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French Pages 216
LE MENSONGE ET LES VERTUS DE LA VÉRITÉ UNE HISTOIRE
MONOTHÉISMES ET PHILOSOPHIE Collection dirigée par Carlos Lévy
LE MENSONGE ET LES VERTUS DE LA VÉRITÉ UNE HISTOIRE
Gaëlle Jeanmart
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© 2012 – Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise,without the prior permission of the publisher. D/2012/0095/199 ISBN 978-2-503-54494-6 Printed on acid-free paper
SOMMAIRE Sommaire
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Introduction
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Première partie Le mensonge à l’aube de la philosophie
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Introduction I. La condamnation du pseudos poétique 1. L’éducation du peuple : mythes et mensonges 2. Mensonge et politique
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II. La condamnation du pseudos sophistique 1. La condamnation du pseudos objectif 2. Le mensonge exclu de la philosophie 3. Franchise, sincérité et vérité 4. L’efficacité thérapeutique de la franchise 5. La dimension politique de la franchise
53 54 63 74 84 92
Deuxième partie Le Mensonge dans la pensée chrétienne
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Introduction
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I. De Mendacio — Contra Mendacium et Enchiridion Position du problème du mensonge dans l’œuvre d’Augustin 104 1. Le De Mendacio (395) 104
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SOMMAIRE
2. Le Contra Mendacium (420) 3. L’Enchiridion (421)
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II. Contextes : la vérité de la foi 1. Conceptions de la vérité 2. Ambiguïté de la fides 3. Intériorité et authenticité 4. Les conditions morales de la connaissance : sincérité et charité 5. Charité herméneutique : sens figuré, sens utile et fable
130 140 149 162 167 179
Conclusion 1. Enjeux historiques 2. Enjeux contemporains
197 201 208
Orientations bibliographiques Les auteurs anciens Les modernes Les contemporains La littérature secondaire : quelques textes de commentaires
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INTRODUCTION L’histoire que nous entreprenons ici est celle du concept de mensonge et du partage entre le vérace et le mensonger, en marge d’une autre opposition capitale de la philosophie entre le vrai et le faux. Cette histoire se veut généalogique au sens où l’entendait Nietzsche, qui définissait la vérité comme l’exigence imposée par certains d’une désignation constamment valable et obligatoire des choses, exigence dont il fallait comprendre les motifs et les enjeux en en exhumant les conditions d’apparition. Notre projet est essentiellement différent de ceux proposés par P. Smets et par M. Bettetini qui présentent une histoire du mensonge dans la philosophie fondée sur l’unicité du concept1. L’hypothèse est affichée clairement chez le second : « En nous aidant de quelques philosophes, historiens, mais aussi dramaturges, poètes, psychologues et menteurs en tout genre, essayons de construire un profil synchronique du mensonge »2 . La généalogie oppose à l’idée de synchronie une diachronie montrant les évolutions, les ruptures, les tensions dans les différentes conceptions du mensonge, qu’on ne peut résolument pas unifier comme on unifierait les profils différents d’un même objet pour le considérer dans sa totalité. Ainsi, le pseudos grec nomme-til des problèmes résolument distincts du mendacium chrétien. Notre histoire du mensonge part donc de l’hypothèse d’une historicité pratique, sociale, politique et juridique du concept de mensonge qui l’aurait transformé et marqué de ruptures à l’intérieur de notre tradition. Il s’agira plus particulièrement de répondre au projet lancé par J. Derrida, dans ses Prolégomènes à une histoire du mensonge : nous entendons éclairer les conditions de la formation de notre conception standard du mensonge comme formulation de propositions dont l’auteur sait en conscience explicite qu’elles 1 P.-F. Smets, Au commencement était le mensonge, Bruxelles, Académie royale de Belgique, Classe des Lettres, 2006 et M. Bettitini, Petite histoire du mensonge, Paris, Hachette, 2003. 2 Ibid., p. 9.
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sont fausses. Dans la mesure où ce concept standard est le concept chrétien de « franc-mensonge », notre histoire du mensonge sera essentiellement celle de la christianisation de la thématique grecque du pseudos et, parallèlement, l’histoire du positionnement du dire vrai philosophique à l’égard des prétendants à la vérité revendiquant, comme la philosophie, le rôle d’éducateurs. Platon et Augustin constitueront deux figures essentielles de cette généalogie du mensonge ; deux figures par rapport auxquelles les auteurs postérieurs traitant du sujet seront toujours situés, dans la filiation ou au contraire l’écart. Le contraste qui ne cessera ici d’être pointé entre la pensée de Platon et celle d’Augustin offre en effet une clé de lecture de toute la tradition occidentale du mensonge qu’on peut très schématiquement présenter comme suit : la justification platonicienne de l’usage politique et éducatif du mensonge au nom des vérités qu’il peut induire dans l’âme ouvre au moins deux traditions de pensée, machiavélienne et nietzschéenne, justifiant l’usage du mensonge, tandis que la condamnation radicale du mensonge qu’Augustin énonce au nom de la sauvegarde des principes du droit et de la confiance à la source de toute vie en société aura deux grands héritiers en la personne de Kant et de Rousseau. Nous avons donc privilégié ici une démarche systématique : la pensée d’Augustin n’a pas été étudiée dans la filiation de celle de Platon et éclairée dans ses différences par le stoïcisme de Cicéron ; elle a été confrontée à Platon en étant considérée comme un système cohérent de façon interne et opposé au système platonicien sur quelques points particulièrement saillants. Un des enjeux du livre est en effet de trouver une intelligence des modèles, c’est-à-dire de suivre la logique d’un questionnement ou d’une thèse au-delà de ce qui y expressément dit, de façon à suppléer au caractère souvent allusif des dialogues. Il s’agit ensuite d’opposer ces questionnements pour voir s’esquisser des logiques non compatibles pour penser le mensonge – des modèles qui dessinent des séries de problématiques étrangères l’une à l’autre. Ne nous y trompons pas : cet affrontement de logiques ne contient pas d’hypothèse sur le déroulement de l’histoire des idées : nous ne supposons nullement qu’à une thèse platonicienne succèderait l’antithèse augustinienne, mais qu’ils adressent des questions différentes au sujet d’un mot aux contours mal définis et qui, dans les deux langues, ont de toute façon des sphères de sens qui ne se recoupent pas entièrement. Une vision en arrêtes et traits découpés a donc été privilégiée à la tentative de saisir un flux en mouvements, nuances, reprises et torsions légères, de sorte que l’entre-deux, celui du néo-platonisme et surtout du stoïcisme moyen qui infiltrait les pensées de quelques Pères de l’Église, Apologues et théologiens, comme Philon ou Clé-
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ment d’Alexandrie chez les Grecs, Origène, Ambroise et Jean Cassien chez les Latins, a été négligé au profit d’une vision problématique de l’histoire des conceptions du mensonge. Il s’agit en réalité moins ici de penser ce qui, historiquement, a rendu possible la pensée augustinienne du mensonge que de souligner l’irréductible différence des hypothèses faites par ces deux auteurs sur la nature et les voies de l’éducation morale, de la vérité, du mensonge, de l’intention ou de la conscience de soi. Nous ne proposons pas tant une lecture commentée de ces auteurs qu’une présentation des enjeux de leur pensée, c’est-à-dire des difficultés au sujet de la question du mensonge, de la franchise, de la sincérité et de la vérité que ces deux auteurs soulèvent et affrontent. Cette histoire des problèmes éthiques s’oppose également à l’histoire des mœurs et des comportements : il ne s’agit pas de décrire les normes et les attitudes valorisées (dire la vérité ou être sincère par exemple – ce qui n’est pas la même chose), mais d’essayer de comprendre les changements de perspectives qui se jouent en dessous des codes et des règles. À chaque époque, l’opposition du vérace au mensonger paraît en effet nécessaire pour préserver quelque chose d’essentiel – la spécificité de la philosophie, les liens de la vérité à l’éthique, le droit fondé sur le contrat ou encore le langage en tant qu’institution arbitraire. Nous prenons le parti de relever les manières diverses de problématiser l’opposition du vérace au mensonger et de percevoir ces choses essentielles que la condamnation du mensonge doit préserver et qui sont différentes d’une époque à l’autre. Le pistage de ces problématisations nouvelles se fait dans une époque de transition, entre la philosophie grecque et la pensée chrétienne. L’enjeu est de percevoir comment nous héritons, pour la formulation de certains problèmes, d’une conception chrétienne qu’il est possible d’opposer à la pensée grecque, pour apercevoir qu’il n’est pas nécessaire, ni évident, qu’un problème se formule de telle manière ou même simplement qu’un aspect du réel en vienne à être thématisé sous la forme d’un nouveau concept. *
* *
Dans l’Antiquité, jusqu’à Aristote du moins, on ne sortait pas d’une ambiguïté du pseudos qui pouvait signifier tant l’erreur que l’ironie, la ruse, le mensonge, la tromperie ou encore la fiction poétique et qui référait à une erreur tantôt intentionnelle et tantôt pas ; c’est qu’un seul mot assume la charge de l’expression du mensonge et de celle du faux. La distinction entre les deux
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INTRODUCTION
formes, volontaires et involontaires, de pseudos s’est opérée progressivement après Platon, chez Aristote déjà, qui soulignait dans la Métaphysique (D, 29, 1024b-1025a) que le menteur n’est pas celui qui a la capacité de tromper, comme le définit l’Hippias, mais celui qui choisit intentionnellement de le faire. Cette distinction entre celui qui se trompe et celui qui veut tromper autrui deviendra évidente chez Augustin, et depuis, pour toute la tradition philosophique. Dans le sens commun du terme aujourd’hui, « mensonge » renvoie en effet à une volonté de tromper et non à une tromperie efficace (on peut mentir sans pour autant être cru) ou à une erreur involontaire (dire quelque chose de faux parce que l’on se trompe n’est précisément pas mentir). Puisque la question du pseudos a été au centre de la définition de la philosophie, l’histoire du partage entre le vérace et le mensonger s’offre comme un axe privilégié pour l’analyse de la philosophie en tant que pratique requérant un certain usage de la langue toujours lié au dire vrai mais situé entre franchise et ironie. Et la philosophie platonicienne est le premier temps fort de cette histoire. La longue tradition des commentaires de Platon s’est trop penchée sur la vérité pour s’intéresser au mensonge, et quand elle s’est intéressée au pseudos comme dissimulation, c’est toujours l’importance de l’ironie comme manipulation intentionnelle qu’elle retenait, c’est-à-dire l’importance d’une pratique qui interdisait précisément à Platon de disqualifier massivement le « mensonge ». Il reste donc un champ de réflexions à tenir sur les liens entre philosophie et mensonge ou franchise, qui n’est pas tout à fait désert cependant puisque, à la fin de sa vie, Foucault s’est penché sur la question du rôle de la franchise, de la parrhèsia, dans la philosophie antique. Toutefois, contrairement à Foucault, ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas la franchise détachée de la vérité ou le mensonge détaché de la fausseté, mais au contraire ce que produit le lien entre erreur et tromperie. Qu’il n’existe en grec qu’un terme pour les désigner a des implications philosophiques que nous tenterons de dégager. Nous nous proposerons, dans une première partie, d’examiner la double épaisseur de la condamnation par Platon du pseudos sophistique : sa condamnation du pseudos objectif qui consiste à identifier le vrai au discours majoritaire et qui fait ainsi varier la teneur aléthique d’un énoncé selon la quantité de crédit des sujets qui opinent ou contre-opinent. Et sa condamnation du pseudos subjectif, c’est-à-dire de la déliaison du discours des sophistes avec ce qu’ils croient. Nous nous attarderons sur ce réquisit de franchise, qui met au jour l’articulation originelle du discours philosophique à l’éthique : à partir du moment où celui qui parle dit autre chose que ce qu’il pense, il n’y a plus de
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philosophie possible. Notre hypothèse est alors double : nous considérons d’abord que la « confusion » entre tromperie intentionnelle ou pas est productive et nous souhaitons ainsi réactiver le sens des productions propre à ce régime de confusion de l’erreur et du mensonge qui nous donne accès à l’intersection formée par les ensembles, pour nous distincts, des problèmes éthiques et épistémologiques liés à la vérité. Nous interrogeons ensuite la raison de la séparation postérieure à Platon de ces deux problématiques du faux et du mensonge, comme du désintérêt des philosophes pour celle du mensonge et, corrélativement, la raison de la disparition d’une interrogation philosophique portant sur les conditions éthiques de la vérité. Notre hypothèse est que ces modifications essentielles dans la problématisation du mensonge sont liées au déclin à l’ère chrétienne de la philosophie comme pratique spirituelle, comme direction de conscience et comme pédagogie éthique ou psychagogique3. La philosophie identifiée à un discours théorique détaché de la spiritualité (domaine désormais réservé de la religion) s’est tout naturellement défaite d’un questionnement sur les conditions éthiques de l’accès à la vérité comme sur les effets éthiques du pseudos ou de la franchise. L’étude du pseudos s’offre comme un angle d’approche approprié pour cerner l’évolution des prétentions philosophiques à la vérité comme l’évolution des conceptions de la nature du philosopher et de sa fonction propre dans la société et dans l’éducation. Au-delà de la dimension psychagogique et éthique de la franchise chez Platon, se dessine également une dimension politique perceptible dans deux groupes de textes : dans la République et dans les Lois d’une part et dans la lettre VII, d’autre part. Dans les deux premiers textes, Platon admet le mensonge comme une technique éducative efficace. Le dirigeant, qui est aussi l’éducateur du peuple, peut mentir à celui-ci en vue du bien commun dans la mesure où ce mensonge peut être conçu comme un remède à l’ignorance du peuple : le mensonge se justifie de son efficacité supérieure pour l’éducation de tous. Ces textes ouvrent ainsi une tradition politique du « noble mensonge », du « mensonge d’État » dont nous tenterons de définir quelques traits et tensions. Cette tradition empruntera ainsi avec Machiavel des voies résolument étrangères au pla-
3 Psuchè, « âme » et agôgè, « transporter » dans son sens le plus courant, et « conduire », « diriger » ou même « éduquer », dans un second sens, qui est ici le bon : la psychagogie, c’est donc la conduite des âmes ou encore la direction de conscience. C’est une pratique éducative spirituelle parce qu’elle distingue l’âme de la pure intelligence rationnelle et qu’elle s’intéresse au rapport de la raison avec la conduite et l’attitude.
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tonisme dans la mesure où la raison d’État ne s’accordera plus avec une politique d’éducation du peuple et que l’éthique ne définira plus les critères de l’usage et de l’utilité du mensonge. Dans la Lettre VII, Platon s’intéresse à un autre problème lié au discours vrai : celui de la nécessité du discours franc du philosophe adressé au tyran. Le philosophe ne doit-il pas oser dire ce qu’il croit juste et vrai au tyran pour que la philosophie ne soit pas simplement un discours théorique sans efficacité ? Autrement dit, c’est à partir du même thème de l’efficacité que se questionne la nécessité pour le philosophe cette fois non de mentir mais au contraire d’être franc. Cette approche politique de la franchise et du mensonge permet alors de poser cette question : le dire vrai s’oppose-t-il par nature à la politique qui aurait une longue accointance avec le mensonge ? Et, comme le souligne Arendt dans Vérité et Politique, cette opposition se joue-t-elle sur l’efficacité du mensonge, dont le dire vrai serait par nature privé ? Ou bien peut-on, et même peut-être faut-il ?, – pour que la philosophie ne soit pas réduite à l’impuissance en matière de politique – interroger (et remplir) les conditions d’une efficacité propre du discours franc que le philosophe adresse au pouvoir politique ? Si l’approche grecque du pseudos couvre le champ de l’épistémologie et de l’éthique étudiée dans la première partie, l’approche chrétienne, étudiée dans la seconde partie, réduira la problématique du mendacium à l’éthique. Ainsi, Augustin, qui consacre deux dialogues, le De Mendacio et le Contra Mendacium, à la question du mensonge, se focalise-t-il sur sa seule dimension intentionnelle en prenant soin de détacher la question morale du mensonge à la fois de la question de la fausseté et de l’efficacité de la tromperie. Le mensonge tient uniquement au vouloir-dire, et non à la vérité de ce qui est dit ni aux effets de ce discours sur celui à qui il est adressé. Certes, on ne peut pas penser le mensonge sans la vérité, hors de laquelle il est impossible de le déterminer et surtout de le condamner. Mais il faut concevoir que cette vérité n’est pas le savoir du vrai par distinction avec le faux, avec le vraisemblable et la simple croyance – puisqu’une telle vérité n’est pas accessible à l’homme –, c’est simplement la rupture de la seule conformité dont les paroles sont susceptibles, à savoir celle des mots avec la pensée qu’ils ont pour fonction d’exprimer. Détacher ainsi le mensonge de la vérité, c’est mettre tout naturellement l’accent sur la différence entre se tromper et tromper l’autre. Mentir, ce n’est plus dire quelque chose de faux, c’est s’adresser à autrui pour lui destiner un énoncé dont le menteur sait en conscience explicite et actuelle qu’il est distinct de ce qu’il pense. Cette
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science et cette conscience indispensables à l’acte de mentir fondent le scandale moral du mensonge pour les chrétiens. Ce savoir ne concerne pas tant le contenu de ce qui est dit (et sa valeur de vérité) que le contenu de ce qui est dû à l’autre, de telle sorte que mentir apparaisse au menteur lui-même comme une trahison, le manquement à un devoir de sincérité. Le menteur rompt l’engagement de l’être doué de parole à dire ce qu’il pense, il rompt un contrat indispensable à une société organisée sur et par le partage de la parole. On quitte donc le champ de la pragmatique antique qui s’intéressait aux effets du dire vrai et de la fiction (Platon) ou aux conditions de l’efficacité du mensonge (Aristote) pour entrer dans le champ du droit qui pose la sincérité comme un devoir formel de l’homme. On retrouvera cette conception du mensonge sécularisé à l’âge des Lumières chez Rousseau et Kant. Leur condamnation du mensonge s’exprime, comme chez Augustin, au nom de la crédibilité générale du discours, mais sous des modalités différentes. Dans une sorte de casuistique liée à l’examen de soi, Rousseau cherche à mesurer la dose de compromissions avec une vérité absolue et pleine, la dose de non-dits qui lui paraît normale, inévitable même et, de toute façon, sans portée morale. Chez Kant, en revanche, le devoir de vérité n’est pas évalué à l’aune d’une conscience individuelle, mais de manière absolue et formelle, dans une sorte de méta-juridicisme justifié par le fait que le mensonge « disqualifie la source du droit » et ruine ainsi le lien social de l’humanité en son principe même. Augustin fait droit tantôt à l’évaluation personnelle de la dissimulation moralement admissible, qui appartient à la logique de la confession, et tantôt à la nécessité immanente de dire le vrai, qui appartient à une logique juridique et est sans doute un indice de l’influence du droit romain sur sa pensée. Ce basculement dans la conception, voire dans la condamnation du mensonge, entre l’Antiquité grecque et le Moyen Âge chrétien est profondément lié à l’importance prise dans la pensée chrétienne par le thème de l’arbitrarité de la langue : si le langage ne tient, en effet, qu’aux conventions passées entre les hommes, il est ruiné par la possibilité de mentir qui brise la confiance à la source de ces conventions et cause de leur efficacité. Nietzsche s’élève contre cette condamnation morale du mensonge qui met face à face l’arbitraire individuel et l’arbitraire collectif. À ses yeux, cette condamnation sert à masquer les rapports de force à la source de l’imposition à tous d’un arbitraire défini comme la vérité ; elle donne ainsi l’illusion de la vérité du langage par l’opposition qu’elle trace entre mensonge et convention publique. Ce rapport de la condamnation du mensonge à la thématisation de l’arbitrarité de la langue sera creusé aussi en
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amont par le retour à la notion platonicienne de logos étumos (« langage authentique »), qui définit le mode d’être du discours philosophique par un rapport originaire à la vérité. Cette vérité n’est pas un préalable psychologique, qui pourrait être trahi dans l’énonciation, c’est la fonction constante du discours dialectique. Cette conception du logos étumos permet un retour éclairé sur les paradoxes auxquels conduit, dans l’Hippias, une conception du mensonge qui repose au contraire sur l’extériorité du rapport de la connaissance et du discours à la vérité. *
* *
Le mensonge pose donc aux Grecs et aux chrétiens une série de problèmes différents. Ces modifications dans la manière de problématiser le mensonge accompagnent un conglomérat de concepts également distincts, de sorte que l’histoire des conceptions du mensonge est aussi, comme le souhaitait d’ailleurs Jacques Derrida, le « fil conducteur privilégié pour une réflexion sur l’essence et l’histoire de l’intentionnalité, de la volonté, de la conscience, de la présence à soi »4 et, ajoutera-t-on, des conceptions sur l’origine de la langue et des rapports entre éthique et vérité, comme entre politique et mensonge. Une intention éthique et critique porte cette généalogie du mensonge : celle d’un scepticisme moderne, d’allure nietzschéenne, posant le problème de notre liberté parce qu’il s’efforce de nous défaire des types d’ordre qui instituent notre rapport à nous-mêmes. L’histoire du mensonge est une histoire des exigences du rapport à l’autre, une histoire de l’éthique et des pratiques dont l’intention est elle-même éthique et pratique sans qu’il faille confondre la fin et le moyen. Il ne s’agit pas de penser grec pour sortir de l’héritage conceptuel chrétien de la philosophie (qui est considérable), mais de faire apparaître certains des concepts chrétiens tels ceux d’intention, de volonté, de conscience de soi ou certaines de ses oppositions conceptuelles traditionnelles comme celle du mensonge à la sincérité, qui forment une sorte de langue véhiculaire de la pensée contemporaine, comme des productions historiques liées aux enjeux d’une époque et non comme des termes décrivant les choses-mêmes. La généalogie vise ici à nous permettre de quitter nos grilles d’analyse colorées par le dévelop-
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Jacques Derrida, Histoire du mensonge. Prolégomènes, Paris, L’Herne, 2005, p. 25-26.
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pement historique ultérieur des problématiques (et donc notamment par la christianisation du pseudos grec) pour retrouver la saveur d’une série de questions qui sont inédites pour nous parce que la tradition, chrétienne bien sûr, mais aussi platonicienne, les avaient oubliées et ainsi rendues inaudibles à nos oreilles modernes. La généalogie est une expression forte de la dimension critique de la philosophie qui, en questionnant le cadre dans lequel elle pense, s’ouvre à elle-même la possibilité de penser autrement. Penser autrement, c’est se porter à la limite des déterminations historiques de la pensée, pour questionner toujours l’exigence universelle et transcendantale de la philosophie. On pourrait dire ainsi que nous avons davantage voulu faire un livre de philosophie qu’une histoire de la philosophie. Toutefois, ces questions « inédites » ou simplement moins éculées dans le commentaire philosophique permettent de nouvelles lectures de l’histoire de la philosophie et du thème très classique de la vérité. L’enjeu est celui-ci : comment penser nouvellement la tradition, et notamment l’immense problème philosophique de la vérité, à partir de questions que la tradition n’a pas retenues comme essentielles ? Nous retenons principalement deux de ces questions : premièrement, la question de savoir s’il y a des conditions éthiques de la recherche et de l’énoncé de la vérité (et si oui, lesquelles ?) et, deuxièmement, l’interrogation des effets éthiques et politiques du dire vrai et des effets de vérité du mensonge. I. La question des conditions morales de l’accès à la vérité est certes une question permanente dans la pensée occidentale, chez Platon, Descartes et Husserl. Mais elle a généralement été étudiée sous la forme d’une cathartique de la vérité : pour avoir accès à la vérité, on admet classiquement qu’il faut que le sujet se constitue dans une rupture avec le monde sensible, avec le monde du devenir, du fugitif, de l’intérêt et de la passion. Pourtant, cette cathartique n’est qu’un aspect de l’éthique de la vérité. Il y a un autre aspect que met précisément au jour le traitement platonicien du partage entre vérace et mensonger : la question de savoir quel type de sacrifices et de combats un sujet est capable de mener pour arriver à la vérité et pour l’énoncer, la question de savoir quelles sont les vertus permettant de chercher, de trouver et de dire la vérité, même dans des circonstances où cela constitue un risque. Cette question peut déboucher sur une histoire des concepts qui déclinent le désir de vérité sous ses différentes formes, du courage de la vérité dans le Lachès de Platon jusqu’à la solidarité requise dans l’éthique de la communication habermasienne. Cette histoire, dont nous ne traçons ici que les conditions d’écriture, permettrait d’une part d’établir une typologie des conditions éthiques de la recherche de la vérité
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INTRODUCTION
(curiosité, bienveillance, intérêt/désintéressement, effort soutenu) et des conditions éthiques du dire vrai (courage, résolution, détermination, endurance). D’autre part, elle contribuerait à mettre en lumière quelques problèmes qui ont peu nourri la pourtant très abondante tradition de questionnement philosophique sur la vérité : 1) L’existence éventuelle de différents « types » de vérité. Hobbes clôturait le Léviathan sur cette phrase « une vérité qui ne s’oppose à aucun élément ni plaisir humain reçoit bon accueil de tous les hommes ». Nous interrogerons : quelle est cette sorte de vérité ? Comment se distingue-t-elle d’une vérité qui peut mettre en péril la vie de celui qui la dit et qui repose ainsi sur le courage comme condition éthique du vérace ? La plupart du temps, nous disons la vérité sans avoir besoin de franchise ; qu’est-ce qui détermine alors la nécessité qu’une condition éthique, une vertu de sincérité, vienne s’ajouter pour qu’on puisse dire le vrai ? Et puis, comment, parmi tous ceux qui étaient capables de dire le vrai, le partage entre ceux éthiquement capables de vérité et ceux qui n’avaient pas à remplir de telles conditions éthiques pour trouver le vrai, comment donc ce partage a-t-il été établi et modulé dans l’histoire ? 2) Le deuxième constat précieux de cette recherche sur les conditions éthiques du vrai est celui de l’existence de tout un pan de la morale qui tient au rapport du sujet à la langue. Toute une série de caractères éthiques sont en effet d’abord des manières de parler comme la franchise ou la sincérité. Ces déclinaisons éthiques du rapport à la langue sont particulièrement visibles dans les Caractères de Théophraste. Sur les trente portraits éthiques proposés dans ce recueil, plus d’une dizaine concernent spécifiquement les traits de caractères manifestés dans un usage singulier de la langue : il y a le dissimulé (Eironeias), le flatteur (Kolakeias), le bavard (Adoleschias), le loquace (Lalias), le « nouvelliste » (Logopoias) – celui qui invente des faits contraires à la réalité, auxquels il tente de donner créance –, l’incongru (Delurias) – celui qui plaisante de façon choquante –, l’empressé (Periergias) qui promet plus qu’il ne saurait tenir, le stupide (Anaisthèsias) qui est atteint d’une affectation des paroles et des actes liée à la lenteur d’esprit. Celui qui fait preuve de suffisance et d’arrogance (Authadeia), c’est-à-dire d’« un manque d’aménité dans les relations qui se manifeste en paroles (en logois) ». Enfin, Théophraste trace les portraits du vantard (Alazoneias) et du médisant (Kakologias)5. De façon très frappante, la morale
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Il s’agit là des portraits no 1, 2, 3, 7, 8, 11, 13, 14, 15, 23 et 28, mentionnés dans l’ordre ci-dessus.
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grecque donne ainsi un accès aux vices et vertus liées à la parole que la morale chrétienne, focalisée sur la notion de désir, a entièrement perdu. L’identification par Augustin du mensonge au péché, par sa réduction à une question d’intention, participe de cet oubli chrétien des multiples usages éthiques du discours. Revenant à ce sens grec de l’éthique émergeant dans le rapport à la langue, on peut prêter attention aux façons dont le sujet se lie à la langue : il y a celui pour qui la langue est précieuse, ou sérieuse, ou précise, celui pour qui parler est un babil ou une musique, ou encore celui qui ne peut s’arrêter de parler ou celui pour qui c’est au contraire un effort, etc. II. La deuxième thématique fondamentale qu’ouvre l’analyse platonicienne des liens entre l’éthique et la vérité ou la véracité, c’est la question des effets éthiques des discours vrais ou faux sur ceux qui les écoutent comme sur ceux qui les prononcent. L’histoire du mensonge peut en effet fournir quelques éléments pour la constitution d’une typologie des effets des discours vrais et mensongers, ironiques, métaphoriques ou fictionnels. On peut ainsi distinguer les effets différents de la franchise, de l’ironie et du mensonge, comme on peut aussi distinguer la vérité elle-même des effets de vérité et le mensonge, des effets de la tromperie. C’est bien l’approche grecque et, particulièrement, platonicienne du mensonge qui permet cette nuance : le noble mensonge platonicien n’est précisément noble que parce qu’il repose sur la différence entre dire faux et provoquer dans l’âme de celui qui écoute une croyance fausse. Augustin semble rompre avec cette approche de la vérité et de la fausseté à partir d’une enquête sur les effets des discours dans la mesure où il s’intéresse à la conscience de celui qui ment et, dans la lignée du stoïcisme, à l’intention de l’énonciateur et non aux effets de l’énonciation. Cependant, l’interdiction radicale du mensonge par Augustin repose aussi sur la considération politique et juridique des effets non du mensonge lui-même mais de la licence à mentir. On ne peut, selon Augustin, légitimer tel mensonge au nom de ses effets bénéfiques parce que la possibilité même de mentir ruine le crédit du langage tout entier. Ainsi, Augustin, comme Platon, s’intéresse à une pragmatique de la langue, mais non pour déterminer tel effet positif d’un énoncé franc ou mensonger, mais pour lier performativement toute parole à une promesse de vérité. Tout énoncé doit tendre à être un serment ; comme le dit aussi saint Jérôme, il faut « que nous donnions à toutes nos paroles la même fermeté que si c’était des serments ». Un lien éthique doit donc s’établir entre celui qui parle et sa parole ; ce lien est ainsi un mouvement de subjectivation : celui qui parle assume la langue dans
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INTRODUCTION
un acte concret qui lui permet de dire « je » en habitant en propre ce pronom qui peut désigner en droit tous les « je ». La critique augustinienne du mensonge et son identification au péché met ainsi au jour une condition éthique du rapport du sujet parlant au langage. C’est cette condition éthique qui permet d’expliquer les effets éthiques de la parole propre et la naissance à la fois du genre autobiographique dans les Confessions d’Augustin et d’une nouvelle vertu de la vérité, la sincérité. La condition de possibilité de l’autobiographie, c’est en effet le lien existant entre le sujet qui parle et ce qu’il dit de façon qu’il s’approprie pour lui seul le « je » qu’il énonce. Et la sincérité n’est pas pensable en dehors de ce lien, parce qu’elle ne consiste pas seulement à dire ce que l’on pense, mais, plus primitivement, à se lier à sa propre parole en l’énonçant : c’est en ce sens que l’on dit sincèrement ce qu’on pense. Si ce lien est un mode de subjectivation, c’est qu’il n’est pas propre à l’humanité en tant qu’elle parle, mais à chaque sujet particulier, de sorte que pour penser la sincérité, il faut penser un rapport éthique personnel du sujet à la langue, doué d’une efficacité propre. Cette façon de penser est étrangère aux Grecs. Si Socrate, Platon et Aristote ont été davantage soucieux des vertus de la vérité liées à l’objectivité, comme l’exactitude et l’accord des discours, les chrétiens ont en revanche délaissé ces vertus « objectives » de la vérité (au point que celle-ci n’ait plus aucun lien ni avec le monde, ni avec la validité d’une argumentation) au privilège des vertus « subjectives » de la vérité, comme la sincérité et la bonne foi. Cette approche de la vérité et du langage par la question des effets et de l’efficacité met ainsi en lumière la logique performative du serment, vestige ancien des actes de langage, dans l’expérience chrétienne de la parole : le Verbe divin est créateur, certainement, mais le verbe humain est à son image : les sacrements religieux reposent sur les vertus sanctifiantes et purificatrices de la parole et la foi doit être énoncée dans une profession de foi qu’on appelle « l’exomologèse », par laquelle le croyant affirme à la fois une vérité et son adhésion à cette vérité. C’est précisément au nom de cette logique performative de la parole que le moindre mensonge doit être condamné : il ruine le pacte éthique qui lie le sujet à la langue, pacte sur lequel repose cette efficacité du langage.
Première partie LE MENSONGE À L’AUBE DE LA PHILOSOPHIE
Introduction Dans le Théétète, Platon donne un premier nom à la pensée avec laquelle rompt la philosophie : celui de Protagoras. Or, si Protagoras est l’ennemi de la philosophie, cela se joue précisément dans la question du pseudos. La philosophie s’est posée en s’opposant ; elle est née dans la contestation de pratiques discursives prétendant à la vérité et dont elle a fait ses rivales en soulignant l’illusion, l’erreur ou le mensonge sur lesquels elles reposaient. À travers sa critique du pseudos des sophistes, la philosophie s’est constituée comme une pratique antagoniste capable de vérité. C’est donc sur le terrain de la vérité et dans l’opposition à la rhétorique et à la sophistique comme pseudologies que la philosophie a défini sa pratique. La question du pseudos permet ainsi d’aborder de front la question de la définition de la philosophie, de son régime discursif propre et de ses objectifs ; cette question peut également être formulée de façon critique en envisageant là une ruse de la philosophie, comme le soupçonnait Nietzsche, pour se porter du bon côté d’un partage qu’elle établit elle-même entre le vrai et le faux et qui recoupe explicitement l’opposition du bon et du mauvais. Que la philosophie se définisse à l’origine comme un discours vrai opposé au discours mensonger des sophistes implique de façon très ostensible un tel jugement moral. Nous avons souligné que le terme pseudos pouvait signifier aussi bien l’erreur que le mensonge, la fable ou le récit poétique, la ruse, la tromperie et la dissimulation – ce qui permet de multiplier les malentendus à son sujet. La traduction fréquente du è peri tou pseudous, qui est le sous-titre de l’Hippias mineur, par « sur le mensonge » est ainsi une décision réductrice qui ne rend
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pas davantage compte des croisements compliqués des oppositions du vrai au faux et du vérace au mensonger, que des rapports entre le pseudos et ses doubles, ses analogues, ses faux-frères, comme l’eironeia et la métis qui définissent des formes de tromperies et de dissimulations acceptables pour le philosophe. Nous devrons d’abord déterminer précisément ce que Platon entend condamner dans le pseudos sophistique, de façon à ne pas entendre le terme « mensonge » choisi comme traduction classique de pseudos à partir de nos conceptions communes du mensonge, héritées du christianisme. On peut s’entendre, avec B. Cassin, sur une double disqualification en jeu dans la critique platonicienne de la sophistique comme pseudologie : « C’est, on le sait, au nom de la vérité que la sophistique a d’abord et toujours été condamnée : l’accusation majeure portée par Platon comme par Aristote se laisse consigner dans le terme pseudos. Pseudos objectif, le “faux” : le sophiste dit ce qui n’est pas, le non-être, et ce qui n’est pas véritablement étant, les phénomènes, les apparences. Pseudos subjectif, le “mensonge” : il dit le faux dans l’intention de tromper, en utilisant pour se tailler un succès monnayable toutes les ressources du logos, à la fois linguistiques (homonymie des termes), logiques (faux raisonnement, sophisme), et du rationnel proprement dit (inaptitude au calcul et à la stratégie, bêtise de l’autre) »1.
Nous trouverons ainsi dans la philosophie platonicienne ce que nous jugeons habituellement être l’ambiguïté du pseudos subjectif et objectif, la confusion entre erreur intentionnelle ou non, déjà manifeste dans l’éthique socratique qui affirme que « nul ne fait le mal volontiers ». Si c’est en effet toujours par ignorance qu’on pèche, la connaissance et la vérité sur laquelle elle ouvre sont donc des conditions de la vertu. Déterminer les conditions de la connaissance, c’est du même coup déterminer les conditions de l’acte moral. Mais, inversement, il est possible qu’il y ait des conditions éthiques à l’acquisition du savoir. Ce qui s’est oublié dans la distinction des deux registres et le privilège de l’erreur sur le mensonge, ce sont ces liens étroits entre connaissance et éthique qui déterminent la philosophie comme pratique spirituelle. L’analyse de l’œuvre de Platon prend alors une place déterminante dans une histoire du mensonge non seulement parce qu’elle exclut le mensonge de la philosophie par la condamnation du pseudos subjectif, mais aussi parce qu’elle ouvre les voies de la métaphysique occidentale qui a fait du problème de la vérité
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B. Cassin, Le Plaisir de parler, Paris, Gallimard, « NRF essais », 1995, p. 6.
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son problème central, au point d’ailleurs d’oublier la question capitale encore pour Platon du dire vrai et de la franchise. Analyser l’œuvre de Platon à partir de sa disqualification du pseudos sophistique aura ainsi un triple objectif. Cette analyse permettra premièrement de réévaluer les rapports du mensonge à la fausseté et de la franchise à la vérité et donc de poser la question centrale pour Platon des conditions éthiques de la vérité ; elle permettra deuxièmement de retrouver le sens de la disqualification de la pratique du mensonge dans la philosophie comme discours vrai, qui s’est oublié dans son destin métaphysique focalisé sur la question de la vérité ; et, troisièmement, elle permettra de considérer les raisons pour lesquelles la tradition n’a retenu que la disqualification objective du pseudos, en oubliant précisément la nécessité pour le philosophe d’être non seulement véridique mais aussi franc. Cette première partie qui propose une histoire philosophique du mensonge dans l’Antiquité a donc pour double enjeu de comprendre les raisons de l’oubli de cette thématique centrale dans la définition même de la philosophie et de combler cet oubli, au moins partiellement, en analysant les rapports du vrai et du bien, les conditions éthiques de la connaissance en vérité, les vertus pédagogiques du dire vrai et les effets de vérité de l’ironie, de la dissimulation et du mensonge. Cette première partie sera divisée en deux chapitres correspondant aux deux adversaires de la philosophie comme dire vrai. Quand on considère l’usage guerrier du pseudos chez Platon, on s’aperçoit en effet que les sophistes ne sont pas les seuls prétendants visés et disqualifiés par le terme. La République donne un autre nom à la tradition avec laquelle romprait la philosophie : le nom de poètes et particulièrement ceux d’Homère et d’Hésiode. La réunion des poètes et des sophistes sous le même vocabulaire accusateur du pseudos signifie que c’est sur le terrain de l’éducation que se joue cette rivalité instruite par la disqualification de l’autre grâce au partage entre pseudos et alètheia. Et alors que la sophistique est la concurrente de la philosophie dans l’éducation des meilleurs à la vérité, c’est-à-dire des « naturels philosophes », les poètes se présentent comme les concurrents sur le terrain de l’éducation du peuple. Les sophistes sont aussi l’occasion pour Platon de définir la philosophie comme un mode spécifique d’éducation et de psychagogie de l’élite, axé sur la recherche de la vérité conditionnée par la franchise. Les poètes sont plutôt l’occasion de définir une politique d’éducation et, plus largement, les rapports que la philosophie comme psychagogie doit entretenir avec la politique. On sait qu’Homère était considéré par tous comme l’éducateur de la Grèce. La valeur éducative des récits homériques reposait sur une conception
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mimétique de l’éducation. Le poète, dit Platon dans le Phèdre, « pare de gloire des myriades d’exploits des Anciens et ainsi fait l’éducation de la postérité » (245a). Le héros est celui d’un récit destiné à susciter des vocations, c’est l’inimitable que tous veulent imiter, le paradeigma. Le terme pseudos, qui sert à instruire l’accusation des rivaux, se trouve dans ce cadre appliqué au discours des poètes en tant qu’éducateurs du peuple par l’exemplarité des héros et la mimétique de leur geste induite par la louange2 . Le texte de référence est celui des livres II et III de la République présentant l’éducation du caractère et des habitudes qui est l’éducation préliminaire, que tous doivent suivre, y compris les futurs gardiens de la Cité. Il ne s’agit pas là pour Platon d’opposer une éducation par le raisonnement à une éducation par la mimèsis. Car, en réalité, l’éducation du peuple ne s’oppose pas à l’éducation des philosophes, au contraire. Elle en est une condition de possibilité. Le Théétète et le Gorgias insistent sur l’importance des dispositions du philosophe, de ce que Platon appelle le « naturel philosophe ». Que le philosophe puisse atteindre la vérité dépend par conséquent d’une éducation qui repose sur ces dispositions naturelles. Dans le livre IV de la République (485a-487a), lorsque Platon réfléchit à l’éducation des rois philosophes, il propose une liste des qualités ou des heureuses dispositions que le naturel philosophe doit présenter pour être apte à recevoir l’éducation philosophique. Platon divise ces qualités en deux séries : d’un côté, les qualités intellectuelles ; de l’autre, les qualités morales ayant trait à ce que nous appellerions le « caractère ». Or, l’amour de la vérité est précisément une qualité de caractère. Commentant ce passage, A. Lhomme souligne très opportunément qu’« il y a, dans le rapport que nous entretenons au vrai, quelque chose qui est de l’ordre non du seul intellect et du seul discours mais d’une détermination ou d’une résolution proprement morales. Autrement dit, il y a un rapport au vrai qui ne relève pas tant de l’intelligence, de la capacité de persuader par raison ou de faire montre de subtilité dialectique et de vivacité d’esprit, que d’une détermination plus profonde, plus foncière et qui s’appelle l’amour du vrai ou plus encore la haine du faux »3. Dans ces passages très connus des livres II et III de la République, il s’agit donc pour Platon de s’assurer qu’un chemin aura été tracé par l’éducation préliminaire des caractères de façon à rendre possible cet
2 Sur ceci, cf. mon étude sur « l’efficacité de l’exemple », Dissensus, n°4 (2011), p. 4-48, revue en ligne consultable à l’adresse suivante: http://popups.ulg.ac.be/dissensus. 3 Alain Lhomme, « Les métamorphoses d’une vertu », in Sincérité. L’insolence du cœur, Autrement, série Morales, 1995, p. 34.
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élan vers la vérité sans lequel il n’est pas de philosophie. On mesure l’enjeu de cette éducation du caractère et on mesure dès lors également l’enjeu du débat de Platon avec les mythologues. C’est en effet dans cette éducation des habitudes que le récit – muthos – a traditionnellement une importance décisive. Et c’est là que selon Platon se glissent les erreurs que tous boivent ainsi avec le lait maternel : « On commence l’éducation des enfants en leur contant des fables (muthous). Or, ces fables ne sont en somme que des mensonges (pseudos), malgré les quelques vérités qui s’y mêlent » (377a).
Ce premier stade étant un réquisit pour l’accès au second stade d’éducation, il n’y a pas d’éducation philosophique sans une déconstruction du mensonge des fables4. Cet ordre de priorité chronologique de l’éducation des habitudes et du caractère par les fables sur l’éducation au souci de soi de l’âme du philosophe déterminera la priorité chronologique dans notre exposé de l’analyse du pseudos des poètes sur celui des sophistes. L’enjeu de ce premier chapitre sera de comprendre la nature de la fiction qui peut ouvrir l’âme au premier stade de sa formation tantôt à la vérité et tantôt au contraire à la fausseté. Dans la mesure où le mythe n’est pas identifié au mensonge, la condamnation du pseudos poétique ne se fait pas au nom d’une vérité conçue comme la correspondance du discours au réel que trahirait la fiction. Il faudra donc déterminer la conception de la vérité sous-jacente au rejet du pseudos des poètes, de même que la nature de ce qui est condamné : fausseté, mensonge, fiction ? Le texte de la République nous mettra en présence de deux sortes de faux : le faux dans l’âme, qui correspond à l’erreur, et le faux dans le discours, qui correspond au mensonge. Il est utile et noble de mentir parfois parce que le faux dans le discours ne correspond pas nécessairement au faux dans l’âme, d’une part, et parce que le mensonge peut avoir un effet aléthurgique d’autre part. Mais qui peut mentir utilement et dans quelles conditions ? Comment opèrent ces effets de vérité de la fiction et du mensonge ? Quoi qu’il en soit des réponses à ces questions, la façon dont elles se formulent nous permet déjà de considérer que Platon a lui-même déjà œuvré à la
4 « Ne sais-tu pas qu’en toutes choses la grande affaire est le commencement, principalement pour tout être jeune et tendre, parce que c’est à ce moment qu’on façonne et qu’on enfonce le mieux l’empreinte dont on veut marquer l’individu ? » (377a-b).
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minorisation du thème de mensonge dans la philosophie, dans la mesure où le texte de la République travaille à rejeter le faux dans l’âme en admettant le faux dans le discours, considéré à l’occasion comme un remède utilisable et même indispensable en politique. Entre ce mensonge-remède du chef d’État et la franchise requise du philosophe, il faudra alors en somme déterminer ce qui distingue les formes de mensonge qui éduquent de celles qui induisent en erreur5.
I. La condamnation du pseudos poétique 1. L’ éducation du peuple : mythes et mensonges Il n’y a pas d’éducation philosophique sans une déconstruction du mensonge des fables, avons-nous dit. C’est à cette tâche que s’attelle Platon dans la République. Il ne s’agit cependant pas pour lui de récuser la fiction en tant que véhicule de mensonges par la nature même de ce discours. Certes, la mimèsis, clef d’un système métaphysique, d’une pensée ordonnée et hiérarchique du monde, entraîne parallèlement, pour les imitateurs que sont les artistes et les poètes, une invariable disgrâce : la mimèsis des artistes, telle qu’elle est conspuée par la République, est foncièrement illusionniste et, dans le meilleur des cas, essentiellement reduplicative. Mais, comme le souligne C. Gill, la poésie est un type de discours parfaitement adapté au premier stade d’éducation6. Il ne faut donc pas perdre de vue que la critique de la mimèsis et de l’éducation par l’exemple ne prend place que dans une discussion sur le deuxième stade d’éducation, et particulièrement dans l’allégorie de la caverne. Au premier stade, la fable est utile, mais dangereuse : « En ce cas, laisserons-nous à la légère les enfants prêter l’oreille à n’importe quelle fable (hupo tôn épituchontôn muthous) imaginée par le premier venu et recevoir dans son esprit des opinions le plus souvent contraires à celles qu’ils devront avoir, selon nous, quand ils seront grands » (377b).
Il faut donc trier parmi les fables et non les supprimer. Il faut de « bons » faiseurs de fables et de « bonnes fables » :
5 La différence entre le soin et l’éducation semble être déterminée par des présupposés distincts sur la nature originelle : saine ou vierge, elle est éducable ; malsaine ou remplie d’opinions fausses ou vagues, elle doit être curée. Les deux tâches paraissent se combiner comme se combinent dans l’âme terres vierges et opinions fausses. 6 C. Gill, Lies and fiction in the Ancient World, Austin, University of Texas Press, 1993, p. 47 et 50.
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« Il faut donc commencer, semble-t-il, par veiller sur les faiseurs de fables (muthopoiois) et, s’ils en font de bonnes (kalon poièsôsin), les adopter, les mauvaises, les rejeter » (377b-c).
Ces qualificatifs de bon (kalos) et mauvais (kakôs) sont importants. Ils semblent signifier que c’est au nom du bien qu’il faudrait admettre une dose de compromission et de fabulation. On trouve dans les Lois de façon plus explicite encore un plaidoyer pour une éducation par les « bonnes fables ». Le poète doit peindre des actions qui peuvent porter les hommes aux pensées vertueuses7. La peinture des actions vertueuses échauffe notre âme ; elle l’élève au-dessus d’elle-même et excite en nous des passions louables telles que l’amour de la patrie et de la gloire. L’habitude de ces passions nous rend capables de bien des efforts de vertu et de courage que la raison seule ne pourrait pas nous incliner à consentir. On trouve une présentation parlante de ce processus de moralisation dans le dialogue que Platon consacre à l’oraison funèbre : « Ils [les orateurs] célèbrent la cité de toutes les manières et font de ceux qui sont morts à la guerre et de toute la lignée des ancêtres qui nous ont précédés et de nous-mêmes, qui sommes encore vivants, un tel éloge que moi qui te parle, Ménexène, je me sens tout à fait grandi par leurs louanges et que chaque fois je reste là, plus généreux et plus beau » (Ménexène, 235a, trad. personnelle).
Le bien de la société exige souvent des services si difficiles qu’il est bon que les passions viennent au secours du devoir pour engager plus fermement le citoyen à les rendre. Dans la mesure où la faculté d’apprentissage doit d’abord se tourner vers la vertu pour devenir apte à aimer le vrai, toute éducation – y compris celle des philosophes – doit passer par ces fables capables de donner un élan à l’âme et de la pousser à l’acte bon. Ce passage doit cependant être traversé avec précaution. Dans la République, Platon souligne que le danger réside dans l’identification par laquelle une jeune âme souffre et compatit à la douleur qui lui est dépeinte dans une tragédie ou une épopée. Or, si l’on gagne à s’identifier aux grands hommes, on perd au contraire son âme à s’assimiler à la canaille. La fable est nécessaire à rehausser l’âme encore immature et inaccessible au raisonnement, mais elle peut aussi la 7 Un contrôle est particulièrement exercé sur les chants, qui devront louer la vertu et non le vice, c’est pourquoi les chants susceptibles de pervertir la jeunesse seront bannis. On veillera de la même façon sur la danse, pour valoriser celles qui imitent les beaux corps avec gravité et rejeter celles qui imitent les « laids » dans une gestuelle ridicule.
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rabaisser. Et c’est déjà le problème des poètes eux-mêmes et des acteurs qui interprètent leurs fables, avant d’être celui des auditeurs : ils laissent parler par l’entremise de leur plume ou de leur voix les passions des êtres les plus malades : « Je crois qu’un honnête homme, lorsqu’il est amené dans un récit à rapporter quelque mot ou action d’un homme vertueux, consentira à jouer lui-même le personnage d’homme vertueux et ne rougira pas de cette imitation, surtout si elle a pour objet quelque trait de fermeté et de sagesse attribué à cet homme. Il l’imitera moins et moins souvent, s’il le voit chanceler sous la maladie, l’amour, l’ivresse ou quelque autre disgrâce. A-t-il au contraire à représenter un homme au-dessous de lui, il ne consentira pas à imiter sérieusement quelqu’un qui ne le vaut pas, sinon en passant, lorsque cet homme aura fait quelque chose de bien, et encore il en rougira, parce qu’il n’est pas exercé à imiter ces sortes de gens, et parce qu’il souffre de se modeler et de se former sur le type d’hommes inférieurs à lui » (396c-e)8.
La condamnation platonicienne de la poésie mensongère repose sur la dénonciation d’un processus littéraire qui invite à l’identification avec les personnages représentés. C’est dans ce cas à la fois le type de discours et son contenu qui sont condamnés par Platon de sorte que l’identification avec de tels personnages implique l’absorption de croyances fausses dans l’âme du lecteur et suscite ce que Platon nomme le « pseudos dans l’âme » (en tè[i] psuchè[i] pseudos, 382b). Un procédé littéraire, le style direct, induit l’identification qui est à la source de la fausseté de l’âme. Au lieu de parler à la troisième personne, en narrateur faisant le récit de ce qu’il voit – ce qui est un discours simple permettant la distance affective – la spécificité du discours de l’épopée, de la tragédie et de la comédie, c’est en effet de faire parler les personnages à la première personne et d’imiter ainsi le dialogue qui aurait lieu entre ce personnage et un autre (cf. Rép. 395d). C’est en forgeant qu’on devient forgeron et de même c’est en imitant les fous qu’on devient fou. L’éthos se forge dans la pratique et la pratique commence avec l’imitation. L’identification affective avec ces personnages est nocive cependant seulement dans la mesure où elle conduit le jeune enfant à s’identifier à un personnage mauvais ou irrationnel ; c’est ainsi qu’il devrait lui être « interdit d’être fou et d’imiter les fous » (396b). Il est trop à craindre que l’esprit des poètes et de leurs auditeurs ne se corrompe à force de s’entretenir des idées qui occupent les hommes corrompus. En se mettant aussi souvent
8 Cf. aussi 398 a-b : « Il faut un poète et un conteur plus austère et moins agréable, mais utile à notre dessein, qui n’imiterait que le ton de l’honnête homme et conformerait son langage aux formes que nous avons prescrites dès l’origine, en dressant un plan d’éducation pour nos guerriers. »
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qu’ils le font à la place des hommes vicieux dont ils veulent exprimer les sentiments, les poètes contractent les mœurs vicieuses de ceux dont ils font tous les jours des imitations. Frequens imitatio transit in mores a dit depuis Quintilien en parlant des comédiens. Il reste encore à interroger le lien de la fable avec le partage du vrai et du faux, guère explicite jusqu’ici. Platon appuie sur sa propre expérience les raisonnements qu’il tient sur les mauvais effets de la poésie. Après avoir avoué qu’il s’est trop souvent laissé séduire par ses charmes, il compare la peine qu’il sent à se séparer d’Homère à la peine d’un amant contraint, après bien des combats, à quitter une maîtresse qui a trop d’empire sur lui. Ces mauvais effets de la poésie ne sont pas seulement décrits à partir du vocabulaire de la morale, mais aussi à partir du partage entre le vrai et le pseudos : « Les premiers aux rangs de ceux qui ont composé des fables mensongères (muthous pseudeis), de vilains mensonges (mè kalôs pseudètai), ce sont ces deux conteurs, Hésiode et Homère » (377d).
Qu’est-ce qui justifie la proximité établie ici entre muthos et pseudos ? Le mythe serait-il faux parce qu’il ne représente pas la réalité ? Et qu’est-ce que la fiction pour Platon ? Pour répondre à cette question, il ne faut pas partir de notre conception de la fiction mais de la pensée archaïque. Celle-ci distingue soigneusement le réel qui est de celui qui est représenté dans des mots ; elle qualifie dès lors la relation entre réel objectif et subjectif, comme la relation entre des interlocuteurs qui parlent de ce réel et ont des intentions diverses par rapport à lui. Ainsi, on peut présenter le réel de façon volontairement non déformée – le grec emploiera alors le terme atrékès pour signifier la passivité volontaire de celui qui parle à l’égard du vrai qu’il perçoit. Ce terme s’oppose donc à l’invention d’une fiction ou d’un mensonge. J.-P. Levet décrit bien le processus mental double qui préside alors à la fabulation et au mensonge : « À l’époque homérique, l’élaboration du mensonge se décompose en deux temps distincts. Le sujet refuse d’abord de communiquer la réalité telle qu’il la connaît. Il maintient volontairement dans son propre esprit la lumière de vérité. Puis, sans tenir compte de cette dernière, il invente une fable. La déformation de la vérité est considérée comme étant non pas une véritable modification, mais une fiction, un produit de l’imagination »9. C’est cette considération d’une intervention 9 J.-P. Levet, Le Vrai et le faux dans la pensée archaïque, t. 1, Présentation générale. Le Vrai et le faux dans les épopées homériques, Paris, Les Belles Lettres, « collection d’études anciennes », 1976, p. 117.
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nécessaire du locuteur dans la traduction de ce qu’il a pu percevoir qui préside à l’identification de la fable à un pseudos. Étant donné le sens étymologique de la vérité (a-lètheia, dé-voilement), on peut dire que le pseudos dans son sens classique et homérique « n’est pas le contraire de l’alètheia, mais il suppose un refus préalable de celle-ci. Le dévoilement n’est pas l’opposé du voilement. C’est la notion de voilement qui est antonyme de celle de dévoilement. Il y a, en fait, dans le dévoilement d’alètheia, un aspect spontané, immédiat, incompatible avec une réflexion volontaire de l’esprit sur l’acte même de communiquer la vérité »10. Autrement dit, dire la vérité paraît être une opération simple, qui ne requiert pas la conscience de ce qu’on pense vrai, ni le refus de le dire, ni enfin l’invention d’une fiction. L’invention d’une fable suppose qu’un raisonnement soit intervenu sur l’intérêt de la révélation de la vérité à l’auditeur concerné. Que Platon signale le danger pour le philosophe redescendu dans la caverne de révéler le vrai perçu à l’extérieur témoigne de la présence de cette réflexion dans la République. Et plus largement son intérêt pour les effets d’un discours montre que le philosophe ne doit pas toujours dire le vrai de cette façon immédiate et sans calcul qui est propre à l’alètheia. Sa responsabilité d’éducateur repose sur sa capacité d’envisager et de maîtriser les effets de son discours et de le modeler différemment selon les effets qu’il veut produire et le public à qui il le destine. Mais si l’invention d’une fable est nécessaire au philosophe, notamment pour éviter les dangers que lui ferait courir la révélation de la vérité, la fable n’en est pas pour autant fausse. Dire ce qui s’est révélé à nous n’est pas la seule manière de dire vrai. Il est des vérités plus construites. La fable peut donc également être véridique à la façon dont les dialogues platoniciens le sont : de façon différée et non immédiate, dans le résultat en termes de changement de conviction de l’auditeur et non dans la conformité présente du discours à sa propre pensée ou au réel même. Le terme étumos (que l’on traduit classiquement par « authentique ») sera notamment employé là de préférence à celui d’alètheia pour qualifier cette vérité différée. La vérité de la fable est cependant uniquement morale : une fable est vraie lorsqu’elle transmet de sa façon mécanique à elle, et donc en dehors de tout travail dialectique fondé en raison, une valeur et un enseignement spécifiquement moraux. Cette vérité du bien est d’un type particulier, qui tranche avec notre conception commune de la vérité comme adéquation de l’intellect à la
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J.-P. Levet, ibid.
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chose comme elle tranche avec l’idée véhiculée par l’a-lètheia d’un monde dévoilé sous nos yeux. Si l’on interroge le lien qu’établit Platon entre le pseudos et l’adverbe kakôs (« mal », « méchamment ») qui sert à le qualifier, et par là la nature de la distinction entre un bon pseudos et un mauvais, on s’aperçoit que c’est en effet la question de l’objet de la représentation et non celle de sa correction ou de son adéquation avec le réel qui est décisive. Le « vilain mensonge » est selon Platon celui qui introduit des opinions contraires à la morale et qui consiste à représenter les dieux et les héros comme des vilains. À propos des hommes, « les plus graves vilenies » (kakôs legousin ta megista) consistent à soutenir que « beaucoup sont heureux en dépit de leur injustice, qu’il y a des justes malheureux, que l’injustice est avantageuse, si elle reste cachée, qu’au contraire la justice est un bien pour autrui, un dommage pour le juste » (392a-b). Ce qui compte ici, dès lors, ce n’est guère la fidélité à la réalité – la première critique que Socrate oppose aux poètes n’est pas celle que font traditionnellement les philosophes, à savoir l’accusation d’anthropocentrisme amoral. On peut parfaitement raconter des « choses fausses » en ce sens-là ; le faux qu’il faut éviter, c’est le récit même véridique qui formera les enfants à des attitudes jugées mauvaises, comme celles qui sont guidées par la jalousie ou la colère. Ce qui est condamné par Platon, ce n’est pas le mensonge comme tel mais le « vilain mensonge », le kakôs pseudesthai. Alors bien sûr, les dieux sont précisément toujours bons, de sorte qu’il faut les représenter tels qu’ils sont en effet. Mais quand bien même les dieux agiraient-ils mal, dit Socrate, et quand bien même serait « vrai » (alèthè) le récit de leurs gestes mauvais, « encore faudrait-il éviter de les conter à la légère, comme on le fait à des êtres dépourvus de raison, à des enfants… ». Car même vrais, ces récits seraient « fâcheux », logoi calepoi (378a). On ne sait pas à ce stade si le vrai est parfois opposé au bien et qu’il faut alors éviter de le dire ou s’il y a plusieurs sens du vrai, le vrai moral et le vrai identifié à l’orthotès11, qui sont parfois contradictoires. En réalité, le vrai moral est condition de l’orthotès, de la même façon que l’éducation du caractère est condition de l’éducation philosophique de et par la raison parce que c’est le bien qui permet de saisir le véritable réel, lequel ne séjourne pas dans les passions des hommes, ni dans ce que leur vue troublée leur donne à considérer comme réel et vrai. Les poètes ne se plaisent pas à nous décrire la tranquillité de l’intérieur
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C’est-à-dire l’adéquation entre ce qui dit ou pensé et ce qui est.
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d’un homme sage qui conserve toujours une égalité d’esprit à l’épreuve des peines et des plaisirs. Ils ne font pas servir le talent de la fiction pour nous dépeindre la situation d’un homme qui souffre avec constance la perte d’un fils unique. Un stoïcien jouerait d’ailleurs un rôle ennuyeux dans une tragédie. Les poètes qui veulent nous émouvoir dépeignent dans leurs poèmes des hommes livrés à des désirs violents. Ils savent si bien que c’est l’agitation d’un acteur qui nous fait prendre plaisir à l’entendre parler qu’ils font disparaître les personnages dès qu’il est décidé s’ils seront heureux ou que leur destinée est fixée. Or, selon Platon, l’habitude de se livrer aux passions, même à ces passions artificielles que la poésie excite, affaiblit en nous l’empire de la raison et nous dispose à nous laisser aller aux mouvements de nos appétits. Ce sont les passions qui sont en effet à la source des erreurs et des illusions. Elles occasionnent un dérangement de l’ordre futur qu’il voudrait établir dans l’âme de l’homme rendu apte alors seulement à déterminer ses actions par son intelligence et non en suivant les appétits de son âme sensitive. Le vilain mensonge est donc le seul véritable mensonge, à la fois selon l’orthotès et selon la morale : le mensonge efficace qui empêche tout accès à la vérité pour l’âme qui en a été imprégnée parce qu’il agit sur les conditions de l’acquisition future de la vérité. Pour mentir, il ne faudrait ainsi pas dire autre chose que ce qui est, mais dire quelque chose qui éveillera dans l’âme de celui qui reçoit ce discours non pas une idée fausse mais un état de désordre propice aux idées fausses. C’est dire la responsabilité de celui qui éduque et le soin dont il doit par conséquent entourer ses discours pour qu’ils ne produisent pas de tels effets. Un passage du livre X de la République permet de creuser davantage la notion de vérité opposée à ce kakôs pseudesthai : « Posons donc cette thèse que, à commencer par Homère, tous les praticiens de la poésie sont des imitateurs de simulacres de vertu (tous poiètikous mimètas eidôlôn), ainsi que des autres choses dont traitent leurs poèmes ; que la vérité, ils ne l’atteignent pas, mais qu’ils sont pareils, nous le disions tout à l’heure, au peintre qui fera, lui qui n’entend rien à la bourrellerie, un bourrelier, lequel sera un réel bourrelier au jugement de ceux qui ne s’y entendent pas mieux et dont l’examen part de la considération des couleurs et de la figure » (600e-601a).
La question de l’expertise vient ici disqualifier la peinture que le poète propose de la société et lui dénier l’accès à la vérité. S’il est peintre des mœurs – et même éventuellement bon peintre –, il n’est guère éducateur moral faute
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d’une connaissance en matière de vertus. Le problème dénoncé est que « ce sont des apparences, non des réalités, qui sont la matière des poèmes » (598a). Le problème n’est donc pas ici non plus celui du statut de la copie, mais bien de l’objet de la copie : le poète peint des simulacres de vertus (au lieu de peindre les vertus dans ce simulacre de réalité qu’est toute représentation). L’éducateur doit lui-même être dans le vrai pour y conduire ses élèves. Qu’il parle à partir du registre de la fiction ou pas, c’est cet accès à la véritable réalité qui déterminera la possibilité pour lui de créer des effets de vérité dans l’âme de l’auditeur. L’allégorie de la caverne indique précisément que la véritable réalité n’est pas ce qui se donne à voir immédiatement : la vérité implique un mouvement de dévoilement progressif qui prend du temps et qui fait de celui qui dit immédiatement ce qu’il voit un menteur ou quelqu’un qui se trompe. Que le poète ne puisse proposer que des fables mensongères parce qu’il peint des simulacres donne un élément capital pour éclairer la conception platonicienne de la vérité dans la République. La vérité n’est donc pas celle du discours en tant qu’il décrit adéquatement le réel plutôt qu’il ne le projette dans un récit fictif ; c’est au cœur du réel lui-même que se trace la ligne de partage entre le vrai et le faux12 . Le vrai et le faux sont dans les choses et non dans le nous, le vrai est dans l’être et le faux dans le simulacre. Or, dire l’être est possible à partir de la fiction, comme à partir de l’ironie. De la même façon qu’on peut dire le simulacre et donc le faux dans un discours qui décrit correctement l’homme passionné, on peut dire l’être et donc le vrai de façon voilée et détournée. On peut, et même on doit parfois, dire « le plus dévoilé » (to alethestaton), dans le langage voilé de l’ironie. C’est très exactement ce que Platon se propose de faire dans ses dialogues. Pourquoi cependant la fiction est-elle nécessaire dans ce premier stade d’éducation ? Pourquoi est-elle plus efficace à produire des effets de vérité que l’énoncé adéquat du véritable monde ? Jean de la Fontaine s’appuie sur la République de Platon pour justifier dans des termes également platoniciens l’accessibilité des fables à leur public enfantin et défendre l’idée qu’elles participent à un processus de construction du raisonnement. La fable est nécessaire à la faible intelligence qu’elle contribue à former et consolider :
12 Aristote s’opposera à cette conception de la vérité pour établir celle qui nous est commune : « Le faux et le vrai, en effet, ne sont pas dans les choses, comme si le bien était le vrai, et le mal, en lui-même, le faux, mais dans la pensée » (Métaphysique 1027b25-28).
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« Platon, ayant banni Homère de sa république, y a donné à Ésope une place très honorable. Il souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait ; il recommande aux nourrices de les leur apprendre ; car on ne saurait s’accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu. Plutôt que d’être réduits à corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes pendant qu’elles sont encore indifférentes au bien et au mal. Or, quelle méthode y peut contribuer plus utilement que ces fables ? Dites à un enfant que Crassus, allant contre les Parthes, s’engagea dans leur pays sans considérer comment il en sortirait ; que cela le fit périr, lui et son armée, quelque effort qu’il fît pour se retirer. Dites au même enfant que le Renard et le Bouc descendirent au fond d’un puits pour y éteindre leur soif ; que le Renard en sortit s’étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d’une échelle ; au contraire, le Bouc y demeura pour n’avoir pas eu tant de prévoyance ; et par conséquent il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impression sur cet enfant. Ne s’arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l’autre à la petitesse de son esprit ? Il ne faut pas m’alléguer que les pensées de l’enfance sont d’elles-mêmes assez enfantines, sans y joindre encore de nouvelles badineries. Ces badineries ne sont telles qu’en apparence ; car dans le fond elles portent un sens très solide. Et comme, par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d’autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l’on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable de grandes choses » (La Fontaine, Fables, préface de 1668, p. 21-23).
Si la fable est plus propre à former le jugement que la comédie et la tragédie, c’est qu’elle ne porte pas sur des passions qu’elle exacerberait, mais sur cette première forme de jugement moral et intellectuel accessible dès l’enfance que permet l’exemple. L’exemple offre un cas concret, immédiatement compréhensible, qui donne accès à une règle générale. Dans la fable, l’exemple est déplacé vers le monde animal et la règle, caricaturée. Cette caricature offerte par l’exemple fantastique est utile et vraie parce qu’elle organise l’intellect et lui permet d’accéder au balbutiement des opérations de déduction. Or, précisément les différents termes du vrai (alètheia, étumos, nèmertès, atrékès) permettent de voir que la conscience grecque originaire perçoit la connaissance comme un envahissement de l’intérieur de l’esprit par l’extérieur auquel succèdent nécessairement des opérations de classement, de recréation, de choix qui président à l’expression subjective du réel tel qu’il s’est fixé dans la mémoire. Le vrai pour un homme passe par le logos, au sens à la fois de raison et de langage et est ainsi toujours une forme de réécriture fictive du monde. Ce qui fait la vérité, ce n’est
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donc pas le fait de décrire plutôt que d’inventer, mais la forme d’organisation mentale, ordonnée ou pas, sujette au logos ou au chaos, qui préside à l’expression ou est l’effet performatif d’un discours. Le véritable pseudos est alors une question d’âme, de structure de l’esprit, et non de discours faux ou mensongers : « À proprement parler, le vrai mensonge (alèthôs pseudos), pour reprendre mon expression de tout à l’heure, c’est l’ignorance qui est dans l’âme de l’homme qui se trompe. La fausseté dans les paroles (pseudos en tois logois) est en effet une imitation de l’affection qui existe au-dedans de l’âme, une image, postérieurement formée ; ce n’est pas la fausseté absolument sans mélange (panu akraton pseudos) » (Rép., 382b, trad. personnelle).
