plus facilement ce que l'on dit si tu as bien connaissance de ce dont on le dit 15 • (De scripturis et scriptoribus sacris, lOC-llA)
Les deux œuvres et les deux peuples Il y a donc des réalités qui, lorsqu'on les aime ou qu'on y pense, rabaissent le cœur de l'homme et, le divisant, le dispersent sur divers objets. Et il y en a d'autres par lesquelles, lorsqu'on les aime et qu'on médite sur elles, on est porté vers
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L'ÉCOLE DE SAINT-VICTOR 16 le haut et amené à soi-même • C'est pourquoi il faut diviser vue et placer d'un côté les notre à en deux tout ce qui s'offre œuvres de la création, et de l'autre, celles de la restauration. Pour marquer brièvement ce qui caractérise les unes et les autres, disons que les œuvres de la création sont les éléments de ce monde qui ont été faits pour servir à l'homme d'avant la chute, et que les œuvres de la restauration sont les mystères de l'Incarnation du Verbe donnés en remède pour relever de la chute. Ces deux œuvres ont été réalisées en des durées qui sont aussi différentes que le sont leur degré de dignité. Ainsi les œuvres de la création, signes ténus de quelque chose de la puissance divine, ont été accomplies au commencement du monde, en peu de temps: six jours. Les œuvres de la restauration, elles, témoignages éminents de la majesté divine, n'ont pu être accomplies ou consommées qu'au cours d'une durée de 17 six âges qui s'étend du commencement du monde à la fin . Les œuvres de la création ont donc été faites pour un temps 18 en vue du service ; les œuvres de la restauration ont été données pour toujours en vue du salut. Voilà pourquoi les élus aiment davantage les œuvres de la restauration alors que les réprouvés donnent la préférence aux œuvres de la création sur les œuvres de la restauration. En s'attachant au visible, les réprouvés passent avec le transitoire ; méprisant le visible et le transitoire, les élus s'élèvent jusqu'à l'éternel. Les uns déchoient de l'invisible par le visible ; les autres montent vers l'invisible à partir du visible. Ainsi, des œuvres de la création qui s'écoulent en bas, les élus émergent-ils comme les rescapés d'un naufrage, et, portés par les œuvres de la restauration c'est-à-dire les sacrements qui les sauvent- il n'est plus du tout possible qu'embarqués sur une certaine arche salutaire, ils soient noyés à nouveau. C'est en aimant d'une façon perverse les œuvres de la création que l'homme a été dispersé et c'est par les œuvres de la restauration qu'il devait être réunifié : voilà pourquoi ces mêmes œuvres de la restauration ont été réalisées de façon qu'elles soient en grand nombre sans être innombrables, en sorte que le cœur de l'homme, supportant encore mal la vraie stabilité, soit recréé par leur variété et réunifié par leur petit nombre. Le premier homme avait déchu de la contemplation de Dieu à cause des réalités visibles, aussi
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est-ce à l'appel des œuvres visibles de Dieu qu'il se redresse maintenant pour le contempler à nouveau. Et comme ces œuvres de la restauration Dieu les avait accomplies tantôt par les hommes, tantôt par les anges, tantôt par lui-même, lorsque notre contemplation passe des œuvres des hommes aux œuvres des anges et des œuvres des anges aux œuvres de Dieu, nous montons pour ainsi dire en l'arche spirituelle de la première demeure à la seconde et de la seconde à la troisième, et nous touchons enfin à la coudée suprême en laquelle l'arche se termine quand, à ~artir des œuvres de Dieu, nous parvenons 1 à sa connaissance • (De uanitate mundi, 716B-717A) Il faut savoir que les élus et les réprouvés portent sur les œuvres divines un jugement différent. Les élus préfèrent les œuvres de la restauration aux œuvres de la création première, car les unes sont faites en vue du service, les autres en vue du salut. A l'inverse les réprouvés aiment davantage les œuvres de la création que celles de la restauration, car ils recherchent le plaisir immédiat, non la félicité future. Chez les païens, les philosophes ont scruté avec une curiosité supertitieuse la nature des choses, c'est-à-dire les œuvres de la création, et ils se sont évanouis dans leurs pensées20 ; chez les chrétiens, les philosophes, par la méditation assidue des œuvres de la restauration, repoussent de leurs pensées toute vanité. Au vu de leur propre restauration les élus s'enflamment au feu de l'amour divin; amants dévoyés de la beauté des choses crées, les réprouvés se refroidissent loin de l'amour de Dieu. Les réprouvés plongent leurs pensées dans les réalités transitoires et oublient leur Créateur; les élus ne peuvent oublier leur Créateur, dont leur propre restauration leur permet de méditer sans cesse la miséricorde. Les réprouvés aspirent aux biens temporels et perdent la connaissance des biens éternels ; les élus, au ressouvenir des bienfaits temporels de Dieu, progressent dans la connaissance des bienfaits éternels. Les réprouvés déchoient des biens invisibles par les visibles, et les élus s'élèvent aux invisibles par les visibles. Remarquons bien que ces réalités visibles à partir desquelles on monte diffèrent de celles par lesquelles on monte. Des œuvres de la création par
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les œuvres de la restauration on s'élève jusqu'à l'auteur des œuvres de la création et de la restauration. Il faut concevoir cette montée non point comme extérieure, mais comme intérieure, par des degrés disposés dans le cœur de vertu en vertu21 . (De archa Noe, 672BD) 2. Les deux Cités
On a proposé de voir dans le second de ces textes, ou dans d'autres qui leurs sont parallèles22, une préfiguration et une source de la fameuse "Méditation des Deux Étendards" de saint Ignace. La dépendance, quoique vraisemblablement indirecte, est sans doute indéniable23 • On peut ajouter aussi, que le premier est pour sa part une préfiguration de la méditation ignatienne "De Regno": témoins médiévaux, et des plus importants, de la chaîne continuelle d'une thématique qui traverse les temps comme les écoles de spiritualité. Le premier texte livre un principe d'intelligence des passages présentés dans cette section: «le restaurateur est le même que le Créateur». Des deux peuples que distinguent leur attitude à l'égard des deux œuvres, le méditatif montre les combats depuis Adam jusqu'à la Parousie. Chez Hugues, qui est un visuel, cette méditation revêt d'abord la forme d'une "composition de lieu" frappante, par laquelle, comme plus tard dans les préludes de la méditation ignatienne, est brossé le tableau lieux, temps et personnages - d'une scène à laquelle le méditatif va prendre une part active. Le Christ, roi de l'univers racheté
Les œuvres de la restauration humaine constituent toute la matière des Écritures saintes. Il y a en effet deux œuvres en lesquelles est compris tout ce qui a été fait. La première est l'œuvre de la Création, la seconde est l'œuvre de la restauration. L'œuvre de la Création comprend tout ce qui fut fait afin que soit ce qui n'existait pas; l'œuvre de la restauration comprend ce qui fut fait pour que ce qui périssait reçoive une condition meilleure. Ainsi l'œuvre de la création, c'est la création
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du monde avec tous ses éléments, l'œuvre de la restauration, c'est l'Incarnation du Verbe avec tous ses sacrements, tant ceux qui précédèrent depuis le commencement du temps, que ceux qui suivent jusqu'à la fin du monde. Le Verbe incarné est en effet notre roi, venu dans ce monde pour lutter avec le diable, et tous les saints qui vécurent avant son avènement sont comme des soldats qui précèdent le roi, et ceux qui sont venus par la suite et qui viennent jusqu'à la fin du monde sont des soldats qui suivent leur roi. Le roi lui-même est au milieu de son armée, protégé de toutes parts et s'avançant escorté de ses troupes. Et quoique en une telle foule on voie des armes d'espèces bien différentes dans les sacrements et les observances des peuples qui précèdent ou qui suivent24, tous cependant sont reconnus servir sous un seul roi, suivre un seul étendard, poursuivre le même ennemi et recevoir en vainqueur une même couronne. En tout cela on considère les œuvres de la restauration, auxquelles s'attachent entièrement les Écritures divines. Les écritures mondaines ou profanes ont comme matière les œuvres de la création, l'Écriture sainte a comme matière les œuvres de la restauration. Aussi est-ce à bon droit qu'on leur reconnaît la préeminence sur toutes les autres écritures, dans la mesure où est plus digne et plus sublime la matière dont elle s'occupe et qui fait l'objet de ses considérations. Car les œuvres de la restauration sont plus nobles, et de beaucoup, que les œuvres de la création, puisque les unes sont faites pour être au service d'un homme encore debout, les autres pour sauver et pour relever un homme déchu. Aussi les unes, comme étant peu de chose, ont été accomplies en six jours, les autres, elles, n'ont pu être parachevées qu'en six âges25 . Toutefois dans les deux cas on a six et six, pour montrer que le restaurateur est le même que le Créateur. (De sacramentis, 183A-184A) Composition de lieu pour la Méditation des Deux Étendards
Regarde donc le camp de notre roi et les lignes de son armée brillant des armes spirituelles, et combien grande est la multitude des peuples qui le suit et le précède dans sa marche.
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-Je souhaiterais que tu me décrives en détail l'armée d'un si grand roi. Qui a-t-elle compté parmi ses soldats dès le début? Quels furent-ils? Quelles furent leurs armes et quels leurs ennemis? Quelle guerre firent-ils, où et quand? Comment vainquirent-ils? Quelle récompense enfin reçurent-ils une fois remportée la victoire ? - Après que le premier Père du genre humain, exilé du paradis à cause du péché de désobéissance, fut venu en ce monde, le diable, exerçant sur lui son pouvoir tyrannique, de même qu'il l'avait d'abord séduit par ruse, de même ille tenait à merci par dolence 26 • Mais la Providence de Dieu, qui disposait de lui en vue du salut, tempéra par la miséricorde la rigueur de la justice de telle sorte qu'il fut permis pour un temps que l'un fût dominé par l'autre, mais, pour qu'il ne demeure pas éternellement sous sa domination, qu'un remède fut fréparé à partir de la peine même qui lui avait été infligée2 • C'est pourquoi, dès l'origine même du monde, Dieu proposa à l'homme les sacrements de son salut par lesquels ille marquerait dans l'attente de la sanctification à venir : dans la mesure où il les recevrait avec une foi droite et une espérance ferme, dans l'obéissance aux volontés divines, il serait introduit dans une communauté de liberté, lors même qu'il serait sous le joug. Dieu publia donc un édit instruisant l'homme, et lui faisant connaître que quiconque choisirait d'attendre en lui un sauveur et un libérateur, aurait à ratifier, par la réception des sacrements divins, le vœu inclus en ce choix. Le diable lui aussi a proposé ses sacrements par lesquels il s'attacherait les siens, de façon à pouvoir plus aisément les distinguer de ceux qui refuseraient sa domination et, par là, les posséder plus sûrement. Aussitôt donc le genre humain commença à se diviser en parties adverses, les uns recevant les sacrements du diable, les autres ceux du Christ. Deux familles furent ainsi constituées: l'une du Christ, l'autre du diable. Voyant que la lignée du genre humain qu'il avait empoisonnée en sa racine, bien que naissant tout entière dans la corruption, n'y demeurait cependant pas tout entière, renouvelée par sa renaissance, le diable décida d'opprimer ceux qui lui échappaient en les persécutant par ceux qui étaient en sa possession. Et il se portait avec d'autant plus de confiance à cette violence,
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qu'il se souvenait que ses tromperies lui avaient déjà valu de l'emporter. En fait, la divine miséricorde avait ordonné ces machinations du Malin artificieux: il fallait que l'homme, conforté contre lui par la grâce, défendît sa justice que, séduit par lui, il avait autrefois perdue. En quoi l'orgueil du tyran est justement confondu, car il est incapable de l'emporter, par des tourments, sur un homme mortel et faible que la seule persuasion avait séduit, au temps où nulle faiblesse ne l'enveloppait. Cette œuvre unique s'accomplit donc selon des intentions bien diverses, puisque le diable exhorte ses soldats à la persécution, et que le Christ exhorte les siens à la patience. Depuis le commencement, le diable ne combat les bons, par lui-même ou par les siens, que dans le seul but de leur ôter la justice, et les bons ne veulent rien d'autre par ce combat que de ne point perdre leur justice. Cela ressort à l'évidence de ce que, lorsqu'il ne peut effectivement réaliser ce qu'il veut, il est toujours vaincu par les bons lors même qu'extérieurement il paraît l'avoir emporté. Ainsi donc, quand au-dehors les soldats du diable leur font violence, les soldats du Christ sont au-dedans victorieux par la patience. (De sacramentis dialogus, 32D-33D) 3. Les deux théologies
Par le Commentaire sur la Hiérarchie céleste de Hugues, le Pseudo-Denys fait très tôt son entrée à Saint-Victor. Il y exercera une influence tantôt diffuse, tantôt prépondérante. Le premier chapitre du Commentaire de Hugues a été remarqué28 • A bon droit. Il prolonge en effet les harmoniques du prologue de l'Évangile de saint Jean, auquel il emprunte les thèmes qu'il orchestre presque aussi magnifiquement en suivant le déroulement de la fresque johannique à peine transposée: «Il y eut une sagesse ... Et le Verbe s'est fait chair ... Et il ne fut pas reçu... Mais à ceux qui l'ont reçu il a donné d'être fils de Dieu... ». Plus que dionysienne, l'atmosphère de cette page est augustinienne. A Augustin et à son commentaire du Prologue de Jean (n,1516), Hugues reprend la présentation du Verbe incarné comme
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médecin qui guérit un regard malade; il retient du docteur d'Hippone la distinction entre le "nomen maiestatis" de Dieu (in principio erat Verbum) et le "nomen humilitatis" (et Verbum caro factum est). Surtout, son attitude à l'égard de la "théologie mondaine", qui le séduit et qu'il repousse, dont il affirme la valeur et proclame l'impuissance et les dangers, n'est pas sans fortement rappeler celle de saint Augustin devant les "libri Platonicorum", en lesquel on pouvait trouver: "Au commencement était le Verbe", mais non pas: "Et le Verbe s'est fait chair" (Confessions, VII,9,13).
Les Juifs cherchent des signes, et les Grecs la sagesse29 • Il y eut
en effet une certaine sagesse qui était regardée comme la sagesse par ceux qui ne connaissaient pas la sagesse véritable. Et le monde fit la découverte de cette sagesse, et il commença à s'enfler, à se boursoufler d'orgueil, se croyant grand par elle. Et dans sa présomption, il déclarait vouloir aller plus loin, jusqu'à atteindre à la suprême sagesse, mettant sa confiance en sa propre sagesse, comme si elle pouvait être un chemin vers celle-ci. Et il monta, et il s'éleva pour atteindre par le cœur le point suprême. Et il se fit une échelle: les apparences des créatures, s'efforçant de se porter vers les réalités invisibles du Créateur. Alors tout ce qui en Dieu était manifeste se produisit au-dehors pour illuminer l'homme et fut rendu connu pour être approuvé par un cœur pur. Car les réalités qui étaient vues étaient connues, et il y en avait d'autres qui n'étaient pas connues, et par celles qui sont découvertes, ils ont cru aller vers celles qui étaient cachées, et dépassant la vérité qui leur était accessible, leur esprit chut dans des images trompeuses, où ils ne trouvèrent plus ce qu'ils voulaient saisir. Aussi Dieu frappa de folie la sagesse de ce monde 30, car en elle ne pouvait se trouver la sagesse de Dieu, et il montra une autre sagesse, qui paraissait folie mais ne l'était pas, afin que par elle soit trouvée la sagesse véritable31 . Le Christ crucifié a été prêché pour que la recherche de la vérité fût pratiquée dans l'humilité. Mais le monde a méprisé une apparence modeste, et il ne put reconnaître le vrai. Il a voulu en effet contempler les œuvres de Dieu, faites pour être admirées, mais il refusa de vénérer celles qu'il avait proposées pour être imitées. Il ne porta pas
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davantage attention à sa maladie, pour y chercher remède par une pieuse dévotion, mais présumant d'une santé illusoire, il se livra par une vaine curiosité à la recherche des réalités étrangères à lui. Ainsi au dehors il paraissait croître, mais au dedans ce fut la déchéance, et celui qui était au-dessus de lui, il ne le trouva pas. De crainte de donner l'impression d'ignorer le vrai, il avança ses opinions à son sujet, conceptions d'un cœur altier. Sur le chemin de l'erreur, il a poursuivi maints objets divers, une foule de choses opposées à la vérité, des nouveautés indignes de la divinité et qui travestissent sa très haute majesté, en sorte que son égarement devînt manifeste. Il y avait d'abord le vrai, dont on apercevait la grandeur, mais au terme, au lieu de la consommation de la vérité, ce fut la fausseté qui prit la place. Alors on aperçut d'un côté pour ainsi dire comme une lumière, en sorte qu'on vît quelque chose, et en face il y avait les épaisses ténèbres et la profonde obscurité de l'ignorance32, où le filet de l'erreur était tendu pour prendre au piège les orgueilleux. Là où était la lumière, ils ont vu; là où étaient les ténèbres, il n'ont pu voir, et ils furent pris au piège de leur audacieuse présomption qui les poussa à donner dans cette prétention de dire que tout était évident. Quels témoignages ils nous ont laissé de l'excellence de leur esprit, où ils se sont appliqués avec attention à rechercher en si grand nombre les secrets de la nature et à scruter le tréfonds des choses cachées, au point de nous faire re§arder leur succès comme préférable à toute autre occupation3 ! Nous lisons leurs écrits sur les arts libéraux, les études, les disciplines et les divers procédés de raisonnement qu'ils ont recherchés et découverts en celles-ci grâce à leurs dons intellectuels. Ce qu'ils ont découvert, ils l'ont mis par écrit, et ils l'ont laissé à lire à leurs successeurs: logique, éthique, mathématique, physique, règles du raisonnement, de la vie et des mœurs qui conviennent à ce que requiert la nature et, pour l'instruction de ceux qui étudient la nature, écrits sur la disposition, l'ordre, les causes et le développement de toutes choses34. En ce domaine ils progressèrent et atteignirent au vrai: car c'est par eux, qui n'étaient pas fils de la vie, que devait être servie cette vérité qui était ordonnée à la vie. Aussi cela leur a été donné à eux pour nous, à qui il était réservé de le porter à sa consommation et pour qui cela avait corn-
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mencé, pour qu'ils découvrent cette vérité qu'il convenait que reçoivent les fils de la vie afin de rendre hommage à la vérité suprême. Les uns ont eu la peine, les autres le profit. Et en tout cela ils ont reçu la clarté de l'intelligence, la pénétration de l'esprit et l'acuité de la perception en vue de ce premier enseignement35 au cours duquel ils scrutèrent avec subtilité, en fonction de la règle que porte en soi la raison, la puissance des créatures et les modalités des natures inférieures. Enfin ils ajoutèrent la théologie, pour l'appréhension des réalités divines et l'examen des réalités invisibles, comme pour porter la sagesse à sa consommation. Mais la croyant consommée, ils l'ont en fait perdue et n'ont pas trouvé la véritable sagesse. Car c'est là qu'ils commençèrent à tomber en des images trompeuses, et ils prirent les apparences visibles pour des images des réalités divines, pour voir les réalités invisibles par celles qu'ils voyaient. Et il y avait bien là une ressemblance de ce qu'ils recherchaient, mais bien lointaine et qui ne donnait point la lumière à des yeux obscurcis. Créée pour servir Dieu, la nature montrait son Créateur, mais elle n'offrait qu'une ressemblance étrangère de la très haute majesté de son maître. Elle n'a pas pu trouver une claire annonce en toutes ces réalités, cette nature qu'il fallait enseigner36, puisqu'elle ne possédait pas en elle-même cette santé qui lui aurait permis de trouver une grande lumière dans sa contemplation, car elle ne possédait pas les images exemplaires de la grâce qui auraient pu rendre sain son regard intérieur. Elle ne connaissait pas davantage l'arche de la sagesse et le réceptacle des trésors, la chair du Verbe éternel dans l'humanité de Jésus, mais, son regard malade n'usant que du seul enseignement de la nature, et apportant doute et obscurité à l'observateur, elle prenait l'objet de sa contemplation dans le spectacle des réalités créées. C'est pourquoi ils ont erré et ont défailli en voulant dépasser par l'esprit ce qu'ils n'avaient reçu qu'en vue du savoir, et allant comme à tâtons par leurs opinions vers les réalités qui ne pouvaient être vues, ils se sont retrouvés aveugles, eux qui avaient cru voir. Les voilà donc, leurs fallacieuses images, elles dont leur vaine et trompeuse théologie prône la vénération - car c'est le nom qu'ils donnent à cette étude par laquelle ils ont cru scruter les réalités divines -, théologie dans laquelle sont mensone:èrement allée:uées tant de choses qui ne s'accordent
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point au vrai, au droit, et ne sont pas conformes à la nature bonne, qu'eux-mêmes sont contraints d'en rougir. Il était juste que fussent confondus dans leurs spéculations les plus hautes ceux qui tiraient orgueil de leur connaissance des objets les plus humbles, et ceux qui méprisent l'humilité de la foi dans la mort du Sauveur, qu'ils en admirent l'élévation dans la connaissance du Créateu~7 . Deux images en effet avaient été proposées à l'homme, dans lesquelles il aurait pu voir les réalités invisibles, une de la nature, une de la grâce. L'image de la nature était le spectacle de ce monde, l'image de la grâce était l'humanité du Verbe. Dans l'une et dans l'autre Dieu était montré, mais ce n'était pas dans l'une et l'autre qu'il était compris, car par ses apparences la nature a bien pu montrer son auteur, mais n'a pu illuminer les yeux de celui qui contemplait. L'humanité du Sauveur, elle, fut à la fois le remède qui rendrait la lumière aux aveugles, et l'enseignement par lequel les voyants reconnaîtraient la vérité. Il fit de la boue avec sa salive, enduisit les yeux de l'aveugle, l'aveugle se lava et vit38 • Et que s'ensuivit-il? A celui qui voyait mais qui ne l'avait pas encore reconnu, il dit: "C'est moi, et celui qui te parle, c'est le Fils de Dieu lui-même" 39 • Il a donc d'abord éclairé, il a ensuite montré. La nature en effet a pu montrer, mais elle n'a pu éclairer. Par son spectacle, le monde a annoncé son Créateur, mais il n'a pas infusé au cœur des hommes l'intelligence de la vérité. Par les images de la nature le Créateur était donc seulement signifié, mais dans les images de la grâce, Dieu était montré comme présent, car il a créé les unes pour faire comprendre qu'il existe, mais il a agi dans les autres pour s'y faire reconnaître comme présent. Telle est la distance qu'il y a entre la théologie de ce monde et cette théologie que l'on dit divine. Il est impossible de montrer les réalités invisibles autrement que par les visibles, aussi toute théologie doit-elle nécessairement user de signes visibles pour manifester l'invisible. Mais, comme on l'a dit, la théologie de ce monde a pris les œuvres de la création et les éléments de ce monde, créés selon leur espèce, afin de faire avec eux sa démonstration, la théologie divine, elle, a choisi les œuvres de la restauration, en rapport avec l'humanité de Jésus et ses sacrements qui existèrent depuis le début, y compris pour une part les sacrements natu-
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reis, afin d'y conformer son enseignement40 • La divinité paraît avec plus de grandeur annoncée dans les sacrements de la grâce et la chair du Verbe et son opération mystique que prêchée par le spectacle des réalités naturelles. C'est pourquoi la théologie mondaine, ne disposant que d'une ostension de peu d'évidence, n'a pu produire, sans mélange d'erreur, cette incompréhensible vérité que la théologie divine connaît de façon simple, et l'annoncer par une affirmation pure. Il faut maintenant dire ce qu'est la théologie, en le prenant d'un peu plus haut pour la clarté de ce que l'on a à enseigner. Toute la philosophie se divise en trois parties principales : la logique, l'éthique, la théorique - il est superflu de citer ici la quatrième, que nous avons ajoutée en son lieu41 • La philosophie a donc trois parties. La première est la logique qui s'occupe de la valeur et du mode du raisonnement, ainsi que du jugement sur le vrai et le faux; la seconde est l'éthique qui règle les mœurs droites et une discipline de vie conforme, en son principe, aux vertus; la troisième est la théorique, qui seule choisit d'examiner le vrai en tout ce qui est et n'est pas. Celle-ci, je veux dire la théorique, a trois parties : la première est la mathématique, la seconde la physique, la troisième la théologie, et par elles comme par des degrés de contemplation, la contemplation de la vérité s'élève jusqu'à son sommet. Par la première en effet, la mathématique, on contemple les causes visibles des formes visibles; par la seconde, c'est-à-dire la physique, on scrute les causes visibles des choses invisibles, par la troisième seule, c'est-à-dire la théologie, sont contemplées les substances invisibles et les natures invisibles des substances invisibles. En ces trois parties se réalise comme une progression et une promotion de l'intelligence qui s'élève dans la connaissance de la vérité. Car par les formes visibles des réalités visibles, on parvient aux causes invisibles des réalités visibles, et par les causes invisibles des réalités visibles, on atteint les substances invisibles ou la connaissance de leurs . natures. Tel est le point suprême de la philosophie et la perfection de la vérité, car il ne peut se trouver rien de plus élevé pour une âme qui contemple. Aussi est-ce en cela même que les sages de ce monde sont devenus fous, comme nous l'avons déjà dit, car marchant appuyés sur le seul enseignement de la
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nature, selon les éléments et les apparences de ce monde, ils n'eurent point les exemplaires de la grâce, car même si en ceux-ci l'apparence était humble, l'ostension de la vérité était plus manifeste. C'est à ce point que Dieu rendit folle cette sagesse, car elle n'a pu connaître la vérité, car, dans sa science, elle a dédaigné de conserver le comportement de l'humilitë2• (In Hierarchiam caelestem, 923B-928B) Promotio artium ad theologiam
Si la pointe extrême des avancées de la sagesse humaine, où elle va comme toucher à la sagesse divine, est aussi le lieu où se consomme sa faillite, les mêmes efforts, appliqués non plus aux images de la nature, mais à celles de la grâce que transmet l'Écriture, peuvent servir à la sagesse divine. Il est remarquable que ce soit une caractéristique des Écritures divines, en qui les choses sont elles aussi signifiantes, qui exige le concours du quadriuium et du triuium: ce dernier, qui suffisait seul pour "les écrits de philosophes", ne saurait suffire quand joue aussi une signification des réalités. Loin d'éclipser de son éclat la lumière des artes, c'est la transcendance même de la sagesse divine qui exige de les assumer tous. Tandis que dans les autres livres -je veux dire les livres des païens - trois réalités sont en cause, à savoir la chose, la signification et les mots 43, et que les mots n'expriment la chose que moyennant la signification, il en va bien différemment pour ce qui est de la parole divine. Là en effet, ce ne sont pas seulement les mots qui expriment la signification et les choses, mais les choses elles-mêmes qui signifient d'autres choses. Il en ressort à l'évidence que la connaissance des arts libéraux est fort utile à la connaissance des divines Écritures : la grammaire en effet traite de l'expression des mots, la dialectique de leur signification, et la rhétorique à la fois de l'une et de l'autre. Le quadriuium pour sa part donne la connaissance des choses. De la sorte le triuium et le quadriuium servent à la parole divine, pour laquelle il est nécessaire de connaître tant les mots que les choses, car il s'agit ici des significations des uns comme des autres, et toutes les deux se rencontrent ici, je veux dire la si-
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gnification des mots et celle des choses. Toutefois, la signification des choses est beaucoup plus précise que celle des mots. Les mots en effet ont une signification qui leur est conférée par les hommes, les choses, elles, signifient de par l'institution divine. Et de même que par les mots l'homme indique aux hommes ce qu'il veut, de même, par les choses, Dieu manifeste aux hommes sa volonté. En outre, les mots sont univoques ou équivoques. S'ils sont univoques, ils ne signifient qu'une seule chose; s'ils sont équivoques, ils n'en signifient guère que quelques-unes, c'est-à-dire deux, trois ou quatre selon que cela leur est conféré par l'homme. Mais pour les choses il en va bien autrement : autant il y a ici de formes, de figures, de propriétés, de natures, et autant il y aura de significations différentes. Malgré une telle variété, on peut cependant opérer un discernement aisé au moyen de la règle suivante : la signification des choses se prend soit selon l'apparence extérieure, soit selon la nature intime. C'est selon la forme extérieure qu'il est dit: Lave-moi et je serai blanchi plus que la neige44, car, selon son apparence extérieure - à savoir la blancheur - la neige signifie l'âme. La blancheur en effet a deux propriétés: de n'admettre aucune souillure et de retenir en soi l'éclat de la lumière. Ainsi toute âme raisonnable doit-elle être pure de toute souillure du péché et resplendir de l'éclat des vertus. En revanche, c'est selon la nature intérieure qu'il est dit dans le Cantique : Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres45 • Pour ce qui est des apparences extérieures, il n'y a aucune ressemblance entre des cheveux et des chèvres, mais il y en a beaucoup si l'on considère la nature intime. La chèvre en effet broute à quelque hauteur en levant la tête, et, au dire des physiologues, elle a des yeux très lumineux46 • La tête de l'âme, c'est la raison, les cheveux, ce sont les pensées raisonnables qui s'élèvent vers le haut, où elles sont restaurées par le désir et contemplent par l'intelligence les profondeurs de la divinité. Et donc les choses ayant une signification large et des sens multiples, c'est par les deux moyens que nous avons dits que l'on peut faire un discernement. Auquel il est clair que servira grandement la science des arts, c'est-à-dire de la mathématique et de la physique: car
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la mathématique traite des formes extérieures et la physique de la nature intime des choses. (Sententie de diuinitate, 11,169-228)
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Répondant aux "docteurs en allégorie", Hugues avait esquissé plus haut un rapprochement entre le Christ en son humanité, et la lettre de l'Écriture: la Sagesse éternelle s'est montrée corporellement pour éveiller notre regard spirituel, et mépriser la lettre de l'Écriture, c'est se fermer son intelligence spirituellé7. Ce rapprochement est repris, plus explicite encore, dans le De Scripturis et scriptoribus sacris, où est attribuée à l'Écriture une caractéristique déniée aux écrits des philosophes des Gentils: ceux-ci «ont également écrit une éthique dans laquelle ils ont peint pour ainsi dire des membres de vertus coupés du corps de la bonté. Mais des membres de vertus ne peuvent être vivants sans le corps de la charité de Dieu: toutes les vertus forment un seul corps, et, de ce corps, la tête, c'est la charité», et les membres du corps ne peuvent être vivants sans elle48 • De la notion de corps qui apparaît ici, Hugues parle en des termes qui évoquent immanquablement sa fameuse définition de l'Église: «De même que l'esprit de l'homme, par le moyen de la tête, descend dans les membres qu'il doit vivifier, de même l'Esprit saint vient aux chrétiens par le Christ, car la tête c'est le Christ (... ). Celui qui n'est pas dans le corps ne peut être vivifié par l'esprit (... ). Il n'est rien dans le corps qui soit mort, il n'est rien hors du corps qui soit vivant» (texte n° 1). Ainsi entre le Christ, l'Écriture sainte, l'Église et la charité qui, venant du Christ, vivifie l'une et constitue l'autre, un lien profond apparaît : hors de cet Esprit par lequel est diffusée la charité, il n'est pas d'Écriture divine ni salutaire, ni non plus d'appartenance au corps de l'Église. L'esprit du Christ constitue le corpus scripturaire comme le corps mystique, l'un et l'aulre se contiennent mutuellement, et ce qui de l'homme ou des œuvres de son esprit ne leur appartient pas est coupé du corps de la charité qui est le corps mystique. Et comme celui-ci inclut à la fois la tête et les membres, on voit la profondeur de résonnance que dans l'univers hugonien prend l'adage hiéronimien, ignorantia scripturarum, ignorantia Christi est49 •
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On est ainsi conduit à comprendre la place ~ue la réflexion sur l'Église a tenue dans la pensée des victorins 0, place singulièrement importante si on la compare avec celle que lui faisaient les premiers essais de systématisation de la préscolastique ou d'autres mouvements spirituels contemporains. Il ne pouvait guère en être autrement. L'Écriture sainte ayant pour matière principale aux yeux des victorins les œuvres de la restauration, c'est-à-dire le Verbe Incarné et ses mystères, la théologie divine, qui tire sa substance de ces Écritures saintes, devait faire de ces mêmes mystères son objet premier, et accorder à l'Église, vue comme corps mystique de l'artisan de la restauration, une place centrale51 • L'incorporation au corps mystique se fait par la foi, la charité et les sacrements qui nourrissent l'une et l'autre. Mais ces modes d'appartenance semblent s'inclure mutuellement de sorte que l'on ne saurait être dans le corps mystique à un titre, comme celui de la charité, sans l'être également à un autre titre, comme celui de la foi. Car Hugues fait sien, sous sa forme la plus brutale oserait-on dire, le principe de la rigoureuse coextensivité de l'Esprit saint, de la grâce et de la charité, avec le corps ecclésial : si l'on est membre, l'on est dans le corps et donc l'on est vivant; si l'on est spirituellement mort, c'est que l'on est hors du corps. Ni l'âme de l'Église ne saurait déborder son corps, ni son corps déborder son âme. Mais ce principe ainsi vigoureusement affirmé posait quelques difficultés, que Hugues a semblé entrevoir, et auxquelles il n'apporte que des éléments de réponse. Et d'abord, que deviennent dans une telle conception les pécheurs qui sont dans l'Église52 ? N'en sont-ils plus membres, puisqu'ils n'ont plus l'Esprit saint? Sont-ils retranchés de l'Église spirituellement ou en restent-ils membres corporellement? Mais peut-on être membre d'un corps vivant sans vivre de sa vie, si ce corps ne meurt pas ? On a fait remarquer que, pour Hugues, ils restaient comme David pécheur, sous la mouvance de l'Esprit saint qui, pour ne plus faire en eux sa demeure d'élection, ne laissait pas de les amener à la pénitence intérieure; ils semblaient donc continuer sous ce rapport à appartenir à l'âme de l'Église et donc à son corps53 • Et ceux qui ont la charité, mais point l'incorporation à l'unité de l'Église
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par les sacrements ? Si le corps mystique ne tire son unité que de la charité (Charitas unitas est Ecclesiae, De sacramentis, 544A), cette charité les y introduit nécessairement, et leur donne part aux biens sacramentels54. Hugues tentera alors une formulation: «Dans le corps du Christ qui est l'Église, tout ce qui est contraire au corps, ~u'il soit dans le corps, ou qu'il soit en dehors, n'est pas du corps» 5• Cette formule prend son sens, rapprochée du postulat de la coextensivité du corps et de l'esprit, auquel elle ne s'oppose qu'en apparence. Au total, on résumerait assez bien, si ce n'est la doctrine hugonienne, du moins la ligne de pensée dans laquelle elle se développait, en disant que tous ceux qui sont membres du corps sont par le fait même sous la mouvance de l'Esprit. Celui qui perd la charité, reste dans l'Église, mais n'est plus de l'Église au même degré que le serait celui qui aurait et la charité et l'appartenance sacramentelle; et sa présence dans le corps mystique a quelque chose de contre-nature et de violent56, coupé qu'il est du courant de vie qui y coule ; il est dans un climat qui n'est pas le sien. Celui qui a la charité - et donc la foi : nemo diligere potest qui non nouif7 - est membre du corps, mais moindrement que celui qui possède en outre le baptême. Telle semble être dans l'esprit de Hugues la portée de la distinction in corpore, de corpore. La question devient plus délicate encore quand on ne se demande plus seulement "qui est membre", mais aussi de quelle qualité sont ces membres, et qu'on veut tenir compte également de leurs divers degrés de sainteté : car de degrés ou de plus ou moins profonde appartenance, on n'en voit pas la possibilité avec l'image du corps telle que Hugues l'explique, ou du moins ces degrés ne peuvent être que ceux des diverses fonctions des divers membres du corps, de la cléricature ou de l'état laïc. La notion paulinienne du corps mystique, dont le traitement relève chez les victorins de la discipline allégorique, se prêtait donc mal à une considération tropologique, dont il était impossible de faire l'économie, et qui s'était toujours plue aux classifications morales ou spirituelles, aux distinctions des degrés de vertus, à leur hiérarchie ou à leurs influences réciproques. Toute autre est la typologie de l'arche de Noé vers laquelle Hugues 8 s'est également tourné (cf. textes n° 2i , et dont la représentades états hiérarchisation une aisée tion qu'il s'en faisait rendait
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de vie et des états de l'âme. L'Église est alors un lieu spirituel, qui se présente comme un refuge ou un abri, et ceux qui sont en ce lieu sont plus ou moins proches du centre ou de la périphérie. Comportant des étages, l'arche était susceptible de permettre le développement de considérations sur l'ascension spirituelle, proportionnelle au degré d'intériorisation de l'âme et d'intimité du contact avec Dieu. Alors le degré de sainteté mesure le degré d'appartenance à l'Église à proportion que l'âme qui est dans l'arche s'ouvre davantage aux influences sanctificatrices qui s'y exercent. L'âme parfaite est au cœur de l'Église. L'édifice dont on a vu que la pédagogie victorine se proposait la construction, est celui de la demeure de Dieu en l'âme pour laquelle Hugues reprend la métaphore de la construction, déjà utilisée pour parler de l'Écriture et de sa méditation: «Dieu habite dans le cœur de l'homme de deux manières, à savoir par la connaissance et l'amour; il n'y a cependant qu'une seule demeure, car quiconque le connaît l'aime et personne ne peut l'aimer sans le connaître. Il y a toutefois cette différence que la science bâtit cet édifice par la connaissance de foi, alors que la dilection recouvre en quelque sorte cet édifice de couleur, par la vertu» 59 • Or cet édifice de la demeure de Dieu, cette arche intérieure qui est ainsi bâtie, c'est l'Église, lieu de la rencontre intime avec Dieu, qui est intérieurement construite en chacun de ses enfants à proportion qu'elle promeut en eux la sanctification. L'Église est au cœur de l'âme parfaite. 1. L'Église corps du Christ: une définition de sa nature
Cette page est célèbre, que les grands "classi~ues" de l'Ecclésiologie ont remarquée et souvent commentée 0• On y trouve déjà «plusieurs des linéaments de ce qui sera le traité sur le Christ, chef du corps mystique »61 • C'est à cette période que l'expression "corps mystique", qui désignait jusque-là l'Eucharistie, commence à désigner d'abord également, puis exclusivement l'Églisé2• Les premières lignes situent l'Église dans l'histoire du salut et la présentent donc comme le remède offert à un homme pécheur, incapable d'aimer, comme l'en a convaincu la Loi
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mosaïque, et de connaître le vrai comme le lui a montré la Loi naturelle. Il est écrit que la Loi n'a conduit personne à la peifection 63 • La Loi en effet a pu enseigner à l'ignorance, mais n'a pu venir en aide à la faiblesse. Car il y eut en l'homme deux maux, et d'eux procédèrent tous les autres maux de l'homme. L'un fut l'ignorance, l'autre la concupiscence, l'ignorance du bien et la concupiscence du mal; de l'ignorance vient la transgression, de la concupiscence le péché. Tous deux furent en l'homme dès le début, mais pour que l'homme connût sa maladie, il fut tout entier abandonné à lui-même, de peur qu'il n'ait estimé la grâce superflue s'il n'avait pas d'abord reconnu la déficience de sa faiblesse. Le temps de la loi naturelle a donc été établi pour que la nature agisse par elle-même: non pas qu'elle ait pu quoi que ce soit par elle-même, mais pour qu'elle reconnaisse son impuissance. Ainsi donc abandonnée à elle-même, elle commença à s'éloigner de la vérité par l'ignorance, et elle fut convaincue d'aveuglement; mais il fallait encore qu'elle soit convaincue de faiblesse. La Loi écrite fut donnée pour éclairer l'ignorance, mais non pour fortifier la faiblesse: de la sorte l'homme est aidé en ce domaine où il avait reconnu sa défaillance, mais là où il avait cru pouvoir tenir par lui-même, il est abandonné. Ayant donc reçu de la Loi la connaissance de la vérité, il commença à s'efforcer de la mettre en pratique, mais poussé par la concupiscence, car il n'a pas eu l'aide de la grâce, il a abandonné l'œuvre de la vertu. Il fut donc convaincu de ces deux choses: à savoir que par lui-même il ne peut connaître le vrai ni accomplir le bien. C'est alors que, comme il convenait, la grâce fut donnée pour éclairer l'aveugle et guérir l'infirme, pour éclairer l'ignorance et refroidir la concupiscence, pour éclairer en vue de connaître la vérité et pour enflammer d'amour pour la vertu. Aussi est-ce dans le feu que l'Esprit fut donné64, pour qu'il ait en lui lumière et flamme, lumière pour la connaissance, flamme pour l'amour. Disons plus: comme l'esprit de l'homme, par le moyen de la tête, descend dans les membres qu'il doit vivifier, de même l'Esprit saint vient aux chrétiens par le Christ. Car la tête, c'est le Christ, le membre, c'est le chrétien. Il y a une seule tête, et beaucoup de membres, et, de la tête et des membres, il se fait un unique corps,
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et dans cet unique corps, il n'y a qu'un seul Esprit, qui est en plénitude dans la tête et par participation dans les membres. Si donc il y a un seul corps et un seul Esprit, celui qui n'est pas dans le corps ne peut être vivifié par l'esprit, ainsi qu'il est écrit: Celui qui n'a pas l'esprit du Christ n'est pas à lui 65, car celui qui n'a pas l'esprit du Christ n'est pas membre du Christ. Dans un corps unique, un unique esprit. Il n'est rien dans le corps qui soit mort, il n'est rien hors du corps qui soit vivant66 • Par la foi nous devenons membres, par l'amour nous sommes vivifiés, par la foi nous recevons l'union, par la charité la vivification. Sacramentellement, le baptême nous unit, et le corps et le sang du Christ nous vivifient, par le baptême nous devenons membres du corps, et par le corps du Christ, nous avons part à sa vivification. L'Église sainte est le corps du Christ, vivifiée par un unique Esprit, unifiée par une unique foi, et sanctifiée. De ce corps, chacun des fidèles forme les membres ; tous sont un seul corps en raison de l'unique Esprit et de la foi unique. De même que dans le corps humain les membres ont tous leur fonction propre et distincte, et que, toutefois, chacun ne fait pas pour lui seul ce qu'il fait à lui seul, ainsi dans le corps de la sainte Église les dons de grâces sont répartis, pourtant aucun ne possède pour lui seul cela même qu'il est seul à posséder67• Ainsi seuls les yeux voient, et cependant ils ne voient pas pour eux seuls, mais pour tout le corps. Seules les oreilles entendent, et cependant elles n'entendent pas pour elles seules, mais pour tout le corps. Seuls les pieds marchent, et cependant ils ne marchent pas pour eux seuls, mais pour tout le corps. De la sorte, ce que chacun est seul à avoir en soi, il ne l'a pas pour soi seul, selon que l'a réglé le Donateur suprême et le dispensateur très sage, pour que ce qui est à chacun soit pour tous et que tout soit pour chacun. Que celui donc, quel qu'il soit, qui a mérité de recevoir le don de la grâce de Dieu, sache que ce n'est pas à lui seul qu'appartient ce qu'il possède, même s'il est seul à le posséder. En vertu de cette analogie, la sainte Église, c'est-à-dire l'ensemble des fidèles, est appelée corps du Christ à cause de l'Esprit du Christ qu'elle a reçu, dont la part qui est dans l'homme est exprimée lorsqu'on désigne celui-ci
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comme "chrétien", terme qui vient de Christ. En effet, ce nom désigne les membres du Christ qui participent à l'esprit du Christ, de sorte que celui qui est oint l'est par l'Oint parce que le nom de chrétien provient du Christ. "Christ" en effet signifie "Oint", c'est-à-dire oint de cette huile d'allégresse qu'il a 68 reçue en plénitude, plus que tous ceux qui participent de lui , et que, tel le chef à l'égard de ses membres, il diffuse en ceux qui participent de lui, à la mesure de cette participation, comme le chrême répandu sur la tête et qui de la tête descend sur la barbe, et de là jusque sur le col69 : entendons qu'il découle jusqu'aux bords du vêtement, pour se diffuser à tout, et tout vivifier70 • Ainsi donc, quand tu es fait chrétien, tu es fait membre du Christ, membre du corps du Christ yarticipant à l'Esprit du Christ. Qu'est-ce donc alors que l'Eglise? Pas autre chose que la multitude des fidèles, l'ensemble des "chrétiens". Cet ensemble comprend deux ordres, les laïcs et les clercs, qui sont comme les deux côtés d'un corps unique. Les laïcs, qui sont voués aux nécessités de la vie présente, sont pour ainsi dire placés à gauche. Je ne dis pas qu'ils sont à gauche de la même façon que sont placés à gauche ceux dont il est dit: Allez, maudits, au feu étemel71 • Loin de moi la pensée d'oser mettre en une telle place les bons laïcs. Car, laïcs ou clercs, ceux qui seront bons ne seront pas en cet endroit, mais ceux qui seront mauvais, qu'ils soient laïcs· ou clercs, y seront. Ce n'est donc pas à cette gauche que je place les laïcs chrétiens qui sont de vrais chrétiens, mais à cette gauche dont il est dit : A sa droite se trouve une longue vie, à sa gauche les richesses et la gloire72 • En effet ce qui est à la gauche du corps, appartient au corps et est bon, sans pourtant être le meilleur. Ainsi donc les laïcs chrétiens, s'occupant de choses terrestres et des nécessités de la vie terrestre, forment le côté gauche du corps du Christ, tandis que les clercs, qui ont soin de ce qui regarde la vie spirituelle, forment comme le côté droit du corps du Christ. Et le corps du Christ; qui est l'Église universelle, est constitué de ces deux parties. "Laïc" signifie "qui concerne le peuple", car le grec Àa6ç se traduit en latin par "populus". C'est de là, pense-t-on, que (3amÀ~:vç a pu signifier "roi", à cause de (3éanç, c'est-à-dire "soutien du peuple". "Clerc" vient du grec
