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French Pages [145] Year 2007
UNE BRÈVE HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE À TRAVERS LES TEXTES
DU MÊME AUTEUR Diagonales. Essai sur le théâtre et la philosophie (PU d’Avignon, Éditions ARIAS, 1997) Le paradoxe apprivoisé (Paris, Flammarion, 1998) Présence du paradoxe en philosophie (Lille, PU du Septentrion, 1998) Crépuscule des préjugés (Paris, Publibook, 2001) La rhétorique des philosophes. Essai sur les relations épistolaires (Paris, L’Harmattan, 2002) Essai sur la nature et la conduite des passions et affections avec illustrations sur le sens moral de Francis Hutcheson, Avant-propos et traduction inédite de l’anglais (Paris, L’Harmattan, 2003) Fragments d’un discours philosophique (Paris, L’Harmattan, 2005)
© L'HARMATTAN, 2007 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected]
ISBN : 978-2-296-03166-1 EAN : 9782296031661
Olivier ABITEBOUL
UNE BRÈVE HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE À TRAVERS LES TEXTES
Préface d’Arnaud VILLANI
À Christine, Roman et Anton
L'Harmattan
Ouverture philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Déjà parus Dominique CHATEAU, Sémiotique et esthétique de l’image, 2007. Ramsès BOA THIEMELE, Nietzsche et Cheikh Anta Diop, 2007. Arno MÜNSTER, Sartre et la morale, 2007. Aubin DECKEYSER, Michel Foucault.L’actualité de la vérité, 2007. Miklos VETÖ (sous la dir.), Historia philosophiae, 2007. Georg W. BERTRAM, Robin CELIKATES, Christophe LAUDOU, David LAUER (coord.), Socialité et reconnaissance, 2007. Michèle AUMONT, Ignace de Loyola. Seul et contre tous, 2007. Xavier ZUBIRI, Intelligence et logos (Inteligencia y logos) trad. Philibert SECRETAN, 2007. Pierre V. ZIMA, La déconstruction. Une critique, 2007. Jacques CROIZER, De la mesure, 2007. Paul DUBOUCHET, Pour une sémiotique du droit international, 2007. Marly BULCÃO, Bachelard : Un regard brésilien, 2007. Christian SAVES, Eloge de la dérision : une dimension de la conscience historique, 2007 Bernadette GADOMSKI, La Boétie, penseur masqué, 2007.
PRÉFACE La philosophie n'est pas une. Et le point de vue de chaque philosophe ou enseignant de philosophie sur cette discipline, varie d'importance. Ainsi, quelle gageure que de vouloir faire tenir la philosophie, fût-elle abrégée, en onze textes ! Pourtant, il semble qu'Olivier Abiteboul ait réussi ce pari. Son commentaire précis, acribique, donnera à l'étudiant à la fois la méthode d'une "explication" avec le texte autant que du texte, et des connaissances indispensables. Bien sûr – et c'est l'intérêt même de la philosophie que chacun, par le choix des textes fondamentaux et l'accent mis sur telle ou telle de ses parties, peut risquer sa propre conception – tout le monde n’aurait peut-être pas fait le même découpage. Il est clair que la politique aurait alors bénéficié d'une réflexion plus récente ; que logique et philosophie du langage auraient fait l'objet d'un texte ; que l'épistémologie, le problème de l'histoire de la philosophie, l'ontologie, la question de la technique auraient eu leur représentant. Mais précisément, l'enjeu était de restreindre, un peu comme dans le jeu de l'île déserte : quels sont les onze textes de philosophie que vous y emporteriez avec vous ? Je dirai donc seulement ceci : avec une grande honnêteté et un beau scrupule d'écriture, Olivier Abiteboul a rédigé un texte utile et attractif pour tout public. Il faut lui en être reconnaissant. On pourrait peut-être penser, certes, que cette présentation forcément restreinte ne pouvait pas permettre d'exprimer à quel point la philosophie est diverse ni surtout combien elle comporte de failles, de ruptures, de renversements, de "cataclysmes" de la pensée, loin qu'elle soit, comme on a souvent voulu le 5
dire par l'expression "philosophia perennis", un long fleuve tranquille, un abri calme, un vœu irénique détourné des combats quotidiens et des souffrances qui sont notre lot. Il faut en finir avec l'image d'Epinal du philosophe dans sa tour d'ivoire. À cette tâche, Olivier Abiteboul apporte sa pierre. Arnaud Villani
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AVANT-PROPOS Cet ouvrage a été conçu dans une double perspective : la première concerne l’histoire de la philosophie et la seconde correspond à une ambition proprement philosophique. La première finalité de cet ouvrage intéresse évidemment l’histoire de la philosophie. Il nous a semblé impossible de faire un choix de textes complètement aléatoire. De la même manière, il était difficilement envisageable de parcourir exhaustivement l’histoire de la philosophie. Nous avons donc essayé de proposer un choix de textes qui puissent être suffisamment représentatifs des grandes étapes dans l’histoire de la philosophie (Antiquité avec Platon, XVIIe siècle avec Descartes et Leibniz, XVIIIe siècle avec Kant, XIXe avec Hegel et Nietzsche, enfin XXe avec Husserl et Bergson). Même si ce choix reste par définition subjectif, il nous a semblé qu’il rendait assez bien compte des plus célèbres philosophes. La deuxième ambition de cet ouvrage est à proprement parler philosophique. Il semble bien difficile, en effet, de séparer totalement l’histoire de la philosophie de l’acte de philosopher. Cette « brève histoire de la philosophie » est donc bien sûr en même temps l’occasion d’exercer sa pensée à la philosophie, et aussi de parcourir un champ assez étendu de thèmes de réflexion (la science, la justice, l’amitié, la cosmologie, la rhétorique, mais aussi la générosité, l’indépendance, la communication, ou encore Dieu, l’action, l’esprit, la nature, en passant par l’histoire, l’art, la phénoménologie, la philosophie bien sûr, et enfin – mais cette liste n’est pas limitative – la religion, la morale et la politique). Certains thèmes apparaissent plus clairement que d’autres dans les textes choisis, plus
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explicitement, mais chaque texte est toujours l’occasion d’aborder plusieurs notions. Cet ouvrage s’adresse donc, on le voit, à toute personne désireuse d’approfondir sa connaissance de l’histoire de la philosophie, et de confronter sa pensée à celle des philosophes les plus célèbres qui ont parcouru l’histoire de la pensée.
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ANTIQUITÉ
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LA SCIENCE NE RÉSIDE PAS DANS LA SENSATION Texte nº 1 : PLATON, Théétète [science, sensation, opinion, raison]
Socrate Fais donc encore, Théétète, l’observation suivante sur ce qui a été dit. Tu as répondu, n'est-ce pas, que la sensation est la science ? Théétète Oui. Socrate Maintenant, si l'on te demandait avec quoi l’homme voit le blanc et le noir et avec quoi il entend les sons aigus, les graves, tu dirais, je pense : avec les yeux et les oreilles. Théétète Oui. Socrate Employer les mots et les phrases à son aise, sans les passer rigoureusement au crible, n'est point en général une marque de bassesse ; c'est plutôt le contraire qui est indigne d’un homme libre. Cependant, c'est parfois nécessaire ; c'est ainsi, par exemple, qu'il faut relever dans ta réponse ce qu'elle a de défectueux. Réfléchis : lequel des deux est le plus correct, de dire que c'est avec ou par les yeux que nous voyons, avec les oreilles ou par les oreilles que nous entendons ? Théétète
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Il me semble, Socrate, que c'est plutôt par qu'avec les organes que nous percevons chaque chose. Socrate Ce serait en effet bien étrange, mon enfant, qu'un certain nombre de sens fussent logés en nous, comme si nous étions autant de chevaux de bois, et qu'ils ne se rapportassent pas tous à une même idée, qu'on l'appelle âme ou de quelque autre nom, par laquelle, usant d’eux comme d'instruments, nous percevons tout ce qui est sensible. Théétète Cette explication me semble plus juste que l'autre. Socrate Si je te fais ainsi préciser les choses, c'est pour savoir s'il y a en nous un principe, toujours le même, par lequel nous atteignons, au moyen des yeux, le blanc et le noir et d'autres choses par d'autres sens, et si, interrogé, tu pourrais rapporter tous les actes de cette nature au corps. Mais peut-être vaut-il mieux que tu parles toi-même en réponse à mes questions et que ce ne soit pas moi qui m’en charge à ta place. Dis-moi : ne crois-tu pas que tous les organes par lesquels tu perçois le chaud, le dur, le léger, le doux sont des parties du corps, où sont-ils des parties d'autres choses ? Théétète Non, mais du corps seul. Socrate Es-tu disposé aussi à m’accorder que, ce que tu sens par une faculté, il est impossible de le sentir par une autre ? Est-il possible, par exemple, de sentir par la vue ce qu’on sent par l’ouïe et par l’ouïe ce qu’on sent par les yeux ? Théétète 12
Comment pourrais-je n’y pas consentir ? Socrate Si donc tu conçois quelque idée qui se rapporte à ces deux sens à la fois, ce ne peut être par le premier ni par le second que vient la perception commune. Théétète Non, assurément. Socrate Prenons par exemple le son et la couleur. N'as-tu pas d'abord sur les deux à la fois cette idée que tous les deux existent ? Théétète Si. Socrate Puis, que chacun des deux est différent de l'autre, mais identique à lui-même ? Théétète Sans doute. Socrate Et que conjointement ils sont deux, mais que chacun d’eux est un. Théétète Je conçois cela aussi. Socrate N’es-tu pas capable aussi d’examiner s'ils sont dissemblables ou semblables l’un à l'autre ? Théétète Peut-être. Socrate Maintenant, par quel organe conçois-tu tout cela de ces deux sens ? Ce n'est ni par l’ouïe ni par la vue qu'il est possible de saisir ce qu'ils ont de commun. Voici encore sur cette matière une autre preuve : supposons qu'il soit possible d'examiner s'ils sont tous 13
les deux salés ou non, tu sais qu'il te serait aisé de me dire avec quel organe tu ferais cet examen, et ce n'est, apparemment, ni la vue ni l’ouïe, mais quelque chose d'autre. Théétète Sans contredit : c'est la faculté qui use de la langue. Socrate Bien dit ; mais par quel organe s’exerce la faculté qui te fait connaître ce qui est commun à toutes choses aussi bien qu'à celles dont nous parlons, ce à quoi tu appliques les termes « est » ou « n'est pas » et ceux que j'ai mentionnés tout à l'heure en te questionnant sur elle. À tout cela quels organes assigneras-tu par lesquels ce qui sent en nous perçoit les choses ? Théétète Tu veux parler de l’être et du non-être, de la ressemblance et de la dissemblance, de l'identité et de la différence, et aussi de l’unité et des autres nombres appliqués à ces choses. Évidemment ta question vise aussi le pair et l’impair et tout ce qui s'ensuit, et tu veux savoir par quels organes corporels notre âme les perçoit. Socrate Tu me suis merveilleusement, Théétète, et c’est cela même que je veux savoir. Théétète Mais, par Zeus, Socrate, je ne sais que dire, sinon qu'à mon avis, il n’y a pas du tout d'organe spécial pour ces notions, comme il y en a pour les autres : c'est l’âme elle-même et par elle-même qui, selon moi, examine les notions communes en toutes choses.
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Il est une question à laquelle il est difficile de répondre, c'est la suivante : qu'est-ce que savoir ? En effet, dès lors que l'on s'interroge sur l'origine de la connaissance, on se rend compte qu’il nous est possible d'assigner plusieurs sources, différentes, et même divergentes, à la science. Les uns diront que la science nous vient de l'expérience, d'autres diront qu'elle réside dans la raison. On aura donc les partisans d'un empirisme radical, et ceux d'un rationalisme absolu, sans doute les deux principales tendances qui s'affrontent quant à la définition de la science. C'est dans ce débat que se situe le dialogue de Platon intitulé le Théétète, qui examine la perspective empiriste qui consiste à affirmer que la science réside dans la sensation, comme le pense Théétète. C'est justement cette affirmation que Socrate essaiera de remettre en question à travers une progression argumentative qui, tout au long du dialogue, examinera trois hypothèses : que la science est la sensation, qu’elle est l'opinion vraie, enfin qu’elle est l'opinion vraie accompagnée de raison. C'est donc la première hypothèse que nous allons envisager, telle qu'elle apparaît dans le dialogue en 184 b 4-185 b 3. Les premières lignes de ce passage consistent à exposer l'affirmation de Théétète, rapportée par Socrate, à savoir que « c'est la sensation qui est la science » et que ce sont les sens qui saisissent les objets de l'expérience : c'est « avec les yeux » que l'homme voit « ce qui est blanc et ce qui est noir ». C'est un thème qui apparaît aussi dans la République, au livre VII (523 a-525 a), quand Platon explique qu'il y a un cas où la sensation est tenue par l'âme pour être un juge digne de sa confiance, par exemple quand 15
par la vue je perçois mon doigt, même si, dans un autre cas, la sensation met au contraire l’âme en face de ces contradictions dont parlait le Phédon, à savoir qu'elle me montre mon doigt à la fois dur et mou, à la fois grand et petit : dans cette seconde perspective, la science naît donc de l'insuffisance même de la connaissance due à la sensation, si bien qu'on est en droit de se demander comment il est possible d'affirmer, comme Théétète, que la science est dans la sensation. En fait, Socrate a montré que l'opinion de Théétète n'est pas différente de celle de Protagoras qui dit : « L'homme est mesure de toutes choses ; pour celles qui sont, mesure de leur être ; pour celles qui ne sont pas, mesure de leur non-être. » D'ailleurs quand Socrate demande à Théétète : « Tu as lu cela, probablement ? », Théétète avoue : « Oui, et bien souvent. » C'est que le sens, c'est que le sensationnisme ou sensualisme de Théétète implique en réalité le relativisme protagorien. Il est même identique à ce dernier. Et à son tour, le relativisme de Protagoras se fonde nécessairement sur une métaphysique mobiliste de type héraclitéen. Or le mobilisme nous situe dans un monde où rien ne dure, rien n’est fixe, un monde de multiplicité pure sans unité, et donc un monde où ni objet, ni sujet, ni aucune assertion, donc aucune science, n'est possible. Le sensationnisme s’auto-détruit. Aussi ce qui intéresse Socrate, c'est de voir ce qui, « dans cette réponse » de Théétète à la question de la définition de la science, « n'est pas correct ». Le présupposé protagorien nous amène à penser un monde où est vrai pour le sujet ce qui lui paraît être à chaque instant, c'est-à-dire qu'il nie la distinction entre la réalité et l'apparence, entre la croyance subjective et la vérité objective. Le relativisme protagorien implique l’inexistence d’un être non corrélatif à la sensation, d'un objet indépendant du sujet. Un premier 16
résultat a donc été obtenu au moment où débute notre passage : le sensualisme est impuissant à fonder le savoir, et, en tant qu’empirisme radical, il conduit à un subjectivisme radical, c'est-à-dire à la négation d'une expérience organisée. Si donc on veut sortir de ce subjectivisme radical, il est nécessaire de procéder à une analyse de la sensation elle-même. C'est ce à quoi s'attache la suite du passage. Que sont donc nos sens ? De savants mécanismes qui, en nous, perçoivent par eux-mêmes, de sorte que ce serait l’œil qui voit (« les yeux sont ce grâce à quoi nous voyons »), l’oreille qui entend, etc. ? Ou bien les instruments (organa) et, comme on a dit plus tard, des organes, au moyen desquels notre âme perçoit (« ou bien ce au moyen de quoi nous voyons ») ? C'est à cette double question que tente de répondre le second moment du texte. Et ce qui prouve que la deuxième réponse est la bonne, c'est que la perception dépasse l'état subjectif dans ce qu'il a d’individuel et de contingent : elle pose ou nie l'existence d'objets, elle les qualifie, elle les nombre, elle les assimile où les distingue. Autant, pourrait-on dire, de « catégories » de la pensée, dans lesquelles l'acte de percevoir consiste en une comparaison réfléchie (analogisma) d’où résulte l'établissement de certaines relations. Or ce travail n'est l'œuvre d'aucun sens en particulier, car ces relations ne sont pas l'objet propre de tel ou tel, comme « s'il y avait en nous plusieurs sensations qui fussent installées comme dans des chevaux de bois » ; elles constituent au contraire des « objets communs » et l’œuvre qui les a produites est celle de l’âme elle-même et par elle-même (tout cela tend vers une certaine forme unique (« qu'on l'appelle âme... »)). Autrement dit, percevoir n'est pas, comme sentir, un acte immédiat ; c'est un travail de synthèse (syllogismos), qui 17
suppose donc « quelque chose qui nous est propre, quelque chose d'identique » au moyen de quoi s'opère cette synthèse, par quoi « nous atteignons les choses blanches et les choses noires ». Ainsi, en analysant la sensation, on a dû reconnaître que ce n'est pas elle qui constitue le savoir. Perception n'est pas sensation ; c'est quelque chose de beaucoup plus complexe, quelque chose où la multiplicité des sensations proprement dites se trouve unifiée et organisée dans le sujet, c'est-à-dire dans l'âme. Aussi n'estce pas le sens qui perçoit, mais l'âme au moyen des organes des sens. On voit donc s'affirmer ici, au terme de cette seconde partie, un certain rationalisme de Socrate, qui voit dans l'âme, le logos, la raison, ce qui est au fondement de la science, s'opposant ainsi à l'empirisme de Théétète aperçu dans la première partie. D'où le problème qui se pose alors : comment réconcilier empirisme et rationalisme ? Comment, en effet, les sens et l'âme participent-ils tous deux du savoir ? Comment s'articulent-ils ? C'est ce que la fin du texte permet de comprendre. C'est en effet après avoir fait référence à « quelque chose d'identique », à savoir l'âme, que Socrate pose immédiatement la question, et sans lien apparent, de savoir si « tout cela tu le rapportes au corps ? ». C’est dire qu'il faut rattacher l'âme au corps, l'âme et tous les objets des sens au corps et ses « facultés » sensorielles. L'idée de départ, c'est que les sens sont indépendants les uns des autres (« ce que tu sens par une faculté donnée il est impossible que cela soit senti au moyen d'une autre faculté »). Et pourtant, tous, autant qu'ils sont, sont intégrés dans un système, celui dont nous avons parlé plus haut, à savoir le corps comme système des sens. Dans cette perspective, on pourrait penser que c'est par le corps que nous connaissons, puisque c'est par les sens que 18
nous saisissons les objets de l'expérience. Mais justement, et c'est là l'aspect dialectique de la position de Platon, les sens, en tant qu'ils sont intégrés au système corporel, sont du même coup rattachés à un principe unique dont il est le signe ou l'expression, à savoir l'âme. L'union de l’âme et du corps garantit ici la subordination des sens à l'âme, dont ils sont les instruments de perception. Si ce sont bien les sens qui sentent, en revanche, c'est l'âme qui perçoit, par l'intermédiaire des sens. La perception passe par la sensation. Si bien que Platon opère ici la synthèse de l'empirisme et du rationalisme par cette dialectique du corps et de l'âme reliés par la médiation des sens. On peut donc dégager la conclusion de cette réflexion, de ce dialogue, conclusion implicite que Platon ne dégage pas lui-même, comme dans tous ses dialogues dits « de jeunesse » d'ailleurs. À savoir que la science ne réside pas dans la sensation – thèse qui en effet sera contredite par deux hypothèses dans la suite du dialogue : l'idée que la science réside dans l'opinion vraie, puis qu'elle se situe dans l'opinion vraie accompagnée de raison – mais qu’elle réside dans la capacité qu'a l'âme d'imposer sa loi au réel en suivant les articulations naturelles. Les modalités de cette capacité, voilà ce qui n'est pas encore expliqué. Même cette thèse de l'âme au principe de la science reste implicite.
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UNE VIE DE JUSTICE ET DE PHILOSOPHIE Texte nº 2 : PLATON, Gorgias [rhétorique, politique, éthique, philosophie, justice, cosmologie, amitié]
Socrate Je dis que, si l’âme raisonnable est une âme bonne, l’âme qui se trouve dans une condition contraire à celle de l'âme raisonnable n'est-elle pas une âme mauvaise, n'est-elle pas une âme insensée et déréglée ? Oui, tout à fait. – Par ailleurs, l'homme raisonnable ne serait-il pas celui qui ferait son devoir à l’égard des dieux comme à l'égard des hommes ? Car il n’aurait rien d’un homme raisonnable s'il n'accomplissait pas son devoir. Oui, en effet, c'est nécessaire qu'il en soit ainsi. – Or, si c'est à l’égard des hommes qu'il fait ce qu'il doit faire, il agit avec justice, si c'est à l’égard des dieux, avec piété. De plus, l'homme qui se comporte de façon juste et pieuse n'est-il pas nécessairement un homme juste et pieux ? Oui, c'est comme cela. – Par ailleurs, il est nécessairement courageux. En effet, ce n'est pas l'acte d'un homme raisonnable que de poursuivre et de fuir ce qu’il ne doit pas. Au contraire, qu'il s'agisse de choses, d'êtres humains, de plaisirs ou de peines, l’homme raisonnable poursuit et fuit ce qu'il doit, et il est plein de force pour supporter son devoir quand il le faut. Par conséquent, Calliclès, il est fort nécessaire que l'homme raisonnable, comme celui dont j'ai fait le portrait, soit un homme juste, courageux, pieux, et qu'il soit parfaitement bon. Oui, il est 21
nécessaire que cet homme qui agit bien et réussit tout ce qu'il fait, réussisse sa vie, qu'il soit heureux et bienheureux ! En revanche, il faut que l'homme scélérat, celui qui agit mal, soit un homme misérable. Or, le scélérat, c'est l'homme dont le caractère est opposé à celui de l'homme raisonnable, c'est donc un homme déréglé : et c’est d'un tel homme que tu as fait l'éloge ! J'ai dit – en tout cas, je tiens à dire et je soutiens – que c'est la vérité. Or, si tout cela est vrai, il semble que celui d'entre nous, qui veut être heureux, doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer, mais, qu'à l'inverse, il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse de ses jambes et surtout s'arranger pour ne pas avoir besoin d'être puni. Cependant, s’il arrive qu'il ait besoin d'être puni, luimême ou l'un de ses proches, simple particulier ou cité, il faut, s'il doit être heureux, que justice soit faite et qu'il soit puni. Voilà, selon moi, quel est le but à atteindre. C'est avec un tel objectif qu’on doit vivre. Faire que toutes ses ressources personnelles, et celles de sa propre cité, soient tendues vers ce but, pour qu'on acquière, comme les conditions du bonheur, la justice et la tempérance, qu’on agisse avec elles, sans laisser les désirs devenir déréglés ou excessifs, sans tenter de les satisfaire (car ils sont un mal insatiable) et sans mener non plus la vie d’un vaurien. En effet, l'homme qui vivrait ainsi ne pourrait être aimé ni par un homme ni par un dieu. Il ne peut participer à la moindre communauté et, quand il n'y a pas de communauté, il ne saurait y avoir d'amitié. Certains sages disent, Calliclès, que le ciel, la terre, les dieux et les hommes forment ensemble une 22
communauté, qu'ils sont liés par l'amitié, l'amour de l'ordre, le respect de la tempérance et le sens de la justice. C'est pourquoi le tout du monde, ces sages, mon camarade, l’appellent kosmos ou ordre du monde et non pas désordre ou dérèglement. Mais toi, tu as beau être savant, tu ne me sembles pas faire très attention à ce genre de choses. Au contraire, tu n’as pas vu que l'égalité géométrique est toute-puissante chez des dieux comme chez les hommes, et tu penses qu'il faut s'exercer à avoir plus que les autres ! En fait, tu ne fais pas attention à la géométrie.
