L’expression du manque à travers les langues 9783110727609, 9783110727524

The contributions gathered in this volume look at the expression of lack from a typological perspective, in four differe

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French Pages 724 Year 2021

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Table of contents :
Table des matières
Chapitre 1 À propos du manque : valeurs, évolution, fonctionnement
Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation
Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ
Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois
Chapitre 5 L’expression du manque en amharique
Chapitre 6 Même quand ça reste ça manque : approche énonciative du verbe àgwá̰en ikwere
Chapitre 7 Expression du manque en mòoré
Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof
Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe
Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative
Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis lancés aux germanistes
Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles : la notion de manque dans la citation de J. W. von Goethe. Étude comparative linguistique des traductions françaises et anglaises
Chapitre 13 L’expression du manque : les formes issues de la racine proto-indoeuropéenne *h1ṷeh2- dans l’histoire de la langue anglaise
Chapitre 14 Absence, manque et espace : quelques remarques sur la préposition without
Chapitre 15 Quand les moyens pour exprimer le « manque » en anglais ne manquent pas… La construction
Chapitre 16 Les équivalents anglais de manquer
Annexe : Le « questionnaire commun de base » (QCB)
Les auteurs
Index
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L’expression du manque à travers les langues
 9783110727609, 9783110727524

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L’expression du manque à travers les langues

L’expression du manque à travers les langues Édité par Fabienne Toupin et Sylvester N. Osu

Ouvrage publié avec le concours du Laboratoire Ligérien de Linguistique (UMR 7270) de l’Université de Tours

ISBN 978-3-11-072752-4 e-ISBN (PDF) 978-3-11-072760-9 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-072779-1 Library of Congress Control Number: 2021933496 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2021 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Cover image: IgorKovalchuk/iStock/Getty Images Plus Typsetting: jürgen ullrich typosatz, Nördlingen Printing and binding: CPI books GmbH, Leck www.degruyter.com

Table des matières Sylvester N. Osu et Fabienne Toupin Chapitre 1 À propos du manque : valeurs, évolution, fonctionnement  

Alain Delplanque Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation

37



Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ 75  

Jie Jiang Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois Delombera Negga Chapitre 5 L’expression du manque en amharique

99

119

Sylvester N. Osu Chapitre 6 Même quand ça reste ça manque : approche énonciative du verbe àgwá̰ en ikwere 141  

Sũ-tõõg-nooma Kabore Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

173

Augustin Ndione Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

203

Claire Agafonov Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

233

Fabienne Toupin Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative 257  

Alain Cambourian Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis lancés aux germanistes 311  

1

VI

Table des matières

Joëlle Popineau Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles : la notion de manque dans la citation de J. W. von Goethe. Étude comparative linguistique des traductions françaises et anglaises 343  

Patrick Gettliffe Chapitre 13 L’expression du manque : les formes issues de la racine proto-indo-européenne *h1ṷeh2- dans l’histoire de la langue anglaise 381  

Sylvain Gatelais Chapitre 14 Absence, manque et espace : quelques remarques sur la préposition without 423  

Vincent Hugou Chapitre 15 Quand les moyens pour exprimer le « manque » en anglais ne manquent pas… La construction 469 Olivier Polge Chapitre 16 Les équivalents anglais de manquer

511

Annexe : Le « questionnaire commun de base » (QCB) Le Questionnaire Commun de Base 559 QCB en vietnamien 565 QCB en chinois 576 QCB en amharique 587 QCB en ikwere 601 QCB en mòoré 618 QCB en wolof 627 QCB en russe 641 QCB en persan 653 QCB en allemand 668 QCB en anglais 701  

Les auteurs Index

713

709

557

Sylvester N. Osu et Fabienne Toupin

Chapitre 1 À propos du manque : valeurs, évolution, fonctionnement  

C’est parce que je lui ai emprunté sans doute le sens et la possibilité de ce que je fais, c’est parce que bien souvent il m’a éclairé quand j’essayais à l’aveugle, que j’ai voulu mettre mon travail sous son signe et que j’ai tenu à terminer, en l’évoquant, la présentation de mes projets. C’est vers lui, vers ce manque – où j’éprouve à la fois son absence et mon propre défaut – que se croisent les questions que je me pose maintenant. Michel Foucault, 1971, L’Ordre du discours, Gallimard, p. 811.  

Cet ouvrage est le fruit d’un travail que les membres de l’équipe SETL (Sémantique Énonciative et Typologie en Linguistique) ont effectué pendant plusieurs années au sein du LLL (Laboratoire Ligérien de Linguistique2). L’équipe SETL réunit des chercheurs qui travaillent dans des cadres théoriques et méthodologiques différents mais aussi sur des langues différentes, parfois génétiquement très éloignées (p. ex. : chinois, langue sino-tibétaine ; ikwere, langue Niger-Congo ; français, langue indo-européenne) et parfois moins éloignées (p. ex. : français, allemand, anglais, qui sont toutes des langues indo-européennes). De façon générale, les travaux réalisés dans cette équipe visent à cerner ce qui, au delà de la diversité qui les caractérise, tend à rapprocher les langues. Ils s’appuient sur le postulat selon lequel les langues utilisent des moyens similaires pour dire des choses différentes et, inversement, des moyens différents pour dire des choses semblables. Ce faisant, cette équipe s’inscrit dans la perspective de la linguistique énonciative qui considère que la linguistique a pour objet d’étude « l’activité de langage appréhendée à travers la diversité des langues naturelles (et à travers la diversité des textes, oraux ou écrits) » (Culioli, 1990, p. 14).  

















1 Dans ce passage de sa leçon inaugurale au Collège de France, Michel Foucault rend hommage à Jean Hyppolite. 2 UMR 7270 (Universités d’Orléans et de Tours, CNRS, Bibliothèque nationale de France). https://doi.org/10.1515/9783110727609-001

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Sylvester N. Osu et Fabienne Toupin

1 Un sentiment de manque : objet, point de départ, pièges  

Le choix d’étudier l’expression du manque n’est pas fortuit. À vrai dire, ce sujet nous a été suggéré par une tranche de vie ; tout commence lorsque l’un des coéditeurs de ce volume (S. N.O), originaire du Nigeria (Afrique de l’Ouest), nous parle d’une formule que sa mère au Nigeria employait au téléphone en ikwere (langue igboïde, Niger-Congo), pour lui signifier qu’il lui manquait. Cette formule, ànʊ̀ nɔ̀ gwʊ́ ḿ lě wírí (/ vous / envie en moi de / comme / nourriture /) pourrait se traduire ainsi : « Vous (toi et ta famille) me manquez comme la nourriture ». Cette formule retient l’attention, en tout cas elle nous a tous intrigués dans l’équipe. On se demande quel peut être le rapport, suggéré par cet énoncé, entre « avoir faim » et le sentiment de manque, et ce d’autant qu’en français, le manque de nourriture évoque l’insuffisance quantitative, voire la pénurie, et non un sentiment. Au fond, la question est de comprendre comment l’ikwere arrive à rapprocher dans le même énoncé, d’une part, « avoir faim », traduction suggérée par l’expression « comme la nourriture », et de l’autre, un état psychologique de manque lié à l’éloignement des proches. Notons qu’il s’agit là d’un cas de manque affectif. Or, à bien y réfléchir, le manque affectif occupe une place centrale dans les relations humaines : que ce soit au sein d’une famille, entre amis, dans des relations amoureuses ou entre un maître et ses animaux domestiques, on se manque mutuellement, parfois terriblement ou cruellement. Une consultation rapide des dictionnaires du français n’a fait que renforcer notre conviction initiale que la notion de manque ne se réduisait pas au seul verbe manquer mais au contraire pouvait être exprimée à travers plusieurs termes, y compris manquer, manque, manquement, rater, ratage et louper. De plus, le terme manque peut être employé pour exprimer l’affect, l’absence, ce qui fait défaut, tout comme il peut renvoyer à des notions telles que faillir, échouer, etc. On constate aussi que l’emploi au quotidien du verbe manquer met en jeu des contraintes : ainsi, on peut manquer la réunion mais pas le travail ; on manque à quelqu’un, mais on peut aussi manquer quelqu’un ; on manque de souffle, d’argent mais pas à l’argent. Devant un phénomène aussi complexe, nous nous sommes posé des questions comme : Qu’en est-il des autres langues représentées dans l’équipe ? Par quels termes exprime-t-on le manque3 ? Est-ce que ces langues associent le manque affectif et la faim comme le fait l’ikwere, par exemple ?  







































3 Dans ce chapitre, la formule le manque doit être comprise comme « la notion du manque », « le concept de manque », tandis que les mots manque (sans article) et manquer (toujours écrits en italiques) renvoient respectivement au substantif et au verbe français.  







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Chapitre 1 À propos du manque : valeurs, évolution, fonctionnement  

Il s’avère que l’expression du manque n’a été que très peu étudiée jusqu’ici. Aucune étude, à notre connaissance, n’a été réalisée dans une perspective typologique. On en recense quelques-unes portant sur des marqueurs spécifiques ayant un rapport avec le manque au sein de langues prises individuellement. C’est par exemple le cas de l’anglais avec miss, lack ou want (cf. Delmas, 1995, 1998 ; Polge, 2007, 2008, 2010)4, celui du gotique pour gaidw et wan (cf. Rousseau, à paraître), ou encore celui de l’ikwere avec le marqueur ɔ̀ gwʊ̂ ̰ (cf. Osu, 2018). Ces travaux se fondant sur des préoccupations scientifiques proches des nôtres ici, il nous a paru pertinent d’en proposer un rapide aperçu. Delmas (1995) porte sur quatre marqueurs de l’anglais qui appartiennent à des catégories syntaxiques différentes, à savoir absent (adjectival ou nominal), lack, want et miss (tous trois verbaux ou nominaux). L’auteur postule que ces marqueurs ont des fonctionnements différenciés, malgré parfois une proximité des valeurs construites dans certains contextes : en d’autres termes, l’énonciateur a des raisons de choisir l’un ou l’autre de ces marqueurs. Selon Delmas, en retenant absent, l’énonciateur construit une vacuité dans un cadre normé ou institutionnel ; cette vacuité s’oppose à une visée préconstruite. Ce qui est alors énoncé, c’est l’existence « d’un complémentaire, d’un extérieur » au domaine originel de la vacuité. Aucun effet de sens polémique ne peut être construit avec absent. Avec lack, l’énonciateur construit une vacuité mais refuse de l’accepter. Le constat du manque est alors énoncé de manière à en signaler le caractère scandaleux : on a construction d’un effet polémique, avec prise à témoin du coénonciateur. Avec want, ce qui se trouve mis en relief, ce sont les conséquences du manque sur le référent de l’argument sujet : le manque affecte ce dernier au point que celui-ci peut être représenté comme souhaitant remédier au manque : on a alors le plus souvent expression de la volonté ou du désir. Avec miss, une situation ou un procès potentiels sont initialement envisagés ; mais ce qui est effectivement réalisé se situe à l’extérieur de ce qui était envisagé (ce qui manque, c’est le résultat approprié). On peut alors avoir un recentrage sur le lieu repère ou l’objet à repérer, ou une représentation de l’argument sujet comme patient détrimentiel, voire comme siège d’un rejet. Alors que want permet de construire le désir de « réparer le manque », miss ne fait que signaler l’écart non maîtrisé. Polge (2007) est un travail de thèse mené dans le cadre de la TOPÉ5 et dont l’objectif est de proposer une représentation unique rendant compte de  





















4 Pour l’anglais, voir aussi Deschamps (1993) ; Desagulier (2003) ; Merle (2003) ; Taeymans (2005) ; van der Auwera et Taeymans (2004, 2006) entre autres. 5 Théorie des Opérations Prédicatives et Énonciatives, élaborée par Culioli et ses collaborateurs.  







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Sylvester N. Osu et Fabienne Toupin

l’ensemble des emplois du verbe want6 (p. ex. manque, besoin, désir, conseil, etc.). Cette représentation, ou forme schématique, de want combine selon Polge un constat d’absence (parfois aussi appelé constat de manque) et l’appréciation favorable d’une altérité. L’auteur montre que la pondération de l’une ou l’autre de ces opérations (faisant passer la seconde en arrière-plan) et leur complexification au cours du temps permettent de rendre compte de l’ensemble des emplois contemporains mais aussi historiques de want. Plus précisément, Polge établit que la pondération de l’appréciation favorable de l’altérité a fait évoluer want de l’expression d’un état situationnel (ou expression du manque, première partie de la thèse) à un état subjectif (ou expression du désir, deuxième partie de la thèse) ; une évolution de ce type est un cas de subjectivisation. Ce phénomène historique, précise l’auteur, est observé pour d’autres verbes exprimant le manque. En synchronie, des facteurs énonciatifs très divers (tels que l’origine du jugement modal, la personne à laquelle le verbe est employé, le référent [± animé] des arguments, la partie du discours dans laquelle want est utilisé…) portent soit sur le constat de manque, soit sur l’appréciation favorable de l’altérité et infléchissent ainsi les valeurs que prend le verbe. Pour son étude des termes exprimant le manque en gotique, Rousseau s’est basé sur une opposition sémantique qu’il a d’abord dégagée en allemand contemporain à partir de termes exprimant le manque, à savoir les noms Mangel et Fehler et les verbes mangeln et fehlen. Il distingue ainsi un « manque congénital » (qu’il qualifie aussi de total, naturel ou encore chronique), c’est-à-dire « un manque auquel on ne peut remédier dans la situation décrite », et une « absence occasionnelle » (qu’il qualifie aussi de fortuite), « indiquant seulement un manque sur un point particulier ou dans une situation donnée ». Il postule que cette opposition sémantique est au coeur du micro-système du manque en gotique. Une recherche dans l’unique texte en gotique qui nous est parvenu, la Bible de Wulfila7, permet à Rousseau d’établir que cinq mots au moins peuvent exprimer le manque dans cette langue : d’une part le substantif gaidw (correspondant au grec ύστέρημα), et d’autre part, sur une racine différente8, le substantif wan (grec λείπει) et ses dérivés, à savoir l’adjectif wans et le substantif waninassus (porteur du suffixe *-assus formateur de noms abstraits et correspondant lui aussi au grec ύστέρημα), et enfin wanains (nominalisation du verbe gotique non-attesté *wanan, correspondant au grec ἣττημα). Une étude des  





















6 L’auteur parle du « prédicat want ». 7 Bernhardt Ernst, 1875, Vulfila oder die gotische Bibel mit dem entsprechenden griechischen Text und mit kritischem und erklärendem Kommentar, Halle a. S., Verlag der Buchhandlung des Waisenhauses. 8 Voir aussi à ce sujet le chapitre de Gettliffe dans ce volume.  





Chapitre 1 À propos du manque : valeurs, évolution, fonctionnement  

5

énoncés concernés permet au linguiste de montrer que l’opposition sémantique qu’il a dégagée se retrouve aussi en gotique : selon lui, gaidw, wan, waninassus indiquent le « manque congénital », wanains exprime l’« absence occasionnelle », tandis que wans a deux emplois distincts, qui correspondent à la division sémantique établie. Citons enfin l’analyse de ɔ̀ gwʊ̂ ̰ en ikwere. Osu (2018) montre que ce verbe peut apparaître dans des énoncés variés qui expriment l’envie de manger ou de boire, l’envie d’évacuer un déchet physiologique (uriner ou déféquer) ; il exprime aussi le fait que l’on est fatigué (manque d’énergie) ou qu’un ami, un amant ou un parent nous manque (manque affectif). De plus, l’énoncé contenant ɔ̀ gwʊ̂ ̰ peut exprimer l’envie de mourir. L’auteur examine les divers emplois de ce verbe dans différents contextes, les valeurs sémantiques ainsi que les contraintes que son emploi engendre. Il montre (2018, p. 93) que le verbe ɔ̀ gwʊ̂ ̰ met en relation un terme X (indispensable au bon fonctionnement de Y) et un autre terme Y (une entité dotée de vie, par exemple un être humain, un chien, etc.). Dans cette configuration, le verbe ɔ̀ gwʊ̂ ̰ marque que, en référence à une relation établie préalablement entre X et Y, la localisation de X relativement à Y s’avère désagréable pour Y. Une telle localisation entraîne un ajustement nécessaire du mode de présence de X relativement au repère d’ajustement introduit à travers Y. Une bibliographie rassemblant les titres des travaux que nous avons pu recenser en rapport avec l’expression du manque est donnée à la fin de ce chapitre. La relative rareté des études portant sur ce phénomène est peut-être due au fait que les langues n’ont pas toujours, à notre connaissance, de terme unique capable à lui seul d’exprimer le manque. Cet ouvrage a donc pour objet de proposer une réflexion sur la notion de manque dans une perspective translinguistique. L’objectif premier des études qui y sont rassemblées est de contribuer à une meilleure compréhension de ce phénomène complexe et de cerner les procédés par lesquels les langues l’expriment. Pour ce faire, nous prenons appui sur le cas du sentiment de manque que chacun de nous éprouve à un moment ou à un autre. Il s’agit plus précisément de voir comment chaque langue représentée dans l’équipe rend compte de cette expérience universellement vécue, le manque, et de chercher à dégager les propriétés que partagent les formes différentes exprimant le manque dans les diverses langues, propriétés qui rendent les formes en question équivalentes. Précisons à ce stade que si notre réflexion ne s’inscrit pas dans la traduction en tant que telle9, elle fait écho à une question fondamentale en linguistique qui,  













9 Voir les contributions d’Agafonov, de Cambourian et de Popineau dans ce volume, qui s’inscrivent dans la perspective de la traduction.

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elle, renvoie aussi bien à l’apprentissage des langues qu’à la traduction : Qu’estce qui rend le passage d’une langue à une autre possible ? Donc, qu’est-ce qui, de façon générale, rend la traduction possible ? Comme nous l’expliquons plus bas (§ 2), pour réaliser ce travail, nous sommes partis d’énoncés en français – le français nous sert de métalangue – pour en donner des équivalents dans les différentes langues (activité de traduction). Ce sont ces équivalents que nous considérons comme expressions diverses de phénomènes semblables, et ce sont ces phénomènes semblables que nous ramenons à la notion de manque. Il est important de rappeler que l’équivalent ne se réduit pas nécessairement à l’identique, ne serait-ce que parce qu’au niveau immédiatement accessible des formes, l’expression du manque relève de catégories syntaxiques différentes selon les langues : certaines ont un couple substantif – verbe (p. ex. : français manque – manquer, anglais lack – lack) ou bien une base verbo-nominale (p. ex. : wolof ñàkk) ; d’autres semblent exprimer le manque de façon privilégiée à l’aide de verbes (p. ex. : amharique naffäqä, gwäddälä, annäsä, qärrä et nässa) ou bien de satellites postposés au verbe (p. ex. : chinois guò, piān, zá et cuò) ; d’autres langues encore ont recours à une variété de procédés (p. ex. : russe proet nedo- [préfixes verbaux], čut’ ne [particule verbale] et ne xvatat’ [verbe accompagné d’une négation]), etc. Rappelons que notre but ici est de dégager les convergences et les divergences dans le fonctionnement de ces termes et expressions équivalents. Il va sans dire que l’étude de l’expression du manque dans la perspective qui est la nôtre ne se fait pas sans piège. On peut ainsi penser au fait qu’intuitivement le manque est vite associé au sentiment, quand bien même le lien entre les deux phénomènes ne va pas de soi. Naguère, Ruwet (1994, p. 45) cité par Chuquet et al. (2013, p. 9) faisait déjà le constat que « plusieurs linguistes d’obédiences diverses ont assimilé aux VΨ des verbes qui, à strictement parler, n’expriment pas un sentiment10 ». D’un point de vue interlangue, les données provenant d’une grande diversité génétique et typologique de langues montrent clairement qu’il ne serait pas prudent de procéder à une telle assimilation, tout d’abord parce que les langues diverses n’expriment ni n’entendent la même chose derrière leurs équivalents de manque ou manquer. En effet, si dans une première approche classificatoire, le manque peut être catégorisé comme un sentiment en français11, ɔ̀ gwʊ̂ ̰ en ikwere  









































10 Pour VΨ, lire « verbe de sentiment ». 11 Le Grand Larousse en 5 volumes (1987, s.v. sentiment) retient parmi les valeurs de sentiment : « état affectif complexe et durable lié à certaines émotions ou représentations ». Littré (1961, s.v. sentiment) retient entre autres : « 7° Il se dit des affections, des mouvements de l’âme, des passions ».  



















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Chapitre 1 À propos du manque : valeurs, évolution, fonctionnement  

(que l’on peut traduire par commodité par « avoir envie de ») peut renvoyer soit à un sentiment (un ressenti) soit à une épreuve physique : « éprouver le manque d’une personne ou d’une chose », mais aussi « avoir faim » ou encore « avoir envie de faire pipi ». On voit bien en l’occurrence qu’autre chose qu’un sentiment (ou que quelque chose en plus) est en jeu en ikwere. On proposera du reste plus loin (§ 3) un bilan sémantique des différents chapitres de l’ouvrage faisant apparaître presque une centaine de valeurs différentes mises en évidence par les auteurs des diverses contributions. Un autre argument encore est que Wierzbicka (1992, p. 123) identifie clairement miss, un des équivalents anglais du verbe manquer, comme un moyen d’exprimer les émotions. Elle écrit : « Miss, as a form of emotion, can be explicated as follows: X misses1 person Y → X thinks something like this: I was with Y before now when I was with Y, I felt something good I cannot be with Y now because of this, X feels something bad  

























X misses2 doing Y → X thinks something like this: I did Y before now when I did Y, I felt something good I cannot do Y now because of this, X feels something bad The fact that one can miss certain events, or states of affairs, as well as people, highlights the relatively mild nature of the emotion involved12. » Il s’ensuit que l’expression du manque peut, selon les cas et les langues, être associée autant à un sentiment qu’à une émotion qu’à un affect physique, comme nos travaux permettront de le constater ; son lien avec l’un ou l’autre ne va donc pas de soi. D’un point de vue intralangue, si l’on considère brièvement les valeurs possibles du substantif manque suivant son contexte, on s’aperçoit que les lexicographes reconnaissent entre deux et quatre sens. Ainsi, le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi) oppose tout d’abord la « faute que l’on commet »  





12 Cela correspond, pensons-nous, au manque affectif en français.



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Sylvester N. Osu et Fabienne Toupin

(emploi où manque est synonyme de manquement) à l’« absence ». Mais l’« absence » à son tour renvoie soit à 1) l’« absence de quelque chose, de quelqu’un qui serait nécessaire, utile ou souhaitable » (manque signifie alors le « fait de manquer » et est proche de défaut, carence, pénurie, privation), soit à 2) l’« état d’une personne qui souffre de l’absence de quelque chose »13 (manque est alors synonyme de besoin), soit encore à 3) « ce qui est absent, ce qui fait défaut (dans quelque chose, chez quelqu’un) », manque étant alors proche de lacune, déficience, insuffisance. On observe toutefois que dans son sens 2 (« état d’une personne souffrant d’une absence ») manque dénote un sentiment. Quant au verbe manquer, ses valeurs en contexte sont également diverses et vont du ratage ou de la non-atteinte – un procès est raté, une cible n’est pas atteinte – à la déficience ou à l’absence, en passant par le besoin, psychologique ou autre : un « objet » est manquant14. Le constat est le même que pour le substantif manque : avec manquer, autre chose qu’un sentiment est en jeu, car c’est bien une multiplicité de valeurs que l’on observe. Dans sa contribution à ce volume, Polge s’attache à expliquer cette variété – que l’on observe tout autant dans les énoncés avec manquer en français qu’avec miss en anglais – par la subjectivisation de ces prédicats en diachronie. Il s’agit d’un processus historique, défini par Groussier (2000, p. 73) à la suite de Traugott (1995, p. 32) comme une « évolution conduisant les valeurs des [marqueurs] à être de plus en plus centrées sur l’animé-humain, et, en particulier, sur une intervention de plus en plus claire du sujet énonciateur ». Polge (dans ce volume) émet l’hypothèse qu’historiquement manquer est passé de l’expression d’une propriété de l’expérient du manque15, comme dans : Il manque trois doigts à cette femme / (fam.) Il lui manque une case, à celle de son « état subjectif ». Si le verbe manquer, comme le substantif manque, présente une variété de valeurs en contexte qui dépassent de loin le seul sentiment de manque, il n’en reste pas moins que le « manque affectif » est l’une de ces valeurs. Selon Gross (1975, p. 120), on peut considérer manquer comme un verbe de sentiment. Prenons ainsi la paraphrase qu’il propose pour distinguer les verbes de sentiment :  

























































13 Il conviendrait de compléter cette définition : « qui souffre de l’absence de quelque chose ou de quelqu’un ». 14 Objet est ici employé au sens très large défini par le Trésor de la Langue Française informatisé dans son § I.A : « Tout ce qui, animé ou inanimé, affecte les sens, principalement la vue » (TLFi, s.v. objet). 15 Par « expérient du manque », Polge entend le complément indirect de manquer introduit par la préposition à ou par aucune préposition dans le cas d’un pronom personnel.  

















Chapitre 1 À propos du manque : valeurs, évolution, fonctionnement  

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N1 (éprouve + ressent) (E + un sentiment de) V-n p. ex. Quelque chose écrase Marie ≡ Marie éprouve un sentiment d’écrasement16.  

On constate que cette paraphrase s’applique bien à certains des emplois du verbe :  

(1)

J’entends quelquefois le cri des pâtres qui rassemblent les chèvres sur les montagnes, et les comptent : j’en entendis un l’autre jour se lamenter, parce que sa chèvre favorite lui manquait, et qu’il craignait qu’elle ne fût tombée dans le précipice […] (Barbara Juliane von Krüdener, Valérie).  

Sa chèvre favorite lui manquait ≡ Il éprouvait un sentiment de manque (suite à la disparition de sa chèvre favorite)17. Ce rapprochement entre manque et sentiment est un argument supplémentaire pour se demander pourquoi il y a si peu de travaux sur l’expression du manque alors même que selon Chuquet et al. (2013, p. 9), « [d]epuis deux décennies, l’étude des sentiments a connu un essor important. Plusieurs études en français, inscrites dans des cadres divers et avec des objectifs variés, ont tenté de définir tout d’abord ce qu’on appelle sentiment, et ensuite de décrire leurs propriétés syntaxiques, sémantiques, pragmatiques et cognitives en français mais aussi dans d’autres langues18 ».  





