L'invention De La Luga Al-fusha: Une Histoire De L'arabe Par Les Textes (Association Pour La Promotion De L'histoire Et De L'archeologie Orientales: Memoires, 13) (French Edition) 9789042945883, 9789042945890, 9042945885

Ce volume rassemble des textes, les uns connus, les autres meconnus, d'auteurs medievaux (du IIe/VIIIe siecle au VI

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L'invention De La Luga Al-fusha: Une Histoire De L'arabe Par Les Textes (Association Pour La Promotion De L'histoire Et De L'archeologie Orientales: Memoires, 13) (French Edition)
 9789042945883, 9789042945890, 9042945885

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Association pour la Promotion de l'Histoire et de l'Archéologie Orientales Université de Liège

mémoires n°13

L’INVENTION DE LA /8Ƥ$$/)8‫ۙܗ‬Ɩ UNE HISTOIRE DE L’ARABE PAR LES TEXTES

Pierre LARCHER

PEETERS

L’INVENTION DE LA LUA AL-FU UNE HISTOIRE DE L’ARABE PAR LES TEXTES

Illustration de couverture : Ab Zayd al-Sar enseignant à un groupe d’élèves en présence d’al ri ibn Hamm m. Miniature extraite des Maqmt d’al-ar r (46e séance) (BnF, Paris, ms. arabe 5847, fol. 148v°).

Association pour la Promotion de l'Histoire et de l'Archéologie Orientales Université de Liège

mémoires n°13

L’INVENTION DE LA /8Ƥ$$/)8‫ۙܗ‬Ɩ UNE HISTOIRE DE L’ARABE PAR LES TEXTES

Pierre LARCHER

PEETERS LOUVAIN – PARIS – BRISTOL, CT 2021

Copyright Université de Liège A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2021 - Peeters, Bondgenotenlaan 153, 3000 Leuven D/2021/0602/74 ISBN 978-90-429-4588-3 eISBN 978-90-429-4589-0

Introduction

Ce volume rassemble huit textes, qui ont été présentés, sous le titre général de « L’invention de la luġa al-fuṣḥā : une histoire de l’arabe par les textes », à l’Université de Liège, les 21 et 22 février 2008, dans le cadre du séminaire du Fonds National de la Recherche Scientifique en textes arabes des universités francophones de Belgique. À l’époque de leur présentation, six de ces textes avaient été publiés dans des revues diverses ou des ouvrages collectifs. Deux étaient inédits. Ils ont été depuis publiés. Je reprends ici ces huit textes, mais deux d’entre eux ont été réécrits, tandis que des corrections et des additions, plus ou moins importantes, ont été apportées à quatre autres. Hier séances d’un séminaire thématique, ils deviennent aujourd’hui chapitres d’un même ouvrage. Entrons dans le détail de ces chapitres. Le chapitre I (« Ibn Fāris. Théologie et philologie dans l’islam médiéval ») expose ce que j’appelle la « thèse théologique » en matière de langue arabe. Poser, comme le fait Ibn Fāris (m. 395/1004) dans un chapitre célèbre du Ṣāḥibī fī fiqh alluġa, que « les Qurayš sont les plus châtiés et les plus purs des Arabes en matière de langue » (’afṣaḥ al-‘Arab ’alsinatan wa-’aṣfāhum luġatan)1 revient à une double identification : l’une est celle de la langue du Coran avec la « langue de Qurayš » (luġat Qurayš) ; l’autre est celle de la luġat Qurayš avec ce qu’on appellera bientôt al-luġa al-fuṣḥā (à peu près « la manière de parler la plus châtiée »). Cette double identification en contient en germe une troisième : al-luġa al-fuṣḥā désignant aujourd’hui en arabe ce que les arabisants appellent « arabe classique », celle de l’arabe coranique avec l’arabe classique. La première identification est purement scripturaire. Elle repose sur Cor. 14, 4 qui proclame « nous n’avons envoyé d’envoyé que dans la langue de son peuple, pour qu’il leur rende [les choses] claires [ou mieux : distinctes] » (mā ’arsalnā min rasūlin ’illā bi-lisāni qawmihim li-yubayyina lahum). Ce verset a servi de prémisse majeure à un raisonnement de type syllogistique qui, via la prémisse mineure implicite « Mahomet est l’envoyé d’Allah à son peuple », a abouti à la conclusion que la langue du Coran était la langue même de Mahomet : Mahomet étant, selon la tradition, natif de La Mecque au Hedjaz, territoire de la tribu des Qurayš, et le Coran consignant la prédication de Mahomet à La Mecque, puis Médine, cette langue est appelée « langue de Qurayš ». Notons cependant que cette appellation relaye, en la restreignant, l’appellation tout à la fois 1

IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 52.

VIII

L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

plus générale et plus ancienne de « langue du Hedjaz » (al-luġa al-ḥiǧāziyya) ou « langue des gens du Hedjaz » (luġat ’ahl al-Ḥiǧāz). La seconde identification est purement dogmatique : le Coran étant considéré, d’un point de vue islamique, comme la « parole d’Allah » (kalām Allāh), on n’imagine pas que celle-ci soit « descendue » (terme littéralement plus exact que celui de « révélée ») dans une langue qui ne soit pas la meilleure. Pourtant, Ibn Fāris ne s’en tient pas à l’exposé de la thèse théologique. Il croit devoir la justifier par ce qu’un linguiste d’aujourd’hui appellerait une hypothèse de type sociolinguistique. Cette hypothèse revêt, sous la plume d’Ibn Fāris, la forme d’un scénario. Si la « langue de Qurayš » est la luġa al-fuṣḥā, c’est parce que les Qurayš sont les gardiens d’un sanctuaire panarabe : ils ont pu ainsi prendre le meilleur de chaque parler arabe ! Si l’on y réfléchit, cela revient à faire de la « langue de Qurayš » une « sélection » (taḫayyur : c’est le terme même qu’emploie Ibn Fāris) dans un ensemble de parlers, autrement dit une koinè. Le chapitre II (« Al-Farrā’. Un retour aux sources sur la luġa al-fuṣḥā ») montre que le scénario exposé par Ibn Fāris sort en fait d’un texte attribué à alFarrā’ (m. 207/822) et exhumé par Paul Kahle (1875-1964), qui l’a traduit et commenté à plusieurs reprises. Mais il y a entre les deux textes une différence essentielle. Alors qu’Ibn Fāris présente l’opinion selon laquelle « les Qurayš sont les plus châtiés et les plus purs des Arabes en matière de langue » comme unanime, al-Farrā’ présente celle selon laquelle « le Livre a été révélé dans la plus châtiée des manières de parler » (nazala/nuzzila bi-’afṣaḥ al-luġāt), qu’il identifie explicitement à « la langue de Qurayš », comme étant celle des spécialistes du Coran et de la Sunna. Opinion à laquelle s’opposent les spécialistes des poésies et des « journées » (’ayyām, c’est-à-dire de l’histoire) des Arabes qui, eux, au contraire, voient la faṣāḥa (la qualité de faṣīḥ, adjectif dont ’afṣaḥ est l’élatif) dans la langue des Bédouins, très exactement dans le registre littéraire de leur langue. Autrement dit, à l’époque d’al-Farrā’, il y a un débat sur ce qu’est « la plus châtiée des manières de parler », qui est sans nul doute l’expression à l’origine de l’expression « la manière de parler la plus châtiée ». Et c’est pour clore ce débat qu’al-Farrā’ propose le scénario repris par Ibn Fāris et expliquant comment, par la sélection du meilleur de chaque parler, celui des Qurayš « est devenu pur » (fa-ṣafā kalāmuhum). On retrouve chez les deux auteurs les deux mêmes idées de « devenir » et de « sélection ». À la première des deux est lié un bien intéressant présupposé : si les Qurayš sont ainsi « devenus les plus châtiés des Arabes » chez l’un, « leur parler est devenu pur » chez l’autre, c’est qu’ils ne l’étaient pas originellement. Mais ils ne le sont pas devenus exactement de la même façon. Pour Ibn Fāris, les Qurayš sont devenus les « plus châtiés des Arabes », en ajoutant à leur parler, déjà excellent, le meilleur de chaque parler arabe ; pour al-Farrā’ « leur parler est devenu pur » par le mélange du meilleur de chaque parler arabe : c’est le sens de la comparaison faite par alFarrā’, mais absente chez Ibn Fāris, entre pureté de la langue des Qurayš et leur beauté physique, obtenue par la possibilité qu’ils ont de choisir, lors du pèlerinage, les plus belles femmes, déambulant sans voile autour de la Ka‘ba… Cela correspond, mutatis mutandis, aux deux conceptions de la koinè grecque : pour les uns

INTRODUCTION

IX

elle a pour base le dialecte attique, dont on a éliminé les traits typiquement attiques ; pour les autres elle est le produit du mélange des différents dialectes grecs. Kahle, reprenant, tout en l’atténuant, l’hypothèse de Karl Vollers (1857-1909) d’une dualité linguistique dans l’Arabie préislamique (VOLLERS, 1906 [1981]), a vu dans le scénario d’al-Farrā’, repris sous une forme atténuée par Ibn Fāris, une métaphore : il représente le travail d’adaptation à la langue poétique, par les grammairiens-lecteurs du IIe/VIIIe siècle, de la langue coranique. Hypothèse à laquelle le linguiste arabisant d’aujourd’hui est tenté de souscrire : le ductus (rasm) coranique atteste, par bien des traits, d’une variété d’arabe qu’il qualifiera de chronologiquement préclassique et typologiquement non classique, mais précisément classicisée par les lectures grammaticales. Le chapitre III (« Al-Fārābī. Un texte sur la langue arabe réécrit ? ») présente un texte dont il existe deux versions. La première, qui est sûrement la version originale, expose ce que j’appelle la « thèse philosophique » en matière de langue arabe. Philosophique, non seulement parce qu’elle sort du Kitāb al-ḥurūf du philosophe al-Fārābī (m. 339/950) mais encore parce qu’elle est le pur produit d’un raisonnement de type hypothético-déductif. Al-Fārābī pose, par hypothèse, que la langue d’une « nation » (’umma) est d’autant plus pure que ceux qui la parlent sont plus isolés tout à la fois socialement et géographiquement. De cette hypothèse, alFārābī déduit que l’arabe le plus pur se trouve chez les nomades du centre de l’Arabie (Nejd), le centre de l’Arabie étant ce qui est le plus éloigné des territoires des autres nations, d’une part, les nomades étant, de par leur mode de vie, l’élément le plus isolé d’une société, d’autre part. Dans cette version, Qurayš n’est pas cité. La seconde version, que l’on trouve, entre autres, dans deux ouvrages d’al-Suyūṭī (m. 911/1505), le Muzhir et le Iqtirāḥ, se dénonce comme une réécriture de la première : Qurayš, absent de la première version, se retrouve en première ligne dans la seconde ! La question reste ouverte de savoir qui a réécrit le texte. On ne peut exclure que ce soit al-Fārābī lui-même, dans la mesure où la seconde version concilie la philosophie avec la théologie, en transférant à Qurayš la conclusion de la première : « et c’est pourquoi la manière de parler des Qurayš était la plus châtiée et la plus claire des manières de parler arabes, du fait de leur éloignement du territoire des non-Arabes de tous côtés » (wa-li-hāḏā kānat luġat Qurayš ’afṣaḥ al-luġāt al‘arabiyya wa-’aṣraḥahā li-bu‘dihim ‘an bilād al-’a‘āǧim min ǧamī‘ ǧihātihim)2, écrit ainsi Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406) dans la Muqaddima, visiblement inspiré par la seconde version du texte. Tout en se présentant comme un texte sur l’histoire de la grammaire arabe, le chapitre IV (« Al-Zaǧǧāǧī (1). Les origines de la grammaire arabe selon la tradition : description, interprétation, discussion ») est aussi bien un texte sur l’histoire et la sociolinguistique de l’arabe. Selon le Īḍāḥ fī ‘ilal al-naḥw d’al-Zaǧǧāǧī (m. 337/948 ou 339-340/949-950), la grammaire (naḥw) tire son nom de ce qu’elle est la « direction » (sens littéral du terme) à suivre pour éviter les fautes. Non pas 2

IBN ḪALDŪN, Muqaddima, ch. VI, section 47, p. 1072.

X

L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

d’ailleurs n’importe quelle faute, mais plus particulièrement les fautes concernant la flexion désinentielle (’i‘rāb), qui seraient d’autant plus graves qu’elles créeraient des quiproquos. Ce qui revient à considérer le ’i‘rāb comme pertinent et à le mettre au centre de la langue et, par suite, de la grammaire. Ces fautes constituent ce qu’on appelle dans la tradition arabe le fasād al-luġa ou « corruption de la langue ». Ce fasād al-luġa est imputé au mélange des populations arabes et non arabes, s’étant produit après la conquête islamique, dans les villes nouvellement fondées. On a là l’origine de ce qu’Ibn Ḫaldūn appellera lisān ou luġa ḥaḍariy(ya) (« langue sédentaire »), par opposition à luġat al-badw min al-‘Arab (« langue des Arabes bédouins »)3, ce que les sociolinguistes arabisants d’aujourd’hui appellent parlers arabes nomades et sédentaires. Au XIXe siècle, la linguistique historique réinterprétera le fasād al-luġa de la tradition arabe, sur le modèle du latin et des langues alors appelées néo-latines et aujourd’hui romanes, comme l’évolution d’un type à l’autre : le type fléchi, synthétique et à ordre des mots plus libre, à la base de l’arabe classique ; le type non fléchi, analytique et à ordre des mots moins libre, caractéristique des dialectes arabes modernes, les dialectes nomades étant réputés plus « conservateurs » que les dialectes sédentaires. Au terme de l’évolution, on aboutit, le type non fléchi n’ayant pas entièrement remplacé le type fléchi, qui subsiste dans certains usages, à une situation de dualité linguistique. C’est cette dualité qui sera appelée, un peu avant la seconde guerre mondiale, par William Marçais (18721956) diglossie, emprunt à la linguistique néo-hellénique, avant d’être théorisée, après la seconde guerre mondiale, par Charles A. Ferguson (1921-1988), comme la coexistence, dans une même communauté linguistique, de deux variétés, haute et basse, aux usages en distribution complémentaire. Décrite et interprétée comme une préfiguration de la diglossie, la vision d’al-Zaǧǧāǧī n’est pas indiscutable. On peut discuter de la pertinence de la flexion désinentielle, comme on peut discuter de la date d’apparition du type non fléchi, la coexistence des deux types étant attestée à date ancienne par les documents originaux. C’est justement des parlers arabes nomades et sédentaires, ainsi que de la situation de diglossie, que traite le texte suivant, objet du chapitre V (« Ibn Ǧinnī. Parlers arabes nomades et sédentaires et diglossie chez un grammairien du IVe/Xe siècle : sociolinguistique et histoire de la langue ou discours épilinguistique ? »). Il est extrait des Ḫaṣā’iṣ d’Ibn Ǧinnī (m. 392/1002) et le linguiste arabisant Haïm Blanc (1926-1984), pionnier de la sociolinguistique arabe, y a vu « the earliest statement of what has come to be known as “Arabic diglossia” » (BLANC, 1979, p. 171). En fait, dans le texte auquel se réfère Blanc, Ibn Ǧinnī ne décrit pas explicitement une situation de diglossie, mais seulement une différenciation en cours entre deux types de parlers, distingués sociolinguistiquement par la qualité de leurs locuteurs (nomades vs sédentaires) et linguistiquement par un trait : la présence dans l’un et, sinon l’absence, du moins la détérioration dans l’autre du ’i‘rāb ; nous restons donc dans le fasād al-luġa décrit dans le chapitre précédent. Mais si l’on observe qu’Ibn Ǧinnī se réfère dans ce chapitre à un grammairien antérieur de 3

IBN ḪALDŪN, Muqaddima, ch. IV, section 22, p. 676.

INTRODUCTION

XI

près de deux siècles, mu‘tazilite comme lui, al-Aḫfaš al-Awsaṭ (m. entre 210/825 et 221/835, selon EI2, 215/830 selon EI3) d’une part, et que dans un chapitre précédent, il a avoué qu’on ne voyait pratiquement plus de Bédouin faṣīḥ d’autre part, on peut dire qu’il décrit implicitement une situation de diglossie au sens exact du terme, c’est-à-dire la coexistence de deux variétés : l’une, haute, qu’il appelle alluġa al-‘arabiyya al-faṣīḥa (« la langue arabe châtiée ») et où fasīḥ est synonyme de mu‘rab (« désinentiellement fléchi ») et l’autre, basse, comme classe abstraite des dialectes, tant nomades que sédentaires, tout aussi « corrompus » (fāsid) les uns que les autres, et où fāsid est synonyme de non mu‘rab. Cette diglossie est illustrée par une anecdote, racontée par deux fois, où l’on voit une même personne (un membre du groupe des Tamīm : on verra l’importance de cette notation) alterner les deux usages et où on rencontre même un nom (sans doute le premier dans la littérature arabe) pour diglossie : ǧihatā al-kalām (« les deux façons de parler ») … S’agit-il pour autant vraiment de sociolinguistique et d’histoire de la langue ? Il s’agit plutôt de « théorie » (naẓar) du langage d’une part, d’un discours de type épilinguistique d’autre part. Un autre extrait des Ḫaṣā’iṣ montre en effet qu’il s’agit moins de diachronie que d’entropie, liée à l’utilisation de la langue, la flexion désinentielle étant vue comme un facteur de complication inutile, dont on peut se passer par d’autres moyens et que seule une élite peut maîtriser. Un autre chapitre des Ḫaṣā’iṣ, où Ibn Ǧinnī fait allusion à l’opposition Hedjaz/Tamīm s’originant dans le Kitāb de Sībawayhi (m. 180/796 ?), montre qu’il s’agit encore et toujours de concilier théologie et philologie, théologie et philosophie, trois des mamelles où se nourrit la pensée islamique classique : la théologie qui oblige à dire que « la langue du Hedjaz est la luġa al-fuṣḥā » (l’expression apparaît chez Ibn Ǧinnī) ; la philologie qui amène à reconnaître dans la langue du Coran, telle qu’attestée par le rasm (ductus), des traits qui ne sont pas ceux de la luġa al-fuṣḥā ; la philosophie qui voit dans les Bédouins et leur langue les Arabes et l’arabe « authentiques ». C’est encore Blanc qui nous amène au chapitre VI (« Al-Zaǧǧāǧī (2). Arabe fléchi vs arabe non fléchi : deux variétés de l’arabe ou deux registres d’une même variété ? »). Il s’étonne en effet qu’Ibn Ǧinnī ne fasse état que d’une perte partielle de la flexion désinentielle, alors qu’al-Zaǧǧāǧī, que nous avons déjà rencontré au chapitre IV, antérieur à Ibn Ǧinnī d’un demi-siècle, fait état, lui, d’une perte totale. Au chapitre XVII du Īḍāḥ, il se demande à quoi sert d’apprendre la grammaire, « la plupart des gens parlant naturellement sans flexion désinentielle, qu’ils ne connaissent pas, en comprenant les autres et en [se] faisant comprendre d’eux » (’akṯar alnās yatakallamūna ‘alā saǧiyyatihim bi-ġayr ’i‘rāb wa-lā maʿrifa minhum bihi fayafhamūna wa-yufhimūna ġayrahum)4. Il est très tentant de voir dans ce texte une description de la diglossie, avec ses deux variétés : la variété basse, sans flexion désinentielle, qui est celle de la communication orale spontanée de la majorité ; la variété haute, avec flexion désinentielle, scolairement acquise, qui est celle de la communication savante de la minorité. Une relecture critique de ce texte permet de faire une autre hypothèse. Tout d’abord, on constate que le ’i‘rāb ne concerne que 4

AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ,

p. 95.