Vox clamabat in deserto : Socrate parle tout seul. Mais comment en sommes-nous venus à cette situation ? En fait, la critique de la rhétorique a été, depuis le début du dialogue, motivée par des présupposés éthiques, par la volonté de définir une morale de vie. Cela a mené Socrate à souligner que ce qui l’oppose à Calliclès porte sur la plus fondamentale des questions : le choix à faire entre deux sortes de vie. Vie de rhétorique (et de politique) ou vie de philosophie ? Vie d’injustice ou de justice ? Là, c’en est trop pour Calliclès : il refuse de répondre, où plutôt, il répondra aux questions de Socrate – pour satisfaire Gorgias – mais ne répondra pas de ses réponses. Dès lors, c’est en fait Socrate qui parlera seul. Ainsi, juste avant – et pendant – le passage que nous nous proposons de commenter, Socrate fait les questions et les réponses. Étrange statut d’un discours dont nous aurons à décrypter les implications. La parole solitaire de Socrate porte la marque de l’entière responsabilité de son choix d’une vie de justice et de philosophie. Choix éthique qui suppose,
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corrélativement, toute une conception ontologique du monde comme cosmos et effet d’amour, ou plutôt, d’amitié. Dans un premier temps, Socrate fait le portrait de l’homme raisonnable (« je dis que (...) supporter son devoir quand il le faut »). La définition commence par une hypothèse : « Si l’âme raisonnable est une âme bonne ». L’âme raisonnable est bonne car elle est ordonnée, c’est-àdire qu’en elle est présent un ordre de constitution fondé sur une règle ou norme, donc qu’elle a une qualité spécifique qui l’individualise. Nous remarquons donc déjà un premier glissement de sens qui va de l’ordre comme ordonnance, taxis, à l’ordre comme harmonie intérieure et de raison, sophrosune. Si l’on accepte ce présupposé selon lequel l’ordre est raisonnable, la conséquence se comprend facilement : une âme qui n’est pas raisonnable, dans une logique du tiers exclu (et en effet, que pourrait être une âme ni raisonnable, ni non raisonnable ?), est donc « insensée », « dé-réglée », c’est-à-dire dés-ordonnée, et par conséquent mauvaise. Ce point étant acquis, Socrate passe de l’âme raisonnable à l’homme raisonnable, c’est-à-dire non plus l’homme d’un point de vue théorique, séparé de son corps, mais l’homme d’un point de vue pratique, en tant qu’il agit, qu’il fait, mais raisonnablement. Or l’homme, en tant qu’il est raisonnable est, nous l’avons vu, ordonné : il fait donc ce qui doit être, c’est-à-dire son devoir. Mais quel est-il ? Ici apparaît l’étrange affirmation d’un devoir non seulement envers les hommes mais aussi envers les dieux. Pour ce qui est du devoir envers les hommes, Socrate l’a déjà annoncé auparavant : ne pas commettre l’injustice ; il le répète ici sous sa forme corollaire : agir avec justice. Ce qui présuppose une connaissance du bien et du mal. Mais d’où Socrate la tient24
il ? C’est ce que précisément la fin de notre texte éclaircira. De même qu’elle donnera la réponse à ce second problème : quel est le devoir de l’homme raisonnable envers les dieux ? Et surtout en fait, pourquoi a-t-il un devoir envers les dieux ? En effet, ce devoir, Socrate l’énonce dès maintenant : c’est la piété. Déjà l’Euthyphron insistait sur l’aspect contractuel de la piété comme « trafic mutuel » entre les dieux et les hommes, comme science du sacrifice et de la prière, qui sont ses deux objets, don pour l’acte, demande pour la parole. Le Lachès, le Protagoras et le Ménon y voyaient une vertu directrice : respect de la loi divine. C’est ce qu’explicitera plus loin la conception du monde comme cosmos. Donc agir avec justice et piété, c’est être juste et pieux : cette déduction n’est pas une tautologie. Socrate conclut de l’action à l’essence. Ce qui n’est pas évident. Platon rapporte ici toute une conception socratique de la morale qui est spécifique : non une morale de l’intention (selon laquelle il ne suffirait pas de faire le bien, mais encore faudrait-il le vouloir) mais une morale conçue comme organisation de l’action dans une existence comme ordre. Ainsi le dernier trait de ce portrait de l’homme raisonnable, c’est la connaissance des moyens d’organiser l’action, de réaliser, c’est-à-dire la connaissance de ce qui est à craindre et de ce qui ne l’est pas quand on agit avec justice, bref, le courage tel que le Lachès le définit (en 199 d-e). L’homme raisonnable, n’en déplaise à Calliclès, n’est pas du côté des « faibles » : il a la force pour faire ce qu’il veut, c’est-à-dire, comme le note Platon, « pour supporter son devoir quand il le faut ». Ce qui sous-entend de la part de Platon une distinction entre la force de l’homme raisonnable et celle de l’homme déréglé, entre une force qui réalise le bien et une force qui réalise le 25
plaisir, entre le vouloir du devoir et le vouloir du plaisir : volonté et désir. On retrouve encore cette opposition, qui scande tout le texte, entre ordre et désordre. Ici Socrate tire les conséquences de son analyse de l’homme raisonnable : il est juste, courageux, pieux, bon, mais aussi, et là la relation d’antécédent à conséquent est moins évidente, il est heureux, et même « bienheureux » : « Oui, il est nécessaire que cet homme qui agit bien et réussit tout ce qu’il fait, réussisse sa vie, qu’il soit heureux et bienheureux ». Il semble que nous soyons en face d’un paradoxe – cher aux Stoïciens – selon lequel la vertu suffit au bonheur. C’est que, une fois de plus, un glissement de sens s’est effectué entre réussir en quelque chose ou être heureux en quelque chose, et être heureux. Ambiguïté que le verbe grec eu prattein a provoquée. La question est d’importance éminente puisqu’il s’agit du centre du problème : le type d’existence choisi par Socrate est-il le bon ? Évidemment, il est impossible de répondre. Ou plutôt, Socrate n’arrête pas d’expliquer que la réponse est positive, mais se rendra compte de l’impuissance de l’argumentation logique et finira par recourir au mythe, dont l’intention est protreptique, puisqu’il cherche à convaincre que le désir de philosophie correspond au désir de cultiver le seul bien réel, au désir d’être heureux. C’est ce que corrobore l’usage de l’épithète « bienheureux », très connotée chez Platon. Il fait directement allusion aux îles des Bienheureux, dont il est question au début du mythe, mais aussi dans la République (VII, 540 b), îles qui sont la demeure de la race héroïque dont parle Hésiode dans Les Travaux et les Jours (166 sqq.) ou des hommes bons. Là se rend l’homme qui a « vécu une vie de justice et de piété » et il vit « dans la plus grande félicité, à l’abri de tout malheur ». Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser que 26
le plaisir rend heureux. Que le bonheur ne provienne pas de l’agréable, c’est ce que la vie de l’homme « scélérat » – l’opposé du « juste » – va nous révéler. Plus que de résoudre le paradoxe selon lequel la vertu suffit au bonheur, Socrate a démontré auparavant et soutenu le paradoxe (pour Polos) selon lequel le tyran Archélaos est malheureux. Il l’affirme en 470 e : « J’affirme que l’être (...) doué d’une bonne nature morale est heureux, mais que l’être injuste et méchant est malheureux ». Et il le prouve : la force des forts n’est faite que d’insatisfaction et les tyrans comme Archélaos sont des êtres insatiables dont l’âme est une passoire d’où toute satisfaction s’échappe : serait-ce la loi du plaisir ? Le « scélérat » est « misérable » et « l’homme raisonnable » heureux, non parce que l’un subit la loi du plaisir et l’autre celle du bien, mais parce qu’il est impossible d’affirmer que le plaisir est identique au bien, parce qu’il y a des plaisirs bons, qui sont utiles, et d’autres mauvais, qui sont nuisibles. Socrate contre Calliclès : non le bien contre le plaisir mais, de façon plus manichéenne, l’éloge du bien contre celui du mal. Socrate universalise ensuite sa conception : on a démontré que l’homme raisonnable est heureux, donc si quelqu’un veut être heureux (ironie socratique) il doit être raisonnable. Mais ici, deux conditions pour être raisonnable, l’une positive : être tempérant, c’est-à-dire juste (suivant la définition qu’en donne Platon, République, IV, 438 c-441 d) ; l’autre négative : « surtout s’arranger pour ne pas avoir besoin d’être puni ». Notation accentuée, et qui corrobore l’idée selon laquelle Socrate est loin de négliger la partie sensible de l’homme raisonnable : il sait combien plaisir, et donc souffrance, comptent pour lui. Aussi la justice apportera, outre la satisfaction du devoir 27
réalisé, le plaisir d’échapper à la souffrance d’être puni si je ne le faisais pas. Mais il ne faut pas que cela soit pris comme principe de détermination, c’est seulement un effet second. Non, ce qui doit venir en premier, c’est le devoir : « que justice soit faite », comme dit Socrate. Respecter cet ordre de valeurs, c’est la condition (« s’il doit être heureux ») du bonheur. Mais il faut peut-être chercher dans ces termes mêmes (« condition du bonheur ») le mode de l’analyse socratique et les présupposés qu’elle implique. En effet, une condition est toujours condition pour. C’est-à-dire que, un peu à la manière – kantienne – transcendantale, pour parvenir au bonheur, il faut la justice et la tempérance. la fin est déjà connue, il faut se donner les moyens. Cette fin, c’est « le but à atteindre » dont parle Socrate ; c’est « l’objectif » avec lequel on doit vivre. On retrouve à nouveau la nécessité d’une orientation sensée de l’homme et de l’humanité, au niveau personnel comme au niveau de la cité : la justice dans l’individu se réalisant grâce à la tripartition de l’âme (raison / impétuosité / désir), correspondant à la tripartition de la cité (sages / guerriers / producteurs). La réalisation de la fin n’étant possible que si l’équilibre entre les trois parties est respecté et que, par exemple, les désirs ne prennent pas l’empire sur les deux autres parties, car, dé-réglés, ils détruisent l’organisation réglée et lui enlèvent – faisant de ses éléments des « vauriens » – toute sa valeur. Ici s’opère un tournant capital pour l’explication du texte. C’est en effet le moment où toutes les prédications axiologiques trouvent leurs fondements logiques, où
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l’affirmation éthique voit se dévoiler tous ses présupposés ontologiques. Platon va faire parler à Socrate le langage non plus du devoir-être, mais de l’être. La première phrase de ce dernier paragraphe, qui est au mode conditionnel, présente pour ainsi dire un argument par l’absurde, mais totalement pervers, puisqu’il suppose évidente une réalité, une conception de l’homme qui est précisément ce qui est problématique, ce qui est la cause du conflit entre Socrate et Calliclès : « L’homme qui vivrait ainsi ne pourrait être aimé ni par un homme ni par un dieu » : comme si cette impossibilité d’amour n’était pas justement ce qui définit l’homme, comme si la possibilité de l’amour était à prendre en compte, bref, comme si l’homme était perfectible, pouvait devenir raisonnable. L’ambiguïté de la thèse socratique, c’est que quand il parle de l’homme, il pense en fait à l’homme tel qu’il doit être, alors que Calliclès le pense tel qu’il est. Ou plutôt, c’est le statut même de ce dont tous deux parlent – la « réalité » humaine – qui est problématique : l’homme doit-il se définir par sa puissance ou son exigence ? Qu’est-ce qu’une définition de l’homme ? Voilà ce qui est en jeu dans l’opposition entre Socrate et Calliclès. Ce qui est difficile, ce n’est pas de s’entendre sur ce qui doit être, mais sur ce qui est. Cette exigence qu’est le droit à l’amour est-elle même un fait ? Comment penser la définition d’une non-réalité, de ce qui n’est pas encore et qui pourtant est très fortement présent sous la forme insistante du sens ? En fait, ce que reproche Socrate à Calliclès, c’est de ne pas voir le sens. Et ce sens, il est pourtant inscrit dans le monde : la thèse de Socrate, c’est que le devoir-être est dans l’être, que c’est ce qui l’ordonnance. Il est la raison d’être, l’ordre dans l’être. C’est ce que présuppose l’assertion : « Quand il n’y a pas de communauté, il ne saurait y avoir d’amitié ». En 29
effet l’amitié, la philia, c’est bien ce principe cosmique dont parlait Empédocle, cette expression d’un lien entre tous les êtres vivants, et ce principe de relation, comme ratio, c’est ce qui fait l’ordre. Ce que Socrate nous apprend, c’est que l’amitié est exigence d’ordre. Et ceux qui, comme Calliclès, ne sont pas capable de regarder vers l’ordre, ceux pour qui l’ordre du regard est délaissé pour l’ordre du discours, pour qui la philia n’est pas l’objet du discours, qui ne tiennent pas le discours de la philia, ceuxlà sont des êtres insociables. C’est pourquoi la communauté devient impossible : si l’on vit sans scopos, comme un brigand, on ne sera pas aimé des autres hommes, ni des dieux. Pas d’amitié sans intérêt commun, pas d’amitié entre deux « scélérats » ou entre un homme raisonnable et un scélérat. C’est ce qu’exposaient déjà le Lysis et le Politique, et surtout le fameux portrait du tyran du livre IX de la République, ne connaissant ni amitié, ni communauté. Aussi Socrate va-t-il opposer au discours du sophiste le discours des « sages ». Non plus l’opposition entre nature et loi mais un seul terme : l’ordre. On est lié non par le sens de la justice, mais par l’ordre. Ou plutôt l’ordre peut se dire en termes de modération, de justice, d’amitié. Comme dit Socrate, les sages pensent que les hommes sont « liés par l’amitié, l’amour de l’ordre, le respect de la tempérance et le sens de la justice ». Amour, respect, sens : autant de figures de l’ordre. Ces sages voient ainsi dans le tout du monde un kosmos, un ordre du monde. À l’image d’Héraclite et d’Empédocle, qui parlent d’« ordre », ces sages ne voient pas dans le monde un ordre de la loi et un ordre de la nature, l’opposition entre nomos et phusis ne vaut pas pour eux : l’ordre naturel et l’ordre social sont homogènes et ont la cohérence d’un ordre infiniment métasubjectif. Ce qui veut dire que l’amitié est cosmologique. Le monde est tout à la fois nature et loi et 30
l’amitié est cette naturalisation de la loi en même temps que légalisation de la nature. Socrate ne dit pas l’opposition, comme Calliclès, entre ce qui existe sans l’homme – la convention – et ce qui existe par l’homme – la spontanéité. Il dit : universellement il y a de l’ordre. Non plus la dualité légitime d’une contradiction mais l’unité d’une position. Mais qui sont ces sages auxquels se réfère Socrate ? Sans doute les pythagoriciens... Ici prend sens toute la référence à la géométrie. Socrate appelle Calliclès « savant », mais avec toute l’ironie implicitement contenue dans l’ambiguïté du mot « sophiste ». Non, les vrais savants, ce sont ceux qui, comme le mathématicien pythagoricien Archytas, désignent l’ordre du monde par l’idée de proportion géométrique. Il s’agit ici non plus tellement de l’amitié comme rapport mais, analogiquement, du rapport comme proportion géométrique. C’est l’idée d’une proportion géométrique qui réglerait l’ordre du monde. Et l’égalité géométrique dont parle Socrate, c’est l’égalité de raison résultant d’une proportion multiplicative, et non d’une proportion additive, comme c’est le cas pour l’égalité arithmétique. Calliclès privilégie donc la mauvaise égalité, celle qui fonctionne en termes de plus et de moins au lieu de voir la proportion valable partout. Sans doute faut-il rechercher l’origine de la conception socratique dans cette formidable révolution que fut pour les mathématiciens grecs du IVe siècle la découverte de l’existence de quantités irrationnelles. Elle eut entre autres pour effet de modifier la théorie pythagoricienne des nombres. À l’idée de série discontinue qui explique la formation des nombres par addition ou composition, c’est-à-dire d’une manière purement quantitative, on substitua l’idée de série continue, qui introduit dans cette formation quelque chose d’irréductible et de proprement qualitatif. C’est cette présence de la 31
qualité que n’a pas ressentie Calliclès. On sait que l’égalité proportionnelle ou géométrique avait été à la source du principe de justice distributive : incidence du mathématique dans le politique, réponse mathématique du principe qualitatif au principe quantitatif impliqué dans la politique comme démocratique. On comprend alors ce que signifie le reproche de Socrate à Calliclès : « En fait, tu ne fais pas attention à la géométrie ». Déjà dans les Lois (819 d), Platon déclarait que l’ignorance de l’arithmétique lui paraissait être le fait, non pas d’un homme, mais d’un pourceau. On reconnaît l’importance pour Platon de l’étude des mathématiques comme indispensable au philosophe, son pressentiment, comme le laissent supposer certains passages du Timée, du rôle merveilleux qui serait un jour dévolu aux mathématiques dans l’étude de la nature. Le reproche de Socrate à Calliclès fait écho à la célèbre devise que Platon avait fait inscrire sur la porte de son école : « Que nul n’entre sous mon toit s’il n’est géomètre ». On voit donc à présent le sens de tout ce qui apparaissait dans les trois premiers paragraphes du texte comme de simples présupposés : l’ordre est raisonnable ; Socrate doit avoir une connaissance du bien et du mal pour parler de devoirs entre les hommes et les dieux ; la morale est conçue comme ordre ; la volonté comme ordre s’oppose au désordre du désir ; le bonheur correspond à l’harmonie ; l’opposition ordre / désordre se retrouve au niveau du couple bien / mal ; le bonheur comme respect de l’ordre et enfin le scopos comme organisation réglée témoignent que tout concourt dans ce texte à faire opérer cette notion centrale d’ordre. Socrate veut rendre sensible à l’amour comme devoir envers les hommes et le respect de l’ordre 32
comme devoir envers les dieux. Socrate ne nie pas l’existence, le problème du désordre. Mais à une conception selon laquelle « au commencement était la guerre », il préfère une conception du monde comme effet d’amour, d’amitié. Et c’est de l’observation de l’ordre que Socrate tire sa connaissance du bien et du mal, en ce sens que l’ontologique est analogique de l’éthique. La loi de la nature est symbolique de la loi politique. Socrate prône une pédagogie du voir qui apprendrait, non comme Calliclès à voir le mal mais à voir le bien dans le monde. Et le bonheur est conditionné par le problème de l’universel : ce qui compte, c’est que tout le monde regarde dans la même direction. Le bonheur est cette harmonie car l’harmonie, c’est faire ensemble.
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LES RAPPORTS DE LA RHÉTORIQUE ET DE LA JUSTICE Texte nº 3 : PLATON, Gorgias [rhétorique, justice]
Socrate En fait, la situation où se trouvent ceux qui font semblant de faire de la politique et tous ceux qui prétendent être des sophistes risque bien d'être la même. Car justement les sophistes qui, par ailleurs, sont de savants hommes, réussissent à faire cette chose étrange : ils prétendent enseigner la vertu mais accusent leurs disciples d'avoir mal agi envers eux, de les spolier de leur salaire, de ne pas leur donner toute la reconnaissance qui leur est due ; bref, ils se plaignent de n'être pas bien traités par leurs propres disciples. Or, quelle chose serait plus illogique que le raisonnement suivant : un homme est devenu bon et juste grâce à l'enseignement d'un maître qui l’a dépouillé de toute son injustice, et, dès qu'il est en possession de la justice, voilà qu’il fait preuve d'injustice à l'égard de son maître, en se servant d'une chose qu'il n'a plus : l’injustice ! Calliclès Ne pourrais-tu donc pas parler si on ne te répondait pas ! Socrate Oui, je crois. Mais, en fait, il faut bien que je débite mes discours l’un après l'autre puisque tu ne veux pas me répondre. Alors, dis-moi, cher ami, au nom 35
du Zeus de l’amitié, à ton avis, n'est-il pas illogique de dire qu'on a rendu quelqu'un bon tout en lui reprochant d'être devenu bon grâce à soi et en l'accusant ensuite d’être un scélérat ? Calliclès Il semble bien, en effet. Socrate Or, n'entends-tu pas dire que les sophistes ont ce genre de prétention : éduquer des hommes en ayant pour but la vertu. Calliclès Oui, je l'entends dire. Mais pourquoi te mettraistu à parler d’hommes qui ne valent rien de rien ! Socrate Et toi, pourquoi parlerais-tu de ces hommes qui prétendent être les chefs de la Cité et veiller à ce qu'elle soit la meilleure possible, mais qui, la fois d'après, quand ça se trouve, l'accusent d'être la Cité la plus scélérate qui soit ? Penses-tu qu’il y ait une différence entre les uns et les autres ? Non, un sophiste et un rhéteur, bienheureux, c'est la même chose, ou sinon, c'est qu'à peu de chose près ils sont presque pareils ! – comme je l’ai dit à Polos. Mais toi, puisque tu n'y connais rien, tu penses que l’une de ces deux choses est absolument belle – c'est la rhétorique ; pour l'autre, la sophistique, tu en penses du mal. La vérité est que la sophistique est plus belle que la rhétorique, comme le pouvoir législatif est plus beau que le pouvoir judiciaire et la gymnastique plus belle que la médecine. Moi, je croyais surtout que c'était seulement les démagogues et les sophistes qui n'avaient pas le droit de reprocher à l'homme qu'ils ont éduqué de ne pas connaître ce qu’ils lui ont eux-mêmes enseigné, qui ne peuvent donc pas dire que c'est un scélérat, à moins qu'avec ce reproche, 36
ils ne s'accusent eux-mêmes, en prouvant qu'ils ne lui ont pas rendu le service qu’ils prétendaient lui rendre. N'est-ce pas vrai ? Calliclès Oui, tout à fait. Socrate En fait, ils sont probablement les seuls qui aient la possibilité de rendre un service sans demander de salaire en échange, si toutefois ce qu'ils disent est vrai. En effet, si quelqu'un rend un service – toute autre espèce de service –, par exemple, si, grâce à son entraîneur de gymnastique, on arrive à courir vite, on pourrait à la rigueur priver l'entraîneur de la reconnaissance qui lui est due, à condition que l'entraîneur ait de lui-même offert ses services à l'élève et n'ait pas bien établi avec son disciple que celui-ci lui donnerait tant d'argent comme salaire, en échange de la vitesse qu'il aura acquise. Or, bien sûr, les hommes ne sont pas injustes parce qu'ils courent lentement, mais à cause de leur injustice. N'est-ce pas ? Calliclès Oui. Socrate Donc, si c'est précisément ce mal d’injustice que le maître supprime en ses disciples, aucune nouvelle et terrible injustice ne sera jamais plus commise par eux, et ce sont les seuls disciples auxquels un maître puisse, en toute sécurité, proposer ses services, à condition bien sûr qu'il soit réellement capable de rendre les hommes bons. Oui ou non ? Calliclès Oui, je l’affirme. Socrate
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C'est la raison pour laquelle, semble-t-il, quand on conseille quelqu'un pour autre chose que la justice – par exemple, pour la construction de maisons ou pour d'autres arts –, on reçoit de l'argent en échange. Il n'y a rien de laid à cela ! Calliclès En effet, il semble bien. Socrate Mais quand il s'agit de cette façon de vivre et d’agir qui montre comment on peut être le meilleur homme qui soit, comment il faut administrer le mieux possible sa maison et sa cité, on juge que c'est une vilaine chose de dire qu'on ne donnera pas de conseils si on ne reçoit pas d'argent en échange. N'est-ce pas ? Calliclès Oui. Socrate En effet, il est évident que la cause de cela, c'est qu'être juste est le seul bienfait tel que celui qui en a bénéficié désire à son tour en faire bénéficier les autres.