16 Soit une phrase comme Quelque chose écrase Marie. Le verbe écraser prend deux arguments nominaux, que Gross note No (quelque chose) et N1 (Marie). Pour montrer si oui ou non écraser est un verbe de sentiment (au moins dans cette phrase), Gross applique le test suivant : est-ce que peut être paraphrasé par ? Pour la phrase considérée, on peut répondre par l’affirmative, la paraphrase (marquée par le symbole ≡) donnant « Marie éprouve un sentiment d’écrasement » : écraser est bien un verbe de sentiment, du moins dans cette phrase. 17 Toutefois, manquer n’est pas répertorié dans la Table 4 de Gross (1975, p. 245–71), qui à notre connaissance fournit, quoiqu’indirectement, la première liste des verbes de sentiment en français. Les tables de Gross sont établies sur la base des propriétés syntaxiques et non sémantiques des verbes français. Il se trouve que ceux regroupés dans la Table 4 sont « sémantiquement homogènes. La grande majorité d’entre eux correspond à un sentiment « déclenché » par No et « éprouvé » par N1. » (Gross 1975, p. 170). Les propriétés syntaxiques de manquer font qu’il se trouve classé dans les Tables 1 et 5. 18 Voir par exemple Buvet et al. (2005), voir aussi Valetopoulos (2003) pour plus de détails et une discussion plus approfondie.  

























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Comme nous l’avons vu plus haut, le manque peut être lié au sentiment et à l’émotion, les deux renvoyant à un état affectif (voir Grand Larousse en 5 volumes, 1987). Toutefois, on peut tenter de distinguer les sentiments des émotions d’une part et des humeurs d’autre part19. En effet, l’humeur est liée au caractère d’un sujet, dont elle constitue un trait permanent ou temporaire (p. ex. : Je suis de bonne humeur ce matin). L’émotion, elle, renvoie à une modification psychologique plus ou moins brutale, tant dans sa survenue que dans ses effets physiologiques sur le sujet : « bouleversement, secousse, saisissement qui rompent la tranquillité, se manifestent par des modifications physiologiques violentes, parfois explosives ou paralysantes » (TLFi, s.v. émotion, § B1). C’est ainsi qu’une formule telle que crier ou trembler d’émotion est parfaitement naturelle. Il est beaucoup moins naturel de dire *crier ou trembler de sentiment ; un sentiment peut certes être intense, mais on ne peut pas, à l’inverse de l’émotion, *être bouleversé, brisé, étranglé de sentiment ; *être rouge, blanc de sentiment ; *être en proie au plus vif sentiment ; *être sous le coup d’un sentiment ; *être au comble du sentiment ; *n’en plus pouvoir de sentiment20. Les émotions sont ainsi réputées avoir une dimension biologique que les sentiments n’ont pas. Plus largement, d’après Komi Simnara, dans sa thèse sur l’expression des émotions en lama (langue gur du groupe NigerCongo, parlée au Togo), on s’accorde à reconnaître, aussi bien dans l’usage courant que dans la pratique scientifique, les distinctions suivantes : – au niveau physiologique : l’émotion s’accompagne de troubles, mais pas le sentiment ; – au niveau temporel : l’émotion est brève, le sentiment est durable ; – au niveau de l’intensité : l’émotion est spécifiée comme ayant un haut degré, ce degré est minoré quand il s’agit du sentiment ; – au niveau de la passivité : l’émotion est incontrôlable, contrairement au sentiment (Simnara 2019, p. 20).  











































Nous reconnaissons cependant que la frontière commodément tracée entre sentiment et émotion est loin d’être aussi claire et précise que les données lexicographiques le suggèrent. Simnara (2019) relève les principaux problèmes soulevés par ces distinctions conventionnelles : les expériences émotionnelles peuvent être brèves ou durables ; elles peuvent être vécues par le sujet comme d’intensité forte ou faible en fonction de la situation qui les provoque ; il est difficile d’affirmer avec une entière certitude que les sentiments sont moins vifs que les  





19 Voir Simnara (2019, p. 20) pour une position différente. 20 Ces impossibilités ne sont pas liées à la nécessité de postmodifier le nom sentiment (comme dans un sentiment de tendresse), car dans le domaine de l’affectivité, sentiment connaît bien un emploi absolu (cf. TLFi, s.v. sentiment, §III.B).  



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émotions, ou qu’aucun sentiment ne s’accompagne jamais de troubles physiologiques, etc. Ajoutons à cela que, si l’on veut éviter le piège du glottocentrisme, il est impossible de postuler que toutes les langues du monde possèdent un terme générique pour nommer des types d’affect et ainsi distinguer entre émotion (p. ex. : colère ou jalousie) et sentiment (p. ex. : amour ou manque), ou encore entre sentiment et affect physique (p. ex. : faim ou froid) : le fait que ce soit le cas dans des langues comme le français ou l’anglais n’autorise en rien à extrapoler. Justement, Simnara rapporte que ces termes génériques ne se rencontrent pas en lama : « il n’existe pas de terme générique pour nommer chacun de ces types d’affect, tout comme il n’existe pas de terme commun équivalent à “affect” regroupant toutes les sensations psychologiques et physiques. Simplement, on trouve pour l’ensemble formé par “émotion” et “sentiment”, une expression comme “hɔ́ ɔ́ r tà tɛ́ m” qu’on peut traduire par “problèmes ou événements du foie” » (Simnara 2019, p. 20). Et si l’on reprend cet énoncé en ikwere, mentionné plus haut, que l’on pourrait traduire en français par : « Toi et ta famille, vous me manquez comme la nourriture », rappelons qu’il rapproche et semble mettre sur le même plan un affect physique, lié à un manque de nourriture, et un état psychologique, le sentiment de manque, lié à l’éloignement d’êtres chers. La discussion jusqu’ici nous invite donc à considérer comme secondaire et somme toute assez artificielle, dans une perspective interlangue, la question de savoir si le manque est une émotion ou un sentiment. À bien y regarder, sentiments et émotions, que la langue française semble distinguer, ont pourtant un point commun : leur lien avec le domaine de l’affect et, par ricochet, avec la cognition. En effet, pour Antoine Culioli, l’affect fait partie de la cognition et il n’y a pas à les opposer l’un à l’autre – comme on a pu classiquement opposer raison et émotion. C’est ainsi que parlant du niveau 1 de représentation linguistique, Culioli écrit : « Ce niveau est celui de nos représentations mentales, liées à notre activité cognitive et affective, qu’il s’agisse de notre activité sensori-motrice dans le monde physique ou de nos élaborations culturelles » (1999a : 161, c’est nous qui soulignons). Il revient sur ce lien dans un autre ouvrage et va plus loin :  







































Or, le problème est compliqué par le fait que nous avons affaire à plusieurs niveaux : le niveau 1 est un niveau de représentation, où représentation renvoie à la représentation mentale (il s’agit de cognition : quand je parle de cognition, j’entends le terme au sens large. L’affect fait partie de la cognition ; il n’y a pas d’un côté le cognitif qui serait du domaine de la rationalité explicite, et l’affectif qui serait le lieu des sentiments et de l’imagination débridée…) (Culioli 1990, p. 21, c’est nous qui soulignons).  







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En somme, le sentiment de manque (« état d’une personne souffrant d’une absence ») renvoie au domaine cognitif. D’ailleurs, Chuquet et al. (2013, p. 11) soulignent qu’« il est malaisé de fixer une frontière absolue entre ce qui relève des émotions et sentiments, et ce qui peut, plus largement, être attribué à la position subjective, qu’elle soit affective ou intellectuelle, d’un locuteur […] ». Au fond, pour Chuquet et al. (2013, p. 13), sentiments, émotions, opinions, perception, discours, point de vue sont autant de « figures21 » par lesquelles le sujet parlant s’inscrit dans l’énoncé, et méritent que l’on s’y intéresse sous des angles variés. Dans la section suivante, nous allons présenter les aspects méthodologiques du travail qui a conduit à cet ouvrage.  















2 Cadre méthodologique Pour qu’un travail de cette nature, réalisé par plusieurs personnes sur plusieurs langues au sein d’une équipe de recherche, puisse présenter de la cohérence, il convient que les contributeurs se coordonnent, du moins pour ce qui est de la méthode. En général, dans ce type d’ouvrage en linguistique, on présente la problématique dans les premières pages, on en propose une discussion intéressante, puis vient un résumé des différentes contributions à l’ouvrage. Ce faisant, on a tendance à occulter tout un pan du travail de coordination nécessaire à la cohérence et à l’efficacité de la réflexion, comme si cela ne devait pas être présenté au lecteur. Nous pensons au contraire qu’il faut rendre explicite notre démarche. C’est pourquoi nous allons exposer comment nous avons procédé pour tenter de dégager les propriétés que peuvent partager les formes différentes exprimant le manque dans diverses langues. Comme on peut le remarquer, le sujet dont nous traitons est un point spécifique des langues ; il demande alors un corpus limité, c’est-à-dire un corpus cadré susceptible de permettre de mieux contrôler les données, d’aller plus vite mais aussi de comparer différents systèmes. Dès le départ, nous avons donc élaboré en français un questionnaire à caractère spécifique22 que nous avons appelé « questionnaire commun de base » (QCB). Le QCB a été organisé selon une logique qui consiste à subdiviser les emplois du verbe manquer23 sur une base sémantico-syntaxique, de façon à mettre en relation structure syntaxique et « structure  







21 Chuquet et al. (2013, p. 13) reprennent ce terme à Franckel et Lebaud (1990). 22 Pour plus de détails, voir Junkovic (1975, p. 45–48). 23 C’est pour des raisons de cohérence que nous avons délimité le sujet et concentré l’élaboration de ce questionnaire sur manque et manquer en excluant d’autres marqueurs permettant d’exprimer le manque en français tels que louper et rater.  



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notionnelle sous-jacente » (voir en particulier Delplanque dans ce volume). Cette logique amène à distinguer deux catégories d’emplois, étiquetées « manquer type 1 » (procès manqué) et « manquer type 2 » (objet manquant) dans la première partie du QCB. Nous avons ensuite défini par étapes les différentes tâches qui nous paraissaient nécessaires. À cette étape, chaque participant, muni du QCB, a réalisé une enquête sur sa langue d’étude en l’adaptant et en l’élargissant si bien que le corpus construit à l’arrivée est souvent beaucoup plus étoffé que le QCB de départ. Les corpus à l’arrivée sont de fait de sources diversifiées selon les langues. Ainsi, nous avons des exemples qui proviennent de dictionnaires bilingues ou monolingues, de la littérature contemporaine, de textes anciens (médiévaux, pour certains), de la presse, de l’internet, d’entretiens avec des locuteurs natifs, ou encore de conversations, de contes, bref, de corpus oraux : le lecteur trouvera au début de chaque contribution la méthode de constitution du corpus afférent. Pour un grand nombre de ces contributions, il convient de souligner que les auteurs ont recours à des données de première main, ce qui n’est pas négligeable vu la nature du sujet d’investigation. Ensuite, il a été demandé à chacun de faire l’effort d’une rétro-traduction. Plus précisément, la traduction du QCB a révélé que manquer ou manque pouvait se traduire à l’aide de plusieurs unités dans la langue d’étude. Chaque auteur devait se demander si ces unités pouvaient à leur tour se traduire autrement en français, par exemple dans d’autres contextes. Si oui, était-il possible de déceler un lien quelconque entre les diverses traductions, et entre celles-ci et le verbe manquer ? Ainsi, pour fixer les idées, l’un des moyens de traduire le verbe manquer en ikwere est le verbal àgwá̰ . Mais en rétro-traduction, àgwá̰ peut se traduire en français tantôt par « manquer », tantôt par « rester ». Ce type de phénomène a été très enrichissant aussi bien pour l’auteur dans son travail sur ce marqueur que pour toute l’équipe, eu égard à la réflexion sur l’expression du manque. L’étape suivante a consisté en une analyse morphosyntaxique. Il s’agissait pour chacun de décrire les formes ainsi répertoriées sans qu’un cadre théorique de référence soit imposé. En effet, nous pensons que les cadres théoriques et méthodologiques nous offrent des grilles d’analyse susceptibles de dégager des résultats qu’on pourrait soumettre à une comparaison, mais ne changent en rien les données bien recueillies et bien répertoriées. Ce travail d’analyse a révélé, nous le soulignons plus loin, que l’expression du manque est assortie de certaines régularités qui traversent les familles linguistiques. Certains contributeurs ont choisi de se concentrer sur l’étude d’une seule unité, alors que d’autres ont préféré en aborder plusieurs. Dans le premier cas, les auteurs ont cherché à dégager la spécificité de l’unité analysée à travers la diversité caractérisée de ses emplois ; tandis que dans le second cas, ils ont cherché à  

























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comparer les unités pour déboucher d’une part sur leur spécificité et d’autre part sur ce qui peut constituer le lien entre elles. Il s’agissait également à cette étape de tenter de dégager dans les langues les valeurs sémantiques associées ou associables aux unités étudiées (cf. § 3 consacré à l’inventaire des valeurs sémantiques associées aux énoncés exprimant le manque). Les séances régulières de travail furent l’occasion pour les participants de présenter sous forme d’exposés les données sur leur langue d’étude, données que toute l’équipe a examinées et vérifiées de manière critique puis comparées avec celles des autres langues représentées. Tous les contributeurs à ce volume sans exception sont passés par cette étape de l’exposé. Les exposés nous ont également offert l’occasion de procéder à l’inventaire des formes que chacun a répertoriées. Il ressort de tout ceci qu’en plus du projet commun d’explorer l’expression du manque dans les langues, les contributions réunies ici ont un socle méthodologique partagé, construit autour du QCB, ainsi qu’une grille d’analyse commune, quand bien même l’analyse elle-même peut s’inscrire dans une problématique et une approche théorique différentes des autres.  

3 Inventaire et distribution des valeurs dans les langues En observant l’ensemble des contributions, nous avons pu dégager un certain nombre de caractéristiques récurrentes. Nous les avons recensées par langue puis par famille de langues, et enfin nous avons comparé ces familles. Il est à noter que trois des langues étudiées sont les uniques représentantes de leur famille ; nous les signalons plus bas. Dit autrement, nous avons d’abord répertorié les valeurs sémantiques associées aux termes exprimant le manque dans chaque langue. Nous avons ensuite procédé pour chaque langue à des regroupements de valeurs afin d’éviter les inventaires pléthoriques : par exemple, pour nous, l’insuffisance quantitative, la pénurie et la réduction ont vocation à être regroupées, tout comme la déficience, la détérioration et la cassure constituent un autre groupe, tandis que le manque affectif et le sentiment de vide forment encore un autre groupe. Ce type de regroupement a permis de resserrer les inventaires sans pour autant supprimer de valeurs ; cela a également permis de mettre en évidence les valeurs principales par langue, dont le nombre varie entre 8 et 14. Cette partie du travail, plus que d’autres, reste certainement à parfaire ; nous entendons par là qu’on pourrait sans doute opérer, ici ou là, d’autres regroupements ; mais on pourrait alors  









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craindre qu’à force de regrouper, on mette à mal la subtilité et la finesse de l’analyse sémantique proposée pour chaque langue. Ce travail est donc le fruit d’un compromis entre trop et trop peu. Dans le même mouvement, nous avons cherché à rapprocher les langues d’une même famille (perspective interlinguistique), puis les familles de langues entre elles (perspective inter-phyla), dans le but de dégager des valeurs ou notions communes. Voici le résultat de cet exercice ci-dessous. Les langues représentées dans ce volume appartiennent à cinq familles différentes : langues afro-asiatiques (amharique), langues austro-asiatiques (vietnamien), langues indo-européennes (allemand, anglais, français, persan, russe), langues Niger-Congo (ikwere, mòoré, wolof) et langues sino-tibétaines (chinois).  

La famille afro-asiatique En amharique, seule langue afro-asiatique dans ce volume, on relève un ensemble de 8 valeurs qui sont24 : absence, vide physique ou sentiment de vide ; défaut, déficience, absence d’intégrité ; écart (actuel-visé/attendu), hiatus, attente non satisfaite ; insuffisance quantitative, incomplétude, non-plénitude, privation, réduction ; non-accomplissement d’un procès ; petitesse ; reste ; séparation ou division en deux.  















La famille austro-asiatique En vietnamien, unique représentante de la famille austro-asiatique dans ce volume, on a pu relever les 8 valeurs que voici : déficience, absence d’intégrité ; écart (actuel-visé/attendu) ; insuffisance qualitative ; insuffisance quantitative, pénurie ; non-accomplissement d’un procès ; petitesse ; qualification négative d’un procès (éventualité regrettable) ; reste.  















La famille sino-tibétaine Un inventaire comprenant 11 valeurs a été dégagé pour le chinois, qui lui aussi est seul à représenter sa famille dans ce volume. Ce sont les suivantes : absence, insuffisance totale, perte ; déficience, absence d’intégrité, détérioration, cassure ; dépassement ; écart (actuel-visé/attendu) ; faute intellectuelle ou morale ; insuffisance qualitative ; insuffisance quantitative ; mauvaise direction (passer à côté) ; non-accomplissement d’un procès ; qualification négative d’un procès (manière inappropriée) ; traversée.  





















24 Ici, nous utilisons un point-virgule pour délimiter les valeurs, tandis qu’une virgule indique une variante.

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Vu que ces trois premières langues sont les uniques représentantes de leurs familles respectives, il convient d’être prudent en interprétant les résultats présentés. Devant l’éternel dilemme qui consiste à choisir entre ignorer les résultats si les données de départ ne sont pas quantitativement (ou statistiquement) significatives et considérer de tels résultats comme existants, et donc les présenter malgré tout à la communauté des chercheurs et enseignants, nous avons opté pour la seconde possibilité. La famille Niger-Congo Cette famille est représentée dans ce volume par trois langues : l’ikwere, le mòoré et le wolof. Dégager les constantes sémantiques entre elles n’a pas été aisé, car deux des trois linguistes ont fait le choix d’offrir une vision aussi panoramique que possible des moyens d’exprimer le manque dans la langue étudiée (cas du mòoré et du wolof), le troisième ayant pour sa part opté pour une étude approfondie d’un marqueur (cas de l’ikwere). Nous proposons donc deux inventaires pour cette famille linguistique : – inventaire 1 : valeurs communes au mòoré et au wolof. Elles sont au nombre de 9 ; absence, non-existence et perte ; écart (actuel-visé/attendu) ; imminence ; insuffisance qualitative ; insuffisance quantitative ; non-accomplissement d’un procès ; non-atteinte d’une cible (passer à côté) ; petitesse ; reste ; – inventaire 2 : valeurs communes au mòoré, au wolof et à l’ikwere. On en relève 3 seulement, à savoir : insuffisance quantitative ; non-atteinte d’une cible (passer à côté) ; reste.  



































La famille indo-européenne Plusieurs langues (vivantes ou mortes) représentent cette famille dans ce volume : il s’agit de l’allemand, de l’anglais, du français, du persan, du russe, ainsi que, dans une moindre mesure, du gotique, du vieil- et du moyen-anglais ainsi que du vieux-haut-allemand. Une particularité des travaux sur les langues de cette famille est que les deux contributions sur l’allemand portent uniquement (pour l’une) et essentiellement (pour l’autre) sur un énoncé bien précis extrait de l’œuvre de Gœthe. Nous estimons donc pertinent de présenter deux inventaires pour la famille linguistique indo-européenne : – inventaire 1 : valeurs communes aux langues indo-européennes étudiées, exception faite de l’allemand. Elles sont au nombre de 4 : absence ; écart (actuel-visé/attendu) ; insuffisance quantitative ; non-accomplissement d’un procès ;  















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inventaire 2 : valeurs communes à toutes les langues indo-européennes représentées dans le volume. Elles sont au nombre de 3 : absence ; écart (actuel-visé/attendu) ; insuffisance quantitative.  









Avec, à nouveau, toute la prudence et la distance critique nécessaires, nous observons que les cinq familles linguistiques que l’on vient de passer en revue ont certaines valeurs en commun ; on peut désigner ces dernières comme des constantes de constantes25. Si l’on se base sur les inventaires 1 dans les groupes Niger-Congo et indo-européen, on dénombre 3 constantes de constantes : écart (actuel-visé/attendu) ; insuffisance quantitative ; non-accomplissement d’un procès. La valeur d’absence, pourtant bien caractéristique de toutes les autres langues, n’a pas été relevée par les auteurs du chapitre sur le vietnamien (famille austro-asiatique). Toujours est-il que l’absence constitue un quatrième candidat très plausible au nombre des valeurs communes aux cinq groupes linguistiques. En complément de ces réflexions, nous avons dressé un tableau des valeurs mises en évidence par les différentes contributions. Il en ressort une liste d’une centaine de valeurs, toutes langues confondues, que nous jugeons utile de présenter ci-dessous. En effet, si cette liste nous semble refléter la variété des valeurs construites par les énoncés exprimant le manque, cette variété est, elle, nécessairement masquée dans le travail consistant à établir des inventaires sémantiques individuels (par langue), puis à dégager des constantes (entre langues), voire des constantes de constantes (entre familles de langues). Voici donc les valeurs en question, par ordre alphabétique : abandon de soi, absence, absence de contact, absence d’intégrité physique, absence irrémédiable, absence préjudiciable, attente non satisfaite, béance, besoin, blâme, cassure, crainte, critique, décalage total, déchéance morale, déclin, décroissance, défaillance, défaut (avoir un défaut ou faire défaut), défection, déficience, dépassement, dépérissement, déséquilibre, désespoir, désir, détérioration, différence, diminution, discontinuité, disparition, distance, distance minimale, division, dysfonctionnement, écart (actuel-visé/attendu), échec, envie, envie irrépressible, épreuves, erreur, état anormal, exception, exclusion, extériorité, faillite, faute intellectuelle ou morale, hiatus, immensité, imminence, imperfection, inadéquation, incomplétude, indigence, inoccupation, insuffisance qualitative ou quantitative, intentionnalité, inutilité, lacune, lascivité, maladie, marge, mauvaise direction, moins, mort, non-accomplissement d’un procès, non-atteinte d’un résultat, non-atteinte d’une cible ou d’un objectif, non-conformité, non-existence, non-plénitude, passage, pénurie, perte, petitesse, prise de distance,  









25 Certains préféreraient parler d’invariants sémantiques.

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privation, prodigalité, proximité, qualification négative d’un procès, quasi-adjacence, ratage, réduction, reste, retrait, rupture, séparation morale ou physique, souffrance, tension vers un but, timidité, traversée, tromperie morale, vacance, vantardise, vide, voisinage, vol.

4 Au delà des valeurs sémantiques : l’altérité  

Cette section vise particulièrement à mettre en relief quelques phénomènes qui, derrière la diversité des langues, derrière le foisonnement des valeurs sémantiques, se révèlent à l’issue d’une description approfondie susceptibles d’être généralisables en partant du nombre somme toute réduit de langues étudiées ici. De fait, le caractère généralisable de ces phénomènes doit être considéré comme provisoire en attendant qu’un même type d’étude soit réalisé sur d’autres langues. Revenons aux constantes sémantiques que l’on vient de dégager au niveau des cinq familles linguistiques : écart (actuel-visé/attendu) ; insuffisance quantitative ; non-accomplissement d’un procès, auxquelles on peut sans doute ajouter la valeur d’absence. Il est question d’un écart ou d’une différence entre un scénario attendu (réalisation d’un procès, présence d’un « objet26 » ou présence d’un « objet » en une certaine quantité) et un scénario effectif (non-réalisation du procès ou non-atteinte du résultat escompté, absence de l’« objet » ou présence de l’« objet » en quantité moindre que prévue). Or les termes écart et différence nous renvoient au concept d’altérité. Selon Polge (dans ce volume) : « L’altérité est envisagée ici en termes topologiques comme le complémentaire ou extérieur p’ de l’intérieur p d’un domaine notionnel, résultant de la partition de ce domaine en un intérieur et un extérieur par un bornage. Ces deux valeurs contradictoires doivent être envisagées à partir d’une position neutre p, p’. » De plus, d’après Culioli (1990, p. 97) « l’altérité est de fondation », ce qui signifie pour Osu (2011, p. 26), d’après de Vogüé et Paillard (1987) et Lebaud (1996–1997), qu’elle n’est pas un accident externe à la langue, mais plutôt « la loi sur laquelle la langue s’ordonne ». Osu (2011, p. 38)27 reformule l’ensemble de ces réflexions de la façon suivante :  











































[…] l’altérité est envisagée de façon interne à la langue dans la mesure où elle est mise en jeu non à partir de la situation de communication (faisant référence à une situation réelle) mais

26 Rappel : objet est ici employé au sens très large défini par le Trésor de la Langue Française informatisé dans son § I. A. « Tout ce qui, animé ou inanimé, affecte les sens, principalement la vue » (TLFi, s.v. objet). 27 Voir de Vogüé et Paillard (1987) pour plus de détails.  









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bien plutôt à travers les unités de la langue dans leurs divers agencements et dans leur mode de fonctionnement spécifique. L’idée fondamentale, c’est que certains marqueurs ont dans leur fonctionnement un rapport privilégié avec l’altérité si bien qu’ils n’apparaissent dans un énoncé que s’il y a une mise en jeu explicite de ce phénomène.