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KÀ1Jpoç, qui, traduit en latin donne "sort", soit qu'il soit lui-
même choisi, comme tiré au sort par Dieu et pour le service de Dieu, soit que Dieu lui-même soit le lot qui lui échoit73, et que le clerc ne doive point avoir d'autre part ici-bas que Dieu et ce qui relève de la part de Dieu, aussi a-t-il été établi à son intention qu'il devait vivre des dîmes et oblations offertes à Dieu. Aux fidèles chrétiens laïcs, il est donc permis de posséder des biens terrestres, mais aux clercs, seuls les biens spirituels sont confiés, de la même façon qu'autrefois, aux tribus qui dans le 74 premier peuple préfiguraient les laïcs , furent attribuées des parts de patrimoine, alors que la tribu de Lévi, qui figurait les ecclésiastiques, était seule à vivre des dîmes, des offrandes, et des victimes des sacrifices75 • (De sacramentis, 415B-417D)
2. L'Église comme arche du salut: une description de ses membres Si l'on appartient à l'Église par la foi et la charité sacramentellement nourries, il faut s'attendre à trouver comme principe de mesure des degrés d'appartenance à l'Église les degrés de la foi et de la charité. Par la foi on possède en soi l'arche du salut, par la charité on y demeure et l'on y est sauvé: sur cette base, on aura une classification en infidèles, faux fidèles et fidèles, qui correspond à un progrès dans l'intériorité. Les cing étages de l'arche correspondent à cinq manières d'être dans l'Eglise, pour la vie présente (celle des définitions pauliniennes de l'homme charnel, animal, spirituel) ou pour la vie future (les bienheureux ou les ressuscités). Le progrès est alors celui de la contemplation. L'arche étant à la fois l'âme et l'Église, et l'âme en qui vit l'Église, on pourra également parler d'elle selon qu'elle est épouse d'un Dieu qui demeure en son intimité, ou fille d'un Dieu qui l'inclut paternellement en son Église. Le dernier texte enfin, qui, hors de toute référence à la typologie de l'arche, reprend la distinction donnée au début entre infidèles, faux fidèles et vrais fidèles, montre sur pièces combien chez Hugues les classifications, prises de points de vue différents, peuvent user des mêmes termes. Principes très divers, au service de tel dessein ponctuel d'enseignement
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qui ne demande pas toujours qu'on s'essaye à les harmoniser, mais qui toujours sont d'ordre spirituel. États d'âme et états de vie forment une théorie des "ordines" qui ne sont pas des emprunts à l'ordre sociologique profane, mais des catégories chrétiennes d'anthropologie spirituelle. Infidèles, faux fidèles, vrais fidèles
Nous pouvons examiner trois genres d'hommes76 : ceux qui ont intérieurement le déluge, mais point l'arche, ceux qui ont intérieurement le déluge et l'arche, mais qui ne sont pas dans l'arche, et ceux qui, dans le déluge, ont l'arche et demeurent dans l'arche77• Dans le déluge sans l'arche, ce sont les infidèles enveloppés par les désirs de la chair et qui ignorent l'existence d'une vie autre que cette vie passagère. D'autres sont dans le déluge avec l'arche, mais ne demeurent pas en elle. Ce sont ceux à qui la foi a déjà enseigné la croyance en une vie immortelle qui doit venir après la fin de cette vie transitoire, mais qui, ceci admis, asservissent leur âme aux délectations des réalités temporelles. L'Écriture dit en effet: Là où est ton trésor, là est ton cœur78 , c'est-à-dire: là où est ton désir, là est ton cœur, là où sont tes délices, là est ta pensée. Là où est la pensée, là est la demeure de l'homme intérieur. Car on dit que chacun habite selon l'homme intérieur, là où il vit en pensée. Ceux donc qui mettent les délices de leur cœur dans la vanité de ce monde font naufrage intérieurement, bien qu'ils possèdent l'arche de la foi. Ne parlons pas de ces autres qui aiment le monde et qu'on regarde comme des lettrés79• Ils veulent qu'on les appelle chrétiens, ils entrent dans l'église avec les autres fidèles et participent aux sacrements du Christ. Mais dans leur cœur on rencontre le souvenir de Saturne et de Jupiter, d'Hercule et Mars ou d'Achille et Hector, de Pollux et Castor, Socrate, Platon et Aristote, plus souvent que celui du Christ ou de ses saints. Ils aiment les billevesées des poètes. Quant à la vérité des saintes Écritures, ou ils la négligent, ou, pire, ils s'en moquent et la méprisent. Qu'ils voient maintenant à quoi leur sert d'entrer à l'église dans un geste tout extérieur, et, au-dedans de leur cœur, de s'éloigner de la foi. Je le leur déclare: à la fin, ils seront
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associés à ceux auxquels ils s'unissent maintenant dans leurs pensées par l'affection du cœur, et ils auront là-bas part au supplice de ceux dont ici-bas ils aiment la vie80 • Que leur sert-il d'avoir la foi et de ne pas demeurer dans la foi? Que leur sert-il de posséder un navire complet et, je ne dis pas de subir, mais de faire d'eux-mêmes un naufrage dans les flots? Que sert-il de connaître la vérité et d'aimer l'erreur? Les vrais fidèles ne sont pas ainsi. Si tu veux savoir comment ils sont, écoute comment fut l'un d'eux, et tu comprendras comment sont tous les autres : ils ne peuvent être différents s'ils sont uns dans la vérité. Entends ce que l'on dit de lui: La loi de son Dieu est dans son cœurll. Cela c'est avoir l'arche audedans. Cela ne suffit peut-être pas? Alors écoute encore ceci: Sa volonté est dans la Loi du Seigneur82• Cela c'est demeurer dans l'arche. Il est parfait celui qui aime ce qu'il croit pour posséder la foi opérant par la charité qui a vaincu le monde83 • Voici l'arche en laquelle il faut que nous soyons sauvés, l'arche que les eaux peuvent porter, mais nullement submerger, car elle use de ce monde selon ses besoins, mais sans y succomber par la cupidité. C'est ce qu'on dit dans le psaume :Dans cette mer si grande et de si vaste étendue, se trouve un nombre infini de reptiles, d'animaux petits et grands. C'est là que les navires passeront84 • En nous, la mer c'est la concupiscence de ce mondé5. On peut y trouver des jouissances, mais bien des amertumes les arrosent qui, suivant la pente de l'affection charnelle, s'écoulent en notre cœur86 • Les reptiles sont les pensées charnelles que déforme la laideur des différents vices. Lorsque nous les laissons entrer en désordre dans notre cœur, c'est comme si nous nous emplissions intérieurement de reptiles monstrueux. Le navire, c'est l'arche spirituelle, c'està-dire notre foi qui surnage au-dedans et écrase la concupiscence du monde. Si l'on parle de "navires" au pluriel, c'est en raison du grand nombre d'âmes fidèles, à cause d'une foi et d'une dilection uniques, tout comme une foi unique donne de multiples fois à cause du grand nombre d'âmes fidèles. C'est de cette manière qu'on dit: Ta foi t'a sauvé7 et qu'on parle de "ma" foi et de "sa" foi, bien que la foi catholique soit une. Seul le navire de la foi passe la mer, seule l'arche échappe au
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déluge. Si nous désirons être sauvés, il faut que non seulement elle soit en nous, mais encore que nous demeurions en elle. (De archa Noe, 674A-675B) L'homme
chame~
l'homme
anima~
l'homme spirituel
Selon l'opinion qui distribue la hauteur de l'arche en cinq demeures 88, on dira que l'arche est l'Église et les cinq demeures cinq états : trois pour la vie présente, deux pour la vie future. Le premier état est celui de ces hommes qu'on appelle charnels, auxquels l'Apôtre disait: Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais, comme à des hommes charnels, je 89 vous ai présenté du lait et non une nourriture solide • Le second état est celui de ces hommes qu'on appelle "animaux" et dont de nouveau l'Apôtre dit : l'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de Dieu 90 • Le troisième état est celui des spirituels à propos desquels on lit: l'homme spirituel juge de tout et n,est jugé par personne 91 • Le quatrième est celui des âmes exilées de leur corps, le cinquième - c'est le plus élevé et il est contigu à la dernière coudée - est celui des âmes et des corps des ressuscités. Les trois étages inférieurs s'élèvent verticalement avec les parois sans s'infléchir vers le faîte, signifiant par là que, quels que soient nos progrès en cette vie, nous restons encore comme détournés de la face du Créateur : nous montons par le mérite, mais sans nous incliner vers lui par la présence de contemplation. C'est pourquoi l'Épouse du cantique se rap92 pelle que son bien-aimé se tient debout derrière le mur , et à juste titre, car tant que ce voile de corruption nous enveloppe, nous sommes tenus loin de sa face comme par un mur interposé. Quant à la quatrième et cinquième demeure, elles convergent vers l'unité en s'élevant. En effet, les âmes des saints qui ont déposé le fardeau de la chair se réjouissent maintenant dans la contemplation de leur Créateur. Quand elles recevront à nouveau leurs corps impassibles et immortels, elles s'attacheront à lui, par la présence de contemplation, d'une façon plus plénière et plus proche. L'arche se resserre en son faîte jusqu'à la mesure d'une seule coudée. Ce qui n'a d'autre signification que la suivante: quand nous serons tirés des ténèbres de cette vie, alors tous
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nos désirs se référeront à une unique fin; quand nous aurons commencé à voir Dieu tel qu'il est, il ne nous sera loisible que de fixer sans cesse nos regards sur sa face, d'être rassasiés sans satiété de sa douceur, et d'être dans la jouissance sans défaillance de son amour. C'est cela tendre vers lui et l'atteindre, le chercher toujours par le désir, le trouver par la connaissance et le toucher par le goût93• Cette demeure qui était contiguë au fond de l'arche était destinée au fumier des animaux: bonne expression de la vie charnelle, ceux qui sont asservis aux désirs de la chair ne devenant autre chose que pourriture. La demeure qui fait suite contient la nourriture des animaux, désignation convenable de ceux qui dans la sainte Église tiennent quelque place intermédiaire, sans entièrement succomber à la chair par les désirs illicites, mais sans pouvoir atteindre par le mépris du monde à la dignité des spirituels. Ils se procurent les réalités spirituelles auprès des spirituels94 en fournissant aux docteurs, en échange de la parole de Dieu, l'assistance de leurs biens terrestres. Ainsi deviennent-ils des resserres pour les êtres vivants saints. La troisième demeure comprend certes des animaux, mais sauvages : ils désignent la vie des spirituels qui, aussi longtemps qu'ils seront retenus dans la corruption d'ici-bas, sont soumis par leur raison à la Loi de Dieu, en portant néanmoins en leur chair ce par quoi ils contredisent encore à cette loi : êtres vivants, car ils vivent par la raison de l'esprit, mais animaux sauvages à cause des désirs illégitimes de la chair. La quatrième demeure renferme les animaux tranquilles, car, comme le dit l'Apôtre, celui qui est mort est justifié du péché95, et, selon la parole du Prophète: en ce jour là périront toutes leurs pensées96 , car lorsqu'ils se libèrent des liens de la chair corruptible, ils sont dégagés des désirs illégitimes et trouvent la paix. L'homme et les oiseaux occupent la cinquième demeure. L'homme désigne la vivacité de la raison et de l'intelligence, les volatiles, l'agilité d'une nature incorruptible. Quand donc ce corps mortel aura revêtu l'immortalité et ce corps corruptible l'incorruptibilité97, alors, spiritualisés d'esprit et de corps à la fois, nous pourrons, à notre mesure, tout savoir grâce à l'illumination de l'esprit et être partout grâce à la légèreté du corps incorruptible. Nous
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prendrons notre envol spirituellement par la contemplation, corporellement par la spiritualisation. Nous aurons un pouvoir de discernement spirituel, et pour ainsi dire, corporel, lorsque nos sens corporels eux-mêmes seront transformés en raison, notre raison en intelligence, et que notre intelligence passera à Dieu98, à qui nous serons unis par le seul médiateur de Dieu et des hommes, le Seigneur Jésus-Christ. (De archa Noe, 631D-633A) Sujette du Ro~ seTVante du Père, compagne de l'Époux La maison de Dieu c'est le monde entier; la maison de Dieu, c'est l'Église catholique; la maison de Dieu, c'est aussi toute âme fidèle. Mais autre est son habitation dans le monde, autre dans l'Église, autre encore dans toute âme fidèle. Dieu est dans le monde comme un empereur en ses domaines, dans l'Église comme un père de famille en sa demeure, dans l'âme comme l'époux dans la chambre nuptiale99 • Les païens et les infidèles sont tous dans sa maison, c'est-à-dire dans son empire, car c'est lui qui, par la puissance de sa divinité, gouverne et maintient tout ce qu'il a créé ; les faux fidèles sont dans sa maison, c'est-à-dire dans l'Église, car il croit participants de ses sacrements tous ceux qu'il a appelés à la foi; mais les fidèles sont dans sa maison, ou plutôt, pour parler avec plus d'exactitude, ils constituent eux-mêmes sa maison car il les possède et les gouverne en habitant en eux par l'amour. Tous nous sommes en sa demeure par l'acte par lequel il nous a créés, nous sommes en sa demeure par la foi par laquelle il nous a appelés, nous sommes en sa demeure par la dilection par laquelle il nous a justifiés100 • Si tu es dans la maison de Dieu par ta création, le diable y est avec toi; si tu { es par la foi, alors la paille accompagne le grain sur l'aire 10 ; mais si tu es dans la maison de Dieu par la charité, heureux es-tu, car tu commences non seulement à être toi-même dans la maison de Dieu, mais à être toi-même sa demeure, en sorte que celui-là même qui t'a fait réside avec toi en toi102• (De archa Noe, 621A-621C)
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Infidèles, faibles dans la fo~ fidèles
Il est trois genres d'hommes : les infidèles, les faibles dans la foi, les fidèles 103 • Infidèles sont les nations qui ignorent Dieu, qui ne croient pas en l'Évangile du Christ, qui, outre la vie d'ici-bas qui ne dure qu'un temps, estiment qu'il n'en est pas d'autre. Ils enfoncent leurs racines en terre, car ils aspirent d'autant plus aux biens présents, qu'ils ignorent les biens éternels qui les suivent. Ils briguent les biens terrestres et cherchent ici-bas le bonheur, puisqu'à leur avis ils ne seront que néant après cette vie. De leur nombre fut ce sot qu'Éliphaz, au Livre de Job, tourne en dérision: J'ai vu le sot affermi par de profondes racines, et j'ai dans l'instant maudit leur éclat 104• Le sot ignore ce à quoi l'ordonne sa création, il croit que rien n'existe au-delà de ce qu'il voit, il ne sait prévoir les maux qui lui sont réservés et il aime ces biens périssables et trompeurs comme s'ils devaient durer toujours. Son épanouissement temporaire donne parfois l'impression qu'il est solidement enraciné ici-bas, mais le sage ne tarde pas à maudire cette beauté, qui sait les maux dont il sera la proie après ces biens passagers. Le psalmiste parlait lui aussi de ce sot lorsqu'il disait: L'insensé a dit en son cœur: Dieu n'existe pas 105• Et il ajoutait, prenant en compte ses complices: La crainte de Dieu n'est pas devant leur regard106 • Le moyen pour eux de craindre Dieu sans croire qu'il existe ? La conséquence est dès lors évidente : à ceux que la crainte de Dieu ne peut toucher, il n'est pas même donné non plus d'atteindre ne serait-ce que le commencement de la sagesse. Voyons maintenant si ceux dont on a fait mention en second lieu sont enracinés, et où ils ont poussé leurs racines. On les croirait sans racines, car les faibles dans la foi sont déjà convaincus de quelque chose de la vérité, mais ils flottent encore au gré des opinions d'un esprit incertain. Ce que les oracles sacrés rapportent quant aux récompenses futures des bons ou aux châtiments des méchants, il n'y contredisent pas tout à fait, mais sans y donner un assentiment plénier. Ils voient en effet des choses se passer en ce monde qui les mettent à même de comprendre que Dieu existe, qu'il prend soin des choses humaines, et que, bonnes ou mauvaises, toutes les actions des
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hommes sont réservées pour le jugement. A cette vue, ils se prennent à craindre ce dont Dieu menace, et, sous la motion de cette crainte, se proposent de faire ce qu'il ordonne et d'éviter ce qu'il interdit. Et il arrive parfois que cette crainte qui les travaille un temps leur fasse non seulement redouter ce dont Dieu menace, mais encore, dans un élan de l'âme, commencer à désirer ce qu'il promet. Mais qu'en revanche ils voient les méchants prospérer en ce monde, et bien d'autres choses ici-bas suivre un cours à ce point confus qu'on croirait que la Providence de Dieu ne gouverne en rien le monde et que l'issue de toutes choses est soumise aux accidents du hasard, et les voilà qui se mettent aussitôt à envier la paix des pécheurs107 et désirent prospérer eux-aussi dans ce monde. Ils se disent alors, dans le secret de leurs pensées, qu'il est vain de craindre le jugement, que ce que les sots se sont forgé au sujet des peines de l'Enfer et du supplice des méchants n'est que néant, que cela vient de la crainte, non de la vérité, puisqu'assurément, si Dieu pesait aussi rigoureusement les actions de l'homme, il eût pu le donner à connaître par des indices si manifestes que personne alors n'en eût douté. Enfin ils se disent qu'il est tout-à-fait déraisonnable d'abandonner le certain pour l'incertain, et, dans une quête de biens invisibles, dont jamais il ne fut donné à personne de savoir s'ils sont vrais ou crus tels par des hommes abusés, de mépriser, par une mauvaise présomption, des biens certains et présents, dont le sentiment et le jugement d'un chacun atteste non seulement la bonté, mais encore la très grande nécessité pour la nature humaine; étant donné surtout, disent-ils, qu'il est prouvé que Dieu n'a créé tout cela qu'au bénéfice des hommes, et que dès lors on ne fait pas injure à Dieu en usant de biens qu'il n'a créés qu'en vue de leur utilisation par des hommes. Ceux-là donc qui n'ont su mesurer leur foi que sur le succès incertain des choses ne peuvent être fermes, car de même qu'une certaine légèreté d'esprit les a fait aisément croire pour un temps en la parole de vérité, ainsi, au moment de l'épreuve, ils délaissent la foi en la vérité avec la même facilité, n'ayant guère de peine à se persuader dans l'épreuve que tout cela est faux. Ils doutaient donc auparavant, lors même qu'ils paraissaient fermes. Le type de ces hommes se trouvait exprimé dans la personne même du prophète qui disait : Mes pieds ont failli
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me manquer, mes pas ont failli trébucher, car j'ai été saisi d'envie à l'égard des pécheurs, au vu de leur paix108 • Et un peu plus loin : Comment, disent-ils, Dieu connaîtrait-il ce qui se passe ? Y-a-t-il la science dans les hauteurs ? car les pécheurs eux-mêmes, dans l'abondance du siècle, ont acquis de grandes richesses 109 • Ils
posent des questions, ils doutent, ballottés par les flots de leurs pensées, sans savoir de quel côté leur esprit peut donner la préférence de son assentiment. Croire, ils ne le peuvent; nier, ils ne l'osent. L'affirmation est dubitative, la foi défiante. Quant aux fidèles, ils ont des racines mais ce n'est pas en ce monde qu'elles sont implantées comme il en est chez les incroyants: c'est en Dieu qu'ils sont enracinés et fondés par la foi et l'amour. Ils constituent la vigne du seigneur Sorech, la vigne fidèle, la vigne juste que le bon vigneron a plantée lui-même, bien plus, qu'il a transplantée, car il l'a transférée d'Égypte, il a chassé les nations et ill'a plantée110• Le Seigneur en parle par le Prophète en un autre endroit: Je les planterai dans leur terre et ne les arracherai plus à l'avenir111• Notre terre et notre patrie, c'est Dieu en qui nous sommes plantés quand la dévotion de l'esprit nous attache à lui. Nous disons alors avec le psalmiste: Il m'est bon d'adhérer à Dieu, de mettre mon espoir dans le Seigneur mon Dieu 112• Nous ne sommes pas arrachés de cette terre si nous demeurons jusqu'à la fin dans son amour. Par le prophète l'Esprit-Saint parle aussi de cet enracinement: Tout le reste de la maison de Juda poussera ses racines en bas et donnera son fruit en haut113 • Le reste de la maison de Juda dé-
signe les fidèles qui poussent leurs racines vers le bas parce qu'ils plongent toute pensée de leur cœur au sein des joies intérieures. Mais c'est en haut qu'ils donnent leur fruit, parce que dans la patrie céleste qu'ici-bas leur amour leur fait sans cesse implorer, ils reçoivent en récompense le don de la vie. Ce que les infidèles nient et dont les faibles dans la foi doutent, les fidèles le croient et l'attendent. Ce qu'aiment les infidèles et ce qu'envient les faibles dans la foi, les fidèles le fuient 114• (De archa Noe, 649B-651A)
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3.
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La naissance temporelle de l'Église et sa préexistence "Ecclesia ab Adam"
En faisant sien le thème patristique de la naissance de l'Église chrétienne par les sacrements dont la source s'ouvrit au côté du Christ endormi dans la mort115, Hugues conserve une vision universaliste : de la Croix le salut dérive également pour ceux qui l'ont précédée, et c'est la grâce du Christ qui les a incorporés à une Eglise déjà existante et déjà chrétienne. On a noté que les lignes suivantes «présentent un effort heureux pour accorder l'idée d'Église existant ab initio mundi avec le fait d'une Incarnation et d'une mort survenues en un moment à la fois tardif et précis de l'histoire »116 • Pour Hugues qui s'écarte ici d'Augustin, l'Église commence en Adam, et non point en Abel: c'est qu'Abel est le premier des justes et de leur race, mais que si Adam a connu le premier la division intérieure entre le bien et le mal, il peut être principe d'une Église dont les limites marquent dans le cœur de chaque homme celles de la grâce et des ténèbres. Les cent années que dura la construction de l'arche ont la même signification que les cent coudées. Les cent années en effet signifient le temps de la grâce, car la sainte Église qui a commencé au début du monde a reçu la rédemption au temps de la grâce par l'immolation de l'agneau immaculé. Et de fait, l'arche fut construite au moment où, du côté du Christ crucifié, jaillirent, dans l'eau et le sang, les sacrements de l'Église. L'Épouse de l'Agneau naquit au moment où l'Agneau fut immolé; Ève fut formée au moment où Adam fut endormi. Notre Époux monta dans la couche de sa chambre nuptiale, il s'y endormit en mourant, il fit paraître ce qui était salutaire depuis les commencements, et accomplit ce qui dès l'origine était déjà. L'Écriture veut-elle dire la même chose quand elle parle de la construction de cette arche, je veux dire, de l'Église? Voyons, que dit-elle? Elle parle de l'Agneau qui est immolé dès l'origine du monde 117• Qu'est-ce à dire? Le fils de Dieu est venu dans la chair à la fin des siècles, il a permis sa crucifixion pour le salut des hommes, il a permis sa mise à mort, il a permis son immolation. Mis à mort à la fin des temps, il ne l'a été qu'une seule fois. Comment dès lors soutenir qu'il a été immolé au
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commencement des temps? A-t-il pu être immolé avant de s'incarner? Sans avoir encore rien de mortel, comment a-t-il pu mourir? S'il a été mis à mort au commencement, il a été tué avant de s'être incarné; s'il est mis à mort depuis le commencement, ce n'est pas une fois pour toutes qu'il a été tué, mais souvent, bien plus, toujours. Car ce qui fut depuis le commencement a toujours été, et ce qui existe depuis le commencement ne cesse pas d'être. Mais si tu disais: «Il est mis à mort depuis le commencement» en entendant «pour ceux qui ont existé depuis le commencement», c'est-à-dire pour la rédemption, le salut, la réconciliation de ceux qui furent dès l'origine, alors, en disant «dès l'origine», tu précises non le temps de la mise à mort, mais celui du salut. Dès lors il n'y a plus d'inconvénient à dire qu'il fut mis à mort une fois seulement, et qu'il l'est depuis le début. Sa mort nous a servi avant même d'être. Il y eut d'abord promesse, ensuite réalisation. Il est mis à mort depuis le commencement des siècles, car c'est depuis le commencement des siècles qu'ont vécu ceux pour lesquels, à la fin des siècles, il fut mis à mort. Mais quand il a revêtu sa parure, je veux dire une chair immaculée, une chair non souillée, quand il a pris du corps de la Vierge Marie une chair resplendissante et s'est drapé de puissance en réduisant par la victoire de la Croix les puissances des airs 118, alors son trône en fut établi, alors son Église fut rachetée, alors fut ramenée la brebis qui périssait, alors fut ouvert l'accès du royaume des Cieux qui était fermé119 . Tu vois maintenant pourquoi l'arche est longue de trois cent coudées sans avoir été construite en trois cent années, mais en cent: c'est à la fin des siècles que l'Église qui existe depuis le commencement des siècles a été rachetée. (De archa Noe, 630C-631B) Le rachat: une sotériologie chrétienne et féodale
La notion du Christ chef de son Église - qui avait manqué à Anselme de Cantorbéry, réduit à parler de la translation des mérites du Sauveur en vertu d'un contrat - a permis à Hugues d'expliquer de façon organique la manière dont la rédemption profite à l'homme, qui dans le corps mystique participe aux méri-
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tes du chef. Mais quelle fut la nature de ce rachat? Au cadre imaginatif en lequel la théologie ancienne avait pu présenter les linéaments d'une sotériologie (défaite au désert, hameçon, piège ...) Hugues substitue un cadre judiciaire que lui fournissait la société féodale. Non sans dessein: par là il va pouvoir emprunter au domaine judiciaire même des arguments pour combattre une théorie qui croyait y trouver la nécessité de respecter la justice à l'égard du Démon et de ses "droits" sur l'homme pécheur. Pour la théologie carolingienne en effet, il n'y avait pas seulement un pouvoir de fait, mais aussi quelque nuance de légalité. Cette théorie, dite des "droits du démon", est celle à laquelle, à la suite d'Anselme de Cantorbéry, Hugues se heurte pour la combattre120 • La présentation choisie par Hugues lui permettra de montrer que la Rédemption s'est certes opérée selon une procédure de justice à l'égard des parties en cause, mais que le démon n'était pas concerné par l'essentiel du salut, qui se passe entre Dieu et l'homme. Plus, et plus chrétiennement, la justice n'est pas centrale dans la présentation de Hugues, car elle ne peut être observée que moyennant une initiative gracieuse et miséricordieuse. La dialectique qui se déploie dans ces pages, et à laquelle Hugues ne nous avait pas toujours habitués, n'aboutit pas à manifester la nécessité d'un plan de salut qui s'imposerait à la justice de Dieu, mais à montrer la perfection de celui qu'il lui a plu, dans sa miséricorde, de choisir. 121 Tu m'as fait justice et tu as pris en main ma cause • Ils sont
122 trois à venir en jugement: le diable, l'homme et Dieu • Le diable est convaincu d'outrage envers Dieu, car par ruse il lui a enlevé son serviteur, l'homme, et par force l'a retenu. L'homme est convaincu d'outrage envers Dieu, car il a méprisé son ordre et, en se plaçant sous un pouvoir étranger, il lui a fait tort en lui soustrayant un serviteur. De même, le diable est convaincu d'outrage envers l'homme, car il l'a d'abord trompé en lui promettant un bien puis lui a porté tort en lui faisant du mal. Il est donc injuste que le diable tienne l'homme captif, mais il est juste que l'homme soit retenu captif, car jamais le diable n'a mérité de tenir l'homme sous son joug, mais, par sa faute, l'homme a mérité qu'il fût permis qu'il soit sous ce joug123 • En effet, bien qu'il ait ignoré que ce que promettait le
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diable était faux, il n'a pas ignoré qu'il ne devait pas le convoiter contre la volonté de son Créateur, même si cela était vrai. C'est donc justement que l'homme est soumis au diable pour ce qui regarde sa faute, mais injustement pour ce qui regarde la tromperie du diable. Si donc l'homme a un patron tel que sa puissance puisse contraindre le diable à comparaître en jugement, c'est avec justice que l'homme s'opposerait à la domination de celui-ci, car jamais le diable n'a pu revendiquer à juste titre un droit sur l'homme. Un tel patron, il n'en pouvait trouver aucun, sinon Dieu. Mais Dieu n'a point voulu recevoir la cause de l'homme, car il était encore irrité contre l'homme en raison de sa faute. Il convenait donc que l'homme apaise d'abord Dieu pour qu'ensuite, confiant dans le patronage de Dieu, il puisse entrer en procès avec le diable. Mais il ne pouvait raisonnablement apaiser Dieu sans avoir réparé le dommage causé et payé sa dette pour le mépris. Or l'homme ne possédait rien qui puisse dignement compenser auprès de Dieu l'outrage qu'il lui avait infligé: rendre à Dieu quelque chose pris sur une créature irrationnelle aurait été trop peu pour ce qui avait été soustrait de la créature raisonnable. En outre il n'a pas pu non plus rendre un homme pour un homme, car c'était un juste et un innocent qu'il avait soustrait, et ce n'est jamais qu'un pécheur qu'il trouve. L'homme ne trouve donc rien par quoi il puisse apaiser Dieu : qu'il donne du sien ou qu'il se donne lui-même, la réparation n'est pas suffisante. Voyant l'homme incapable d'échapper par ses seules forces au joug de la damnation, Dieu le prit en pitié. Gratuitement, et par pure miséricorde, il va d'abord au devant de lui pour ensuite le délivrer par justice; c'est-à-dire que l'homme ne pouvant échapper par soi-même à la justice, Dieu, par miséricorde, a donné à l'homme la justice. Toutefois cette délivrance de l'homme n'aurait pas été parfaitement raisonnable si elle n'avait pas été juste pour chaque partie en cause: entendons que de même que Dieu eut le droit de réclamer l'homme, de même l'homme avait le droit d'échapper. Mais cette justice, l'homme n'aurait jamais pu l'avoir, si Dieu ne la lui avait pas donnée par miséricorde. Et donc pour que Dieu puisse être apaisé par l'homme, Dieu octroya gratuitement à l'homme ce que l'homme était tenu de donner à Dieu. A l'homme, il a
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124 donné cet Homme que l'homme devait rendre pour l'homme . Et, pour que la satisfaction fût convenable, cet homme était non seulement égal, mais supérieur au premier. Ainsi pour que soit rendu pour l'homme un homme plus grand que l'homme, Dieu s'est fait homme pour l'homme, et cet homme s'est donné à l'homme pour se recevoir de l'homme. Dieu fils de Dieu s'est incarné, et l'Homme-Dieu, le Christ, fut donné aux hommes, ainsi qu'il est écrit dans Isaïe: Un enfant nous est né, 125 un fils nous est donné. On l'appellera Admirable, Dieu fort . de part la de fut, ce l'homme, à Que le Christ ait été donné Dieu, une miséricorde ; que par l'homme le Christ ait été offert, ce fut, pour l'homme, la justice. Par la naissance du Christ, Dieu s'est apaisé à l'égard de l'homme, car il s'est trouvé pour l'homme un homme tel qu'il était non seulement, comme on l'a dit, égal à l'homme, mais aussi plus grand que l'homme. C'est pourquoi, à la naissance du Christ, les anges ont annoncé la paix au monde en disant: Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté26. Mais il restait encore quelque chose à faire à l'homme : de même qu'il avait apaisé la colère en réparant le dommage causé, de même, en satisfaisant pour le mépris, il devait être rendu digne d'échapper à la peine. Mais cela ne pouvait être fait de manière plus convenable que s'il supportait librement et avec obéissance une peine qu'il ne devait pas, en sorte qu'il fût rendu digne d'échapper à la peine qu'il avait méritée par sa désobéissance. Cette peine, l'homme pécheur ne pouvait jamais la purger, car quelle que soit la peine dont il aurait été chargé, ce n'aurait jamais été que justice de la supporter, en raison de la culpabilité attachée au mépris initial. Aussi, pour que l'homme puisse, sans injustice, échapper à la peine qu'il méritait, il fallait que quelqu'un se chargeât pour l'homme de cette peine, sans qu'elle lui fût due en rien: un tel homme, il ne s'en pouvait trouver d'autre que le Christ. En naissant le Christ a donc payé la dette de l'homme envers le Père, et en mourant il a expié la culpabilité de l'hommem. Et comme il a souffert pour l'homme une mort imméritée, ce fut justement qu'à cause de lui l'homme a échappé à la mort qu'il 128 méritait. Le diable n'y pouvait trouver à chicaner : car il ne devait pas être dominé par l'homme, et l'homme avait mérité
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d'être libéré. Ainsi le Christ nous a fait justice et pris en main notre cause 129• Notre cause, parce que par sa naissance il a soldé notre dette au Père pour nous, et en mourant il a expié notre faute ; notre justice, car en descendant aux enfers et en brisant les portes de la mort, il en a ramené à la liberté, la captivité qui y était retenue130• (Mise. 11,8)
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L'âme, le monde et l'Église, a-t-on vu plus haut, communient en une notion qui se réalise en elles analogiquement, celle d'être la demeure de Dieu. Si l'âme vit dans l'Église comme l'Église dans l'âme, elles ont une vie commune. Et si l'Église a commencé avec le monde, avant même d'être rachetée au Calvaire, cette vie commune est aussi une histoire commune, à laquelle l'histoire de l'univers ne saurait être entièremen t étrangère. D'où chez le victorin une conscience de l'histoire qui est bien plus que le sens du 131 passé: celui de sa présence actuelle • La vision historique de Hugues est d'abord celle-là même du christianisme: il y a un commencement, avec une chute, un centre avec l'Incarnation, une fin, avec la Parousie. Ce déroulement propremen t chrétien supporte une série de périodisations, qui souvent s'engendrent l'une l'autre. Jusqu'à la création d'Adam, nous sommes dans l'opus conditionis. Au lendemain de la chute, commence à se réaliser l'ogus restaurationis. A partir du second 32 terme de cette distinction , s'en déploie une autre, reprise de la tradition patristique: car de même que l'œuvre de la création a duré six jours, de même l'œuvre de la restauration va-t-elle se déployer en six âges133 • Là, nouvelle efflorescence de périodisations, avec deux états et trois Lois : les cinq premiers âges sont ceux qui trouvèrent place en l'histoire sainte avant la venue du Christ, et au cours desquels étaient en vigueur la loi naturelle ou la loi écrite. Le sixième âge, qui est le nôtre, a commencé avec le Christ, et c'est le temps de la loi de grâce. Ou bien encore l'on dira que ce qui, après l'œuvre de la création et la chute et avant la résurrection du Christ, se ressent encore de la condition pécheresse, est l'état ancien, et nouveau celui auquel la grâce donne 134 naissance jusqu'à la fin des temps • Tout ce matériau est sans doute traditionnel, sa systématisation, à ce point poussée et qui ne veut laisser échapper aucun de ses éléments, est propre à Hugues: «il n'a pas introduit en théologie le sens du temps, il l'y a maintenu »135 • Et il l'y a maintenu actif, comme le montre la fonction de ces diverses périodisations dans la pensée du victorin. La distinction
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entre les œuvres de la création et de la restauration, fonde celle entre les deux théologies et donne son statut à la "théologie divine" dont tout le De sacramentis s'occupe136 ; la distinction entre les trois Lois ouvre la voie à une définition de l'Église et à une étude de ses membres, centrales dans les conceptions de Hugues ; les étapes de l'œuvre de la restauration, préfigurées dans les six jours du temps de la création137, donnent à la théologie victorine sa matière et la disposition même de sa matière, qu'elle reçoit de la pédagoBie divine dont elle a charge, en retour, d'assurer l'intelligence 8• Cette intelligence, elle ne l'introduit pas dans l'agir divin qu'elle considère, elle l'y découvre. L'œil de la chair, qui se repose sur ce monde d'ici-bas, permet à l'esprit de bâtir la "théologie mondaine", pour laquelle le cours du temps restera un mystère irrésolu, car ses événements n'y pourront livrer de signification, ni en eux-mêmes, ni globale. L'esprit humain alors la forgera par le recours au mythe, et Hugues reprochera aux "philosophes des gentils" d'avoir cru à l'éternel retour cyclique de toutes choses 139• La situation de la "théologie divine" est tout autre, puisqu'elle reçoit sa matière des œuvres du Christ, tant celles qui ont précédé que celles qui ont suivi l'Incarnation: ce qu'elle reçoit est donc une histoire. Sa lumière est celle des yeux du cœur, à qui la clarté a été restituée, et qui contemplent le salut s'opérant dans le monde, tel que le voit celui qui l'y accomplit: «dans l'ensemble des œuvres de notre restauration, de l'origine à la fin du monde( ... ) se tisse le fil de l'histoire des événements, là les mystères des sacrements sont découverts, ( ... ), là ce qui, considéré en soi-même paraissait d'une moindre convenance se révèle, vu dans l'ordre qui est le sien, convenable. Là est pour ainsi dire représenté le corps d'un tout, là s'explique la concorde des éléments » 140 . Sous cet aspect tout ce qui apparaît dans le temps ou dans l'espace peut être expliqué. Cette explication n'est pas demandée à quelque principe extrinsèque, pas plus que n'avaient été forgées par le théologien les périodisations adoptées: elles ne peuvent être pour Hugues qu'imposées par la matière historique même (les res gestae) et découvertes ou comprises qu'en se plaçant au point de vue de la dispensation divine de cette histoire, puisque l'on sait qu'à la différence des verba, les res sont sous la mouvance d'un Dieu provident.
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Ces six âges qui rythment l'histoire sainte sont ceux aussi du monde en son entier, car l'histoire des peuples de la gentilité conspire à la même fin que celle d'Israël: préparer les voies au Rédempteur à venir. Mais Israël et les Gentils y concourent différemment. Le choix de Noé, puis d'Abraham, puis de Moïse, c'està-dire à chaque fois d'un seul homme, avait pour but de fonder un seul peuple destiné à maintenir la foi en un Dieu unique, et à entretenir au sein de l'humanité l'espérance en un Messie. C'est donc par une initiative unifiante que Dieu répond aux forces d'éclatement que le péché avait introduit au cœur de l'humanité. Mais cette unification de la charité peut aussi tirer profit d'une autre unification, quand bien même celle-ci aurait l'orgueil comme principe. Ainsi les peuples de la Gentilité peuvent-ils avoir quelque part à la préparation de la venue du Rédempteur. En effet, à considérer les Gentils, non en leur vie intérieure14\ mais selon la puissance sociale des empires, Hugues voit se réaliser sous la poussée de ces pouvoirs politiques une certaine unification des peuples qui leur sont soumis, une union de ces Cités charnelles qui seront, chantera Péguy, «le corps de la Cité de Dieu», à laquelle ils fourniront «un domaine stable et robuste» 142. En outre, la succession des quatre Empires, reprise de la vision de Daniel143, donnait un relief particulier à la considération de l'espace dans l'histoire du salut. L'empire des Assyriens naît en Orient, où le premier homme fut créé au jardin d'Éden et d'où l'aurore du salut devait poindre. A mesure que s'écroulent et se succèdent les Empires, le centre de gravité du monde se déplace vers l'Ouest144• Avec le dernier successeur de ces empires défunts, l'on est parvenu aux dernières préparations humaines à la venue du Sauveur : toute la puissance humaine est passée à Rome, et ce faisant elle a dans sa course couvert les étendues qui de l'Orient, d'où devait naître le Sauveur, allaient aux extrémités du monde connu où devait atteindre le salut. L'unité de l'Empire était celle de l'univers, son légitime possesseur pouvait venir pour la faire passer sous sa judicature suprême 145 • Translatio imperii, ce thème remis en faveur par le monde carolingien, recouvre chez Hugues la translatio salutis 146 • Une telle dispensatio salutis appellait une représentation de l'espace physique et spirituel, et la façon dont il est vécu. Orient
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et Occident comportent tous deux des zones froides et des zones chaudes, constituant ainsi quatre parties du monde. Les âmes habitent l'une ou l'autre en fonction de leur état spirituel. D'où une cartographie des itinéraires du péché, mais aussi du relèvement : «Le premier homme fut créé dans la chaleur de l'Orient ; ensuite, dans son orgueil, il passa au froid de l'Orient, comme s'il se rendait à l'Aquilon en compagnie du diable. Puis la concupiscence de la chair le fit choir dans la chaleur de l'Occident, et l'ignorance tomber dans le froid de l'Occident. Et le voici répandu et dissipé dans les quatre parties du monde (... ). Mais ce qui fut le lieu de sa première chute devient le point de départ de son ascension, à savoir le froid de l'Orient, où il écrase la tête du serpent qui est l'orguei1 147• Il s'élève ensuite de la chaleur de l'Occident, et là foule le ventre du serpent, la concupiscence. Puis il monte du froid de l'Occident, et là écrase la poitrine du serpent. Pour lors le voilà revenu dans la chaleur de l'Orient où il fut créé »148 • Tout naturellement le traitement typologique des grandes cités- Jérusalem, Babylone, Ur, l'Égypte ... - pouvait trouver place dans une telle représentation et faire droit à leur localisation géographique (cf. textes n° 1). L'histoire, comme science, demande une capacité de retour sur ce qui fut. Ce mouvement de l'esprit est d'autant plus marqué chez le victorin que l'histoire est résultat non seulement d'une activité de réflexion sur la series narrationis rerum, mais aussi d'une activité réflexive sur soi-même. Cela est tout particulièrement clair dans la présentation hugonienne des personnages bibliques. La typologie des personnages de l'Ancien Testament est traditionnelle chez les Pères 149, comme aussi au Moyen Age, mais plutôt que de développer, selon l'allégorie, une interprétation qui verrait par exemple dans l'Adam terrestre la figure du second Adam, Hugues se complaît en une approche tropologique ou anagogique. Celle-ci ne se contente pas de proposer à l'imitation des contemporains des traits de vertus tirés de la vie de ces prédécesseurs, méthode assez facile qu'affectionneront les prédicateurs médiévaux150• Augustinien, Hugues se penche sur son âme pour y découvrir les deux Cités et leur histoire dont son âme est le siège et le théâtre dans la mesure où il leur appartient; il y constate aussi des événements intérieurs par lesquels il communie avec ceux qui avant lui les avaient connus, parce qu'ils avaient
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vécu du même mystère. Les prototypes de l'Ancien Testament ne lui sont dès lors pas tant des modèles que des miroirs, et en leur vie il voit se reflèter ses propres voies spirituelles, qu'il peut alors connaître. Hugues n'a plus à se proposer, comme l'avaient fait Origène et tant d'autres d'allégoriser toute l'histoire d'Abraham, afin qu'on puisse faire spirituellement tout ce qu'il fit corporellement, car ce que nous avons à faire spirituellement ressortit à la même vie spirituelle qui animait leur existence. En réaffirmant, avec saint Augustin contre le pélagianisme, qu'il ne peut y avoir de salut sans la grâce, ni de grâce qui ne vienne du Christ, Hugues aboutit non à exclure du salut ceux qui ne sont pas chrétiens, mais à mettre au nombre des chrétiens ceux qui auraient pu passer pour ne l'être pas. Dès lors la vie spirituelle d'Abraham ou celle d'Adam sont de même nature que celle d'un victorin du xne siècle: connaître ce que fut l'un des vrais fidèles de l'Ancien Testament, c'est connaître ce que sont tous les autres de toutes les époques, car «ils ne peuvent être différents s'ils sont uns dans la vérité»; car «de nombreuses âmes n'en font qu'une à cause d'une foi et d'une dilection unique »151 ; car ils ont appartenu eux-aussi à l'Église «cette colombe unique en qui vous ne faites qu'un »152 (cf. textes no 2). L'histoire du salut n'est-elle pas alors annihilée, puisque tout semble déjà donné dès le début? Et les vues de Hugues diffèrentelles alors de celles d'Abélard mettant sur pied d'égalité les prophètes et les philosophes des Gentils, découvrant dans les écrits de ces derniers la foi en la Trinité et la confession explicite du Christ, dont il faisait une condition du salut? La question devient plus pressante encore au vu de la synthèse que Hugues a tenté d'élaborer de ses conceptions sur l'histoire du salut (cf. texte no 3). On y voit que, loin de succéder à la loi naturelle et à la loi ancienne, la loi de grâce coexiste dès le début avec elles en sorte que les justes qui étaient sous la loi mosaïque ou sous la loi naturelle appartenaient en fait à la loi de grâce. C'est précisément l'identité substantielle du christianisme d'avant et d'après le Christ qui va permettre à Hugues de sauvegarder la nouveauté chrétienne en maintenant - et parce qu'il maintient - le développement historique de la foi et des sacrements : avec le temps, il y eut en tous croissance de la foi, en sorte qu'elle fût plus grande, mais elle n'a pas changé en sorte qu'elle aurait été autre.