Dans la dernière partie du Gorgias, le dialogue entre Socrate et Calliclès, il y a un moment décisif, que le texte que nous allons commenter présuppose, c’est l’assignation par Socrate d’un but à la vie : non vivre longtemps, mais vivre le mieux possible. À partir de ce moment, le dialogue consiste à chercher si les hommes qui se sont mis au service de la Cité s’y conforment. Et le dialogue est d’actualité : il s’agit d’hommes comme Thémistocle, Cimon ou Périclès. Et comme le note Socrate juste avant notre texte, l’enjeu est d’une actualité peut-être encore plus décisive ; parlant des Athéniens mécontents des hommes au 38
pouvoir et s’adressant à Calliclès : « Ils s’en prendront peut-être à toi et à ton ami, Alcibiade ». Le problème est donc de savoir si le jugement des administrateurs de la Cité par le peuple peut être injuste. À travers les relations de sophistes à disciples, c’est donc toute la conception du système démocratique qui est en jeu. De la solution de ce problème dépend la valeur du dialogue, qui ne sera plus seulement réflexion théorique sur les rapports de la rhétorique et de la justice mais véritable procès polémique des plus actuels. Dans un premier temps, Socrate va s’attaquer aux sophistes, qui se trouvent dans la même situation que les hommes politiques dont nous avons parlé plus haut : ils se plaignent d’être injustement mis à mort par l’État qu’ils gouvernent. « Ceux qui font semblant de faire de la politique » correspondent aux sophistes et aux rhéteurs, selon la division qu’a opérée Socrate au début du dialogue où les arts de l’âme sont la législation et la justice, arts qui sont contrefaits par la sophistique et la rhétorique. « Faire semblant » répond à l’expression « prendre le masque de l’art » ou « se glisser sous » comme l’appliquait Socrate à Gorgias. Ici donc, la distinction entre « ceux qui font semblant de faire de la politique » et « ceux qui prétendent être des sophistes » nous conduit à appeler, suivant la division rappelée ci-dessus, les premiers « rhéteurs », les seconds (à proprement parler) « sophistes ». Ce qui revient, de la part de Socrate, à assimiler subrepticement politique à rhétorique, la sophistique gardant un statut un peu à part, que la suite du texte fixera, pense-t-on à ce moment-là. Donc Socrate reproduit le raisonnement illogique des sophistes. Ils ont une prétention : enseigner la vertu. Or, ils reprochent un manque de rétribution de cet 39
enseignement. Donc il y a contradiction : leur projet n’est pas réalisé et était donc bien une prétention, car quelqu’un devenu vertueux aurait versé le salaire dû. Donc ils n’ont pas enseigné la vertu, puisque les disciples ne paient pas : c’est une preuve par le fait. D’où le ton faussement étonné de Socrate, annoncé par l’adjectif « étrange », et même à la limite de la moquerie, comme le sous-entend la concession : « les sophistes qui, par ailleurs, sont de savants hommes ». Socrate montre en fait le ridicule de leur plainte : tel est pris qui croyait prendre. L’exclamation qui conclut leur raisonnement illogique traduit le ton le plus railleur qui soit : le disciple, qui est en « possession de justice » (si l’on en croit son maître) « fait preuve d’injustice » à l’égard de celui-ci, « en se servant d’une chose qu’il n’a plus : l’injustice ! » Ce retournement est significatif : le sophiste est pris à son propre piège, comme un enfant qui se plaindrait en s’exclamant : « c’est trop injuste ! » L’injustice, Socrate montre que tous ceux qui la subissent, y compris les sophistes, la ressentent comme une disproportion entre ce que l’on pense qui doit être et ce qui est réellement. C’est l’entêtement du fait. D’où la réaction énervée de Calliclès, qui se sent visé par le ridicule, non pas directement, puisqu’il a une opinion très négative des sophistes, mais indirectement, parce que Socrate se complaît à ridiculiser, à raisonner tout seul afin de forcer Calliclès, par cette distance, à comprendre le but de cette raillerie. C’est pourquoi après l’exposé du fait, Socrate fait une demande d’accord, cherchant à légitimer le fait. Et cette légitimation ne peut s’obtenir que si Calliclès répond à Socrate, prenant la responsabilité de cette interprétation du fait (« le raisonnement des sophistes est illogique »), – 40
ce qu’il ne fait pas. Socrate en appelle donc à l’amitié, il questionne « au nom du Zeus de l’amitié ». Cette référence à l’amitié rappelle ce que Socrate avait dit à Calliclès au début du dialogue, parlant d’une communauté de sentiment entre eux : « Toi, moi, nous deux ensemble, sommes amoureux... » Il réitère donc sa question, mais sur un autre plan. On sait, de toute façon, que depuis l’intervention de Gorgias demandant à Calliclès de continuer à parler, même sans être d’accord, ce dernier ne fait plus que répondre à Socrate, non répondre de son discours. Cet accord que procure l’amitié n’est pas un accord d’approbation du discours mais de respect du dialogue. Alors Socrate va faire un rappel dont la signification est pleine de force : « n’entends-tu pas dire ». L’expression renvoie à l’opinion commune, la doxa, qui affirme la prétention des sophistes à éduquer « en ayant pour but la vertu ». Le rappel signifie : il s’agit bien du « procès » des sophistes. Or, Calliclès fait une double réponse, témoignant de la duplicité de sa position. Il répond d’abord « oui », ce qui semble signifier qu’il est d’accord avec le rappel, et, en même temps, il semble n’être pas d’accord, puisqu’il feint de ne pas voir le rapport entre les sophistes et des « hommes qui ne valent rien de rien ». C’est bien la simulation de l’absence de compréhension transcrite communément dans l’expression : « je ne vois pas le rapport », à la limite de la mauvaise foi. D’où le ton employé dans la réponse de Socrate, qui répond en fait par une question-exclamation équivalente à celle de Calliclès. Au « pourquoi te mettrais-tu à parler » répond le « pourquoi parlerais-tu », nécessaire équilibre du droit égal de parler entre les deux interlocuteurs. La tension est révélatrice d’une autre tension, celle de l’alternative : il 41
faut bien que les hommes dont Calliclès et Socrate parlent soient ou bien les sophistes, ou bien les rhéteurs, semble-til. Ici éclate l’opposition présupposée jusqu’ici. En fait, y a-t-il seulement une différence entre sophistes et rhéteurs ? Socrate fait les questions et les réponses et répond que non, s’engageant dans une exposition de « la vérité » qui a toutes les apparences du dogmatisme. Voire du dogmatisme sophistique. Car faire de deux mots une même réalité, n’est-ce pas les confondre, et par là passer à côté de la vérité qui est, comme l’a appris la méthode dialectique, production de différences ? Le « c’est la même chose » ou le « ils sont presque pareils » revient à confondre le semblable et l’identique, prenant le ton dogmatique de l’expression commune : « c’est du pareil au même ». S’il n’y a pas de différence, de quel droit Socrate a-t-il divisé la contrefaçon de l’art politique en deux concepts : la sophistique et la rhétorique ? Il y a là un problème. Et Socrate a beau poursuivre sur le ton moqueur (« bienheureux ») ou même subversivement agressif (« puisque tu n’y connais rien »), il semble bien y avoir équivoque. Cette présence de l’équivoque recelait en fait celle du paradoxe qui fonde la vérité socratique « la vérité est que (l’expression est pour le moins dogmatique) la sophistique est plus belle que la rhétorique comme le pouvoir législatif est plus beau que le pouvoir judiciaire ». La vérité est donc un jugement de valeur (« plus belle que ») qui se fonde sur une analogie (« comme »). La seule façon d’expliquer cette vérité serait de voir une précession de la formation sur la technique du soin, des arts formateurs sur les arts curateurs. Socrate prend ici un ton faussement naïf (« Moi, je croyais que ») pour contester le droit de reproche aux 42
sophistes et démagogues. L’apparition de ces derniers révèle l’insistance sur le problème actuel du politique dans l’Athènes démocratique. La seule chose que concède Socrate à ces derniers, c’est le fait (et non le droit) de se contredire eux-mêmes : d’où l’ironie du ton qui donne le droit de s’accuser soi-même. La dernière partie du texte s’applique à fonder ce droit au reproche et Socrate institue un modèle socioéconomique de réflexion : celui de l’échange, du contrat. Ce que présuppose le reproche, c’est le contrat. On ne peut, par exemple, si l’on est entraîneur de gymnastique, reprocher à ses disciples le manque de reconnaissance de ce qui est dû (à savoir le salaire qui est leur forme de participation à l’« échange » entre entraîneur et disciple) que si l’on a « établi » auparavant un contrat fixant le mode de réciprocité, de rétribution. Le ton de l’expression « les hommes ne sont pas injustes parce qu’ils courent lentement » (« mais à cause de leur injustice ») ramène à l’essentiel dans le rapport enseignant / sujet de l’enseignement : la justice. L’injustice dans l’enseignement, c’est un mal, qui consiste à être rétribué sans avoir rendu service. Sinon, c’est un rapport des plus sûrs, on serait tenté de dire des plus « rentables » : celui de l’offre du conseil et du remerciement par l’argent, comme dans l’exemple de la construction de maisons. Ce dernier préfigure, en s’y opposant, l’exemple de l’administration de sa maison, et de sa cité. Le passage qu’une analogie entre construction et justice aurait pu rendre possible, ne l’est pas, car la justice se situe sur un plan radicalement différent. Il ne s’agit plus là d’enseigner à construire, mais à construire bien, non plus enseigner 43
n’importe quel art mais enseigner l’art de vivre. D’où la « preuve par la honte » rendant l’importance de l’enjeu. Dans le premier cas « il n’y a rien de laid à cela », dans le second « on juge que c’est une vilaine chose ». Cela rejoint le problème initial du « comment bien vivre » par le détour que nous avons suivi du « comment administrer le mieux possible » (sa maison et sa cité). L’évidence explicitée par Socrate à la fin de notre texte est la résolution du problème. La justice garantit par nature, par définition, la réciprocité, l’égalité. Celui qui a reçu le bienfait d’être juste ne peut que désirer en faire bénéficier les autres : celui qui est (devenu) juste ne peut que l’être (non seulement envers soi mais) envers les autres. C’est même à cela qu’on le reconnaît. La justice comme acte de rétribution (qui tend à rendre égale la participation des deux individus impliqués dans le rapport) est le signe de la justice comme possession d’un bien. Ainsi la justice apparaît comme signe de justice, index sui, l’avoir renvoyant à un être. Et le problème initial de savoir si « le chef d’un État saurait être injustement mis à mort par l’État dont il est le chef » semble être bien résolu. Le jugement porté par le peuple sur l’homme d’État ne peut être injuste. Le thème de la reconnaissance fonctionnant durant tout ce texte est bien révélateur de ce que la justice n’est pas à proprement parler ce qu’on connaît, et qui serait vraie ou fausse suivant la science qu’on en a, mais la justice, c’est ce qui se reconnaît, tout comme l’injustice : c’est ce que le peuple d’Athènes a prouvé lors du procès de Socrate...
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XVIIe SIÈCLE
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« COMMENT LA GÉNÉROSITÉ PEUT ÊTRE ACQUISE » Texte nº 4 : DESCARTES, Traité des passions [passion, générosité, libre arbitre]
Et il faut remarquer que ce qu'on nomme communément des vertus sont des habitudes en l'âme qui la dispose à certaines pensées, en sorte qu'elles sont différentes de ces pensées, mais qu’elles les peuvent produire, et réciproquement être produites par elles. Il faut remarquer aussi que ces pensées peuvent être produites par l'âme seule, mais qu'il arrive souvent que quelque mouvement de l'esprit les fortifie, et que pour lors elles sont des actions de vertu et ensemble des passions de l'âme. Ainsi, encore qu'il n'y ait point de vertu à laquelle il semble que la bonne naissance contribue tant qu’à celle qui fait qu'on ne s'estime que selon sa juste valeur, et qu'il soit aisé à croire que toutes les âmes que Dieu met en nos corps ne sont pas également nobles et fortes (ce qui est cause que j'ai nommé cette vertu générosité, suivant l'usage de notre langue, plutôt que magnanimité, suivant l'usage de l’École, où elle n’est pas fort connue), il est certain néanmoins que la bonne institution sert beaucoup pour corriger les défauts de la naissance, et que si on s’occupe souvent à considérer ce que c'est que le libre arbitre, et combien sont grands les avantages qui viennent de ce qu'on a une ferme résolution d’en bien user, comme aussi, d'autres côtés, combien sont vains et inutiles tous les soins qui travaillent les ambitieux, on 47
peut exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité, laquelle étant comme la clef de toutes les autres vertus et un remède général contre tous les dérèglements des passions, il me semble que cette considération mérite bien d’être remarquée.
Les 10 articles (articles 152 à 161) que Descartes consacre à cette passion qu'est la générosité sont le point de convergence d'une vérité métaphysique (la perfection du libre arbitre qui nous rend semblables à Dieu) et de la plus haute vertu morale (la résolution d’en bien user). Ce qui paraît étrange dans notre texte (article 161), c'est qu’une passion symbolise la vertu et que, comme le dit l'article 160, le même mouvement des esprits qui fortifie la générosité dans les âmes fortifie aussi l'orgueil qui lui est directement contraire. C'est ce que nous nous proposons d'expliquer, en suivant la façon dont les mouvements de la pensée cartésienne s'articulent autour des notions de « passions de l'âme », de « vertu de générosité » et de bon usage du « libre arbitre », qui s'enchaînent selon un ordre rigoureux. « Le principe » (article 136) de l'explication cartésienne des passions renvoie à la considération du passé, d'un passé généralement oublié, comme à la souche où prennent racine les associations qui perdurent et dont l'origine est largement inconsciente. L'âme contracte, dès le moment où elle est unie à un corps, des passions que Descartes nomme primitives, c'est-à-dire des associations habituelles (ligne 2) entre tel type d'objet et telle émotion. Toute passion possède une historicité qui en explique à la 48
fois l'origine et la force. C'est ce qu'éprouvent les voyageurs quand, par l'accoutumance, les effets de l’admiration provoquée par des mouvements neufs auxquels est livré leur cerveau, cessent de se produire, et qu'il leur faut chercher quelque autre objet. L'admiration n'intéresse dans le corps que le cerveau : elle est passion en ce sens que les mouvements des esprits qui l'accompagnent sont étrangers aux plis de la coutume tout en se définissant à partir d'elle. Comme l'explique Descartes à la princesse Élisabeth, il y a une telle liaison entre notre âme et notre corps que les pensées qui ont accompagné quelques mouvements du cœur, dès le commencement de notre vie, les accompagnent encore, de sorte que si les mêmes mouvements sont excités dans le corps par quelque cause extérieure, ils excitent aussi en l’âme les mêmes pensées, et réciproquement si nous avons les mêmes pensées (ligne 3), elles produisent les mêmes mouvements. D'où l'idée cartésienne de louer cette philosophie des « anciens païens » qui les soustrayait à l'empire de la fortune en les persuadant que rien n’était en leur pouvoir que leurs pensées. Les mouvements de la volonté sont connus de l’âme lorsqu'elle fait réflexion sur ses pensées alors qu'une passion est, en raison de l'union, une pensée confuse. Instituées par la nature et sédimentées par l'histoire de chacun, les passions recèlent un fond d'obscurité. Mais ce qui est clair, c'est que la vertu est (ligne 1) premièrement, une pensée, et que tout héros est philosophe. On comprendra plus loin qu'il n'est point vil d'être vaincu, mais qu’il est vil de décréter qu’on le sera toujours. Toutefois, s'il est possible de changer les mouvements intérieurs, c'est-à-dire la passion elle-même, comment comprendre que c'est parce que les passions dépendent des mouvements corporels bien plutôt que des pensées ? Si nous n'avons aucun pouvoir sur notre cœur, ni 49
sur le cours des esprits, nous avons une action directe sur les mouvements de nos membres, soit pour les régler, soit pour les retenir, grâce à la coutume et l’exercice précisément. Tout ce qu'il y a de déraisonnable dans les passions a pour cause la mécanique de notre corps. Il n’y a de passion que dans l'âme, qu’autant que d’aveugles mouvements du corps changent nos opinions et résolutions. Nos passions s'élèvent en nous comme un tourbillon de vaines pensées dont nous ne sommes point maîtres. Dans ces tempêtes corporelles, nous reconnaissons la nature matérielle comme elle est : tourbillon de sang et d’esprits animaux (ligne 8). Les passions ne sont pas le produit d'un dérèglement de l'union de l'âme et du corps, mais les effets nécessaires des mouvements des « esprits animaux ». Mais à ce niveau de l'explication, il faut distinguer entre les passions de l'âme et ses émotions intérieures (article 147) : les premières dépendent du mouvement des esprits animaux qui les excitent et les fortifient en l'âme ; les secondes naissent des représentations que l’âme se forme des choses et de leur degré de perfection. Certes, l’âme n'éprouverait pas de passion si elle n’était liée à un corps. Bien qu'une idée ou une intellection soit aussi une passion en ce que l’âme ne fait que la contempler, seules les représentations qui sont accompagnées d'une émotion, c'est-à-dire d’une altération ou intensification des mouvements ordinaires des esprits animaux (lignes 6-8), méritent ce nom, car l’âme ne les contemple pas comme une chose extérieure à elle : elle les ressent de l'intérieur. La notion d'âme est capitale dans notre texte. La plus petite passion veut une grande âme, non serve. Toutes les passions sont bonnes et même les plus violentes, pourvu qu'on les sache gouverner. Sans les passions, il n’y aurait point de sage. La question de la nature ou de l'origine des passions n'est pas principale dans 50
notre texte : la seule et véritable réponse à une passion de l'âme (qui est une action du corps ou « action de vertu » comme dit Descartes (ligne 9)) est une action de l'âme (et donc une « passion » du corps). Les actions de l’âme sont ses volontés. Ses passions en sont le corrélat nécessaire ; c'est pourquoi Descartes parle « des actions de vertu et ensemble des passions de l'âme » (lignes 9-10). Il y a des passions passives et des passions actives, ou plutôt cette passion active dont parle le second mouvement du texte : la vertu de générosité. Descartes introduit cette notion dans une problématique de l'estime et de la valeur. Sa morale vise à ridiculiser l'orgueil de ceux qui font grand état de la supériorité qu’ils imaginent avoir sur les autres, comme ces vaisseaux que trois gouttes suffisent à remplir, et propose comme un remède général à toutes les passions et comme sagesse applicable par chacun la générosité. Il s'agit de connaître la juste valeur des choses, même si l'intensité de la passion ou de l'émotion que l’âme éprouve envers les autres ne peut ni ne doit être égale pour tous (lignes 14-15). Il y a un rapport de forces dans la problématique cartésienne des passions, mais il met aux prises l’homme avec lui-même, non avec les autres. Être généreux, c'est d'abord ne pas avoir besoin d'autrui pour s'estimer soimême. L'homme généreux est véritablement une substance, capable de subsister par soi-même (article 159). Il n’estime pas ses « qualités » (au sens pascalien) mais la conscience que la valeur de tous les biens dépend de l’estimation qu’on en fait, le pouvoir d’estimation. Les « droits » que nous donne le libre arbitre (article 152) défont ceux qu'une imagination déréglée nous persuade d'avoir sans effort ni mérite. L'homme généreux mérite de s'estimer lui-même « au plus au point qu'il se peut légitimement estimer », et 51
mérite d'être estimé car il sait que la seule chose digne d'être admirée en lui est « cette libre disposition de ses volontés » et la « ferme et constante résolution d’en bien user » (article 153). Son mérite vient de ce qu’il fait du mieux possible ce qu'il croit devoir faire. Il n’estime pas les hommes pour une raison différente que la bonne volonté (article 154) qui fait qu'il s'estime lui-même. L'estime de soi, en quoi consiste la vraie générosité, fait que le moi estime et admire la faculté qu'il a d’être par soi pure liberté. Dans la générosité, le moi estime ou aime non pas lui-même mais son idéal du moi. La générosité ou le bon usage du libre arbitre manifeste la ressemblance entre l’homme et Dieu (article 152 ; lettre à Christine, 20 novembre 1647). Le libre arbitre recrée à tout instant l'estime de soi. Car c'est une même chose d’ignorer ce que nous sommes et ce qui est en notre pouvoir. Si la générosité fait que nous sommes tout ce que nous sommes et pouvons être, l'orgueil consiste dans l'admiration déréglée de l'image que l'homme se fait de lui-même en fonction de ce qu'il croit lui être dû. La générosité, elle, est l'authentique noblesse (ligne 15). Il ne faut pas la confondre avec la magnanimité (ligne 17), encore que dans les deux cas, il s'agit bien de « grandeur d'âme ». La passion brouille la juste valeur des choses, et son intensité dépend beaucoup plus de la grandeur de ce qui l’affecte que de sa véritable perfection (cf. article 150). En fait on serait tenté de dire, au vu de la troisième partie du Traité et des articles concernant l'orgueil, la bassesse et l’humilité vertueuse, et qui annoncent la charité après la générosité, que Pascal est ici tout entier : il ne manque rien des trois ordres, l'esprit apparaissant en vraie grandeur, par ceci qu'il adhère aux trois ordres ensemble, accomplissant sa condition d’homme, corps, entendement et volonté. Dans la magnanimité en effet, jugement et grandeur d'âme sont 52
entrelacés. La différence entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, c'est que ces dernières se laissent aller à leurs passions, ne sont heureuses ou malheureuses que selon que ce qui leur arrive est agréable ou déplaisant, tandis que les autres ont des raisonnements si forts que bien qu'elles aient aussi des passions, et même souvent plus violentes que celles du commun, la raison demeure néanmoins toujours la maîtresse. Aussi lorsque Descartes parle d’une « bonne institution » (ligne 19), il désigne là la principale utilité de la morale, qui consiste dans le règlement du désir (article 144), suppléant à l'institution de la nature que l'homme trouve toujours déjà là. Mais généreux exprime en dernier ressort une ferme résolution qui ne repose que sur soi. À qui n’ose pas vouloir, à qui n'ose pas croire qu'on peut vouloir, comment prouver qu’il est libre ? On voit que ce refus d’être accompli, si Descartes nous avertit qu'il le nommerait aussi bien magnanimité, vertu peu connue dans l'École, mais que le mot de générosité lui parait encore meilleur, c'est que ce n'est pas ici un froid courage dont il est question, et qui se retire comme semble parfois la vertu stoïque, c'est une positive richesse et une puissance d’oser. On la nomme communément le libre arbitre. Évidemment, si l’on pouvait prouver le libre arbitre (lignes 21-22) il serait donc nécessairement, selon une remarque de Renouvier, et ferait partie des inévitables conséquences, ce qui est absurde. Si Descartes a nommé générosité le sentiment du libre arbitre, s’il l’a mis au nombre des passions, c'est pour faire entendre que le vouloir est incorporé. D'après l'ensemble du Traité des passions, il serait évident pour tout le monde que Descartes ne met jamais en doute que le libre arbitre en chacun soit efficace. Le libre arbitre est la perfection la plus 53
grande chez l'homme. L'élucidation métaphysique de la volonté dans son rapport à l'entendement fonde une disproportion qui fait connaître à l'homme qu’il ne peut tout connaître mais qu'il n'appartient qu'à lui – c'est là le bon usage de la liberté – de suspendre comme de donner son jugement. L'extrême importance de la « résolution » (ligne 23) et de la détermination dans la morale cartésienne vient de ce que la volonté, et elle seule, est entièrement au pouvoir de l'âme qui reconnaît là ce qui lui est véritablement propre. L’âme généreuse sait que ce qu'elle a de plus propre, c'est le libre arbitre dans la fermeté de sa résolution. Bien comprise, la fermeté de la résolution, dont Descartes dit qu ‘elle est la vertu et même ce qui confère à toutes les vertus leur unité, coïncide avec la patience (4 août 1645). Ce n'est pas dans l'abandon au temps ni dans le refus du temps que l'on peut trouver cet équilibre entre l'acceptation du risque et la conservation de sa liberté, mais dans le travail de la volonté avec le temps, dans un corps à corps qui ne souffre ni l'impuissance ni l’impatience. Cet empire sur soi, ce « pouvoir absolu sur ses passions », auquel toute âme peut parvenir (article 50), le « remède » (ligne 28) à l’excès des passions consiste donc dans la pratique de la temporisation et le recours au jugement : il faut savoir attendre la retombée des émotions pour juger sainement de leur importance. C'est ce que laissait déjà entendre le titre de l'article 161 : « Comment la générosité peut être acquise ». Chaque fois que l'homme fait réflexion sur le libre arbitre pour lequel il s'estime et sur « les infirmités du sujet en qui est cette puissance » (article 160), cela le dissuade d'admirer autre chose que la perfection dont il a l'idée, sans le regret 54
de n'être pas un Dieu ni l’illusion de le devenir. L'éthique de la générosité est bien la conséquence de la métaphysique de l'infini.