XII

L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

trois corpus de référence, dans l’ordre : Coran, hadith, poésie. Ensuite, un rôle de désambiguïsation est vu au ’i‘rāb. Or, un tel rôle n’est concevable que dans la lecture d’un texte écrit en scriptio defectiva, précisément celle des textes de référence, mais s’évanouit à l’oral. Enfin, le terme de majorité, qui implique celui de minorité, est repris dans le texte par celui de ‘āmma, auquel s’oppose explicitement celui de ḫāṣṣa. Or, ‘āmma et ḫāṣṣa, comme le montre un texte célèbre extrait du Kitāb albayān wa-l-tabyīn d’al-Ǧāḥiẓ (m. 255/869), ne s’opposent nullement comme la masse illettrée à l’élite lettrée, mais seulement comme le commun des gens lettrés aux happy few, ayant une parfaite maîtrise de la grammaire. On ne verra donc pas dans l’arabe avec flexion désinentielle et dans l’arabe sans flexion désinentielle les deux variétés haute et basse d’une situation de diglossie, mais plutôt les deux registres, soutenu et relâché, de la variété haute, ce qu’on pourrait appeler une diglossie dans la diglossie… Avec les deux derniers chapitres, nous quittons les professionnels de la langue pour une autre catégorie d’informateurs : les géographes et les voyageurs. Le géographe al-Muqaddasī (m. fin du IVe/Xe siècle), objet du chapitre VII (« AlMuqaddasī. Que nous apprend-il vraiment de la situation de l’arabe au IVe/Xe siècle ? ») est réputé, notamment par Johann Fück (1894-1974), qui lui consacre un chapitre entier de ‘Arabīya5, fournir un très grand nombre de renseignements linguistiques sur les différentes langues du monde de l’islam, dont il a parcouru une très grande part. Si l’on collationne l’ensemble des passages où il traite d’arabe, on constate pourtant qu’il ne mentionne que deux traits d’un parler périphérique, celui d’Aden ! En revanche, il est plus prolixe sur le plan sociolinguistique. Il distingue bien entre deux statuts de l’arabe : d’une part l’arabe, qu’il appelle al-‘arabiyya, ce qu’on pourrait appeler l’arabe avec un grand A, comme langue véhiculaire de la culture savante, d’autant mieux maîtrisé qu’il n’est pas en même temps la langue maternelle de ses utilisateurs ; selon lui le meilleur arabe se trouve à Nīšāpūr, alors capitale de l’état iranien des Samanides et grand centre de culture islamique ; à l’inverse, il blâme les fautes de flexion désinentielle du grand cadi de Bagdad en son maǧlis ; et, d’autre part, l’arabe comme langue vernaculaire de la partie arabe de l’empire musulman, qu’il appelle lisān al-qawm (« langue du peuple ») et voit constitué de luġāt muḫtalifa ou « différentes manières de parler », toutes plus « corrompues » les unes que les autres. On remarquera qu’alMuqaddasī, arabophone, emploie l’expression de lisān al-qawm, qui s’origine dans Cor. 14, 4, pour désigner l’arabe vernaculaire, tandis qu’Ibn Fāris, de langue maternelle iranienne, emploie celle, voisine, de luġat al-qawm (« langue du peuple [arabe] »), par opposition à luġat al-yawm (« langue d’aujourd’hui »), pour désigner, non pas, semble-t-il, les variétés haute et basse de la diglossie, mais plus vraisemblablement, comme son compatriote al-Zaǧǧāǧī, les parts référentielle et non référentielle de la variété haute. On peut voir dans cet usage divergent d’une même terminologie l’effet de la double arabisation ayant touché le monde musulman : d’une part une arabisation « par le bas » où l’arabe est devenu la langue maternelle 5

FÜCK, 1955 [1950], ch. XII, p. 163-175.

INTRODUCTION

XIII

d’une partie variable, selon les endroits, des habitants et d’autre part une arabisation « par le haut », où l’arabe n’est jamais que la première langue étrangère d’une petite élite. Sur le plan sociolinguistique, al-Muqaddasī est également un pionnier du contact des langues, donnant des exemples concrets de code-switching et de codemixing arabe-persan. Mais même chez un géographe, parcourant le terrain, on trouve la trace du discours épilinguistique, et notamment des thèses théologique et philosophique et de leur conciliation : l’arabe est d’autant moins bon qu’on s’éloigne du centre vers la périphérie ; il est d’autant meilleur qu’il est isolé… Avec le second des deux derniers chapitres de l’ouvrage, le chapitre VIII (« Al-‘Abdarī : le parler des Arabes de Cyrénaïque vu par un voyageur maghrébin du VIIe/XIIIe siècle »), nous suivons le voyageur al-‘Abdarī, qui, lors de son voyage pour le pèlerinage commencé à la fin de 688/1289 depuis le Maghreb extrême (l’actuel Maroc), traverse à l’aller et au retour la Cyrénaïque (Barqa), peuplée depuis la seconde moitié du XIe siècle et l’invasion dite des Banū Hilāl d’Arabes nomades (appartenant, en l’espèce, aux Banū Sulaym). Là encore, il faut faire la part de l’idéologie linguistique. C’est elle qui, après qu’al-‘Abdarī a affirmé que « les Arabes contemporains de Cyrénaïque sont les plus châtiés des Arabes que nous ayons vus », lui fait aussitôt ajouter « ceux du Hedjaz sont également châtiés » (wa‘Arab Barqa al-yawm min ’afṣaḥ ‘Arab ra’aynāhum wa-‘Arab al-Ḥiǧāz ’ayḍan fuṣaḥā’)6 ; elle encore qui lui fait expliquer leur faṣāḥa par leur isolement ; elle enfin qui la lui fait décrire comme le fait qu’« ils ne manquent à la flexion désinentielle que dans une proportion infime par rapport à ce qu’ils fléchissent » (lā yuḫallūna min al-’i‘rāb ’illā mā lā qadr lahu bi-l-’iḍāfa ’ilā mā yu‘ribūna)7, alors même qu’il ne donne qu’un seul exemple de flexion désinentielle nominale, d’interprétation non assurée ! Mais, une fois la part faite de l’idéologie linguistique, il est incontestable qu’al-‘Abdarī nous donne de précieux renseignements sur le parler des Arabes de Cyrénaïque : phonologiques, morphologiques, voire morphophonologiques, et lexicaux. D’autant plus précieux qu’il les donne de manière contrastive, en opposant l’usage des Arabes de Cyrénaïque à son propre usage, celui des « gens de l’Occident (arabe) » (’ahl al-ġarb). On a ainsi une idée, à date ancienne, de la double différenciation, tout à la fois géographique et sociale, des parlers arabes. Au total, on a ici une histoire de l’arabe, sinon linguistique, pour faire écho au titre d’un ouvrage de Jonathan Owens (OWENS, 2006), du moins épilinguistique, pour reprendre une qualification dont on s’est déjà servi, c’est-à-dire concernant moins la réalité objective que les représentations que l’on s’en fait ou que l’on doit s’en faire.

6 7

Riḥla, p. 81 = ‘ABBĀS et NAǦM, Lībiyā, p. 111. AL-‘ABDARĪ, Riḥla, p. 81 = ‘ABBĀS et NAǦM, Lībiyā, p. 111. AL-‘ABDARĪ,

XIV

L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

Remerciements Je ne saurais clore cette introduction sans une action de grâce. Ma gratitude va d’abord à Frédéric Bauden : c’est lui qui, par son invitation à Liège en 2008, est à l’origine directe de ce recueil ; lui qui, aujourd’hui, l’accueille dans la collection des mémoires de l’Association pour la promotion de l’histoire et de l’archéologie orientales. J’ai une dette particulière envers deux collègues : Louis-Jean Calvet et Jonathan Owens. Le premier, en me faisant l’insigne honneur d’assister, en 1998, au cours de sociolinguistique et d’histoire de l’arabe que je professais à Aix-en-Provence, m’a encouragé à m’aventurer plus avant dans un domaine où je n’avais mis les pieds que par nécessité pédagogique ; le second, par son invitation à Bayreuth en 2000, où a été présenté, pour la première fois, un des textes ici recueillis, à persévérer dans la méthode suivie : celle d’une relecture critique de textes médiévaux arabes sur la langue, les uns connus, voire très connus, les autres méconnus, voire inconnus, susceptibles de nous renseigner, non seulement sur les états et variétés de la langue, mais encore, mais surtout, comme il a été dit, sur les représentations que l’on s’en fait. Merci également aux éditeurs qui m’ont autorisé à reproduire ici ceux de ces textes antérieurement publiés et à Manuel Sartori pour sa relecture du manuscrit.

INTRODUCTION

XV

Avertissement au lecteur Les textes ici recueillis ont été rédigés à l’origine, pour six d’entre eux, selon des feuilles de style très diverses. On a donc procédé à un travail d’homogénéisation, portant sur la présentation des références et la transcription de l’arabe. Celleci est, pour l’essentiel, celle de la revue Arabica : la hamza est cependant maintenue à l’initiale devant minuscule (mais non majuscule), ainsi que la voyelle a de l’article, même après un mot se terminant lui-même par une voyelle. Le lecteur constatera une variation : dans les vers de poésie, les versets coraniques et les exemples de grammairien, le système adopté est plus proche d’une vraie transcription que d’une simple translittération. Dans les citations, le système de transcription des auteurs est respecté. Les crochets ([…]) signalent des additions ou des corrections. Enfin, les chapitres de ce livre pouvant se lire en continuité ou chacun indépendamment l’un de l’autre, les dates des auteurs sont données dans chaque chapitre à la première occurrence de leur nom.

Chapitre I IBN FĀRIS THÉOLOGIE ET PHILOLOGIE DANS L’ISLAM MÉDIÉVAL*

1. Introduction Mon point de départ sera un texte bien connu des arabisants et, surtout, connu d’eux depuis très longtemps. Ernest Renan (1823-1892) le cite dans la première partie, seule parue, de son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, intitulée Histoire générale des langues sémitiques. Dans la 4e édition (RENAN, 1863) de ce livre, on le trouve p. 347. Notons cependant que Renan ne le cite pas directement. Il reproduit en fait p. 347 et 348 la plus grande partie de la 2e section fī ma‘rifat al-faṣīḥ min al-‘Arab de la 9e espèce ma‘rifat al-faṣīḥ, du Muzhir de Ǧalāl al-dīn al-Suyūṭī (m. 911/1505), soit les pages 209 à 212 du t. I de notre édition. L’extrait du Muzhir s’ouvre par le texte qui nous intéresse ici et il se clôt par un autre texte qui nous intéressera ultérieurement8. Renan le propose comme « un curieux spécimen des idées des Arabes sur la formation de leur propre langue », en indiquant lui-même que l’orientaliste anglais Edward Pococke (16041691) « en avait déjà fait usage », dans son ouvrage Specimen Historiae Arabum9. Cet ouvrage a d’abord été édité en 1650, avant d’être réédité en 1806 par Joseph White (1745-1814). C’est à cette édition que se réfère Renan. Nous avons pu en consulter l’exemplaire que possède la Zentralbibliothek de Zürich, lors d’un séjour Socrates à l’Orientalisches Seminar de cette ville en 2005, et même photographier les pages 157-15810. Au bas de la page 157 et au haut de la page 158 se trouve bien *

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Version entièrement remaniée de l’article paru sous le titre « Théologie et philologie dans l’islam médiéval : relecture d’un texte célèbre d’Ibn Fāris (Xe siècle) », in P. SERIOT & A. TABOURET-KELLER (éd.), Le discours sur la langue sous les régimes autoritaires, Cahiers de l’ILSL 17, Université de Lausanne, 2004, p. 101-114. Il était lui-même la version écrite de la communication au colloque du même nom tenu au Louverain, Neuchâtel, Suisse, du 2 au 4 octobre 2003. Cf., ici même, chapitre III. Sur cet important orientaliste anglais du XVIIe siècle qu’est Eduardus Pocockius/Edward Pococke, on se reportera à FÜCK, 1955 [1950], p. 85-90, et sur son ouvrage Specimen Historiae Arabum, plus particulièrement p. 88. Grâce à l’aide de notre collègue zürichois le Dr. Johannes Thomann et à l’obligeance du conservateur du département des livres anciens de la Bibliothèque centrale de Zürich (Zentralbibliothek Zürich) : qu’ils soient ici remerciés.

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un résumé du texte qui nous intéresse ici. Chez Pococke n’apparaît cependant pas le nom de l’auteur du texte, mais seulement celui de Jallaladdin(us), c’est-à-dire alSuyūṭī. En revanche, dans la citation du Muzhir faite par Renan apparaît le nom de l’auteur et celui de l’ouvrage d’où notre texte est extrait, même si, dans son commentaire, Renan ne mentionne qu’al-Suyūṭī. 2. L’auteur : Ibn Fāris L’auteur, c’est Ibn Fāris. Son nom complet est Abū al-Ḥusayn Aḥmad b. Fāris b. Zakariyyā’ b. Muḥammad b. Ḥabīb. D’origine iranienne (comme beaucoup des philologues dits « arabes »)11, il est né au IVe/Xe siècle (la date précise est inconnue). Il étudia à Qazwīn, Zanǧān et Bagdad. Il fit le pèlerinage de La Mecque, avant de s’établir à Hamaḏān où il eut pour élèves le futur vizir al-Ṣāḥib b. ‘Abbād (m. 385/995)12 – et futur dédicataire du Ṣāḥibī – et Badī‘ al-zamān al-Hamaḏānī (m. 398/1008)13, l’auteur des Maqāmāt. D’abord attaché à Hamaḏān à l’ancienne famille vizirale, il était mal vu à Rayy de la nouvelle, celle d’al-Ṣāḥib. Mais quand sa renommée le fit appeler à Rayy comme précepteur du fils du souverain bouyide, il devint le protégé du vizir auquel il dédia l’ouvrage dont est extrait le texte ici proposé à la traduction et au commentaire. C’est à Rayy qu’il mourut en 395/100414. 3. L’ouvrage Cet ouvrage est l’un des deux plus célèbres ouvrages d’Ibn Fāris, l’autre étant le Maqāyīs al-luġa, qui est en fait un grand dictionnaire. Le Ṣāḥibī porte en sous-titre fī fiqh al-luġa wa-sunan al-‘Arab fī kalāmihā. Dans ce sous-titre se reconnaissent deux mots, fiqh et sunan, pluriel de sunna, qui n’appartiennent pas au vocabulaire linguistique, mais juridique. Le fiqh, c’est la « science » par excellence (sens même du mot), c’est-à-dire celle du droit, ce que l’on appelle parfois la jurisprudence ; la sunna, c’est la Tradition de Mahomet, c’est-à-dire l’ensemble de ses faits et gestes et propos transmis par le ḥadīṯ (je reviens dans un instant sur celuici) et qui constitue, après le Coran, la seconde des sources (’aṣl) de la législation islamique (šarī‘a). La présence de ces mots vient rappeler l’étroite connexion qui existe, dès le départ, pour cause d’exégèse en général et d’herméneutique juridique en particulier (dérivation de normes à partir des textes fondateurs), entre sciences linguistiques et sciences théologico-juridiques. L’expression fiqh al-luġa est parfois traduite de manière tout à fait inadéquate par « philologie » : en fait, il s’agit de

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Les « grammairiens arabes » ne sont rien d’autre que les gens qui font la grammaire de l’arabe en arabe. Il en allait de même des « grammairiens latins » (e.g. Priscien [Ve-VIe siècles ap. J.-C], né à Césarée de Maurétanie, aujourd’hui Cherchell en Algérie, et qui enseigna le latin à Constantinople). Cf. article Ibn ‘Abbād de EI2, dû à Claude Cahen (1909-1991) et Charles Pellat (1914-1992). Cf. article al-Hamadhānī de EI2, dû à Régis Blachère (1900-1973). Cf. article Ibn Fāris de EI2, dû à Henri Fleisch (1904-1985).