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Avant la Loi, on croyait en un Dieu de qui on attendait le salut, sans rien savoir encore des modalités de celui-ci; sous la Loi l'on savait que ce salut serait l'œuvre d'un Rédempteur, sans savoir quel il serait; sous la grâce, les modalités de la Rédemption et la personne du Rédempteur sont clairement prêchées et crues153 • Il y a donc identité objective de ce qui est cru et progrès dans son explicitation. L'obscurité des "mystères" (entendons des formes sous lesquelles la foi était proposée et la nature des sacrements de la loi ancienne ou naturelle) répond à l'écononie divine : de la sorte les signes du salut ont crû en clarté à mesure que s'approchait Celui qu'ils signifiaient, et la sanctification qu'apportaient ces signes sensibles est devenue progressivement plus évidente. Ainsi ce qu'opéraient les oblations de la loi naturelle, la circoncision de la loi mosaïque et le baptême chrétien étaient de même nature, mais de plus en plus manifeste154• La nouveauté radicale de l'Incarnation n'est pas diminuée pour autant, elle serait même affirmée en étendant dans le temps d'avant le Christ ses effets, puisque c'est d'elle seule que les sacrements anciens tiraient leur efficacité155 • Pour le victorin, il y a une histoire parce qu'il y a une permanence. Hugues tentera sa synthèse des diverses périodisations autour de la notion paulinienne des trois Lois, qui, plus que la formule des six âges, lui permettait de rendre compte du travail intérieur de la grâce et de la transformation des âmes 156 • Hugues regarde les trois Lois comme des préparations négatives : la loi de nature laisse dans l'aveuglement et la concupiscence, la loi mosaïque montre le bien mais ne donne pas la force de l'accomplir. Ainsi persuadé de sa totale impuissance, l'homme peut accueillir la grâce qui lui donne lumière et clarté sans lui ,permettre de penser qu'il est redevable de son salut à lui-même15 • Cette présentation ne va pas sans difficultés: tout se passe alors comme si la loi naturelle et la loi mosaïque, voulues de Dieu, n'étaient pas des économies salutaires. Il semble qu'à cette difficulté Hugues ait entrevu un principe de solution, analogue à celui vers lequel s'orientait sa pensée quant à la question des pécheurs dans l'Église : pour ceux qui sont sous la loi mosaïque ou sous la loi de nature, le salut est possible par les sacrements de ces économies si la charité du sujet les rend fructueux158 • On dira alors qu'ils
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relèvent en fait de la loi de grâce et que c'est elle qui les sauve à travers des institutions et des rites que d'autres écononies comportaient sans pouvoir les vivifier. Ainsi se trouvait justifié et fondé, sans préjudice de l'unicité du médiateur, l'intérêt porté pendant la période médiévale aux personnages, aux rites et aux institutions précédant le Christ qu'on s'était plu, comme chrétien, à considérer et à méditer. 1. L'âme d'une histoire
Il faut unir dans une même considération, enseignera Hugues, l'espace et le temps, car l'un et l'autre sont porteurs d'une signification ~ui n'apparaîtrait pas dans toute sa dimension si on les séparait1 9. L'histoire a donc un sens, entendons à la fois une signification et une direction, celle-ci livrant le secret de celle-là. Tout autant que la façon dont Hugues se représentait l'univers physique et spirituel, on a ici la manière dont il était vécu par les victorins. Le sens de l'histoire
Les œuvres de la restauration sont donc tout ce qui a été fait ou doit être fait pour la restauration de l'homme depuis le début du monde jusqu'à la fin des siècles. Dans ces œuvres de la restauration il convient d'examiner les choses accomplies et les personnes par lesquelles, pour lesquelles et auprès desquelles elles ont été faites, et à la fois les lieux et les temps, où et quand elles ont été réalisées. On peut ordonner les œuvres de la restauration selon un triple point de vue : le lieu, le temps et la dignité. Selon le lieu on recherche ce qui s'est passé à proximité et ce qui s'est passé au loin; selon le temps ce qui a été fait avant ou après ; selon la dignité, ce qui est plus bas et ce qui est meilleur. Ce dernier point compte bien des parties: ce qui est saint et ce qui l'est davantage; ce qui est utile et ce qui est plus utile ; ce qui est noble et ce qui est plus noble ; ce qui est beau et ce qui est plus beau; ce qui est admirable et ce qui est plus admirable ; ce qui est rare et ce qui est plus rare ; ce qui est difficile et ce qui est plus difficile ; ce qui
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est crédible et ce qui est plus crédible ; ce qui est grand et ce qui est plus grand; ce qui est obscur et ce qui est plus obscur; et toutes les choses du même ordre s'il s'en trouve. L'ordre qui est fonction de la dignité semble correspondre à la hauteur de l'arche, en sorte que si nous disons que ce qui est saint est dans la première demeure, ce qui est plus saint sera dans la seconde et ce qui est très saint sera dans la troisième 160 . Et ainsi pareillement pour le reste que l'on vient d'énumérer. L'ordre du temps et celui du lieu paraissent coïncider presque en tout selon l'enchaînement des événements. La Providence divine semble avoir tout disposé pour que ce qui vint à se produire à l'origine des temps se passât à l'Orient comme au principe du monde, et qu'ensuite, le cours du temps approchant de sa fin, l'ensemble des événements descendît vers l'Occident. Ainsi l'on reconnaît l'approche de la fin des siècles à ce que le cours des choses a touché déjà aux extrémités du monde. Le premier homme, créé au jardin d'Éden, est donc placé à l'Orient, pour que de ce principe la lignée de la postérité se répande sur la terre. De même, après le Déluge, le principe des empires et la tête du monde se trouva en Orient, chez les Assyriens, les Chaldéens et les Mèdes. Il vint ensuite aux Grecs. Enfin, vers la fin des temps, le pouvoir suprême passa en Occident, aux Romains, comme habitant les extrémités du monde161• L'enchaînement des événements suit donc une ligne droite qui descend de l'Orient à l'Occident162• Les événements qui se passèrent à droite ou à gauche, je veux dire à l'Aquilon ou au Midi, répondent à un point tel à leur signification qu'il n'y a pas moyen de douter, après mûr examen, que la Providence divine ne les ait ainsi réglés. Par exemple, pour se limiter à cela, l'Égypte se trouve au Midi de Jérusalem, Babylone au Septentrion. Or "Égypte" signifie "ténèbres" et le vent du Midi est un vent chaud. L'Égypte désigne donc le monde présent, installé dans les ténèbres de l'ignorance et les fièvres de la concupiscence charnelle163 , et Babylone s'interprète "confusion" et signifie l'enfer, où nul ordre ne se rencontre, mais où habite une éternelle horreur164• Nous lisons que l'ancien peuple hébreu fut d'abord employé à la fabrication de briques d'argile, puis, bien des années après, fut emmené en esclavage à Babylone. Que suggère ce fait? Rien d'autre
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que la chute du genre humain, à savoir qu'après son exil de la patrie céleste à cause du péché originel, il fut d'abord soumis ici-bas aux vices par l'ignorance et la concupiscence, et ensuite, après cette vie, tenu captif aux enfers dans les tourments, c'est-à-dire à Babylone, et donc à l'Aquilon où le premier ange apostat établit son trône165• (De archa Noe, 677B-678B) "Et les pas des Légions avaient marché pour Lui"
Bien que le Créateur et Seigneur du monde entier, qui avait disposé de sauver le monde entier par sa venue, ne soit pas descendu sur terre pour le royaume de Juda, cependant, comme ce n'était qu'en Judée que les prophéties avaient précédé celui qui devait venir et que ce n'était que là qu'il avait été annoncé par ceux qui avaient été choisis comme ministres par lesquels la dispensation du salut de tous serait accomplie, il fallait que fût convenablement régi par eux le début de la venue de Celui qui devait naître non pour eux seuls, mais pour tous. Toutefois, si nous examinons avec soin l'état de l'ensemble, nous trouvons que sa venue peut être comprise par des raisons évidentes non moins du côté des royaumes des Gentils que de celui des Juifs. Car il est venu à la fois revendiquer comme sien le royaume des Juifs et combattre, comme son ennemi, le royaume des Gentils et se le soumettre. Pour cette raison il voulut trouver la Judée sous une domination étrangère et chez les Gentils, que leurs forces avaient en quelque sorte réunis, un royaume stable et affermi. En effet il ne convenait pas de s'approcher d'adversaires à vaincre au moment où, épuisés, ils paraissaient s'effondrer sous eux-mêmes, de peur que l'on n'estime devoir attribuer la victoire à la faiblesse du vaincu plutôt qu'à la force du vainqueur. C'est pourquoi il a attendu que le monde entier ait fondu ses forces en un seul empire, et que Rome victorieuse ait élevé une tête orgueilleuse au-dessus de tous les royaumes. Alors, sous ce règne de l'orgueil, celui qui était humble est venu, pour rabaisser, en son humilité, l'élévation du monde, montrant manifestement quel il aurait été en sa majesté, lui qui, établi en notre infirmité, a tout soumis166 • (De uanitate mundi, 733CD)
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2. L'histoire d'une âme: quête, errance ou pélerinage
"Omnis homo Adam": Hugues étendra l'axiome augustinien167 à bien d'autres personnages bibliques. Mais il reste qu'avec Moïse, modèle de contemplation parfaite, Adam et Abraham jouiront d'une attention privilégiée: parce qu'avec Adam commence le premier âge du monde, et avec Abraham le second, celui de la Loi écrite. Cette typologie des personnages bibliques168 donne naissance à une forme d'exégèse dont Hugues n'est pas l'inventeur, mais où il excelle, et qui ne sera pas égalée à SaintVictor: il s'agit de mettre au service de l'investigation de l'âme de nos ancêtres dans la foi toutes les ressources d'une psychologie affinée qui saisit jusqu'aux mouvements d'âme les plus subtils. Par la vertu de cette dialectique l'on peut à la fois parvenir à la connaissance de soi, et deviner avec quelque sûreté les voies du Dieu vivant dans les âmes de nos prédécesseurs. Ainsi, loin d'aboutir à l'isolement d'une âme qui ne considérerait qu'ellemême et ne trouverait qu'elle en soi, le "socratisme chrétien" l'introduit en une société qu'elle portait en elle sans le soupçonner169
Causeries spirituelles La facture littéraire très soignée de ce prologue n'est pas seule à le recommander à l'attention. Son point de départ est remar-
quable : pour éclairer ses confrères sur leur propre condition, Hugues va directement, et sans transition même littéraire («Le premier homme fut donc créé ... »), chercher une réponse en l'histoire d'Adam. Pour un religieux du XIIe siècle, une abbaye est un "locus amœnus", paradis plus admirable encore que le premier, où doit se retrouver la familiarité initiale avec un Dieu redevenu proche. L'habitant du jardin d'Éden et celui des cloîtres de SaintVictor ont même histoire: aussi l'ontologie spirituelle que le victorin dégage de la vie du premier père, peut-elle fournir à ses contemporains une réponse à des questions vitales. Un jour où, assis en communauté avec les frères, je répondais à leurs questions, le fil de la conversation finit par nous conduire tous, après bien des sujets abordés, à un étonnement
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partagé et à des plaintes, en particulier devant l'instabilité et l'agitation du cœur humain. Certains manifestèrent le grand désir qu'on leur démontrât pour quelles raisons de telles fluctuations agitaient le cœur de l'homme et ils demandèrent instamment qu'on leur enseignât avec le Elus grand soin s'il n'y avait pas moyen, par quelque industrie 70 ou quelque exercice laborieux, de prévenir un si grand mal. Désireux de satisfaire sur ces deux points à la charité des frères, et pour autant que nous le pouvions Dieu aidant, nous avons tenté de délier le nœud de ces deux questions, en prenant pour guide tant l'autorité que la raison. Je sais que dans cet entretien spirituel certaines choses ont été particulièrement goûtées des frères; c'est pourquoi j'ai préféré les confier à ma plume, non pas tant pour ce que je les estimerais dignes d'êtres écrites, que pour avoir constaté que certains ne les avaient encore jamais entendues, et qu'elles leur étaient par cela même plus agréables. Nous aurons donc à montrer premièrement d'où naissent dans le cœur humain de telles vicissitudes, puis comment l'esprit humain peut être rendu à une paix stable et de quelle manière on peut l'amener à demeurer dans cette stabilité. Bien que je ne doute pas que cela soit l'œuvre propre de la grâce divine et que ce ne soit pas la seule industrie humaine mais un don divin et l'inspiration du Saint-Esprit qui en donne la possession, je sais cependant que Dieu veut notre coopération, et qu'il offre gracieusement les dons de sa bonté de manière telle que souvent il retire aux ingrats jusqu'à cela même qu'il a donné. C'est pourquoi il ne sera pas inutile de reconnaître en outre la grandeur de notre infirmité et le mode de notre restauration, car celui qui ne sait pas la grandeur de la grâce à lui accordée, ne sait pas combien il doit être reconnaissant envers son bienfaiteur. Le premier homme fut donc créé de telle sorte que, s'il n'avait pas péché, il demeurât toujours par la contemplation en présence de la face de son créateur, que, le voyant toujours il l'aimât toujours, l'aimant toujours il lui fût toujours uni, et lui étant toujours uni à lui qui est immortel, il possédât lui aussi une vie sans limite 171. C'était donc là l'unique et vrai bien de l'homme, cette connaissance pleine et parfaite de son créateur; pleine, veux-je dire, selon cette plénitude qu'il avait reçue
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lors de sa création, non selon celle qu'il était destiné à recevoir après qu'il eût fait acte d'obéissance172• Mais il a été rejeté de devant la face du Seigneur quand, frappé à cause du péché par l'aveuglement de l'ignorance, il sortit, quittant la lumière de la contemplation intérieure, et abaissa son esprit vers les désirs terrestres d'autant plus profondément qu'il s'engagea davantage dans l'oubli de la douceur des biens célestes, dont déjà il avait perdu le goût. Aussi est-il devenu errant et fugitif sur cette terre 173, errant, dis-je, à cause de sa concupiscence désordonnée, fugitif à cause de sa conscience pécheresse. Ceci se rattache aisément à cette phrase : Quiconque me trouvera me tuera 174, parce que toute tentation qui assaille une âme qu'abandonne le secours divin, la ruine. Alors que l'amour divin qui le liait le maintenait dans la stabilité et qu'il restait unifié par un unique amour, le cœur de l'homme, après avoir commencé à se répandre en désirs terrestres, se trouve divisé en autant de parties qu'il y a d'objet à désirer. Dès lors l'esprit qui ne sait pas aimer le bien véritable ne peut jamais être stable, car, ne trouvant pas l'apaisement de son désir dans les choses qu'il embrasse, poursuivant ce qui ne peut être atteint, jamais dans cette tension permanente vers ce qu'il désire, il ne trouve le repos. De là naissent ce mouvement sans arrêt, ce labeur sans repos, cette course sans fin, en sorte que notre cœur est dans l'inquiétude tant qu'il n'en vient pas à s'attacher à celui en qui il puisse se réjouir de ce que rien ne manque à son désir, et avoir l'assurance que ce qu'il aime durera toujours 175 • Nous montrons donc la maladie: ce cœur fluctuant, ce cœur instable, ce cœur inquiet; la cause du mal: l'amour du monde; son remède: l'amour de Dieu. A quoi il nous reste une quatrième chose à ajouter de toute nécessité: l'acquisition de ce remède, je veux dire: comment il nous est possible d'atteindre à l'amour de Dieu, sans lequel il ne sert pas à grand-chose, ou même à rien, de connaître tout le reste. (De archa Noe, Prologue) A la recherche d'une e"ance: Adam, ubi es ?
L'errance d'Adam fugitif, devenu importun à soi-même, appelait une initiative de Dieu, préfiguration de ce que serait la quête
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du Bon Pasteur à la recherche de la brebis égarée. C'est alors toute une dialectique d'approches, de fuites et de provocations entre celui qui ne veut pas voir ni se voir ni être vu parce qu'il sait ce qu'il est devenu et veut l'ignorer mais ne le peut, et Celui qui ne veut pas le laisser à cette condition. Ces tactiques d'une Vérité qui tente de revenir dans le cœur qui l'a congédiée- inuitus, inuitam -sont une tragédie qui n'a des jeux de l'amour que l'apparence. Les citations de l'Ecclésiaste et de la Genèse s'entrelacent en ces pages, et ce sont les paroles que Salomon s'adresse à lui-même qui servent à éclairer l'histoire d'Adam et par celleci, celle de chacun. Le principe de l'appartenance à une même économie fournissait non seulement la direction d'une exégèse, mais aussi ses méthodes. J'ai pensé dans mon cœur à détourner ma chair du vin, afin de porter mon esprit à la sagesse et d'éviter la folie, jusqu'à ce que je voie ce qu'il est utile aux fils des hommes de faire sous le soleil durant les jours de leur vieP6
0 cœur humain, où es-tu? Comment en es-tu venu à ce point de ne pas savoir ce qu'il est utile aux fils des hommes de faire sous le soleil durant les jours de leur vie? Où es-tu donc pour 177 ignorer cela? Où es-tu, Adam, où es-tu ? Et il répond: J'ai 178 qui es caché, de qui toi 0 entendu ta voix et je me suis caché • t'es-tu caché? 0 toi qui es caché, où es-tu? Comme tu es loin, et comme tu es proche ! Comme tu es loin de lui et proche de lui! Et c'est pourquoi il dit : Où es-tu? Voici que ton Dieu te cherche et il crie: Où es-tu? Toi tu l'évites afin de te cacher, et tu fermes les yeux pour ne pas être vu. Mais lui, voyant celui qui ne voyait pas - et s'il ne voyait pas c'est parce qu'il désirait n'être pas vu - s'écrie, par amour pour toi et non en raison d'une impuissance de sa part: Adam, où es-tu? C'est lui qui te cherche pour que ce soit toi qui le trouves, et il te cherche pour que tu le cherches et que tu dises : Seigneur, où es-tu ?179 Mais toi, que fais-tu? Pour lui, s'il t'a perdu, il te cherche néanmoins; s'il t'a perdu, il n'a pas tout perdu car il voit ce qu'il a perdu; il cherche donc ce qu'il a perdu car il voit ce qu'il a perdu: il ne chercherait pas s'il ne voyait pas. Mais pour toi, qu'en est-il? Adam, où es-tu? Tu l'as perdu et
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tu l'as totalement perdu, car tu l'as perdu pour ne pas le posséder, et tu as cessé de le voir pour ne pas le rechercher: si tu vois ce que tu ne possèdes pas, tu comprends ce que tu recherches. Te voici donc éloigné de la vérité, étranger à la vérité au point que tu ne peux voir d'où tu viens et où tu dois t'en retourner. C'est pourquoi tu cherches ce que tu dois chercher car tu ignores ce que tu as perdu: tu cherches ce qu'il est utile aux fils des hommes de faire sous le soleil durant les jours de leur vie. 0 combien tu aurais dû savoir cela! Mais maintenant tu t'es caché à la vérité, te dissimulant sous l'ombre de ton ignorance, car tu t'es retiré au loin et tu n'as pas voulu être avec celle sans laquelle tu ne peux être. Comme tu ne peux demeurer sans elle, tu la cherches; comme tu es détourné d'elle et que tu es caché, tu ignores ce que tu dois chercher, bien que tu n'aies pu te dérober totalement à elle au point de ne plus comprendre que tu dois rechercher, puisque tu vois bien que te fait défaut ce que tu cherches. Comprends donc par là que tu n'es pas tout à fait caché puisqu'elle suit celui qui fuit, s'approche de celui qui s'est détourné d'elle, et enseigne à la rechercher à celui à qui elle ne se donne pas à voir. Bien que ce ne soit pas hors de la vérité que tu vois cela même dont tu vois qu'il te faut le rechercher et que cela te manque, cependant, ce que cela est, tu ne le vois pas. C'est donc dans la vérité que tu vois que doit être recherché par toi ce que tu ne vois pas être la véritë80• Pourquoi cela? Parce que tu es caché. Car si tu n'étais pas caché tu verrais qu'il n'y rien d'autre à chercher que la vérité, et la vérité, tu ne la chercherais pas, mais tu la posséderais. Mais maintenant tu es caché et tu ne vois point; cependant tu n'es pas abandonné car tu es averti de rechercher ce que tu ne vois pas. On te dit donc Adam, où es-tu ? pour que tu reviennes à la vérité et que tu découvres la vérité. Tu n'as pas voulu demeurer dans la vérité, fais maintenant retour à la vérité car tu ne peux demeurer stable en dehors de la véritë81 . Tu seras errant, fugitif et instable tous les jours que tu ne passeras pas avec elle et en elle, et ton cœur ne trouvera pas où reposer s'il ne veut être en elle: hors d'elle il n'est pas en position de chercher, à côté d'elle il ne trouve rien où reposer. En haut, en bas, au loin ou à proximité, partout où il va, il ne
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trouvera pas le repos tant qu'il ne l'aura pas trouvée, elle182• Pourquoi t'agiter, malheureux? Tu ris, tu pleures, tu t'enflammes, tu t'affliges. Quel profit en cela pour la sagesse? Plaisirs et voluptés t'ont abêti, les peines te rendront malheureux. Quoi d'autre encore pourront-elles t'ap~orter? Vanité des vanités, vanité des vanités et tout est vaniti 3• Mais de cela, tu ne t'es point encore rendu compte. Aussi, gonflé plutôt qu'affermi par ton opinion et ta propre sagesse, qui est folie auprès d'elle, tu t'es raidi là-contre, et tu as cru pouvoir faire quelque chose alors que tu n'étais rien. Tu as tout essayé, et tu n'as réussi en rien. Douces ou dures, agréables ou pénibles, favorables ou adverses, hors de la vérité toutes les réalités peuvent nuire, mais non corriger. C'est pourquoi tu es fluctuant et agité, tu tombes, te précipites, t'élances, convoites et n'obtiens rien. A tâtons et à l'aveuglette, tu marches en vain hors de la voie droite, cherchant la vérité là où elle n'est pas. Et toi, où es-tu? Elle, elle est au-dedans de toi, et toi, tu es au-dehors de toi184, et c'est pourquoi elle s'adresse à toi en criant: Adam, où es-tu ? Elle cherche à te convaincre d'ignorance; elle va ça et là pour montrer ton instabilité. Ainsi, quand le seigneur se promenait au jardin d'Éden à kl brise du soir, il appela: Adam, où es-tu ?185 Il n'a pas marché, mais il s'est promené. Qu'est-ce à dire, il s'est promené ? Il va ça et là, comme errant et vaguant, sans aller droit son chemin mais en portant ses pas un peu partout : il se promène. Et pourquoi voulut-il se promener de la sorte? Pour se montrer au-dehors tel qu'il avait commencé d'être au-dedans de toi 186 • Déjà en effet la vérité s'était émue, et s'était agitée pour quitter le cœur du pécheur. Disons mieux: la vérité se tenait immobile, et c'est la conscience pécheresse qui s'agitait. Aussi la vérité se promenait-elle au-dehors car au-dedans le pécheur chancelait en s'éloignant de la vérité. Toutefois elle allait et venait sans s'éloigner, elle n'allait pas droit son chemin comme si elle ne pouvait plus être rappelée ni ne devait plus revenir, mais, demeurant aux alentours et se promenant à proximité, elle est partie et elle n'est pas partie, tantôt s'en allant, tantôt revenant, flottant dans une grande indécision, comme si elle ne voulait pas abandonner sa demeure, mais ne pouvait souffrir un séjour souillé. Que fais-tu Adam? Pourquoi gardes-
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tu le silence? Appelle celle qui s'éloigne, suis celle qui te quitte: elle est encore proche et attend que peut-être on la rappelle. C'est pourquoi elle s'attarde, elle t'avertit par ses caresses, se plaignant de partir avec douleur et mise dehors par violence, laissant voir qu'elle désire revenir pour peu qu'on l'invite à venir. Aussi elle ne part pas aussitôt, mais tarde quelque peu. Elle doit cependant s'en aller, car nul ne la rappelle; elle doit s'en aller et voici qu'elle se met en marche pour partir car il ne s'est trouvé personne qui se souvienne de l'amour, personne qui se rappelle la charité, personne qui n'ait au cœur un attrait pour une vie commune. Malheureux Adam, où donc est ton souvenir ? Où as-tu donc fixé ton âme pour pouvoir supporter tout cela? Ame dure, âme indurée, âme endurcie, une pareille bénignité, une pareille flamme, une ardeur d'amour aussi grande ne pouvaient t'amollir, te liquéfier, que tu eourres à sa suite? Et toi, qu'as-tu donc fait? J'ai entendu ta voix, dis-tu, et je me suis caché. Pourquoi? Parce que j'étais nu 187 • Tu fuis la vérité par amour de la corruption. Quant à elle, que fait-elle? Elle suit celui qui la fuit et qu'elle a abandonné alors qu'il s'éloignait d'elle. Elle qui s'est détournée de celui qui faisait le mal, elle l'appelle quand il persévère dans le mal: -Adam, où es-tu? Pour moi, dit-elle, je sais où tu es, toi, tu ne le sais pas. Où donc es-tu? Regarde où tu es pour rectifier ce que tu es devenu et faire retour à celui par qui tu as été fait. Adam, où es-tu?- Seigneur, j'ai entendu ta voix et je me suis caché88 • 0 toi qui es caché, tu t'es caché, mais tu ne t'es point rendu invisible, tu ne vois pas, mais tu es vu : aux yeux de qui donc t'es-tu caché? Tu as entendu la voix, mais tu n'as pas vu le visage. Pourquoi? Parce que tu es caché. Voilà ce que tu as gagné à te dissimuler : de ne pas voir celui dont tu étais vu. Tu as pu le fuir, mais non lui échapper, car même caché, tu ne lui étais pas invisible. Aussi, recherché, tu es trouvé, parce que, caché, tu n'étais pas invisible. Mais toi, voici que, dans ta malice, tu le fuis à nouveau, et le fuyant tu es découvert et tu le fuis derechef. Tu le fuis toujours, mais tu ne lui échappes pas. S'il te tient, tu le fuis ; s'il te cherche, tu le fuis ; s'il te recherche, tu le repousses. Et c'est pourquoi, quand tu es recherché, tu es découvert, quand tu le repousses, tu es accusé,
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et quand tu es convaincu d'être coupable, tu es condamnè89 . Prenons garde qu'une telle sortie n'ait pas été faite sans cause. Regardons notre Adam- je parle de l'Adam ancien et du nou190 veau dans sa persévérante malice . Voyons-le, renouvelant ses anciennes entreprises ; ayant fui la vérité, il recherche l'ombre, il cherche à s'envelopper dans l'obscurité des feuillages191; voyons-le dénoncé de toutes parts, ne vouloir jamais être atteint; voyons-le, incapable de se dissimuler et toujours fuyant. Voyons donc ce qu'il fait. Que fait-il? Il a vu la nourriture, et ill' a contemplée, car elle est agréable à voir et douce au palais192 ; il a ouvert la bouche et a dit: J'irai, je serai comblé de délices et rassasié de biens 193 • Et voici que derrière lui la sagesse et la vérité se sont écriées :Adam, où es-tu ? Lui, entendant sa voix, et convaincu par la vérité qui criait en lui- même, n'a pu nier la vérité. Il a dit: J'ai entendu ta voix, Seigneur, et je me suis vraiment rendu compte que tout cela n'était que vanité; le rire, je l'ai regardé commme une erreur, et à la joie j'ai dit "Qui te trompera en vain" ?194 Voilà donc un homme qui écoute la vérité et qui confesse la vérité. De qui pensez-vous qu'il s'agisse? - Celui qui professe ainsi la vérité semble être quelqu'un de grand, et qui s'approche d'elle. - Il serait vraiment grand s'il n'était pas dissimulé aux regards. En effet, il entend la vérité mais ne la voit pas, car par la concupiscence, il est au-dehors alors que, par la sagesse, la vérité est au-dedans. Et la vérité veut le conquérir et le rappeller à soi, et, à plusieurs reprises, elle l'appelle du dedans, disant: Adam, où es-tu ? Mais, se sentant découvert et confondu, et voyant un chemin barré, il se met en quête d'autres refuges où s'enfuir, et, sous la contrainte de la volupté, il se laisse aller au désir. Ainsi il désire d'abord se nourrir d'un fruit, et maintenant il cherche l'ombre des feuillages, et il se dérobe d'autant plus profondément à la lumière de la vérité qu'il a le tort de dissimuler sa cupidité sous l'apparence de la sobriété. Aussi la metil en avant, en disant: J'ai pensé dans mon cœur à détourner ma chair du vin. Et pourquoi? Afin de porter mon esprit à la sagesse et d'éviter la folie 195 • En cela tu fais bien: Nul ne peut servir deux 196 maîtres • C'est pourquoi tu fais bien de retrancher de toi une conscience brumeuse et enténébrée -la délectation de la chair -
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afin que tu puisses découvrir le plaisir lumineux de la vérité, qui ne comporte rien d'impur. Tu as bien agi en ceci que tu t'es proposé de détourner ta chair du vin pour mieux enivrer ton âme de la sagesse et la réunifier en la ramenant à ellemême à l'intérieur d'elle-même, là où la sagesse brille, où la vérité est connue, et où l'on trouve la prudence. Et en effet c'était-là éviter la folie: ne pas s'épuiser dans la convoitise de réalités inconsistantes et vaines, mais conformer à la vérité tout le désir de l'âme et tous les mouvements du cœur en les retenant sous le gouvernement de la raison. En cela donc, tu as bien fait. Mais jusqu'à quel point? Il répond: Jusqu'à ce que je voie ce qu'il est utile aux fils des hommes de faire sous le soleil durant les jours de leur vie. Fais donc en sorte de persévérer pour que tu cherches dans la vérité et que tu cherches avec persévérance, car la vérité n'est trouvée que par ceux qui la cherchent en vérité, qui la cherchent là où elle est, qui la cherchent non pas au-dehors, mais au-dedans. Quels sont ceux qui la cherchent en vérité ? Ceux qui vont à elle de tout leur cœur, qui n'y vont point à demi et ne s'en éloignent point à demi, mais qui vont à elle tout entiers et qui vont à elle par tout eux-mêmes, ceux-là recherchent en vérité la vérité. Ceux qui, ici, réunifient leur cœur, et là, le dispersent, ceux-là ne s'approchent point d'elle tout entiers et ne s'en approchent point par tout eux-mêmes. C'est pourquoi ils ne trouvent pas la vérité, car ce qu'ici ils paraissent avoir obtenu de la vérité, ils le perdent là. Ils amassent des richesses et les mettent en un sac percé97 • A quoi bon une parcimonie qui recueille et une cupidité qui dilapide? Quel profit y a-t-il à amasser en serrant le gosier par la maîtrise de la sensualité et à dilapider en ouvrant les yeux par la convoitise ? Tu remarques que tu es entré, mais que tu es sorti, c'est ce à quoi tu ne fais pas attention. Si tu entres et sors, tu es dehors, de même que si tu sors et tu rentres, tu es au-dedans. Si tu es au-dehors, où que tu sois, tu n'es pas avec la vérité, car la vérité est au-dedans. Et de quelle importance est l'endroit où tu es, si tu n'es pas là où est la vérité? De quelque endroit que tu viennes et par quelque endroit que tu entres, si tu es au-dedans, cela est bon pour toi, car tu es avec la vérité ; en quelque lieu que tu ailles, et par quelque endroit que tu sortes, si tu es au-dehors, cela est
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mauvais pour toi, car tu n'es pas avec la vérité. Si donc tu cherches dans la vérité, cherche tout entier, approche tout entier, entre tout entier, car la vérité est au-dedans. Pourquoi cherches-tu si longtemps sans trouver ce que tu cherches? Parce que tu cherches mal, parce que tu cherches là où n'est pas ce que tu cherches: toi, en effet, tu cherches au-dehors, et ce que tu cherches est au-dedans. Voilà pourquoi tu cherches mal, voilà pourquoi tu ne peux trouver ce que tu cherches : aussi tu ne pourras trouver le repos là où tu es, car la vérité n'est pas là où tu es. Et où es-tu? Tu es à l'ombre, tu es sous le feuillage, car tu as perdu le fruit, et donc les apparences te trompent et la vérité n'est pas en toi. Partout où tu passeras, tu seras trompé, tout ce que tu vois, c'est une ombre, et la vérité demeure cachée. Quelle est cette ombre? Cette ombre est l'apparence des réalités visibles, en lesquelles tu as répandu ton âme, et sous ce feuillage tu t'es dissimulé, pour être caché. Et comment donc cherches-tu la lumière en pénétrant dans ces ténèbres? Ayant perçu la vanité dans le fruit, tu crois que la vérité se trouve dans le feuillage. Si tous les biens terrestres sont vains quand on en jouit, ne le sont-ils pas bien davantage quand on les voit seulement? S'ils ne donnent pas le bien véritable à ceux qui en jouissent, que peuvent-ils donner à ceux qui ne les possèdent ni n'en jouissent? Pourquoi, après avoir fait le bon choix d'une vie mortifiée et d'une recherche assidue de la sagesse, retournes-tu si vite à une occupation vaine? Pourquoi? Uniquement parce que ton esprit a été rejeté au-dehors, et qu'il est devenu errant et fugitif sur la terre 198 : il ne peut être stable, car il n'est pas établi dans la vérité. (In Ecclesiasten, 165D-169D) Sermon sur la vocation d'Abraham: un pélerinage en réponse à un appel
Le Verbe de Dieu est le pain des anges, et le Verbe fait chair est le lait des petits : Hugues emprunte à Augustin ces développements199, en substituant l'image du miel à celle du pain. Augustinien également le thème de l'appel par le Verbe incarné, uni à celui des deux réfections du chrétien, intérieurement par la divinité du Sauveur, extérieurement par son humanité00 : le Christ est
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tout entier à l'homme tout entier. Son humanité nous avertit extérieurement; elle appelle à la sortie de soi par les sens de la chair auxquels elle s'adresse; mais cette sortie n'est pas une dispersion dans l'extériorité, car l'humanité du Christ ouvre l'accès à sa divinité, principe de réfection intérieure. Telle est, au sens fort, la "vocation" chrétienne, la "reuocatio" par le Verbe Incarné. Sors de ta terre, de ta parenté, de la demeure de ton Père, et rends-toi dans le pays que je te montreraF01 • Comme je parle, frères, à des hommes qui sont instruits de
la loi de Dieu, la parole que je leur adresse n'est pas un enseignement, mais une exhortation202• Car vous, vous connaissez les Écritures et leur puissance203 • Car la puissance d'une parole se manifeste dans l'expérience d'une réalité, et l'efficacité d'un discours, dans la réalisation d'œuvres bonnes. Or vous, vous n'étiez pas dans l'ignorance des Écritures ni de leur puissance. Les Écritures, vous les connaissez par votre application à l'étude, et leur puissance par la rectitude de vos actions; vous connaissez les Écritures en écoutant le Christ parler, et leur puissance en imitant son action204• Dans ses paroles, vous découvrez l'intelligence des Écritures, dans ses actions, leur puissance. Vous connaissez donc le Christ, pas seulement en écoutant, mais aussi en expérimentant, pas seulement selon la chair, mais aussi selon la majesté. Et, dit l'Apôtre, si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière 205 • Vous avez l'expérience du Christ selon
l'un et l'autre, et vous connaissez le Christ selon la chair et selon la majesté ; autrefois vous avez connu le Christ selon la chair, maintenant vous connaissez le Christ selon la majesté. Le Christ selon la chair est le Christ dans sa Passion, le Christ selon la majesté est le Christ dans sa Résurrection. Vous avez l'expérience du Christ en croix en compatissant, vous avez l'expérience du Christ dans sa majesté en ressuscitant avec lui206 . C'est vous en effet qui êtes cette épouse et cette bien-aimée qui connaissait le bien-aimé, et qui, ayant fait l'expérience de lui, disait: Mon bien-aimé est pour moi comme un bouquet de myrrhe - et c'est le Christ selon la chair - et elle ajoutait: Mon bien-aimé est pour moi comme une grappe de raisin de cypre207
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et c'est le Christ selon la majesté. Bouquet de myrrhe, le Christ dans sa Passion, grappe de raisin de cypre, le Christ dans sa Résurrection. Le bouquet de myrrhe, c'est l'amertume de sa Passion; la grappe de raisin de cypre, c'est la douceur de la Résurrection. Le bouquet de myrrhe, c'est la multitude des souffrances, la grappe de raisin de cypre, l'abondance des joies, l'un rendant amer, l'autre enivrant. Vous avez cependant placé le bouquet de myrrhe sur votre poitrine, car vous avez reçu la Passion du Christ avec joie et amour. Vous portez le Christ souffrant non seulement dans votre corps, mais aussi dans votre cœur, car par l'effet d'une âme aimante vous avez reçu l'imitation de sa Passion. Ce que vous avez connu du Christ selon la chair, vous ne le connaissez plus, car ce qui est en sa Passion est transitoire, mais ce qui est en sa Résurrection doit demeurer. Vous connaissiez donc et vous ne connaissez plus, car il presse pour que passe la douleur de sa Passion que vous avez reçue en compatissant dans votre chair, et il presse pour que soit consommée la gloire de la Résurrection, que vous avez reçue en ressuscitant en votre âme. Il presse pour que passe la douleur de la passion, mais il ne presse pas pour que passe la dilection de celui qui pâtit. La souffrance passe dans la chair, mais la dilection ne passe pas dans le cœur. C'est pourquoi le bouquet de myrrhe demeure sur la poitrine208 : car là est le cœur, et où est le cœur, là est l'amour, et où est l'amour, là est la demeure de l'aimé. Vous donc, mes frères, qui êtes l'épouse et la bien-aimée, vous avez pour bouquet de myrrhe le Christ dans sa Passion, et pour grappe de raisin de cypre le Christ dans sa Résurrection. C'est pourquoi, instruits par lui, vous n'avez pas besoin qu'on vous instruise de lui, puisque son onction vous enseigne toute chose209 : c'est-à-dire sa parole même, qui retentit à vos oreilles, et que vous goûtez dans votre cœur. Nos paroles ne suffisent donc pas pour nous enseigner : que par nous sa parole même passe à vous, pour que, de vous, sa grâce reflue jusqu'à nous. Et la parole qu'il vous adresse et qui a été dite pour vous, la voici: Sors de ta terre. Déjà cela avait été dit autrefois, et lui-même a voulu que vous soit dit ce qui avait été dit, pour que vous sachiez que ce qui a été dit vous regarde également210 • Il était seul alors, celui
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à qui ces paroles sont adressées. Mais il appartenait à celle, unique, en laquelle vous ne faites qu'un, et dont il est écrit : Unique est mon amie, ma colombe, ma parfaite211 • Celui-ci était alors un étranger, car il était en terre étrangère212, et il fut appelé pour en sortir, pour devenir proche, aimé et ami. Sans doute il était déjà aimé, car il était aimé de celui par qui il était appelé, mais il n'était pas ami, car il n'aimait pas celui qu'il ne connaissait pas. Ce qui était aimé, ce n'était pas qu'il était étranger, mais ce qu'il devait devenir, proche et ami. Il était alors à Ur en Chaldée, c'est-à-dire dans le feu et les flammes des démons, c'est-à-dire dans la convoitise et l'amour des biens terrestres. Et ces flammes l'avaient bruni, rendu noir, en sorte qu'il n'était plus aimable. Aussi l'a-t-on appelé à sortir de ces flammes et à venir en un lieu de rafraichissement, afin de pouvoir être blanchi et rendu pur, et de ne pas rester ainsi pour toujours digne de haine. C'est pourquoi il dit: Quitte ta terre, ta parenté, la maison de ton père, et viens en la terre que je te montrerai. Quitter sa terre, c'est abandonner ces biens terrestres qui nous sont extérieurs. Quitter sa parenté, c'est renoncer à ces vices qui sont nés en nous et avec nous. Quitter la maison de son père, c'est, après avoir méprisé tout à cause de Dieu, se renoncer enfin soi-même. La maison de notre père, en effet, c'est notre cœur même, car notre père habite en nous. Notre premier père fut d'abord le diable, selon cette naissance par laquelle nous sommes nés ; notre second père, c'est Dieu, selon cette naissance par laquelle nous sommes renés. Et chacun de ces pères veut demeurer chez son fils, le diable chez les fils de colère, Dieu, chez les fils de la grâce. Ainsi donc, lorsque nous avons été à Ur en Chaldée, notre cœur fut la demeure du diable: car il habitait alors en nous, et nous avons tous été des fils de Beor, ce qui signifie "celui qui habite dans des peaux". Ce père ne peut en effet habiter que dans des peaux, car il aime les cœurs charnels, et en eux seuls il repose car ils goûtent ce qui est selon la chair, et ils marchent selon la chair213 • Voilà les peaux de la demeure de notre premier père dont il nous est ordonné de sortir, c'est-àdire abandonner notre propre cœur et ses désirs mauvais. C'est cela en effet quitter son cœur: s'éloigner de ses désirs et s'en aller d'eux, en sorte que nous ne soyons pas, par notre acquies-
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cement, là où ils sont, mais que nous tendions, en ayant en vue la sainteté, vers la terre que Dieu nous montrera; en sorte que, à cause de Dieu, nous commencions par abandonner ce qui est nôtre pour ensuite nous quitter nous-même214. Ainsi en effet une terre nous sera alors montrée en vision par le · Seigneur, dans laquelle le Seigneur lui-même sera vu, une terre qui fut promise aux fils d'Israël, où coulent le lait et le miel215 : le lait dans la contemplation de l'humanité, le miel dans la contemplation de la divinité. En effet Dieu s'est fait homme pour béatifier en lui l'homme tout entier, pour que tout le mouvement de l'homme soit vers lui, et que tout l'amour de l'homme soit en lui. De fait, si le Créateur de l'homme était Dieu mais n'était pas homme, il y aurait en lui ce qui est vu par le sens de l'esprit, mais il n'y aurait pas ce qui est perçu par le sens du corps, et le sens du corps supporterait l'éternelle disgrâce de l'absence de son Créateur, et ainsi délaissé, il irait de créature en créature, sans atteindre à son Créateur. Aussi, afin qu'en l'homme le sens de la chair n'ait point à porter cet éternel opprobre, et que, n'étant jamais admis à la contemplation de son Créateur il ne lui soit pas dit à bon droit: Où est-il ton Dieu ?216 , le Créateur a pris une chair qui ne soit pas étrangère au sens de la chair par lequel il est vu dans la chair, pour être nourriture de la chair, étant lait dans la contemplation de l'humanité, et pour être nourriture de l'esprit, étant miel dans la contemplation de la divinité. Et l'homme sortira et il rentrera et il trouvera sa nourriture, au-dehors, dans la chair du Sauveur, au-dedans, dans la divinité du Créateu?17• De sorte que dans l'unique Créateur et Sauveur il y ait une même joie dans le lait de la chair et dans le miel de la divinité. (Misc.II,91)
3. Une synthèse: trois genres d'hommes, l'Église et l'Histoire du salut
Hugues tente ici d'harmoniser des données que nous avons déjà rencontrées: degrés d'appartenance à l'Église, de charité et processus historique de l'Économie du salut. Il le fera autour d'une idée centrale selon laquelle les trois Lois, de tout temps,