On trouve ici formulée la distinction qui sera reprise par les stoïciens entre être dans le faux et dire le faux. Les stoïciens distinguent entre le vrai et la vérité13 : la vérité est une propriété de l’âme du sage, c’est la manière ferme et assurée de donner son assentiment à une représentation claire qui est le propre de la science, tandis que le vrai ne dépend pas de la science : un imbécile ou un enfant peut dire ainsi quelque chose de vrai à l’occasion, mais il ne sait pas pour autant ce qu’il dit14. De cette première distinction une autre découle, entre dire le faux (pseudos legein) et être dans le faux (pseudesthai) : le sage pourra quelquefois dire le faux (c’est-à-dire mentir), mais il ne sera jamais dans le faux parce que son esprit ne donnera pas son assentiment au faux15. Le mensonge est alors défini comme le fait de « dire le faux en se trompant et dans l’intention de tromper ses proches »16. La véritable erreur, c’est donc pour les stoïciens comme pour Platon, de se tromper ; c’est de laisser le faux s’infiltrer dans l’âme ellemême et non dans le discours. Ce que Platon découvre en réalité, c’est que la vérité d’un jugement est toujours relative à la véracité d’un sujet. La fausseté concerne l’âme entière, et non tel jugement spécifique ; et, dans l’âme, les motifs ou modèles éthiques. C’est cette vérité ou fausseté première de l’âme qui lui permet d’émettre des jugements vrais ou faux, et ensuite d’exprimer ces jugements dans des propositions elles-mêmes vraies ou fausses. En conséquence, le mensonge pensé comme affabulation n’est pas condamné et les enjeux du dire
13
Sextus Empiricus, Hypothyposes Pyrrhoniennes II, 81 = FDS 322 ; Adversus Math, VII, 38 = FDS
324. 14 15 16
Ibid., Hypothyposes Pyrrhoniennes II, 83 ; Adversus Math, VII, 42 Ibid., Adversus Math, VII, 44 Stobée, in Fragments des présocratiques, SVF III 554.
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faux sont minorisés par rapport à une question qui paraît bien plus déterminante autant du point de vue de l’éthique que de celui de la méthode philosophique : la question de l’erreur et de l’ignorance. L’usage de l’ironie par Socrate, qui n’est qu’un des noms de la dissimulation, se justifie pleinement dans ce cadre, comme un usage thérapeutique du « faux » destiné à terme à produire de la vérité. C’est au nom du vrai (c’est-à-dire du bien) que le philosophe peut dissimuler et ruser. L’idée d’un noble mensonge, capable de produire des effets de vérité, suppose alors un partage entre les quelques naturels philosophes qui savent et dont l’âme est dans le vrai et le commun des hommes à qui l’éducateur peut mentir ou dire vrai selon ce qu’il jugera plus efficace à produire de la vérité dans leur âme. Le noble mensonge s’inscrit dans une structure hiérarchique de la société comme du réel, structure ordonnée au bien, régie par le vrai et dans laquelle les philosophes sont ceux qui peuvent mentir parce qu’ils connaissent à la fois le vrai, le bien et les effets de vérité du mensonge sur les ignorants. Dans la mesure où la philosophie suppose une éducation du caractère, il n’y a pas de philosophie qui ne repose aussi sur l’imposition au jeune enfant d’un certain nombre de « fables » qui tissent la structure de son âme et forme son jugement. Mais ce sont là de faux pseudè, ou encore : de bons pseudè. Platon assume en effet que c’est un critère moral qui départage le vrai du faux, c’est-àdire le « vrai faux » du « faux faux ». En affirmant ainsi l’homogénéité du bien et de la vérité, il inaugure une tradition philosophico-religieuse qui aura la vie longue en Occident. Le vrai mensonge consiste à raconter des choses éventuellement advenues mais nocives pour la jeune âme humaine en formation, tandis que le faux mensonge consiste à raconter des choses éventuellement fausses mais susceptibles de donner à l’âme une inclinaison vers le bien, le juste et le vrai et de laisser en elle la place future au jugement rationnel. La philosophie platonicienne sous-tend par là une distinction morale entre le réel phénoménal et la véritable réalité. Nietzsche appelle précisément ce geste de distinction entre apparence et être un mensonge, le mensonge fondamental sur lequel la philosophie platonicienne et après elle toute la métaphysique s’est constituée : « J’appelle mensonge se refuser à voir certaines choses que l’on voit, se refuser à voir quelque chose comme on le voit » (Nietzsche, L’Antéchrist, § 55).
Nietzsche soupçonne Platon d’avoir menti en tentant de nous faire croire à un monde vrai. Cette condamnation du mensonge platonicien n’entend pas
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valoriser à rebours le phénomène comme unique « vérité ». Il s’agit plutôt de dénoncer le geste philosophique qui hypostasie un discours en vérité et institue des étalons de mesure de la vérité de tous les discours. Or, selon Nietzsche, cette vérité des philosophes n’est en rien objective ou universelle, elle est « anthropomorphique de part en part »17 ; car on ne peut accéder à la réalité même et considérer un élément qui soit vrai en soi, universellement, indépendamment de l’homme : la vérité ne trahit que la volonté de voir le monde comme une chose humaine. Une telle lecture permet alors à Nietzsche d’assimiler toute la philosophie à la formule protagoréenne : « Sa méthode [celle du philosophe] consiste en ceci : prendre l’homme comme mesure de toutes choses ; mais ainsi, il part de l’erreur qui consiste à croire que les choses lui seraient données immédiatement en tant que purs objets. Il oublie donc que les métaphores originelles de l’intuition sont des métaphores, et les prend pour les choses mêmes » (Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1, p. 17).
Nous produisons des mots et des concepts et les projetons à l’extérieur avec la même nécessité que l’araignée tisse sa toile ; nous englobons ainsi le monde entier sous une fine toile, un dôme conceptuel infiniment compliqué que nous fabriquons, non comme l’abeille à partir d’une matière qui viendrait de ce monde, mais à partir de notre seule puissance intellectuelle. Il n’y a ainsi qu’une différence de degré entre le mythe, où un arbre peut parler et un dieu peut, sous le masque d’un taureau, enlever des vierges et l’activité de l’intellect, qui tisse sa toile de concepts et de relations logiques raffinées : l’intellect masque son travail de dissimulation sous le nom de vérité. « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie mais comme métal » (Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1, p. 14)18.
17
Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, trad. M. Haar et B. de Launay, Paris, « Folioplus »,
p. 16. 18 Comme l’a montré Clarck, Nietzsche rejettera plus tard l’hypothèse à la source de ce jugement : le fait que nous pourrions nous écarter de nos concepts pour regarder le monde auquel nous les appliquons d’ordinaire et le voir dans la multiplicité et le mouvement. Cf. Clarck, Nietzsche on Truth and Philosophy, CUP, 1990.
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PREMIÈRE PARTIE
Quant au mensonge, il est le fait d’un usage inhabituel ou délibérément métaphorique de cette même « somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement transposées, ornées et qui après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes » (ibid.). La croyance en la valeur positive de la véracité comme la prétention à pouvoir « dire vrai » sont donc pour Nietzsche autant de convictions illusoires suscitées par la force de l’habitude, le poids de la tradition langagière qui nous contraint à « mentir selon une convention ferme »19. Et le philosophe est le premier des menteurs, parce qu’il incarne plus que quiconque le fait « de parer sa vie d’un éclat d’emprunt et de porter le masque, le voile de la convention » (Vérité et mensonge au sens extra-moral, p. 8). Le philosophe désigne cette charpente gigantesque de concepts organisés selon la logique comme ce à quoi il faut s’accrocher pour ne pas être fou ou menteur. L’homme rationnel se rend artificiellement maître de soi et du monde grâce à la logique. Ainsi, alors qu’on considère d’ordinaire que le philosophe « ne cherche que la sincérité, la vérité, ne cherche qu’à s’affranchir de l’illusion », il est en réalité un « chef-d’œuvre de dissimulation », un maître de l’illusion ; son visage porte « un masque d’une admirable symétrie de traits » (ibid., 2, p. 25). Il n’y a pas de vérité et pas d’instinct de vérité, mais seulement « la contrainte qu’impose la société comme une condition d’existence : il faut être véridique, c’est-à-dire employer les métaphores usuelles » ; il faut « mentir en troupeau ». Le sentiment de vérité ne vient que de l’oubli de cette contrainte et de l’usure de la monnaie, qui a perdu son visage20.
19 Nous partageons l’avis de ceux qui pensent que Nietzsche lorsqu’il s’oppose à la dévalorisation philosophique de la rhétorique en est venu, tel un serpent qui se serait mordu la queue, à faire reposer sa critique sur l’idée du « monde en soi » qu’il entendait pourtant dépasser. Pour reprendre l’exemple très parlant de B. Williams, « le concept de “serpent” nous permet de classer divers sujets comme étant “le même animal” et de reconnaître un sujet particulier comme étant “ce même serpent”. C’est une vérité triviale que de dire que “serpent” est un concept humain, un produit culturel. Mais c’est un propos beaucoup plus obscur de dire que son emploi falsifierait en quelque sorte le réel – que le monde “en soi” ne contiendrait pas de serpents ni d’ailleurs rien de ce qu’on pourrait nommer » (B. Williams, Vérité et véracité. Essai de généalogie, trad. J. Lelaidier, Paris, Gallimard, « NRF », 2006, p. 31). 20 Comme le note I. Ginoux, « l’opposition morale consciente entre mensonge et véracité se dissout alors au profit d’une genèse du mensonge et de la véracité comme deux états conscients dérivés d’un instinct inconscient incitant à la transposition métaphorique et par conséquent à une duplicité ou équivocité insurmontable » (I. Ginoux, « La déconstruction nietzschéenne de l’opposition morale du mensonge et de la véracité », in Th. Lenain (dir.), Mensonge, mauvaise foi, mystification, Paris, Vrin, 2004, p. 81).
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Ce dôme de concepts et ce masque lisse manifestent le génie architectural du philosophe, mais n’ont rien à voir avec la connaissance du monde et la découverte d’une quelconque vérité : « Si quelqu’un dissimule quelque chose derrière un buisson, puis le cherche à cet endroit précis et finit par le trouver, il n’y a pas grand lieu de se glorifier de cette recherche et de cette découverte. Mais c’est pourtant ce qui se passe lors de la recherche et de découverte de la “vérité” dans le domaine que délimite la raison » (Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1, p. 16).
La vérité comme adéquation n’est rien d’autre que ce tour de passe-passe, qui consiste à chercher un os dans le trou où on l’avait caché. Il est en réalité proprement impossible au langage d’être « adéquat », simplement parce qu’il est toujours fondé sur une métaphore du réel. Un mot est toujours une manière de substituer à l’intuition pleine et entière de la chose un aspect unilatéral et figé, dépendant de nous : « Nous disons “la boisson est amère” au lieu de dire “elle provoque en nous une sensation de cette sorte” ; “la pierre est dure” comme si dure était autre chose qu’un jugement venant de nous »21 (Nietzsche Philologica II).
C’est par un procédé apparenté à la métonymie que le langage nous pousse à dire, et bientôt à croire, que la pierre est dure et que la boisson est amère alors que la dureté et le goût sont des sensations subjectives et non des qualités objectives des choses. De façon plus générale, les mots ne sont rien d’autre que des excitations nerveuses dont le monde n’est que le stimulus ; ils sont ainsi la transposition esthétique de la sensation éprouvée, c’est-à-dire « une traduction balbutiante dans une langue tout à fait étrangère » (Vérité et mensonge au sens extra-moral, p. 18). Or, c’est selon Nietzsche au nom de ce balbutiement que les philosophes – Platon en tête – excluent comme menteurs les poètes. Ce faisant, ils contribuent à camoufler le geste créateur à la source de tout langage. À rebours de la réminiscence platonicienne qui associe la vérité à la mémoire de l’origine et l’erreur à l’oubli lié au passage de l’âme à l’existence incarnée, Nietzsche fait du sentiment de vérité le fruit de l’oubli de la genèse métaphorique des concepts et des mots. Ce n’est pas parce que l’homme a oublié la vérité originaire qu’il se trompe, ainsi que l’affirmait Platon. Il se trompe dans la mesure où l’expression
21
Cité par A. Kremer-Marietti, Nietzsche et la rhétorique, Paris, Puf, 1992, p. 118-119.
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langagière de la vérité le déporte nécessairement depuis la réalité sensible de son vécu individuel vers le niveau plus abstrait des désignations conventionnelles qui composent le « columbarium des concepts, le sépulcre de l’intuition »22 . 2. Mensonge et politique Tous, hommes comme dieux, dit Platon dans la République, haïssent la fausseté de l’âme ; personne en effet ne souhaite s’enliser dans l’erreur. En revanche, la fausseté mêlée de vérité du discours faux – c’est-à-dire de ce que nous appelons en somme le mensonge – peut être recherchée dans certaines situations et considérée comme un bien : « Mais que dire, maintenant, de la fausseté dans les paroles (logois pseudos) ? Quand et par qui est-elle utilisable (chrèsimon) de manière à ne pas mériter la haine ? Est-ce qu’elle ne l’est pas à l’égard de nos ennemis, aussi bien qu’à l’égard de ceux que nous nommons amis, quand il arrive à l’un de ceux-ci, sous l’influence du délire ou d’une démence quelconque, d’entreprendre d’accomplir quelque action mauvaise : utilisable alors pour servir de dérivatif, à la façon d’un remède (ôs pharmakon chrèsimon) ? Et dans le cas tout à l’heure allégué de la mythologie, quand nous nous arrangeons pour que sa fausseté ait le plus possible figure de vérité faute de savoir comment se sont véritablement passés les événements de l’antiquité, ne rendons-nous pas par là le mensonge utile (pseudos chrèsimon poioumen) ? » (Rép., 382c-d, trad. modifiée).
On retrouve ici les motifs classiquement reconnus dans la Grèce ancienne au mensonge : on peut toujours mentir à ses ennemis en temps de guerre et mentir à ses amis en vue d’une fin bonne dans des circonstances où la vérité serait inefficace : le mensonge se justifie alors pour corriger l’anoia qui rend un esprit au moins momentanément inaccessible à l’argumentation raisonnée. L’interrogation porte ici sur les usages éducatifs et politiques du pseudos posée dans les termes de l’utilité auxquels Cicéron contribuera à donner une certaine postérité dans son Traité des Devoirs : comment rendre la fausseté utile ? Il y a un mensonge noble, c’est-à-dire utile, parce qu’il permet d’induire dans l’âme d’un être non-éduqué une vérité en disant ce qui est une contrevérité du point de vue factuel, mais non du point de vue des valeurs. Ainsi, par exemple, il est utile et noble d’induire dans l’âme des citoyens la conviction selon laquelle chaque membre de la cité idéale doit être placé dans une classe à laquelle il ou elle convient naturellement, même si c’est au prix d’un mensonge, 22
I. Ginoux, art. cit., p. 88.
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à savoir l’histoire fictive d’une origine commune des citoyens qui en ferait tous des frères. Dans la République, Socrate élabore en ce sens un discours mythologique sur l’origine des hommes et sur la division de la cité en trois classes pour mettre, dit-il, « les citoyens en plus grand souci, et de l’État, et les uns des autres » (415d). Ce discours est faux en tant que discours descriptif et historique ; il invente une « fiction » de l’origine qui ne correspond pas à ce qui s’est réellement passé. Pourtant, en partant du point de vue essentiel pour Platon des effets moraux produits sur l’âme et donc depuis la question de l’éducation, cette fiction est attachée à la vérité en tant qu’elle propose une analyse et une interprétation du réel qui portent et forgent dans l’âme de vraies valeurs. S’il est en effet historiquement faux de présenter les citoyens comme des frères issus de la même terre mère, il est pourtant moralement vrai selon Platon de considérer que les relations idéales entre les citoyens doivent être empreintes d’une fraternité qui emporte un certain nombre de devoirs permettant à la société de garder ses fonctions naturelles de protection et d’organisation harmonieuse et optimale de la vie collective. On peut dire, pour répondre à la critique de Nietzsche, que Platon, dans son admission d’un mensonge utile, ne camoufle pas le geste créateur du philosophe à l’égard de la vérité conçue comme équivalente au bien. Ce que Platon décrit dans les livres III et IV de la République, ce sont en somme les prémisses d’un traité de manipulation orienté par un motif éthique : comment rendre de façon mécanique droits et justes même les gens les moins bien disposés intellectuellement à recevoir la vérité, même les esprits les moins bien dotés par la nature ? Ces justifications thérapeutiques du mensonge sont sans aucun doute gênantes pour un lecteur moderne. Notre gêne tient en partie à une lecture anachronique de ces textes sur l’usage éthique du mensonge. On sait depuis les travaux de Detienne et Vernant sur la métis que la ruse était non seulement largement admise par les Grecs, mais même considérée comme une vertu, pourvu qu’elle n’entraîne pas de conséquences fâcheuses23. Il fallait discerner, au-delà d’une victoire immédiatement acquise, les conséquences plus lointaines d’un mensonge. La vision d’une finalité bonne a donc été longtemps
23 Certains auteur ont en revanche Cf. Detienne et Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La métis des Grecs, p. 22 sq. Quelques auteurs ont lié l’ouverture au mensonge en politique faite dans la République au « totalitarisme » de Platon (Cf. Popper, The Open Society and its Ennemies, vol. 1, Princeton UP, 1966 et R.H.S/ Crossman, Plato Today, London, Allen Unwin, 1963). Une défense intéressante est proposée par T. C. Brickhouse et N. D. Smith dans « Justice and Dishonesty in Plato’s », Republic, The Southern Journal of Philosophy, vol 21/I (1983), p. 79-95 et par J. Zembatty, dans « Plato’s Republic and Greek Morality on Lying », in The Journal of the History of Philosophy, vol. XXVI, n° 4 (1988), p. 517-546.
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à la fois la limite et la justification de l’usage de tout stratagème, parmi lesquels le mensonge n’avait pas une place particulière et ne souffrait d’aucune dévaluation morale. La pensée d’Aristote offre un éclairage sur les conditions des liens qui peuvent légitimement se tisser entre efficacité et morale dans le contexte d’une pensée grecque ouverte à la considération d’une valeur morale de la métis et plus largement de la dissimulation. Pour Aristote, le mensonge (le faux dans l’homme) est à cheval entre le domaine théorique, parce qu’il consiste à dire une chose fausse, et le domaine de la pratique, parce qu’il est nécessairement efficace. La dimension éthique du mensonge ne tient donc pas à la condamnation morale dont il ferait l’objet24, elle tient plutôt à l’efficacité du mensonge qui implique une modification de la conviction de l’auditeur et, partant, une modification de son comportement. La détermination des facteurs de l’efficacité du mensonge peut être considérée comme le premier enjeu de l’éthique aristotélicienne du « faux dans l’homme ». Ainsi Aristote examine-t-il les conditions de cette efficacité dans le De Anima, où il détermine les caractéristiques de celui à qui l’on ment, les « qualités » que doit posséder le menteur et ce sur quoi il est possible de mentir. On ne peut réussir à abuser que celui qui a des opinions, et non pas le savant ou le phronètique qui disposent tous deux d’un savoir nécessairement indexé au vrai25. Avoir une opinion, en revanche, c’est ou se tromper ou dire vrai (De An., III, 3, 428b 21). Cette opinion vraie ou fausse s’accompagne toujours de pistis, de conviction. C’est le fait d’emporter la conviction de son auditeur qui montre que la tromperie est effective et donc réelle. Il s’agit ainsi d’une pragmatique du discours qui identifie le mensonge à une figure de rhétorique et qui, en se dispensant d’un jugement moral sur cette réussite, fait passer ailleurs que dans le choix éthique du vrai la distinction entre le discours vrai de la philosophie et la possibilité de mentir ouverte à la rhétorique qui ne dit que le vraisemblable. L’éthique grecque peut ainsi s’accompagner d’une pragmatique examinant les effets heureux de la tromperie et les moyens efficaces de l’emporter dans une joute oratoire.
24 Ce qu’Aristote condamne, en réalité, c’est davantage la crédulité des abusés que la volonté mauvaise des abuseurs (Réfutations sophistiques, 1, 165a 14-19). 25 On ne choisit pas de se faire une opinion ou d’avoir telle croyance ; on peut choisir de penser à telle chose ou à telle personne, mais pas de croire que ceci est vrai ou faux. Ces conceptions (hupolêpsis) se déclinent en espèces différentes : la science (épistèmè), l’opinion (doxa), la sagacité (phronèsis) et leur contraire (cf. De An., III, 3, 427b 25-26).
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Une des questions que permet alors de poser une réflexion généalogique sur le mensonge est celle de savoir quelles transformations du paysage mental et moral se sont produites pour qu’une franchise inconditionnelle soit requise et détrône du rang des vertus la ruse prévoyante et le mensonge fait en connaissance de cause et en vue du bien. Il est évident que notre regard est orienté par la condamnation radicale dans la pensée chrétienne du mensonge identifié au péché parce que lié à la conscience de l’intention de tromper. Dans les termes grecs de Platon, la vérité se doit d’avoir une certaine efficacité morale qui justifie l’emploi de moyens divers, y compris ce qu’il appelle le « faux pseudos ». Dans les termes d’Aristote, c’est parce qu’il y a des naïfs qu’il y a des abuseurs. La condamnation portant sur la volonté d’abuser l’autre est largement minorée ; c’est toujours la responsabilité de chacun de se laisser abuser : « De même que, dans le cas du calcul, ceux qui ne sont pas habiles à manier des cailloux sont trompés par ceux qui le savent, de même en va-t-il pour les arguments : ceux qui n’ont aucune expérience de la puissance des mots sont victimes de paralogismes quand ils en écoutent d’autres. C’est pour cette raison qu’il y a une déduction et une réfutation qui se présentent comme telles, sans toutefois être véritables » (Réfutations sophistiques, 1, 165a 14-19).
C’est parce qu’il y a des ignorants qu’il y a des trompeurs. Et « s’il est honteux de ne se pouvoir défendre avec son corps, il serait absurde qu’il n’y eût point de honte à ne le pouvoir par la parole, dont l’usage est plus propre à l’homme que celui du corps » (Rhét., I, 1, 1355a 38-b 1)26. Que cette façon de poser la question de l’éthique de la tromperie nous méduse ou nous choque ne mesure rien d’autre que l’immense distance conceptuelle entre la façon grecque et la façon chrétienne de traiter de l’éthique du mensonge. Une fois cette précaution prise, revenons à l’enjeu de ce mensonge noble qu’est le faux pseudos sur l’origine des hommes. Socrate affirme, rappelons-le, qu’il s’agit de mettre les citoyens « en plus grand souci, et de l’État, et les uns des autres (tès poleôs te kai allèlôn kèdesthai) » (415c). Les commentateurs de Platon ont largement insisté sur l’importance de la connaissance de soi et du souci de soi dans la pensée platonicienne, notamment comme condition du gouvernement des autres. Pour gouverner les autres, il est indispensable d’exercer sur soi-même un empire que seuls la connaissance et le souci de soi-même
26 Sur ces questions, cf. J. Garzaniti « Vrai, faux, persuasion et vraisemblance : Dialectique et rhétorique chez Aristote », Revue Philosophique de Louvain-la-Neuve, 2007, vol. 105, no3, p. 311-332.
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permettent d’acquérir ; c’est notamment la leçon de l’Alcibiade. Mais ces commentateurs n’ont pas prêté attention à la complémentarité des différents soucis, de soi, des autres et de la cité. Avant de se soucier de soi-même dans une éducation proprement philosophique, il faut d’abord, grâce aux fictions véridiques ou aux mensonges utiles des législateurs, s’être soucié des autres et de l’État. C’est par ailleurs le souci de soi-même qui permet au gouvernant de se soucier également des autres et d’inventer pour les éduquer des fictions utiles à les conduire à se soucier eux aussi des autres. On ne gouverne pas adéquatement les autres si l’on ne s’est pas soucié de soi-même parce qu’on les gouvernerait alors de façon passionnelle. Et on ne les gouverne pas adéquatement si on ne les éduque pas à se soucier des autres car c’est ce souci des autres qui fait la valeur du jugement politique. Cette dialectique entre souci des autres et souci de soi indique plus fondamentalement l’articulation chez Platon de deux ordres : celui temporel de l’intérêt public et celui spirituel du salut de l’âme. C’est dans l’ordre de la cité qu’une âme se soigne, se soucie véritablement d’elle-même et trouve ainsi son salut. Et l’ordre public ne peut être maintenu que si les dirigeants se gouvernent eux-mêmes de façon à gouverner adéquatement les autres, c’est-à-dire à la fois en vue du bien commun et sans céder à leurs passions. Le fait que ce thème du souci de soi serve de fil conducteur au traitement du noble mensonge est nettement perceptible dans l’utilisation du vocabulaire médical : « Si nous avons eu raison de dire tout à l’heure que, en réalité, tandis que la fausseté est inutilisable par les Dieux, elle est utilisable par les hommes sous la forme d’un remède (pharmakon), il est dès lors manifeste qu’une telle utilisation doit être réservée à des médecins, et que des particuliers incompétents n’y doivent pas toucher. […] C’est donc aux gouvernants de l’État qu’il appartient, comme à personne au monde, de recourir à la fausseté, en vue de tromper, soit les ennemis, soit leurs concitoyens, dans l’intérêt de l’État ; toucher à une pareille matière ne doit appartenir à personne d’autre. Au contraire, adresser à des gouvernants tels que les nôtres des paroles fausses est pour un particulier une faute identique, plus grave même, que celle d’un malade envers son médecin, ou de celui qui s’entraîne aux exercices physiques envers son professeur, quand sur des dispositions de leur corps ils disent des choses qui ne sont pas vraies » (Rép., 389 b-c).
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La question essentielle de ce passage est de savoir qui dispose à la fois de la compétence de mentir opportunément et du droit de le faire. C’est le médecin, c’est-à-dire le gouvernant dans la mesure où il doit prescrire le régime qui donne ou maintient la santé du régime politique et dans la mesure où, pour fonder sa prescription, il doit savoir toute la vérité connue par le patient sur son propre état ; c’est pour donner toute son efficacité à ce prescrit qu’il est autorisé à produire des mensonges utiles27. Cette comparaison draine le thème du souci de soi et la double idée d’une part, que l’homme inéduqué est toujours malade et, d’autre part, que l’éducation se doit par conséquent d’être une forme de thérapie, de soin de l’âme. Si le mensonge est admis ici dans la pharmacie du gouvernant, c’est qu’il se doit d’être tel un éducateur pour les citoyens. L’idée d’un usage pharmacologique du discours est un thème classique de la pensée grecque et notamment de celle des sophistes. Le discours est communément considéré comme étant à l’âme ce que le pharmakon est au corps : il induit un changement d’état, pour le meilleur ou pour le pire. Ainsi, Gorgias joue-t-il sur l’ambivalence du pharmakon, à la fois remède et poison pour évoquer la force persuasive du discours : « Il y a le même rapport entre la force du discours par rapport à l’ordonnance de l’âme et l’ordonnance des drogues par rapport à la nature des corps ; car, de même que certaines drogues éliminent du corps certaines humeurs et mettent fin, certaines à la maladie, d’autres à la vie, de même parmi les discours, les uns calment, les autres charment, terrorisent, excitent le courage des auditeurs ou encore, par une persuasion néfaste, droguent et ensorcellent » (Éloge d’Hélène, § 14).
Le sophiste se prétend alors capable, comme le médecin, d’utiliser le pharmakon pour soigner et, de même que la médecine s’enseigne, le sophiste peut-il transmettre ce savoir. Nous reviendrons dans le chapitre consacré au pseudos sophistique sur la façon dont Platon critique cette double prétention des sophistes à soigner par le discours et à transmettre ce savoir. Ce qu’il faut noter ici, c’est une sphère de sens commun chez les Grecs de l’époque classique qui associe l’éducation au soin et la parole à une pharmacopée utilisable par le gouvernant pour prendre soin de son peuple. C’est dans ce cadre que la théorie platonicienne du noble mensonge prend son sens. De même que le médecin ne 27 Cf. aussi Rép. 414b. Notons que la comparaison du philosophe avec le médecin est fréquente chez Platon. On trouve ce médecin philosophe dans le Gorgias, condamné par les goinfres à qui il prescrit des régimes déplaisants (plutôt que « flatteurs » pour le palais) ou dans la Lettre VII, qui conseille celui qui est disposé à l’écouter et à mettre en œuvre le régime qu’il prescrira en temps de crise.
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doit pas la vérité à son patient, mais bien des soins pour lui rendre la santé, de même le gouvernant ne doit-il pas à ses citoyens la franchise mais le mieux-être individuel et le bien-être commun. Cette idée d’un mensonge thérapeutique, noble et utile, a fait tradition jusque dans les théories du secret et de la raison d’État de l’époque Moderne. Mais c’est précisément sans cette identification du gouvernant à un médecin de l’âme. Cette perte a son histoire, dont on peut tenter de tracer grossièrement les traits. La tradition du mensonge noble est d’abord passée en monde chrétien. Or, si les Pères sont divisés sur l’intérêt de mentir en vue du bien et à des fins pastorales, ils semblent tous reconnaître l’opportunité d’user de feinte, de ruse et de menteries contre un ennemi en temps de guerre. Le noble mensonge a donc été compris comme le mensonge utile à préserver l’État des menaces extérieures plutôt qu’à soigner les citoyens de leur ignorance. Dans ce cadre de la lutte contre un ennemi externe, plus besoin de médecins, les guerriers suffisent : le mensonge du chef de l’État fut le mensonge du chef des armées et non celui de l’éducateur du peuple. Cette compréhension restreinte du noble mensonge platonicien explique sans doute le divorce entre façon de gouverner et façon d’éduquer et, plus largement, entre morale et politique. En temps de guerre, le salut commun autorise en effet la transgression des règles ordinaires de l’éthique. Compris dans le contexte de la guerre, le mensonge appartient au régime de l’exception créé par la necessitas, c’est-à-dire l’état d’urgence. C’est l’état d’urgence et le régime d’exception de la guerre qui justifient alors le divorce entre logique gouvernementale et registre éthique de la conscience morale. Élargissant ce registre d’exception aux affaires courantes, Pierre Charron, avant Machiavel, accorde au prince une autorité absolue en ce qui concerne l’intérêt de l’État, autorité justifiant le recours à la violence, au mensonge, aux feintes et au secret non pour soigner le peuple mais pour asseoir son pouvoir sur lui. Comme le note M. Senellart, « la justification thérapeutique du noble mensonge, selon le modèle platonicien, se confond dès lors avec la logique stratégique des intérêts de puissance »28. On trouve d’ailleurs chez Botero, qui est le premier théoricien de la raison d’État, une définition de celle-ci qui montre cette évolution dans la conception du pouvoir et de l’art de gouverner : « État est une ferme domination sur les peuples, et la raison d’État est la connaissance des moyens propres
28 M. Senellart, « Noble mensonge et prudence politique », in Sincérité. L’insolence du cœur, Autrement, série « Morales », p. 85.
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à fonder, conserver et garantir une telle domination »29. Comme le note Senellart, Botero a ainsi paradoxalement contribué à justifier l’assimilation qui s’est faite au xvie siècle de la politique aux stratagèmes occultes du désir de puissance, alors même que le discours de la raison d’État s’était constitué contre l’apologie machiavélienne de la violence et de la ruse. Cette puissance, pour rester telle, doit savoir se dissimuler. Ainsi que Louis XI l’enseignait à son fils, Qui nescit dissimulare, nescit regnare – « Qui ne sait dissimuler ne sait régner ». Dans cette logique, le Prince machiavélien, gran simulatore e dissimulatore, incarne la complète rupture entre morale et politique dans une réflexion stratégique sur les moyens d’accroissement du pouvoir qui est dépourvue de toute référence morale. Le monde moderne, livré aux caprices de la fortune, n’est plus celui de la callipolis platonicienne ; la politique en conséquence ne sera plus pensable comme strict ordonnancement des populations selon les valeurs de la morale. Elle se pense davantage à partir de ce que Machiavel appelle « la vérité effective de la chose », la verità effetuale della cosa (Le Prince, chap. XV) : elle se pense dans ses ambiguïtés, ses conflits réels et en tenant compte de l’indépassable méchanceté des hommes. Étant effective, la vérité ne peut précisément plus être morale. Dans cette complication qu’introduit la vérité effective dans l’opposition classique du mal au bien, le lien se perd entre le bien et la vérité : étant donné la nature humaine, la vérité des choses n’est pas ajustée au bien. Avec ce renversement machiavélien, c’est au nom de la vérité (mais en son sens de vérité effective) qu’il faut parfois « entrer en mal », et donc mentir quand l’occasion se présente et que l’efficacité l’exige (cf. Disc. I, 26). Au xviiie siècle, lorsque précisément le pouvoir ne semblera plus être ce qui constitue la société, mais bien plutôt ce que la société constitue, lorsque par conséquent le pouvoir s’appuiera sur la seule légitimité que la société veut bien lui reconnaître, un problème politique naîtra qui est nouveau pour l’époque, mais pour nous très commun : celui de la sincérité du gouvernant30. Le paradoxe
29 G. Botero, Della ragion di Stato, Venise, 1589, trad. G. Chappuys, Raison et gouvernement d’estat en diz livres, Paris, 1599, partie I, chap. 1. 30 Cf. Senellart, ibid., p. 55 : « Jusqu’au xviie siècle, où s’élaborent les premières doctrines du contrat et de la représentation, c’est le pouvoir qui constitue la société, et non l’inverse. Le tournant radical dans l’histoire des représentations politiques correspond au moment où, dépouillé de toute sacralité, le pouvoir ne tire plus sa légitimité que de sa seule institution sociale : organe du corps collectif, au service des fins que celui-ci se donne à lui-même. C’est alors que s’impose l’exigence de transparence dans le rapport que la société entretient avec ses propres mécanismes, et que naît la question politique de la sincérité ».
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de notre culture politique héritant de ce nouveau visage du pouvoir démocratiquement fondé est alors que s’étant définie depuis Machiavel « comme un art du secret et de la dissimulation, elle soit souvent perçue sous les mêmes traits »31. La politique, identifiée au désir de pouvoir et liée à la dissimulation et à la ruse, alimente ainsi sans fin un besoin de confiance qui ne peut pas avoir de remède tant que le pouvoir est ainsi compris à partir de l’efficacité du mensonges. Mais revenons à Platon. Dans une réflexion similaire à celle de la République sur le rôle du philosophe-roi dans une cité idéale, l’Étranger d’Élée justifie le recours à la manipulation dans des termes qui sont très exactement ceux de la logique machiavélienne de l’effectivité : « Un législateur qui aurait valu quelque chose, si peu que ce fût […] n’aurait-il pas eu la hardiesse, autant que jamais, d’inventer pour le bien, en s’adressant à la jeunesse, une fiction mensongère ? S’il lui arrive de mentir ainsi, n’est-il pas possible que, dans un mensonge, il y ait un avantage supérieur à celui de l’argument et une plus grande efficacité pour faire que tous, non par contrainte, mais de leur plein gré, ils aient en tout une conduite juste ? […] Par conséquent, le législateur n’a pas besoin de découvrir autre chose que la croyance qui, donnée par lui à la Cité, réaliserait pour cette Cité le plus grand bien, et de chercher tout ce qui peut bien être un moyen pour que cette communauté tout entière parle à ce sujet, dorénavant et durant la totalité de son existence, le plus possible d’une seule et même voix, aussi bien dans ses chants que dans ses légendes ou dans ses propos » (Lois, 663d-664a).
L’idée d’un gouvernement des autres et celle d’un gouvernement de soimême sont des thèmes qui continuent de s’articuler dans ce passage, comme la politique s’articule à la morale. On est ici encore bien loin de Machiavel. Mais il faut relever cependant que la justification de la dissimulation se fait au nom de son efficacité supérieure par rapport à la vérité. La question des usages éducatifs et politiques du pseudos semble être avant tout celle du résultat : il faut convaincre, imposer une doxa, et le mensonge est plus puissant pour cela que la vérité. Machiavel ne dit rien d’autre finalement quand il justifie par la vérité effective des choses l’usage du mensonge. Dans ce passage du quinzième chapitre du Prince où Machiavel affirme en effet vouloir poursuivre la verità effetuale della cosa, c’est pour éviter, dit-il, de recourir à l’imagination de celle-ci. Ce souci de la vérité effective signifie, comme le souligne T. Berns, que « l’action politique ne se questionne plus depuis le point de vue du comment on 31
Ibid., p. 56.
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devrait vivre » et d’une vérité morale transcendante, mais seulement dans le cadre d’une « logique des effets » qui impose parfois le recours au mal et au mensonge, assumés comme tels et non comme des voies détournées pour une vérité ultime identifiée au bien32 . C’est dans cette même logique machiavélienne de l’efficacité que se situe l’assertion d’Arendt « les mensonges ont toujours été considérés comme des outils nécessaires et légitimes, non seulement du métier de politicien ou de démagogue, mais aussi de celui d’homme d’État »33, qui est précisément une réplique de l’assertion de Platon citée plus haut : « C’est aux gouvernants de l’État qu’il appartient, comme à personne au monde, de recourir à la fausseté, en vue de tromper, soit les ennemis, soit leurs concitoyens, dans l’intérêt de l’État » (Rép., 389b-c). Il est frappant de voir ainsi que la question du pseudos se trouve au cœur du débat sur les rapports de la philosophie et de la politique et sert à poser le problème d’une impuissance politique naturelle du discours vrai et, inversement, à sous-tendre une efficacité naturelle du mensonge. Arendt pose la question dans toute sa netteté : « Est-il de l’essence même de la vérité d’être impuissante et de l’essence même du pouvoir d’être trompeur ? Et quelle espèce de réalité la vérité possède-t-elle si elle est sans pouvoir dans le domaine public, lequel, plus qu’aucune autre sphère de la vie humaine, garantit la réalité de l’existence aux hommes qui naissent et meurent… Finalement la vérité impuissante n’est-elle pas aussi méprisable que le pouvoir insoucieux de la vérité ? »34.
Selon Arendt, ce qui détermine cette impuissance ou cette inefficacité politique classiquement reconnue à la vérité, ce sont les conditions habituelles de la recherche et du discours de vérité : l’impartialité n’est pas acquise dans le monde commun, elle est inhérente à une position d’étrangeté à l’égard du politique qui la rend impuissante : « Éminents parmi les modes existentiels du dire-la-vérité sont la solitude du philosophe, l’isolement du savant et de l’artiste, l’impartialité de l’historien et du juge, et l’indépendance du découvreur de fait, du témoin et du reporteur »35.
32 Cf. T. Berns, L. Blésin, G. Jeanmart, Du courage. Une histoire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, « Encre marine », 2010, p. 134. 33 Arendt, Vérité et Politique, in La Crise de la culture, trad. C. Dupont et A. Huraut, Paris, Gallimard, « Idées », 1972, p. 289. 34 Ibid., p. 289-290. 35 Arendt, Responsabilité et jugement, trad. J.-L Fidel, Paris, Payot, 2005, p. 331.
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Nous avons suggéré ailleurs que c’est précisément ce problème qu’affrontait Platon dans sa Lettre VII lorsqu’il se demandait comment la philosophie pouvait éviter d’être un verbe creux (logos atechnos), pour toucher à la tâche (ergon), à l’effectivité du réel (Lettre VII, 328b-c)36. Le noble mensonge platonicien affronte également ce problème crucial de l’ineffectivité et de l’inefficacité d’un discours vrai qui se veut descriptif puisqu’il est pensé sur le modèle de la peinture. Celui qui veut modifier le champ du politique doit alors parfois mentir, c’est-à-dire inventer plutôt que décrire. La fiction semble ainsi focaliser la puissance performative du langage. C’est qu’elle suppose, d’une part, un rapport plus actif au réel qui ne doit pas simplement être reçu et transcrit le plus adéquatement possible, mais créé ou recréé, redéfini en somme, dans la médiation d’une parole qui ne lui est pas immédiatement adéquate. Cette création est, d’autre part, entièrement dirigée par une réflexion sur les effets du discours. Rappelons que Platon ne reproche pas aux poètes d’inventer des fictions, mais d’utiliser ce moyen très efficace de modifier l’âme des auditeurs pour les rendre plus passionnés et plus hermétiques alors à la vérité de la raison. Notons par parenthèse que, sur ce point, Aristote se distingue de Platon. Nous avions souligné que c’est à ses yeux le fait d’emporter la conviction de son auditeur qui montre que la tromperie est effective et donc réelle. Or, Aristote considère qu’on ne ment pas au spectateur de fiction parce que, détaché de son attitude pratique dans laquelle il est prêt à réagir par la fuite ou la poursuite aux événements qui se produisent, le spectateur se laisse porter par l’intrigue sans y accorder de conviction. Platon paraît, en revanche, plus soucieux des convictions qui se forgent d’une façon qui ne sollicite pas la raison (on pourrait dire de façon anachronique : qui ne sollicite pas la conscience), par simple mimétique des gestes incarnant des valeurs, des attitudes qui reposent elles-mêmes sur des convictions. Arendt rend compte de cette nécessité politique de la création imaginaire dans son essai Du mensonge à la violence, en liant comme Platon fiction imaginaire et pouvoir performatif : « Le secret, […] la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d’objectifs politiques, font partie de l’histoire aussi loin qu’on remonte dans le passé. La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques et le mensonge a toujours été
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Cf. T. Berns, L. Blésin, G. Jeanmart, Du courage. Une histoire philosophique, op. cit., p. 80-85.
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considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. Qui prend la peine de réfléchir à ce propos ne pourra qu’être frappé de voir à quel point notre pensée politique et philosophique traditionnelle a négligé de prêter attention, d’une part à la nature de l’action et, de l’autre, à notre aptitude à déformer, par la pensée et par la parole, tout ce qui se présente clairement comme un fait réel. Cette sorte de capacité active, voire agressive, est bien différente de notre tendance passive à l’erreur, à l’illusion, aux distorsions de la mémoire et à tout ce qui peut être imputé aux insuffisances des mécanismes de la pensée et de la sensibilité » (Arendt, Du mensonge à la violence en politique, p. 10).
Il n’est pas tout à fait exact de dire que l’histoire de la philosophie aurait négligé cette capacité active de l’âme à s’illusionner. C’est en effet très exactement cette erreur active et volontaire que Descartes pointe lorsqu’il relève dans ses Méditations métaphysiques la disproportion entre la volonté qui est infinie et l’intellect qui est limité : « Les erreurs proviennent de cela seul que la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l’entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas ; auxquelles étant de soi indifférente, elle s’égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe, et que je pèche » (Méditations métaphysiques, Vrin, 1970, p. 58).
C’est donc par la volonté et ainsi volontairement que l’intelligence s’égare et non passivement à cause de ses propres limites ; c’est parce que nous voulons et désirons davantage que ce que notre intellect ne peut nous donner que nous nous trompons. Ce diagnostic cartésien contient l’idée que la vérité rationnelle dépend toujours d’un régime extérieur à l’intellect. Chez Platon, ce régime était celui du caractère ; chez Descartes, c’est celui de la volonté. Arendt, quant à elle, parlera de cette puissance active de s’illusionner comme étant liée à l’imagination : « Un des traits marquants de l’action humaine est qu’elle entreprend toujours de nouveau, ce qui ne signifie pas qu’elle puisse alors partir de rien, créer à partir du néant. On ne peut faire place à une action nouvelle qu’à partir du déplacement ou de la destruction de ce qui préexistait et de la modification de l’état de choses existant. Ces transformations ne sont possibles que du fait que nous possédons la faculté de nous écarter par la pensée de notre environnement et d’imaginer que les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont. Autrement dit, la
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négation délibérée de la réalité – la capacité de mentir –, et la possibilité de modifier les faits – celle d’agir – sont intimement liées ; elles procèdent l’une et l’autre de la même source : l’imagination » (Arendt, Du mensonge à la violence en politique, p. 10-11).
Ce passage est intéressant en ce qu’il pense les mêmes objets que Machiavel, à savoir la nature de l’action politique et la nécessité d’un savoir singulier qui la fonderait et serait étranger au savoir théorique37. Mais, précisément, si pour Machiavel le savoir permettant l’action est la vérité effective de la chose détachée de son imagination, pour Arendt, c’est en revanche l’imagination qui permet l’efficacité parce qu’elle est la capacité conditionnant l’action de nier ce qui est. L’action aurait en effet selon elle besoin de détruire l’ordre lui préexistant et dans lequel elle n’avait pas de place. Ces deux optiques se rejoignent pourtant : Machiavel et Arendt sortent l’un et l’autre d’une théorie classique de l’action politique pensée à partir de l’idée de planification ; dans une telle conception, l’action est pensée comme la mise en œuvre et en pratique des moyens conçus au préalable par l’intelligence comme étant adéquats pour réaliser la finalité visée. Machiavel, pour sa part, refuse l’idée même de planification comme source de l’action. Une connaissance est toujours à la source de l’action mais c’est une connaissance immédiate, la vista fulgurante de ce qui est effectivement et non l’imagination de ce qui est souhaité ; c’est alors l’absence de découpe entre le bien et le mal pour organiser une telle connaissance immédiate et effective du réel qui justifie le mensonge et la ruse. Arendt, elle, nie plutôt l’articulation traditionnelle des moyens aux fins de la pensée planificatrice : l’action politique n’est pas positivement la mise en œuvre d’un plan imaginé, elle repose négativement sur la capacité de nier le donné pour réaliser ce qui a été imaginé. Arendt ne refuse plus l’idée d’une finalité extérieure guidant l’action, mais la façon traditionnelle (aristotélicienne essentiellement) de concevoir sa mise en œuvre. L’intérêt de lire ainsi Platon à partir de Machiavel et d’Arendt, plutôt que plus classiquement à partir d’Aristote qui est le grand idéologue de la pensée planificatrice, permet donc de relever sa capacité à penser l’action politique depuis le registre de la performativité propre au langage fictif et mensonger. Cette réflexion sur la puissance performative du langage ouvre par là même la compréhension plus complexe de ce qu’est un fait, via la complication
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Ibid., chap. 5, deuxième partie : « Le courage comme connaissance », cf. particulièrement, p. 178-185.
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de l’opposition des faits et des actes d’une part, des faits et de leur description d’autre part. Sur ce point, Arendt prolonge Platon et permet de penser l’incroyable élargissement contemporain des effets performatifs des discours politiques et médiatiques auxquels notre société de l’information permanente et globalisée est confrontée. Dans Vérité et Politique, Arendt reprend cette analyse du mensonge comme négation du réel au fondement de l’action politique, mais pour en faire une caractéristique de l’action politique spécifiquement moderne. Elle suppose alors dans l’histoire du mensonge une transition, entre le mensonge classique, qui travestit la réalité, et la forme proprement moderne du mensonge, qui consiste précisément à nier la réalité : « La différence entre le mensonge traditionnel et le mensonge moderne revient le plus souvent à la différence entre cacher et détruire » (Vérité et Politique, p. 322).
Ce mensonge moderne serait, selon elle, lié à la généralisation de la mentalité de la raison d’État, qui n’est plus le monopole de l’État appliqué au traitement d’affaires étrangères dans un régime d’exception, mais le fait de holdings internationaux qui gèrent le cours normal des choses. Ces holdings qui dirigent la politique moderne sont de gigantesques puissances médiatiques capables de produire des effets de vérité à partir de pures inventions ; ils peuvent se passer totalement de la représentation du réel ayant une prétention à l’exactitude. La publicité est bien entendu un avatar de cette logique du virtuel. Mais elle est loin d’être le seul. En réalité, c’est toute la politique économique qui se passerait aujourd’hui de représenter le réel parce qu’elle peut produire des images purement fictives pour fonder son action. De la sorte, comme le souligne Derrida qui commente ce texte d’Arendt dans son Histoire du mensonge, « passant du statut de représentant à celui de remplaçant, le processus du mensonge moderne ne serait plus une dissimulation venue voiler la vérité, mais la destruction de la réalité ou de l’archive originale »38. Si l’imagination servait auparavant déjà à nier la réalité pour passer à l’action politique capable de transformer le donné, ce n’est plus par la seule imagination mais très concrètement par la destruction de toute archive que l’on nierait aujourd’hui le réel. Les « faits » deviendraient ainsi toujours davantage des effets performatifs des discours politiques médiatisés. L’invention et la multiplication des « live », des reality shows, la valeur de vérité donnée au « direct » montrent ainsi ces simulacres typiquement mo-
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Derrida, Histoire du mensonge. Prolégomènes, op. cit., p. 42.
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dernes qui ne référent plus à un réel extérieur qu’ils représenteraient, mais au contraire s’y substituent en constituant le réel. Un reality show n’est en effet rien d’autre que la constitution artificielle de la vie. Il est le symptôme du statut de l’image dans l’information contemporaine : elle n’est plus une copie, elle donne à voir le réel lui-même, tout le réel ; elle est le réel, la vie, le « live » ! Cette substitution implique le côté « absolu » de ce mensonge ; c’est qu’il est, selon Arendt, bien plus délicat à lever, à cause de l’effet de vérité tout aussi absolu qu’il produit et de la difficulté de trouver un référent extérieur confrontant ce qui est dit avec ce qui est réellement. Comment distinguer encore la vérité de l’effet de vérité ? Platon dans la République brouillait déjà la frontière en qualifiant les bonnes fictions de faux mensonges, c’est-à-dire de mensonge devenant à terme des vérités. Comme le montrent les analyses de J. Derrida sur les mensonges d’État, le registre moderne de la performativité est extrêmement complexe dans la mesure où la performativité peut se passer d’une distinction morale ou légale entre le bien et le mal. La définition d’un territoire, l’instauration d’un État, l’attestation d’une responsabilité ou la définition d’un nouveau droit international sont toujours des actes performatifs. Créant le droit, ces vérités performatives créent ce qui est ensuite tenu pour des vérités publiques, des vérités de droit, dominantes et juridiquement incontestables. Or, qui peut dire « où est aujourd’hui la “vérité” sur les frontières dans l’ex-Yougoslavie, dans toutes ses “enclaves” clivées ou enclavées dans d’autres enclaves, et en Tchétchénie, et en Israël, et au Zaïre ? »39. Qui peut dire ce qu’est cette vérité ? Sinon ce qui à un instant, devant un public, fait véritable ? Il semble ainsi que, pensée en dehors de l’idée d’une adéquation à un réel objectif, la vérité ne peut que devenir une pure question d’efficacité. Il ne s’agit plus alors d’opposer l’efficacité du mensonge à l’impuissance de la vérité, comme le fait encore Arendt, mais de comprendre au contraire, dans la lignée de Nietzsche plutôt, que la vérité n’est plus rien d’autre que la production du pouvoir le plus puissant, qu’il soit étatique ou médiatique. La vérité est le discours officiel, le discours dominant, le discours médiatisé le plus largement. Et d’une certaine façon, la volonté de dénoncer aujourd’hui comme autant de mensonges ces productions extrêmement efficaces de vérités qui ont toutes les contours de l’évidence, appartenant à l’ordre ancien, n’a plus elle-même d’efficacité. Le discours critique de la vérité, dénon-
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Derrida, ibid., p. 66.
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çant toutes les alternatives comme des fictions et des manipulations, n’a plus de point d’appui extérieur à la pure efficacité de ce qui est cru et fait, encore une fois, vérité.
II. La condamnation du pseudos sophistique Si les poètes disent le faux, c’est aux yeux de Platon parce qu’ils sont dans le faux, parce qu’ils sont bercés d’illusions et remplis de phantasmes et de passions. Pour ceux qui sont dans le vrai et dont l’âme a contemplé les véritables réalités, il est permis de dire le faux et donc de mentir. Mentir n’est pas toujours tromper lorsque le mensonge sert à former adéquatement une âme encore inapte au raisonnement et incapable de voir le plus dévoilé, to alèthestaton. Avec la sophistique, Platon affronte un autre danger et une autre ambivalence du discours faux. Comme les poètes, les sophistes disent le faux parce qu’ils pensent vrai ce qui n’est qu’apparence. Platon dénonce donc premièrement leur erreur, qui en fait des trompeurs en matière d’éducation parce qu’ils enseignent des contre-vérités. Mais ce sont aussi des menteurs au sens où ils disent éventuellement autre chose que ce qu’ils pensent par souci d’efficacité, pour emporter l’adhésion du plus grand nombre. En la personne du sophiste, Platon rencontre donc un adversaire parfaitement conscient cette fois du pouvoir du discours et soucieux d’en jouer. S’il reprochait aux poètes d’être des peintres de simulacres, c’est-à-dire de peindre ce qu’ils voient mais de mal voir (de ne voir que les passions), il reproche en revanche aux sophistes la rupture entre ce qu’ils voient et croient d’une part et ce qu’ils disent par souci d’efficacité d’autre part. Il ne faut plus alors leur opposer l’efficacité aléthurgique de la bonne fiction, mais bien le devoir de franchise et l’efficacité thérapeutique de cette franchise opposée au poison de la flatterie. En réalité, la plus grande différence entre les situations où il faut mentir pour enseigner le vrai et celles où il faut être franc pour aboutir au même résultat, c’est le public. La nature de la foule, qui est telle un animal passionné, ou de l’âge enfantin inaccessible à la raison, détermine la nécessité du mensonge pour produire des effets de vérité, c’est-à-dire pour éduquer le caractère à l’amour du vrai. Mais le sophiste, contrairement au poète, ne s’adresse ni à la foule ni aux enfants, mais bien aux meilleurs, à ceux qui doivent gouverner les autres. Or, ce qui permet de bien gouverner, c’est selon Platon, nous l’avons dit, le souci et la maîtrise de soi, en somme le rapport adéquat à soi-même. La franchise requise du philosophe qui s’adresse aux meilleurs n’est rien d’autre que la
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qualité technique nécessaire au maître/médecin de l’âme pour guider les pratiques et exercices destinés à donner à l’apprenti philosophe un rapport sain à lui-même. Si la tradition philosophique a été très attentive à l’erreur sophistique, et plus largement au partage proposé par la philosophie entre discours vrai et discours faux, en revanche l’exigence philosophique de franchise s’est à peu près tout à fait oubliée. On conçoit en effet difficilement aujourd’hui qu’il pourrait y avoir des conditions éthiques à la recherche et à l’acquisition d’un savoir véritable. L’éthique concerne maintenant davantage, sinon même uniquement, les usages de la science plutôt que ses conditions de possibilité. L’analyse de l’œuvre de Platon prend ainsi une place déterminante dans une histoire du mensonge non seulement parce qu’elle ouvre les voies de la métaphysique occidentale qui a fait du problème de la vérité son problème central, mais aussi parce qu’elle exclut le mensonge de la philosophie en exigeant la franchise comme une qualité indispensable du second stade d’éducation et donc du maître de philosophie. 1. La condamnation du pseudos objectif Dans le Théétète, l’idée d’une opposition de la philosophie aux autres prétendants à la vérité est exprimée de façon générale, englobant cette fois les poètes et les sophistes, ainsi que les présocratiques : « Rien n’est, mais tout devient : tous les sages, à l’exception de Parménide, s’accordent sur ce point, Protagoras, Héraclite, Empédocle ; les plus excellents poètes dans l’un et l’autre genre de poésie, Épicharme dans la comédie et dans la tragédie, Homère. En effet, Homère n’a-t-il pas dit : “L’Océan est père des dieux, et Téthys leur mère” donnant à entendre que toutes choses sont produites par le flux et le mouvement ? […] Qui oserait faire face à une pareille armée, ayant Homère à sa tête, sans se couvrir de ridicule ? » (Théét., 152).
Platon bien sûr ! Il ne s’oppose alors plus seulement à Homère, mais prend en réalité à rebours toute la culture classique qui est à la fois celle de la philosophie naissante, dite « présocratique », celle de la sophistique en plein essor au ive siècle et celle de la poésie, et particulièrement de l’épopée homérique. On est en droit de penser que le motif stratégique de l’opposition réside dans le rôle
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que Platon entend s’attribuer comme véritable éducateur et éducateur à la vérité en le refusant à la fois aux philosophes qui le précèdent et qui élaborent déjà un nouvel idéal de sagesse, aux poètes qui détenaient traditionnellement cette fonction et particulièrement à Homère considéré comme l’éducateur de la Grèce et, enfin, aux sophistes qui sont les nouveaux prétendants40. Osant aborder cette armée d’éducateurs traditionnels, Platon va les placer d’un seul geste du côté du pseudos. D’un seul geste ou plutôt d’une seule phrase : ces éducateurs partagent une même erreur : la conviction que « rien n’est mais tout devient ». Platon va s’appliquer dans ce dialogue à montrer la fausseté de cette idée, en affrontant plus particulièrement les sophistes et, singulièrement, Protagoras. Un détour par Aristote permet de comprendre la fausseté ainsi dénoncée par Platon. Il appartient à Aristote d’avoir distingué plusieurs sortes de pseudos, nous l’avons dit. Dans le livre D de la Métaphysique, Aristote expose en effet trois types de faux : le faux dans l’objet, le faux dans l’esprit et l’homme faux. Le faux dans l’objet concerne soit l’existence (le faux s’identifie ici au non-être : une licorne est un objet faux), soit la sensation (le faux est lié à un problème de perception ; ce que je vois ou ce que j’imagine est autre que ce qui est : la lune me paraît plus grosse que le soleil). Il définit soit un problème d’existence soit un problème d’illusion : « Le faux se dit, d’une première manière, en tant que chose fausse. […] Faux se dit encore des choses qui sont réellement, mais dont la nature est d’apparaître autrement qu’elles ne sont, ou ce qu’elles ne sont pas du tout, par exemple, respectivement la peinture en trompe-l’œil et les songes : c’est bien là quelque réalité, mais ce ne sont pas les objets dont ils nous donnent l’image. On dit donc que les choses sont fausses ou bien parce que, en elles-mêmes, elles n’existent pas, ou bien parce que l’apparence qui en résulte est celle d’une chose qui n’existe pas » (Métaph., D, 29, 1024b 17-26).
La chose est fausse en elle-même quand elle n’existe pas et fausse relativement à l’homme quand elle est pensée ou perçue autre qu’elle n’est réellement. Ce faux relatif à la perception est la racine d’une opposition fondatrice en phi-
40 Socrate met ainsi dans la bouche de Protagoras la prétention à être un véritable éducateur : « Je déclare ouvertement que je suis un sophiste et un éducateur » (Prot. 317b). Cf. également Théétète 167c et République 491e.
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losophie entre l’apparence et la réalité, déjà à l’œuvre dans la condamnation du pseudos des poètes41. Le faux dans l’esprit concerne, lui, en réalité le faux dans le discours : « Une énonciation fausse est celle qui, en tant que fausse, exprime ce qui n’est pas. C’est pourquoi toute énonciation est fausse quand elle porte sur un autre objet que celui pour lequel elle est vraie : par exemple, la définition du cercle est fausse pour le triangle » (Métaph., D, 29, 1024b 26-28).
Après avoir défini généralement le faux comme l’inadéquation d’un énoncé à ce qui est dans une définition dont la scolastique héritera, Aristote distingue à nouveau deux types d’énonciations fausses : une énonciation peut être soit absolument fausse, c’est le cas d’une transposition de définition, soit fausse seulement d’un certain point de vue quand la proposition fausse ne concerne pas la chose elle-même, mais un de ses attributs : par exemple, de ce qui est blanc, dire qu’il n’est pas blanc. Il y a ainsi un lien possible entre le faux dans la chose et le faux dans l’esprit, ou plus exactement un énoncé peut être faux quand, à la manière de Protagoras, qui fait de l’apparence un critère de vérité, il ne ramène pas la vérité de cette apparence aux circonstances précises de la perception : « Ils doivent préciser que ce qui apparaît est [et donc est vrai], pour celui à qui il apparaît, quand il lui apparaît, au sens où et de la façon suivant laquelle il lui apparaît. Si tout en se prêtant à la discussion, ils refusent de s’y prêter sans ces précisions, ils tomberont rapidement dans des contradictions avec eux-mêmes : car il peut se faire que la même chose apparaisse du miel à la vue et non au goût » (Métaph., G, 6, 1011a 22-25).
Une énonciation qui généralise un cas particulier est fausse relativement et non absolument. Or, il nous semble que c’est précisément cette généralisation abusive que dénonce Platon dans le Théétète. Il considère en effet que l’erreur de Protagoras se résume à cette proposition : « Toutes les opinions sont
41 La nécessité de distinguer l’apparence de la réalité est née de l’incompatibilité entre les représentations que nous avons de la réalité : l’apparaître est ce par quoi nous avons accès à la réalité – aussi longtemps que nous n’avons aucune raison d’en douter, l’apparence n’est que l’aspect sous lequel nous appréhendons l’objet. Ce qui conduit à douter de l’apparence, c’est la contradiction qui point parfois entre elles. Le bâton plongé partiellement dans l’eau paraît courbe pour sa partie immergée et droit quand on le touche. Or, il ne peut être simultanément droit et courbe. Si les apparences peuvent s’opposer, on postule en revanche que le réel est cohérent de sorte que la contradiction entre les apparences conduit à dissocier parmi elles celles qui sont trompeuses de celles qui sont vraies. Ainsi, le bois ne se courbe pas réellement dans l’eau, il paraît courbé.
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vraies »42 . C’est contre cette idée que Platon établit le partage inaugural de la philosophie entre le savoir et l’opinion, entre le vrai et le vraisemblable, entre ce qu’on sait être vrai et ce qu’on ne fait que croire vrai et ainsi entre le vrai et le faux qui a fondé la métaphysique occidentale. L’erreur dénoncée dans la sophistique repose sur la compréhension élargie de l’« anthrôpos » de la célèbre formule « l’homme est la mesure de toutes choses » (Théé., 152a). Car c’est en comprenant l’anthrôpos comme l’Homme universel que la phrase prend son sens. Selon Protagoras en effet si c’est l’individu particulier qui est la mesure de toutes choses, il en est une mesure bien faible s’il reste seul de son avis. Le discours non partagé constitue en réalité le discours faible (hèttôn logos) auquel s’oppose le discours fort (kreittôn logos) de ceux qui rencontrent l’adhésion des autres ; c’est ce discours se renforçant de tous les autres qui constitue la vérité et qui peut être la mesure de toutes choses43. Dans la grande vague de réhabilitation née il y a trente ans, dans le sillage de l’ouvrage de B. Cassin, Le Plaisir de parler, des commentateurs contemporains tels M. Untersteiner et G. Romeyer Dherbey estiment ainsi qu’une double compréhension du terme anthrôpos est présente dans la formule protagoréenne : l’homme individuel et l’Homme universel seraient à leurs yeux « les deux moments d’un processus dialectique »44 ; la vérité résiderait alors dans le passage du premier au second : l’opinion personnelle n’est pas vraie d’elle-même, elle est véri-fiée, c’est-à-dire rendue vraie par son accord avec d’autres opinions. Le moment de l’universalisation du discours constitue alors ce que Protagoras appelle un « discours fort ». Les hommes les meilleurs sont ceux qui savent proposer aux autres les discours capables d’entraîner leur adhésion : ils dirigent l’opinion publique et ainsi sont les véritables leaders politiques. La sagesse de celui qui est capable de discours forts, c’est l’intelligence sociale (une compétence dans la communication avec autrui), c’est l’intelligence des situations (la capacité de saisir en un coup d’œil les rapports de force et la voie pour se concilier même les camps opposés). Ce que Platon veut faire, c’est distinguer ce discours fort du discours universel. Car ce qui permet le passage de l’homme singulier à l’homme universel, ce n’est pas la somme des opinions et ainsi l’accord concret entre des individus, mais un processus, éven-
42 Platon représente avec Aristote, Sextus Empiricus et Diogène Laërce les seules sources que nous ayons pour la pensée de Protagoras. Cf. Platon, Théet., 170c ; Aristote, Métaphysique XI, 6 ; Sextus, Hyp. pyrrh., I, chap. 7 pour cette idée selon laquelle « toutes les opinions sont vraies ». 43 Cf. G. Romeyer Dherbey, Les Sophistes, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 1985, p. 24-25. 44 M. Untersteiner, I sofisti, t. I, p. 78. Cf. également G. Romeyer Dherbey, op. cit., p. 22-23.
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tuellement solitaire, d’universalisation du raisonnement qui repose sur un travail dialectique. Or, précisément, il n’est pas sûr que le débat public se prête à ce travail d’universalisation ; pas sûr ainsi que ce ne soient pas des opinions partagées par une majorité qui imposent en réalité à tous le règne des intérêts privés plutôt que celui de l’intérêt commun. Il y a donc un rapport entre mouvement d’universalisation et souci des autres : ce qui permet de passer de l’opinion au savoir, c’est un souci visant à sortir de ses intérêts propres et de son point de vue particulier pour tester la valeur marchande, égoïste et la partialité de ce que l’on croit. La vérité de nos opinions ne s’éprouve que dans un travail critique sur ce que l’on a intérêt à croire. Et ce mouvement de désintéressement est aussi un mouvement d’universalisation qui fait la différence entre opinion et savoir. Du point de vue politique, cette opposition a de lourdes conséquences. La sagesse sophistique qui consiste à dire ce qui est capable de s’imposer repose sur un présupposé égalitaire sur l’homme et ses aptitudes à la décision politique exposé dans le mythe d’Épiméthée (Protagoras, 320c-322d). Épiméthée, le frère de Prométhée, a été chargé par Zeus de la distribution des qualités et des moyens de défense à tous les animaux. Contrairement à son frère, Épiméthée n’est pas très avisé et une fois terminé le partage des atouts, alors qu’il a doté les animaux de tous les moyens de défense et de tous les avantages – griffes, peau, dents bien acérées, vitesse et force –, il s’aperçoit qu’il a oublié les hommes, qui restent bien démunis. Pour rétablir l’équilibre, Prométhée dérobe aux dieux le feu qui symbolise l’intelligence et les savoirs techniques. Mais l’homme intelligent reste cependant la proie des bêtes sauvages s’il est isolé. Or, sans vertu, les hommes ne parviennent pas à vivre en communauté. Le savoir ne suffit donc pas à assurer la survie, il faut y adjoindre les vertus qui déterminent l’usage commun de ce savoir – notons ici l’évidence pour les sophistes d’un lien entre savoir et éthique. Zeus envoie alors Hermès pour répartir le sentiment d’honneur et de justice à tous indistinctement : « Qu’ils soient tous au nombre de ceux qui participent à ces sentiments ! Il n’y aurait pas en effet de cités, si un petit nombre d’hommes, comme c’est par ailleurs le cas avec les disciplines spéciales, participaient à ces sentiments » (Prot., 322d).
Par ce mythe, Protagoras vise donc à établir une différence entre l’art politique et les autres arts. Cette distinction entre problèmes techniques et problèmes politiques est à la source de la démocratie athénienne : si, pour les problèmes techniques, il ne faut admettre que l’avis des spécialistes, pour les pro-
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blèmes politiques, tout homme peut se prononcer valablement (cf. Prot., 322d-323a). Chacun possédant la vertu politique, un discours majoritaire peut se constituer légitimement. La valeur du discours fort tient ainsi à l’accord entre la majorité de ceux qui disposent d’un sens de l’honneur et de la justice qui les habilite à voter et à décider. La sagesse sophistique a donc un fondement moral : puisque tous ont ce sens de l’équité et du bien commun, l’avis du plus grand nombre est l’avis le plus valable et le plus compétent. L’affirmation de la compétence politique partagée par tous qui légitime le régime démocratique est rejetée par Platon ; il aligne plutôt l’art politique sur les autres arts et en fait aussi une affaire de spécialistes. Il met par là en cause l’idée d’un sens moral inné. Dans le Gorgias, parlant du discours politique, il interroge en effet : « L’homme de bien qui vise au meilleur quand il dit ce qu’il dit, n’est-il pas vrai qu’il ne parlera pas au hasard, mais en ayant les yeux fixés sur un objet précis ? C’est le cas de tous les professionnels » (Gorgias, 503d).