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« LE LABYRINTHE DE LA LIBERTÉ » Texte nº 5 : LEIBNIZ, Système nouveau de la nature et de la communication des substances aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps [substance, indépendance, communication]
Cette hypothèse est très possible. Car pourquoi Dieu ne pourrait-il pas donner d'abord à la substance une nature ou force interne qui lui puisse produire par ordre (comme dans un Automate spirituel ou formel, mais libre en celle qui a la raison en partage) tout ce qui lui arrivera, c'est-à-dire, toutes les apparences ou expressions qu'elle aura, et cela sans le secours d'aucune créature. D'autant plus que la nature de la substance demande nécessairement et enveloppe essentiellement un progrès ou un changement, sans lequel elle n'aurait point de force d’agir. Et cette nature de l'âme étant représentative de l'univers d'une manière très exacte (quoique plus ou moins distincte), la suite des représentations que l'âme se produit, répondra naturellement à la suite des changements de l'univers même : comme en échange le corps a aussi été accommodé à l'âme, pour les rencontres où elle est conçue comme agissante au-dehors : ce qui est d'autant plus raisonnable, que les corps ne sont faits que pour les esprits seuls capables d'entrer en société avec Dieu, et de célébrer sa gloire. Ainsi dès qu’on voit la possibilité de cette Hypothèse des accords, on voit aussi qu’elle est la plus raisonnable, et qu’elle donne une merveilleuse
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idée de l'harmonie de l'univers et de la perfection des ouvrages de Dieu. Il s’y trouve aussi ce grand avantage, qu'au lieu de dire, que nous ne sommes libres qu'en apparence et d'une manière suffisante à la pratique, comme plusieurs personnes d’esprit ont cru, il faut dire plutôt que nous ne sommes entraînés qu'en apparence, et que dans la rigueur des expressions métaphysiques, nous sommes dans une parfaite indépendance à l'égard de l'influence de toutes les autres créatures. Ce qui met encore dans un jour merveilleux l'immortalité de notre âme, et la conservation toujours uniforme de notre individu, parfaitement bien réglée par sa propre nature, à l'abri de tous les accidents du dehors, quelque apparence qu’il y ait du contraire. Jamais système n’a mis notre élévation dans une plus grande évidence. Tout Esprit étant comme un Monde à part, suffisant à lui-même, indépendant de toute autre créature, enveloppant l'infini, exprimant l'univers, il est aussi durable, aussi subsistant, et aussi absolu que l'univers lui-même des créatures. Ainsi on doit juger qu’il y doit toujours faire figure de la manière la plus propre à contribuer à la perfection de la société de tous les esprits, qui fait leur union morale dans la Cité de Dieu. On y trouve aussi une nouvelle preuve de l’existence de Dieu, qui est d’une clarté surprenante. Car ce parfait accord de tant de substances qui n'ont point de communication ensemble, ne saurait venir que de la cause commune. Outre tous ces avantages qui rendent cette hypothèse recommandable, on peut dire que c'est quelque chose de plus qu'une Hypothèse, puisqu'il ne paraît guère possible d'expliquer les choses d’une autre manière intelligible, et que plusieurs grandes difficultés qui ont jusqu'ici exercé les esprits, semblent disparaître 58
d'elles-mêmes quand on l'a bien comprise. Les manières de parler ordinaires se sauvent encore très bien. Car on peut dire que la substance dont la disposition rend raison du changement, d'une manière intelligible, en sorte qu’on peut juger que c'est à elle que les autres ont été accommodées en ce point dès le commencement, selon l'ordre des décrets de Dieu, est celle qu'on doit concevoir en cela, comme agissante ensuite sur les autres. Aussi l'action d'une substance sur l'autre n'est pas une émission ni une transplantation d'une entité, comme le vulgaire le conçoit, et ne saurait être prise raisonnablement que de la manière que je viens de dire. Il est vrai qu'on conçoit fort bien dans la matière et des émissions et des réceptions des parties, par lesquelles on a raison d'expliquer mécaniquement tous les phénomènes de Physique ; mais comme la masse matérielle n'est pas une substance, il est visible que l'action à l'égard de la substance même ne saurait être que ce que je viens de dire.
Le passage du Système de la nature et de la communication des substances aussi bien que de l'union qu'il y a entre l’âme et le corps qui s'étend du 15e au 17e paragraphe pose essentiellement deux problèmes. Tout d'abord, Leibniz affirme que la « substance » est comme un « automate », mais « libre », qu’elle est un « ouvrage de Dieu », mais qui est « dans une parfaite indépendance ». D'où la question de savoir comment un être causé (par Dieu) peut se trouver dans un état d'indépendance. Ensuite on trouve dans ce texte une « hypothèse des accords » en même temps que l’affirmation d'une « indépendance » des substances entre elles. D'où le second enjeu de ce passage : 59
comment concilier indépendance et communication des substances ? Le début du texte fait un parallèle entre la substance et un automate ; même si ce dernier est spirituel, il n’en reste pas moins que Leibniz désigne la substance comme une sorte de machine de la nature. Son analyse est donc à première vue un mécanisme. En tant que son explication est mécaniste, il apparaît que toute hypothèse faisant intervenir la liberté des substances est inacceptable. Pourtant, le paradoxe d'un « automate libre » s'explique si l'on prend en considération la définition de la substance par le concept de « force interne ». Comme le notait déjà Leibniz dans le second paragraphe de son Système, la notion de force est « du ressort de la Métaphysique », et est indispensable pour expliquer la nature : le mécanisme ne suffit pas. La considération de la force apparaît ici dans sa double dimension : une question tout à la fois physique et métaphysique. Physique car la signification de la substance n'est pas ici psychologique (la substance serait une âme), ni logique (elle serait une forme), mais bien dynamique (la substance est une force, qui se déploie dans l'existence à travers une multitude d'états ou d'événements, ce que notre texte appelle ses « apparences » ou « expressions »). Métaphysique, car il s'agit de se donner les moyens de concevoir l'efficace propre aux choses créées, comme la substance. Mais précisément la substance est libre tout en étant créée, causée part Dieu, qui lui donne sa nature. Comment peut-on être à la fois libre et effet de quelque chose d'autre que soi ? Indépendante et causée, voilà le double aspect de la substance. C'est que sa liberté est à entendre en un sens très spécifique : non pas l'autosuffisance, mais l'indépendance à l'égard des autres créatures, tout lui arrivant, comme dit le texte, « sans le 60
secours d'aucune créature ». Ainsi le « progrès » et le « changement » que demande la force interne de la substance sont possibles et pensables sans le secours d'autres créatures, mais non pas sans le secours de Dieu. C'est tout le problème leibnizien de la conciliation entre liberté humaine, par exemple, et concours divin. Le problème est repris par Leibniz au paragraphe 16 : « au lieu de dire que nous ne sommes libres qu’en apparence (...) il faut dire plutôt que nous ne sommes entraînés qu’en apparence ». C’est l’affirmation la plus claire, dans ce texte, de notre liberté. Mais que signifie « en apparence » ? C'est qu’en fait nous pourrions croire que nous ne sommes pas totalement « libres » puisque nous sommes causés, alors qu'en fait nous ne sommes pas totalement « entraînés », car nous sommes causés par Dieu, et non par d'autres créatures. C'est ce qu’explicite Leibniz ensuite : « nous sommes dans une parfaite indépendance à l'égard de toutes les autres créatures ». Ce qui signifie un sens spécifique de la liberté. Que la substance soit indépendante, cela doit s'entendre par rapport aux autres « choses », substances aux phénomènes, mais pas au sens où la substance serait une réalité autonome : l'indépendance n'est pas l'autonomie. C'est toute l’ambiguïté du concept de liberté. Nous sommes libres parce qu'indépendants (à l'égard des autres créatures) mais nous ne sommes pas libres parce que nous ne sommes pas autonomes (c'est-àdire en quelque sorte indépendants à l'égard de Dieu). D'où les formules que l’on rencontre souvent chez Leibniz : « indépendante (la substance) de toute autre chose que de Dieu », « comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde », « et. » devant être compris sans la notion de concours physique ou moral. Dieu n'est pas seulement « conservant » les substances en un sens général ou indéterminé mais dans le cadre d'une influence déterminée (et déterminante), 61
immédiate et perpétuelle. Cette indépendance se dessine comme autarcie : « à l'abri de tous les accidents du dehors », la substance n'est pas effet d'extériorité, mais effet de l'intériorité d'une force que lui a donnée Dieu. Elle est « comme un monde à part, suffisant à lui-même, indépendant de toute autre créature ». Elle est, comme la monade, « sans porte ni fenêtre ». Cette autarcie se profile elle-même sur un fond d'activité. C'est en effet justement parce qu'elle ne reçoit rien du dehors que la substance est active. La liberté signifie aussi la négation de la passivité par rapport aux autres créatures. C'est ce qu'affirme le paragraphe 17 : on doit la « concevoir en cela, comme agissant ensuite sur les autres ». Le troisième paragraphe du Système l’annonçait déjà : « il est impossible de trouver les principes d'une véritable Unité dans la matière seule ou dans ce qui n'est que passif ». La substance tire toute sa force de l'intérieur, et en ce sens est active, donc libre. Mais ce problème de l'indépendance s’articule à un autre problème. Que les substances soient indépendantes, soit. Mais dans ce cas, qu’en est-il de l’« hypothèse des accords » dont parle le paragraphe 15 ? Comment des êtres indépendants peuvent-ils entrer en accord ? L’idée de Leibniz, c'est qu'il y a un accord entre « la suite des représentations que l’âme se produit » et « la suite des changements de l'univers même », entre la substance et l'univers, c'est-à-dire entre la substance et les autres substances : c'est l'idée de « représentation », relayée plus loin par celle d’« expression », qui permet de le comprendre (« cette nature de l'âme étant représentative de l'univers »). Dans la mesure où elle est représentative de l'univers, où elle exprime l'univers tout entier, la substance est en quelque sorte ouverte sur ce qui n'est pas elle (l'univers). Toutes les substances, comme autant de points 62
de vue distincts, sont donc reliées à un même univers qu'elles expriment différemment : elles sont par là ramenées à une unité, qui les dépasse, qu’il s'agisse de l'unité du monde ou de l'unité du créateur. C’est de là que résulte ce que Leibniz nomme « accord », ou parfois « entr’accord » exact des substances entre elles. Il s'agit de maintenir la définition de la substance (complète et indépendante) tout en tenant compte de l'expérience irréductible de la « communication ». Il s'agit de concevoir l'expression comme mode de rapport entre les substances : la « communication », le « commerce » des substances devenant alors compatibles avec leur indépendance. Le problème est donc clair : comment les substances communiquent, comment quelque chose peut passer de l'une à l’autre, voilà ce qui est à la fois le plus nécessaire et le plus énigmatique. Nécessaire, parce qu'on voit mal comment il pourrait y avoir un monde si d'une manière ou d’une autre les « substances » ne communiquaient pas. Mais comment pourraient-elles communiquer puisqu'elles se définissent avant tout par leur « indépendance » ? Comment ce qui est indépendant peut-il être en rapport, ou, posant la question à l'envers : comment pourrait-il y avoir un rapport, qui ne soit pas une limitation (voire un anéantissement) de l'indépendance ? Et la solution au problème est tout aussi claire : le rapport des substances entre elles ou « communication » est rendu possible par le concept d’expression (comme dit le paragraphe 16, « enveloppant l'infini, exprimant l'univers »). Avec l'expression, il y a bien relation, rapport, et non pas fusion, confusion : il y a communication et indépendances, et non pas accord et mélange. C'est pourquoi Leibniz insiste sur cette « hypothèse des accords ». C'est qu'elle est toute spécifique et originale : elle n’a rien à voir avec d'autres hypothèses 63
comme celles qu’il récuse juste avant notre passage, aux paragraphes 12, 13 et 14, et qui consiste, pour la première, à dire que « Dieu fait naître des pensées dans l’âme à l'occasion des mouvements de la matière ». C'est le « Système des causes occasionnelles » qui est réfuté là, et Malebranche avec lui. La seconde hypothèse est celle de l'influence : elle est tout aussi bien réfutée. « Il n’y a point d’influence réelle d'une substance créée sur une autre. Pour Leibniz, les idées de contact ou d’influence contreviennent à l’indépendance fondamentale des êtres. À part le « concours » ordinaire ou extraordinaire de Dieu, il n'y a rien dans la réalité substantielle qui tienne à l'influence d’une autre substance. Reste donc une seule solution : « l'harmonie ». Il y avait trois possibilités, comme l’expliquera Leibniz dans ses « Remarques sur l'harmonie de l'âme et du corps » : la « voie de l'influence » réfutée parce qu'elle nie l'indépendance ; la « voie de l'assistance », qui fait de Dieu la cause de tous les mouvements et modifications qui affectent la substance (ses changements d'état), mais qui revient à annuler toute puissance propre de la substance et qui, de plus, introduit un « Deum ex machina » puisque ce qui n'est pas impossible à titre exceptionnel (une intervention ou un concours extraordinaire de Dieu) deviendrait la règle et l'ordinaire ; enfin la « voie de l'harmonie préétablie », qui seule sera retenue, par laquelle le concours divin existe, et de manière permanente, mais consiste en un maintien dans l'existence des substances individuelles, et non pas de la production de tous les événements qui en constituent l’histoire. Ainsi s'explique le paradoxe : « ce parfait accord de tant de substances qui n’ont point de communication ensemble » ; il « ne saurait venir que de la cause commune », à savoir Dieu.
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Il y avait donc deux problèmes centraux dans ce texte : la question de la conciliation entre mécanisme et liberté, entre liberté humaine et concours divin ; la seconde question portait sur la conciliation entre indépendance et communication, entre liberté et accord. Cette problématique, qui n'est autre que celle, fameuse, du « labyrinthe de la liberté », trouve son éclaircissement dans trois concepts-clés : l'autonomie que les substances n’ont pas, l'expression et l'harmonie qui permettent de tenir ensemble, et, sans qu’il y ait contradiction, les deux thèses apparemment incompatibles de Leibniz, de la toutepuissance divine et de sa Providence, et de la liberté des substances.
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XVIIIe SIÈCLE
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LE POSTULAT DE L’EXISTENCE DE DIEU Texte nº 6 : KANT, Critique de la Raison pratique [Dieu, loi, morale, bonheur, souverain bien]
Le bonheur est l'état dans le monde d'un être raisonnable, à qui, dans tout le cours de son existence, tout arrive suivant son souhait et sa volonté ; il repose donc sur l'accord de la nature avec le but tout entier qu'il poursuit (zu seinem ganzen Zwecke), et aussi avec le principe essentiel de détermination de sa volonté. Or la loi morale, comme une loi de la liberté, ordonne par des principes déterminants qui doivent être tout à fait indépendants de la nature et de l’accord de cette dernière avec notre faculté de désirer (comme mobiles). Mais l'être raisonnable, qui agit dans le monde, n'est pas cependant en même temps cause du monde et de la nature elle-même. Donc, dans la loi morale, il n'y a pas le moindre principe pour une connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur qui lui est proportionné, chez un être appartenant comme partie au monde et par conséquent en dépendant, qui justement pour cela, ne peut, par sa volonté, être cause de cette nature et ne peut, quant à son bonheur, la mettre par ses propres forces complètement d'accord avec ces principes pratiques. Cependant dans le problème pratique de la raison pure, c'est-à-dire dans la poursuite (Bearbeitung) nécessaire du souverain bien, on postule une telle connexion comme nécessaire : nous devons chercher à réaliser (beförden) le souverain bien (qui doit donc être possible). Ainsi on postule aussi l’existence d’une cause 69
de toute la nature, distincte de la nature et contenant le principe de cette connexion, c'est-à-dire de l'harmonie exacte du bonheur et de la moralité. Mais cette cause suprême doit renfermer le principe de l'accord de la nature, non seulement avec une loi de la volonté des êtres raisonnables, mais aussi avec la représentation de cette loi en tant que ceux-ci en font le principe suprême de détermination de leur volonté ; partant non seulement avec les mœurs d'après la forme, mais aussi avec leur moralité comme principe déterminant, c'est-à-dire avec leur intention morale. Le souverain bien n’est donc possible dans le monde qu'en tant qu'on admet une cause suprême de la nature qui a une causalité conforme à l'intention morale. Or un être qui est capable d'agir d'après la représentation de lois est une intelligence (un être raisonnable), et la causalité d'un tel être, d'après cette représentation des lois, est sa volonté. Donc la cause suprême de la nature, en tant qu'elle doit être supposée pour le souverain bien, est un être qui, par l'entendement et la volonté, est la cause, partant l'auteur de la nature, c'est-à-dire Dieu. Par conséquent le postulat de la possibilité du souverain bien dérivé (du meilleur monde) est en même temps le postulat de la réalité d'un souverain bien primitif, à savoir de l'existence de Dieu. Or, c'était un devoir pour nous de réaliser (beförden) le souverain bien, partant non seulement un droit (Befugniss), mais aussi une nécessité liée comme besoin avec le devoir, de supposer la possibilité de ce souverain bien, qui, puisqu'il n’est possible que sous la condition de l'existence de Dieu, lie inséparablement la supposition de cette existence avec le devoir, c'est-à-dire qu'il est moralement nécessaire d'admettre l’existence de Dieu.
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Dans la cinquième partie du second chapitre de la Dialectique transcendantale de la Raison pratique, Kant en arrive à un point de sa démarche qui nécessite un postulat de l'existence de Dieu. Pour comprendre ce moment de la Critique de la Raison pratique, il s'agit de resituer ce texte, c'est-à-dire de rappeler le parcours suivi par Kant avant d'en arriver là. La dialectique chez Kant est une théorie de l'apparence qui cherche à résoudre une illusion naturelle et inévitable de la raison pure. Celle-ci bute face à une antinomie, que Kant expose dans la première partie de ce second chapitre : le désir du bonheur est-il un mobile de la vertu ou bien la vertu est-elle la cause efficiente du bonheur ? Si la première affirmation est impossible absolument, puisque la vertu suppose une conduite morale, en accord avec la loi morale et non déterminée par un mobile sensible, la seconde, elle, n'est que conditionnellement impossible. En effet, si en fait une conduite vertueuse n'est pas toujours récompensée par le bonheur, du moins en droit on peut s'attendre à un effet de bonheur causé par la vertu. Mais pour cela, il faut présupposer un progrès allant à l'infini, c'est-à-dire qu'il faut supposer en l'homme du permanent qui garantisse ce progrès. Bref, il faut supposer l'immortalité de l'âme : c'est ce que Kant développe dans le texte qui précède le nôtre. Or la connexion synthétique que présuppose la deuxième affirmation implique la recherche d’une autre condition de possibilité du souverain bien, à savoir Dieu : et c'est ce que Kant s'attache à démontrer dans notre texte. On peut distinguer trois moments dans cette démonstration : le premier qui recherche dans la loi morale le principe d'une connexion nécessaire entre moralité et bonheur, mais ne le trouve pas (« Le bonheur… principes 71
pratiques »), le second qui montre qu'il est de l'intérêt de la raison pratique (même si ce n'est pas le cas de la raison spéculative) de postuler une telle connexion pour résoudre cet antagonisme éternel entre nature et loi (« Cependant dans le problème pratique... à l'intention morale »). Enfin un dernier moment qui trouve dans Dieu le présupposé de la possibilité du souverain bien (« Or un être... l’existence de Dieu »). Tel est le parcours que nous nous proposons d'éclairer et de reconstituer. Le texte commence par une définition du bonheur qui mérite réflexion. Le bonheur est pour Kant le lot d’un être raisonnable pour qui l'existence se déroule selon son désir et sa volonté. À première vue, on est en droit de se demander pourquoi Kant nous « assène » dès le départ une définition : cette question est importante car elle conditionne le fil directeur d'une lecture du texte. Il s'agit de savoir ce que Kant veut nous dire. Et si le texte débute par une définition, c'est que Kant sait déjà ce qu’il n'a plus qu'à expliciter. Il n'est pas question ici d'une recherche analytique et métaphysique où Kant découvrirait la « vérité » en même temps que le lecteur. Non, il s'agit d'une démarche synthétique. Nous chercherons donc à comprendre, non à critiquer. Ce qui apparaît déjà dans cette définition du bonheur, c'est qu'il faut le distinguer du bien-être. Le bonheur n'est pas qu'une satisfaction des souhaits, il faut aussi qu'il s’accorde avec la volonté. C'est la fameuse distinction entre désir et volonté : il s'agit toujours de ce que l'on veut, mais dans un cas ce que l'on veut est déterminé par des mobiles sensibles, dans l'autre apparaît l'autonomie de la volonté. Le bonheur présuppose donc que l'être en question est libre. Que vaudrait un bonheur que je n'aurais pas choisi ? 72
C'est pourquoi Kant nous dit que le bonheur doit être en adéquation avec le principe qui détermine sa volonté, c'est-à-dire la loi morale. Ce que veut la volonté, c'est donc non un but, mais une fin de la raison. Et la loi morale me commande d’agir de telle façon que je puisse universaliser la maxime de mon action. Autant dire que le bonheur n'est pas que le bonheur pour moi, il est aussi en soi, c'est-à-dire qu'il est le bonheur que tous les êtres raisonnables doivent vouloir. Mais cette distinction entre pour soi et en soi reprend la fameuse opposition phénomène / noumène qui fait ainsi du bonheur une réconciliation du sujet kantien écartelé entre son appartenance au monde sensible et son appartenance au monde intelligible. Ainsi comprend-on que la loi morale soit « loi de la liberté » : la liberté présente dans le bonheur n'est possible que parce que l'homme obéit non seulement aux lois de la nature mais à la loi de sa nature intelligible. Or, la loi morale ordonne sans tenir compte du monde sensible. C'est-à-dire que les principes déterminant la volonté ne doivent pas être déterminés. Comment donc accorder la faculté de désirer avec elle-même, scindée qu’elle est entre sa forme inférieure qui procède par mobiles et sa forme supérieure qui réclame l'autonomie ? Le monde est différent de la nature : alors que le premier est sensible, soumis à la contingence phénoménale, la nature, elle, est un monde ordonné. Or la loi de la vie humaine fait que si l’être raisonnable peut être la cause de sa nature, c'est qu'il a la faculté d'agir par causalité libre et non par causalité naturelle. Il n'a pas le pouvoir de se déterminer dans le monde phénoménal. L'homme n'est pas qu’en soi, il n'est pas que pouvoir de liberté, il est aussi, un peu à la manière du mode fini chez Spinoza, en dépendance vis-à-vis de ce « souhait » dont parle Kant au début du texte, et qui est aussi une condition nécessaire du bonheur. 73
Certes, il possède des principes pratiques, c'est-à-dire des maximes ou des préceptes, des lois d'action subjectives ou objectives. Mais ceux-ci impliquent la moralité, non le bonheur. On est donc bien obligé de conclure à l’impossibilité d'accorder synthétiquement moralité et bonheur si l'on s'en tient à la loi morale. Ici se situe un moment capital dans la pensée de Kant. Posons-nous en effet à nouveau la question de savoir ce que nous cherchons. Nous cherchons la condition de possibilité d'un accord entre moralité et bonheur, c'est-àdire du souverain bien. En fait, nous cherchons à savoir comment la raison pure peut être pratique. C’est décisif, car il y va ici non de l'intérêt de la raison spéculative mais de l'intérêt de la raison pratique. Il ne s'agit pas de connaître l'objet mais de le réaliser. Le souverain bien n'est pas un fait, c'est un droit : si tout le monde était heureux, cela se saurait. Le souverain bien n'est pas à proprement parler réel, il est nécessaire. Il faut donc postuler la connexion et non se demander si elle existe. Le postulat est une proposition théorique qui contient en elle-même la condition de son exercice. Autant dire que le postulat ne me dit pas si je dois faire quelque chose mais que si je le dois, je le peux, et même plus : puisque je le dois, je le peux. C'est la fameuse formule : « Tu dois, donc tu peux ». Il ne s'agit pas simplement d'une hypothèse qui a affaire avec la connaissance de l'objet mais d'une croyance de la raison. Kant fait apparaître ici en filigrane la dimension de foi que prend sa démarche : mais une foi rationnelle. Il faut donc postuler une cause qui garantisse la connexion nécessaire entre moralité et bonheur. Mais de quelle nature doit-elle être ? Il est important de voir que cette cause doit contenir la garantie d'un accord entre nature et loi suivant une possibilité logique et aussi réelle. Il faut 74
qu’il y ait accord entre la nature et la loi de la volonté, mais aussi la représentation de cette loi. La faculté de représentation, c'est la faculté de voir la forme de la loi. C'est dire que l'homme doit agir non seulement d'après le contenu de la loi, mais d'après sa forme. Il ne doit pas se contenter de légalité. Il doit viser à la moralité. Ce qui est véritablement bon, c'est la bonne volonté. On retrouve ici la notion, chère à Kant, de dignité humaine. L'homme, pour être heureux, a besoin aussi d’être digne d'être heureux. C'est la moralité qui est principe déterminant de son action, non la légalité ; sinon il n'obéirait à la loi morale que par crainte ou par espérance. Le souverain bien n'est pas relatif, il est absolu. L'homme n'a pas qu'une valeur relative à son action morale, un prix, il a une valeur absolue, intrinsèque, qui ne trouve sa source que dans l'intention : il a une dignité. On voit que la cause suprême que présuppose le souverain bien demande une adéquation avec l'intention morale. Quelle est donc cette cause ? On sait que la représentation est le fait d'un esprit qui a un entendement, qui connaît. C'est donc une intelligence qui est la cause suprême que nous cherchons. Mais cette causalité vise aussi à une réalisation. Le contresens serait de croire que la philosophie kantienne sépare le besoin spéculatif du souverain bien du besoin pratique de son effectuation. La cause suprême est donc aussi volonté. C'est donc bien Dieu qui réunit ces deux conditions. Ici se situe une déduction qui va du possible au réel, et qui mérite notre attention. Kant parvient à l'affirmation de l'existence de Dieu. De quel droit ? Dieu est possible, c'est un fait que la Critique de la raison pure (II, 2) avait déjà établi. Mais comment est-il réel ? De quel droit Kant 75
passe-t-il du cercle des possibles à celui du réel ? Il faut ici prendre garde et ne pas se laisser leurrer, sous couvert de preuve absolue, par ce que Kant lui-même dénonce à plusieurs reprises sous l'expression de « chicane de mots ». En fait, Dieu est le concept réel de la possibilité du souverain bien. Dieu n'existe pas à proprement parler sous la forme d'un panthéisme à la Spinoza ; son mode d’existence est autre. Kant affirme ici la réalité du concept. Dieu est une Idée de la raison : c'est là son mode d’existence. Ainsi s'explique que « le postulat de la possibilité du souverain bien dérivé » soit aussi « le postulat de la réalité du souverain bien primitif ». Le dérivé fait allusion à ce que Kant appelle l’ectype, le primitif à l’archétype. Comme l'exposait la « Typique du jugement pur pratique », lorsque l'entendement humain cherche à penser une réalité intelligible, nouménale, qu'il ne peut connaître, il procède par analogie au moyen du type. C'est-à-dire qu’il dérive le nouménal du phénoménal, il prend la Nature sensible comme type de la Nature intelligible. Ainsi ce qui est possible réellement devient réel logiquement. À la fin du texte, Kant justifie même l'intérêt de sa démarche en montrant qu’elle satisfait un besoin. Non pas un besoin physique, mais un besoin réclamant l'assentiment moral. C'est que, comme l’expliquera Kant dans la partie du second chapitre (qui s’occupe de la possibilité d'une extension de la raison pure, au point de vue pratique, qui ne s'accompagne pas d'une extension de la connaissance), Dieu est un concept non pas physique, mais moral. On a conclu du possible au réel ? Oui, car c'était un devoir. Faisant de la liberté la clé de voûte de l'articulation entre raison pure et raison pratique, Kant restaure du même coup l'intérêt de la vie face à celui de la vérité. Le postulat 76
de l'existence de Dieu est ainsi la détermination conceptuelle d'un progrès allant à l'infini. L'utilisation du postulat témoigne chez Kant d'une volonté de réconciliation entre théorie et pratique, ce qui est la source même de la philosophie. Délaissant une philosophie de la conscience pour une philosophie du concept, Kant ne se laisse pas entraver par le déterminisme et apporte à la philosophie sa dimension technique, véritable médiation entre le savoir et le faire, produisant un système qui connaît les fins, mais qui se donne aussi les moyens.