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transférer à l’étude de la « langue » (luġa, mais le terme a bien d’autres sens) les principes et méthodes du droit15. 4. La chaîne de garants Ainsi, et de manière très caractéristique, notre texte s’ouvre-t-il par ce qu’on appelle en science du ḥadīṯ un ’isnād, c’est-à-dire une chaîne d’autorités garantissant l’authenticité de la tradition rapportée. Ce sont les verbes ’aḫbara (« rapporter ») et ḥaddaṯa (« raconter ») figurant dans le ’isnād qui expliquent le nom de la chose rapportée : ḥadīṯ ou ḫabar. Mon collègue d’Aix-en-Provence, Claude Gilliot, islamologue de classe internationale, pense qu’il faut prendre ces ’isnād-s au sérieux et qu’on peut, même si c’est un travail de bénédictin, en identifier le plus souvent les différents chaînons : c’est le cas ici, où entre Ibn Fāris et la tradition rapportée, il y a trois personnages, tous identifiables, et dont le plus ancien, Ismā‘īl b. Abī ‘Ubayd Allāh, est le fils d’un vizir du calife abbasside al-Mahdī (r. 158169/775-795). Ismā‘īl est donc mort au plus tard dans la première moitié du IIIe/IXe siècle, donc un siècle et demi avant Ibn Fāris, ce qui n’est pas sans importance ici. 5. La « tradition » : la phrase clef Le récit consiste en une phrase clef – Qurayš ’afṣaḥ al-‘Arab ’alsinatan wa’aṣfāhum luġatan – présentée comme l’opinion unanime (’aǧma‘a) des spécialistes de l’arabe et des Arabes, tout le reste du récit étant une justification de cette opinion. On notera cependant que ces spécialistes sont répartis en trois catégories : la deuxième, s’occupant de poésie, est qualifiée explicitement de « transmetteurs » (ruwāt, pl. de rāwī) ; les première et troisième sont qualifiées de « savants » (‘ulamā’, pl. de ‘ālim) ; la première s’occupe du « langage [ou mieux : parler] des Arabes » (kalām al-‘Arab) ; la troisième de leurs luġāt, ’ayyām et maḥāll. Le pluriel même interdit d’interpréter luġa comme « langue » : il s’agit en fait de variantes régionales ou tribales d’une seule et même langue, ce qu’on peut appeler par imitation de l’allemand Redeweise une « manière de parler » ; par ’ayyām, il faut entendre l’histoire des Arabes, faite de « journées » mémorables ayant vu s’affronter les tribus, et par maḥāll (« campements ») leur répartition géographique tribale (leurs territoires). Dans le contexte, on est donc plus tenté d’interpréter kalām al-‘Arab comme un terme générique, ensuite détaillé, alors que, dans le contexte du Kitāb de Sībawayhi (m. 180/796 ?), il désigne plus spécifiquement le langage ordinaire et naturel des Arabes16, par opposition au langage artificiel de la poésie. 15

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Ainsi que l’avait déjà bien vu l’orientaliste hongrois Ignaz Goldziher (1850-1921) dans un ouvrage de jeunesse (GOLDZIHER, 1994 [1878]). Dont on ne sait s’il s’agit du parler réel d’Arabes réels ou seulement du parler idéal d’Arabes idéaux ou encore d’un mixte des deux. Si le fait que certaines des données fournies par Sībawayhi se retrouvent dans les parlers arabes d’aujourd’hui incline vers la première interprétation, la confrontation avec les documents originaux (papyrus, inscriptions…), parfois très antérieurs au Kitāb, incline vers la seconde.

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La formulation de la phrase clef est un écho de Cor. 28, 34 : wa-’aḫī Hārūnu huwa ’afṣaḥu minnī lisānan « Et mon frère Aaron, lui, parle mieux que moi », littéralement : « est plus faṣīḥ que moi en matière de langue ». C’est le seul endroit du Coran où apparaisse un membre de cette famille lexicale. Dans le Coran, ’afṣaḥ, élatif de fasīḥ, est construit avec un syntagme prépositionnel en min : il est donc employé comme comparatif. Dans notre texte, le même élatif est construit avec un complément en état d’annexion : il est donc employé comme superlatif. Mais les deux textes montrent : 1) que faṣīḥ se dit d’abord du locuteur, non de la langue et 2) qu’il y a des degrés dans la faṣāḥa (nom substantif correspondant au nom adjectif faṣīḥ) : on peut être plus faṣīḥ qu’un autre ou le plus faṣīḥ de tous. Dans les deux textes, l’élatif ’afṣaḥ est construit en outre avec le « spécificatif » (tamyīz) lisānan au singulier dans le Coran, ’alsinatan au pluriel dans notre texte : il s’agit d’un complément à l’accusatif, constituant une des expansions du nom. C’est ce spécificatif qui sert en fait de pivot à la métonymie de la langue pour le locuteur. Le singulier et le pluriel s’expliquent respectivement par le fait que ’afṣaḥ est prédiqué d’un individu dans le premier cas, d’un groupe dans le second. Mais cela veut dire aussi que lisān a encore son sens de langue, comme organe de la parole, avant même celui, métonymique, de langage articulé au moyen de cet organe. Dans les deux textes cependant, faṣīḥ n’a pas exactement le même sens. Dans le contexte coranique, la faṣāḥa est clairement la « facilité de parole » de Aaron, s’opposant à l’embarras de langue de Moïse, cf. Cor. 20, 27 wa-ḥlul ‘uqdatan min lisānī « délie le nœud de ma langue » et 26, 13 lā yanṭaliqu lisānī (« ma langue n’est pas déliée »). C’est un souvenir de la Bible et, plus particulièrement, Exode, 4, 10 et suivants qui oppose Moïse et Aaron : Moïse n’est pas « l’homme de paroles » (’ish devarim) qu’est Aaron, mais au contraire « lourd de bouche et lourd de langue » (khevad pe ukhevad lashon), respectivement ṣāhib kalām et ṯaqīl al-fam wa-l-lisān dit une traduction arabe moderne de la Bible17. Dans la tradition rapportée par Ibn Fāris le redoublement même de ’afṣaḥ al-‘Arab ’alsinatan par ’aṣfāhum luġatan montre que faṣīḥ a déjà entamé son processus de dérivation (certains diront : dérive) sémantique qui le conduit de l’aisance de la parole à la pureté de la langue. C’est en raison de cette évolution sémantique que nous rendons faṣīḥ par « châtié » (< lat. castigatus « corrigé » < castus « pur », cf. fr. chaste)18. 6. La thèse théologique Poser que « les Qurayš sont les plus châtiés en matière de langue » revient à faire de leur langue (luġat Qurayš), c’est-à-dire en fait de celle du Coran, ce qu’on appellera bientôt al-luġa al-fuṣḥā (« la manière de parler la plus châtiée »). Cette double identification résume ce qu’on peut appeler la « thèse théologique » en 17

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Al-Kitāb al-muqaddas ’ay kutub al-‘ahd al-qadīm wa-l-‘ahd al-ǧadīd, Ǧam‘iyyāt al-Kitāb almuqaddas, 1966, p. 62. En latin même, on a castigare verba « relever des fautes de langage », cf. Félix GAFFIOT, Dictionnaire illustré latin-français, Hachette, Paris, 1934, qui renvoie aux Satires de Juvénal (6, 455).

CHAPITRE I

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matière de langue arabe. Certes, la première identification, celle de la langue du Coran et de la langue de Qurayš, est implicite dans le texte même d’Ibn Fāris, mais elle est tout à fait explicite ailleurs dans le Ṣāḥibī (cf. infra) et dans d’autres textes, et, par exemple, dans la Ǧamharat ’aš‘ār al-‘Arab fī al-ǧāhiliyya wa-l-’islām. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une anthologie de la poésie arabe archaïque, due à un certain Abū Zayd al-Qurašī, dont on ne sait rien. La seule chose qu’on puisse en dire, c’est qu’elle est postérieure au Šarḥ al-qaṣā’id al-tis‘ al-mašhūrāt (« Commentaire des neuf célèbres poèmes ») d’(Ibn) al-Naḥḥās (m. 338/950). Weipert19 a en effet établi qu’elle se référait à ce dernier, mais sous le nom d’al-Ṣaffār : naḥḥās et ṣaffār sont l’un comme l’autre des artisans du cuivre (nuḥās), mais, dans le cas du second, du cuivre jaune (ṣufr) plus particulièrement. Et elle est antérieure à la ‘Umda d’Ibn Rašīq (m. 456/1063-1064), qui la cite. Or, commentant l’expression lisān ‘arabī mubīn (« langue arabe claire/manifeste ») qui apparaît dans Cor. 26, 195, l’auteur écrit ou plutôt s’écrie (AL-QURAŠĪ, Ǧamhara, p. 12) : Nous savons que la langue est la langue de Muḥammad – Allah étende sur lui ses bénédictions et sa protection ! Allah, le Très Haut, a dit « Nous n’avons envoyé d’envoyé que dans la langue de son peuple pour qu’il leur rende [les choses] claires/distinctes ». Et nous savons que les non-Arabes ne sont pas son peuple, mais que son peuple, c’est cette tribu d’Arabes (wa-qad ‘alimnā ’anna al-lisān lisān Muḥammad ṣallā llāhu ‘alayhi wa-sallama wa-qāla ta‘ālā wa-mā ’arsalnā min rasūlin ’illā bilisāni qawmihi li-yubayyina lahum wa-qad ‘alimnā ‘anna al-‘Aǧam laysū qawmahu wa-’anna qawmahu hāḏā al-ḥayy min al-‘Arab).

La première identification, on le voit, est purement scripturaire, reposant sur Cor. 14, 4. Ce verset a servi de prémisse majeure à un raisonnement de type syllogistique qui, via la prémisse mineure implicite (« Mahomet est l’envoyé d’Allah à son peuple »), aboutit à la conclusion que la langue du Coran est la langue même de Mahomet. Celui-ci étant, selon la tradition islamique, né à La Mecque, sise au Hedjaz et territoire de la tribu de Qurayš, cette langue est appelée « langue de Qurayš », expression qui relaie, en la restreignant, celle, plus ancienne, de « langue du Hedjaz » (al-luġa al-ḥiǧāziyya) ou « langue des gens du Hedjaz » (luġat ’ahl alḤiǧāz), qu’on trouve, par exemple, dans le Kitāb de Sībawayhi. La seconde identification, celle de la langue de Qurayš et de la luġa al-fuṣḥā, explicite chez Ibn Fāris, même si l’expression même d’al-luġa al-fuṣḥā n’apparaît pas encore, est purement dogmatique : « c’est qu’Allah les a choisis entre tous les Arabes et les a élus et c’est parmi eux qu’il a choisi le prophète de la miséricorde, Muḥammad, Allah étende sur lui ses bénédictions et sa protection ! ». On reconnaît sans peine ici le thème de l’« élection » d’un peuple par Dieu. On n’imagine pas qu’Allah ait choisi, pour « faire descendre » (tanzīl) sa parole (kalām) et la « communiquer » (tablīġ) un truchement qui ne soit pas linguistiquement le meilleur.

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Art. Abū Zayd al-Qurašī de EI3.

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7. L’argumentation : de la justification dogmatique à l’hypothèse sociolinguistique Et, pourtant, le récit ne s’en tient pas là. Aussitôt après avoir asséné la thèse théologique et sa justification dogmatique, il développe le thème de l’« élection » de Qurayš : les Qurayš sont les habitants (quṭṭān) du territoire sacré (ḥaram) de La Mecque, ils sont les voisins protégés (ǧīrān) et protecteurs (wulāt) du sanctuaire (al-bayt al-ḥarām). À ce titre, ils reçoivent des délégations (wufūd) des Arabes de toutes les tribus, qui les prennent, en raison du prestige que leur confère ce titre, comme arbitres dans leurs affaires. Et à leur langue, déjà excellente, ils ajoutent encore le meilleur de chaque parler arabe. Le résultat est qu’on ne trouve dans leur langue aucun des traits spécifiques des autres tribus. Ibn Fāris cite la ‘an‘ana des Tamīm ; la ‘aǧrafiyya (raucité ?) des Qays, la kaškaša des Asad ; la kaskasa des Rabī‘a ; la vocalisation i (kasr) des Asad de la première consonne de verbes ou de noms vocalisée a en arabe classique20. De telles énumérations se retrouvent dans maint autre ouvrage (cf. RABIN, 1951, p. 21), avec une triple variation, quant au nombre de traits, à leurs dénominations et aux tribus auxquelles ils sont attribués. On se contentera de citer ici, à titre d’exemple, celle des Amālī de Ṯa‘lab (m. 291/904), donnée par AL-SUYŪṬĪ, Muzhir, t. I, p. 211 : Les Qurayš, a dit Ṯa‘lab dans ses Amālī, se sont élevés, en matière de faṣāḥa, en évitant la ‘an‘ana des Tamīm, la taltala des Bahrā’21, la kaskasa des Rabī‘a, la kaškaša des Hawāzin22, le taḍaǧǧu‘ des Qurayš [sic : en fait des Qays]23 et la ‘aǧrafiyya des Ḍabba24. Il a expliqué la taltala des Bahrā’ par la vocalisation i des initiales des verbes inaccomplis (wa-qāla Ṯa‘lab fī Amālīhi irtafa‘at Qurayš fī al-faṣāḥa ‘an ‘an‘anat Tamīm wa-taltalat Bahrā’ wa-kaskasat Rabī‘a wa-kaškašat Hawāzin wa-taḍaǧǧu‘ Qurayš wa-‘aǧrafiyyat Ḍabba wa-fassara taltalat Bahrā’ bi-kasr ’awā’il al-’af‘āl almuḍāri‘a).

Certains de ces traits ont déjà été mentionnés, mais non nommés, dans le chapitre précédent (bāb al-qawl fi iḫtilāf luġāt al-‘Arab « de la divergence des manières de parler des Arabes », p. 48-51) et plusieurs d’entre elles sont détaillées dans le chapitre suivant intitulé al-luġāt al-maḏmūma (p. 53-56). Examinons-les.

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Les Asad occupent le Nord de l’Arabie, les Tamīm et les Rabī‘a l’Est, les Qays le Centre, cf. cartes données par RABIN, 1951, p. 14 et BLACHÈRE, 1964, p. 248-249. Au demeurant, ces localisations sont approximatives. Sur ces traits, outre RABIN, 1951, voir KOFLER, 1940-19411942, BLACHÈRE, 1952, p. 66-84 et VERSTEEGH, 1997, p. 37-52 et 2014, p. 42-59. Tribu arabe chrétienne de Syrie, alliée de Byzance, cf. art. Bahrā’ de EI2, dû à Clifford Edmund Bosworth (1928-2015). Cf. art. Hawāzin de EI2, dû à Montgomery Watt (1909-2006). Le texte est cité et commenté par IBN ǦINNĪ (m. 392/1002), Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 11-12. Cf. art. Ḍabba de EI2, dû à Werner Caskel (1886-1970).

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8. Les « manières de parler blâmables » (al-luġāt al-maḏmūma) 8.1. La ‘an‘ana La première est la ‘an‘ana, ainsi décrite par IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 53 : Quant à la ‘an‘ana, qu’on mentionne à propos des Tamīm, elle consiste à ce qu’ils convertissent parfois, en parlant, la hamza en ‘ayn, disant alors sami‘tu ‘anna fulānan qāla kaḏā [« J’ai entendu qu’Untel avait dit telle chose »], voulant dire ’anna. On rapporte dans le hadīṯ de Qayla taḥsibu ‘annī nā’ima [« tu crois que je dors »]. Abū ‘Ubayd [i.e. al-Qāsim b. Sallām, m. 224/838]25 a dit : elle voulait dire taḥsibu ’annī et c’est la langue des Tamīm. Ḏū al-Rumma26 a dit (mètre basīṭ) : ’a-‘an tarassamta min Ḫarqā’a manzilatan/mā’u ṣ-ṣabābati min ‘aynayka masǧūmū [« Est-ce d’avoir imaginé, de Ḫarqā’, un campement / que l’eau de l’effusion de tes yeux coule ? »]. Il voulait dire ’a-’an, mais a mis à la place de la hamza un ‘ayn (’ammā al-‘an‘ana allatī tuḏkaru ‘an Tamīm fa-qalbuhum al-hamza fi ba‘ḍ kalāmihim ‘aynan yaqūlūna sami‘tu ‘anna fulānan qad qāla kaḏā yurīdūna ’anna wa-ruwiya fī ḥadīṯ Qayla taḥsibu ‘annī nā’ima qāla Abū ‘Ubayd ’arādat taḥsibu ’annī wa-hāḏihi luġat Tamīm qāla Ḏū alRumma (basīṭ) ’a-‘an tarassamta min Ḫarqā’a manzilatan/mā’u ṣ-ṣabābati min ‘aynayka masǧūmū ’arāda ’a-’an fa-ǧa‘ala makān al-hamza ‘aynan).

Telle que décrite, la ‘an‘ana apparaît comme une variante de /’/ en [‘]27 : l’expression fī ba‘ḍ kalāmihim suggère qu’elle n’est pas inconditionnée. Les trois exemples concernent une hamza initiale (ce qui est noté par AL-SUYŪṬĪ, Muzhir, t. I, p. 222), vocalisée a (mais al-Suyūṭī donne lui-même l’exemple de ‘uḏn pour ’uḏn, cf. églt. FLEISCH, 1961, p. 78), le troisième exemple faisant penser à un phénomène de dissimilation. La ‘an‘ana se rencontre dans certains parlers arabes modernes, notamment de l’actuelle Arabie Saoudite28. 8.2. La kaškaša Le second trait est la kaškaša, ainsi décrite par IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 53-54 : Quant à la kaškaša, qu’on rencontre chez les Asad, certains disent qu’ils substituent au kāf un šīn et disent ‘alayš dans le sens de ‘alayk. Ils récitent (mètre ṭawīl) : fa‘aynāši ‘aynāhā wa-ǧīduši ǧīduhā / wa-lawnuši ’illā ’annahā ġayru ‘āṭilī (« tes yeux sont ses yeux, ton cou, son cou, / ainsi que ta couleur, mais elle n’est pas sans parure »). D’autres disent : ils ajoutent au kāf un šīn et disent ‘alaykaš [sic : en fait ‘alaykiš] (wa’ammā al-kaškaša allatī fī Asad fa-qāla qawm ’innahum yubdilūna al-kāf šīnan fa25 26 27 28

Cf. art. Abū ‘Ubayd al-Ḳāsim b. Sallām de EI2, dû à H.L. Gottschalk. Poète de l’époque omeyyade (m. 117/735-736 ?). Par convention /./ note un phonème et [.] sa réalisation phonétique. EALL, art. Saudi Arabia, t. IV, p. 125, 2009, dû à Bruce Ingham, qui cite sa‘al, à côté de sāl, et ar‘ih (« see it »), rattachable à un verbe ra‘ā (« to see »). Un étudiant maghrébin, mais d’origine nomade, m’a assuré que dans son parler, il y avait une réalisation Qur‘ān pour Qur’ān. Dans tous ces exemples, la ‘an‘ana ne concerne pas une hamza initiale.