En outre, selon Culioli (1990, p. 103), « tout objet (méta)linguistique recèle une altérité constitutive. C’est le travail énonciatif de repérage (subjectif et intersubjectif ; spatio-temporel ; quantitatif et qualitatif) qui, en composant l’ajustement complexe des représentations et des énonciateurs, supprime, met en relief ou masque cette altérité ». S’appuyant sur ces propos de Culioli, Osu (2011, p. 38–44) distingue entre source de l’altérité, traitement de l’altérité et type de l’altérité28. Ceci revient à dire que pour nous, les différentes formes exprimant le manque dans les langues ont un rapport privilégié avec l’altérité. Quelques éléments étudiés nous confortent dans cette hypothèse. C’est le cas des marqueurs29 àgwá̰ (« manquer, rester ») en ikwere et kam (« moins, en moins ») en persan, deux langues pourtant très éloignées génétiquement : ils mettent en jeu l’altérité dans leur fonctionnement. Et curieusement, ces unités mettent en jeu une source, un traitement et un type de l’altérité similaires. Dans les énoncés persans contenant kam comme dans les énoncés ikwere contenant àgwá̰ , on a une valeur x’ (ou p’ selon les cas), qui constitue la valeur visée ou désirée, souhaitable, c’est-à-dire construite sur le plan S (subjectif). Kam et àgwá̰ indiquent un écart entre x’ et une autre valeur x (ou p), qui elle est la valeur effectivement constatée, donc construite sur le plan T (temporel). Dans une langue comme dans l’autre, avec ces deux marqueurs, la source de l’altérité s’avère donc être subjectivo-temporelle. Le traitement qui est fait de l’altérité dans ce cas est tel que les deux valeurs x et x’ sont maintenues, et l’on dira que l’altérité est prise en compte et maintenue. Enfin, dès lors que les deux valeurs coexistent, l’altérité en jeu est de type faible. De façon similaire, dans sa contribution Polge s’efforce de proposer une représentation unique qui rende compte des différents emplois du verbe français manquer. Il montre que manquer et ses équivalents en anglais, à savoir fail, lack, miss, need et want, ont un fonctionnement qui met en jeu l’altérité : d’après lui, manquer est compatible avec différents modes de construction de l’altérité (p. ex.,  

























28 En ce qui concerne la source de l’altérité, celle-ci peut être notionnelle, intersubjective, temporelle ou subjectivo-temporelle ; pour le traitement de l’altérité, il s’agit de dire qu’elle peut être prise en compte et maintenue (validée), ou prise en compte et éliminée, ou encore non prise en compte (ignorée) ; enfin, concernant le type de l’altérité, on signifie qu’elle peut être faible, forte ou radicale. 29 Au sens de « marqueur d’opération linguistique ».  







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dans certains de ses emplois, manquer marque l’altérité notionnelle), tandis que les verbes anglais sont chacun la trace d’un mode spécifique d’altérité (p. ex. fail marque l’altérité radicale). Ce type d’invariant pourrait se retrouver dans les autres langues et constituer la base d’un rapprochement entre elles, favorisant ainsi le passage de l’une à l’autre. Forts de la discussion précédente, nous voulons dans ce qui suit présenter les résumés des contributions, dans l’ordre de leur apparition dans l’ouvrage.  

5 Une vue panoramique des résultats des diverses contributions Après avoir fait le point sur les raisons qui nous ont conduits à étudier l’expression du manque dans les langues, discuté les apports d’une telle étude tant à la linguistique générale et typologique qu’à la linguistique de l’énonciation, puis cerné la spécificité du traitement du manque dans chaque langue représentée, il convient à présent de donner un aperçu des différentes études. L’intérêt de cette section est qu’elle souligne entre autres choses les résultats obtenus pour chaque langue. Le lecteur pourra ainsi s’y référer en première approche avant de lire les travaux dans le détail. Cet ouvrage réunit quinze travaux qui répertorient et décrivent les divers moyens dont disposent des langues différentes pour exprimer le manque. Ces langues appartiennent à cinq phyla différents, à savoir afro-asiatique, austro-asiatique, indo-européen, Niger-Congo et sino-tibétain. Si la plupart des travaux s’intéressent aux emplois des marqueurs en synchronie, l’un des points forts de cet ouvrage est qu’il compte également des contributions qui s’inscrivent dans une perspective diachronique. S’ajoute à cela une réflexion sur la traduction des textes en lien avec l’expression du manque. Un autre point fort de cet ouvrage est que les contributions portent pour la grande majorité sur des langues génétiquement très éloignées. Dans la mesure où le français a servi de métalangue au travail collectif, nous avons fait le choix d’ouvrir le volume par un chapitre sur le français. Il s’agit d’un travail qui porte exclusivement sur le verbe français manquer. Nous faisons toutefois remarquer qu’une autre contribution (celle de Polge) s’intéresse à ce verbe, mais, cette fois, dans une perspective contrastive avec l’anglais. Les contributions suivantes portent sur des langues géographiquement très éloignées du français. On trouve d’abord trois langues « isolées », au sens où elles sont les seules représentantes de leur famille linguistique dans le volume : le vietnamien (langue austro-asiatique), le chinois (langue sino-tibétaine) et l’amharique  





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(langue afro-asiatique). Viennent ensuite trois études sur l’expression du manque dans des langues de la famille Niger-Congo, à savoir l’ikwere, le mòoré et le wolof. Les huit chapitres suivants concernent des langues indo-européennes : russe, persan, allemand, anglais. La première contribution est celle que propose Alain Delplanque. Il se donne pour objectif de dégager l’invariant de manquer à travers une étude minutieuse de la variation qui caractérise ce verbe en français contemporain. Après avoir rappelé les données étymologiques pertinentes, il distingue deux types d’emploi de manquer : un type 1, où il est question d’un procès manqué et un type 2, où il est question d’un item manquant ; parallèlement, il observe que manquer entre dans trois principaux schémas syntaxiques, à savoir : , et (l’usage avec le pronom impersonnel il est rattaché à ce dernier schéma), auxquels il convient d’ajouter un quatrième schéma, moins fréquent, celui où manquer est employé intransitivement. Le linguiste organise la suite de son propos en fonction des trois principaux schémas syntaxiques dégagés : il les passe en revue, multipliant à chaque fois les éclairages sur son objet d’étude (aspect, détermination nominale…), grâce à un corpus d’énoncés authentiques collecté sur internet. Les blocages (séquences malformées voire impossibles) sont systématiquement notés et analysés. Chaque sous-partie se conclut par un bilan en termes de topologie dans l’optique culiolienne, car le chercheur s’efforce de montrer que chaque usage syntaxique distinct tend à conférer au domaine notionnel représenté à travers l’énoncé un fonctionnement particulier : avec , ce fonctionnement est discret ; dans le cas de , il est compact ; et avec , il est dense. Ces modes de fonctionnement sont liés à l’activation ou non des paramètres quantitatif et qualitatif. En conclusion, Alain Delplanque propose une forme schématique pour manquer qui fait apparaître deux dimensions, l’une notionnelle (liée à l’opération de repérage) et l’autre énonciative (liée à la dévaluation par l’énonciateur de l’élement repère A par rapport à une situation fictive ). Quant aux facteurs de variation, il les classe en deux types : d’un côté, le sens de l’énoncé dépend de la transitivité du verbe et de sa rection (préposition à ou de) ; de l’autre, il dépend de la nature du sujet et du complément de manquer, selon que chacun de ces deux termes est le repère ou le repéré dans la relation sous-jacente , selon que l’assertion porte sur un procès manqué ou un item manquant, et aussi, dans une moindre mesure, selon que les termes A et B sont [± animé] et [± concret]. Enfin, en s’appuyant sur les données historiques attestées, Alain Delplanque esquisse un schéma de développement historique des emplois de manquer. À l’instar des autres auteurs du volume, Danh Thanh Do-Hurinville et Huy Linh Dao sont partis du QCB : la traduction des énoncés en vietnamien ayant fait  





















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apparaître que dans plus de la moitié des cas, ce sont thiếu, et dans une moindre mesure hụt et lỡ, qui sont les plus employés, ils consacrent leur contribution à l’étude de ces trois unités. Sur le plan syntaxique, les deux linguistes décrivent les emplois verbaux de thiếu, hụt et lỡ, qui peuvent être monovalents ou bivalents, et même trivalents dans le cas de thiếu. Ils montrent que les trois verbes peuvent aussi se combiner avec d’autres verbes pour former des constructions verbales en série, qui décrivent ce qui correspond conceptuellement à un procès unique (et dont l’intonation, par suite, est celle d’une seule proposition). Une différence sémantique très importante se joue entre les séquences thiếu / hụt / lỡ + V2 ou bien de V1 + thiếu / hụt / lỡ : seules les secondes sont des constructions verbales en série, où thiếu, hụt et lỡ ne se comportent plus comme des verbes pleins prenant le sujet syntaxique comme argument, mais comme des modifieurs de V1 (les auteurs utilisent également le terme de modalisateur). Une construction verbale en série peut même être formée par thiếu combiné à hụt, construction dans laquelle c’est hụt, en position de V2, qui joue le rôle de modifieur et détermine le sens global de la structure. Du point de vue sémantique, toujours selon les auteurs, thiếu indique essentiellement le manque quantitatif neutre, alors que hụt permet d’exprimer un manque par rapport à une prévision initiale ; ce manque est dû à un facteur externe échappant au contrôle du locuteur, qui n’exprime aucun état d’âme. Quant à lỡ, il renvoie à un manque sur le plan qualitatif, dû à un facteur interne lié à un manque d’attention du référent du sujet syntaxique : ce dernier a entrepris un procès par mégarde, ce qui implique un regret ou un remords de sa part. L’étude de thiếu, hụt et lỡ que proposent Danh Thanh Do-Hurinville et Huy Linh Dao est également trans-catégorielle : certes, c’est leur fonctionnement comme lexèmes verbaux qui retient d’abord leur attention, mais ils nous montrent aussi que thiếu, hụt et même thiếu hụt peuvent fonctionner comme modifieurs nominaux. Lỡ, pour sa part, combiné au pronom indéfini-interrogatif đâu (« où »), peut fonctionner comme subordonnant hypothétique, illustrant ainsi ce que les auteurs appellent la « grammaticalisation achevée » de ce lexème. L’analyse de la variation que connaissent les trois marqueurs permet de mieux cerner leur rôle dans l’expression du manque en vietnamien contemporain. Jie Jiang propose une analyse de l’expression du manque en chinois mandarin dans une perspective contrastive avec le français. Il commence par identifier deux types de situation que les énoncés avec le verbe français manquer sont susceptibles de représenter : il distingue ainsi ce qu’il appelle les situations de type « procès non accompli » de celles de type « quantité insuffisante ». Cette distinction correspond à l’organisation en deux colonnes du QCB, suivant que l’on a  

























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affaire à l’effet de sens de ratage (« manquer type 1 ») ou à celui de besoin (« manquer type 2 »). Les situations de type « procès non accompli » sont traitées en premier. L’auteur, constatant que les constructions syntaxiques qu’emploient les deux langues diffèrent considérablement, pose d’emblée la question en termes de typologie des langues. Il fait sienne la théorie de Talmy qui oppose les langues à cadrage satellitaire aux langues à cadrage verbal. Le chinois appartient au premier groupe, et le français au second. Dans ce cadre, Jie Jiang analyse notamment des exemples contenant quatre marqueurs différents, appelés satellites dans sa théorie de référence : il s’agit de guò « idée de dépassement », piān « à côté », zá « de manière défaillante » et cuò « de manière inappropriée ». Il décrit leur fonctionnement syntaxique en contexte et montre comment ils se différencient sémantiquement les uns des autres mais aussi du verbe manquer. Avec ce type de situations, dit l’auteur, le parallèle entre les deux langues ne s’établit qu’au niveau de l’énoncé – on serait tenté d’ajouter « s’établit plus que jamais au niveau de l’énoncé ». Les situations de type « quantité insuffisante » sont ensuite abordées. En s’appuyant sur l’exemple [5c] du QCB et sa traduction en chinois, Jie Jiang commence par faire observer que la frontière entre les deux types de situations (procès non accompli vs. quantité insuffisante) est loin d’être nette, surtout dans les situations où le procès se prête à être quantifié. Un parallèle lexical est établi entre manquer en français et quē en chinois, parallèle tout à fait relatif : en effet, l’auteur montre que deux contraintes qui s’exercent sur quē – l’une syntaxique, l’autre sémantique – sont sans équivalent avec manquer. Le parallèle lexical reste valable lorsque de l’expression de la quantité insuffisante on passe à celle d’absence, celle-ci étant vue comme un cas particulier, en quelque sorte le cas extrême, à l’intérieur de la classe des situations de type quantité insuffisante. Dans sa conclusion, l’auteur insiste sur le fait qu’il n’existe pas en chinois de stratégie unique (par exemple un seul lexème ou une unique construction) permettant d’exprimer le manque et par conséquent, selon lui, il n’existe pas une notion de manque à proprement parler. Dans son travail sur l’amharique, Delombera Negga annonce d’emblée qu’elle va se concentrer sur cinq verbes qui représentent différentes acceptions du verbe français manquer et qu’elle a choisis parmi les « très nombreuses » possibilités de traduction de manquer en amharique : il s’agit de naffäqä, gwäddälä, annäsä, qärrä et nässa. Après avoir brièvement exposé comment elle a construit son corpus, elle étudie les verbes sélectionnés. Pour chaque marqueur, l’auteure propose plusieurs exemples contextualisés, qu’elle commente sur les plans syntaxique et sémantique : elle indique le comportement syntaxique du verbe en termes de  















































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transitivité, ainsi que l’organisation de l’énoncé, en spécifiant si nécessaire le rôle sémantique assumé par les divers arguments (elle retient les formules « objet du manque » et « sujet qui éprouve le manque », là où d’autres contributeurs emploient respectivement « objet manquant » et « siège du manque »). Le cas échéant, Delombera Negga montre comment une structure syntaxique peut correspondre à deux interprétations distinctes (cas d’ambiguïté syntaxique). Dans le cas du verbe naffäqä, des remarques étymologiques viennent soutenir l’analyse, en lui procurant le recul de l’histoire linguistique du marqueur ; dans le cas du verbe gwäddälä, l’analyse est enrichie par l’étude de plusieurs dérivés du verbe (adjectif, causatif, causatif de réciproque et nominal). Dans sa conclusion, l’auteure caractérise chaque verbe étudié de manière synthétique : naffäqä exprime spécifiquement le manque affectif dans le cas de la séparation de deux éléments fondamentalement liés ; gwäddälä et ses dérivés indiquent le manque par rapport à quelque chose de prédéfini comme complet ou entier, mais qui ne l’est plus ; qärrä signale un manque par rapport à une visée non atteinte du fait d’un parcours incomplet ; enfin, annäsä et nässa traduisent respectivement le manque par insuffisance et par privation. Sylvester N. Osu fait porter sa réflexion sur l’ikwere, langue qui, elle aussi, dispose de nombreux marqueurs permettant d’exprimer la notion de manque. Il se demande comment les différencier les uns des autres, et choisit de mettre en lumière la spécificité d’un marqueur, àgwá̰ : ce verbe retient son attention car, selon le contexte, il peut se traduire en français soit par manquer, soit par rester, deux notions qui se présentent à l’esprit comme contradictoires, en première approche du moins. L’auteur commence par présenter la catégorie du verbe en ikwere, afin de faciliter l’accès à ses données. Ensuite, après avoir exposé comment il a constitué son corpus, il récapitule les différentes stratégies identifiées pour rendre manquer en ikwere. Il s’agit d’énoncés contenant : 1) àgwá̰ « rester », ou 2) ɔ̀ gwʊ̂ ̰ « désirer, avoir une envie irrépressible de », ou 3) un verbe + la négation, ou enfin 4) d’autres verbes, moins productifs dans l’expression du manque, tels àlâ « rentrer », ɔ̀ kɔ̂ « faire défaut », àkwǎ « priver de ». La contribution se concentre ensuite sur àgwá̰ . Sylvester N. Osu se donne comme objectif de dégager les propriétés spécifiques de ce verbe, au delà de la diversité de ses emplois : à travers des exemples variés, il étudie donc les effets sémantiques liés à la présence ou à l’effacement du marqueur, ainsi que les contraintes contextuelles et syntaxiques auxquelles il est soumis ; c’est ainsi que l’étude prend en considération, entre autres questions, la portée du verbe àgwá̰ , notamment lorsqu’il apparaît en position de suffixe (V2) dans une suite de type V1V2, que l’auteur appelle « verbe complexe ». L’étude débouche sur une caractérisation du mode de fonctionnement spécifique et invariant de àgwá̰ . L’emploi de  



























































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ce verbe implique la fragmentation d’un élément de la relation , où x représente une classe d’occurrences et Q un procès. Cette fragmentation, une autre façon de renvoyer à l’altérité, peut à son tour impliquer le prélèvement de certaines occurrences de la classe. Dans ce cas, les occurrences qui ne sont pas prélevées de la classe restent situées par rapport à Y ’, localisateur provisoire des occurrences de X . Mais cette fragmentation peut supposer l’ajout des occurrences à un espace Y posé comme le localisateur ultime des occurrences de X . Dans ce dernier cas, les occurrences qui ne sont pas ajoutées à l’espace Y manquent relativement à Y . Cette caractérisation ou forme schématique subsume les variations que connaît àgwá̰ sous un mode de fonctionnement spécifique et invariant, et permet aussi de comprendre pourquoi l’emploi du marqueur correspond à des énoncés français avec manquer ou bien avec rester. Les deux chapitres suivants portent sur l’expression du manque en mòoré et en wolof. Les auteurs partent du constat que cette expression est plurielle : elle passe par divers moyens lexicaux ou grammaticaux qui ne sont pas interchangeables. Ils font le choix de mener leur réflexion autour de plusieurs marqueurs, plutôt que de se focaliser sur l’un en particulier. Cela leur permet de les distinguer entre eux, selon les situations et contextes d’emploi et selon la valeur de manque qu’ils permettent de construire dans l’énoncé. Sũ-tõõg-nooma Kabore procède de manière contrastive, en traitant de termes – issus de la même racine ou non – qui permettent de construire des énoncés de sens opposé, par exemple existence vs. absence, obtention vs. non-obtention d’un résultat escompté, excès vs. insuffisance par rapport à un niveau servant de repère. Une part importante de sa contribution est consacrée à la racine ka : en effet, celle-ci donne naissance à des dérivés indiquant la non-existence ponctuelle (telle la perte) ou permanente (telle la mort), mais elle est également à l’origine du marqueur de négation en mòoré. Cela établit un lien avec la contribution d’autres auteurs dans ce volume (notamment Claire Agafonov, Augustin Ndione et Fabienne Toupin), qui s’efforcent de montrer l’importance des énoncés négatifs dans l’expression du manque dans la langue étudiée. En mòoré, la non-obtention d’un résultat escompté est exprimée par kòñge, tandis qu’avec la base yυ̃ s, liée à la notion de vide, et ses dérivés, il est possible de signifier qu’un élément mobile rate sa cible : l’élément en déplacement arrive bien au niveau de sa cible, mais il y a absence de contact entre eux du fait d’une déviation. Sũ-tõõg-nooma Kabore montre ensuite que le rôle du verbe pàυυge est de marquer l’insuffisance, quantitative ou qualitative, par rapport à un niveau estimé adéquat, ce qui peut amener dans certains contextes l’effet de sens de manque de respect d’un être humain. En rapport avec cette même idée, que l’auteur désigne avec le terme de « marge », l’expression kèllɩ̃́ là bíulfu correspond à l’expression française (ou ) et indique qu’un  









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procès ne s’est pas produit de justesse. D’autres marqueurs, liés à l’idée de tension (l’auteur parle également de « conation »), sont ensuite étudiés : il s’agit des bases ra et kel et de leurs dérivés, ainsi que des verbes bàυ, máυ et mákkè. Enfin, le verbe vàale marque qu’un procès attendu n’a finalement pas lieu du fait d’un imprévu ayant contrecarré le cours des événements. La présentation de la variation que connaissent tous ces marqueurs permet de mieux cerner leur rôle dans l’expression du manque en mòoré contemporain. Augustin Ndione pose le marqueur ñàkk comme point de départ de son étude, en raison de sa fréquence dans le corpus qu’il a rassemblé. S’y ajoutent ensuite moy, wacc, wuute, làjji, qui comme ñàkk construisent une valeur d’absence. Suivant les énoncés, l’absence se comprend comme « non-existence » ou comme renvoyant à une situation de carence ou d’inadéquation, à une situation qui ne correspond pas à une certaine norme. L’absence au niveau affectif, elle, est exprimée par namm et gelu. Augustin Ndione distingue ensuite un troisième groupe de lexèmes (tuuti, xaw, waaj, des), qui selon lui expriment la notion d’approximation, définie comme une forme d’inadéquation entre deux situations : d’une part une situation souhaitée qui est manquée du fait de la présence d’un obstacle, et d’autre part la situation constatée qui est jugée insatisfaisante par le locuteur. Enfin, le chercheur propose également de voir la négation comme apte à exprimer le manque dans certains contextes et illustre son propos avec deux marqueurs négatifs différents ; dans ces emplois, il relève également une valeur d’absence. Ainsi se trouve illustrée et détaillée la pluralité des stratégies possibles pour exprimer le manque dans la langue la plus parlée du Sénégal, en accord avec le titre choisi par l’auteur, « Les expressions du manque en wolof ». Claire Agafonov choisit d’aborder l’expression du manque en russe par le biais de la traduction, ce que le titre de sa contribution rend d’emblée explicite. Elle se demande ainsi quelles sont les formes pouvant traduire en russe le verbe manquer et quelles sont leurs conditions d’emploi. L’auteure se dit tout d’abord frappée par l’importance, parmi ces formes, de la négation, qu’il s’agisse de la négation verbale (ne), de préfixes nominaux ou adjectivaux à valeur négative (ne-, bez-, malo-) ou encore de la négation prédicative (net suivi du génitif). Elle indique ensuite les quatre unités sur lesquelles porte sa réflexion : deux préverbes, pro- et nedo-, une particule verbale, čut’ ne, et un verbe accompagné d’une négation, ne xvatat’. Elle souligne que sur ces quatre formes, trois comportent le morphème négatif ne. Les énoncés contenant pro- et čut’ ne peuvent référer à un procès manqué, tandis que ceux avec nedo- et ne xvatat’ permettent d’exprimer l’idée d’un élément manquant. Pour chaque marqueur russe considéré, l’auteure procède selon un schéma bien précis : elle rappelle ou bien formule une hypothèse sur le rôle  





















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invariant de ce marqueur ; elle illustre ses emplois dans des exemples qui sont la traduction d’énoncés français avec manquer ; de surcroît, elle dégage les contraintes s’exerçant sur l’emploi du marqueur considéré, ainsi que ses sens autres que « manquer » (détectables dans d’autres contextes). Parmi les quatre unités qu’elle a sélectionnées, elle consacre une étude plus approfondie à (ne) xvatat’ car son contenu lexical ainsi que ses propriétés syntaxiques le rapprochent de la complexité de manquer en français : entre autres choses, les deux constructions du « siège du manque » (localisateur ou datif) rappellent l’ambivalence de manquer, entre absence-disparition et désir. Elle conclut en relevant l’existence, en russe comme en français, de zones d’incertitude nombreuses induisant une double lecture possible d’un certain nombre d’exemples. Dans son approche énonciative de l’expression du manque en persan, Fabienne Toupin a travaillé avec une informatrice d’origine iranienne : c’est ainsi que la traduction du QCB en persan a pu se faire et qu’un corpus plus complet a pu être recueilli, notamment à partir de questions posées à cette informatrice. L’auteure fait le choix d’exposer un inventaire aussi complet que possible des principaux marqueurs (lexèmes, locutions et structures) permettant d’énoncer le manque en persan. Dans un premier temps, l’inventaire est présenté sous un angle analytique, les marqueurs étant simplement classés par parties du discours. Dans le domaine verbal, le recours très important à deux stratégies est souligné : la préfixation du verbe par la « particule de négation » na, cette structure construisant la négation de phrase, ainsi que la combinaison du verbe avec le quantifieur kam (« en moins, peu »). Dans le domaine nominal aussi certaines prévalences se dessinent, telle la préfixation par nâ-, marqueur négatif signifiant « in-, non-, sans, privé de », ou par bi(-), lié à la préposition à valeur négative « sans », ou encore par kam(-), lié au quantifieur précédemment mentionné. Au fur et à mesure de l’inventaire, les effets de sens construits dans les énoncés sont spécifiés, car bien qu’il s’agisse de valeurs locales liées à l’interaction des marqueurs présents, à la relation interpersonnelle en jeu, etc., l’auteure estime qu’elles contribuent à rechercher d’éventuels mécanismes généralisables dans l’expression du manque à travers les langues. L’inventaire des marqueurs est ensuite organisé d’une manière synthétique, suivant un schéma que l’auteure décrit comme potentiellement applicable à d’autres langues étudiées dans ce volume. Elle distingue d’un côté les stratégies énonciatives d’expression du manque qui reposent sur la prise en compte et le maintien de l’altérité entre le scénario attendu (réalisation d’un procès, présence d’un « objet ») et le scénario représenté (non-réalisation du procès ou non-atteinte du résultat escompté, absence de l’« objet ») ; ce sont les stratégies les plus fréquentes en persan et elles mettent en jeu une négation, formellement marquée ou non. D’un autre côté, on a des stratégies qui ne reposent pas sur ce traitement de  











