Quelles sont les qualités de ce professionnel ? Pour le Socrate du Théétète, il y a entre le spécialiste et la foule « une différence sous le rapport de la vérité » (pros alètheian) (Théét., 172a) qui justifie que seuls ceux qui ont la compétence de viser le meilleur conseillent adéquatement. La question de la vérité et du pseudos est au centre de cette spécialisation. Et elle est affaire d’éducation. C’est l’éducation du caractère en tant qu’éducation au souci des autres qui rend possible cette visée du meilleur, laquelle n’est donc pas naturelle. En condamnant Socrate à mort parce qu’il parlait d’une manière dérangeante pour les puissants, en tout cas pour les poètes, les orateurs et les hommes politiques comme Mélétos, Lycon et Anytos, la démocratie a montré ses limites : le discours fort qui emporte la conviction de la majorité a été le discours de la bêtise, du déshonneur, de l’injustice et du mensonge. L’une des hypothèses fondatrices de la philosophie platonicienne est donc qu’il ne suffit pas que le plus grand nombre pense une chose pour que celle-ci soit vraie ; il ne suffit pas que l’assemblée du peuple condamne Socrate pour qu’il soit vrai de dire que Socrate était impie et corrupteur de la jeunesse. On peut en effet voir l’œuvre de Platon comme une tentative pour fonder un autre type de discours qui réactive la manière de parler de son maître, éduque l’homme de façon à ce qu’il « vise au meilleur » et conteste le discours qui séduit la foule parce qu’il flatte ses désirs ou alimente ses craintes.
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La première exigence philosophique née de son opposition inaugurale à la sophistique, du moins celle que la tradition a retenue de la pensée platonicienne, c’est qu’il est indispensable de déterminer la nature de l’adhésion du grand nombre au discours fort. La critique platonicienne de Protagoras, reprise par Aristote, repose sur l’inexistence de cette détermination dans la sophistique. La vérité du discours fort n’est pas celle de la raison, c’est sans plus l’opinion que partage une masse de gens inéduqués et incapables de viser le meilleur. Parce qu’il donne un autre fondement – métaphysique – au discours philosophique, Platon doit aussi proposer une autre manière de parler. Parler à partir d’une connaissance du monde intelligible, ce n’est pas parler à partir de la connaissance du monde phénoménal. Le problème du discours sur le phénomène, c’est qu’il n’admet qu’un critère intersubjectif pour garantir sa vérité. Le vrai est la collection la plus importante des « il me semble que ». Platon distingue pour sa part deux façons de croire : la doxa comme croyance du sujet individuel – à éliminer – et la croyance dé-subjectivisée, orientée vers l’épistèmè. Dire sa vérité à soi, plutôt que la vérité, c’est en rester à un discours où chacun dit juste ce qu’il croit sans examen prolongé, et l’opinion commune n’a alors aucune attache solide à la vérité, elle n’est qu’une collection de croyances personnelles. Détachée de la vérité, la communauté n’a pas contribué à véri-fier l’opinion singulière émise par un individu. La critique platonicienne de la sophistique comme discours erroné engage alors pour la philosophie une nouvelle pratique discursive : l’élenchos, la réfutation, aussi étudiée d’ailleurs que la critique de la sophistique comme pseudos objectif et le partage entre le vrai et le faux qui fonde cette critique. Avec l’élenchos socratique, Platon découvre qu’on peut élaborer un discours qui puisse être légitimement tenu pour juge de tous ces discours disparates que tiennent les citoyens au gré de leur fantaisie, de leurs intérêts, de leurs passions et de leurs opinions. Chacun – pourvu qu’il parvienne à faire taire sa passion – doit pouvoir recevoir ce discours comme vrai et le prendre pour critère de son opinion et de sa conduite. Dans l’élenchos, l’interlocuteur réfuté comprend que l’affrontement est sans issue, et cette compréhension permet que le discours qui ne tourne plus en confrontation laisse surgir un nouveau type de parole. C’est que les deux interlocuteurs sont passés sur un autre terrain : ce n’est plus d’euxmêmes qu’ils parlent, ce n’est plus leurs opinions qu’ils expriment ; ils laissent parler, dans leur discours que la contradiction a transformé en dialectique, une autre réalité qui n’est ni la vérité de l’un ni celle de l’autre, mais une vérité trans-
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cendante qui est présente en chacun parce qu’ils l’ont contemplée avant de naître. C’est le premier pseudos, objectif, dénoncé par Platon dans la sophistique qui est l’occasion de l’élaboration de ce partage entre le vrai et le faux essentiel à sa pensée et à la philosophie comme telle ; la critique du pseudos objectif est l’occasion pour la philosophie de s’opposer à ce discours « erroné » qui lie la vérité d’une opinion au nombre de ceux qui la partagent et de lui opposer un autre discours « véridique » : celui d’une pensée qui, par la médiation du discours dialogué et de l’assentiment d’autrui, prenant appui sur les bribes d’être subsistant au sein de ce faux être qu’est le monde naturel, cherche à découvrir, au-delà, l’Être véritable. Car ce dernier doit être : s’il n’est pas, alors la parole n’est plus qu’un bruit, et le jugement, l’expression, banale ou rusée, des intérêts et des passions individuels. S’il n’est pas, chacun est en droit de se laisser aller à ses pulsions et l’organisation sociale n’est plus qu’un rassemblement fortuit de volontés de puissance et de jouissance. Platon, et la métaphysique après lui, croient à la possibilité d’un discours qui fasse l’unanimité ; ils luttent – parfois en dépit de leurs intérêts et de leurs passions – pour ce qu’ils appellent « la vérité ». Nous avons là l’image d’Épinal du platonisme des idées. Ce qui est moins perçu, c’est le fondement moral de cette condamnation du pseudos sophistique et parallèlement la promotion d’un autre discours, le discours franc du philosophe. Une lecture nietzschéenne de cette condition de vérité objective posée à la philosophie par l’exclusion du pseudos objectif donne une clé de compréhension de l’oubli de la condamnation originelle du mensonge dans la philosophie. Les enjeux fondamentaux du texte de 1873 sur Le Mensonge au sens extra-moral évoqué plus haut donnent un éclairage sur les raisons possibles de cet oubli. L’objectif de ce texte est, comme l’indique son titre, de mettre au jour le fondement moral de la métaphysique fondée sur l’idée de vérité. Nietzsche accomplit pour ce faire le geste décisif de la généalogie, c’est-à-dire faire apparaître comme autant de préjugés tacites et d’options de circonstances les soubassements moraux de la métaphysique occidentale. Il propose un déplacement du regard en prenant pour option inaugurale une méthode qu’il appelle le « pragmatisme vital » et qui le conduit à considérer que « le mensonge et la véracité sont affaire
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de physiologie »45. Dans cette lecture rendue extra-morale par ce déplacement du regard, il s’agit en réalité de déconstruire l’élan vers la vérité comme élan « désintéressé » et donc de défaire le chemin d’universalisation par les voies du souci de l’autre pour retrouver la force et la ruse. La vie est d’abord selon Nietzsche un art de la dissimulation et de l’apparence. Vivre, c’est tendre à séduire, à subjuguer, à duper, à éblouir, à mentir en somme, de façon à se conserver, à dominer et s’accroître. On ne sort jamais de l’intérêt et des passions parce qu’on ne sort pas de son corps ; le prétendre n’est alors que le raffinement suprême de la volonté inaugurale de tromper et de se dissimuler qui définit le vivant46. Revenir, comme nous le proposons ici, à ce moment primitif de la philosophie, au combat entre les prétendants à l’éducation, c’est revenir à la volonté de puissance qui anime toute prétention à « la » vérité et la constitution même de quelque chose comme « la vérité ». Dès qu’on ne suppose plus une nature droite de la pensée cherchant la vérité, il faut trouver les origines de l’instinct de vérité. Nietzsche met au jour un partage qui est l’impensé de la société chrétienne occidentale, à savoir l’antinomie des valeurs entre le bien et le mal, comme entre le vrai et le faux – distinctions qui fondent précisément la différence que Platon cherche à établir entre le philosophe capable de viser à la fois le meilleur et d’être dans le vrai et le sophiste incapable du vrai comme du bien. Ce que Nietzsche contribue à mettre en évidence, c’est que le recoupement de ces valeurs implique que la condamnation de l’erreur est déjà morale puisqu’elle repose toujours sur un choix de valeur. La vérité a une valeur ; en dehors même du choix de la véracité et de la condamnation du mensonge, l’élection de la vérité comme valeur suprême est un choix moral – ce que Platon au reste, comme nous l’avons vu dans la République, assume parfaitement. Il n’est guère étonnant dès lors de constater que la métaphysique a privilégié la condamnation platonicienne du pseudos « objectif », de façon à se constituer en vérité elle-même « objective » et à masquer le geste moral de l’élection d’une valeur au détriment des autres, nécessairement beaucoup plus apparent dans la condamnation du mensonge. L’oubli du mensonge comme condition de la philosophie est le signe de ce masque, de ce masquage ; ce serait en quelque sorte le mensonge fondateur de la métaphy-
45 Nietzsche, « Considération sur le conflit de l’art et de la connaissance », § 71, p. 67 dans Nietzsche, Le Livre du philosophe I, trad. A. Kremer-Marietti, Paris, Aubier, 1969. 46 Cf. Vérité et mensonge au sens extra-moral, Paris, Folioplus, p. 8-9.
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sique occidentale en tant qu’elle est centrée sur l’identification de l’être et de la vérité.
2. Le mensonge exclu de la philosophie Nous nous proposons alors de revenir à la condamnation platonicienne du pseudos subjectif, de façon à retrouver en toute visibilité les optiques morales de la philosophie comme discours vrai. La question du pseudos envisagé sous la double forme de l’erreur et du mensonge permet d’isoler une seconde dimension à la condamnation platonicienne du pseudos sophistique et une seconde pratique discursive que le philosophe en tant qu’il est capable de discours vrais oppose à son rival sophiste. Platon ne reproche en effet pas seulement aux sophistes de ne dire que « leur » vérité et de considérer que l’adhésion de la foule renforce cette vérité pour la rendre de plus en plus vraie, plus universelle, il leur reproche aussi de ne pas dire ce qu’ils pensent mais ce qui convaincra leur public. Il leur reproche donc non seulement de fonder leurs discours sur des opinions, il leur reproche aussi la déliaison de ces discours avec leur conviction propre. Ainsi, toujours dans le Théétète, Socrate se demande si Protagoras croit lui-même à ce qu’il dit : « S’il y croit et que la foule se refuse à y croire avec lui, sais-tu bien que, d’abord autant le nombre des “il ne me semble point” dépassera le nombre des “il me semble”, d’autant sa vérité sera non-existante plutôt qu’existante » (171a).
Cette objection est en réalité de type protagoréen ; c’est d’ailleurs une stratégie récurrente dans les dialogues platoniciens que de réfuter l’adversaire à partir des prérequis de sa propre méthode. Comme le relève A. Soulez, « l’objection d’esprit protagoréen adressée à Protagoras reviendrait donc à inférer, du nombre des “être-vrai-pour” ou des “être-non-vrai-pour”, la vérité ou la nonvérité de “sa vérité”, comme s’il y avait une relation de degré en bonne ou en mauvaise part, entre le croire-vrai et la vérité, donc une possibilité d’augmenter ou de diminuer la teneur aléthique d’un énoncé à partir de la force d’adhésion ou de la quantité de crédit des sujets qui “opinent ou contre-opinent” »47. Mais il y a un deuxième problème, une autre épaisseur de la question de la vérité. C’est qu’il n’est même pas sûr que Protagoras dise sa vérité à lui. « S’il y croit », dit
47 A. Soulez, « Le dire comme acte du sophiste ou : invention et répudiation par Platon de la pragmatique sophistique », in Positions de la sophistique, B. Cassin (dir.), Paris, Vrin, 1986, p. 61.
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Socrate, ei dè autos men oieto, étant entendu que, s’il n’y croit pas, il est inévitable que Protagoras lui-même rejette sa propre thèse. Autrement dit, la vérité de Protagoras est interrogée à partir du thème de la franchise : Protagoras croit-il lui-même ce qu’il dit ? Or, c’est aussi parce que cette question se pose que la somme des croyances individuelles ne peut pas aboutir à une certaine objectivité du vrai. Si le sophiste dit une chose et en pense une autre, il est inutile de considérer la valeur de l’adhésion de ses auditeurs à sa thèse. Avant de juger des qualités de l’adhésion de l’auditeur à ce qui est dit, il faut en réalité considérer la franchise de celui qui parle et ensuite la franchise de chacun de ceux qui adhèrent à son discours : dit-il ce qu’il pense et sont-ils d’accord en toute franchise de sorte que le consensus puisse être réellement celui de deux esprits ? Avec cette conséquence essentielle pour la philosophie : à partir du moment où vous dites autre chose que ce que vous pensez, il n’y a plus de philosophie possible. On met ainsi le doigt sur la condition pragmatique du dialogue philosophique : tous les partenaires de la discussion, pour que celleci puisse être dialectique, doivent parler en toute franchise. Comme le souligne encore Soulez, « les dialogues ne montrent-ils pas en général que même dans les cas où le locuteur s’enferre dans la contradiction, Socrate n’a jamais affaire à quelqu’un qui annule délibérément ce qu’il a déclaré peu avant, en prétextant qu’il a dit autre chose ? Une situation de ce genre, à savoir le mensonge, rendrait tout bonnement impossible l’administration de la preuve que le partenaire se fourvoie au risque de se contredire. Se trouve donc exclue d’avance la possibilité même de mentir »48. Ce que la sophistique opposerait à cette franchise du philosophe, du point de vue de Platon s’entend, ce n’est cependant pas tant le mensonge que la flatterie. Que l’opposition soit d’ailleurs entre franchise et flatterie plutôt qu’entre véracité et mensonge, signifie une fois encore l’approche de ces deux thématiques de la franchise et du mensonge par la question de leurs objectifs et de leurs effets. Flatter, c’est nécessairement mentir bien sûr, mais c’est mentir pour se concilier celui à qui l’on s’adresse. Être franc, c’est bien sûr dire la vérité, mais en prenant le risque de blesser celui à qui l’on s’adresse en toute franchise. Cet objectif distinct de la flatterie et de la franchise implique aussi des effets distincts sur l’interlocuteur, effets qui sont pensés par Platon en termes d’asservissement
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A. Soulez, ibid., p. 58-59.
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et de liberté. Si la flatterie asservit celui qui est flatté à son flatteur, la franchise libère au contraire de façon à faire des interlocuteurs des égaux. Le dialogue de Platon consacré largement à lier la philosophie à un exercice de franchise et à lui opposer la flatterie des sophistes est le Gorgias. Sous-titré Sur la rhétorique, ce dialogue pose en effet dans la première partie la question de la définition de la rhétorique. Les interlocuteurs successifs voulant en faire l’éloge sont démontés par Socrate et au terme, la discussion aboutit à la conclusion que la rhétorique n’est rien parce qu’elle est art de la flatterie. C’est donc dans ce texte que l’on voit apparaître l’opposition de la flatterie (Platon utilise indifféremment deux termes : kolakeia ou dèmègoria) à la franchise (Platon utilise ici le terme parrhèsia) qui prend le pas sur celle du mensonge et de la véracité. Au début du texte, alors qu’il distingue entre les arts qui ont pour objectif le plaisir et ceux qui visent le meilleur, Socrate oppose au sophiste Calliclès deux manières de s’adresser à l’Assemblée du peuple : « Et cet art oratoire qui s’adresse au peuple d’Athènes et aux autres, à ceux des autres cités, peuples d’hommes libres, que peut-il être à nos yeux ? Est-ce que, à ton avis, les orateurs parlent dans tous les cas en ayant égard à ce qui vaut le mieux, se proposant comme but de rendre, grâce à leurs discours, les citoyens les meilleurs (beltistous) possible ? Ou bien est-ce que, eux aussi, entreprenant de faire plaisir aux citoyens, portés par le souci de leur intérêt personnel à se soucier de l’intérêt commun (tou idiou tou hautôn oligôrountes tou koinou), ils ont avec le peuple les mêmes façons de faire qu’avec des enfants, s’efforçant uniquement de lui faire plaisir, sans se préoccuper aucunement de savoir si, par cette méthode, ils le rendront en vérité meilleur ou pire » (502d-503a).
On retrouve ici les thèmes croisés du souci de soi et du souci des autres, avec ce raffinement propre aux sophistes : c’est par souci de leur intérêt propre qu’ils se soucient des autres. Ce double thème est croisé avec l’opposition très classique chez Platon entre ce qui plaît (régime de la flatterie), et ce qui est utile, c’est-à-dire ce qui rend meilleur (régime du discours franc). Et alors que Calliclès répond comme le fait habituellement Socrate – en détaillant, en nuançant : il y a deux catégories d’orateurs plaisants, ceux dépeints par Socrate et ceux qui, en disant des choses agréables, ne flattent que les plaisirs qui peuvent l’être parce qu’il y en a qui rendent l’homme meilleur – Socrate se fâche : « Cela suffit ! Car, si là encore il y a une dualité, c’est que […] nous devons avoir affaire à une éloquence politique qui est une flatterie (dèmègoria) et qui est laide ;
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tandis qu’est belle l’autre forme, celle qui consiste à tout mettre en œuvre pour dire ce qui vaut le mieux afin que les âmes des citoyens soient dans le futur les plus belles possibles, et peu importe alors si ce doit être plus agréable ou plus désagréable à l’auditoire. Mais toi, cette forme d’art oratoire, jamais tu ne l’as vue ! » (503a-b, trad. personnelle).
Socrate propose ensuite un bilan de sa conversation avec Pôlos axé sur la question éthique. Quel est le plus grand mal moral et comment, eu égard à ce mal, la pratique de la rhétorique peut-elle nous aider ? Socrate amène ainsi Pôlos sur un chemin dangereux parce que sa question présuppose un lien de servitude de la rhétorique à l’éthique. Si « le mal le plus grand, c’est l’injustice et le fait de commettre l’injustice » (379c-d), il ne sert alors à rien de faire apparaître comme juste celui qui n’est pas tel. Il faut d’abord faire devenir juste l’injuste. Posant la question dans ces termes, Socrate mène déjà en réalité la définition de l’éducation sur le terrain de la philosophie : l’éducation doit viser la transformation de l’éthos et non le succès politique. Suit alors un passage important qui vient, par contraste avec la pratique politique de la rhétorique capable de faire paraître juste l’injuste, donner les clés de la véritable pédagogie philosophique. Socrate propose en effet un jeu discursif nouveau. Dans l’usage classique de la rhétorique en situation conflictuelle, il faut l’emporter sur l’adversaire en obtenant l’appui des plus nombreux ; cette situation est nécessairement publique et ainsi politique. Socrate propose en revanche un discours à deux qui sort du champ politique pour entrer dans la direction de conscience. Ce discours permet de faire l’épreuve des âmes qui se frottent l’une à l’autre pour chercher la vérité, qui est aussi la vérité sur leur nature propre : « Supposons, Calliclès, que je me trouve avoir une âme en or ! Ne conçois-tu pas quelle joie ce serait pour moi d’avoir trouvé une de ces pierres au moyen desquelles on fait l’épreuve de l’or ? La pierre de touche la plus parfaite, pierre grâce à laquelle je pourrais savoir, lorsqu’elle sera mise en contact avec mon âme, que je suis bon et que je n’ai pas besoin d’autre épreuve. […] De tous les jugements de mon âme, ceux sur lesquels tu seras d’accord avec moi, ceux-là dès lors seront la vérité. J’ai idée en effet que, quand on veut sur une âme faire comme il faut l’épreuve pour savoir si elle a ou non une vie correcte, il faut, somme toute, la réunion de trois conditions que tu réunis : savoir, bienveillance, franc-parler (épistèmèn te kai eunoian kai parrhèsian). Je rencontre en effet bien des gens qui sont incapables de faire sur moi l’épreuve souhaitée parce qu’ils n’ont pas un savoir pareil au tien. Il y en a d’autre part qui ont le savoir, mais qui ne consentent pas à me dire la vérité, parce qu’ils n’ont pas pour moi une sollicitude pareille à la
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tienne. Enfin, les deux étrangers ici présents, Gorgias et Pôlos, n’ont pas assez de franchise (parrhèsias), ils éprouvent trop de gêne – en tout cas, plus qu’il ne faudrait. Quelle autre explication donner ? Ils en sont arrivés l’un après l’autre à être tellement gênés qu’ils ont osé, à cause de cette gêne qu’ils ressentaient, dire le contraire de ce qu’ils avaient dit, et cela, en présence d’un public nombreux et à propos des questions les plus fondamentales qui soient » (Gorg., 486d-487a, trad. modifiée)49.
Il faut d’abord poser la question du statut de ce discours, curieusement flatteur à l’égard de Calliclès. Mais il faut faire la part des choses entre ironie et flatterie : l’ironie mord, là où la flatterie se veut lénifiante. Et Socrate ici attaque une fois encore Calliclès sur son terrain et avec ses armes. Une partie de la critique callicléenne du mode de vie philosophique consiste en effet à tourner en dérision les conversations privées pratiquées hors de tout contrôle extérieur, dans de petits coins sombres, à chuchoter entre disciples, à deux ou trois. Or, selon Calliclès, celui qui se comporte en homme ne fuit pas « le centre de la cité et ces places sur lesquelles, comme dit le poète, se font remarquer les hommes ». La question de la publicité, à laquelle la philosophie ferait obstacle, est mentionnée à plusieurs reprises dans l’échange. L’attribution flatteuse de la parrhèsia à Calliclès constitue ainsi la tortueuse suite de cette controverse. Au début du dialogue, ce dernier accusait Socrate d’amener les orateurs à se contredire en les incitant à confondre ce que l’on peut penser et ce que l’on doit dire. Sur la place publique, il n’est pas question que l’orateur avoue une incapacité à enseigner le juste ; les gens ne comprendraient pas et l’orateur perdrait sa clientèle. Il faut « jouer le jeu ». Socrate rend donc à Calliclès la monnaie de sa pièce en le félicitant ironiquement d’avoir dit ce qu’il pensait et pensé ce qu’il disait : « Ce n’est certes pas sans vaillance, Calliclès, que tu gardes ton franc-parler dans l’assaut que tu livres à ma thèse : tu viens en effet d’exprimer clairement ce que pensent les autres, mais qu’ils ne consentent pas à dire » (Gorgias, 492d).
L’ironie est donc incontestable qui attribue à Calliclès une franchise dont il vient de dénoncer théoriquement le bien-fondé. Et Calliclès d’ailleurs y répon-
49 Il s’agit ici pour nous de reprendre, afin de les pousser plus loin et de les lier, certaines recherches antérieures consacrées à ce même thème de la franchise et notamment à ce passage du Gorgias. L’essentiel de ces recherches sur la franchise se trouve dans deux livres : G. Jeanmart, Généalogie de la docilité, Paris, Vrin, 2007, dans le chapitre 1 de la première partie : « La parrhèsia socratique », p. 17-57 et T. Berns, L. Blésin, G. Jeanmart Du courage. Une histoire philosophique, op. cit., dans le chapitre 2 de la première partie : « Le courage de la vérité dans la philosophie morale », p. 51-92.
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dra plus tard en annulant délibérément la valeur de son propre discours, fait pour plaire et complaire : « Sache bien que tout ce que tu dis m’est complètement égal ! C’est pour complaire à Gorgias que je t’ai fait ces réponses ! » (Gorgias, 505c).
Calliclès est donc l’un des rares interlocuteurs de Socrate qui se permet d’annuler entièrement ce qu’il vient de dire. Il ne faut cependant pas considérer pour autant que l’ironie de Socrate qui lui attribue de la franchise disqualifie la triple condition à l’épreuve des âmes énoncée là. Elle vise plutôt à creuser la différence existant entre l’attitude du philosophe et celle du sophiste à l’égard de chacun de ces trois traits de l’éducation de soi par la dialectique. Il faut voir comment le philosophe conquiert par écart avec le sophiste qui est flatteur, malveillant et homme d’opinion, un savoir réel, une bienveillance et un francparler véritables. Ce thème de l’épreuve de soi est évidemment en lien avec la psychagogie et la philosophie comme exercice spirituel ; la question initiale de la justice comme façon d’être et modification de l’éthos plutôt que jeu sur le paraître plaçait déjà la discussion sur ce terrain. Si c’est en tant qu’éducateur que le philosophe doit dire ce qu’il pense comme il doit dire le vrai, c’est parce que l’éducation philosophique doit modifier l’éthos du sujet et pas seulement lui donner le verni d’une capacité à bien parler et à convaincre. Ce qui est donc en jeu dans la franchise du philosophe, c’est fondamentalement cette transformation du sujet : dire ce qu’on croit vrai, c’est s’ouvrir à la modification de ses convictions par le travail dialectique d’épreuve du vrai. La franchise est ainsi une condition de l’exercice psychagogique de la réfutation. Si vous êtes réfuté dans une croyance seulement affichée et non éprouvée, aucune modification de votre éthos ne suivra cette réfutation. La franchise du directeur de conscience est également la condition de la connaissance de soi. Comme le souligne Galien dans son traité sur les passions et les erreurs de l’âme qui dessine l’usage indispensable de la franchise dans la thérapie philosophique, nous avons besoin d’un autre pour avoir une juste considération de nous-mêmes : « Nous voyons que tous les hommes se considèrent soit comme totalement infaillibles, soit comme se trompant sur des points mineurs, peu nombreux et peu fréquents. […] J’ai remarqué que ceux qui s’en remettent à d’autres pour une appréciation du genre d’hommes qu’ils sont tombent rarement dans l’erreur » (Les Passions et les erreurs de l’âme, 1, p. 4-5).
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Galien souligne que la cause de cette ignorance est l’amour de soi, qui est toujours excessif. Si l’amour que nous avons instinctivement pour nous-mêmes ne nous permet pas de nous juger correctement, nous avons besoin de la franchise d’un autre, qui ne nous aime ni ne nous hait, pour savoir qui nous sommes : « Pourtant si cet argument [on s’aime toujours avec excès] ne t’autorise pas à te juger toi-même, il te permet néanmoins de juger un autre que tu n’aimes ni ne hais. Si donc, de quelqu’un dans la cité qui ne sait ni aimer ni haïr, tu entends que nombreux sont ceux qui le louent parce qu’il ne flatte personne, fréquente-le et juge par ta propre expérience s’il est tel qu’on le dit » (Les Passions et les erreurs de l’âme, 1, p. 8).
Franchise et erreur sont ainsi liées dans la mesure où ce que l’on ignore avant tout de soi-même, ce sont ses propres erreurs et ce sont elles que l’homme franc doit dénoncer dans un discours qui est dès lors toujours critique. Si l’on s’aime en effet toujours trop, le discours franc du parrhèsiaste sera difficile à entendre. C’est ce choc qui, comme celui d’une pierre contre une autre, permet de tester la valeur d’une âme ; il est la condition du soin des défauts de l’âme. Dans son cours sur Le Gouvernement de soi et des autres50, Foucault propose une lecture de ce passage du Gorgias sur l’épreuve de l’âme. L’interlocuteur est un témoin ; et le discours va d’une âme à l’autre comme dans une épreuve qui permet aux deux âmes de s’éprouver l’une l’autre et à chacune de découvrir le vrai à travers leur accord. Cette pierre de touche, dit Foucault, joue sur le registre de la réalité et de la vérité : sa fonction est d’authentifier la réalité de la chose. Cette authentification repose sur une affinité entre elle-même et ce dont elle fait l’épreuve. Le rapport sera donc d’épreuve à deux par affinité ou similitude de nature. L’enjeu n’est plus de l’emporter sur l’autre, mais d’authentifier son âme ; et cette authentification est rendue possible par une homologia et non plus par un rapport agonistique comme dans la rhétorique. Cette homologie est aussi le critère de vérité du discours philosophique : le discours est vrai lorsque ce qui est dit par l’un peut l’être par l’autre : « De tous les jugements de mon âme, dit Socrate à Calliclès, ceux sur lesquels tu seras d’accord avec moi, ceux-là dès lors seront la vérité ». Cette homologie des discours qui fonde leur vérité est posée contradictoirement avec la vérité solipsiste du sophiste. Celui-ci prétend en effet que la vérité est ce qui apparaît à chacun, sans chercher à re-
50 Cours du Collège de France 1982-1983, édition établie sous la direction de F. Ewald et A. Fontana par F. Gros, Paris, Gallimard/Seuil, « Hautes Études », 2008, leçon du 9 mars 1983.
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joindre une universalité qui assurerait plus solidement la conviction de chacun. Cette universalité est en opposition avec l’envie d’avoir raison coûte que coûte, l’envie de contredire systématiquement l’autre par jeu et la mauvaise foi qui résulte de ces envies. Comme le soulignait Socrate dans le Phédon, ce sont les gens sans éducation (apaideutos) qui ne visent qu’au succès de leur thèse : « Ces gens-là, en effet, quand ils discutent sur un sujet quelconque, ne s’occupent nullement du vrai sens de ce dont ils parlent, mais s’efforcent de faire adopter leurs thèses aux assistants. Je crois que, dans le cas présent, il n’y aura entre eux et moi qu’une différence : je ne chercherai point – sinon de façon accessoire – à faire admettre aux assistants que mes paroles sont vraies, mais à ce qu’elles me semblent le plus possible, à moi-même, être telles » (Phédon, 91a).
L’accord avec l’autre n’a de valeur que sur fond d’une première et fondamentale recherche d’accord avec la vérité et avec soi-même. Nous avons vu que pour que cette homologia soit bien une épreuve de la qualité de l’âme et ainsi une véritable forme d’éducation, il faut qu’elle obéisse à trois critères de franchise, bienveillance et science : parrhèsia, eunoia, épistèmè. Socrate oppose cette situation discursive à celle de la rhétorique qui vient d’être définie par une trilogie opposée à celle-là comme flatterie, agonistique et discours de l’opinion : dèmègoria, agôn, doxa. Dans la pratique du dialogue philosophique, eunoia et parrhèsia permettent de donner à la dialectique toute sa mesure et de n’en pas freiner le mouvement ; sans elles, la distinction entre un dialogue qui tend à la vérité et un dialogue qui n’est qu’une succession de plaidoyers est impossible à maintenir. La parrhèsia permet que s’exprime librement la dimension corrosive et contestataire de la pensée en doute tandis que l’eunoia est son pendant positif, qui permet d’accueillir avec bienveillance le discours de l’autre et de le laisser exprimer librement sa critique. L’eunoia est ainsi une attitude philosophique qui contre le risque constitutif de la parrhèsia, à savoir le risque de déplaire et de voir sa vie mise en danger par l’audace critique et corrosive des propos que l’on aurait tenus devant plus puissant que soi. L’eunoia est la qualité requise pour que, malgré son aspect d’acte absolument libre, la parrhèsia puisse s’organiser et se stabiliser dans un jeu dialectique et psychagogique. Si la parrhèsia montre le courage d’un individu qui se lie à une vérité à laquelle il croit en l’énonçant au risque de déplaire, celui à qui elle est adressée doit montrer sa grandeur d’âme en acceptant avec eunoia cette vérité pourtant difficile à entendre parce qu’elle est sans déguisement, sans compromis et sans flatterie. Dans le traité qu’il consacre à relever
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le rôle indispensable de l’homme franc pour constituer à soi-même un rapport sain, Galien note que l’eunoia est une condition du soin de ses propres défauts. Le patient doit accepter au pire en silence, au mieux avec joie, le discours critique de l’homme franc qui lui révèle les passions dont il est habité ; ce sont en effet de telles attitudes qui permettent de ne pas décourager la franchise : « Si au départ tu acceptes en silence d’être délivré de tes actes commis en état de passion, tu trouveras peu après de nombreuses personnes prêtes à te corriger avec franchise, davantage encore si tu sais gré à celui qui t’a adressé des reproches de t’avoir affranchi de ton tort. Tu ressentiras un grand profit du fait même d’examiner à fond si les reproches qu’il t’a adressés étaient vrais ou faux » (Galien, Les Passions et erreurs de l’âme, 3, p. 10).
Comme le montre enfin le passage du Phédon cité plus tôt, la parrhèsia et l’eunoia doivent aussi être comprises comme des manières d’être de l’âme relativement au discours lorsqu’elle est habitée par le souci du vrai et par aucune autre considération. L’interlocuteur franc et bienveillant ne se préoccupe pas de chercher des arguments qui favorisent son point de vue. Il entend réunir tous les propos qui présentent une valeur à ses yeux et, sans devoir en taire aucun ; il pèse le pour et le contre et se décide pour l’argument qui lui semble le meilleur. L’épistèmè n’est pas le résultat de cette recherche dialectique51, mais une condition épistémique de la dialectique et de l’épreuve de soi. Savoir est en effet une condition de l’assertion au sens où celle-ci devrait être de façon normative le fruit d’un savoir : affirmer quelque chose doit être équivalent au fait de se présenter soi-même comme sachant cette chose. Dans la mesure où l’on peut être critiqué pour avoir affirmé ce qu’on ne savait pas, l’épistèmè apparaît bien comme une condition et une norme de l’assertion. Tout le thème classique chez Socrate de l’ignorance relaie et impose cette normativité préalable du discours : il ne faudrait parler que quand on sait. Ou alors parler en reconnaissant explicitement le caractère hypothétique des propos que l’on tient. Parler sous forme de questions, par excellence. Que le savoir soit condition plutôt que conséquence de la dialectique implique une dimension immédiatement critique du jugement qui s’assure de sa vérité. On trouvera d’ailleurs dans la philosophie critique de Kant une extension de la définition du mensonge qui correspond à cette nécessité d’une critique de la connaissance qui soit préalable à l’assertion : le mensonge, dit Kant, « est de deux sortes, selon que 1) l’on donne pour vrai ce dont
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Comme nous l’avions pensé dans notre Généalogie de la docilité. Cf. op. cit., p. 54.
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on a conscience qu’il n’est pas vrai, 2) l’on donne pour certain ce dont on a pourtant conscience qu’il est subjectivement incertain »52 . Kant permet ainsi de voir le lien qui existe aussi entre parrhèsia et épistèmè : être franc, c’est aussi donner à son discours le niveau de certitude qui convient ; la franchise n’est pas sans plus le fait de dire ce qui nous passe par la tête, elle doit être fondée sur un examen préalable de la valeur de la croyance. Cette condition épistémique du discours philosophique n’en est pas moins éthique parce qu’elle est fondée sur la notion de responsabilité : peser ce que je suis prêt à affirmer en toute sincérité implique la nécessité d’instruire un rapport au temps, à la durée via un rapport responsable à ce qu’on dit. Ce rapport consiste à considérer non seulement ce que je crois mais aussi les raisons que j’ai de le croire avant d’affirmer que je le crois tel. C’est d’ailleurs ce rapport responsable à l’expression de ses propres convictions et, partant, à l’interlocuteur les recueillant qui fait la différence entre affirmer une croyance vraie et affirmer un désir. Entre croire vraie telle chose et se plaire à penser qu’elle est vraie, la distance doit être maintenue par une vigilance responsable permettant qu’un poids s’installe dans la pensée qui évite la facilité avec laquelle on pourrait changer d’avis. B. Williams relève cette différence entre désir et savoir qui paraît constitutive de la définition du discours philosophique que propose Platon : « Les intentions peuvent toujours se modifier avec les variations du désir et les désirs changent vraiment très facilement. […] Les croyances, elles, simplement parce qu’elles ont pour objet la vérité ou sont soumises à une norme de vérité ne peuvent pas, sans incohérence, se modifier à volonté. De sorte que si j’ai exprimé franchement ma croyance il n’est pas question que je change tout simplement d’avis »53. On notera au passage que les termes de cette distinction entre intentions et croyances recoupent précisément la différence ontologique que Platon voit entre monde du devenir et monde immobile des idées. Les trois conditions de franchise de celui qui parle, de bienveillance de celui qui écoute et de normativité de l’assertion fondent l’homologie des discours et permettent ainsi à la vérité d’émerger. Flatterie, volonté agonistique d’imposer son point de vue et affirmation de ce qui n’est que doxa constituent donc à rebours des obstacles à l’émergence de la vérité. Comme le souligne Foucault, la flatterie qui définit la rhétorique repose en réalité sur une fausse 52 Kant, Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1968, p. 123-124. 53 B. Williams, Vérité et véracité, op. cit., p. 102.
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homologie des discours : le sophiste dit à l’autre la doxa qu’il souhaite entendre de sorte qu’il croit erronément à un accord des idées. La flatterie est donc également étrangère à l’épistèmè en tant que l’accord avec l’opinion de l’autre l’emporte sur l’accord qu’il faudrait chercher de façon critique à conquérir avec ou contre l’autre mais surtout avec et au sujet de la vérité. Flatter, en revanche, c’est donc dire une opinion et non une épistèmè, c’est dire quelque chose qui n’est pas guidé par le projet de savoir et par l’enthousiasme pour la vérité. La flatterie n’est enfin qu’une apparence de bienveillance puisque cet accord entre celui qui parle et ses auditeurs n’est que le moyen pour les plus forts de l’emporter sur les plus faibles, fût-ce d’ailleurs au prix d’une injustice comme vient de l’admettre Calliclès. Contre cet usage agonistique du logos, la bienveillance amicale est une condition pour l’épreuve de la vérité et une condition pour que le dialogue devienne le lieu de formation de l’âme de chacun des interlocuteurs qui ne cherche pas son bien personnel ou son propre succès, mais à rendre l’autre meilleur par l’épreuve de ce à quoi il donne du crédit. Cheminer à deux vers la vérité, c’est aussi pour chacun faire l’épreuve de la qualité et de la nature véritable de son âme. L’homologie véritable des discours ne permet pas seulement de s’accorder sur le vrai, elle est aussi le critère de la philosophie comme psychagogie. Quelle est alors la différence entre le « naturel philosophe », c’est-à-dire le donné naturel qui conditionne la pratique de la philosophie, et la qualité d’une âme qu’éprouve le dialogue franc, bienveillant, où l’on ne parle que quand on sait ? Quelle est donc la différence entre la condition de la pratique philosophique, qui est d’être doté à la fois par la nature et par la première éducation d’un caractère disposé à l’amour de la vérité, et ce que cette pratique philosophique du dialogue contribue à modifier ? On ne sait pas en réalité ce qu’elle est, mais bien ce par quoi elle s’opère : la vérité. Ce texte suppose en effet une conception spiritualiste de la vérité qui postule qu’il faut que le sujet se transforme pour avoir accès à la vérité, mais aussi que l’accès à la vérité produit des effets de retour sur le sujet. La vérité n’est pas simplement ce qui est donné au sujet et qui vient combler son acte de connaissance, elle transforme le naturel philosophe en nature bonne et donne à l’âme la béatitude et la tranquillité. Il y a dans l’accès à la vérité quelque chose qui accomplit l’individu ou qui le transfigure. La vérité, c’est le terme d’une épreuve de soi qui a permis à quelqu’un de trouver et de réaliser sa nature propre, en même temps qu’elle lui donne la bienveillance permettant de vouloir rendre les autres meilleurs et de viser le bien commun.
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3. Franchise, sincérité et vérité Affirmer en toute certitude quelque chose que l’on sait être incertain était selon Kant l’une des formes du mensonge. L’approche kantienne du mensonge permet donc d’apercevoir en toute clarté le lien entre franchise et savoir que nous allons creuser ici davantage, à partir d’une analyse de quelques passages clés de l’Apologie de Socrate. Dans l’Apologie, 17c-18a, Socrate caractérise ses adversaires comme des gens qui n’ont dit que des choses fausses et pourtant qui ont une capacité de persuader telle qu’ils l’ont presque persuadé lui-même54. Contre la force persuasive du pseudos de ses accusateurs, Socrate se présente comme l’homme du dire vrai en dehors de toute technè rhétorikè : « Ces gens-là [mes accusateurs] n’ont rien dit de vrai ou presque, tandis que, de ma bouche, c’est la vérité, toute la vérité, que vous entendrez sortir » (17b).
Il y a en réalité un rapport essentiel de la franchise à la vérité en tant que pour parler de manière franche, il ne suffit pas de dire sincèrement ce qu’on pense mais qu’il faut encore que ce qu’on pense ait quelque parenté avec ce qui est vrai. Mais qu’est-ce que cette vérité ? Et quels sont les critères permettant de déterminer que Socrate dit vrai quand ses accusateurs mentent ? Socrate n’a jamais été accusé ni accusateur et, dès lors, le discours qu’il tient ne relève pas du genre de l’éloquence judiciaire qu’il ne connaît pas. Il utilise la métaphore de l’étranger : je suis devant vous comme un xenos et lie ainsi la vérité à une position d’étrangeté55 . On se rappellera que c’est en usant du même vocable qu’Arendt souligne les liens de la vérité à l’impuissance : l’impartialité propre à la vérité n’est pas acquise dans le monde commun, elle est précisément inhérente à une position d’étrangeté à l’égard du politique qui la rend impuissante. C’est cette même étrangeté de Socrate au monde judiciaire qui le fait parler en termes véridiques et inefficaces, au moins du point de vue de la vérité judiciaire.
54 Les sophistes n’ont pas l’apanage du mensonge, puisque la critique vise ici plutôt les Nuées d’Aristophane dans lesquelles Socrate est présenté précisément comme un sophiste. Ce mensonge consiste donc à prétendre que Socrate est habile à parler, alors que ce sont les accusateurs qui sont des techniciens de la persuasion. 55 Ce thème de la xeniteia, qui est un thème fréquent de la littérature judiciaire de l’époque pour dire son absence d’aptitude à parler dans ce lieu, sert traditionnellement à justifier le recours à un logographe. Or, Socrate se refuse précisément à ce recours : il est étranger à ce monde du procès, certainement, mais c’est depuis cette position d’étrangeté et dans ses propres mots qu’il se défendra.
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La parole d’étranger que Socrate va prononcer dans ce lieu est présentée comme étant sans ornements de vocabulaire et de style, dite dans les termes qui viennent à l’esprit. C’est le langage de tous les jours, la série des mots et des phrases qui se présentent à son esprit sans artifice de construction. C’est aussi un langage dans lequel il dira exactement ce qu’il croit juste et vrai : « J’ai foi (pistis) dans le fait que les choses que je dis sont justes ». Il y a un acte de confiance entre lui-même et ce qu’il dit qui est étranger à ce lieu où l’on ne dit généralement pas ce que l’on croit juste, mais ce qui est susceptible de convaincre l’auditoire qui doit juger. Or, ces deux traits du langage franc – parler simplement et dire ce que l’on pense – caractérisent pour nous un discours sincère mais pas pour autant un discours vrai. Pourquoi le discours obéissant à ces deux critères est-il aux yeux de Socrate un discours de vérité ? Qu’est-ce qui, en somme, distingue la franchise de la sincérité ? Relevons au passage que cette question équivaut aussi à interroger les liens entre les deux formes de pseudos objectif et subjectif auxquelles correspondent deux formes de la vérité, également subjective et objective. Pourquoi et à quelles conditions dit-on faux quand on ment et pourquoi dit-on vrai quand on parle franchement ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord ouvrir la notion platonicienne de vérité à l’hétéronomie, à la façon de Heidegger dans son petit texte de 1942 sur La Doctrine de Platon sur la vérité. Heidegger propose là une analyse de l’allégorie de la caverne où se manifesterait selon lui le tournant conduisant la pensée platonicienne du penser authentique originel au penser métaphysique. Il trouve trace de ce tournant dans la transition entre la vérité perçue selon l’étymologie comme dévoilement (a-lètheia) et la conception métaphysique du vrai comme exactitude du jugement ou adéquation de l’intellect à la chose. La perméabilité de Platon aux intuitions originaires de la langue grecque se laisse, selon lui, saisir dans l’image même de la caverne comme prison imparfaitement close. La caverne signe en effet la complémentarité de l’ouvert et du recouvert, de l’alètheia et de la lèthè. Lieu de l’obscurité, pôle de la lèthè, elle appelle une extériorité où règne le dévoilé, c’est-à-dire l’a-lètheia. Un texte du livre V de la République permet de confirmer cette analyse qui suggère que la vérité est dans les choses et dans la lumière qui les éclaire, mais pas dans le regard : « Chaque fois qu’ils regardent des choses dont les couleurs ne sont pas éclairées par la lumière du jour […], les yeux (ophthalmoi), tu le sais bien, faiblissent […]. Au contraire, quand ils se tournent vers les choses sur lesquels le soleil déverse sa lumière […], ces mêmes yeux voient clairement […]. Conçois de la même façon
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aussi ce qui relève de l’âme : quand la vérité et l’être déversent leur lumière sur un objet, et que c’est sur lui qu’elle prend appui […], il devient alors évident qu’elle possède une intelligence ; mais lorsqu’elle se tourne vers ce qui est mêlé d’obscurité, […] au rebours, elle ressemble à une chose dépourvue d’intelligence » (508c 4-d 6).
Ce sont les conditions extérieures qui déterminent ici la qualité de la vision. Le voile qui recouvre initialement le monde n’est pas celui de notre regard, c’est d’elles-mêmes que les choses se présentent tout d’abord voilées. Ce qui signifie également, comme le souligne M. Dixsaut, que « la lumière donne en droit tout le visible à voir : le visible n’est soumis à aucune autre condition que celle de la lumière elle-même. C’est sa présence à elle, son intensité à elle, qui sont conditions de la vision, pas l’émission des sons ou des odeurs, et pas non plus la subtilité et l’acuité de l’organe sensoriel »56. Ainsi, dans l’obscurité, celui qui possède la faculté de voir, fait tous ses efforts pour l’utiliser, mais son attention visuelle sera déçue : rien ne viendra remplir sa visée. Entre ces polarités de la lumière du grand jour et de l’obscurité de la caverne, l’allégorie met en scène un dévoilement progressif, des ombres aux marionnettes, de la caverne à la lumière du jour, des eidè à l’idée du bien. Le degré de dévoilement s’accroît de façon qu’au terme de son cheminement, le prisonnier puisse percevoir le plus dévoilé, to alèthestaton. L’allégorie manifeste ainsi le sens originaire du logos qui est pour les Grecs to apophainesthai, le laisser apparaître du dévoilement comme tel. Dans cette allégorie cependant, le sens premier de la vérité comme vérité du monde se laisse déborder par un sens métaphysique, comme vérité du discours : « Une autre essence de la vérité cherche à évincer le non-voilement et à passer au premier rang. […] Le non-voilement est sans doute mentionné, ainsi que ses différents degrés, mais alors la question est toujours de savoir comment grâce à lui la chose apparaissant devient accessible dans son évidence (eidos), comment il rend visible ce qui se montre ainsi (idéa) »57.
Le règne de l’idée engage la métaphysique à mesurer le vrai à l’aune du savoir. Le vrai devient l’orthotès, l’exactitude du jugement. Nous ne percevons
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M. Dixsaut, Platon et la question de la pensée, Vrin, 2000, p. 133. M. Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », trad. A. Préau, in Questions II, Paris, Gallimard, « Tel », 1968, p. 451. 57
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plus les choses parce qu’elles se dévoilent à nous, mais parce que nous allons vers elles, en disposant des formes idéales dont elles ne sont que les reflets. Voir la chose en sa vérité, ce n’est dès lors plus la laisser émerger de l’ombre, mais traquer son visage formel sous la matière sensible. La période métaphysique ainsi caractérisée par un primat de l’idée sur le voilement, est donc selon Heidegger également définie par un primat de l’homme, seul zôon logon echôn et donc seul animal capable de l’orthotès. La métaphysique est platonicienne en son origine comme en son essence et elle est ainsi aussi humaniste. C’est une pareille conception de la vérité qui guide la critique du pseudos objectif des sophistes en tant qu’ils s’attachent aux phénomènes : « Ce serait un accident déplorable, Phédon, s’il est certain qu’il existe un logos qui est vrai, stable et qu’on peut reconnaître pour tel, qu’après, sous prétexte qu’on en rencontre d’autres à côté ainsi faits que, sans changer, ils soient tantôt jugés vrais et tantôt non, on aille refuser de s’en prendre à soi-même et à son incompétence ! Finalement au contraire, comme on en souffre, ce serait une joie de détourner de soi cette faute pour la repousser sur les logoi ! » (Phédon, 90c-d).
Selon l’interprétation classique de ce passage, Platon engage ici les philosophes, distingués des sophistes, à ne jamais perdre leur foi en la possibilité de découvrir à côté et en plus des phénomènes en flux et des logoi qui les décrivent, d’autres logoi qui sont toujours vrais et étrangers à toute contradiction parce qu’ils portent sur un monde stable. Il y aurait ainsi deux catégories de logoi auxquelles correspondent deux catégories d’objets ; la faute des sophistes consisterait à ne s’occuper que des logoi de la première catégorie. Nous sommes dans une conception ontologique de la vérité comme propriété du logos stable qui repose sur une concordance entre ce logos et l’être même. Et c’est la nature de l’être, à savoir sa stabilité, qui permet d’assurer cette concordance. Il ne faut cependant pas juger de la valeur de vérité de la franchise en fonction de cette conception de la vérité comme correspondance entre discours et intellect (ce qui sera la conception aristotélicienne de la vérité et celle qu’à sa suite Thomas d’Aquin et les scolastiques vont appeler adæquatio rei et intellectus)58. Un autre passage du même dialogue illustre la prise en considéra-
58 Descartes critiquera la définition traditionnelle de la vérité comme adæquatio rei et intellectus : puisque nous ne pouvons avoir accès à la chose-même, mais seulement à la représentation que nous avons d’elle, la conformité de cette représentation à la chose n’est jamais connue, mais toujours supposée. C’était un problème dont les scolastiques avaient eux-mêmes conscience ; pour le résoudre, ils passaient par les idées divines. Cf. D. Mercier à ce sujet : « La vérité logique consistera […] de prime abord, dans l’accord de
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tion par Platon de la finitude humaine et de la nécessité de procédés techniques et discursifs pour garantir son cheminement vers la vérité, ou vers plus de vérité dans le domaine incertain des choses humaines. Ce passage est le récit du dernier entretien que Socrate tient avec ses plus fidèles amis sur la nature immortelle ou non de l’âme. Alors qu’il n’est qu’à quelques heures de boire la ciguë, on conçoit qu’aborder ce thème demande une certaine dose d’audace et de franchise : Socrate souhaite que, même en ce moment qui précède immédiatement la sienne, on parle de la mort sans détour et que ses interlocuteurs osent dire ce qu’ils pensent. Soucieux de respecter ce dernier souhait, Simmias s’adresse ainsi à Socrate : « Il me semble, Socrate, dans les questions de cet ordre, et tu es sans doute de mon avis, que la connaissance certaine est hors de notre portée dans cette vie, ou qu’il est très difficile de l’acquérir ; mais si l’on ne critique pas de toutes les manières ce que l’on en dit, sans quitter la partie avant d’avoir tout examiné jusqu’à la limite de ses forces, c’est qu’on manque de vigueur. Car, dans ce domaine, il faut faire en sorte de s’instruire de la question auprès d’un autre, ou de trouver soi-même, ou, si l’un et l’autre sont impossibles, de prendre dans les raisonnements humains ce qui s’y trouve en tout cas de meilleur et de moins contestable et de se laisser porter ainsi comme un radeau avec le risque d’y faire la traversée de l’existence, si l’on n’a pas la possibilité de se faire porter avec plus de sûreté et moins de risque sur un vaisseau plus solide, c’est-à-dire par une révélation divine. Aussi bien, à présent, je n’aurai pas de scrupule à t’interroger, puisque tu me demandes toi-même de le faire, et je ne m’accuserai pas plus tard de ne pas t’avoir dit aujourd’hui ce que je pense » (Phédon, 85c-d).
Une opposition forte marque ce texte, entre les anthrôpinôn logoi, incertains, et le logos theios, ayant le caractère de la certitude et qui est probablement une référence au daimôn, présenté par Socrate dans l’Alcibiade comme son véritable éducateur. Si la franchise est une condition indispensable de la recherche dialoguée du vrai, c’est précisément dans le champ des discours humains. Dans le domaine des affaires humaines, du devenir, de la connaissance de soi, de l’éthique et de la politique, c’est uniquement par le discours franc d’autrui que
la connaissance intellectuelle avec des choses de la nature, mais cet accord ne s’y réalisera que d’une façon secondaire, accidentelle et en dernière analyse, elle résidera dans la conformité de nos idées avec les idées divines qui ont servi de modèles aux œuvres créées » (Cours de philosophie. IV. Critériologie générale ou théorie générale de la certitude, Louvain, Institut supérieur de philosophie, Paris, Alcan, 1918, p. 18). Descartes et Spinoza ont proposé un autre critère que l’adéquation : l’idée claire et distincte qui révèle d’elle-même sa vérité pour Descartes et, pour Spinoza, l’idée adéquate.
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l’on peut espérer entretenir un rapport au vrai et un rapport véritable à soimême. Et la vérité du discours n’est alors ni celle du dévoilement du monde, ni celle de l’adéquation du discours à l’être. L’idée exprimée par l’homme franc n’est pas vraie au sens de conforme à la réalité : le franc est lié à la vérité en tant qu’en s’exprimant, il s’adonne à un véritable exercice de pensée, il déploie une intelligence. Dans le Phèdre, on trouve une réflexion sur le logos étumos, le « discours authentique », qui permet de comprendre la nature de cette vérité du discours philosophique sur les choses humaines et la jonction qu’il permet entre alètheia et pistis. Nous verrons que la conception de la vérité sous-jacente à ce langage authentique recoupe précisément ce que Heidegger diagnostiquait dans son texte de 1942 comme la perméabilité de Platon aux intuitions du penser originel : l’idée d’une vérité comme dévoilement. La question générale du Phèdre est encore celle de savoir comment se dessine l’opposition du discours vrai de la philosophie au pseudos de la rhétorique. Et plus précisément, celui de la véritable technè langagière permettant l’accès au vrai. Le discours sans ornements de Socrate, discours vrai qui fait l’éloge de l’amour vrai, est alors opposé au discours rhétorique de Lysias comme discours faux de l’amour faux. La question de l’écriture est ensuite abordée dans la mesure où l’écriture est une technè du discours vrai. Dans son entreprise pour distinguer discours philosophique et rhétorique, Platon ne met pas d’un côté logos et de l’autre écriture : le mot logos se rapporte tantôt à l’écrit, tantôt à l’oral. Cette absence de partage était manifeste déjà plus tôt : Phèdre comprend que le discours de Lysias ne valait pas grand-chose par rapport à celui de Socrate et, suggère-t-il, c’est que Lysias n’est qu’un logographe. Or, à cette hypothèse, Socrate répond que les logographes ne doivent pas être méprisés car la différence n’est pas entre l’écrit et l’oral : il n’y a rien de vilain (kakôs) à écrire, dit Socrate, mais ce qui est un mal, c’est de parler et d’écrire de la mauvaise manière. L’opposition entre oralité et écriture est mise de côté sciemment pour distinguer le bon discours du mauvais, le kalôs du kakôs. On retrouve le vocabulaire de la morale de la République pour définir la vérité des fables. Le partage entre le logos étumos, comme bon discours, et le mauvais discours rhétorique recoupe, semble-t-il, celui entre la bonne et la mauvaise fable. Or, précisément, la conception de la vérité attachée à la bonté de ces discours est non seulement différente mais même antagoniste avec celle sous-tendue dans la République. Comment va donc se faire la différence entre bons et mauvais discours dans le Phèdre ? Phèdre suggère que pour qu’un discours soit bon, il faut que
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celui qui parle ait la connaissance de ce qu’il dit, le savoir du vrai (to alêthes). En apparence, c’est juste. Mais en apparence seulement parce que cette solution repose sur une séparation de la connaissance et du discours que refuse Socrate. Il ne conçoit en effet pas que le discours véritable ait besoin d’être lié à la vérité par la connaissance préalable de la vérité énoncée ensuite en tenant compte de celui à qui il s’adresse pour traduire cette vérité dans un bon logos. La vérité ne peut pas se contenter d’être connue par celui qui parle comme une condition préliminaire du discours vrai. On va donc voir ici comment le rapport au vrai du philosophe se redéfinit dans ce second stade d’éducation, qui est la pratique même de la philosophie d’une façon opposée à celle du premier stade, puisque c’était précisément de cette façon-là qu’en temps d’éducateur du peuple, le philosophe de la République pouvait dire « faussement le faux », en travestissant ce qu’il savait vrai pour éduquer le peuple à de vraies valeurs. Foucault donne ici encore une clé intéressante de lecture. Selon lui, Platon estime en réalité dans le Phèdre que la vérité n’est pas le préalable psychologique à la pratique dialectique, mais ce avec quoi le discours philosophique est en rapport constant : « Pour que le discours soit un discours de vérité, il ne faut pas que la connaissance du vrai soit donnée avant à celui qui va parler, il faut que la vérité soit une fonction constante et permanente du discours » (Le Gouvernement de soi et des autres, p. 303).
C’est pour soutenir cette thèse d’un rapport qui doit être constant à la vérité que Socrate cite l’apophtegme « un art authentique (étumos technè) n’existe et ne pourra exister sans être attaché à la vérité » ; l’art authentique de la parole n’existe que dans la relation nécessaire et continue à la vérité. Ce langage vrai parce qu’il est authentique est le langage nu, sans ornement, qui ne cherche pas à produire des effets, mais à être toujours au plus près de la vérité. Le rapport entre étumos et alètheia d’une part et d’autre part le sens d’alètheia, tiré de la composition négative du terme renvoyant à ce qui enlève le lèthos (le voile), donne des indications sur la conception du vrai que sous-tend le logos étumos : le discours vrai est le discours qui s’attache à rappeler le souvenir originel et par là qui permet l’émergence grâce aux mots de la lumière de la réalité. Comme le souligne J.-P. Levet, l’alètheiè au sens originel et nu, c’est-àdire étymologique, est « le non-voilé (pour l’esprit qui possède la science du réel) et dévoilant (pour la conscience qui ignore le réel). Supposant une étroite relation entre deux personnes, elle est le non-voilé-dévoilant qui reproduit le
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réel tel qu’il a été perçu par un homme »59. La vérité est une lumière toujours cernée d’ombres et menacée de se voiler ou de s’éteindre à chaque instant. Si elle est l’objet d’un désir et d’un élan, c’est bien celui de l’homme qui souhaite dissiper la nuit qui voile sa conscience. Tout discours capable de dissiper cette obscurité de l’ignorance est un discours lumineux, éclairant : les métaphores du parler grec originel ont transpiré d’une langue à l’autre pour préserver le sens originel de la vérité comme clarté et lumière. C’est sur ces jeux de lumières que joue l’allégorie de la caverne de Platon. Le logos étumos est donc une façon de dire « clairement » par laquelle le langage lui-même révèle le vrai parce celui qui parle n’est porté que par son désir de connaître et qu’il ne travestit pas le langage en l’utilisant pour persuader. On peut donc dire, pour prolonger les analyses de Heidegger sur l’alètheia, que le monde ne se dévoile pas de lui-même, c’est le langage authentique qui le dévoile. Et si le faux vient alors s’introduire dans l’esprit de l’homme qui parle, si l’illusion vient masquer la vérité, ce n’est pas l’effet du langage en tant que tel, qui est naturellement adéquat au monde, mais d’un usage artificiel du langage, ornementé, et destiné à convaincre60. Le discours de la rhétorique est précisément ce mode de discours où l’indifférence à la vérité est marquée par la possibilité de dire juste ce qui est injuste et par la préoccupation de l’effet produit sur l’âme de l’auditeur, préoccupation qui exige l’ornementation du discours. En revanche, le mode d’être du discours philosophique est marqué par le fait que le rapport à la vérité n’y est pas un préalable mais une fonction constante de la vérité. Ce rapport constant à la vérité dans le discours dialectique ne peut être dissocié de l’effet immédiat qui y est opéré sur l’âme de l’auditeur comme sur l’âme de celui qui tient le discours. Cet effet n’est pas voulu, il découle au contraire du détachement d’une logique de l’effectivité. C’est cet effet libre et non maîtrisable du rapport constant à la vérité qui définit précisément la philosophie comme psychagogie. Car si la philosophie est la véritable technique pédagogique, c’est bien au prix de la liberté. Cette analyse du lien à la vérité du logos étumos comme technique discursive de la philosophie, distinguée de la trompeuse flatterie sophistique, permet 59
J.-P. Levet, Le Vrai et le faux dans la pensée grecque archaïque, op. cit., p. 97. Nous avons montré ailleurs comment, dans le Cratyle, Platon ne parvenait pas à se détacher de la thèse naturaliste cratyléenne de l’origine du langage, qui réinflitrait de façon sous-jacente sa manière même de présenter la thèse conventionnaliste d’Hermogène. Cf. G. Jeanmart, « Epistèmè et amathia : le tournant dans la conception platonicienne du langage. Lecture heideggérienne du Cratyle », Revue de philosophie ancienne, no 2 (1999), p. 109-133. 60
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une hypothèse de lecture au sujet de la manière dont le discours faux est défini dans l’Hippias Mineur. L’Hippias est l’expression paradoxale d’un dogme socratique, à savoir que personne ne fait le mal volontairement, mais bien par ignorance. Le bien étant identique à l’utile et au bonheur, le mal est d’abord nuisible à celui qui le commet, de sorte que personne ne voulant se nuire, ne veut vraiment faire le mal. Celui qui fait le mal croit à tort se faire du bien. Toute mauvaise action est donc une erreur, le fruit d’une ignorance et la vertu, au contraire, est le fruit d’une connaissance. L’Hippias offre alors le début d’une démonstration par l’absurde de cette thèse. Pour mentir, c’est-à-dire pour dire intentionnellement ce qu’on sait être faux, il faut savoir ce qui est vrai ; de sorte que celui qui trompe à dessein, en connaissance de cause, se montre plus habile, plus instruit que celui qui le fait sans savoir. Le mensonge défini par la capacité (dunamis) de tromper est donc abordé dans ce dialogue à partir d’une question épistémologique : quelle est la part de connaissance inhérente au mensonge ? Si la tromperie est volontaire, en effet, on doit reconnaître au trompeur une double aptitude : la connaissance du vrai et du faux, à laquelle succède le choix délibéré de dire le faux. Or, une telle définition du mensonge repose sur l’extériorité du rapport de la connaissance et du discours à la vérité, qui est précisément refusée dans le Phèdre au discours vrai. Et tout comme la franchise pouvait être définie comme un rapport constant à la vérité qui n’est possible que si on parle dans les mots simples qui se présentent immédiatement à nous, le mensonge est immédiatement offert quand se perd cette adhésion présente de l’âme à la vérité qu’elle ne peut qu’énoncer « franchement », sous peine de la perdre. Un tel décollement empêche l’âme d’être dans la vérité, mais ne l’empêche nullement de produire des énoncés vrais. C’est ainsi que l’ouverture d’un choix entre mentir et dire vrai n’est possible que si cette adhésion se perd. Cette définition particulière du rapport de l’âme à la vérité s’accompagne tout naturellement d’une définition également singulière des critères du vrai. Il faut tout examiner jusqu’à la limite de ses forces, prendre dans ces raisonnements ce qu’il y a de meilleur et de moins contestable et refuser toute contradiction entre les raisonnements les meilleurs. Ce n’est donc à l’évidence pas le contenu positif d’un énoncé qui détermine sa valeur de vérité et pas non plus, en conséquence, son adéquation à l’être. Le critère qui permet de distinguer au mieux ce qu’on croit vrai, au pire ce qu’on dit sans croire à sa vérité, de ce qu’on sait être vrai est alors un critère éthique : le choix constant de la vérité. La différence entre le philosophe et le sophiste concernant le rapport au vrai est en effet uniquement éthique : contrairement au sophiste qui ne fait
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qu’emprunter momentanément au vrai ce qui lui est utile, quitte à le renier par la suite, la condition de franchise qui définit la philosophie implique que l’homme franc se soumette au vrai en totalité61, toujours62 et qu’il lui soumette tout le reste63, de façon à ne jamais entrer en contradiction avec lui-même, gestes, discours et pensées compris. Mais précisément, il n’est pas « faux » de jouer du vrai selon les besoins du moment, et il n’est pas plus « vrai » de vouloir rester fidèle, quoi qu’il advienne, à la condition générale du vrai. Voilà pourquoi c’est le bien, non le vrai, qui constitue le terme suprême de la dialectique. C’est ce critère éthique qui détermine la distinction entre l’homme vrai et celui qui dit le vrai et permet d’établir une distinction entre la parrhèsia et le dire vrai du sophiste. C’est également pourquoi c’est la représentation du meilleur et non plus celle du vrai qui finalement persuade toujours l’homme franc. Ainsi, dans le Criton, Socrate est décidé à se laisser persuader uniquement par la « raison la meilleure, logos beltistos » et non par des circonstances défavorables qui amèneraient celui qui ne fait pas le choix de la vérité coûte que coûte à changer d’avis : « Les arguments que j’ai jusqu’ici mis en avant, je ne puis les jeter maintenant par-dessus bord, sous prétexte qu’il m’est arrivé quelque chose d’imprévu » (46b-c). Et le défaut des arguments de Criton venu convaincre Socrate de fuir plutôt que de boire la ciguë, ce n’est pas qu’ils sont faux (ainsi n’est-il pas faux de dire que l’évasion permettait d’éviter la mort), c’est qu’ils ne s’accordent pas avec le choix de la soumission permanente à l’ordre de la raison la plus valable, mais avec l’imprévu auquel il faudrait parer au plus vite. La séparation entre sophiste et philosophe ne peut donc échapper, en dernière instance, aux critères de moralité dans la mesure où l’indifférence à l’égard de la vérité comme principe général ou condition ultime n’empêche nullement de produire des propositions vraies. En ce sens, la rivalité avec la sophistique est dangereuse pour la philosophie parce que les sophistes compromettent l’état d’équilibre instable dans le rapport de l’âme à la vérité, par la compréhension qu’ils offrent des avantages qu’il y a à se servir du vrai sans pour autant prendre parti, à tous points de vue et absolument, pour le principe général du vrai et pour l’adhésion constante à la vérité, quel que soit le prix parfois élevé de cette adhésion.
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République, 475b, 485d. Ibid. 485a-b. Philèbe 58d, République, 494d.