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L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

yaqūlūna ‘alayš bi-ma‘nā ‘alayk wa-yunšidūna (ṭawīl) fa-‘aynāši ‘aynāhā wa-ǧīduši ǧīduhā / wa-lawnuši ’illā ’annahā ġayru ‘āṭilī wa-qāla ’āḫarūna yaṣīlūna bi-l-kāf šīnan fa-yaqūlūna ‘alaykaš).

Du moins est-ce ainsi que lit l’éditeur du Ṣāḥibī. En fait, les deux phénomènes regroupés sous le nom de kaškaša sont décrits par SĪBAWAYHI, Kitāb, t. IV, p. 199-200, dans un chapitre intitulé « Du kāf comme marque pronominale » (hāḏā bāb al-kāf allatī hiya ‘alāmat al-muḍmar). Après avoir observé que -ka et -ki sont respectivement marques du masculin et du féminin, comme -ta et -ti dans l’accompli du verbe, il observe que « beaucoup de Tamīm et certains Asad » (nās kaṯīr min Tamīm wa-nās min Asad), pour éviter la confusion de genre qui résulterait, à la pause, de la suppression de la voyelle brève, -ka et -ki devenant -k, substituent, au féminin, au k- un š- et disent ’innaši ḏāhibatun (« Oui, tu t’en vas ») et mā laši ḏāhibatan29 (« Qu’as-tu, en partant ?) ». Sībawayhi voit donc dans la pause l’origine de la kaškaša, ce que ne note pas Ibn Fāris. Par suite, les exemples de Sībawayhi doivent être lus ’innaš ḏāhibah (« Oui, tu es en partance ») et mā laš ḏāhibah (« Qu’as-tu, en partance » ?)30. Le premier des deux exemples31 confirme que la phrase nominale de l’arabe n’est pas, pour employer la terminologie du linguiste suisse Charles Bally (1865-1947), une phrase liée sujet-prédicat, mais une phrase segmentée thème-propos (litt. « oui, toi / partant »), la segmentation étant marquée par une pause (BALLY, 1965). Sur ce modèle, le vers donné en exemple par Ibn Fāris devrait être lu fa-‘aynāš ‘aynāhā waǧīduš ǧīduhā / wa-lawnuš ’illā ’annahā ġayru ‘āṭilī, le premier hémistiche s’analysant en deux phrases nominales coordonnées et le second en une phrase nominale élidée, suivie d’une phrase adversative. Mais ainsi lu, le vers serait métriquement faux, le mètre étant le ṭawīl32. Ce qui suggère que le vers mixe en fait le trait classique, qui est -ki, et le trait non classique, qui est -š, obtenant une forme moyenne - ši, ni classique, ni dialectale. On retrouve la même structure thème-propos dans le

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Je suis la vocalisation donnée par l’édition Hārūn, qui reprend elle-même celle de l’édition de Būlāq (t. II, p. 295). L’édition Derenbourg (t. II, p. 322), en revanche, lit māluši ḏāhibatun (« ton troupeau s’en va »), lecture suivie par OWENS, 2013. La vocalisation -an a pour but, semble-til, de prévenir, dans le contexte (le premier exemple étant une affirmation), une interprétation négative (« tu ne pars pas »), en obligeant à une interprétation interrogative (à comprendre sans doute comme « Pourquoi pars-tu ? »). L’expression négative mā lak(a) paraît cependant « moyen arabe », cf. BLAU 1967, p. 508 ; HOPKINS, 1984, p. 236. Elle est vivante dans les dialectes arabes modernes, par exemple Damas : mā lī marīḍ (« je ne suis pas malade »), mā lī fāḍī (« je n’ai pas le temps »), cf. KASSAB, 1970, p. 60 et 138. Mā lī est parfois prononcé mā-nī, ce qui fait littéralement hurler de rire les autres arabophones, la négation coïncidant pratiquement avec le mot manī (« sperme »). L’article Kaškaša and Kaskasa de EALL (t. II, p. 555-557, 2007), dû à Munira Ali Al-Azraqi, lit faussement ’inniš ḏāhiba et māliš ḏāhiba, sans doute par rétroprojection de la situation actuelle (cf. infra). Et aussi bien le second, si on suit l’éd. Derenbourg, qui doit alors être lu māluš ḏāhibah (« ton troupeau / partant »). Le ṭawīl est un tétramètre, fait de la reduplication de deux pieds fa‘ūlun et mafā‘īlun, étant entendu que chacun des deux peut s’écourter, en fa‘ūlu et mafā‘ilun, ce qui est le cas ici.

CHAPITRE I

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second des deux exemples de Sībawayhi, mais ici le thème est lui-même une phrase et le propos une expansion, type « complément d’état »33. Quant à la seconde forme de kaškaša, elle consiste, selon Sībawayhi, à ajouter un š à ki- « pour rendre ainsi distincte la kasra à la pause » (li-yubayyinū bihā al-kasra fī al-waqf), mais non en liaison, e.g. ’a‘ṭaytukiš (« je t’ai donné ») et ’ukrimukiš (« je t’honore[rai] »). On voit que le retour à Sībawayhi permet de corriger les lectures fautives de l’éditeur du Ṣāḥibī. 8.3. La kaskasa Le troisième trait est la kaskasa, ainsi décrit par IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 54 : Il en va de même de la kaskasa, qui existe chez les Rabī‘a : elle consiste à affixer au kāf un sīn et à dire ‘alaykas [sic : en fait ‘alaykis] (wa-kaḏālika al-kaskasa allatī fī Rabī‘a ’innamā hiya ’an yaṣilū bi-l-kāf sīnan fa-yaqūlūna ‘alaykas).

La kaskasa correspond donc seulement à la seconde forme de kaškaša, avec s au lieu de š. Là encore, elle sort (moins le nom et l’attribution tribale) de SĪBAWAYHI, Kitāb, t. IV, p. 199, qui en intercale la description entre les deux formes de kaškaša : Sache que des gens, parmi les Arabes, affixent au kāf le sīn pour rendre distincte la kasra du féminin (…), ainsi ’a‘ṭaytukis et ’ukrimukis, mais s’ils sont en liaison, ils ne le font pas, car la kasra est distincte (i‘lam ’anna nāsan min al-‘Arab yulḥiqūna alkāf al-sīn li-yubayyinū kasrat al-ta’nīṯ (…) wa-ḏālika ’a‘ṭaytukis wa-’ukrimukis fa-’iḏā waṣalū lam yaǧī’ū bihā li-’anna al-kasra tabīnu).

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On ne peut suivre FISCHER, 1956, p. 30, dans l’interprétation qu’il fait de ce passage de SÎBAWAYHI, Livre, t. II, p. 322 et suivantes de l’éd. Derenbourg : « Viele Tamīm und manche von den Banū Asad ersetzen -ki durch -ši im Suff. der 2.f.sg. (’inna-ši ḏāhiba) in Pausa sowie in Kontext ». Fischer pense sans doute qu’il n’y a de pause qu’en fin de phrase et, par suite, se laisse abuser par le fait que -š semble ici en contexte. Le grammairien Raḍī al-dīn ALASTARĀBĀḎĪ (m. après 688/1289), Šarh al-Kāfiya, t. II, p. 409, il est vrai, écrit explicitement que « la liaison peut suivre le cours de la pause » (qad yaǧrī al-waṣl maǧrā al-waqf), citant le premier des deux exemples de Sībawayhi, qu’il lit donc comme ’innaši ḏāhibatun, et le même vers qu’Ibn Fāris, mais avec un second hémistiche différent : siwā ’anna ‘aẓma s-sāqi minši daqīqū (« sauf que l’os de la jambe, par rapport à toi, est fin ») : la métrique, sinon la syntaxe, oblige à lire -ši. En revanche, CANTINEAU, 1960, p. 65, suivi par FLEISCH, 1961, p. 81, signalent bien qu’il s’agit d’un phénomène d’abord pausal, avant de s’étendre en contexte, citant l’un et l’autre une lecture de Cor. 19, 24 comme ǧa‘ala rabbuši (= rabbuki) taḥtaši (= taḥtaki) sariyyan (« Ton seigneur a mis sous toi un ruisseau ») : la phrase verbale de l’arabe est une phrase liée, au sens de BALLY, 1965, c’est-à-dire sans pause entre ses constituants. Avant eux, KOFLER, 1940, p. 118, semble rejeter la liaison faite entre kaškaša et pause, du fait des exemples en contexte, mais souligne qu’à la pause on ne pourrait avoir que biš et ‘alayš, non biši et ‘alayši.

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L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

En conclusion de son développement, Sībawayhi note qu’ ils [i.e. les Arabes] affixent le sīn et le šīn au féminin, parce qu’ils ont fait de leur absence la marque distinctive du masculin (wa-’innamā yulḥiqūna al-sīn wa-l-šīn fī al-ta’nīṯ li-’annahum ǧa‘alū tarkahumā bayān al-taḏkīr).

On ne saurait mieux dire que la marque du masculin, ici, c’est l’absence de la marque du féminin. Telles que décrites par Sībawayhi, la première forme de kaškaša (-ki > -š), la seconde forme de kaškaša (-ki > -kiš) et la kaskasa (-ki > -kis) sont des variantes doublement conditionnées : du seul pronom affixe de 2e personne féminin singulier et seulement à la pause. Trois variantes de -ki se rencontrent dans les dialectes arabes modernes, soit sous la forme de la chuintante -(i)š, soit sous la forme d’une affriquée -(i)tš ou -(i)ts. JOHNSTONE, 1963, p. 222-225, suggère que la variante -(i)š prolonge la première forme de kaškaša, les variantes -(i)tš et -(i)ts la seconde forme de kaškaša et la kaskasa. De son côté, HOLES, 1991, propose une corrélation entre ces trois variantes de -ki et l’absence ou la présence, et en ce cas, inconditionnée ou conditionnée, de k (et, dans un cas, de q). WATSON, 1992, quant à elle, rapproche la seconde kaškaša de la ‘aǧ‘aǧa (réalisation de -iyy ou -iy en -iǧ à la pause) et pense qu’elle cerne une affrication de -ki en -tš, via un allongement et une palatalisation (-ki > -kī > -kiǧ > -kç)34. Enfin, au terme d’une étude techniquement très argumentée, OWENS, 2013, conclut que la seconde kaškaša et la kaskasa sont la manière de Sībawayhi, avec les moyens qui sont les siens, de décrire l’affrication de k, soit en tš, soit en ts. Il suffit de noter ici que ceux des parlers qui n’ont pas de variante de - ki maintiennent celui-ci par opposition au masculin -k, par exemple Damas ‘alēk (m) vs ‘alēki (f), cf. KASSAB, 1970, p. 57. Ce qui confirme indirectement, nous semble-t-il, la lecture que nous faisons de Sībawayhi, chez qui il n’y a pas en fait de variante -ši, qui serait redondante, mais seulement -š de -ki. 8.4. Vocalisation i de la consonne initiale du verbe et du nom Ce trait, que notre texte attribue ici aux Asad et aux Qays, consiste à vocaliser i (kasr), au lieu de a, la consonne initiale soit du verbe inaccompli, e.g. ti‘lamūna et ni‘lam, soit de noms, e.g. ši‘īr et bi‘īr. Selon le témoignage de Ṯa‘lab, dans le premier cas, le phénomène est appelé plus particulièrement taltala. Le phénomène est décrit par Sībawayhi. Pour les verbes, dans un chapitre intitulé « De la vocalisation i des initiales des verbes inaccomplis » (hāḏā bāb mā tuksaru fīhi ’awā’il al-’af‘āl al-muḍāri‘a li-l-’asmā’ (SĪBAWAYHI, Kitāb, t. IV, p. 110-112). Sībawayhi attribue le trait à l’ensemble des Arabes, sauf les gens du Hedjaz. Selon lui, est vocalisé i, à l’exception de celui de la 3e personne, le préfixe de l’inaccompli des verbes fa‘ila des verbes sains (ti‘lam, ’i‘lam, ni‘lam, mais ya‘lam), des verbes malsains, à 2e ou 3e radicale wāw ou yā’, ou des verbes redoublés, soit tišqā, ’iḫsā, niḫāl, ti‘dadna et ti‘addīna. Sībawayhi établit une corrélation

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/ç/ note en API une palatale fricative sourde. La voyelle i est également palatale.

CHAPITRE I

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entre voyelle du préfixe et voyelle de la seconde radicale de l’inaccompli (ḍarabta/taḍribu, mais ‘alimta/ti‘lamu), mais considère la prononciation a comme la base (’aṣl). Il indique que le phénomène touche aussi les verbes défectueux à 1re radicale wāw, e.g. waǧila-yawǧal chez les gens du Hedjaz, mais ’īǧal, tīǧal, nīǧal chez les autres, la troisième personne recevant un traitement variable selon les groupes (yayǧal, yāǧal, yīǧal). Sont également concernées les formes augmentées commençant par une hamza instable : tistaġfir (istaġfara), tiḥranǧim (iḥranǧama), tiġdawdin (iġdawdana), ’iq‘ansis (iq‘ansasa), ainsi que les formes augmentées commençant par ta- : tafa‘‘ala (V trilitère), tafā‘ala (VI trilitère) et tafa‘lala (II quadrilitère). L’ensemble des dialectes arabes modernes pratiquent la taltala : simplement, si, en effet, la voyelle du préfixe n’est pas a, son timbre est variable selon les dialectes (i ici, ǝ là…). Pour les noms, le phénomène est décrit dans le chapitre qui précède et intitulé « Des six consonnes, quand l’une d’elles est seconde radicale et que la première radicale est vocalisée a » (hāḏā bāb al-ḥurūf al-sitta ’iḏā kāna wāḥid minhā ‘aynan wa-kānat al-fā’ qablahā maftūḥatan (SĪBAWAYHI, Kitāb, t. IV, p. 107-109). Tel que décrit par Sībawayhi, c’est un changement doublement conditionné, par la voyelle a de la première radicale et la présence, comme seconde radicale, soit de la laryngale /’/ ou /h/, de la pharyngale /‘/ ou /ḥ/ ou de la postvélaire /ġ/ ou /ḫ/. Il vaut non seulement pour les noms de forme fa‘il (une des quatre variantes existantes, les trois autres étant fi‘il, fa‘l et fi‘l), mais encore les verbes de forme fa‘ila (une des quatre variantes existantes, les trois autres étant fi‘ila, fa‘la et fi‘la, cette dernière conservée en arabe classique même par les verbes d’éloge et de blâme ni‘ma et bi’sa). Ce phénomène d’assimilation vocalique se retrouve avec les formes nominales fa‘īl et fi‘īl, dont relèvent les exemples donnés par Ibn Fāris. Pour Sībawayhi, il est propre aux Tamīm, la forme qu’il considère comme la « base » et qui deviendra classique étant propre aux « gens du Hedjaz ». 8.5. La ‘aǧrafiyya Si Ibn Fāris a nommé la ‘aǧrafiyya dans le chapitre précédent, il ne la décrit pas dans le présent chapitre. À cela, il y a peut-être deux raisons. La première est qu’on ne sait pas exactement ce qu’est la ‘aǧrafiyya, comme le montre la consultation des dictionnaires arabisants et arabes. KAZIMIRSKI, 1846-1847, art. ‘ǦRF, t. II, p. 176, enregistre le terme, avec un certain nombre de sens, mais dont aucun n’est linguistique. LANE, 1863-1893, art. ‘ǦRF, t. V, p. 1959, donne le nom verbal ‘aǧrafa comme synonyme de ‘aǧrafiyya, « also coarseness, roughness or rudeness in speech », c’est-à-dire grossièreté, brutalité, rudesse, roughness se disant en anglais en particulier de la rudesse de la voix. Plus loin, il signale que « ‘aǧrafiyyat Ḍabba is thought by ISd [i.e. Ibn Sīda (m. 458/1066)] to mean [The tribe of] Ḍabbeh’s guttural speech (taqa‘‘uruhum fī al-kalām) », en renvoyant au Tāǧ al‘Arūs d’al-Zabīdī (m. 1205/1791). Mais la citation, comme l’indique RABIN, 1951, p. 104, est déjà dans IBN MANẒŪR (m. 711/1311), Lisān al-‘Arab, art. ‘ǦRF, t. II, p. 690. Ce dernier ouvre son article par une définition de la ‘aǧrafiyya comme alǧafwa fī al-kalām (« dureté en parlant »), ce qui est exactement la définition (et

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L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

d’ailleurs la seule) donnée par le plus vieux dictionnaire arabe, le Kitāb al-‘Ayn (t. II, p. 321) d’al-Ḫalīl b. Aḥmad (m. 160/776 ou 170/786 ou 175/791). Il semble donc que ce soit là le sens le plus exact du terme. RABIN, 1951, p. 104, retient quant à lui l’opinion d’Ibn Sīda et sa paraphrase de ‘aǧrafiyya par taqa‘‘ur « a term which denoted an affected, drawling manner of speaking », en renvoyant à DOZY, 186935. C’est en fait au taḍaǧǧu‘ (« nonchalance »), attribué aux Qays, que convient le terme de drawling. La seconde raison est que la ‘aǧrafiyya n’est pas un trait objectif parfaitement identifiable mais l’impression subjective, sonore et éventuellement visuelle (déformation de la bouche) que fait une certaine manière de parler, ce qu’on appelle un « accent ». Si, comme nous le pensons, elle cerne quelque chose d’assez proche de ce qu’on appellerait en français la « raucité », tout comme le taḍaǧǧu‘ désigne l’accent « traînant », sa mention explicite, parmi les défauts que n’ont pas les Qurayš, s’oppose implicitement à la qualité qu’on leur prête : « la délicatesse de leur élocution ». Et on est alors très tenté de voir dans cette opposition la manifestation linguistique de celle des nomades (supposés « rudes ») et des citadins (supposés « policés » : le terme veut bien dire ce qu’il veut dire). 9. Pureté du sang, pureté de la langue ? Quand on lit une phrase telle que « [les Qurayš] sont (…) les purs descendants d’Ismā‘īl – sur lui le salut ! –, en rien mélangés, que nulle vicissitude n’a fait déchoir de leurs lignages », on est tenté de penser, comme je l’ai d’abord pensé36, qu’une corrélation est faite entre pureté du sang et pureté de la langue. Pourtant, si on a la curiosité, là encore, de regarder le chapitre qui suit, on s’aperçoit que la revendication « ismaélite » est plus avantageuse sur le plan religieux que sur le plan linguistique.