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l’altérité et qui ont donc été situées à la limite du domaine sémantique du manque : elles se construisent avec des marqueurs qui ont comme point commun l’idée de mouvement (traversée d’un espace, dépassement ou bien encore départ). La dernière partie de ce chapitre est une étude détaillée de kam, en raison de sa fréquence dans les énoncés persans exprimant le manque. Une subordonnée au rôle métadiscursif, explicite ou non, fournit un point de repère pour construire une valeur x’, qui est la valeur visée ou désirée, souhaitable, donc construite sur le plan S (subjectif). Kam indique un écart entre x’ et une autre valeur x, qui elle est la valeur effectivement constatée, donc construite sur le plan T (temporel), x étant moindre que x’. Ce rôle de kam serait stable en synchronie mais compatible avec la variété quasi illimitée des énoncés : comme le rappelle Alain Delplanque au début de sa contribution, « L’invariant est un construit métalinguistique dont la légitimité se mesure à la richesse des variations qu’il permet d’embrasser. » Afin d’aborder l’expression du manque en allemand, Alain Cambourian a choisi de structurer sa contribution autour de ce qu’il appelle « deux défis », lancés aux germanistes par les autres chercheurs du groupe pendant les années de travail en commun sur l’expression du manque dans les langues. Le premier de ces défis concerne le lien entre le latin mancus (auquel remonte manquer) et le verbe allemand mangeln. S’il est normal que la racine *mang- / mangw- ne soit pas attestée au niveau du proto-germanique, faute de textes correspondant à cette période historique, le linguiste se demande en revanche pourquoi elle ne l’est pas davantage en gotique ; il commence donc par cette langue et montre le fonctionnement en contexte de plusieurs autres formes exprimant le manque, que l’on rencontre dans le corpus très limité du gotique. Il s’intéresse ensuite aux branches occidentale et nordique du germanique, mais se concentre surtout sur le vieux-haut-allemand. Il nous montre l’apparition au IX e siècle des formes verbales qui donneront mangeln, et le lecteur suit le développement historique de ces dernières et de la famille lexicale élargie. Alain Cambourian propose deux hypothèses sur la manière dont mangeln a pu entrer dans l’expression du manque en allemand : soit par emprunt au bas-latin mancare (c’est l’hypothèse des frères Grimm, et elle a sa préférence), soit à partir du vieux-haut-allemand man, « homme, on », auquel se serait adjoint un suffixe réducteur servant à désigner « l’absence, le manque ». Le second défi, qui occupe une part plus importante de la contribution, porte sur l’analyse d’une phrase extraite du roman de Goethe intitulé Die Leiden des jungen Werthers (Les Souffrances du jeune Werther) : Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles. L’auteur commence par analyser cette phrase, en en démontant les constituants comme autant de pièces d’un moteur. Il s’intéresse ensuite à son cotexte d’insertion, étroit et large, passant alors de la phrase à l’énoncé. Afin de comprendre ce que signifie fehlen dans ce contexte, il examine les autres  

























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occurrences du verbe dans le roman, soucieux de ne pas plaquer sur la langue du XVIII e siècle ce qui est vrai de ce verbe en allemand contemporain. Sa démonstration, qui prend la syntaxe en considération, l’amène à poser que dans la langue du Werther de Goethe, fehlen marque le « dysfonctionnement ». Le linguiste peut alors boucler la boucle de son propos, en soulignant que l’idée de dysfonctionnement est ce qui distingue fehlen de mangeln. La contribution de Joëlle Popineau présente une très grande cohérence avec celle d’Alain Cambourian. Cette linguiste s’intéresse en effet elle aussi à la phrase de Goethe Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles, mais dans une optique à la fois linguistique et traductologique. Son but est d’en cerner le sens au plus près et, par suite, d’en offrir une traduction linguistiquement juste, en français et en anglais. Pour atteindre cet objectif, elle a rassemblé une collection de traductions éditées en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis entre les XVIII e et XXI e siècles. Le roman Die Leiden des jungen Werthers ayant été traduit de multiples fois, et traduit pratiquement dès sa publication, l’auteure a été contrainte d’opérer une sélection parmi les traductions recensées : elle commence donc par exposer les critères qu’elle a utilisés pour retenir finalement onze traductions françaises et treize traductions anglaises du roman. Ces textes constituent un corpus traductologique et diachronique solide. Après avoir rapidement présenté le contexte intellectuel (essentiellement littéraire) dans lequel les traductions françaises et anglaises ont vu le jour, Joëlle Popineau propose une analyse linguistique de la citation de Goethe qui détaille les différents marqueurs présents, y compris l’ordre des constituants ; elle prend appui sur l’analyse d’Alain Cambourian, que sa propre réflexion complète et prolonge. Puis, en faisant appel aux contributions d’Alain Delplanque et d’Olivier Polge dans ce volume, qui portent respectivement sur manquer seul et sur manquer et ses équivalents anglais, elle propose une analyse linguistique des traductions françaises et anglaises. Des éléments bien précis permettent la comparaison entre traductions, tels l’ordre protase-apodose ou inverse, la traduction de doch ou son effacement, le respect ou non de la symétrie entre les deux parties de la phrase, la traduction de fehlen, en particulier dans son emploi pronominal dans la protase. La mise en perspective linguistique des traductions permet à l’auteure de conclure son travail en élargissant sa réflexion autour de notions centrales en traduction, telles la fidélité et la justesse, et en proposant une traduction qui se veut sémantiquement juste, en français et en anglais, de la citation de Goethe, et qui exprime adéquatement le manque dont souffre Werther. Le travail de Patrick Gettliffe ouvre une série de contributions consacrées à l’expression du manque en anglais et leur construit un arrière-plan historique commun par appel aux états anciens de cette langue.  







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Le QCB traduit en anglais contemporain met en évidence que l’expression du manque peut faire appel à des stratégies très variées (un constat identique est fait pour toutes les autres langues présentes dans ce volume) : marqueurs lexicaux tels lack ou be absent, marqueurs grammaticaux comme without, morphèmes libres (miss, want) ou bien liés (suffixe -less), ou encore constructions particulières comme . Toutefois, l’auteur observe que le lexème want, substantif ou verbe, est un marqueur relativement fréquent pour rendre la notion de « manque » en anglais. Cela le mène à rechercher l’étymologie de want, en remontant jusqu’au stade reconstruit du proto-indo-européen, et à constater que la racine proto-indo-européenne concernée a été exploitée en anglais d’une manière très riche et diversifiée. La racine en question, qui exprime une idée de manque ou de vide, se présente sous la forme *h1ṷeh2- « abandonner, délaisser, cesser », mais parfois aussi sous la forme *eu- (« manquant, vide ») ou *ew-H (« vide, manquant ») dans des ouvrages de référence. L’auteur s’interroge sur le nombre de formes en anglais qui en sont issues, soit directement par le proto-germanique, soit indirectement par l’intermédiaire du latin et/ou du français, et sur leurs éventuels points communs sémantiques. Sélectionnant quatre formes dérivées de cette racine, il procède alors à une opération de recensement, qui livre un inventaire lexical regroupant des centaines de termes. L’inventaire s’accompagne de commentaires sémantiques et morphologiques, l’essentiel du propos étant étymologique, lexical (il s’agit notamment d’observer la création et la destinée historique de familles lexicales) et sémantique (le but recherché étant d’analyser le foisonnement sémantique observé, y compris la présence de nombreuses valeurs péjoratives). Patrick Gettliffe propose quelques conclusions concernant les champs sémantiques liés aux termes anglais de son inventaire. Bien qu’ils soient tous issus de la même racine proto-indo-européenne *h1ṷeh2-, on constate qu’ils représentent des champs sémantiques nombreux et variés, au point que le linguiste parle d’un « véritable foisonnement sémantique » ; il indique les principales notions qui s’en dégagent. Il souligne ensuite l’importance des connotations péjoratives (dont certaines relèvent de la morale) liées aux domaines de sens représentés et, à nouveau, il dégage et organise les principales notions concernées, telles l’absence préjudiciable, la lascivité, la vantardise, la prodigalité, l’inutilité, etc. Il précise que les connotations négatives peuvent s’attacher aussi bien au « siège du manque » qu’à l’« élément manquant ». Enfin, il s’efforce de montrer en quoi l’existence et l’importance de ces connotations péjoratives est compatible avec l’hypothèse d’Alain Delplanque (dans ce volume) concernant la forme schématique du verbe français manquer. Les deux chapitres suivants permettent d’entrer dans l’expression du manque en anglais par une voie autre que le domaine verbal.  































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Sylvain Gatelais s’intéresse à la préposition without qui, selon des données lexicographiques qu’il a rassemblées, est apte à exprimer l’absence ou le manque, sens que l’auteur qualifie d’abessif en référence aux langues finno-ougriennes qui disposent d’une désinence casuelle spécifique pour marquer l’absence. Contrairement à son équivalent français sans, without n’a jusqu’ici fait l’objet d’aucune étude approfondie. Cela explique en grande partie certaines conceptions fausses de la préposition anglaise, en particulier celle qui fait d’elle un antonyme ou un « alter-ego négatif » de with – tentation confortée par la morphologie du marqueur (with + out). La question de l’antonymie supposée avec with, et plus largement celle de la négation (without étant la seule préposition anglaise à laquelle on attribue une valeur négative), fournissent donc à l’auteur un premier angle d’attaque pour décrire without et son rapport à l’expression du manque dans les énoncés. Il met au jour une série de propriétés différentielles entre with et without, sur les plans syntaxique et sémantique ; elles infirment l’idée selon laquelle les deux prépositions seraient des complémentaires stricts, confirmant au contraire qu’elles sont la trace d’opérations distinctes. Le micro-système with / without est profondément asymétrique. On ne peut donc pas concevoir cette opposition comme relevant, d’un côté, de la simple présence et, de l’autre, de la négation de cette présence, c’est-à-dire de l’absence. Cela s’explique en particulier (mais pas exclusivement, voir les tableaux récapitulatifs proposés) par la nature présupposante de without, que l’auteur établit et qu’il décrit comme indispensable à la compréhension du marqueur : comme le verbe français manquer, without marque qu’un décalage est constaté entre une situation effective et une situation fictive qui est ou était attendue. Cela équivaut à dire que l’emploi de without comme relateur dans une relation implique la négation de l’élément B présupposé. Selon l’auteur, la dimension négative de without relève plus de l’altérité ou du rejet que de l’absence. Le second angle d’attaque que se donne Sylvain Gatelais pour cerner without « abessif » est la question du sens spatial. L’anglais l’y invite d’autant plus, précise-t-il, que c’est l’une des rares langues indo-européennes utilisant des prépositions dont le sens spatial est encore largement attesté. Il s’interroge donc sur les rapports qu’entretiennent le manque, la relation abessive et la notion d’extériorité exprimée par without mais aussi par out of, deux prépositions dont il compare les emplois. Dans une perspective diachronique, il revient sur le couple with / without, apparu au cours de la période moyen-anglaise, pour montrer que leur faux air de famille est le résultat d’un parcours diachronique chaotique ; without ne s’est pas développé à partir de with, son évolution sémantique étant en réalité parallèle à celle de buton (anglais contemporain but), avec lequel il partageait la plupart de ses effets de sens. La valeur spatiale de without, celle d’extériorité, s’est réduite en anglais actuel à quelques emplois relativement fossilisés, car elle a fait l’objet d’une réanalyse et d’une extension  













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métaphorique qui ont eu pour conséquence la grammaticalisation partielle du marqueur. Le linguiste montre que cette notion d’extériorité est intrinsèquement liée à celle de manque, et que c’est sans doute le sens exceptif (X except / but Y) commun à buton et à without qui est le « chaînon manquant » entre le rapport spatial d’extériorité et l’abessif. Le point de départ de Vincent Hugou est le constat que la construction figure parmi les moyens de traduire les énoncés du QCB, comme en [1c] où il est question d’un joueur de golf en compétition : Mc Ilroy was a couple of inches shy of hole number 10 (« Mc Ilroy a manqué le trou no 10 de quelques centimètres »). Cette construction, qui est un américanisme, a été peu étudiée jusqu’ici et le linguiste en fait l’objet de sa réflexion ici. Dans un premier temps, il expose comment il a rassemblé ses données, à partir de sources lexicographiques et de grands corpus d’anglais américain ; il s’est également adjoint l’aide d’informateurs anglophones. L’auteur montre ensuite en quoi la structure étudiée relève d’une « construction » au sens des Grammaires de Construction, qui constituent son cadre théorique de référence : plus précisément, il considère comme un « idiome constructionnel », partageant certaines propriétés des séquences qui relèvent de la syntaxe libre, et se rapprochant des expressions idiomatiques par d’autres aspects. Vincent Hugou s’attache alors à dégager les propriétés syntaxiques et sémantiques de cet idiome constructionnel. Sur le plan sémantique, le but est de déterminer comment s’articulent les différents éléments constitutifs de la construction dans l’émergence de son sens global lié à l’idée de « manque ». Par la suite, une étude plus approfondie en contexte dégage douze principaux effets de sens ainsi que des contraintes diverses dans la construction du sens. En étudiant ces dernières, le linguiste est amené à poser que la construction , dans certaines conditions, devrait être considérée comme une préposition complexe marquant l’exception, à la manière de la préposition française sauf ou anglaise but – ce qui établit un lien direct avec le chapitre précédent portant sur without. Le sens global de la construction , selon l’auteur, se résume ainsi : le référent du sujet se trouve dans une situation temporaire non canonique. Le sens de « manque » se construit par inférence, (X) et (Y) étant repérés l’un par rapport à l’autre par le biais de shy, qui indique un retrait ou une non-proximité de (X) par rapport à (Y). On observe soit une partition sur l’entité de référence soit une relation de voisinage par rapport à celle-ci. Cette inadéquation, qui peut se manifester sur le plan spatial, temporel ou notionnel, est évaluée avec une orientation en général neutre. En dernier lieu, sur le plan diachronique, Vincent Hugou retrace l’origine et l’évolution de la construction . Il la met aussi en regard de constructions concurrentes, en particulier , et montre que, même si elles  































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Chapitre 1 À propos du manque : valeurs, évolution, fonctionnement  

entretiennent parfois des relations de para-synonymie, les deux constructions ne sont pas en variation libre : elles ont des fonctionnements distincts, la première possédant une dimension affective que la seconde ne semble pas avoir. Avec la contribution d’Olivier Polge, qui clôt la série de chapitres consacrés à l’expression du manque en anglais, on opère un retour vers le domaine verbal. L’objectif de cette étude est en effet de proposer une représentation unique qui rende compte des différents emplois du verbe (l’auteur parle de « prédicat ») français manquer et de ses équivalents verbaux en anglais, à savoir fail, lack, miss, need et want, en mettant en relief les points communs et les différences entre ces marqueurs qui forment système. La nécessité de proposer une représentation unique de manquer est liée à l’hétérogénéité apparente des emplois du marqueur, que l’auteur observe en détail dans le QCB. Elle se lit sur le plan formel (cf. notamment la nature de la complémentation du verbe) comme sur le plan sémantique : les exemples renvoient entre autres à des procès dynamiques ayant échoué, à des états subjectifs (c’est-à-dire à des sentiments) ou à des constats situationnels d’absence. Olivier Polge propose dans un premier temps un classement complémentaire à ceux du QCB, basé sur la distinction entre énoncés de type événement et ceux de type propriété proposée par Danon-Boileau (1987). Il montre que les différents emplois d’un même verbe s’expliquent par la subjectivisation (parfois aussi appelée « subjectivation ») : il s’agit d’un processus historique qui conduit les valeurs des marqueurs à être de plus en plus centrées sur l’animé humain et, en particulier, à exprimer une intervention de plus en plus claire de l’énonciateur. La subjectivisation, qui est à l’origine de nouveaux emplois, ne mène pas nécessairement à la disparition des emplois plus anciens. Selon l’auteur, c’est par la subjectivisation que manquer et ses équivalents anglais sont passés historiquement de l’expression d’un constat ponctuel, de type événement, à celle de l’état subjectif du référent animé humain de leur premier argument, qui subit la disparition de l’élément manquant. Ce référent devient alors le siège du manque, ce qui fait évoluer l’énoncé contenant manquer vers un fonctionnement de type propriété. Dans un deuxième temps de son étude, l’auteur propose une modélisation de l’expression du manque, qu’il justifie et précise. Cette modélisation permet de mettre en évidence différents modes de construction de l’altérité : il s’avère qu’en français, manquer est compatible avec différents modes de construction de l’altérité, tandis que les verbes anglais fail, lack, miss, need et want sont chacun la trace d’un travail sur un mode spécifique d’altérité. Il en découle en synchronie une distribution quasi-complémentaire des marqueurs anglais. La mise en évidence de ces différents modes d’altérité permet en retour de mieux cerner les nuances de sens que peut prendre manquer en français. L’une d’entre elles est la construction d’un écart faible, ou adjacence, entre l’effectif et la situation fictive envisagée, construction à laquelle le linguiste consacre une  















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Sylvester N. Osu et Fabienne Toupin

section à part entière. Son étude se termine par l’examen des phénomènes de valuation associés à l’expression du manque. Il fournit pour finir un tableau récapitulatif des différents emplois des verbes anglais étudiés : les colonnes correspondent aux différents modes de construction de l’altérité, tandis que des flèches verticales rappellent l’évolution des emplois en termes de subjectivisation, vers une altérité appréciée favorablement par un individu spécifique. Pour clore cette présentation, nous mentionnerons que l’expression du manque a été abordée dans trois autres langues, à travers des exposés faits lors de la phase initiale de recherche : il s’agit du hongrois, de l’italien et du BCMS (bosniaque, croate, monténégrin, serbe). Pour des raisons diverses, le travail présenté n’a pas donné lieu à un chapitre dans ce volume, ce que nous regrettons, mais les exposés en question ont contribué à nourrir la réflexion collective. On peut constater à travers ce panorama que les différentes analyses réunies dans cet ouvrage font apparaître que certaines propriétés se retrouvent dans plusieurs langues, alors que d’autres restent spécifiques de telle ou telle langue. Cela constitue une première étape de la recherche des mécanismes généralisables, ces derniers demandant un travail d’analyse encore plus approfondi pour bon nombre des expressions relevées. Cet ouvrage intéressera particulièrement les enseignants, les chercheurs et les étudiants en typologie, en sémantique et en énonciation.  



Bibliographie Baider Fabienne et Cislaru Georgeta (éd.), 2014, Linguistic Approaches to Emotions in Context, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins (Pragmatics & Beyond New Series, 241). Bertschinger Max, 1941, « To Want »: An Essay in Semantics, Bern, Francke (Swiss Studies in English 13). Buvet Pierre-André, Girardin Chantal, Gross Gaston et Groud Claudette, 2005, « Les prédicats d’ », LiDil 32, URL : [http://lidil.revues.org/index104.html]. Chuquet Hélène, Nita Raluca et Valetopoulos Freiderikos (dir.), 2013, Des sentiments au point de vue : études de linguistique contrastive, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Rivages linguistiques). Culioli Antoine, 1990, Pour une linguistique de l’énonciation, t. I : Opérations et représentations, Paris/Gap, Ophrys. Culioli Antoine, 1999a, Pour une linguistique de l’énonciation, t. II : Formalisation et opérations de repérage, Paris/Gap, Ophrys. Culioli Antoine, 1999b, Pour une linguistique de l’énonciation, t. III : Domaine notionnel, Paris/ Gap, Ophrys. Danon-Boileau Laurent, 1987. Le sujet de l’énonciation. Psychanalyse et linguistique, Paris, Ophrys (L’Homme Dans la Langue).  

















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Chapitre 1 À propos du manque : valeurs, évolution, fonctionnement  

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Sylvester N. Osu et Fabienne Toupin

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Alain Delplanque

Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation  

Le verbe manquer dérive du latin mancus, nom et adjectif, qui signifiait « manchot, mutilé » au sens propre, et « défectueux, incomplet » au sens figuré, toutes ces acceptions qualifiant un sujet siège du manque. Cependant, selon l’étymologiste Curtius (1948–1986) ce mot latin est à rapprocher du sanskrit manak qui signifiait « peu » et marquait donc la quantité insuffisante d’un élément. C’est d’ailleurs cette orientation que mangeln a gardé en allemand. Le verbe manquer n’est pas attesté en latin classique, mais en bas-latin (Ménage et al., 1750) apparaît mancare qui signifie « couper un membre ». En ancien français, selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, les acceptions adjectivales qualifiant le siège du manque sont attestées à l’écrit dès le XII e siècle et perdurent jusqu’au XVI e siècle (un enfant manque, débile et imparfait), y compris avec un complément (le plaideur étoit manque d’argument). Le verbe manquer apparaît en ancien français au XIII e siècle, emprunté dit-on à l’italien mancare, avec le sens de « être insuffisant, faire défaut » (le cœur lui manque ; que manque-t-il à cet homme ?), qualifiant donc un élément manquant. Le sens « être dépourvu de », qualifiant le siège du manque, n’apparaît à l’écrit qu’au XVI e siècle (un chien ne manque pas de pulces, il a manqué d’amour). Selon la même source, ce n’est que dans la seconde moitié du XVII e siècle (1647–1668) qu’apparaît l’usage transitif signifiant « rater » (objet manqué ou action manquée). Enfin, la tournure impersonnelle (il me manque une chose) est attestée dès 1671. Le dictionnaire Littré parle d’une évolution selon laquelle « l’idée est transportée des choses qui font défaut aux personnes qui sont en défaut [… ou] qui en ont besoin ». Cependant, si à travers le latin et le sanskrit on remonte plus loin dans le temps, on est plutôt tenté de supposer une ambivalence originelle et un étymon permettant de référer tantôt à un élément manquant, tantôt au siège du manque1. En imaginant que les attestations écrites ne reflètent pas nécessairement la réalité de la langue orale, notamment argotique, l’étymon de manquer a dû revêtir très tôt une certaine polysémie. À partir de l’idée – plausible – d’absence de main,  



































1 Cette terminologie est utilisée sous diverses formes (objet / site, objet manquant / siège du manque) par Delmas (1995) et par Polge (2008–2010) pour l’expression du manque en anglais. https://doi.org/10.1515/9783110727609-002

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Alain Delplanque

on évoquait une difformité physique et l’inaptitude à agir qui en découle ainsi que diverses formes d’incomplétude ou de non-conformité (en italien manca désigne la gauche, sens également attesté en ancien français). Disons que cet étymon référait à une relation défectueuse, pouvant être centrée aussi bien sur le siège du manque que sur l’élément manquant. Après tout, dans le cas du « manchot », le manque est à la fois ressenti par lui-même et jugé par autrui.  



1 Invariant et variations La polysémie du verbe manquer en français apparaît nettement dans les dictionnaires et se répercute dans la traduction, quelle que soit la langue-cible. Il est donc légitime de chercher à découvrir la logique qui sous-tend la diversité des acceptions de ce verbe. L’invariant est un construit métalinguistique dont la légitimité se mesure à la richesse des variations qu’il permet d’embrasser. La recherche d’un invariant n’est donc valable que dans la mesure où elle repose sur une analyse minutieuse de la variation, ce qui implique une certaine dispersion au départ. Dans cette démarche, les fausses pistes ne constituent pas un risque, mais plutôt un mal nécessaire.

1.1 Du côté invariant On a conscience que l’affirmation formelle de manquer renvoie grosso modo à une négation notionnelle – ce verbe étant à ranger avec les verbes de sens privatif comme rater, louper, faillir, échouer, enfreindre, éviter de, oublier de, négliger de, etc. Il faut toutefois souligner que manquer exprime plus qu’une simple absence ou la simple négation d’une action, à savoir une insuffisance ou plus généralement une inadéquation :  

(1)

Nous manquons d’eau.

exprime plus que

Sa femme lui manque.

>

Il n’y a pas d’eau chez nous. Sa femme n’est pas là.

Il a manqué son train.

>

Il n’a pas pris son train.

Il a manqué son adversaire.

>

Il n’a pas touché son adversaire.

J’ai manqué de tomber.

>

Je ne suis pas tombé.

Cette distinction nous amène d’emblée à reconnaître la complexité de l’énonciation. Selon Culioli (1999, t. II, p. 105), tout énoncé résulte d’un ensemble  

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Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation  

structuré d’opérations de repérage. L’expression particulière du manque s’instaure en effet au croisement de plusieurs points de vue. D’une part, appelons Sit1 le point de vue assertif permettant d’affirmer ou de nier formellement le procès : manquer vs. pas manquer, comme en (5) ci-dessous. D’autre part, cette assertion formelle porte sur la relation entre l’état de choses constaté (la situation effective ici notée Sit0) et un état idéal (une situation fictive ici notée Sit’0), telle que ce qui aurait pu ou dû être présent ne l’est pas2.  

Figure 1 : Écart entre situation réelle et situation idéale

La position hors-domaine de Sit1 permet de rendre compte du double rôle du locuteur-asserteur qui, tout en tenant compte de l’orientation du domaine notionnel vers la valeur attendue (ce qui est ici marqué par la flèche), invalide cette valeur dans l’expression du manque (ce qui est ici noté en barrant le chemin menant à cette valeur). Ce que la figure 1 ne dit pas, c’est la nature de l’écart qui apparaît entre la situation réelle et la situation idéale : s’agit-il d’un vide irrémédiable et d’un espace indéfini ? Ou au contraire d’un vide relatif et d’un espace mesurable ? Et de quoi dépend la nature de cet écart ?  







1.2 Du côté variation Par ailleurs, on peut, comme dans les dictionnaires, classer les différentes acceptions du verbe manquer en fonction de critères purement morphosyntaxiques, c’est-à-dire en distinguant les usages transitifs et intransitifs et les rections prépositionnelles en « à » de celles en « de ». Mais on s’aperçoit vite des insuffisances d’une telle démarche car :  









2 Le symbole Sit est un raccourci qui, dans la théorie culiolienne, représente globalement le point de vue de l’énonciateur, celui-ci pouvant être spécifié par (S, T) selon qu’on privilégie le paramètre intersubjectif ou celui de l’espace-temps. Quant au choix des indices 0, ’0 et 1, bien que non conforme à l’usage orthodoxe, il ne sera pas discuté ici, faute de place (cf. Delplanque, 2012).

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Alain Delplanque

les usages intransitifs ne sont pas homogènes :  

(2)

Cet élève a manqué trop souvent (élément manquant), L’atterrissage a manqué (action manquée), Les médicaments manquent (élément manquant), La tentative de détournement d’avion a manqué (action manquée) ;  



l’usage de telle ou telle préposition peut exprimer des relations très diverses :  

(3)

Ils ont manqué de pain (élément manquant), Ils ont manqué de tomber (action manquée), La tendresse a manqué à ces enfants (élément manquant), Il a manqué à sa promesse (action manquée et élément manquant ?).  

En revanche, on peut subdiviser l’ensemble des acceptions du verbe manquer3 sur une base sémio-syntaxique, de façon à rendre compte des avatars de la transitivité en les mettant en relation avec la structure notionnelle sous-jacente. Dans cette perspective, on peut distinguer deux catégories, bien illustrées par le titre de l’ouvrage Père manquant, fils manqué, écrit par Guy Cormeau. (4) type de construction type 1 action manquée L’assertion porte sur une action potentielle.

type 2 élément manquant L’assertion porte sur un état (localisation / possession / qualification).

a) transitif : manquer C1

Vous risquez de manquer le train. Il a manqué son adversaire. La balle a manqué les nerfs principaux. L’avion / le pilote a manqué la piste.

b) manquer de C2

Ton chat a manqué de renverser le vase. J’ai manqué de tomber.