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LA « TYPIQUE DU JUGEMENT PUR PRATIQUE » : POUR UNE MORALE DE LA LIBERTÉ Texte nº 7 : KANT, Critique de la Raison pratique [action, morale, mysticisme, rationalisme, empirisme]
Cette dernière, comme typique du jugement, nous préserve de l'empirisme de la raison pratique, lequel fait consister les concepts pratiques du bien et du mal (Guten und Bösen), simplement dans des conséquences de l'expérience (dans ce qu'on appelle bonheur), quoique, à vrai dire, le bonheur et les conséquences utiles en nombre infini d'une volonté déterminée par l'amour de soi, si cette volonté se posait elle-même en même temps comme loi universelle de la nature, pourraient certainement servir de type tout à fait approprié au bien moral, mais sans toutefois s'identifier avec lui. Cette typique préserve aussi du mysticisme de la raison pratique, lequel prend pour schème ce qui ne servait que de symbole, c'est-à-dire fait reposer l'application des concepts moraux sur des intuitions réelles et cependant non sensibles (d'un royaume invisible de Dieu), et s’égare dans le transcendant (Ueberschwengliche). À l'usage des concepts moraux est uniquement approprié le rationalisme du jugement, lequel n’emprunte à la nature sensible que ce que la raison pure peut aussi concevoir par elle-même, c'est-à-dire la conformité à la loi (Gesetzmässigkeit) et n’introduit dans la nature supra-sensible que ce qui en retour peut être réellement représenté par des actions dans le monde des sens 79
d'après la règle formelle d’une loi naturelle en général. Cependant il est beaucoup plus important et on doit bien plus recommander de se préserver de l'empirisme de la raison pratique, parce que le mysticisme se concilie encore avec la pureté et l'élévation (Erhabenheit) de la loi morale, et qu'en outre il n'est pas même naturel et conforme à la façon de penser commune, de tendre son imagination jusqu'à des intuitions supra-sensibles ; par conséquent le danger n'est pas aussi général de ce côté. L'empirisme au contraire extirpe jusqu'à la racine la moralité dans les intentions (dans lesquelles cependant et non simplement dans les actions consiste la haute valeur que l'humanité peut et doit se procurer par la moralité) ; il substitue au devoir quelque chose de tout à fait différent, c'est-à-dire un intérêt empirique avec lequel se liguent secrètement les penchants en général ; en outre l'empirisme, par cela même qu’il est uni avec tous les penchants qui (quelque forme qu'ils prennent), s'ils sont élevés à la dignité d'un principe pratique supérieur, dégradent l'humanité, et que ces penchants sont favorables également à la manière de sentir de chacun, est pour cette raison beaucoup plus dangereux que tout enthousiasme fanatique (Schwärmerei), qui ne peut jamais produire un état durable chez un grand nombre de personnes.
Dans le début du chapitre II de l’analytique de la Raison pure pratique, intitulé « Du concept d’un objet de la raison pure pratique », Kant a établi comment une action est possible pour nous dans la sensibilité. Mais maintenant, dans la « Typique du jugement pur pratique », le problème est de savoir si cette action est oui ou non le cas qui est 80
soumis à la règle. Kant trouve la solution dans le type, comme loi naturelle, mais seulement quant à la forme, qui permet de trouver la règle du jugement pur pratique. Kant explique dans le passage que nous nous proposons de commenter la valeur du travail qu’il vient d’accomplir : ce texte, qui conclut le chapitre, a donc pour but de justifier la solution kantienne comme seule possible et d’en dégager la portée. Seule possible ? Oui. Car seul le rationalisme nous fait échapper au double danger de l’empirisme et du mysticisme. Dans un premier temps, Kant explique comment la typique du jugement nous préserve d’un premier danger : l’empirisme. En quoi était-il un danger ? Pour juger si quelque chose est ou n’est pas objet de la raison pure pratique, c’est-à-dire si quelque chose est bien ou non, il ne dérivait pas le concept du bien d’une loi pratique antérieure, mais se servait de ce concept comme de son fondement. Il ne pouvait donc correspondre qu’à une chose promettant du plaisir. Et comme il est impossible de savoir a priori quelle représentation sera accompagnée de plaisir, laquelle de peine, c'était l'expérience qui décidait du bon ou du mauvais. Autant dire qu'il plaçait les concepts de bien et de mal dans les conséquences de l'expérience. Et comme l'a expliqué Kant dans le second théorème des « principes de la raison pure pratique », si le sujet, si la faculté de désirer est déterminée par la sensation agréable, comme ce qui est attendu de la réalité de l'objet, alors il prend le bonheur pour principe de détermination du libre choix et ce principe est l’amour de soi. Ici Kant fait une réserve. Il ne dit pas que le principe pratique matériel qu’est l’amour de soi est un mal en soi. Non. Ce qu'il dit, c'est que le bonheur personnel peut bien servir de type au bien moral, mais qu’il ne s’y 81
identifie pas. Expliquons : supposons que des êtres finis et doués de raison pensent de la même manière par rapport à ce qu'ils auraient à accepter pour objets de leurs sentiments de plaisir ou de bonheur, le principe de l’amour de soi ne pourrait encore en aucune manière être donné par eux par une loi pratique, car cette unanimité ne serait que contingente. Pour que le bonheur personnel s'identifie au bien moral, il faudrait que le principe déterminant ne soit pas subjectivement valable et simplement empirique, mais qu'il ait la nécessité d'une loi, c'est-à-dire la nécessité objective provenant des principes a priori. Seule la typique du jugement permet de sortir de l'hétéronomie de libre choix, ce danger de l'empirisme. Avec l'empirisme, si tout le monde se déterminait suivant le principe de l’amour de soi, il serait impossible de faire concilier l'intérêt particulier et l'intérêt général. S'il est bon de s'aimer soi-même, il n'est pas bon de n’aimer que soimême : c'est le souci de l'universel qui doit venir en premier. Aussi la typique, qui érige la maxime de mon action en loi universelle de la nature me permet seule de savoir ce qu'il en serait de l'universel si tout le monde faisait comme moi. Dans un second temps, Kant montre en quoi la typique du jugement nous préserve d'un second danger : le mysticisme. En quoi était-il un danger ? Il prenait « pour schème ce qui ne servait que de symbole ». Ici, il convient d'expliquer le procédé, la règle du jugement qu'utilise la typique. Nous avons vu qu'il s'agissait de résoudre l'hétérogénéité de la nature sensible et de la nature suprasensible par le jugement. Le jugement, c'est précisément la réduction de cet écart. C'est l'union de l'universel et du particulier, du concret dans de l'abstrait :
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car on n’agit pas dans l'abstrait. Il faut donc trouver un moyen, une médiation. Ce problème, Kant l’avait déjà eu dans la Critique de la Raison pure pour relier l'entendement et ses concepts à la sensibilité et ses intuitions. Il s'était servi du schème comme procédé de l'imagination pour représenter a priori au sens le concept pur de l'entendement. Seulement ici, il n'a pas le droit : il lui faudrait le schème d'une loi, ce qui est impossible à trouver. Il n’est que de se référer au paragraphe 59 de la Critique de la faculté de juger pour s'en assurer. Lorsque l'on veut pratiquer une hypotypose, c'est-à-dire trouver dans le sensible la forme de l'intelligible, deux procédés s'offrent à nous : schématisation et symbolisation. Mais si la schématisation a besoin d'intuitions sensibles (intuition pure pour le schème, et non empirique comme pour l'exemple), la symbolisation procède pas analogie, c'est-à-dire qu'elle trouve l’identité dans la différence. Là où le schème du nombre, par exemple, donne sa règle au jugement, le symbole du bien moral, explique Kant, est la beauté. Dans notre texte, le mysticisme est dénoncé comme une attitude qui confond la matière et la forme de la loi et qui prend l'initiative de trouver des intuitions non sensibles (pour Kant, toute intuition intelligible est chimère) là au il ne devrait y avoir que perception d'une analogie (Par exemple entre un État monarchique et un moulin à bras, le mécanisme est analogue, bien que personne ne confonde ces deux réalités). Le mysticisme s’égare ainsi en entreprenant, d'après des principes, de dépasser les limites de la Raison humaine. Dans un troisième temps, un peu comme il avait refusé en bloc dogmatisme et scepticisme pour choisir la voie du criticisme, Kant montre que préservé des deux 83
excès que sont le mysticisme et l'empirisme, il ne reste plus que sa voie à lui : le « rationalisme du jugement ». C'est par lui que l'on sort du problème du mysticisme qui confond schème et symbole, entendement et imagination. Par la symbolisation inséparable de l’analogie, il ne fait pas l'erreur du mysticisme qui fait de la morale une nature, non, il ne s'attache qu'à l'analogue du sensible et ne tombe pas ainsi dans la tentation de voir la liberté dans la nature (ce qui est proprement l'illusion du mystique). La loi morale connaît par entendement, dans la typique, non par imagination. L’entendement donne pour fondement à l'idée de la Raison non un schème de la sensibilité mais une loi naturelle quant à la forme, c'est-à-dire le type de la loi morale. De la loi naturelle, il fait un type d'une loi de la liberté. C'est dire qu'il ne prend dans la nature que ce qu'il y a de conforme à la loi, à savoir ce qu'il y a de rationnel. Enfin dans un dernier temps, non le moindre pour l’enjeu du texte, Kant fait une hiérarchie des dangers. Si le mysticisme est dangereux, nous l'avons vu, l’empirisme l’est encore plus. En effet le mysticisme possède encore l'avantage d'habituer le jugement à « la pureté et l'élévation de la loi morale ». On peut se demander à qui Kant faisait allusion lorsqu'il écrivit ce texte. Et ces termes de « pureté » et « élévation » font inéluctablement penser aux philosophes anciens qu'étaient les adeptes du stoïcisme. Dès que l'on emploie un terme en « -isme », c'est bien que l'on se réfère à un courant de pensée. Ici, il semble bien que le stoïcisme soit visé, d'autant qu’une deuxième raison nous pousse à le penser, énoncée par Kant : il explique que cette attitude n'est pas « naturelle et conforme à la façon de penser commune, de tendre son imagination jusqu'à des intuitions suprasensibles ». On sait que les stoïciens étaient réputés pour leurs paradoxes (témoin le livre de Cicéron 84
Paradoxa Stoïcorum) et aimaient à s'opposer ainsi, théoriquement, à la pensée commune : « la vertu suffit au bonheur » ou bien « le beau moral est le seul bien », « tous ceux qui ne sont pas sages délirent »... Le paradoxe, comme opposition à la doxa conviendrait assez bien à cette remarque de Kant au sujet de l'opposition du mysticisme à la pensée commune. Si donc le mysticisme s’égare du point de vue de la théorie, il a l'avantage de porter, dans la pratique, à une pureté peu commune. En revanche l'empirisme, véritable « bête noire » de Kant, est dénoncé en des termes bien plus marqués : « l'empirisme extirpe jusqu'à la racine la moralité dans les intentions ». En effet, on sait que seule est bonne la bonne intention, et l'empirisme oppose à l'intention bonne l'intérêt pragmatique. Il est lié aux penchants, adversaires déclarés de la loi morale. Comme dit Kant, « quelque forme qu'ils prennent » (les penchants), ils « dégradent l'humanité ». C'est qu'avec eux, l'empirisme énonce que ce n'est pas la loi qui détermine l'objet de la volonté mais l'objet de la volonté qui détermine la loi morale. D’où une hétéronomie qui sape l'exigence d'autonomie de la volonté indispensable à toute conduite morale. Il semble que Kant dénonce ici les philosophes modernes qui cachent leur immoralité sous couvert de vertu. Au moins les mystiques étaient honnêtes ; les empiristes, eux, représentent un mal plus perfide que le fanatisme. Peut-être les adeptes du naturalisme philosophique sont-ils ici visés, eux qui font de la faute morale une simple erreur. On se souvient de Socrate et du fameux « nul n'est méchant volontairement ». La faute serait reportée sur une erreur de jugement. C'est tout le débat qui touche à la moralité socratique qui est ici en jeu. Et si l’empirisme est plus pernicieux, c'est qu'il plaît au peuple et est durable. Le mysticisme, au moins, ne touche qu'un petit nombre de personnes, et encore, ceux-ci ne sont 85
pas pris d’illuminisme à chaque minute. Au fond, alors que le jugement erroné du mystique ne porte pas à conséquence, le jugement chez les empiristes entraîne le mal : c'est un mauvais jugement dans le premier cas, un jugement mauvais dans le second. On le voit, avec la voie du rationalisme, Kant choisit celle de la libre initiative du jugement, qui rend l’homme responsable de son jugement, et n’en fait pas un automatisme. Avec le rationalisme, c’est l’entendement qui raisonne ; la Raison elle, ne raisonne pas, sinon elle se perd dans l’inconditionné. C’est l’entendement qui juge dans la typique. Ainsi seulement est préservée la liberté du jugement, significative de cette morale de la liberté qu'est la morale kantienne. Avec la typique du jugement, Kant nous met en face du devoir à chercher par la règle du jugement. Mon premier devoir, c'est de chercher quel est mon devoir. Et cela, seul un jugement libre le peu.
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XIXe SIÈCLE
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PRIMAUTE DE L’ESPRIT SUR LA NATURE Texte nº 8 : HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques [nature, esprit, Idée]
C'est pourquoi la nature d'après son existence déterminée qui en fait précisément la nature, ne doit pas être divinisée ; et il ne faut pas non plus considérer et citer le soleil, la lune, les animaux et les plantes, etc. comme des oeuvres de Dieu, de préférence aux actions et aux événements humains. – En soi, dans l'Idée, la nature est divine, mais telle qu’elle est, son être ne correspond pas à sa notion ; elle est, au contraire, la contradiction non résolue. Sa particularité est la position (Gesetztsein), la négation ; c'est ainsi que les Anciens ont généralement conçu la matière, comme le non-ens. C'est ainsi que l'on a dit que la nature était la chute de l’Idée hors d'elle-même, parce que l'Idée, sous cette forme extériorisée, n'est pas adéquate à elle-même. – Ce n'est qu'à la conscience, elle-même d'abord extérieure et par suite immédiate, c'est-à-dire à la conscience sensible, que la nature apparaît comme un premier principe, immédiat, existant (seiend). – Toutefois, parce que dans cette extériorité, elle représente l’Idée, on peut et l'on doit affirmer en elle la sagesse divine. Vanini disait qu'un brin de paille suffisait pour connaître l’existence de Dieu ; mais alors, toute représentation de l'esprit, la plus misérable de ses fantaisies, le jeu de ses plus singuliers caprices, toute parole, seraient une bien meilleure raison pour connaître l’existence de Dieu 89
qu'un objet quelconque de la nature. Dans la nature, non seulement le jeu des formes manifeste un caprice sans règle et sans frein, mais encore chaque forme en soi est privée de sa propre notion. Le plus haut point où parvient la nature en son existence, c'est la vie ; mais, celle-ci, idée purement naturelle, est livrée à l’irrationalité de l'extériorité et la vie individuelle est, à tout moment de son existence, impliquée dans une individualité, autre qu’elle ; au contraire, dans toute manifestation de l'esprit est contenu le moment d'un rapport à soi universel et libre. – C'est faire preuve d'une incompréhension semblable quand, d'une manière générale, on estime moins les choses de l'esprit que les choses de la nature, quand on place les oeuvres d'art de l'homme au-dessous des objets de la nature parce qu'il est nécessaire d'emprunter pour elles la matière au dehors et parce qu’elles ne vivent point ; comme si la forme spirituelle (Geistig) ne contenait pas une vie plus haute et n’était pas plus digne de l'esprit que la forme naturelle, et si la forme en général n'était pas supérieure à la matière ; comme si dans tout l'ordre moral, ce que l'on peut appeler matière, ne dépendait pas seulement de l'esprit, et que dans la nature même l’élément supérieur et vivant n'empruntait pas aussi sa matière au dehors. – On accorde aussi cet avantage que la nature a, malgré toute la contingence des existences qu'elle renferme ; elle demeure fidèle à des lois éternelles ; mais il en va bien également ainsi dans le domaine de la conscience ! et on l’avoue déjà quand on croit qu'une Providence dirige les affaires humaines ; ou bien les déterminations de cette Providence ne seraient-elles contingentes et absurdes que dans la sphère des événements humains ? – Or, quand la contingence morale (Geistig), l'arbitraire, s'étend 90
jusqu'au mal, c'est là encore quelque chose d'infiniment supérieur à la marche régulière des astres ou à l'innocence des végétaux ; car ce qui erre ainsi, c'est encore l'esprit.