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i.e. Reinhart Dozy (1820-1883). Il s’agit du très long compte rendu de la traduction de la Muqaddima d’Ibn Ḫaldūn (m. 808/1416), faite sous le titre de Prolégomènes, par William Mac Guckin de Slane (1801-1878), à partir de l’édition d’Étienne Marc Quatremère (1782-1857). DOZY, 1869, p. 172-174, y commente le terme muqa‘‘ar, qui apparaît à la ligne 8 de la page 380 du texte et que De Slane traduit par « bas », alors que Dozy pense qu’il signifie presque le contraire, « prétentieux », en renvoyant au Qāmūs d’al-Fīrūzābādī (m. 817/1415). À l’entrée Q‘R (ALFIRUZABADI, Qāmūs, t. II, p. 124), on peut lire en effet qa‘‘ara fī kalāmihi taq‘īran ’aw taqa‘‘ara tašaddaqa wa-takallama bi-’aqṣā famihi et à l’entrée ŠDQ (AL-FĪRŪZĀBĀDĪ, Qāmūs, t. III, p. 257) tašaddaqa lawā šidqahu li-l-tafaṣṣuḥ, šidq étant défini comme ṭifṭifat al-fam min bāṭin al-ḫaddayn. LANE, 1863-1893, art. Q‘R, t. VII, p. 2548, traduit les deux paraphrases : « He twisted the sides of his mouth in speaking, and spoke with the furthest part of his mouth » (« Il a tordu les côtés de sa bouche en parlant, et a parlé avec la partie la plus éloignée de sa bouche ») et, à nouveau (art. ŠDQ, t. IV, p. 1520) : « He twisted (…) the quivering flesh of his mouth, inside the two cheeks, in order to affect clearness, or distinctness, of speech, or to be more clear, or distinct, in speech ». En ce sens, la ‘aǧrafiyya est un mixte de gutturalité et d’emphase, mais c’est une évolution sémantique par rapport à la ‘aǧrafiyya originelle et même contradictoire avec elle, comme le suggère l’apparition de li-l-tafaṣṣuḥ dans la paraphrase de tašaddaqa : la ‘aǧrafiyya originelle ne relève certainement pas de la faṣāḥa, même affectée. LARCHER, 2004, p. 105.

CHAPITRE I

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Comme on sait, s’agissant d’Ismā‘īl, le Coran (un peu), la tradition islamique (beaucoup) réécrivent pour partie le récit biblique et pour partie lui donnent une suite37. Dans la Bible (Gen. 21, 8-21), Abraham, après la naissance d’Isaac, le fils qu’il a eu de Sarah, renvoie, sur les instances de celle-ci, Agar, la servante égyptienne de Sarah, et Ismaël, le fils qu’il a eu d’Agar. La mère et l’enfant errent dans le désert de Beer-Schéba. À court d’eau, ils trouvent, grâce à l’intervention divine, un puits. L’enfant grandit ensuite dans le désert de Paran, où il devient tireur d’arc et sa mère lui fait épouser une Égyptienne. La tradition islamique fait arriver la mère et l’enfant dans la vallée de La Mecque, où l’enfant, grattant le sable, fait jaillir l’eau du puits Zemzem. Arrivé à l’âge d’homme, il épouse une femme de la tribu arabe des Ǧurhum38. Abraham, ou plutôt Ibrāhīm, qui les avait accompagnés puis était reparti, revient plusieurs fois en visite et c’est lors de la troisième visite qu’il demande à Ismā‘īl de l’aider à construire la Ka‘ba : la revendication « ismaélite » s’inscrit ainsi dans le cadre d’une revendication plus générale qu’on peut qualifier d’« abrahamique ». Mais Ibn Fāris est informé de la querelle d’« arabité » opposant à l’époque omeyyade « Arabes du Nord » (‘Adnān) et « Arabes du Sud » (Qaḥṭān), qui paraît être une conséquence directe du rôle éminent joué par les Yéménites dans les conquêtes islamiques. On en trouve l’écho dans le chapitre des luġāt al-maḏmūma (IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 55-56) : S’agissant de ceux qui prétendent que les descendants d’Ismā‘īl – sur lui le salut ! – font honte à ceux de Qaḥṭān de n’être pas des Arabes et arguent contre eux que leur langue est le ḥimyarite (…)39, la divergence des manières de parler ne contredit pas les généalogies. Nous, même si nous savons que le Coran est descendu dans la manière de parler la plus châtiée, nous ne nions pas que chaque peuple a sa manière de parler. Néanmoins, Qaḥṭān rappelle qu’ils sont les vrais Arabes et que tous les autres qu’eux sont les Arabes arabisés et que c’est dans leur langue qu’Ismā‘īl – sur lui le salut ! – s’est exprimé et que c’est de leur idiome qu’il a pris, mais que l’idiome de son père était l’hébreu. Mais ce n’est pas ici le lieu où nous puissions aller au fond des choses (’ammā man za‘ama ’anna wuld Ismā‘īl ‘alayhi al-salām yu‘ayyirūna wuld Qaḥṭān ’annahum laysū ‘Araban wa-yaḥtaǧǧūna ‘alayhim bi-’anna lisānahum al-ḥimyariyya (…) fa-laysa iḫtilāf al-luġāt qādiḥan fī al-’ansāb wa-naḥnu wa-’in kunnā na‘lamu ’anna al-Qur’ān nazala bi-’afṣaḥ al-luġāt fa-lasnā nunkiru ’an takūna li-kull qawm luġa ma‘a ’anna Qaḥṭān taḏkuru ’annahum al-‘Arab al-‘āriba wa-’anna man siwāhum al-‘Arab al-muta‘arriba wa-’anna Ismā‘īl ‘alayhi al-salām bi-lisānihim

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Cf. art. Ismā‘īl de EI2, dû à Rudi Paret (1901-1983). Cf. art. Djurhum de EI2, dû à Montgomery Watt. Les Ǧurhum sont dits être des Arabes du Sud (donc de « vrais Arabes »), installés dans la région de La Mecque… Entre ’ammā… et fa-, Ibn Fāris cite un certain nombre de mots « ḥimyarites », dont il donne les équivalents arabes apparaissant dans le Coran, ce qui constitue l’argument donné par les Arabes du Nord contre la pure « arabité » des Arabes du Sud et, inversement, après fa-, il donne l’argument des Arabes du Sud contre la pure « arabité » des Arabes du Nord. Sur le ḥimyarite, avant et après l’islam, cf. art. Ḥimyaritic de EALL (t. II, p. 256-261, 2007), dû à Christian Julien Robin.

L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

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naṭaqa wa-min luġātihim ’aḫaḏa wa-’innamā kānat luġat ’abīhi al-‘ibrāniyya walaysa ḏā mawḍi‘ istiqṣā’ fa-nastaqṣiya).

On voit au passage qu’Ibn Fāris connaît également l’expression de ’afṣaḥ al-luġāt qui se réécrit plus immédiatement en al-luġa al-fuṣḥā que celle de ’afṣaḥ al-‘Arab ’alsinatan40. Bien loin de poser une corrélation entre pureté du sang et pureté de la langue, le scénario exposé par Ibn Fāris semble avoir pour but de concilier, non seulement théologie et philologie, mais encore philologie et généalogies revendiquées. 10. Conclusion Il y a, dans ce texte, deux aspects. L’un, qui intéresse l’historien de la tradition linguistique arabe, est la double identification de la langue du Coran avec la « langue de Qurayš », qui est une vérité scripturaire, et de la « langue de Qurayš » avec la luġa al-fuṣḥā, qui est une vérité dogmatique. L’autre, qui intéresse le linguiste, est la conception même de la luġa al-fuṣḥā qui se dégage du scénario proposé par Ibn Fāris. Citons la phrase exposant ce scénario en en soulignant les termes clefs : Mais, les Qurayš, ma‘a [réservons la traduction] le caractère châtié de leur langue, la qualité de leurs manières de parler, la délicatesse de leur élocution, quand les délégations des Arabes venaient chez eux, choisissaient dans leur parler et dans leurs poésies les meilleures manières de s’exprimer et le langage le plus pur. Tout ce qu’ils avaient choisi parmi ces manières de parler s’ajouta à leur nature et à l’empreinte dont ils étaient marqués et ils devinrent ainsi les plus châtiés des Arabes.

En termes strictement linguistiques, cela revient à faire de la « langue de Qurayš », la base d’un processus de koinéisation, dont le résultat est la luġa alfuṣḥā. La « langue de Qurayš » n’est pas, à l’origine, la luġa al-fuṣḥā, mais l’est devenue, par l’ajout d’une sélection de traits (ceux considérés comme les meilleurs) dans l’ensemble des parlers arabes, la luġa al-fuṣḥā éliminant par ailleurs les traits considérés comme « blâmables ». La luġa al-fuṣḥā est bien une koinè, en ce sens qu’elle ne coïncide, au départ, avec la langue de personne, même si, à l’arrivée, elle est identifiée, pour des raisons extra-linguistiques, avec la « langue de Qurayš ». Notons qu’Ibn Fāris ne mentionne aucun des traits choisis comme étant les meilleurs : simplement, la coordination à kalām de ’aš‘ār suggère que la luġa al-fuṣḥā sollicite moins le parler des Arabes en général que le registre poétique de ce parler en particulier. Il ne rappelle pas davantage les traits donnés comme spécifiques à la langue du Coran et qu’il a cités au chapitre précédent (IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 49), à commencer par le plus fameux d’entre eux, al-hamz wa-l-talyīn (« mettre la hamza

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Si « les Qurayš sont les plus châtiés des Arabes en matière de langue », on peut poser « langue de Qurayš » = al-luġa al-fuṣḥā et si « le Coran est descendu dans la plus châtiée des manières de parler », on peut poser langue du Coran = al-luġa al-fuṣḥā et, par suite, langue du Coran = « langue de Qurayš » = al-luġa al-fuṣḥā.

CHAPITRE I

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et l’adoucir »), en l’exemplifiant par Cor. 2, 14 : mustahzi’ūn et mustahzūn. La première forme est la forme classique, la seconde la forme coranique. Le rasm/ductus ne notant pas la hamza, on a donc, non un verbe à 3e radicale hamza istahza’ayastahzi’u, mais un verbe défectueux istahzā-yastahzī, participe actif mustahzin, pl. mustahzūn41. Une question brûle alors les lèvres : si, comme le proclame le texte en son début, « les Qurayš sont les plus châtiés des Arabes », pourquoi proposer un scénario exposant comment ils le sont devenus, ce qui présuppose qu’ils ne l’étaient pas ? Il y a comme une contradiction entre la proposition initiale et le scénario proposé, bien soulignée par l’ambiguïté de ma‘a (« avec ») qui peut être compris simplement comme « en sus » (à leur parler, déjà excellent, s’est ajouté le meilleur de chaque parler arabe) mais, de manière plus polémique, comme « malgré » (bien que déjà excellent, c’est par l’ajout du meilleur de chaque parler arabe que le leur est devenu le meilleur de tous). C’est à cette question que permet de répondre un autre texte, objet du chapitre suivant.

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Autrement dit, le rasm coranique traite les verbes hamzés exactement comme les dialectes arabes d’aujourd’hui…

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L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

Annexe Texte arabe et traduction française d’IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 52-53.

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Texte n° 2, t. II, p. 5

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CHAPITRE V

97

Nous avons déjà parlé au début de l’ouvrage de la langue : est-ce convention qu’elle est ou bien révélation ? Nous avons cité et tenu pour possible, en la matière, les deux choses ensemble. Mais comment la situation a-t-elle évolué et selon laquelle des deux choses a-t-elle commencé ? En effet, il est nécessaire qu’en soit d’abord apparue une partie. Puis, besoin il y eut, ultérieurement, de davantage que cela, une raison se présentant pour cela, et elle se trouva alors augmentée peu à peu. Mais cela se fit sur le modèle de ce qui en existait déjà auparavant, en ce qui concerne ses articulations, sa composition et la flexion désinentielle en distinguant les significations, la seconde partie ne divergeant pas de la première, ni la troisième de la seconde, le tout s’étant ainsi formé de manière successive et continue. Il n’est aucun des Arabes au langage châtié qui ne dise qu’il imite le parler de son père et de ses ancêtres, lesquels se le sont transmis en héritage, l’un de l’autre et un successeur d’un prédécesseur. Il n’en va pas ainsi des sédentaires : en effet, ils ne se cachent pas, entre eux, d’avoir laissé le parler de ceux qui se rattachent à la langue arabe châtiée et de s’en être écartés. Toutefois, le parler des sédentaires est identique à celui des Arabes à la langue châtiée, en ce qui concerne ses articulations et sa composition. Mais ils ont porté atteinte, en quelque manière, à la flexion désinentielle du parler châtié. Telle est l’opinion de Abū al-Ḥasan et c’est ce qui est juste.

La cause de l’impossibilité de cela est ce qui est advenu aux manières de parler des sédentaires en fait de dégradation, corruption et désordre. Si on savait que les habitants d’une cité ont conservé leur correction et qu’il n’est advenu aucune corruption dans leur langue, il faudrait prendre d’eux comme on prend des nomades. Et, de même, aussi, si s’était répandu chez les nomades ce qui a diffusé dans la langue des sédentaires, à savoir la confusion et la détérioration linguistiques, la disparition de l’habitude, largement répandue, à bien parler, il aurait fallu rejeter leur langue et ne pas accepter ce qui en vient. C’est d’ailleurs ce que nous faisons en ce temps qui est nôtre, parce que nous ne voyons presque pas de Bédouin [au parler] châtié. Et si, nous, nous trouvons chez lui de la correction dans son parler, ne nous fait pour ainsi dire pas défaut ce qui le gâte et le pourrit, lui ôte et l’amoindrit.

L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

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Texte n° 3, t. I, p. 250

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CHAPITRE V

101

Ce sujet engendre beaucoup d’illusion chez la plupart des gens qui l’entendent, sans que dessous il y ait de réalité. C’est, par exemple, le fait que nous disions : la base dans qāma est qawama ; dans bā‘a, baya‘a ; dans ṭāla, ṭawula ; dans ḫafa, nāma et hāba, ḫawifa, nawima et hayiba ; dans šadda, šadada ; dans istaqāma, istaqwama ; dans yasta‘īnu, yasta‘winu ; dans yasta‘iddu, yasta‘didu. Cela crée l’illusion que ces expressions et ce qui va dans leur sens, parmi ce dont nous prétendons qu’il a une base différente de sa forme apparente, pouvaient se dire et, par suite, qu’on disait au lieu de qāma Zaydun qawama Zaydun et, de même, nawima Ǧa‘far, ṭawula Muḥammad, šadada ’aḫūka yadahu, ista‘dada l-’amīru li-‘aduwwihi. Mais il n’en va pas ainsi, bien au contraire. En effet, on ne les a jamais énoncés que sous la forme où tu les vois et les entends. Quand nous disons « ceci a pour base telle chose », voici ce que cela signifie : que si cette chose apparaissait sous la forme saine, sans subir de mutation, il faudrait que son apparition se fasse selon ce que nous avons mentionné. Quant au fait qu’elle ait été employée à un moment du temps ainsi, puis qu’on s’en soit détourné par la suite pour cette forme, c’est une erreur, à laquelle ne croit aucun théoricien. (…) Sache, malgré cela, qu’une partie de ce que nous prétendons basique en ce sens peut être articulée en l’état que nous prétendons tel, et c’est là le meilleur indice que la représentation des états premiers que nous croyons être est juste. Ainsi les manières de parler divergentes de deux tribus, comme celle du Hedjaz et des Tamīm. Nous disons, n’est-ce pas, de l’impératif du verbe redoublé dans la manière de parler tamīmite, par exemple šudda, ḍanna, firra, ista‘idda, iṣṭibba yā raǧul, iṭma’inna yā ġulām que la base est ušdud, iḍnan, ifrir, ista‘did, iṣṭabib, iṭma’nin. Or, malgré ce [que nous avons dit précédemment de la base], telle est la manière de parler des gens du Hedjaz, qui est la manière la plus châtiée et la plus ancienne.