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4. L’efficacité thérapeutique de la franchise L’éducation peut être pensée, comme la vérité vers laquelle elle permet de cheminer, de diverses façons. Elle peut être pensée en termes de correspondance des moyens à la finalité visée, à savoir comme le fait de rendre l’autre meilleur et plus autonome parce que plus soumis à sa propre raison – c’est notamment le cas de l’approche aristotélicienne dans la Politique. Mais elle peut aussi être pensée en termes de principes et d’attitudes éthiques et rationnelles incarnées par le philosophe dans sa vie. C’est dans ces termes plutôt, c’est-à-dire les termes de l’exemplarité comme mode d’éducation, que Platon pense les effets psychagogiques de la franchise. L’indifférence du philosophe à l’égard des effets de son discours est d’abord la condition sine qua non de l’éducation véritablement philosophique parce qu’elle sauvegarde la libre-pensée de l’auditeur. C’est à cette condition d’indifférence que la conviction de l’auditeur sera librement forgée. Pour comprendre comment la franchise permet à la liberté de circuler, on peut décliner la séquence suivante : on demande conseil à quelqu’un que l’on estime particulièrement avisé, il donne son avis, on décide de le suivre. La liberté de la décision de suivre se mesure au risque pris : si l’on suit librement le conseil donné, on assume les conséquences de ce choix. Pas question, dans ce cas, de reporter la responsabilité sur le conseilleur. Or, ce qui se transmet de cette façon libre dans le discours franc, c’est la responsabilité du choix éthique de l’attache à la vérité – ou pas. Car il est toujours possible évidemment que la parole franche n’ait aucun effet ou qu’elle ait des effets indésirables puisque l’échange est libre et son effet non contraignant : un tel, au tribunal, verra ses arguments prêter à rire et se retourner contre lui (Théét., 174c) ; Socrate sera condamné à mort. Les résultats empiriques de la franchise sont aléatoires, comme il le dit d’ailleurs dans l’Apologie. Au début de son cours sur le Gouvernement de soi et des autres, Foucault note l’indétermination des effets inhérente à la parrhèsia dans une comparaison avec les performatifs : « Dans un énoncé performatif, les éléments qui sont donnés dans la situation sont tels que l’énoncé étant prononcé, il s’ensuit un effet, connu d’avance, réglé [et] codé, qui est précisément ce en quoi consiste le caractère performatif de l’énoncé. Alors qu’au contraire, dans la parrhèsia, quel que soit le caractère habituel, familier, quasi institutionnel de la situation où elle s’effectue, ce qui fait la parrhèsia, c’est que l’introduction, l’irruption du discours vrai détermine une situation ouverte, ou plutôt ouvre la situation et rend possible un certain nombre d’effets qui précisément ne sont pas connus » (Le Gouvernement de soi et des autres, p. 60).
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Les effets de la persuasion sophistique sont en effet connus dans la mesure où elle tente d’agir de façon mécanique et que le discours rhétorique appuie son efficacité sur les passions. À la mécanique des passions, la franchise oppose la liberté de la raison. Si se laisser persuader par un argument sophistique peut aussi signifier qu’on s’est laissé persuader par un argument vrai, reste que cette vérité ponctuelle n’aura pas alors modifié le rapport à soi et l’économie interne de l’âme à laquelle elle est adressée précisément parce qu’elle a agi sur les passions. Une vérité énoncée ponctuellement ne permet pas d’aboutir à ce qu’une âme soit ou non dans le vrai, parce que cette situation de l’âme dans la vérité n’est pas une accumulation de croyances vraies, mais un rapport éthique à la vérité. De la même façon qu’il était possible à l’éducateur du peuple de mentir à celui-ci à la fin précisément de le faire accéder à la vérité, il est possible au sophiste de produire des propositions vraies sans pour autant éduquer une âme à la vérité. Il faut donc tenter de discerner comment la franchise en tant qu’elle repose sur le choix éthique du vrai éduque différemment de la sophistique qui peut produire des énoncés vrais sans faire pour autant ce choix. Il faut en somme épingler les effets thérapeutiques de la franchise du philosophe qui distingue la philosophie comme discours franc des autres formes de discours ponctuellement vrais. On peut revenir à l’identification du discours au pharmakon pour déterminer la différence que cherche à introduire Platon entre éducation sophistique et psychagogie philosophique. Le remède médical est en effet précisément ce qui modifie la santé et ainsi l’économie générale du corps, de la même façon que le discours franc peut modifier l’économie générale de l’âme. Dans le Gorgias, ce remède qui soigne est opposé au mets qui flatte le palais, comme la médecine est opposée à la cuisine et, par conséquent également, comme la franchise du philosophe est opposée à la flatterie du rhéteur. Après avoir distingué la technique médicale possédant quelque pouvoir de prévision parce que fondée sur une analyse des causes et le savoir-faire culinaire procédant d’instinct, Socrate passe en revue le pouvoir pharmacologique des différents régimes de discours. L’enjeu de cette réflexion est de tracer une ligne de partage entre les effets thérapeutiques et les effets empoisonnants des paroles : sont-elles destinées à plaire et flatter l’âme ou considèrent-elles ce qui est le meilleur et qui rend meilleur ? La poésie est rapidement rangée du côté des arts oratoires flatteurs ; Socrate en vient alors à l’examen des effets de l’art oratoire politique des rhéteurs :
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« Est-ce que, à ton avis Calliclès, les orateurs parlent dans tous les cas en ayant égard à ce qui vaut le mieux, se proposant comme but de rendre les citoyens les meilleurs possible grâce à leurs discours ? Ou est-ce que, eux aussi, […] ils ont avec le peuple les mêmes façons de faire qu’avec des enfants, s’efforçant uniquement de lui faire plaisir ? » (Gorgias, 502e-503a).
Nous avons vu que les sophistes utilisaient également cette métaphore médicale et se présentaient comme des thérapeutes de l’âme. Le sophiste utilise son discours comme un pharmakon et enseigne cet usage thérapeutique du logos. Il enseigne comment faire passer quelqu’un, « non pas, selon la bivalence du principe de contradiction, de l’erreur à la vérité ou de l’ignorance à la sagesse, mais, selon la pluralité inhérente au comparatif, d’un état moins bon à un état meilleur »64. Protagoras le prétend dans le Théétète : « C’est d’une disposition à la disposition qui vaut mieux, que doit se faire le passage, mais le médecin produit ce passage par des drogues, le sophiste par des discours » (Théétète, 167a).
Socrate adresse alors à la sophistique dans le Gorgias et dans le Théétète deux critiques essentielles. La première concerne l’intention thérapeutique : « Qu’est-ce qui garantit que le sophiste use à bon escient de son pharmakon, comme remède et non comme poison, qu’il soit un médecin qui veuille guérir son malade ? ». C’est-à-dire, dans les termes du Gorgias, qu’est-ce qui garantit que le sophiste se soucie de l’autre et de l’intérêt commun plutôt que de son propre goût du pouvoir ? La seconde critique concerne le fondement du savoir médical et le problème de la technè : « Qu’est-ce qui garantit que le sophiste soit médecin et non rebouteux, avec un savoir-faire scientifique (technè ou epistèmè) et non simplement empirique ? »65. Ces deux critères se rejoignent dans l’accusation de flatterie du Gorgias. La bivalence du pharmakon, remède et poison, repose sur l’état initial du corps : ce qui est bon pour un corps sain devient poison quand ce même corps est malade. Le discours sophistique assimilé à un discours plaisant n’est alors un remède, autrement dit un aliment qui convient à l’âme, que lorsque celle-ci est en bonne santé. Celui qui est malade ne peut pas se gorger de tout ce dont il a envie. La maladie implique en effet toujours la diète et le discours « diététique » est le discours peu plaisant de celui qui critique en toute franchise l’homme malade.
64 65
B. Cassin, Le Plaisir de parler, op. cit., p. 10-11. B. Cassin, ibid., p. 11.
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On notera par parenthèse que six cents ans après la première sophistique, lors de la seconde sophistique, Aélius Aristide répond au Gorgias de Platon dans son discours Sur la Rhétorique pour nuancer l’opposition de la flatterie qui plaît à la franchise qui soigne. La rhétorique, dit Aélius, est un pharmakon universel justement parce que l’orateur ne dit pas ce que l’auditeur veut entendre – car alors il ne changerait rien aux dispositions premières de son auditeur. Mais il conjecture à partir de l’ordonnance des faits (taxis tôn pragmatôn) comme le médecin à partir de la nature des corps (phusis tôn somatôn) non pour flatter les désirs, mais pour que le traitement qu’il préconise puisse être entendu au mieux et supporté par ce patient qu’est l’auditeur (cf. Rhét., II, 25). Le travail d’Aélius Aristide consiste ainsi à verser au crédit de la sophistique cette rhétorique thérapeutique que le Gorgias attribuait au discours franc du philosophe, en soulignant qu’aucun régime n’est efficace s’il n’est pas suivi. Au xvie siècle, Castiglione propose une autre déclinaison des mêmes liens entre plaisir et remède, recoupés avec les liens que Platon dessine entre la connaissance de soi et la vérité. Il souligne que pour bien gouverner, le Prince doit être capable d’entendre la vérité et qu’à défaut, il est permis au courtisan d’opposer à l’ignorance de soi, conçue comme étant « le plus grand de tous les mensonges » parce qu’elle constitue dans l’âme du Prince l’obstacle à toute vérité, une « tromperie salutaire », comme font les médecins qui voulant donner à un enfant un remède au goût amer « entourent l’orifice du vase de quelque douce liqueur »66. Cette présentation est parlante, et elle parle la langue de Platon dans la mesure où d’abord la connaissance de soi est ce qui permet l’accès à la vérité ; dans la mesure où, ensuite, cette connaissance est pensée à partir du registre médical propre au thème du souci de soi : se connaître est une façon de se soigner ; et enfin, dans la mesure où elle lie le soin de l’âme qui est malade de l’oubli d’elle-même au déplaisir d’ingurgiter une potion amère. La franchise est une technique discursive utilisée par les véritables éducateurs lorsqu’ils veulent diriger un élève dans son effort pour constituer à luimême un rapport adéquat. Elle est donc guidée par un véritable souci de l’autre qui rend possible que cet autre à rebours se soucie de lui-même. Le médecin Galien propose une extension intéressante de cette nécessité de la franchise dans le soin de soi. De même, dit-il, que pour soigner une maladie, il faut pouvoir
66 Castiglione, Le Livre du courtisan, § 10, trad. et présentation par A. Pons, Paris, Flammarion, « GF », p. 333.
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l’identifier, de même pour soigner les passions faut-il d’abord les cerner. Or, avons-nous vu, en ce qui concerne les passions, l’aveuglement est encore bien plus grand qu’en ce qui concerne les maladies du corps dans la mesure où elles impliquent la perturbation du regard et un aveuglement sur soi-même. On se fait toujours à propos de soi des illusions qui nous empêchent d’être pour nousmêmes de bons médecins : « Pour observer leurs erreurs, les jeunes gens désirant être sauvés doivent donc recourir à d’autres qu’eux-mêmes, des personnes d’un certain âge, qui ont donné, leur vie durant, une preuve suffisante de leur liberté d’opinion » (Les Passions et les erreurs de l’âme, 9, p. 40-41).
Cette illusion première dans laquelle chacun se tient à l’égard de ce qu’il est et de son état de santé rend d’ailleurs fondamentalement inutile ou, à tout le moins, insuffisante la franchise que, dans la République, le gouvernant en tant que médecin requérait des citoyens-patients : car ce que le patient dit sur son état de santé, pour être sincère, n’en est pas pour autant vrai. La fonction de la parrhèsia est donc liée non à l’aveu, comme elle sera chez les chrétiens où l’on admet couramment que c’est la confession du patient qui lui sert de cure, mais à la parole du médecin capable de guérir l’illusion dans laquelle chacun se tient au sujet de lui-même. Pour déterminer ainsi qui sera pour nous un bon médecin, nous devons poser la question de confiance : a-t-il vu dans notre attitude les traces d’une passion ? Seul celui qui les a vues et qui le dit en toute franchise peut être considéré comme étant un possible médecin de notre âme. Ni celui qui n’a rien vu, ni celui qui n’est assez franc pour dire ce qu’il a vu, ne sont en mesure de curer l’âme de qui s’adresse ainsi à eux : « Ne te fie donc pas à celui qui dit qu’il ne t’a jamais vu agir en état de passion ; crois plutôt que s’il parle ainsi, c’est soit parce qu’il ne veut pas t’être utile, soit parce qu’il préfère ne pas prêter attention à tes mauvaises actions, soit parce qu’il se garde d’être haï de toi. Il se peut aussi qu’il t’ait déjà vu pester contre quelqu’un qui aurait réprouvé tes erreurs et tes passions, et que très naturellement il se taise, ne croyant pas que tu es sincère lorsque tu dis vouloir connaître chacune de tes erreurs » (Les Passions et les erreurs de l’âme, 3, p. 10).
Dans ce rapport de médecin à patient, il n’est plus question de mentir pour soigner. Car seul le discours franc peut soigner les passions de l’âme en la libérant de l’illusion qui voile son rapport à elle-même. La plupart des hommes ne sont jamais seuls avec eux-mêmes en ce sens qu’ils n’ont jamais à eux-mêmes ce
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rapport plein qui fait que l’on ne se sent dépendant ni de l’éloge ni de la critique; ils ont besoin d’entretenir au sujet d’eux-mêmes des illusions flatteuses. C’est dans cette incapacité à se voir tel qu’on est, parce que l’on est trop attaché à soi, que les séductions de la flatterie prennent racine. Le personnage du flatteur intervient pour combler cette inadéquation par un discours qui agit tel un poison : un discours qui ne sera précisément pas le vrai remède, à savoir le discours franc de la vérité par lequel on peut rétablir, boucler et refermer sur elle-même cette souveraineté qu’on exerce sur soi. Le flatteur entretient en effet l’insuffisance du rapport à soi en offrant à celui qui veut être loué ou dénigré le discours qu’il souhaite entendre. Ainsi celui qui est flatté se trouve placé, par l’insuffisance où il est dans son rapport à lui-même, sous la dépendance du flatteur, tel un patient placé sous la dépendance d’une drogue. La parrhèsia joue alors exactement contre la flatterie. Son objectif psychagogique est de faire en sorte que celui auquel on s’adresse se trouve par suite de ce discours vrai ne plus avoir besoin du discours de l’autre, précisément parce que ce discours a été vrai et qu’il a vidé l’abcès de la trop bonne considération de soi. Mais il faut encore rendre compte du pouvoir thérapeutique d’une parole franche car il ne suffit pas de dire la vérité pour soigner. Il y a deux éléments essentiels qui déterminent cette efficacité thérapeutique de la franchise : tout d’abord, le discours vrai est efficace parce qu’il ne trahit pas seulement une pensée, mais une attitude – cette condition détermine ce qui légitime le discours franc, qui est l’exemplarité de l’homme franc. Il y a ensuite la violence propre au discours franc qui fait irruption dans l’âme de qui l’écoute de façon à perturber le régime antérieur de ses croyances. Précisons cependant encore une fois que ces deux éléments déterminent toujours potentiellement cette efficacité et non mécaniquement ; ils sont des conditions non suffisantes de ces effets thérapeutiques : lorsqu’elles sont réunies, il est simplement possible que le patient, usant de sa liberté et suffisamment amoureux du vrai, laisse en effet le pharmakon agir sur son âme. Si le sophiste ne soigne pas même quand il dit la vérité, ce n’est pas simplement parce qu’il flatte l’orgueil, mais aussi en raison d’une valeur et d’un poids que donne à la parole franche la vie même de celui qui parle. Galien insistait : il ne faut prendre pour médecin de son âme que celui qui a montré sa vie durant qu’il se conduisait bien. « Confier » son âme à un autre exige une « confiance » qui ne doit pas être aveugle, mais bien éclairée par l’accord entre les mots et les attitudes que cet autre manifeste. Ce qui fait la valeur et le poids thérapeutique de la parole franche, c’est qu’elle traduit l’accord qui existe non seulement entre
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ce qui est dit et pensé, mais encore entre ce qui est dit et ce qui est fait. Socrate ainsi peut parler d’une façon franche et thérapeutique parce qu’il a manifesté en actes son sens de la justice et sa franchise. On trouve quelques passages égrainant l’Apologie qui attestent ce lien entre la pensée et les actes : « En cette circonstance une fois de plus, je fis bien entendu voir, non en parole (logos) mais en actes (ergon), que je n’avais […] rien à faire de la mort et que ma préoccupation première était de ne commettre aucun acte injuste ou impie » (Apologie, 32c-d). C’est en effet le problème de l’attitude philosophique qui se pose ici. La franchise comme mode de comportement et comme forme de vie consiste à montrer que l’on manifeste la vérité dans tous ses gestes et ses choix. La philosophie n’est pas détachée de la pratique qu’elle doit au contraire constamment guider : « Ce n’est pas parler comme il faut que d’imaginer […] qu’un homme qui vaut quelque chose, si peu que ce soit, doive, lorsqu’il pose une action (prattein), mettre dans la balance ses chances de vie et de mort, au lieu de se demander seulement si l’action qu’il pose est juste ou injuste, s’il se conduit en homme de bien ou comme un méchant » (Apologie, 28b). La franchise marque sa césure par rapport à la sophistique par une coupure au fil de laquelle la vérité doit se manifester à la fois en logos et en praxis. Elle n’est pas seulement un mode de discours, elle est aussi une manière de vivre par laquelle on se scrute et s’éprouve soi-même et les autres. C’est là finalement une autre façon de confirmer que le choix général du vrai est bien éthique, c’est-à-dire qu’il concerne bien l’éthos, l’attitude, et implique ainsi un rapport non seulement discursif et théorique à la vérité, mais l’organisation d’une vie tout entière à partir de l’ordre de la raison la meilleure qui doit déterminer chacune des options choisies. L’efficacité rhétorique de l’argument qui plaît, mais n’est pas « habité », est alors distinguée de l’efficacité thérapeutique de la vérité incarnée, mais qui heurte. Il ne faut pas mettre sa peine à parler bien et à discourir pour convaincre, mais à remplir ses engagements et à mettre son langage en accord avec sa pensée. C’est cette manière dont on s’emporte soi-même dans ce qu’on dit parce qu’on traduit ce qu’on pense dans tout ce qu’on fait qui est source de l’efficacité thérapeutique de la franchise. Et elle est de nouveau le fruit d’un choix inaugural de la vérité. La vérité du discours franc est légitime parce qu’incarnée, avons-nous dit, mais cet aspect positif de la vérité doit se doubler d’un aspect corrosif car ce qui fait encore qu’elle est thérapeutique et pas seulement intellectuellement légitime, c’est bien qu’elle heurte. Ce qui soigne, c’est une parole adressée à celui qui est encore nourri d’illusions sur lui-même, précisément pour que se lèvent
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ces illusions. Cette parole est donc par nature critique : elle dévoile les défauts, les passions, là où chacun souhaiterait se voir sain et vertueux. Lorsque la maladie est installée, celle de l’homme tout gonflé de passions qui l’emplissent d’illusions sur lui-même, l’espoir de guérison repose sur la parole incisive des hommes francs. Seule cette parole franche peut éduquer à la connaissance juste de soi-même et ouvrir ainsi l’accès à la vérité. La violence est une condition de l’efficacité thérapeutique de cette vérité qui doit être assenée et non distillée, comme le sont les poisons. C’est la force de percussion d’une parole vraie qui détermine son pouvoir thérapeutique grâce à sa capacité de renverser un ordre antérieur de croyances. La médication était en effet pensée en termes de renversement d’un ordre (taxis), comme le montre le texte d’Aélius Aristide sur la Rhétorique. Or, ce renversement n’est pas progressif et continu, il opère par sauts et par basculements, de la même façon qu’une pièce tombe : c’est le contact net avec le mécanisme qui fait le déclic. Ce côté brutal et amer de la parrhèsia permet à Foucault de la dissocier de l’ironie socratique : l’ironie, dit-il dans son cours sur Le Gouvernement de soi et des autres, repose sur un « jeu dans lequel le maître feint de ne pas savoir et mène l’élève à formuler ce qu’il ne savait pas savoir. Dans la parrhèsia au contraire, comme si c’était une véritable anti-ironie, celui qui dit vrai jette la vérité à la face de cet interlocuteur, une vérité si violente, si abrupte, dite d’une façon si tranchante et définitive que l’autre en face ne sait plus que se taire, ou s’étrangler de fureur, ou encore […] aboutir à la tentative de meurtre »67. Ce qui s’annonce ici, c’est que l’ironie, comme toutes les formes de dissimulation et comme le mensonge lui-même, est l’une des façons d’arrondir les angles, d’amoindrir les chocs, de distiller dans un savant contrôle de petites doses de vérité supposées acceptables. La politesse est l’une de ces formes d’adoucissement et elle exige que l’on mente au nom d’une douceur des relations humaines qui doit être préservée. La violence thérapeutique de la franchise doit ainsi être opposée à la délicate hypocrisie des convenances humaines ; celles-ci soustraient à toute vérité ses effets thérapeutiques par atténuations, déviations, ralentissements et morcellements. La convenance ne refuse pas la vérité, elle refuse que la vérité fasse bloc, elle refuse la vérité en entier pour se satisfaire de petites vérités qui ne soient ni trop tranchantes ni trop définitives.
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Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 54.
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5. La dimension politique de la franchise C’est dans le domaine psychagogique et non politique que vient donc jouer l’opposition entre flatterie et franchise chez Platon. Par rapport à l’histoire de la notion, la remarque est importante : la parrhèsia est avec l’isonomia (l’égalité devant la loi) et l’ isègoria (l’égalité de parole) une caractéristique constitutionnelle de la démocratie. La franchise était donc initialement l’un des trois droits politiques essentiels de la démocratie athénienne. Son appropriation par la philosophie implique le passage à un autre type de franchise défini cette fois par rapport à l’éthos, c’est-à-dire par rapport à la constitution morale des sujets. Avec Socrate, donc, la franchise ne serait plus l’expression d’un droit politique, mais une conquête intérieure, le fruit d’une éducation de soi, d’un cheminement éthique vers la maîtrise de soi. Cette réappropriation philosophique de la franchise répond en réalité à une crise du discours franc. À partir de la fin du ve et dans le cours du ive siècle, des discours s’élèvent ça et là, chez Isocrate, chez Démosthène et chez Platon notamment, pour dénoncer la franchise comme une pratique dangereuse dont les effets dans le régime démocratique sont ambigus. Chez Platon, la critique de la franchise se développe selon deux axes : 1) Le véritable discours vrai ne se répartit pas selon la forme de l’isègoria : ce n’est pas parce que tout le monde peut parler que tout le monde peut dire vrai. Définir des conditions éthiques et épistémologiques à la franchise signifie en effet que seuls quelques-uns sont capables de franchise parce qu’ils remplissent effectivement ces conditions sévères. Le problème de la démocratie est alors la façon dont l’égalitarisme formel de l’isègoria reflue sur la différenciation éthique qu’introduit la psychagogie philosophique entre ceux qui se soucient des autres, du bien commun et n’affirment que quand ils savent et ceux qui sont incapables d’un tel souci et parlent à tort et à travers. Sans ce fondement en vérité, la franchise est en effet simplement la liberté de parole donnée à tous, c’est-à-dire à n’importe qui, de dire n’importe quoi en visant n’importe quel but. Le mauvais parrhèsiaste n’exprime pas son opinion qui correspond au vrai, mais l’opinion la plus courante qui est celle de la majorité ou celle de ses désirs propres. Décrivant le régime démocratique, Platon identifie en effet cette mauvaise franchise au gouvernement des désirs personnels : « Or, en premier lieu, n’est-il pas sûr qu’on y est libre ? Que l’État s’est empli de liberté et de franchise, et qu’on y a le droit de faire tout ce qu’on veut ? […] Partout où il en a le droit, chaque citoyen ordonnera comme dans le privé de sa propre existence telle loi qui lui conviendra » (Rép., 557b).
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L’ascendant politique est alors obtenu par la conformité du mauvais discours « franc » avec les désirs les plus communs qui servent toujours des intérêts privés. Ce discours n’a donc plus pour armature le courage singulier de celui qui peut se retourner contre le peuple pour le critiquer et pour dénoncer le règne de l’intérêt personnel, mais la flatterie de celui qui ne veut que s’assurer le succès et la sécurité ou, plus simplement, l’inconscience d’un certain prix à accorder à la parole publique. Dans les Lois, cette mauvaise franchise est comparée à celle que donne l’ébriété : « L’idée qu’un pareil homme se fait de ses capacités ne donne-t-elle pas à son langage la plénitude du plus total franc-parler et d’une liberté si complètement exempte de toute crainte, qu’il n’hésite pas à dire n’importe quoi, et, aussi bien, à le faire aussi ? » (Lois, 649b).
L’ébriété est le contraire de la maîtrise de soi, c’est une façon d’être ivre de soi-même parce qu’on se sent surpuissant – autrement dit, un terrain tout favorable à la passion, à l’amour de soi et à la flatterie. Que ces états antagonistes d’ébriété et de maîtrise de soi puissent tous deux donner lieu à de la franchise signifie manifestement l’ambivalence de celle-ci. Celui qui maîtrise ses désirs est capable d’exprimer un avis à la fois détaché de ses intérêts propres et guidé par la seule raison : un avis éclairé par la connaissance plutôt qu’obscurci par le désir et déterminé par la visée du meilleur pour tous et non par l’intérêt privé. Les Lois évoquent ainsi… « … la hardiesse d’un homme qui, honorant d’une façon exceptionnelle la franchise du langage, dira ce qu’il juge être le meilleur pour la Cité comme pour les citoyens ; décrétant ainsi ce qui sied dans le cas où les âmes sont corrompues et ce qui s’accorde avec l’ensemble du régime politique ; faisant en ce qu’il dit front contre les plus puissantes convoitises, même s’il n’a aucun autre homme pour le seconder : tout seul à suivre les directions de la seule raison » (Lois, 835c)
En revanche, la franchise de l’homme ivre est sans courage parce que l’ébriété a rompu en lui les barrières de la crainte. Dans cet état, une juste articulation entre raison et courage est impossible : on ne prend plus le risque de la mort pour défendre une valeur jugée supérieure à elle. Et l’articulation entre franchise et écoute qui permet le débat raisonné n’est pas davantage possible. L’Athénien critique en ce sens celui qui, un peu saoul, a « autant de plénitude pour le franc-parler que pour l’incapacité à écouter ses voisins » (671b). Le régime de l’expression des désirs personnels, identifié au régime de l’ébriété, est
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celui où la parole n’est plus partagée ; elle est pure expression de la vanité et de l’intérêt égoïste. 2) Comme le témoigne ce portrait exemplaire des Lois, la « bonne » franchise est dangereuse pour l’individu qui l’exerce dans la mesure où elle appelle un certain courage qui risque de ne pas être honoré. Ce sont ceux qui plaisent, qui flattent et qui reprennent le discours majoritaire du désir, qui seront suivis et approuvés ; ceux-là ne seront jamais seuls. En revanche, la hardiesse de l’homme franc consiste à défendre parfois seul contre ceux-là un discours raisonné qui l’exposera à leur colère et à leurs vengeances. C’est à cette solitude que Socrate fait référence lorsqu’il affirme préférer « que la majorité des hommes fût en désaccord avec moi et me contredise, plutôt que de n’être pas, à moi tout seul, consonant avec moi-même » (Gorgias, 482b-c). Et c’est au péril de cette attitude dans la démocratie qu’il renvoie dans l’Apologie : « Il n’est en effet personne qui puisse rester en vie, s’il s’oppose franchement soit à vous, soit à une autre assemblée… » (31c-e). Tandis que la République évoque le face-à-face si délicat qu’il en est mortel des hommes francs et du tyran : « [Ceux qui] s’expriment franchement, aussi bien en parlant au tyran lui-même que dans leurs conversations sur lui et critiquent ce qu’il fait quand ils ont l’extrême courage de le faire, […] [le tyran se doit] de les supprimer tous s’il veut conserver son pouvoir, jusqu’à temps que, ni amis, ni ennemis, il ne reste personne auprès de lui qui vaille quelque chose » (Rép., 567b, trad. personnelle).
Dans la logique machiavélienne de la préservation du pouvoir en dehors de toute justice, la parole franche de celui qui dit la vérité doit être supprimée. Elle n’a de valeur que lorsque celui qui gouverne ne désire pas le pouvoir pour lui-même, mais gouverne pour le bien-être de tous. La parole franche n’a de valeur et de chance d’être écoutée que dans une articulation du gouvernement des autres avec les idéaux de justice et de vérité, lesquels bornent précisément l’exercice du pouvoir. Pour récapituler les acquis de notre réflexion sur la franchise permettant de comprendre son rôle politique éventuel, on peut dire que le projet philosophique fondamental de Platon est celui d’une éthique de la franchise qui fonde l’accès de la philosophie à la vérité et détermine sa façon particulière d’éduquer. Cette éthique du discours franc pourra éventuellement être, voire aura à devenir, un élément déterminant de la bonne politique, du gouvernement juste des hommes pour que s’opère à ce niveau la scansion éthique entre ceux qui veulent leur bien propre et ceux qui sont capables de se soucier du meilleur pour tous et la scansion
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intellectuelle entre ceux qui ont un rapport constant à l’alètheia et ceux qui sont dans le pseudos, même lorsqu’ils disent vrai. Ce sont ces scansions qui permettent à la cité d’être ordonnée et dirigée vers le bien. Ce recoupement entre vérité et souci du bien et des autres signifie évidemment que seuls les philosophes sont aptes à bien gouverner. La démocratie comme régime du dèmos identifié à la masse des gens inéduqués ne paraît donc pas s’offrir comme un cadre politique permettant le gouvernement éthique des autres ; Platon considère que Socrate est l’exemple vivant – et plutôt même l’exemple mort, hélas – du danger qu’il y a à parler franchement devant le peuple. Il faut donc, soit que les philosophes arrivent au pouvoir comme le proposent les fictions offertes par la République et les Lois, soit que les princes se mettent à philosopher comme le suggère la Lettre VII68. Dans les Lois, Platon évoque ainsi l’exemple du roi-philosophe de Perse, Cyrus, suzerain bien entouré et dont les sujets sont éventuellement des amis de sorte que… « … s’il y en avait un parmi eux qui fût intelligent et capable de donner de bons avis, le roi, exempt à son égard de toute jalousie, donnant au contraire une entière liberté de parole (parrhèsia) et des distinctions honorifiques à quiconque était capable de le conseiller, lui offrait le moyen de mettre en lumière, dans l’intérêt de tout le monde, ses capacités intellectuelles » (Lois, 694b, traduction modifiée).
Et si Platon a lui-même accepté de venir à la cour du tyran Denys de Syracuse, c’est justement qu’il pensait avoir affaire à un jeune Cyrus en puissance ; il pensait pouvoir par sa parole franche faire passer à l’acte cette puissance. L’occasion lui était ainsi offerte de faire quelque chose dans l’ordre de la politique avec un jeune monarque inquiet de philosophie et dont l’entourage lui était favorable. Il souligne dans la Lettre VII que l’avantage de cette situation était qu’à la différence de ce qui se passe dans une démocratie où il faut adresser son discours vrai et sans compromission au plèthos, à une masse toujours habitée 68 Les Lettres et surtout la Lettre VII où Platon parle de lui plus que de sa doctrine sont intéressantes pour évaluer le rôle politique qu’il assigne au philosophe. Dans la Lettre VII, il se décrit dans son action relativement au domaine politique ; plus particulièrement, il explique le rôle qu’il a voulu jouer à Athènes, dans la tyrannie des Trente, puis à Syracuse auprès du tyran Denys et il s’inscrit ainsi dans une tradition bien ancrée en Grèce et qu’évoque la lettre II, où « la fonction de philosophe était depuis longtemps liée à celle de chef d’État et de Législateur » (310e). Pythagore avait joué un rôle déterminant à Crotone où il était venu s’établir ; Héraclite avait cherché sans succès à jouer un rôle politique à Éphèse, Parménide passait pour avoir été le législateur d’Élée et c’est Protagoras que Périclès et le régime démocrate athénien choisirent en 444 pour établir la Constitution de Thurium, une colonie d’Athènes. Platon prend place dans cette lignée, mais avec un sens critique à l’égard de cette fonction politique de la philosophie, un sens aiguisé par la condamnation à mort de Socrate.
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par les passions, il suffisait là de s’adresser franchement à un prince féru de philosophie et qui paraissait pouvoir entendre le discours franc du philosophe. En somme, c’est toujours dans le registre éducatif que cette parole peut jouer un rôle politique. La franchise du philosophe, si elle est entendue, a un rôle éducatif capital à jouer à l’égard du prince. Elle peut lui enseigner non ce qu’il doit faire mais comment il doit être en tant que prince, elle peut boucler le rapport à lui-même de sorte qu’il soit capable de considérer le bien commun et non le sien et capable d’entendre aussi un diagnostic critique éclairé lorsque la situation le requiert. Mais toute la question est bien dans cette condition : c’est seulement si elle est entendue que la franchise peut agir. Il y a ici tout un jeu complexe à relever entre le risque inhérent à la franchise pour qu’elle soit dotée de toute sa puissance thérapeutique et la condition d’écoute qui fait qu’un diagnostic est entendu et que le régime prescrit est compris et suivi, en somme qu’il est opérant. C’est ce risque qui donne à la vérité un certain prix et, partant, des effets éventuellement thérapeutiques. Le contenu de ce qui est dit franchement n’est pas nécessairement distinct du contenu d’un savoir scientifique puisqu’il repose sur un fondement rationnel qui distingue ce qu’on croit vrai de ce qui est vrai. Ce qui fait alors la différence entre une proposition scientifique vraie et un énoncé franc, ce n’est rien d’autre que la situation extérieure qui fait de l’énoncé de cette proposition un acte risqué. L’énoncé « la terre tourne autour du soleil », par exemple, prononcé dans le contexte d’un christianisme dogmatique et autoritaire, a pu être un énoncé parrhèsiastique, mais il n’est plus aujourd’hui qu’un énoncé scientifique. Aucune vérité n’est par elle-même risquée, le risque tient toujours aux contextes d’énonciation. Ce risque montre que l’énoncé de la vérité est une forme de violence exercée par rapport à un ordre antérieur de croyances que cette vérité perturbe, et qu’elle doit même perturber de façon violente pour qu’un nouvel ordre de croyances et de savoirs puisse émerger. Pourtant, pour être efficace, cette parole violente doit aussi être écoutée. Et la violence est un obstacle à l’écoute qui doit être surmonté. Dans la réflexion que nous avons proposée ailleurs sur la nécessité pour le philosophe de faire montre de courage69, nous avions analysé la métaphore médicale proposée dans la Lettre VII en considérant qu’elle établissait précisément cette condition d’efficacité du discours vrai des philosophes qu’est l’écoute. Platon affirme là
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Du courage. Une histoire philosophique, op. cit., 1re partie, chap. 2 b, p. 70-92.
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que le conseiller du prince est tel un médecin : il agit dans la crise, pour diagnostiquer le mal et proposer un changement de régime. Mais pour que cette prescription ait quelque efficacité, il faut donner confiance au patient de façon qu’il en applique le prescrit. En somme, pour ne pas rester un discours théorique vain, la philosophie doit s’adresser à la volonté politique du monarque. « La philosophie ne peut pas parler à elle seule, elle ne peut pas se proposer comme violence, elle répond à une volonté philosophique et à une attente », disions-nous70. La question de l’écoute posée dans ce cadre de la métaphore médicale renvoie à celle des deux types de malades et de médecins dans les Lois : soit le médecin est esclave lui-même et soigne des esclaves, auquel cas il ne donne à « aucun des serviteurs qu’il soigne la moindre explication sur la maladie dont il souffre, pas plus qu’il ne consent à en recevoir de lui » (Lois, 720c) – en somme il n’a pas à écouter ni à être écouté –, soit le médecin est libre et soigne des gens appartenant à la même condition auquel cas « après avoir procédé à un examen du mal depuis son début et, à la fois, selon ce qu’exige la nature d’un tel examen, entrant en conversation tant avec le patient lui-même qu’avec ses amis, ainsi, en même temps que du malade il apprend personnellement quelque chose, dans toute la mesure où il le peut, il instruit à son tour celui qui est en mauvaise santé ; bien plus, il ne prescrira rien s’il n’a auparavant gagné la confiance de son patient » (Lois, 720d, trad. personnelle). C’est uniquement cette deuxième méthode qui peut servir de modèle pour le soin de l’âme parce que ce qui soigne réellement, ce n’est pas seulement d’ingurgiter un remède (à savoir quelques propositions vraies), mais bien de changer de régime de vie, de suivre une diète (autrement dit de faire le choix constant du vrai). Ce choix du vrai à tout prix et en permanence est tel une diète. La diète en effet n’est pas ponctuelle, mais permanente ; le véritable remède à une maladie doit ainsi, comme le rapport au vrai, s’inscrire dans la durée et reposer sur un rapport à soi par lequel on s’oblige à une hygiène de vie. Si maintenant cette médecine est libre, c’est que le médecin donne au patient les indications sur son mal et sur le régime à suivre qui lui permettront ensuite de se soigner par luimême librement et en connaissance de cause. Que la confiance soit alors essentielle à la prescription signale que celle-ci n’est pas plus que la franchise mécaniquement suivie d’effets ; c’est une proposition qui pour être efficace doit
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Ibid., p. 87.
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emporter l’adhésion de celui à qui elle est adressée. La confiance est alors précisément ce qui vient tempérer la violence du diagnostic et rendre possible l’écoute. Elle est aussi ce qui fait des deux (médecin et patient) des égaux en intelligence. La vérité peut alors passer de l’un à l’autre et c’est ce passage qui scelle et garantit l’autonomie de celui qui a reçu la parole par rapport à celui qui l’a prononcée. En somme, il est libre parce que rien d’autre que sa propre raison ne l’a obligé à adhérer au discours franc du médecin. Le patient ne s’est lié à rien qu’aux exigences de la nature propre de son esprit en écoutant le discours de vérité que lui offrait librement et courageusement le médecin. Dans cette tension entre violence de la parole franche et condition d’écoute qui détermine son efficacité non plus potentielle mais concrète, on comprend la nécessité d’un premier stade d’éducation qui détermine un partage entre la foule incapable d’écouter et ceux à qui le discours franc peut être profitable parce qu’ils pourront précisément l’entendre. La franchise, parce qu’elle est toujours violente, ne peut en effet s’adresser utilement qu’à ceux qui ont le désir du vrai et ce désir ne peut naître que dans des âmes modelées par l’ordonnancement produit par l’invention de fables tout à l’opposé de celles des poètes : les fables qui n’excitent pas les passions, mais qui dans l’âme passionnée tracent le chemin futur de la raison. Comme le suggère le texte des Lois, les « bonnes fables » sont elles-mêmes le fruit de la seule expression libre, la seule parrhèsia, qu’un gouvernement juste devrait accorder à celui qui s’est soucié de lui-même et est maintenant capable de se soucier des autres. Autrement dit, un gouvernement juste en démocratie demande une articulation entre censure et franchise. C’est d’ailleurs cette articulation qui permet d’opérer le partage entre la bonne et la mauvaise franchise. Si la censure ne porte pas sur la franchise ivre de ceux qui parlent sans indexer leur discours à la recherche de la vérité, le bruit fait par la masse de tous ceux qui parlent sans retenue, tels des ivrognes, masquera la parole risquée de celui qui se lève pour dénoncer un abus. De la même façon, la parole éducative de celui qui vise le bien a besoin d’être protégée du bruit fait par les fables des poètes qui encouragent les passions. Elle a besoin d’un espace qui lui soit réservé et où elle puisse opérer. Cet espace est d’abord celui qui permet au philosophe de composer des fables vraies et de faire naître ainsi dans l’âme de ceux qui les entendent le désir de vérité. C’est alors ce désir de vérité lui-même qui constitue un deuxième espace d’accueil de la parole franche dans l’âme de l’apprenti philosophe : il conditionne la capacité d’écoute qui permet de passer au-delà de la violence avec laquelle la vérité franche s’énonce.
Deuxième partie LE MENSONGE DANS LA PENSÉE CHRÉTIENNE Introduction La théorie augustinienne est d’une importance décisive dans l’histoire de la notion de mensonge parce qu’elle a déterminé notre concept actuel dominant que Derrida nomme le « franc-mensonge ». Mais encore la question du mensonge est-elle d’une importance capitale pour Augustin lui-même ; elle traverse en effet l’ensemble de son œuvre, du De magistro au De Trinitate. Le cœur de son questionnement, et par conséquent la question dont héritera la postérité, paraît toujours être celui-ci : est-il parfois licite de mentir ? Les trois textes que l’Évêque d’Hippone consacre spécifiquement à la notion, les deux dialogues De Mendacio et Contra Mendacium et le début de l’Enchiridion, le manuel du chrétien, s’accordent sur cette approche, comme sur le verdict : « Tout mensonge mérite le nom de péché » (Enchiridion, VII, 22). La Cité de Dieu va plus loin encore en soulignant que « tout péché est un mensonge » (XIV, IV, 1), donnant ainsi au mensonge un sens plus étendu et en faisant un enjeu déterminant pour la doctrine sotériologique chrétienne puisqu’il est ainsi conçu comme la cause ou la nature même du péché. Par cette condamnation absolue du mensonge identifié à un péché, voire au péché lui-même, Augustin rompt donc avec la tradition platonicienne du mensonge justifié par des causes nobles, une tradition qui s’était largement répandue chez les Grecs, les Romains et les Byzantins et dont, par conséquent, on trouve partout la trace : « Dans le cas où il est nécessaire de dire un mensonge, disons-le. Le désir est le même de ceux qui mentent et de ceux qui disent la vérité » (Hérodote, Histoires, III, 72). « – Socrate : Supposons qu’un général, voyant son armée découragée, lui fasse accroire qu’il va recevoir des renforts et que, par ce mensonge, il relève le courage
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de ses soldats, de quel côté mettons-nous la tromperie ? – À mon avis, dit Euthidèmos, du côté de la justice. – C’est-à-dire que, même avec des amis, la droiture n’est pas toujours obligatoire » (Xénophon, Les Mémorables, IV, II, 17-18). « On peut parfois dire des faussetés, sans être un menteur, tromper sans être un trompeur, insulter sans être insultant » (Philon d’Alexandrie, Questions sur la Genèse, IV, 204). « L’homme à qui incombe la nécessité de mentir doit veiller soigneusement à se servir à l’occasion du mensonge par matière d’assaisonnement et de remède et à y garder la mesure » (Origène, Stromates VI). « Il faut que tout le monde m’accorde ce que les plus rigoureux des stoïciens concèdent eux aussi, à savoir qu’un homme de bien dise parfois un mensonge, et, du reste, quelquefois pour des motifs assez légers » (Quintilien, Institutions oratoires, XII, I, 38). « Ceux qui mentent en vue de leur utilité […] sont excusables ; quelques-uns sont même dignes de louanges, lorsqu’ils ont trompé des ennemis ou que, dans un moment critique, ils ont employé ce remède comme un moyen de salut » (Lucien de Samosate, Le Menteur d’inclination et l’incrédule, in Œuvres complètes, II, éd. Hachette, 1912, p. 235). « Il arrive que le respect scrupuleux de la vérité soit difficile ; en certaines circonstances, le mensonge devient nécessaire et la fausseté utile ; ainsi, nous mentons pour cacher un homme à quelqu’un qui veut le frapper, pour ne pas donner un témoignage qui ferait condamner un innocent, pour rassurer un malade sur sa guérison » (Hilaire de Poitiers, Traité sur les Psaumes, in CSEL XXII, XIV, 9-10). « Il faut juger et user du mensonge comme on ferait de l’ellébore. Pris sous la menace d’une maladie mortelle, ce remède sauve ; hors ce péril extrême, il cause la mort sur-le-champ. Des saints, des hommes très agréables à Dieu se sont servis utilement du mensonge ; et, ce faisant, loin de tomber dans le péché, ils parviennent à la justice la plus éminente. Mais si l’artifice a pu conférer la gloire, que leur eût apportée, au contraire, la vérité, sinon la condamnation ? » (Jean Cassien, Conférences, XVII, éd. du Cerf, 1958, p. 260).
Contre ce courant dominant, Augustin paraît donc bien seul à affirmer, au début du ve siècle, qu’on ne peut jamais mentir, même « pour sauver la vie de quelqu’un ou pour le faire parvenir à la vie éternelle » (De Mendacio, VIII). Pourtant, c’est bien sa conception qui s’est imposée chez la plupart des penseurs chrétiens qui s’appuient sur la tradition augustinienne transmise par le Decretum de Gratien (Decret. 22 q. 2, c 7, 8) et les Sentences de Pierre Lombard (Sent. III, 38, 1). Cet interdit de tout mensonge s’est également imposé dans le monde laïc et dans la philosophie de Montaigne, Rousseau, Kant ou Hegel, qui interdisent le mensonge dans les arguments d’Augustin. L’enjeu de cette deuxième partie est alors de tenter de percevoir l’esprit éthique qui, rompant avec la tra-
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dition platonicienne du noble mensonge, a donné naissance à la doctrine classique du mensonge et à sa tentative de le proscrire totalement. Dans le premier de ses dialogues consacrés à cette question du mensonge essentielle pour lui, à savoir le De Mendacio, Augustin envisage successivement, afin de justifier ce verdict sans appel et sans exception, les cas où la condamnation du mensonge va de soi (mentir au sujet de la doctrine chrétienne, blasphémer Dieu), puis ceux qui sont impardonnables selon la morale commune (les mensonges destinés à nuire à quelqu’un ou ceux qui sont faits par amour du mensonge), avant d’en arriver aux cas plus délicats des mensonges qui paraissent se justifier par une intention bonne (ceux qu’on appelle classiquement les mensonges officieux). Dans ses différents opuscules consacrés au mensonge, la nervure de l’argumentation d’Augustin – et par conséquent également le nerf de cette guerre qu’il mène contre le mensonge noble – consiste toujours à refuser d’excepter les mensonges les moins graves : « Et que l’on ne dise pas qu’un mensonge n’est pas un péché parce que parfois nous pouvons, en mentant, rendre service à quelqu’un. Car nous le pouvons aussi en volant, si le pauvre à qui l’on donne en éprouve le profit […] ; et personne ne dira pour autant que ce vol ne soit pas un péché » (Enchiridion, VII, 22).
La question essentielle pour aborder le mensonge chez Augustin est donc la suivante : pourquoi faut-il que la règle soit sans exception ? D’autres interdits, dont certains paraissent a priori bien plus graves que l’interdit du mensonge, ne sont pas aussi strictement gardés. Au nom de quels dangers, de quelles valeurs, de quelles règles supérieures le mensonge est-il aussi radicalement condamné ? Et ensuite comment et au nom de quoi s’opère le partage entre le mensonge et d’autres formes de dissimulations, de feintes qui ne seraient pas condamnables, comme les paraboles, les fables et plus largement le genre générique auxquelles elles appartiennent : la métaphore ? Ce qui a justifié la condamnation de tout mensonge est une distinction qui s’est imposée après Augustin comme essentielle pour penser désormais le mensonge ; il inaugure, en effet, notre concept classique de mensonge comme conscience de tromper en distinguant l’erreur du mensonge à l’aide d’une notion relativement étrangère à la moralité antique, la notion d’intention : « C’est par l’intention de l’esprit et non par la vérité ou la fausseté des choses en ellesmêmes qu’il faut juger si quelqu’un ment ou ne ment pas » (De Mendacio, III, 3).
L’intention n’est rien que la conscience d’une volonté mauvaise. Le mensonge repose entièrement sur la conscience de tromper. Inversement, la « fran-
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chise » n’est donc plus liée à la vérité mais seulement au sentiment de vérité, à la conviction. Ce changement d’orientation qui délie la question du mensonge de celle de la vérité est relevé par Rousseau dans ces termes : « La profession de véracité que je me suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d’équité que sur la réalité des choses et j’ai plus suivi dans la pratique les directions morales de ma conscience que les notions abstraites du vrai et du faux » (Quatrième Promenade, p. 1038). Et c’est d’ailleurs un terme différent qui nomme en latin ce sentiment détaché de la vérité objective : la sinceritas. La sincérité doit être définie négativement par la conscience de ne pas vouloir tromper alors que la parrhèsia définissait positivement le courage de dire la vérité dans des circonstances risquées. Et le mensonge n’est plus alors lié à l’erreur mais à la volonté de tromper. Il s’agit en somme pour Augustin de proposer une définition subjectiviste de l’acte de mentir et de dire vrai. Le mensonge repose désormais tout entier sur l’intention de celui qui parle, et non sur quelque adéquation hypothétique avec une réalité objective, comme la sincérité repose sur le fait de dire sa vérité et non la vérité. Une série de nouveaux problèmes naissent alors, distincts des problèmes d’éducation liés à la proximité entre erreur et mensonge. Si le mensonge implique la conscience de mentir, est-il possible de se mentir à soi-même ? Autrement dit, peut-on être conscient qu’on cherche à s’abuser soi-même ? Par ailleurs, ne se doit-on pas à soi-même d’être loyal et sincère – vis-à-vis de soi-même d’ailleurs autant que vis-à-vis des autres – davantage qu’on ne leur doit la vérité ? Enfin, s’il est toujours interdit de mentir parce que le mensonge est lié à une intention mauvaise, est-ce que pour autant tous ont droit en tout temps à toute ma sincérité ? Cette dernière question aura une longue histoire. Car c’est précisément autour du droit à la vérité que tourne le débat sur le mensonge entre Benjamin Constant et Emmanuel Kant. C’est le philosophe français qui a lancé la controverse en 1797 en évoquant l’erreur d’un « philosophe allemand » consistant à ériger le devoir moral de la véracité en principe absolu. Constant considère en effet que l’absolutisation du devoir de dire la vérité rendrait toute société impossible et le limite par conséquent au droit d’autrui à la vérité : « Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droit, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul n’a droit à la vérité qui nuit à autrui » (Des réactions politiques, 6e cahier, no 1 du recueil La France en l’an 1797, p. 124).
Constant convoque là un exemple du De Mendacio d’Augustin : celui d’un assassin qui vous demanderait si votre ami qu’il poursuit ne s’est pas réfugié chez vous. Ayant traversé toute l’histoire de la philosophie depuis Augustin et
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Hilaire de Poitiers jusqu’à Constant, Kant et Fichte – la casuistique a aussi son histoire –, ce cas extrême déterminera la naissance d’un débat sur le droit à la vérité à la fin du xviiie siècle. Ce cas est intéressant, comme d’ailleurs plus largement le débat sur le mensonge officieux qu’il sert à instruire, dans la mesure où ils permettent de voir que le mensonge est évalué moralement à l’aune de son pouvoir de nuisance, comme chez Platon. La différence réside dans la question de l’effectivité de la nuisance. Il ne s’agit plus pour Augustin, et dans sa lignée pour Kant, de mesurer les effets particuliers de telle tromperie, mais les effets de la tromperie comme telle, à la fois sur l’âme de celui qui ment et sur la société fondée sur le contrat et la confiance en la valeur de la parole. La solution d’Augustin à ce casus, préservant intact l’interdit du mensonge au nom de ses effets généraux, était élégante ; elle découvrait à côté du courage de dire la vérité propre au parrhèsiaste, le courage du refus de parler. Car, dans ce cas, on ne peut pas seulement se taire, avance Augustin, parce que le silence serait aussi une façon de parler et de mettre en péril l’ami qui s’est réfugié chez vous, il faut refuser de parler : « Je sais où il est mais je ne vous l’indiquerai pas » (De Mend., XIII, 24). Fichte découvrira derrière cette réponse d’Augustin que le ressort du mensonge est habituellement la lâcheté : « la fin la plus proche de votre mensonge n’était en aucune façon de sauver la vie du prochain, mais seulement de vous en tirer vous-mêmes avec la vie sauve »1. Le courage qui s’oppose à cette lâcheté n’est évidemment pas de parler, mais d’oser au contraire refuser de le faire. Lorsqu’il répond à Constant, Kant n’envisage pas cette solution. Et son argumentation découvre sans doute par contraste la façon dont le mensonge restait encore attaché à la vérité chez Augustin : « Il est cependant possible que, après que tu as loyalement répondu par l’affirmative au meurtrier qui te demandait si celui à qui il en voulait était dans ta maison, ce dernier en soit sorti sans qu’on le remarque et ait ainsi échappé au meurtrier, et qu’ainsi le forfait n’ait pas eu lieu ; mais si tu as menti et dit qu’il n’était pas à la maison, qu’il est réellement sorti (encore que tu ne le saches pas) et que le meurtrier le rencontre lors de sa sortie et perpètre son acte, c’est à bon droit qu’on peut t’accuser d’être à l’origine de sa mort »2 .
1 Fichte, Le Système de l’éthique selon les principes de la doctrine de la science, trad. P. Naulin, Paris, Puf, 1986, p. 273. 2 Kant, Sur un supposé droit de mentir par l’humanité, trad. J. Guillermit, Paris, Vrin, 2000, p. 69. Trad. modifiée.
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La prise en compte de cette éventualité est en effet destinée à creuser la différence entre la conviction et le savoir, et donc entre le mensonge et l’erreur. Autrement dit, la thèse d’une subjectivation augustinienne du pseudos grec réduit à l’intention de tromper est une simplification de la position d’Augustin sur le mensonge ; elle repose sur un choix de citations qui ne reflète guère les contradictions qui minent encore la pensée de l’Évêque d’Hippone sur ce sujet. En appelant son texte « prolégomènes », alors qu’il suggérait cette thèse, Derrida n’entendait d’ailleurs lui-même que tracer des lignes de force qui appelaient la minutie d’une étude des premières théories du mensonge chrétiennes pour en confirmer le tracé. C’est à cette étude plus minutieuse que nous allons nous atteler dans ce chapitre consacré à la théorie augustinienne du mensonge et à ses prolongements médiévaux, modernes et contemporains.
I. De Mendacio – Contra Mendacium et Enchiridion. Position du problème du mensonge dans l’œuvre d’Augustin 1. Le De Mendacio (395) Ce premier dialogue consacré au mensonge est précisément l’occasion pour Augustin de définir la notion en la distinguant de l’erreur : « Ce n’est pas mentir que de dire une chose fausse si l’on croit ou si l’on a l’opinion qu’elle est vraie. […] Mentir, c’est avoir une pensée dans l’esprit et, par paroles ou tout autre moyen d’expression, en énoncer une autre » (De Mendacio, III, 3).
Mentir, ce n’est donc plus se tromper et tromper d’autres qui nous croient. Ce n’est plus une tromperie diagnostiquée à partir de l’effet de modification de croyances relevé dans l’esprit de celui à qui la tromperie se destinait. Mentir, c’est vouloir tromper l’autre en disant autre chose que ce l’on pense, considération non faite de la réelle fausseté de ce qu’on dit et qu’on croit faux – on peut d’ailleurs mentir en disant vrai – et sans considération non plus de l’efficacité du discours mensonger qui peut ne pas être cru. Même si le mensonge n’aboutit pas à forger une croyance fausse dans l’esprit de celui à qui il s’adresse, il reste tel. On peut s’entendre a priori pour dire que l’approche augustinienne du mensonge est uniquement morale et que c’est en raison de cette réduction de l’évaluation du mensonge à la seule morale de l’intention que sa condamnation radicale tranche avec les possibles usages thérapeutiques du mensonge chez Pla-
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ton. Car en effet, c’est au nom de la vérité qu’on pouvait mentir chez Platon. La morale augustinienne n’autorise donc plus a priori la distinction qui offrait cette licence au gardien de la cité : à savoir celle entre dire vrai et être dans le vrai. Elle ne conçoit plus, en conséquence, les liens qui existaient chez Platon entre le fait d’être dans le vrai et l’éthos propre du philosophe choisissant d’incarner constamment son choix de la vérité, quel qu’en soit le prix. Distinguant ainsi le mensonge de l’erreur, c’est alors tout à la fois la morale, l’épistémologie et les liens entre eux qu’Augustin redéfinit de façon décisive à l’aube du Moyen Âge. On soulignera avec S. Stern-Gillet et Derrida que le fait que cette définition du mensonge par l’intention nous frappe par son évidence est une mesure de son influence durable sur la pensée du mensonge postérieure3. Et, de fait, cette définition du De Mendacio ne cessera d’être reprise et commentée tout au long du Moyen Âge ; c’est elle qui déterminera la pensée des oratoriens et jansénistes sur le mensonge, et par elle, celle de Descartes et enfin, après lui, de toute la pensée moderne qui derrière Rousseau et Kant reprendra l’interdiction augustinienne du mensonge considéré comme tromperie volontaire. La première complication qu’il faut cependant introduire dans le tracé de l’histoire du mensonge qui ferait d’Augustin une aube de notre concept moderne de franc-mensonge a pour nom Aristote. Nous avons vu que, pour lutter contre l’ambiguïté du pseudos sur laquelle joue particulièrement l’Hippias mineur de Platon, Aristote distinguait trois types de pseudos : le faux dans l’objet, dans l’esprit ou le langage et dans l’homme qui aime et choisit de telles énonciations (Métaph., D, 29, 1025a2-5). On entre avec ce troisième pseudos dans le domaine de l’éthique – ou plus exactement de la praxis – alors que le faux dans l’esprit chez Aristote, à la différence du faux dans l’âme chez Platon, est une pure question d’épistémologie. Or, précisément, il semble que cette évaluation éthique du mensonge repose déjà chez Aristote sur la notion d’intention. Il a en effet besoin de la notion de prohairèsis, de choix volontaire, pour discriminer entre les usages du pseudos par la dialectique et par l’éristique dans la mesure où ces deux méthodes recourent parfois à des artifices de langage identiques. Or, l’idée, habituelle pour un Grec, qu’une efficacité bénéfique et utile du mensonge distinguerait le trompeur du philosophe ne paraît pas s’appliquer ici dans la
3 « The fact that this definition now strikes us as obvious is a measure of its lasting influence upon subsequent thinking on the issue » in Stern-Gillet, « Augustine and the philosophical foundations of sincerity », in S. Stern-Gillet et K. Corrigan (éd.), Reading Ancient Texts. Volume II : Aristotle and Neoplatonism. Essays in Honour of Denis O’Brien, Leiden, Brill, 2008, p. 232.
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mesure où dialecticiens et éristes semblent viser un but similaire : réfuter l’autre et montrer qu’il dit quelque chose de faux ou de paradoxal. En vertu de quel critère, alors, déterminer qu’une des deux pratiques est mensongère et pas l’autre ? Ce qui distingue ainsi le trompeur de celui qui recourt au faux dans son argumentation, c’est la question éthique de l’intention : contre les ambiguïtés de l’Hippias mineur, Aristote précise en effet que le menteur n’est pas seulement celui qui peut mentir, qui a la faculté de mentir (to dunamenon pseudesthai) comme le philosophe, mais celui qui choisit intentionnellement de mentir, celui qui veut mentir (ho eurcherès kai proairetikos). Pour Aristote, la puissance de faire quelque chose est aussi bien la puissance de ne pas le faire ; c’est ainsi le choix volontaire de mentir ou pas qui qualifie le trompeur. Pour comprendre les évolutions décisives qu’Augustin fait subir à la conception classique du mensonge, il nous reste alors à déterminer ce qui distinguerait éventuellement le concept aristotélicien de libre choix (prohairèsis) du concept augustinien d’intention (Augustin reprend deux types de vocables : intentio et attentio, dans la terminologie philosophique qu’il hérite des stoïciens, et animus, dans la terminologie juridique qu’il emprunte au droit romain). Dans le De Anima, Aristote détermine les caractères spécifiques de celui à qui l’on ment. On sait déjà qu’il est responsable de se laisser abuser et que cette responsabilité repose sur son inexpérience des usages d’un langage nécessairement plurivoque puisqu’il y a plus de choses que de mots pour en parler. On ne s’est pas penché encore cependant sur la tentative aristotélicienne de délimiter les objets possibles du mensonge, c’est-à-dire son champ d’efficacité et même d’effectivité. Or, si Aristote considère le mensonge comme une tromperie effective, c’est que l’intention elle-même ne peut être pensée que comme une cause formelle de la tromperie : elle n’est pas pensable comme telle, c’est-à-dire si elle reste soit sans mise en œuvre, soit sans résultat : « Il ne suffit pas d’avoir le libre choix sans le pouvoir ou le pouvoir sans le libre choix, pour être un calomnieur ou un trompeur, mais il faut réunir les deux choses » (Top., IV, 5, 126b 8-11).
Cette double condition implique que celui qui ne peut faire autrement que de mentir (c’est-à-dire précisément celui du casus d’Augustin repris par Kant, Constant et Fichte) ou celui qui « veut mentir » sans parvenir à convaincre ne sont pas des trompeurs. En somme, Aristote identifie le mensonge à la tromperie dans la mesure où, pour mentir, il faut être cru. L’intention de
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tromper sans la tromperie effective n’est pas prise en compte. Elle n’existe pas plus qu’un mirage. Par rapport à la conception augustinienne du mensonge, la différence est considérable. Aux yeux d’Augustin, il n’entre en effet pas du tout dans les conditions du mensonge qu’il soit efficace : « Le péché du menteur consiste à parler contre sa pensée avec l’intention de tromper (animo fallendi) ; soit qu’il trompe l’homme qui croit en sa véracité en lui disant une chose fausse, soit qu’il ne trompe pas parce qu’on n’a pas confiance en lui, ou parce que ce qu’il dit avec l’intention de tromper une chose vraie, mais qu’il estime fausse » (De Mend., III, 3).
Ce qui compte et qui permet de condamner le menteur, c’est la conscience de la volonté de tromper l’autre, que celui-ci soit par ailleurs trompé ou pas, et même que cette volonté passe à l’acte ou pas. C’est donc la compréhension de l’intention comme conscience de la volonté de tromper qui est déterminante dans le mensonge pour Augustin4. Le mensonge n’est donc plus une question d’épistémologie : peu importe la qualité de ce que je crois et peu importe aussi la vérité ou fausseté que je provoque dans l’esprit de celui qui me fait confiance5. La mauvaise foi est le seul critère du mensonge. Et si le mensonge est proscrit, c’est que la bonne foi est exigée de façon absolue par la morale chrétienne. Une fois le mensonge circonscrit à la mauvaise foi, la question centrale du dialogue « est-il parfois licite de mentir ? » conduit Augustin à proposer une
4 C’est aussi l’intention qui fait le mensonge selon Rousseau. De la sorte, pour savoir si quelqu’un ment, il faut déterminer s’il croit ce qu’il dit et non la vérité de ses propos : « Juger des discours des hommes par les effets qu’ils produisent, c’est souvent mal les apprécier. Outre que ces effets ne sont pas toujours sensibles et faciles à connaître, ils varient à l’infini comme les circonstances dans lesquelles ces discours sont tenus. Mais c’est uniquement l’intention de celui qui les tient qui les apprécie et détermine leur degré de malice et de bonté » (Quatrième promenade, p. 1029). Voilà qui tranche nettement avec l’approche antique ! 5 Alors, bien sûr, Augustin propose bien une distinction épistémologique entre la croyance et l’opinion, mais elle n’est pas destinée, comme chez Platon ou Aristote, à en interroger la valeur et à tracer une ligne de partage entre celui qui ment « véritablement », comme le dit Platon dans la République, et celui qui ment en apparence : « Ce n’est pas mentir que de dire une chose fausse si l’on croit ou si l’on s’est fait l’opinion qu’elle est vraie. La croyance diffère d’ailleurs de l’opinion. Celui qui croit sent parfois qu’il ignore ce qui fait l’objet de sa croyance, tout en ne doutant pas, tant sa foi est ferme, de sa vérité. Celui qui se fait une opinion, pense savoir ce qu’il ignore. Or, quiconque énonce un fait qui lui paraît digne de croyance ou que son opinion tient pour vrai, ne ment pas, même si le fait est faux » (ibid.). On comprend qu’il soit utile pour le chrétien platonicien qu’est Augustin d’excepter la croyance du régime dévalorisé de l’opinion. Ceci fait, la distinction ne sert pas à excepter du mensonge une quelconque tromperie ou dissimulation, mais plutôt à considérer qu’on ment à chaque fois qu’on dit autre chose que ce que l’on a dans l’esprit, que ce soit une croyance ou une opinion.
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typologie des mensonges centrée sur l’intention qui pousse à mentir. Il distingue huit catégories de mensonges à partir de leurs buts : 1) mentir pour amener quelqu’un à la foi ; 2) pour nuire à quelqu’un ; 3) pour le simple plaisir de tromper, ce qui est le fait du menteur proprement dit ; 4) pour rendre service à quelqu’un tout en nuisant à quelqu’un d’autre ; 5) pour rendre service à quelqu’un sans nuire à personne 6) pour agrémenter la conversation ; 7) pour sauver une vie humaine, 8) pour éviter à autrui de subir un outrage, une impudicité ou un viol. Il est évident qu’il existe une gradation de la gravité des mensonges : « Dans ces huit catégories de mensonge, on pèche d’autant moins qu’on s’élève vers la dernière et d’autant plus qu’on descend vers la première » (De Mendacio, XII, 19). Cette insistance sur les objectifs du mensonge semble à première vue liée à la question de l’intention. Une distinction doit être faite cependant pour éclairer ce passage ; elle est proposée postérieurement par Thomas d’Aquin dans la Somme théologique. L’Aquinate distingue entre l’intention et l’objectif du mensonge. Alors que l’intention de dire le faux concerne la relation que le locuteur entretient entre ce qu’il pense et ce qu’il dit et qu’elle implique la conscience de la volonté de tromper, l’objectif du mensonge concerne la relation du locuteur avec autrui ; cet objectif du mensonge est aussi l’intention de tromper6. L’ambiguïté du terme intention doit ainsi être fermement relevée, parce qu’elle habite toujours notre propre conception du mensonge. Ce qu’Augustin condamne donc avant toutes choses, c’est l’intention de dire le faux, et donc la conscience de dire autre chose que ce qu’on pense. C’est cette intention de dire faux qui définit le mensonge. Thomas d’Aquin distingue ces deux intentions, de tromper et de dire le faux, à partir de catégories qu’il emprunte à Aristote : « On dit quelque chose de faux, c’est la fausseté matérielle. On veut le dire, c’est la fausseté formelle. On a l’intention de le faire croire, c’est la fausseté efficiente » (Summa Theol qu. 110, a.1 (resp.), édition du Cerf, III, p. 680).
L’Aquinate distingue ainsi le faux selon la matière, c’est-à-dire l’énoncé faux, étranger au mensonge, le faux selon la forme, c’est-à-dire la volonté d’énoncer le faux et, enfin, le faux selon l’effet recherché, en un mot l’intention de tromper. Celui qui dit quelque chose de faux en étant sincère, n’est menteur que 6 Notons que cette distinction permet de rendre compte de la différence entre le concept aristotélicien de libre choix et le concept augustinien d’intention ou de volonté.
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« par accident ». Celui qui a la volonté de dire le faux est un véritable menteur, même si ce qu’il dit est vrai en réalité. Enfin, le fait de vouloir duper et induire l’autre en erreur ne relève pas du mensonge proprement dit, mais de sa perfection : « Le mensonge est un acte vicieux, opposé à la vertu de véracité, par lequel quelqu’un énonce volontairement une proposition qu’il sait ou croit fausse […]. L’intention de tromper autrui n’est pas essentielle, ce qui l’est, c’est l’intention de dire faux, d’exprimer autre chose que sa pensée » (ibid.).
Thomas traduit dans ces termes aristotéliciens la théorie d’Augustin centrée sur la conscience et la volonté de dire autre chose que ce qu’on croit. Si, cependant, l’intention de tromper ne définit pas le mensonge comme tel, elle en détermine la gravité. C’est pourquoi c’est bien à partir de l’objectif du mensonge que peut s’établir la gradation des huit mensonges déclinée par Augustin : « La faute la plus grave, si l’on veut nuire à son prochain, c’est le mensonge pernicieux. Elle l’est moins, si l’on a en vue quelque bien, un plaisir, et c’est le mensonge joyeux. Un avantage, et c’est le mensonge officieux, qu’il s’agisse d’aider quelqu’un ou de le protéger » (De Mendacio, XII, 19)7.
Pendant des pages et des pages, Augustin envisage alors successivement ces huit catégories pour progresser dans leur condamnation morale : « Ces mensonges étant condamnés sans hésitation, nous arrivons par degrés vers les actes d’une moralité plus relevée, à un mensonge qu’on a communément l’habitude d’attribuer aux personnes bienveillantes et bonnes » (De Mendacio, XII, 19). Autrement dit, si le mensonge existe déjà dans la simple volonté de dire autre chose que ce qu’on pense, Augustin n’en consacre pas moins plus de la moitié de son premier (long) traité sur le mensonge à déterminer la gravité des mensonges en fonction de l’intention de tromper. Il nous semble que l’enjeu d’un tel déploiement d’analyses sur les objectifs du mensonge ne peut être que déterminé par la nécessité de rompre avec la question platonicienne du « noble mensonge » : aucun mensonge ne peut se justifier d’une fin bonne, d’un objectif moral ou d’une utilité supérieure à la faute d’intention qu’il implique. Le point névralgique du De Mendacio est alors de trouver les motifs de la condamnation de ces mensonges qui paraissent pourtant se justifier aux yeux de tous parce que leur objectif est un bien : ces mensonges qui sont faits « non seule-
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Cf. également Pierre Lombard, Sentences III, 38, 1, II, 213.