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ont coexisté dans le monde et dans chaque âme . Elles sont certes apparues chacune à un moment du temps, mais leurs effets refluaient en amont comme en aval de leur point d'apparition. Il s'ensuit qu'il y a pu y avoir en chaque âme de chaque époque, et qu'il y a en chaque âme, la possibilité d'un progrès selon que les sens ou la raison seule ou la grâce prédomineront, et qui fera passer de la loi de nature à un état où les obligations morales sont acceptées, mais subies, et enfin à un autre où elles sont intériorisées parce que "le Commandement s'est fait grâce". Aux Chartreux du Mont-Dieu, Guillaume de Saint-Thierry décrivait ce progrès en usant des distinctions pauliniennes en homme charnel, animal et spirituel. Si Hugues préfère à ces catégories celles de l'histoire du salut, c'est parce que l'histoire du salut des âmes est l'histoire de chaque âme sauvée. La représentation figurée et le jeu de couleurs qui traduisent cet enseignement jouent à la fois comme un tableau de la "dispensatio" du salut et comme miroir où se reflète la vie du lecteur. Ceci fait, je divise l'arche en trois parties 219 • La première, qui va du début jusqu'aux douze Patriarches, je la prends pour le temps de la loi naturelle. La deuxième, qui va des douze Patriarches jusqu'à la colonne, c'est-à-dire jusqu'à l'Incarnation du Verbe, c'est le temps de la loi écrite. La troisième, de la colonne jusqu'au bas, c'est-à-dire de l'Incarnation du Verbe à la fin des siècles, c'est le temps de la grâce. Je porte ces mêmes divisions sur les flancs de l'arche. Puis de chaque côté et suivant chacune de ces divisions, je trace trois traits de couleur, comme des poutres qui s'étireraient sur la longueur et dont les côtés se toucheraient. Je donne à chacun la largeur qui convient. Car, puisqu'il apparaît au-dehors, celui qui est extérieur doit être plus large que les autres, et celui du milieu, serré pour ainsi dire entre les deux autres, aura la moindre largeur. Leur place varie de façon que ce qui est extérieur dans la première partie soit au milieu dans la seconde, ce qui est au milieu dans la première partie soit intérieur dans la seconde, et ce qui est intérieur dans la première partie soit extérieur dans la seconde. En revanche, ce qui est extérieur dans la deuxième partie sera au milieu dans la troisième, ce qui est au milieu dans la seconde, sera intérieur dans la troisième, et ce
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qui est intérieur dans la seconde sera extérieur dans la troisième220. Et voici le sens de cela. Ces trois couleurs signifient trois genres d'hommes, c'est-à-dire les hommes de la loi naturelle, les hommes de la loi écrite, les hommes de la grâce221 • De même en effet qu'il y a trois époques, le temps de la loi naturelle, le temps de la loi écrite, le temps de la grâce, de même aussi y a-t-il trois genres d'hommes: les hommes de la loi naturelle, les hommes de la loi écrite, les hommes de la grâce. Les hommes de la loi naturelle appartiennent au temps de la loi naturelle, les hommes de la loi écrite appartiennent au temps de la loi écrite, les hommes de la grâce, au temps de la grâce. Cependant, à y bien regarder, ces trois genres d'hommes se rencontrent en chacune de ces époques. Par exemple, au temps de la loi naturelle, il y avait des hommes de la loi naturelle, mais aussi des hommes de la loi écrite et des hommes de la grâce. Mais les hommes de la loi naturelle étaient là comme chez eux, les hommes de la loi écrite et les hommes de la grâce comme en terre étrangère222• En effet, le temps de la loi naturelle appartient proprement aux hommes de la loi naturelle, qui y étaient alors en plus grand nombre, dont la présence était plus manifeste et la condition plus relevée, alors que les hommes de la loi écrite et les hommes de la grâce étaient encore en petit nombre et menaient une vie obscure. La même chose vaut pour le temps de la loi écrite et le temps de la grâce. Présentons donc maintenant ceux qu'on appelle hommes de la loi naturelle, hommes de la loi écrite et hommes de la grâce, en sorte que ce que nous disons d'eux, nous puissions plus facilement le recueillir de la distinction avancée pour chacun. L'Écriture a coutume d'utiliser le mot "nature" selon trois acceptions. A savoir pour désigner ce bien entier et intact dans lequel fut créé le premier homme. Selon cette acception nous disons que tout est naturellement bon. Ensuite, pour désigner cette corruption du péché en laquelle nous vivons ; en ce sens l'Apôtre dit: Nous sommes par nature fils de colère223 , entendons : soumis à la corruption par notre naissance, et rendus esclaves par le péché. En effet, dans l'homme, le bien naturel pouvait être corrompu par le péché, mais non être éteint entiè-
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rement, car reste encore vivante dans l'esprit de l'homme cette sorte d'étincelle de la raison naturelle par laquelle il discerne le bien et le mae24• Et en ce sens l'Apôtre dit : Les païens qui n'ont pas la Loi accomplissent naturellement ce que la Loi commande. N'ayant pas la Loi, ils se tiennent lieu de loi à euxmêmei25. Ainsi les hommes de la loi naturelle sont ceux qui, à défaut d'une autre loi, règlent leur vie et leurs mœurs selon la raison naturelle. Ou bien l'on dira: les hommes de la loi naturelle sont ceux qui, selon la corruption du péché avec laquelle ils sont nés dans la concupiscence, suivent leurs désirs charnels226 . Les hommes de la loi écrite sont ceux en qui règne une connaissance plus étendue, et qui reçoivent leur règle de vie des traditions des Écritures et des préceptes droits et honnêtes. On appelle hommes de la grâce ceux dans le cœur desquels la charité est répandue par l'Esprit saint qui leur est donné27, qui les illumine pour qu'ils reconnaissent ce qu'il faut faire, et leur vient en aide pour qu'ils puissent accomplir le bien qu'ils ont mérité de comprendre. Nous pouvons inférer de cela ce que furent ces trois genres d'hommes au temps de la loi naturelle. Alors en effet, les hommes justes étaient en bien petit nombre et encore presque inconnus au monde, eux que Dieu par son Esprit saint enflammait d'amour pour lui et à qui, dans de fréquentes apparitions visibles et des entretiens qui les rendaient familiers l'un à l'autre, il ouvrait la voie de la vérité par des paroles extérieures et des aspirations intérieures228• Ils étaient hommes de la grâce. Il existait encore un autre genre d'hommes, qui connaissaient plus familièrement ces justes, soit par affinité avec leur genre, soit par leur étroite fréquentation et qui, recevant de leurs paroles et de leurs actions bien des exemples de justice et de droiture morale, ont imité non point leur vertu, mais quelque chose de leur manière de vivre. Tels étaient tous les mauvais fils des hommes religieux, ou leurs alliés, ou même des familiers de toute sorte qui suivirent leur règle de vie, non par amour, mais par l'effet d'une certaine façon de vivré29 • Les hommes de cette sorte étaient comme des hommes de la loi écrite. Le reste de la foule du genre humain n'était régi ni par des préceptes divins, ni par des dispositions humaines : chacun
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avait sa volonté pour loi et, chacun se permettant impunément tout ce qui lui plaisait, allait surtout vers ce à quoi le poussait un mouvement naturel, mouvement de la chair vers la concupiscence, mouvement de la raison vers quelque apparence de justice. Ce n'est donc point à tort qu'on appelle hommes de la loi naturelle ces gens-là que régissait le seul mouvement naturel de la concupiscence ou de la raison. La concupiscence, on l'a rappelé plus haut, est dite naturelle parce que c'est en elle que l'homme est conçu et avec elle qu'il naît. La raison, elle, est dite naturelle parce que l'homme la conserve encore de sa condition première. Celle-ci est donc naturelle par la création, celle-là est naturelle par la naissance. Celle-ci est naturelle parce que nous l'avons reçue lors de notre première création, celle-là est naturelle parce qu'en naissant nous l'avons apportée en cette vie en nous-même et avec nous. Il y avait de ces hommes-là aux premières époques du monde, quand n'existait pas de loi qui punisse les péchés. Les hommes péchaient librement et ne dissimulaient pas leurs péchés, les uns parce qu'ils ne croyaient absolument pas qu'il puisse y avoir des péchés230, les autres parce que, bien qu'admettant l'existence de certains péchés, ils les regardaient comme choses de peu de conséquence, à racheter par une satisfaction légère et aisée. Mais après que la loi se fut introduite, qu'elle eut montré aux hommes leurs péchés et qu'en même temps elle eut accusé, interdit, sanctionné231, les hommes commençèrent pour lors à dissimuler leurs péchés et à faire paraître au-dehors quelques actions vertueuses, non pour accomplir la justice, mais pour éviter la peine. Ainsi se multiplièrent les hommes de la loi écrite, les hommes de la loi naturelle devinrent peu nombreux, les hommes de la grâce, eux, commencèrent à être un tant soit peu plus visibles qu'ils ne l'étaient auparavant, car une loi bonne, précisément en invitant les hommes à la justice, a mis davantage en lumière la vie des justes. Mais la grâce survient, la rigueur de la loi se fait miséricorde, et voilà les hommes de la loi naturelle qui se multiplient derechef en suivant ouvertement leurs vices que la crainte de la peine les avait d'abord contraints de dissimuler. Les hommes de la loi écrite, eux, diminuent. On appelle néanmoins cette époque temps de la grâce car, bien qu'ils ne soient pas en plus
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grand nombre, les hommes de la grâce sont présentement dans un état meilleur : s'il en est peu qui gardent la vérité, elle est connue de presque tous, et c'est à l'assentiment de tous qu'elle est offerte. Et déjà il est clair que l'homme est justifié non par les œuvres de la Loi comme on le croyait jadis, mais par la grâce de Dieu. Dès lors, à toutes les époques, les hommes de la loi naturelle sont ouvertement mauvais, les hommes de la loi écrite sont bons en apparence, les hommes de la grâce réellement bons. Les hommes de la loi naturelle sont, pour certains d'entre eux, hors de l'Église, ainsi des infidèles; pour d'autres, dans l'Église, ainsi de ceux qui ont la foi seule sans les œuvres, mais qui, n'étant pas bons, ne sont de l'Église en aucune façon. Les hommes de la loi écrite ne sont que dans l'Église, car ils ont la foi, mais ils ne sont pas de l'Église, car ils ne sont pas bons. Seuls les hommes de la grâce sont dans l'Église et de l'Église, car ils ont la foi et ils sont bons. C'est ce que veulent signifier les trois traits de couleur que nous avons arrangés sur les côtés de l'arche, vert, jaune et rouge. La couleur verte qui se trouve à l'extérieur pour le temps de la loi naturelle représente les hommes de la loi naturelle qui, pour lors, étaient les plus en évidence. Cette couleur est comprise dans la structure de l'arche, mais n'a pas de ressemblance avec elle: c'est avec la terre, au dehors, qu'elle possède une analogie. La surface de l'arche en effet, qui est intérieurement recouverte de couleurs différentes en fonction des diverses demeures, ne doit cependant pas être recouverte de vert dans cette partie où les hommes de la loi naturelle sont mis à l'intérieur, ni de jaune là où les hommes de la loi écrite sont à l'intérieur, mais là où les hommes de la grâce sont mis à l'intérieur, il convient qu'elle soit en rouge, puisque là seulement existe une correspondance intime entre elle et eux, tout comme au dehors la surface de la terre correspond aux hommes de la loi naturelle grâce à la couleur verte. Quant à la couleur jaune, elle est mise à l'intérieur au temps de la loi naturelle, car elle signifie les hommes de la loi écrite gui, selon la parole du prophète avaient grandi, vêtus de safran 2 2, et qui étaient alors cachés. Et de fait ils se trouvent placés dans l'arche, mais ne sont semblables ni à l'arche ni à la terre, car
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ceux qui sont bons en apparence ne ressemblent ni extérieurement, par les œuvres, aux infidèles, ni au-dedans, par la vertu, aux fidèles. Au temps de la loi naturelle, la couleur rouge se trouve au milieu, comme prise entre deux, car en raison de la parure royale, elle signifie les hommes de la grâce, alors très cachés. Cette couleur est dans l'arche, tant par sa place qu'en vertu du symbolisme, car les hommes de la grâce, ayant la foi, sont dans l'Église, et ayant de la vertu, sont bons. Aux autres époques, la position de ces couleurs change selon que le requiert la signification. On pourra dire aussi: les hommes de la loi naturelle sont ceux qui n'ont que la foi morte, sans les œuvres. Les hommes de la loi écrite sont ceux qui ont la foi et les œuvres de la foi, mais pas la charité. Seuls les hommes de la grâce possèdent la foi agissant par la dilection233 • (Libellus de formatione arche, 688A-691B)
NOTES 1.
Un aperçu d'ensemble sur les principaux représentants de !'École de Saint-Victor a été naguère donné par J. CHÂTILLON, De Guillaume de Champeaux à Thomas Gallus: Chronique d'histoire littéraire et doctrinale de l'école de Saint-Victor, dans Revue du Moyen Age latin, 8,
2.
3. 4. 5.
6. 7.
8. 9.
10. 11.
1952, pp. 139-162 et 247-272. Orientations bibliographiques nouvelles sur les divers maîtres victorins dans Les Écoles de Chartres, pp. 818 sq. On pourra voir, quoique datés, les deux volumes consciencieux de A. MIGNON, Les origines de la scolastique, auxquels il faut ajouter l'article, resté classique, de F. VERNET, Hugues de Saint-Victor. On trouvera en R. BARON, Science et sagesse, pp. 251-256, les références des monographies consacrées à divers points de la théologie hugonienne. De substantia dilectionis, I,5-13.
Cf. infra, pp. 143-145. «Tout ce monde sensible est comme un livre écrit par le doigt de Dieu, c'est-à-dire créé par la vertu divine, et les créatures sont chacune comme des lettres non pas inventées par le bon plaisir de l'homme, mais instituées par la volonté divine pour manifester et pour ainsi dire signifier l'invisible sagesse de Dieu. De même qu'un illettré devant un livre ouvert, voit les signes, mais ne comprend pas le sens, ainsi l'homme sot et animal, qui ne perçoit pas ce qui est de Dieu, voit dans ces créatures les apparences extérieures, mais n'en comprend pas la signification» (De tribus diebus, IV). Sur cette ambivalence voir les remarques de R. ROQUES, Connaissance de Dieu et théologie symbolique, pp. 303-304. Il est à souligner que Hugues, quoique commentant ici Denys, s'interdit de lui reprendre la justification commode, qui devait connaître un large succès, selon laquelle on peut sans crainte emprunter leur philosophie aux auteurs païens, car eux-mêmes l'ont volée à la sagesse de Salomon, prenant leur éthique, leur physique et leur théorique dans les Proverbes, !'Ecclésiaste et le Cantique. Sur les représentants de cette thèse du larcin, répandue depuis les Pères apologètes jusqu'aux contemporains de Hugues, voir D. LASié, Theologia perfectiua, p. 252, note 33. De sacramentis, 185C. Cf. De sacramentis, 184AC. Aussi la diuinitas pourra-t-elle et devrat-elle traiter également de la Création, sans pour autant descendre au rang de la théologie "mondaine" (cf. texte n° 3). Cf. De sacramentis, 257C-258A. Horace, Art poétique, 333.
164 12. 13.
14.
15. 16.
17.
NOTES DES PAGES 91-162 Hugues rapprochera souvent Écriture sainte et corps mystique (cf. pp. 76-77, 112, 153, 199-201). Les "écritures" que Hugues a ici en vue sont les œuvres des philosophes des païens consacrées à la "théologie mondaine" (cf. texte no 3). Les vérités qu'elles comportent sont partielles et déformées: l'âme peut sans doute en faire son profit, mais au prix de dangers que lui épargne l'inerrance des Écritures divines. La distinction entre ces deux écritures, qui peuvent comporter les mêmes vérités, est donc radicale, et Hugues s'écarte ici des positions d'Abélard, pour qui les philosophes étaient aux païens vivants sous la loi naturelle, dans la même situation que les prophètes pour le peuple de la Loi mosaïque, quand ils ne leur étaient pas supérieurs par la clarté des concepts (cf. J. JOLIVET, Doctrines et figures de philosophes chez Abélard, dans Aspects de la pensée médiévale : Abélard. Doctrines du langage, Paris, 1987, pp. 191-192). Ce chemin qui va des choses aux mots peut aussi être parcouru en sens inverse. C'est ce que Hugues témoigne avoir fait également: >, avec les conséquences que comportaient ces conditions. 38. 39.
Jn 9,6-7. Cf. saint Augustin, Enarrationes, LVI,17: «Sous un voile de chair lavérité est d'abord venue à nous et elle a guéri par sa chair l'œil intérieur de notre cœur, pour que nous puissions alors la voir face à face>>.
40.
Cf. Col. 2,8-9: «Prenez garde qu'on ne vous prenne au piège de la philosophie, suivant les éléments de ce monde (secundum elementa mundi), et non pas suivant le Christ.>> Il s'agit de la mécanique, dont Hugues a parlé, au cours de sa classification des sciences, dans l'Epitome Dindimi in philosophiam (n,132155) et le Didascalicon (n,xx).
41.
42.
Sur le reproche traditionnel d'orgueil fait aux platoniciens: De ciuitate Dei, x,24.
43.
Res, intellectus, uoces: Hugues a-t-il reçu ces notions, leurs distinctions et leurs rapports, du commentaire de Guillaume de Champeaux sur les Topiques de Boèce? Cf. J. JOLIVET, Données sur Guillaume de Champeaux, dans L'abbaye parisienne de Saint-Victor, pp. 244-245.
44.
Ps. 50,9.
45.
Cant. 4,1.
46.
Hildebert de Lavardin a laissé unPhysiologus (PL 151, 1217-1224), et Raban Maur a inséré dans sonDe uniuerso un bestiaire (PL 110, 217258). Le De bestiis et aliis rebus publié parmi les œuvres de Hugues (PL 177, 15-164) fait mention de l'acuité du regard prêtée à la chèvre (63CD), "au dire du physiologue", c'est-à-dire de Pline l'Ancien. Ces entreprises médiévales recueillaient dans l'histoire naturelle, et tout particulièrement dans Pline l'Ancien, les caractéristiques des animaux bibliques qui pouvaient fonduer une lecture allégorique.
47.
Cf. supra, pp. 76-77. Sur les antécédents de ce rapprochement - qui est chez Hugues plus qu'une comparaison - voir H. DE LUBAC, Exégèse médiévale, II/1, pp. 295-296.
48.
Cf. supra, p. 97.
49.
Saint Jérôme, Commentarius in Isaiam, Pral. 11-13 (éd. M. ADRIAEN, CCSL 73, Turnhout, 1973).
50.
Elle a été pour la première fois mise en valeur par l'étude fondamentale et si suggestive de J. CHÂTILLON, Une ecclésiologie médiévale. Quelques notations dans Y. CONGAR, L'Église de saint Augustin à l'époque moderne, Paris, 1970, pp. 137-138.
168
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51.
Cf. J. CHÂTILLON, op. cit., pp. 126-128.
52.
Cette question du statut du pécheur chrétien par rapport à l'Église a été souvent posée au XIIe siècle. La réponse qui tendra à prévaloir sera celle adoptée par Hugues, distinguant entre ceux qui sont in corpore et de cmpore. Cf. Y. CONGAR, op. cit., p. 175, et surtout, A. LANDGRAF, Dogmengeschichte der Frühscholastik, IV/2, Regensburg, 1956, pp. 48-99, qui examine soigneusement, pp. 76-83, la position de Hugues.
53.
Cf. A. LANDGRAF, op. cit., p. 81.
54. 55.
Ibid., p. 79. De archa Noe, 626A.
56.
Cette "contrariété" dont parle Hugues (quaecumque corpori contraria sunt) est d'inspiration augustinienne: Cf. Ps. 44,8.
67.
68. 69.
Cf. Ps 132,2.
70.
Il est clair par ce symbolisme de l'onction, que l'ordre sacramentel est une des voies de l'incorporation au corps mystique: cette "onction" désigne chez Hugues la grâce capitale du Christ en tant que découlant sacramentellement en ses membres qu'elles crée comme tels par là-même. Ainsi dans le De arrha animae (17, 27-29) est-il dit à l'âme épouse: le Christ . Et à propos de la chrismation de la confirmation: .
71.
Matth. 25,41.
170
NOTES DES PAGES 91-162
Prov. 3,16. Cf. Ps. 15,5. Passage emprunté aux Étymologies d'Isidore de Séville, VII,12,1-2. 74. L'expression primum populum pour désigner le peuple juif est augustinienne (cf. Enarrationes, LXI,8,2: «Considérez ce premier peuple qui fut établi pour signifier le peuple à venir ... »). 75. Cf. Deut 18,1. L'insistance de Hugues sur la désappropriation personnelle comme caractéristique de la cléricature, fait souvenir du milieu canonial régulier en lequel cette page est née, et qui voulait se distinguer de la vie canoniale menée depuis la législation carolingienne particulièrement sur ce point de la pauvreté. 76. Lorsque Hugues, après Augustin (Enarrationes, CI,I,7,38-39) parle de "tria genera hominum ", comme ici ou dans le texte qui suit, il ne ne fait pas une théorie des trois "ordines" (cf. Y. CoNGAR, Les laïcs et
72. 73.
l'ecclésiologie des "ordines" chez les théologiens des xze et x1ze siècles, dans Études d'ecclésiologie médiévale, pp. 83-117). En une seule occurrence ceux-ci apparaissent chez Hugues: coniugati, continentes, uirgines (De archa Noe, 630B et Libellus, 692C). Ce sont les tres ordines fidelium, assimilés à ces grains de blé qui, dans la parabole évangélique,
77.
78. 79.
produisent dix, trente, ou cent pour un. Hors de ces trois états de vie rien ne se concevait d'honnête (il fallait être ou vierge, ou marié, ou continent), et leurs membres réalisent plus ou moins profondément le mystère de l'Église, le degré maximum appartenant aux vierges. Ainsi est affirmée la hiérarchie ascendante de ces états de vie, sans préjudice de la perfection personnelle de ceux qui les composent. Des tripartitions analogues mais variées qu'il pouvait trouver chez Augustin, Grégoire, Bède, Raban Maur, Honorius Augustodunensis ou Abélard, Hugues choisit, chez Bède, une des plus spirituelles et des moins sociologiques. On remarquera la finesse d'analyse de ce texte, et l'acuité psychologique qu'elle suppose: le "secum habitare" grégorien (Dialogi, 11) ne suffit pas, car on risque d'y retrouver sa propre agitation et ce "multiloquium" interne dont se plaignait Grégoire le Grand : c'est, non en soi, mais en Dieu demeurant en soi que l'on trouve repos et sécurité. Matth. 6,21 et Le 12,34. Litterati dit le texte: dans ce contexte, ce terme désigne ceux qui mé-
prisent «à la fois l'humble lettre et l'allégorie traditionnelle» (H. DE LUBAC, op. cit., p. 292), d'où le reproche que Hugues leur adresse ici de négliger ou de mépriser !'Écriture. Il y a plus toutefois dans ce passage, réminiscence peut-être de l'expérience de Jérôme au désert, partagé entre le chrétien et le cicéronien qui sont en lui (Ep. XXII,5). Dans le Didascalicon (m,1v) Hugues avait concédé sans enthousiasme
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80.
171
la lecture des poètes, si l'on en a le temps et après avoir sérieusement étudié les arles, sans quoi on se perdra dans les métaphores, pour un acquis bien mince. Si l'on s'y absorbe et si l'on en fait sa compagnie coutumière, comme font ceux qu'il vise ici, on se remplira l'âme de ce qui n'est pas Dieu. Sans céder à une tentation apologétique, il faut souligner ce dernier mot: se refuser à aimer la vie des païens, n'est pas s'interdire leurs ouvrages, mais ce qui y aura passé de leur âme.
Ps. 36,31. Ps. 1,2. 83. Cf. Gal. 5,6 et I Jean 5,4. 84. Ps. 103,25-26. 85. Chez les Pères, la mer aux eaux saumâtres est une réalité négative en elle-même et en ses significations (cf. H. RAHNER, op. cit., pp. 272303). Le Moyen Age dans son ensemble partage cette attitude devant «l'océan de dissemblance» (cf. P. GAUTIER DALCHÉ, Comment penser !'Océan? Modes de connaissance des "fines orbis terrarum" du NordOuest (de /'Antiquité auxuze siècle), dans L'Europe et /'Océan au Moyen Age, Nantes, 1989, pp. 217-233). Le symbolisme de l'arche permettait d'utiliser, à côté de l'image de la construction salutaire, celle, contraire, de l'élément liquide instable. 86. L'amertume est caractéristique de l'amour du monde et vient en gâter les joies, alors que, s'il commence par l'amertume des renoncements, l'amour de Dieu est à la fin plein de douceur (De archa Noe, 619A).
81. 82.
87. 88.
Le 1,48. Cette opinion est celle d'Origène (Homélies sur la Genèse, n,1), que Hugues a cité plùs haut dans le texte. Il faut donc se représenter l'arche de Noé avec cinq étages, dont trois, qui correspondent aux manières d'être dans l'Église pour la vie présente, sont situés en dessous de la ligne de flottaison - c'est-à-dire plus ou moins immergés dans les flots des passions - et deux au-dessus, c'est-à-dire échappant aux vicissitudes de cette condition terrestre. Hugues s'écarte d'Origène, qui tenait pour une forme pyramidale, en faisant s'incliner les parois de l'arche à partir des deux dernières demeures seulement. La raison de ce choix ressortissait à l'exégèse littérale (une pyramide ne peut pas flotter) et il supportera un sens spirituel: les âmes dégagées de la chair peuvent converger vers la divinité par la contemplation.
89.
I
90. 91.
I I
Cor. 3,1. Cor. 2,14. Cor. 2,15.
172
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92.
Cant. 2,9.
93.
Le goût sera, avec le toucher et la vue, les "sens spirituels" qui interviennent le plus souvent. Sur une théorie des "sens spirituels", cf. infra, pp. 239 sq et 243 sq.
94.
Cf. I Cor. 2,14.
95.
Rom. 6,7.
96.
Ps. 145,4.
97.
Cf. I Cor. 15,53.
98.
Hugues reprend dans ces lignes un passage du Periphyseon de Jean Scot (éd. SHELDON-WILLIAMS, Dublin, 1978, I, p. 56, 28-30: corpora sanctorum in rationem, ratio in intellectum, intellectus in Deum ac per hoc tata illorum natura in ipsum Deum mutabimur), non sans lui avoir fait subir quelques modifications (coniungimur pour mutabimur) significatives de son souci d'affirmer l'irréductibilité, dans tous les états, de l'âme et du corps (cf. par ex. De unione, 97-99).
99.
Saint Bernard utilise une tripartition analogue: (Sermones de diuersis, III,9). De même: (In Cantica, LIX,2). Ce passage de Hugues a pu inspirer à Ruysbroeck sa fameuse division entre mercenaires, serviteurs fidèles et amis cachés (L'anneau ou la pierre brillante, VI-VII).
100. Rom. 8,30. 101. Cf. Matth. 3,12; Le 3,17. 102. Ces trois modes de relation ne sont ni exclusifs l'un de l'autre, ni juxtaposés l'un à l'autre, mais le degré supérieur inclut l'inférieur. Le progrès ne s'accompagne donc pas de la désertion d'une étape pour une autre, mais de son intégration en un plan supérieur qui la transforme elle-même également. 103. On trouvera encore chez Hugues des divisions selon les progrès de la constance de la foi (on acquiesce, on estime vrai, on est certain), ou de la connaissance (croire en un Dieu provident, en un Rédempteur à venir, ou déjà venu): cf. De sacramentis, 330D; Mise. 1,18; 1,66. 104. Job 5,3. 105. Ps. 13, 1. 106. Ps. 13,3. 107. Ps. 72,3. 108. Ps. 72,2-3.
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173
109. Ps. 72, 11-12. 110. Cf. Amos 9,15. 111. Ps. 72, 28. 112. Ps. 72,28. 113. Is. 37,31. 114. Ce sont donc au total les trois vertus théologales qui commandent
115. 116. 117. 118. 119. 120.
121.
cette tripartition. La notion de fermeté intervient constamment sous la comparaison de l'emacinement: c'est qu'elle entre dans la définition même de la foi qui comprend, avec la cognitio, la constance dans l'affectus (De sacramentis, 332C). Entre maintes sources possibles: Augustin, Enarrationes, LVI,11; De ciuitate Dei, XXII,XVII. Y. CONGAR, Ecclesia ab Abel, dans Études d'ecclésiologie médiévale, Variorum Reprints, London, 1983, rr,89. Apoc. 13,8. Ces "puissances des airs" désignent, comme en Éphés. 2,2, les armées de celui qui avait "établi son trône à l'Aquilon", Satan. Cf. Ps. 92,1-2. Cf. J. RIVIÈRE, Le dogme de la Rédemption au début du Moyen Age, Paris, 1934, p. I, et pp. 65-95, qui permet de mesurer ce que Hugues doit à saint Anselme pour la problématique et l'inspiration des solutions. L'influence de l'École de Laon et de Guillaume de Champeaux est décelable (cf. O. LorrrN, Psychologie et morale aux XIr et XIIf siècles, t. 5, Gembloux, 1959, no 353-355). Ps. 9,5.
122. Mais, comme le montrera la suite du texte, c'est entre deux seulement
de ces trois- l'homme et Dieu Rédemption.
que se joue l'essentiel de la
123. Cette proposition est centrale dans la dialectique hugonienne. Dans
les modalités de la Rédemption, Dieu n'a pas à sauvegarder la justice à l'égard du diable, car c'est injustement que celui-ci possédait l'homme. Sans doute c'était justement que l'homme était sous le joug injuste du diable : mais précisément cette justice se trouve du côté de l'homme puni et non du diable. La justice à observer dans la rédemption est celle que Dieu se doit à lui-même. La permission divine même dont il est ici question, ne sert pas, comme elle l'avait fait chez saint Augustin, à reconnaître une "quaedam iustitia" au pouvoir du démon (cf. note 26).
174
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124. Insistance révélatrice : le Christ n'est pas la rançon livrée par justice au démon, mais le don fait à l'homme par miséricorde. 125. ls. 9,6. 126. Le 2,14. 127. Ce n'est donc pas la Croix seule qui est rédemptrice, mais aussi l'Incarnation. Par la naissance du Christ il s'est trouvé dans l'humanité un juste, qui, venant en serviteur, satisfait pour le serviteur qui s'est soustrait à Dieu. Par la mort en Croix, peine non due au Christ innocent mais acceptée par lui, le Christ a satisfait pour la peine qui restait due à l'homme pécheur. 128. Hugues a surtout pour but d'enlever à Satan tout prétexte à réclamation. 129. Ps. 9,5. 130. Cf. Éphés. 4,8. 131. La bibliographie, on s'en doute, est abondante sur ce thème qui a connu naguère quelque faveur. Pour Hugues, alors que le thème de l'histoire du salut fut le catalyseur de sa théologie et de sa spiritualité, les études ne l'abordent le plus souvent que sous tel aspect étroit. On pourra voir M.-D. CHENU, La théologie au douzième siècle, 3e éd., Paris, 1976, pp. 62-89 ; W.A. SCHNEIDER, Geschichte und Geschichtsphilosophie bei Hugo von St. Victor, Münster, 1933; surtout l'ouvrage de J. EHLERS, Hugo von Sankt-Viktor, ainsi que l'article si justement évocateur de R. SOUTHERN, Aspect of the european Tradition. Voir aussi un chapitre de H. DE LUBAC, Exégèse médiévale, II/1, pp. 339359 (Histoire de la révélation). 132. L'expression était introduite déjà au xre siècle dans les recueils de Sentences qui formaient les premiers essais de sommes théologiques (cf. A. LANDGRAF, Introduction à l'histoire de la littérature théologique de la scolastique naissante, Montréal-Paris, 1973, p. 45). 133. Pour la présentation des six âges chez Hugues, cf. supra, note 17. Quant aux attaches patristiques de ce thème et à ses premiers développements: A. LUNEAU, L'histoire du salut chez les Pères de l'Église. La doctrine des âges du monde, Paris, 1964. 134. Cf. De scripturis, 24B, qui résume ainsi les diverses périodisations qu'on vient d'exposer: «On divise le cours du temps en deux états, l'ancien et le nouveau, en trois temps, de la loi naturelle, de la loi écrite et de la grâce, et en six âges. >> 135. H. DE LUBAC, Exégèse médiévale, II/1, p. 357.
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136. Remarquons ici en passant qu'il n'est pas exact de dire, comme cela se fait assez souvent par habitude, que le cours du De sacramentis est rythmé par la distinction fondamentale entre l'opus conditionis et l'opus restaurationis. En fait, l'œuvre est scindée en deux parties par l'Incarnation, qui est au centre de l'ouvrage théologique comme elle était au centre de l'histoire : le premier livre va du commencement du monde à l'Incarnation, le second de l'Incarnation à la Parousie. Seul donc l'opus restaurationis est considéré dans le grand ouvrage hugonien. Ce qui y est dit de l'opus conditionis, qui de soi appartiendrait aux philosophes des Gentils (De sacramentis, 204B), l'est en fonction de l'étude de l'œuvre de la restauration, matière propre de la diuinitas, et qui, pour comprendre le relèvement de l'homme, demande qu'on sache quel il fut et aurait dû être. 137. La matière créée sans forme puis formée, préfigure la créature rationnelle recevant la béatitude ; la création de la lumière parmi les ténèbres, la Loi avant la grâce, la venue du Christ en son Humanité et la manifestation de sa divinité; la division des eaux, celle des passions, etc. (De sacramentis, 188C-202D). 138. Cf. H. CLOES, La systématisation théologique pendant la première moitié du XJze siècle, dans Ephemerides theologicae louanienses, 34, 1958, pp. 277-329. L'auteur distingue, dans les essais des summistes du xne siècle, ceux dont le principe organisateur est soit historique, soit logique. Plutôt qu'en situant Hugues dans l'une de ces deux catégories, on aura une plus juste idée de son entreprise en remarquant que son œuvre tente surtout de faire ressortir la logique interne de l'histoire du salut. 139. In Ecclesiasten, 144B. 140. De archa Noe, 680B. 141. Laquelle peut être aussi une préparation au Christ: ainsi le cas de Melchisédech, qui n'appartenait pas au peuple élu, montrait que Dieu avait voulu avoir un peuple même parmi les Gentils (In Hierarchiam caelestem, 1095AC). La frontière qui sépare les deux Cités ne passe pas entre Israël et les Gentils, mais entre ceux qui, dans l'une ou l'autre de ces communautés, sont régis par la charité ou par la convoitise. 142. M.-D. CHENU, op. cit., p. 78. 143. Cf. Dan. 7. Vision mise en œuvre par saint Augustin, De Ciuitate Dei, XVIII, de qui le Moyen Age s'inspirera pour ces considérations. 144. Hugues brosse le tableau de ces commotions politiques dans le De uanitate mundi, 732C-733B.
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145. Cf. M.D. CHENU, op. cit., pp. 78-79; J. EHLERS, Hugo von St.-Viktor, pp. 120-135. 146. On pourrait même ajouter que cette translatio salutis inclut aussi pour une bonne part quelque chose de la translatio studii (sur cette notion, cf. É. GILSON, Les idées et les lettres, Paris, 1932, pp. 183 sq.). Car en remédiant aux faiblesses dont l'homme souffre depuis le péché, les arts libéraux ou mécaniques contribuent à l'opus restaurationis, et leur progrès, à sa pleine réalisation. Or, comme le salut, ils ont aussi une histoire dans le temps et dans l'espace: l'Égypte fut leur mère, puis la Grèce, puis l'Italie ... , et Tubalcaïn, Nemrod ou Socrate, sont placés au principe de la musique, de l'astronomie ou de l'éthique, comme les grandes figures bibliques qui illustrent ou inaugurent chacune des étapes du salut (cf. Didascalicon, III,II). 147. Cf. saint Augustin, Sermo CCLXXX, 1,4 (PL 38). Dans ces lignes de Hugues il s'agit, bien sûr, du serpent dont il est question en Gen. 3. 148. Libellus, 695D-686A. 149. Œ. J. DANIÉLOU, Sacramentum futuri. Études sur les origines de la typologie biblique, Paris, 1950. 150. Un exemple éminent en est le personnage de Moïse (cf. J. CHÂTILLON, Moise figure du Christ et modèle de la vie parfaite. Brèves remarques sur quelques thèmes médiévaux, dans D'Isidore de Séville à saint Thomas d'Aquin, London, 1985, pp. 305-314. On remarquera l'expression, si juste en l'occurence, de "modèle". Le modèle ne peut être qu'extrinsèque à qui l'imite : ce qui est étranger aux considérations hugoniennes. 151. De archa Noe, 674D. 152. Mise. I,91. 153. De sacramentis 339BD. Ces questions ont agité le xne siècle, et Hugues, qui avait échangé avec saint Bernard une correspondance à ce propos, y est revenu plus d'une fois (cf. VAN DEN EYNDE, op. cit., pp. 130-142). 154. Cf. De sacramentis, 345C-346A. 155. Pour Hugues en effet, qui ne sera pas suivi sur ce point par la théologie postérieure, les modalités d'efficacité des sacrements anciens et de ceux de la loi nouvelle sont identiques. 156. Chez Hugues également, comme chez plusieurs auteurs du XIIe siècle, la division en trois Lois (De archa Noe, 777A), car loca significant (De scriptoribus, 23A) et tempora significant (op. cit., 23D). 160. Ce principe fonde la distinction entre les diverses catégories de chrétiens présentées dans la précédente section. 161. Cf. saint Augustin: «Parmi les multiples empires du monde, entre lesquels les intérêts et les passions ont divisé la société, nous en remarquons deux dont la gloire a éclipsé les autres: celui des Assyriens d'abord, puis celui des Romains, différents, mais non sans rapports entre eux, aussi bien dans les temps que dans les lieux. De même que le premier a paru d'abord et le second ensuite, ainsi l'un s'est levé en Orient et l'autre en Occident>> (De ciuitate Dei, XVIII,II,1). 162. La "ligne droite" dont il est ici question est une bande verticale, placée au centre du rectangle que forme le dessin de l'arche et qui va de la proue de l'arche, orientée vers l'Orient, jusqu'à la poupe, tournée vers l'Occident. La terre entoure ce rectangle, avec, à la droite du dessin, et donc au Sud, l'Égypte, et à sa gauche, au Nord, le Septentrion. 163. Hugues prévient toute confusion: «L'Égypte signifie le monde, non point cet univers (non machinam istam ), mais les voluptés du monde et les désirs terrestres>> (De scripturis, 25C) 164. C'est l'interprétation que constamment saint Augustin donne à Babylone, capitale de l'Assyrie, « où prévalait la domination de la Cité impie>> (cf. par exemple, De ciuitate Dei, XVII,XVI,2; XVIII,XLI,2). 165. a. Is. 14,13, où cette ambition est attribuée à Satan. Hugues explique cette préférence: «Babylone est située à l'Aquilon, où règnent perpétuellement froid et obscurité, car le soleil n'y atteint point>> (De scripturis, 23C). 166. Affleure ici une des lois de la pédagogie divine dans le relèvement de l'humanité. Le Christ est venu au moment où l'empire romain avait atteint les extrémités du monde, et en avait réalisé l'unité. Mais c'est aussi le temps où, avec la faillite de la loi de nature ou de la loi mosaïque, le mal est à son sommet : cette constatation sert à Hugues à montrer que les "convenances de l'Incarnation" se vérifient tant du côté d'Israël que des Gentils.
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167. Cf. saint Augustin, Enarrationes, LXX,II,1,48; 51,3. 168. Hugues emploie le mot: «le type de ces hommes se trouvait exprimé dans la personne même du prophète : talium hominum typum in se propheta expressif>> (De archa Noe, 650C). 169. Cf. P. COURCELLE, "Connais-toi toi-même" de Socrate à saint Bernard, t. 1, Paris, 1974, pp. 238-240. 170. Industria, terme technique chez Hugues comme chez saint Bernard, qui désigne la part que l'homme prend dans la coopération à son salut: d'où les précisions que Je paragraphe suivant apporte sur ce point. 171. Sur la connaissance de Dieu en Adam avant le péché, Hugues avoue son impuissance à fournir des précisions. Tout au plus peut-on dire qu'elle était plus grande que celle donnée actuellement par la foi, mais inférieure à celle obtenue dans la contemplation céleste (Cf. De sacramentis, 271CD) 172. Il faut ici rapeller l'opinion de Hugues, pour qui Adam reçut de Dieu deux préceptes : le praeceptum naturae, inspiration intérieure qui l'instruisait de ce qu'il devait désirer ou fuir, et lui permettait de conserver le bien temporel qu'il possédait, et le praeceptum disciplinae, donné de l'extérieur, qui ouvrait la voie aux biens éternels dont il prescrivait la quête et qu'il faisait trouver (cf. De sacramentis dialogus, 23C-24C). S'il avait gardé ces deux préceptes l'homme aurait progressé «du bien de l'innocence par le bien de l'obéissance jusqu'au bien de la gloire» (Mise. I, 107) : là il aurait eu une connaissance plénière de son Créateur. Mais, même avant la gloire, la connaissance de Dieu qu'il avait de par sa création aurait été augmentée par une révélation subséquente s'il avait persévéré dans l'obéissance au praeceptum disciplinae.
173. Cf. Gen. 4,14. 174. Gen. 4,14. 175. Cf. saint Augustin, Confessions, 1,1,1: et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te. Les deux conditions du bonheur: que rien ne fasse défaut et que l'on soit sûr que cette plénitude durera, sont empruntées au De ciuitate Dei, XI,XIII. 176. Eccl. 2,3. 177. Cette question dont le retour régulier rythme toutes ces pages a pour but de faire prendre conscience à l'homme de son état : elle ne porte pas tant sur le lieu que sur l'être. En voyant où il est l'homme verra ce qu'il est devenu. Car quittant la vérité qui était en lui, il s'est quitté lui-même, il a abandonné la vérité de son propre être et son
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authenticité personnelle: il est étranger à lui-même parce qu'il est étranger à Dieu, il est exilé parce qu'il a déserté le lieu intérieur où était son équilibre et sa patrie. Gen. 3,10. Si l'un des premiers effets de la faute est d'inciter à se dérober aux regards de Dieu, un des premiers buts que se propose la pédagogie divine du relèvement est d'amener à rétablir la relation, fut-ce avec un homme encore pécheur. Adam se connaît pécheur, mais se cache, car il ne se reconnaît pas ni ne veut être reconnu comme tel: thématique peut-être d'origine ambrosienne (cf. P. COURCELLE, op. cit., p. 118). L'interrogation "Seigneur où es-tu?" a le même poids que celle qui l'a finalement suscitée "Adam, où es-tu?", c'est-à-dire qu'elle traduit la découverte, en soi, d'une absence, et donc la redécouverte de soi-même comme destiné à être demeure du Maître intérieur. Le déroulement de la pensée de Hugues semble suivre le progrès du processus de relèvement: cette absence de Dieu, lorsqu'elle est perçue, est déjà signe de l'action de celui qui donne de la percevoir. L'aveuglement initial de celui qui ne voulait pas se voir n'est plus total. Cf. saint Augustin, Confessions, VII,XI,17: >. Ces entrées et ces sorties de l'homme vers Dieu par le Christ, évoquent les approches et les retraits de la Vérité par rapport à l'âme pécheresse, dont il a été question dans le Commentaire sur l'Ecclésiaste. La référence évangélique ici donnée tendrait à montrer que, pour Hugues, cette Vérité ne relève d'aucune influence néoplatonicienne : elle est simplement un nom du Bon Pasteur. 218. L'idée de cette coexistence en chaque âme de ces trois économies a pu être suggérée à Hugues par Cassien (Collationes, XXI,24) :
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219. L'œuvre d'où est tiré cet extrait est un ensemble de directives pratiques destinées à guider dans la réalisation d'un dessin qui avait servi de support à des conférences spirituelles (cf. supra, pp. 29-32). 220. On trouvera infra, Pl. VI, le résultat de ces instructions. 221. La suite du texte de Hugues montrera davantage encore à quel point cet emploi des couleurs correspond au mieux aux fonctions qu'on a pu leur assigner au Moyen Age: «Tout décor situe chaque individu ou chaque groupe d'individus à sa juste place ; il établit des systèmes hiérarchiques, crée des associations, des oppositions, des correspondances; il dit où l'on se trouve, à qui l'on a affaire>> (M. PASTOUREAU, Figures et couleurs. Étude sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, 1986, p. 51).