Chapitre VI AL-ZAǦǦĀǦĪ (2) ARABE FLÉCHI vs ARABE NON FLÉCHI DEUX VARIÉTÉS OU DEUX REGISTRES D’UNE MÊME VARIÉTÉ ?*

1. Introduction L’éminent linguiste arabisant Haïm Blanc (1926-1984) a vu dans un extrait des Ḫaṣā’iṣ (t. II, p. 28-29) d’Ibn Ǧinnī (m. 392/1002) « the earliest statement of what has come to be known as “Arabic diglossia” » (BLANC, 1979, p. 171). Dans ce texte, Ibn Ǧinnī, se référant à une source antérieure, le grammairien al-Aḫfaš alAwsaṭ (m. 215/830), indique que « les sédentaires (…) ont porté atteinte en quelque manière à la flexion désinentielle du parler châtié » (’ahl al-ḥaḍar (...) ’aḫallū bi’ašyā’ min ’i‘rāb al-kalām al-faṣīḥ) (IBN ǦINNĪ, Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 29). Un peu plus loin, Blanc, dans un commentaire en forme de question de ce texte, ajoute en note (BLANC, 1979, p. 172, n. 35) : Was there a partial, gradual loss of ’i‘rāb, or were ’Abū l-Ḥasan and Ibn Ǧinnī unwilling to recognize its complete loss, as implied by az-Zaǧǧāǧī (cf. […] his words on p. 96 of the ’Īḍāḥ, man takallama… bi ‘arabiyyati bi-ġayri ’i‘rābin, ‘those who speak Arabic without inflections’) [?]182.

VERSTEEGH, 1995, p. 167, n. 11, qui a traduit et commenté le Īḍāḥ fī ‘ilal al-naḥw d’al-Zaǧǧāǧī (m. 337/948 ou 339-340/949-950) note, à la suite de sa *

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Paru sous le titre « Une relecture critique du chapitre XVII du Īḍāḥ d’al-Zaǧǧāǧī », in L. EDZARD, M. SARTORI & P. CASSUTO (éd.), Case and Mood Endings in Semitic Languages – Myth or Reality ?/Désinences casuelles et modales dans les langues sémitiques – Mythe ou réalité ?, Abhandlungen für die Kunde des Morgenlandes 113, p. 45-67, Wiesbaden, ©Harrassowitz, 2018. C’est la version écrite de la communication faite au colloque du même nom tenu à Aix-en-Provence, MMSH, le 27 mai 2016. L’hypothèse de lecture ici faite a été proposée une première fois dans LARCHER, 2007, repris ici même ch. IV, avant de faire l’objet de la 6e séance du séminaire de Liège et d’être ensuite développée à plusieurs reprises dans le séminaire Linguistique arabe et sémitique du Master2 Recherche Mondes arabe, musulman, hamito-sémitique d’Aix-Marseille Université. Le point d’interrogation manque à la fin de la note de Blanc. Comme le note Blanc, Ibn Ǧinnī se réfère lui-même à un autre endroit de son ouvrage (IBN ǦINNI, Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 32) à « ceux qui ne fléchissent pas » (man lā yu‘ribu).

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traduction du chapitre XVII (p. 96-97), d’où est extraite l’expression relevée par Blanc : « This is one of the few references to everyday speech in Arabic grammarians » [c’est nous qui soulignons], ajoutant : there is very little information about the normal speech of common people. The disappearance of the case-endings –one of the most obvious caracteristics of the modern Arabic dialects– is sometimes mentioned in connection with discussions about the virtues of Bedouin speech.

De toute évidence, Blanc se place dans le cadre traditionnel de la linguistique historique, qui se représente l’histoire de l’arabe comme celle de l’évolution d’un type ancien arabe (fléchi) vers un type néo-arabe (non fléchi). Dans ce cadre, la situation de diglossie résulte du fait que ce qui est, en diachronie, deux états d’une même langue devient, en synchronie, deux variétés de cette langue, l’état plus récent n’ayant pas supplanté l’état plus ancien dans tous ses usages : celui-ci, au contraire, perdure, pour des raisons extra-linguistiques, dans certains usages. Bien que ce cadre soit aujourd’hui contesté (e.g. OWENS, 2006), l’objet du présent article est de proposer une relecture critique de ce chapitre (dont on trouvera le texte arabe et une traduction française en annexe) et de montrer que, même en se plaçant dans ce cadre, l’interprétation qu’en fait Blanc n’est pas assurée et qu’on ne peut tenir pour certain, avec Versteegh, que l’expression d’« arabe sans flexions » de ce chapitre est une simple périphrase pour « dialecte »183. 2. Deux variétés… Comme tous les chapitres du Īḍāḥ, le chapitre XVII s’ouvre par une question : « À quoi sert d’apprendre la grammaire ? » (mā fā’idat ta‘allum al-naḥw). Si la question se pose, c’est parce que « la plupart des gens parlent naturellement sans flexion désinentielle, qu’ils ne connaissent pas, tout en comprenant les autres et en [se] faisant comprendre d’eux ». Les termes soulignés permettent de dessiner positivement, tout à la fois linguistiquement et sociolinguistiquement, les contours de cette variété et, négativement, ceux de l’autre variété. « La plupart des gens » (’akṯar al-nās) : c’est donc le parler de la majorité. « Naturellement » (‘alā saǧiyyatihim) : c’est donc le parler spontané : c’est d’ailleurs par « spontaneously » que BLANC, 1979, traduit l’expression, VERSTEEGH, 1995, choisissant pour sa part « intuitively ».

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Ce qui ne veut pas dire que ce ne puisse pas l’être ailleurs, à commencer par Ibn Ǧinnī, qui illustre son expression de man lā yu‘ribu par ḍarab(a) ’aḫūk(a) li-’abūk(a) « ton frère a frappé ton père » : ce n’est pas de l’arabe dit classique (ce serait ḍaraba ’aḫūka ’abāka), mais un arabe qu’on peut dire dialectal, avec sans doute un substrat syriaque (le lomad s’emploie en syriaque avec un complément d’objet déterminé, cf. COSTAZ, 1992, p. 185 et ici même ch. V. En revanche, il n’y a aucun exemple d’arabe non fléchi dans le texte d’al-Zaǧǧāǧī.

CHAPITRE VI

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« Sans flexion désinentielle (bi-ġayr ’i‘rāb) » : cette variété se caractérise principalement par une totale absence de la flexion désinentielle, casuelle et modale. « Ils n’en ont pas connaissance, tout en comprenant les autres et en se faisant comprendre d’eux » (lā ma‘rifa minhum bihi fa-yafhamūna wa-yufhimūna ġayrahum) : l’absence du ’i‘rāb, due à son ignorance, ne nuit en rien à la communication, littéralement à l’intercompréhension. L’arabe pratiquant la scriptio defectiva, yafhamūna et yufhimūna sont homographes (yfhmwn). C’est la répétition de la même forme graphique qui amène à la lire une fois comme yafhamūna et une autre comme yufhimūna. On a un autre exemple du même phénomène au chapitre I (bāb ’aqsām al-kalām) avec al-muḫāṭab et al-muḫāṭib, eux aussi homographes (mḫ?ṭb) (AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, p. 42)184. S’il n’y en avait qu’un, on lirait automatiquement almuḫāṭab, participe passif du verbe ḫāṭaba, seul utilisé dans un emploi nominal. Mais, comme il y en a deux, on lit le second, après réflexion, al-muḫāṭib, participe actif du même verbe. Le caractère réfléchi de la lecture du second, contrastant avec le caractère spontané de la lecture du premier, est démontré par le fait que l’éditeur vocalise al-muḫāṭab wa-l-muḫāṭib, ce qui est pourtant contraire à l’ordre logique. Si cette variété est celle de la majorité, alors l’autre est celle de la minorité. Si la première est naturelle, intuitive, spontanée, la seconde est artificielle et surveillée. Elle se caractérise essentiellement par la présence du ’i‘rāb. Si celui-ci est employé, c’est parce qu’il est connu, et s’il est connu, c’est parce qu’il est appris. Ainsi dès le IVe/Xe siècle, apprendre la grammaire, c’est apprendre le ’i‘rāb. Comme on sait, le terme de naḥw est équivoque, se disant à la fois de la grammaire comme tout et, par opposition à ṣarf/taṣrīf, qui, dans la tradition arabe, regroupe à la fois morphologie et phonologie, de l’une de ses deux parties, en l’espèce la syntaxe. Si l’on veut lever l’ambiguïté, on substitue à ‘ilm al-naḥw ‘ilm al-’i‘rāb. La variété « fléchie » est donc une variété scolairement acquise. Al-Zaǧǧāǧī ayant explicitement noté que l’absence de flexion ne nuisait en rien à la communication, il lui faut donc en justifier l’apprentissage. C’est l’objet de la réponse à la question, se décomposant elle-même en trois volets. Le premier volet (« parvenir à parler le langage des Arabes véritablement et exactement, sans changement ni altération ») ne justifie pas à proprement parler l’apprentissage du ’i‘rāb. C’est en fait une concession à l’idéologie linguistique, en vertu de laquelle l’arabe fléchi a été jadis la langue parlée d’authentiques Arabes, même si elle ne l’est plus aujourd’hui. Il en va autrement des deux autres volets : « établir le Livre d’Allah » et « connaître les traditions du Prophète ». Autrement dit, l’apprentissage du ’i‘rāb ne concerne que des discours « extraordinaires », en l’espèce le Coran et la Tradition de Mahomet. Pour le premier, la chose est justifiée de par son statut : « Le Livre d’Allah est le fondement de la religion et de la vie sur terre et la référence ». C’est une claire allusion au rôle du Coran comme premier des fondements du droit, réglant non seulement les « services » (al-‘ibādāt) que les hommes doivent à Dieu

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Par convention, ? note ici le ’alif.

L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

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(« la religion »), mais encore les « relations » (al-mu‘āmalāt) des hommes entre eux (« la vie sur terre »). C’est seulement pour le second qu’al-Zaǧǧāǧī apporte une justification proprement linguistique : « en fixer le sens exactement : en effet, les significations ne s’en comprennent correctement qu’en leur payant l’intégralité des droits qu’elles ont à la flexion désinentielle ». Autrement dit, la flexion désinentielle, via une métaphore financière, est posée comme jouant un rôle dans l’interprétation même de la tradition. La réponse à la question est appuyée par un certain nombre de citations coraniques d’une part, de traditions d’autre part. Les citations coraniques, logiquement, précèdent les traditions. Tradition ne doit pas être entendu ici au sens, comme précédemment, de tradition de Mahomet (’aḫbār al-nabī, ’aḥādīṯihi), mais à celui, général, de propos rapporté de tel ou tel personnage. Les traditions, en ce sens, sont classées grosso modo par ordre chronologique, en remontant le temps, et ordre croissant d’importance des personnages auxquels elles sont attribuées : grammairiens, puis compagnons de Mahomet, parmi lesquels trois des quatre premiers califes, Mahomet lui-même. Grosso modo, parce que la citation d’une tradition de Mahomet n’empêche pas qu’elle soit suivie par celle d’un « ancien » (ba‘ḍ al-salaf), non nommé, et une autre de ‘Alī, cousin et gendre de Mahomet et quatrième calife « orthodoxe » (r. 35-40/656-661). Commençons par les citations coraniques. On a d’abord le verset 2 de la sourate 12 Yūsuf ’anzalnāhu qur’ānan ‘arabiyyan (« nous l’avons fait descendre en un Coran arabe »), où le pronom affixe -hu du verbe ’anzalnā réfère à al-kitāb du verset précédent : tilka ’āyātu l-kitābi l-mubīn (« ce sont là les versets du Livre clair »). Ces deux versets résument la conception islamique de ce qu’on appelle improprement « révélation », mais qui serait, la métaphore arabe n’étant pas celle du « dévoilement », mais de la « descente », plus proprement appelé « catagogie »185 : catagogie d’un livre céleste en un Coran, transmis oralement avant que d’être retranscrit. On a ensuite bi-lisānin ‘arabiyyin mubīn, où l’on retrouve ce même mot de mubīn. Il constitue le verset 195 de la sourate 26 al-šu‘arā’ (« les poètes »). Mais, comme syntagme prépositionnel, il se rattache syntaxiquement au verset 193 dont il est séparé par le verset 194, le verset 193 se rattachant lui-même au verset 192, soit : 192 wa-’innahu la-tanzīlu rabbi l-‘ālamīn / 193 nazala bihi r-rūḥu l-’amīn / 194 ‘alā qalbika li-takūna mina l-munḏirīn / 195 bi-lisānin ‘arabiyyin mubīn « Oui, c’est une révélation [cf. commentaire supra] du seigneur des mondes / qu’a fait descendre l’esprit fidèle / sur ton cœur pour que tu sois au nombre des avertisseurs / en une langue arabe claire… ». Le même syntagme, mais sans la préposition bi-, se trouve au verset 103 de la sourate 16 al-naḥl (« Les abeilles ») : wa-la-qad na‘lamu ’annahu yaqūlūna ’innamā yu‘allimuhu bašarun lisānu llaḏī yulḥidūna ’ilayhi ’a‘ǧamiyyun wa-hāḏā lisānun ‘arabiyyun mubīn : « nous savons bien qu’ils disent : c’est en fait un homme qui l’instruit ; la langue de celui auquel ils font allusion est barbare, alors que celle-

185

Cf., ici même, ch. II, n. 56.

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ci est une langue arabe claire ». En opposant lisān ‘arabī mubīn à lisān ’a‘ǧamī, c’est-à-dire deux termes qualificatifs à un seul, le verset 103 désigne ’a‘ǧamī comme une espèce de croisement de ‘aǧamī (« non arabe ») et ’a‘ǧam (« non clair »). Mubīn, traduit ordinairement par « clair », usage que nous avons suivi ici, ne peut cependant pas signifier directement « clair ». C’est le participe actif d’un verbe ’abāna que sa forme ’af‘ala désigne comme le factitif du verbe de base bāna (« être clair, distinct »), donc de sens « rendre clair, distinct », mais qui, employé intransitivement, peut se comprendre de deux manières : soit comme un verbe à objet implicite, comme l’est le verbe apparenté bayyana dans le verset 14, 4 mā ’arsalnā min rasūlin ’illā bi-lisāni qawmihim li-yubayyina lahum (« nous n’avons envoyé d’envoyé que dans la langue de son peuple, pour qu’il leur rende [les choses] claires, distinctes »), soit comme un verbe implicitement réfléchi de sens « (se) montrer clair ». C’est cette dernière interprétation qui a les faveurs du linguiste, dans la mesure où, dans la langue ancienne, existe un grand nombre de paires IV/X dans la relation d’implicitement à explicitement réfléchi et que l’on trouve justement une fois dans le Coran mustabīn qualifiant kitāb (37, 117) : wa-’ātaynāhumā l-kitāba l-mustabīn (« nous leurs avons apporté (à Moïse et Aaron) le livre se montrant clair »)186. On a encore qur’ānan ‘arabiyyan ġayra ḏī ‘iwaǧin, qui, complété par la‘allahum yattaqūn, constitue le verset 28 de la sourate 39 al-zumar (« Les groupes »), à comprendre syntaxiquement, selon Tafsīr al-Ǧalālayn (p. 388), comme un « complément d’état corroboratif » (ḥāl mu’akkida) du verset précédent wa-la-qad ḍarabnā li-n-nāsi fī hāḏā l-qur’āni min kulli maṯalin la‘allahum yataḏakkarūn, soit : « nous avons donné aux hommes dans ce Coran des exemples de toute sorte – peut-être se souviendront-ils / [étant, en tant que] un Coran arabe sans tortuosité – peut-être feront-ils montre de révérence ». Comme le note al-Zaǧǧāǧī lui-même, ce verset ajoute à l’idée de « clarté » celle de « rectitude » (istiqāma), qui, à son tour, par un glissement de l’expression au sens, amène à celle de ‘adl (à la fois justesse et justice) appuyée par la quatrième et dernière citation coranique wa-kaḏālika ’anzalnāhu ḥukman ‘arabiyyan. C’est là le verset 37 de la sourate 13 al-ra‘d (« Le tonnerre »), à comprendre, selon Tafsīr al-Ǧalālayn (p. 209) : (’anzalnāhu) ’ay al-Qur’ān (ḥukman ‘arabiyyan) bi-luġat al-‘Arab taḥkumu bihi bayna al-nās (« ’anzalnāhu, c’est-à-dire le Coran, ḥukman ‘arabiyyan, dans la langue des Arabes, par lequel tu arbitres entre les hommes »). Le verset s’adresse en effet à Mahomet, aux prises avec les « factions » (’aḥzāb), d’où notre traduction « et, ainsi, nous l’avons fait descendre en une sentence [en langue] arabe ». Venons-en maintenant aux traditions. Les trois premières traditions, bien qu’ayant « l’arabe » (al-‘arabiyya) pour objet, n’ont pas d’intérêt sur le plan

186

Tout ce développement sur lisān ‘arabī mubīn reprend dans une large mesure LARCHER, 2003b [développé dans LARCHER, 2020, Ch. VI, p. 107-119]. Sur lisān ‘arabī mubīn, voir en dernier lieu KROPP, 2015, qui propose une interprétation originale.