Dans le texte que nous nous proposons de commenter, apparaissent deux définitions fondamentales de la nature. La nature, d’une part, c'est, comme dit Hegel « la chute de l’Idée (...) hors d'elle-même » (lignes 12-13). Mais d'autre part, la nature, c'est aussi « une présentation de l'Idée » (ligne 19). On est donc ici en présence d'un paradoxe, qui peut s'énoncer en ces termes : la nature est ce qui, tout en se rapportant à l'esprit, pourtant s'y oppose. Comment cette double relation – d'inclusion et d’extériorité – est-elle pensable ? Nous verrons d’abord comment ce paradoxe est à la source du premier moment de notre texte et quelle définition de la nature nous propose ce dernier. Ensuite nous examinerons l'opposition entre nature et esprit dans le second mouvement du texte. Enfin nous analyserons les conséquences et résultats de cet examen, cherchant à définir le type d’idéalisme qui pousse Hegel à énoncer la primauté de l'esprit sur la nature. Hegel commence pas évacuer tout jugement de valeur sur la nature – tel que celui qui consiste à la diviniser (ligne 3) – afin de restaurer une hiérarchie objective dans l'Idée, qui est celle de la triade Logique, Nature, Esprit, et qui pose les trois moments de l'Idée comme trois moments tout autant divins les uns que les autres, puisqu'ils sont les trois moments d'une seule et même réalité : Dieu (l'Absolu, le Sujet). Ainsi, comme l'explique le § 245 qui précède 91
notre texte, si quelque chose doit être divinisé, c'est l'homme, et non la nature, dans la mesure où il est une « fin par rapport aux objets de la nature ». L'opposition entre soleil, lune, animaux, plantes et événements humains (ligne 4) sera d'ailleurs reprise dans celle qui oppose plus loin choses de la nature et oeuvres de l'art humain (lignes 3940). Cette supériorité de l'humain sur le naturel n'est pas valorisation mais postériorité dans le processus d’autodéveloppement de l'Idée de la Logique à l'Esprit. Il est clair que pour Hegel, la nature est divine (en soi ; ligne 6). C'est ce que montre la remarque du § 250 qui suit notre texte, faisant de la contingence comme liberté le caractère divin de la nature, « le caractère divin en elle ». Mais qu'est-ce qui définit la spécificité de la nature ? Elle est, comme dit Hegel, « la contradiction non résolue » (ligne 9), c'est-à-dire que « son être ne correspond pas à son concept » (lignes 7-8). Cela mérite une explication. Contradiction entre quoi et quoi ? Il semble que le début du § 250 réponde à cette question : « la contradiction de l'Idée, qui est, comme nature, extérieure à elle-même, est plus précisément, la contradiction d'une part, de la nécessité de ses formes, produite par la notion et de leur détermination rationnelle dans la totalité organique, – et d’autre part, de leur contingence indifférente et de leur irrégularité indéterminable ». Cette contradiction, plus généralement, prend, comme nous le verrons plus loin, l’aspect du négatif, car ce qui se contredit n'est pas. La nature n'est pas ce qu’elle est puisqu'elle est « l’Idée dans la forme de l’être-autre ». Étant l'Idée, l'intériorité, comme extérieure à elle-même, la nature est en elle-même la contradiction de son intérieur et de son extérieur. De plus la conception rationnelle de la nature énonce en même temps l'identité intérieure et la différence phénoménale de la nature, c'est-à-dire sa contradiction. La nature échoue à 92
faire exprimer l’identité (du tout) dans la différence (individuelle). Aussi elle ne correspond pas à son concept. La réalité adéquate à son concept, c'est le savoir de l'Idée absolue du réel. Ce qui définit la nature, c'est qu'elle est posée seulement comme un moment de l'Idée, c'est son être-posé (ligne 9). Comme le dit le § 251, elle est le moment où « l'Idée se pose comme ce qu'elle est en soi ». En effet, comme nous l'avons dit, tout est déjà contenu dans la détermination initiale de l'absolu. Mais l'important, aux yeux de Hegel, c’est ce qui, à chaque fois, du contenu unique et identique de l'absolu, est posé, explicité. Ainsi l'absolu, comme nature, n’est rien d'autre que l'acte de poser son Autre. Aussi la nature, c'est le négatif (ligne 10). Autant dire que la différence a dans la nature le dernier mot. L'articulation générale du processus naturel exprime la négation progressive, mais destinée nativement à l'échec, de l'extériorité naturelle dans la mesure où celle-ci nie la toute-puissance de l'Idée. Et l’essence du dialectique, c'est l’auto-négation du négatif, en tant que l’Idée nie la négation naturelle. Ce qui est, c'est donc la négation de l'autonégation, de la contradiction. Le sujet, Dieu, est l'activité de se différencier ou nier, n'étant pas affecté par une différence qu’il nie sans la poser en se niant lui-même, différence indifférente à son être, puisqu'elle ne s’y affirme que dans la négation de cette différence. Le néant, dialectiquement, est tendu à titre de négatif ou de contradiction, chargé de remplacer l'aiguillon dynamique qui manque au pur esprit, au pur logique. La dialectique dans son ensemble chez Hegel (comme déjà chez Kant, a fortiori chez Fichte) présente trois niveaux : 1. unité immédiate du concept, 2. opposition du concept à lui-même, 3. retour à l'unité du concept avec lui-même par suspension de l'opposition. 93
Autrement dit : 1. niveau de l’entendement abstrait, ou de la thèse simplement posée, 2. niveau de la réflexion rationnelle de caractère négatif, ou de l'antithèse, ce que Hegel, pour en souligner l’aspect critique, appelle aussi niveau de la négation, du conflit, de la collision, de la différence, 3. niveau de la médiation rationnelle de caractère positif, c'est-à-dire négation de la négation, ou synthèse. Ainsi comme négatif, la nature est matière et nonens (ligne 11). La matière a en effet son être (son unité) en elle-même et hors d'elle-même. Se faisant autre qu’ellemême pour être, posant dans l'être son non-être, la matière est la manière dont la nature se fait être négativement. Mais ce qui est capital, c'est de comprendre que la nature, comme matière, n’est pas la négation de l'esprit. Déjà, à l'époque d'Iéna, la Philosophie du réel posait pour esprit originaire l’« éther », c'est-à-dire une essence certes tout à fait raréfiée, mais encore matérielle : « Le fondement et essence de toutes choses est l’éther, c'est-à-dire la matière absolue (…) l’unité négative » (Logique, métaphysique et philosophie de la nature de Iéna, Meiner). Aussi Hegel définit-il la nature dans notre texte comme « chute de l’Idée à partir de et hors d'elle-même » (lignes 12-13). C'est dire que la philosophie spéculative reconnaît un être de ce qui est au plus loin du concept ou de la raison dont elle est le développement, c'est-à-dire de l'empirique ou du réel en tant même qu'il ne se laisse pas assimiler par l'activité ou causalité efficiente (Wirksamkeit) qu'est l’Idée. Comme dit le § 261, « le passage de l'idéalité à la réalité (...) est pour l'entendement (…) inconcevable et, par conséquent, se fait toujours pour lui extérieurement et comme un donné ». Mais il ne faut pas se tromper : il ne s'agit pas là du « passage de la chose à l’existence », c'està-dire de la manifestation de l’essence au niveau du phénomène – qui est de l’ordre de la spéculation logique ; il 94
s'agit du passage de la logique elle-même à la nature – qui est de l’ordre de la spéculation encyclopédique. Ce passage est extériorisation de l'Idée qui, en tant que nature, est la « figure de l’extériorité » (ligne 14). Comme le dit la remarque du § 249 de l’Encyclopédie, « l'extériorité (…) est propre à la nature ». Nous l'avons dit, la nature est l’Idée comme extérieure à elle-même. Dans la nature, les déterminations du concept sont extériorisées les unes par rapport aux autres, d'où l'existence séparée de règnes et d'individus différents. Le concept seul est en tant que réalité intérieure. Comme être-hors-de-soi, la nature a sans doute une histoire, mais seulement extérieure, et c'est comme si elle n'en avait pas : elle n’a d’histoire qu'à titre de nécessité extérieure (§ 248). La nature est le pour-soi extériorisé. Comment comprendre alors qu’il y ait intériorisation naturelle progressive de l'extériorité naturelle à travers les trois étapes que sont celle de la nature mécanique, celle de la nature physique, et celle de la nature organique ? C'est ce à quoi notre texte ne répond pas. C'est que toute la « philosophie de la nature » se chargera d’y répondre. Notre texte ne porte que sur « la notion de la nature », et développe ce qu'annonçait le § 247 : « La nature s'est révélée comme l’Idée sous la forme de l’altérité (Anderssein) ; comme, par suite, l’Idée est la négation d'elle-même, qu’elle est extérieure à elle-même, la nature n'est pas seulement extérieurement relative à cette Idée (et à son existence subjective, l'esprit), mais cette extériorité constitue la détermination où elle existe en tant que nature ». La nature est donc le terme second, extériorisé. La référence à la « conscience sensible » (ligne 16) rappelle la spéculation phénoménologique, qui faisait apparaître que le vrai, pour la conscience absolutisant en elle le moment de la certitude sensible, c'est l’objet sensible singulier, à savoir 95
l'immédiat. D'un point de vue conceptuel, la nature est la médiation entre Logique et Esprit. Pourtant, et c'est bien là le paradoxe que nous annoncions dès le début, « même dans un tel élément de l’extériorité, (la nature est) une présentation de l'Idée » (ligne 19). Le § 246 l’explique en posant que le but de la philosophie de la nature, c'est que l'esprit trouve sa propre essence, c'est-à-dire le concept, dans la nature. L'acte de naissance de la nature est « absolue liberté de l'Idée ». Librement l'Idée se donne à elle-même congé. Le propos hégélien n’est ni de constituer la nature comme réalité effective à partir d'un sujet défini de manière idéaliste, ni de construire une de ces philosophies de la nature, dont maints fâcheux exemples ont été donnés depuis, de la Dialectique de la nature de Engels jusqu'aux fantaisies gnoséologiques de Teilhard de Chardin. Il s’agit, non de bâtir la nature, mais d'en construire le concept. La nature est donc bien une expression de l’Idée. Mais l'expression supérieure de l'Idée, c'est l’esprit. Telle est la conclusion à laquelle veut nous mener Hegel dans ce texte. Pour ce faire, il expose sa pensée en deux moments, les deux derniers mouvements du texte : l'opposition de l'esprit à la nature, puis la suprématie du premier sur la seconde. L'opposition de l'esprit à la nature se formule d'abord sous les traits de l'opposition entre « représentation de l'esprit » (ligne 22) et « objet singulier de la nature » (ligne 26). La différence vient du degré d'adéquation à une parfaite aptitude dans « la connaissance de l'être de Dieu » (ligne 25). Et dans cette échelle de valeurs, c'est l'esprit qui l'emporte. En fait, ce qui se fait jour ici, c'est l'opposition particulière de Hegel à la physique universelle des XVIIe et XVIIIe siècles ; alors que pour cette physique la nature n'était rien que logos devenu matière, l'histoire humaine 96
apparaissant au contraire comme un amas de contingences, la nature devient pour Hegel impuissante à soutenir le concept dans sa réalisation, tandis qu'en revanche l’histoire humaine semble pleinement conforme à sa construction spirituelle. On retrouve ici les accents de la Phénoménologie de l'esprit : la raison ne trouve point son achèvement en tant que raison observante, physicopsychologique, mais comme conscience rationnelle de soi dans l'histoire, dans le devenir de la moralité. On atteint de la sorte à un niveau de conscience de soi beaucoup plus adéquate que dans la nature telle qu'on l’observe, qui justifiera le passage de la raison à l'esprit. Cette opposition nature / esprit se trouvera d'ailleurs relayée plus loin par celle entre « oeuvres de l'art humain » et « choses naturelles » (lignes 39-40). On peut distinguer un deuxième domaine dans lequel s'exprime cette opposition. C'est le domaine de la contingence et de la liberté. La nature se définit par la contingence et, par suite, la nécessité. Comme le dit le § 248 de l'Encyclopédie : « La nature ne manifeste (…) dans son être-là (Dasein), aucune liberté, mais bien la nécessité et la contingence ». Les formations naturelles sont prises dans la nécessité (l’identité de termes cependant posés comme différents) ; mais, d'autre part, elles sont empiriquement abandonnées à la « contingence indifférente » (§ 250) et à l'absence de règle, tenant à ce que la différence, dans la nature, est phénoménalement prédominante, même là où il y a de la nécessité. Bien plus, la contingence naturelle est la plus grande là où la nature est la plus concrète ou la plus totale, à savoir dans le règne organique. La contingence ne décroît que dans l'histoire, cette prépondérante « nécessité interne » qui est liberté de l'esprit. Hegel éprouve, en compagnie de Spinoza et de Goethe, un amor fati, amour du destin qui n’est point 97
amour de la nécessité extérieure, mais seulement de la nécessité intérieure, celle du processus : de la liberté propre à l'esprit. Ce qui définit la nature, c'est la vie de l'Idée qui s'extériorise pour entrer en relation avec l'autre que soi : « La nature est en soi un tout vivant (…) sortant de son immédiateté et de son extériorité qui est la mort, elle rentre en elle-même pour devenir d'abord une chose vivante » (§ 251). Que la nature soit la vie (ligne 30), c'est ce qu'Hegel exprime, dans un style superanimiste, dans les textes additionnels de l'Encyclopédie, dont certaines notes remontent à la période de Iéna (§ 282, addition sur l’air ; § 283, addition sur le feu ; § 288, addition sur le cristal et le volcan, l’orage ; § 279, addition sur la lune et la mer ; § 341, addition sur la mer). Y transparaît une dialectique de la nature dont le fol être-hors-de-soi – vertu pleine de fantaisie, qui n'imagine pas que le contenu de la nature puisse s'épuiser avec un modèle de machine ; s'il en était ainsi, un développement organico-psychique à partir de la nature physique serait impossible – se saisit dans ces deux figures fondamentales d'un être-pour-soi extérieur : la lumière et la vie. D'où l'importance des déterminations qualitatives, les déterminations quantitatives propres à la physique d'un Démocrite, d’un Galilée, d’un Newton, ne trouvant pas de place chez Hegel. Hegel est de ce point de vue plus proche d'Aristote, Thomas d'Aquin : il s'inscrit dans une lignée : celle de la philosophie romantique, qui cherchait dans la nature la qualité, ou pour mieux dire la vie partout présente, celle aussi d’un Léonard de Vinci et d'un Kepler, du Leibniz des « formes substantielles » et non de la théorie mécaniste, de Goethe, Schopenhauer ou encore Engels et sa transformation dialectique de la quantité en qualité. Il s'agit pour Hegel d’une sorte tout à fait particulière de « nature » qui n'est pas celle d'un 98
entendement régi par des lois mathématiques, mais celle d'une vie et d'un mouvement presque inconscients, en tout cas non artificiels. Non la nature des Lumières et du rationalisme mathématique, mais la nature idyllique de Rousseau, la nature créatrice au sens de l'âme du monde de Shaftesbury. À l'extériorisation naturelle comme extériorité de l’Idée à elle-même s'oppose l’« extériorisation spirituelle » (ligne 32) comme « libre relation universelle à soi-même » (ligne 36). Contre l’idéalisme subjectif d'un Berkeley, Hegel dresse un idéalisme parfaitement objectif : « La force de l'esprit n'est pas plus grande que sa manifestation extérieure » (Phénoménologie). Au niveau de l’être-poursoi se trouve l'esprit qui, en ce qui est autre que lui, devient identique à lui-même. Ce dernier degré de l’être définit la conscience de soi qu'est l’esprit : il n’appartient, par conséquent, qu’aux figures humaines de la culture, non aux figures extra-humaines de la nature. D'où l’idée que l'esprit l'emporte sur la nature et ne fait pas que s'y opposer. Cette suprématie, elle s’exprime d'abord, comme nous l'avons annoncé, par la primauté de l'humain sur le naturel (lignes 39-40). Ainsi l’histoire (des hommes) est le devenir-pour-soi à travers lequel l’esprit s'arrache aux liens de l’existence purement naturelle. La nature n'est pas dans une totale altérité par rapport à l'histoire humaine. Elle n'enveloppe pas comme une nuit totale les perceptions qualitatives des hommes, les jours de sa vie et de son histoire, liée à une causalité mécanique au sein de laquelle n’arrive jamais rien de nouveau. Elle ne se situe pas dans une totale absence de corrélation avec le processus et le contenu de l'histoire humaine. Mais il n'est pas permis de laisser se perdre les hommes. Le grand apport de la Phénoménologie est la connaissance réelle de soi en 99
tant que connaissance de la production de l'homme par son travail et son histoire. Il faut que le sujet possède une prévalence au sein de la relation historico-dialectique sujetobjet. Cette prévalence du sujet, prévalence idéaliste, ce primat de la subjectivité exprime la certitude que possède l'individualité d'être toute réalité. L'Idée a beau pouvoir devenir naturelle, elle est en son fond spirituelle. « Comme si la force spirituelle ne contenait pas une vitalité plus haute et n'était pas plus digne de l'esprit que la forme naturelle (...) ! » (lignes 43-44) : cette évidence proclamée par Hegel rappelle l'évidence définie et démontrée par la Propédeutique philosophique : « L'esprit pratique [deuxième moment de l'esprit objectif] n'a pas seulement des idées, il est l’Idée vivante elle-même » (§ 173). On peut comprendre que la vie est l'esprit en raisonnant, a contrario, sur la mort : la mort n'est guère appréciée en général par Hegel, si ce n'est de façon totalement métaphorique, comme une sorte de passage de la biologie à la métaphysique où le Protée-nature se démet en faveur de l'esprit (§ 376, Encyclopédie). Ainsi dans la Phénoménologie, avec l'esprit entre en scène le soi, comme celui qui se médiatise entièrement avec la vie. La vraie vie, ce n'est pas la nature morte d'un monde sans hommes, c'est l'esprit vivant d'une société, d'un État humains. La supériorité de l'esprit sur la nature se retrouve dans la primauté affirmée par Hegel de la forme sur la matière (lignes 45-46). C'est que le sensible singulier, le matériel, finalement ce qui a pris figure sauvage et, pour ainsi dire, a mal tourné, et pour Hegel tel est précisément le cas de la plupart des choses naturelles, peut avoir une origine spirituelle. La matière dépend de la forme. Ainsi la nature physique saisit la nature comme « corps individuel », matière en elle-même informée, c'est-à-dire dont l'unité est là, pour autant que l’être-là est soumis à une 100
unité sienne. De même au niveau de l'éthique, la matière est de l'esprit. C'est ce que nous enseigne la Phénoménologie : la raison objectivement médiatisée, l'esprit se réalise dans le devenir de la moralité. Alors entre en scène le soi, comme celui qui se médiatise entièrement avec la vie. Il commence avec les bonnes mœurs, avant de devenir religion puis savoir absolu. Mais au niveau des bonnes mœurs, il parcourt trois étapes : la coutume et le droit, la culture, et la conviction morale, qui sont la « matière spirituelle » de cette forme qu'est l’esprit. L’esprit englobe les bonnes mœurs comme la forme la matière. C'est pourquoi Hegel affirme l'opposition entre nature et lois éternelles d'une part (lignes 51-53) et conscience de soi et Providence d'autre part (ligne 55), retrouvant l'opposition qui scande tout le texte depuis le début : représentation de l'esprit / objet singulier de la nature ; contingence / liberté ; oeuvres de l’art humain / choses naturelles ; forme / matière. Cette affirmation est celle d'une opposition entre l'automatisme d’une objectivité pour elle-même, d'un déroulement spontané du facteur objectif, et l’activisme du facteur subjectif qui refuse la médiation des tendances objectives. Mais selon Hegel ce dernier verrait croître son importance et son caractère décisif avec le développement objectif de son propre contenu. Il y a nécessité dans les deux cas, mais comme dans le second, c'est une nécessité interne, on comprend la préséance affirmée par Hegel de l'esprit sur la nature. On pourrait encore invoquer, dit Hegel, une forme de Mal (ligne 60) que serait la « contingence spirituelle » (ligne 59), et qui la dévaluerait par rapport à la nature. Il semble que, sous cette dénomination, Hegel fasse allusion à la fameuse ruse de la raison, reprenant la pensée de Diderot en affirmant que « sans passion rien de grand ne s’est fait dans le monde ». L'intérêt particulier et la passion seraient 101
les formes contingentes du Mal spirituel. Idée implicite dans la conception de la société chez Hobbes et surtout dans la « Fable des abeilles » de Mandeville, mais aussi dans le selfish system et le progress of the whole d’Adam Smith, de très bonne heure familier à Hegel, ou dans l'ironie romantique, ironie du destin, que l'on retrouvera chez Schopenhauer sous la forme d'une mystification, d'une escroquerie du vouloir-vivre utilisant les affaires privées de l'amour. Il est clair que la conduite du grand homme, qui emblématise l'esprit, implique une foncière méchanceté. Les mauvaises mœurs appartiennent au niveau de la moralité ; elles sont le signe de ce que ce niveau contient d’imparfait, de non absolu. D'ailleurs dans la Phénoménologie, le dernier niveau de la raison, celui des individus en eux-mêmes satisfaits, s'appelle « le règne animal de l'esprit et la tromperie, ou l’affaire même ». Hegel, certes, admet du négatif sans valeur. Il observe précisément dans l'histoire humaine des anéantissements qui sont de pures et simples dévastations, sans fonction dialectique visible. Comme exemples, Hegel cite la guerre du Péloponnèse, la guerre de Trente Ans, et d'autres événements encore qui sans profit furent sources de destruction ou d'affaiblissement. Dans un texte de son Esthétique, il va même plus loin et prend une position critique de principe contre le négatif comme tel, envisagé de façon absolue. C'est-à-dire contre Méphisto pris pour lui-même, en tant qu'il signifie la simple contradiction froide et infructueuse : « Ce qui n'est que négatif est en soimême absolument terne et plat (…) ». Mais la valorisation de l'esprit par rapport à la nature l'emporte sur la dévalorisation de l'esprit par le Mal. L'esprit a plus de valeur que la nature, de toutes façons. S'il n’y avait en effet que la nature, il n'y aurait pas de nature. L'esprit, lui, est, et il fait être, ontologiquement, la nature. 102
L'esprit se développe à l'intérieur de lui-même, comme négation idéelle, intérieure, de la nature. L'esprit subjectif est ainsi la nature posée comme non naturelle, comme idéalisant sa réalité. L'esprit est cette dernière figure de la Phénoménologie : la forme supérieure de la conscience. Il est non seulement supérieur à la nature, mais aussi à toute autre figure spirituelle (conscience, raison...) (ligne 61). Le premier mot de notre texte était « nature » ; le dernier est « esprit ». Entre deux se situe la tension d'une réflexion sur leurs relations. Comme le dira le § 251 de l'Encyclopédie, la nature, l’Idée naturelle, finit par mettre « de côté cette détermination concrète où elle n’est que vie [pour produire] en elle-même l'existence de l'esprit, car l'esprit est la vérité et la fin de la nature et la vraie réalité de l'Idée ». Finalement la supériorité de l’esprit sur la nature se fonde sur la primauté absolue de l'Idée qui dépasse la nature et l'esprit en rendant possible l'identité de leurs différences. Paradoxe ultime : Hegel, qui passe pour le théoricien de la contradiction, suppose une identité foncière.