222. De même que les pécheurs dans l'Église y sont comme un corps étranger, de même les justes qui vivaient alors que régnait socialement une autre économie que celle de la grâce n'étaient pas dans le milieu qui correspondait à leur état intérieur réel. 223. Éphés. 2,3. 224. Emprunt à saint Augustin, De ciuitate Dei, XXII,24,44-45. L'histoire doctrinale désignera plus tard cette "scintilla rationis" sous le nom de syndérèse. 225. Rom. 2,14. 226. Cf. Gal. 5,16. Hugues ne distinguera pas toujours aussi clairement cette ambivalence de la notion de loi naturelle. 227. Cf. Rom. 5,5. 228. La dialectique intus/foris régit aussi la révélation. Dieu se révèle à l'homme par la nature et par la grâce. Dans le premier cas, il lui parle alors au-dedans par la raison, et au-dehors par les créatures ; dans le second il se révèle extérieurement par un enseignement reçu grâce à des aspirations intérieures (cf. C. SCHÜTZ, Deus absconditus, p. 34). 229. Hugues écrivait cette phrase en 1128-1129. Il avait pu rencontrer la notion de ces croyants "sociologiques" dans le Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien d'Abélard, composé vers 1125-1126 (éd. R. THOMAS, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1970, lignes 99-113). 230. C'est l'opinion de saint Augustin qui est ici mentionnée: avant la loi l'homme était inconscient du péché au point de ne pas penser même que le péché puisse exister (cf. A. LUNEAU, op. cit., p. 365). C'est donc de quoi l'instruira la Loi mosaïque sans lui donner les forces d'éviter le péché. 231.
a. Rom. 3,20; Gal.
2,16.
184 232. Lam. 4,5. 233. Cf. Jac. 2,14-26.
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TROISIÈME PARTIE L'ÉCOLE DU CLOÎTRE
Pour un moine le cloître est une école, école du service du Seigneur, comme disait saint Benoît, école de la charité ou école du Christ, comme dit saint Bernard, ou même école de "philosophie chrétienne" comme dira Guerric d'Igny1. L'expression de "philosophie chrétienne" pour désigner la vie religieuse remonte pour le moins au haut Moyen Age2, et la conception du monastère comme école est reprise de la Règle de saint Benoît3, mais le rapprochement, nouveau, de ces deux expressions, montre chez ceux qui définissaient ainsi leurs monastères la volonté de les affirmer comme autant d'écoles de christianisme authentique en face d'autres écoles dont ils ne voyaient pas sans crainte l'émergence et qu'ils soupçonnaient d'adultérer l'esprit évangélique. L'attrait que ces dernières pouvaient exercer sur des jeunes gens était vu comme une tentation d'infidélité à une éventuelle vocation religieuse, et il fallait alors choisir, entre le cloître ou l'école4, entre deux manières de vivre et deux manières d'apprendre. Une telle mise en demeure n'avait pas lieu d'être à Saint-Victor où existait une école dans l'abbaye, où l'abbaye était une école de vertu, et où surtout ces deux écoles, loin qu'elles fussent rivales, se complétaient plutôt: le programme même des études y était aussi le directoire spirituel. Si l'école dans le cloître doit introduire aux savoirs de l'allégorie, qui présupposent les arts libéraux, l'école du cloître doit guider dans les sentiers de la vertu, c'està-dire d'une tropologie pratiquée, et l'une ne peut être parfaite sans l'autre. Le choix qui s'offrait dès lors était à la fois celui d'une forme de vie et d'une manière d'apprendre. Ainsi novices ou étudiants - et ce sont les mêmes souvent ont même maître, et Hugues s'adressera à eux au cours de son De institutione nouitiorum en des termes qui montrent ce qu'il voit en eux et en leur cloître: «Puis donc que vous êtes venus à l'école des vertus pour apprendre ... »5• Que le cloître soit également perçu comme un nouveau paradis n'éloigne pas de cette métaphore scolaire, puisque le jardin d'Éden était lui-aussi une école, «où Dieu avait mis l'homme comme en un lieu de discipline et une école de vertus, où il s'exercerait à l'obéissance aux commandements »6. C'est aussi le programme de l'école du cloître. La connaissance qu'elle tend à dispenser est désignée par l'expression de disciplina. Ce terme se rencontre très souvent chez Hugues en compagnie
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L'ÉCOLE DU CLOÎTRE
d'un autre qui lui donne son sens, exercitium 7• La "discipline" désigne donc ce savoir que le discipulus reçoit de son maître, savoir qui porte sur l'art de vivre, et qui, quoiqu'encore théorique, est immédiatement tourné par son objet même vers la pratique : c'est en quoi la disciplina se distingue de la tropologia. Ce savoir a comme application la direction de la vie morale dans son aspect extérieur, dans la mesure où celui-ci traduit les dispositions intérieures8 • Il est donc situé en ce passage du Joris à l'intus si constamment présent à la pensée hugonienne. Lorsque ce savoir informe effectivement la conduite, on parle d'exercitium discJtlinae. Par là, l'école du cloître, qui est une schola disciplinae , se distingue des autres écoles, car son enseignement ne transmet pas un simple savoir, il demande une pratique des vertus, un exercice moral et spirituel10• Pour apprendre vraiment la vertu il n'est pas d'autre moyen que de la pratiquer 11. Ainsi conçue, l'école de vie religieuse qu'était l'abbaye apparaît comme un lieu où s'exerce la vie spirituelle, selon des modalités lecture, méditation, contemplation - que Hugues décrit en vue d'y guider ses élèves. Elle est aussi le lieu d'une expérience spirituelle qui retiendra l'attention du victorin, désireux d'en rendre compte. En ces deux domaines, Hugues a pu apporter des qualités d'observation qui atteignent une particulière acuité lorsqu'il s'agit de considérer non seulement des états d'âme, mais des comportements, et une aptitude à les rendre en des tableaux frappants. Ce qui est assez exactement un talent de moraliste.
189 A. UN MORALISTE
A l'époque où le jeune maître de l'abbaye parisienne donnait à ses élèves le programme de leurs études et de son enseigne-
ment et les conseillait sur la manière de s'y livrer, il rédigeait également le De institutione nouitiorum, qui prend rang à côté du Didascalicon. C'est que si l'un est un « art de lire », comme le Chronicon sera un « art de vérifier les dates » 12, le De institutione nouitiorum est un "art de vivre" et de se comporter religieusement. Et comme il dispense un savoir (disciplina), on peut le regarder à bon droit, dans toute la force de l'expression, comme un manuel de "savoir-vivre" claustral, réglant le geste, la tenue et les propos. Qu'un "maître en divinité" descende à de tels détails ne doit pas étonner. On peut y voir un souvenir des origines de l'abbaye et du Cloître Notre-Dame, où, du temps de Guillaume de Champeaux, le magister était non seulement chargé de l'instruction de ses élèves mais aussi responsable de leur éducation et de leur comportement 13• Le rappel de règles élémentaires de vie sociale était en outre rendu nécessaire dans le monde claustral du xne siècle par la fermeture des écoles internes qui accueillaient des enfants en principe destinés à l'état religieux et ainsi formés dès leur jeune âge à la vie commune et à ses règles. Parallèlement, l'âge de l'entrée en religion tend à s'élever, et les nouvelles recrues apportent avec elles des habitudes séculières dont il faut travailler à les défaire. Hugues y pouvait réussir grâce à sa capacité d'observation des comportements, dont les pages suivantes donneront un aperçu. et surtout, puisque ces conseils pratiques viennent d'un magister diuinitatis, par sa capacité à relier les préceptes à un ensemble plus vaste où ils trouvent leur justification. La notion englobante à laquelle Hugues rattache ses prescriptions très concrètes ne saurait avoir une plus vaste extension, car c'est celle d'uniuersitas. L'uniuersitas désigne d'abord le cosmos en son entier, œuvre toute d'harmonie au point que Hugues, après Boèce, parle à son propos de « musique du monde », pour désigner l'harmonie des astres et des saisons, de leur retour et de leur succession. A cette musique cosmique répond en contrepoint celle d'un microcosme : l'homme également doit faire entendre
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la musique d'un agir bien réglé, d'une démarche de l'esprit et du corps qui soit selon la mesure, d'une ordonnance tempérée des vertus et des puissances de l'âme. D'où une troisième musique: l'accord parfait qui sonne quand règnent entre le corps et l'âme l'harmonie à laquelle ils sont destinés, cette société et cette "amitié naturelle" par laquelle le corps sert l'âme et l'âme le 14 meut en lui étant attachée par des liens d'affection • Pour le chrétien et pour le religieux, cette première uniuersitas n'est pas la seule à laquelle il se rattache, dans le cas du macrocosme, ou qu'il constitue, dans celui du microcosme. Le reli~ieux relève aussi de deux autres ensembles qui le dépassent: l'Eglise universelle et son abbaye, et de ces deux corps, sociaux et mystiques, il est un membre. La métaphore paulinienne sous-tend alors la pensée de Hugues: dans le corps social religieux qu'est une abbaye, le maintien de chacun et son comportement dans ses charges ou dans les exercices conventuels contribuent à l'harmonie de l'ensemble dont il est membre, tout comme les mouvements de son corps sont facteurs de l'harmonie personnelle : «Le corps humain est comme une république, dont chacun des membres a reçu une charge (officium). Si l'un des membres veut s'ingérer de façon indue dans l'office de l'autre, il trouble la concor15 de de l'ensemble (concordia uniuersitatis) » , et, peut-on ajouter, il se trouble lui-même du fait des activités qu'il ambitionne (cf. texte no 1). L'ordonnance de la république du corps (respublica corporis), où chaque partie est à sa place, favorise l'ordonnance de la communauté canoniale, où chaque officium -c'est le même mot - est soigneusement déterminé par le Liber ordinis, avec ses 16 attributions, et également la manière de les remplir • Car il importe non seulement que le geste porte sur une tâche légitime, mais surtout qu'il soit tel qu'il convient: importance du mode et de la mesure qu'on retrouvera à Saint-Victor lorsqu'il s'agira d'en expliquer le rôle dans la constitution de l'acte bon ou mauvais 17• Il est un idéal de sérénité et de paix qu'un religieux doit attester dans sa démarche et ses gestes: cette vue des Insti18 tutiones de Cassiodore inspire les considérations de Hugues . Il définira ce que doit être le maintien religieux par la description de son contraire. C'est l'occasion de scènes pittoresques, proches de la satire, où sont peints avec leurs ridicules celui qui marche
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en battant l'air de ses bras, celui qui écoute la bouche ouverte, drape son habit dans une pose affectée, ou se tient mal à table : bref, tous ceux « qui ne savent pas maintenir leur corps dans une juste harmonie» (cf. texte no 2/9 • Tant de prescriptions, et si minutieuses, ne pourraient laisser l'impression d'un écrasement des personnalités au profit du corps social que si l'on oubliait la nature de l'harmonie de l'uniuersitas qui est ici en cause. L'harmonie qu'il s'agit de conserver ou de rétablir, n'est pas seulement la concorde de l'individu avec son entourage, mais aussi et d'abord celle de l'homme avec lui-même, qui s'accompagne de la consonance de la "musique du monde" avec la "musique de l'homme" 20. Par cet épanouissement de la personnalité en qui l'âme et le corps sont à l'unisson entre elles et avec le milieu ambiant, les volontés et les pensées du cœur sont régies et modérées en sorte que tout dans l'ensemble concourt à la beauté (decor) de l'ensemble21 • Et la concordia ainsi promue n'est autre que le cor unum et l'anima una que recommandait aux victorins la Règle de saint Augustin22 • 1. Des mœurs du cloître: le zèle amer
Ces considérations auront mis en mesure de comprendre pourquoi, s'agissant d'une disposition des plus "spirituelles", celle de l'orgueil, Hugues signale, outre les déchéances intérieures successives qu'il entraîne, les chaînes de conséquences négatives quant à la vie de la communauté canoniale. Il procède en clinicien et thérapeute, indiquant la racine du mal. Suivant l'exemple de saint Grégoire, il décrit l'engendrement des vices à partir de leur principe - ici l'orgueil spirituel -jusqu'à ses suites, le zèle amer qui rend importun à chacun et à soi-même. Pour ce faire, une figure de rhétorique s'imposait qu'Isidore de Séville appelait "climax", "gradatio" ou "catena" (Étymologies, 11,21)23, bien propre à manifester jusqu'en la structure même du discours l'enchaînement des vices. Certains s'élèvent d'emblée bien haut dans la contemplation grâce au repos qui leur est divinement accordé. Mais voient-ils
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d'autres frères plus simples occupés à des actions terrestres, 24 qu'ils les comparent avec eux-mêmes et les méprisent • Dans le même temps qu'ils sont eux-mêmes stériles en bonnes actions, ils n'en redoutent pas pour autant de juger les bonnes actions d'autrui. N'ayant cure de se tenir dans l'humilité, ils sont ébranlés par le vent de l'orgueil et choient des hauteurs de la contemplation. Jetés à bas, les voilà exposés à diverses erreurs et tiraillés en tous sens hors de la paix intérieure. Le principe de ces erreurs consite en ce qu'ils refusent de reconnaître humblement leur faiblesse, et s'enorgueillisent du don reçu de Dieu. Ils doivent nécessairement déprécier à leurs yeux les actions d'autrui, ceux qui prisent leurs mérites avec si peu de retenue. Impossible aussi de prétendre juger la vie d'autrui sans s'être déjà bien enflé5. Une fois commise, cette erreur distille largement son venin dans l'âme. D'un rampement furtif, s'insinuant dans tous les mouvements de l'âme, elle modifie les volontés, dissipe les résolutions, dévie les pensées, corrompt les désirs et amène les soucis superflus. Et parce que une fois enflée d'elle-même l'âme a appris à avoir d'elle une haute estime, elle dédaigne de soumettre ses actions au contrôle de la raison et se trouve d'autant plus à l'aise dans l'examen minutieux de la vie d'autrui, qu'elle croit qu'il n'y a rien à reprendre en elle-même. Pourtant cette superbe se drape d'abord de l'apparence d'un bon zèle et convainc l'esprit qu'elle abuse qu'on n'aime pas parfaitement la justice si l'on donne son consentement à la faute d'autrui, et que négliger, quand on le peut, de reprendre le délinquant, c'est consentir sans réserve à la faute d'autrui. Ainsi prévenu - et bien mal - l'esprit que trompe cette erreur se livre tout entier à la curiosité. Peu à peu le mal s'aggrave. On avait d'abord pris l'habitude de poursuivre à outrance les manquements des autres, on en vient maintenant de propos délibéré à accuser ouvertement ou à interpréter avec malveillance tout ce qu'on voit. Si d'aventure ces gens-là voient certains s'affairer un peu pour l'utilité commune, ils les déclarent cupides ; ceux qu'ils voient prévoyants, ils les disent avares. Se montre-t-on affable et souriant pour tous ? On vous dit flagorneur. Au contraire laisse-t-on paraître un visage habituellement triste ? On vous croit consumé d'envie. Ceux qu'ils voient dévoués et pleins d'allant dans leurs charges, ils les affirment
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légers et inconstants ; ceux qu'ils trouvent faibles ou lents, ils les accusent de paresse ou d'indolence. Vous êtes tempérant? C'est que vous souffrez d'hypocrisie. Vous avez plutôt égard à la nécessité ? Alors vous êtes livré à la débauche. Et cette erreur traîne à sa suite bien d'autres désordres encore. Souvent cette curiosité mauvaise, cette peste, préoccupée de percer malhonnêtemen t les secrets d'autrui, ne laisse pas de soupçonner des vices, quand bien même elle ne trouve rien qui se puisse justement reprendre. Arrive-t-il qu'elle découvre quelque chose qui mérite le blâme, ce n'est pas à la compassion, mais au mépris qu'à l'instant même elle amène l'esprit enflé. Le mépris excite la colère parce que l'âme enflée d'orgueil trouve insupportable tout ce qu'elle souffre de celui qu'elle méprise. La colère croît ensuite en indignation, l'indignation engendre l'injure, l'injure donne naissance à la haine; avec le temps la haine se mue en envie, l'envie fait naître le dégoût dans l'âme; le dégoût pénètre le cœur et le ronge comme une vermine, la joie intérieure est étouffée et la conscience dépérit. L'âme devient pesante à elle-même, et, comme un plomb qui reste immobile, elle est impuissante à se redresser. Celui qui d'abord avait accoutumé de pénétrer les cieux sur les ailes de la contemplation tombe à présent au-dessous de lui-même, accablé d'un poids bien lourd26 • Il prend en horreur les ténèbres qu'il souffre intérieurement, et voudrait, si possible, se fuir lui-même. Il abandonne donc la demeure de la conscience, il se répand au-dehors et s'ingère dans les affaires terrestres pour, dans cette occupation, pouvoir oublier ses maux. Comme, au regard de ce qu'il souffre intérieurement, tout autre mal lui paraît plus léger, ce malheureux va jusqu'à aimer les douleurs de ses occupations extérieures. Et comme à cause d'un long dégoût, le palais de son cœur a désappris le goût de la véritable douceur, c'est avec avidité que l'âme altérée s'abreuve du vinaigre de la concupiscence charnelle. Le diable qui la surprend dans les soucis extérieurs la corrompt, et comme elle n'est plus éclairée par aucun discernement, il l'entraîne vers tous les gouffres d'erreur qu'il lui plaît. Puisqu'on vient de dire à quels maux notre orgueil nous précipite, il est juste de considérer aussi ce qu'est le remède par lequel la grâce divine nous restaure. Cet antidote est tel que
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non seulement il redonne la santé première, mais ajoute une plus grande force ; non seulement il restaure ce qui avait péri, mais y ajoute encore ce qui avait fait défaut. Ainsi Dieu, louable et glorieux en toutes choses, qui seul est miséricordieux et bon, qui gratuitement octroie ses dons et gratuitement restaure ce qui était perdu, ce Dieu, alors que nous étions indignes même de retrouver ce que nous avons perdu, nous le fait recouvrir, et de telle sorte que l'on croirait être tombé non pour un anéantissement, mais en vue d'un progrès. Celui que la sagesse avait fait grandir s'est enorgueilli de son élévation: il lui est bon d'être jeté à bas et de s'habituer à élargir sa ramure. Il lui est bon d'interrompre l'application à la contemplation, d'être temporairement contraint à sortir et d'avoir à s'occuper des biens extérieurs pour que l'expérience lui apprenne combien il est malaisé de donner ses soins aux choses extérieures dont il a la charge, sans cependant abandonner, grâce au désir, les intérieures27 • Il prend conscience de son incapacité à remplir la charge qu'il a reçue28 : qu'il sache ainsi ce qu'il aurait dû penser de ceux qu'il méprisait inconsidérément alors qu'ils occupaient la même place. Et comme une plus grande sollicitude s'accompagne pour l'ordinaire d'un pouvoir plus grand, que ces soucis soient pour lui un exercice qui lui apprenne prévoyance et circonspection, et qu'il ne s'assoupisse point dans l'inaction, en sorte que l'âme prenne de l'assurance avant le danger et porte attention non seulement à ce qui arrive, mais encore à ce qui peut arriver. Si la fortune lui sourit, qu'il ne s'y fie pas trop; dans l'adversité, qu'il ne perde pas confiance; qu'il méprise également tout ce qui, bon ou mauvais, doit prendre fin; que sa prudence prévienne tout événement; qu'il s'efforce de devancer les besoins de ses amis ; qu'il ne se fie pas plus qu'il ne convient à son propre sentiment; qu'il aime tout le monde, mais n'accorde pas à chacun une égale confiance; qu'il rende aux supérieurs l'obéissance qui leur est due, aux égaux la dilection, et qu'il témoigne une paternelle sollicitude aux inférieurs. Et qu'ainsi les différents exercices des vertus étendent les ramures de sa sagesse. Jusque-là cet arbre de la sagesse poussait chétivement, comme un roseau flexible, un tronc dépouillé. Désormais, fortifié déjà par une pratique soutenue des vertus et revêtu tout alentour de la frondaison de la
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circonspection, il prendra un nouvel essor vers les hauteurs. Il est d'autant meilleur qu'il est plus robuste, plus exercé, plus orné de la circonspection, si bien que le fait même de le tailler semble lui avoir été profitable. (De archa Noe, 655D-657D) 2. Leçons de savoir-vivre claustral: des bonnes manières à table
Hugues avait décoché, quand il avait fallu caractériser la personnalité d'Abélard et la conduite de ses élèves, des traits qui portaient. Un peu moins affinés peut-être sont ceux qui suivent. La satire des ridicules du cloître est fréquente dans la littérature spirituelle, et la plus amène29, et tout particulièrement celle qui porte sur la table et ses plaisirs, qu'après Hugues saint Bernard ne laissera pas de côté (Apologia, IX). Mais il omettra la leçon de bonnes manières donnée aux jeunes victorins, au genre de vie «plus courtois, même au sens littéral du mot », que celui des cisterciens30 et aux usages plus "urbains", en tous les sens du mot également. A table, il convient d'observer deux genres de préceptes. Là en effet on doit suivre les règles relatives à la tenue et celles relatives à la nourriture. Les règles de la tenue regardent l'art de se taire, la retenue du regard et la maîtrise de soi. Il est nécessaire en effet de garder le silence pendant les repas, car la langue, prompte en tous temps à tomber dans le péché, se livre à la parole plus dangereusement encore une fois échauffée par des excès de table. Aussi ce riche qui sur la terre s'était livré à sa faconde, eut-il à souffrir davantage en sa langue d'une soif ardente, une fois mis en enfer31 . La retenue des regards est nécessaire dans les repas, car c'est une particulière inconvenance que de vagabonder des yeux, ou de regarder autour de soi ce que font les autres avec curiosité, disons plus, avec impudence. Mais plutôt, les yeux modestement baissés, qu'on ne considère que ce qui est devant soi ou à côté de soi. Il ne faut pas non plus négliger la maîtrise de soi, en sorte qu'il n'y ait rien d'indécent ou de déshonnête dans la tenue ou dans les gestes. Qu'on ne fasse rien avec bruit ou agitation. Au
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contraire, que les mouvements, modestes et tranquilles, soient réglés. Il ne faut pas imiter ceux qui, en s'asseyant à table, trahissent par les mouvements désordonnés de leur corps l'agitation de leur âme. Ils secouent la tête, découvrent leurs bras, lèvent les mains. On croirait, devant les grands efforts et les gestes malséants qu'ils montrent, qu'ils vont, non sans grande inconvenance, se jeter sur tout le repas pour l'engloutir en une seule fois. Ils halètent, ils ont le souffle court, au point qu'on croirait qu'ils cherchent à élargir l'accès qui mène à leur ventre rugissant, comme s'ils avaient un gosier trop étroit pour fournir en suffisance à leur estomac affamé. Assis à leur place, ils parcourent des yeux et des mains à la ronde tout ce qui est près ou loin. En même temps ils rompent les pains, versent les vins dans les coupes et les patères, il se font une ceinture de plats, et tels un roi qui va se lancer à l'assaut d'une ville assiégée, ils se demandent par quel point commencer l'attaque, quand leur désir serait de donner l'assaut de tous les côtés à la fois. Je viens peut-être en disant cela d'en dire plus qu'il ne fallait et de dépasser les bornes de la convenance :c'est que parfois l'impudence est incapable de rougir à moins d'être clairement confondue. C'est donc de ces trois façons qu'à table l'on doit observer les règles de conduite qui nous concernent nous-mêmes : c'està-dire refréner la loquacité de sa langue, interdire à ses yeux de vagabonder à la ronde, et se tenir avec modestie et tranquillité. Il y a encore trois règles de conduite qui regardent la nourriture et qui touchent à ce que l'on prend, à la quantité que l'on prend, et à la façon dont on le prend. Se conformer aux règles qui concernent ce que l'on prend c'est ne pas rechercher de mets trop coûteux et choisis, ne pas en réclamer de trop rares et hors du commun et ne pas en désirer qui soient préparés avec trop de soin et de recherche. Dans le premier cas on est convaincu d'amour du luxe, dans le second de curiosité et dans le troisième on est taxé de manque de simplicité. On en trouve en effet dont les gosiers souffrent d'une maladie assez ridicule et qui ne peuvent avaler que des mets gras et délicats. Et s'il arrive qu'on leur serve une nourriture peu abondante ou frugale, les voilà qui mettent en avant la mauvaise digestion de
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leur estomac, la sécheresse de leur poitrine, leurs maux de tête, ou des excuses du même genre, aussi inconsistantes32• D'autres ont un ferme dédain pour la délicatesse et le luxe des aliments, mais ils méprisent entièrement, avec une violence égale et qui n'est pas plus acceptable, l'usage d'une nourriture commune. Ils recherchent des plats d'un genre neuf et extraordinaire, si bien que pour l'estomac d'un seul, une foule de serviteurs parcourt les bourgades environnantes. Et en recherchant dans les déserts ou dans de lointaines montagnes une racine inconnue, ou en ramenant quelque petit poisson de gouffres dont ils ont scruté les profondeurs, ou encore en cueillant quelques fruits hors de saison sur des arbrisseaux desséchés, ils cherchent à satisfaire la violence de leur appétit. A parler vrai, je ne vois pas clairement quel défaut les agite, à moins peut-être que quelque orgueil spirituel ne les fasse se réjouir d'occuper beaucoup de serviteurs à leur service, ou encore que, enflés de vanité, ils veuillent différer d'autrui dans leur nourriture dans la mesure où ils veulent paraître s'en distinguer par le mérite. D'autres mettent un soin trop minutieux à la préparation des plats, imaginant mille variétés de cuissons, de rôtissages ou de condiments et réclamant, avec des envies de femme enceinte, des aliments tantôt tendres, tantôt durs, tantôt froids, tantôt chauds, tantôt bouillis, tantôt rôtis, assaisonnés tantôt avec du sel, tantôt avec du poivre, tantôt avec du cumin33 • Ceux-là, il ne suffit pas de les reprendre, il faut aussi s'en moquer : ce sont des taverniers qui ne veulent connaître pour tout instrument de mesure que leur palais et leur goût. Aussi, contre ces défauts qu'il faut guérir, la rigueur de la discipline est nécessaire pour contenir dans les limites convenables l'avidité de ces gosiers, en sorte qu'elle ne se porte pas à désirer des plats exagérément délicats, ou nouveaux, ou minutieusemen t préparés. Viennent ensuite les règles qu'il faut garder quant à la quantité de nourriture à prendre. Pour moi je mettrais la mesure en ce qu'il n'y ait rien contre la bienséance et rien de plus que le nécessaire. Les estomacs n'ont pas tous même capacité : aux uns telle quantité suffit, aux autres il faut autre chose34 • Celui à qui peu suffit tombe dans l'excès avant même d'atteindre la gloutonnerie ; celui qui a besoin de beaucoup blesse souvent les bienséances de la table avant même de tomber dans l'excès.
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Ainsi donc, que celui à qui peu de chose suffit se tienne particulièrement en garde contre l'excès, et que celui qui a besoin de beaucoup ait davantage égard à la bienséance, en sorte que l'un n'en vienne à ce qui serait honteux qu'en dépassant les bornes de la tempérance, et que l'autre n'en vienne à tomber dans l'excès qu'après avoir oublié la bienséance. Enfin les règles touchant la nourriture fixent aussi comment l'on doit prendre ses repas, à savoir avec propreté et tempérance. Qu'il suffise de donner quelques exemples de malpropreté à table : si l'on remarque en l'un ou l'autre quelque chose qui s'applique à soi, on pourra aisément, par analogie, être attentif à tous les points. Certains, voulant vider les assiettes, font égoutter sur la table la graisse des viandes, et, le contenu une fois exprimé, reposent le reste à sa place. D'autres en buvant plongent à demi leurs doigts dans les coupes. D'autres essuient leurs mains souillées 35 sur leurs vêtements, et se remettent à triturer les viandes • D'autres se servent de leurs doigts en guise de cuillère pour pêcher leurs légumes : comme s'ils voulaient à la fois se laver les mains et se remplir le ventre. D'autres reposent dans le plat des pelures à demi rongées ou des galettes où ils ont mordu, et faisant des boulettes avec ce qui leur reste entre les dents, ils les mêlent à leur boisson. Il faudrait rougir de dire cela si certains n'avaient pas hésité à le faire. Qu'il supporte maintenant la honte de l'entendre, celui qui n'a pas voulu régler sa conduite. Mais en voilà assez pour illustrer la malpropreté et la mauvaise tenue à table. Par tempérance dans la nourriture, nous voulons dire que l'on doit manger avec quelque lenteur et sans hâte exagérée: mais en cela si nous nous efforçons de conseiller à tous de garder, si possible, la manière et la mesure qui conviennent, nous n'avons pas la prétention de fixer aucune loi, car ainsi qu'on l'a dit plus haut, il faut cela à l'un et ceci à l'autre. Voilà donc, frères, ce que, chemin faisant, nous vous avons dit sur la science et la discipline. Quant à la bonté, priez Dieu qu'il vous la donne36 • Ainsi soit-il.37 (De institutione nouitiorum, 949A-952B)
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«Pour vous, frères, qui êtes déjà entrés en l'école de la discipline (schola disciplinae), il vous faut en premier lieu chercher dans la lectio diuina ce qui formera vos mœurs à la vertu38 ». Hugues vient ainsi de nommer la première des activités qui se déploient en l'école du cloître, à côté de la disciplina dont les religieux font l'apprentissage, et qui ne se bornaient pas à régler une conduite extérieure, même mise en consonance avec des dispositions intérieures. On peut légitimement les grouper sous l'expression d'exercices spirituels39• Hugues a varié dans l'énumération des exercices dont l'ensemble constitue la vie s.Eirituelle, suivant qu'il en explicitait l'un ou l'autre des éléments . Sous ces variations demeure la séquence fondamentale, déjà traditionnelle du temps de Hugues mais qui sera généralement adoptée après lui par les auteurs spirituels : lectio-meditatio--contemplatio 41 • Quand il veut être complet, et c'est le cas dans un texte-programme comme le Didascalicon, il insèrera entre la méditation et la contemplation, l'oratio et l'operatio42. Le premier de ces "exercices spirituels" est donc la lecture. Le Didascalicon nous a préparé à entendre par là l'enseignement du
maître, la lecture personnelle ou commune, l'étude proprement dite, à base d'explication textuelle, ou encore la lectio diuina. Vaste signification, qu'il faut étendre encore: car si la lecture suppose toujours un livre et un regard porté sur lui, il est autant d'espèces de lectures qu'il en est de livres ou de regards. Or aux yeux du maître de Saint-Victor, comme de ses disciples, plusieurs livres s'offraient. Ou plutôt, il s'agit d'un même livre, écrit une fois à l'intérieur, et deux fois à l'extérieur43• La première écriture, primordiale, restait hors de toute atteinte quel que fut l'état spirituel du lecteur, c'était la Sagesse éternelle portant en elle-même inscrits ses desseins qu'elle était seule à pouvoir connaître, étant seule à se connaître. Désireuse de se répandre, elle sortit et s'écrivit en la création44• C'est alors le livre de ce monde, dont les créatures sont comme autant de mots écrits par le doigt de Dieu pour manifester et signifier l'invisible Sagesse, en parti-
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culier dans la beauté de l'univers45• Mais un obstacle se dresse sur le chemin de cet accessus ménagé par ce premier exitus. Et c'est par où une anthropologie spirituelle se greffe sur une description des exercices spirituels. Tel qu'il était sorti des mains de Dieu, l'homme avait un triple regard : l'œil de la chair voyait le monde et ce qu'il contient (extra se), l'œil de la raison voyait l'âme et ce qui était en elle (in se), et par l'œil de la contemplation l'âme voyait Dieu en elle et ce qui était en Dieu (intra se et supra se). Mais après l'invasion des ténèbres intérieures qui suivit la faute, si l'œil de la chair est resté ouvert, l'œil de la raison est devenu myope et l'œil de la contemplation aveugle 46 • Désormais, devant ce livre du monde où la Sagesse éternelle avait voulu s'écrire, l'homme est comme un illettré ; il en regarde les caractères mais n'en saisit pas le sens. Plus: il ne peut plus se connaître lui-même. Les desseins de la Sagesse éternelle sur lui, manifestés dans le livre du monde, lui devenant impénétrables, son être propre lui échappe. Image de Dieu, l'âme, le méconnaissant, ne peut que se méconnaître elle-même, et le livre de sa conscience est également fermé aux yeux de sa raison47 • A fortiori en est-il de même pour l'œil de la contemplation, qui ne remonte plus de la pulchritudo operis à la Sapientia Conditoris. Incapable de lire cette écriture première, le regard de l'homme devait recevoir pour et par un autre livre (scriptura secunda) la lumière qui lui faisait défaut. Ce livre nouveau qui apporte, avec quelque chose à déchiffrer, la capacité même de le déchiffrer, c'est la sagesse Incarnée en la personne du Christ, livre écrit à l'intérieur, car il est le Verbe, et livre écrit à l'extérieur, car il est le Verbe incarné48 • Par l'extérieur, il s'offre à l'imitation de ses actes, par l'intérieur, à la contemplation. Si l'Écriture sainte est un livre et doit être lue, c'est en tant qu'elle n'est point séparable du Christ-livre et qu'elle appelle une lecture "chrétienne" 49 • De ce livre unique écrit de diverses façons, ou de ces divers livres50 que sont le monde, l'âme, le Christ et la Bible, les exercices spirituels du cloître victorin instituent donc une lecture. Mais ils ne se bornent pas à cette activité initiale et chacun de ces livres, ou chacune de ces écritures appelle une méditation: in creaturis, in scripturis, in mor!bus, suivant qu'il s'arit du livre du monde, du Christ ou des Ecritures, ou de l'âme5 • Cette médita-
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tian a vocation à s'épanouir en contemplation, une contemplation du monde (speculatio), une contemplation de Dieu, qui est aussi contemplation de l'âme, puisque c'est en celle-ci qu'est saisi Dieu présent. Chacun des exercices spirituels dont les divers livres sont objet ou occasion, ne sont pas des activités mentales hétérogènes l'une à l'autre. Un dynamisme intrinsèque amène la lectio à se transformer en méditation, et le labeur de la méditation est une préparation au repos de la contemplation qu'elle fait désirer. L'unité d'une telle vie spirituelle apparaît plus encore si, outre la nature de ces exercices, on considère l'objet auquel ils s'appliquent. En épelant un à un les mots du livre du monde- c'est-àdire en considérant telle créature - l'esprit découvre que pour être perçue dans sa singularité même cette créature doit être mise en rapport avec les autres dont la vue d'ensemble est précisément la contemplation. Dans le cas des Écritures saintes, la lecture de la liftera, on le sait, renvoie à une res, laquelle est principe de connaissance de la vérité (allégorie) ou d'amour de la vertu (tropologie). Mais en la méditation de ces deux significations, gît un appel à leur propre dépassement: c'est que l'allégorie et la tropologie réunies, c'est-à-dire l'amour porté par la connaissance, ne peuvent que livrer accès à ce diuinum illud ad quod ducit diuina Scriptura, qui est atteint par la contemplation anagogique, à la fois intellectuelle et affective52. Quand il est question du Christ comme Livre, écrit au-dehors par son humanité et au-dedans par sa divinité, Hugues précise qu'au-dehors il est lu par l'imitation (legeretur per imitationem), mais qu'au-dedans -en sa divinité -, il est contemplé, et nous savons d'ailleurs que l'humanité du Christ est voie d'accès à sa divinitë3. Mais il faut s'entendre sur la nature de ce dépassement auquel les apparences du monde, ou la lettre de l'Écriture, ou l'humanité du Christ donnent lieu et sur celle du passage de la lectio à la contemplation. Le processus de la vie spirituelle ne se déroule pas par désertion d'une étape pour une autre, mais par approfondissement: ainsi c'est dans l'humanité du Christ qu'est rejointe la divinité, et celle-ci une fois atteinte par l'âme contemplative, l'humanité sainte, même sans être perçue distinctement, continue à être ce en quoi et par quoi la contemplation de la divinité est possible. Ainsi également de la lecture biblique, où c'est dans la littera, si souvent comparée à l'humanité du Christ, que se trou-
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vent les sens spirituels qui sont médités et contemplés. S'il était illusoire de vouloir "sauter" jusqu'au sens spirituel par dessus le sens littéral, il serait vain de croire qu'on a abandonné le sens littéral quand on a atteint ce qu'il contenait en soi. Il ne faut pas être dupe de l'image de la montée et des degrés, que Hugues utilise, mais qui trahirait la pensée de son auteur si elle laissait l'impresssion d'un processus rectiligne où une étape ne peut être atteinte que par l'abandon de la précédente. Les termes d'intégration et d'approfondissement et les images qu'ils connotent traduiraient plus justement la représentation hugonienne des divers "exercices" de la vie spirituelle. Une confirmation significative se trouve dans le fait qu'en exposant les considérations d'anthropologie spirituelle sur les trois yeux par lesquels sont lus les livres du monde, de l'âme ou de la Sagesse, Hugues précise: «Celui qui voit ce qui est vu par l'œil de la contemplation, voit les réalités qui sont vues par l'œil de la raison et celles qui sont vues par l'œil de la chair, car c'est dans les réalités supérieures que les inférieures sont connues. Celui qui voit par l'œil de la raison, voit ce qui est vu par l'œil de la chair, mais non point également ce qui est vu par l'œil de la contemplation »54. Traduisons: la connaissance contemplative de Dieu n'éclipse pas la contemplation des créatures, ni la connaissance de soi, qu'on contraire elle donne; les modalités de la lectio et de la méditation instituées par l'oculus camis et l'oculus rationis peuvent disparaître en ce qu'elles ont d'imparfait lorsque l'âme est entrée dans la contemplation, mais le fruit de la lecture et de la méditation s'y retrouve, plus purement atteint. De la lettre à l'anagogie, de l'humanité du Christ au Verbe, il y a un itinéraire à prendre mais dont il ne faut pas oublier qu'il est indiqué par celui qui est à la fois la Patrie et la Voie. Remarquons encore que le terme d'oculus ne désigne pas chez Hugues une puissance purement cognoscitive. Cet œil peut être illuminé, certes, mais aussi enflammé d'amour, il fait voir, mais aussi senti,.S5 : lorsqu'est employée l'expression d'oculus, l'affectus est présent et actif. Dès lors, à n'importe quel stade de la vie spirituelle, et quelque exercice qui soit pratiqué, l'on peut toujours parler en rigueur de termes d'expérience spirituelle: la simple lectio diuina en connaît une comme la contemplation56, et c'est encore un livre que le livre de l'expérience57•
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Le substrat des considérations de Hugues supposent dans la pensée du victorin la conscience d'une intime correspondance, qui affleure parfois partiellement, entre les âges de la vie spirituelle (commençants-progressants-parfaits58), les exercices spirituels (la lectio pour les commençants, la contemplation pour les parfaits), et les puissances mises en œuvre en ces activités (les tres oculi, par lesquels on lit, médite ou contemple). A quoi s'ajouteront les correspondances avec les divers sens scripturaires, car on débute par la lecture de l'historia, qui permet une méditation tropologique ou allégorique qui précède la contemplation anagogique. De ces intégrations concomitantes, les conséquences seront d'importance, et bien dans la ligne du génie victorin qui, des arts libéraux comme des émotions esthétiques ou des plaisirs des sens, n'aura voulu rien perdre qui soit légitime ou capable de rédemption.
1. De la lecture à la contemplation : les considérations d'un théoricien
L'on crédite les chanoines réguliers du douzième siècle, et singulièrement Hugues de Saint-Victor, d'avoir, à la différence de la tradition monastique, présenté une réflexion élaborée sur la nature de la méditation, ses méthodes, ou ses rapports avec les autres activités spirituelles59 . En fait, c'est chacun des exercices spirituels que Hugues a voulu scruter en leur consacrant comme une monographie: le Didascalicon pour la lectio, le De meditatione pour la meditatio, le De uirtute orandi pour l'oratio, les premières des Homélies sur l'Ecclésiaste pour la contemplatio. Lectio, meditatio, oratio, operatio, contemplatio
Devant restaurer l'image divine fragmentée par le péché, les exercices spirituels ne sauraient se composer d'activités dont la multiplicité viendrait accroître la division qu'ils sont censé guérir. L'unité qu'ils forment par les liens que leur nature même tisse entre eux révèle déjà quelque chose de l'unité intérieure à laquelle est restituée l'âme restaurée. Et leur diversité même vient
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de ce qu'ils se proportionnent à l'état d'une âme qui ne peut durablement persévérer dans la même occupation intérieure. Il y a quatre choses auxquelles s'exerce présentement la vie des justes et par lesquelles elle est amenée, comme par certains degrés, vers sa perfection à venir, à savoir la lecture ou enseignement, la méditation, l'oraison et l'opération. Une sixième fait suite, à savoir la contemplation, en laquelle, comme une sorte de fruit des précédentes, on a un avant-goût, en cette vie même, de ce que peut être la récompense future des bonnes œuvres. C'est pourquoi le Psalmiste, parlant des jugements de Dieu, les loue en ajoutant aussitôt : A les garder il y a une grande récompense 60 • De ces cinq degrés le premier, c'est-à-dire la lecture, est celui des commençants, et le dernier, c'est-à-dire la contemplation, est celui des parfaits61 . Quant aux degrés intermédiaires, plus on en gravit, plus on est parfait. Par exemple: le premier, l'étude, donne l'intelligence; le second, la méditation, donne le conseil; le troisième, l'oraison, demande; le quatrième, l'opération, recherche; le cinquième, la contemplation, trouve. Si donc tu apprends et possèdes l'intelligence, et si tu sais déjà ce qui est à faire, c'est le début du bien, mais cela ne te suffit pas, tu n'es pas encore parfait. Monte donc dans l'arche du conseil et médite comment tu peux accomplir ce dont tu as appris qu'il fallait le faire 62 • Car si beaucoup possèdent le savoir, bien peu ont su comment il leur fallait apprendre. En outre, comme, sans l'aide de Dieu, le conseil de l'homme est inconsistant et inefficace, élève-toi jusqu'à la prière et demande-lui son secours63, sans lequel tu ne peux faire aucun bien, en sorte que cette même grâce qui, en te prévenant, t'a éclairé, t'accompagne aussi sur le chemin de la paix en y guidant tes pas, et qu'elle puisse amener jusqu'à l'accomplissement d'une action bonne ce qui n'existe encore que dans ta volonté. Alors il te reste à te mettre à bien agir, pour que ce que tu as recherché dans l'oraison, tu mérites de le recevoir dans l'opération64• Dieu veut œuvrer avec toi. Il ne te contraint pas, mais il t'aide. Si tu es seul, tu n'accomplis rien; si Dieu agit seul, tu ne mérites rien. Dieu agit donc en sorte que tu puisses agir, et toi tu agis en sorte que tu mérites quelque chosé5• L'action bonne est le chemin par lequel on va vers la
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vie. Celui qui court sur cette voie recherche la vie. Prends courage et agis avec détermination 66 • Cette voie a sa récompense. Chaque fois que l'on est fatigué par les peines qu'elle comporte, on est éclairé par une grâce venue d'en-haut et l'on goûte et voit que le Seigneur est doux67 • Ainsi se réalise ce que nous avons dit plus haut: ce que l'oraison demande, la contemplation le trouve. Tu vois donc comment la perfection se réalise en ceux qui montent par ces degrés, si bien que celui qui est demeuré en bas ne peut être parfait. Nous devons donc avoir comme propos de toujours monter. Mais comme l'inconstance de notre vie est telle que nous ne pouvons demeurer au même endroit, nous sommes obligés de revoir ce que nous avons déjà fait. Pour ne pas perdre l'état en lequel nous sommes, refaisons, de temps en temps, le chemin parcouru. Par exemple, que celui qui œuvre avec ardeur prie pour ne pas défaillir ; que celui qui prie avec insistance médite sur ce pour quoi il prie, afin que sa prière ne soit pas un affront; que celui qui parfois se défie un peu de son propre jugement cherche conseil dans l'étude. Il arrive ainsi qu'ayant la volonté de toujours monter, nous soyons parfois contraints de descendre par la nécessité8, de telle sorte cependant que notre propos réside en cette volonté et non point en cette nécessité. Que nous montions, c'est là notre but, et si nous descendons, c'est dans ce but. Ce n'est point ce dernier, mais bien ce premier, qui doit rester le principal. (Didascalicon, V,IX,12-17) Sur une lecture: les sens de l'Écriture
Hugues reprend l'image fondamentale de la construction de l'édifice intérieur de la sagesse que bâtit en l'âme la lecture tropologique et allégorique, à laquelle sont ainsi rattachés les exercices spirituels69 • L'anagogie dont il est question en ce texte est une subdivision de l'allégorie, par laquelle Hugues ramène à trois - comme toute bonne chose - les quatre sens qu'il pouvait trouver chez ses prédécesseurs comme Bède. Elle n'exclut pas cependant une seconde anagogie, qui est, semble-t-il, la forme que
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prennent tropologie et allégorie lorsqu'elles font l'objet, non plus d'une simple lecture, mais d'une méditation70• L'exigence contemplative est clairement inscrite dans les sens scripturaires et dans la nature même du mouvement qu'ils appellent chez le lecteur. Celui-ci est alors guidé par l'Écriture, comme par la main, sur ce chemin. Il est à remarquer que dans l'Écriture divine on rencontre un triple sens : le sens historique, le sens moral, dit aussi tropologique, et le sens allégorique, que l'on appelle aussi parfois anagogique. L'histoire est la première signification du mot par rapport à la chose. "Historia" vient du grec "historin", c'està-dire "voir" 71, car dans l'histoire ce sont à proprement parler des réalités accomplies et visibles qui sont rapportées, bien qu'il arrive parfois que dans la page divine, des réalités soient rapportées comme accomplies, qui cependant ne le sont point, de façon que le sens allégorique ou tropologique en soit soigneusement apprécié. La tropologie et l'allégorie diffèrent en ceci que, dans l'allégorie, par des faits on comprend d'autres faits, alors que dans la tropologie, par des faits on comprend ce qui est à faire, c'est-à-dire ce qui doit être fait par nous. Tropologie signifie étymologiquement "parole traduite" : car ce que nous avons entendu auprès d'autres, nous le construisons en nous. Pour l'allégorie, on distingue l'allégorie simple d'une autre que l'on appelle anagogie. L'allégorie est simple quand des réalités visibles signifient d'autres réalités invisibles: ainsi par le serpent d'airain élevé dans le désert est signifié le Christ élevé sur le gibet de la croi:x72. Mais quand des réalités visibles signifient des réalités visibles, cette allégorie est appelée anagogie. Comme par exemple si, par la création de la lumière, on comprend la conversion des bons anges vers leur créateur et par la conversion, l'illumination, ou comme si, par la submersion des Égyptiens par la Mer rouge on comprenait la purification de toutes les souillures par l'eau baptismale. On parle donc d'anagogie pour désigner le fait qu'on est conduit vers le haut, du grec "ana" (vers le haut) et "gogo" Ge conduis).De la même façon on parlera d'un "pédagogue" à propos de celui qui guide des enfants, ou d'" isagogè" pour désigner des introductions.