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L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

linguistique, mais elles en ont un très grand sur le plan épilinguistique187. ‘Arabiyya est un mot féminin comme adjectif épithète (ṣifa) d’un substantif (mawṣūf) sousentendu, qui est luġa (« langue »). La ‘arabiyya, adjectif de relation (nisba) formé sur ‘Arab, désigne donc l’arabe comme « langue des Arabes », ce qui se dit également lisān al-‘Arab. Que l’arabe soit une langue « humaine » est pour ainsi dire confirmé par ce qui en est d’abord dit, à savoir qu’elle est « la vertu manifeste ». On aura reconnu dans « vertu » une traduction littérale et pour ainsi dire étymologique de l’arabe murū’a : vertu vient du latin virtus, désignant la qualité de vir, exactement comme murū’a désigne celle de mar’ (« homme »). Ce qui est « divin », ce n’est donc pas la langue, mais la parole (kalām), l’expression kalām Allāh (« parole d’Allah ») désignant le Coran. Or, ici, la tradition rapportée par al-Zaǧǧāǧ (m. 311/923), le maître d’al-Zaǧǧāǧī, comme venant d’al-Mubarrad (m. 285/898 ou 286/900), la rapportant lui-même d’un « ancien » non autrement nommé, affirme directement de la ‘arabiyya qu’elle est la « parole d’Allah (…), ainsi que de ses prophètes et de ses anges ». Prédiquer kalām de luġa rend impossible de traduire kalām par parole et oblige le traducteur à se rabattre sur « parler ». Sur le plan linguistique, les choses restent cependant cohérentes : l’arabe est la langue mise en parole par Allah. Il n’en reste pas moins que la divinisation du discours contient en germe celle de la langue même, étape qui sera franchie à l’époque moderne, où l’on entend couramment dire que l’arabe est la « langue de Dieu »… L’arabe est aussi la langue parlée par les prophètes et les anges et, ici, une tradition attribuée à Ibn ‘Abbās (m. 68/687-688), compagnon de Mahomet, explicite ce qu’il faut entendre par là : elle en fait la langue-mère de la prophétie, « traduite » par chaque prophète à son peuple. C’est un écho de Cor. 14, 4, que nous avons déjà cité. En tout cas, c’est une tradition qui aurait été digne de figurer dans OLENDER, 2002 [1989] ! Avec la tradition suivante, attribuée au deuxième calife ‘Umar b. al-Ḫaṭṭāb (r. 13-23/634-644), on revient à la fois à l’arabe comme véhicule de la « vertu » et comme véhicule de la « raison » (‘aql). Les six traditions suivantes ont toutes un intérêt linguistique, certaines plus encore que d’autres. Les deux premières concernent le Coran. La seconde, attribuée à la fois à Abū Bakr, le premier calife (r. 11-13/632-634), et ‘Umar, met la flexion désinentielle au-dessus même de la « lettre » du Coran ; la première, attribuée au seul ‘Umar, en donne la raison. La comparaison des deux traditions, justifiée par leur parallélisme formel (le même prédicat ’aḥabb ’ilayya/-nā min, affirmé de deux arguments x et y), montre que les verbes ’aḫṭa’a et laḥana de la première concernent respectivement les ḥurūf et le ’i‘rāb de la seconde. Ḫaṭa’, auquel renvoie le verbe ’aḫṭa’a, est une erreur contre l’expression, dont on peut se reprendre, tandis que laḥn, auquel renvoie le verbe laḥana, est ici une erreur contre le sens, irrémédiable en ce qu’elle crée un nouveau sens indésirable (« une forgerie »). Il suffit de se souvenir ici des classiques exemples de lectures fautives du Coran, notamment 9, 3 *’anna llāha barī’un mina l-mušrikīna wa-rasūlihi (« qu’Allah est délié à l’égard des assocationnistes et de son envoyé »), au lieu de rasūluhu (« qu’Allah est délié 187

Au sens de discours ordinaire sur la langue, par opposition à métalinguistique, comme discours technique sur la langue.

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à l’égard des assocationnistes, ainsi que son envoyé »), pour le vérifier : la lecture fautive est grammaticalement correcte, mais islamiquement incorrecte. Et c’est ce même sens de laḥn qu’on retrouve dans l’anecdote citée par AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, ch. XIV, p. 89-90, intitulé bāb ḏikr al-‘illa fī tasmiyat hāḏā al-naw‘ min al-‘ilm naḥwan (« Pourquoi cette sorte de science a-t-elle été appelée naḥw ? »), cf. LARCHER, 2007188 : la réalisation mā ’ašaddu l-ḥarri est syntaxiquement correcte, mais sémantiquement incorrecte, s’interprétant comme une interrogation (« Quelle est la chaleur la plus intense ? »), alors que le locuteur, ayant en vue une exclamation, aurait dû dire mā ’ašadda l-ḥarra (« Quelle chaleur intense ! »). La troisième tradition est sans doute celle qui a le plus grand intérêt linguistique. Nous l’avons déjà rencontrée dans un texte attribué à al-Farrā’ (m. 207/822) et commentée ailleurs (LARCHER, 2006a, repris dans LARCHER, 2020, ch. XII, p. 189-201), mais dans une version moins détaillée, en ce qu’elle ne comporte pas l’exemple que donne la version citée par al-Zaǧǧāǧī. Passant près d’un groupe d’hommes (qawm) en train de tirer, et de tirer mal, ‘Umar s’écrie : « Que vous tirez mal ! ». À quoi ils répliquent : ’innā qawm(un) muta‘allimīn(a) (« Nous sommes des hommes à l’entraînement »), mettant au cas régime ou accusatif-génitif (-īn) ce qui, si l’on applique les règles de l’arabe dit classique, devrait être au cas sujet ou nominatif (-ūn), comme épithète (ṣifa) d’un substantif (mawṣūf) lui-même au nominatif. À quoi ‘Umar réplique à son tour « Vous parlez encore plus fautivement que vous ne tirez ! ». Cela est présenté par ‘Umar comme une « faute », ḫaṭa’, et non, bien qu’il s’agisse d’une faute de flexion, laḥn, confirmant ainsi que ḫaṭa’ et laḥn sont bien ici respectivement des fautes contre l’expression et contre le sens. Mais, pour un linguiste, ce n’est pas une « faute » quelconque. Employer en effet le cas régime pour le cas sujet, d’un paradigme flexionnel qui n’en compte que deux (déclinaison diptote), d’une part, et dans un contexte où cela n’a aucun effet sémantique, d’autre part, c’est en fait exhiber un trait typiquement « néo-arabe ». Or, ici, nous sommes à l’époque de ‘Umar, donc au Ier/VIIe siècle et au Hedjaz, ‘Umar étant le deuxième calife, à la tête d’un empire dont la capitale était encore Médine. Ce même Hedjaz dont on nous dit qu’il est non seulement inclus dans la zone de l’arabe « châtié », mais qu’il en constitue même « le plus châtié du châtié » ! Je ne sais si la contradiction a été relevée et je suppose qu’il y a toujours moyen de s’en tirer, en supposant que les hommes en question viennent d’une zone de la péninsule où l’arabe n’est pas « châtié ». Ce qui confirmerait la conclusion se tirant des sources arabes, à savoir que, même à date ancienne, tous les parlers arabes n’étaient pas « châtiés » (cf., entre autres, LARCHER, 2006b)189. Ce qui implique, à son tour, « châtié » incluant « fléchi », comme le montre la citation d’Ibn Ǧinnī faite en introduction, que les deux types coexistaient déjà. Or, cette coexistence est attestée par des documents originaux et, en particulier, par le plus vieux papyrus gréco-arabe, datée de 22/643 (PERF 558), où nous avons, par deux fois, Ibn Abū Qīr (vs classique Ibn Abī Qīr). S’il s’agit d’une « faute », celle-ci n’est pas imputable au mélange des populations arabes et non 188 189

Repris ici même ch. IV. Repris ici même ch. III.

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arabes : nous sommes en effet en 22 de l’Hégire, année de la fondation de Fuṣṭāṭ, ‘Umar étant encore calife, et alors que la conquête de l’Égypte n’est pas terminée. En outre, le scribe répond au nom d’Ibn Ḥadīdū, avec un wāw que l’on trouve à la fois dans l’onomastique arabe des inscriptions nabatéennes (CANTINEAU, 19341935) et l’inscription arabe préislamique de Ḥarrān, en Syrie, datée de 463 de l’ère de la province romaine d’Arabie (= 568-569 ap. J.-C.)190 : évidemment, là encore, on pourrait dire que le scribe est originaire de la zone que CORRIENTE, 2010, appelle « Nabati Arabic »… Ce qui en dissuade, c’est qu’Abū Qīr n’est pas un nom arabe, mais l’arabisation d’un nom gréco-copte qui est Apa Kyros. Pour parvenir à Abū Qīr, il a donc bien fallu passer par Abā Qīr, réinterprété comme l’accusatif de la flexion triptote ’abū/’abā/’abī. Autrement dit, il y a ici tout à la fois référence implicite au type ancien arabe et utilisation explicite du type néo-arabe (LARCHER, 2010)… Cette coexistence des deux types, à date ancienne, permet de faire une autre hypothèse sur l’histoire de l’arabe, dans le sens de laquelle va d’ailleurs la fin de la tradition attribuée à ‘Umar, quand il enjoint aux tireurs, via une tradition attribuée à Mahomet lui-même, d’« arranger » leur langage (terme qu’on pourrait également traduire par « amender » ou « réformer »)191 : non plus une évolution d’un type vers l’autre, aboutissant aux dialectes d’une part, à une situation de diglossie d’autre part, mais une involution de l’arabe ancien (hétérogène) à l’arabe « classique » (homogène)192, le type dont relève ce dernier étant en fait celui d’un autre discours extraordinaire, la poésie. Dans cette vision, ce ne sont plus les dialectes qui sont des formes dégradées de l’arabe classique, c’est inversement l’arabe classique qui est une forme épurée de l’arabe ancien193… C’est justement à la poésie qu’est consacré l’alinéa suivant. On notera la mutation qui s’est produite entre le IIe et le IVe siècle de l’Hégire. Alors que chez Sībawayhi (m. 180/796 ?), selon le décompte fait par CARTER, 2004, les citations poétiques l’emportent très largement sur les citations coraniques, les citations du ḥadīṯ étant presque inexistantes, ici à l’inverse la poésie vient après Coran et ḥadīṯ… Dans cet alinéa se rencontrent plusieurs expressions remarquables. Tout d’abord celle de muwallad(ūn), qui désigne les métis. Comme participe passif du verbe II wallada, muwallad ne peut signifier directement métis. II wallada est lié lui-même 190

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Cf. en dernier lieu ROBIN, 2006, p. 332-336, reproduction p. 357. On a Ṭ/ẒLMW, lu bizarrement Ẓālim, alors que dans la partie grecque de l’inscription on a Saraèlos Talémou. Le w ne reflète pas le génitif de filiation du grec dans la mesure où celle-ci est marquée par bn/r qui précède Ẓ/ṬLMW. On lirait donc mieux BR ṬLMW et l’on y verrait l’arabisation de Bar Tâlmi, luimême araméisation du grec Ptolémée et dont on a fait Barthélemy… [Cf. LARCHER et CASSUTO, 2020]. Il est vrai qu’en raison du min qui suit on pourrait lire, non comme verbe, mais comme élatif à l’accusatif et, par suite, comprendre comme « Allah fasse miséricorde à un homme plus vertueux que sa langue ! ». « Passage de l’hétérogène à l’homogène, du divers au même, du multiple à l’un » (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/involution/44153#0IqbcgI3ReatVl0M.99). Notons que dans le domaine indien une des interprétations du couple prâkrit/sanskrit est celle du brut et du raffiné.

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à l’actif du verbe I walada (« mettre au monde ») quand il est doublement transitif et a alors le sens d’« aider à mettre au monde » : le participe actif muwallida est un des noms de la sage-femme. Mais il est lié à son passif wulida (« être mis au monde, naître ») quand il est simplement transitif et a alors le sens de « faire naître, engendrer ». En fait, muwallad signifie indirectement métis comme s’étant « incorporé » (taḍmīn) le contenu de toute une collocation, qui est quelque chose comme muwallad (min muḫālaṭat al-‘Arab wa-l-‘Aǧam), c’est-à-dire issu du mélange des Arabes et des non-Arabes. C’est aux métis que la tradition arabe en général et al-Zaǧǧāǧī en particulier attribuent le processus de « corruption de la langue », lui-même donné à son tour comme à l’origine de la constitution de la grammaire arabe. On a vu cidessus ce qu’il fallait en penser… La cause des métis n’est pas pour autant désespérée. L’alinéa dit en effet très clairement qu’on ne peut « établir » (’iqāma) la poésie des Arabes sans connaissance de la grammaire, c’est-à-dire du ’i‘rāb, et qu’une telle connaissance n’est pas innée, mais acquise et que sans cette « maîtrise » (’itqān) de la grammaire, apanage de l’élite (al-ḫāṣṣa), on irait à l’aveuglette. Pour al-Zaǧǧāǧī, qui est d’origine persane, l’apprentissage de la grammaire est (implicitement) un facteur d’égalisation entre Arabes et non-Arabes… Apparaît ici la seconde expression remarquable de l’alinéa, celle de ḫāṣṣa. Dans la terminologie arabe, ḫāṣṣa s’oppose à ‘āmma à peu près comme l’élite à la masse (litt. le « commun » des gens, le vulgum pecus, le vulgaire) : on trouvera ce dernier terme un peu plus loin. Mais l’expression la plus remarquable est sans doute la troisième, celle de ḫabaṭa fī l-‘ašwā’ : celle-ci paraît l’évolution d’une expression idiomatique originelle ḫabaṭa ḫabṭa l-‘ašwā’, c’est-à-dire « frapper le sol à la manière de la (chamelle) aveugle », où ‘ašwā’ est le féminin de l’adjectif ’a‘šā (« malvoyant »), mais devient, dans la forme évoluée de l’expression, un substantif (d’où notre traduction par « aller à l’aveuglette » : on pourrait dire aussi « aller à tâtons »). IBN MANẒŪR (m. 711/1311), Lisān al-‘Arab, art. ḪBṬ, t. I p. 785, cite une expression fulān yaḫbiṭu fī ‘amyā’, où ‘amyā’, féminin de l’adjectif ’a‘mā (« aveugle »), devient pareillement un substantif, avec la paraphrase ’iḏā rakiba mā rakiba bi-ǧahāla, c’està-dire agir inconsidérément (littéralement « monter tout ce qu’il monte », métaphore pour entreprendre, « en méconnaissance de cause »). Métaphore pour ainsi dire filée par le terme de ‘awār : avec une voyelle longue, il signifie « vice, défaut », mais avec une voyelle brève, ‘awar désigne le fait d’être borgne. Soulignons par anticipation sur le développement qui suit qu’une telle métaphore concerne un sens : la vue. 3. … ou deux registres d’une même variété ? En conclusion, al-Zaǧǧāǧī revient à son point de départ. La phrase « Quant aux gens du commun qui parlent l’arabe sans flexion, on les comprend » fait écho à celle de l’introduction « la plupart des gens parlent naturellement sans flexion, dont ils n’ont pas connaissance, tout en comprenant les autres et en se faisant comprendre d’eux ». Mais ici al-Zaǧǧāǧī substitue à la détermination purement quantitative (« la plupart des gens »), qui désigne ceux qui parlent un arabe non fléchi comme la majorité, une détermination non seulement quantitative, mais encore

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qualitative (al-‘āmma), qui les désigne comme le « commun », la « masse », et, par opposition, désigne implicitement ceux qui parlent un arabe fléchi, non seulement comme la minorité, mais encore l’« élite » (al-ḫāṣṣa), terme que l’on a déjà rencontré à propos de la poésie. Il y a plus. Al-Zaǧǧāǧī ne pose pas seulement une corrélation entre arabe non fléchi/arabe fléchi et majorité/minorité, masse/élite, mais encore avec deux types de communication, que nous proposons d’appeler « ordinaire » et « savante » : dans celle-ci, la flexion désinentielle est nécessaire ; dans celle-là, superflue. Le fait même qu’al-Zaǧǧāǧī traite non seulement des usagers, mais encore des usages respectifs de l’arabe fléchi et de l’arabe non fléchi peut sembler un argument de poids en faveur de l’interprétation faite de ce texte par BLANC, 1979, comme une anticipation du concept de diglossie. Dans la conception, devenue classique, que s’en fait FERGUSON, 1959a, ce ne sont pas en effet les usagers, mais les usages des variétés haute et basse, auxquelles on est tenté d’assimiler l’arabe fléchi et l’arabe non fléchi, qui sont en distribution complémentaire. La variété basse n’est pas celle de la majorité, ni la variété haute celle de la minorité. La variété basse est en fait celle de la totalité de la communauté linguistique dans au moins un usage : la communication orale spontanée. La variété haute est celle d’un nombre x de membres de la communauté linguistique dans au moins deux usages : la communication écrite bien sûr194 et la communication orale surveillée. Un nombre x, parce que la détermination de ce nombre dépend en fait du taux d’alphabétisation de la communauté linguistique : dans une société développée comme la Suisse alémanique, pour prendre un des quatre exemples de situation diglossique donnés par Ferguson, ce taux est de (ou avoisine les) 100%, de sorte que tous les membres de la communauté ou presque au minimum lisent la variété haute, voire l’écrivent et la parlent avec plus ou moins d’aisance. Mais, bien sûr, historiquement, les lettrés constituent généralement des minorités, voire des castes (comme les brahmanes de l’Inde), de sorte qu’on peut voir dans la présentation faite de l’arabe fléchi comme celui d’une minorité ou élite une métonymie banale de l’usager pour l’usage : métonymie du même type, pour prendre ici d’autres exemples de dualité linguistique, que celle qui fait dire que le latin est la langue des clercs par opposition à la lingua volgare, langue du vulgum pecus, ou que le sanskrit est la langue des brahmanes, par opposition aux prâkrits langues des autres castes. En réalité, lingua volgare et prâkrits sont les langues de tous, latin et sanskrit n’étant que celles de quelques-uns dans des usages très particuliers… La terminologie arabe actuelle va d’ailleurs dans le sens de cette métonymie, qui appelle al-luġa al-‘āmmiyya (litt. « langue vulgaire ») ce qu’on appelle en français « arabe dialectal » (dialecte < grec diálektos « conversation ») et en anglais Colloquial Arabic. Les étiquettes française et anglaise mettent l’accent sur l’usage, l’étiquette arabe sur l’usager…

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En n’oubliant pas cependant que la variété basse peut elle-même s’écrire, à tout le moins se mêler à l’écrit à la variété haute, le domaine arabe ne faisant pas exception et, ce, depuis longtemps !