Il manque de charme. Les invités ont manqué de vin. Ce plat manque de piquant. Cet enfant manque de père.

3 Pour le meilleur ou pour le pire, mon corpus inclut des données en provenance d’Internet. À titre indicatif, dans ce corpus, la construction transitive représente grosso modo 16 % des usages de manquer, celle en V + à = 18 % et celle en V + de = 66 %.  





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Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation  

type de construction type 1 action manquée L’assertion porte sur une action potentielle.

type 2 élément manquant L’assertion porte sur un état (localisation / possession / qualification).

Le président a manqué à sa promesse. Elle a manqué aux lois de l’hospitalité. Il a manqué à l’honnêteté.

c) manquer à C2

La télé a beaucoup manqué à ma sœur. Deux noms manquent à la liste. Son père lui manque. Les mots nous manquent.

d) manquer impersonnel

Il lui manque le charme. Il manque deux doigts à ta poupée. Il lui manque un père.



e) manquer intransitif

L’attentat / le tir a manqué.



Vous avez manqué trop souvent. Le temps manque.

Dans notre travail d’équipe, cette grille a fourni les critères ayant permis de structurer le « questionnaire commun de base ». On verra dans quelle mesure cette distinction entre manquant / manqué est pertinente dans le fonctionnement général de notre verbe. Ces deux types 1 et 2 ont certaines propriétés en commun ; ainsi, à la forme négative, l’absence de manque crée un effet d’attente satisfaite dans les deux cas :  







(5)

Type 1 Elle n’a pas manqué le coche. Elle n’a pas manqué d’y revenir.

Type 2 Il ne lui manque pas un cheveu. Nous ne manquons pas de pain.

Mais encore faut-il savoir de quelle attente il s’agit. Dans le type 1 (action manquée), l’attente est définie par la visée propre à l’action exprimée ou sous-entendue et, de ce fait, « X ne pas manquer » réfère à une réalisation indiscutable de ce procès :  





(6a) Elle n’a pas manqué son entrée, celle-là. Il n’a pas manqué à sa promesse !  

parfois même à une réalisation inéluctable de ce procès :  

(6b) Ça n’a pas manqué : il est tombé. On n’a pas manqué de noter le retard accusé par le Cameroun en ce qui concerne la recherche scientifique et technique.  

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Alain Delplanque

Le lecteur ne peut manquer de prendre dans ce livre le goût de la littérature indienne. Vous ne pouvez manquer de recevoir aide et soutien. Avec le type 2 (item manquant), l’attente n’est pas définie par une visée, mais par la valorisation de l’énonciateur. Certes, quand l’item manquant est valué positivement au plan notionnel, l’absence de manque implique une attente satisfaite :  

(7)

Elle ne manque pas de patience. Cet enfant ne manque pas d’affection. Ce film ne manque pas de piquant. Les exemples ne manquent pas. Pourtant, l’imprimante ne manque pas de papier.

Mais le contexte énonciatif joue un rôle essentiel. Ainsi, nous ne manquons pas de pain peut exprimer une simple satisfaction (« ça va, merci ! ») ou la surabondance (« n’en rajoutez pas ! »). De même l’imprimante ne manque pas de papier peut référer à une quantité suffisante, voire plus que suffisante de papier. Et dans elle ne manque pas de culot, l’attente sera satisfaite si le procès implicite (« pour faire ça ») est valué ; elle sera contrariée dans le cas contraire. L’effet d’indifférence est plus rare : J’ai arrêté de fumer, mais ça ne me manque pas (annulation d’une dévalorisation présupposée : fumer me manque). Souvent, une indifférence apparente cache un réel soulagement du sujet : Ses enfants ne lui manquent pas ; ça ne me manque pas de ne plus être enceinte… Enfin, les formes nominales du verbe manquer sont également révélatrices. Le manque (ou les manques) réfère obligatoirement à une lacune et à l’absence d’un objet (type 2). Mais la non-réalisation d’une action s’exprime avec le manquement (type 1a : le fait de manquer à ses obligations).  



   

   

















1.3 Le concept de repérage Du point de vue prédicatif Sit1, on part dans tous les cas d’une relation spécifiquement orientée telle qu’un terme A sert de repère à un terme B . Du point de vue énonciatif, l’expression du manque a pour effet non seulement d’invalider la relation sous-jacente entre A et B , mais encore de qualifier (négativement) la situation du repère A en Sit0 par rapport à son rôle de repère dans sa relation avec le terme B imaginée en Sit’0. De ce fait, le terme A est à la fois repère et repéré

Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation  

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selon le niveau où il est appréhendé. Et B est à la fois notionnellement le terme repéré et le critère par rapport auquel la situation de A est jugée4 :  

(8)

A

Î

Î se lit : A est repéré par rapport à la relation Î

repère

repéré critère

repère qualifié

De plus, Jean, repère notionnel de la relation (femme de Jean) n’est pas personnellement disqualifié ou dévalorisé, mais l’énonciateur voit en quelque sorte son état amoindri par rapport à ce qu’il devrait être : Jean n’a pas ce qu’il lui faut, il n’est pas dans son assiette, il n’est plus lui-même.  

Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation  

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2 Manquer + nom La catégorie 1a (usage transitif) n’a aucun équivalent dans la catégorie 2. Le sujet est le repère A d’un procès . L’objet direct B est nominal, mais son sémantisme implique un verbe par métonymie ou, si l’on veut, par ellipse :  

(12) manquer son train = ne pas réussir à attraper son train manquer son adversaire = ne pas réussir à le toucher manquer la piste = manquer son atterrissage, ne pas réussir à atterrir On envisage l’amorce d’un processus (le sujet A s’est mis à courir, il a tiré, il a sorti le train d’atterrissage) et finalement on constate le non-aboutissement, c’est-àdire une rupture entre le but anticipé et la situation effective .

2.1 Source, visée, valuation Les exemples suivants montrent que le terme n’est pas nécessairement visé ou recherché par le sujet, et pas nécessairement valorisé par l’énonciateur :  

(13) J’ai manqué la mort de peu, l’ennui, un coup de couteau… Il a manqué l’apoplexie, l’accident, le tonneau, la catastrophe, l’indigestion… Dans tous les cas, le sujet A s’engage, volontairement ou non, dans un processus dont l’aboutissement B est simplement anticipé par l’énonciateur.

2.2 La dimension spatio-temporelle Le procès implicite est appréhendé sur l’axe du temps, d’où sa compatibilité avec la forme dite « progressive » :  





(14) On est en train de manquer le projet des métropoles. Nous ne savons jamais si nous ne sommes pas en train de manquer notre vie. Vous êtes dès lors en train de manquer des opportunités. On est en train de manquer le tournant vers la qualité… Il est en train de manquer la saison en cours pour cause de retraite sportive. Ce marché est à présent en train de manquer son objectif. Il faut ouvrir les yeux plus grand, car vous êtes en train de manquer beaucoup de choses !  

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Alain Delplanque

Israël est en train de manquer cette occasion de faire d’une victoire militaire la plus grande réussite de son histoire. Je pense aux cours que je suis en train de manquer. Il faut toutefois avouer que être en train de n’est pas une simple marque aspectuelle. Des travaux comme Franckel et Paillard (1991) montrent que cette tournure a surtout valeur modale et souligne le sentiment ou le ressentiment de l’écart entre la situation visée et la situation réelle. Ce qui la rend compatible avec les verbes d’état : Là, tu es en train d’être franchement désagréable. En fait, un processus peut se mesurer, non seulement en termes temporels, mais aussi en termes spatiaux. D’une manière plus générale, ce qui est en jeu, c’est la position du sujet par rapport à l’espace-temps réputé favorable à la réalisation du procès imaginé :  



(15) Le chauffard avait manqué la sortie 21 sur l’A28. La balle a manqué les nerfs principaux. J’ai manqué ton pot d’adieu (je n’étais pas là). C’est ainsi que l’objet manqué peut aussi évoquer un état du sujet. « A manque un examen » réfère à une absence de A dans la situation B où il était attendu :  





(16) Un élève peut manquer un examen de fin d’année pour des raisons de santé ou s’il a vécu des circonstances particulières dans sa famille. Faute de nouvelles de vous dans la semaine suivant un examen manqué, une note de 0 sera inscrite pour cet examen. (Dans ces exemples, manquer n’a pas le sens de « rater ».)  



Cette dimension explique la fréquence des spécifications qui mesurent l’écart entre le but imaginé et la position du sujet :  

(17) J’ai manqué de peu la crise d’apoplexie. McIlroy a manqué le trou no 10 de quelques centimètres. Il manqua le train à une minute près / Il a manqué le train d’une minute. Le procès est donc gradient du point de vue spatio-temporel. Chez les culioliens6, ce paramètre est noté Qnt.

6 Culioli (1991–1992, p. 8) et Franckel et Paillard (1991, p. 116).  



47

Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation  

2.3 Transitivité et diathèse L’action manquée peut s’exprimer à travers un usage intransitif parfois appelé « antipassif », , où le sujet est actif et le complément sous-entendu :  





(18) À ce moment, son pied a manqué, il a glissé et s’est tordu la cheville. Si les fondations viennent à manquer, le mur s’écroulera. Cette banque était sur le point de manquer : elle était au bord de la faillite.  

Ces tournures signifient que l’agent du procès ne remplit pas sa fonction normale (assurer l’équilibre, fournir des liquidités). Plus généralement, manquer admet un usage intransitif de schème , qu’on trouve dans les tournures appelées « passive » et « anti-accusative » et qui le rapproche de certains verbes d’accomplissement. Comparer :  









(19) casser une branche manquer un attentat

une branche cassée un attentat manqué

la branche a cassé l’attentat a manqué

La voix passive proprement dite est rare. Et le complément d’agent ne se rencontre guère que dans le style journalistique :  

(20) Pénalty manqué par Podolski (but tiré, non marqué). Rafale : le contrat manqué par la France au Maroc (il n’a pas été signé). Tous les matches manqués par le PSG (les espoirs déçus).  

Mais ces restrictions d’usage ne sont pas propres à manquer, car elles sont valables pour la plupart des verbes transitifs. Par ailleurs, la fréquence des usages adjectivaux au participe passé (catégorie 1e : objet manqué) montre que ce verbe permet d’occulter le rôle de l’agent et de concentrer l’attention sur le résultat de son action. Comme pour les verbes d’accomplissement comme casser, construire, ce résultat peut concerner l’état de l’objet B. Cette disposition met en valeur ce que les culioliens (cités ci-dessus) appellent le paramètre qualitatif, noté Qlt.  

(21) C’est pas mon jour de chance, j’ai manqué ma mayonnaise, c’est la cata. Tu comprends : une mayonnaise manquée n’est pas une mayonnaise, c’est imprésentable et inconsommable.  

Les propriétés formelles du concept de repérage (cf. note 4 du § 1.3) permettent en effet d’inverser l’ordre des termes de la formule  

48

(22a)

Alain Delplanque

repéré

critère

Paul

a manqué

son tir

de la manière suivante :  

(22b)

'

Par exemple : – – – – – – – – – – – –[– – – – – – – – – – Cinq euros manquent sur les 10 que je possédais. La clé de huit manque dans un jeu de 6 à 14. Sit1 Certaines pièces manquent à la collection.  









































Figure 6 : manquer et la partition du domaine notionnel

69

Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation  

6 Conclusion Il est raisonnable de penser qu’à travers ses différentes acceptions, le verbe manquer constitue un seul et même concept en français, représentable comme une forme schématique unique mais déformable en contexte.

Sit0

Sit1

< a r b > La valeur du verbe manquer repose sur le Sit’0 repérage d’un terme B par rapport à un repère A, et sur la dévaluation par l’énonciateur de la situation effective de ce dernier par rapport à une relation fictive < A r B >. La forme schématique doit faire apparaître ces deux dimensions, l’une notionnelle, l’autre énonciative.

Figure 7 : Forme schématique du verbe manquer

Nous avons dégagé deux types de facteurs de variation qui sont concomitants. D’un côté, le sens de l’énoncé dépend de la nature du sujet et du complément, selon que chacun de ces deux termes est le repère ou le repéré dans la relation sousjacente , selon que l’assertion porte sur une action manquée ou un item manquant, et aussi, dans une moindre mesure, selon que les termes A et B sont [± animé] et [± concret]. De l’autre côté, il faut tenir compte de la transitivité du verbe et de son type de rection.

6.1 Topologie de la notion manquer J’ai tenté de montrer que chacun des trois usages / / tend à conférer au domaine notionnel de l’énoncé un fonctionnement discret, compact ou dense, respectivement. Or, le bornage spécifique de chaque configuration fait apparaître un rapport différent entre les divers points de vue énonciatifs. À titre d’exemple, je reprends ici les figures 4 et 5 à propos de la paire manquer de et manquer à dans les exemples (60a-60b) :  

70

Alain Delplanque

Sit0 – – – – – –[  









Sit’0 ]– – – –  



Sit’0 Sit0 – – – – – –[– – –[– – – – – –





Sit1 Pierre a manqué d’honnêteté























Sit1 Pierre a manqué à l’honnêté

Figure 8 : Comparaison de manquer de et manquer à

On comprend ainsi que Pierre a manqué d’honnêteté est un jugement catégorique qui consacre la rupture entre la réalité Sit0 et une norme impersonnelle conçue en Sit’0. En revanche, dans Pierre a manqué à l’honnêteté, l’adjacence des points de vue Sit0 et Sit’0 (leur non-séparation) marque un jugement relatif, prononcé non pas tant par rapport à une norme impersonnelle que par rapport à une relation interpersonnelle.

6.2 Ordre logique / ordre diachronique Reste à savoir comment ces trois types de fonctionnement ont été générés dans le temps. Quand on considère l’étonnante variété des traductions du verbe manquer dans différentes langues, on est porté à croire que le champ sémantique de ce verbe est le résultat d’une série de coïncidences intervenues très spécifiquement au cours de l’histoire de la langue française. Les données étymologiques relevées dans mon introduction font d’abord état d’une origine adjectivo-nominale, intransitive par conséquent. Si cet étymon était unique en indo-européen – spéculation non démontrée – son schéma de lexis était probablement réversible, à la manière des verbes comme rencontrer en français (si A rencontre B, alors B rencontre A). De même, dans certaines langues, on dispose d’un seul verbe pour « acheter » et « vendre » ou pour « téter » et « allaiter ». Dans le cas du manque, on aurait la bivalence :  





(73) B est absent ou insuffisant (Qlt) Qnt







ou

A est défectueux Qlt (Qnt)







71

Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation  

La verbalisation de cette notion, plus tardive, a occasionné les trois types de transitivité que nous connaissons. Les données étymologiques indiquent la chronologie suivante :  

(74)

XIII e

siècle siècle XVII e siècle



XVI e

En admettant qu’elle est conforme à la réalité historique, notamment à celle de la langue orale, cette chronologie ne dit rien de la manière dont ces différentes acceptions se sont engendrées l’une à partir de l’autre : ce travail reste à faire. En revanche, il me paraît intéressant d’imaginer une hiérarchie de ces acceptions en termes topologiques. Techniquement, la topologie optimale ou la plus riche est celle des espaces discrets, doublement bornés et permettant d’envisager la notion tant du point de vue quantitatif que qualitatif (supra ex. 19 : manquer un attentat, un attentat manqué) : Qnt, Qlt. La topologie compacte est aussi doublement bornée, mais elle est moins riche car la frontière du domaine est vide et ce fonctionnement ne permet pas en lui-même d’activer le paramètre quantitatif : (Qnt), Qlt. Inversement, les espaces denses privilégient le paramètre quantitatif par rapport au qualitatif : Qnt, (Qlt). Toutefois, dans la mesure où ces notions sont dépourvues de délimitation intrinsèque, on peut considérer la topologie dense comme la plus pauvre des trois. Dans l’hypothèse où le sens du verbe manquer se serait développé à partir d’une forme schématique commune, on partirait d’une forme verbo-adjectivale, d’abord dense en indo-européen (manak) qui aboutirait à un compact en latin (mancus). Ces deux formes évolueraient respectivement sous forme de verbe prépositionnel, pour aboutir enfin à la topologie idéale dans l’emploi transitif :  











(75)

Qnt (Qlt) faire défaut ↓

manquer à ↘





Qnt, Qlt manquer Vt.

(Qnt) Qlt être défectueux ↓

manquer de ↙

72

Alain Delplanque

La langue actuelle garde en mémoire l’ensemble de ces avatars, ce qui explique la possibilité des jeux de mots comme celui-ci :  

(76) Ce n’est ni l’amitié ni la bonté qui nous manque, mais c’est nous qui manquons à l’amitié et à la bonté.

Bibliographie Adamczewski Henri, 1978, Be+-ing dans la grammaire de l’anglais contemporain, Paris, Champion. Adamczewski Henri, 1991, Le français déchiffré, Paris, Armand Colin. Berthonneau Anne-Marie et Cadiot Pierre (éd.), 1993, « Les prépositions : méthodes d’analyse », Lexique, t. II, Lille, Presses universitaires de Lille, p. 277 et suiv. Cadiot Pierre, 1990, « Contrôle anaphorique et prépositions », Langages 25, p. 8–23. Cadiot Pierre, 1997, « Les paramètres de la préposition incolore », Faits de Langues V, p. 127–134. Cadiot Pierre, 1997, Les prépositions abstraites en français, Paris, Armand Colin. Cormeau Guy, 1989, Père manquant, fils manqué, Paris, Éditions de l’Homme. Culioli Antoine, 1991, Pour une linguistique de l’énonciation, t. I : Opérations et représentations, Paris/Gap, Ophrys. Culioli Antoine, 1999a, Pour une linguistique de l’énonciation, t. II : Formalisation et opérations de repérage, Paris/Gap, Ophrys. Culioli Antoine, 1999b, Pour une linguistique de l’énonciation, t. III : Domaine notionnel, Paris/ Gap, Ophrys. Delmas Claude, 1995, « L’énonciation du manque en anglais », Langage, Langues et Linguistique 2, Paris, Publications des Amis du Crelingua, Paris III. Delplanque Alain, 2012, Forme et malléabilité : topologie des opérations énonciatives, publié par Hal.archives-ouvertes . Desclés Jean-Pierre, 1980, « Mathématisation des concepts linguistiques », Modèles linguistiques II, 1, 21–56. Desclés Jean-Pierre, 1989, « State, event, process and topology », General Linguistics 29, 3, p. 159–200. Desclés Jean-Pierre, 1999, Interprétation linguistique des notions topologiques, Rapport interne, laboratoire LaLIC, Université de Paris-Sorbonne. Desclés Jean-Pierre, 2000, « Approche cognitive et formelle des prépositions et préverbes. L’exemple de sur en français », Études cognitives 6, p. 21–48. Desclés Jean-Pierre et Guentchéva Zlatka, 1997, « Aspects et modalités d’action », Études cognitives 2, p. 145–173. De Voguë Sarah, 1989, « Discret, dense, compact : les enjeux énonciatifs d’une typologie lexicale », in Franckel J.-J. (éd.), La notion de prédicat, Paris, Université de Paris VII (collection URA 1028). Franckel Jean-Jacques et Paillard Denis, 1991, « Dense-discret-compact : vers une typologie opératoire », in Kleiber G. et Roques G. (éd.), Travaux de linguistique et de philologie xxix, Strasbourg/Nancy, Klincksieck.  

































































73

Chapitre 2 Le verbe manquer en français : invariant et variation  

Franckel Jean-Jacques et Paillard Denis, 2007, Grammaire des prépositions, t. I, Paris, Ophrys (coll. HDL). Lipschutz Seymour, 1981, Topologie, cours et problèmes, Paris, McGraw-Hill. Mélis Ludo, 2003, La préposition en français, Paris, Ophrys (L’Essentiel Français). Ménage Gilles, Jault Auguste François, Simon de Val-Hébert Hervé P., de Caseneuve Pierre, 1750, Dictionnaire étymologique de la langue françoise, vol. 2, Paris. Muller Claude, 2002, « Prépositions et subordination en français », in Kupferman L. (dir.), actes du Colloque PREP 2000, Scolia 15 : La préposition française dans tous ses états-4, p. 87– 106. Polge Olivier, 2008, « Want : du manque au désir », in Grousier M.-L. et Rivière C. (éd.), De la notion à l’énonciation et retour, Cahiers de Recherche en Linguistique Anglaise 10, Paris, Ophrys, p. 107–126. Polge Olivier, 2010, « Subjectivisation de need et want en anglais moderne et contemporain », Bulletin des Anglicistes Médiévistes 31, p. 129–144. Spang-Hanssen Ebbe, 1963, Les prépositions incolores du français moderne, Copenhague, G. E. C. Gads Forlag. Vandeloise Claude, 1986, L’espace en français, Paris, Éditions du Seuil. Vandeloise Claude, 1987, « La préposition à et le principe d’anticipation », Langue Française 73. Vandeloise Claude, 1988, « Les usages statiques de la préposition à », Cahiers de Lexicologie 53. Vandeloise Claude, 1993, « Présentation », Langages 27, p. 5–11. Vendler Zeno, 1967, « Verbs and Time », in Linguistics and Philosophy, Ithaca (NY), Cornell University Press. Verley Jean-Luc, 2004, « Topologie », in Encyclopédie Universalis, t. XII, Paris, Albin Michel.  















































Annexe : Topologie des opérations énonciatives  

1) Pourquoi la topologie ? Les langues naturelles ont une tendance à appréhender les concepts comme des « espaces » :  







– le temps : dans 8 jours, sous huitaine, là-dessus ; – les états : dans sa colère, loin d’être bête, hors de danger.  





2) La topologie C’est une approche permettant d’appréhender les relations de manière relative (compte tenu des « bornes », indépendamment de la distance) :  





b non distingué de c a distingué de b, c

[

]

– –a– – – –b– – –c– – – –d– –  















d distingué de b, c a et d séparés

74

Alain Delplanque

3) Un domaine discret est un domaine structuré par l’intersection d’un Intérieur I et d’un Extérieur E, appelée Frontière F. La Frontière est définie par la « fermeture » de l’Intérieur et celle de l’Extérieur (I,̅ E̅ ) :  





E

F

[

I

]

–––––– ––––––– –––––– I̅ E̅  































en train de monter, est monté un / deux spécimens de chien

4) Un domaine compact est un domaine structuré par une Frontière vide :  

E

F

I

[

]– – – – – –

––––––  



















en bas

en haut

gros

maigre

5) Un domaine dense est un domaine dont la Frontière coïncide avec l’Intérieur :  

E

F=I

[

E

[

F=I

[

E

]

– – – – – – – – – – – – – –– –

–––––– –––––– –––––

courir

j’ai couru



























farine intrinsèquement non-délimité



























de la farine une

délimitation

extrinsèque

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ *  



1 Quelques remarques générales sur les principales caractéristiques du vietnamien et de la notion de manque Avant d’étudier les constructions verbales permettant d’exprimer la notion de manque, nous soulignons les grandes caractéristiques du vietnamien, qui appartient au groupe viet-muong, de la branche mon-khmer, de la famille des langues austro-asiatiques. C’est une langue isolante, dotée de six tons et qui, comme les autres langues isolantes de la région, ne dispose pas de morphologie flexionnelle. La distinction entre les formes verbales finies et les formes verbales non finies n’existe donc pas dans ces types de langues. Comme le vietnamien est une langue isolante, les lexèmes apparaissent comme des notions génériques peu pré-catégorisées, à la différence du français où on peut distinguer, du point de vue morphologique, quatre parties du discours comme le verbe (aimer), le nom (amour), l’adjectif (amoureux) et l’adverbe (amoureusement). En vietnamien, l’opposition verbo-nominale ne peut pas s’opérer sur le plan morphologique, mais peut l’être sur le plan syntactico-sémantique. Autrement dit, la distinction verbo-nominale d’une part, et celle des autres parties du discours d’autre part, se font plus pertinemment en discours qu’en langue. D’après Le Petit Robert (2008), manquer (1546)1 signifie au sens propre « mutilé, manchot », et au sens figuré « défectueux, manquant, incomplet ». Ce verbe,  







* Nous tenons à remercier Fabienne Toupin, Gérard Deléchelle et Sylvain Gatelais (Université de Tours), ainsi que nos deux relecteurs externes, pour leurs remarques et suggestions qui ont permis d’améliorer une première version de notre travail. 1 Ce verbe français vient de l’italien, mancare (famille du latin mancus) pouvant signifier « faire défaut, être absent, défaillir, rater ». En ancien allemand, mengen signifie « être privé de, ne pas réussir, rater ». Julius Pokorny, [https://fr.wiktionary.org/wiki/mancus], rattache mancus à manus (« main ») en mentionnant l’italien manca (« [main] gauche ») et fait dériver l’italien mancare (« manquer ») du radical *men- (« petit, peu ») qui donne le grec ancien μόνος, monos (« seul ») et l’allemand mangeln (« manquer »).  























https://doi.org/10.1515/9783110727609-003









76

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

qu’il soit intransitif, transitif indirect ou transitif, exprime « une idée d’absence, d’échec, de perte ou d’omission ». On peut dire qu’il marque une quantité ou une qualité insuffisante. D’après le questionnaire commun de base (QCB) et les données du dictionnaire vietnamien2, le verbe manquer, et éventuellement le substantif manque, sont essentiellement rendus en vietnamien par les trois lexèmes verbaux suivants : thiếu (§ 2), hụt (§ 3), lỡ (§ 4), que nous étudierons successivement au moyen d’un corpus composé d’exemples traduits du QCB, d’exemples oraux et d’extraits de presse.  