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ment sans faire tort à personne, mais encore pour rendre service à quelqu’un » (ibid.). Sont donc ici visées les trois dernières catégories de mensonge, qualifiant le mendacium officiosum, un mensonge qui serait né du devoir (officium), d’un autre devoir que celui de dire la vérité, s’entend. C’est dans ces cas-là que se distinguent précisément l’intention de dire autre chose que ce que l’on pense et l’intention de nuire. Afin de tester la valeur morale des mensonges officieux ou bienveillants, Augustin pose cette question : « L’homme qui rend service à un autre aux dépens de la vérité ne se nuit-il pas à lui-même ? (De Mendacio, XII, 19). C’est pour répondre à cette question qu’il envisage le cas extrême où l’on serait tenté de mentir à des bandits cherchant un brave homme qui s’est caché chez nous pour l’occire ou le dépouiller. La formulation en termes d’officium induit à penser qu’il s’agit ici de savoir si l’on doit faire passer son intérêt propre – ou son salut – avant celui de l’autre, c’est-à-dire avant son devoir. Et c’est en effet à la formule « Aime ton prochain comme toi-même » introduisant cette balance dans la morale chrétienne qu’Augustin se réfère ici. Or, tranche-t-il, si l’on doit à autrui ce que l’on se doit à soi-même, il faut encore voir si l’on ne se doit pas à soi-même d’être sincère davantage qu’on ne doit à autrui un bienfait quelconque. Le devoir de sincérité est donc évalué ici non en fonction du récepteur (on devrait à autrui d’être sincère), mais à partir de l’émetteur (je me dois à moi-même d’être toujours sincère). Rousseau proposera également une telle approche du devoir de vérité : « En pesant avec tant de soin ce que je devais aux autres, ai-je assez examiné ce que je devais à moi-même ? S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité » (« Quatrième promenade », Les Rêveries du promeneur solitaire, Pléiade, p. 1038).
Si, cependant, pour Augustin, on se doit à soi-même d’être toujours sincère, ce n’est pas pour satisfaire quelque sentiment personnel d’intégrité et de dignité, c’est dans une perspective sotériologique, car c’est l’intention que condamne le Seigneur. L’intérêt supérieur du salut de l’âme prévaut sur l’avantage temporel d’autrui – même si c’est la vie elle-même, c’est-à-dire la vie du corps, qui est menacée. Car, si l’amour du prochain est prescrit par le Seigneur, c’est avec cette limite de l’aimer « comme soi-même ». Le juste amour d’autrui ne consisterait donc même pas à donner sa vie temporelle pour sauver celle de l’autre, car alors on l’aimerait plus que soi-même. Et il serait plus déséquilibré encore de donner sa vie éternelle pour conserver à autrui sa vie temporelle :
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« Comment peut-on dire alors, sans déraisonner à fond, qu’un homme doit s’infliger la mort spirituelle pour conserver à un autre la vie temporelle ? » (De Mend., III, 9).
C’est ainsi au nom du partage entre une vie supérieure et la vie mondaine, qui recoupe le partage entre l’âme et le corps, que se fait ici la proscription absolue du mensonge : même pour sauver une vie humaine, même à un criminel, il n’est pas justifié de mentir parce que « la bouche qui ment tue l’âme » (Sagesse I, 11, cité en II, 6 ; III, 9 ; XIV, 31)8. Peu importe le contexte et les raisons, l’acte même de mentir, c’est-à-dire la simple conscience de dire autre chose que ce qu’on pense, a de trop lourdes conséquences pour le salut de l’âme pour qu’il soit jamais justifié de mentir. La formule du Décalogue « Tu ne porteras pas de faux témoignage » (Exode XX, 16) interdit en effet tout mensonge au nom de l’adéquation entre penser et parler qui doit exister parce que « tout homme, en parlant, rend témoignage de son âme ». La force de cet interdit de dire autre chose que ce qu’on pense doit nous étonner et être questionnée : il y a derrière lui toute la puissance d’un mythe chrétien qui travaille encore largement notre société : le mythe de la transparence des consciences, qui tranche nettement avec le mythe grec du dévoilement du monde. La formule forte « la bouche qui ment tue l’âme » permet à Augustin de distinguer un mensonge de la « bouche du cœur » d’un mensonge de la « bouche du corps », et par cette distinction, de radicaliser encore la condamnation du mensonge. « Ce que dit cette bouche n’échappe pas au Seigneur, dit-il, tout comme n’échappe pas aux hommes celle dont le son parvient à leurs oreilles » (De Mend., XIV, 31). Ce mensonge du cœur se résume à la seule intention de mentir, détachée de toute expression : « Il faut tellement détester tout mensonge sans exception que même la volonté de mentir, sans que l’acte s’en suive, est d’ores et déjà à condamner » (De Mend., XIV, 34). Et, au bout du compte, à partir de cette idée d’un mensonge de la bouche du cœur, la condamnation du mensonge finit par englober celle de toute volonté mauvaise parce que c’est « du cœur que viennent les pensées mauvaises » (De Mend., XIV, 32). Il faut impérativement
8 La condamnation radicale du mensonge se fait en réalité ici en deux étapes : dans un premier temps, le mensonge est condamné, comme nous l’avons dit, au nom de la valeur supérieure de la vie de l’âme qui fait passer la morale au-dessus des avantages matériels, y compris celui d’être en vie. Dans un second temps, cette morale est centrée autour de l’intention de façon que le mensonge étant défini strictement par la mauvaise intention d’une âme qui a conscience de dire autre chose que la vérité qu’elle doit à autrui constitue un acte qu’une morale de l’intention réprouve fondamentalement et sans exception.
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condamner tout mensonge dans la mesure où il est identifié à la conscience de dire ou simplement de vouloir dire autre chose que ce que l’on pense. C’est grâce à une telle condamnation que s’impose l’idée capitale pour la morale chrétienne d’un Dieu qui scrute les cœurs et la nécessité parallèle, pour se sauver, de se porter à la hauteur de ce regard en étant transparent. 2. Le Contra Mendacium (420) Le Contra Mendacium, écrit vingt-cinq ans après le De Mendacio, envisage la question de savoir pourquoi il ne faut jamais mentir en matière de doctrine chrétienne. En somme, il s’attaque au mensonge que le De Mendacio avait reconnu être le plus grave : le mensonge sur Dieu. Il ne faut pas considérer cette gravité comme allant de soi. En réalité, faire du mensonge en matière de foi le premier mensonge constitue un coup de force par rapport à la tradition chrétienne du noble mensonge. Autrement dit, après avoir dans le De Mendacio pensé encore dans les termes platoniciens des objectifs nobles ou pas du mensonge, nous verrons ici qu’Augustin crée sa propre conceptualité liée à la foi chrétienne. Nous savons déjà que, lorsqu’il reprend la question platonicienne du noble mensonge, Augustin ne prend pas position sur un terrain vierge pour la doctrine chrétienne. De nombreux Pères, citant la République de Platon, en justifiaient l’usage à des fins pastorales et apologétiques. Origène admettait la nécessité de mentir dans l’intérêt de l’auditeur, pourvu que le mensonge fût employé comme un remède utile à la persuasion9. Jérôme, Jean Chrysostome et bien d’autres soutenaient également ce point de vue : « Il n’est point étonnant que même les hommes justes usent de dissimulation selon les circonstances pour leur salut et celui des autres, puisque notre Seigneur lui-même, qui n’avait ni péché ni chair de péché, se dissimula (simulationem) en prenant l’aspect d’une chair pécheresse, afin qu’en condamnant le péché dans la chair, il fasse pour nous la justice de Dieu » (Jérôme, In Galatas I, PL 26, 364cd, trad. personnelle). « C’est une chose d’instruire un disciple, c’en est une autre de vaincre un adversaire. Un mensonge est acceptable dans les deux cas, dans la perspective du salut (ob salutem) » (Jérôme, Epistulæ 49, 13, trad. personnelle).
9 Origène, Fragmenta ex libris Stromatum, IV, PG de Migne, t. XI, col. 101 ; cité par R. de Mattei, « Il problema delle liceità del mendacio », in Dal premachiavellismo all’antimachiavellismo, Florence, 1969, p. 19.
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Condamnant toute forme de mensonge, Augustin est en réalité le premier – après Cicéron10 – à rompre avec l’argument platonicien d’une noble cause justifiant le mensonge. Et condamnant par-dessus tout le mensonge comme outil d’évangélisation, il rompt surtout avec les autres Pères de l’Église. Or, ce n’est plus ici au nom de la nocivité même de l’intention de tromper et du principe sotériologique de la transparence que se fait cette rupture. Il ne s’agit pas non plus pour Augustin de compléter un quelconque programme où, après avoir travaillé essentiellement aux formes les plus moralement élevées de mensonge dans le De Mendacio, il faudrait ensuite s’attaquer à la forme la plus grave, le mensonge contre la foi. Ce dialogue répond en réalité à une controverse religieuse : Consentius, un évêque espagnol dont la province était peuplée de priscillianistes, une secte défendant des idées assez proches de celles des manichéens et naturellement jugées hérétiques, consulte Augustin à leur sujet. Ces hérétiques se cachent sous le manteau de l’orthodoxie pour déjouer la condamnation comme hérésie déjà formulée par trois Conciles successifs. Cette hypocrisie est surtout dénoncée par Consentius parce qu’elle déjoue les efforts de l’apostolat chrétien. Comment en effet convertir qui paraît l’être déjà ? L’évêque espagnol avait mis la main sur un opuscule d’un évêque priscillianiste, Dictinius, qui encourageait le mensonge et fondait sa recommandation sur des textes de l’Écriture ; il l’envoie donc à Augustin avec un écrit de tactique de lutte contre le mensonge par le mensonge : il faudrait, selon lui, choisir les plus sûrs des chrétiens pour se prétendre priscillianistes et infiltrer la secte afin d’identifier les menteurs et de les convertir au véritable message chrétien. Le Contra Mendacium est la longue réponse pamphlétaire d’Augustin à Consentius. Réponse dont il formule ainsi le sens général dans ses Rétractations : « Les hérétiques priscillianistes ayant pour méthode de cacher leur hérésie non seulement par la négation et le mensonge, mais encore par le parjure, il a semblé à quelques catholiques qu’ils devaient se déguiser en priscillianistes pour pénétrer leurs repaires. J’ai composé mon ouvrage pour interdire cette dissimulation » (Retract., II, LX). 10 Augustin prend la ligne adoptée par Cicéron dans le De Officiis, qui n’autorise pas même le marchand à taire une situation qui, passée sous silence, lui permettrait de vendre à prix plus élevé. Cicéron donne explicitement l’exemple du navire chargé de céréales qui arrive dans une ville où il y a famine et dont le capitaine ou l’armateur sait que d’autres le suivent en grand nombre. Cicéron déclare clairement qu’il est inacceptable sur le plan moral de cacher cette information aux habitants de la ville dans le but de vendre ses céréales plus cher en laissant perdurer la crainte de pénurie. Il est incontestable que Cicéron est celui qui a inspiré Augustin, mais c’est Augustin que la tradition a retenu et ce sont ses textes qui constituent le sous-sol de nos conceptions communes du mensonge.
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Quel est le motif au nom duquel se fait cette interdiction ? C’est qu’il ne s’agit pas simplement de découvrir les mensonges faits par les hérétiques pour cacher leurs erreurs, mais aussi et plus essentiellement de leur enseigner la vérité. La question de savoir si on peut mentir parfois se reformule donc dans ce cadre apostolique en des termes finalement très proches de ceux de Platon : peut-on mentir parfois pour enseigner la vérité ? Au-delà de quelques jeux de logique autour du mensonge et de la vérité11, la condamnation radicale du mensonge s’appuie sur trois principes qui forment les soubassements de l’éthique augustinienne qui vont s’imposer à l’Occident chrétien. 1) Tout d’abord, cette condamnation se fait au nom du principe de l’exemplarité chrétienne. Il est incohérent de mentir pour enseigner la vérité, parce que notre attitude est aussi une source d’enseignement et que l’enseignement serait ainsi paradoxal : « Ce mensonge a pour résultat de […] ne les corriger qu’à moitié. Nous ne corrigeons pas en eux cette opinion qu’il faut mentir pour défendre la vérité » (Contra Mendacium, III, 6).
La vérité ne passe pas que dans le langage, elle n’est pas uniquement dépendante du contenu d’une proposition, elle passe aussi par le langage, par la façon de l’utiliser. Elle est aussi traduite dans des actes, fussent-ils discursifs. On ne peut pas, en somme, simplement considérer le sens final d’un message pour savoir s’il est vrai, il faut aussi prêter attention au véhicule de ce sens, au moyen, qui doit lui aussi être vérace. Ce qui distingue l’exemplarité naïve du chrétien de celle plus raffinée du philosophe qui peut inventer de « faux pseudos », c’est l’absence chez Augustin de distinctions des publics auxquels s’adressent les discours vrais ou faux, sincères ou mensongers. L’apostolat chrétien ne découpe plus le monde en ignorants et naturels philosophes, nous sommes tous également pécheurs. De sorte que l’exemplarité ne doit pas avoir ce niveau d’élaboration qui sied au public averti, capable de voir que la dissimulation est fausse et vise en réalité à inscrire une vraie valeur dans l’âme de l’autre partie, non avertie, de l’humanité. 11 Augustin propose ainsi une sorte de paradoxe du menteur : « Celui qui enseigne la nécessité du mensonge veut passer pour enseigner la vérité. Car si son enseignement est faux, qui voudrait étudier une fausse doctrine où le maître trompe et où le disciple est trompé ? Mais si, pour pouvoir trouver un élève, il affirme enseigner la vérité, tout en enseignant à mentir, comment ce mensonge pourra-t-il venir de la vérité, alors que l’apôtre Jean proteste hautement : “Aucun mensonge ne vient de la vérité” ? » (Contra Mendacium, XVIII, 37).
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2) Ensuite, le mensonge est condamné au nom du principe de corruption. La corruption ne concerne que les détails, elle est toujours liée à l’infime dont on pense et craint qu’il suffise à modifier l’équilibre moral du sujet de sorte que le moindre péché doit être condamné. Au nom de la corruption toujours possible de l’ensemble par le détail, la condamnation morale ne peut se contenter de principes généraux qui devraient être observés dans les grandes largeurs et grosso modo. Il ne faut pas mélanger le péché, qui est l’acte fautif ou l’intention mauvaise, et les motifs du péché qui pourraient le justifier. Aussi bons soient ces motifs, l’acte doit être condamné en vertu des risques de corruption de la société qu’il comporte : « Si péché il y a, personne ne saurait s’excuser de l’avoir commis. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’indulgence et la rigueur se mesurent sur le degré de la culpabilité » (Contra Mendacium, VIII, 19).
La peur de la corruption du tout par le détail est liée à la justification qui abolirait les frontières entre licite et illicite : si on ouvre la voie au moindre mensonge, c’est-à-dire à celui qui se justifie d’une bonne intention ou qui permet d’éviter à autrui un crime plus grave, toutes les « bordures disparaîtront, toutes les bornes seront arrachées et rejetées dans l’espace sans limite » (Contra Mendacium, IX, 20). Augustin sauvegarde dans la morale chrétienne la ligne de partage entre le crime et l’action licite dont le droit et la loi ont besoin : « Oui, pourquoi ne pas faire ces mauvaises actions pour en obtenir de bonnes, si, à cause des bonnes, elles ne sont plus mauvaises ? […]. Mais parler ainsi, c’est travailler au bouleversement de la société, de la morale et des lois. Quels crimes, quels scandales, quels sacrilèges ne pourrait-on pas commettre, si grands qu’ils soient, avec la prétention d’agir en toute rectitude et justice, non seulement impunément, mais glorieusement et de manière à en attendre une récompense, bien loin d’avoir à en redouter le châtiment ? » (Contra Mendacium, VII, 18).
On peut relever un double mouvement d’influence entre la pensée juridique liée à la culpabilité et la pensée chrétienne de la faute profondément façonnée aux ive et ve siècles par la pensée augustinienne. Cette pensée de la faute tend, nous l’avons déjà relevé, à réduire celle-ci à l’intention. Serait fautive l’intention mauvaise, en dehors même de tout passage à l’acte. Mais ce principe de corruption repose sur une clarification des frontières du licite et de l’illicite utile au droit et à la loi qui ont besoin de la visibilité de l’acte pour juger. Pensant ici à partir du cadre probatoire de la loi, Augustin ne s’interroge donc plus pour savoir si l’on peut parfois fauter uniquement en pensée, il entend déterminer
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qu’un acte posé et condamné comme illicite ne peut jamais trouver de quoi l’exonérer de tout dol parce qu’il est lié à une intention bonne : « Il importe au premier chef de savoir pour quelle cause, dans quel but, et avec quelle intention on agit. Mais quand nos actes sont incontestablement des péchés, il n’y a ni cause, ni but, ni intention, si bonne qu’elle soit, qui puisse les excuser » (Contra Mendacium, VII, 18).
Au nom de la survie du droit, Augustin refuse donc de s’en tenir à la question de l’intention pour tracer le partage du vice et de la vertu. Mauvaise, l’intention suffit à déterminer la faute, mais bonne, elle ne peut suffire à excuser l’acte illicite. Inversement, on peut relever un infléchissement du droit, d’une approche objective à une approche subjective du dol, via l’apport de la réflexion augustinienne sur l’intention. Ainsi, la responsabilité est-elle pensée de façon objective dans le droit romain qui appuie la condamnation sur l’idée de réparation. Celui qui se croit lésé doit faire la preuve d’une modification de sa situation que le « responsable » a pour mission, sanctionnée juridiquement, de remettre en l’état. La responsabilité est donc conçue sous la forme objective de la restitutio in integrum. Or, progressivement, on va passer à une responsabilité subjectivement pensée dans le droit canonique comme faute de celui qui est habité d’une intention mauvaise. Cette conception de la faute détermine d’autres formes de réparation, liées au châtiment plutôt qu’à la réparation ; car, si la réparation rétablit la situation, le châtiment corrige l’intention mauvaise12 . 3) Enfin, cette condamnation sans exception du mensonge se fait au nom du principe de confiance qui unit les hommes : « Voyez-vous où tend ce mal ? À rendre très justement suspects, vous à eux et eux à vous et tous les fidèles les uns aux autres. Ainsi, tendre à enseigner la foi ( fides) par le mensonge est le plus sûr moyen de détruire la confiance ( fides) entre les hommes » (Contra Mendacium, IV, 7).
Il est frappant de constater que le même terme, fides, sert ici à nommer à la fois le lien fondamental de l’homme à Dieu et celui des hommes entre eux, dans des fiançailles universelles. Étant tous « fiancés », nous avons le devoir de ne dire que ce que nous pensons et c’est la seule voie pour nous assurer à la fois une vie en communauté et l’accès à la vérité. 12 Cf. Le Décret de Gratien, in Corpus iuris canonici et M. David, « Parjure et mensonge dans le Décret de Gratien », 22 q. 2, Studia Gratiana, 3 (1955), p. 117-141.
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On voit apparaître une dialectique de la suspicion et de la confiance encore aujourd’hui très sensible notamment dans le vocabulaire journalistique qui appelle constamment les politiciens, les chefs d’entreprise, les traders à « restaurer la confiance ». L’éclairage qu’apporte Augustin à ce vocabulaire prégnant dans notre société porte sur l’origine de la perte de confiance : nous avons perdu le sens du devoir de véracité, qui est aussi le sens du lien à autrui. Le mensonge dénoterait ainsi toujours la vision courte d’un avantage immédiat conçu comme social : le mensonge est adressé à un autre et perçu comme le moyen d’une pacification ou d’une agrémentation des relations avec lui. Le mensonge rogne les coins, élime les arêtes, arrondit les angles. Mais attentif ainsi à l’obstacle immédiat ou la difficulté prochaine, le menteur s’aveugle sur les bénéfices sociaux plus lointains de la véracité : « en échange d’une satisfaction immédiate, sait-il qu’il assume peut-être une longue suite de désagréments ? A-t-il vraiment mesuré les termes ruineux du marché qu’il contracte ? », dit Jankélévitch du menteur13. A-t-il mesuré les rectificatifs constants que demandera la première fable pour concorder avec le réel ? A-t-il mesuré l’énergie à contrer les éventuels démentis qui peuvent surgir à tout instant ? A-t-il mesuré surtout que, démasqué, il perdrait la foi que les autres pouvaient accorder à sa parole ? Ces liens entre vérité et confiance sont d’ailleurs si fondamentaux qu’on les repère encore aujourd’hui à même la langue, particulièrement en anglais et en allemand. True et truth, qui proviennent de l’indo-européen *derw-/drew, sont apparentés par cette racine commune à l’allemand treu (fidèle), trauen (se fier à), Trost (consolation), et à l’anglais trust (confiance)14. Le mot truth et ses antécédents signifiaient ainsi à l’origine fidélité, loyauté et respect de ses engagements. La vérité avait donc un sens subjectif et mettait en jeu le lien instruit par le sujet parlant avec sa propre parole, avec sa parole donnée. On a avancé que la transformation vers le sens actuel s’était faite par l’expansion de l’écriture au xive siècle : l’exactitude de celle-ci aurait alors remplacé la foi dans la parole individuelle15. Or, précisément l’absence de cette condition d’exactitude pour fonder la fiabilité est extrêmement étonnante dans la dialectique augustinienne qui lie la vérité à la confiance. Il ne faut plus veiller à ne dire que des choses que
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V. Jankélévitch, Le Mensonge, Paris, Confluences, « Romans et essais », 1945, p. 29. Cf. Benveniste, La Fidélité personnelle, le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, I, p. 103-
121. 15 Cf. R. F. Green, A crisis of truth : Literature and Law in Ricardian England, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1999.
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l’on sait être vraies parce qu’on a suffisamment pesé la croyance à la source de notre conviction. La différence entre le savoir et l’opinion n’est d’ailleurs plus cruciale pour déterminer le crédit d’une parole16. Il faut seulement veiller à « inspirer confiance » en ne mentant pas. Ce qui fonde le crédit d’un individu, c’est donc aux yeux d’Augustin une qualité purement négative : ne pas mentir, et uniquement subjective : l’intention bonne de celui qui dit ce qu’il pense. La condition épistémique a disparu ; l’effort de s’opposer tous les contre-arguments pour tester la validité de sa propre croyance ne semble plus pris en compte dans la confiance accordée à une parole. La condition d’écoute a donc également changé. Elle découle ici de la qualité de crédibilité du sujet : il doit être loyal et fidèle à sa parole. Elle n’est plus une capacité liée à l’exercice d’une intelligence et au contact constant qu’elle entretient avec la vérité. Autrement dit, le lien qui devait exister entre l’exactitude et la confiance s’est dissous : chez Platon, l’écoute est nécessairement liée à la vertu d’exactitude et la franchise suppose un rapport préalable et constant à la vérité ; il ne faut pas se refuser à dire le faux, mais bien ne pas tromper l’autre, intentionnellement ou non, peu importe au bout du compte. La confiance repose alors déjà sur la sincérité de celui qui dit ce qu’il pense, mais elle suppose en même temps que celui qui parle se soit assuré que ce qu’il pense est vrai. L’ambivalence du pseudos grec17, condamnant à la fois le manque d’exactitude et le manque de franchise, convient en somme parfaitement à ce double réquisit de la confiance chez Platon. S’il faut se fier à ce que les autres nous disent, leur sincérité ne suffit pas, encore faut-il que ce qu’ils nous disent soit exact. Augustin témoigne alors par contraste du désintérêt des chrétiens pour la vertu d’exactitude au seul profit de celle de sincérité. On peut sans doute y voir le pendant de la disparition de la considération des conditions éthiques de la vérité en philosophie à partir du Moyen Âge. Tout se passe comme si la philosophie rangée désormais du côté des sciences ne demandait plus que de la rigueur et de l’exactitude et guère de courage et de franchise, tandis que la spiritualité, dégagée du savoir, ne demande plus que la sincérité.
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Cf. supra n. 5, p.107. Comme d’ailleurs l’ambivalence de l’allemand Wahrhaftigkeit (véracité), qui renvoie à la fois à la sincérité et à l’exactitude. 17
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3. L’Enchiridion (421) Le point de départ du Manuel, qui se veut une présentation très générale des arcanes du christianisme, est la définition de la sagesse, objectif de toute vie chrétienne, par la piété. Cette piété, pietas, traduit le grec theosebeia, le culte de Dieu. La façon de rendre ce culte à Dieu pour être sage réside dans les trois vertus théologales de foi, d’espérance et de charité ( fides, spes, charitas). Augustin s’applique alors à dire positivement ce qu’il faut croire, espérer et aimer – positivement, c’est-à-dire en évitant d’entrer dans la polémique avec les opposants, ce qui sortirait l’exposé des exigences de brièveté d’un manuel, censé selon l’étymologie du terme grec en-cheirizô, donner en main propre, mettre dans la main, comme un livre et non comme une bibliothèque. Augustin s’arrête d’abord sur ce qu’il faut croire : « La foi est définie comme “la conviction de ce qui ne se voit pas”. Il arrive néanmoins que ce ne soient ni paroles, ni témoins, ni arguments quelconques, mais bien l’évidence de la réalité qui détermine quelqu’un à croire un fait, c’est-à-dire à y prêter foi » (II, 8).
Augustin élargit ici le sens commun de la notion de croyance qui veut que « vidisti ergo non credidisti, c’est-à-dire qu’on ne puisse croire que ce que l’on ne voit pas. Au sens populaire et courant, le registre de la croyance est donc distingué du registre de l’évidence. L’élargissement alors proposé à ce terme doit être interrogé ; sitôt après, en effet, Augustin précise que la plupart des choses qu’il faut croire restent invisibles. Et il évoque la croyance de la création : « Lorsqu’on se demande ce qu’il faut croire en matière de religion, il ne s’agit pas de fouiller la nature à la manière de ceux que les Grecs appellent les physiciens […]. Il suffit de croire que la cause de toutes les choses créées, tant célestes que terrestres, tant visibles qu’invisibles, n’est autre que la bonté du créateur qui est l’unique et vrai Dieu (Deus unus et verus) » (III, 9).
Il ne s’agit donc pas de croire à l’ordre du visible, à la positivité des faits de la nature, auxquels il faudrait trouver des causes naturelles, mais de croire à la cause invisible de tout, autant du visible que de l’invisible. La fonction de cet élargissement préalable de la croyance à ce qui se voit et s’éprouve selon le registre de l’évidence est alors peut-être de donner à toute forme de savoir le même fondement épistémique : la foi. Toute vérité est premièrement l’objet d’un acte de foi. Et l’erreur n’est rien d’autre qu’une croyance fausse. Contrairement à Aristote qui distinguait ce sur quoi pouvait porter le mensonge (la doxa, objet de croyance) de ce sur quoi il ne pouvait porter (la science, objet de certitude),
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Augustin postule que tout savoir repose sur une croyance. Il serait donc peu pertinent d’opposer la raison à la foi comme deux types d’accès distincts à la vérité. En réalité, la foi est première, la croyance en ce qui est raisonnable est comme la croyance en ce qui est visible : une des modalités de la foi et non un savoir distinct d’elle. Il suffit, à partir de là, d’établir la distinction entre la bonne et la mauvaise foi pour garantir le contact de l’âme avec la vérité. En considérant que le savoir repose toujours sur une croyance, on assure en effet à toute forme de connaissance un fondement unique : la bonne foi. Il ne s’agit aucunement, ceci admis, de déterminer le processus qui permet de distinguer les croyances en les mettant à l’épreuve des faits ou à l’épreuve des croyances d’une autre intelligence. Symptomatiquement, dans l’exemple proposé de l’origine du monde, les modalités scientifiques de la confirmation des hypothèses ou de l’établissement des thèses sont rejetées au profit de la croyance unique et invérifiable en un Dieu créateur, au profit donc d’une vérité première qui ne doit pas être véri-fiée, c’est-à-dire rendue vraie : « Il ne s’agit pas de fouiller la nature à la manière de ceux que les Grecs appellent les physiciens. Il n’y a donc pas à craindre que certaines parties de ce qui concerne les propriétés et le nombre des éléments, le mouvement, l’ordre et l’éclipse des astres, la forme du ciel, les genres et la nature des animaux, des végétaux, des minéraux, des sources, des fleurs, des montagnes, les distances des lieux et des temps, les signes qui annoncent l’imminence des tempêtes et mille autres détails des découvertes qu’ils ont faites ou s’imaginent avoir faites échappent au chrétien. Car eux-mêmes n’ont pas tout découvert, malgré l’excellence de leur génie, l’ardeur de leur zèle et l’abondance de leur loisir. Sur certains points, ils ont appliqué à la recherche toutes les ressources de la sagacité humaine, sur d’autres les informations de l’expérience historique et, même dans ce qu’ils se flattent d’avoir trouvé, beaucoup plus grande est la part de l’opinion que la véritable science » (Enchiridion, III, 9).
Quelle efficacité ! On peut se passer de la recherche, du temps qu’elle prend, des efforts qu’elle demande, de ses tâtonnements comme de l’éventuel génie des chercheurs ; on peut se passer de toute méthode : d’un exercice de la sagacité, du raisonnement logique ou de la collecte des événements du passé, qui permettent de construire patiemment l’édifice scientifique. Car « il suffit (satis) de croire que la cause de toutes les choses créées n’est autre que la bonté du créateur qui est l’unique et vrai Dieu » et l’édifice est donné d’un coup et assuré dans ses fondations. Comment éloigner plus sûrement l’idée même de véri-fication ? Et comment aussi éloigner plus certainement ce sens que Nietzsche
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attribuait aux Grecs et qui en avaient fait justement les fondateurs (humains cette fois) de la science : le sens du réel. « Le monde antique. Toutes les conditions nécessaires à une civilisation savante étaient déjà là : on avait découvert les règles du grand art, l’art incomparable de bien lire […], le sens des réalités, l’ultime et le plus précieux de tous les sens » (Antéchrist, § 59).
La vérité n’a plus besoin de la réalité des faits têtus pour être certifiée. Elle n’a plus besoin de vraisemblance. Elle est d’emblée certaine, même dans ce qui, en raison de la limite de notre intelligence humaine, nous apparaît comme invraisemblable et mystérieux. C’est que la vérité pour être sûre doit se passer de l’humain. Dans les Confessions, Augustin lie même le sens humain des réalités au mensonge : « Ils [les savants] disent beaucoup de choses vraies sur la création ; mais la vérité, ouvrière de ta création, ils ne la cherchent pas pieusement, c’est pourquoi ils ne l’a trouvent pas […] ; ils prétendent être des sages en s’attribuant ce qui est à toi ; […] ils convertissent ta vérité en mensonge, honorent et servent la créature plutôt que le Créateur » (Conf., V, III, 5).
Quel coup de force ! Aperçu et dénoncé comme tel par Nietzsche dans une courte généalogie du sentiment de conviction qu’il propose dans l’Antéchrist. La véracité, ne pouvant reposer sur un critère objectif pour certifier sa validité, repose dit Nietzsche sur le sentiment du vrai, c’est-à-dire sur la conviction. Une analyse critique de ce sentiment sert alors à montrer le fondement succinct et artificiel du partage entre vérace et mensonger : « Toute conviction a son histoire, ses formes primitives, ses tentatives et ses échecs : elle devient conviction, après une longue période pendant laquelle elle n’existe pas et une autre, plus longue encore, où elle existe à peine. Comment ! Sous cette forme embryonnaire de la conviction, ne pourrait-il y avoir mensonge ? – Quelquefois il n’est besoin que d’un changement de personne : chez le fils devient conviction ce qui, chez le père, était encore mensonge » (Antéchrist, § 55).
Ce n’est plus la dialectique comme manière d’assurer qu’une opinion ou une croyance est vraie qui ouvre le chemin de la vérité ; c’est la genèse de la conviction qui dépend de facteurs psychologiques et temporels, et non de l’objectivation de la croyance. Mensonge encore et peut-être le mensonge le plus grand qui soit aux yeux de Nietzsche : le fait de poser ce qui n’est que le fruit d’une conviction, et donc d’un pari, comme fondement absolu. C’est ce qu’il diagnostique comme étant la « ruse du prêtre ». Cette ruse pose la vérité la plus absolue, la vérité de Dieu, comme étant hors raison et en dehors de toute expé-
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rimentation. C’est très exactement le « pari » d’Augustin dans l’Enchiridion lorsqu’il fait de l’existence du créateur la seule croyance qui nous suffise. Et si le mensonge, chez Augustin, sert à qualifier l’attitude des scientifiques qui honorent la création sans la rapporter au créateur, chez Nietzsche, le mensonge qualifiera en contrepoint l’attitude des croyants qui postulent une origine invisible et refusent de s’en tenir à la positivité de ce qu’ils voient : « J’appelle mensonge se refuser à voir certaines choses que l’on voit, se refuser à voir quelque chose comme on le voit : il importe peu de savoir si, oui ou non, le mensonge a lieu devant des témoins. Le mensonge le plus fréquent est celui qu’on se fait à soi-même ; mentir aux autres n’est qu’un cas relativement exceptionnel » (Nietzsche, L’Antéchrist, § 55).
L’outil le plus puissant de ce mensonge à soi est le sentiment de conviction par lequel s’imposent une grille de lecture et un théâtre d’ombres à partir desquels le réel sensible est décrypté. Cette généalogie de la conviction sert à pointer l’écart qui se produit – et même que l’on cherche parfois à produire – entre ce qu’on voit et ce qu’on croit, de façon à invalider le critère de la bonne foi. Celle-ci reposerait toujours sur un mensonge à soi. Une fois admis qu’il ne faut croire qu’à l’existence d’un Dieu créateur pour assurer le savoir, Augustin en arrive à une question délicate pour la doctrine chrétienne sur ce thème de la création : si c’est un Dieu un et vrai, parfaitement bon et omnipotent, qui a créé le monde, comment expliquer l’origine du mal ? Cette question vient de l’extérieur, de la théorie intellectualiste de la morale qui met en question l’idée d’un Dieu créateur et principe unique de toutes choses à partir de l’existence du mal : « Si c’est le Dieu suprême qui a créé le monde, écrit Celse dans Contre les chrétiens, comment peut-on justifier la présence du mal ? Comment est-il impuissant à exhorter et à persuader ? Comment le voit-on se repentir à cause de l’ingratitude et de la perversité de ses créatures ? Pourquoi accuse-t-il et maudit-il ce qu’il a fait ? Comment peut-il menacer ses propres enfants de les détruire ? ». Le récit de la chute est incompatible avec la bonté de Dieu, déclare de son côté Porphyre, car « ou l’arbre de la science du bien et du mal avait été planté pour faire pécher les hommes et Dieu n’était pas juste, ou bien cet arbre était réellement bon, et Dieu faisait preuve de jalousie en défendant d’y toucher »18.
18 Ces citations sont tirées de la présentation du Contre les chrétiens de Celse par A. de Benoist, Paris, Le Labyrinthe, 1997, p. 34.
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C’est chez Plotin, dont il connaît les Ennéades grâce aux traductions latines de Marius Victorinus, qu’Augustin trouvera une première réponse à cette question délicate. Le mal est le prix de la création puisque de Dieu à sa création, il y a nécessairement dégradation, privation. Dans l’Enchiridion, Augustin n’envisage que deux types de privation du bien pour l’âme : l’erreur et le mensonge. Il souligne qu’il faut connaître les causes de ces deux maux qui empoisonnent notre existence bien plus qu’il n’importe de connaître les causes d’un tremblement de terre ou du mouvement des vagues ou des astres. Or, la cause de l’erreur, c’est une croyance mal fondée : « Ce n’est que l’ignorance qui nous fait tomber dans l’erreur. Cependant, il ne s’ensuit pas immédiatement que celui-là se trompe qui ignore quelque chose, mais celui-là seulement qui croit savoir ce qu’il ne sait pas ; car il admet pour vrai ce qui est faux : ce qui est le propre de l’erreur » (III, V, 17). « À considérer les choses avec plus de soin, il apparaît que se tromper n’est rien d’autre que de croire vrai ce qui est faux et faux ce qui est vrai, ou bien de tenir pour certain l’incertain et l’incertain pour certain » (ibid.).
Quelques auteurs médiévaux s’imprégneront de cette doctrine, comme Bernard de Clairvaux, qui usait de beaucoup de précautions pour ne croire à quelque chose ni trop légèrement ni trop difficilement et pour ne pas affirmer quoi que ce soit au-delà du degré de certitude qu’il avait. Ainsi quand l’abbé de Saint-Thierry lui écrit qu’il l’aimait beaucoup plus qu’il n’était aimé de lui, et qu’il en était certain, Bernard lui répondit qu’il avait « appris de saint Augustin, que c’est se tromper, non seulement de prendre le bien pour le mal, le vrai pour le faux, ou le faux pour le vrai, mais aussi de prendre le certain pour l’incertain ou l’incertain pour le certain. Or, […] il ne pouvait pas être certain de cette mesure réciproque d’amour » (Epist., 85). Comme les stoïciens en somme, Augustin et Bernard à sa suite soulignent la différence entre croire une chose vraisemblable en n’ignorant pas qu’elle n’est pas certaine et affirmer comme certain ce qui ne nous est pas connaissable en toute certitude. Peut-on cependant, pour éviter de tomber ainsi dans l’erreur en accordant trop de crédit à ce qui est incertain, suspendre sa croyance ou, dans les termes stoïciens qu’emploie communément Augustin, suspendre son assentiment (suspendatur assensio) ? Les stoïciens sceptiques de la Nouvelle Académie pensent en effet que pour éviter de se tromper, on doit refuser de donner son assentiment à ce qui n’est pas certain et, dans la mesure où rien n’est certain, il faut suspendre tout assentiment. Or, dit Augustin, « si l’on supprime l’assentiment, on supprime la foi, puisqu’il n’y a pas de foi sans assentiment. Et pourtant il y a des
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vérités qu’il faut croire, bien qu’invisibles, sous peine de ne pouvoir arriver à la vie bienheureuse » (III, VII.21). Cette importance de la foi, qui ne doit pas mesurer sa force à la certitude de son objet, détermine la minorisation de l’erreur par rapport au mensonge. Comme le dit Bernard de Clairvaux : ce sont là « plutôt des erreurs que des mensonges et nous n’avons pas voulu nous y arrêter » (Epist., 85). Les erreurs de connaissance liées aux sens ou au rêve sont, dit Augustin, inéluctables en cette vie « qui est assujettie à l’illusion » (III, VII.21) et elles ne méritent pas le nom de péché, précisément parce que le rôle de la volonté y est limité : personne ne souhaite se tromper. « Au contraire, poursuit Augustin, tout mensonge mérite le nom de péché, parce que chacun, non seulement quand il se sait lui-même dans le vrai mais encore s’il se trompe comme tout homme y est exposé, a le devoir de dire ce qu’il a dans l’esprit, que ce soit réellement vrai ou qu’il le croie alors qu’il n’en est rien. Or, celui qui ment parle contre ce qu’il pense avec l’intention de tromper. Cependant la parole n’a pas été donnée aux hommes pour se tromper mutuellement, mais bien pour porter leurs pensées à la connaissance d’autrui. Se servir de la parole en vue de tromper et non pas pour sa fin normale est donc un péché » (Enchiridion, VII, 22)19.
Distinguer l’erreur du mensonge, c’est donc distinguer le faux involontaire de la faute intentionnelle. Condamner le mensonge pour dédouaner l’erreur de toute faute participe ainsi au mouvement de subjectivation de la condamnation du pseudos. On assistera plus tard, chez Kant, à un mouvement de désubjectivation du pseudos par la réintégration au rang des mensonges de l’erreur de celui qui attribue un degré de certitude trop grand à ce qu’il croit : « Il peut se faire que tout ce que l’homme tient pour vrai ne le soit pas (car il peut se tromper) ; mais en tout ce qu’il dit, il faut qu’il soit véridique (il ne doit pas tromper). La transgression de ce devoir de véracité se nomme mensonge […]. Mais un mensonge […] est de deux sortes, selon que 1) l’on donne pour vrai ce
19 On notera que cette conception du mensonge comme rupture entre la pensée et son expression véhicule d’office une conception du langage comme dévoilement de la pensée qu’on trouvera ensuite chez les empiristes, notamment au chapitre III de l’Essai concernant l’entendement humain de John Locke : le langage est l’outil expressif des idées, des représentations mentales du locuteur. La fonction du langage est de transmettre une pensée à d’autres qui n’y ont pas d’accès direct. La tradition analytique qui se constitue avec Frege, puis Russell, reprend cette conception. Le langage est censé être le porteur de la pensée, qui est elle-même une image du monde. La vérité repose alors sur la correspondance entre le monde et les deux types de représentations mentale et linguistique, dont le caractère représentatif garantit la signification. Si l’on prend tel état du monde – mettons qu’il pleuve – la pensée qu’il pleut est vraie parce qu’elle correspond, d’une manière « formelle » ou idéale, à l’état réel du monde ; et l’énoncé « il pleut » est vrai parce qu’il correspond à la pensée et, par son moyen, avec le monde mettre le deuxième – après qu’il pleuve..
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dont on a conscience qu’il n’est pas vrai, 2) l’on donne pour certain ce dont on a pourtant conscience qu’il est subjectivement incertain »20.
C’est que la condamnation kantienne du mensonge s’inscrit dans le projet critique : la question « Que puis-je savoir ? » a, pour Kant, une portée morale dans la mesure où la vérité d’un jugement est toujours relative à la véracité d’un sujet. Mais si la tâche de la critique répond ainsi à l’obligation morale d’assurer la véracité du sujet, c’est à terme pour s’assurer de la vérité et de l’objectivité de son jugement. Le retour chez Kant de la condition d’exactitude, qui correspond à l’identification au mensonge de ce qu’Augustin appelait la temeritas, ne doit pas contribuer à minorer l’empreinte d’Augustin sur les conceptions occidentales des rapports de la véracité à la vérité. Augustin ouvre une tradition morale qui condamne de façon absolue le mensonge au nom de la crédibilité même du discours qui lie les hommes. La christianisation de la thématique grecque du pseudos met à l’honneur le devoir de sincérité et définit le mensonge d’abord comme une trahison des fonctions naturelles du langage. Le mensonge est une trahison de la promesse implicite que tout être parlant se doit de faire aux autres humains de leur dire ce qu’il pense. Cette doctrine aura une fortune plus grande encore que celle de l’erreur liée au degré de certitude des connaissances. On la retrouve d’abord dans la Somme théologique de Thomas d’Aquin : « Le mensonge est mauvais pas nature ; c’est un acte dont la matière n’est pas ce qu’elle devrait être ; puisque les mots sont les signes naturels des pensées, il est contre nature et illégitime qu’on leur fasse signifier ce qu’on ne pense pas » (Somme Théologique, II-II, qu. 110, a.3).
Cette thèse sera reprise et laïcisée dans la suite par Montaigne : « En vérité, le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes et ne tenons les uns aux autres que par la parole. […] Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence » (Montaigne, « Du démentir », Essais, I, IX). « Notre intelligence se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse, trahit la société publique. C’est le seul outil, par le moyen duquel se communiquent nos volontés et nos pensées : c’est le truchement de notre âme : s’il nous faut [s’il nous fait défaut], nous ne tenons plus, nous ne nous entre-connaissons plus. S’il nous trompe, il rompt tout notre commerce, et dissout toutes les liaisons de notre police [ordre social] » (ibid., II, XVIII).
20 Kant, Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie (1796), trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1968, p. 123-124.
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Puis, elle sera reprise par Kant : « [En mentant], je fais, autant qu’il dépend de moi, que des déclarations de façon générale ne trouvent aucune créance et que par suite aussi tous les droits qui sont fondés sur des contrats deviennent caducs et perdent vigueur » (Kant, Sur un prétendu droit de mentir par l’humanité, trad. L. Guillermit, Vrin, 1972, p. 68). « La communication de ses pensées à autrui au moyen de mots qui contiennent [intentionnellement] le contraire de ce que pense le sujet qui parle est une fin directement opposée à la finalité naturelle de la faculté de communiquer ses pensées » (Kant, « Le mensonge », Métaphysiques des mœurs, t. II (1971), livre I, section 2, § 9).
La nature même de ce moyen de communiquer essentiel aux relations entre êtres humains en tant que créatures rationnelles parait déterminer comment il faut s’en servir : sur base de la bonne foi de ceux qui disent ce qu’ils croient vrai. L’universalité de la mauvaise foi impliquerait en effet une contradiction, comme l’indique la première maxime de l’impératif kantien. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant prend ainsi l’exemple de celui qui « se voit poussé par le besoin à emprunter de l’argent. Il sait bien qu’il ne pourra pas le rendre, mais il voit bien aussi qu’on ne lui prêtera rien s’il ne s’engage fermement à s’acquitter à une époque déterminée. Il a envie de faire cette promesse ; mais il a aussi assez de conscience pour se demander : n’est-il pas défendu, n’est-il pas contraire au devoir de se tirer d’affaire par un tel moyen ? » (trad. Delbos, p. 139).
La confrontation de la maxime envisagée (j’ai le droit de mentir dans le besoin) avec la loi universelle aboutit à une contradiction : « Je vois là aussitôt que [ma maxime] ne pourrait jamais valoir comme loi universelle de la nature et s’accorder avec elle-même, mais qu’elle devrait nécessairement se contredire. Car admettre comme une loi universelle que tout homme qui croit être dans le besoin puisse promettre ce qui lui vient à l’idée, avec l’intention de ne pas tenir sa promesse, ce serait même rendre impossible le fait de promettre » (ibid).
C’est le régime d’universalité et d’inconditionnalité de la loi, au fondement de l’autonomie de la liberté chez Kant ou du salut de l’âme chez Augustin, qui ne permet plus d’envisager la possibilité d’une exception : toute exception compromettrait la validité universelle des principes du droit et de la morale21. 21 On notera que chez Montaigne, qui remet en cause la généralité des lois, ce n’est certainement pas l’universalité du droit à la vérité et du devoir de véracité qui fonde l’interdiction de mentir. Dans ses Essais, Montaigne nous renvoie au contraire à la pure singularité du réel, qui ne permet d’établir ni des règles
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Ce régime d’universalité repose sur un élargissement des effets du mensonge depuis le cercle des amis, seul à être pris en considération par Platon et Aristote parce qu’il forme la société auprès de laquelle il est indispensable d’être digne de confiance, à l’humanité tout entière. Dans les Lois, Platon relève en effet la solitude horrible de celui qui a perdu la confiance de « ses amis et de ses parents » qu’il a abusés. Même si ce cercle des proches existe encore, ils disparaissent pour lui et disparaît ainsi avec l’amitié et la confiance de l’ami une condition du bonheur : « Ce qui est, pour les dieux comme pour les hommes, le sommet de tous les biens, c’est la vérité : puisse donc celui qui est destiné à posséder béatitude et félicité participer sans délai à cette vérité et continuer le plus longtemps possible à vivre en homme véridique ! Car on aura alors confiance en lui, tandis que celui qui se plaît à mentir volontairement est un homme en qui on n’a pas confiance, et que celui qui s’y plaît involontairement est un être privé de raison. Or, ni l’un ni l’autre de ces deux états ne vaut d’être envié : ils n’ont pas d’amis, en effet, ni l’homme qu’on ne croit pas, ni l’insensé, et une fois qu’on les connaît pour ce qu’ils sont, ils se sont ménagés pour les heures pénibles de la vieillesse un complet isolement jusqu’au terme de leur existence ; par suite, que leurs amis et leurs enfants soient ou non en vie, il en est pour l’existence de ces gens-là presque comme s’ils n’avaient eu ni amis ni enfants » (Lois, 730c 1-d 2, trad. personnelle).
Platon ne parle pas ici de la fierté et de l’honneur, qui se conquièrent auprès de la Cité tout entière. La confiance ne s’accorde qu’aux proches et aux amis, notamment dans l’idée qu’il est honteux de se laisser abuser, autant sinon davantage qu’il n’est honteux de tromper l’autre. Aristote souligne lui aussi dans l’Éthique à Nicomaque combien l’amitié est essentielle à notre vie si bien que personne ne choisirait de vivre seul, même pour avoir tous les autres biens (Eth. Nic., 1155a 2-6). Il insiste dans ses deux éthiques sur l’importance de la confiance entre les amis pour la réalisation de soi comme animal doué de langage et destiné à la politique. Il souligne, à l’ins-
causales valides ni des catégories générales ni des lois ou règles morales. Cette mise en question de ce qui est paradigmatique ou général touche particulièrement les modes de gouvernement : les lois et les règles reposent toujours sur un raisonnement fondé sur la substituabilité des objets et l’analogie des situations. L’analogie possible de toutes les situations « par quelque coin » ouvre le droit à une infinité d’interprétations qui ne lui permet plus d’être appliqué de façon juste : « Qu’il est force de faire tort en détail, qui veut faire droit en gros : et injustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire justice ès grandes » (Essais, III, chap. XIII). Montaigne conçoit que la vérité n’est pas monolithique et fixe, de sorte que dire le vrai ne se peut pas simplement en décrivant un réel plein et immobile. Cf. sur ce sujet notre article « L’efficacité de l’exemple », paru dans Dissensus, http://popups.ulg.ac.be/dissensus/, n°4 (printemps 2011), p. 4-48.
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tar de Platon, que l’effet de la perte de crédit et de confiance liée au mensonge est une forme d’érosion du bonheur et du bien-être22 . On perçoit clairement cet élargissement du cercle des amis vers l’universel dans une interprétation que propose Augustin du sens de « prochain » dans l’invitation charitable à aimer son prochain comme soi-même. Le prochain, dit Augustin, ce n’est pas l’ami proche, c’est tout homme et surtout l’étranger : « Quant à ces paroles de l’Apôtre : “Renonçant au mensonge, que chacun de vous dise la vérité à son prochain (proximus) parce que vous êtes les membres les uns des autres” (Ephes. IV, 25), gardons-nous bien d’y voir la permission de mentir donnée à ceux qui ne sont pas encore membres du Christ avec nous. Elles signifient que chacun de nous doit regarder les autres comme s’ils étaient déjà ce que nous voulons les voir devenir, même s’ils ne le sont pas encore. Le Seigneur nous a donné un exemple en montrant que le Samaritain, bien qu’étranger, était le prochain de l’homme dont il eut compassion (Luc X, 30). Nous devons donc regarder non comme étranger, mais comme notre prochain, celui que nous voulons empêcher de nous rester étranger » (Contra Mendacium, VI, 15).
L’autre comme étranger est l’autre formel, instar mei, l’autre semblable à moi. On quitte donc une relation où se pèse la vérité que l’on doit à la qualité de l’autre à qui l’on s’adresse. Jankélévitch note la différence de ces incarnations du prochain dans l’inspiration première de l’envie de mentir : « le camarade, c’est-à-dire l’égal avec qui l’on se trouve immédiatement de plain-pied » représenterait celui à qui on doit la vérité en raison de la relation d’amitié qui nous lie à lui et est d’ailleurs favorable à la franchise. L’étranger, « c’est-à-dire la dénivellation absolue », est plutôt celui qu’on serait tenté de manœuvrer parce qu’on se soucie moins de son opinion et qu’il est plus facile de lui jeter de la poudre aux yeux23. Cet autre formel est aussi l’autrui du droit : la condamnation radicale du mensonge à « autrui » plutôt qu’à un ami ou à un proche relève bien du formalisme du droit qui élève une règle née d’un contexte et liée à la réalisation effective de soi-même en règle valable de façon universelle, inconditionnelle et non contextuelle. La radicalisation de l’interdiction du mensonge chez Augustin et par suite dans la culture occidentale repose donc sur l’universalisation du prochain et des 22 Cf. aussi sur ce sujet Zembatty : « In both EN and EE, Aristotle emphasizes the centrality of trust in the best friendship (1156b 25-29 ; 1237b 9-16) […] ; the effect of deceit on both deceivers and deceived is seen as an erosion of trust and a concomitant diminution of well-being and happiness » (« Plato’s Republic and Greek Morality on Lying », in The Journal of the History of Philosophy, vol. XXVI, no 4 (1988), p. 16). 23 Jankélévitch, Le Mensonge, Paris, Confluences, « Romans et essais », 1945, p. 23.
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conditions d’un bonheur théologisé, c’est-à-dire considéré comme le salut de l’âme. On ne doit plus seulement la vérité à ceux qui tissent autour de nous un monde commun au risque de les perdre et d’être réduit à la solitude. Le principe de la corruption, qui veut que le moindre mensonge soit conçu comme un risque de disparition de la frontière entre le licite et l’illicite, renforce cette juridicisation, c’est-à-dire à la fois cette formalisation et cette universalisation du devoir de vérité. On doit la vérité à tous au nom d’un risque formel de nuire à la socialité et à la légalité comme telles. C’est au nom des fonctions naturelles et sacrées du langage, qui sont de rendre compte de son âme, que ce devoir de transparence est édicté. Dans l’ordre social « horizontal », ce compte-rendu fidèle de soi-même est à la fois ce qui permet la confiance entre les hommes (et la vérité qui pour les hommes s’accorde avec la confiance, comme s’accordent truth et trust) et ce qui fonde les relations contractuelles nécessaires à toute société. La vérité est en somme le fruit d’un tel contrat social. Dans l’ordre religieux « vertical », ce compte-rendu fidèle de soi-même exhibe la bonne foi de l’âme qui est la condition de son innocence et de son salut. Le mensonge défini par une disposition consciente à dire autre chose que ce que l’on croit et non par le fait extérieur de dire quelque chose de faux est identifié au péché comme tel. La faute pour un chrétien ne se définit en effet plus tant objectivement par un acte illicite, dire faux en l’occurrence, que par l’intention même, ici de mentir, qui signifie déjà notre virginité perdue. Réduit à l’intention, le mensonge est la conscience qui nous découvre nos ressources infinies de tromperie ; il doit donc être condamné sans exception et comme une telle conscience, en dehors même du passage à l’acte. En fonction de cette deuxième dimension transcendante du devoir de vérité, il n’est pas même possible de mentir à l’avantage du prochain parce qu’on se doit à soi-même d’être vertueux davantage qu’on ne doit à autrui un quelconque service. Ce dernier point signifie aussi la priorité ontologique des motifs de la condamnation radicale du mensonge : c’est au nom de Dieu et de la vertu morale qu’on se doit de toujours dire vrai avant de le devoir à autrui et au fondement de la société. Le salut de l’âme implique qu’on se doit à soi-même la vérité davantage qu’on ne la doit à autrui et à la société. Le devoir de vérité est donc appréhendé fondamentalement depuis le point de vue de la subjectivité et du rapport à soi. La considération des effets du mensonge, et même plutôt de la simple possibilité du mensonge, sur la société, ses lois et son droit, est alors secondaire.
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II. Contextes : la vérité de la foi Pour déterminer les motifs de la condamnation absolue du mensonge par Augustin, il est un peu court cependant de s’arrêter ainsi à l’explicite de ses textes. Cet interdit tranché du mensonge repose également, et même primitivement, sur des motifs proprement théologiques au nom desquels le mensonge doit être condamné. Interroger les motifs de la condamnation radicale du mensonge exige donc d’ausculter la nécessité contextuelle, pratique et polémique, qui amène l’évêque à consacrer deux dialogues entiers écrits à vingt-cinq ans d’intervalle, et quelques passages d’autres traités, à bâtir et justifier cette interdiction absolue. Une lecture seulement interne de l’œuvre d’Augustin fait manquer les enjeux implicites de ce qui y est affirmé. Augustin est l’évêque d’Hippone et cette charge lui impose une activité apologétique, polémique et doctrinaire intense en une période de multiplication des schismes donatiste, arien, pélagien, priscillianiste, manichéen, etc. Pourquoi ce péché du mensonge a-t-il eu pour lui une importance qui justifie un pareil arsenal alors que l’évêque ne consacre par exemple aucun écrit spécifiquement à la question de l’injustice ou du meurtre, qui paraissent définir des enjeux ou des interdits moraux plus fondamentaux que celui du mensonge ? Il y va à l’évidence d’un positionnement stratégique de la doctrine chrétienne contre les « prétendants » à la vérité, de la même façon que la condamnation platonicienne du pseudos servait à distinguer sa pratique philosophique de celle des rivaux. Autrement dit, la condamnation du mensonge ne serait ici et là qu’une arme idéologique pour s’attribuer la pratique de la vérité, en proposer une définition qui la limite à cette pratique et condamner au nom de cette limite tous les opposants comme autant de transgresseurs et de menteurs. C’est une telle approche externe que nous proposons dans ce second chapitre. Le contexte d’écriture des deux dialogues d’Augustin dévolu à cette question de la licéité du mensonge est hautement polémique. Le De Mendacio répond à une discussion âpre née autour d’un procès fait par Porphyre, grand ennemi des chrétiens, qui accusait Paul d’avoir menti à Pierre en lui reprochant de contraindre les Gentils (c’est-à-dire les païens) à observer les coutumes juives : « Si toi qui es Juif, tu vis comme les païens et non comme les Juifs, comment peux-tu forcer les Gentils à judaïser ? » (Ad Gal., II, 11-14).
Pierre, à la différence de Paul, ne s’opposait en effet pas à la judaïsation des Gentils, et particulièrement à l’adoption de la circoncision par les nouveaux convertis au christianisme. Mais ce qui suscite ici le courroux de Paul, ce n’est
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pas la lâcheté ou l’opportunisme de cette position qu’il juge trop conciliante à l’égard des Juifs, c’est que Pierre, attablé avec les Gentils, quitte précipitamment leur compagnie à l’arrivée des Juifs, pour finir avec ceux-ci un repas commencé avec ceux-là. L’affaire, montée en épingle par Porphyre qui y trouvait fort opportunément de quoi nuire à la foi chrétienne, prend de l’ampleur dans la chrétienté. Dans son Commentaire à l’Épître aux Galates, Saint Jérôme, en bon érudit, collectionne les réponses faites à Porphyre par une foule d’apologistes, de pères de l’Église et d’intellectuels qui prennent position : Didyme, Origène, Eusèbe d’Émèse, Théodore d’Héraclée et Apollinaire de Laodicée se saisissent de la critique pour épiloguer les uns en faveur, les autres contre la condamnation ironique de Paul par Porphyre. Dans une lettre au ton très mordant qu’il adresse à Augustin, Jérôme prend lui aussi parti, en prenant à son compte la thèse d’Origène qui justifie l’accusation portée par Porphyre : « Ô bienheureux Apôtre Paul, vous reprochez à Pierre d’avoir usé de feinte en se séparant des Gentils, dans la crainte de scandaliser les Juifs […]. Mais alors pourquoi, contre votre opinion, avez-vous circoncis Timothée, fils de Gentil et Gentil lui-même ? Vous me répondrez que c’était à cause des Juifs qui se trouvaient là. Eh bien, vous qui vous pardonnez d’avoir circoncis un disciple sorti des Gentils, ayez la même indulgence pour Pierre, votre ancien, s’il a fait quelque chose par la crainte des Juifs devenus chrétiens » (Epist., 75, 9).
Augustin était bien entendu très au fait de cette controverse pour y avoir consacré quelques chapitres dans son propre commentaire à l’Épître aux Galates et pour avoir lu le commentaire de Jérôme sur la même épître écrit quelques années auparavant. À la lettre ironique de Jérôme, Augustin répond par un reproche de fond. Il critique la légèreté d’une prise de position, aussi valide soitelle du point de vue de l’argumentation, qui met fondamentalement en danger la foi chrétienne en portant le soupçon sur la loyauté des Apôtres (Epist., 82,7) et sur la nature morale du message chrétien24. Il souligne qu’il ne s’agit pas seulement de discuter entre théologiens convertis des obscurités de certains 24 Pierre n’a pas davantage menti, d’ailleurs, que Paul. Il a simplement fait preuve d’une attitude trop conciliante à l’égard des Juifs et a ainsi mérité le reproche fraternel de Paul. Quant à ce dernier, étant Juif lui-même et circoncis, il observait naturellement les pratiques rituelles juives. Il estimait cependant que s’il était sage de laisser les Juifs observer leurs pratiques traditionnelles dans le cadre de la nouvelle religion tant qu’ils ne s’étaient pas aperçus de leur inutilité, il serait par contre absurde de les imposer aux Gentils nouvellement convertis : elles formaient un appendice superflu qui ne devait pas éloigner les autres convertis de la véritable doctrine.
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passages de la Bible, mais de discuter du message chrétien avec ses détracteurs. La propagande manichéenne en effet prenait appui sur cet exemple du « mensonge » de Paul et quelques autres tirés des Écritures pour montrer que celles-ci autorisaient les chrétiens à mentir. C’est le contexte extrêmement polémique, et l’utilisation de cet argument par les opposants des chrétiens à la fin de discréditer leur doctrine, qui détermine l’enjeu majeur du De Mendacio et du Contra Mendacium : il ne s’y agit en réalité aucunement d’« enquêter » pour savoir s’il est parfois licite de mentir ou non ; il faut montrer, comme Augustin le conclut dans son premier dialogue sur la question au terme couru d’avance de son « enquête », que « les témoignages de l’Écriture ne nous apprennent rien d’autre que l’obligation absolue de ne jamais mentir » (XXI, 42). Nous reviendrons plus tard sur les stratégies exégétiques qui permettent à Augustin d’opposer aux manichéens une lecture qui dénoue et dénonce toujours la leçon qu’ils veulent y voir d’une licence à mentir donnée par les divines Écritures. Attardons-nous d’abord un instant sur cette controverse qui a enflammé la chrétienté. Il est sans doute étrange pour nous que cette anecdote entre Paul et Pierre soit la source d’un débat nouveau en Occident sur le mensonge, et ainsi des tentatives pour le définir et enfin le condamner définitivement dans la morale chrétienne. C’est qu’il nous faut en effet chercher le mensonge dans l’épisode. Ce qui signifie assurément qu’un sens du terme est à l’œuvre qui ne nous est plus familier, alors même que la définition augustinienne du mensonge comme tromperie intentionnelle nous paraît classique et que sa condamnation a résonné tout au long de l’histoire de la pensée. On estimerait éventuellement qu’il y a un certain manque de franchise dans l’attitude de Pierre, qui souhaite ne pas sembler aux yeux des Juifs être en connivence avec les Gentils. Mais il faudrait alors considérer que la franchise n’est pas tant une façon de parler qu’une façon de se conduire. Mentir, en ce sens, ce serait ne pas être cohérent dans ses attitudes. Celui qui change d’attitude dans un contexte particulier, « ment », c’està-dire parle ou agit « contre » ses sentiments ou ses idées. On y perdrait la distinction entre le mensonge, qui tient au langage, et toute autre forme de feinte, de dissimulation ou d’infidélité à soi-même. Or, c’est précisément à la suite du travail de définition et de condamnation entrepris par Augustin dans ce contexte polémique que notre définition du mensonge manifeste s’est fixée. On peut ainsi partir de l’hypothèse qu’il y a un travail de transformation du concept opéré dans les écrits polémiques d’Augustin sur le mensonge qui permet d’en construire une définition qui nous paraît évidente. L’enjeu de notre
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réflexion est alors de mettre au jour les raisons contingentes et polémiques de la définition augustinienne du mensonge. Cette définition repose sur une conception particulière du langage qu’il faut également préciser car nous n’avons pas seulement oublié les conditions historiques de la naissance de notre concept de franc mensonge, nous avons aussi oublié la conception du langage impliquée dans cette définition du mensonge. Et l’on peut ainsi partir de l’hypothèse, méthodologique cette fois, que nos évidences, qui paraissent atemporelles, universelles et gratuites au sens où elles seraient en somme les fruits de la seule « nature » des choses, sont en réalité les fruits de luttes de pouvoirs et d’influences. La condamnation morale de tout mensonge, dont nous héritons, n’est pas le terme d’un raisonnement logique infaillible, elle est plutôt la prémisse d’un raisonnement visant à fonder la foi chrétienne et à la préserver des attaques de ses opposants. Nous avons vu que le Contra Mendacium était lui aussi très contextuel et polémique. Il était, nous l’avons dit, destiné à répondre à l’hérésie priscillianiste. Le livre se termine par quelques conseils de tactique pour combattre cette hérésie, qui ont précisément servi de guide à l’ouvrage d’Augustin lui-même : « Il faut d’abord ruiner ce principe fondamental préconisé par les priscillianistes, qui leur enjoint de mentir pour cacher leur religion. Démontrez ensuite que parmi les témoignages des Saints Livres sur lesquels ils appuient leur théorie, les uns ne sont pas des mensonges et les autres ne doivent pas être imités. Et si la faiblesse humaine s’arroge illégalement le droit de se permettre, dans l’espoir du pardon, des paroles qui répugnent à la vérité, soutenez du moins d’une façon inébranlable qu’il ne faut jamais mentir en matière de religion » (Contra Mendacium, XXI, 41).
La doctrine priscillianiste combine en réalité des éléments tirés des manichéens (que les âmes sont une émanation de la substance divine, que le diable est le mal substantiel, opposé à Dieu et ange déchu créé par Dieu, etc.). Et ils empruntent à la gnose son hermétisme, d’où ils tirent ce qu’Augustin juge être leur « principe fondamental », à savoir l’imposition à tous les partisans du secret le plus absolu sur les points les plus importants de la doctrine : « Jurez, parjurez-vous, mais ne livrez à personne nos secrets » résume Augustin dans son traité sur les hérésies (De hæresibus, LXX). Or, si Augustin affiche un certain mépris pour la doctrine, qu’il a déjà pris soin de critiquer en réfutant les manichéens, il est davantage touché par l’hermétisme et plus précisément par le moyen choisi pour en préserver le secret : le mensonge. Il a eu l’occasion de lire un document confidentiel des priscillianistes, une sorte de paraphrase de
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l’Évangile de Mathieu, mettant dans la bouche de Jésus sur la Montagne une phrase qui l’horrifie : « J’ai trompé en toutes choses par mes discours ; et je ne me suis trompé en rien » (Epist., 237, 9). Augustin veut opposer à ce comble d’immoralité la franchise de l’apostolat chrétien, qui inévitablement se trompe, mais ne ment jamais. Les deux écrits spécifiquement consacrés au mensonge, De Mendacio et Contra Mendacium, sont donc des écrits de tactique idéologique où il s’agit de montrer, d’une part, que l’Écriture ne contient pas la moindre justification au mensonge en réaffirmant, d’autre part, la ligne de partage entre la vraie religion et les hérésies manichéenne, gnostique et priscillianiste. Erreur et mensonge sont donc liés de façon au moins superficielle : c’est une erreur de donner la licence de mentir, c’est-à-dire : c’est un enseignement contraire à la foi, contraire à la vérité de la doctrine divine. Pour comprendre ce lien de façon moins superficielle, nous partirons de ce concept de « vraie religion », et de la nécessité interne à cette religion de la vérité de condamner le mensonge. On reconnaît assez communément que l’exclusivisme lié au monothéiste a fait de la dichotomie entre l’erreur et la vérité le modèle de sa relation aux païens : « Puisque le culte du Dieu unique, créateur du monde, est incompatible avec la reconnaissance et la vénération des divinités du polythéisme traditionnel, celles-ci sont rejetées du côté du mensonge et de l’erreur, et le débat revient à définir ce qui est véritablement divin, ce qu’est la vérité de Dieu. La notion de vérité est donc centrale dans la Bible, et l’on y trouve un modèle polémique qui est encore celui des apologistes chrétiens. Le dialogue avec les païens, mais aussi avec les juifs et les hérétiques, est régulièrement interprété en termes de vérité et d’erreur »25. Encore faut-il comprendre le lien entre l’établissement de la vraie religion et la condamnation du mensonge puisque, comme nous l’avons déjà dit, Augustin prend soin de distinguer l’erreur du mensonge26.