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Il y a néanmoins des contre-arguments. L’usage de l’arabe fléchi, tel que décrit par al-Zaǧǧāǧī, peut-il être assimilé à celui de la variété haute de la diglossie arabe ? Il me semble que non, ni en extension, ni en intension. En extension, il est limité en fait à trois discours de référence, dans l’ordre : Coran, ḥadīṯ et poésie. En intension, il est restreint à un rôle, celui de désambiguïsation. Ce rôle est décrit dans la phrase « Si quelqu’un se risquait à éclaircir une ambiguïté (littéralement « éclaircir un sens s’embrouillant avec un autre ») sans le faire comprendre au moyen de la flexion, il ne le pourrait pas ». VERSTEEGH, 1995, p. 165, comprend min ġayr fahmihi bi-l-’i‘rāb comme without understanding the declension. Il comprend donc fahmihi comme un génitif subjectif, où -hi renvoie à « quelqu’un », mais, en ce cas, fahm étant le maṣdar d’un verbe transitif, le complément serait construit directement et non indirectement195. Il vaut donc mieux comprendre fahmihi comme un génitif objectif, où -hi renvoie soit à ’īḍāḥ soit, mieux, à ma‘nā, et par suite fahm comme ayant un sens passif et donc comprendre comme « sans que cela (l’explication ou, mieux, la signification) soit compris au moyen de la flexion »196. Or, si l’on y réfléchit, on verra qu’un tel rôle ne se conçoit que dans un seul contexte : celui de la lecture d’un texte écrit en scriptio defectiva. C’est même ce rôle qui explique l’élargissement qu’al-Zaǧǧāǧī fait subir au concept de ’i‘rāb au chapitre VII (p. 69-71) du Īḍāḥ. À la question, qui fait le titre du chapitre (bāb alqawl fī al-’i‘rāb lima daḫala fī al-kalām « Pourquoi la flexion désinentielle s’estelle introduite dans le discours ? »), il répond (AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, p. 69) : du fait que les fonctions sont interchangeables entre les noms, lesquels peuvent être sujet et objet, premier et second termes d’une annexion, sans qu’il y ait dans la forme et la structure de ces noms de marques de ces fonctions, ces noms étant au contraire équivoques, les voyelles de flexion ont été mises pour annoncer ces fonctions (’inna al-’asmā’ lammā kānat ta‘tawiruhā al-ma‘ānī fa-takūnu fā‘ila wa-maf‘ūla wamuḍāfa wa-muḍāf ’ilayhā wa-lam takun fī ṣuwarihā wa-’abniyatihā ’adilla ‘alā hāḏihi al-ma‘ānī bal kānat muštaraka ǧu‘ilat ḥarakāt al-’i‘rāb fīhā tunabbi’u ‘an hāḏihi alma‘ānī).

Autrement dit, pour al-Zaǧǧāǧī, le ’i‘rāb se justifie par sa pertinence. Il en donne trois exemples. Le premier et le troisième illustrent les différentes fonctions des noms, marquées par les différents cas : on ne peut pas dire qu’ils soient très… pertinents pour la pertinence du ’i‘rāb ! Le premier est celui du sujet et de l’objet ḍaraba Zaydun ‘Amran « Zayd a frappé ‘Amr » (on note que l’accusatif ici est non seulement audible, mais visible…) ; le troisième est celui de l’annexion ġulāmu Zaydin « l’esclave de Zayd » (on pourrait dire que ce n’est pas le génitif -in qui 195

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On a d’ailleurs deux exemples de cette construction dans le texte, l’un dans le premier paragraphe bi-tawfiyatihā ḥuqūqahā min al-’i‘rāb (« en leur payant l’intégralité des droits qu’elles ont à la flexion désinentielle ») et l’autre dans le sixième bi-’itqānihi wuǧūha l-‘arabiyya (« par sa maîtrise des aspects de l’arabe »). On rencontre d’ailleurs dans le premier paragraphe tufhamu ma‘ānīhā (« leurs sens se comprennent… »).

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désigne Zayd comme second terme d’une annexion, mais sa postposition par rapport à un N non muni de l’article, et par suite que le cas est purement redondant…). Il en va tout autrement du second exemple ḍuriba Zaydun « Zayd a été frappé », ainsi commenté (AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, p. 69) : « On a marqué par le changement de l’initiale du verbe [c’est moi qui souligne] et en mettant au nominatif Zayd que le verbe est au passif et que l’objet a pris la place du sujet » (fa-dallū bitaġyīr ’awwal al-fi‘l wa-raf‘ Zayd ‘alā ’anna al-fi‘l mā lam yusamma fā‘iluhu wa’anna al-maf‘ūl qad nāba manābahu). La phrase par moi soulignée montre un élargissement du ’i‘rāb de la flexion désinentielle à la flexion tout court : cet élargissement est conforme à l’usage persan du terme (en persan le terme désigne la vocalisation en général) et s’explique sûrement par le fait que les marques de la flexion désinentielle sont, au premier chef, les voyelles brèves. Dans ḍaraba/ḍuriba, la flexion (lato sensu) est pertinente et c’est bien l’apophonie qui distingue entre actif et passif. Ensuite, si l’on se demande quelle « ambiguïté » la flexion (lato sensu) vient en ce cas « éclaircir », la seule réponse est une ambiguïté graphique, liée à la scriptio defectiva. Dans ce cadre, en effet, ḍaraba et ḍuriba sont homographes : ḍrb. C’est en le liant à la langue écrite en scriptio defectiva qu’on peut sauver un ’i‘rāb pertinent, alors qu’il s’évanouit à l’oral. Reprenons l’exemple de laḥn donné par al-Zaǧǧāǧī comme à l’origine de la grammaire arabe. Si on est à l’oral, ce qu’il dit néglige deux choses : 1) à la pause, en application même des règles de l’orthoépie de l’arabe dit classique, la voyelle brève finale sera supprimée, ainsi que la gémination et on aura donc mā ’ašaddu l-ḥar vs mā ’ašadda l-ḥar197 : la distinction des deux significations interrogative et exclamative ne repose plus que sur la voyelle brève de ’ašadd- et, par suite, on n’imagine pas que la réalisation orale ne s’accompagne pas de moyens suprasegmentaux ; 2) or, al-Zaǧǧāǧī, comme tous les grammairiens arabes, sauf erreur de notre part, néglige ces moyens, ce qui suggère ou plutôt confirme que la langue qu’étudient et enseignent lesdits grammairiens n’est en aucune manière une langue de communication orale spontanée, mais bien plutôt une langue non seulement écrite, mais encore écrite en scriptio defectiva. Il existe néanmoins une exception. Cette exception, c’est celle d’Élie (975-1046), évêque nestorien de Nisibe, dans le sixième des sept entretiens qu’il a eus en 417/1026 avec le vizir Abū al-Qāsim al-Ḥusayn b. ‘Alī al-Maġribī (m. 418/1027) et partiellement consacré aux mérites comparés des grammaires du syriaque et de l’arabe (ÉLIE de NISIBE, Maǧlis, p. 366-372 de l’édition Cheikho). Mais comme l’un des deux protagonistes est chrétien et l’autre musulman, ce dialogue a été étudié dans le cadre classique des controverses islamo-chrétiennes (SAMIR, 1975-1976 [1996] et 1991-1992, BERTAINA, 2011), alors que, pour notre part, nous en proposons une analyse strictement linguistique (LARCHER, à paraître). Donnant, entre autres exemples, un exemple comparable à celui d’al-Zaǧǧāǧī, mais plus parfait que le sien, d’ambiguïté interrogation/exclamation, à savoir kayfa ḫurribati l-madīna, il indique qu’à l’oral (mušāfaha, littéralement « de lèvre à lèvre »), l’arabe, comme le

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Cf. FLEISCH, 1961, p. 173 et 175.

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syriaque, distinguerait entre les deux significations possibles de cet énoncé (« Comment la ville a-t-elle été détruite ? » ou « Comme la ville a été détruite ! ») au moyen de « gestes » (’išārāt ) et d’« intonations » (naġamāt al-ṣawt), mais qu’à l’écrit (kitāba) le syriaque ferait ce que l’arabe ne fait pas : il mettrait des signes de ponctuation198… Si l’on revient à l’exemple d’al-Zaǧǧāǧī, il devient clair qu’à l’oral des moyens suprasegmentaux distingueraient plus efficacement entre mā ’ašaddu l-ḥar et mā ’ašadda l-ḥar que la seule voyelle brève de flexion (stricto et lato sensu) de ’ašadd- ! En revanche à l’écrit, les deux structures sont homographes (m? ’šd ?lḥr) et c’est en les vocalisant qu’on peut les distinguer. On retrouve la même chose avec les lectures coraniques. Celles-ci sont bien les lectures d’un texte écrit en écriture défective. On peut citer l’exemple de Cor. 85, 21-22, également donné par JONES, 1996, p. 60, bal huwa qur’ānun maǧīdūn / fī lawḥin maḥfūẓ-, lu maḥfūẓun ou maḥfūẓin. Au nominatif, maḥfūẓ est une épithète (ṣifa) de qur’ān et les versets signifient « au contraire, c’est un Coran glorieux / sur des tables préservé ». Au génitif, c’est toujours une épithète, mais de lawḥ, et les versets signifient « au contraire, c’est un Coran glorieux, sur des tables préservées (sous-entendu : des démons) ». Ici la flexion est non seulement pertinente, distinguant entre deux significations, mais encore a pour corollaire la déplaçabilité des syntagmes, le syntagme prépositionnel fī lawḥin étant antéposé au participe maḥfūẓun dont il dépend syntaxiquement. Mais la pertinence de la flexion s’évanouit dès que l’on récite ces versets, car qu’on « lise » maḥfūẓun ou maḥfūẓin on « dit » maḥfūẓ : bal huwa qur’ānum-maǧīd/fī lawḥim-maḥfūẓ… Autrement dit, il n’y a plus moyen de distinguer à l’oral entre les deux significations distinguées par les lectures grammaticales du texte écrit. Et ce n’est évidemment pas par hasard si, sur les sept lecteurs canoniques, six lisent maḥfūẓin, contre un seul qui lit maḥfūẓun : ils se règlent, non sur l’invisible et inaudible flexion désinentielle, mais sur la nature et la position relative des syntagmes, qui leur fait interpréter le participe passif maḥfūẓ suivant le substantif lawḥ comme étant dans la relation de ṣifa à mawṣūf. En faveur de notre interprétation, on peut invoquer le témoignage du lexicographe al-Azharī (m. 370/980) à l’article NḤW du Tahḏīb. Après avoir rappelé l’étymologie traditionnelle de naḥw dans son sens technique de « grammaire », fondée sur l’emploi du verbe naḥā-yanḥū naḥwan avec un complément d’objet interne ou résultatif (maf‘ūl muṭlaq) et qui fait de la grammaire la direction à suivre pour éviter les fautes, il en ajoute une autre, comme venant d’Ibn al-Sikkīt (m. 244/858), via al-Ḥarrānī199 et son maître al-Munḏirī (m. 329/940) (AL-AZHARĪ, Tahḏīb, art. NḤW, t. V, p. 352) : naḥā naḥwahu yanḥūhu quand il se tourne dans un sens et naḥā al-šay’ yanḥāhu et yanḥūhu quand il tourne la chose, et c’est de là que le grammairien tire son nom,

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Un point supralinéaire marque l’interrogative et l’impératif et deux points supralinéaires marquent l’étonnement. Sans doute Abū ‘Arūba al-Ḥusayn b. Muḥammad al-Ḥarrānī (m. 318/930-931), cf. WEIPERT, 2002, p. 51.

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L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

parce qu’il convertit l’énoncé dans les (différents) aspects de la flexion désinentielle (naḥā naḥwahu yanḥūhu ’iḏā qaṣadahu wa-naḥā al-šay’ yanḥāhu wa-yanḥūhu ’iḏā ḥarrafahu wa-minhu summiya al-naḥwī li-’annahu yuḥarrifu al-kalām ’ilā wuǧūh al’i‘rāb).

Avec cette étymologie, fondée sur l’emploi du même verbe avec un complément d’objet externe, le grammairien n’est plus un guide indiquant la direction à suivre pour éviter les fautes : c’est lui-même qui imprime la (bonne) direction au discours ! Qui peut croire qu’avec une telle interprétation de naḥw(ī), le ’i‘rāb concerne la communication orale ? Il ne peut que concerner la lecture grammaticale d’un texte écrit en scriptio defectiva… Du fait même de la double restriction de l’arabe fléchi en extension à la partie « référentielle » de la variété haute et en intension à un rôle de désambiguïsation, seulement concevable dans la lecture d’un texte écrit en scriptio defectiva, nous ne verrions pas dans l’usage de l’arabe non fléchi celui de la variété basse, mais plutôt et seulement celui de la partie non référentielle de la variété haute. Par suite, on parlerait mieux de l’arabe fléchi d’al-Zaǧǧāǧī, en reprenant une suggestion terminologique de GRÉVIN, 2012, comme de la « langue référentielle »… Dans ce contexte, on se souviendra de la façon dont al-Ǧāḥiẓ (m. 255/869) interprète ‘āmma et ḫāṣṣa. Croisant cette opposition avec celle de lafẓ/ma‘nā et distinguant donc entre ma‘ānī al-ḫāṣṣa et ma‘ānī al-‘āmma (les thèmes de l’élite et ceux du commun) d’une part, lafẓ ḫāṣṣī et lafẓ ‘āmmī (l’expression de l’élite et celle du commun) d’autre part, il ajoute (AL-ǦĀḤIẒ, Bayān, t. I, p. 136-137) : Quand vous m’entendez mentionner les ‘awāmm [pluriel de ‘āmma], je n’entends pas les paysans, la populace, les artisans et les commerçants. Je n’entends pas non plus les Kurdes dans les montagnes et les habitants des îles dans les mers. Je n’entends pas des nations telles que les Babir et les Tîlisân, telles que Mûqân et Jîlân, et telles que les Zanj et assimilés : les nations dignes de mention, parmi les hommes, sont au nombre de quatre : les Arabes, les Persans, les Indiens et les Byzantins. Toutes les autres ne sont rien ou presque. Quant aux ‘awāmm, parmi les gens de notre communauté et de notre foi, de notre langue, de notre morale et de nos mœurs, c’est la couche de gens dont l’esprit et l’éthique surpassent ces nations, sans atteindre à la position de notre ḫāṣṣa, bien que celle-ci se hiérarchise également en couches (wa-’iḏā sami‘tumūnī ’aḏkuru al-‘awāmm fa-’innī lastu ’a‘nī al-fallāḥīna wa-l-ḥušwa wa-lṣunnā‘ wa-l-bā‘a wa-lastu ’a‘nī ’ayḍan al-Akrād fī l-ǧibāl wa-sukkān al-ǧazā’ir fī albiḥār wa-lastu ’a‘nī min al-’umam miṯl al-Babir wa-l-Ṭīlisān wa-miṯl Mūqān wa-Ǧīlān wa-miṯl al-Zanǧ wa-’ašbāh al-Zanǧ wa-’innamā al-’umam al-maḏkurūna min ǧamī‘ al-nās ’arba‘ al-‘Arab wa-Fāris wa-Hind wa-l-Rūm wa-l-bāqūna hamǧ wa-’ašbāh alhamǧ wa-’ammā al-‘awāmm min ’ahl millatinā wa-da‘watinā wa-luġatinā wa-’adabinā wa-’aḫlāqinā fa-l-ṭabaqa allatī ‘uqūluhā wa-’aḫlāqihā fawq tilka al-’umam walam yabluġū manzilat al-ḫāṣṣa minnā ‘alā ’anna al-ḫāṣṣa tatafāḍalu fī ṭabaqāt ’ayḍan).

CHAPITRE VI

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Il est donc clair que ‘āmma ne s’oppose nullement à ḫāṣṣa comme la masse illettrée à l’élite lettrée, mais seulement comme le commun des gens lettrés aux happy few, ayant une maîtrise parfaite de la grammaire. 4. Conclusion Ce n’est donc pas une image de la diglossie que nous verrions dans ce texte, mais plutôt une image de ce que nous avions appelé, il y a déjà fort longtemps, une diglossie dans la diglossie (LARCHER, 1991, p. 154, n. 26) : non pas la coexistence de deux variétés, haute et basse, mais plutôt celle de deux registres, soutenu et relâché, de la variété haute, entre lesquelles l’apprenant et l’usager sont tiraillés. Dans le registre soutenu, qui est celui des textes de référence, ne manque aucune marque de flexion désinentielle, réserve faite des règles de l’orthoépie de l’arabe dit classique, qui oblige à les supprimer ou à les transformer dans la récitation de la poésie ou celle du Coran. Bien que ce registre soit celui de l’école, ces règles ne sont pas toujours apprises, à tout le moins appliquées, notamment hors du monde arabe : en témoigne le prénom féminin Nafīsatu donné en Afrique noire musulmane, forme typiquement grammaticale, là où dans le monde arabe on entendra Nafīsa200. Dans le registre relâché, à l’inverse, il y a multiplication des formes pausales, ce qui a un double avantage ; l’un est littéraire : cette multiplication sert de fondement au style dit saǧ‘, c’est-à-dire à la prose rythmée et rimée ; l’autre, plus trivial, est bien résumé par l’adage iǧzim (ou sakkin) taslim (« supprime la voyelle brève finale, tu seras préservé [de l’erreur] »), dont il serait sûrement intéressant de rechercher la date d’apparition201. Et de la même façon qu’entre les variétés haute et basse de la diglossie il existe des variétés mixtes, de la même façon, entre les deux registres de cette diglossie au sein de la diglossie il existe des formes intermédiaires : on va du plus soutenu au plus relâché, comme on va du plus classique au plus dialectal…

200

201

[Note de relecture : en haoussa, si -at- représente le suffixe de l’arabe, -u n’en représente pas simplement le nominatif, dans la mesure où il y a une corrélation entre ton final et longueur de la voyelle. On a ainsi Ràhīlā (ar. Rāḥīl(u) « Rachel »), cf. NEWMAN, 2000, p. 339]. [Note de relecture : IBN ǦINNĪ, Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 31-32, décrit le ’i‘rāb comme un facteur de complication inutile, cf. LARCHER, 2018b, repris ici même chapitre V].

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L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ

Annexe Texte arabe et traduction française d’AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, p. 95-96

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