2 Étude de thiếu Du point de vue étymologique, thiếu vient du lexème chinois 少 (shǎo, shào) signifiant « être petit, être jeune » : il y a donc l’idée d’une absence de maturité ou d’un état non encore obtenu. L’antéposition de thiếu à des noms sino-vietnamiens sert à former des noms composés comme thiếu nhi (enfant), thiếu niên (adolescent), thiếu nữ (jeune fille), thiếu phụ (jeune femme mariée), thiếu thời (années de jeunesse). Précisons que dans les noms composés sino-vietnamiens ci-dessus, thiếu ne fonctionne pas comme un verbe, mais comme un préfixe ou un modifieur des noms subséquents : nhi, niên, nữ, phụ, thời. Dans le dictionnaire vietnamien (op. cit.), thiếu, identifié comme verbe statif, sert à désigner une quantité insuffisante ou à marquer un degré au-dessous de la norme. Dans les dictionnaires vietnamiens-français, ce verbe est paraphrasé par « manquer, être à court de, être en pénurie, n’avoir pas suffisamment ». Examinons maintenant son fonctionnement à travers ses emplois de verbe monovalent, bivalent et trivalent, et son emploi dans des constructions verbales en série3.  











2.1 Emploi monovalent de thiếu Nous n’entrons pas ici dans le détail de l’analyse formelle des différents emplois du verbe thiếu (il en va de même plus loin pour les verbes hụt, et lỡ). Nous renvoyons à Dao (2015) où ils sont traités en termes d’inaccusativité.

2 Il s’agit d’un dictionnaire en ligne, [https://vdict.com]. e e P L : 3 personne du pluriel ; 3 S SG G : 3 personne du singulier ; ACCOM : ac3 Liste des abréviations : 3 PL compli ; C L : classificateur ; CONJ : conjonction ; COP : copule ; CRS : currently relevant state ; DEICT : déictique ; F OC : marqueur de focalisation ; FUT : marqueur de futur ; PPFF : particule finale ; P FR : particule finale de restriction ; REL : relavitiseur ; RES : restriction.  























































77

Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

(1)

Thiếu

tiền

(/ 5 euros).

T THIEU HIEU

argent

(/ 5 euros)

« Il manque de l’argent (/ 5 euros). »  

(2)





tiền

(/ 5 euros).

CO

argent

(/ 5 euros)

« Il y a de l’argent (/ 5 euros). »  

(3)



Còn

tiền

(/ 5 euros).

CON

argent

(/ 5euros)

« Il y a encore de l’argent (/ 5 euros). »  

(4)



Thiếu

nước

sạch

toàn cầu. (titre d’un article presse)

T THIEU HIEU

eau

ê.propre

mondial

« Il manque de l’eau potable dans le monde. »  

(5)



Giữa lúc

tiệc cưới

thì

thiếu

rượu.

pendant

noce

donc

T THIEU HIEU

vin

« Pendant la noce, le vin manque. » [10c’]  



Thiếu en (1), (4) et (5), có en (2) et còn en (3) sont des verbes existentiels pouvant être glosés respectivement par « manquer de », « avoir » et « avoir / rester encore ». Ces trois verbes statifs possèdent la même structure argumentale : en emploi monovalent, ils peuvent avoir un seul argument objectal aussi bien non comptable, comme tiền (argent), nước sạch (eau potable) ou rượu (vin), que comptable comme 5 euros.  











(6)



Tiền

thiếu,

tình

thiếu,

cái



cũng

thiếu.

argent

T THIEU HIEU

amour

T THIEU HIEU

CL

quoi

aussi

T THIEU HIEU

« Il manque de l’argent, de l’amour, il manque de tout. »  



78

(7)

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

Tiền

có,

tình

có,

cái



cũng

có.

argent

CO

amour

CO

CL

quoi

aussi

CO

« Il y a de l’argent, il y a de l’amour, il y a de tout. »  

(8)



Tiền

còn,

tình

còn,

cái



cũng

còn.

argent

CON

amour

CON

CL

quoi

aussi

CON

« Il y a encore de l’argent, il y a encore de l’amour, il y a encore de tout. »  

(9)



*5 euros

thiếu

(có)

(còn).

5 euros

T THIEU HIEU

(CO )

(CON )

À la différence de (1) à (5), où les arguments sont postposés aux verbes, dans (6) à (9), seule l’antéposition de l’argument non quantifié tiền (argent) à ces trois verbes existentiels est possible, celle de l’argument quantifié 5 euros ne l’est absolument pas. Les neuf exemples ci-dessus illustrent les différences entre le vietnamien, langue à thème proéminent (absence de sujet), et le français, langue à servitude subjectale, qui exige la présence d’un sujet apparent (il).

2.2 Emploi bivalent de thiếu (10)



thiếu

tiền

(/ 5 euros).

3SG

T THIE HIEU U

argent

(/ 5 euros)

« Il / elle manque d’argent (/ Il lui manque 5 euros). »  

(11)







tiền

(/ 5 euros).

3SG

CO

argent

(/ 5 euros)

« Il / elle a de l’argent (/ 5 euros). »  

(12)





còn

tiền

(/ 5 euros).

3SG

CON

argent

(/ 5 euros)

« Il / elle a encore de l’argent (/ 5 euros). »  



Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

(13)



thiếu

óc

sáng kiến.

3SG

T THIE HIEU U

esprit

initiative

79

« Son esprit d’initiative est insuffisant. »  

(14)



Nhưng chính

nước

mới



cái



họ

đang

thiếu.

mais

eau

seulement

COP

objet

REL

3 PL

P PROG RO G

T THIEU HIEU

F FOC OC

« Mais c’est l’eau qui est en train de leur manquer. » [4c]  

(15)



Phòng

này

thiếu

ba

chiếc

bàn.

salle

DE ICT DEICT

THIEU

trois

CL

table

« Il manque trois tables à cette salle. »  

(16)



Quyển

sách

này

thiếu

năm

trang.

CL

livre

D DEICT EICT

T THIE HIEU U

cinq

page

« Il manque cinq pages à ce livre. »  



Les exemples (10) à (16) illustrent l’emploi bivalent de ces verbes, où l’on peut observer les deux arguments nominaux remplissant respectivement les fonctions de sujet et d’objet. Le sujet peut être humain comme dans (10) à (14), ou non humain comme dans (15) et (16). L’objet peut être comptable (5 euros), ba chiếc bàn (trois tables), năm trang (cinq pages), ou non comptable, tiền (argent), nước (eau), sáng kiến (initiative). À la différence des autres exemples exprimant la quantité, (13) est d’ordre qualitatif, montrant que le degré constaté (esprit d’initiative) n’est pas suffisant. (17)



còn

thiếu

tiền

(/ 5 euros).

3SG

CON

T THIEU HIEU

argent

(/ 5 euros)

« Il lui manque encore de l’argent (/ 5 euros). »  

(18)







thiếu

tiền

(/ 5 euros).

3SG

CO

T THIEU HIEU

argent

(/ 5 euros)

« Il lui manque de l’argent (/ 5 euros). »  



Il est intéressant de constater la coexistence de còn et thiếu dans (17), et de có et thiếu dans (18). Si dans ces exemples, thiếu fonctionne toujours comme verbe

80

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

existentiel (ou lexème), còn et có lui étant antéposés ne se comportent plus comme verbes existentiels (cf. ex. 2, 3, 7, 8, 11, 12), mais comme des marqueurs existentiels (ou grammèmes4), se rapportant au verbe thiếu pour focaliser sur l’état de manque par rapport au moment de l’énonciation T0. Tandis que còn met l’accent sur l’aspect duratif de cet état à T0, có, quant à lui, insiste davantage sur l’existence de cet état à T0.

2.3 Emploi trivalent de thiếu (19)



thiếu

tôi

5 euros.

3 SG

T THIE HIEU U

1 SG

5 euros

« Il / elle me doit 5 euros. »  

(20)



?Nó

thiếu

tôi

tiền.

3 SG

T THIE HIEU U

1 SG

argent

« Il / elle me doit de l’argent. »  

(21)

(22)



*Nó

thiếu

5 euros

tôi.

3 SG

T THIE HIEU U

euros

1 SG

*Nó

thiếu

tiền

tôi.

3 SG

T THIE HIEU U

argent

1 SG

Les exemples ci-dessus, avec le verbe thiếu, mettent en place une structure ditransitive (sujet, objet direct, objet indirect) avec les contraintes suivantes : le sujet et l’objet indirect doivent être humains, l’objet direct pouvant être comptable (5 euros) ou non comptable comme tiền (argent). L’objet indirect doit précéder obligatoirement l’objet direct5, ce qui invalide (21) et (22), et il est plus naturel d’avoir un  

4 Voir Do-Hurinville et Dao (2017a) pour une description détaillée des notions de lexème, grammème, pragmatème. 5 Nous laissons de côté ici les explications formelles de ces contraintes. Une des analyses possibles est avancée dans Dao (2015), selon laquelle l’ordre relatif des arguments direct et indirect est conjointement conditionné par la structure syntaxique interne des groupes nominaux et la structure informationnelle de la phrase. Les groupes nominaux structuralement déficients subissent une forme d’incorporation sémantique, laquelle nécessite la contiguïté de l’argument nominal et de la tête verbale.

Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

81

objet direct comptable, comme dans (19), qu’un objet direct non comptable, comme dans (20).

2.4 Constructions verbales en série avec thiếu Les exemples (23) à (25) illustrent ce qu’on appelle des constructions verbales en série (ou CVS), une caractéristique aréale relative aux langues isolantes du SudEst de l’Asie ainsi qu’au chinois. D’après Aikhenvald et Dixon (2006), les CVS décrivent ce qui correspond conceptuellement à un événement unique, ce qui explique pourquoi l’intonation des CVS est celle d’une seule proposition. On distingue les deux structures verbales suivantes :  

a) Thiếu + verbe (23)



thiếu

ăn.

3 SG

THIEU

manger

Lit. Il / elle manque de manger. « Il/elle ne mange pas à sa faim. »  

(24)





thiếu

mặc.

3 SG

THIEU

se vêtir

Lit. Il / elle manque de se vêtir. « Les vêtements lui font défaut. »  

(25)





thiếu

ngủ.

3 SG

THIEU

dormir

Lit. Il / elle manque de dormir. « Il / elle ne dort pas suffisamment. »  



Dans (23) à (25), on note que thiếu est en position de V1, alors que les verbes ăn (manger), mặc (se vêtir), ngủ (dormir) sont en position de V2. Comme l’ordre des mots en vietnamien est « déterminé-déterminant », l’accent lexical ne tombe pas sur thiếu, mais sur le déterminant V2. Par conséquent, on peut gloser ces exemples par une pénurie de nourriture (ex. 23), de vêtements (ex. 24) et de sommeil (ex. 25). On recourt à (23) et à (24) lorsque le sujet est considéré comme pauvre. Dans  



82

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

ce cas, thiếu garde son sens lexical de base et fonctionne comme un verbe plein prenant comme argument le sujet nó, alors que les verbes en position de V2 remplissent la fonction de complément de thiếu.

b) Verbe + Thiếu (26)



ăn

thiếu.

3 SG

manger

THIEU

« Il / elle ne mange pas suffisamment. »  

(27)





mặc

thiếu.

3 SG

s’habiller

THIEU

« Il / elle ne s’habille pas suffisamment. »  

(28)





ngủ

thiếu.

3 SG

dormir

THIEU

« Il / elle ne dort pas suffisamment. »  



Dans les trois exemples ci-dessus, tandis que les verbes ăn (manger), mặc (se vêtir), ngủ (dormir) sont en position de V1, thiếu, en position de V2, fonctionne comme le modifieur de ces trois verbes. Dans ces exemples, le sujet est perçu comme ayant de quoi manger, de quoi s’habiller ou de quoi dormir, mais de façon insuffisante, selon le point de vue du locuteur. Vu ainsi, thiếu présente le comportement d’un modalisateur dans ces exemples. Si dans (23) à (25), thiếu est un verbe plein et prend le sujet nó (3SG) comme argument, en revanche, dans (26) à (28), thiếu ne se comporte plus comme verbe plein, et de ce fait, il ne prend plus le sujet comme argument. Autrement dit, il ne se rapporte plus au sujet nó (3SG), mais qualifie directement les verbes ăn (manger), mặc (s’habiller) et ngủ (dormir) qui sont les prédicats principaux des propositions. En raison de son affaiblissement sémantique, thiếu se comporte comme un modifieur de ces trois verbes, pouvant être paraphrasé en français par un adverbe à sens négatif « pas suffisamment ».  



83

Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

(29)



trả

thiếu

(tiền).

3 SG

payer

T THIEU HIEU

argent

Il / elle a payé une somme incomplète. »  

(30) Có

nhiều

avoir beaucoup

trẻ

sinh

enfant naître

thiếu (tháng). (mois)

T THIEU HIEU

« Il y a beaucoup de bébés prématurés (bébés nés avec des mois manquants). »  



Dans (29) et (30), les arguments objet tiền (argent) et tháng (mois) ne sont pas obligatoires ; leur absence fait que les séquences trả thiếu (payer / manquer) et sinh thiếu (naître / manquer) sont analysables comme des cas d’ellipse, l’apport sémantique des compléments nominaux tiền (argent) et tháng (mois) étant partiellement prédictible par le sens des prédicats principaux trả (payer) et sinh (naître).  

(31)



nói năng

thiếu

lễ phép.

3 SG

parler

T THIEU HIEU

respect

Lit. Il / elle parle sans respect (en manquant de respect). « Il / elle parle de manière irrespectueuse. »  

(32)





làm việc

thiếu

cơ sở.

3SG

travailler

T THIEU HIEU

bases requises

« Il / elle travaille sans les bases requises (en manquant des bases requises). »  



À la différence de (29) et (30), les compléments d’objet de (31) et (32), lễ phép (respect) et cơ sở (bases requises), qui sont qualitatifs et abstraits, sont indispensables. Les exemples (31) et (32) ressemblent à (13) en ce qu’ils indiquent non pas une quantité insuffisante, mais un degré insuffisant d’une qualité. Il convient de noter que les noms lễ phép et cơ sở sont des compléments de thiếu et non pas des verbes nói năng (parler) et làm việc (travailler). Il s’agit d’une situation fondamentalement différente de ce qui est observé en (26) à (28). En effet, thiếu garde son sens de base ici et fonctionne comme un verbe plein, comme en témoigne sa capacité à régir son propre argument, ce qui explique pourquoi la séquence [thiếu + nom] peut se rapporter directement au sujet de la phrase. Cependant on peut dire que l’ensemble formé par le verbe thiếu, en position de V2, et son complément peut se comporter comme un modifieur des verbes en position de V1, nói năng (parler) et làm việc (travailler).

84

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

Des compléments d’objet de thiếu de type qualitatif et abstrait (comme dans (31) et (32), lễ phép [respect] et cơ sở [bases requises]) apparaissent dans les exemples [3a] (trách nhiệm, responsabilité), [3b] (sự tôn trọng, respect), [4d] (lễ phép, respect), [6d] (tự tin, confiance), [10b] (sự khôn ngoan, sagesse), [15] (óc tưởng tượng, imagination) du QCB. (33)



làm

thiếu

một

bài tập.

3SG

faire

T THIEU HIEU

un

exercice

Lit. Il a fait et manqué un exercice. « Il manque un exercice dans son devoir. »  

(34)





gửi

thiếu

một

cuốn

sách.

3SG

envoyer

T THIEU HIEU

un

CL

livre

Lit. Il a envoyé et manqué un livre. « Il manque un livre dans son envoi. »  



Dans (33) et (34), les compléments d’objet sont clairement d’ordre quantitatif et concret, à la différence de ceux dans (31) et (32). Dans la traduction française, « il » dans (31) et (32) désigne la troisième personne, alors que dans (33) et (34), c’est un sujet impersonnel. Ces deux exemples illustrent un autre cas de figure, dans lequel les groupes nominaux một bài tập (un exercice) et một cuốn sách (un livre) ne sont pas des compléments régis par thiếu mais par le complexe verbal composé de V1 (làm, faire et gửi, envoyer) et de thiếu (V2). En effet, la séquence [thiếu + nom] ne peut fonctionner comme un prédicat autonome ici puisqu’elle ne se rapporte pas directement au sujet de la phrase. Dans (33) et (34), thiếu semble servir à modifier les verbes en position de V1. On retrouve les mêmes types de complément d’objet d’ordre quantitatif et concret dans les exemples [6b] (nhân công, main-d’œuvre), [6c] (cầu thủ, joueur), [8a] (người bạn chân thành, véritable ami), [8b] (ngón, doigt), [13] (nhà thám hiểm, explorateur), empruntés au QCB.  



85

Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

2.5 Modification adnominale avec thiếu (35)

Tháng hai



tháng thiếu, tháng ba



tháng đủ.

mois

COP

mois

COP

ê. complet

deux

T THIEU HIEU

mois

trois

« Le mois de février est un mois manquant (incomplet), le mois de mars est un mois  

complet. »  

Dans (35), le verbe statif thiếu (manquer) et son antonyme đủ (être complet) fonctionnent comme des modifieurs nominaux, correspondant ainsi à des adjectifs qualificatifs en français. La présence de l’argument objet du verbe thiếu et du verbe đủ, qui doit être logiquement ngày (jour), n’est pas obligatoire.

2.6 Expressions figées à fonction pragmatique avec thiếu Nous distinguons les trois expressions figées suivantes avec thiếu :

a) Thiếu + gì + (nom) (36)

Thiếu

gì !

T THIEU HIEU

quoi



« Il n’en manque pas ! (il y en a plein, pas besoin de t’inquiéter !) »  

(37)





Thiếu



việc !

T THIEU HIEU

quoi

travail





« Il ne manque pas de travail ! (Le travail ne manque pas ! Il y a énormément de tra 





vail !) » [10d]  



Il est intéressant de noter que la première expression, formée par le verbe thiếu et le pronom interrogatif gì (quoi), signifiant littéralement « manquer quoi », n’est pas une interrogation, mais une exclamation indiquant un haut degré. L’exemple (36) peut être une réponse visant à rassurer l’interlocuteur. Dans (37), correspondant à [10d] du QCB, on note que cette expression est suivie d’un nom concret (việc, travail) pour souligner que le travail ne manque pas.  



86

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

b) Thiếu + điều + verbe (38)

Thiếu

điều…

T THIEU HIEU

chose

« Il ne manquerait plus que… »  

(39)



Chỉ

thiếu

điều

lạy





thôi !

RES

T THIEU HIEU

chose

se prosterner

3 SG

PF

PFR



« Il ne manquerait plus que je me prosterne devant lui ! » [7a]  

   

La deuxième expression, formée par thiếu et le nom điều (chose), signifiant littéralement « manquer chose », précise que le sujet a déjà fait appel à tous les moyens, excepté une seule chose considérée comme impossible à réaliser. Cette expression en vietnamien correspond à « il ne manquerait plus que » en français, comme en témoigne l’exemple (39).  







c) Thiếu + chút nữa + là (40) Thiếu

chút

nữa

là…

T THIEU HIEU

peu

encore

F FOC OC

« Il s’en faut de peu (pour) que… »  

(41)



Thiếu

chút

nữa



tôi

ngã

rồi !

T THIEU HIEU

peu

encore

F FOC OC

1 SG

tomber

CRS



« Il s’en est fallu de peu (pour) que je tombe ! »  

(42)

   

Thiế

chút

nữa



hoàn hảo !

T THIEU HIEU

peu

encore

F FOC OC

être parfait



« Il s’en faut de peu (pour) que ce soit parfait ! »  

   

La troisième et dernière expression, formée par thiếu et par chút (peu), nữa (encore) et là (marqueur de focalisation), signifiant littéralement « manquer peu encore… », est une expression modale à valeur contrefactuelle, pouvant correspondre à « il s’en faut de peu (pour) que… ». Cette expression vietnamienne peut  







Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

87

être suivie d’une proposition comme dans (41) ou d’un verbe de qualité comme dans (42).

3 Étude de hụt Selon les dictionnaires, hụt, qui est également un verbe statif, traduit l’idée d’un manque quantitatif par rapport à une prévision ou à une attente initiales de la part du locuteur. Ce verbe indique en outre qu’une action n’est pas réussie car elle échoue à la dernière étape. Examinons maintenant son fonctionnement à travers ses emplois de verbe monovalent et bivalent, et son emploi dans des constructions verbales en série.

3.1 Emploi monovalent de hụt (43)

Hụt

vốn

HUT

capital

« manquer de capital (par rapport à l’attente initiale) »  

(44) Thiếu T THIEU HIEU



vốn capital

« manquer de capital »  



Les exemples (43) et (44) ne sont pas tout à fait équivalents, même s’ils traduisent un manque quantitatif. Si (44) indique simplement que le capital n’est pas suffisant, l’exemple (43), quant à lui, met l’accent sur ce manque de capital par rapport à l’attente initiale.

3.2 Emploi bivalent de hụt (45)



hụt

vốn.

3 SG

HUT

capital

« Il / elle manque de capital (par rapport à l’attente initiale). »  



88

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

(46) Nó 3 SG

thiếu

vốn.

T THIE HIEU U

capital

« Il / elle manque de capital. »  



Les exemples (45) et (46) correspondent respectivement à (43) et à (44). Cependant, (45) et (46) sont des exemples à structure bivalente, pourvus de deux arguments (sujet et objet). (47)



hụt

tầu.

3 SG

HUT

train

« Il / elle a manqué le (son) train. »  



(48) ??Nó 3 SG

thiếu

tầu.

T THIE HIEU U

train

« ?? Il / elle manque de train. »  



(49) Ga gare

này

thiếu

tầu.

D DEICT EICT

T THIE HIEU U

train

Lit. Cette gare manque de trains. « Il manque de trains dans cette gare. »  



Lorsqu’on a manqué un train (au sens de « rater son train »), on recourt à hụt comme dans (47) [car l’action initialement prévue n’est pas réussie], et non à thiếu comme dans (48), car son emploi avec le sujet humain peut avoir une interprétation inappropriée, ce qui explique pourquoi on devrait faire appel à (49), dont le sujet est non humain.  

(50) Nó 3 SG



đã

hụt

cái

lỗ

số

10

vài

phân.

ACCO M

HUT

CL

trou n°

10

quelques

centimètres

« Il a manqué le trou n°10 de quelques centimètres. » [1c]  



À propos d’un joueur de golf en compétition, on doit utiliser hụt et non thiếu, comme dans (50), car l’objectif ludique initialement prévu n’est pas atteint.

Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

89

3.3 Hụt dans la composition nominale (51)

Vợ

hụt

femme

HUT

(*thiếu)

của



đẹp

vô cùng.

de

3 SG

ê. beau

extrêmement

« La femme qu’il a failli épouser (manqué d’épouser) est très belle. » [5a]  

(52)



Con rể

hụt

gendre

HUT

(*thiếu)

« le gendre qu’on a failli avoir »  

(53)



Nhà văn

hụt

(*thiếu) và

écrivain

HUT

et

vua

phá sản (titre d’un article de presse)

roi

faire faillite

« L’écrivain manqué et le roi des faillites. »  



Dans (51) à (53), hụt, postposé à des syntagmes nominaux, indique que les caractéristiques exprimées par ces syntagmes ne sont pas réalisées. Dans ce contexte, hụt fonctionne comme un modifieur de ces syntagmes pouvant correspondre à un adjectif qualificatif en français. À travers ces trois exemples, on peut dire que l’objectif fixé au départ n’est pas atteint (l’action n’est pas aboutie), pour des raisons qui échappent au contrôle du sujet de la phrase, ce qui explique pourquoi hụt ne peut en aucun cas y commuter avec thiếu.

3.4 Constructions verbales en série avec hụt On distingue les deux structures verbales en série suivantes :  

a) Hụt + verbe (Hụt + V2) (54)



hụt

ăn.

3 SG

HUT

manger

« Il / elle a manqué l’occasion de manger. »  



ou « Il / elle a manqué l’occasion de gagner. » (au sens figuré)  



90

(55)

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao



thiếu

ăn. (reprise de 23)

3 SG

T THIE HIEU U

manger

Lit. Il / elle manque de manger. « Il / elle ne mange pas à sa faim. »  



Les exemples (54) et (55), qui sont des constructions verbales en série, sont bien différents : dans (54), le sujet a manqué l’occasion de manger (ou de gagner au sens figuré), alors que dans (55), le sujet n’a pas de quoi manger.  

(56)

Người đi săn

hụt

(*thiếu) mất

con

chasseur

HUT

perdre

lapin

CL

thỏ.

« Le chasseur a manqué le lapin. »  



Dans (56), hụt combiné à mất (perdre) indique une opération de chasse non réussie (le chasseur, peu doué, a manqué sa cible), ce qui explique pourquoi on ne peut absolument pas recourir à thiếu dans ce contexte, qui renvoie à celui de l’exemple [1d] du QCB.

b) Verbe + hụt (V1 + hụt) (57)

Cảnh sát

bắt

hụt

một

kẻ gian.

police

attraper

HUT

un

malfaiteur

« La police a manqué d’attraper un malfaiteur. »  

(58)





bắn

hụt

con

thỏ.

3 SG

tirer

HUT

CL

lapin

« Il a manqué le lapin. »  

(59)





đánh

hụt.

3 SG

frapper

HUT

« Il a manqué son coup. »  



Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

(60) Nó 3 SG

bước

hụt

nên

suýt

ngã.

marcher

HUT

donc

faillir

tomber

91

« Il a fait un faux pas et a failli tomber. »  

(61)



Vợ

tự tử

hụt, chồng vẫn

femme se suicider

HUT

mari

continuer à

ngoại tình. (presse) avoir des liaisons extraconjugales

« La femme a manqué son suicide, le mari continue ses relations extraconjugales. »  

(62)



Một

vụ

un

cas enlever

bắt cóc hụt bé trai HUT

garçon

3 tuổi tại thành phố

HàTĩnh (presse)

3 âge à

Hà Tĩnh

ville

« Enlèvement manqué d’un garçonnet de 3 ans dans la ville de Hà Tĩnh. »  



Dans (57) à (62), hụt, en position de V2, fonctionnant comme le modifieur des verbes en position de V1, indique que les actions exprimées par ces verbes ne sont pas abouties. À la différence de thiếu, le verbe hụt signale que l’action manquée ou inachevée est due à des facteurs externes qui échappent au contrôle du sujet agent. Notons que dans (62), l’antéposition de một vụ (un cas) à la série verbale bắt cóc hụt (enlever / hụt) sert à nominaliser celle-ci.

c) Thiếu + hụt (63)

Xí nghiệp

thiếu

hụt

nhân viên.