25 F. Chapot, Virtus veritatis. Langage et vérité dans l’œuvre de Tertullien, Paris, Études augustiniennes, 2009. 26 Cf. supra p. 101. Cf. également De Mendacio, III, 3 : « Ce n’est pas mentir que de dire une chose fausse si on croit ou si l’on s’est fait l’opinion qu’elle est vraie. […] Or, quiconque énonce un fait qui lui paraît digne de croyance ou que son opinion tient pour vrai, ne ment pas, même si le fait est faux. Sa parole répond à la foi de son esprit ou à la conviction qu’il s’est faite ; il pense ce qu’il dit. […] Mentir, c’est avoir une pensée dans son esprit et, par parole ou tout autre moyen d’expression, en énoncer une autre ». Et Enchiridion, VI, 18 : « On ne doit certainement pas regarder comme un menteur celui qui affirme une chose fausse, parce qu’il la croit vraie ; car […] il ne trompe pas : il se trompe (non fallit ipse, sed fallitur). Il ne faut donc pas inculper de mensonge, mais parfois de légèreté (temeritas), celui qui, par imprudence (incautius), croit quelque chose de faux et le tient pour vrai. Au contraire, […] celui-là ment bien plutôt qui avance quelque
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Ce qui s’oppose au mensonge, ce n’est pas la vérité, mais la sincérité qui repose sur une conviction subjective et non sur un état objectif du monde. Clarification que l’on retrouvera, par la suite, chez Rousseau, qui note dans sa quatrième promenade consacrée au mensonge que la sincérité est souvent détachée de la vérité : « En m’épluchant avec plus de soin je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappelais avoir dites comme vraies dans le même temps où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiais ma sûreté, mes intérêts, ma personne avec une impartialité dont je ne connais nul autre exemple parmi les humains » (Quatrième promenade, p. 1025).
Cette notion de sincérité est liée à celle d’intention. C’est elle qui permet de distinguer le critère antique du mensonge, déterminé uniquement à partir du résultat – à savoir l’effectivité de l’erreur et de la tromperie – du critère médiéval de l’intention qui permet de déterminer s’il y a mensonge ou témérité. La sincérité est la qualité de véracité de l’intention. Si Platon permettait de voir comment le dire vrai était conditionné par des vertus comme la rigueur ou la franchise, Augustin et Rousseau, parce qu’ils détachent le mensonge du dire vrai, s’intéressent à d’autres vertus, peu soucieuses du rapport au monde et plus propres au rapport à soi, au sentiment de la vérité et à la conviction subjective. Contre la thèse de L. Trilling et abondant dans le sens de celle de S. SternGillet, on peut en réalité considérer que c’est Augustin et non Rousseau qui dessine pour la première fois les traits de cette notion de sincérité, nouvelle pour l’Occident27. S’intéressant au sentiment de droiture et à la volonté de tromper, l’œuvre d’Augustin pourrait bien être le témoin de l’émergence de la sincérité comme vertu morale. Quelques auteurs, comme S. Stern-Gillet, A. Lhomme et B. Williams28, considèrent la sincérité comme une vertu de la vérité qui a une histoire dans laquelle Augustin tient une place déterminante. Nous ne pouvons qu’en convenir.
chose de vrai qu’il croit faux. Dans son intention, en effet, du moment qu’il ne dit pas ce qu’il pense, il ne dit pas la vérité, quoique ce qu’il dit se trouve être vrai. Il n’est donc pas exempt de mensonge, puisque, de bouche, il dit bien la vérité sans le savoir, mais que sa volonté est consciente de mentir ». 27 Cf. L. Trilling, Sincerity and Authenticity, Cambridge, Mass. U.P., 1958. Et S. Stern-Gillet, « Augustine and the philosophical foundations of sincerity » in S. Stern-Gillet et K. Corrigan (éd.), Reading Ancient Texts. Volume II : Aristotle and Neoplatonism. Essays in Honour of Denis O’Brien, Leiden, Brill, 2008, p. 225-247. 28 « I shall here make bold to claim, the works of Augustine bear witness to the emergence, in the late antique age, of sincerity as a moral virtue. If I had a taste for large and portentous claims, I might even say that it was Augustine who invented the virtue of sincerity », S. Stern-Gillet, ibid., p. 226-227.
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La sincérité est liée et limitée au rapport à soi : je ne peux être sincère que quand j’exprime ce que je pense, ressens ou aime ; il n’est pas possible d’être sincère en exprimant ce que quelqu’un d’autre pense. Je ne peux être sincère en confessant vos fautes, mais seulement en avouant les miennes. La sincérité implique donc un rapport de soi à soi qui permet d’exprimer ce qu’on pense. De sorte que pour faire de la sincérité une vertu, comme le note A. Lhomme, il fallait « l’invention de l’intériorité », communément attribuée aux Confessions d’Augustin29. Ce rapport à soi doit être simple pour être sincère ; l’homme sincère est uni de cœur comme dit Augustin. Cela paraît assez paradoxal en somme : comment en effet être simple dans un rapport à soi qui implique pourtant que l’on soit à la fois sujet et objet de l’observation ? Cette simplicité peut être définie alors par l’absence de calcul qui fait qu’on dit ce qu’on pense sans évaluer les effets de ce discours sincère sur autrui. Le cœur sincère s’oppose en ce sens à l’esprit rusé et manipulateur. Mais une proximité persiste tout de même entre la conscience de soi sincère et la duplicité : la conscience de soi implique que le sujet est toujours double. Et c’est ainsi qu’une méfiance à l’égard du sentiment de sincérité se fera jour lors du renouveau moderne de la problématique de la conscience, chez les oratoriens et les jansénistes du xviie siècle. La duplicité fondamentale de l’homme est alors d’autant plus inéluctable que la conscience paraît étrangère à elle-même, habitée d’un autre, d’un inconscient30. Selon la phrase de Grégoire le Grand, le « fond du cœur est caché », c’est un abîme mystérieux que personne, sauf Dieu, ne peut prétendre représenter fidèlement. Tirant leçon de cette inaccessibilité du cœur, les jansénistes considéreront ainsi que personne ne peut « plus parler sincèrement sans mentir, si ce n’est pour avouer que ce qu’il dira est de toute façon incapable d’exprimer la vérité de ses sentiments. L’homme, avant même de tromper les autres, se trompe toujours [sur] lui-même »31. Ce qui ruine le plus décisivement la sincérité, ce n’est pas le mensonge au prochain mais celui qu’on se fait à soi-même.
29 A. Lhomme, « Les métamorphoses d’une vertu », in Sincérité. L’insolence du cœur, Autrement, Série « Morales », p. 22. 30 Sur le renouveau de cette thématique de l’inconscient « caché dans le fond du cœur », lire G. RodisLewis, Le Problème de l’inconscient et le cartésianisme, Paris, Puf, 1950, en particulier p. 285-345. 31 Cf. B. Timmermans, « La vérité suspecte, le mensonge innocenté : la chair du discours à l’âge classique », in Th. Lenain (dir.), Mensonge, mauvaise foi, mystification, Paris, Vrin, 2004, p. 47.
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L’œuvre d’Augustin, en tant qu’œuvre de l’invention du moi et d’un nouveau rapport privé et intime à soi impensable dans l’Antiquité32 , permet cette nouvelle conception de la sincérité liée à la fidèle transcription du for intérieur. Le mot sincerus existait cependant déjà, dans un sens différent : sincerus, entendu dans son sens classique, signifie « simple », « pur » et « vrai » au sens d’« innocent », « naïf », ou « sans mélange ». Le terme était ainsi fréquemment utilisé pour qualifier un métal pur et c’est par extension que la sincérité a pu signifier la qualité morale de celui qui est entier et simple33. Augustin tient beaucoup à ces vertus de simplicité, d’unité, de sincérité qu’il appelle sinceritas, simplicitas ou mundatio cordis34 . Entendue depuis l’épaisseur sémantique du terme latin, la sincérité est donc aussi une qualité de cœur indépendante du discours franc ; c’est une qualité des sentiments et des convictions, comme lorsqu’on dit que l’on aime sincèrement ou que l’on croit sincèrement telle ou telle chose. De telles phrases signifient que l’on est tout entier habité de ce sentiment ou de cette foi. Cette conception de la sincérité que véhicule le terme latin originel définit une qualité d’unité de la conscience intentionnelle qui ne vise qu’un seul objet, qui n’est pas divisée et qui ne peut donc être conscience de soi. La sincérité comprise dans le sens que propose ou impose la langue latine n’est plus une qualité de la conscience de soi, mais une qualité de la foi, de l’amour ou du sentiment. Ce qui est sincère alors, c’est en effet l’amour ou la foi ; une pensée ou une idée ne sont pas sincères, elles peuvent tout au plus être exprimées « sincèrement », s’il y a une adéquation entre discours et pensée.
32 Cf. à ce sujet notre thèse de doctorat publiée sous le titre Herméneutique et subjectivité dans les Confessions d’Augustin, Paris, Brepols, 2006. 33 « In this last sense, it can be said to match the Greek ἁπλοῦς to mean simple, as used by Theophrastus in the Characters, as well as “unalloyed”, as used to describe materials. As for sinceritas, it was used to refer to physical wholeness, purity or moral integrity. In classical Latin and later, therefore, sincerus and sinceritas refer to the quality possessed by what is unmixed or pure. Although the terms may carry ethical connotations they do not as a rule denote the moral quality of veracity (See The Oxford Latin Dictionary, ed. P.G.W. Glare ; C.T. Lewis and C. Short, A Latin Dictionary, and F. Gaffiot, Dictionnaire Illustré Latin-Français. For the meaning of sincerus as simple and pure, see Tacitus’ exhortation to his fellow countrymen to be a sincerus et integer populus (“a pure and untainted race”) (Historiæ, 4.64, transl. C.D. Fisher). For sincerus in the sense of genuine, see Aulus Gellius’ description of books sold as bonæ atque sinceræ vetustatis libri (“books good and genuinely old”, Attic Nights, V.4.1, my transl.). For sincerus in the sense of accurate, see Cicero’s description of Thucydides as a rerum gestarum pronunciator sincerus (“a faithful recorder of the past”, Brutus, 83.287, transl. G.L. Hendrikson and H.M. Hubbell) », in S. Stern-Gillet, art. cit., p. 234. 34 « To sinceritas, Augustine prefers munditia or mundatio both of which he uses in their classical sense of cleanliness or elegance of either appearance or language. Presumably in order to notify his readers that he uses these words to refer to the private, as opposed to the public self, he mostly specifies them by cordis. In Augustine’s usage, therefore, munditia, like mundatio cordis, denotes purity of heart » in S. Stern-Gillet, art. cit., p. 235.
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Percevoir que ce double sens de la sincérité travaille profondément la pensée d’Augustin est indispensable pour comprendre sa conception de la vérité. La sincérité comme transcription fidèle des pensées est détachée de la vérité parce que l’adéquation entre mes mots et mes pensées n’implique aucunement l’adéquation entre mes pensées et la réalité. La sincérité comme qualité du sentiment, de l’amour ou de la foi implique en revanche l’adhésion volontaire et amoureuse à la vérité. Le raisonnement d’Augustin semble être le suivant : puisque la vérité est une et entière et que les vérités diverses auxquelles nous avons accès sont toujours fondées initialement sur une croyance, la vérité une est nécessairement l’objet d’une foi entière. La vérité est pour l’homme ce à quoi il croit sans réserve. C’est en ce sens que l’accès à la vérité ne peut plus être ménagé ni par la dialectique, opposant des thèses contraires pour cheminer vers le vrai, ni par la pensée réfutative éprouvant la conviction pour tester son lien à la vérité. L’accès à la vérité est ménagé par la conversion de l’âme. Une conversion par laquelle elle délaisse les ratiocinations, les doutes et les arguments rationnels pour s’abandonner tout entière à Dieu. La conversion déverse dans le cœur une « lumière de sécurité » qui l’unifie en levant « toutes les ténèbres de l’hésitation » qui le divisaient antérieurement (Conf., VIII, XII, 29). La sincérité est le terme de la conversion puisque celle-ci opère l’unification du cœur ; elle repose sur le partage que la conversion a précisément permis d’établir entre l’ordre intérieur, siège de la vérité, et l’ordre extérieur, siège du mensonge. Comme rapport plein et uni à soi-même, elle n’est rien d’autre que la vérité, opposée à la « chaire du mensonge », c’est-à-dire à la rhétorique comme règne de l’extériorité (cf. Conf., IX, II, 4 et IV, 7). Si Platon et Galien voient dans la franchise du directeur de conscience un discours thérapeutique permettant de boucler le rapport à soi du « patient », Augustin voit dans la sincérité du sujet le signe que ce rapport à soi a été assaini par la conversion. C’est ici Dieu qui soigne (ou le Christ médecin35) et c’est l’abandon à lui par le renoncement à soi opéré notamment grâce à l’aveu qui est la meilleure thérapeutique. Les développements médiévaux de l’analyse de la sincérité montreront un mouvement d’objectivation de cette vertu liée à l’intentionnalité et au for intérieur chez Augustin. Ce mouvement est né de la nécessité d’instruire un lien
35 Dorothée de Gaza défend cette idée : « Le médecin de nos âmes, c’est le Christ, qui sait tout et qui donne à chaque passion le remède approprié, je veux dire ses commandements concernant l’humilité contre la vaine gloire, la tempérance contre la sensualité, l’aumône contre l’avarice ; bref chaque passion a pour remède un commandement qui lui est adapté » [Instructions XI, 113].
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entre la problématique de l’intention et le droit canon en formation qui exige l’extériorité du fait et de la preuve pour juger. On passe ainsi chez la plupart des auteurs médiévaux d’une analyse de l’intention, attentive à une inadéquation entre pensée et discours qui témoigne de la duplicité du cœur, à l’impératif de conformer son intention privée à la compréhension commune que ses paroles génèrent conventionnellement, pour garantir la sécurité juridique des contrats et ne jamais pouvoir jouer (intentionnellement ou pas d’ailleurs) sur le sens des mots. Comme le souligne I. Rosier, « l’intention morale portant sur la fin visée par l’acte se trouve reléguée derrière l’intention concernant la décision d’énoncer certaines paroles (intentio dicendi ou enuntiandi), qui est aussi, pour un locuteur averti des règles du langage, une intention d’utiliser les mots dans le sens qu’ils ont en vertu de l’institution (intentio verbi). Cette double intention conduit à insister sur la responsabilité du locuteur, qui se trouve engagée par le choix et l’énonciation de paroles chargées, par la convention et l’usage, d’une signification déterminée »36. Cette controverse est capitale pour l’Église – et pour le droit canon également – parce qu’elle détermine l’efficacité du serment et la limite qu’il faut reconnaître à l’engagement qui y est pris : s’engage-t-on en vertu de l’intention qui nous animait en prononçant un discours, comme le voulait Augustin, ou en vertu de ce que l’on peut entendre conventionnellement dans le discours tenu, comme le droit l’exige ? Quand il y a manifestement un écart entre l’intention de celui qui jure (intentio jurantis) et celle que reçoit le destinataire du serment (intentio recipientis), quelle est l’obligation contractée37 ? C’est le problème du serment fictif que l’Église, à la suite de Bonaventure, a tranché comme suit : celui qui fait un serment en ayant une intention contraire à ce qu’il énonce a bien l’intention de prononcer des paroles qui ont un statut
36 I. Rosier, « Les développements médiévaux de la théorie augustinienne du mensonge », Hermès : cognition, communication, politique, vol 15, Argumentation et rhétorique (I), Paris, CNRS éditions, 1995, p. 100. 37 Cf. Bonaventure Sent. III, d. 39, a. III, q. 1, p. 874-875 sq. I. Rosier ajoute : « Alexandre de Halès pense que c’est celui des deux sens qui correspond à l’intention propre du jurans qui l’engage (Summa II, p. 490, n. 325, solutio), Albert le Grand juge que le serment doit être pris dans le sens où le jurans croyait que le recipiens l’entendrait, ou si c’est impossible, s’en remettre à l’arbitrage des boni viri qui décident quelle est l’acception la plus plausible (Sent. D. 39, a.8, p. 414) et c’est cette dernière position seule que recommande Bonaventure (ibid.). Mais si, précise Thomas d’Aquin, le jurans a volontairement choisi une expression ambiguë, c’est alors le sens tel que le prend le recipiens qui engage le locuteur (Summa theol. II-II, q. 89, a. 7, ad. 4). Quand enfin le jurans comme le recipiens s’avèrent être de mauvaise foi, c’est à nouveau les boni viri qui, selon Alexandre, doivent trancher, et Dieu sondera chaque cœur pour y débusquer la duplicité (ST II, p. 490, n. 325, solutio : cf. Gratien, decretum, c. XXII, q. v, c. xiii, p. 886). Un consensus sur le sens des paroles prononcées doit nécessairement s’établir » in I. Rosier, ibid., p. 97-98.
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d’obligation38. S’il les profère de manière volontaire et sait bien ce qu’il dit, c’est cette intention qui l’engage devant les hommes. Mais Dieu, qui juge selon le secret des consciences, ne considère le locuteur obligé que s’il a voulu l’être. Reste que, dans ce cas, il le juge coupable de mensonge et même de parjure.
1. Conceptions de la vérité Il existe chez Augustin comme dans la pensée commune du mensonge en Occident une ambiguïté manifeste dans l’opposition du mensonge à la sincérité, ambiguïté supplémentaire par rapport à celle qui habite la notion même de sincérité conçue tantôt comme adéquation entre parole et pensée, tantôt comme unité de cœur. Si Augustin prend la peine de distinguer le mensonge de l’erreur, et ainsi de le séparer de la problématique du vrai et du faux, comment et pourquoi s’est noué le lien entre condamnation du mensonge et défense de la doctrine de la vérité ? Notre hypothèse, c’est que c’est précisément la conception augustinienne de la vérité, en rupture complète avec la conception traditionnelle des Grecs puisqu’elle lui permet de qualifier prioritairement une doctrine religieuse plutôt que philosophique, qui le conduit à distinguer entre tromper autrui et se tromper soi, à distinguer en somme entre mensonge et erreur. La conception augustinienne de la vérité emporte parallèlement la nécessité pour la « vera religio » de condamner l’intention mensongère. Le chapitre qui vient est destiné à examiner les raisons et enjeux de cette ambiguïté autour des liens de la vérité et du mensonge. Ici encore, il faut s’ouvrir à la considération du fait que les ambiguïtés traversant notre propre conception de la sincérité et du mensonge ont des raisons concrètes et stratégiques : en l’occurrence, les enjeux théologiques de la définition de la vérité au moment où le christianisme devient religion d’État. Augustin écrit un opuscule qui porte un titre unique dans la Patristique latine, le De vera religione ; ce titre est complètement étranger à la Patristique grecque, qui n’avait pas pu enfanter un concept si contradictoire à la pensée grecque classique. Cette notion de « vraie religion » est en réalité le fruit du débat d’Augustin avec les manichéens. Ceux-ci initient au IIIe siècle une véritable histoire comparée des religions dans une perspective essentiellement critique, c’est-à-dire en en dénonçant les dérives (cf. Contra Faustum, XVIII, 3). Les manichéens soulignent aussi que le christianisme n’arrive pas à se distinguer des autres religions ; ils présentent alors tout naturellement leur propre religion
38
I. Rosier, ibid., p. 92.
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comme supérieure à toutes les autres parce que plus rationnelle. Pour un Augustin manichéen pendant neuf ans, c’est-à-dire toute sa jeunesse, le débat entre manichéisme et christianisme s’est tout naturellement posé en termes de supériorité d’une religion par rapport aux autres ; il fallait simplement trouver un critère de supériorité qui tranchât avec celui très classique des manichéens, à savoir la raison. Ce sera la vérité, mais conçue singulièrement, dans une cosmologie qui rompt avec celle des Grecs. Dans la pensée grecque, depuis Platon et encore chez les stoïciens contemporains de Varron et Cicéron, on considère en effet que l’Univers est traversé par un logos créateur et ordonnateur. Le démiurge de Platon ou le Dieu unique de Xénophon sont soumis aux lois de ce logos et ne peuvent créer qu’un kosmos, c’est-à-dire un univers harmonieux. C’est en tant que créature raisonnable que l’homme peut comprendre le monde et les dieux, eux aussi soumis à l’ordre universel de la raison. Nul ne lui est besoin de connaître la volonté du créateur. Si l’ordre de la nature ou la volonté d’un démiurge sont purement rationnels, et donc prévisibles, l’activité intellectuelle de l’homme garantit sa morale. C’est d’ailleurs pourquoi aucune action ne peut être moralement mauvaise qui résulte d’une connaissance, et aucune ne peut être justifiée rationnellement qui soit immorale. Il n’y a pas de modèle de vertus dans la Grèce classique qui soit forgée indépendamment du modèle épistémologique39. La cosmologie biblique est complètement différente. Pour les chrétiens, la création résulte tout entière du pouvoir et de la volonté de Dieu. À la volonté de Dieu ne répond plus, en conséquence, l’intelligence de l’homme, mais son obéissance, sa foi. Ainsi, par exemple, lorsque Yahvé ordonne à Abraham de sacrifier son fils, Abraham ne doit pas réfléchir sur le sens de ce sacrifice, il doit obéir et l’enjeu de cet ordre divin est de tester l’obéissance et donc la foi d’Abraham. L’obéissance et la foi sont désormais les seules voies du salut. Dans le gnosticisme des débuts, dans le néo-platonisme, le manichéisme et le pélagianisme, 39 C’est de ce contexte que la célèbre formule de Socrate « nul ne fait le mal volontairement » prend racine, la faute est toujours le fruit d’une erreur de jugement ; c’est un consentement arraché à l’âme sous la pression des passions. Pour être plus vertueux, il est donc utile de définir correctement l’essence des vertus, comme le fait Socrate avec la piété, le courage, la tempérance, la justice et la sagesse. Et le sage, en tant qu’il sait tout, ne peut donc pas fauter. Le philosophe, qui n’est pas un sage mais un ami de la sagesse et ne sait pas tout, peut lui aussi éviter la faute s’il reconnaît son ignorance et qu’il évite de donner du crédit à ce qu’il ne connaît pas. L’acte moral, du même coup, n’est plus seulement déterminé par la connaissance, mais aussi par la connaissance de l’ignorance. Sur ceci, cf. notre article « La confession ou la genèse de la conscience de soi comme mauvaise conscience », in Horizons philosophiques, numéro thématique : Écritures et confessions, Québec, 1999, p. 59-84.
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le retour de l’âme à Dieu était le fruit d’un rapport de l’âme à elle-même et à la vérité. L’âme possédait toujours les moyens de son propre salut : les voies de la connaissance, la gnose, la pratique de la contemplation. Augustin rompt avec ces conceptions intellectuelles de la vérité, du salut et de la morale. Selon lui, la grâce divine est la seule voie de salut pour un homme dont la volonté est entachée définitivement par le péché originel. Il a cessé de croire en se détachant des manichéens que les hommes pouvaient comprendre par leur propre raison l’ordre du monde et les plans de Dieu (il y voit maintenant un orgueil démesuré) ; la raison a donc cessé d’être le facteur décisif de la vie morale, c’est la foi qui en est le centre. Les standards de la vie morale ne sont donc plus édictés par la raison, mais par des commandements par lesquels Dieu a communiqué sa volonté aux hommes. L’homme pécheur ne peut pas comprendre ces commandements, mais seulement leur obéir humblement. La foi est l’acte d’obéissance premier par lequel le chrétien accepte le dogme chrétien. Le credo quia absurdum de Tertullien représente une polémique ouverte par les chrétiens contre la mentalité « païenne » qui en venait à supposer l’existence évidente des dieux à partir de l’ordre du monde. C’est le propre de la religion chrétienne, religion non-officielle née en marge des cultes officiels, de se fonder sur une croyance vécue comme acte de volonté. L’existence de Dieu ne s’impose plus naturellement, la foi est l’acte de l’esprit qui refuse la naturalité et suppose l’existence du non-naturel, de l’inexplicable, du non-connaissable. Et c’est précisément ce Dieu hors raison et hors expérience qui donne la vérité. L’incroyable bouleversement conceptuel induit par les chrétiens consiste à identifier à la vérité cet acte de foi qui permet à l’âme de s’abandonner à la volonté de son Dieu. La foi et la vérité sont liées en deçà de tout lien avec la raison. Le coup de force d’Augustin, et à sa suite celui de la pensée chrétienne, c’est d’avoir, par cette notion bâtarde pour un Grec de vera religio, détaché la vérité de la raison, de la connaissance et de l’exercice de la noèsis. La vérité est désormais divine et mystérieuse. La vérité est Dieu. Et la relation à ce Dieu n’est pas une relation de compréhension, dans le partage d’une rationalité commune ; c’est une relation tissée d’amour, d’humilité et d’obéissance. La vérité est l’objet d’une croyance comme le soutient l’Enchiridion, mais ce qui fait que cette croyance est vraie, ce n’est pas sa rationalité, ni même la façon dont elle aurait été confortée par une épreuve dialectique, par le sens commun, c’est l’objet même de sa foi : le Dieu verus. Cette vérité nous est accessible par un rapport d’intériorité, parce qu’elle siège dans notre cœur. Le De Magistro y insiste :
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« Au sujet de toutes les réalités dont nous avons l’intelligence, ce n’est pas une parole qui résonne au dehors, c’est la Vérité qui préside intérieurement à l’esprit lui-même que nous consultons, avertis peut-être par les mots pour la consulter. Or, celui que nous consultons est celui qui enseigne, le Christ, dont il est dit qu’il habite dans l’homme intérieur, c’est-à-dire la sagesse de Dieu immuable et éternelle ; c’est elle que consulte toute âme raisonnable ; mais elle ne s’ouvre à chacun que selon sa capacité, en raison de sa volonté bonne ou mauvaise » (De Magistro, II, XI, 38).
Ce texte contribue à disqualifier la parole que s’échangent les hommes en tant que vecteur de la vérité ou de cheminement vers elle. Rompant avec la confiance dans le lien entre langage et vérité dont témoigne le logos étumos platonicien, Augustin relève la secondarité de la langue sur l’expérience du monde et des mots par rapport aux choses. Ainsi, je sais ce qu’est une tête avant de savoir ce qu’est le mot « tête » et c’est seulement à la condition que j’aie établi une corrélation entre la réalité préalablement identifiée et le mot utilisé de façon répétée pour désigner cette réalité, que j’apprends que « tête » est le signe pour la chose désignée. Tout discours est inessentiel dans le rapport à la vérité : quand on parle, dit Augustin, ou bien l’auditeur ignore si c’est vrai et il doute ou conjecture, ou bien il n’ignore pas que c’est faux et il nie, ou bien il sait que c’est vrai et il confirme ; mais jamais il n’apprend. La parole ne guide plus l’anamnèse, comme chez Platon. Et notre accès à la vérité n’est plus lié à notre capacité de nous ressouvenir, mais à notre volonté comme le souligne le passage du De Magistro qui vient d’être cité. De ce point de vue d’ailleurs, Descartes paraît être l’héritier de la philosophie augustinienne dans la mesure où il attribue les fautes de l’âme et les erreurs de l’entendement à la volonté40. Dans la perspective cartésienne, l’erreur et la faute morale ont en effet une source commune, le libre arbitre : « Si je m’abstiens de donner mon jugement sur une chose, lorsque je ne la conçois pas avec assez de clarté et de distinction, il est évident que j’en use fort bien (clarum est me recte agere), et que je ne suis point trompé. Mais si je me détermine à la nier, ou assurer, alors je ne me sers plus comme je dois de mon libre arbitre » (Méditations métaphysique, Vrin, p. 59).
Ce qui intéresse Descartes, ce n’est plus tant la faute morale que l’erreur. De sorte que si la volonté est bien au cœur de notre rapport délicat à la vérité selon Descartes, ce n’est pas au nom du manque de véracité des hommes qui disent autre
40
Cf. supra, p. 48-49.
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chose que ce qu’ils pensent, mais au nom des rapports de l’entendement à la volonté qui les conduisent à donner du crédit à ce que la raison n’a pas conçu en toute clarté. De la même façon, lorsque Kant considère que nous ne pouvons espérer atteindre la vérité, qui est la fin de notre activité théorétique, que dans la mesure où nous obéissons à l’impératif moral, il lie la connaissance et la volonté et se place donc dans le sillage de Descartes. Simplement, dans la lignée d’Augustin, Kant ne considère pas que suffise le geste tout stoïcien de suspension de l’adhésion lié à un contrôle de la conviction. Il faut y ajouter l’impératif moral de ne pas mentir. On peut distinguer, chez Kant, deux registres distincts pour assurer un fonctionnement de la volonté qui n’empêche pas la connaissance : le registre épistémologique où est requis le contrôle de la conviction et le registre moral où est requis de toujours dire vrai. Là où il n’y a pas d’enjeux moraux, le premier exercice de la volonté devrait suffire à baliser le chemin de la connaissance et l’« impureté » de l’homme faisant échouer cet exercice critique, c’est de se dispenser du labeur rationnel utile au contrôle des convictions. Par contre, comme le souligne A.-M. Guillaume, « là où l’intérêt pratique est en jeu, là où sont posées théoriquement “les graves questions de Dieu, l’immortalité (de l’âme) et de la liberté” (Critique de la raison pratique, Vrin, p. 513), l’impureté, qui nous fait affirmer comme “savoir” ce qui n’est que “conviction pratique”, prend couleur de faute morale : elle devient ruse, dissimulation et tromperie, car on y utilise des “apparences de raison” là où il faudrait avouer “le manque de certitude spéculative et apodictique” (ibid.) »41. Le mensonge se distinguerait donc de l’erreur aux yeux de Kant en fonction de l’intérêt pratique de la vérité de sorte qu’on ment toujours par intérêt tandis qu’on se trompe par paresse. Dans le De Magistro, le lien entre la volonté et la vérité n’est pas expliqué, investigué ou démontré mais justifié à la façon d’un dogme, par une référence à la Bible : « Si vous n’avez pas la foi, vous n’aurez pas l’intelligence (Is., 7, 9) » (De Magistro, I, XI, 37). Comme nous l’avons déjà suggéré, ce lien entre vérité et volonté est en réalité ce qui sous-tend la logique de la conversion exposée dans les Confessions. Ce qui unifie le cœur dans la conversion, c’est en effet ce qui lui donne accès à sa vérité intérieure : l’abandon de toute volonté propre pour laisser Dieu vouloir à notre place. Et cet abandon est le terme d’un effort de la volonté ellemême. Augustin découvre en effet que le degré de certitude n’est pas la seule chose
41 A.-M. Guillaume, Mal, Mensonge et mauvaise foi. Une lecture de Kant, Presses universitaires de Namur, 1995, p. 429.
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qui assure une connaissance, mais aussi sa stabilité : « Je ne désirais pas être plus certain de toi, dit-il à Dieu juste avant sa conversion, mais plus stable en toi » (Conf., VIII, I, 1). Et c’est précisément la conversion qui donne la stabilité ; la conversion est un abandon de la volonté propre qui est à la fois changeante dans le temps et toujours divisée parce qu’elle se commande à elle-même. La délibération montre bien cette dualité des volontés dans le débat intérieur. Les volontés sont toujours multiples « jusqu’au choix d’un seul objet sur lequel se porte la volonté devenue totale et une, elle divisée naguère en plusieurs » (Conf., VIII, X, 24). Il faut donc travailler la foi qui est une disposition de la volonté pour qu’elle n’ait plus qu’un seul objet et qu’elle se hisse à la hauteur de son objet un et indivisible. Elle doit être aussi absolue que possible et inconditionnelle. Ainsi, si Augustin a appris des académiciens qu’un travail sur la conviction était possible, il préconise cependant le mouvement inverse de renforcement de l’adhésion au Dieu vérace. Ce qui renforce la conviction, ce n’est donc pas l’homologie des discours que chacun des interlocuteurs tient sur ce qu’il croit vrai, mais la force de la volonté qui s’emploie à ne croire qu’en Dieu. La vérité se dévoile à la volonté bonne se soumettant entièrement à elle. Elle progresse à mesure que progresse la conviction portant sur l’existence du seul Dieu véritable. Un passage du De Mendacio évoque les conditions d’exercice de ce renforcement de la foi par la vertu de charité en soulignant que c’est la chasteté de l’âme qui est la condition de l’intégration de la vérité de la doctrine. La chasteté, c’est la charitas ; autrement dit, une forme d’amour qui est aussi la forme totale et pleine de la volonté. Ce qui nous permet donc d’atteindre la vérité, ce n’est pas la raison, mais l’amour : c’est en n’aimant que ce que la doctrine nous enseigne que l’on s’ouvre les voies du salut et de la vérité. Le texte définit les conditions de cette culture intérieure de la chasteté : « Il faut, dans cette chasteté, garder ce qui a trait à l’amour du prochain : la probité (innocentia) et la bienveillance (benevolentia), et ce qui a trait à Dieu : la piété. […] Or, la vérité de la doctrine, de la religion, de la piété, n’est violée que par le mensonge. Quant à la Vérité souveraine et fondamentale, d’où dérive cette doctrine, elle ne peut d’aucune façon, être violée. Parvenir jusqu’à elle, nous y maintenir à toute force, nous y attacher à fond, nous ne le pourrons que lorsque ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité et ce corps mortel, l’immortalité. Mais en cette vie, toute piété est un exercice par lequel nous tendons vers elle, exercice où nous sert de guide cette doctrine qui par des mots humains, et des signes de sacrements corporels, insinue en nous cette vérité » (De Mendacio, XIX, 40, trad. modifiée).
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Le terme de « garde », qui ouvre ce passage, est important : il signifie que l’amour n’est pas un état permanent, mais un chemin qui demande une vigilance de tous les instants, un effort de la volonté. Les trois conditions de la chasteté sont donc trois manières de mobiliser son attention, son intention, sa volonté, en un mot : son amour. La charitas, c’est la vigilance qui nous lie à Dieu, à nous-mêmes et aux « prochains » qu’il nous faut aimer comme nous-mêmes. Nous nous devons à nous-mêmes l’innocence, nous devons aux autres la bienveillance et à Dieu, la piété. Une hiérarchie apparaît alors qui fait de la piété la vertu qui couronne ce cheminement vers la vérité. La piété nous donne accès à la seule vérité accessible en cette vie, la vérité de la doctrine. Elle est opposée au mensonge, qui coupe cet accès. Cette triple qualité pour atteindre la vérité et le salut résonne avec la triple condition de franchise, bienveillance et savoir à l’épreuve de la qualité de l’âme chez Platon et de son lien avec la vérité. La divergence fondamentale ne réside pas dans les moyens, puisqu’innocence et franchise définissent une même simplicité de l’âme et que la bienveillance est requise dans les deux cas parce qu’elle définit une qualité de rapport à l’autre, la divergence porte sur le moyen ultime (épistèmè ou pietas) et le terme, la vérité, défini différemment. La vérité est le terme d’une épreuve dialectique testant l’homologie véritable des discours pour Platon alors qu’elle est le terme d’un effort de stimulation de l’amour rendu possible par la piété chez Augustin. Comment dire plus fortement qu’il n’y a pas de pieux mensonge ! Ce lien nouveau qu’établit Augustin entre charité et vérité laisse soupçonner que la véritable communication des âmes entre elles ou avec Dieu n’est pas rationnelle mais amoureuse : elle passe par la voie de l’affection et de la sympathie davantage que par l’accord rationnel des discours. Augustin souligne finalement que l’accord véritable n’est pas de bouche – on pourrait dire pour être plus parlant « du bout des lèvres » – mais de cœur. Comme le dit Jankélévitch, « il faut quitter l’espoir que les hommes se retrouveront automatiquement d’accord, une fois fixée leur terminologie et muselés les brouillons, par une sorte d’osmose superficielle. Le langage n’est pas seulement la cause des brouilles factices : il favorise bien plutôt un accord spécieux qui nous voilera, jusqu’au jour du drame, notre mésentente profonde »42 . Si la vérité était une pure affaire d’intelligence, il suffirait que s’éclaircissent les confusions, se dévoilent les contradictions et se
42
Jankélévitch, op. cit., p. 96.
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lèvent les ignorances pour que nous nous connaissions pleinement et que la langue dévoile entièrement la pensée. Mais la connaissance est aussi affaire de reconnaissance ; et il arrive souvent que l’évidence rétablie ne décourage pas plus le doute que la preuve ne suffit pas à emporter la conviction. La compréhension d’un message tient aussi aux sentiments qui animent le récepteur de ce message. Autrement dit, l’homologie véritable n’est pas celle des discours mais celle de la foi. Mettant le cœur au centre de la connaissance en vérité, et l’amour au centre de l’accord véritable, Augustin découvre le volontarisme et la force de la conviction à la source à la fois de tout savoir et de toute communication. Pour comprendre le sens de la condamnation augustinienne du mensonge, et la distance conquise par rapport à la condamnation platonicienne du pseudos sophistique, ce changement dans la définition du vrai est déterminant. Si la vérité est d’abord une question de foi, de piété et de conviction43, alors elle s’oppose au mensonge en tant qu’il est défini par la mauvaise foi. L’opposition du mensonge à la vérité n’a cependant plus le même sens que chez Platon : Augustin définit d’abord le mensonge par l’intention et la mauvaise foi, en le distinguant de la question de l’erreur et de la vérité ; il identifie ensuite vérité et foi ; ce qui lui permet enfin d’opposer à nouveau le mensonge à la vérité, mais à la vérité de la doctrine cette fois. Puisqu’il n’est pas au pouvoir de l’homme de dire ou de connaître la vérité, le mensonge ne peut être défini que comme une déviation volontaire par rapport à ce qu’il croit. Et puisque son accès partiel à la vérité dépend de sa volonté, cette volonté mauvaise, si elle n’a pas pour effet de priver les autres de la vérité ou dans les termes de Platon d’une épreuve de l’or, prive cependant le sujet lui-même de l’accès au vrai. C’est seulement à la suite de cette dé- et re-contruction de l’opposition traditionnelle du mensonge à la véracité qu’Augustin s’autorise à conclure que ceux qui mentent de la façon la plus condamnable, et donc aussi la plus évidente, ce sont ceux qui « trompent sur la doctrine de la vraie religion (de doctrina religionis veritatis) » (De Mendacio, XI, 18). Et que « le premier mensonge, le mensonge capital (capitale mendacium), celui qu’il faut éviter et fuir loin avant tous les autres, c’est le mensonge commis dans l’enseignement religieux ». C’est celui qu’on ne doit « permettre à aucun prix » (De Mendacio, XIV, 25).
43 Comme le montrait déjà dans l’Enchiridion et les Confessions la condamnation des savants qui oublient de rapporter ce qu’ils voient dans le monde au créateur de ce monde.
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Il faut bien mesurer l’énormité de ce qu’Augustin avance là par rapport à la doctrine classique de la vérité. Le parallèle entre les deux textes nous aide à mieux comprendre comment Augustin rompt le lien de la vérité à une recherche en commun servant à éprouver la valeur des croyances de chacun grâce au discours critique et argumenté de l’autre. Le coup de force est de détacher la vérité à la fois de la logique, c’est-à-dire de la validité d’une argumentation, et du monde, c’est-à-dire d’un donné extérieur dont il faudrait rendre compte. La vérité est liée à la volonté. Elle est une question d’éthique détachée du problème de la connaissance, tel du moins que celui-ci se pose classiquement, c’est-à-dire dans l’évaluation de la correspondance entre le discours et le monde qu’il décrit. Si la vérité est ainsi liée à la volonté, ce n’est pas au sens où elle serait l’objet d’une quête, d’un désir, comme chez Platon, mais parce qu’elle est la récompense de la foi et de la piété qui sont des actes de la volonté. Lier de cette façon la vérité à la foi et même à la bonne foi, c’est alors perdre toute attache avec l’objectivité, c’est-à-dire non seulement avec un monde extérieur dont il s’agirait de rendre compte, mais aussi avec la nécessité d’un accord des âmes bienveillantes et franches pour véri-fier les croyances inaugurales de chacun. La vérité se découvre à l’intérieur de l’âme, dans une quête intérieure similaire à celle que tracent Les Confessions, dans le plus intime et non dans le débat public et la confrontation des opinions. Ce qui justifie la condamnation sans exception de tout mensonge sous le prétexte « qu’il tue l’âme », c’est d’ailleurs bien la considération de ce commerce de soi à soi qui fonde la foi véritable : « Ignorez-vous que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Or quiconque profane ce temple, Dieu le perdra » (I Cor., III, 16, 17 cité dans le De Mendacio, XVIII, 38). Ce n’est pas en tant qu’il cache la pensée que le mensonge est opposé à la vérité, mais en tant qu’il profane le temple de l’âme qui est le lieu où il faut honorer Dieu en toute piété. D’une certaine façon, on comprend que la vérité alors n’est plus que spirituelle. Elle n’est pas dans l’adéquation d’un discours au monde, elle n’est qu’un travail de l’âme sur elle-même qui est un travail de dépouillement. Dans ce passage, il est une qualité essentielle qui conditionne l’accès à la vérité de la doctrine : la piété44. Ce qui signifie que la vérité est essentiellement donnée. Elle
44 La piété elle-même, en tant qu’elle est fondamentalement un abandon, ne peut s’accorder avec la libre franchise grecque. Comme la comprendra toute la tradition monastique, la parrhèsia témoigne d’une sorte d’orgueil et de familiarité qui répugne à l’humilité que requiert le sentiment pieux. La sincérité de l’âme simple s’oppose à la franchise de l’âme savante et orgueilleuse.
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n’est pas le terme d’une quête active, mais d’un renoncement. Elle n’est pas le fruit d’une recherche, mais d’un abandon. Le mensonge, qui corrompt cette vérité de la doctrine, s’oppose donc à la piété. Il est fiction, c’est-à-dire création.
2. Ambiguïté de la fides Si la vérité n’est atteignable que dans un abandon, elle est étrangère à cette maîtrise du maître platonicien de la République, qui pouvait mentir en envisageant comment son mensonge forgeait dans l’âme des idées vraies45. La vérité en somme ne se posséderait pas d’une façon qui permette ces calculs : de la même façon qu’il ne faut pas mentir pour éviter qu’un bandit commette un crime, sans se juger pour autant complice de ce crime qu’on aurait pu empêcher par un mensonge, on ne peut pas mentir en vue d’amener un bien futur. C’est que le ministère de la foi a besoin d’une crédibilité sans faille et qui ne peut être limitée ni par des objectifs jugés supérieurs à la crédibilité elle-même, ni par des champs où on jugerait que le mensonge est permis, comme celui de la guerre ou de l’évangélisation : « Il faut écarter radicalement tout mensonge de l’enseignement religieux et des exposés qui s’y rattachent, quand on professe ou qu’on l’apprend. On ne saurait, en aucune manière, trouver la moindre raison qui justifie le mensonge en cette matière. Il ne faut même pas mentir sur cette doctrine pour y amener plus facilement quelqu’un. Car une fois le prestige de la vérité brisé ou légèrement amoindri, tout redevient douteux. On ne peut tenir les choses pour certaines qu’à la condition de les croire vraies » (De Mendacio, X, 17). « La doctrine du salut, en effet, est constituée, partie par des vérités à croire, partie par des vérités à comprendre. Or, on ne peut arriver à comprendre les secondes que si on croit aux premières. Mais quelle confiance avoir en celui qui estime qu’on peut quelquefois mentir ? Ne ment-il pas, par hasard, en enseignant les vérités de la foi ? Comment savoir quand il pense avoir un motif de mentir pour rendre service à son prochain, de le terrifier par un faux récit et de le détourner d’un plaisir coupable, s’il n’use pas de la même tromperie dans l’enseignement des vérités spirituelles ? Admettre et approuver cette méthode de conversion, c’est ruiner toute l’économie de la foi » (De Mendacio, VIII, 11).
45 Quoiqu’Augustin n’est pas à une contradiction près. La distinction entre la bouche du cœur et celle du corps le conduit à estimer que le mensonge de l’âme est plus grave que celui de la bouche du corps. Ceci qui rejoint l’affirmation paradoxale du De Mendacio selon laquelle « il faut certes dire toujours la vérité, mais pas toujours de la bouche du corps, si un motif d’éviter un plus grand mal exige qu’on exprime par la voix autre chose que ce qu’on a dans l’esprit » (De Mendacio, XIV, 31).
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Si la vérité est une question de foi, et que le mensonge brise la confiance, il ne faut jamais mentir parce qu’en compromettant la crédibilité des pasteurs de Dieu, on compromet aussi l’accès des brebis à la vérité. À la suite d’Augustin, le théologien Jean Gerson affirmera au xive siècle que la doctrine grecque du mensonge légitime, si elle était admise, ferait chanceler l’autorité de l’Écriture sainte46. Ce texte dénote un rapport nouveau entre la croyance et la vérité, comme entre la volonté et la croyance. Chez Platon, les croyances qui ont pour objet la vérité ou sont soumises à une norme de vérité ne peuvent pas, sans incohérence, se modifier à volonté. On ne croit pas ce qu’on veut et on ne change pas de croyance comme de chemise ou de désir ! Le fait que les croyances ne sauraient être adoptées ou changées à volonté est capital pour les relations de la croyance à la vérité. Tout le chemin vers la vérité est de s’assurer qu’une croyance est bien une croyance et non un désir, c’est-à-dire qu’une conviction est bien quelque chose qu’on pense vrai et non qu’on aimerait penser tel. Comme le souligne B. Williams, « la tendance à prendre ses désirs pour des réalités est très profonde et n’offre pas grand mystère : entre le fait qu’on se plaît à penser P, le fait qu’il est agréable de penser que P et le fait de penser que P, la distance psychologique est facile à franchir. La question intéressante porte sur les règles et les structures qui s’imposent si l’on veut bloquer ce processus »47. Le jeu dialectique visant à tester une croyance, par la réfutation d’abord, puis par l’épreuve de son homologie avec la croyance d’un pair, pour finir par s’immobiliser dans une vérité admise par les partenaires de la joute dialectique, est bien une technique de discrimination entre ce qui plaît et ce qui est vrai. La métaphore médicale récurrente chez Platon est d’ailleurs destinée à séparer ce qu’on fait par plaisir et ce qu’il est utile de faire pour se soigner. En somme, prendre soin de soi serait une manière de séparer ce qu’on se plaît à penser de ce qu’on pense vraiment et qu’il est juste de penser. La franchise comme technique d’éducation au souci de soi ne serait rien d’autre que le bistouri opérant cette scission. Il serait intéressant de comparer aux fonctions de la dialectique platonicienne, fondée sur la franchise, la bienveillance et le savoir des interlocuteurs, les fonctions du travail de conversion de la volonté décrit dans les Confessions et destiné à accroître la foi et à amoindrir les doutes pour basculer vers la vérité. Si 46 Cité par R. de Mattei, « Il problema delle liceità del mendacio », in Dal premachiavellismo all’antimachiavellismo, Florence, 1969, p. 22. 47 Williams, Vérité et véracité, op. cit., p. 105.
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la croyance est pour Augustin une affaire de volonté, il est normal qu’elle change constamment, non au gré des informations et précisions reçues, mais des désirs et des craintes ; normal aussi, dès lors, qu’il faille pour s’assurer d’atteindre la vérité, se forcer à vouloir, c’est-à-dire à renoncer à son vouloir pour laisser Dieu vouloir en nous. L’itinéraire moral de la conversion montre ce paradoxe par lequel il faut renoncer à vouloir pour croire vraiment, alors même que la croyance est une opération de la volonté. La sincérité est à la fois la disposition d’âme utile à opérer cette conversion et son résultat : d’abord disposition de l’âme qui avoue ses fautes loyalement à Dieu et aux hommes, elle permet ainsi de renoncer à soi-même et de retrouver l’unité de son âme, qui constitue une nouvelle forme de sincérité, supérieure à la première. Il faut s’arrêter un instant sur le sens et les enjeux de l’identification chrétienne de la croyance à la volonté. Car il faut éclairer une sens de la fidès sur laquelle liée à l’équivoque du sens de la fides, ambiguïté sur laquelle Augustin joue dans ses traités sur le mensonge. Il est bien question d’abord de cette « foi » que l’on peut avoir en celui qui tient ses promesses et qui ne ment pas, cette foi dans la qualité de crédibilité de quelqu’un. Et en même temps, c’est en tant que fidèles de Dieu que les chrétiens ont à dire la vérité, c’est en tant que croyants qu’ils doivent se refuser à mentir parce que les vérités de la doctrine chrétienne sont des vérités « à croire » : ils doivent être en somme des croyants crédibles. Les conditions de la crédibilité de quelqu’un (à savoir toujours dire ce que l’on pense) sont identifiées par Augustin aux conditions de la crédibilité du message chrétien : soyez crédibles et votre message de foi le sera lui aussi. Ce qui se communique ainsi ce n’est pas la qualité de rationalité d’un argument, c’est la force de la conviction. Et ce qu’une telle conception de la crédibilité implique, c’est la manifestation de la conviction, autrement dit : la profession de foi. Cette notion de fides est abordée dans un passage conclusif du De Mendacio qui pourrait être perçu et analysé comme le correspondant de celui évoquant l’épreuve de l’or dans le Gorgias de Platon : « Si quelqu’un se proposait d’aimer la vérité non seulement celle que l’on contemple mais encore celle que l’on exprime, je ne sais si quiconque pourrait raisonnablement dire de lui qu’il se trompe […]. Car il aimerait la foi parfaite, celle qui consiste, d’une part, à croire sincèrement les vérités que lui enseigne une autorité supérieure et digne de confiance, d’autre part à énoncer loyalement ce qu’il juge vrai et qu’il dit. Car fides, foi, a tiré en latin son nom de celui qui fait, facit, ce qu’il dit » (De Mendacio, XX, 41, traduction légèrement modifiée).
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Il faut énoncer loyalement ce qu’on croit sincèrement. Derrière cette double sincérité, on retrouve encore la distinction entre la bouche du corps et la bouche de l’âme. Cette distinction vient en réalité d’une distinction entre profession de foi et croyance proposée par Paul dans son Épître aux Romains : « La parole est tout près de toi, sur tes lèvres et dans ton cœur, entends : la parole de la foi que nous prêchons. En effet, si tu professes (homologeseis) par tes lèvres que Jésus est seigneur et si tu crois (pisteuseis) en ton cœur que Dieu l’a ressuscité des mots, tu seras sauvé » (Paul, Ép. aux Rom., 10, 6-10).
Cette distinction entre l’homologèse ou exomologèse de la bouche du corps et la pistis du cœur, entre la croyance intime et sa manifestation recoupe celle entre tromper et se tromper ; le texte de Paul semble ainsi faire passer l’erreur avant le mensonge du point de vue de la gravité de la faute, au sens où mentir avec la bouche de son cœur serait se tromper et mentir avec la bouche de son corps, dire autre chose que ce qu’on pense. Or, selon Augustin, la manifestation de la pensée est aussi importante que cette pensée elle-même. L’évêque d’Hippone se reporte cette fois à l’exemple de Pierre reniant le Christ pour souligner l’importance du mensonge de la bouche : « Qui serait assez insensé pour croire que l’Apôtre Pierre pensait dans son cœur ce qu’il dit par sa bouche, quand il renia le Christ ? Au cours même de son reniement, il gardait au-dedans la vérité pendant qu’il proférait au dehors le mensonge. Pourquoi donc noya-t-il de ses larmes ce reniement verbal, si la foi de son cœur suffisait à son salut ? » (Contra Mendacium, VI, 13).
Ce qui en jeu ici, c’est la force performative de la profession de foi, le pouvoir véritatif de la parole qui est constitutif de l’acte de foi : il n’y a pas de foi en dehors de son exomologèse48, c’est-à-dire de sa manifestation physique et vocale, de sa proclamation extérieure et sonore. G. Agamben propose, dans son archéologie du serment comme proclamation d’une pistis, une interprétation intéressante de cette nécessité de l’exomologèse chrétienne :
48 Le mot est ainsi défini par Foucault dans des termes qui contribuent à souligner son aspect performatif : « Il désigne un acte destiné à manifester à la fois une vérité et l’adhésion du sujet à cette vérité ; faire l’exomologèse de sa croyance, ce n’est pas simplement affirmer ce qu’on croit, mais affirmer le fait de cette croyance ; c’est faire de l’acte d’affirmation un objet d’affirmation, et donc l’authentifier soit pour soi-même, soit devant les autres. L’exomologèse est une affirmation emphatique, dont l’emphase porte avant tout sur le fait que le sujet se lie lui-même à cette affirmation, et en accepte les conséquences » (« Du gouvernement des vivants », Annuaire du Collège de France, 80 e année, Histoire des systèmes de pensée, réédité dans Dits et écrits, t. IV (1980-1988), Paris, Gallimard, « NRF », 1994, p. 126).
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« Les religions monothéistes, et au premier chef le christianisme, héritent du serment la centralité de la foi dans la parole comme contenu essentiel de l’expérience religieuse. Le christianisme est, au sens propre du terme, une religion et une divinisation du Logos »49.
Le logos de Dieu est créateur et celui de l’homme est à son image : performatif. Il n’est pas fait pour décrire puisque l’on n’enseigne pas en parlant, mais pour manifester la croyance intime et pour lier l’homme à sa propre parole. La condamnation du mensonge doit donc bien être radicale, non pour sauver la vérité du constat et l’adéquation entre ce qui est dit et ce qui est, mais pour endiguer la rupture possible entre le langage et la pensée et l’impossibilité qu’elle impliquerait d’attester de soi-même. Il fait partie des fonctions essentielles du droit et de la religion de river, par des interdictions, des malédictions et des anathèmes, le sujet parlant à son serment ou à sa profession de foi. Cette dimension performative de la parole qui lie le sujet à ce qu’il dit est manifeste dans la définition de la fides proposée dans le texte du De Mendacio, XX, 41 cité plus tôt. La fides, ce n’est pas que la qualité de crédibilité de celui qui ne ment pas, c’est aussi la crédibilité de celui qui fait ce qu’il a dit. La leçon de l’étymologie qu’Augustin emprunte au De Officiis de Cicéron, est en effet celle-là : « Le fondement de la justice, c’est la bonne foi ( fides), c’est-à-dire la fidélité et la sincérité dans les paroles et dans les engagements pris (id est dictorum conventorumque constantia et veritas). Aussi, bien que cela doive paraître sans doute assez difficile à certains, osons cependant imiter les stoïciens, qui recherchent avec soin l’origine des mots, et croyons que la bonne foi, fides, a été ainsi appelée à cause de l’expression : que soit fait, fiat, ce qui a été dit, dictum » (De Officiis, I, VII, 23).
La foi est donc aussi la correspondance entre le langage et les actions. Si le mensonge se définit comme la rupture d’une correspondance entre parole et acte, on comprend mieux pourquoi la controverse sur le mensonge s’est en effet ouverte sur le conflit entre Paul et Pierre, ayant chacun manifesté précisément un écart entre leurs discours et leurs actes. La fides est le fondement positif de la confiance là où le mensonge en était la condition d’impossibilité : on se fie certes à celui qui jamais ne nous a abusés, mais aussi à celui qui fait ce qu’il dit.
49 G. Agamben, Le Sacrement du langage. Archéologie du serment, trad. J. Gayraud, Paris, Vrin, 2009, p. 102.
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Il faut être attentif aux implications politiques de cette fides dans la mesure où Cicéron définit cette notion dans un passage du De Officiis où il examine le rôle de la justice et du droit. La fonction de la fidès, dit-il, est de maintenir « le lien social entre les hommes et, pour ainsi dire, la communauté de vie » (I, VII, 20). La fides est ainsi le fondement discursif de la justice, comme le serment est le sacrement du pouvoir politique et comme la profession de foi est le fondement de la religion chrétienne. Il faut noter par parenthèse que la version machiavélienne du mensonge non plus « noble » mais toujours et fondamentalement « utile » rompt explicitement avec la conception augustinienne de la fides, et par là même aussi avec la conception cicéronienne des liens entre justice et foi. Machiavel considère en effet que le pouvoir n’est pas plus lié à la fidélité qu’il n’est lié à la justice. La justification de l’usage de la tromperie se trouve en effet exposée dans le chapitre XVIII du Prince intitulé « Comment les Princes doivent garder leur foi ( fides) ». L’intitulé montre que la controverse que Machiavel entame sur le mensonge se fait avec ces auteurs-là, qu’il connaît fort bien. Dans un passage cité par le contemporain (et adversaire) de Machiavel, Giovanni Botero, Cicéron affirmait que : « …si certains pensent pouvoir obtenir une gloire durable par la simulation et un vain étalage, par la feinte non seulement dans les propos, mais aussi dans le visage, ils se trompent lourdement. Car rien de simulé ne peut être de longue durée » (De Officiis, II, 43).
Or, Machiavel conteste précisément la durabilité d’un gouvernement fondé sur la seule fides : « Chacun entend assez qu’il est fort louable à un Prince de maintenir sa foi et de vivre en intégrité, non pas avec ruses et tromperies. Néanmoins on voit par l’expérience de notre temps que ces Princes se sont faits grands qui n’ont pas tenu grand compte de leur foi, et qui ont su par ruse circonvenir l’esprit des hommes, et à la fin ils ont surpassé ceux qui se sont fondés sur la loyauté. Il faut donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une par les lois, l’autre par la force : la première est propre aux hommes, la seconde propre aux bêtes ; mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde. Ce pourquoi est nécessaire au Prince de savoir bien pratiquer la bête et l’homme […]. Ce qui ne signifie autre chose, d’avoir ainsi pour gouverneur une demi bête et demi homme, sinon qu’il faut qu’un Prince sache user de l’une ou l’autre nature, et que l’une sans l’autre n’est pas durable » (Le Prince, § XVIII).
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On gouverne soit par la loi, fondée sur le contrat et donc sur la foi, soit par la force. Et cette force peut être la force brutale symbolisée par le lion ou la force rusée symbolisée par le renard : « Il faut donc être renard pour connaître les filets, et lion pour faire peur aux loups » dit Machiavel. Et, de même qu’il a critiqué le manque de réalisme des gouvernants qui tiennent à rester toujours intègres et fidèles à leur parole, de même critique-t-il l’aveuglement de ceux qui s’appuient sur la seule brutalité : « Ceux qui simplement veulent faire les lions, ils n’y entendent rien ». Au bout du compte, ce qui fonde la constance et la durabilité du pouvoir, c’est la capacité du Prince de paraître fidèle sans l’être toujours. Car garder sa foi quand la situation ne s’y prête plus et que les causes qui l’ont induit à promettre sont éteintes n’a pas de sens toujours en raison de la nature même des hommes. Autrement dit, la fides n’est plus comme chez Augustin le moyen humain de combattre le péché et la finitude humaine puisque la méchanceté naturelle des hommes fait de celui qui tient à rester fidèle une sorte de religieux qui s’en tient à ce qu’il souhaite plutôt qu’un prudent qui s’en tient à ce qui est. Machiavel dénonce ainsi la bêtise de la droiture en identifiant la fidélité à sa parole à une forme pitoyable et religieuse d’intégrité50. Ce qu’il montre ainsi à voir, c’est encore le divorce de la religion et de l’État : « Il faut aussi noter qu’un Prince, surtout quand il est nouveau, ne peut bonnement observer toutes ces conditions par lesquelles on est estimé homme de bien ; car il est souvent contraint pour maintenir ses États, d’agir contre sa parole, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Ce pourquoi il faut qu’il ait l’entendement prêt à tourner selon ce que les vents de fortune et variations des choses lui commandent, et, comme je l’ai déjà dit, qu’il ne s’éloigne pas du bien, s’il peut, mais sache entrer en mal s’il y a nécessité » (ibid., trad. modifiée).
50 On trouve dans le traité de L’Autorité politique de Spinoza un raisonnement similaire. Critiquant les théories morales ou politiques qui font « l’éloge d’une nature humaine fictive, pour accuser d’autant plus impitoyablement celle qui existe en fait » (chap. 1, § 1, Pléiade, p. 918), Spinoza consacre un chapitre entier (chap. 12) à reconnaître la légitimité du fait de se dédire : « Admettons que quelqu’un ait donné sa parole, verbalement, d’accomplir telle ou telle action, dont, du point de vue de l’exercice de son droit personnel, il pourrait s’abstenir. Ou au contraire qu’il ait donné sa parole de s’abstenir d’une action, qu’il pourrait accomplir. Cette parole reste valide seulement, tant que la volonté de celui qui s’engageait ne change pas. En vérité, du fait qu’il détient la puissance de reprendre sa parole, il n’a nullement aliéné son droit, mais n’a engagé que des mots. Par conséquent, il suffit que cet homme, demeuré en vertu du droit de nature seul arbitre de ses actions, considère la parole donnée comme plus désavantageuse qu’avantageuse. Peu importe que cette appréciation soit ou non erronée, car l’être humain est faillible. Néanmoins, si, quant à lui, il estime que sa parole doit être reprise, il la reprendra d’un plein droit de nature » (ibid., § 12, p. 928).
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Gouverner pour Machiavel, nous l’avions vu, n’est plus l’art politique de diriger une cité selon la justice et la raison, c’est l’art d’accéder au pouvoir et de s’y maintenir par tous les moyens. Cette rupture entre politique et éthique prend donc les habits du mensonge qui sont aussi tels les linceuls de l’éthique stoïcienne et chrétienne de la transparence. Le problème de ce goût moral de la transparence, c’est selon Machiavel qu’il anesthésie la capacité de saisir les temps qui passent en instruisant contre le mouvement changeant de la fortune la promesse de tenir parole quoi qu’il se passe. Il ne convient pas à la prudence exigée par la labilité des circonstances de fixer par avance ses actions dans une parole donnée. La fides correspond en effet à un serment, c’est-à-dire une parole qui engage celui qui le prête à une correspondance, qui peut exister d’une part entre ce qu’il pense et ce qu’il dit (c’est le serment décisoire par lequel on atteste de la véracité d’une assertion), mais qui est essentiellement, comme le signalent ces jeux sur l’étymologie, une correspondance entre ce que quelqu’un dit et ce qu’il fera pour rendre vrai son discours (c’est le serment promissoire). Ce qui confirme un tel serment, c’est l’accomplissement de l’acte énoncé. Le serment est un performatif, comme toute proposition commençant par « je jure » ou « je promets », qui implique que l’acte de dire ne soit pas d’abord celui de décrire et de dénoter, mais de se lier à soi-même et aux autres dans une promesse. La vérité attachée à la fides n’est donc pas constative mais performative. Comme le dit Agamben, le performatif substitue « à la relation dénotative entre la parole et le fait une relation autoréférentielle qui, mettant hors jeu la première, se pose elle-même comme le fait décisif. Le modèle de la vérité n’est pas celui de l’adéquation entre les mots et les choses mais celui, performatif, où la parole réalise immanquablement sa signification »51. Ainsi, au nom du rôle central de la fides dans le christianisme, les chrétiens privilégient dans le langage le lien subjectif à la volonté plutôt que le lien objectif au réel : c’est par la volonté qu’on se lie à ce qu’on dit de façon à jeter un pont entre le présent de l’énonciation et le futur de la réalisation de ce qui est dit. Toute parole en vient par là à s’apparenter à une forme de serment promissoire. Ainsi, Jérôme conseille-t-il de parler peu, de peur de dire des choses que l’on regretterait :
51
G. Agamben, ibid., p. 87
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« L’Écriture veut que nous ayons toujours un frein à la bouche, de peur que ne nous échappent des paroles inconsidérées. Car tous les mensonges et jurements doivent entièrement être bannis de notre bouche ; l’amour doit tellement dominer dans notre cœur que nous donnions à toutes nos paroles la même fermeté que si c’étaient des serments » (Ép. 3, I, 1).
C’est dans la lignée de ce processus de sacralisation de la parole, qui serait de façon constante assermentée, qu’Augustin recommande à chacun « de dire pour chaque genre de choses ce qui est vrai, de n’énoncer de la bouche du corps aucune pensée qui n’ait été conçue et réfléchie dans son esprit » (De Mendacio, XX, 41). Comme Augustin, Philon d’Alexandrie regrette que « les hommes étant sans foi (apistoumenoi, dépourvus de pistis, de crédibilité, infidèles) recourent au serment pour obtenir la confiance » (Philon, De Sacrifiis, 93). Et s’ils rejettent le serment, c’est parce qu’il semble fondé sur l’idée que la parole non assermentée n’est pas capable de se garantir elle-même : « Tout serment est exclu, mais de la bouche du cœur, de sorte qu’on ne jure pas de plein gré mais contraint par la faiblesse d’un autre. En ce cas il provient soit du mal de cet autre, qu’il ne semble pas possible de persuader par ce qu’on lui dit si on n’emporte pas son adhésion par le serment, soit de notre propre mal, parce que revêtus encore de notre enveloppe mortelle, nous ne pouvons montrer notre cœur. Si nous pouvions le montrer, en effet, point ne serait besoin de serment » (De Mendacio, XVII, 37).
Le serment est lié à la faiblesse de notre condition mortelle, contre laquelle il est cependant possible de lutter par la confiance, et par ce qui rend celle-ci possible : la fides comme respect de la parole donnée et la sincérité à la fois comme simplicité de cœur et comme adéquation entre discours et pensée52 . Ce faisant, on quitte cependant la dimension performative du langage franc au sens platonicien par lequel on se lie à ce qu’on dit en tant qu’on l’affirme comme vrai. Autrement dit, on s’est éloigné de l’identification ou à tout le moins du rapprochement que propose B. Williams entre la simple affirmation non asser52 Que l’Église ait néanmoins admis et codifié le serment, légitimant ainsi son maintien et son extension signifie l’échec de la solution augustinienne, consacré en 1672 lorsque Pufendorf recueillant la tradition du droit occidental du serment admet que celui-ci fonde les accords entre les hommes et plus généralement le langage lui-même : « Avec le serment, notre langage et tous les actes qui se conçoivent au moyen du langage (sermoni concipiuntur) reçoivent un remarquable soutien ( firmamentum). Pour ceux-ci j’aurais pu traiter opportunément plus loin, dans la section où l’on traite des garanties des pactes ; cependant j’ai préféré en parler ici, parce qu’avec le serment ce ne sont pas seulement les pactes qui sont confirmés, mais aussi le simple langage (quod iure iurando non pacta solum, sed et simplex sermo soleat confirmari) » in Pufendorf, De jure naturæ et gentium, t. l, Berlin, Akademie Verlag, 1998 (1re édition 1672), p. 326.