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« DE L’UTILITÉ ET DE L’INCONVÉNIENT DES ÉTUDES HISTORIQUES POUR LA VIE » Texte nº 9 : NIETZSCHE, Seconde considération intempestive [histoire, art]
Qu’on imagine les natures anti-artistiques ou douées d'un faible tempérament artistique, armées et équipées d’idées empruntées à l'histoire monumentale de l’art. Contre qui ces natures dirigeront-elles leurs armes ? Contre leurs ennemis héréditaires : les tempéraments artistiques fortement doués, par conséquent contre ceux qui sont seuls capables d'apprendre quelque chose dans les événements historiques ainsi présentés, capables d'en tirer parti pour la vie et de transformer ce qu'ils ont appris en une pratique supérieure. C'est à ceux-là que l’on barre le chemin, à ceux-là que l'on obscurcit l'atmosphère, lorsque l'on se met à danser servilement et avec zèle autour d'un glorieux monument du passé, quel qu'il soit et sans l’avoir compris, comme si l'on voulait dire : « Voyez, ceci est l’art vrai et véritable. Que vous importent ceux qui sont encore prisonniers dans le devenir et dans le vouloir ! » Cette foule qui danse possède même, en apparence, le privilège du « bon goût », car toujours le créateur s’est trouvé en désavantage vis-à-vis de celui qui ne faisait que regarder sans mettre lui-même la main à la pâte, de même que, de tout temps, l'orateur de café paraissait plus sage, plus juste et plus réfléchi que l'homme d'État 105
qui gouverne. Si l’on s’avise même de transporter sur le domaine de l’art l’usage du suffrage populaire et de la majorité du nombre, pour forcer en quelque sorte l'artiste à se défendre devant un forum d’esthétisants oisifs, on peut jurer d'avance qu'il sera condamné. Non point, comme on pourrait le croire, malgré le canon de l'art monumental, mais parce que ses juges ont proclamé solennellement ce canon (celui de l’art qui, d'après les explications données, a « fait de l'effet » de tous temps). Au contraire, pour l’art qui n'est pas encore monumental, c'est-à-dire pour celui qui est contemporain, il leur manque premièrement le besoin, en second lieu la vocation, en troisième lieu précisément l'autorité de l'histoire. Par contre, leur instinct leur apprend que l'on peut tuer l’art par l’art. À aucun prix, pour eux, le monumental ne doit se former à nouveau et ils se servent comme argument de ce qui tire du passé son autorité et son caractère monumental. De la sorte, ils apparaissent comme connaisseurs d’art, parce qu'ils voudraient supprimer l’art ; ils se donnent des allures de médecins, tandis qu'au fond ils se comportent en empoisonneurs. Ainsi, ils développent leurs sens et leur goût, pour expliquer, par leurs habitudes d'enfants gâtés, pourquoi ils rejettent avec tant d'insistance tout ce qui leur est offert en fait de véritable nourriture d’art. Car ils ne veulent pas que quelque chose de grand puisse se former. Leur moyen, c'est d'affirmer : « Voyez, ce qui est grand existe déjà ! » À vrai dire, cette chose grande qui existe déjà les regarde tout aussi peu que celle qui est en train de se former. Leur vie en témoigne. L’histoire monumentale est le travestissement que prend leur haine des grands et des puissants de leur temps, le travestissement qu'ils essaient de faire passer pour de l'admiration saturée des grands et des puissants 106
d'autrefois. Ce masque leur permet de changer le véritable sens de cette conception de l'histoire en un sens absolument opposé. Qu'ils s’en rendent bien compte ou non, ils agissent en tous les cas comme si leur devise était : « Laissez les morts enterrer les vivants. »
Nietzsche avoue, en se penchant sur « Les « inactuelles » » dans Ecce homo, avoir commis quatre attentats. Le deuxième, la Seconde considération intempestive, traite « de l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie ». Son enjeu est clair : la vérité ou la vie ; l'histoire ou l’art. Ce qui paraît étrange dans notre texte (Ibid., article 2), c'est que Nietzsche y envisage l’histoire de l’art, dans son aspect « monumental », comme si les deux domaines étaient unis dans cette coexistence. Cette approche cache en fait un ton largement subversif. C'est ce que nous nous proposons d'expliquer, en suivant la façon dont les mouvements de la pensée nietzschéenne s'articulent, la notion de « monumental » se voyant opposée à celle de « contemporain », celle d'« intempestif » venant par la suite apporter la clé de la résolution – si l'on peut dire – du conflit. S’il est une idée directrice dans la définition et l’approche nietzschéenne de la notion d’art, c'est bien celle de son aspect « monumental », présent dès le début de notre texte (ligne 3), et souligné par Nietzsche lui-même ensuite (lignes 31, 35, 40, 42, 55). L’art s’impose, de par la majesté de sa volonté d'une représentation de l'immuable, « la dernière et la plus difficile des tâches de l'artiste » dont parle Nietzsche dans Humain, trop humain (« Opinions et 107
sentences mêlées », 177. Ce que tout art veut et ne peut). Reposant en soi-même, noblement, simplement, sans aucune condescendance vis-à-vis de l'individuel, l’art monumental résiste à tout, y compris « la force des modernes » (Ibid.). Ici rentre en ligne de compte l'attention que « les natures anti-artistiques » (ligne 1) font subir à l’art dans leur opposition radicale, guerrière, aux « tempéraments artistiques » (ligne 6). En fait l'analyse que Nietzsche fait de l’art ne se sépare pas de l'aspect historique sous lequel seul elle peut être envisagée dans son essence, qui est de faire apparaître l'activité générique dans l'histoire comme dénaturation, dégénérescence de la culture. Sur l'activité générique des artistes au sens large se greffe une communauté de caractère réactif, d’anti-artistes, parasites qui viennent la recouvrir et l’absorber. C'est ce qui apparaîtra dans la Généalogie de la morale (III, 18) sous la forme de ces collectivités que Nietzsche appelle des « troupeaux ». C'est qu'il subsume en fait tous les modes de la culture humaine sous le concept unique de l’art, ce qui ne signifie pas faire de l’art une catégorie anthropologique, mais traiter l'ensemble de la culture humaine comme l'expression d'une productivité artistique immanente à l’être de la vie. Nietzsche insiste sur l'idée que les « tempéraments artistiques » sont créateurs de leurs sentiments de valeur et par conséquent capables d'introduire un « sens » dans l'histoire (lignes 8-10). Ce qu’il expose dans cette Seconde considération intempestive, c'est « l'utilité et les inconvénients de l'histoire » considérée comme auxiliaire de la vie : « La culture actuelle, écrit-il, ne sait pas créer des hommes qui eux-mêmes feront de l'histoire, ni des individus qui s'inquiètent peu de ce qui est, mais qui agissent avec toute leur énergie accumulée, en vue de ce qui doit être ». Ainsi l'origine de ce qu'il appelle « culture de philistins » dans la Première considération 108
intempestive est pour lui dans l'abus des études historiques ; l’histoire peut nous éclairer sur les possibilités futures, elle ne doit pas nous asservir. Aussi l’opposition entre « natures anti-artistiques » et « tempéraments artistiques » est-elle relayée et fondée dans celle qui place « l’histoire monumentale de l’art » devant un « glorieux monument du passé » (ligne 14). L'histoire apparaît donc comme l'acte par lequel les forces réactives stigmatisées plus haut s'emparent de la culture ou la détournent à leur profit. Autant dire que Nietzsche, corollairement, met sa confiance dans « l'élément non historique et supra-historique de la culture » – ce qu’il appelle le sens grec de la culture – (Ibid., 10 et 8). Seul l'artiste, finalement, comprend l’art. Comme Nietzsche le dit dans les « Considérations sur le conflit de l’art et de la connaissance » (Le livre du philosophe, I, 65) : « l'humanité ne grandit qu'à travers le respect du rare, du grand ». Du côté de l’art « vrai et véritable », il y a l'ancien et le monumental ; du côté des « prisonniers dans le devenir » (lignes 17-18), il y a – comme l'article 167 : Éducation artistique du public, traitant « De l'âme des artistes et écrivains » dans Humain, trop humain, l'explicitera – « l’attrait de la nouveauté, de la curiosité » et par conséquent seulement le contemporain. C'est bien à une dévalorisation du monumental par le contemporain que conduit l'analyse nietzschéenne de l’art. Ce constat va permettre à Nietzsche d'extirper une vieille erreur, commune à presque toutes les philosophies. Il ne faut pas expliquer l’art en se plaçant au point de vue du spectateur (ligne 22) mais du créateur. Sinon la sanction sera l'inflation de l'idée du « beau », régulièrement défini, de plus, selon les canons du prétendu « bon goût », ce valet du conformisme paresseux. Mais qu'est-ce que Nietzsche 109
entend par créateur ? Au début de la Seconde considération (p. 78, GF, 1988), il parle de « force plastique », véritable faculté de vivre, d'agir ; le début de la préface cite Goethe en ces termes : « Du reste je déteste tout ce qui ne fait que m'instruire, sans augmenter mon activité ou l'animer directement ». Preuve que le créateur est artiste, et nonhistorien. Comme le héros, l'artiste crée sans se préoccuper des traditions, de l'histoire. Ne pouvant rien oublier, cette dernière ne peut rien créer. Le créateur, lui, est injuste, il ignore les vérités établies par l'historien qui interdisent que rien d’inédit ne soit créé. La triple influence de l'historien sur le vivant créateur – valorisation de l'histoire monumentale, conservation de l'histoire antiquaire, vénération de l'histoire critique – s'oppose à la fondation monumentale de l'artiste. Tel l'acteur, l'artiste est seul, suit sa vision intérieure et l’impose en artiste, prend l'esthétique en son sens premier. Lui seul peut « transformer les événements en histoire » (p. 81), c'est-à-dire, comme l’exprimait le premier mouvement de notre texte, « apprendre quelque chose dans les événements historiques ». Il est l’envers des « esthétisants oisifs » (lignes 2829). On peut voir tout d'abord en eux les historiens qui survalorisent le « cinquième acte », comme dit Nietzsche, de la tragédie du devenir. Cessant d’être acteurs, ils deviennent spectateurs d'un jeu, vivent l’héroïsme des artistes par procuration, et quand bien même ils voudraient être maîtres du monde, leurs « études » n'ont pas plus d'importance que les batailles peintes des musées : « De pareils êtres tard-venus vivent d'une existence ironique : l'anéantissement suit de près leur carrière boiteuse ; ils frémissent lorsqu’ils veulent se réjouir du passé, car ils sont des mémoires vivantes, et pourtant leur pensée sans héritier est dépourvue de sens » (p. 147). Nietzsche condamne en 110
fait une conception passéiste de l'histoire qui se contente de recenser les événements passés, dont l'initiateur est Schopenhauer (Le monde comme volonté et représentation). Pareils à « l'oisif promeneur » de la préface, ces « esthétisants oisifs » sont, si l'on peut dire, « antiquaires » et « critiques ». Ils se promènent « comme parmi les trésors amassés d'une galerie de tableaux » (p. 87). Ils ont tout au plus « l'activité » esthétique des « spectateurs artistes » dont parle La Naissance de la tragédie. En fait, spectateurs bardés d'esprit critique, ils sont insensibles à l'art et n’assistent à la tragédie qu’en moralistes. « Raisonnables à moitié, facétieux, excessifs, folâtres », ils sont des « bouffons de la culture moderne » impuissants devant les grands événements (Humain, trop humain, 194). Aussi faut-il comprendre l'opposition des créateurs aux esthétisants au niveau plus profond des effets de leur action. Seul l’art monumental « fait de l'effet » de tous temps (lignes 33-34). À l'histoire, il oppose le sens de l’éternité. Les créateurs sont des héros supra-historiques « normes immuables et omniprésentes, un organisme immobile d'une valeur stable et d'une signification toujours pareille » (p. 84). Contrairement aux inactifs, ils produisent des « effets en soi » ; à l'affirmation de notre texte fait écho le passage qui le précède immédiatement, parlant « d'événements qui, en tous temps, pourront faire de l'effet ». Faire effet, c'est mettre en relief, comme l’expliquera Le crépuscule des idoles, « à propos de la psychologie de l'artiste » (Divagations d'un « Inactuel », 8) [Cf. aussi Humain, trop humain, « De l'âme des artistes et écrivains », 163 : L’art, danger pour l'artiste, 222 : ce qui reste de l’art ; Nietzsche y affirme que l'œuvre de l’artiste devient l’image de la permanence éternelle]. Rien à voir avec le simple fait de posséder « le privilège du « bon goût » » (lignes 19-20). 111
L'artiste, lui, met héroïquement en oeuvre un goût pur, innocent. A la limite, les « grands événements » le conduiraient plutôt à la satiété, la sursaturation, le dégoût, qu’au « bon goût ». Aussi, paradoxalement, le créateur, l’artiste, tient sa capacité d'action héroïque, de fondation monumentale dans la puissance de vie qui l'anime, c'est-à-dire sa faculté de faire une oeuvre dont l'avenir se souviendra, que le futur commémorera, d'un pouvoir d'oublier qui lui est spécifique. Ce paradoxe est celui de la contemporanéité de l'artiste comme créateur d'éternité. Alors que l'historien est parasite des héros véritables – l'histoire traditionaliste même n’étant que la forme dégénérée de l'histoire monumentale, celle-ci n'étant, comme nous le verrons, elle-même qu'une maladie – l'artiste participe d'un non-historisme comme pouvoir d'oublier et se rapprocherait plutôt de l'animal (« l'animal, dit Nietzsche, vit d'une façon non historique »). Impossible, certes, de démontrer cette condition : mais c'est précisément pour cela que sa vigueur s'impose sans justification, pour cela que l’analyse nietzschéenne ne démontre pas une thèse, mais suscite l'intérêt, est une « considération ». Il ne faudrait pourtant pas en conclure que « les tempéraments artistiques » et les créateurs d'une part, « les natures anti-artistiques » et « les esthétisants oisifs » d'autre part, sont les uns pour les autres ce que le monumental est au contemporain ; il ne faudrait pas conclure, comme le début du troisième mouvement de pensée de notre texte pourrait porter à le croire (lignes 34-36), que le monumental s'oppose au contemporain. L’art contemporain peut devenir, par-delà sa modernité actuelle, monumental. Mais qu'est-ce qui peut transformer la modernité en éternité, faire que le contemporain soit inactuel ? 112
Il faut bien voir pour commencer que l’art contemporain se définit par son manque de besoin, de vocation et d'autorité de l'histoire (lignes 36-38). Pour ce qui est du besoin, Nietzsche explique par ailleurs qu'il s'agit d'un « besoin esthétique de second ordre » (Humain, trop humain, Opinions et sentences mêlées, 169). Mais ce besoin d'art se suffit du déchet de l’art monumental qui seul témoigne d'un besoin esthétique de style élevé, chez des êtres d'exception, de véritables artistes donc. Les contemporains sont des « délicats insatisfaits » et non des créateurs témoignant « d'un appétit d'art inassouvi ». Comme dit Nietzsche, « qui parle d'un besoin plus profond (...) en rapport avec le peuple tel qu’il est, celui-là fabule ou trompe son monde ». Quant à la vocation, elle est par définition le fait du « grand » art, ce grand stimulant et protecteur de la vie, cette ivresse et cette volonté de vivre dont parlera La Volonté de puissance (tome II, livre IV, paragraphe 460). Comme « le crépuscule de l’art » (Humain, trop humain, De l’âme des artistes et écrivains, 223), l’art contemporain n'est pas compréhensible avec autant de profondeur que l’art monumental, qui tient ce qu'il a de meilleur de ce qu'il a hérité de sentiments qui appartiennent aux siècles passés. D'où son impossibilité de jouir de l'autorité de l'histoire : loin d'en écouter l’appel, il s'oppose à l’histoire, et qui plus est, revendique son opposition. Tel est sans doute le point capital dans notre texte. Mais s’il se fonde sur l'histoire monumentale de l'art, le contemporain vise à nier l'histoire en s'opposant à l’art monumental. Il n’est pas simplement contemporain, il est intempestif. Tel est le paradoxe énoncé par Nietzsche dans la formule « tuer l’art par l’art » (ligne 39). Les contemporains « apparaissent comme connaisseurs d’art, parce qu'ils voudraient supprimer l'art » (lignes 43-44). La 113
modernité se définit par la puissance de la simulation, du « travestissement » dont parle Nietzsche plus loin (ligne 55). Il appartient à la philosophie non pas d’être moderne à tout prix, pas plus que d'être intemporelle, mais de dégager de la modernité quelque chose que Nietzsche désigne comme l'intempestif, qui appartient à la modernité, mais aussi qui doit être retourné contre elle – « en faveur, je l’espère, d'un temps à venir ». Il faut bien souligner ici le conflit polémique constant dans le point de vue nietzschéen sans toutefois confondre ce que Nietzsche dit et ce qu'il pense. Il est clair que le second principe de l’art – après son aspect créateur et non spectateur – consiste en ce qu’il est la plus haute puissance du faux ; « Comment naît l’art ? Comme un remède à la connaissance. La vie n’est possible que grâce à des illusions d’art » (La Naissance de la tragédie) ; « l’art, en tant que bonne volonté de l'illusion » (Le Gai savoir, paragraphe 107) ; « qui sait si le mensonge justement et la falsification, l'introduction artificielle d'un sens, ne seraient pas une valeur, un sens, une fin ?… » (La Volonté de puissance, tome II, livre III, paragraphe 107) : autant d'exemples de ce thème récurrent chez Nietzsche. Mais il ne faut pas se leurrer pour autant : il est une autre pensée constante chez Nietzsche, qui est son examen des points de vue en termes de santé et de maladie ; si le « travestissement » est bon pour l'art, celui dont parle le texte est mauvais pour la connaissance de l’art, car il transforme des « empoisonneurs » en « médecins ». L'histoire monumentale, comme travestissement, est un mal : « nous souffrons tous d’une consomption historique » (p. 72). Elle fait que les contemporains, maîtres tardifs de l’art, éprouvent un malaise devant les oeuvres de la haute époque (Humain, trop humain, « Opinions et sentences mêlées », 126 : L'art ancien et l’âme du présent).
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Finalement, c'est donc l'impossible que Nietzsche voudrait exiger : que l’historien influence le cours des choses au lieu de stériliser la vie de l’art dans le goût excessif de l'histoire. « Personne n'ose plus mettre sa propre individualité en avant, il prend le masque (c'est nous qui soulignons) de l'homme cultivé, du savant » (p. 114). Cette considération est donc inactuelle parce qu'elle interprète comme un mal quelque chose dont l’époque de Nietzsche est fière : sa culture historique. On retrouve l’image de l’animal qui lui « ne sait pas simuler, il ne cache rien » (p. 76). Tel est le ton franchement belliqueux que Nietzsche avouait être le seul remède, dans Ecce homo (Les « Inactuelles », 2), contre « toute l'engeance américaine et européenne des libres penseurs (…) incorrigibles niais et (…) plats pantins des « idées modernes » ». La fin du texte est claire : « laissez les morts enterrer les vivants » signifie que « l'art ancien » dont nous parlions plus haut doit ensevelir « l’âme du présent » selon les contemporains ; ce qui, selon Nietzsche, suppose, en filigrane, une attitude « contre l’art des oeuvres d'art » (« Opinions et sentences mêlées », 174), l'attitude d'un art qui confond dissimuler, interpréter et embellir, occulter. Sa devise lie « Art et restauration » dans la « résurrection des morts » (Ibid., 178), pervertissant, comme l’historien, un propos évangélique qu'il croit soutenir : « Laissez les morts ensevelir les morts » (Matthieu, VIII, 22). Familier des monuments aux morts, il oublie « Le Chant des tombes » de Zarathoustra, qui lui rappelle qu'il n’y a de résurrections que là où il y a des tombeaux. C'est donc en se plaçant au cœur de la croyance la plus éminente de l'époque pour la nier que Nietzsche confère à sa « parabole » une valeur antihistorique, grâce à laquelle sa considération est vraiment 115
inactuelle. Commettant délibérément un contresens, celui de l'art contemporain, il polémique et, ainsi, ne fait que poser la positivité de son refus, de son « anti-thèse », grâce à laquelle sa considération est vraiment intempestive.
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XXe SIÈCLE
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LA RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE ET LE DÉPASSEMENT DE L’ATTITUDE NATURELLE Texte nº 10 : HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures [phénoménologie, philosophie]
Au cours de ces dernières considérations, nous avons fait usage du droit de la réduction phénoménologique, et c'est le résultat salutaire de cette méthode fondamentale, d’une validité incontestable et qui nous conduit à la détermination du sens la plus originaire, que de nous affranchir des limites du sens de l’attitude naturelle et, par là, de toute attitude relative. L'homme en tant qu'être naturel, et tout particulièrement le savant naturaliste, ne remarque pas ces limites, il ne remarque pas que tous ses résultats sont affectés d'un certain indice qui précisément manifeste le caractère purement relatif de leur sens. Il ne remarque pas que l’attitude naturelle n'est pas la seule possible, qu'elle laisse ouvertes des possibilités de conversions du regard qui font ressortir la conscience absolue constituante de la nature et c'est en rapport avec cette conscience, en vertu de la corrélation eïdétique entre le constituant et le constitué, que toute nature doit être nécessairement de façon relative. Mais ce qui est éducatif dans la réduction phénoménologique, c'est aussi que désormais elle nous rend principiellement aptes à saisir des changements d’attitude et à reconnaître autant de valeur aux autres 119
attitudes qu'à la valeur naturelle (ou, comme nous le disons à présent plus clairement, à l'attitude relative à la nature) lesquelles constituent donc, comme celle-ci, des corrélats d’être et de sens d'être seulement relatifs et limités. C'est donc pareillement à la conscience absolue au sens phénoménologique du terme que renvoient les nouveaux corrélats ; ils exigent pour leur pleine élucidation qu’on remonte au contexte eïdétique de cette conscience absolue, dans son originarité et sa plénitude. Par la réduction à ce contexte, nous sommes à tout moment en état de poser dans une relation correcte et d'exploiter dans l'absolu les données des différentes attitudes (ou encore les modes de l’aperception fondamentalement différents qui en relèvent). C'est une attitude nouvelle de ce genre que nous avons maintenant en vue, une attitude qui, en un certain sens, est fort naturelle, mais non relative à la nature. « Non relative à la nature », cela veut dire que ce dont on fait l’expérience en elle n'est pas nature au sens de toutes les sciences de la nature, mais, pour ainsi dire, un contraire de la nature. La difficulté tout à fait exceptionnelle tient évidemment à ce qu'il faut non seulement saisir l'opposition, mais encore la comprendre de l'intérieur et non dans l'accomplissement des attitudes. Car si nous faisons abstraction de l'attitude, à vrai dire artificielle, visant la conscience pure, ce résidu des différentes réductions, nous glissons alors constamment, sans aucune peine, d’une attitude à l’autre, de l'attitude naturaliste à l'attitude personnaliste et, s'agissant des sciences qui s'y rapportent, de l'attitude des sciences de la nature à celle de la science de l'esprit. Les difficultés résident dans la réflexion et dans la compréhension phénoménologique 120
des changements d'appréhension et d'expérience et des corrélats dont ils entraînent la constitution. Ce n'est que dans le cadre de la phénoménologie, en mettant en rapport les différences ontologiques des objets qui se constituent avec les connexions eïdétiques corrélatives des multiplicités constituantes correspondantes, que ces différences peuvent être maintenues hors de toute confusion, dans une séparation absolument certaine, à l'abri de toutes les mésinterprétations qui ont leur source dans les changements d'attitude involontaires et que le défaut de réflexion laisse inaperçus. Ce n'est qu'en remontant à la conscience absolue et à l'ensemble tout entier des connexions eïdétiques qu’on doit y suivre, qu'on peut comprendre de prime abord en quoi sont relatives, conformément à leurs sens, les objectités dont il s'agit dans l'une et l'autre attitude ainsi que leurs rapports d’essence réciproques.
Le paragraphe 49 d du Livre Second des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures ne pose pas à proprement parler des problèmes, mais expose des résultats. Ce qui fait problème, c'est plutôt l'interprétation, la compréhension de ces affirmations. La première affirmation qui est établie, c'est l’utilité de la « réduction phénoménologique ». La seconde, c'est la nécessité d'une phénoménologie. Il s'agit donc de comprendre pourquoi, selon Husserl, la réduction phénoménologique est utile, c'est-à-dire en quoi elle permet de dépasser l’attitude naturelle. Il faudra ensuite expliquer en quoi la phénoménologie est le seul garant possible d'une attitude nouvelle, c'est-à-dire comment la phénoménologie assigne une nouvelle fonction à la philosophie. 121
La réduction phénoménologique permet un dépassement de l’attitude naturelle. Mais en quoi consiste cette dernière ? C’est un type d’attitude qui ne prend pas de distance vis-à-vis d'elle-même, « ne remarque pas que l’attitude naturelle n'est pas la seule possible ». C'est une attitude qui consiste à être tellement enfermé dans sa subjectivité que l'on croit être dans le vrai. On croit que sa position est la seule possible, si bien que l'on reste sur ses positions et que l’attitude naturelle comporte ainsi un fond de dogmatisme. Aucun recul n’est pris. On se situe dans la réalité, dans la mondanité, mais suivant un rapport qui est fait d’immédiateté. Rien à voir avec les médiations qu’impose une méthode. L’attitude naturelle n'appréhende pas la réalité méthodiquement, mais comme elle vient. Le sujet est alors l'effet de sa situation dans le monde plutôt qu’il n'impose sa logique à la réalité. Le sens naît des effets irréels sur la conscience plutôt que la conscience ne constitue la signification du monde. Cette dépendance visà-vis de la réalité caractérise l’attitude naturelle en faisant d’elle une attitude fondamentalement « relative ». La relativité vient de ce que l'on « ne remarque pas ces limites » imposées par le caractère partial et borné de l’attitude naturelle. L'idée est donc que l’attitude naturelle, prise dans le monde, ne peut s'apparaître à elle-même dans sa signification totale. Il y a dans l’attitude naturelle tout ce qui est là pour moi et qui par sa présence intuitive me cache en même temps ma subjectivité transcendantale et constituante qui pourtant s’exerce dans cette présence même. L’attitude naturelle consiste à trouver là un monde existant et à l’accepter comme il se donne. Je suis pris dans le monde. L’attitude naturelle est une limitation fondamentale, mais dont l'ampleur est immense comme l'horizon du monde. Elle me condamne à rester au plan qu'il 122
s'agit précisément pour Husserl de transcender. Ce sera la tâche de la réduction phénoménologique que de transcender cette attitude naturelle. Telle est la « validité incontestable » de la réduction, son « résultat salutaire » : elle permet de « nous affranchir des limites du sens de l’attitude naturelle ». C'est que la réduction se donne tout d'abord pour une modification radicale de ce qu'on nomme « attitude naturelle ». Il s'agit de relever cette « présupposition » continue et latente de l’être du monde que Husserl nomme par ailleurs thèse générale de « l’attitude naturelle ». L’attitude phénoménologique ou transcendantale est réalisée par une conséquente et radicale « mise entre parenthèses » de la thèse générale : le monde existant, naïvement présumé comme existant, purement et simplement posé, se transforme en « phénomène de monde ». Il s’agit d'une époché « universelle » portant sur l’être des objets intramondains réaux ou idéaux. Le dessein le plus profond de la réduction phénoménologique doit être déterminé comme « déshumanisation » dans la mesure où le philosophe qui exerce la mise entre parenthèses est coaffecté par elle. La vie de conscience qu'instaure la réduction précède toute mondanité comme sa condition de possibilité, comme son origine constitutive. Bien plus, la phrase essentielle du texte nous dit qu'il y a quelque chose d'« éducatif dans la réduction phénoménologique », c'est qu’« elle nous rend principiellement aptes à saisir des changements d'attitude », à relativiser la valeur de l’attitude naturelle par rapport aux autres. C'est que l’attitude naturelle est justement ce qui commande toutes les « attitudes », les soutiens, ce dans quoi elles s'excluent ou alternent, ce qui les précède toutes comme leur possibilité. La réduction est donc une « mise hors-circuit » non d'une partie de l’être, ni même de l’être du monde dans son 123
ensemble, mais de sa « position », c'est-à-dire d'un comportement en face du monde, d'une attitude. Dans cette perspective, le monde n'a plus de valeur pour nous, mais c'est ce qui le constitue qui en a : à savoir notre conscience. Elle est au fondement d'une attitude nouvelle, originale, parce que, à la source de toute attitude, ou plus exactement en deçà de toute attitude : l’attitude phénoménologique. Il s'agit ici de comprendre en quoi la phénoménologie se porte garante de cette attitude nouvelle à laquelle mène la réduction. C'est qu'elle implique une « conversion du regard » mettant en valeur « la conscience absolue constituante de la nature ». Alors que l’attitude naturelle pose la relativité de la nature, l’attitude phénoménologique impose l'absoluité de la conscience et permet « d'exploiter dans l'absolu les données des différentes attitudes ». La « conscience pure » est un « résidu des différentes réductions » : elle est ce qui reste une fois qu'on a effectué la réduction phénoménologique. La conscience pure est conscience transcendantale et, comme telle, résidu phénoménologique. La conscience a en elle-même un être propre et constitue une région de l’être originale, qui peut devenir le champ d'application d’une nouvelle science : la phénoménologie. C'est la phénoménologie qui garantit l'attitude nouvelle car elle a pour objet cette conscience transcendantale qui constitue toute transcendance dans la subjectivité pure. Alors que l’attitude naturelle mettait la conscience dans le monde, la nouvelle attitude implique une conscience absolue, c'est-àdire qui n'a pas besoin d'autre chose qu'elle-même pour exister. Elle est le résidu de l'anéantissement du monde. Comme être immanent, elle est système d'être absolu. Ainsi, dès que je connais l’attitude naturelle comme opération, je suis la conscience absolue qui non seulement 124
la réduit, mais la constitue. Le champ infini des vécus absolus n’est ainsi rien d'autre que le champ fondamental de la phénoménologie elle-même. Ce n'est donc qu’« en remontant à la conscience absolue » qu'on peut saisir la relativité des objectités de l’attitude naturelle. La phénoménologie se présente donc comme la seule voie possible menant à une attitude nouvelle axée sur l'absolu de la conscience. On peut le comprendre négativement, si on fait « abstraction de l’attitude, à vrai dire artificielle, visant la conscience pure » et que l'on remarque ce qui se passe alors. On reste pris dans une sorte d'engrenage qui nous porte, nous fait glisser sans cesse d'une attitude vers une autre, au lieu de nous situer en deçà de toute attitude, dans l'attitude nouvelle qu’est l’attitude phénoménologique. Le moi reste prisonnier d’attitudes fixes, dramatiques, incapable de comprendre les changements d'attitude, ce qui n'est possible que si l'on se situe en dehors de toute attitude figée, qui porte un certain type de jugement au lieu de pratiquer la suspension du jugement comme dans la réduction phénoménologique. Ainsi pourra-t-on s'enfermer dans l’« attitude naturaliste », attitude des sciences qui se rapportent au monde, et qui, comme l'explique Husserl dès le premier paragraphe des Ideen I, forment les sciences de la nature, comprenant les sciences de la nature matérielle, mais aussi celles des êtres vivants avec leur nature psychophysique, c'est-à-dire la physiologie, la psychologie, etc., auxquelles il faut adjoindre toutes les sciences de l'esprit, l'histoire, les sciences des civilisations, les disciplines sociologiques de tous genres : c'est que ces dernières correspondent à l’« attitude personnaliste » vers laquelle on glisse insensiblement lorsque l'on est dépendant de l’attitude naturelle. Le problème, c'est que tous ces changements d'attitude sont involontaires, alors que la 125
phénoménologie conduit consciemment par intensification et transformation de la prise de conscience de soi naturelle à l'expérience fondamentale qui fait apparaître l’essence authentique, cachée, de l'esprit et, du même coup, le sens propre de la sphère naturelle d’où la prise de conscience de soi est issue. L'attitude phénoménologique transcende donc l’attitude naturelle en ce qu'elle nous fait passer de l'esprit pris comme conscience empirique relative à une définition nouvelle de l'esprit compris comme conscience transcendantale absolue. Tel est sans doute le sens profond de l’époché comme méthode spécifique à l'attitude nouvelle. La phénoménologie a donc pour but de rendre la philosophie phénoménologique, c'est-à-dire de la faire dépasser l’attitude naturelle par la réduction phénoménologique et ainsi de la rendre pure en substituant à l’attitude relative une attitude nouvelle qui promeut la conscience à un stade transcendantal et absolu.