(/ ngân sách).

entreprise

THIEU

HUT

personnel

(/ budget)

« L’entreprise manque de personnel (/ de budget). »  

(64) Ngân sách budget



thiếu

hụt

T THIEU HIEU

HUT

« budget déficitaire »  

(65)



Sản xuất

thiếu

hụt

production

T THIEU HIEU

HUT

« production déficitaire / insuffisante »  



92

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

(66) Những PL

thiếu

hụt…

T THIEU HIEU

HUT

« des manques »  



Il est fréquent de voir thiếu combiné à hụt pour former une construction verbale en série comme dans (63), où hụt, en position de V2, détermine le sens global de cette construction. Autrement dit, dans cet exemple, ce couple traduit l’idée d’un manque quantitatif par rapport à une prévision de la part du sujet. Les exemples (64) et (65) sont des syntagmes nominaux, où thiếu hụt fonctionne comme un modifieur nominal, correspondant à un adjectif en français (déficitaire, insuffisant). Dans (66), le marqueur pluriel những sert à nominaliser ce couple verbal thiếu hụt.

4. Étude de lỡ Le locuteur recourt à lỡ, verbe dynamique, lorsqu’il s’aperçoit qu’il a effectué, par inadvertance, une action dont il n’est ni content ni fier. Ce verbe souligne que, par manque d’attention, le sujet a laissé échapper une occasion qu’il regrette. Si hụt signale une action manquée souvent liée aux facteurs externes, lỡ, quant à lui, précise que l’action manquée est associée aux facteurs internes au référent du sujet. À la différence de thiếu, le verbe lỡ ne traduit pas un manque quantitatif, mais exclusivement un manque qualitatif. En effet, alors que le premier permet d’insister sur l’idée que la quantité souhaitée n’est pas atteinte, le second indique que la situation ne correspond à celle que l’on aurait aimé qu’elle devienne. Examinons maintenant son fonctionnement à travers ses emplois de verbe monovalent et bivalent, et dans des constructions verbales en série.

4.1 Emploi monovalent de lỡ (67)

Việc

lỡ

rồi.

affaire

L LO O

CRS

« L’affaire est ratée. »  



Dans (67), le locuteur regrette ce qui s’est passé, mais il ne peut plus revenir en arrière.

Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

93

4.1 Emploi bivalent de lỡ (68) Nó 3 SG

chậm

quá

nên

lỡ

tầu

ê. lent

trop

donc

L LO O

train (/ rendez-vous)

(/ hẹn)

(/ dịp tốt). (/ bonne occasion)

« Il / elle est trop lent(e), donc il / elle a manqué son train (/ son rendez-vous) (/ une  

bonne occasion). »  

(69) Boris Boris

đã

lỡ

trạm

buýt



ngủ

quên.

ACCO M

L LO O

station

bus

car

dormir

oublier

« Boris a manqué l’arrêt d’autobus parce qu’il dormait. » [1b]  



Dans (68), le fait de manquer son train, son rendez-vous ou une bonne occasion, est dû au comportement du sujet, qui est lent. Dans (69), c’est parce que le sujet (Boris) dormait qu’il a manqué l’arrêt d’autobus.

4.2 Constructions verbales en série avec lỡ a) Lỡ + verbe (70) Nó 3 SG

lỡ

gây ra

việc

đáng tiếc.

L LO O

causer

affaire

ê. regrettable

« Il / elle a causé par inadvertance une affaire regrettable. »  

(71)





lỡ

đánh vỡ

cái

chén.

3 SG

L LO O

casser

CL

bol

« Il / elle a cassé un bol par mégarde. »  

(72)





lỡ

vào

nhà

một

người

lạ.

3 SG

L LO O

entrer

maison

un

personne

ê. inconnu

« Il / elle est entré par inadvertance dans la maison d’un inconnu. »  



Dans (70) à (72), lỡ, en position de V1, souligne que les actions exprimées par gây ra (causer), đánh vỡ (casser) et vào (entrer), en position de V2, sont regrettables.

94

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

b) Verbe + lỡ (73)



(nói)

lỡ

lời.

3 SG

(dire)

L LO O

parole

Lit. Il / elle a raté ses paroles. « Il / elle a dit ce qu’il ne fallait pas dire. »  

(74)





(bỏ)

lỡ

cơ hội

đọc

tác phẩm của

Tolstoï.

3 SG

(abandonner)

L LO O

opportunité

lire

œuvre

de Tolstoï

Lit. Il / elle a abandonné l’occasion de lire l’œuvre de Tolstoï. « Il / elle a manqué la rencontre avec l’œuvre de Tolstoï. » [1g]  



Dans (73) et (74), on a affaire à une construction verbale en série, mais les verbes nói (parler) en (73) et bỏ (abandonner) en (74), en position de V1, peuvent être effacés sans nuire à la compréhension des phrases. (75a)



bắn

lỡ

con

thỏ.

3SG

tirer

L LO O

CL

lapin

« Il / elle a tiré par inadvertance sur le lapin. »  

(75b)





bắn

hụt

con

thỏ.

3 SG

tirer

HUT

CL

lapin

« Il / elle a manqué le lapin. »  



En revanche, dans (75a) et (75b), l’effacement de bắn (tirer), en position de V1, n’est pas possible, car ce verbe indique l’action principale, alors que lỡ en (75a) et hụt en (75b) précisent le résultat de cette action principale. Ces deux exemples illustrent également la différence entre lỡ et hụt. Dans (75a), l’action a bien eu lieu (l’animal est tué), et le sujet nó (3SG ) regrette son action, tandis que dans (75b), l’action n’est simplement pas réussie, et le sujet n’éprouve aucun regret.

Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

95

4.3 Emploi de lỡ comme subordonnant hypothétique (76)

Lỡ

đâu

trời

mưa

thì



đã



ô.

L LO O



ciel

pleuvoir

CONJ

3 SG

ACCO M

avoir

parapluie

« Si par hasard il pleut, (alors) il a son parapluie. »  

(77)



Lỡ2

đâu

trời

mưa

thì



sẽ

lỡ1

hẹn.

L LO O2



ciel

pleuvoir

CONJ

3 SG

F FUT UT

L LO O1

rendez-vous

« Si par hasard il pleut, (alors) il manquera son rendez-vous. »  



Dans (67) à (75), lỡ, participant aux constructions verbales en série, est identifié comme verbe (lexème), mais dans (76) et (77), lỡ, combiné au pronom indéfini-interrogatif đâu (où), ne se comporte plus comme verbe, car il n’a ni sujet ni complément nominal. Placé au début de la proposition subordonnée, lỡ forme avec đâu (où) un subordonnant hypothétique complexe (suivi de la protase) traduisant une éventualité regrettable selon le sujet de l’énoncé, alors que la proposition principale (apodose), introduite par la conjonction thì, exprime la conséquence. Dans (77), lỡ2, en tant que subordonnant hypothétique (grammème ou unité cible), semble conserver encore la trace de son sens verbal lỡ1 (lexème ou unité source). C’est ce qu’entend Hopper (1991, p. 22) lorsqu’il développe le principe de « persistance » :  







When a form undergoes grammaticalization from a lexical to a grammatical function, as long as it is grammatically viable some traces of its original lexical meanings tend to adhere to it, and details of its lexical history may be reflected in constraints on its grammatical distribution.

Autrement dit, l’effacement sémantique originel n’est pas complètement mené à son terme ; la valeur sémantique (cf. notion de « manque qualitatif » : la situation effective ne correspond pas à celle que l’on aurait aimé qu’elle devienne) du lexème verbal (lỡ1) est encore plus ou moins maintenue et projetée sur celle du subordonnant hypothétique (lỡ2). Par ailleurs, lorsqu’une unité source et une unité cible coexistent dans un énoncé sans que cela n’engendre aucune ambiguïté, d’après le principe d’« anachronie » (Hagège, 1993) ou celui de « divergence » (cf. Hopper, 1991, p. 22), on peut dire que cette grammaticalisation est achevée, et que ce processus se situe au stade IV (conventionalisation, Heine, 2002). Cela peut se vérifier dans (77), où l’on constate la présence de deux unités lỡ : lỡ1 (unité source) se comportant comme verbe (donc c’est un lexème, précédé d’un sujet et suivi d’un  



















96

Danh-Thành Do-Hurinville et Huy-Linh Dao

complément nominal) côtoie lỡ2 (unité cible) fonctionnant comme subordonnant hypothétique, donc c’est un grammème.

5 Conclusion Sur le plan syntaxique, les trois verbes thiếu, hụt et lỡ peuvent se combiner avec d’autres verbes pour former des constructions verbales en série (CVS). Seul le verbe thiếu peut avoir des emplois monovalent, bivalent et trivalent, alors que hụt et lỡ ne connaissent que des emplois monovalent et bivalent. Du point de vue sémantique, thiếu est un verbe statif, à la différence de lỡ, verbe dynamique. Quant à hụt, il peut fonctionner aussi bien comme verbe statif que comme verbe dynamique. Thiếu indique essentiellement le manque quantitatif neutre, alors que hụt précise un manque par rapport à la prévision initiale ; cela est dû à un facteur externe, échappant au contrôle du locuteur, qui n’exprime aucun état d’âme. Quant à lỡ, il souligne un manque qualitatif, autrement dit, il s’agit d’un facteur interne lié à un manque d’attention du référent du sujet syntaxique, qui a entrepris une opération par mégarde, ce qui implique un regret ou un remords de sa part. À la différence de thiếu et de hụt, le verbe lỡ (lexème) peut fonctionner comme un subordonnant hypothétique (grammème), illustrant ainsi la grammaticalisation achevée de ce verbe. Sur le plan statistique, c’est thiếu qui est le plus utilisé pour traduire la notion de manque en vietnamien. En effet, d’après le QCB contenant 44 exemples, les fréquences d’emploi de ces trois verbes vietnamiens sont les suivantes : thiếu (19), hụt (3) et lỡ (3), ce qui fait un total de 25/44. Autrement dit, on compte 19 cas qui sont rendus en vietnamien par d’autres verbes ou expressions signifiant « ne pas réussir », « ne pas être suffisant », « ne pas oublier », « ne pas mériter », « être abîmé », etc.  























Bibliographie Aikhenvald Alexandra Yourievna et Dixon Robert Malcolm Ward, 2006, Serial Verb Constructions: A Cross-linguistic Typology, Oxford, Oxford University Press. Dao Huy-Linh, 2013, « La particule injonctive đi en vietnamien contemporain : polarité positive et concordance modale », Syntaxe et Sémantique 14, p. 11–33. Dao Huy-Linh, 2015, Inaccusativité et diathèses verbales. Le cas du vietnamien, thèse de doctorat, Université Sorbonne-Nouvelle.  







97

Chapitre 3 L’expression du manque en vietnamien : étude des verbes thiếu, hụt et lỡ  

Do-Hurinville Danh Thành, 2010, « Les parties du discours en vietnamien : grammaticalisation et transcatégorialité », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris CIV, 1, p. 327–370. Do-Hurinville Danh Thành et Dao Huy-Linh, 2017a, « La transcatégorialité. Une histoire de limite sans limite », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 111, 1, p. 157–211. Do-Hurinville Danh Thành et Dao Huy-Linh, 2017b, « La catégorie “adjectif” est-elle universelle ? Étude des verbes de qualité en vietnamien », in Spitzl-Dupic F., Grégoire M., Lebas-Fraczak L. et Ryan R. (éd.), Sur les traces de l’adjectif, Cahiers du Laboratoire de recherche sur le langage, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, p. 241–255. Hagège Claude, 1993, The Language Builder, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins. Heine Bernd, 2002, « On the role of context in grammaticalization », in Wischer I. et Diewald G., New Reflections on Grammaticalization, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, p. 83– 101. Hopper Paul J., 1991, « On some principles of grammaticalization », in Traugott E. C. et Heine B. (éd.), Approaches of Grammaticalization, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, vol. 1, p. 17–35. Le Nouveau Petit Robert de la langue française, 2008, J. Rey-Debove et A. Rey (éd.), Paris. Vietnamese dictionnaries, dictionnaires vietnamiens en ligne et en libre accès, [vdict.com].  

































Jie Jiang

Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois Ce travail vise à étudier l’expression de la notion de manque en chinois. Le mot manquer est propre à la langue française et comme d’autres lexèmes, il exprime le manque. Intégré dans des énoncés très variés, il représente des situations réelles ou imaginaires que les sinophones sont à même de représenter en chinois – le terme représenter est adopté ici dans la mesure où l’activité langagière constitue un ensemble d’opérations de représentation. Ces situations-là sont susceptibles d’être exprimées dans toutes les langues : qu’en est-il en chinois ? C’est ce à quoi cette étude va se consacrer. Nous allons mener notre étude dans une perspective comparative. Tout d’abord, sans viser l’exhaustivité, nous identifierons des situations typiques que le verbe manquer représente en français. Ensuite, nous chercherons des constructions syntaxiques en chinois qui représentent les situations identifiées en première étape. Enfin, à partir des constructions prises en compte à l’étape précédente, nous essaierons d’en dégager des caractéristiques linguistiques qui sont propres à la langue chinoise.  



1 Les situations représentées par manquer en français Le point de départ de cette étude est le questionnaire commun de base (voir annexe)1, dans lequel il est constaté que manquer en français a pour fonction principale de représenter deux types de situations : procès non accompli et quantité insuffisante. Dans le cas d’un procès non accompli, les constructions syntaxiques suivantes sont présentes en français :  



1 Le questionnaire commun de base (QCB) a été élaboré par l’équipe « Sémantique Énonciative et Typologie des Langues » (LLL Tours) ; le numéro des exemples dans le QCB est signalé par des crochets carrés. Parfois, seule la partie pertinente d’une phrase en français est traduite et non la phrase entière.  





https://doi.org/10.1515/9783110727609-004

100

– –

Jie Jiang

Manquer transitif : Vous avez manqué leur maison [1a] ; Manquer à + (parole, obligation…) : Tu ne peux pas manquer à tes obligations [3c] ; Manquer de + verbe à l’infinitif : Osi n’est pas respectueux, écoute, j’ai manqué de le frapper aujourd’hui [5b] ; Manquer intransitif : Ça n’a pas manqué : le train a déraillé [9b].  



















Dans le cas d’une quantité insuffisante, les constructions syntaxiques ci-dessous sont constatées : – Manquer de + nom : Le club manque de deux joueurs pour constituer une équipe [6c] ; – Manquer impersonnel : J’ai mis du sel et de l’huile, il ne manque plus que le piment [8d] ; – Manquer intransitif : La générosité est de peu de valeur là où la sagesse manque [10b].  











Les constructions syntaxiques autour de manquer et ses contextes d’insertion sont variés ; les situations prises en compte sont multiples. Puisque le chinois et le français sont deux langues typologiquement très distantes, ces multiples situations sont représentées en chinois par différentes constructions. C’est donc par l’aspect sémantique de la question telle qu’elle se pose en français, qui sert de métalangue naturelle, que nous proposons d’entrer dans la problématique de l’expression du manque en chinois. Le reste de cette étude sera divisé en deux sections : procès non accompli dans un premier temps et ensuite quantité insuffisante.  



2 Procès non accompli Parmi les situations de procès non accompli représentées par manquer en français, plusieurs constructions syntaxiques en chinois sont constatées. Tout d’abord, dans le cas de manquer transitif, le chinois emploie une structure syntaxique tout à fait différente, que nous allons présenter. Deuxièmement, il sera question de la construction manquer à + (parole, obligation…). Troisièmement, nous verrons qu’un parallèle s’établit entre manquer de + verbe à l’infinitif en français et 差点chàdiǎn en chinois, dans la mesure où les deux expriment l’idée de procès non accompli et celle de ratage de justesse. Enfin, le cas de manquer intransitif sera étudié.

Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois

101

2.1 Manquer transitif Avant d’aborder le sujet de l’expression du manque, il faut d’abord expliciter la théorie de Talmy (1991) selon laquelle les langues sont divisées typologiquement en deux catégories : langues à cadrage satellitaire (satellite-framed languages) et langues à cadrage verbal (verb-framed languages). L’idée de Talmy (1991) commence par la conceptualisation des événements. Talmy (1991, p. 481) oppose l’événement simple (simplex event) à l’événement complexe (complex event) : alors qu’un événement simple est exprimé par un énoncé simple et non divisible, un événement complexe est composé de deux événements simples – un événement principal (main event) et un événement subordonné (subordinate event). Talmy (1991, p. 481) indique aussi que le processus appelé fusion conceptuelle (conceptual conflation) peut se produire :  









There appears to be a general cognitive process at work in language whereby an event that under a more analytic conceptualization would be understood as complex and represented by a multiclause syntactic structure can be alternatively conceptualized as simplex and represented by a single clause.

Talmy (1991, p. 482 et 488) constate que les événements de type déplacement (motion) sont souvent sujets au processus de fusion conceptuelle et il prend une phrase en anglais pour l’illustrer :  



(1) The bottle floated into the cave. (énoncé simple après fusion conceptuelle) (1.1) The bottle moved into the cave. (événement principal) (1.2) It floated. (événement subordonné) À l’intérieur de l’événement principal, le schéma central (core schema) – ou plus précisément le trajet qui associe l’objet en mouvement bottle au lieu référentiel cave – réside dans la préposition into. Talmy (1991, p. 486) considère que cette dernière est le satellite du verbe float puisqu’elle maintient « une relation sœur avec le verbe racine ». À partir de ce constat, il nomme les langues qui, comme l’anglais, expriment le schéma central par le satellite « langues à cadrage satellitaire », par opposition aux « langues à cadrage verbal » où le schéma central réside dans le verbe, comme le français :  















(2)

La bouteille entra dans la grotte (en flottant).

La partie en flottant constitue l’événement subordonné, qui précise la manière dont la bouteille entra dans la grotte.

102

Jie Jiang

Le chinois est aussi considéré comme une langue à cadrage satellitaire. La phrase ci‑dessous représente la même situation que la phrase (2) :  

(3)

瓶子







洞里。

píngzi

piāo

jìn

le

dònglǐ

bouteille

flotter

entrer

PRF

intérieur de la cave

« La bouteille entra dans la grotte (en flottant). »2  



Selon la théorie de Talmy, le schéma central réside dans le satellite 进jìn, qui suit immédiatement le verbe 漂piāo. Le mot 进jìn est donc comparable à la préposition into dans la phrase (1). Mais cette comparaison est à nuancer, puisque le mot 进jìn pourrait être employé comme un verbe à part entière en chinois, chose impossible pour la préposition into en anglais :  

(4)







教室。



méi

jìn

jiāoshì

3 SG . SBJ . M

N NEG EG . PRF

entrer

salle de classe

« Il n’est pas entré dans la salle de classe. »  



La phrase (4) constitue un argument non négligeable contre le statut satellitaire du mot 进jìn. Selon Tai (2003, p. 311), la construction 漂进piāojìn dans la phrase (3) doit être interprétée comme complexe verbal action-résultat (action-result verb compound), dans lequel il attribue au mot 进jìn le statut de verbe principal, et non pas celui de satellite. Wu (2003, p. 865), dans son analyse du morphème 过guò ayant les mêmes comportements syntaxiques que 进jìn dans les exemples (3) et (4), y voit une unité « plus ou moins verbale ». Lamarre (2005) a traité de ce sujet dans ses recherches sur les directionnels indiquant le trajet (path directionals) en chinois. Les directionnels indiquant le trajet sont de nature satellitaire. Selon son analyse, le mot 进jìn dans la phrase  







2 Les abréviations utilisées dans ce travail sont conformes aux Leipzig Glossing Rules. Les abréviations supplémentaires utilisées sont : CO : introducteur du complément d’objet ; EPI : marqueur d’épithète.  







Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois

103

(4) est un verbe indiquant le trajet (path verb), alors que celui dans la phrase (3) est un directionnel indiquant le trajet, donc de nature satellitaire. Lamarre (2005, p. 7) argumente que les directionnels indiquant le trajet proviennent des verbes indiquant le trajet à travers le processus de grammaticalisation, et que sources (les verbes indiquant le trajet) et formes grammaticalisées (les directionnels indiquant le trajet) coexistent en chinois contemporain. La nature du mot 进jìn constitue une problématique dépassant largement la présente étude, d’autant plus que ses emplois sont très variés en chinois contemporain. Puisque cette étude se limite aux situations de procès non accompli dans lesquelles nous avons affaire surtout à des phrases syntaxiquement semblables à la phrase (3), la théorie de Talmy est adoptée dans la présente étude. Revenons au processus de fusion conceptuelle. Ce processus concerne non seulement les événements de type déplacement mais aussi les événements de type réalisation (Talmy, 1991, p. 509) :  





(5)

The police hunted the fugitive down.

(6)

La police a attrapé le fugitif (après des recherches).

En anglais, bien que le verbe hunt indique l’intention des policiers d’attraper le fugitif ainsi que leurs actions pour y parvenir, c’est le satellite down qui marque la réalisation du procès et exclut de manière définitive le fait que le fugitif soit encore en fuite. Cela prouve encore une fois que l’anglais est une langue à cadrage satellitaire. En français en revanche, le verbe attraper marque à lui seul la réalisation du procès : le français est donc une langue à cadrage verbal. Le chinois emploie, comme l’anglais, le satellite dans les événements de type réalisation :  



(7)

警察







逃犯

jǐngchá

zhuā

zhù

le

táofàn

policier

chercher à attraper

de manière fixe

PRF

fugitif

« La police a attrapé le fugitif. »  



Le schéma central réside dans le satellite 住zhù qui marque la réalisation du procès, tout comme down dans la phrase (5), alors que le verbe 抓zhuā indique l’intention et les efforts de la part des policiers. Si les événements de type réalisation sont sujets au processus de fusion conceptuelle, il serait difficile d’imaginer que les événements de type non-réalisation

104

Jie Jiang

y échappent. C’est sur ce point-là que nous voudrions évoquer la construction avec manquer transitif, car celle-ci indique la non‑réalisation d’un procès. (8)

Boris





Boris

zuò

Boris

s’asseoir



站。

guò

le

zhàn

dépasser

PRF

arrêt d’autobus

« Boris a manqué l’arrêt d’autobus parce qu’il dormait. » [1b]  



Lorsqu’on prend un bus, l’intention est de se rendre à un endroit. Cette intention se réalise par le fait de descendre à l’arrêt le plus proche de l’endroit envisagé. Le français, langue à cadrage verbal, marque l’idée de non‑réalisation avec le verbe manquer, alors que le verbe chinois 坐zuò n’indique rien concernant la réalisation de l’intention : il n’indique que le contexte, être dans un bus, d’où l’événement subordonné. L’idée de non-réalisation, l’événement principal, est exprimée par le satellite lié au verbe, c’est-à-dire 过guò.  

(9)







shè

3 SG . SBJ . M tirer

野兔







很远。

yětù

shè

piān

le

hěnyuǎn

lièvre

~tirer

à côté

PRF

très loin

« Il a manqué le lièvre à 10 pas. » [1d]  



Encore une fois, la non-réalisation, l’événement principal, est codée dans le satellite en chinois – le satellite 偏piān indique que le lièvre n’a pas été atteint. Sur le plan syntaxique, son statut de satellite est d’autant plus évident que son introduction nécessite la reprise du verbe 射shè dont il dépend. Si l’action de tirer, l’événement subordonné, est rendue explicite par le verbe 射shè en chinois, en français, elle est présente dans le contexte ou le cotexte, comme par exemple dans un complément circonstanciel du type il a manqué le lièvre au premier tir. En français, le verbe est le siège de l’événement principal : le verbe manquer a pour fonction de marquer la non‑réalisation de l’atteinte du lièvre par le tireur.  

105

Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois

(10)





蛋黄酱





了。





dànhuángjiàng

zuò



le

1 SG . SBJ

CO

mayonnaise

faire

de manière ratée

PRF

« J’ai manqué ma mayonnaise. » [1e]  



Le satellite 砸zá signifie aussi casser, mais il a ici un rôle adverbial. Le fait que les deux sens soient liés et véhiculés par un même mot n’est pas étonnant, puisqu’une mayonnaise ratée est celle dont la qualité est « cassée ». La non-réalisation réside donc dans un satellite en chinois – 砸zá – et dans un verbe en français – manquer. [Un cousin bien connu pour sa maladresse verbale vient de faire une gaffe, en insinuant devant lui que tel membre de la famille est un peu bête, par ex.]  

(11)





总是





话。



zǒngshì

shuō

cuò

huà

3 SG . SBJ . M

toujours

dire

de manière inappropriée

parole

« Il n’en manque jamais une ! » (valeur intensive) [1h].  

   

Dans un emploi de manquer à valeur intensive, ce n’est plus la non-réalisation du procès qui est exprimée. Au contraire, c’est sa réalisation infaillible qui est mise en avant par la combinaison de manquer et de la négation, sauf que la réalisation est indésirable, voire fâcheuse. Dans la traduction en chinois, cet aspect ironique véhiculé par ne jamais manquer est perdu, mais le reproche se fait entendre par le satellite 错cuò, amplifié par l’adverbe 总是zǒngshì. Reprenons les quatre phrases en chinois ci-dessus : (8), (9), (10) et (11). Quatre satellites sont repérés : 过guò « idée de dépassement », 偏piān « à côté », 砸zá « de manière défaillante » et 错cuò « de manière inappropriée ». Sur le plan syntaxique, aucun des quatre n’occupe la même fonction que manquer en français. Ils sont satellites et ils sont postposés au verbe en chinois. Ce constat est au cœur de la théorie typologique de Talmy. Sur le plan lexical, si 砸zá et 错cuò véhiculent l’idée de rater, et de ce fait s’approchent du sens de manquer, il est en revanche très difficile de dire que 过guò et 偏piān, à eux seuls, sont synonymes de celui-ci. En fait, les quatre satellites donnent des idées plus précises que le verbe manquer sur la façon dont la réalisation n’est pas atteinte, celui-ci ne portant qu’une notion générale de ratage. Donc, dans la représentation des événements de type  



















106

Jie Jiang

non-réalisation, un parallèle entre le chinois et le français ne s’établit qu’au niveau de l’énoncé. Il est aussi intéressant de voir comment les quatre satellites se différencient sémantiquement du verbe manquer. Tout d’abord, le satellite 砸zá semble être sémantiquement assez proche du verbe manquer parce qu’il indique le ratage dans un processus dont l’objectif est préétabli. Mais il s’en différencie du fait qu’il indique que le processus a bien été déclenché et que certaines actions ont été faites dans le but d’atteindre l’objectif préétabli :  

(12)





英语





了。



kǎo

yīngyǔ

kǎo



le

3 SG . SBJ . M

passer l’examen

anglais

~passer

de manière ratée

PRF

« Il a raté son examen d’anglais. »  



On note ici une réduplication du verbe, comme dans la phrase (9). Bien que l’étudiant n’ait pas une note suffisante pour réussir l’examen, des actions allant vers cet objectif ne sont pas à nier, ne serait-ce que sa présence à l’examen. Par opposition, le verbe manquer indique l’absence totale d’action dans l’exemple ci-dessous :  

(13)

Un élève peut manquer un examen de fin d’année pour des raisons de santé ou s’il a vécu des circonstances particulières dans sa famille… [1f].