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Il y a donc sens anagogique quand l'intelligence nous conduit des réalités visibles à celles qui ne se voient pas. (Sententie de diuinitate, II, 172-191)
Sur la méditation Hugues semble parfois parler de la méditation sous le nom de lecture, parfois, comme ici, de la contemplation sous le nom de méditation7 • Activité médiane, qui s'est libérée des règles de la lectio, mais n'est pas affranchie de l'inquiétude que comporte une quête, la méditati on peut donner, par là où elle touche à la contemplation, quelque prégustation de cette dernière.
La méditation est une pensée assidue et réfléchie qui explore avec sagacité la cause et l'origine, le genre et l'utilité de toute chose. La méditation a son origine dans la lecture, mais elle n'est 74 pas soumise à ses règles et à ses principes • Elle se plaît en effet à parcourir de vastes espaces où elle puisse fixer sans entrave son regard sur la vérité qu'elle doit contempler, et à effleurer les causes des choses, considéranttantôt les unes, tantôt les autres, mais tantôt s'efforçant aussi de pénétrer dans leurs profondeurs, sans rien laisser qui soit douteux ou obscur. Le principe de tout savoir est donc dans la lecture, sa fin est dans la méditation. Et qui a appris à l'aimer plus familièrement et à s'y livrer plus fréquemment, y trouve la joie de sa vie et la meilleure consolation dans ses épreuves. En effet, c'est elle surtout qui détache l'âme du tumulte des affaires mondaines75 et lui fait même d'une certaine manière goûter d'avance en cette vie la douceur de l'éternel repos. Et lorsque la méditation a appris à chercher et à comprendre, à travers les choses qu'il a faites, celui qui a fait toutes choses, alors l'âme est édifiée par la connaissance en même temps qu'elle est pénétrée d'allégresse, trouvant ainsi ses délices, au suprême degré, dans la méditation76 • (Didascalicon, III,X,13-2)
"Oratio ":prière et rhétorique Si le xne siècle est «le moment où la réflexion sur la prière personnelle et intérieure s'exprime abondemment dans les traités des moines et des chanoines réguliers »77, il peut sembler parado-
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xal de voir Hugues, guidé par le terme même d'oratio privilégier la conception d'une prière construite, comme doit l'être un discours cohérent. En outre, le rôle donné à la prière par le texteprogramme du Didascalicon, conduisait à ne considérer que la prière de demande : au total la prière est un discours adressé à Dieu, élaboré selon les règles et destiné à obtenir de lui quelque chose78• Aussi fera-t-on appel, pour expliquer comment prier, aux préceptes de la rhétorique classique (du De inuentione de Cicéron, ou de l'Ad Herennium) 79, et plus précisément, puisqu'il s'agit d'obtenir et de plaider une cause, de la rhétorique judiciaire. Dans cet ensemble de contraintes, Hugues ouvre deux échappées : le souci de plier les prescriptions de la rhétorique judiciaire profane à ce que demande la nature des rapports entre le croyant et Dieu, l'amènera à en proscrire certaines pratiques; surtout, la prise en compte du progrès spirituel lui fera concevoir et défendre la prière pure comme celle vers laquelle tendre. Il y a trois genres de prière : la supplication, la postulation, l'insinuation. La supplication est une prière humble et dévote, dans laquelle on ne précise pas l'objet de la demande. La postulation est un discours qui inclut une demande déterminée. L'insinuation est une manifestation, sans demande explicite, par le seul exposé de son désir. Il y a trois espèces de supplication : la captation, la requête, la prière pure. La captation se fait avant la demande, et a pour but de préparer et de disposer l'esprit de l'auditeur. On le fait selon trois modes80 • Le premier consiste à dire quelque chose qui soit propre à mettre en valeur notre personne ou notre affaire, en faisant ressortir notre mérite, ou nos infirmités, ou quoi que ce soit d'autre qui puisse recommander notre cause ou notre personne auprès de celui à qui nous présentons notre demande. Le second mode de captation consiste à célébrer les louanges de celui que nous prions, par où nous lui donnions à entendre qu'il est cher à notre cœur et qu'il lui est agréable, en sorte qu'en retour de notre charité nous méritions son amour. Le troisième mode de captation consiste en des paroles qui déprécient dans l'esprit de celui qui nous écoute la cause de notre adversaire ou sa personne, de façon que celui-ci paraisse plus
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digne de haine que d'amour. C'est donc par ces trois modes que se fait la captation. L'Écriture sainte a coutume d'utiliser très fréquemment cette espèce de supplication. C'est ce que nous faisons chaque fois que nous chantons les louanges de Dieu, parlons de notre faiblesse ou de la méchanceté de nos ennemis, et, en général, chaque fois qu'avant d'exprimer une demande, nous disons ce qui est digne des oreilles de Dieu, et ce qui s'accorde à notre nécessité. On a recours à la requête après avoir présenté une demande lorsque, de peur que notre supplique ne vienne à être oubliée de notre auditeur, nous l'en faisons souvent ressouvenir par ce que j'appellerais des importunités et des instances. Il semble qu'on peut réveiller ce souvenir de trois manières, selon que nous lui parlons derechef de sa personne, de la nôtre, ou de notre affaire, renouvelant ainsi en lui le souvenir de nousmême, de notre cause ou de notre demande. Cette manière de supplier est aussi agréable à Dieu et estimée de lui qu'elle est importune aux hommes. Il y a prière pure quand l'intensité de la dévotion embrase l'âme à ce point que, ne s'étant tournée vers Dieu que pour demander quelque chose, la grandeur de son amour lui fait oublier jusqu'à sa demande, et quand, en raison de l'amour de celui qu'elle voit, elle désire ardemment jouir de lui, aspire déjà à s'en occuper toute entière, et met spontanément au dernier rang de ses préoccupations cela même pour quoi elle était venue 81 • Ce genre de prière ne connaît qu'une seule forme, et autant il est unique en son espèce parmi tous les autres, autant il est précieux entre tous aux yeux de Dieu. Mais entre ces trois espèces de supplication, la dernière place revient à la captation, un degré intermédiaire est occupé par la postulation, et le degré suprême et excellent par la prière pure : car la captation inclut la crainte, la postulation, la confiance, et la prière pure, l'amour parfait. Il faut savoir également que la supplication se fait parfois au moyen de noms employés seuls, tels que ceux-ci: ma miséricorde, mon refuge, mon abri, mon libérateur, mon Dieu, mon secours82 ; parfois par des verbes seulement, tels que : regarde, prends en pitié, apaise-toi, considère et fais ; parfois simultanément par des noms et des verbes comme en ces versets : Prête
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l'oreille à mes paroles, Seigneur, entends ma plainte, écoute la voix de ma prière, mon Roi et mon Dieu 83 • Ce genre de supplication qui se fait au moyen de noms seuls, plus sa signification extérieure est défectueuse, plus il éveille intérieurement une plénitude d'amour. C'est en effet une caractéristique de la passion qu'on peut d'autant moins l'exprimer au-dehors par des paroles, qu'elle est plus intense et plus brûlante au-dedans. Et ce genre de supplication qui s'exprime par des noms seuls est le signe d'une dévotion moindre que le précédent, mais plus grande que celle qui se traduit simultanément par des noms et des verbes et qui offre un sens entier. Partant, le genre qui n'utilise que des noms paraît bien appartenir à la prière pure, celui qui n'utilise que des verbes, à la postulation, celui enfin qui utilise verbes et noms, à la captation, de telle sorte que la prière pure se transforme davantage en jubilation84 et approche davantage de Dieu, l'atteint plus rapidement et l'obtient plus efficacement. La postulation est un discours qui inclut une demande précise, comme dans ces mots : Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu, renouvelle en mon cœur un esprit droit 85 • On le fait de trois manières : par une obsécration, une requête, une simple demande. Il y a obsécration quand une nécessité pressante contraint d'insister avec plus de dévotion par ses prières. Pour les affaires de moyenne importance, on présente une requête, et une simple demande pour celles de plus petite importance. Il y a donc des différences entre ces trois modes: l'obsécration l'emporte sur toutes les autres, la requête vient après, et enfin, tout en bas, la simple demande. L'insinuation est l'expression d'une volonté qui se fait sans demande, en se contentant de l'exposer. On y a également recours de trois manières : par crainte, par confiance ou par mépris86• On y a recours par crainte, quand l'affaire qu'on a à traiter est de conséquence, ou qu'on s'adresse à une personne importante, comme dans ces mots : Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort87• En fait Marthe voulait prier le Seigneur de résusciter son frère mort, mais l'importance de la demande et le respect dû à la personne du Seigneur l'ont effrayée
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et elle a choisi l'insinuation plutôt que la demande : Seigneur, dit-elle, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Elle a parlé ainsi pour que son désir soit compris sans qu'elle encoure le reproche de témérité; ainsi, au cas où elle n'aurait pas été exaucée, elle n'aurait pas eu à souffrir l'affront d'être repoussée, et au cas où elle aurait été exaucée, elle aurait obtenu ce qu'elle désirait. C'est par confiance que l'on fait une insinuation lorsque, assurés du peu de difficulté de notre cause ou de la bienveillance de la personne, nous ne nous soucions pas d'exprimer en toute clarté notre désir, espérant pouvoir obtenir satisfaction par la seule insinuation. Ainsi de ces paroles de la mère du Seigneur lorsqu'au cours des noces le vin fit défaut88 : Ils n'ont plus de vin. Elle n'a pas dit: «Je te prie, devant ces coupes vides, d'y porter remède en créant du vin ou en transformant de l'eau en vin», mais elle a estimé que le respect dû à une mère lui vaudrait le privilège de n'avoir pas à subir le refus de son fils pour tout ce qu'elle voudrait lui demander, fût-ce par un signe, par insinuation. Cela, en vérité, eût été justice si ce qu'elle lui avait demandé eût été tel qu'il puisse le faire selon la nature qu'il avait reçue d'elle. Mais en cette circonstance, il y a quelque justice à la reprendre, car avec un miracle, elle exigeait obéissance d'une nature qu'elle ne lui avait pas donnée. Il lui dit donc: Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi? En effet, accomplir un miracle relève de la puissance de Dieu, non de celle de l'homme. Puisque c'est en tant qu'homme qu'un miracle est demandé au Christ par sa mère, c'est en tant que Dieu et non point en tant qu'homme qu'il reproche sa présomption non à la mère, mais à la femme. Marie en effet ne devait pas exiger un miracle du Christ en qualité de mère s'adressant à son fils, mais elle devait, en tant que femme, le solliciter humblement de Dieu, si cela était nécessairé9• C'est par mépris qu'on fait une insinuation quand il s'agit de quelque chose de honteux ou que la personne que l'on prie est de condition modeste. Cela est absolument exclu de la prière qui s'adresse à Dieu, mais c'est une pratique en grand usage chez les hommes, surtout chez les orgueilleux et les puissants. Et comme nous l'avons montré plus haut, nous avons également trouvé des différences entre ces trois manières de faire :
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l'insinuation qu'inspire la confiance convient aux parfaits, celle qu'inspire la crainte, aux commençants, celle qu'inspire le mépris, aux méchants. (De uirtute orandi, 979C-981D) Sur la "speculatio"
Nous abordons à la contemplation, tout d'abord selon sa première forme, celle des commençants, à laquelle Hugues donnera, quand il veut être précis, le nom de speculatio. Dans la tradition patristique et médiévale, speculatio peut désigner deux activités spirituelles diverses. Elle consiste dans la contemplation des réalités divines reflétées par le miroir des créatures (speculum), ou dans un regard jeté sur l'ensemble des créatures par un esprit établi au sommet d'un observatoire élévé90 (specula). Chez Hugues, c'est ce dernier sens qui l'emporte, et l'observatoire élevé, c'est la cime de l'âme. L'œil de la contemplation voit alors les créatures et ce qu'elles sont à l'âme en fonction de son état spirituel et de son propre rapport à Dieu. Cette spéculation compte quatre modes, dont les trois premiers sont légitimes. Le premier mode s'effectue dans la considération de ce que sont par elles-mêmes toutes les créatures et par la découverte que tout est vanité, car de même qu'elle vient du néant à l'être, de même toute créature proclame par ses changements quotidiens qu'elle tend par elle-même au néant. Le second mode se réalise quand nous envisageons ce qui, dans cette même créature, est don du créateur, et quand nous discernons en elle quelque similitude de l'esprit divin. En effet, lorsque, soumises par leur création à la mutabilité, ces créatures reçoivent du Créateur le bienfait de ne jamais cesser tout à fait d'exister, l'œuvre temporelle imite en quelque sorte la stabilité de l'artisan éternel. Le troisième mode consiste à considérer comment Dieu utilise le ministère des créatures pour exécuter ses jugements en accordant les bienfaits par miséricorde ou en infligeant les supplices mérités. Ce regard nous fait découvrir que tout est instrument de la divine dispensation et que tout accuse notre dépravation. Dans ce genre de contemplation nous entendons les
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créatures nous parler par trois voix91• La première voix dit "reçois", la seconde "rends", la troisième "fuis". Reçois le bienfait, rends ce que tu dois, fuis le supplice. La première voix est celle d'un serviteur, la seconde avertit, la troisième menace. Voici la voix du serviteur. Le ciel dit: «Je te fournis la lumière du jour pour que tu veilles, les ténèbres de la nuit pour que tu reposes. Pour ton plaisir, je déroule l'agréable changement des saisons, la tiédeur du printemps, la chaleur de l'été, la plénitude de l'automne et la froidure de l'hiver92• J'alterne la croissance des nuits et des jours avec la même régularité, pour que la variété chasse l'ennui et que cette ordonnance t'apporte du plaisir». L'air dit: «Je te fournis le souffle vital, j'envoie à ton intention toutes sortes d'oiseaux». L'eau dit: «Je t'offre la boisson, je lave les souillures, j'arrose les lieux arides et je te sers toutes les variétés de poissons pour combler la faim». La terre dit: «Je te porte, je te nourris, je te réconforte par le vin, je t'apporte l'agrément de fruits de toutes espèces, je charge ta table d'animaux divers». Voici maintenant la voix qui avertit. Le monde nous interpelle: «Homme, vois donc combien t'a aimé celui qui m'a fait à cause de toi; je te sers parce que j'ai été fait pour toi, afin que toi aussi tu serves celui qui nous a fait tous les deux, moi pour toi, toi pour lui. Puisque tu éprouves ses bienfaits, rendslui son dû. Tu reçois l'effet de sa bonté, rends-lui la charité. L'un, Dieu l'a donné, l'autre, il l'exige». Et voici la voix qui menace. Le feu dit: «Tu seras brûlé par moi»; l'eau: «tu seras submergé en mes flots»; la terre: «en moi je t'ensevelirai»; l'enfer: «par moi tu seras englouti». Car si toute créature est par sa création même au service de l'homme, elle est aussi, en raison de la conscience de leurs démérites, une menace pour les pécheurs, en sorte qu'ils ne cessent de craindre de la part de chaque créature ce qu'ils savent avoir mérité. C'est pourquoi il est dit que l'impie fuit sans être poursuivi93, car il est saisi d'effroi lors même qu'il est en sécurité, tout comme le juste reste sans trouble au sein des supplices94. (De archa Noe, 637D-638C)
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Sur la contemplation
Dans les Homélies sur l'Ecclésiaste, sa dernière œuvre qu'il laissa inachevée, Hugues reprend en une vue synthétique l'enseignement qu'au début de sa carrière il avait esquissé dans son Didascalicon. Les divers éléments qui sont entrés tour à tour dans la constitution de sa pensée spirituelle, y sont intégrés par le mouvement d'une pensée qui, loin de les suivre passivement, les entraîne dans son constant effort d'unification. Parce qu'elles s'attachent à la contemplation proprement dite, point d'aboutissement des exercices spirituels, ces pages peuvent découvrir en ceux-ci tel aspect encore peu explicité. Et de fait, l'image de la bûche enflammée, qui à partir de Hugues sera acclimatée dans la littérature mystique95, est de telle nature qu'elle peut rendre compte du progrès spirituel, de sa continuité comme des discontinuités qui s'y font jour. Méditation et contemplation sont alors analysées et distinguées d'après ce qui est véritablement leur différence spécifique, et les correspondances entre les regards spirituels et les niveaux de lecture qui sont fonction de la qualité spirituelle du lecteur, sont reprises. Découvrant ce long passage, Gerson écrira: «Il m'est tombé sous la main il y a peu, le travail de Hugues sur l'Ecclésiaste, laissé inachevé. Mon Dieu ! Comme il a su, en peu de mots, exposer toute la matière de la contemplation! »9 L'âme rationnelle a trois visions: la cogitation, la méditation, la contemplation97 . Il y a cogitation lorsque l'esprit est effleuré en passant par la notion des choses, les choses elles-mêmes étant subitement rendues présentes à l'âme en leur image, soit qu'elles y pénètrent par le biais des sens ou qu'elles soient tirées de la mémoire. Il y a méditation lorsque l'on revient sur cette cogitation avec sagacité et assiduité, en s'efforçant de découvrir ce qui est voilé ou de pénétrer ce qui est caché. La contemplation est un regard pénétrant et libre de l'esprit, répandu de toutes parts sur les objets à percevoir. Entre la méditation et la contemplation, il y a cette différence que la méditation porte toujours sur des choses cachées à notre intelligence, tandis que la contemplation porte sur des choses qui sont manifestes de par leur nature ou de par notre capacité.
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En outre, la méditation ne s'attache jamais qu'à scruter une seule et même chose, la contemplation se répand jusqu'à embrasser bien des choses, voire même toutes. La méditation est donc une certaine force de l'esprit, curieuse et sagace, qui s'efforce de découvrir les réalités obscures et de débrouiller les réalités complexes98 • La contemplation est cette vivacité de l'intelligence devant qui tout est à découvert et qui le saisit dans une vision claire. Ainsi, d'une certaine manière, ce que la méditation cherche, la contemplation le possède99 • Quant à la contemplation il y en a deux sortes : l'une, qui est première et qui est celle des commençants, consiste dans la considération des créatures100 ; l'autre, qui vient en dernier lieu et qui est celle des parfaits, consiste dans la contemplation du Créateur. Dans les Proverbes, Salomon s'est pour ainsi dire mis en marche par la méditation, dans l'Ecclésiaste, il s'est élevé au premier degré de la contemplation et dans le Cantique des cantiques, il s'est transporté au plus haut degré101• Dans la méditation il y a en quelque sorte comme une lutte de l'ignorance avec la science, et c'est pour ainsi dire parmi la fumée de l'erreur que brille la lumière de la vérité. De même le feu prend d'abord difficilement dans le bois vert, mais qu'un souffle violent vienne à l'attiser, et le voilà qui déjà s'est mis à mordre plus profondément de sa flamme à la matière qu'on lui livre 102• Alors on voit s'élever de grands tourbillons de fumée noire enveloppant des étincelles qui, encore peu nombreuses, brillent par intermittence. Croissant peu à peu, le feu absorbe l'humidité, la fumée se dissipe, et une clarté pure finit par apparaître 103 . Alors la flamme victorieuse, parcourant toute la masse du bûcher crépitant, triomphe librement, et, enveloppant tout le combustible qui lui est livré et l'enserrant d'une étreinte légère, elle le lèche, le brûle, le pénètre et n'a de cesse qu'après avoir, en s'insinuant ainsi dans ses parties les plus intimes, transformé en quelque sorte en elle-même ce qu'elle trouvait hors d'elle-même. Mais une fois que tout le matériau à consumer a été brûlé par cet incendie, il perd, pour ainsi dire, sa propre nature, pour se transformer tout entier dans la ressemblance et la propriété du feu. Alors le bruit cesse, le pétillement s'apaise, ces dards de flamme disparaissent, et ce feu cruel et dévorant, s'étant tout soumis et tout assimilé par une
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ressemblance et sympathie amie, se tient dans une paix profonde et dans le silence, car il ne trouve rien qui diffère de lui, rien qui s'oppose à lui. Ainsi donc on a vu d'abord du feu avec flamme et fumée ; ensuite du feu avec flamme sans fumée ; enfin du feu pur, sans flamme ni fumée. De même le cœur charnel est comme le bois vert, où l'humidité de la concupiscence charnelle n'est pas encore desséchée. S'il arrive qu'il conçoive quelque étincelle de crainte ou d'amour de Dieu, la fumée des troubles et des passions s'élève sous l'effet de la résistance des mauvais désirs. Ensuite, l'esprit étant affermi, lorsque la flamme de l'amour commence à brûler avec plus de vivacité et à briller avec plus d'éclat, toute la fumée des troubles s'évanouit bientôt et déjà, avec un esprit purifié, l'âme s'étend vers la contemplation de la vérité. Enfin, après que le cœur a été pénétré par la contemplation assidue de la vérité, et qu'il est entré par tout l'élan de l'âme au plus secret de la source même de la suprême vérité, alors, devenu lui-même tout de feu en cette douceur, et transformé en feu d'amour, il se repose dans une grande paix, exempte de tout trouble et de toute agitation. Ainsi donc, tout d'abord, quand, au milieu des dangers et des épreuves, on cherche conseil, il y a pour ainsi dire dans cette méditation fumée et flamme. En second lieu le cœur s'épanche dans la contemplation de la vérité avec un esprit pur et il y a, dans ce qui est comme un commencement de contemplation, flamme sans fumée. En troisième lieu comme, la vérité étant découverte et la charité portée à sa perfection, on ne cherche plus rien au-delà de l'unique bien, on se repose suavement, avec une tranquillité et une félicité suprêmes, dans le seul feu de l'amour. Alors le cœur étant tout entier transformé en feu d'amour, on sent véritablement que Dieu est tout en toutes choses, car il est reçu avec un amour si profond qu'en dehors de lui il ne reste plus rien pour ce qui est du cœur lui-même. Et pour distinguer ces trois opérations par des termes propres, on dira que la première est la méditation, la seconde la spéculation, la troisième, la contemplation. Dans la méditation, le trouble importun qui s'élève des passions charnelles obscurcit l'esprit qu'enflamme une pieuse dévotion. Dans la spéculation, la nouveauté d'une vision inaccoutumée transporte d'admiration. Dans la contemplation, le goût d'une admirable douceur change l'âme tout entière en joie et allégresse.
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Ainsi dans la méditation on trouve de l'inquiétude, dans la spéculation de l'admiration, dans la contemplation de la douceur. Cependant cette spéculation spirituelle elle-même restaure habituellement l'âme par une grande joie, quand après le combat des tentations et l'obscurité de l'erreur, elle lui fait retrouver une paix inespérée et la fait baigner dans une inhabituelle clarté. Ravi à lui-même dans cette spéculation, l'esprit est alors transporté au-dessus de toutes les réalités caduques et transitoires, il voit qu'en tout il n'est rien qui demeure, et comme frappé de stupeur à cette vision nouvelle ct inhabituelle, il s'est écrié: Vanité des vanités, vanité des vanités, et tout est vanité04• (In Ecclesiasten, 116D-118C) 2. Les conseils d'un guide
Hugues est d'esprit trop curieux pour s'être fait faute d'approfondir la nature et les modes des exercices spirituels, trop professoral aussi pour n'avoir pas livré le résultat de ses investigations dans des pages qui, n'était l'expérience personnelle qui affleure ça et là, semblent tirées d'un manuel. Mais le pédagogue en lui a su, en ce domaine également, se faire guide et condescendre à la manuductio qu'appréciaient dans les arts libéraux ses élèves et que ses novices pouvaient attendre de leur maître. De même que la sagesse inférieure "ordonnée selon la rectitude" pouvait servir à la sagesse supérieure qui vient la recevoir avant qu'elle ne défaille en ses dernières avancées, ainsi la manuduction du maître spirituel ira jusqu'aux limites extrêmes où elle est nécessaire et légitime, celle de la contemplation des commençants, mais n'outrepassera pas ce stade, au-delà duquel la liberté de la grâce est souveraine: «Lève-toi, monte et regarde avec moi», dit le maître à son disciple en le menant sur une hauteur - celle de son âme - d'où s'offre à lui Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché.
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Un exemple de méditation guidée
La méditation sur les créatures a son principe dans l'admiration devant l'ordre et la beauté du monde: cette admiration pose une question qui incite à la recherche des causes. La méditation sur les mœurs (sur la vie intellectuelle, affective et active) consiste premièrement dans la circonspection105, vertu faite de prudence, certes, mais de lucidité aussi sur soi-même, son agir avec sa qualification morale et ses conséquences106 • C'est à une telle meditatio in moribus que l'on va assister, Hugues paraissant ici comme en "donner les points" à son lecteur qui, seul, pourra les repasser en esprit. Mais la méditation ne doit pas dans son exercice être séparée de l'oratio. Ainsi les lignes qui vont suivre dans cette méditation recèlent comme des amorces pour la prière : il suffirait de retouches purement stylistiques pour en faire un analogue des Orationes meditatiuae de Guillaume de Saint-Thierry. Avec quelle application et quels sentiments il nous faut prier Dieu, nous pouvons le considérer à la fois à partir de notre misère et à partir de sa miséricorde. Peut-il y avoir pour l'homme incitation plus efficace à l'effort de la prière, que la misère et le malheur de si grands maux qui le pressent et qui l'accablent? Y-a-t-il rien qui l'entraîne à prier avec plus de joie, que la miséricorde de son Créateur, dont il ne cesse de faire l'expérience parmi ses maux? Ainsi, pour que l'esprit humain ne cède pas à la paresse dans la prière, il subit d'un côté la contrainte de la nécessité à laquelle il est soumis, et pour qu'il ne prie pas avec crainte et défiance, il est mû, d'autre part, par la bonté de Dieu. Avec ces deux ailes, la misère de l'homme et la miséricorde du Créateur, la prière prend son essor, car lorsque l'esprit ne cesse d'attiser sa dévotion en les considérant tour à tour l'une et l'autre, il s'envole vers les hauteurs, comme soulevé par le transport d'un désir spirituel. Une méditation sainte est donc tellement nécessaire à la prière que celle-ci ne saurait être absolument parfaite si la méditation ne l'accompagnait ou ne la précédait. De fait, ceux qui négligent de faire réflexion sur leurs maux, ou bien se trompent aisément par ignorance, en ne demandant rien ou en demandant autre chose que ce qui convient, ou bien, pour le
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moins, s'attiédissent immanquablement par paresse, en demandant ce qui convient moins convenablement qu'il ne faut. La première chose à faire si nous voulons prier Dieu avec sagesse et avec fruit, c'est d'appliquer notre esprit à une méditation assidue et d'apprendre, en considérant notre misère, ce qu'il nous faut demander, et, en considérant la miséricorde de notre Dieu, par quel désir nous devons solliciter. Pensons combien notre vie est brève, à quel point le chemin est glissant et notre mort imprévisible. Pensons que nous sommes entrés dans cette vie en pleurant, que nous y progressons dans la douleur et en sortirons dans la détresse. Pensons de combien d'amertumes elle est mêlée, même s'il se rencontre sur le chemin de cette vie quelque chose de doux ou de joyeux qui vient nous distraire. Combien est trompeur, suspect, instable et passager tout ce qu'engendre l'amour de ce monde et ce que promettent apparences et beauté temporelles. Autres sont les maux avec lesquels nous venons au monde, et dont nous sommes délivrés au cours du temps soit par une grâce secrète de Dieu ou par une évidente industrie ; autres sont les maux qui viennent à nous durant la vie et ne nous quittent pas avant la mort; autres encore ceux qui croissent en nous avec le temps, mais s'éloignent également avec lui; autres enfin ceux que nous contractons après notre naissance, et dont nous ne nous débarrassons pas avant la mort. Et qui pourrait dénombrer tous les maux de cette vie ? Pour ne rien dire de ces maux dont souffrent également tous les hommes, comment prendre la mesure des dangers cachés, propres à chacun et dont chacun pour sa part est conscient? Si quelqu'un voulait bien penser au mal qu'il a accompli depuis l'âge le plus tendre et à celui qu'il a subi, s'il mettait sous son regard son passé et les jours qu'il a vécus, s'il considérait avec soin combien de peines inutiles il s'est donné, que de fois il a accepté de vaines sueurs pour l'amour de cette vie, combien d'issues trompeuses il a découvert à des efforts laborieux, et s'il faisait réflexion qu'après ces longues errances il n'a jamais pu obtenir le repos: il saura alors ce qu'il peut penser de cette vie. S'il en regarde les tribulations, qu'il soit également attentif à la suavité et à la douceur de la patrie céleste, et qu'il apprécie exactement ce qu'il a trouvé, ce qu'il a perdu, où il gît, d'où il a chû, afin que par
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l'un et l'autre il comprenne combien en cet exil il doit gémir sur lui-même. D'où ces paroles de Salomon: Celui qui augmente sa science, augmente sa douleur 107, car plus l'homme comprend ses maux, et plus il soupire et plus il gémit. Il reste enfin, en nous remémorant nos maux, à nous ressouvenir également de la miséricorde de Dieu, car nous implorerons avec plus de confiance ses miséricordes pour l'avenir, si nous pensons à quel point, dans le passé, il nous fut miséricordieux. Ramenons à notre mémoire les biens qu'il nous a accordés, souvenons-nous qu'il nous a arrachés avec clémence aux périls auxquels nous étions souvent exposés, que jamais nos péchés n'ont pu l'empêcher de nous faire davantage miséricorde, qu'il s'est rappelé à ceux qui l'oubliaient, qu'il a ramené à lui ceux qui s'étaient détournés de lui, qu'il a reçu avec bénignité ceux qui venaient à lui, qu'il fut indulgent pour les pénitents, qu'il a veillé sur ceux qui persévéraient, soutenu ceux qui restaient debout et relevé ceux qui étaient tombés 108• Il a changé en amertume des délices coupables, mais c'était pour accorder de nouveau ses consolations à ceux qui avaient goûté cette amertume salutaire 109• Enfin il a rendu le repos et une paix parfaite à ceux que l'épreuve avait purifiés, lui qui jamais n'a manqué ni aux pécheurs, pour les corriger, ni aux justes, pour veiller sur eux. (De uirtute orandi, 977B-978D) Une prière: le "Miserere"
On pourrait mettre le De uirtute orandi dont on vient de lire une page à côté du classique de Thomassin: Traité de l'office divin dans ses rapports avec l'oraison mentale. Hugues, qui y affirmait la correspondance possible des paroles liturgiques avec les affectus éminement personnels, semble avoir voulu faire de ses commentaires des psaumes autant d'illustrations de sa position. Son commentaire du Miserere est à ce titre exemplaire, qui introduit le novice à une profondeur de lecture par laquelle il lui est montré que l'office choral peut le conduire à une véritable authenticité de dispositions intérieures. L'omniscience comme l'omniprésence divines rendent au pécheur toute fuite vaine ou même impossible : car Dieu restant dans le cœur de l'homme au moins par sa
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toute-puissance, il n'est gas plus possible à celui-ci de le fuir que de se quitter soi-même 10 • Mais la présence, accusatrice parce qu'on la fuit, se mue en présence miséricordieuse parce que l'on y fait retour. De te fugio ad te111 : l'âme pécheresse, qui fuyait le regard de Dieu et voulait se fuir elle-même (cf. supra, pp. 146152 :Adam ubi es ?) a ainsi trouvé une voie par où échapper à ses allées et venues affolées. Aie pitié de moi, ô Dieu, selon ta grande miséricorde 112• Écoutez, pécheurs, un pécheur qui prie et apprenez comment vous devez prier pour vos péchés. Ecoutez ce qu'il dit: Aie pitié de moi, ô Dieu. Mené en jugement, l'accusé considère en effet que son juge ni ne peut se tromper, car il est sage, ni ne peut être soudoyé, car il est juste, ni ne peut être vaincu, car il est tout puissant, ni ne peut être évité, car il est partout. Il voit donc qu'il n'y a place pour absolument aucune excuse ou défense, et c'est pourquoi il se tourne vers la miséricorde que seule il faut implorer, et il dit: Aie pitié. Oh! quelle force dans ces mots: Aie pitié! C'est dire par là: « 0 Seigneur, je reconnais ma faute, je comprends mon péché, je sais ce que j'ai fait, je sais ce que j'ai mérité, je n'ignore pas avec qui j'ai affaire, je n'ignore pas ce qui m'est dû en raison de ma faute. Je veux dissimuler mon péché, mais tu sais tout; je veux résister, mais tu peux tout; je veux fuir, mais tu embrasses tout. Je n'ai donc plus qu'une chose à faire: de toi je m'enfuis vers toi. Je fuis la colère, et je fuis vers la miséricorde113 :Aie pitié. Je ne veux pas que tu entres en jugement avec ton seTViteur, car aucun vivant n'est juste devant toP 4 • Combien plus cela vaut-il pour moi, pécheur et accusé de crime. Ce que je te demande, ce n'est pas d'être jugé, mais que tu me fasses miséricorde. Aie pitié de moi». - Mais toi, qui es-tu? Dis-moi qui tu es. Peut-être serais-je plus promptement incliné à la miséricorde si je connais la personne? -Non, Seigneur, dit-il, non. Mais voilà que je veux à nouveau cacher ce que pourtant je ne puis cacher. Je veux que tu m'ignores pour l'instant, bien que je n'ignore pas que tu sais tout. Je crains, et en même temps j'ai honte, d'exprimer mon nom, de te désigner ma personne, et plus ma familiarité avec
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toi a été grande avant ma faute, plus j'ai honte maintenant d'être reconnu après mon péché. Je ne te dis donc pas: "Seigneur, prends pitié de David", de la même manière que j'avais dit ailleurs: Souviens toi, Seigneur, de David et de sa grande bonté115 • Je ne te dis pas non plus, comme j'avais coutume de dire parfois, de façon affectueuse : "ton enfant", ni même "ton serviteur" ou "le fils de ta servante" 116, car ce sont là des termes de familiarité et, une fois prononcés, en ramenant plus clairement à la mémoire le bienfait d'une grâce passée, ils accuseraient d'autant plus gravement l'inculpé d'une faute ultérieure. Je tais donc tout cela, je le passe sous silence, je le dissimule, je le cache, de peur qu'en rappeler quelque chose n'accroisse ta colère et ne m'accuse davantage. Pour le moment je veux donc n'être pas reconnu, pour que tu puisses t'apaiser plus rapidement. Ne recherche donc pas, Seigneur, quel je suis; qu'il te suffise d'avoir pitié de quelqu'un qui confesse son péché, qui condamne sa faute et recherche ta miséricorde. 0 Dieu, aie pitié de moi. Car je n'ose point dire "mon Dieu". Celui que je confesse, c'est Dieu; au' il soit mien, c'est ce que je n'ai pas la présomption de dire1 7. Car moi, en péchant, je t'ai perdu; en suivant l'Ennemi, je me suis écarté de toi; en aimant le mal, je me suis éloigné du bien. C'est pourquoi, tel un lèpreux, tel un rejeté, tel un retranché, tel un impur, tel un étranger, je n'ose pas approcher, je n'ai pas l'audace de m'avancer. Je me contente de me tenir au loin118, et levant la voix vers toi, je dis et je crie, avec grande dévotion et grande contrition de cœur: Aie pitié de moi, ô Dieu. Qu'ils disent ceux qui sont bons, qu'ils disent, ceux qui sont purs, qu'ils disent, ceux qui sont nets, qu'ils disent ceux qui sont dans ta familiarité, qu'ils disent, ceux qui sont fils, qu'ils disent, ceux qui sont héritiers119, qu'ils disent, eux, "mon Dieu". Moi qui suis impur, moi qui suis souillé, moi qui suis abject, moi qui suis loin, moi qui ai abandonné le Père, moi qui me suis vendu à l'Ennemi, moi qui m'en suis allé vers des pays lointains, moi qui ai perdu mon héritage, moi qui ai dissipé mon bien dans une vie de débauche, moi je ne dirai pas "mon Dieu", je ne dirai pas "mon Père", mais seulement: Aie pitié de moi, ô Dieu 120 • Traite-moi comme l'un de tes seTViteurs, car je ne suis pas digne d'être appelé
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ton fils . Aie pitié de moi, ô Dieu, selon ta grande miséricorde. Je ne dis pas "selon ma grande misère", mais "selon ta grande miséricorde", car si ma misère est grande, ta miséricorde l'est plus encore. Et donc: Aie pitié de moi, ô Dieu, selon ta grande miséricorde. Ce n'est pas une petite miséricorde que je recherche, car ce n'est pas une petite miséricorde qu'il te convient de donner. Cela suffirait en effet à me rendre indigne d'être exaucé si je recherchais peu auprès de celui qui est grand122• Et donc: Prends pitié de moi, ô Dieu, selon ta grande miséricorde. En demandant de grandes choses, ce n'est nullement en mes mérites, Seigneur, que je me fie, mais c'est ta magnificence que j'honore. Et donc: Aie pitié de moi, ô Dieu selon ta grande miséricorde. A cause de ta grande miséricorde, et selon ta grande miséricorde. Aie pitié de moi, ô Dieu, selon ta grande miséricorde. (Mise. II,58) "Speculatio" et vision cosmique
La description précise d'un objet - paysage, tempête, tableau de genre - était un des exercices pour écoliers avancés dans la rhétorique. De ce genre peu original, Hugues va faire un moyen de détachement spirituel. La forme du dialogue n'est pas adoptée pour rendre plus vivant un récit ou pour donner l'impression d'une sténographie de conversation, mais pour permettre au lecteur de s'identifier à l'un des interlocuteurs, et de le suivre dans le mouvement en lequel celui-ci est engagé. Pour ceux qui se sont livrés à un tel exercice spirituel, le conseil de saint Bernard est alors suivi: «Il faut faire l'expérience de la vanité de toutes choses par l'esprit plutôt que de la faire par toute sa vie» (De diligendo Deo, VII, 20-21 ). Ce sont des tableaux que peint Hugues, mais les scènes qu'ils représentent, ne sont extérieures qu'en apparence: le lecteur y est actif et c'est en lui qu'elles se déroulent car il les vit en esprit. « Comme la nature, l'intelligence a ses spectacles »123•
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DINDIME : Tu vois donc ce monde-ci ? INDALETE: Je le vois, et je le vois bien124• Jamais je n'ai si bien vu, car jamais je n'ai considéré avec tant d'attention. DINDIME: Que t'en semble-t-il donc? Comment est son apparence? INDALETE: Fort belle. Je suis émerveillé devant un tel ouvrage divin. DINDIME : Tu découvres que Dieu est admirable en tout. Cela tout le monde le sait déjà. Mais ne parlons pas pour le moment des œuvres de Dieu; tu n'as pas encore commencé à t'étonner de ce que les œuvres des hommes sont si grandes et telles qu'elles sont. Car, tu dois le savoir, je prends ici le nom de monde pour désigner non seulement la figure des œuvres divines, mais également les changements de la condition humaine en ce monde 125• Dis-moi donc: les œuvres des hommes que tu vois, comment sont-elles? Que t'en semble-t-il? INDALETE : En elles aussi je vois une grande beauté, et quand je considère ce qu'est l'homme, je m'étonne qu'il puisse faire de telles choses. DINDIME: Si tu considérais bien ce qu'est l'homme, tu ne t'étonnerais pas qu'il puisse faire de telles choses, mais qu'il mette en elles sa confiance. Mais parce que tu n'as pas encore commencé à examiner la dignité de l'homme ni la bassesse de ses œuvres, tu t'étonnes bien sottement et d'une manière désordonnée. INDALETE: Tes propos sont bien opposés à ma manière de voir: mais il se peut que ce soit moi qui me trompe et que ce soit toi qui dises vrai. Je préfère donc écouter plutôt que disputer. De la sorte, si tu pouvais fonder ton affirmation, je n'aurais pas à regretter de t'avoir résisté impudemment, et si cela t'était impossible, je n'aurais rien perdu à me taire prudemment. Expose donc en quoi consiste la dignité de l'homme, en quoi consiste la bassesse de ses œuvres. Car, à s'arrêter à ce qui se voit seulement à l'extérieur, on ne trouve pas que l'homme, comparé à son œuvre, la dépasse par la grandeur, ni qu'il la surpasse par une forme meilleure, ni qu'il l'outrepasse par la durée.