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mentée et la promesse : « Quelqu’un qui affirme quelque chose à autrui donne à entendre à son interlocuteur […] qu’il peut s’en remettre à la vérité de ce qui a été affirmé […]. Cela rappelle un autre acte de langage auquel l’assertion pourrait se comparer, promettre »53. Et cela rappelle aussi la condition épistémique posée à l’épreuve de soi dans le Gorgias. Or, précisément, la promesse n’est pas liée à la vérité comme un constatif l’est ; elle ne doit pas décrire un état du monde pour être vraie, elle est une forme de prédiction qui peut être rendue vraie et réalisée par des actes (on ne promet pas qu’on dit vrai, comme le souligne Searle). La promesse est une garantie que l’agent donne suite et protège la communauté de l’éventualité qu’il ne passe pas à l’acte simplement parce qu’il aurait changé d’avis, risque qui paraît d’autant plus grand lorsque, comme Augustin, on identifie la croyance à une volonté (pécheresse) caractérisée précisément par sa labilité. Souhaitant que toute parole soit prononcée tel un serment, Augustin ne fait pas du serment la solution de la faiblesse de l’intelligence humaine et d’un logos anthrôpinos, mais un engagement à être ou à faire. Comprendre les enjeux et présupposés de la condamnation augustinienne du mensonge est donc utile parce qu’elle permet d’éclairer les présupposés fondamentaux de la pensée chrétienne sur la nature du langage. De lui-même, le langage en tant que convention humaine, ne tient pas ; il ne garantit aucunement le rapport des mots aux choses ; de sorte que cette relation des mots aux choses, comme des mots aux pensées, doit être fondée sur un acte de langage dans lequel le sujet atteste qu’il dit ce qu’il pense. Et cet acte n’a pas pour fonction de rejoindre le réel. Le lien éthique qui s’établit entre celui qui parle et sa langue ne permet rien d’autre qu’un mouvement de subjectivation par la parole dans un pacte éthique : cette parole est ma parole. On est donc loin ici du mouvement d’objectivation ouvert par le pacte parrhèsiastique. La naissance du genre autobiographique manifeste bien ce changement dans la conception du langage et plus précisément dans la conception des liens entre sujet et langage. Ce lien que le sujet instruit dans le langage avec sa parole est une condition de l’écriture autobiographique. C’est en effet ce pacte éthique avec la parole comme sienne qui rend possible l’écriture d’un texte tel que celui des Confessions, où un « je » s’assume de façon purement singulière, chose impensable pour un Grec54 . Celui qui parle doit assumer la langue dans un acte 53
B. Williams, Vérité et véracité, op. cit., p. 101. Sur ceci, cf. nos analyses dans Herméneutique et subjectivité dans les Confessions d’Augustin sur « Le souci de soi platonicien et augustinien », op. cit., p. 82-134. 54
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concret qui lui permet de dire « je » et de prendre la parole, c’est-à-dire de se la rendre propre. Et si la linguistique a pu, très récemment d’ailleurs, isoler ces indicateurs du sujet parlant que sont les shifters « je », « tu », « ici », « maintenant », elle ne rend pas compte de la condition éthique de cette assomption de la langue par un sujet singulier et non universel. Cette assomption de la parole n’est pas propre à l’humanité en tant qu’elle parle, comme le suggèrent les analyses d’Agamben sur le serment, elle est propre à chaque sujet singulier. C’est en comprenant ce lien tout à fait personnel et singulier qu’on peut notamment lutter contre un usage habituel de la langue, et peut-être particulièrement l’usage politique, qui permet de jurer en vain, de parler pour distraire et occuper l’esprit comme un ennemi occupe un territoire. Comme le dit encore Agamben, l’élément décisif qui confère au langage humain ses vertus particulières ne réside pas dans l’outil lui-même et la régularité du respect des conventions qui permet d’assurer le lien entre un mot et la réalité à laquelle il réfère, « mais dans la place qu’il laisse au parlant, dans le fait qu’il dessine à l’intérieur de lui une forme en creux que le locuteur doit à chaque fois assumer pour parler »55. Pour que l’homme puisse faire serment, jurer et parjurer, promettre et s’engager par la parole, il est une condition éthique de son rapport au langage : il doit se mettre en jeu dans sa parole. L’approche radicalement critique du mensonge et sa définition résolument subjective permettent à Augustin de mettre au jour cette éthique du langage de la sincérité. Être sincère, ce n’est pas seulement dire ce qu’on pense, c’est plus fondamentalement et plus primitivement se lier à sa propre parole en l’énonçant. Il est frappant de voir que cette éthique du dire vrai par laquelle celui qui parle se lie à ce qu’il dit est posée par les auteurs anciens, Cicéron et Augustin certainement, comme une condition du politique. Lycurgue considérait déjà que le serment était « ce qui tient ensemble (to synechon) la démocratie ». Augustin, Montaigne et Kant ne disent rien d’autre quand ils font de la véracité la condition de la vie en société. Le débat qui semble exister là, c’est celui qui peut déterminer si c’est l’autorité supérieure de la loi ou le contrat, en somme la parole assermentée, qui fonde la stabilité politique d’une société. S. Laffont suggère, en étudiant l’histoire des pratiques politiques et juridiques du serment dans le Proche-Orient, une genèse des rapports entre loi et serment : « La permanence de la Loi permettrait d’atteindre une stabilité institutionnelle jusqu’ici obtenue
55
G. Agamben, op. cit., p. 110.
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contractuellement »56. Selon cette hypothèse, quand la loi a suffisamment de force, le contrat recule, de même que le serment qui sert à le nouer. Le serment et la bonne foi qu’il suppose deviendraient-ils alors superflus ? C’est évidemment une opposition frontale de la loi et du contrat qui fonde une telle genèse : la loi s’opposerait au contrat comme l’autorité supérieure s’oppose à l’accord. Or, si c’est bien une telle opposition que l’on trouve chez Platon et qui semble en effet justifier le mensonge noble, le droit romain formé pour et par un empire bien plus grand (et donc plus « universel ») et la religion chrétienne destinée à convertir sans distinction de classe et d’origine conduisent à la dépasser. Le contrat est ce qui lie entre eux des citoyens égaux ; et dans ce monde des égaux, la fides de celui qui tient parole est à la fois un droit, un devoir politique et une condition de l’éthique en politique. Le mensonge noble signifie en revanche que le rapport du chef de l’État à ses citoyens n’est pas contractuel. Il suppose en effet un partage de la société entre ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés, partage qui en recoupe un autre, entre ceux qui sont capables de la vérité et ceux qui n’en sont pas capables. Or, c’est seulement entre des pairs également capables de tenir parole que se pose la question de la confiance. Aucunement entre dirigeants et dirigés : ils n’ont pas à investir leur dirigeant d’une quelconque confiance pour que son pouvoir soit légitime. Car ce qui justifie ce pouvoir, c’est sa capacité de vérité qui le constitue, qui l’institue comme tel, et n’a donc pas à être vérifiée, démontrée et « crue ». La Cité de Dieu délivre une doctrine augustinienne des rapports entre loi et contrat sensiblement différente. La « Cité de Dieu » s’oppose à la « Cité des hommes » de façon métaphorique comme s’opposent en réalité deux formes de rapport à soi : « Deux amours ont donc bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu » (De civ. Dei, XIV, 28).
Cette métaphore des deux Cités sera prise au pied de la lettre et désignera ensuite la scission conceptuelle de deux domaines auparavant intriqués, celui de la religion et celui du politique57. Or, cette distinction des registres du poli56 S. Lafont, introduction de Jurer et maudire : pratiques politiques et usages juridiques du serment dans le Proche-Orient ancien, numéro spécial de la revue Méditerranées, no 10-11, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 20. 57 Augustin ne fait rien d’autre que reprendre une des formules les plus connues des évangiles, provenant de l’évangile de Mathieu : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22, 15-22)
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tique et du religieux donne précisément à la notion de fides une double dimension, nettement distincte : une dimension politique liée à la confiance et une dimension religieuse liée à la foi. Si la cité terrestre poursuit des objectifs malsains et méprisables, l’exercice du pouvoir juridique et politique est donc par essence dépourvu de légitimité morale. La distinction des deux cités implique la séparation du droit et de la justice, de la politique et de la morale, et ainsi la démoralisation de la politique, avec l’ouverture paradoxale vers Machiavel qu’elle implique : il n’est pas nécessaire de se soumettre au bien et au mal quand on dirige, l’idée de justice n’est qu’un outil parmi d’autres pour être efficace, un outil fondé sur la confiance des citoyens. Cette démoralisation du politique, qui peut autoriser le mensonge et la manœuvre, est perceptible dans la Cité de Dieu qui ne fait pas la moindre différence entre le pouvoir d’un vulgaire pirate et le pouvoir du grand Alexandre : « Sans la justice, en effet, les royaumes sont-ils autres choses que de grandes troupes de brigands, sinon un petit royaume ? Car c’est une réunion d’hommes où le chef commande, où un pacte social est reconnu, où certaines conventions règlent le partage du butin. Si cette troupe funeste, en se recrutant de malfaiteurs, grossit au point d’occuper les villes, de subjuguer les peuples, alors elle s’arroge ouvertement le titre de royaume, titre qui lui assure non pas le renoncement à la cupidité, mais la conquête de l’impunité. C’est une spirituelle et juste réponse que fit à Alexandre ce pirate tombé en son pouvoir : “– N’es-tu pas gêné, lui dit le roi, d’infester ainsi la mer ?” “– Et toi d’infester la terre” répond le pirate avec une audacieuse liberté. “Mais parce que je n’ai qu’un frêle navire, on m’appelle corsaire, et parce que tu as une grande flotte, on te nomme conquérant” » (De civ. Dei, IV, 4, trad. modifiée).
Il n’y a, entre le pouvoir du corsaire et celui de l’empereur, qu’une différence de taille de l’empire, en quelque sorte, mais non de nature du pouvoir : le pouvoir repose toujours sur un pacte social, sur une confiance accordée au dirigeant. Que l’État vienne lever l’impôt ou que le brigand réclame « la bourse ou la vie ! » a la même valeur morale. La Cité de Dieu ouvre ainsi sur un juspositivisme : il n’y a pas de normes transcendantes, d’idée ou d’idéal de justice qui
qui connaîtra après lui un sort fameux en Occident. Cette formule est la réponse proposée par Jésus à une question que lui posent les pharisiens pour le piéger : – Est-il permis ou non de payer à César le tribut qui signifie la sujétion à l’autorité romaine ? Si Jésus répond non, il devient rebelle à l’autorité d’occupation. Subtilement, il répond ainsi : « – Montrez-moi cet argent ! De qui est l’image sur ces pièces ? – De César ». Alors Jésus conseille : « Rendez à César… ». Ce qui revient à accepter le statu quo politique, avec une limite que définit précisément la distinction des pouvoirs spirituel et temporel.
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fondent la différence entre la loi provenant d’un État et l’injonction provenant d’un chef des brigands. Mais c’est « sans la justice » que le roi n’est qu’un brigand. Or, le roi peut être juste. Le texte de la Cité de Dieu épouse étroitement ici celui de la République de Cicéron : « Là où il n’y a pas de justice ( justitia), disait celui-ci, il ne peut y avoir de droit ( jus), et donc pas de peuple (populus), mais seulement une multitude qui ne mérite pas le nom de peuple » (XIX, 21). À sa suite, Augustin introduit une réflexion sur ce qu’est une république et il souligne également que, quand le gouvernement est injuste, il n’y a pas de Res publica. Il retourne cependant Cicéron contre lui-même en refusant à Rome le titre de république au nom de la justice supérieure de Dieu : « Je prétends montrer par les courtes définitions de la république et du peuple que Cicéron prête à Scipion […] qu’elle [Rome] ne fut jamais une vraie république parce qu’elle n’eut jamais une vraie justice. […] Or, il n’est de véritable justice que dans cette république dont le Christ est le fondateur et le souverain, […] la cité de Dieu » (II, 22).
La justice n’est pas humaine ; elle entre en tension avec le pacte social qui fonde la Res publica, la « chose du peuple » ; elle ne repose donc plus sur des facultés proprement humaines, comme le sens de la justice du mythe d’Épiméthée ou la capacité rationnelle de juger les choses de manière équitable de Platon. Ce qui intéresse Augustin dans la justice, c’est d’où elle vient et non ce qu’elle est ; car juger ce qu’elle est c’est en mécomprendre le sens puisqu’elle est divine et échappe à ce titre à la compréhension humaine. D’où vient alors la justice ? Elle vient de la foi. La boucle est bouclée : c’est la fides (au sens de confiance) qui fondait le contrat social et faisait la valeur des lois et l’autorité du pouvoir temporel ; c’est la fides (au sens de foi) qui donne au contrat social un fondement juste et moral. Le fondement de la justice est donc toujours la fides, comme dans la formule du De Officiis reprise dans le De Mendacio, mais celle-ci est comprise dans son sens nouveau et impensable pour un Romain : elle est la foi absolue en un premier principe invisible qui est Dieu.
3. Intériorité et authenticité La foi, entretenue par le sentiment de piété, est une plante d’intérieur : le rapport de l’homme à Dieu n’est pas celui qu’il entretient avec le monde et les objets. La foi est la forme d’amour propre à la Cité de Dieu, c’est-à-dire « amour de Dieu au mépris de soi-même ». Nous l’avons dit, Dieu n’existe plus comme
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chez les Grecs ou les Romains telle une chose du monde qui obéirait à une certaine rationalité ; il ne doit d’ailleurs pas non plus d’abord être honoré de façon publique dans un culte. C’est au sein d’une âme qu’est le temple de Dieu et la relation à lui est privée ; c’est la relation personnelle d’un sujet avec celui qui est au plus intime de lui-même. Si le mensonge « tue l’âme », c’est parce qu’il mine la relation qu’elle entretient avec elle-même, et par là avec Dieu, qui est le plus intérieur de son intimité. C’est à partir de cette idée d’un Dieu intérieur que le De Mendacio condamnait, on se le rappelle, le mensonge de la « bouche du cœur ». Nous avions alors noté que la distinction opérée entre la bouche du corps et celle du cœur permettait la radicalisation de la condamnation du mensonge : il ne suffisait plus de condamner l’expression mensongère, il fallait aussi condamner l’intention de mentir et même toute intention mauvaise comme murmure de cette bouche du cœur. C’est donc l’identification de la vérité avec le plus intérieur qui permet en réalité à la pensée chrétienne de condamner l’intention en dehors de tout acte. Comme aussi d’identifier cette intention sans manifestation avec le mensonge : « Quelquefois le mot mensonge est mis pour le mot péché. D’où cette formule “Tout homme est menteur” (Psaumes CXV, 11), ce qui revient à dire : tout homme est pécheur. […] Quand on ment comme un homme, on pèche comme un homme. C’est le sens à retenir de ces mots : “Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous dupons nous-mêmes et la vérité n’est pas en nous” (I Jean, I, 8) » (Contra Mendacium, XX, 40).
Nous avions noté en résumant le propos du Contra Mendacium qu’Augustin souhaitait maintenir une ligne de partage entre mensonge et véracité au nom du droit : sans la condamnation absolue du mensonge, aucune loi ne survivrait, disait-il. Or, la réduction du mensonge à l’intention met pareillement en danger la loi, qui doit juger des actes. La détermination de la faute par un tiers est en effet impossible dès lors qu’elle se réduit à une intention mauvaise. Il est impossible de prouver l’intention en toute certitude. Il est toujours possible que l’énoncé qui ne correspond pas à la vérité, voire même aux discours antérieurs de la personne qui le tient actuellement, soit fait de bonne foi. L’erreur comme la différence entre ce qu’on veut dire, ce qu’on dit effectivement et ce qui est compris, rendent indécidables ces questions : y a-t-il mensonge ou non ? Y a-t-il faute ou pas ? De la même façon, l’attestation de la sincérité est invérifiable : « Dire que mes vœux sont sincères, c’est ne dire encore qu’un mot, c’est charger
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un simple mot (“sincère”, “sincèrement”) du soin de valider, d’authentifier l’expression d’un sentiment »58. Si l’on juge d’un crime à l’intention, de même que si l’on juge de la sincérité à l’aune du sentiment intérieur, il faut en contrepoids un Juge souverain capable de scruter les reins et les cœurs et d’assurer une justice soustraite au droit humain. Il faut donc bien comprendre que cette condamnation du mensonge est faite au nom de la Cité de Dieu, seule cité juste, et de la foi comme amour, charitas, de Dieu au mépris de soi-même, et non au nom de la Cité des hommes et du droit positif. Un texte du De Trinitate permet de comprendre le sens théologique de cette identification du mensonge à l’intention mauvaise, et par là au péché. Ce texte évoque encore la distinction, décidément centrale dans la pensée d’Augustin sur le mensonge, entre la bouche du cœur et celle du corps : « L’homme parle en lui-même lorsqu’il pense. Certaines pensées sont donc le langage du cœur ; le cœur a aussi sa bouche, comme le fait voir cette parole du Seigneur : “Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais ce qui en sort” (Matthieu XV, 10-20). Dans la même phrase, le Seigneur parle en quelque sorte de deux bouches de l’homme : l’une, celle du corps, l’autre, celle du cœur » (De Trinitate, XV, X, 17-18. Trad. modifiée).
C’est par le biais d’un rapport de ressemblance entre cette bouche du cœur et le verbe de Dieu que s’inscrit le devoir de vérité en tant que devoir sacré : « Lorsque nous disons une chose vraie, c’est-à-dire une chose que nous savons, notre verbe, nécessairement, naît du savoir conservé dans la mémoire : il est totalement de même sorte que le savoir dont il naît. La pensée qui s’est formée à partir de ce que nous savons déjà est le verbe prononcé au fond du cœur. […] Lorsqu’il est besoin de le porter à la connaissance de ceux auxquels nous parlons, nous avons recours à quelque signe pour le faire entendre. Ce signe, la plupart du temps, c’est un son, parfois c’est un geste : le premier d’adresse aux oreilles, le second au regard, afin que des signes corporels transmettent à des sens également corporels ce que nous avons dans l’esprit » (De Trinitate, ibid., 19).
Tout le passage repose sur l’idée d’une homologie, mais qui n’est plus celle empirique et habitée de la chair des émotions et des idées dans le débat dialectique, mais une homologie pour ainsi dire transcendantale : la vérité d’un discours repose premièrement sur une homologie entre ce qui est pensé et le Verbe divin qui est la condition de possibilité de la pensée et deuxièmement sur une
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A. Lhomme, « Les métamorphoses d’une vertu », art. cit., p. 31.
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traduction de ce qui est pensé dans ce qui est dit. Ce que le De Trinitate présente comme un constat : « Ce que nous proférons de bouche n’est que l’expression vocale du Verbe » (XV, XI, 20), les Confessions l’appellent comme un vœu : les mots sont tels des « vases précieux » dans lesquels il est possible de verser le « vin de l’erreur » si on les emploie à autre chose qu’à revenir vers Dieu (I, XVI, 26). Cette traduction en mots de ce qui est pensé implique certes une dégradation supplémentaire de la copie de copie par rapport au modèle du Verbe divin, mais elle n’en constitue pas moins un devoir religieux. Le côté sacré de la manifestation du verbe intérieur dans le verbe sensible tient dans le De Trinitate à une métaphore : de même que notre verbe devient voix, le Verbe divin s’est fait chair en s’incarnant en Jésus Christ. Et de même que le Christ n’est pas devenu uniquement chair pour autant, nous ne devons pas absorber notre verbe dans la matérialité de notre voix. Car les ressemblances entre notre verbe et le Verbe ne se trouvent pas dans la voix, mais dans la pensée de ceux qui remuent non leurs lèvres mais leurs souvenirs. Ce verbe est un savoir immanent antérieur à tous les signes dans lesquels il se traduit, mais nécessairement impliqué dans tout langage en tant qu’il est la source de la signification. Quand il se traduit dans un langage, ce savoir « ne se traduit pas tel qu’il est, mais tel qu’il peut être vu ou entendu par un corps. Quand ce qui est verbe reproduit exactement ce qui est dans la connaissance, c’est alors qu’il a verbe vrai, vérité » (De Trinitate, XV, XI, 20). Il y a une certaine sacralité du devoir de dire la vérité, qui ne se justifie plus ici par le principe de corruption et la nécessité de maintenir des frontières nettes entre le licite et l’illicite pour préserver les lois. Que la vérité soit due aux autres ne se justifie pas non plus par le constat des conséquences empiriques du mensonge. Le devoir sacré de vérité tient à l’origine sacrée de la parole. Le menteur ne trahit pas seulement une convention humaine, et par là, la confiance des hommes qui fonde la vie en société, plus fondamentalement il trahit le Verbe parce qu’il empêche sa manifestation physique en cachant ce qu’il a dans le cœur. Le pape Grégoire, qui paraît avoir été le plus fidèlement attaché à la doctrine d’Augustin sur le mensonge, souligne dans sa Grande morale le lien entre cette sacralisation du langage humaine et le Verbe fait chair : « Depuis que le Verbe divin, qui est la Vérité et la Sainteté même, s’est revêtu de notre nature, et s’est rendu maître de notre langue, de nos paroles et de nos ac-
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tions, ne nous regardant plus que comme ses propres membres, il nous a engagés à un amour et à une exactitude tout autre qu’auparavant »59.
Grégoire incite alors à une morale du discours qui réside dans la double vertu de la prudence du serpent et de la simplicité de la colombe : « La prudence du serpent est de taire absolument la vérité dont on abuserait. La simplicité de la colombe est de ne rien dire que ce qu’on pense et ce qu’on croit être vrai » (ibid.).
On retrouve ce devoir sanctifié de vérité sous une autre forme dans l’impératif inconditionnel kantien : « C’est donc un commandement de la raison qui est sacré (heiliges), inconditionnellement impératif, qui ne peut être limité par aucune convenance : en toute déclaration, il faut être véridique (wahrhaft) (loyal) (ehrlich) »60.
Comme chez Augustin, ce n’est pas dans ses effets empiriques que le mensonge ruine la société, c’est la possibilité de mentir qui ruine les conditions mêmes de la vie sociale61. Cette sacralité du devoir de vérité ne tient pourtant pas au formalisme universel du droit mais au rapport à soi qu’impose la pratique de la vertu. Dans la Doctrine de la Vertu qui paraît juste avant le petit texte Sur un prétendu le droit de mentir par humanité, Kant distingue en effet le devoir de droit, lié à la contrainte extérieure qu’exerce la loi sur l’individu, au devoir de vertu lié à la contrainte intérieure qu’un individu exerce sur lui-même par sa volonté. Cette contrainte qu’on exerce sur soi-même suppose une force morale qu’on appelle proprement la vertu ; et c’est cette vertu « qui ordonne de tenir pour sacré le droit des hommes » (Doctrine de la vertu, intro., IX). La vertu est alors ce par quoi on s’oblige à respecter un principe universel. Et ce qui permet 59
Grégoire, Régul. Paster, § 3 chap. 12. Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, p. 69-70. Cf. Doctrine de la vertu, § 9 pour comprendre le sens de la précision introduite par ehrlich : « La véracité dans les déclarations s’appelle aussi loyauté (Ehrlichkeit) ; si ce sont en même temps des promesses, probité (Redlichkeit), et, de façon générale, bonne foi (Aufrichtigkeit) ». 61 Parlant de lui-même en reprenant les termes utilisés par B. Constant dans l’édition allemande des Réactions politiques, Kant dit : « Le “philosophe allemand” n’admettra donc pas comme principe la proposition : “Dire la vérité n’est un devoir qu’à l’égard de ceux qui ont droit à la vérité” ; d’abord parce que c’est là une formule confuse, puisque la vérité n’est pas un bien dont on serait propriétaire et sur lequel on pourrait reconnaître un droit à l’un, tandis qu’on le refuserait à l’autre ; ensuite et surtout parce que le devoir de véracité […] ne fait aucune différence entre les personnes envers lesquelles on puisse avoir ce devoir et celles envers lesquelles il serait possible de s’en exempter, mais que c’est un devoir absolu qui vaut en toutes circonstances » (Sur un prétendu droit de mentir par humanité, op. cit., p. 71). 60
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de se lier à un principe universel, c’est la volonté « conçue comme indépendante des conditions empiriques, partant comme volonté pure, déterminée par la simple forme de la loi, et […] comme la suprême condition de toutes les maximes » (Critique de la raison pratique, p. 30-31). La volonté pure impose des principes inconditionnellement impératifs qu’on peut opposer au régime d’exception que l’attention à soi-même permet : « Si maintenant nous faisons attention à nous-mêmes dans tous les cas où nous violons un devoir, nous trouvons que nous ne voulons pas réellement que notre maxime devienne une loi universelle, car cela nous est impossible » (Fondements de la métaphysique des Mœurs, p. 114). « Je m’aperçois bientôt ainsi que si je puis bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir » (ibid., p. 105).
Ce qui détermine alors la condamnation radicale du mensonge chez Kant au nom du principe sacré et inconditionné de la véracité, c’est comme chez Augustin une priorité de la vertu sur le droit, et ensuite celle du droit sur la politique : il ne faut pas d’abord tenir compte des circonstances et cas concrets où la vérité aurait à s’exprimer ; il faut partir des principes formels du droit pour déterminer dans des « décrets tirés de la connaissance qu’on a des hommes par l’expérience » (ibid., p. 72) les moyens d’appliquer les concepts aux cas d’espèce. Kant considère que, dans l’application des principes juridiques aux cas concrets, on ne doit jamais prévoir d’exception dans la mesure où « ces exceptions nieraient l’universalité à laquelle seule ils doivent leur nom de principes ». Sous couvert d’assurer l’application des principes généraux du droit, on érigerait en réalité l’inconstance en doctrine. C’est cette même considération proprement morale pour la constance comme un devoir sacré de l’homme qui détermine Augustin a condamné le moindre mensonge pour préserver la frontière juridique entre le licite et l’illicite.
4. Les conditions morales de la connaissance : sincérité et charité Si, pour Augustin, le mensonge est le péché même, ou le premier de tous, la sincérité est condition de la vie morale de l’âme. Le lien de la sincérité à la morale réside dans ce précepte de la sagesse stoïcienne : « ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie et entende ». La morale fondée sur la sincérité est une morale de la transparence. Dire le vrai, c’est révéler ou montrer ; la monstration soigne : le discours d’aveu est thérapeutique, et elle édifie ceux qui écoutent par la force incitative de l’exemplarité. Comme nous
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l’avons déjà souligné, l’aveu remplace la franchise dans les processus de moralisation et ce remplacement signifie qu’il ne faut plus boucler le rapport à soi grâce à l’affrontement courageux de la vérité, mais s’abandonner et renoncer à soi par l’aveu de ses fautes pour laisser la vérité nous habiter. Lorsqu’Augustin parle, en effet, de l’utilité de ses confessions – utilité qui ne va guère de soi, puisqu’elles sont adressées à un Dieu qui déjà sait tout –, il note ainsi leur double fonction : « Lorsque […] je suis mauvais, ce n’est rien d’autre de le confesser à toi que me déplaire à moi-même ; et lorsque je suis bon, ce n’est rien d’autre de le confesser à toi que de ne pas l’attribuer à moi-même » (X, II, 2). Pour Augustin, cette vérité est la lumière divine qui nous éclaire de l’intérieur, mais qui est en même temps tout autre. En conséquence, toute expression de soi qui n’est pas d’abord expression de Dieu est une forme de mensonge : « En vivant selon la vérité, l’homme ne vit pas selon lui-même, mais selon Dieu. Car c’est Dieu qui dit : “Je suis la vérité” ( Jean, XIV, 6). Quand l’homme vit selon lui-même, c’est-à-dire selon l’homme et non Dieu, il vit assurément selon le mensonge […] car il a été créé “droit” afin de vivre selon son auteur, non selon lui-même, c’est-à-dire pour faire sa volonté plutôt que la sienne propre : enfreindre le mode de vie pour lequel il a été fait, c’est cela le mensonge. Il veut être heureux, alors même qu’il ne vit pas de manière à pouvoir l’être : quoi de plus mensonger qu’une telle volonté ? Aussi peut-on dire avec raison que tout péché est un mensonge » (De Civitate Dei, XIV, IV, 1)62 .
Augustin s’oppose ici à la conception rationaliste du retour de l’âme à la vérité, autrement dit à la conception à la fois rationnelle et spirituelle que les platoniciens, les gnostiques et les manichéens ont de la vérité. Ce n’est plus par elle-même, par la pratique de la contemplation ou l’art de la dialectique, que l’âme peut accéder à la vérité. C’est au contraire en renonçant à elle-même pour vivre selon Dieu. On voit ainsi dans ce passage l’opposition du mensonge à la sincérité plutôt qu’à la véracité se compliquer ou se redéfinir : c’était à la fin d’isoler la notion d’intention que le mensonge était premièrement distingué par Augustin de l’erreur ; or, il semble ici que l’idée d’une volonté qui serait par nature mauvaise depuis la faute originelle dénature profondément cette notion d’intention : l’intention n’est plus définie comme bonne ou mauvaise en fonction de son objet (qui serait lui-même un mal ou un bien), mais en fonction de 62 Ce qui aboutit à une définition du mensonge qui tranche avec celle du De Mendacio ou de l’Enchiridion : « Il y a donc mensonge quand nous faisons pour notre bien ce qui est, au contraire, un mal pour nous ou quand nous faisons pour un bien meilleur ce qui est pour nous un plus grand mal » (ibid.).
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son origine : c’est la volonté propre qui est mauvaise. Ainsi, la volonté qui se veut autonome est-elle identifiée à l’intention mauvaise et par là au mensonge. L’intention mauvaise entendue en ce sens ne consiste pas à dire autre chose que ce que l’on pense à la fin de nuire à autrui, mais à vouloir vivre selon ses propres lois et opinions. L’opposition entre « vivre selon Dieu » et « vivre selon l’homme », recoupant l’opposition de la Cité de Dieu et de celle des hommes, est à l’origine de celle entre le mensonge et la vérité, comme entre le péché et le salut. L’opposition du vrai et du mensonger se situe donc dans le cadre de la doctrine augustinienne de la grâce : nul ne peut sans la grâce se délivrer du péché. Par conséquent, il semble que quiconque s’exprime de lui-même ne puisse faire l’économie du mensonge. C’est selon cette logique d’opposition entre péché personnel et grâce divine que le mensonge comme fiction, c’est-à-dire comme création humaine, s’oppose à la vérité donnée. L’aveu et la confession en tant qu’expression du sujet sont ainsi minés d’avance par la possibilité du mensonge et de la simulation. Celui qui parle de lui-même peut toujours être suspecté de se présenter de profil. Ce que montrent les Confessions d’Augustin, c’est toute la tension, l’attention, qu’il faut pour parler de soi à partir de Dieu et pour se livrer ainsi plus entièrement à sa vérité : « Ne t’ai-je pas tout haut parlé contre moi en te disant mes manquements, mon Dieu, et toi, ne m’as-tu pas remis l’impiété de mon cœur ? Je ne conteste pas en justice avec toi, qui es vérité ; et ne veux pas, moi, me tromper moi-même (ego nolo fallere me ipsum) de peur que mon iniquité ne se mente (mentiatur) à elle-même » (Confessions, I, V, 6).
La sincérité est toujours une parole contre soi-même et toute parole intéressée est mensongère. Le procès augustinien du mensonge, ainsi compris à la lumière de la doctrine du péché originel et de la grâce, a fini par rendre suspecte à peu près toute forme d’expression de soi. C’est une telle suspicion qui conduira Richard de Saint-Victor au xiie siècle à enfermer toute expression dans la logique égotique du péché, y compris celle de la confession : que nous fassions le bien ou non, dit-il, le fait même de le dire, comme au contraire de le cacher, nous met dans tous les cas en état de péché : faire le bien, et l’exprimer, c’est de la vantardise (ostentatio) ; exprimer le bien sans le faire, c’est de la simulation (simulatio) ; faire le mal et l’avouer, c’est se justifier (excusatio) ; prétendre ne pas faire le mal
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tout en le faisant, c’est la dissimulation ou le mensonge (dissimulatio sive mendacium)63. Au-delà des prolongements médiévaux et renaissants de la suspicion augustinienne portant sur la parole sur soi, cette façon de lier ce qui vient de soi au mensonge pour lui opposer une vérité qui est absolument étrangère semble habiter la pensée paradoxale de l’authenticité et de la sincérité qui est tellement en vogue aujourd’hui grâce au succès de la psychanalyse. Cette logique paradoxale de la confession authentique contribue à dissocier sincérité et connaissance de soi en tant que parler sincèrement serait parler nécessairement depuis un point de vue extérieur à soi, et par excellence celui de Dieu. Si l’on perçoit l’intérêt salutaire de la confession sincère pour celui qui avoue, la sincérité a-t-elle cependant une fonction vis-à-vis d’autrui ? Le projet des Confessions de J.-J. Rousseau semble répondre à cette question. Il était, comme le relève J. Starobinski, celui d’une attestation de soi et d’une sincérité qui devait relayer le paradis perdu de la transparence réciproque des consciences. Le début du récit rapporte une de ces anecdotes autour desquelles Rousseau construit son œuvre parce qu’il les considère comme décisives dans la formation de son caractère. Il avait été accusé à tort d’avoir volé un peigne et ses protestations pourtant sincères ne semblaient convaincre personne. Starobinski voit dans les Confessions une tentative de rectification de l’erreur des autres : « Le souci de Rousseau commence donc par cette question : pourquoi le sentiment intérieur, immédiatement évident, ne trouve-t-il pas son écho dans une reconnaissance immédiatement accordée ? Pourquoi est-il si difficile de faire concorder ce qu’on est pour soi et ce qu’on est pour les autres ? »64.
Le problème de Rousseau est alors que « personne au monde ne me connaît que moi seul. Je vois que les gens qui vivent le plus intimement avec moi ne me connaissent pas et qu’ils attribuent la plupart de mes actions, soit en bien, soit en mal, à de tout autres motifs que ceux qui les ont produites »65. Or, lorsque dans Les Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau jette un regard rétrospectif sur ses Confessions, il admet qu’il a pu parfois sans le vouloir dissimuler un défaut en présentant quelque profil avantageux :
63 Richard de Saint-Victor, De eruditione hominis interioris, XII-XIII, PL CXCVI, Paris, 1855, col. 1359-1360. 64 J. Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Genève, Skira, 1970, p. 218. 65 Passage tiré des Confessions et cité par J. Starobinski, ibid., p. 218.
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« Quelquefois sans y songer par un mouvement involontaire, j’ai caché le côté difforme en me peignant de profil » (Quatrième promenade, p. 1036).
Comme le souligne P.-F. Smets, Rousseau fait ici référence à un reproche qu’il avait lui-même fait à Montaigne dans ses Ébauches des Confessions, où le mettant « à la tête des faux sincères qui veulent tromper en disant vrai », il avait dénoncé sa complaisance envers lui-même : « Il se montre avec des défauts, mais il ne s’en donne que d’aimables ; il n’y a point d’homme qui n’en ait d’odieux. Montaigne se peint ressemblant, mais de profil »66. La question n’est plus, comme chez Platon, de savoir si la peinture est ressemblante et ce qu’elle peint ; et surtout le soupçon n’est plus que l’on dépeigne des défauts qui auront des effets délétères sur les lecteurs, mais que par complaisance envers soi-même, on se peigne au contraire sous un profil avantageux. Car ce qui compte ici, ce n’est plus l’éducation d’autrui, mais le rapport à soi instruit grâce à l’autobiographie ; et ce rapport doit être lucide, comme le souhaitait Galien, c’est-à-dire transformé par la connaissance des erreurs et des vices. L’autobiographie remplace en somme la direction de conscience, parallèlement au moment où la sincérité (de l’autobiographe) détrône la franchise (du directeur de conscience). Il est intéressant de voir que cette considération d’une peinture du beau profil permet précisément à Rousseau de découvrir que : « le connais-toi toimême du Temple de Delphes n’était pas une maxime si facile à suivre que je l’avais cru dans mes Confessions »67. Hume avait également noté l’échec de cette tentative : « Je crois qu’il veut faire sérieusement son portrait, avec ses vraies couleurs : mais je crois dans le même temps que personne ne se connaît moins bien que lui »68. Ce que Rousseau finit par relever est en réalité l’un des arcanes de la pensée augustinienne : il y a un fossé entre la connaissance de soi et le souci ou le soin de soi, entre le gnôthi seauton et l’épimeleia heautou socratiques. Se soucier de soi, c’est d’abord renoncer à se connaître. Autrui ne peut d’ailleurs plus s’offrir comme un moyen de connaissance de soi dans nos plus graves défauts et nos plus vilaines passions : il n’est plus considéré comme ayant accès à ce que nous sommes véritablement ; il n’est pas davantage capable de mesurer notre sincérité qu’il n’a accès à nos intentions.
66 67 68
Cf. P.-F. Smets, Au commencement est le mensonge, op. cit., p. 100, n. 192. Rousseau, Quatrième promenade, p. 1024. Cité par B. Williams, Vérité et véracité, op. cit., p. 212.
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Le lien est frappant entre la volonté de sincérité affichée et l’échec de l’entreprise rousseauiste, aux yeux de Rousseau lui-même d’ailleurs comme de son public de lecteurs. Selon la conception augustinienne, on ne peut vouloir être sincère puisque la sincérité repose sur un abandon de toute volonté propre. Or, B. Williams souligne que si Rousseau a fait partie de ces auteurs systématiquement soupçonnés d’hypocrisie, c’est précisément parce qu’il s’est présenté comme le champion de la sincérité : « Le soupçon d’insincérité était d’autant plus marqué, naturellement, qu’on le voyait et qu’il se voyait lui-même comme le champion de la sincérité avant tout et en particulier le champion de l’idée que la sincérité pouvait en quelque sorte représenter la vertu par excellence »69. Cette volonté de s’attester soi-même reposait sur une conception performative de la sincérité. Rousseau considérait que s’il parlait en toute sincérité, son intérieur deviendrait transparent pour les autres et les motifs de ses actions seraient clairement perçus. Or, cette logique de l’attestation est précisément celle du mensonge en tant qu’elle vise, comme le trompeur, à produire un effet de croyance. Comme le souligne J. Derrida, « par définition, le menteur est quelqu’un qui dit qu’il dit la vérité promise »70. Le menteur s’engage toujours à dire la vérité, alors que celui qui la dit en effet ne promet pas nécessairement de le faire. Alexandre Koyré souligne cette dialectique qui unit le mensonge à l’attestation de sincérité dans une analyse de la déclaration du maréchal Pétain « Je hais le mensonge » prononcée en 1943 sous Vichy : « Le régime totalitaire est essentiellement lié au mensonge. Aussi n’a-t-on jamais autant menti en France que depuis le jour où inaugurant la marche vers un régime totalitaire, le Maréchal Pétain a proclamé : “Je hais le mensonge” »71.
Plus quelqu’un ment, et surtout plus un régime politique est celui du mensonge, plus il fait de l’amour de la vérité un mot d’ordre de sa rhétorique. Dans une perspective psychanalytique, Rabaté soupçonne également qu’une logique lie le mensonge à l’attestation de sincérité : « Pour une oreille éduquée par la psychanalyse, le français autorise une infinité de minimes actes manqués : chaque fois que nous proférons avec une sincérité
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p. 10.
B. Williams, ibid., p. 212-213. J. Derrida, op. cit., p. 93. A. Koyré, Réflexions sur le mensonge, éditions Allia, 2004 (4 e édition). Cf. p. 10-11, et surtout note 1,
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forcée des mots tels “honnêtement”, “franchement” ou “véritablement”, nous laissons raisonner malgré nous le “ment” de l’adverbe »72 .
C’est aussi le sens symbolique qu’on peut donner au lien de parenté qui existe entre deux personnages de la mythologie grecque : Autolycos, le maître des serments, et son petit-fils Ulysse, l’être au double visage, le rusé, le menteur. Selon Homère, en effet, Autolycos excellait dans l’art de prononcer des serments qui pouvaient, s’ils étaient pris à la lettre, signifier autre chose que ce qu’était censé comprendre celui à qui on le prêtait (cf. Od., 19, 394) ; il était le spécialiste de ce qu’on appellera après Augustin la rétention mentale (taire une partie du discours qui en modifie le sens général) et de ce que Grice appelle les implicatures conversationnelles (référant à ce qui est impliqué dans le discours, mais qu’on tait73). Dans la République, Platon relève lui-même la filiation entre Autolycos et Ulysse par laquelle l’art du serment semble lié à celui de la tromperie74. De même qu’on n’a pas besoin de vouloir être sincère pour dire la vérité, on n’a besoin de serment pour dire vrai. Cette volonté de sincérité comme la promesse de vérité doivent être soupçonnées d’être de pures expressions d’une volonté de pouvoir. Car celui qui dit simplement la vérité ne redouble pas cette vérité par l’énoncé et la conscience qu’il dit la vérité : la véracité est d’abord une qualité de simplicité, et le mensonge, comme Augustin le soulignait dans le De Mendacio, caractérise le cœur double : « le menteur a un cœur double (duplex cor), c’est-à-dire une double pensée » (III, 3). Attester ce qui est dit semble demander une duplicité contre-productive pour manifester l’âme ! Me jaugeant moi-même pour juger de ma sincérité, je suis plus double que si j’avais parlé directement, sans cette jauge. C’est pour cette raison que le mot « sincèrement » se déprécie de lui-même. L’attestation de sincérité est une façon de tenter de peser sur ce jugement qui ne peut qu’être soupçonnée. Si je suis « réellement » sincère, pourquoi voudrais-je être sincère ? Et pourquoi ne laisserais-je pas autrui juger
72
J.-M. Rabaté, Tout dire ou ne rien dire. Logiques du mensonge, Paris, Stock, « L’autre pensée », 2005,
p. 28. 73 Ainsi, si une secrétaire dit à son patron « Quelqu’un a ouvert votre courrier » et qu’il découvre que c’est elle, il devrait reconnaître qu’elle a dit la vérité au sens où elle pouvait selon la logique être ce « quelqu’un ». Il y a ainsi tout un art de dire vrai en jouant sur le sens conventionnel et contextuel des mots. En général, quand on s’appuie sur ce que quelqu’un a dit, on s’appuie inévitablement sur plus qu’il n’en a dit (cf. P. Grice, Studies in the way of words, Cambridge, Harvard U. P, 1989, chap. 1-7, 15 et 17). 74 « Homère admire beaucoup Autolycos, le grand-père maternel d’Ulysse, et le proclame supérieur à tous les mortels dans l’art de voler et de jurer (kleptosynei th’horkoi te) » (Rép., 334b).
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de cette sincérité75 ? Ce qui distingue ainsi la logique mensongère de l’attestation de soi de la sincérité du serment, c’est que le serment se fait toujours au nom de Dieu et relève donc de la logique d’altérité qui est la condition de l’accès à la vérité pour les hommes. Aussi, si nous jugeons naturellement plus sincères les Confessions d’Augustin que celles de Rousseau, c’est parce qu’elles sont habitées d’une pensée de l’altérité : le jugement qu’Augustin porte sur lui-même n’est pas nécessairement le bon, suggère-t-il incessamment ; il laisse donc à l’autre, et même au Tout Autre, le soin de juger de la valeur de sa sincérité. Il s’abandonne à son Jugement : « Mon bien, c’est toi qui l’as formé, toi qui me l’as donné ; mon mal, c’est moi qui l’ai commis, toi qui le juges » (Conf., X, IV, 5). « Mais je ne me juge pas moi-même […] En vérité, c’est toi, Seigneur, qui me juge : même si, en effet, nul ne sait parmi les hommes les choses qui sont de l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui, il est pourtant quelque chose de l’homme que ne sait pas lui-même l’esprit de l’homme qui est en lui ; mais toi, Seigneur, tu sais tout de lui, toi qui l’as fait » (Conf., X, IV, 6-V, 7).
Et ce que je ne sais pas, c’est qui je suis : je suis devenu pour moi-même une « terre inconnue » sur laquelle je peine en vain, dit Augustin, et je ne peux donc pas juger de qui je suis. Mais les autres, qui sont obligés d’écouter ce que je dis et qui n’ont pas accès à mon cœur, savent encore moins que moi qui je suis : ils sont donc tenus de me faire confiance pour se faire une opinion. Ce qui permet alors de lever le doute sur la sincérité des aveux, ce n’est pas l’adéquation entre ce qu’ils énoncent et la réalité puisque cette adéquation est invérifiable, c’est tout ce que le langage comme aveu, comme prière et comme louange met en œuvre pragmatiquement, performativement, pour que le sujet avouant, priant et louant Dieu, puisse s’abandonner lui-même et s’approcher ainsi de Dieu. Ce sont en effet toutes ces scansions tour à tour laudatives et expiatoires qui font la différence entre le ton de sincérité d’Augustin et celui de Rousseau. Augustin proposait l’explication théologique de ce problème de l’impossible communication des consciences qui rend l’intention non perceptible pour
75 C’est l’autre qui, seul, peut juger de ma sincérité, sans aucune preuve définitive. Comme le souligne Rabaté : « En présence de quoi, devant qui, au nom de quoi est-ce que j’affirme que ma compassion est sincère, que l’expression en est authentique, qu’elle vient du cœur, etc., bref, que mes vœux sont de vrais vœux, sinon devant moi seul et devant l’autre ? Sans le moindre tiers susceptible de valider mon affirmation ou mon serment » (Tout dire ou ne rien dire. Logiques du mensonge, op.cit., p. 28).
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autrui et que la sincérité de Rousseau était censée lever. Son explication fonde précisément la logique de l’altérité à l’œuvre dans ses Confessions : depuis le péché, l’homme n’est plus en contact immédiat avec Dieu, le régime d’intériorité dans lequel il avait été créé a en effet été remis en question par la faute d’orgueil qui consiste à vouloir par soi-même plutôt qu’à obéir aux commandements divins. Le péché originel est expliqué au livre XIV du De Civitate Dei dans ces termes : Adam a voulu décider par lui-même « en connaissance de cause », c’est pourquoi il a mordu du fruit défendu de la connaissance, se soustrayant ainsi à la volonté de Dieu. Cette volonté d’autonomie a ruiné l’autonomie ; depuis l’homme ne veut plus qu’à moitié et il est impuissant à se procurer ce qu’il veut. Cette volonté de savoir a également ruiné la connaissance pleine et directe ; et la langue est le signe de la faute originelle. Depuis ce péché, en effet, les hommes entre eux ne sont donc plus dans une communication de conscience à conscience : leurs pensées sont à l’intérieur, cachées, et ils doivent désormais passer par l’extériorité de la langue pour les manifester. C’est ce constat qui conduit Augustin à adresser ses Confessions à Dieu plutôt qu’aux hommes, et par là à les adresser eux aussi à Dieu76 : « Pourquoi les hommes cherchent-ils à entendre de moi ce que je suis, eux qui ne veulent pas entendre de toi ce qu’ils sont ? Et comment savent-ils, à m’entendre parler moi-même de moi-même, si je dis vrai, puisqu’aussi bien nul ne sait parmi les hommes ce qui se passe dans l’homme si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui ? Mais s’ils t’entendent parler sur eux-mêmes, ils ne pourront dire : le Seigneur ment. Qu’est-ce en effet que t’entendre parler sur soi-même, sinon se connaître soi-même ? Et qui donc, s’il connaît, peut dire “c’est faux”, à moins qu’il ne mente lui-même ? » (Confessions, X, III, 3).
Retour donc du thème de la connaissance de soi, comme fruit cette fois non du discours d’aveu, mais du discours que Dieu tient à l’homme et sur lui. C’est dans cette parole contre moi-même que je tiens dans une confession adressée à celui qui sonde les reins et les cœurs que prend source ma sincérité, mais ce n’est pas ce verbe sincère qui me permet de me connaître moi-même lorsque j’explore en toute honnêteté ce que fut mon passé, c’est la logique d’altérité qui fait que je laisse le Seigneur juger mes actes.
76 Parce qu’ils verront dans ces confessions que le bien qu’Augustin a fait, c’est Dieu qui l’en a rendu capable et que le mal qu’il a commis, c’est lui qui l’a fait et Dieu qui le juge.
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Tout se passe comme si Augustin proposait une solution aux difficultés sur lesquelles buttent les Confessions de Rousseau : il est inutile de s’attester soimême, personne ne peut croire un homme sinon lui-même ; il faut simplement considérer que « ceux-là me croient qui ont pour moi des oreilles qu’ouvre la charité » (ibid.) ; car, en effet, c’est toujours « la charité qui leur dit, en les rendant bons, que je ne mens pas dans mes confessions ; c’est elle en eux qui me croit » (X, III, 4). C’est l’amour, avions-nous souligné, qui fait le véritable accord selon Augustin et non une quelconque clarification du sens des mots et des propositions ; c’est encore l’amour qui tisse la compréhension entre les hommes et c’est l’amour enfin qui permet de donner foi à la sincérité des paroles de notre prochain. Le précepte encourageant l’amour du prochain est donc aussi un précepte encourageant la confiance. Briser cette confiance par un mensonge est ainsi conçu, symétriquement, comme un manque d’amour. Si c’est l’amour qui tisse entre les hommes les liens de la compréhension et de la confiance, c’est que l’appareil discursif ne peut y suffire. Le langage sert à cacher autant qu’à dire, parce qu’il ne dit pas d’une façon claire et univoque. Les mots n’ont pas une portée qu’on pourrait définir en dehors de tout contexte, de sorte par exemple qu’un compliment ne soit jamais une déclaration d’amour, un « oui, mais » ne signifie jamais un « non » et qu’un « peut-être » ne puisse être équivalent à un « jamais ». Entre les hommes, entre l’homme et Dieu, entre l’homme et la connaissance qu’il peut prendre de lui-même, il y a la clarté toujours un peu trouble du signe, chair et sens, signifiant et signifié. L’homme ne peut comprendre un signifié pur, un sens qui n’est pas intégré dans une matière sonore ; la vérité est « ré-vélée » et re-velatio dit précisément qu’un voile, velum, couvre toujours initialement le vrai. Et ce qui est voilé, ce n’est pas le monde (qui n’a rien d’une caverne obscure dont il faudrait s’échapper – dans une ascension vers le ciel – pour trouver l’accès à la lumière), c’est le regard d’une intelligence qui est, depuis la faute, comme celui de la chouette : couvert d’une peau77. 77 Les ténèbres ne sont pas extérieures à l’âme qui l’empêchent de voir : tenebra animæ meæ, dit Augustin dans ses Confessions (VII, XX, 26). Or, dans le Contra Mendacium, Augustin reprend précisément l’image platonicienne de la caverne, ou plutôt les jeux d’ombres et de lumières sur lesquels joue l’allégorie, en relayant cette conception de la vérité comme re-velatio : « De même que les yeux trop faibles pour fixer le soleil contemplent néanmoins avec plaisir les objets que le soleil éclaire, de même les âmes déjà capables d’être charmées par la beauté de la chasteté ne peuvent tout de suite fixer leurs regards sur la vérité ellemême, d’où la chasteté tire son éclat » (Contra Mendacium, XX, 40). Nous ne sommes pas dans une caverne, mais dans le monde crée par Dieu, le vrai monde, autrement dit. Mais nos yeux sont trop faibles pour voir le créateur lui-même : nous n’y avons accès qu’en regardant le monde créé que supporte notre acuité visuelle.
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Que la vision dépende du regard, et non de la qualité de luminosité des choses comme chez Platon, implique encore une fois une insistance sur les conditions subjectives de la connaissance78. Ces conditions subjectives sont, de nouveau, strictement morales. Dans les Soliloques, Augustin souligne en effet que la vision dépend de la santé des yeux et donc de la purification de l’âme qui permet aux yeux de voir : « Avoir des yeux n’est pas regarder, de même que regarder n’est pas non plus voir. L’âme a donc besoin de trois choses : avoir des yeux dont elle puisse se servir, regarder, voir. […] Pour cela, il n’est rien de mieux que la foi, et la foi d’abord. Car rien ne peut lui apparaître dans cet état corrompu et malade où les vices l’ont mis » (Soliloquia, I, 12).
Ce qui fait la différence entre regarder et voir, c’est la foi, qui conditionne la vision et définit l’intentionnalité de l’âme. La foi est l’attention qui habite le regard pour qu’il voie. On ne peut voir que si, lorsqu’on regarde, on veut voir. On en revient à la volonté comme source de la vie morale, mais aussi de toute connaissance. Ce sont en effet les désirs qui orientent le regard : qui n’a déjà surpris un regard masculin suivre d’un œil intéressé le déplacement d’une jolie femme (et inversement bien entendu !) ? Les moines occidentaux ont été particulièrement attentifs aux dangers de ces images qu’un regard passionné engrange dans la mémoire simplement parce qu’il ne regarde pas seulement, mais qu’il vise intentionnellement ce qui est à portée de ses yeux et qu’il le voit. La raison, l’interlocuteur d’Augustin dans ce soliloque, le met ainsi à épreuve pour voir vers quoi porte son regard : désire-t-il prendre une épouse ? Désire-t-il la richesse et les honneurs ? Un mal physique l’obsède-t-il ? Car sans une purification du regard, il n’y a pas d’accès à la vérité et le regard purifié n’est que l’autre nom de la vertu : « Le regard droit et parfait, celui que la vision suit, est appelé “vertu” » (Soliloquia, I, 13).
78 On peut comparer ces textes avec celui de la République 508c-d et la conception de l’a-lètheia comme dévoilement des choses qu’il sous-tend, cf. supra p. 74-76. Plotin, ici, constitue un intermédiaire frappant entre Platon et Augustin, il envisage la clarté absolue comme ce moment où l’œil absolument purifié et le monde absolument lumineux en viennent à se confondre : « Tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; chacun est clair pour tous, jusque dans son intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est tout, chacun est tout ; la splendeur est sans borne » (Ennéades, V, 8, 4, 1).
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Or, dans son Commentaire au Sermon sur la montagne, jouant toujours sur ce registre de la lumière, Augustin identifie à la lumière même cette intentionnalité du regard définie dans les Soliloques par l’intention au sens moral : « Dans toutes nos actions, c’est l’intention et non l’acte qui doit être considéré, car l’intention est en effet la lumière à l’intérieur de nous. […] La même lumière est obscure lorsque l’intention n’est pas une simple intention (simplex intentio) dirigée vers les objets du monde supérieur, mais est au contraire déviée vers le monde humain. C’est comme si cette intention provoquait une éclipse de lumière quand le cœur est ainsi divisé (duplici corde) » (II, 13, 46, trad. personnelle).
Selon S. Stern-Gillet, ces lignes permettent de comprendre le concept augustinien d’insincérité, c’est-à-dire ce que signifie la duplicité de celui qui a un cœur double. L’intention de l’hypocrite est en réalité éclairée à la fois par la connaissance du bien, puisqu’il sait ce qu’il est convenable et bon de prétendre, et par la connaissance de lui-même, qui lui permet de mesurer l’écart entre ce qu’il est bon de penser et ce qu’il pense réellement79. La formule de La Rochefoucauld « l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu » (Réflexions ou Sentences et Maximes morales, CCXVIII) fait signe vers cette connaissance du bien et cette conscience de le trahir qui définissent l’absence de sincérité. Mais cette intention éclairée par la connaissance de soi et du bien est aussi obscurcie par la volonté de cacher l’écart entre soi et la vertu. Ce qui fait l’obscurité de cette volonté de se cacher, c’est qu’elle est guidée par le désir temporel et orgueilleux de qui veut paraître bon aux yeux des autres davantage que l’être véritablement. La sincérité repose elle aussi sur une connaissance du bien puisqu’elle est toujours liée à lui, soit positivement : on aime sincèrement, on croit sincèrement ; soit négativement : on est sincèrement désolé d’avoir commis un péché – il est difficile d’imaginer qu’on soit sincèrement content d’avoir fauté ou qu’on déteste sincèrement quelqu’un, sauf peut-être dans des évolutions récentes du terme dont on purrait interroger le sens avec profit. On peut dire ainsi que la sincérité est éclairée par le bien. C’est cette connaissance qui détermine comme lumineuse l’intention bonne de celui qui est sincère. La simplicité de cœur du sincère est donc fondamentalement liée à la sincérité de bouche de celui qui dit ce qu’il pense, de même que l’insincérité de celui qui dit autre chose que ce qu’il pense est liée à sa duplicité : celui qui simule la bonté est divisé en son cœur puisqu’il voit à la fois la
79
Cf. S. Stern-Gillet, « Augustine and the philosophical foundations of sincerity », art. cit., p. 236-237.
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pensée bonne requise en la circonstance et la pensée mauvaise qui habite son âme. C’est cette duplicité qui anime le geste d’Adam et Ève couvrant leur nudité après avoir croqué du fruit défendu. Ce geste est en effet posé depuis une intention temporelle : c’est parce qu’ils perçoivent leur nudité à partir du regard d’autrui et qu’ils en éprouvent de la honte, qu’ils se cachent ainsi sous des pelisses de peau. Symptomatiquement, un passage des Confessions compare cette peau qui cache leur corps au langage qui cache les consciences : de même qu’Adam et Ève ont revêtu des vêtements de peau à la suite de leur péché, les hommes se sont cachés les uns aux autres leurs pensées, seulement partiellement révélées sous le vêtement de leurs mots. Le langage est le lieu privilégié de la duplicité en tant qu’il s’offre comme un paravent à notre pensée. C’est un masque qu’il faut parvenir à enlever, de sorte que les véritables complicités sont muettes et que rien n’est plus sincère peut-être que ce qui est tu, qu’une prière faite dans le silence de son cœur.
5. Charité herméneutique : sens figuré, sens utile et fable Pour s’adapter à l’état de l’homme pécheur après la faute, Dieu a cependant dû dispenser son enseignement en paroles humaines. Que le Verbe divin se soit fait chair signifie cette adaptation. La raison d’être de cette kénose du Verbe dans l’Écriture est de donner à l’homme dans le temporel et le sensible un moyen de revenir à l’éternel. Cependant, pour que le verbe fait chair soit bien ce chemin menant vers Dieu, il faut que la lecture de la Bible soit l’occasion d’un parcours intérieur de renoncement à sa volonté propre pour se laisser habiter par le sens voulu par Dieu80. Si le langage cache autant qu’il révèle, l’interprétation est nécessaire à la compréhension du sens qu’il véhicule. Que la vérité soit donnée dans la langue génère une théorie de la lecture que l’on trouve explicitée dans le De Doctrina christiana. Cette théorie articule deux oppositions : la distinction entre sens propre et sens figuré et l’opposition entre frui (ce dont on jouit) et uti (ce qui est utile), qui permettront de déterminer la bonne interprétation, c’est-à-dire celle par laquelle on renonce à sa volonté propre. L’ouverture interprétative de la Bible opérée par la notion de sens figuré est limitée d’abord par la considération de l’utilité du message et ensuite par l’exemplarité des actes qui clarifient le sens parfois obscur du texte. 80 Notre thèse, publiée sous l’intitulé Herméneutique et subjectivité dans les Confessions d’Augustin, explorait cette piste.
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Le point de départ de cette théorie herméneutique, c’est l’impératif de soupçonner ce verbe sonore qui porte toujours le signe de son origine peccamineuse, de sorte qu’il faut éviter d’y engloutir son intelligence : « C’est bien là pour l’âme une pitoyable servitude que de prendre les mots pour les choses et d’être incapable d’élever l’œil de l’esprit au-dessus de la création matérielle pour l’y abreuver de la lumière éternelle » (De Doctrina christiana, III, II.V.9).
Le manque de transparence de notre mode de communication nous enjoint à utiliser des mots pour nommer des choses. Cet écart entre mots et choses justifie à la fois la distinction entre sens figuré ( figurate dictum) et sens propre (proprie dictum) et la valorisation du premier, qui vivifie l’esprit, au détriment du second, qui le tue. Nous n’avons que des mots pour connaître et pour communiquer avec Dieu comme entre nous, mais les mots appartenant au sensible trahissent inévitablement le spirituel. Si donc la vérité est voilée, nous voilà dans de beaux draps ! Comment déterminer en effet depuis ce registre peccamineux du langage la ligne de partage entre le vrai et le faux, entre le propre et le figuré ? Augustin propose un critère de la vérité qui peut nous paraître étrange et dont l’étrangeté doit être interrogée. Est vrai et spirituel, selon lui, ce qui est utile : « C’est pourquoi la liberté chrétienne, quand elle a trouvé des hommes soumis à des signes utiles, mais les a trouvés en quelque sorte proches d’elle, leur a révélé le sens des signes auxquels ils étaient assujettis, les a élevés jusqu’aux réalités que représentaient ces signes, et les a rendus libres » (ibid., VIII, 12).
L’utilité est en réalité pensée comme un esclavage et opposée naturellement à ce dont on jouit (usus/frui) qui est pensé en termes de liberté. Nous voilà bien loin de la franchise grecque pensée comme liberté opposée à l’esclavage de la flatterie. Mais c’est que, dans un mouvement dialectique, celui qui est soumis à l’utilité sera libéré par la vérité à laquelle il peut accéder à cette condition seulement ; autrement dit, seul celui qui se soumet peut être véritablement libre. L’esclavage est une condition de la liberté, là où la liberté est au contraire un chemin de servitude. Il ne s’agit là que d’avancer la thèse relativement classique selon laquelle la docilité est la voie de la véritable liberté, mais à partir d’un partage typiquement chrétien entre sens propre et sens figuré qui en modifie profondément la portée.
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L’esclavage réel, définitif, est celui qui nous attache au sens propre et donc aux mots parce que le sens propre est celui dont nous sommes maîtres, un sens déterminé par la convention humaine : « Est esclave d’un signe, en effet, celui qui fait ou révère un signifiant sans savoir ce qu’il signifie. Celui, en revanche, qui fait ou révère un signe utile d’institution divine, dont il comprend la signification, ne révère pas une apparence sensible, et qui passe, mais bien plutôt ce à quoi de tels signes doivent être tous rapportés » (ibid., IX, 13).
Ne soyons pas dupes des mots parce qu’ils sont là pour traduire d’une façon bien imparfaite une vérité plus intime, plus profonde. En somme, le rationalisme grec attachant la liberté à un travail de clarification des mots et de découpe du réel à partir du registre du logos ne serait rien d’autre qu’un asservissement à l’ordre superficiel de la discursivité. D’une certaine façon, la conception primitive du langage naturel avec laquelle Platon tente de rompre, ou rompt partiellement dans le Cratyle, est précisément le signe de cet asservissement au langage parce qu’il confond le langage et les choses qu’il nomme. Le critère permettant de savoir si une expression est de sens propre ou figuré est donc l’utilité. Il faut cependant savoir à quoi se reconnaît l’utilité d’une proposition. Ou encore à quoi faut-il qu’elle soit utile ? Il est intéressant ici de comparer le jugement qu’Augustin et Rousseau portent sur l’utilité. Dans la quatrième de ses promenades précisément consacrée au thème du mensonge, Rousseau utilise cette notion quand il aborde la question de savoir quand et comment on doit la vérité à autrui, puisqu’on ne la lui doit pas toujours : « Pour qu’une chose soit due, il faut qu’elle soit ou puisse être utile. Ainsi la vérité due est celle qui intéresse la justice et c’est profaner le nom sacré de la vérité que l’appliquer aux choses vaines dont l’existence est indifférente à tous et dont la connaissance est inutile à tout » (Quatrième promenade, p. 1027).
La discussion se pose dans les termes augustiniens d’un devoir de vérité : nous devons la vérité aux hommes. Et ce devoir est jugé, comme chez Augustin, à l’aune de l’utilité. Mais une fois déterminé ce critère du devoir de vérité, il reste encore à évaluer l’utilité : « Si l’obligation de dire la vérité n’est fondée que sur son utilité, comment me constituerais-je juge de cette utilité ? Très souvent l’avantage de l’un fait le préjudice de l’autre, l’intérêt particulier est presque toujours en contradiction avec l’intérêt public. Comment se conduire en pareil cas ? Faut-il sacrifier l’utilité de l’absent à celle de la personne à qui l’on parle ? Faut-il taire ou dire la vérité qui
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profitant à l’un nuit à l’autre ? Faut-il peser tout ce qu’on doit dire à l’unique balance du bien public ou à celle de la justice distributive, et suis-je assuré de connaître assez tous les rapports de la chose pour ne dispenser les lumières dont je dispose que selon les règles de l’équité ? » (ibid., p. 1027-1028).
Il est capital de noter que, chez ces deux auteurs, l’utile s’oppose à l’intérêt, tant cette opposition nous est peu naturelle après l’utilitarisme anglo-saxon : l’utilité est en réalité équivalente au bien commun et liée à la justice, comme chez Augustin et contrairement à l’utile machiavélien. Est utile ce qui vient combler un besoin et rétablir l’équilibre social et juridique ; l’intérêt en revanche induit toujours un déséquilibre. La volonté d’être juste implique une connaissance globale de la situation là où l’intérêt réduit toujours la perspective à un point de vue singulier. C’est dans la lignée d’Augustin que Rousseau condamne ainsi la véracité de ceux qui disent le vrai dans des choses indifférentes, mais manquent d’équilibre, de sincérité et de renoncement quand cette vérité les concerne de trop près : « J’ai vu des gens qu’on appelle vrais dans le monde. Toute leur véracité s’épuise dans les conversations oiseuses à citer fidèlement les lieux, les temps, les personnes […]. Mais s’agit-il de traiter quelque affaire qui les regarde, de narrer quelque fait qui les touche de près, toutes les couleurs sont employées pour présenter les choses sous le jour qui leur est le plus avantageux […]. L’homme que j’appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indifférentes, la vérité qu’alors l’autre respecte si fort le touche peu […]. Mais tout discours qui produit pour quelqu’un profit ou dommage, estime ou mépris, louange ou blâme contre la justice et la vérité est un mensonge qui jamais n’approchera de son cœur, ni de sa bouche ni de sa plume » (ibid., p. 1031).
Toutes les vérités n’ont pas le même prix et ce qui fait ici leur valeur, ce n’est plus le risque bravé en les énonçant publiquement, comme dans la parrhèsia, mais la façon dont elles touchent à nos intérêts ou nous sont au contraire indifférentes. La sincérité de l’aveu chez Augustin était de cet ordre de vérités coûteuses : un aveu coûte toujours et ce coût semble être le prix payé pour la faute passée qu’on avoue. Un prix minimal en quelque sorte, qui n’assure pas encore le salut, mais en est une condition indispensable. Chez Rousseau, être fidèle à une vérité qui coûte définit la qualité de véracité, et c’est aussi la façon dont celle-ci est liée à la justice et donc à l’utilité. C’est là une façon positive et laïcisée de concevoir l’abandon à la source de la vérité que requérait la piété augustinienne : la vérité reposerait toujours sur une gratuité, un désintérêt et une neutralité enfin, qui exigent de se dépouiller de soi-même. L’embarras qu’il y a
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à déterminer quand la vérité est utile, à qui ou à quoi, doit alors nous conduire à être vrais par principe et sans calcul : « Que d’embarrassantes discussions dont il serait aisé de se tirer en se disant, soyons toujours vrais au risque de tout ce qui peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses » (ibid., p. 1028).
La liberté de ce choix constant de la vérité, c’est précisément de ne servir aucun intérêt. Le mensonge serait par contraste le serf des intérêts personnels et, à ce titre, le premier de tous les péchés, sinon le synonyme même du péché, qui est l’égocentrisme. Mais revenons à la version chrétienne du désintérêt lié au critère de l’utile. Comment l’homme peut-il être juge de l’utile ? Les critères sont une fois encore ceux que Cicéron définit dans le De Officiis comme étant à la source des devoirs de l’homme en général (et pas spécifiquement du devoir de vérité, comme chez Rousseau), à savoir l’honestas et la fides : « Ce moyen se ramène à ceci : tout ce qui dans la parole divine ne peut, en son sens propre, se rapporter à l’honnêteté des mœurs ni à la vérité de la foi est, qu’on le sache bien, pris au sens figuré. L’honnêteté des mœurs est ordonnée à l’amour de Dieu et du prochain, la vérité de la foi à la connaissance de Dieu et du prochain » (De Doc. christ., X, 14).
Augustin ordonne simplement l’honestas à l’amour de Dieu (et du prochain) et la fides à la connaissance de Dieu, de façon à leur donner une source transcendante. Cette source supérieure de l’honnêteté implique que la morale véritable tranche avec les mœurs de la même façon que la vérité tranche avec le savoir empiriquement recueilli par les savants grecs : « Comme l’espèce humaine est portée à évaluer les fautes au poids, non de la passion elle-même, mais plutôt de ses coutumes, il arrive le plus souvent que chaque individu juge comme condamnables les seuls actes que les hommes de son pays et de son temps ont coutume de blâmer et de condamner, et comme dignes d’approbation et de louanges ceux-là seulement qu’admet la coutume des hommes avec lesquels il vit. Il en résulte que si l’Écriture ordonne un acte qui répugne aux coutumes des auditeurs, ou condamne un acte qui ne leur répugne pas, à moins que l’autorité de sa parole n’ait déjà lié leur esprit, ils voient là une expression figurée » (ibid., X, 15)81.