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LE MYSTICISME CHRÉTIEN Texte nº 11 : BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion [politique, morale, religion]
Joie serait en effet la simplicité de vie que propagerait dans le monde une intuition mystique diffusée, joie encore celle qui suivrait automatiquement une vision d’au-delà dans une expérience scientifique élargie. À défaut d'une réforme morale aussi complète, il faudra recourir aux expédients, se soumettre à une « réglementation » de plus en plus envahissante, tourner un à un les obstacles que notre nature dresse contre notre civilisation. Mais qu'on opte pour les grands moyens ou pour les petits, une décision s'impose. L'humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu'elle a faits. À elle de voir d'abord si elle veut continuer à vivre. À elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l'effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l'univers, qui est une machine à faire des dieux.
Dans l'œuvre bergsonienne, il semble difficile, avant Les deux sources de la morale et de la religion, de trouver trace d'une problématique politique. Tout au plus pourrait-on y rechercher quelques notions politiques à travers ce que L'évolution créatrice nous dit des sociétés 127
animales. Le premier et le quatrième chapitres des Deux sources développent des concepts capitaux de la pensée politique ; pourtant le sujet des Deux sources, ce n'est pas la politique, mais la Morale et la Religion. Si bien que la problématique politique apparaît comme le point aveugle de la philosophie bergsonienne : à la fois essentielle et non élaborée. Le texte que nous nous proposons de commenter se situe précisément à la marge de l'œuvre de Bergson : final et révélateur de l'intention latente de toute l'œuvre antérieure, il témoigne d'un glissement de la religion vers la morale et de la morale vers la politique. Se peut-il qu'il dévoile l'articulation du philosophique et du politique par le truchement de la religion et de la morale ? C'est une invocation quasi religieuse à la joie qui fait débuter notre texte. La religion n'est cependant pas présentée sous les traits d'une joie spinoziste : il s’agirait bien plutôt d'épicurisme, au sens où Bergson lui-même l’entend. C'est-à-dire non pas précisément la gaieté, mais l'exclusion de toute tristesse, mélancolie ou trouble de l'âme. Comme l'explique Bergson dans sa réflexion sur l'originalité de Lucrèce, Épicure convie à « cet état d'équilibre (dont) naît un bonheur durable : l'âme s'abandonne à une joie paisible et peu intense, mais continue » (Mélanges, p.287). La joie et la sérénité ont donc un air fraternel. C'est que seul un cœur pur et simple peut disposer véritablement à la quiétude de Laetitia. La joie chez Bergson ne naît pas, n'en déplaise à Jankélévitch, de la musique dionysiaque d'un Ravel (Je bois à la joie !), mais de l’effort à accomplir, à commencer et à créer. Le triomphe de la joie n'est pas la réussite du Gaudium leibnizien, ni même la Generositas spinoziste dont les « foyers de générosité » de L'énergie spirituelle sont
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pourtant si proches (p.25), mais l'euphorie dans l'équilibre du devoir accompli. Mais d'où vient « la simplicité de vie » (ligne 1) dont parle Bergson à propos de cette joie ? Le dernier chapitre des Deux sources est en fait le condensé d'un livre que Bergson renonça à écrire, dans lequel se serait épanouie sa vocation profonde d'éducateur d'une société à venir, et où l'on rencontre des idées d'une actualité frappante, comme le retour à une vie simple, dont la femme pourrait se faire l’artisane : « notre vie sera plus sérieuse en même temps que plus simple » (Deux sources, p. 322). Ce ton de prophète et de prédicateur prêche une purifiante signification qui a pour but de faire s'évanouir les complications de cette décadence à laquelle mène l’analyse. On sait combien la problématique de la simplicité est liée à celle de l'intuition et cette dernière à l’alternative de la méthode (analytique ou intuitive). C'est qu'en fait la philosophie de Bergson nous donne la pureté des pensées avec la simplicité des mœurs : le mystique voit simple. Quelle est donc cette « intuition mystique » (ligne 2) dont parle Bergson ? De prime abord, l'intuition semble nous placer dans le champ de la « religion statique » tandis que son caractère mystique nous déplace vers le domaine de la « religion dynamique ». L'intuition mystique semble être un paradoxe. En fait, Bergson lui ajoute l'épithète « diffusée », laissant entendre que l'intuition mystique ne se distingue pas de la poussée d'invention qui est durée créatrice, qu’elle est moins contemplation qu'activité spirituelle ; l’élan mystique apparaît comme un ressourcement dans l'élan vital lui-même. Le mysticisme, comme religion dynamique, est un effort d'évolution créatrice : « L'aboutissement du mysticisme est une prise de contact (…) avec l'effort créateur que manifeste la vie » (p. 233). Avec le mysticisme, l'âme s'absorbe en Dieu : 129
« Dieu est présent et la joie est sans bornes », dit Bergson, explicitant le paradoxe du mysticisme complet comme agitation dans le repos (pp. 243-7). L'intuition mystique, comme vision de Dieu, est immensité de joie, extase. Aussi Bergson parle-t-il de « vision d'au-delà » (ligne 4). C’est dans sa Leçon de Clermont sur l'école d’Alexandrie que Bergson évoque pour la première fois l'extase et le mysticisme. Il y voit un « procédé extrascientifique ». Dans son Cours sur la Théorie de l’Ame chez Plotin, professé à l'École normale supérieure en 189899, Bergson voit dans le mysticisme qui réserve l’absolu à une connaissance supra-empirique, une voie vers la vérité, mais une voie extra-philosophique. L'extase, comme simplification de tout l’être, aplosis, semble résolument du côté de la « vision d'au-delà » contre tout aspect scientifique contraire à l'intuition. Le Cours de Clermont déclare tout net : « C'est donc à une négation de la science que la philosophie grecque aboutit. Elle substitue à la recherche scientifique l’extase ». Comment alors comprendre l'expression de Bergson : « une intuition mystique (…) une vision d'audelà dans une expérience scientifique élargie » (c'est nous qui soulignons) ? « Vision d'au-delà » et « expérience scientifique » s'excluent-elles irréductiblement ou bien l’intuition est-elle le prolongement de la science ? Sans doute faut-il comprendre que l'intuition en question suit l'expérience, mais une expérience bien particulière, « l'expérience intégrale » dont parle La pensée et le mouvant, et qui est la métaphysique à proprement parler. On sait que Bergson n'était pas réfractaire à l'idée d'une symbiose entre le scientifique et l’intuitif, témoin son attention à la « science psychique » de l'époque ainsi qu'à la magie. Il y a, dans les Premiers principes de Spencer, qui fut une de ses sources d’inspiration, l'idée qu'il n'y a pas 130
d'absurdité à vouloir réconcilier science et religion : il y a des vérités, dans la religion, que la science ne peut fonder. Mais ce qui est sûr, c'est l'importance accordée par Bergson à la notion d'expérience. Ainsi dans sa Lettre à G. GuyGrand du 11 juin 1932 : « (…) la méthode que je propose excluant toute construction et arrêtant la recherche au point précis ou s'interrompt l'expérience ». L'esprit expérimental ne pouvait négliger un fait aussi important que le mysticisme. Aussi l'objet des Deux sources semble-t-il être d’établir l'existence de Dieu par l'expérience mystique, Bergson étudiant moins les religions in libris qu’in vivo. Ici la religion ne suit plus la pente menant de l'obligation à la joie, mais de l'obligation à l'automatisme (Cf. ligne 3 de notre texte). Aborder expérimentalement le problème de Dieu, dans une expérience privilégiée, voilà en quoi consiste le mysticisme dont parle Bergson, et qui n'a rien à voir avec l'illuminisme qui consisterait à invoquer des expériences mystiques sans avoir obtenu auparavant de connaissance de l'existence et de la nature de Dieu, sans vérification expérimentale de l'existence d'une révélation dans le cadre d'une religion positive. Mais l'élargissement de l'expérience scientifique peut-il être autre chose qu'une tendance et aboutir à la complétude du mysticisme ? Le conditionnel employé par Bergson dans la première phrase du texte suggère que non. Le début de la seconde renchérit : « À défaut d'une réforme morale aussi complète… ». La réponse est claire, mais elle n’est pas justifiée. C’est qu’avant de chercher des raisons à ce défaut, il faut comprendre que commencer l'étude de la morale, c'est commencer par des faits (Cours de Morale à Clermont) : le texte glisse de la religion à la morale parce que la seconde est du domaine de la réalité, la première tend vers l’idéal. La religion serait, si l'on veut, une morale 131
absolue, « naturelle » (au sens où l'on oppose le naturel au positif). Si une telle « réforme morale » est impossible, c'est que la morale est elle-même insérée dans le social. On pourrait dire, à la limite, que le moral est au social ce que le religieux était au moral. Comme le précise L’énergie spirituelle, «… c’est à la vie sociale que l’évolution aboutit ». L'affadissement qu'implique le passage de la perfection morale aux « expédients » (ligne 6), la déception qu’il implique sont la condition de l'insertion de l'idéal dans le réel, de son effectivité. D'où l'idée bergsonienne de « réglementation », qui va dans le sens de la rénovation de la vie politique, souhaitée par Bergson, dans le cadre d'une démocratie véritable. On a vu que Bergson était convaincu que sommeillent en l'homme des virtualités à éveiller, en particulier le sens de l'au-delà, dont l'exercice pourrait transfigurer nos existences. Mais si sous ses formes primitives, la religion est donc réaction vitale et salutaire, elle n'en reste pas moins directement liée aux structures de la société où elle naît et se développe. Aussi est-il difficile de dissocier notre nature et notre société, difficile de définir ces « obstacles que notre nature dresse contre notre civilisation » (lignes 8-9). Il semble en fait que Bergson fasse allusion ici à un thème répandu à l'époque, si l'on en croit par exemple un Blondel, dans sa Lutte pour la civilisation et philosophie de la paix : Blondel explique, dans les « raisons qui rendent plus intelligible et plus urgente l'influence du ferment chrétien », que les besoins accrus par la civilisation scientifique procèdent de la stimulation chrétienne, mais deviennent dangereux et décevants sans la fidélité aux mœurs chrétiennes ; la promotion de la conscience morale et religieuse mène à un « sursum » social et moral issu du christianisme qui devient un grand risque de perturbations, proches des « obstacles » 132
que dénonce Bergson comme corollaire d'une absence de « réforme morale ». Mais si notre « nature » implique le risque du débordement, la « réglementation » mène, elle, à la sclérose et, à court terme, à ce que Bergson appelle une « société close », où préexistent des systèmes moraux, et où la nature de l'obligation ne peut être dépassée (en tant qu'elle est pensée en rapport étroit avec la société close) que par l'évolution de la vie. D’où ce que Bergson déclare dans les Deux sources (p. 160, PUF, 1982) : «... la religion est moins de la crainte qu'une réaction contre la crainte [car] l’émotion de l'homme devant la nature est sûrement pour quelque chose dans l'origine des religions ». Finalement, il semble qu'il faille conclure, dans ce débat entre nature et civilisation, que le naturel n'est qu'une consolidation de l’acquis, qu'il y a une nature fondamentale, mais qu'il y a aussi des acquisitions qui se superposent à elle sans se confondre avec elle, que le naturel ne se laisse pas chasser, mais que la nature humaine est prédisposée à une certaine forme sociale. Sans doute la question de la civilisation et du social est-elle primordiale pour Bergson, comme elle le fut au tournant du siècle pour un Ludwig Klages ou Oswald Spengler : le premier rapportait la civilisation à l'homme et la société « vus de l'extérieur » et la culture à l'homme et la société « vus de l'intérieur » (Der Geist als Widersacher der Seele), tandis que Spengler distinguait la culture de sa réalisation historique, les cultures étant des formes organiques et naturelles de la vie, les civilisations, elles, des formes ultimes, décadentes et figées – parce que d’essence sociale – de l'existence (Le déclin de l'Occident). La question de la civilisation fait glisser la problématique bergsonienne vers le politique, les mystiques étant la condition d'un élargissement en humanité des sociétés naturelles, conservatrices car, remontant par l'intuition, 133
comme nous l’avons vu, à la source de la vie enlisée, ils élargissent la société en humanité. Mais si la religion et la morale apparaissent – sous les traits d'un mysticisme complet, missionnaire et rénovateur – comme la possibilité d'une transformation, la politique, en revanche, est envisagée de façon purement constative, et qui plus est, pessimiste : « L'Humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits » (lignes 11-12). La question politique de la civilisation et de l’humanité est l'occasion chez Bergson, d'un ton paradoxalement à la fois prophétique et pessimiste. Il revêt les accents fameux des déclarations de Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles (...) Nous voyons maintenant que l'abîme de l'histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie » (Variété, III, Essais quasi politiques, « La crise de l'esprit » (première lettre). L’influence de Valéry est certaine. Son diagnostic de crise, en 1919, déjà, au moment où la société officielle tente de retrouver l'optimisme troublé par la guerre, évoque ce qu’il y a de périssable et de menacé dans la civilisation et l'homme actuels. Il reprendra cette affirmation dans Regards sur le monde actuel ; après avoir médité sur tout ce qu'enveloppe de périls la culture allemande (Kultur), il montrera dans la Préface aux Lettres Persanes le rôle que joue le sacré dans la source des civilisations, de même que Variété déclarait : « Jamais on n’a tant prié et si profondément : demandez aux prêtres ». C'est cette « agonie de l'âme européenne », cette « épaisseur de l'Histoire » qui transparaissent sinon de manière banale, du moins de façon inspirée, dans le texte de Bergson. Valéry n'écrivait-il pas d'ailleurs, dans sa Lettre à Bergson du 8 mars 1932 : «... le moment viendra 134
que je pourrai connaître votre pensée sur la Morale et la Religion. Il n'y a pas de sujets plus actuels et même plus pressants. Le monde moderne est un monstre, au sens de la tératologie » ? C'est bien cette figure du monstre que « l'humanité gémissante et écrasée » évoque. Peut-on pour autant parler de pessimisme bergsonien ? Bien au contraire, il semble qu'à un constat pessimiste réponde un appel d'espoir et d'optimisme, rappelant « l'appel du héros », la marche en avant des Deux sources : le texte de Bergson dit bien que l'humanité « ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle ». Pareil à un Jules Monnerot qui, dans Sociologie du communisme, soulignait les conséquences de « la prise de conscience » pour les « civilisations », Bergson ne conclut pas à une décadence par le progrès, ce qui serait un pur paradoxe, mais oppose le progrès au progrès, ce qui n'est qu'apparemment une contradiction : il y a le progrès comme progression matérielle et le progrès comme valorisation spirituelle. Comme l'explique Beaufret dans ses Notes sur la philosophie en France au XIXe siècle (de Maine de Biran à Bergson), le philosophe de la mobilité qu’est Bergson subordonne, comme Auguste Comte, la dynamique à la statique, le progrès n'étant que le développement de l'Ordre. Mais Bergson parle dans notre texte de « continuer à vivre » (ligne 13). C'est que le progrès de l’humanité n'est pas celui de la société : il est en train de se faire, durée vivante car ce qui caractérise la vie, c'est qu'elle est un progrès, un « bondissement » comme dit Beaufret des Deux sources. Cette continuation, toutefois, peut-elle se faire toute seule ? Il est clair pour Bergson que non : « l’effort nécessaire » (lignes 14-15) suggère l'idée d'un humanisme politique doublé d'un patriotisme bergsonien. Comme le dit le Cours de Morale à Clermont (p. 48), "ce qui constitue la 135
patrie, c'est la communauté d’efforts ». L'union et la solidarité des âmes deviennent patriotisme dès qu’elles se manifestent par une volonté commune. Le paradoxe, c'est que cette volonté commune se réalise par des individus, ou plutôt des personnes. La civilisation bergsonienne est authentiquement personnaliste. En fait, nous expérimentons une aspiration qui nous tire vers le haut, par la médiation de certaines figures exemplaires, les initiateurs moraux, les héros et les saints. L'action de ceux-ci tend à susciter un état d’âme qui devrait valoir, idéalement, pour l’humanité entière, au-delà de toute société déterminée. Bergson trace le dessein d'une société ouverte, société de créateurs, où l'on passe d’un génie à un autre, mais par l'intermédiaire des disciples, des spectateurs et des auditeurs. Il y a donc bien deux sources, d’où dérivent les formes de la morale et de la religion : d'une part la société, d'autre part la grâce diffusée dans certaines âmes privilégiées qui, à leur tour, propagent l’élan qu'elles ont reçu. Cependant, la dualité des sources ne saurait marquer le fait que l’une et l'autre proviennent d'une source unique : la Vie incessamment créatrice, Dieu à l'œuvre en tout ce qui est. L'univers est-il alors une « machine à faire des dieux » ou une machine à broyer des sous-hommes ? Il est clair que pour Bergson le mécanisme est l'instrument d'une mystique. Il y a un appel héroïque de l'individu à l'individu, une mystique sans « corps mystique ». Il y a des sociétés naturelles trouées par les irruptions de la mystique, la certitude d'un état « semi-divin » où l'homme ignorerait le vertige. Ici, l’homme divin est inaccessible mais c'est toujours sur lui que les Deux sources mettent en perspective l’histoire humaine. Il y a l'acte simple qu’a fait l'espèce humaine (nature naturée) et l'action simplifiante de Dieu dans le mystique (nature naturante). Comme le dit Merleau-Ponty dans son texte lu à la séance d'hommage à 136
Bergson qui terminait le Congrès Bergson (17-20 mai 1959) et publié par le Bulletin de la société française de philosophie : « l’histoire n'est pas maudite, l’univers reste une « machine à faire des dieux » (…) Mais si un jour la machine à faire des dieux réussit ce qu'elle a toujours manqué, ce sera comme si la création arrêtée se remettait en marche (…) l'histoire humaine (est) un expédient pour remettre en mouvement la masse ». En fait, le problème politique est dépendant d'une philosophie de la nature et de l'histoire humaine, d’une ontologie de l'ordre et du progrès. À une sociologie dynamique répond une philosophie de la sympathie et de la solidarité universelle. La société est œuvre de liberté. L'ascension de la société vers un idéal de liberté s'explique par les lois mécaniques qui président au développement de l'univers (lignes 15-16) et par « la constitution des personnalités humaines » dont parlait déjà la Lettre au P. de Tonquédec du 20 février 1912. Le bergsonisme n'est pas un socialisme car ce dernier conduirait à une dépersonnalisation complète, qui est l'inverse de la civilisation. Le chapitre final des Deux sources « Mécanique et Mystique » tente d'interpréter l'époque actuelle et se heurte de front au marxisme. Il y a une légitimité de la civilisation technique, mécanique. Mais L'humanité ne doit pas s'emporter frénétiquement : « toute notre civilisation est aphrodisiaque » (Deux sources, p. 322) Le corps humain, démesurément élargi par la science, a besoin d'un « supplément d'âme » (p. 330). L’on sait comment les marxistes ou les interprètes socialistes, à l'image d’un Friedman (La crise du progrès », 1936), opposeront au mysticisme bergsonien la mystification réactionnaire que serait le bergsonisme, négation de la civilisation industrielle, alors que le développement scientifico-technique serait la possibilité pour l'homme 137
d'entrer en relation avec le monde. Il semble cependant, d'après notre analyse du texte, que Bergson soit plus un prosélyte qu’un détracteur. S'il faut conclure sur ce texte, on pourrait plutôt le faire sur le plan philosophique que polémique : devant le drame du monde moderne d'une rupture, d’une civilisation qui n'a pas su se dépasser elle-même, devant un être au corps agrandi, aux puissances centuplées, mais dont l’âme est restée inchangée, Bergson ne conclut pas qu’au chaos dans lequel se débat l'humanité. «… le corps agrandi attend un supplément d'âme et la mécanique exigerait une mystique ». Mais la machine est à la mystique ce que la politique est au destin de l'homme : le développement mystique de l'humanité se fera non pas contre, mais « audelà » de la machine. La survie n'est pas sûre, mais le salut n'est pas dans l'attente. Au-delà des progrès techniques et du machinisme, au-delà du mouvement démocratique de libération des masses, il y a le mysticisme chrétien.
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CONCLUSION Au terme de cet ouvrage, nous sommes amenés à conclure sur la relation que la philosophie entretient avec l’histoire de la philosophie. Kant disait qu’une chose est de faire de la philosophie, une autre de philosopher. Or ce que nous enseigne l’analyse des textes philosophiques, c’est qu’on ne peut pas faire d’histoire de la philosophie sans philosopher, mais aussi, et c’est peut-être moins évident pour bon nombre de « philosophes » ou de penseurs qui se disent « philosophes », qu’il est difficile de philosopher sans passer « sous les fourches caudines » de l’histoire de la philosophie. Bien prétentieux serait celui qui s’imaginerait philosopher tout seul, dans la généralité, sans se nourrir de la réflexion des grands philosophes qui ont pensé avant lui, sans faire l’épreuve d’une confrontation de sa pensée avec les grands textes de la philosophie.
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TABLE DES MATIÈRES Préface
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Avant-propos
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ANTIQUITÉ LA SCIENCE NE RÉSIDE PAS DANS LA SENSATION Texte nº 1 : Platon, Théétète, 184b4-185b3 UNE VIE DE JUSTICE ET DE PHILOSOPHIE Texte nº 2 : Platon, Gorgias, 507a-508a. LES RAPPORTS DE LA RHÉTORIQUE ET DE LA JUSTICE Texte nº 3 : Platon, Gorgias, 519c-520e.
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XVIIe SIÈCLE 45 « COMMENT LA GÉNÉROSITÉ PEUT ÊTRE ACQUISE » Texte nº 4 : Descartes, Traité des passions, article 161. 47 « LE LABYRINTHE DE LA LIBERTÉ » Texte nº 5 : Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps, § 15-17. 57 XVIIIe SIÈCLE LE POSTULAT DE L’EXISTENCE DE DIEU Texte nº 6 : Kant, Critique de la Raison pratique, Dialectique transcendantale, 5e partie, Ch. 2.
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LA « TYPIQUE DU JUGEMENT PUR PRATIQUE » : POUR UNE MORALE DE LA LIBERTÉ Texte nº 7 : Kant, Critique de la Raison pratique, « Typique du jugement pur pratique ». 79 XIXe SIÈCLE PRIMAUTE DE L’ESPRIT SUR LA NATURE Texte nº 8 : Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, II, La science de la nature, § 248, Addition. « DE L’UTILITÉ ET DE L’INCONVÉNIENT DES ÉTUDES HISTORIQUES POUR LA VIE » Texte nº 9 : Nietzsche, Seconde Considération intempestive, article 2
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117 XXe SIÈCLE LA RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE ET LE DÉPASSEMENT DE L’ATTITUDE NATURELLE Texte nº 10 : Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et philosophie phénoménologiques pures, Livre II, § 49. 119 LE MYSTICISME CHRÉTIEN Texte nº 11 : Bergson, Les deux Sources de la Morale et de la Religion, Ch. IV, Remarques finales, mécanique et mystique, dernier paragraphe. 127 Conclusion
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Table des matières
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