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DINDIME: Je veux tout d'abord disputer avec toi à propos des
œuvres des hommes. Tu vois donc l'ensemble des œuvres des hommes, leur nombre et leur nature. INDALETE : Elles me paraissent assez grandes et admirables : mais tu es d'un autre avis. DINDIME: Mon avis est tout différent, et je veux que le tien le soit aussi. INDALETE: Je ne suis pas opiniâtre au point de ne pas accepter volontiers d'être vaincu par la vérité. Qu'il te suffise d'aller de l'avant à ta guise, et je te suivrai. DINDIME: Regarde toutes choses, et considère attentivement chacune d'entre elles. INDALETE: Je regarde et je considère, et j'attends ce que tu veux me montrer en tout cela. DINDIME : Que vois-tu? INDALETE: Je vois des voyageurs qui vont sur la mer, des eaux d'une grande tranquillité, un ciel très serein, et des vents favorables qui, d'un souffle caressant, conduisent l'embarcation selon le cours souhaité. Les hommes sont allongés ça et là sur le navire, pour un banquet, jouant de la lyre, de la flute et de la cithare, et charmant l'ouïe par toutes sortes de douces romances. Les eaux elles-mêmes résonnent de ces accents, les poissons de la mer s'assemblent par bancs, font cercle, et, en jouant avec ceux qui se réjouissent, accroissent encore leur allégresse 126 • DINDIME: Qu'en penses-tu? INDALETE: Qu'en penser, sinon que c'est là une grande joie, un grand bonheur, et, si cela pouvait durer, une grande félicitér27? DINDIME: C'est donc là ce pourquoi le monde te plaît ? INDALETE: Et pourquoi devrait-il me déplaire ? Je ne le vois pas. DINDIME: Fixe un moment ton regard, et ne détourne pas les yeux, jusqu'à ce que tu aies vu à quoi cela aboutit. INDALETE: Je suis les voyageurs du regard, et j'attends ce qui doit suivre128• DINDIME: Que vois-tu ?
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INDALETE: Je crains de dire ce que pourtant je ne puis
cacher. DINDIME : Que vois-tu donc? INDALETE: Je vois les cieux s'assombrir de toutes parts, les
nuages s'agiter sous l'effet de violentes bourrasques, la mer se troubler, ses vagues s'enfler, et remontant pour ainsi dire des bas-fonds, être soulevées en masse vers les hauteurs. Hélas, qu'ai-je donc trouvé enviable 129 ? DINDIME: Qu'y-a-t-il? INDALETE: 0 malheureux! Qu'aviez-vous donc à faire en mer? Pourquoi vous être fiés à une illusoire sérénité? Pourquoi, dans un cas aléatoire, vous être crus en sécurité? Pourquoi ne vous être pas méfiés de la tranquillité de la mer ? Pourquoi n'avoir pas craint de confier votre vie à un élément trompeur? Pourquoi avoir quitté la solidité du littoral? Pourquoi n'avoir pas gardé la sécurité de la voie de terre? Qu'avezvous gagné dans un si grand danger? Voilà le bien dérisoire que vous avez poursuivi, et le malheur auquel vous vous êtes exposé, et parce que vous avez refusé de prévoir les maux véritables qui vous menaçaient, vous n'avez pas résisté à l'appât des biens trompeurs qui vous attirait. 0 malheureux et misérables! Voilà comment cette joie qui était la vôtre s'est transformée si rapidement, voilà en quel malheur votre vie s'est abîmée ! Tout à l'heure les frétillements des poissons de la mer faisaient votre vain amusement, et maintenant, naufragés et misérablement jetés à la mer, les poissons vous reçoivent en pâture. DINDIME : Quel est ton avis ? Que penser de cette activité des hommes? INDALETE: Elle est vanité, et vanité des vanités. DINDIME: Tourne-toi maintenant vers autre chose, et regarde. INDALETE: Je me suis retourné et je vois. DINDIME : Que vois-tu? INDALETE: Je vois des hommes qui poursuivent leur chemin, chargés de marchandises nombreuses et de grand poids, des chameaux innombrables transportant des fardeaux divers, de nombreux charrois, et, dans ce convoi qui passe, plus d'un char à deux chevaux. J'y vois toutes sortes d'épices et d'aromates,
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je reconnais toutes les variétés de vêtements de grand prix, j'y aperçois d'énormes masses de toutes sortes de métaux et toutes sortes de pierres précieuses, des chevaux, des mulets, des esclaves130, des troupeaux sans nombre de gros et de petit bétail. DINDIME: D'où penses-tu qu'ils viennent? Et où vont-ils? INDALETE : Il semble que ces hommes viennent d'une contrée lointaine et qu'ils transportent ces abondantes marchandises vers les nations étrangères pour en faire commerce et gagner de l'argent. Ils me donnent l'impression d'être pleins d'ardeur et d'allégresse et, pour autant que leur joie le laisse supposer, leur voyage est avantageux131 • DINDIME: Qu'en penses-tu? INDALETE: Je vois un travail assez pénible, mais l'attrait de la nouveauté et l'appât du gain assurent à ceux qui peinent d'appréciables compensations. DINDIME: Attends, et tu verras quel fruit un tel travail apportera. INDALETE : Le fruit est là. Pourvu qu'il soit durable. DINDIME: Patiente un peu. Ce qui doit venir ne tardera pas. INDALETE : Ils ont déjà fait bien du chemin. DINDIME : Que vois-tu ? INDALETE: Je vois un groupe armé surgir d'un défilé, et je crains qu'il ne s'agisse d'une embuscade. DINDIME: Une peur trop tardive n'évitera pas un malheur. INDALETE: D'un même élan, ils dévalent et ils viennent comme des voleurs qui veulent s'emparer d'une proie. Je vois déjà nos voyageurs, dans l'anxiété et la crainte, se grouper autour de leurs chargements, prendre leurs armes, attendre, chacun près de son fardeau, l'arrivée des ennemis, scruter les alentours, sans y découvrir nulle part un moyen de fuir : tout autour, de tous côtés, l'endroit est désert, eux-mêmes sont éloignés de toute présence humaine et ne peuvent pas même espérer quelque secours. Les ennemis arrivent de partout, lancés à l'assaut d'un même élan, supérieurs en nombre, forts de leur convoitise et rendus audacieux par l'isolement du lieu. Pourquoi, malheureux, lutter en vain? Pourquoi résister? Pour~uoi, dans ce péril extrême, vouloir perdre la vie avec vos biens 32 ? Hélas, j'en aperçois qui déjà sont tués, d'autres
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dépouillés, j'en vois d'autres tomber morts, et d'autres encore, nus, échapper de justesse. Mais je ne sais lesquels je jugerai les plus misérables, de ceux qui tombent ainsi ou de ceux qui s'enfuient de la sorte. Les uns, en mourant, sont délivrés de leur misère, les autres, en fuyant la mort, sont maintenus dans leur misère. Sur lesquels préférerais-je pleurer? Auxquels choisiraisje d'adresser des reproches? Je pleurerai sur les mourants et j'adresserai des reproches aux fuyards. Mais ne serait-il pas beaucoup plus juste de reprocher aux uns de mourir de la sorte, et de pleurer pareille fuite chez les autres? Car l'avarice a conduit ceux-là à une mort misérable, et une misère plus grande que la mort a été réservée à ceux qui fuyaient la mort. DINDIME: Qu'en dis-tu? Que penser de cette œuvre des hommes? INDALETE: Elle est vanité, et vanité des vanités. DINDIME: Tourne-toi encore vers autre chose, et regarde. INDALETE: Je me retourne et je regarde. DINDIME: Que vois-tu? INDALETE: Je vois la demeure d'un riche. DINDIME: Et qu'y vois-tu? INDALETE: J'y vois toutes choses en abondance. Une progéniture qui grandit, des serviteurs qui s'empressent, des troupeaux féconds, des greniers pleins, des réserves qui regorgent, des santés florissantes, la paix dans l'abondance, la sécurité dans la paix, le bonheur dans la sécurité. DINDIME: Eh bien, qu'en penses-tu? INDALETE: Je ne vois ici rien dont il y aurait lieu de se plaindre, ou qu'il faudrait redouter. Mais les exemples précédents m'ont instruit, et je n'ai plus la téméraire présomption de déclarer heureux qui que ce soit. Je préfère entendre de ta bouche ce qu'il en faut penser. DINDIME : Tu penses donc qu'un tel homme est heureux? INDALETE: Je ne vois pas pourquoi je ne devrais pas le penser. DINDIME: Qu'est-ce donc qui rend le plus heureux, de posséder beaucoup ou d'avoir besoin de peu? INDALETE: Plutôt avoir besoin de peu que posséder beaucoup.
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DINDIME: Il est donc plus heureux de n'avoir besoin de rien? INDALETE: Plus heureux, certainement. DINDIME: Il ne faut donc pas estimer qu'un homme est heu-
reux s'il possède beaucoup, mais s'il n'a pas besoin de grandchose. INDALETE: Pourtant les hommes disent heureux celui qui possède de quoi subvenir à ses besoins, car l'expérience leur a appris combien est misérable celui que l'indigence met dans une nécessité pressante. DINDIME : Si tu voulais comparer les maux du pauvre et ceux du riche, tu t'apercevrais que le riche est plus misérable que le pauvre. En effet, plus le riche a de biens, et plus il a de soucis. Et comme il est seul parmi tous à porter le poids de ses soucis, les autres profitent davantage que lui-même de ce qu'il convoite par cupidité ou de ce qu'il conserve par avarice. Sans trêve, de brûlantes préoccupations l'agitent. Il craint de perdre ce qu'il a gagné, car même si la possession de biens est une grande chose, le nombre de ceux qui s'en emparent n'est pas moindre pour autant. Il craint la violence des puissants, il soupçonne la fidélité de ses familiers, il redoute la menace perpétuelle d'embûches venues de l'extérieur, et ce qu'il sait ne posséder qu'au prix de la haine universelle, il s'efforce de le défendre contre tous, dans une contention pitoyable et malheureuse, si bien qu'en se séparant du commerce de ses semblables par cet effort pervers, il se rend odieux à tous et s'exclut de l'amitié de tous133 • En outre il sait très bien que si ces abondantes richesses venaient à lui faire défaut, il ne lui faudrait compter sur aucune marque de compassion de la part d'autrui. Le souci de son avoir ne le quitte pas, mais l'usage en passe à d'autres, à tel point qu'il est souvent nécessaire d'en faire bénéficier ceux dont il ne peut attendre ni honneur, ni reconnaissance, ni profit. S'il le garde par devers soi, on le maudit; s'ille donne, on se joue de lui par des flatteries dérisoires: et un esprit lucide n'est pas moins blessé par la dérision que par l'insulte. Toujours amer, toujours triste, toujours pusillanime, toujours accablé par le souci du présent et angoissé par la crainte de l'avenir, sans confiance dans les biens actuels et dans la crainte perpétuelle des maux qui le menacent. Parmi
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tant de souffrances ou d'agitations d'esprit, quelle douceur, ou quel plaisir réels, je te le demande, peut éprouver la chair? Quel est donc le soulagement apporté au corps qui ne se change pas en amertume, quand la conscience est déchirée par de tels traits? Le voilà donc le bonheur des riches que tu avais entrepris de louer au vu des biens extérieurs illusoires, car tu ne voyais pas au-dedans la véritable misère. INDALETE: S'il en est ainsi pour le riche, celui qui convoite la possession de grands biens est ennemi de lui-même. DINDIME: Quel est donc ton avis ? Que penses-tu de cette forme d'activité des hommes? INDALETE: Cela aussi est vanité, et vanité des vanités134. (De uanitate mundi, 705A-708A)
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STRUCTURE DE L'AME ET EXPÉRIENCES SPIRITUELLES
La théorie du triple regard semble avoir été élaborée par Hugues à l'occasion de ses considérations sur les principaux exercices spirituels. Lorsqu'il considère l'homme davantage pour luimême, il adopte une psychologie à quatre facultés: sensus, imaginatio, ratio et intelligentia 135• Sans contradiction, semble-t-il, car on a pu ramener le sensus et l'imaginatio à l'oculus camis, la ratio à l'oculus rationis, et l'intelligentia à l'oculus contemplationis 136 • Toutes ces classifications sont toutefois réductibles à un couple fondamental, qui est à la fois donnée première de l'expérience, et fruit d'une réflexion qui considère l'homme non en lui-même seulement, ni en telle activité spirituelle, mais en rapport avec les créatures et le créateur. C'est alors la distinction entre l'homo interior et l'homo exterior qui est adoptée. Ce schéma forme la trame des écrits spirituels de Hugues et ne sera pas récusé lors même qu'il sera demandé à une psychologie plus affinée d'aider à décrire les phénomènes de la conscience religieuse. Il a été créé des êtres dont les puissances sont toutes tournées vers l'intérieur (quorum sensus totus intus erat). Ce sont les anges, qui, au-dedans d'eux-mêmes contemplent Dieu et les créatures. D'autres n'ont de puissances que tournées vers l'extérieur (quorum sensus totus Joris erat). Ce sont les bruta animalia, qui perçoivent le visible, mais non point en lui l'invisible. Entre les deux il y a l'homme, doué de sens intérieur et extérieur. Le sens intérieur (sensus rationis) est tourné vers les réalités invisibles du dedans, qu'il cherche par le discours ou possède par l'intuition uniforme et simple. Le sens extérieur (sensus camis) est tourné vers les réalités visibles du dehors, perçues par la sensibilité ou l'imagination. D'où un double mouvement chez l'homme : de sortie vers les œuvres de la Sagesse en laquelle sa sensibilité, qui les contemple, trouve son fruit qui lui est adapté ; et de rentrée en soi vers la Sagesse dans la contemplation de laquelle son esprit trouve sa réfection. Dans les deux cas le mouvement qui porte l'homme est celui de la connaissance, et c'est par l'amour qu'il est restauré dans la jouissance de son objet137•
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D'une synthèse aussi dense, on pourra souligner l'harmonie avec l'économie générale de la rédemption par l'Incarnation138, avec les sacrements ou l'Écriture. Mais surtout il faut signaler le parti que Hugues en a tiré dans la constitution de ce que l'on pourrait appeller sa théologie de la mystique. C'est d'abord l'itinéraire mystique qui est ainsi marqué par la structure ontologique de l'âme, pélerinage du dehors vers le dedans, ou sortie du dedans vers le dehors. En outre, l'opus conditionis et les aspects sensibles de l'opus restaurationis reçoivent leur place dans la vie spirituelle, et le rôle des facultés de l'âme est dégagé. Ce mouvement d'intériorisation de l'âme en quête du repos devait conduire Hugues à retrouver le thème de la demeure intérieure bâtie par l'allégorie et la tropologie, qu'il avait si constamment utilisé dans son enseignement, et à le transformer dans le sens de l'inhabitation divine par la foi et la charité. Lorsque l'âme retourne à soi elle fait retour à Dieu. Mais il est plusieurs demeures dans cette âme. Il ne faut pas laisser l'amour de Dieu à la porte, ou dans la cour, ou dans l'entrée de cette maison, ni même seulement dans cette maison : il faut le laisser entrer dans la chambre à coucher (thalamum ) 139 et reposer au plus intime de soi-même (cubiculum). Du fait qu'il y a plusieurs demeures dans ce logis de l'âme et que Dieu y séjourne au plus profond, le redditus ad se se concilie avec le précepte évangélique de se quitter soi-même : il faut abandonner, non certes la demeure de son âme, mais plutôt l'atrium pour la chambre à coucher140 • L'expérience spirituelle n'est pas qu'au terme de cet itinéraire: elle existe à chacune des étapes du parcours et en ses méandres, et Hugues, lorsqu'il la rencontre, choisit, respectueusement, de la décrire plus que de l'analyser. La réserve s'impose alors au théologien qui peut tout au plus cerner les contours d'une expérience qui dépasse jusqu'aux concepts par lesquels l'on pense Dieu ou en lesquels la foi se formule: «Ceux qui ont l'esprit de Dieu ont aussi Dieu... Ils sentent ce qu'il est en lui-même, non en autre chose ni selon quelque autre chose qui n'est pas luimême, mais ils le sentent lui-même et en lui-même, tel qu'il est présent... Cela se sent et ne s'exprime pas »141 • Pour ces descriptions, Hugues a recours à la doctrine patristique des sens spirituels 142• S'il parle peu de l'odorat- on ne l'a guère fait qu'à l'occasion des parfums de l'Épouse du Cantique-,
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il admet la vue spirituelle (oculus cordis), l'ouïe (auditus intus), le goût (palatum cordis) 143 et, plus fondamentalement, le toucher spirituel, commun à tous les états mystiques et qu'on retrouvera pour cette raison dans bien des passages qui suivent. Alors que l'existence des sens externes mêmes est une donnée immédiate de la conscience, celle des sens spirituels ne s'affirme que lorsque ceux-ci s'exercent, et ils ne s'exercent et pour ainsi dire n'existent que lorsque leur objet se présente à eux. Il n'est pas en leur pouvoir de l'atteindre puisque c'est lui qui les fait être en se donnant. Pourtant, plus qu'à cette différence entre les deux ordres de sensations, Hugues paraît sensible à l'étroitesse de l'analogie qui existe entre eux et fonde la doctrine des sens spirituels. L'exercice des sens externes, lorsqu'il est légitime, est en fait, par la finitude et le plaisir à la fois qu'il fait éprouver, un appel à l'expérience intérieure. Ainsi l'ordre de la grâce sauve tout de l'homme, «jusqu'aux racines les plus humaines de son action, de sa pensée et de ses sens »144• 1. Intériorité ascendante La structure de l'âme impose à l'itinéraire spirituel sa direction, mais plus encore sa nature de demeure de Dieu d'une part et sa présente condition pécheresse d'autre part. Ce Dieu, peut-il confesser avec Augustin, est interior intima meo et superior summo meo (Confessions, m,6,11); en outre l'âme en sa condition présente est extériorisée, tournée vers le sensible, non pour le contempler ou l'aimer comme un gage de l'amour divin, mais pour s'y identifier par la convoitise. Ces deux conditions premières dictent la suite. Le Reddite praeuaricatores ad cor d'Isaïe (46,8) retentit alors : l'âme doit donc en un premier temps faire retour à soi (in semetipsum colligere 145 ). Le sensible dont elle se détache lui étant inférieur, ce retour à soi est également une élévation. Mais Dieu est interior intima et superior summo: ces comparatifs adjoints à des superlatifs invitent impérieusement l'âme à poursuivre son mouvement d'intériorisation et d'élévation, jusqu'à se transcender elle-même (transcende teipsuml46 pour atteindre la demeure de Dieu en soi au-dessus de soi. Le regard qu'elle pourra
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alors avoir au-dessous de soi sur les créatures sera celui de la contemplation et, partant, sera aussi voie d'intériorité. «Intus et sursum », «Joris et deorsum », «ab exterioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora »: toutes ces combinaisons s'efforcent de cerner au plus près la complexité d'un itinéraire qui n'est pas linéaire, où la "vie intérieure" n'est pas opposée à la "vie active", où le retour à soi n'est pas étape préliminaire au retour à Dieu, mais ce retour même, et où la sortie vers les œuvres de Dieu par la contemplation sensible est aussi voie vers Dieu et donc vers le dedans. Invitation au voyage
La page fameuse des Confessions de saint Augustin (VII,X,16) est derrière ce texte de Hugues. Au lyrisme de l'évêque d'Hippone, maître Hugues substitue des explications, un peu laborieuses et appliquées, mais qui, dans la seconde partie, retrouvent quelque chose de la vibration intérieure du modèle glosé pour un élève dont on voudrait qu'il ait bien compri : «Averti de revenir à moi-même, j'entrai dans l'intimité de mon être sous ta conduite ... J'entrai et je vis avec l'œil de mon âme, quel qu'il fût au-dessus de cet œil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable, non pas celle qui est ordinaire et visible à toute chair, ni une sorte de lumière du même genre qui serait plus grande. Elle était au-dessus de mon intelligence parce que c'est elle-même qui m'a fait, et moi au-dessous parce que j'ai été fait par elle ... Et j'ai découvert que j'étais loin de toi dans la région de la dissemblance». DINDIME : Plus l'œil de la chair est élevé, plus haut il s'est établi, et plus large est son champ de vision. En effet, un regard qui domine des objets les embrasse plus aisément quand il les voit tous placés en quelque manière devant lui : mais du fait même que ce regard est jeté par un instrument corporel, il s'obscurcit lui-même de diverses et nombreuses manières, lors même qu'aucun obstacle extérieur ne s'interpose. En effet, comme cette vision est étroite, elle ne parvient pas à embrasser les choses les plus grandes; comme elle est privée d'acuité, elle ne discerne pas les plus petites ; comme elle est paresseuse, la
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seule importance de l'éloignement l'affaiblit quand elle s'étend au loin, même si rien ne fait obstacle ; comme elle est privée de pénétration, elle n'entre pas dans le dedans des choses, mais ne survole simplement que ce qui est à la surface. De plus, elle ne peut voir les choses passées, ni prévoir celles qui sont à venir. J'ai dit cela pour que tu saches dans quelles étroites limites cette vision corporelle est renfermée, elle qui ne peut voir que les réalités placées devant elle. Parmi celles-ci les plus grandes la dépassent parce qu'elles sont trop grandes, et les plus petites lui échappent parce qu'elles sont trop petites, leur éloignement lui dérobe celles qui sont éloignées, et les plus intérieures lui sont inaccessibles à cause de leur obscurité. Je ne veux donc pas que tu penses qu'il s'agit de la vision de cet œil-là, quand tu entends qu'on t'invite à regarder. Tu possèdes également un œil intérieur, de beaucoup plus clairvoyant que l'autre, un œil qui considère à la fois les choses passées, présentes et à venir, un œil qui répand la lumière de son regard sur toutes choses, un œil qui pénètre les choses cachées, qui scrute les choses délicates, qui n'a pas besoin, pour voir, d'une lumière étrangère, mais qui brille de sa propre lumière. Et parce que l'œil de la chair ne peut saisir d'un seul coup les choses que je vais te montrer, ce n'est pas l'œil de la chair mais celui du cœur qu'il te faut préparer à cette vision. Établis-toi donc comme sur une sorte d'observatoire de l'esprit et dirige de là ton regard en balayant tout autour de toi la scène de ce monde, en sorte que, placé devant toi tout entier, ce monde s'offre à ta contemplation; de là je te montrerai tout ce qu'auparavant tu ignorais parce que tu ne le voyais pas, ou ce qu'auparavant tu voyais sans pour autant le regarder comme il convenait147• INDALETE : J'avoue maintenant en toute vérité que rien dans l'univers n'est caché à la vue de celui qui regarde, lorqu'il ouvre les yeux du cœur pour regarder avec application. Au contraire, si c'est l'œil de la chair que j'ouvre pour regarder, si largement que se découvre toute chose, ce que je saisis est bien peu de chose en comparaison de l'ensemble. Mais voici que m'efforçant, dans la mesure de mes moyens, d'élever mon cœur, je me rends compte que jusque-là ce n'est pas tellement par le corps mais aussi par le cœur que je suis demeuré tout en
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bas. Car plus je me suis soumis par le désir et par la pensée à des choses de ce monde, moins j'ai eu d'aptitude et de capacité à les contempler dans leur ensemble. Mais maintenant je dépouille mon esprit de ce à quoi je m'étais attaché jusqu'ici, je me redresse comme si je m'étais déchargé d'un fardeau, et je découvre aussitôt que je suis au-dessus de tout. Je ne sais de quelle admirable manière tout cela s'est brusquement produit en moi : alors que je m'applique à n'être plus attaché à rien de particulier par convoitise, je commence à dépasser toute chose par la contemplation. Commence donc, car déjà je vois le monde entier étalé sous mes yeux, et tout ce que tu voudras me montrer de toutes ces choses, je le verrai sans retard ni difficulté. (De uanitate mundi, 703C-704C) Entrées et sorties
Tout mouvement d'introversion n'est pas un authentique redditus ad se, ni toute sortie peccamineuse. Hugues manie avec bien d'autres distinctions la dialectique du "foris-intus". Outre l'exigence de sortir pour 1'actio 148, Hugues, on l'a vu plus haut, affirme les "sorties" légitimes et même nécessaires pour la contemplation elle-même. Il y comptait trois modes de sorties contemplatives. Dans la suite du texte qu'on donne maintenant, il indique le quatrième mode, illégitime, et les fruits spirituels des trois autres sorties contemplatives, qui promeuvent l'intériorité. Le quatrième mode de la contemplation consiste à porter ses regards sur les créatures en tant qu'elles sont utilisables pour assouvir la volupté de la concupiscence charnelle et dans l'intention d'y rechercher non un secours pour notre infirmité naturelle, mais un objet de plaisir pour la convoitise. C'est de cet œil qu'Ève vit que l'arbre était beau à voir, bon à manger; elle en prit et en mangea 149• Ceux qui sortent de cette façon Ear la pensée sont semblables au corbeau qui n'est pas revenu 50 : ils ont trouvé au-dehors ce qui fait leurs mauvaises délices et ne veulent plus rentrer dans l'arche de la conscience. Les trois autres genres de contemplation sont figurés par la sortie de la colombe. Elle a été envoyée, n'a pas trouvé où se
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poser et s'en est revenue sur le soir, portant en son bec un rameau d'olivier verdoyant 151 • Elle est sortie sans rien, mais elle n'est pas rentrée sans rien, car elle a trouvé au-dehors ce qu'elle n'avait pas au-dedans, sans cependant aimer au-dehors ce qu'elle a rapporté au-dedans. Le rameau d'olivier verdoyant signifie les bons sentiments de l'âme. Souvent, plus les saints considèrent au-dehors les œuvres de Dieu, plus ils s'épanouissent intérieurement dans l'amour du Créateur. En effet, à la vue de la mutabilité des choses présentes, ils ne laissent pas de rabaisser dans leur pensée ce qu'ils voient de beau en ce monde, et tels des gens qui s'en retournent, ils rapportent le rameau d'olivier dans leur bouche, car ils désirent d'autant plus la beauté de leur Créateur qu'ils n'ont rien trouvé à leur goût dans les choses créées. Comme il n'est pas d'agréments qui le retienne au-dehors, l'esprit se repaît dans les délices intérieures et, sitôt ramené, pour ainsi dire, au port de son arche, il exulte, rassuré, lui qui était auparavant naufragé dans les flots de ce monde 152• De même pour le deuxième genre de contemplation: chaque fois que nous apprenons à admirer dans les réalités visibles la puissance et la sagesse invisibles de Dieu, nous rapportons d'une certaine manière le rameau d'olivier des eaux à l'arche en reconnaissant hors de nous dans les choses soumises à la mutabilité Celui qu'invariablement nous aimons en nous. Pareillement, dans le troisième genre de contemplation, lorsque nous portons attention aux jugements extérieurs de Dieu, nous sommes intérieurement renouvelés dans sa crainte et dans son amour. Ainsi dans le premier genre, la vue de toute cette vanité fait naître en nous le mépris du monde; dans le second, l'image de l'ordonnance divine engendre la louange de Dieu; dans le troisième, les dispositions du gouvernement divin donnent le jour à la crainte et à l'amour de Dieu et dans le quatrième, le foyer de la concupiscence excite le désir. (De archa Noe, 638C-639B)
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Itinéraire mystique: ascension et intériorité
Hugues répond à l'avance à tel moderne qui dénoncera l'incohérence qu'il veut découvrir dans le interior intima, superior superio augustinien, où «tout l'effet de la réflexion en profondeur» se trouverait «radicalement détruit par l'imagination en hauteur153 ». La cime de l'âme est son centre profond. L'itinéraire mystique est une ascension intériorisante, qui a comme principe l'homme en tant qu'être visible (ianua contemplationis) et comme chemin ce même homme dans son intériorité invisible (uia contemplationis)154.
Lorsque nous voulons élever l'œil de l'esprit vers les réalités invisibles, il nous faut considérer les images des choses visibles en quelque sorte comme des repères pour la connaissance. Quand, dans le domaine des réalités spirituelles et invisibles, on dit que quelque chose est en haut, on ne donne pas à entendre que cela serait situé spatialement au sommet ou au point le plus élevé du ciel, mais on veut signifier que, de toutes les réalités, c'est la plus intime. Monter vers Dieu, c'est donc rentrer en soi-même; et non seulement rentrer en soi-même, mais, d'une manière qui ne se peut dire, passer, au plus intime de soi, au-delà de soi-même. Ainsi, celui-là qui, entrant en soi et pénétrant en sa propre intimité, si j'ose dire, passe au-delà de lui-même, celui-là monte véritablement vers Dieu. Quand donc l'homme sort vers ces réalités visibles qui sont transitoires et périssables en les convoitant par le sens de la chair, nul doute qu'alors il descend, en quelque sorte, de la dignité de sa condition vers des choses basses et viles. Ainsi donc ce qui est le plus intérieur, c'est cela même qui est le plus proche, le plus haut et éternel, et ce qui est tout à fait à l'extérieur, c'est cela même qui est le plus bas, éloigné et transitoire. Dès lors faire retour du plus intérieur vers le plus extérieur, c'est remonter du plus bas vers le plus haut, et être recueilli en soi-même loin de la dispersion de la confusion et de la mutabilité. Et parce que ce monde est hors de nous et que Dieu est en nous, comme on le sait, nous devons, en faisant retour de ce monde à Dieu et en nous élevant pour ainsi dire du bas vers le haut, nous traverser nous-mêmes. Ce sont donc en quelque sorte des eaux
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que nous traversons lorsque, partant des réalités extérieures changeantes et rentrés en nous-mêmes, nous trouvons la stabilité. (De uanitate mundi, 715A-C) 2. Sens spirituels et esthétique contemplative
«C'est par la contemplation délectable des formes symboliques de ce monde que débute la vie mystique » 155• A un tel axiome, qui nous place bien loin du monde cistercien156, Hugues ne semble pas concevoir d'exception possible. La délectation du beau sensible et son rôle "provocateur" se fondent sur la condition de l'âme, qui ne peut s'élever, «à moins d'être enseignée par la considération des choses sensibles», et il précise: « de façon telle qu'elle estime les formes visibles comme des images de la beauté invisible » 157• La nature même de ces biens sensibles invite à leur dépassement, mais on ne dépasse que ce que l'on atteint d'abord. Les "sauts" là aussi sont proscrits. Et ce dépassement est encore une intégration: l'harmonie intérieure d'une âme restaurée la met à même de percevoir la vraie beauté des choses en qui elle peut alors découvrir un reflet de sa propre consonance. Les deux extraits qui suivent montrent Hugues à l'œuvre, appliqué à enseigner comment «transformer pour l'utilité spirituelle la beauté des réalités corporelles » 158 • Une esthétique contemplative
Il n'est pas besoin de disserter longuement sur la couleur puisque la vue elle-même atteste combien est accrue la beauté de la nature quand l'ornent tant de couleurs variées. Qu'y at-il de plus beau que la lumière qui, tout en étant elle-même dépourvue de couleur, cependant colore pour ainsi dire toute chose en l'éclairant? Qu'y-a-t-il de plus agréable à la vue que le ciel, lorsqu'il est serein, qu'il resplendit comme un saphir, et que par son éclat agréablement modéré, il caresse le regard et plaît à la vue? Le soleil a l'éclat de l'or, la lune luit pâlement comme de l'ambre, certaines étoiles irradient des rayons de
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feu, d'autres diffusent une clarté rosâtre, d'autres encore jettent des éclairs tantôt rosés, tantôt verts, tantôt blancs. Que dirai-je des gemmes et des pierres précieuses, dont les effets sont non seulement utiles, mais dont la vue nous émerveille? Voici la terre et ses guirlandes de fleurs : quel joyeux spectacle nous est offert, quel plaisir pour les yeux et comme il suscite en nous d'émotions. Nous voyons les roses vermeilles, les lys blancs, les violettes pourpres, et nous nous émerveillons non seulement de leur beauté, mais aussi de leur origine : comment la Sagesse de Dieu a-t-elle pu tirer une pareille beauté de la poussière du sol? Enfin, combien le vert, la plus belle des couleurs, ravit-il l'âme de ceux qui le contemplent, quand, au printemps nouveau, une vie nouvelle fait paraître des bourgeons qui, poussant vers le haut leurs pointes triomphantes de la mort, éclatent vers la lumière, images de la résurrection à venir. Mais qu'allons-nous parler des œuvres de Dieu, alors que nos yeux abusés par des apparences admirent à ce point les ornements empruntés de l'ingéniosité humaine ? Après les apparences des choses, nous devons parler de leurs qualités. Si la Providence du Créateur a donné aux choses tant de qualités diverses, c'est afin que chacun des sens de l'homme trouve sa délectation: autre est ce que perçoit la vue, autre l'ouïe, autre l'odorat, autre le goût, autre le toucher159 • La vue se nourrit de la beauté des couleurs, l'oreille fait ses délices de la suavité d'une mélodie, l'odorat de la fragrance des parfums, le goût de la douceur des saveurs, le toucher de la propriété des corps. Et qui pourrait énumérer tous les plaisirs des sens ? Ils sont tellement nombreux pour chacun des sens, que si l'on voulait être attentif à l'un seulement d'entre eux, on le trouverait singulièrement doté de richesses. Autant il y a pour l'œil de plaisirs dans la diversité des couleurs, comme on l'a montré, autant nous découvrons pour l'ouïe de plaisirs dans la variété des sons. Parmi eux vient en premier l'agrément de ces doux entretiens et de ces rapports par lesquels les hommes se font connaître mutuellement leurs désirs, racontent les faits passés, signalent les événements présents, annoncent ceux qui doivent venir, à telle enseigne que s'ils faisaient défaut, la vie humaine serait comparable à celle des animaux. Et que dire du concert des oiseaux, du plaisir qu'on a à entendre chanter la
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voix humaine, et des timbres agréables des divers sons ? Il y a tant de genres d'harmonie que notre pensée ne peut les parcourir ni notre parole les exposer aisément, et pourtant tous servent à l'oreille et ont été créés pour faire ses délices. Et ainsi de l'odorat : l'encens a son parfum, les onguents ont leur parfum, les roseraies ont leur parfum, ont le leur également les buissons, les prés, les garrigues, les bois, les fleurs et les fruits. Toutes ces choses qui offrent de suaves arômes et exhalent de douces odeurs sont au service de notre odorat et furent créées pour faire ses délices. De la même façon le goût et le toucher ont aussi leurs agréments, qui se peuvent aisément deviner par analogie avec les précédents. (De tribus diebus, XII-XIII) L'éveil des sens spirituels L'œil n'est point rassasié par ce qu'il voit ni l'oreille comblée par ce qu'elle entend160• C'est principalement par ces sens en effet que la beauté des réalités visibles, mettant une joie étonnante en l'âme qui la contemple, allume en elle un indicible désir des biens invisibles. Or ce désir, avide d'une ineffable douceur, quelque intense que soit la joie qu'apportent la vue ou l'ouïe corporelles par lesquels il est excité, peut être plus avivé que satisfait, et ne peut être parfaitement expliqué par la parole humaine, aussi abondante et diserte qu'elle soit, si tant est qu'on puisse dire qu'il peut l'être un tant soit peu. En effet, partant de l'apparence des réalités visibles, l'âme raisonnable ne fait guère que concevoir pour ainsi dire comme des germes de joies; mais le désir croissant bientôt à l'infini, elle lui donne naissance et ne peut se contenir en une telle allégresse161. Que personne donc ne considère la vue des réalités visibles comme nuisible aux esprits chastes 162, car si voir les œuvres de Dieu était chose absolument coupable, il n'aurait aucunement créé la faculté de les voir163 . L'œuvre de Dieu est en effet comme sa parole, par laquelle il nous parle, et les yeux, eux, sont comme des instruments, au moyen desquels les paroles de Dieu sont perçues par la contemplation164• De même donc que l'oreille est l'instrument pour percevoir la parole de l'homme, ainsi l'œil est l'instrument pour percevoir la parole
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du Créateur. Aussi dans le corps humain les yeux sont placés comme il convient, devant, et les oreilles situées sur le côté, comme pour nous donner à entendre que notre intention ne doit être dirigée vers le prochain que secondairement, et vers Dieu principalement. C'est donc à bon droit que, pour montrer comment, à partir de la considération des choses visibles, naît dans l'âme le désir des biens éternels, on ne fait mention que des yeux et des oreilles, car c'est par eux seuls, ou presque, qu'est ouvert pour l'âme le chemin de la sagesse et de la vertu, puisque, tandis qu'ils perçoivent la pure beauté des réalités visibles, seuls ils allument plus purement au-dedans l'amour des biens invisibles. Toutes ces choses difficiles, la parole de l'homme ne peut les expliquer. L'œil n'est point rassasié par ce qu'il voit ni l'oreille comblée par ce qu'elle entend. Chose étonnante : le cœur humain ne suffit pas au monde entier, et le monde entier ne suffit pas au cœur humain. Pourquoi donc le cœur humain ne suffit-il pas au monde entier? Parce que toutes ces choses difficiles, la parole de l'homme est impuissante à les expliquer. Pourquoi le monde entier ne suffit-il pas au cœur humain? Parce que l'œil n'est point rassasié par ce qu'il voit, ni l'oreille comblée par ce qu'elle entend. Ainsi la science défaille, et l'amour passe plus loin; la science s'étend jusqu'aux confins de ses possibilités, et elle ne peut tout saisir, l'amour, lui, absorbe tout, et il ne peut être rassasié65 • Pourquoi cela? Parce que la charité l'emporte sur la science, et que le cœur humain ne peut dire "c'est assez", tant qu'il n'est pas parvenu à celui par qui il a été fait, en sorte qu'il existe, et n'a pas découvert celui pour lequel il a été fait, en sorte qu'il trouve en lui son bonheur. Tout le charme, toute la douceur, toute la beauté des choses créées peuvent toucher le cœur humain, mais ne peuvent le rassasier : seule le peut cette douceur pour laquelle il est fait. Car les apparences des réalités visibles ne sont pour ainsi dire que des canaux par lesquels l'invisible beauté, s'y manifestant, s'épanche jusqu'à nous. Aussi lorsque celles-ci touchent notre sensibilité et provoquent naturellement un mouvement affectif vers elles, elles ne comblent pas notre désir, mais elles nous incitent à rechercher la vue du Créateur et à désirer sa beauté. Ainsi donc toutes ces réalités que l'on voit au-dehors sont faites pour provoquer l'affectivité humaine,
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non pour la rassasier, afin qu'éveillée par elles, elle se redresse, et que mue par elles, elle passe plus loin. Voilà pourquoi l'œil n'est point rassasié par ce qu'il voit, ni l'oreille comblée par ce qu'elle entend: ce que nous voyons de beau en ce qui est fait
nous charme, mais ne nous suffit pas, tant que nous n'avons pas trouvé celui qui a fait cela. (In Ecclesiasten Homeliae, 141D-143A)
3. Expériences spirituelles
Les auteurs spirituels ont accoutumé de recourir, dans leurs tentatives d'explication, au sens qui passait pour le plus grossier et le moins éloigné de l'ordre matériel, le toucher : c'est qu'à la différence de la vue, au domaine de laquelle Hugues fait de si fréquents emprunts, le toucher exige la conjonction avec son objet. Il était propre ainsi à traduire l'idée de contact immédiat que l'on voulait exprimer. Hugues ne fait pas exception à cet usage, ni à celui de ramener le goût spirituel au toucher intérieur, dont il est une des formes. Le toucher spirituel fait naître le désir de l'embrassement (amplexus), auquel souvent Dieu se dérobe. Car même dans l'expérience mystique, il reste à posséder plus que l'âme n'en étreint, et elle ne peut réduire celui qu'elle cherche à ce qu'elle en pourrait saisir. Mais en se faisant sentir et toucher par l'âme sans se laisser posséder par elle, il laisse en l'âme un souvenir et un attrait par lesquels elle est possédée de celui dont elle désire la possession. Ces alternatives de présences et d'absences qui désolent l'âme et la consolent à la fois se produisent surtout lors du passage de la méditation à la contemplation166 • Jusque dans l'exercice des sens spirituels Hugues retrouve une caractéristique de celui des sens externes: si ceux-ci provoquaient à l'expérience interne (homo monitus est), le toucher et le goût spirituels avertissent l'âme qu'ils éveillent (anima monita est) de tendre plus outre vers Celui dont elle n'a eu qu'une prégustation ou qui l'a effleurée et dont, à cause de cela, elle désire l'étreinte. Dans tous les cas, le Dieu qui se donne ainsi à percevoir est le Verbe Incarné: l'Époux du Cantique ou le Pain de Vie du Discours après la Cène.