81 On notera qu’il y a un rapport entre le rejet de la science des Grecs et l’utilité, qu’Augustin établit très clairement dans les Confessions : « Mieux vaut un homme qui se sait possesseur d’un arbre et te rend
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On assiste ici une fois encore à ce grand mouvement de subjectivation qui traverse la définition augustinienne du mensonge. Il n’y a pas de critère social et extérieur pour déterminer ce qui est honnête. Tout juste un précepte : « L’Écriture ne prescrit que la charité, ne condamne que la convoitise, et c’est de cette façon qu’elle forme les mœurs des hommes » (ibid.). Ce précepte impose l’examen de soi et l’établissement, via cette herméneutique de soi, d’une ligne de partage entre ce que j’aime et ce que je désire. Voilà fourni le critère du grand partage entre le mal et le bien : d’un côté la convoitise, de l’autre la charité. Reste à les définir : « J’appelle charité le mouvement de l’âme qui la porte à jouir de Dieu pour luimême, et de soi comme du prochain pour Dieu ; et j’appelle convoitise le mouvement de l’âme qui la porte à jouir de soi, du prochain et de n’importe quel être corporel sans que ce soit pour Dieu » (ibid., X, 16).
Nous sommes revenus à la construction purement négative du chemin vers Dieu et la vérité : le renoncement à soi. Le partage entre l’uti et le frui n’était d’ailleurs déjà qu’une déclinaison de celui entre le mensonge qui sert mes intérêts et la vérité qui y est toujours étrangère et par nature désintéressée. Au bout du compte, ce qui permet de déterminer ce qui est utile, et donc de tracer une ligne claire entre ce qui est dit proprement et ce qui l’est de façon figurée dans les Écritures, c’est la charité. Elle est le critère du vrai et le mode d’accès pour les humains pécheurs à la lumière spirituelle qui est voilée pour eux. Le concept de charité herméneutique signifie alors que, pour être utile, la lecture doit se faire sous le signe d’un précepte d’amour. Comme le dit B. de Margerie, « le Dieu qui est Amour (1 Jn 4, 8.16) ne peut, en devenant écrivain et en inspirant des écrivains, qu’aimer et vouloir qu’on l’aime. […] À son tour, l’exégète est soumis, dans son exégèse même, à la loi de l’amour : la charité doit être tout à la fois l’origine et la fin de son exégèse »82 . Si la Bible peut convertir, comme Augustin en témoigne pour lui-même dans ses Confessions, c’est qu’elle donne la force d’aimer et si le lecteur cherche la réunification de ses volontés désunies depuis et de part la faute originelle, c’est en lisant charitablement qu’il peut y parvenir et comprendre le texte de Dieu en vérité :
grâce de son utilité même s’il ignore ou combien de coudées de hauteur a cet arbre ou sur quelle largeur il se déploie, que celui qui le mesure et dénombre toutes ses branches, mais sans posséder ni connaître son créateur ni l’aimer » (V, IV, 7). 82 B. de Margerie, Introduction à l’histoire de l’exégèse, t. III : Saint Augustin, Paris, Cerf, 1983, p. 34.
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« Toutes ces interprétations, je les écoute et les considère, mais je ne veux point disputer sur des mots ; car cela ne sert à rien sinon à la ruine de ceux qui entendent. Au contraire, pour l’édification, c’est la loi qui est bonne, pourvu qu’on en fasse un usage légitime, parce que sa fin est la charité qui naît d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sans feinte. […] En quoi cela me gêne-t-il que l’on puisse comprendre ces paroles en des sens différents, pourvu toutefois qu’ils soient vrais ? […] Bien sûr, nous tous qui lisons, nous tendons nos efforts pour dépister ce qu’a voulu dire l’auteur que nous lisons ; et comme nous croyons qu’il dit vrai, nous n’osons pas penser qu’il ait rien dit que nous sachions ou jugions faux. Donc, du moment que chacun s’efforce d’entendre les saintes Écritures comme les a entendues celui qui a écrit, où est le mal si on les entend dans un sens que toi, lumière de tous les esprits véridiques, tu montres vrai ? » (Conf., XII, XVIII, 27)83.
La vérité est uniquement corrélée à l’intention de celui qui interprète et à la force de sa conviction, de la même façon que le sens du message divin tient à l’intention de Dieu et non à la formulation choisie pour manifester cette intention. Par ce double recours à l’intention, la vérité déterrée de la gangue des mots est rendue étrangère au principe de contradiction. Est vrai ce que chacun croit tel en toute certitude, lorsque cette croyance résulte d’un effort détaché de ses intérêts personnels pour comprendre ce que Dieu a voulu dire. Est vrai ce dont chacun est absolument convaincu pour la bonne raison qu’il ne pourrait l’être aussi fermement si la chose était fausse. Le doute tiendrait ainsi à l’objet des croyances ; on douterait tout naturellement de ce qui est douteux. Le doute serait alors un crime en matière de religion puisqu’il donnerait à Dieu le caractère du douteux. Par ailleurs, cette définition de la vérité toujours considérée à partir de la conviction, en admettant la contradiction entre les croyances, signifie que celles-ci ne doivent plus se conforter de leur accord. Les croyances peuvent être contradictoires du moment qu’elles proviennent d’une même source. L’interprétation vraie se distingue de l’interprétation fausse uniquement en fonction de la charité herméneutique, définie comme le fait de s’efforcer d’entendre un texte d’après le sens que son auteur a voulu lui donner :
83 Cette question est héritée de l’exégèse juridique, sans doute au fondement de l’exégèse philosophique et biblique, qu’Augustin connaît par l’intermédiaire des Institutions de Quintilien. À propos d’une controverse portant sur le droit, celui-ci interroge ainsi : « Faut-il s’en tenir au texte écrit ou à l’intention de celui qui écrit ? » (Inst. orat., VII, 5, 1-10, 4).
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« Que de choses sur peu de mots, que de choses, oh oui, nous avons écrites ! […] Laisse-moi donc te confesser plus brièvement à leur sujet […] et si je n’y parviens pas, que pourtant je dise ce que par les paroles de Moïse, ta vérité a voulu me dire, elle qui lui a dit, à lui aussi, ce qu’elle a voulu » (XII, XXXII, 43).
Une nouvelle forme de confession s’ouvre alors où, enfin, le sujet du vouloir, de la volonté de vérité, ce n’est plus ni le sujet qui avoue ses fautes, ni même l’interprète du texte, mais la vérité elle-même qui veut signifier ceci à l’un et cela à l’autre. Dans le De Doctrina christiana, cette attitude herméneutique de charité, qui implique que l’on laisse la vérité se signifier par elle-même, était opposée à l’attitude critique des manichéens et l’opposition était relevée comme étant celle entre charité et convoitise : la charité laisse la vérité vouloir, alors que la convoitise veut toujours en son nom propre84. Toute la théorie herméneutique augustinienne souffre en réalité d’un conditionnement manichéen et doit être comprise comme une construction pour dénoncer leurs erreurs. Ceux-ci rejetaient l’Ancien Testament, aboli par le Nouveau, et considéraient le Nouveau Testament comme un objet d’exégèse dans la mesure où il n’avait pas été écrit par Jésus lui-même mais par ses disciples. Le texte présente en conséquence des distorsions et des contradictions dues aux remaniements des scriptores ; Faustus appelle cela la narratio obliqua. Comme le souligne M. Tardieu, pour les manichéens, « le Nouveau Testament ne constitue pas en tant que texte un fait de sens, mais de non-sens en raison des anomalies et incohérences du texte »85. Le travail exégétique vise alors à laver le texte de ces scories, à le rendre droit, pour que, purifié, il serve de fondement à la foi manichéenne. Ainsi le dignitaire manichéen Faustus souligne que : « Dès le début, [cette foi] m’a persuadé, non pas de croire sans réflexion à toutes les choses qu’on lit pour avoir été écrites au nom du Sauveur, mais de faire la preuve (probare) si elles sont véridiques (vera), en bon état (sana), non corrompues (incorrupta) » (Faustus, XVIII, 3).
Et au sujet de la composition générale des Évangiles, il ajoute : « Ce n’est pas sans raison que, face à des Écritures de ce genre, discordantes et diverses, nous n’apportons absolument jamais des oreilles non critiques (sine 84 Les découvertes relativement récentes sur le manichéisme nous invitent parallèlement à soupçonner l’influence de Mani dans l’opposition systématique entre convoitise et charité. Cf. H.-C. Puech, « Manichéisme », Encyclopædia Universalis, Paris, 1971, t. X, p. 436 et B. de Margerie, op. cit., p. 46. 85 M. Tardieu, « Principe de l’exégèse manichéenne du Nouveau Testament », in Les Règles de l’interprétation, Paris, Cerf, 1987, p. 129.
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iudicio) et inintelligentes (sine ratione). Mais, examinant toutes choses et comparant les unes aux autres, nous pesons attentivement si chacune d’entre elles a pu être dite par le Christ, ou pas » (Faustus, XXXIII, 3).
Pour Augustin, en revanche, il faut se purifier soi-même par la confession pour accepter le texte tel qu’il est, en sa totalité et comme sens absolu et définitif. Pas de critique textuelle donc, ni surtout de critique d’authenticité, mais une critique du sujet et des règles de lecture : « Moi qui vous parle, j’ai été trompé autrefois, quand, encore dans l’enfance, j’ai voulu commencer par appliquer aux divines Écritures la discussion critique plutôt que la recherche pieuse. Par mes mauvaises mœurs, je me fermais à moi-même la porte d’accès à mon Seigneur… Dans mon orgueil, j’osais chercher ce qu’à moins d’être humble nul ne peut trouver » (Sermo LI, 4-5).
Ce qui justifie cette charité herméneutique, c’est l’origine divine du texte. À propos de l’Ancien Testament, rejeté par les manichéens, Augustin parle en effet d’un « autographe » de Dieu (chirographum Dei) (En. in Ps., 144, 17) dans lequel « nous lisons la loi écrite de sa main (Legimus digito Dei scriptam legem) » (En. in Ps., 8, 7). Plus généralement, l’idée d’une kénose du Verbe divin dans l’Écriture exhibe le caractère sacré de celle-ci. Ce qui est contradiction ou non-sens dans les Écritures ne tient pas à la mise à l’écriture, dont Dieu est le responsable, mais aux déficiences du lecteur et à son incapacité à percer un sens divin. L’attention d’Augustin ne porte plus en conséquence comme chez les manichéens sur le pôle émetteur et sur les problèmes d’authenticité et de critique des sources qui y sont liés, mais sur le pôle récepteur, sur l’effort qu’il doit fournir pour avoir accès au sens et sur l’adaptation qui fut nécessaire du Verbe divin au verbe humain pour que tout ne soit pas voilé à l’homme mais qu’il trouve un accès partiel, à découvrir et à dégager, vers la vérité immuable86 . Le partage entre ce qui est figuré et ce qui est propre tient compte de ce voile et
86 On notera que cette position charitable à l’égard du texte et de son auteur est celle qui fonde notre conception de l’œuvre classique, que Borgès définit ainsi : « Est classique, le livre qu’[on] décide de lire comme si, dans ses pages, tout était délibéré, fatal, profond comme le cosmos et susceptible d’interprétations sans fin […]. Est classique ce livre que les générations d’hommes lisent avec une préalable et une mystérieuse loyauté » (Borgès, « Les classiques », Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Pléiade », p. 818). Si la charité herméneutique défendue par Augustin comme principe clé de l’exégèse est à la racine de notre conception de l’œuvre classique, l’exégèse manichéenne de la Bible pourrait, elle, être à la racine de notre critique littéraire. Comme le souligne M. Tardieu, « elle pose de vraies questions, de même nature que celles qui sont débattues dans l’exégèse aujourd’hui » (ibid., p. 145).
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est utile, voire indispensable, à l’homme qui souhaite se mettre totalement à l’écoute de ce que Dieu a voulu dire. Ces règles de l’interprétation véridique des Écritures sont appliquées au cas délicat, du point de vue des controverses avec les hérétiques, des mensonges qui semblent être valorisés par les Écritures. Il n’est guère étonnant que les manichéens y trouvent un témoignage de la licence à mentir, eux qui ne savent pas lire charitablement. Une lecture charitable ouvre en réalité l’accès au sens figuré, utile et donc véritable, de ces scènes : « On juge des mensonges parce qu’on ne saisit pas le vrai que les mots figurent mais qu’on se fie au faux qu’ils expriment » (Contra Mendacium, IX, 20). « Il ne faut pas prendre pour des mensonges des actes qui, compris dans leur véritable sens, n’en sont pas » (Contra Mendacium, XI, 25).
Comme c’est pratique ! Il faut donc tirer de la Bible la doctrine de la vérité, mais il faut veiller à la comprendre en un sens figuré lorsqu’elle met en scène le mensonge de personnages saints. Il faut en somme appliquer le principe de la charité herméneutique et ainsi tendre ses efforts pour dépister ce qu’a voulu dire l’auteur que nous lisons et, dans la mesure où nous croyons qu’il dit vrai, nous interdire de penser qu’il ait rien dit que nous sachions ou jugions faux. Cette affirmation semble entrer en contradiction avec le rejet préalable des valeurs morales qu’une société reconnaît implicitement pour juger de la véritable morale divine et pose donc cette question : comment s’établirait alors le partage entre ce que nous croyons moral en fonction des coutumes de la cité des hommes et ce que nous croyons moral en fonction d’une lecture figurée des Écritures qui délivre la morale de la Cité de Dieu ? Un deuxième principe d’interprétation vient alors seconder celui de la charité herméneutique, et permet que l’Écriture donne elle-même les clés de son interprétation figurée : c’est la valeur d’exemplarité des attitudes qu’elle dépeint. Si une parole est obscure, on peut se reporter aux actes des saints pour en comprendre le sens : « Quand nous ne pouvons comprendre bien des choses dans les paroles, nous inférons des actes des saints comment il faut comprendre ce qui serait facilement interprété dans un autre sens si on ne le jugeait d’après un exemple » (De Mendacio, XIII, 30). « Dans l’Évangile, toutes les paroles du Seigneur qui paraissent des mensonges aux ignorants, ont un sens figuré » (De Mendacio, XXI, 42).
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La logique d’exposition propose alors la règle générale (l’exemplarité des saints) avec ses correctifs pour les cas où cette exemplarité serait elle-même sujette à caution : « Les hérétiques menteurs ne trouvent donc pas dans les écrits du Nouveau Testament des exemples de mensonges à imiter. Mais, en revanche, ils s’estiment très riches d’arguments, dans ce débat où ils jugent qu’on peut mentir, quand ils en viennent aux Livres prophétiques. Car, comme l’objet auquel se rapportent allégoriquement des mots et des actes vrais n’apparaît qu’à un petit nombre de gens intelligents, ils s’imaginent trouver des mensonges dans ces livres et les révéler. […] Il est possible toutefois d’extraire de ces actes et de ces paroles quelque chose de prophétique, semé là à l’avance et disposé par la toute-puissance de celui qui sait bien user jusque des péchés des hommes » (Contra Mendacium, XIV, 30, trad. modifiée).
Soit les Écritures décrivent des actes sans ambiguïté qui nous indiquent le sens des mots – l’exemplarité des saints permettant alors d’interpréter leur discours – ; soit les Écritures parlent de façon métaphorique et doivent être interprétées ; ainsi, le langage du Seigneur est constamment peuplé d’images qu’il faut décrypter et de paraboles à interpréter dans un sens figuré. Pour exclure le discours allégorique de la condamnation du mensonge, Augustin se doit cependant de tracer une ligne de partage entre allégories, prophéties, fables, paraboles d’une part et mensonges d’autre part. Le seul critère de l’adéquation entre ce qu’on pense et ce qu’on dit ne peut suffire à établir ce partage. Il se fait en réalité par le recours à l’évidence de la distinction entre ce qui est dit au propre et ce qui est dit au figuré. Dans la parabole, un principe philosophico-moral est caricaturé, de façon à rendre inutile tout raisonnement pour comprendre un sens moral figuré certes, mais cependant résolument univoque de l’histoire. L’hyperbolisation du bon et du mauvais, sur le mode de la sainteté ou du diabolique, un dénouement focalisé sur la récompense ou la punition et la transposition d’une situation humaine vers sa caricature animale, forment des marqueurs narratifs facilitant la compréhension du sens figuré. Dans la parabole, le sens figuré est caricatural ou hyper expressif : « Dans ce genre de fictions, les hommes ont prêté des paroles et des actes humains à des animaux privés de raison et à des objets inanimés, pour rendre plus expressives, par cette sorte de récits fictifs, mais vrais quant à leur signification, les leçons qu’ils voulaient donner. Et ce n’est pas seulement chez les auteurs séculiers, comme chez Horace, qu’un rat parle à un rat, une belette à un renard pour rapporter, par un récit imaginaire, une signification vraie à ce dont il s’agit ; ou
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comme chez Ésope, dont les fables ont le même but et que nul, si ignorant qu’il soit, n’aurait l’idée d’appeler mensonges. Mais c’est aussi dans les saintes Lettres, par exemple dans le livre des Juges, que les arbres réclament un roi et parlent à l’olivier, au figuier, à la vigne, au buisson. Fictions que tout cela, bien entendu, mais fictions qui ont pour fin d’amener à la réalité qu’on a en vue, par un récit imaginaire, non menteur pourtant, mais d’une signification vraie » (Contra Mendacium, XIII, 28).
On est très exactement dans la conception platonicienne de la fiction ici réhabilitée et capable de vérité – c’est dire si la pensée augustinienne est fâchée avec le principe de contradiction ! Cette réhabilitation n’a d’autres arguments que ceux ad hoc de répondre à la nécessité de justifier les Écritures, même lorsqu’elles affirment des choses apparemment contradictoires. Rousseau évoque lui aussi la fable comme le degré zéro du mensonge : « Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d’autrui n’est pas mentir : ce n’est pas mensonge, c’est fiction » (Quatrième Promenade, p. 1029). Fabuler serait selon lui mentir sans enjeu. Ou bien « mentir » avec pour objectif l’éducation morale des auditeurs : « Les fictions qui ont un objet moral s’appellent apologues ou fables et comme leur objet n’est ou ne doit être que d’envelopper des vérités utiles sous des formes sensibles et agréables, en pareil cas on ne s’attache guère à cacher le mensonge du fait qu’il n’est que l’habit de la vérité » (ibid.).
Fabuler, c’est autant mentir que démentir : c’est habiller la vérité en dénonçant l’habit, de sorte à inviter le lecteur à l’effeuillage des oripeaux qui la couvrent. Les marqueurs narratifs de la parabole ont précisément cette fonction de montrer le vêtement et d’inviter à la recherche du sens « caché », qui est donc plutôt caché-montré. C’est cette visibilité du déplacement, du masque, qui distingue le mensonge de la fable, recoupant finalement la distinction que Platon et Aristote proposaient entre le pseudos et l’eironeia. Comme le souligne en effet Jankélévitch : « L’ironie ne veut pas être crue, elle veut être comprise, […] elle ressemble à une coquette qui, […] tout en faisant semblant de fuir, met ses galants sur la bonne piste ; elle s’arrange pour que l’on comprenne ses énigmes et ne déçoit en somme que ceux qui ne méritent pas de trouver. L’ironiste est donc le premier attrapé si on le prend au mot » (Le Mensonge, p. 33).
L’ironie et la métaphore portent en elles-mêmes leur propre chiffre comme le vêtement colle à la peau qu’il couvre, pour la dévoiler partiellement ou en
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dénoncer à tout le moins les contours. Les chiffres du mensonge sont en revanche toujours extérieurs au propos du menteur : on sait qu’il ment par l’expérience que l’on a du mensonge. Comme le souligne encore Jankélévitch les effets de ce qui est caché et de ce qui est caché-montré sont tout différents : « L’ironie, bonne conductrice, reconduit l’esprit vers l’intériorité, au lieu que le mensonge le retient à l’extérieur et se cache lui-même derrière les paroles – car les paroles ne sont plus un lieu de passage, mais un écran » (ibid., p. 33). Augustin conçoit également que le désir et l’amour aient besoin d’être stimulés. Les métaphores comme toutes les figures de style sont des façons de parler qui visent à faire comprendre une vérité en transférant le sens d’un objet à un autre. Ces façons détournées d’exprimer le vrai ont une fonction psychologique et épistémique : elles stimulent le désir de vérité en ne livrant pas celleci, nue, et d’une façon trop immédiate : « [Si nous appelons certains épisodes bibliques des mensonges], il faudrait regarder comme tels les paraboles et les figures, qui ne sont pas faites pour être prises dans leur sens propre, mais qui disent une chose pour en faire comprendre une autre. Or, Dieu nous garde de leur attribuer un caractère mensonger. Sinon il faudrait infliger la même épithète à la série si longue des figures de rhétorique et particulièrement à la métaphore, ainsi appelée parce qu’elle transporte un mot de l’objet qu’il désigne à un autre objet qu’il ne désigne pas » (Contra Mendacium, X, 24).
Cependant, dans la mesure où le langage lui-même est une peau, tout langage ne serait-il pas en quelque sorte un masque, un voile ; et dès lors, tout langage ne serait-il donc pas métaphorique ? Nietzsche, qui considère précisément que le langage est nécessairement métaphorique, rejoindrait alors paradoxalement Augustin. Selon lui, en effet, le rapport de l’homme au monde est toujours imagé et figuré : les mots figent toujours un aspect de ce qui est perçu au détriment du reste ; ils dénaturent même cette perception parce qu’ils imposent au monde une grammaire qui est celle de la langue et qui découpe le monde en masculin et féminin, substantifs et verbes, passif et actif, etc. Cette rhétorisation de tout langage invalide cependant, selon Nietzsche, la distinction entre sens propre et sens figuré : « Les tropes ne s’ajoutent pas aux mots occasionnellement mais sont le fait de la nature même des mots. Parler d’une “signification propre” qui serait transposée sur quelque chose d’autre seulement dans certains cas, c’est ce dont il ne peut absolument pas être question » (Nietzsche, Philologica II).
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Le De Magistro montre cependant aussi à quel point Augustin était conscient de l’écart entre les choses et les mots, dont il faisait des signes des choses, parfaitement distincts d’elles et utiles éventuellement pour avertir celui à qui on les adresse de façon qu’il se reporte vers le monde : « Il nous serait impossible de converser, si, en entendant des mots, l’esprit ne se portait aux choses dont ceux-ci sont les signes » (De Mag., I, VIII, 22). Le mouvement d’intériorisation auquel invitent la métaphore et l’ironie est généralisé dans ce dialogue à la compréhension même de tout mot. Quels que soient les agencements de mots, ce qui compte, en effet, c’est qu’ils produisent cette conversion du regard vers le maître intérieur qui est source de leur sens. Peu importe donc que la métaphore transporte un mot de l’objet qu’elle désigne à un autre objet, si dans l’esprit de l’auditeur la lumière s’est faite sur le sens de la proposition tout entière. Le langage humain, conclut Augustin dans le De Magistro, est tellement lié à la finitude qu’il est en réalité davantage un obstacle à la connaissance qu’un chemin menant à elle : « C’est pourquoi, en ce qui concerne également les réalités que l’esprit voit, celui qui ne peut les voir écoute en vain les paroles de celui qui les voit, abstraction fait de l’utilité qu’il y a à les croire tant qu’on les ignore. Mais quiconque peut les voir est, au-dedans, le disciple de la Vérité, au dehors, le juge de celui qui parle ou plutôt de ses paroles. […] Aussi ne reste-t-il même pas désormais aux mots le rôle d’exprimer au moins la pensée de celui qui parle, puisqu’il est incertain qu’il ait le savoir de ce dont il parle. Ajoutons à cela les menteurs et les trompeurs ; ils te feront comprendre que les mots, non seulement ne découvrent pas la pensée, mais la cachent » (De Mag., I, XIII, 41-42).
Tous ces moments où les mots proférés ne correspondent pas aux choses pensées, où des mots nous échappent contre notre volonté, ces moments où l’on parle justement, mais sans être compris sinon de quelques-uns, ces moments où l’on critique le discours d’un autre avec lequel on serait d’accord si on pouvait voir sa pensée, ces moments d’échec de la communication font du langage un bien piètre outil d’accès à la vérité. C’est sans doute aussi en raison de cette fragilité que l’interdiction du mensonge se doit d’être absolue. Notre finitude nous conduit déjà à nous tromper : on ne peut éviter ces ratés dans la communication des consciences qui doivent passer par le langage ; il est au minimum indispensable que nous évitions de nous tromper volontairement les uns les autres. Comme le souligne I. Rosier, la question du mensonge « est d’une
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grande importance, car elle constitue un des éléments de sa dévaluation du langage oral »87. À partir du moment, cependant où le langage n’est pas assuré de son rapport au monde, mais seulement de son rapport à la pensée, quelle est véritablement sa fonction ? On peut douter qu’il dénote. Nous défendons ici l’idée que la fonction essentielle du langage pour Augustin, et à sa suite pour la chrétienté, est une fonction performative. L’efficacité du langage, c’est le lien qui se noue par son intermédiaire entre le sujet, sa propre parole et ses actes. Cette efficacité propre d’un langage qui ne peut rien enseigner mais doit juste engager celui qui parle justifie les liens entre mensonge et parjure : mentir n’est rien d’autre que rompre ce rapport éthique à soi qui est la seule fonction de la parole. Mensonge et parjure forment les correspondants négatifs de l’identification de toute parole à un serment par Jérôme et Augustin. Ce qui délivre en dernière analyse la clé de la compréhension de la condamnation radicale du mensonge par Augustin, c’est ainsi la compréhension des fonctions du serment et du parjure88. Les Confessions, premier grand récit autobiographique de l’Occident, témoignent de cette expérience d’un sujet qui se constitue en disant « je » et en s’avouant. Et la vérité en jeu dans cette expérience première de soi comme sujet parlant est fondamentalement celle de la sincérité. Cette expérience consiste à habiter ce « je » de façon que soit assumée la proposition dont il est le sujet. C’est à partir d’une telle expérience du sujet qui parle en « je » que la sincérité a pu se constituer comme vertu de la vérité. A. Lhomme souligne que penser « la vertu de sincérité », ce n’est pas tant « la refonder comme une exigence
87 I. Rosier, « Les développements médiévaux de la théorie augustinienne du mensonge », art. cit., p. 92. Elle poursuit ainsi : « Même si les signes linguistiques sont les meilleurs parmi les signes (De Doctrina christiana, II, III, 4), le langage autorise des discordances entre ce qui est pensé et ce qui est signifié, ce qui conduit à mettre en doute sa valeur comme moyen d’accès au savoir ou à la vérité, comme instrument adéquat d’expression de la pensée ». 88 Les analyses d’I. Rosier sur le destin médiéval de la doctrine augustinienne du mensonge montrent en effet que c’est à partir de ce thème du parjure et du serment que la postérité s’est saisie du mensonge. C’est ainsi un passage d’Augustin sur le serment et le mensonge, repris dans les Sentences du Lombard, qui constitue la trame de l’analyse des médiévaux : « Les hommes jurent le faux, soit qu’ils trompent, soit qu’ils se trompent. Soit quelqu’un croit vrai ce qui est faux, et jure à la légère ; soit il sait ou croit que quelque chose est faux, et cependant jure en le tenant pour vrai, et il jure néanmoins avec des intentions criminelles. […] La différence vient de la manière dont le verbe procède de l’âme. La langue n’est coupable que si l’esprit est coupable » (Augustin, De verbis Apostoli Jacobi, Sermo 180, 973, repris dans P. Lombard, Sent. D 39, chap. 4). Ce passage en somme reprend, mais appliqué au serment, les éléments déjà proposés dans le De Mendacio et le Contra Mendacium pour définir le mensonge et le distinguer de l’erreur ou de la tromperie. Mais il faut voir que la nécessité de toujours dire ce qu’on pense et la présence implicite d’une promesse de vérité quand on ment réduisent à rien la différence entre mentir et jurer qu’on dit vrai quand on ment.
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indéclinable, ni montrer, encore une fois, que jamais elle n’échappe aux subterfuges de la mauvaise foi, qu’entendre ce qui se parle, en deçà de la notion même, en une langue et une symbolique sous-jacentes : preuve, témoignage, foi, attestation »89. Ce qui parle en deçà de la sincérité, c’est la logique performative du serment par lequel un sujet se lie à sa propre parole. Pour que la sincérité puisse donc être considérée comme une vertu, il fallait que la langue puisse être considérée dans son aspect performatif et non seulement dénotatif ou constatif. Et la sincérité est en retour ce qui permet à cette efficacité du langage d’être subjectivante : de créer un sujet singulier, capable de dire « je » en habitant ce petit pronom d’une façon toute personnelle. Alors que l’assertion a une valeur essentiellement dénotative et que la vérité dans le temps de sa formulation est indépendante du sujet et se mesure avec des paramètres logiques et objectifs comme la non-contradiction et l’adéquation entre les mots et les choses, dans la confession le sujet se constitue et se met en jeu comme tel en se liant performativement à la vérité de sa propre affirmation. Cette expérience constitutive de la parole peut être appelée la véridiction, dont les performatifs au sens strict, ce qu’on appelle les speech actes, tels « je jure », « je promets », sont en quelque sorte la caricature ou le vestige puisqu’ils doivent être, significativement, toujours énoncés à la première personne. Ce lien établi avec la vérité qu’on énonce ne se forme que devant un public de sorte qu’il faut ajouter à la relation à soi la prise en compte du locuteur vis-à-vis duquel une obligation a été contractée. C’est dans ce lien à autrui que les serments peuvent être considérés comme fiables. Le serment s’inscrit donc dans des institutions comme la fides dont la fonction est de garantir la crédibilité du discours. La nécessité de ne pas mentir non seulement avec la bouche du cœur mais aussi avec celle du corps est liée au fait que la foi n’existe que comme manifestée : elle se constitue en s’énonçant. C’est une telle expérience performative de la foi qui justifie que la religion chrétienne se soit posée en vera religio. La « vraie religion » est fondamentalement celle qui s’atteste et se vérifie dans l’expérience performative de la profession de foi. Le christianisme a donc été avant tout une religion de la parole efficace : celle de Dieu, qui crée et au nom de laquelle se font les serments, celle de ces serments qui engagent celui qui parle, celle de la foi qui doit être manifeste pour exister et celle des sacrements par lesquels la parole a des vertus sanctifiantes.
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A. Lhomme, « Les métamorphoses d’une vertu », art. cit., p. 32.
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L’importance de l’intention doit alors être éclairée à nouveaux frais à partir de cette fonction opérante du langage. Est-elle ce qui permet de déterminer l’efficacité de la parole au sens où elle serait indispensable pour qu’il y ait serment, vertus sanctifiantes des paroles sacramentelles et foi ? Elle est en tout cas au cœur de l’efficacité : une parole n’a pas d’effets sur celui qui parle, pas d’effets proprement subjectivants, simplement parce qu’elle a été prononcée. Ce qui modifie le sujet qui parle, c’est la conviction qui l’habite en parlant. La différence entre les performatifs en général et le serment en particulier, du moins tel qu’Augustin l’envisage, c’est que les effets considérés sont, dans un cas, liés au contexte et au public et, dans l’autre, liés à l’intention et au locuteur. Passer par l’extériorité du langage n’est qu’une façon pour le sujet de rejoindre son intention, auparavant cachée.
CONCLUSION On peut certes réfléchir aux notions de mensonge et de fausseté ou à celles qui leur sont opposées comme la franchise, la sincérité et la vérité en tant que notions objectives dont les contours pourraient être définitivement tracés, et seraient atemporels. Dès que l’on perçoit cependant que l’accès à la vérité est conditionné par des vertus morales, et que ces vertus, comme la morale ellemême, ont une histoire, on perçoit la nécessité pour toute philosophie traitant de la question de la vérité d’en passer par une histoire des vertus qui lui sont liées. Comme le souligne B. Williams, « de nos jours, on trouve tout naturel de penser que tromper les gens est une manière de s’en servir ou de les manipuler et que c’est cela qui est un tort. Mais on a pu avoir sur le sujet d’autres façons de voir. La sincérité a une histoire et ce sont les sédiments de cette histoire que nous rencontrons lorsque nous réfléchissons aux vertus de la vérité dans notre propre vie. C’est pourquoi, à un certain moment, la philosophie doit laisser la place à l’histoire ou bien se fondre en elle »1. Nous avons ainsi voyagé dans l’histoire, en nous arrêtant sur une transition entre l’Antiquité et le Moyen Âge susceptible d’éclairer quelques tensions dans la manière de traiter de ces vertus de la vérité. Cet arrêt s’est fait essentiellement sur trois questions : 1) Nous nous sommes penchés sur les conditions éthiques de la vérité, comme la franchise, la bienveillance, l’exactitude, la simplicité de cœur, la charité, certains usages de la volonté qui empêchent la paresse ou qui limitent la volonté lorsqu’elle excède ce que l’entendement conçoit. Dans la mesure où c’est pour le sujet qu’il y a vérité et que le sujet n’est initialement pas prêt à accueillir la vérité, l’accès à celle-ci demande de sa part un certain nombre d’exercices et d’attitudes, un caractère particulier, des dispositions morales de l’âme, du courage, une capacité de renoncement à ses intérêts propres. Platon découvre, d’une part, qu’il n’y
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B. Williams, Vérité et véracité, op. cit., p. 117.
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a pas d’accès à la vérité sans un exercice d’universalisation de sa pensée, et donc de désintéressement et de dégorgement des passions et désirs ; il découvre, d’autre part, qu’il n’y a pas de philosophie possible sans franchise ; il faut penser ce qu’on dit pour que la réfutation et l’affrontement dialectique des thèses opèrent effectivement le partage entre opinion et savoir. Ainsi, pour Platon, le chemin vers la vérité consiste à s’assurer qu’une croyance est bien une croyance et non un désir, c’est-à-dire qu’une conviction est bien quelque chose qu’on pense vrai et non qu’on aimerait penser tel. Augustin souligne, au contraire, que la vérité n’est pas une affaire d’intelligence mais d’amour. Le travail dialectique dévoilant les contradictions et levant les ignorances ne suffit pas pour que nous connaissions véritablement. Il arrive d’ailleurs souvent que l’évidence rétablie ne décourage pas le soupçon et que la preuve irréfutable ne modifie pas les convictions les plus invétérées. Mettant le cœur au centre de la connaissance en vérité, et l’amour au centre de l’accord véritable, Augustin découvre le volontarisme et la force de la conviction à la source à la fois de tout savoir et de toute communication. Depuis ce point de vue, attachant la liberté à un travail de clarification des mots et confiant dans la correspondance entre le logos et les choses, le rationalisme grec ne serait rien d’autre qu’un asservissement à l’ordre superficiel de la discursivité. Car croire à quelque chose de vrai, ce n’est plus croire rationnellement parce qu’on s’est dépouillé de son désir de croire, c’est croire entièrement, sincèrement, viscéralement, passionnément. Le chemin vers la vérité est en effet celui d’un effort de la volonté pour se tourner vers Dieu et n’aimer que lui, pour s’unifier dans un seul objet d’amour et, à terme, disparaître pour laisser la vérité de Dieu vouloir à notre place. Depuis le point de vue rationaliste des Grecs, attachant la liberté à un travail de renoncement opéré par chacun sur sa propre volonté, les chrétiens perdraient l’accès à la vérité rendu possible par l’universalisation des croyances et l’accord des intelligences et c’est ainsi très symptomatiquement que les chrétiens renoncent au principe de contradiction. 2) Nous nous sommes également penchés sur les effets éthiques de la vérité mais aussi sur les effets de vérité de propositions éventuellement fausses ou ironiques, de fables ou de métaphores. Car il ne faut pas seulement soupçonner que la vérité a des effets de retour sur le sujet qui y accède, qu’elle le sauve et l’accomplit ainsi que le suggère l’assimilation de la vérité au bien chez Platon et l’attribution à Dieu de la double qualité de unus et verus par les chrétiens. On peut aussi soupçonner que le discours du maître, qu’il soit vrai ou faux, est capable de modifier l’âme de ses auditeurs et ainsi d’être tel un poison, comme le discours flatteur des sophistes ou les poésies enfiévrées d’Homère et d’Hésiode
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qui infiltrent en eux le faux, ou tel un remède pour les soigner et les gouverner, comme les « bonnes fables » et le discours franc du philosophe. Les premières permettent de créer dans l’âme une disposition à accueillir le second en tant que véhicule de vérités brutales et déplaisantes, seules capables de boucler le rapport à soi de l’élève en incisant la plaie de son amour propre qui l’empêche de voir ses défauts et de les corriger. Le discours est également capable de modifier le sujet parlant lui-même, comme dans la profession de foi chrétienne qui sert à manifester celle-ci aux yeux de tous, mais surtout à se lier à ce qu’on croit et à croire ainsi davantage. L’affirmation de ce qu’on croit n’est pas faite que pour communiquer nos croyances à autrui, mais aussi pour les renforcer par leur énonciation. Historiquement, la question des effets de la vérité s’est donc posée différemment dans l’Antiquité et à l’aube du Moyen Âge : dans le cadre d’une réflexion sur l’éducation, Platon envisage les effets de vérité des discours fictionnels ou francs sur autrui, dans un dispositif psychagogique requérant la présence d’un maître pour transformer l’éthos de l’élève. La confession et la profession de foi sont des dispositifs psychagogiques fondamentalement solitaires qui permettent d’envisager d’abord les effets sur soi de l’aveu et de l’attestation de ses convictions. Le souci de soi demande ici tout au plus la présence virtuelle d’un confesseur recueillant l’aveu (un Dieu omniscient qui séjourne au plus intime du cœur). La parole qui soigne n’est plus le discours franc de l’autre qui ferme le rapport à soi parce qu’il est à la fois vrai, direct et sans compromission ni flatterie, c’est la parole propre de celui qui, sincère et sans complaisance envers lui-même, se confesse pour renoncer à vouloir par lui-même. Ce n’est pas seulement le dispositif qui est différent et les sujets sur lesquels il agit, mais aussi les effets de ces discours : ces paroles véraces libèrent de façon opposée. Alors que la sincérité du confessé le libère de sa volonté de maîtrise et d’autonomie, la franchise du maître libère le disciple de ses illusions et des désirs qui en sont la source et qui l’empêchent de se voir tel qu’il est. La liberté grecque que donne le franc-parler, c’est l’autonomie et la lucidité de celui qui n’a plus besoin d’être flatté ; la liberté chrétienne que donne la sincérité, c’est la conscience de la dépendance qui conduit au renoncement à la tentation d’autonomie dénoncée comme illusoire. 3) Que les conditions et les effets de la vérité soient différents signifie que la façon de définir la vérité est, elle aussi, différente. Platon permet de voir comment le dire vrai est conditionné par des vertus telles que la rigueur et l’exactitude rendues possibles par l’évacuation des passions. La vérité est aussi le terme d’une
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recherche active menée à plusieurs et elle requiert ainsi également des qualités morales utiles à rendre possible et efficace la recherche en commun, à savoir la franchise et la bienveillance. Distinguant le mensonge du dire vrai, Augustin, comme Rousseau par la suite, s’intéresse à d’autres vertus, détachées du rapport au monde et plus propres au rapport à soi, à l’intention et à la conviction subjectives : la piété, la charité, la foi, la sincérité. Si ces vertus sont alors encore des vertus de la vérité, c’est à la condition de modifier le concept grec de vérité apparenté à l’intelligence, au savoir et au logos comme raison et langage ; la vérité des chrétiens est essentiellement donnée. Elle n’est pas le terme d’une quête active, mais d’un abandon. Elle n’est pas l’objet d’un savoir mais d’un amour. Le mensonge, qui corrompt cette vérité de la doctrine, s’oppose donc à la piété comme capacité de recevoir humblement la vérité de Dieu. C’est alors selon la logique d’opposition entre le péché personnel et la grâce divine que le mensonge comme fiction, c’est-à-dire comme création humaine, s’oppose à la vérité donnée. Notre étude a ainsi contribué à éclairer deux conceptions différentes, et même opposées sur bien des points, de la vérité, du mensonge, de leurs liens et oppositions, des conditions éthiques de l’accès au vrai et des effets souhaitables des différents discours de vérité, discours franc, réfutation et dialectique d’un côté, discours sincère, profession de foi, confession et autobiographie, de l’autre. On peut considérer que Platon et Augustin offrent deux modèles distincts pour définir la vérité, penser son opposition au mensonge et, par là, les rapports de l’épistémologie à l’éthique. Ces deux modèles sont la source d’autres penseurs qui s’y sont opposés ou au contraire s’en sont inspirés. Mais il faut aussi considérer le cheminement historique d’un modèle à l’autre. Historiquement, l’Occident est en effet passé du premier au second de sorte que c’est inévitablement le plus souvent à partir des hypothèses du second que nous considérons le premier. Confronter les deux modèles avait ainsi également pour enjeu de lire Platon en tâchant d’abandonner nos grilles de lecture chrétiennes. Il vaut mieux en effet le comprendre à partir de la pensée archaïque dont il se détache qu’à partir d’une conceptualité chrétienne soucieuse de sincérité, d’intention, de volonté bonne ou de mauvaise foi, qui est profondément étrangère à l’univers conceptuel grec de Platon. Nous proposons pour conclure cette réflexion sur le mensonge et les vertus de vérité qui lui sont opposées d’explorer deux pistes essentielles qui correspondent, d’une part, aux enjeux liés à l’histoire de la notion et, d’autre part, aux questions nées de notre traversée de cette histoire et qui peuvent s’adresser à l’époque actuelle avec quelque profit, notamment pour lui faire voir les présupposés et ambiguïtés qu’elle hérite du « modèle » chrétien.
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1. Enjeux historiques Nous voudrions ici nous arrêter à une hypothèse permettant d’expliquer l’évolution de la conception du mensonge de Platon à Augustin à partir de la question de l’évolution des rapports entre philosophie et spiritualité. Nous avons abondamment souligné le désintérêt des chrétiens pour la vertu d’exactitude au seul profit de celle de sincérité, de même que le désintérêt relatif des philosophes après Platon et Aristote pour la question morale du mensonge. C’est que, coupée de son lien avec le mensonge par Augustin, la question de la vérité a bien davantage mobilisé la philosophie dans la mesure où, pour définir les enjeux de la pratique philosophique, l’ontologie était plus fondamentale que la philosophie morale, champ restreint où cette question du mensonge était désormais abordée. On peut donc voir le pendant de ce désintérêt des chrétiens pour la vertu d’exactitude dans la disparition de la considération des philosophes d’une part, pour le thème du mensonge, matière désormais réservée d’un petit secteur de la philosophie morale et, plus largement, pour les conditions éthiques de la vérité. La philosophie, attachée à la définition d’une méthode, ne semble plus demander que de la rigueur et de l’exactitude et guère de courage et de franchise, tandis que la spiritualité, dégagée du savoir, ne demande plus que la sincérité et de la simplicité. Réduite ainsi à un discours purement théorique, la philosophie semble impuissante à modifier le monde, tandis que, détachée des exigences de la rigueur, la spiritualité chrétienne resterait certes capable de transformer les sujets, mais pour en faire des êtres dépourvus de tout esprit critique et attachés de toutes forces à leurs convictions irrationnelles. Entre le désinvestissement de la question du mensonge par les philosophes et son surinvestissement par une doctrine chrétienne en perte de vitesse, s’ouvrirait alors maintenant la licence absolue de mentir, comme le diagnostique A. Koyré : « On n’a jamais menti autant que de nos jours. Ni menti d’une manière aussi éhontée, systématique et constante. On nous dira peut-être qu’il n’en est rien, que le mensonge est aussi vieux que le monde, ou, du moins, que l’homme [est] mendax ab initio ; que le mensonge politique est né avec la cité elle-même, ainsi que, surabondamment, nous l’enseigne l’histoire ; […] malgré les critiques qu’on nous fera, et celles que nous nous faisons à nous-mêmes, nous restons convaincu que, dans ce domaine, quo nihil antiquius, l’époque actuelle, ou plus exactement les régimes totalitaires, ont puissamment innové » (A. Koyré, Réflexions sur le mensonge, p. 7-9).
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Ainsi quelques voix s’élèvent-elles aujourd’hui, comme celles d’A. Koyré, H. Arendt et de J. Derrida chez les philosophes mais aussi celles du juriste P. F. Smets et du journaliste J.-F. Kahn, pour dénoncer la multiplication des mensonges, leur caractère proprement éhonté et leur changement de nature. Le mensonge est devenu la règle en politique comme en économie et le développement de l’internet semble avoir également démultiplié les discours mensongers, au point qu’il n’existe plus de critères pour distinguer entre la vérité et ce qui « fait » véritable et plus de remède à un mensonge qui ne se contente plus de travestir le réel, mais s’y substitue. Ainsi, même les images télévisuelles et les photographies dont nous abreuve l’empire médiatique peuvent mentir, comme Platon lui-même d’ailleurs nous permettait déjà de le penser : elles ne mentent bien sûr pas selon la conception de la vérité comme adéquation puisqu’elles représentent forcément adéquatement une petite portion du réel, mais elles mentent parce qu’elles se fixent sur un moment et un aspect comme s’il suffisait à donner tout le réel ; elles mentent à cause de ce que P. Grice appelait les implicatures (conversationnelles pour lui, mais que l’on pourrait dire également iconiques) : l’image ment à la façon moderne dans la mesure où, au-delà de la simple description du réel, elle transmet un ensemble de valeurs ou un schéma explicatif sous-jacent qui ne sont ni explicites, ni du même coup, discutables. Nous n’avons cependant pas voulu ici adopter la position du moraliste pour dénoncer ces mensonges modernes, mais bien la position de l’historien de la pensée pour comprendre les raisons de cette licence à mentir qui tranche si fortement avec la morale chrétienne héritée d’Augustin. Avec les travaux de P. Hadot sur les exercices spirituels, on a découvert récemment la proximité profonde de la philosophie antique à la spiritualité. Cette notion d’exercice spirituel, P. Hadot l’a forgée pour mettre précisément en lumière les pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les philosophes anciens cherchaient à se transformer eux-mêmes par un certain usage des discours. Il entendait montrer que la philosophie était à l’origine d’abord une thérapie, une cure de l’âme visant une conversion de cette âme qui la fasse passer d’un état désordonné, perturbé par la passion, à un état qualitativement autre, où l’homme se forge une vision exacte du cosmos et de sa place dans ce cosmos, de sorte qu’il parvient à la connaissance de lui-même comme à la paix et à la liberté intérieures. Le gnôthi seauton socratique qui invite chacun à se soucier d’abord de son âme avant de se soucier de sa renommée ou de sa richesse est une expression de cette « spiritualité philosophique ». C’est une invitation à pratiquer un exercice d’attention qui concentre le sujet sur son âme. La philosophie
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socratique n’est cependant pas la seule expression de la spiritualité philosophique. Toutes les écoles antiques posent le même diagnostic : l’homme est un être malade, il ne vit pas vraiment, il est aliéné par des choses qui lui sont étrangères et qui sont superflues ; et elles proposent un même type de remède : des exercices de purification, de concentration ou de retraite qui passent par les pratiques discursives de la philosophie pour revenir à ce qui est vraiment nousmêmes et à ce qui dépend de nous. La franchise est l’un de ces discours thérapeutiques, comme d’ailleurs la fiction ou le « faux mensonger » des fables capables d’ordonner l’âme. La philosophie antique n’est donc jamais seulement une doctrine abstraite, une théorie, c’est une direction spirituelle destinée à transformer de l’intérieur l’apprenti-philosophe. Que Platon relègue les autres éducateurs traditionnels de la Grèce grâce au partage entre alètheia et pseudos signifie bien que la philosophie est d’abord un mode d’éducation. La « contemplation », c’està-dire en grec la théôria, qui constitue le but de l’activité philosophique, n’est pas une connaissance « théorique » au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme, mais une connaissance qui transforme l’être et conduit au bonheur ; et elle n’est pas le résultat d’une accumulation de raisonnements et de connaissances apprises, mais, comme le dit par exemple Porphyre, le résultat d’une manière d’être et de vivre qui répond à certains critères de style2 . On accède à la vérité quand on s’engage dans sa recherche de toute son âme et de manière telle que la façon dont on vit est modifiée par cette quête. La philosophie antique se fixe comme but et réalisation d’elle-même une sagesse « qui ne se dépose pas seulement dans un système mais s’incarne dans une existence, à tel point que c’est sur sa vie et ses actions que l’on peut juger et réfuter un philosophe »3. Le discours franc se distingue ainsi du discours vrai par sa capacité à modifier l’existence et la manière dont le choix éthique de la vérité doit s’incarner à la fois dans les mots et dans les gestes, et non dans la seule capacité à formuler ponctuellement des propositions au contenu exact. 2 Ainsi qu’en avertit Porphyre : « La contemplation qui nous conduit au bonheur ne consiste pas en une accumulation de raisonnements ni en une masse de connaissances apprises […] bien loin que toutes sortes de connaissances puissent réaliser pleinement la contemplation, les connaissances portant sur les étants essentiels en sont elles-mêmes incapables, s’il ne s’y ajoute une seconde nature et une vie conforme à ces réalités » (De l’abstinence, I. 29, 1-2, trad. J. Bouffartigue, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 63). Ou encore : « On n’est pas cultivé pour avoir appris toutes sortes de connaissances, mais pour s’être affranchi des passions de l’âme » (Lettre à Marcella, 9, trad. E. Des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 110). 3 J.-L. Solère, La Servante et la consolatrice. La philosophie dans ses rapports avec la théologie au Moyen Âge, Paris, Vrin, 2002, p. 1.
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C’est donc à tort que nous considérons que les philosophes de l’Antiquité étaient essentiellement des « théoriciens », des auteurs de systèmes, des fabricants de concepts, préoccupés de raisonner et d’argumenter, ou encore des auteurs et des lecteurs, préoccupés de commenter les œuvres de leurs prédécesseurs ou, enfin, des professeurs ou des fondateurs d’institutions. Et c’est à tort aussi que nous considérons que leurs œuvres étaient destinées uniquement ou même essentiellement à communiquer des informations concernant un contenu conceptuel donné. En réalité, elles sont la plupart du temps des exercices spirituels que l’auteur pratique sur lui-même et fait pratiquer à son lecteur. Dès lors, toute assertion doit être comprise d’abord dans la perspective de l’effet qu’elle vise à produire sur l’âme et non comme une proposition exprimant adéquatement la pensée et les sentiments de son auteur4 . C’est à une telle approche que nous nous sommes ici livrés en nous intéressant aux effets de vérité de la franchise comme des « bonnes fables ». Or, donc, cette conception spirituelle de la philosophie et cette considération des effets pratiques du discours comme des conditions éthiques de la vérité semblent être sortis du champ des préoccupations de la philosophie, progressivement et sans doute pas totalement, mais de façon très significative au moins depuis le Moyen Âge. Celui qu’on appelle aujourd’hui philosophe n’est plus une figure de la sagesse, mais une figure du savoir, un professeur. Pour être appelé tel, il faut et il suffit de passer des examens où sont requises des compétences uniquement intellectuelles : une rigueur dans l’analyse, une maîtrise des concepts et une formation historique. Comment expliquer ce processus ? À partir de quand et pour quelles raisons, le philosophe a-t-il renoncé à l’ambition de soigner les autres et de se soucier de lui-même, pour devenir un intellectuel ? On peut proposer deux explications complémentaires : le passage de la philosophie antique par le monde chrétien, qui a impliqué la confiscation de la dimension spirituelle originelle du dire vrai philosophique par la discipline monastique (explication proposée par P. Hadot) et la redéfinition au début de la Modernité des conditions de l’accès à la vérité qui a impliqué que, depuis Descartes, on considère que le sujet est capable de vérité tel qu’il est et qu’il n’a plus besoin de se transformer pour se ménager un accès au vrai (hypothèse de M. Foucault). L’hypothèse de P. Hadot est celle d’une concurrence entre philosophie et religion chrétienne. Dans l’Antiquité, la vie philosophique n’était pas concur-
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P. Hadot, Exercices spirituels et Philosophie antique, Paris, Études augustiniennes, 19872, p. 9.
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rencée par les religions païennes, parce que celles-ci étaient davantage des religions civiques que le choix d’un mode de vie qui implique l’âme tout entière ; les religions étaient détachées de la spiritualité5. La religion chrétienne, qui était à la fois une religion d’État, une doctrine et un mode de vie particulier, est par contre entrée en concurrence avec la philosophie sur le terrain de la spiritualité, et même d’une vérité spirituelle, comme le concept de vera religio en témoigne d’ailleurs, lui qui servait à dénoncer comme fausses d’un même geste les sectes concurrentes et la philosophie. Quelques idées « théoriques » du platonisme pouvaient certes être réappropriées dans la pensée chrétienne parce qu’elles étaient considérées par les Pères de l’Église comme conformes à celles de l’Évangile, particulièrement l’idée de réminiscence et d’une vérité à la fois intérieure et supérieure au réel perçu. Mais les Pères chrétiens étaient nettement moins disposés à reconnaître à Platon la capacité de transformer pratiquement les sujets pour en faire des sujets moralement bons. Les platoniciens avaient sans doute une vision juste des principes moraux de l’action, mais ils ne donnaient pas les outils adéquats pour parvenir à transformer les sujets selon ces principes : ils ne donnaient pas l’humilité que demandent la piété et la foi. De sorte que la réalisation des buts mêmes de la vie philosophique, la guérison de l’homme et l’accès à la béatitude, devaient désormais passer par les formes de la vie chrétienne et ses pratiques discursives propres, comme la confession. La finalité ultime de la vie humaine ne pouvait en effet être atteinte par les moyens de la seule nature et de la raison. Il y fallait l’intervention de la Grâce divine qui répondait à la foi humaine. C’est l’humilité de la reconnaissance des limites de l’homme posées face à l’infinité de Dieu, qui permettait de transformer les sujets de façon à leur donner accès tout à la fois à la vérité et au salut. Le changement de conception des conditions de l’accès à la vérité (la foi et non la raison), comme celui dans la définition de la vérité (désormais mystérieuse et pour cette raison donnée à l’homme par Dieu) a conduit les chrétiens à ranger les philosophes aux côtés de ceux qui étaient simplement capables d’énoncer ponctuellement quelques propositions vraies. Ainsi donc, lorsque le christianisme a été amené à délimiter strictement son domaine de compétence par rapport à celui de la philosophie, celle-ci s’est trouvée dépouillée de la psychagogie, des exercices spirituels, qui sont passés du côté de la théologie ou de certaines de ses subdivisions : la morale, l’ascétique ou la mystique.
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P. Hadot, Exercices spirituels et Philosophie antique, Paris, Études augustiniennes, 19872, p. 9.
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Les directeurs de conscience chrétiens ont mis les philosophes au chômage spirituel. La philosophie s’est trouvée limitée à une activité théorique et abstraite, à un pur discours ratiocinant, à un travail conceptuel destiné à fournir à la théologie un ensemble de problèmes et l’outillage notionnel logique et métaphysique pour y répondre. La philosophie universitaire n’est que l’aboutissement de ce conflit de territoire. Contrairement à une idée héritée des auteurs renaissants (comme Érasme et Pétrarque), les scolastiques n’ont pas « dé-spiritualisé » la philosophie, ils ont hérité d’une philosophie déjà desséchée, que pour cette raison ils ont placée en dessous de la théologie, tandis que les exercices spirituels de la philosophie antique influençaient largement la spiritualité monastique, qui d’une part n’en a pas assumé ou revendiqué l’héritage et d’autre part en a considérablement modifié la portée en les plaçant dans un cadre sotériologique surnaturel. L’Hypothèse de M. Foucault peut en réalité être articulée à celle de P. Hadot dont elle constituerait finalement la suite chronologique. On peut en effet voir dans la philosophie moderne les résultats de ce processus de différenciation entre la philosophie et la spiritualité chrétienne entamé à l’aube du Moyen Âge. Le repositionnement de la question des liens du sujet à la vérité dans l’œuvre de Descartes serait alors l’aboutissement du processus initié par la théologie chrétienne. Comme le souligne M. Foucault, le fait que le bon sens soit désormais réputé « la chose la mieux partagée du monde » implique que la philosophie se dispense d’agir concrètement sur l’individu pour qu’il accède à la vérité dans la mesure où elle estime qu’il possède nativement tout ce qui est nécessaire pour connaître. Autrement dit, Descartes revient à la considération des sophistes sur la compétence naturelle de tout homme à parler vrai et à connaître. Si Platon considérait qu’un sujet ne peut avoir accès à la contemplation à moins de réaliser d’abord sur lui un travail qui le rende susceptible de connaître la vérité, Descartes considère au contraire que « pour accéder à la vérité, il suffit que je sois n’importe quel sujet capable de voir ce qui est évident », de sorte que dans la philosophie cartésienne et, depuis elle, dans toute la philosophie moderne et contemporaine, l’évidence est substituée à l’ascèse comme condition du savoir véritable. Descartes aurait ainsi naturalisé l’accès du sujet à la vérité et son désir de vérité, oblitérant par-là même tous ces moments où dominent le désir de non-vérité et de dissimulation, la mauvaise foi ou la paresse. Il est donc le symptôme du désintérêt de la philosophie moderne et contemporaine pour la question du mensonge au profit de la seule question de la vérité posée dans des termes épistémologiques. Cette définition d’une tâche prioritaire épistémologique et métaphysique de la philosophie s’accompagne d’un changement déterminant dans les concep-
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tions modernes du sujet et de la vérité. Le sujet supposé par les exercices spirituels était un sujet éthique compris comme transformable : c’est un sujet qui se construisait dans des exercices, des pratiques, des techniques, et donc des discours. Autrement dit, les exercices spirituels sont ce que Foucault appelle des « processus de subjectivation », des manières de construire des sujets éthiques différenciés par et selon les différents discours : le sujet créé par le discours franc du philosophe n’est pas le même que le sujet créé par les fables des poètes et pas non plus le même que le sujet créé par la confession sincère du chrétien : les effets de subjectivation et de vérité de la franchise, des fables mensongères et de la sincérité ne sont pas les mêmes. Or, ces processus de subjectivation sont en opposition à toute une tradition philosophique moderne qui, de Descartes à Husserl en passant par Kant, interroge la nature originaire, pré-donnée et essentielle d’une structure subjective capable de connaître en vérité (la res cogitans de Descartes, le Je comme pure fonction transcendantale chez Kant et la conscience donatrice de sens husserlienne). En oubliant les exercices spirituels en lesquels se travaillait une dimension pratique, oubliée elle aussi, la philosophie moderne se serait aussi rendue étrangère à la conception philosophique antique du sujet comme matière éthique qui se façonne dans un rapport à lui-même, aux autres et au monde. Parallèlement, les considérations distinctes d’un sujet originellement capable de vérité ou ayant au contraire à se constituer comme sujet pour être dans le vrai définissent également des façons différentes de concevoir la vérité. Elle est devenue classiquement depuis la scolastique l’adéquation de l’intellect à la chose. Autrement dit, elle est uniquement descriptive. La vérité ne peut plus être celle du sujet ou celle des choses-mêmes capables d’éclairer le sujet, elle est la propriété d’une proposition constative qui correspond à un état du monde. Ayant perdu la considération des conditions éthiques de l’accès du sujet à la vérité, la philosophie moderne aurait également perdu celle des effets éthiques du discours vrai, et plus largement celle d’une dimension performative du discours vrai ou mensonger6. 6 L’article de J.-L. Solère montre très bien pourquoi Kant ne peut pas être considéré comme une exception. Car si Kant considère bien en effet, comme les Anciens, que « le vrai philosophe est le philosophe pratique », qu’il « est alors mieux caractérisé par son attitude que par sa science », et qu’il dénonce le fait qu’on « nomme habituellement philosophes tous ceux qui ne font que s’épuiser sur des concepts, sans se soucier de savoir à quoi ils servent », reste pourtant que la manière dont il conçoit la philosophie pratique est bien différente de la manière dont les philosophes grecs la concevaient et n’a pas non plus grand lien avec la spiritualité chrétienne. Lorsqu’il traite des divisions de la philosophie au début de la Critique de la faculté de juger, il affirme en effet que la partie morale ou « pratique » de la philosophie ne s’occupe pas d’« applications pratiques » et ne propose donc pas de règles ou de techniques pour la conduite effective
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CONCLUSION
2. Enjeux contemporains L’intérêt pour les conditions et les effets éthiques de la vérité et du mensonge ne rend pas la conception de la vérité dégagée ici morale pour autant, comme s’il s’agissait tout au plus de réactiver l’exigence spirituelle de la philosophie antique où la vérité était identifiée au bien. Car lorsqu’on aborde comme nous l’avons fait ici la question de la vérité à partir de la lorgnette du mensonge, ce qu’on voit d’elle n’est plus la vérité scientifique, pure, gratuite et étrangère à tout intérêt qui est le terme de la philosophie comme exercice théorique. Si la vérité a un prix (le prix de l’effort ou du courage éventuellement), c’est aussi qu’elle s’achète. Si la vérité a des effets, c’est aussi qu’elle est une arme de guerre. L’approche nietzschéenne de la notion de vérité a l’avantage de nous mettre en contact avec cet aspect politique et polémique de la question. Qui a droit à la vérité ? Qui est capable de l’entendre ? Qui est capable d’y accéder ? Qui peut, doit ou, au contraire, ne doit pas la dire ? Et en quelles circonstances ? Qui fixe le partage entre dire vrai et mentir ? Qui, les limites du mensonge et de la dissimulation salutaire ? Au nom de quelles valeurs ? Quelles sont les vérités risquées et quelles sont les vérités « platement » scientifiques ? Autant de questions qui déclinent et égrainent les liens entre pouvoir et vérité. Avant Nietzsche, Platon ouvrait la même considération au croisement de la pragmatique et de la politique par sa réflexion sur l’utilité éducative et politique de la franchise et du mensonge. Il est frappant de voir que tandis que le thème de l’efficacité de la franchise, encore très vivant dans le stoïcisme romain, a complètement disparu de l’histoire des idées depuis le Moyen Âge, le thème de l’efficacité du mensonge, particulièrement de son efficacité politique, a donné naissance à la tradition du noble mensonge, puis à celle du mensonge d’État, et enfin à la tolérance sans limite pour le mensonge habituel des discours politiques et des images médiatiques. Tout se passe comme si le pouvoir performatif du langage s’était concentré d’une part sur la puissance du mensonge et
de soi (ce que Kant appelle les règles techniques-pratiques). Pourquoi ? Parce qu’elle s’occupe de la volonté qui n’est pas comprise dans le domaine des faits et dans les processus de causalité mécaniques qui la font pencher vers les désirs et les passions, mais dans le domaine du devoir, comme faculté libre qui s’impose à elle-même des normes rationnelles (cf. Solère, op. cit., p. 12-14). C’est en référence à une telle volonté libre qu’un principe est moral pratiquement et non techniquement. Or, précisément, nous avons vu que c’est la volonté pure « conçue comme indépendante des conditions empiriques » et capable d’imposer des principes inconditionnellement impératifs qui interdit de mentir. L’attention à soi-même qui définit la volonté empirique ne cesse au contraire de plaider pour le mensonge officieux, le mensonge utile, qui permet de faire pour soi-même une exception. Cf. supra. p. 144.
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d’autre part, plus récemment, sur celle des énoncés performatifs. Ce qu’aucune de ces deux puissances du langage ne permet cependant de cerner, c’est la force révolutionnaire, corrosive et bouleversante de la franchise. Mais cette force estelle encore en mesure de s’exercer ? On doit bien convenir sans doute, que depuis la démocratie grecque, les choses ne se sont pas arrangées ! Qu’il est peut-être plus difficile encore, dans le bruissement permanent de l’information et de la communication, de prêter attention à un travail de désintéressement qui donnerait à une parole vraie un plus grand prix parce qu’elle est le fruit mûr du choix éthique d’être dans la vérité plutôt que dans la dissimulation et le mensonge. Cependant, peut-être est-il souhaitable de se passer de cette idée d’un prix de la vérité, corrélatif à son coût, c’est-à-dire à la somme des efforts et du courage qu’elle a demandés ? Ou peut-être faut-il, à la façon nietzschéenne, considérer que la vérité n’est qu’une manifestation particulière de l’intérêt et que le travail de désintéressement n’est que le masque de cet intérêt ? Il nous est difficile d’aller jusque-là. Car, s’il est indispensable d’interroger les liens de la vérité avec le pouvoir, il nous semble que la politique comme réflexion sur le bien-être commun s’enrichit de l’effort pour universaliser son opinion et quitter la défense des intérêts immédiats et personnels. Elle s’enrichit aussi de la considération pour son public comme ayant droit à la vérité. Car il ne faut pas limiter la considération du pouvoir performatif du mensonge à la modification éventuelle des croyances de celui à qui il est adressé, comme le pensaient Platon et Aristote. Même si le mensonge contribue à faire passer une idée vraie, ainsi que l’envisage Platon dans la République, il engendre de la bêtise parce qu’il repose sur le partage entre ceux qui savent, à qui la franchise est due, et ceux à qui l’on est tenu de mentir pour qu’ils sachent parce qu’ils sont incapables d’accueillir la franchise. Le mensonge repose sur ce partage, mais aussi il le valide et le rend opérant. Il ne doit donc pas être considéré depuis son seul contenu, mais aussi en tant qu’il fait passer ce message : vous ne méritez pas la vérité. Ce qui se dessine ici, c’est l’intérêt de la confusion permise par le logos grec entre raison et parole, c’est-à-dire l’intérêt pragmatique de considérer que l’usage de la langue et celui de la raison se recoupent. Parlant du totalitarisme, Koyré y relève l’absence d’une telle identification : « Il n’y a pas de liaison nécessaire entre logos-raison, et logos-parole, pas plus qu’il n’y a de commune mesure entre l’homme, l’animal raisonnable et l’homme, animal parlant. Car l’animal parlant est avant tout un animal crédule, et l’animal crédule est précisément celui qui ne pense pas » (ibid., p. 38).
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Tout partage entre l’élite et la masse repose sur un partage entre êtres de raison et êtres de langage qui permet à ceux qui disposent à la fois du langage et de la raison de manœuvrer par le mensonge ceux qui ne disposent que du langage. Et c’est bien d’ailleurs parce qu’il considère en effet la foule comme un animal déraisonnable que Platon admet l’intérêt de lui mentir de la même façon qu’il est utile et noble de mentir à l’ami momentanément privé de raison. Dans l’éducation des meilleurs, en revanche, le logos étumos exige au contraire que logos-raison et logos-parole soient parfaitement adéquats ; le contact permanent avec la vérité n’est possible en effet que si la parole est immédiatement adéquate pour nommer l’être et la vérité de sorte qu’elle ne mobilise pas l’attention sur elle en tant que distincte de la raison. Les mensonges les plus anodins prennent souvent source dans cette idée que celui à qui il s’adresse « ne pourrait pas comprendre », que « toute vérité n’est pas bonne à entendre » et qu’il faudrait dès lors éviter les vérités qui blessent par des mensonges de convenance, de politesse, de délicatesse. On perd ainsi de vue que le mensonge « blesse » parce qu’il repose sur une déconsidération de l’intelligence de l’autre. Et plus le mensonge est assumé, c’est-à-dire éhonté, plus est nette cette déconsidération. De sorte que si nos mensonges politiques et médiatiques contemporains sont plus graves que ceux que requièrent la diplomatie, l’hypocrisie et la convenance, c’est qu’on ment aujourd’hui grossièrement, massivement et crûment. On ment sans chercher à coordonner ce que l’on dit avec ce que disent d’autres, sans chercher à éviter la contradiction et sans viser la cohérence ou la vraisemblance. Les chrétiens ont certes permis de considérer que les vérités pouvaient être propres à chacun et contradictoires entre elles ; ils ont permis aussi de considérer que c’était l’intention qui comptait et qu’elle était imperceptible pour les autres, ouvrant ainsi des boulevards d’excuses et de justifications aux menteurs. Mais ces mensonges éhontés sont plus graves encore parce qu’ils sont fondés sur la considération que la masse n’a pas de mémoire, qu’elle ne remarquera pas la contradiction et qu’il est à la limite inutile même de lui cacher qu’on lui ment : elle ne comprendra pas qu’il s’agit du traitement qu’on lui réserve.
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