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Le Pain de vie. L'opus restaurationis que Hugues s'est plu à peindre dans de grandioses fresques théologico-historiques est montré en ces pages s'accomplissant dans le secret d'une âme que restaure la grâce. «La nourriture spirituelle, c'est-à-dire le Verbe de Dieu, possède sa saveur, qui fait les délices du palais spirituel; il nourrit également et par là donne réfection et vie à la substance de l'âme » 167. Deux thèmes christologiques apparaissent dans les pages suivantes: c'est le Christ en tant que Maitre de sagesse qui apporte la réfection intérieure et la nourriture de l'âme -le goût spirituel est alors en cause -, mais cette sagesse étant vérité, elle illumine - et c'est la vue spirituelle qui est restituée. Mais ces deux thèmes sont réduits à une unité supérieure. L'amor ipse notitia par lequel Guillaume de Saint-Thierry rendait compte de l'unitas spiritus en quoi se consomme la vie spirituelle, se précise sous la plume de Hugues : illuminet veritas, reficiat caritas, nam ipsa dilectio, ipsa est refectio 168• Le souci de Hugues sera de prévenir toute disjonction entre amour et connaissance, qui irait à l'encontre du retour à l'unité intérieure première brisée par la faute. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. C'est la quatrième demande. Elle est opposée au vice de l'acédie. Ici en effet, ceux qui ont faim de justice demandent le pain de vie. Le pain, c'est la réfection. Donne le pain : donne la réfection. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Notre pain; ton pain. Le tien, parce que c'est toi qui le donnes, le nôtre, parce que c'est nous qui le recevons. Le tien, parce qu'il vient de toi, le nôtre, parce qu'il est pour nous. Il provient de toi, il est donc tien, il nous est donné, il est donc nôtre. Tu es en effet cette terre des vivants 169 d'où provient le pain de vie qui réconforte le cœur de l'homme 170 • Aussi, ô terre, donne le pain, donne la réfection, nourris tes habitants. Si nous habitons en toi, nous sommes nourris de toi. Déjà nous avons commencé à y demeurer, déjà nous avons commencé à nous y reposer, car déjà nous avons commencé à nous y complaire. Désormais nous ne partons pas en raison de quelque dissentiment, car nous avons chanté: Que ta volonté soit faite. Désormais nous
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y demeurons, de sorte que nous avons là notre repos pour les siècles des siècles 171 • Mais y demeurer, nous ne le pourrons sans nous nourrir. Aussi, donne-nous le pain, donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Ainsi, nous ne nous soucions pas du lendemain, nous ne demandons que notre subsistance d'aujourd'hui : donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Nous ne voulons pas que ta manne pourrisse par devers nous. Nous ne recueillons pas plus que ce qui nous suffit, nous ne ramassons que ce dont nous pouvons user172. Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien. Accorde-nous la réfection en fonction de l'illumination présente173 • Dans la mesure où tu as illuminé, restaure-nous; dans la mesure où tu as donné à savoir, donne à aimer. Nous voulons qu'en nous l'amour pour toi ne connaisse pas de progrès qui soit dépourvu de science, car ce qui n'est pas selon la science est répréhensible174, même si cela semble provenir du zèle pour la justice. Aussi a-t-on blâmé ceux qui ont eu un zèle qui n'était pas selon la science, qui ont voulu porter la réfection au-delà de la lumière reçue. C'est dans la nuit qu'ils prirent cette nourriture qui pourtant ne devait être consommée que pendant le jour. Aussi ils se trompèrent, et furent pris d'ivresse au point de ne pas comprendre ce qu'ils faisaient. C'est pourquoi donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Donne-nous le pain, donne-nous la réfection. Ta parole est réfection de l'âme :l'homme en effet ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu 175• La parole nourrit donc comme le pain nourrit, car la parole même est pain. Donne-nous donc ta parole pour restaurer nos âmes. Qu'est-ce que ta parole? La vérité. Envoie la vérité en notre cœur pour qu'elle nous restaure 176 • Envoie la vérité et avec la vérité la charité. Que vienne le Fils, qu'avec le Fils vienne l'Esprit saint, que tous deux viennent pour que la réfection soit plénière ; que la vérité illumine et que la charité restaure, car la dilection même est réfection. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Vois ce qu'il dit. En ce jour présent il recherche la réfection. En effet, ce jour d'aujourd'hui est présent, comme celui d'hier est passé, comme celui de demain est à venir. Recherche ce jour au-dedans de toi si au-dedans de toi tu reconnais une réfection: au-dedans le jour, au-dedans la
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réfection. Car, bien qu'ils viennent de Dieu et qu'il faille les demander à Dieu, on ne parle pas pour le moment du pain extérieur et du jour extérieur. A juste titre: on a en vue quelque chose de meilleur. Recherche donc au-dedans ce jour, recherche au-dedans ce pain. Car si celui qui est restauré est audedans, ce par quoi il est restauré est au-dedans, et il est en soi-même quand il est restauré. Quelqu'un ici crie, pressé par la faim et il demande sa nourriture pour ne point défaillir. L'âme crie, c'est bien elle qui a faim. Puisse-t- elle avoir faim, et avoir faim de ce par quoi, lorsqu'on l'a tout entier, on n'a plus faim177 . L'âme est donc affamée. Qu'est-ce qu'être affamé? C'est désirer. L'âme a faim, l'âme désire. Que désire-t-elle? Le pain. Quel pain? La vérité. C'est elle son pain, et de ce pain nulle autre créature que la créature raisonnable ne peut manger. C'est pourquoi elle dit "notre pain". Nous sommes faits pour lui, nous sommes créés pour lui, d'où cette demande : "Donne", car tu nous a créés tels que sans lui nous ne puissions vivre. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Qu'est-ce à dire« ce jour»? C'est-à-dire« en ce jour présent». Prêtez attention. L'âme rationnelle avait été créée telle qu'elle ffit illuminée par la vérité, et que la lumière de la vérité même ne ffit jamais obscurcie en elle. Si donc elle s'était tenue dans la lumière de la vérité, il n'y aurait eu pour elle qu'un seul jour, et ce jour aurait été éternel, ne connaissant point de veille ou de lendemain. Mais maintenant qu'elle a abandonné la vérité, la lumière de la vérité s'est éloignée, et elle ne se tient pas toujours avec elle. C'est pourquoi ses jours passent, et les ténèbres succèdent à la lumière lorsqu'en raison d'une faute, la vérité est abandonnée, et après les ténèbres la lumière revient à nouveau lorsque l'âme qui gisait dans le péché est visitée par la grâce. Quand la grâce est présente, c'est le jour, car elle est illuminée quand elle est visitée, et c'est ce jour d'aujourd'hui quand elle recherche la réfection, car en l'âme prévenue par la grâce le désir du bien est excité178• Et remarque bien qu'on parle ici d'un pain qui est quotidien, car les réfections opérées par la douceur intérieure se multiplient à proportion des illuminations spirituelles(... ) Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Car pour le passé nous rendons grâce, c'est pour le présent que nous supplions. Comment se produira ce qui est à
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venir, il ne nous appartient pas de le chercher, mais à toi d'y pourvoir. Aussi nous ne demandons pas pour un lendemain dont nous ignorons s'il doit nous être accordé, mais nous l'espérons, car même en cela ta libéralité ne saurait nous faire défaut dès lors que ta volonté a été que nous y parvenions. Il est écrit en effet : Jésus-Christ est le même, hier et aujourd'hui, ille sera étemellement 179 • Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Toi qui as créé, nourris, toi qui as donné d'être, accorde la subsistance. Car si tu nous abandonnes, vers qui nous tournerons-nous180? Aussi, donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. (In orationem dominicam, 782D-784D) L'Époux et l'Épouse
En reprenant le thème si fréquent du Dieu qui tour à tour se fait sentir et disparaît, Hugues l'enrichit en l'insérant dans l'économie générale du salut. La même tactique divine a été employée à l'égard d'Israël, et même à l'égard des "philosophes des gentils", auxquels la Vérité s'est pour une part dévoilée181• Elle appartient au régime normal de la foi duquel relèvent chaque âme individuelle et les initiatives de Dieu à son égard: «Il a fallu que, caché, Dieu se livrât pour n'être pas tout à fait inconnu ; que, livré, il se cachât pour n'être pas tout à fait manifeste, afin qu'il y ait toujours quelque chose de connu pour nourrir le cœur de l'homme et quelque chose de caché pour provoquer le cœur de l'homme »182. Fides ex auditu: aussi, outre le contact de l'Époux, Hugues parlera-t-il aussi de sa voix. C'est un fait que dès l'origine Dieu s'est entretenu avec peu d'hommes, rarement, de façon obscure et dans le secret. Scrutons les Écritures: nous trouverons que presque jamais Dieu n'a parlé dans la foule, mais chaque fois qu'il a voulu se faire connaître aux hommes, ce n'est point à des nations ni à des peuples qu'il s'est manifesté, mais à des individus, ou à un très petit nombre mis à part de la foule, ou encore dans le secret de la nuit, dans les champs, dans les solitudes ou les montagnes183. Ainsi a-t-il parlé avec Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Samuel, David et avec tous les prophètes. Il est ensuite
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apparu dans la chair, et bien qu'il ait parlé au monde manifestement, il a cependant conduit ses disciples à part sur une montagne pour leur révéler sa gloire184• Ailleurs il leur dit: A vous il a été donné de connaître les mystères du royaume de Dieu, aux autres en paraboles 185, et encore : Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière, et ce que vous entendez à l'oreille, prêchez-le sur les toits 186 • Mais même au peuple ancien
il n'a pas donné sa Loi en Égypte, jusqu'à ce qu'il l'ait amené à part dans la solitude. Et même là, rien ne se fit au vu et su de tous : seul Moïse monta sur la montagne pour recevoir la Loi187• Qu'est-ce donc à dire que Dieu parle toujours dans un lieu écarté, sinon qu'il nous appelle à la solitude; et qu'est-ce à dire qu'il parle avec peu de gens, sinon afin de nous réunifier. Considérez ces deux idées que j'ai exprimées: il nous réunit et nous appelle à la solitude. Avant son péché, le premier homme n'avait pas besoin que Dieu lui parlât du dehors, car il avait au-dedans l'oreille du cœur qui lui permettait d'entendre spirituellement la voix de Dieu. Mais après qu'il eut ouvert au-dehors l'oreille aux conseils du serpent, il ferma au-dedans l'oreille à la voix de Dieu. L'homme ayant perdu au-dedans l'oreille par laquelle il pouvait écouter Dieu, Dieu nous rappelle à lui et crie au-dehors. Mais lorsqu'il parle il se soustrait toujours, comme désireux de se dissimuler, afin d'avertir l'esprit humain de sa présence par ce qu'il dit et de l'attirer à lui parce qu'il fuit en se cachant. Il irrite donc notre désir pour l'augmenter, car en parlant il excite en nous son amour et en fuyant il nous embrase du désir de le suivre. Tel est le cœur de l'homme : s'il ne peut atteindre ce qu'il aime, il brûle d'un plus ardent désir188 • Ainsi dans le Cantique des cantiques, le fiancé vient, il se cache derrière la muraille et regarde par la fenêtre à travers le treillis 189 , comme pour se cacher et ne pas se cacher. Il passe sa main par l'ouverture 190, touche l'épouse et, très doucement, d'une voix faible, il l'appelle et dit: Viens mon amie, mon épouse, ma colombe. Voici que l'hiver s'en est allé, les pluies se sont dissipées et ont cessé. Les fleurs ont apparu sur notre terre, la voix de la tourterelle s'est fait entendre sur notre terre 191 •
Celle-ci, dès qu'elle entend l'Époux, se lève aussitôt, elle se
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hâte, tire le verrou de la porte 192, et étend les bras comme pour embrasser celui qui vient. Elle n'y peut plus tenir, elle ne peut plus supporter, elle ne peut plus attendre, son âme se fond en elle 193 , son cœur brûle, sa poitrine est en feu, elle exulte, se réjouit, danse de joie, s'élance au devant du visiteur194. Mais lui, quand elle pense le tenir, se dérobe, comme s'arrachant soudain à ses embrassements, il fuit. Qu'est-ce donc? Il cherche lorsqu'on ne le recherche pas, s'approche quand on ne l'appelle ~as, se dérobe quand on le cherche et fuit quand on l'appelle 1 5. Pourquoi vient-il s'il n'aime pas? Et s'il aime, pourquoi s'enfuit-il? Il aime et donc il vient; mais il s'enfuit parce que ce n'est pas ici qu'il aime. Qu'est-ce à dire, cela: Ce n'est pas ici qu'il aime? C'est-à-dire dans ce monde, dans ce siècle, dans cette terre, dans cette patrie, dans cet exil. Mais il nous invite dans la terre qui est sienne, dans la patrie qui est sienne : un tel amour ne convient pas à cette patrie-ci. La bassesse de ces contrées diminuerait l'amour. L'amour joyeux demande un domaine agréable196. C'est pourquoi il fait valoir à nos yeux sa patrie, il en chante les louanges, il dit : Les fleurs ont apparu sur notre terre, les vignes en fleur ont répandu leur odeur, la voix de la tourterelle s'est fait entendre sur notre terre 197 : et cela pour nous faire désirer cette contrée, soupirer après cette patrie et marcher à sa suite. C'est là qu'il nous aime, là qu'il désire jouir de notre amour, là qu'il demande nos embrassements. Là il ne se dérobe pas à ceux qui le suivent, mais attend ceux qui viennent à lui. Il s'offre donc quand on ne le cherche pas pour nous enflammer de son amour. Quand on le cherche il fuit pour nous faire courir après lui. Si en effet il ne se montrait pas le premier, personne ne l'aimerait, et s'il ne fuyait pas quand on le cherche, personne ne voudrait le suivre198. Les fleurs, dit-il, ont apparu sur notre terre. Non sur ma terre, mais sur notre terre, pour la partager avec nous. Comme s'il disait : «Me voici devant vous, en messager fidèle. J'ai vu ce dont je témoigne, ce que je dis, je l'ai entendu. Ne craignez pas, ne soyez pas soupçonneux, n'hésitez pas. Suivez-moi là où je vous appelle, car vous êtes de là d'où je viens. Vous n'avez pas ici de cité permanente, vous habitez une terre étrangère. C'est d'un autre lieu que vous êtes venus ici. Si vous vous res-
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souveniez de votre patrie, assurément vous n'aimeriez pas cette condition pérégrinante. C'est pourquoi je suis venu ici en personne pour vous en retirer, et non pour y demeurer avec vous. Si je crie vers vous d'un lieu caché, c'est que je ne veux que me faire connaître, non point demeurer. Si je vous appelle de loin, c'est que je me hâte sur le chemin du retour. Il me suffit de m'être approché juste assez pour pouvoir être entendu. J'estimerais subir un dommage si j'achevais le chemin qui reste. Tout retard est grave: les fleurs ont apparu sur notre terre. En me voyant fuir ainsi, apprenez combien vous devez vous hâter. Je ne serais pas venu si je ne vous aimais pas, je ne fuirais pas si je ne voulais pas vous entraîner après moi.» (De archa Noe, 668D-670B) La fiancée et son Bien-aimé
Gerson s'émerveillait de la maîtrise didactique avec laquelle Hugues avait dispensé un enseignement théorique sur la contemplation. Quand il adopte le genre du soliloque, et ne parle qu'à son âme et avec elle, il fait preuve d'une même lucidité. En quelques lignes, une phénoménologie de l'expérience spirituelle est présentée et tout est dit de ce que les manuels de théologie mystique systématiseront199, mais ici avec des traits si précis et justes qu'ils ne laissent aucun doute sur le fait que Hugues décrit sa propre expérience: initiative divine et passivité de l'âme, présence divine sentie par un toucher; excessus (sous le nom d'abalienatio ), accompagné d'épanouissement des facultés, et quelques caractères secondaires comme l'ivresse spirituelle et le jubilus. L'ÂME : Veuille agréer, je t'en prie, que je te pose une der-
nière question. Quelle est donc cette douceur qui parfois lorsque je me ressouviens de lui me touche et m'affecte avec tant de véhémence et de suavité que je suis sur le point d'être en quelque sorte comme arrachée tout entière à moi-même et ravie je ne sais où? Soudain je suis renouvelée et transformée tout entière, et je commence à éprouver un bien-être tel que je ne saurais l'exprimer. Ma conscience est transportée de joie, la peine de toutes mes douleurs passées est oubliée, mon esprit 00 exulte, mon intelligence s'éclaircit, mon cœur est illuminë ,
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mes désirs s'égaient, je vois que je suis dans un ailleurs que j'ignore, et en moi il est quelqu'un que je tiens embrassé par mon amour: je ne sais qui c'est, et toutefois je m'emploie de toutes mes forces à le retenir et à ne le jamais perdre. Mon esprit est pour ainsi dire dans une lutte délicieuse pour ne pas se retirer de celui qu'il désire ne jamais cesser d'étreindre, et, comme s'il avait trouvé en lui l'accomplissement de tous ses désirs, il est dans une exultation suprême et ineffable, ne recherchant rien de plus, n'aspirant à rien au delà, désirant demeurer toujours ainsi. N'est-ce donc pas lui mon Bien-aimé? Dis-le moi, je t'en prie, que je sache si c'est lui, afin que, s'il venait de nouveau à moi, je le supplie de ne pas se retirer, mais de demeurer toujours. HUGUES : Oui, c'est vraiment ton Bien-aimé qui te visite. Mais il vient invisible, il vient caché, il vient insaisissable. Il vient pour te toucher, non pour être vu de toi; il vient pour t'avertir, non pour être saisi par toi; il vient non pour s'infuser tout entier, mais pour se donner à goûter; non pour combler ton désir, mais pour attirer tes sentiments. Il te présente comme des prémices de sa dilection, il ne t'octroie pas la plénitude d'une parfaite satiété. Et en cela réside principalement le gage le plus précieux de ta promesse de mariage : celui qui plus tard se donnera à toi pour être vu et possédé pour toujours, maintenant se donne quelquefois à goûter par toi, pour que tu reconnaisses combien il est doux. En attendant, tu es également consolée de son absence, puisque, de peur que tu ne défailles, il ne cesse de te réconforter par ses visites. (De arrha animae, 25)
252
NOTES 1.
2. 3.
4. 5.
Cf. saint Benoît, Regula, Pral. 45; saint Bernard, Senno de diuersis, 40,1, Epistula 106,2; Guerric d'Igny, Premier sennon sur saint Benoît, 116 (éd. J. MaRSON etH. CasTELLO, SC 202). Cf. J. LECLERCO, Études sur le vocabulaire monastique du Moyen Age, (Studia Anselmiana, 48), Rome, 1961, pp. 39-65. Cf. É. GILSON, La théologie mystique de saint Bernard, Paris, 5e éd., 1986, pp. 78-107, et S. FERRUOLO, The Origins, p. 55). Un bel exemple d'exploitation systématique de cette notion dans un ouvrage didactique est donné par Pierre de Celle, L'École du Cloftre (éd. G. DE MARTEL, sc 240). Sur l'opposition monastique aux écoles urbaines, et la rivalité entre ces deux mondes, cf. FERRUOLO, op. cit., pp. 47-92. De institutione nouitiorum, 931B.
6.
De uanitate mundi, 723B. Sur le paradisus claustralis, voir É. GILSON, op. cit., pp. 108-141.
7.
Ainsi, particulièrement enDidascalicon, 776C; De institutione nouitiorum, 925B. On trouvera dans Pierre de Celle, L'école du cloître, éd. cit., p. 35, note 3, les orientations bibliographiques pour les études sur les emplois et les significations médiévaux de ce terme, dont on note qu'il est « employé au xne siècle spécialement par les victorins et les cisterciens». Voir aussi H. DE LUBAC, Exégèse médiévale, I/1, pp. 4356.
8.
Ainsi relève de la disciplina le repos tant extérieur qu'intérieur d'une personne que ne travaillent pas les désirs illicites et qui s'affaire avec une paisible application (Didascalicon, III,XVI, cf. supra, pp. 67-68).
9.
Cf. De institutione nouitiorum, 933D. On voit le danger des traductions littérales, et qu'il n'y a pas parfois meilleur chemin pour des erreurs d'interprétation. Ce serait se fermer l'intelligence de la "discipline claustrale" ou des "exercices spirituels" médiévaux que d'accepter les évocations que de telles expressions font immanquablement surgir chez un moderne. La disciplina claustralis n'est en rien un ensemble de règles qui régissent les actions du religieux, c'est d'abord un enseignement (disciplina), reçu par un disciple (discipulus), portant sur l'agir chrétien; et les exercices ne sont pas des "pratiques de spiritualité", mais la vie spirituelle même exercée. Cf. In Hierarchiam caelestem, 1061B: > 12. 13. 14.
J. CHÂTILLON, Les Écoles de Chartres, p. 830. Cf. G. PARÉ, A. BRUNET, P. TREMBLAY, op. cit., pp. 83-84. Cf. Didascalicon, 756CD, qui reprend Boèce, De musica, r,1 (PL 63, 1168D-1170D).
15. De institutione nouitiorum, 943A. 16. Un tableau d'ensemble de cette impressionnante organisation est donné par L. JOCQUÉ, Les structures de la population claustrale dans l'ordre de Saint-Victor au XIf' siècle, dans L'abbaye parisienne de SaintVictor, pp. 52-95: on compte à l'abbaye jusqu'à vingt-trois officiers et sous-officiers claustraux. 17. A propos du péché originel Hugues écrira: « Le bien qui était désiré n'était pas un mal; la volonté qui désirait, en tant que volonté et en tant que portant sur un bien n'était pas un mal; mais que cela ait été désiré hors de la mesure (sine mensura), cela seul fut un mal » (De sacramentis, 293A). 18. Cf. les citations et les commentaires d'E. DE BRUYNE, Études d'esthétique médiévale, I, pp. 69-73, que l'on peut comparer au Didascalicon, II,IV-V et XII. 19. Hugues consacre la presque totalité du De institutione à la discipline du geste et à celle de la parole : toutes deux sont proches, puisque les gestes sont, pour qui a lu le De magistro de saint Augustin, un langage par signe. La façon de parler qui doit tenir compte des temps, des lieux et de la qualité des personnes à qui l'on s'adresse, retiendra Hugues également. Sur ces deux "disciplines", on pourra voir J.-C. SCHMITT, La raison des gestes et C. CASAGRANDE, Le regale del parlare e del tacere.
20.
Conceptions qui doivent beaucoup à l'héritage de la pensée antique, largement christianisées, comme le montre leur rapprochement avec ce que P. HADoTregarde comme« les thèmes fondamentaux des Pensées » de Marc Aurèle, ce manuel de méditation de l'Antiquité : « Le monde est un organisme unique, ordonné et animé par la Raison universelle et l'évolution de cet organisme, c'est-à-dire la mise en rapport des différentes parties de cet organisme, découle nécessairement de l'ordre voulu par cette raison universelle. Vivre selon la Raison c'est donc reconnaître que ce qui est "à temps" pour le monde est "à temps" pour nous-mêmes, que ce qui "s'harmonise" avec le monde, "s'harmonise" avec nous-mêmes, que le rythme du monde doit être notre rythme » (Exercices spirituels et philosophie antique, 2e éd., Paris, 1987, p. 161).
254 21.
22. 23. 24.
25.
26.
27.
28.
NOTES DES PAGES 187-251 Cf. De tribus diebus VII, sur la beauté des mouvements locaux (des corps et des astres), naturels (la croissance), "animaux" (des sens vers leur objet) et "rationnels" (tous les mouvements intérieurs de la vie de l'âme). Œ. Praeceptum 1,2 (éd. L. VERHEIJEN, Paris, 1967). Isidore donne cet exemple: > A rapprocher des moqueries de saint Bernard sur les mille manières de faire préparer les œufs, nunc frixa, nunc assa, nunc farsa (Apologia, IX,20). Pourtant, par delà la raillerie du De institutione, leDidascalicon (n,xxv) accorde quelque attention à ces préparations, qui se rattachent à l'un des "arts mécaniques" (la uenatio), aux viandes salées, rôties, frites, bouillies, ainsi qu'aux divers condiments. Pour un aperçu du régime alimentaire suivi à Saint-Victor, à l'époque de ces lignes, cf. Liber ordinis, 11, et 25,30-70.
33.
34.
Prise en compte des besoins différents de chacun sur laquelle insistait la Règle de saint Augustin (Praeceptum, 1,3 et m,4).
35.
Le Liber ordinis ( 12,12-13) prévoyait l'usage de serviettes, qu'il fallait changer au moins tous les quinze jours, propter munditiam.
36.
Reprise finale du psaume 118, 66, que Hugues avait cité dans son prologue du De institutione : > et qui donne le programme de l'école du cloître, à SaintVictor comme à Clairvaux d'ailleurs, car on le retrouve dans un contexte semblable chez saint Bernard (Senno m,5, In fest. Pent.): > (É. GILSON, La théologie mystique de saint Bernard, p. 55, note 1). Hugues la définit comme «le devoir de donner, ou le besoin de recevoir>> (De archa Noe, 660B), ou mieux encore, comme «ce à quoi notre vie ne peut échapper et sans quoi elle serait plus heureuse>> (Didascalicon, VI,XIII, 19-20). Elle est donc toujours périlleuse, car la tentation est grande dans notre condition présente de dépasser la mesure. Mais le danger qu'elle comporte sera en partie neutralisé par la persévérance de l'attitude intérieure restant tournée vers Dieu parmi les soins inévitables de la vie courante ou du gouvernement. Sur la métaphore de la construction, cf. supra, pp. 22 et suivantes. On peut dire alors que cette anagogie est une «part supérieure tant de l'allégorie que de la tropologie >> (D. LAsrc, cité par H. DE LUBAC, Exégèse médiévale, II/1, p. 330), mais en remarquant que l'on est passé d'un exercice spirituel à un autre, et que l'on n'est plus alors dans la simple lecture, ni même dans la méditation pure. Cf. Isidore de Séville, Etymo!ogiae, I,XLI,l. Cf. Jn 3,14. En reproduisant ce passage, le victorin anonyme (peut-être Absalon de Saint-Victor, cf. P. COURCELLE, op. cit., p. 253) qui écrivit vers la fin du XIIe siècle de De contemplatione et eius speciebus attribué un temps à Hugues, était ainsi amené naturellement par son texte à présenter la méditation comme une subdivision de la contemplation (éd. R. BARON, Monumenta christiana selecta, II, Tournai-Paris, 1,10-22). Lesquels sont donnés par le Didascalicon, art de "lire". Mais non du tumulte de ses pensées, en quoi la méditation n'est pas la vue simple de la contemplation. La méditation est donc pour Hugues, selon la tradition de la pédago-
gie latine classique, surtout un effort de réflexion. Mais elle est aussi pour lui, selon les pratiques auxquelles la lecture de la Bible donnait lieu, un exercice de mémoire, à laquelle le chapitre suivant du Didascalicon (m,xr) sera consacré. N. BÉRIOU, dans Prier au Moyen Age, Turnhout, 1991, p. 14. Cette conception semble avoir été si largement partagée que le victorin s'est essayé, dans le De uirtute orandi, à justifier dans la prière l'emploi d'expressions qui n'incluaient aucune demande. A ce titre
NOTES DES PAGES 187-251
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même elles ne pouvaient, aux yeux de ses contradicteurs, être une prière. 79.
Un siècle plus tard, un ouvrage de Guillaume d'Auxerre analogue au De uirtute orandi de Hugues pourra prendre le titre de Rhetorica diuina.
80.
Empruntés à Cicéron (De inuentione, r,16) ou à la Rhétorique à Herennius (r,v). Ces auteurs distinguent quatre modes que Hugues réduit à trois en regroupant deux modes cicéroniens (ab nostra, ab ipsa causa) en un seul qui est exposé en premier lieu.
81.
La mystique sponsale, implicite dans la description hugonienne de la prière pure, est exprimée chez Guillaume de Saint-Thierry: «Il y a l'Époux et l'âme son épouse, et leur colloque mutuel. L'âme se conforme à Dieu et ne lui demande rien pour elle, sinon lui et ce qui se rapporte à lui» (cité par F. VERNET, La spiritualité médiévale, Paris, 1928, p. 133).
82.
Cf. Ps. 17,3. Cette citation d'un psaume et celles qui suivront rappelle que le propos de Hugues, dans cet ouvrage, est d'établir la légitimité de la prière liturgique lors même qu'elle ne met pas en la bouche de ceux qui y sont astreints des paroles de demande. L'argumentation contre ceux qui tendaient à déprécier une telle prière consistera précisément à la situer à un niveau d'autant plus élevé que la formulation de demandes est défectueuse.
83.
Ps. 5,2-3.
84.
Jubilus: terme technique. Chez Hugues comme chez Augustin (cf. A. SOLIGNAC, art. Jubilation, dans Dictionnaire de Spiritualité, t. 8), le jubilus désigne des sons inarticulés qui expriment une joie qui ne peut se contenir et qui est trop intense pour se traduire en des mots (Explicarenon possumus, iubilemus... Quid ergo faciamus, non loquentes et non tacentes ? Jubilemus : saint Augustin, Ena"ationes, cn,8,40, 4344). Le Jubilus est rattaché ici à l'oratio, Richard (Beniamin maior, PL 196, 184D-187B) le situera par rapport aux modes de la contemplation. Il n'est pas exclu que dans le contexte immédiat qui est le sien ici, le jubilus hugonien ne se ressente de sa signification liturgique, qui lui a fait désigner au Moyen Age la vocalise sur l'Alleluia puis la séquence qui la suit.
85.
Ps. 50,12.
86.
Ce que Hugues appelle insinuation par mépris est touché dans Ad Herennium, r,vr, et De inventione, I,XVII.
87.
Jn 11,21.
88.
Cf. Jn 2,1-11.
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262 89. 90. 91.
92.
Hugues a pris chez saint Augustin (In /ohannis Euangelium, vm,9) les éléments de l'exégèse qu'il propose ici. Cf. J. LECLERCQ, Études sur le vocabulaire monastique du Moyen Age (Studia Anselmiana, 48), Rome, 1961, pp. 84-85. L'intervention de l'ouïe, alors que la vue seule semblait intéressée en cette spéculation, s'explique par ce qu'on a dit plus haut sur la nature de ces trois yeux mis en œuvre par les divers exercices spirituels: c'est tout le dynamisme de l'âme, identique à ses puissances, qui est en fait en cause en chaque cas. Le Libellus (701A) précise les sens qui trouvent le plus leur contentement en chacune des saisons: «Le printemps est la joie des oreilles, l'été celle des yeux, l'automne celle de l'odorat, l'hiver celle du goût>>.
93.
Prov. 28,1.
94.
Il semble bien que ces lignes de Hugues en aient frappé plus d'un. Raymond Sebond les incorpora à sa Theologia naturalis, ce qui valut au victorin d'avoir Montaigne comme traducteur: «Ce ciel, cette terre, cet air, cette mer ... est continuellement enbesogné pour ton service. Écoute la voix de toutes les créatures qui te crie ; le ciel te dit : Je te fournis de lumières le jour, afin que tu veilles; d'ombres la nuit, afin que tu dormes ... >>. Les interventions de ces voix du monde, si propres à l'action oratoire et aux effets saisissants, seront également reprises, sous l'attribution de saint Augustin, par les prédicateurs des âges baroques. Elle devra son universalité à son emploi par saint Jean de la Croix, dépendant en cela, à n'en pas douter, de cette page de Hugues (cf. C. SCIAFERT, L'allégorie de la bûche enflammée). Cité par A. COMBES, La théologie mystique de Gerson. Profil de son évolution, t. 2, Rome, 1965, p. 91, n. 55. Si l'on rapproche les définitions qui vont suivre de la psychologie de Hugues (cf. pp. 231-232), il apparaît que l'exercice de la cogitatio est lié à l'imaginatio, celui de la méditation à la ratio, et celui de la contemplation à l'intelligentia. L'obscurité de l'objet et l'effort pénible du sujet constitue ce par quoi la méditation est purificatrice de celui-ci. Cette heureuse formulation, et dans un ouvrage aussi remarqué que les Homélies sur l'Ecclésiaste, était promise à quelque fortune. Guigues le Chartreux la reprend : (Scala claustralium, III). Saint Jean de la Croix, qui avait lu l'ouvrage de Hugues, dira dans ses AviS et maximes :
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96. 97.
98. 99.
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« Cherchez en lisant et vous trouverez en méditant, appelez en priant
et il vous sera ouvert en contemplant>>. Jusque chez Pic de la Mirandole un écho s'en fera entendre : «La philosophie cherche la vérité, la théologie la découvre, la religion la possède>> (Lettre à Manuzio, Opera, Turin, 1972, p. 359). 100. Il en a été question dans le passage précédent sur les trois modes de cette "spéculation". 101. Dans ces lignes sur les livres sapientiaux qui ont leur équivalent en Didascalicon, IV,VIII, 5-12, Hugues s'est inspiré étroitement de saint Jérôme, Commentarius in Ecclesiasten, 1,1,16-30 (éd. M. ADRIAEN, CCSL 72, Turnhout, 1959), passage repris également par Cassien, Collationes, III,VI (éd. E. PICHERY, SC 42). Origène est à l'origine de cette vue. Chez Hugues on peut y voir une nouvelle supposition d'une intime correspondance entre les trois âges de la vie spirituelle (commençants, progressants, parfaits), les exercices spirituels (méditation, spéculation, contemplation), et les "livres" qui en sont le support. On notera en outre que pour répondre à l'esprit dans lequel ils ont été dictés, ceux-ci ne doivent pas seulement être lus, mais médités ou contemplés. Enfin, la mention du Cantique à ce degré montre que dans la pensée de Hugues, qui s'en est expliqué plus au long dans le De arrha animae, l'union transformante est identiquement le mariage spirituel. 102. L'image du feu apparaît ici dont Hugues va tirer si bon parti. L'image du feu qui brûle et qui éclaire, permettait de sauvegarder une des thèses essentielles de la mystique hugonienne pour laquelle la contemplation est indissolublement fruit de l'amour et de l'intelligence. La purification concomitante au progrès de la vie spirituelle est également traduite par la lutte de la flamme et de son élément, et cette purification est d'autant plus profonde que croît le feu. Enfin, l'application de cette flamme à une bûche, qui à la fin, entièrement embrasée, est toute transformée en feu, permettait de pousser aussi loin que possible l'assimilation, existant dans l'union transformante, entre Dieu et l'âme contemplative, en évitant de suggérer en cette âme quelque défection ontologique, qui annihilerait la créature unie au Créateur. L'image de la liquéfaction du métal en fusion, que Hugues utilise parfois (Mise. 1,73, 572A; Libellus, 697B), ne présentait pas cet avantage. 103. Souvenir augustinien? (cf. Enarrationes, Cl,1,4,9-11: Videte fumum superbiae similem, ascendentem, tumescentem, uanescentem; merita ergo deficientem, non utique permanentem ). 104. Cette constatation désolée qui achève cette page brûlante ne s'explique pas seulement par le retour au texte de l'Ecclésiaste que Hugues commente, et à propos duquel il a exposé ses vues sur la contemplation et ses degrés. La perception de la vanité du monde, qui induit au
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NOTES DES PAGES 187-251 contemptus, n'est qu'un des fruits de la spéculation. L'autre est précisément l'admiration dont il vient d'être question quelques lignes plus haut. Ce ne sont pas tant deux moments spirituels successifs que deux aspects de la même activité par laquelle la création est contemplée en ce qu'elle est : , c'est tout le thème du De arrha animae. Comme gage d'amour le monde est admiré, et cette admiration fait passer à la contemplation du Créateur. Mais ce n'est qu'un gage auquel l'âme ne saurait s'attacher sans prévarication : le contemptus dont il est alors l'objet ne fait que lui donner sa noblesse de gage.
105. Cf. De meditatione, 4-7. 106. Pour la notion médiévale de la "circonspection", voir De archa, 655D661B. 107. Eccl. 1,18. 108. Il y a peu de doute que dans ces lignes, Hugues ne se penche luimême sur son passé, comme une comparaison avec la "Confession" du De arrha animae peut le laisser voir (cf. supra, pp. 58-59). 109. Cf. De archa Noe, 619A: > des sens spirituels (cf. K. RAHNER, La doctrine des «sens spirituels» au Moyen Age, en particulier chez saint Bonaventure, dans Revue d'ascétique et de mystique, 14, 1939, pp. 263-299, p. 264), il faudrait ajouter Hugues, et c'est pour une bonne part de lui que saint Bonaventure la tient. 143. Cf. pour le goût spirituel, entre beaucoup de textes: (De archa, 647B; de même De quinque septenis, m,118); pour la vue spirituelle tout ce qui a été dit sur les trois yeux, et ce passage déjà cité du De
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NOTES DES PAGES 187-251 uanitate: «Tu possèdes également un œil intérieur, de beaucoup plus
clairvoyant que l'autre, etc.»; pour l'ouïe: «Avant son péché le premier homme avait au-dedans l'oreille du cœur qui lui permettait d'entendre spirituellement la voix de Dieu>> (De archa, 669A). 144. G. PARÉ, A. BRUNET, P. TREMBLAY, La renaissance du XII" siècle, p.144. 145. Cette expression traduisait cette étape première déjà chez Ambroise ou Augustin (cf. P. COURCELLE, Connais-toi toi-même, t. 1, pp. 124, 126). 146. Sur le substrat augustinien de ces considérations voir G. MADEC, «ln te supra me». Le sujet dans les Confessions de saint Augustin, dans Revue de l1ntitut catholique de Paris, 28, 1988, pp. 45-63, et sur les trois moments (interroga mundum - in te ipsum redi - transcende te ipsum) voir A. TRAPÉ, S. Agostino: dal mutabile all'immutabile o la filosofia dell'« ipsum esse», dans Scriti in onore Mons. A. Piolanti (Studi tomistici, 26), Roma, 1985, pp. 46-58. 147. Cf. saint Cyprien, Épître à Donat (9,24-25): «Oh! si tu pouvais, établi sur ce point d'observation élevé, faire pénétrer ton regard dans les choses cachées ... >> 148. Cf. De archa, 637B: il s'agit des "sorties" qu'imposent les besoins de la vie quotidienne ou l'utilité spirituelle du prochain. 149. Gen. 3,6. 150. Cf. Gen. 8,6-9. L'idée de l'opposition entre le corbeau et la colombe qui va suivre est reprise de saint Augustin, In Iohannis Euangelium, VI,2. 151. Gen. 8,11. 152. Cf. Grégoire le Grand, Moralia in lob, X,XXVIII,47,11-13: «L'esprit rentre en lui-même, et il s'affermit en Dieu d'autant plus solidement qu'il ne trouve à l'extérieur rien où il puisse se reposer ». 153. L. BRUNSCHVICG, La raison et la religion, p. 37-40, cité par G. MADEC, art. cit., p. 62. 154. Cf. De tribus diebus, XVII. 155. E. DE BRUYNE, op. cit., p. 213. 156. On pourra comparer la page qui suit avec ce passage, souvent cité, de saint Bernard (Apologia, XII,28): «Nous qui sommes déjà sortis du peuple, qui avons laissé les choses belles et précieuses du monde pour le Christ, qui, pour gagner le Christ, avons considéré comme du fumier tout ce qui charme la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher, et tous les plaisirs des sens (corporea), qu'avons-nous à faire de tout
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cela pour exciter notre dévotion?>>. La divergence de vues entre Hugues et Bernard se manifeste dès les premiers mots: pour le cistercien, un religieux ne doit plus avoir besoin du concours des perceptions sensibles, laissées aux simples fidèles ; le victorin, s'adressant également à des religieux, éduque leur sens esthétique pour l'intégrer au mouvement même de leur vie spirituelle. C'est très justement que E. DE BRUYNE a pu caractériser le De tribus diebus comme le «premier traité esthétique du Moyen Age>>, développé «en fonction de la mystique>> (op. cit., p. 238). 157. In Hierarchiam caelestem, 949B. 158. De tribus diebus, IV. 159. Le plaisir du beau résulte de la reconnaissance par l'homme de son harmonie interne (musica humana) dans la structure des choses (musica mundana) en fonction desquelles il est constitué (cf. E. DE BRUYNE, Esthétique médiévale, p. 224). 160. Eccl. 1,8. 161. Cf. Jn 16,21, sur l'allégresse donnée par une naissance après les peines de l'enfantement. 162. L'amor castus, autre terme technique, est l'amour de l'âme qui ne s'attache pas par convoitise aux dons reçus de son fiancé (pour Hugues, c'est d'abord le monde et ses splendeurs) mais ne les aime que comme gage de l'amour qui lui est porté, au contraire de la courtisane qui> (De arrha animae, 7,32-34). 163. Pour avoir une idée complète des positions de Hugues il faut rapprocher cette phrase d'une considération qui tient compte des précautions que l'état de qéchéance de l'homme lui impose devant les biens sensibles : (De archa, 676AB). Les pages citées ici-même précisent qu'elle peut être aussi occasion de bien, et du seul bien véritable. 164. La vue et l'ouïe avaient été rattachées respectivement au livre du monde et à l'Écriture sainte par saint Augustin, Enarrationes, XLV,7.
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165. Application d'un axiome hugonien, qui a fait le tour du Moyen Age, et qui, via Gerson et Ruysbroeck, entrera dans l'enseignement commun des mystiques : et intrat dilectio, et appropinquat, ubi scientia joris est (In Hierarchiam caelestem, 1038D). 166. Ce thème est fréquent depuis Grégoire le Grand, auquel Hugues semble l'avoir emprunté, et Origène (Homélies sur le Cantique des cantiques, éd. O. ROUSSEAU, SC 37bis, I,7). Saint Bernard (In Cantica, XVII, 1 ; XXXII,2 ; XLXXV, 1), et Guillaume de Saint-Thierry (Super Cantica, éd. J.M. DÉCHANET et M. DUMONTIER, SC 82, no 16fi), l ont affectionné. Pierre de Celle l'appliquait également aux amitiés humaines (PL 202, Epistula xcv). 167. Mise. II,78, 632A. 168. A compléter par la formule de In Ecclesiasten, 175D: dilectio ipsa cognitio. 169. Cf. Ps. 26,13; 51,7; 141,6. 170. Ps. 103,15. 171. Ps 131,14. 172. Ex. 16,14-18. 173. Cf. saint Augustin, Confessions, r,xm,21, où sont unis les deux thèrr es de l'illumination par la connaissance de la vérité et de la réfectior~ que cette vérité même apporte : «Lumière de mon cœur et pain pour la bouche intérieure de mon âme». Dans le C(lmmentaire sur la Hiérarchie céleste (1036CD), la réfection est fruit de l'amour, et elle introduit à la contemplation qui inclut l'ilh:.mination. Voir sur ce point R. ROQUES, Connaissance de Dieu et tMJlogie symbolique, p. 314. 174. Cf. Rom. 10,2. 175. Matth. 4,4. 176. Ps. 42,3. 177. Cf. Jn 4,13. 178. Cf. De tribus diebus, XXVI: «De même que l'œil du corps a son jour et sa nuit, de même l'œil du cœur a son jour et sa nuit (... ). Nos jours du dehors passent, lors même que nous ne le voulons pas ; mais nos jours du dedans, si nous le voulons, peuvent durer pour toujours( ... ). Aimons donc ces jours intérieurs, où les ténèbres ne suivent pas la lumière, où, par la splendeur du Soleil éternel, les yeux intérieurs d'un cœur pur sont illuminés. » 179. Hébr. 13,8. 180. Cf. Jn 6,69.
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181. Cf. In Ecclesiasten, 231BC. 182. De sacramentis, 217B. 183. Cf. Os. 2,14: «Je la conduirai dans la solitude et je parlerai à son cœur». 184. Cf. Mc 9,1-10. 185. Le 8,10. 186. Matth. 10,27. 187. Cf. Ex. 24,2. 188. Cf. Grégoire le Grand, Moralia in lob, XVI,XXVII,33,2-14. 189. Cant. 2,9. 190. Cant. 5,4. 191. Cant. 2, 10-12. 192. Cant. 56. 193. Cant. 5,6. 194. Liquefactio, exultatio, tripudatio : autant de termes que plus tard Richard de Saint-Victor essayera de définir, en tentant de situer les sentiments qu'ils traduisent dans un ensemble ordonné. Il expliquera dans le Beniamin maior que l'exultatio est un élément concomitant de tous les genres de contemplation. Elle est causée par l'abondance des saveurs spirituelles, dont l'excès peut conduire à l'alienatio d'une âme "hors d'elle-même". La "liquéfaction" se produit pour lui au troisième degré de l'amour, où l'âme, entièrement purifiée, ne ressemble plus en rien à ce qu'elle était auparavant et s'écoule toute entière en Dieu. 195. Cf. Grégoire le Grand, Moralia in lob, V,IV,6: 196. Locus amœnus. Dans la littérature latine classique, le locus amœnus est un paysage idéal, jardin d'agrément, frais et arrosé d'un ruisseau murmurant, d'étendue médiocre, avec arbres fruitiers et bosquets (cf. E.R. CURTIUS, La littérature européenne et le Moyen Age latin, trad. J. BRÉJOUX, Paris, 1956, pp. 302-326). La littérature courtoise y ajoutera des dames (cf. N.B. SMITH, In search of the ideal Lanscape: from "locus amœnus" to "Parc du champ joli" in the Roman de la Rose, dans
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199.
200.
NOTES DES PAGES 187-251 Viator, 11, 1980, pp. 231-243.). Dans la littérature spirituelle, ce paysage se confond avec le paradis terrestre que rouvre pour ainsi dire la vie mystique en rétablissant l'intimité avec Dieu et la consonance de l'âme avec la création. Lieu de cette expérience spirituelle, le cloître sera vu également comme un locus amœnus (cf. Guibert de Nogent, Autobiographie, éd. E.-R. LABANDE, Paris, 1981, p. 216). Cant. 2,12-13. Cf. Grégoire le Grand, Moralia in lob, XVI,XXVII,33 : «Dieu tout puissant nous manifeste donc sa douceur par ses miracles et pourtant dans son élévation il reste caché: il veut nous montrer quelque chose de lui pour nous enflanuner par ses secrètes inspirations dans son amour, il veut pourtant aussi voiler à nos yeux la gloire de sa majesté pour accroître en nous dans l'effervescence du désir la puissance de son amour.>> Pour un exemple de la "réception" de ce passage dans la tradition scolaire, on pourra voir par exemple le classique traité d'A. POULAIN, Des grâces d'oraison, 11 éd., Paris, 1931, pp. 113-114. Cf. saint Bernard, In Cantica, LVII,8 : (ms. LEYDE, Bibl. Univ., Vulcanius 45, f. 130).
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) disciplina exercitium
natura
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memoria
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logica
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practica mechanica
theorica scientia
meditatio
lectio
dissertiva
grammatica
theologia mathematica physica
demonstratio probabilis
arithmetica musica geometria astronomia
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de ordine legendi de. modo legendi
1 sophistica
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Quid legendum : Scriptura divina (numerus, ordo, auctores, proprietates) \. historia in disciplinis allegoria. tropolog1a D6 ordine legendi !n libris . ) m narratwne ( littera in expositione { sensus sententia partitio De modo legendi : divisio investigatio
LECTIO DIVINAE SCRIPTURAE
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necessaria
Tria
Auctores artium
Partitio artium
1 Origo artium
Planche III : Plan duDidascalicon et division du savoir (d'après G. PARÉ, A. BRUNET, P. TREMBLAY, op. cit., p. 219).
Il.
Quid legendum
1
1
1. LECTIO ARTIUM
l
dialectica rhetorica
Planche IV : Hugues occupé à la composition du De sacramentis (ms. DOUAI, B.M 361, f. Sv). Stylet ou calame, grattoir et encrier (ici comme souvent une corne d'animal), il utilise les instruments des scribes médiévaux (voir aussi Pl. v).
Planche v: Le miniaturiste qui a orné la page qui précède le De archa Noe dans le ms. AD· MONT, Stiftsbibliothek, 672, f. lv, s'est inspiré du prologue (stylo commendare uolui) pour montrer Hugues, calame et grattoir en main, rédigeant les entretiens du cloître. Celui du ms. OXFORD, Bod. Lib., Laud. Mise. 409, f. 3v (page de couverture), s'est laissé guider par les premières lignes de !'oeuvre (cum sederem aliq11a11do in conuentu fratrum, illis inJerrogantibus, meque respondente) pour représenter la collatio de l'après-midi au cloître de Saint-Victor qui était à l'origine de l'ouvrage.
Planche VI: La surface de l'arche de Noé, vue du dessus, telle que la décrit le Libellus de formatione arche. Les diverses couleurs signifient les trois gemes d'hommes (représentés par les trois bandes longitudinales) dans leur rapport à l'Église (l'arche, en rouge) et au monde qui entoure l'arche (en vert).