Dans le contexte donné, il est impossible de comprendre que l’étudiant est présent à l’examen. Quant au satellite 错cuò, il indique aussi bien des fautes intellectuelles que morales. Une personne pourrait prononcer la phrase suivante en reconnaissant sa faute dans un exercice de mathématiques ou bien dans un délit de vol :  

(14)







了。



zuò

cuò

le

1 SG . SBJ

faire

mal

PRF

« J’ai commis une faute. »  



Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois

107

Alors que le satellite 错cuò véhicule la notion de faute, cet aspect sémantique n’est pas présent dans le verbe manquer. Bien que celui-ci indique la non-réalisation d’un objectif, il s’en faut de beaucoup pour que la notion de faute soit présente : ainsi manquer l’arrêt d’autobus pourrait être une légère négligence sans la moindre conséquence. Troisièmement, le satellite 偏piān indique que la direction adoptée n’est pas celle qui mène au but envisagé. Il pourrait s’agir d’un vrai trajet, au sens matériel du terme, comme manquer un lièvre au premier tir. Il pourrait aussi prendre un sens figuré : imaginez que vous avez mal compris l’intention de votre interlocuteur, vous pouvez vous excuser en disant :  





(15)







了。



xiǎng

piān

le

1 SG . SBJ

penser

à côté

PRF

« Ma pensée est à côté de la plaque. »  



Le satellite 偏piān donne une idée plus imagée de la façon dont l’objectif n’est pas atteint que le verbe manquer en français. Tout comme le satellite 砸zá, 偏piān indique que le procès représenté par le verbe est déclenché, mais va dans une mauvaise direction. Enfin, le satellite 过guò s’éloigne encore plus sémantiquement du verbe manquer, dans la mesure où il n’implique pas nécessairement une sorte de ratage en soi. Selon Liu (1998, p. 269, 274 et 282), 过guò au sens de « dépasser » (permettant d’exprimer l’idée de ratage) et 过guò au sens de « traverser » sont à distinguer. Imaginons un piéton qui veut traverser un pont :  











(16)













zǒu

guò

le

qiáo

3 SG . SBJ . M

marcher

traverser

PRF

pont

« Il a traversé le pont à pied. »  



Ici, le satellite 过guò indique que le pont est derrière le piéton et que le processus est terminé avec succès. Dans ce cas, le satellite 过guò s’oppose au verbe manquer. L’analyse sémantique des quatre satellites qui vient d’être faite confirme qu’un parallèle lexical ne saurait s’établir entre les satellites en chinois et le verbe

108

Jie Jiang

manquer en français : bien qu’il y ait une zone partagée, leurs champs de représentation sont bien différents. Le parallèle ne peut s’établir qu’au niveau de l’énoncé. Après des analyses comparatives entre quatre satellites dans une langue à cadrage satellitaire et un verbe dans une langue à cadrage verbal, il est aussi nécessaire de voir les différences entre les satellites ; parce que la notion de satellite englobe des morphèmes de natures très différentes, tant qu’ils maintiennent « une relation sœur avec le verbe racine ». En anglais, ce sont des prépositions comme into dans The bottle floated into the cave ; ou encore des particules comme down dans The police hunted the fugitive down. En chinois, ce sont aussi des particules. À la différence des particules en anglais, elles sont systématiquement postposées au verbe et le complément d’objet ne peut pas les séparer. Il suffit de prendre ces deux langues à cadrage satellitaire pour montrer leur diversité. Même les satellites en chinois n’ont pas le même comportement syntaxique. Reprenons la phrase (11), il n’y a aucun problème pour intercaler le satellite 错cuò entre le verbe 说shuō et le complément d’objet 话huà : [Un cousin bien connu pour sa maladresse verbale vient de faire une gaffe, en insinuant devant lui que tel membre de la famille est un peu bête, par ex.]  











(11)



总是





话。



zǒngshì

shuō

cuò

huà

3 SG . SBJ . M

toujours

dire

de manière inappropriée

parole

« Il n’en manque jamais une ! » (valeur intensive) [1h].  

   

Mais la même opération sur la phrase (9) pose problème :  

(9)





野兔







很远。



shè

yětù

shè

piān

le

hěnyuǎn

lièvre

~tirer

à côté

PRF

très loin

野兔

很远。

3 SG . SBJ . M tirer

« Il a manqué le lièvre à 10 pas. » [1d]  

(9.1) ?他 tā



射 shè

3 SG . SBJ . M tirer





piān

le

yětù

hěnyuǎn

à côté

PRF

lièvre

très loin

Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois

109

Lorsque le satellite se place entre le verbe et le complément d’objet, la phrase devient peu acceptable, bien qu’elle ne soit pas rejetée par tous les Chinois natifs. On peut se demander si le marqueur perfectif 了le joue un rôle dans cette acceptabilité douteuse, puisque la phrase (11) est au présent, alors que la phrase (9) est au parfait. Toutefois, la phrase suivante exclut cette hypothèse :  

(11.1)









话。



shuō

cuò

le

huà

3 SG . SBJ . M

dire

de manière non appropriée

PRF

parole

« Il a dit une bêtise. »  



Le satellite 错cuò s’intercale facilement entre le verbe 说shuō et le complément d’objet 话huà, et le marqueur perfectif 了le ne change pas le comportement syntaxique du satellite.

2.2 Manquer à + (parole, obligation…) Cette construction implique la notion d’engagement ou celle d’attitude attendue d’après certaines normes, sociales ou interpersonnelles. Encore une fois, le parallèle s’établit au niveau de l’énoncé, faute de parallèle lexical. [À propos d’une femme chef de gouvernement, qui avait promis de réduire le chômage et qui l’a effectivement fait une fois élue] (17)



没-有







méi-yǒu

shí

yán

3 SG . SBJ . F

N NEG EG - PRF

manger

parole

« Elle n’a pas manqué à sa promesse ! » (valeur intensive) [3d].  

   

Dans la phrase (17) en chinois, la situation est représentée de manière imagée : « Elle n’a pas mangé ses paroles. » Puisque des moyens rhétoriques sont employés, 食言shíyán 食言 relève d’un niveau de langue assez soutenu. Dans un niveau de langue moins soutenu, la négation pourrait être employée :  







110

(18)

Jie Jiang









履行

你-的-义务。





néng



lǚxíng

nǐ-de-yìwù

2 SG . SBJ

N NEG EG

pouvoir

N NEG EG

exécuter

2 SG - POSS -obligation

« Tu ne peux pas manquer à tes obligations. » [3c].  



La construction est une double négation : « Tu ne peux pas ne pas remplir tes obligations ».  





2.3 Manquer de + verbe à l’infinitif Il est possible d’établir un parallèle entre la construction française manquer de + verbe à l’infinitif (ses emplois et ses valeurs) et la construction chinoise 差点chàdiǎn + verbe, pour laquelle Peyraube (1979, p. 53) propose les traductions « faillir » et « s’en falloir de peu » :  



(19)











差点







女人



chàdiǎn



3 SG . SBJ . M

manquer de peu

épouser

le

de

nǚrén

PRF

EPI

femme

« La femme qu’il a manqué d’épouser est d’une grande beauté. » [5a].  

(20)





差点









chàdiǎn



le



1 SG . SBJ

manquer de peu

frapper

PRF

3 SG . OOBJ BJ . M

« (Osi n’est pas respectueux, écoute,) j’ai manqué de le frapper aujourd’hui (il s’en  

est fallu de peu). » [5b].  

Le mot 差chà marque la distance entre ce qu’on voulait faire et ce qu’on a fait réellement, le mot 点diǎn signifie « point, peu » et précise que la distance est faible. Alors que le verbe manquer est au passé composé pour marquer l’aspect perfectif des deux énoncés, 差点chàdiǎn n’est pas un verbe, et ce sont les verbes 娶qǔ et 打 dǎ respectivement qui reçoivent le marqueur perfectif 了le.  



111

Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois

2.4 Manquer intransitif Le cas de manquer intransitif marque l’échec de l’événement représenté par le sujet syntaxique. (21)

事故

还是

发生



shìgù

háishì

fāshēng

le

accident

tout de même

se produire

PRF

« Ça n’a pas manqué : le train a déraillé. » (valeur intensive) [9b].  





Encore une fois, avec la valeur intensive, c’est la réalisation d’un évènement non souhaitable qui est représentée par la combinaison du verbe manquer et de la négation. Si le verbe manquer porte une négation lexicale dans la mesure où il indique la non-réalisation de l’événement (ici le déraillement du train), alors la construction française s’apparente à une double négation. Les deux négations se neutralisent et rendent possible une construction positive représentant la même situation ; c’est ce que nous voyons dans la traduction en chinois : « l’accident s’est tout de même produit ». Si la nuance ironique s’est perdue dans la traduction, le mot 还是háishì laisse entendre celle de regret. En résumé, les situations de type procès non accompli que représente le verbe manquer mobilisent de nombreux outils lexicaux et plusieurs constructions syntaxiques en chinois, et le parallèle entre les deux langues ne s’établit qu’au niveau de l’énoncé.  







3 Quantité insuffisante Pour commencer, il faut dire que la notion de quantité doit être comprise au sens le plus large du terme. Prenons la phrase suivante :  

(22)

La sauce manque de cuisson [5c].

Le substantif cuisson est un prédicat nominalisé et n’est donc pas comptable ; il est difficile de parler de la « quantité de cuisson ». Dans cette étude, la notion de quantité est comprise d’une manière élargie et inclut celle de niveau, tel un niveau de cuisson. En même temps, une sauce à un niveau insuffisant de cuisson est certainement une sauce ratée (idée de non-réalisation d’un procès). Cette phrase montre donc que la frontière entre procès non accompli et quantité  





112

Jie Jiang

insuffisante peut être floue. Nous l’avons classée dans le second cas dans la mesure où ce qui est mis en avant dans la phrase, c’est le résultat du manque de cuisson, plutôt que la non-réalisation du procès « cuire ». Dans cette partie, nous analyserons tout d’abord les contraintes syntaxique et sémantique que subit le verbe 缺quē lorsque celui-ci signifie quantité insuffisante. Ensuite, la notion d’absence, c’est-à-dire l’insuffisance totale, sera analysée. Enfin, nous montrerons que, à part 缺quē, d’autres moyens linguistiques en chinois peuvent aussi représenter des situations de quantité insuffisante.  



3.1 Contraintes syntaxique et sémantique Pour représenter les situations de type quantité insuffisante, un parallèle peut se faire entre manquer en français et 缺quē en chinois, surtout sur le plan lexical. Selon le Dictionnaire du chinois contemporain (2014, p. 1086), le mot 缺quē peut indiquer, entre autres, la quantité insuffisante. Mais le parallèle est tout à fait relatif, dans la mesure où il y a des contraintes syntaxique et sémantique qui s’exercent sur 缺quē et dont on ne trouve pas l’équivalent avec manquer. Si le verbe manquer peut être employé dans les trois constructions syntaxiques suivantes : manquer de + nom, manquer impersonnel, manquer intransitif ; 缺quē n’est employé que dans la construction : siège du manque + 缺quē + élément manquant.  







(23)

俱乐部



两-名

运动员。

jùlèbù

quē

liǎng-míng

yùndòngyuán

club

manquer

D DU U - CLF CL F

sportif

« Le club manque de deux joueurs pour constituer une équipe. » [6c].  

(24)







一-个

真正-的

朋友。



quē

yí-gè

zhēnzhèng-de

péngyou

3 SG . SBJ . M

manquer

un-CLF

véritable-EPI

ami

« Il lui manque un véritable ami. » [8a].  



Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois

(25)



智慧



地方

慷慨

没-有

quē

zhìhuì

de

dìfāng

kāngkǎi

méi-yǒu

jiàzhí

manquer

sagesse

EPI

lieu

générosité

N NEG EG -avoir

valeur

113

价值。

« La générosité est de peu de valeur là où la sagesse manque. » [10b].  



Les trois phrases ci-dessus illustrent la contrainte syntaxique qui s’impose à 缺 quē : il a deux arguments, l’argument sujet représente le siège du manque et l’argument complément d’objet l’élément manquant. Il montre donc beaucoup moins de souplesse syntaxique que manquer. Une contrainte sémantique est aussi à noter : 缺quē est un verbe d’état, il ne se combine pas avec 正在zhèngzài. Celui-ci est un marqueur aspectuel préposé au verbe qui signifie « être en train de ». Parce qu’il marque l’aspect progressif et indique que le processus représenté par le verbe est en cours de déroulement, 正在缺 zhèngzàiquē est donc problématique, tout comme il est impossible de dire « Il est en train de rester à Paris ». En revanche, manquer peut se combiner avec en train de, bien que ce ne soit pas son usage le plus courant :  













(26)

Les hommes courent après tant de richesses, mais c’est l’eau (l’or blanc) qui est en train de leur manquer [4c].

Une qualité du siège du manque pourrait être altérée, voire détériorée à cause de la quantité insuffisante de l’élément qui s’y trouve normalement ; d’où un autre sens du mot 缺quē qu’indique le Dictionnaire du chinois contemporain (2014, p. 1086) : 残破cánpò, 残缺cánquē « manquer, détériorer ». Voici un exemple que donne le dictionnaire :  











(27)

这本书





两-页

zhèběnshū

quē

le

liǎng-yè

ce livre

manquer, détériorer

PRF

D DU U -page

« Il manque deux pages dans ce livre. »  



En résumé, les exemples ci-dessus montrent la relativité du parallèle entre manquer et 缺quē , en raison des contraintes syntaxiques et sémantiques différentes qui concernent chacun de ces marqueurs.

114

Jie Jiang

3.2 Absence Dans cette partie, il est question de deux exemples où la notion d’insuffisance se rapporte à celle d’absence. Premièrement, dans les situations où ce qui manque est indivisible, l’insuffisance équivaut à l’absence. Dans la mesure où un individu ne peut pas se présenter « à moitié » à un certain endroit, on constate que manquer et 缺quē se rapportent tous les deux à la notion d’absence lorsqu’il est question de la présence d’un individu.  



(28)

Cet élève manque trop souvent. (Le Petit Robert, 2002, p. 1563.)

(29)







quē



être absent

cours

« être absent au(x) cours » (Dictionnaire du chinois contemporain, 2014 : p. 1086).  







Deuxièmement, lorsque quelqu’un manque de quelque chose ou que quelque chose manque, il est certain qu’il n’en y a pas assez, mais une question persiste : y en a-til ou n’y en a-t-il pas ? Lorsque la phrase en français ne le dit pas clairement, le traducteur est quelquefois obligé de trancher dans sa traduction en chinois. C’est ce que l’on constate dans la version chinoise du livre Le Petit Prince (2011, p. 87) : [Le Petit Prince seul, sur une montagne, avec l’écho de sa voix :]  









(30) 人-们

一-点

想象-力



没-有。

rén-men

yī-diǎn

xiǎngxiàng-lì

dōu

méi-yǒu

être humain-PL

un-point

imaginer-force

même

N NEG EG -avoir

« Quelle drôle de planète ! pensa-t-il alors. Elle est toute sèche, et toute pointue et  



toute salée. Et les hommes manquent d’imagination. Ils répètent ce qu’on leur dit… »  

[15].

Dans cet exemple, 一点yīdiǎn, en combinaison avec 都dōu et la négation 没有 méiyǒu, se dote d’une valeur intensive : les hommes n’ont point d’imagination. Le choix de la négation absolue en chinois relève sans doute de considérations rhétoriques de la part du traducteur. Si le verbe 缺quē était employé ici, le sentiment véhiculé serait trop faible par rapport à la version originale.  

115

Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois

3.3 Autres stratégies Bien que 缺quē soit l’équivalent le plus proche du verbe manquer dans sa représentation de l’insuffisance quantitative, d’autres moyens linguistiques existent en chinois pour exprimer cette idée. Premièrement, il y a beaucoup de synonymes de 缺quē en chinois, pour n’en citer qu’un :  

(31)

调味酱



火候。

tiáowèijiàng

qiàn

huǒhòu

sauce

pas assez

cuisson

« La sauce manque de cuisson. » [5c]  



欠qiàn, dans la phrase ci-dessus, est synonyme de 缺quē, il signifie aussi « devoir » dans le sens de « devoir de l’argent ». Le fait que les deux sens sont liés n’est pas étonnant. 欠火候qiànhuǒhòu est devenu une expression figée et a pris, à côté de « manquer de cuisson », un sens figuratif : « manquer de maturité ou de compétence ». Le deuxième moyen que nous voudrions citer relève d’une opération très courante en chinois contemporain : la combinaison de deux morphèmes monosyllabiques synonymes (deux caractères écrits), comme 欠缺qiànquē « pas assez ». Il arrive que les deux mots monosyllabiques ne soient pas synonymes mais de sens très proches, et qu’ils se complètent l’un l’autre sémantiquement :  

























(32)

道德

缺-失

dàodé

quē-shī

morale

manque-perte

« le manque et la perte de morale »  



Dans l’exemple ci-dessus, 缺quē et 失shī ne sont pas synonymes au sens strict du terme, 缺quē indique l’insuffisance quantitative dans une perspective statique, alors que 失shī indique la perte et a donc un sémantisme dynamique. En résumé, le verbe 缺quē a été analysé aussi bien sur le plan syntaxique que sémantique. Pour représenter la notion de quantité insuffisante en chinois, deux autres moyens linguistiques, illustrés par 欠qiàn et 缺失quēshī, ont aussi été étudiés.

116

Jie Jiang

4 Conclusion Voici un tableau récapitulatif des moyens d’expression du manque en chinois mentionnés dans cette contribution :  

Tableau 1 : Les moyens d’expression du manque en chinois mentionnés dans ce chapitre Constructions en français

Correspondants en chinois*

Procès non accompli Manquer transitif Manquer à + (parole, obligation…)

过guò (8), 偏piān (9), 砸zá (10), 错cuò (11) 食言shíyán (17), 不bù (18)

Manquer de + verbe à l’infinitif

差点chàdiǎn (19) (20)

Manquer intransitif

(21)

Quantité insuffisante Manquer de + nom

缺quē (23), 没有méiyǒu (30), 欠qiàn (31)

Manquer impersonnel

缺quē (24)

Manquer intransitif

缺quē (25)

* Il s’agit du (ou des termes) correspondant(s), si celui-ci (ceux-ci) existe(nt), suivi(s) du numéro de l’exemple.

D’après ce qui a été montré et analysé, il faut dire qu’il n’y a pas UNE notion de manque en chinois à proprement parler, le mot manquer lui étant étranger. En revanche, certains types de situations, à savoir celles de procès non accompli ainsi que celles de quantité insuffisante, relient la notion de manque en français aux multiples énoncés possibles en chinois. Si les situations de type procès non accompli mettent l’accent sur le déroulement du procès et que celles de type quantité insuffisante le mettent sur le résultat quantitatif, la frontière entre les deux types de situations est loin d’être nette, surtout dans les situations où le procès se prête à être quantifié, comme le niveau de cuisson dans le procès « cuisiner ». En ce qui concerne la quantité insuffisante, un parallèle lexical tout à fait relatif a été établi entre manquer en français et 缺quē en chinois. Ce parallèle est également valable lorsqu’il s’agit de la notion d’absence, puisque celle-ci n’est qu’un cas particulier, le cas extrême, à l’intérieur de la catégorie quantité insuffisante. Quant au procès non accompli, les constructions syntaxiques qu’emploient les deux langues diffèrent à un tel point que la question de la typologie des langues se pose. La théorie de Talmy qui oppose les langues à cadrage satellitaire aux langues à cadrage verbal n’est certainement pas dépourvue de valeur en ce qui concerne les analyses des situations de procès non accompli. Le type de constructions que  



117

Chapitre 4 L’expression de la notion de manque en chinois

Talmy appelle verbe + satellite est utilisé de manière tellement variée et tellement répandue en chinois contemporain qu’il mérite nécessairement des études beaucoup plus approfondies. Le point de départ de ce travail est le questionnaire commun de base (QCB) élaboré par l’équipe « Sémantique Énonciative et Typologie des Langues » (LLL Tours) ; le numéro des exemples dans le QCB est signalé. Parfois, seule la partie pertinente d’une phrase en français est traduite et non la phrase entière.  





Bibliographie De Saint-Exupéry Antoine, 2011, Le petit prince (traduit par Zhou Kexi), Shanghai, Yìwén chūbǎnshè. Xiàndài hànyǔ cídiǎn现代汉语词典 [Dictionnaire du chinois contemporain], 2014, Beijing, Shāngwù yìnshūguǎn. Lamarre Christine, 2005, The linguistic encoding of motion events in Chinese – with reference to cross-dialectal variation, Working paper. Le Petit Robert – dictionnaire de la langue française, 2002, Paris, Dictionnaires le Robert. Liu Yuehua, 1998, Qūxiàng bǔyǔ tōngshì 趋向补语通释 [Les compléments directionnels], Beijing, Běijīng yǔyán dàxué chūbǎnshè. Peyraube Alain, 1979, « Les “approximatifs” chinois : chàbuduō, jīhū, chàyidiănr », Cahiers de Linguistique – Asie orientale 6, p. 49–62. Tai James H.-Y., 2003, « Cognitive relativism: resultative construction in Chinese », Language and Linguistics 4, 2, p. 301–316. Talmy Leonard, 1991, « Path to realization: a typology of event conflation », in Proceedings of the 17th annual Meeting of the Berkeley Linguistics Society, General session and parasession on the Grammar of Events Structure (BLS 17), p. 480–519. Wu Hsiao-Ching, 2003, « A case study on the grammaticalization of GUO in Mandarin Chinese – polysemy of the motion verb with respect to semantic changes », Language and Linguistics 4, 4, p. 857–885.  

























Delombera Negga

Chapitre 5 L’expression du manque en amharique Ce travail a pour point de départ la traduction en amharique du verbe polysémique français manquer1. De prime abord et hors contexte, les premiers termes qui viennent spontanément à l’esprit sont les verbes naffäqä, qui exprime un manque affectif et gwäddälä, qui indique que quelque chose est incomplet. Puis, à partir des différentes acceptions de manquer données dans les dictionnaires monolingues du français, dont le Robert et le Larousse, et leurs traductions en amharique se dégagent plusieurs tournures possibles, dont des constructions négatives, mais surtout des verbes. En plus des deux premiers déjà cités, nous en retiendrons trois autres, impliquant ou non une construction négative, qui s’interprètent comme l’expression du manque : annäsä « manquer ; être peu, pas assez ; être petit », qärrä « manquer ; rester » et nässa « manquer ; priver ». Nous essaierons de décrire le fonctionnement de chacun de ces verbes, dans leur acception de « manquer », en ayant recours, le cas échéant, à l’étymologie.  

























1 Corpus Le corpus s’est construit à partir des exemples du questionnaire commun de base (QCB) et au fur et à mesure de la traduction en amharique des différentes acceptions du verbe manquer du français. Étant donnée la diversité des traductions possibles, les énoncés traités sont uniquement ceux en rapport avec les cinq verbes retenus. Les exemples du QCB qui se traduisent par l’un de ces verbes seront signalés par leur numéro correspondant.

1 Ce travail s’effectue dans le cadre d’une opération de recherche de l’équipe « Sémantique Énonciative et Typologie des Langues » du Laboratoire Ligérien de Linguistique (LLL) de l’Université de Tours. Je remercie Fabienne Toupin et Sylvester Osu de m’y avoir invitée.  



https://doi.org/10.1515/9783110727609-005

120

Delombera Negga

2 Naffäqä ou le manque affectif 2.1 Verbe transitif Verbe transitif direct, naffäqä signifie « manquer à, se languir de »2. Il a un fonctionnement propre qui le distingue de l’ensemble des verbes de l’amharique. Les exemples ci-dessous en présentent la principale caractéristique3.  



[En contexte : un adulte se souvient d’un moment particulier de son enfance.]  

(1)

የፋሲካ

ሌሊት4

ናፈቀኝ።

yä-fasika

lelit

naffäq-ä-ñ.

L LOC OC -P âques

nuit

ACP . manquer-3 M . SG - OBJ O BJ .1. SG

de-Pâques

nuit

manque-il-me

« La nuit de Pâques me manque. »  



2 Les définitions que donnent les dictionnaires monolingues amhariques, et que nous traduisons, de ce verbe et du substantif nafqot sont : « naffäqä : souhaiter, désirer revoir un ami, retrouver quelqu’un qu’on aime ; être ému, attristé par le sentiment de manque ; nafqot : besoin, désir profond de revoir la (ou les) personne(s) que l’on aime ; émotion provoquée par le souvenir de quelqu’un que l’on désire revoir » (DTW, 1969–1970 ; THMG, 1958–1959). Les traductions qui en sont données dans les d ictionnaires amharique-français sont : « naffäqä : désira vivement, regretta, soupira, eut la nostalgie ; nafqot : nostalgie, désir, regret » (Baeteman, 1929) ; « naffäqä : se languir de, avoir la nostalgie de, manquer ; nafqot : attente, nostalgie, mélancolie, impatience » (Abebe, 2004). Enfin, les traductions que donnent les dictionnaires amharique-anglais de Leslau (1976) et Kane (1990) sont : « naffäqä : to yearn; languish for, to long for, pine for, be lonesome for; to be homesick. » « nafqot : yearning, longing (for s. o.) ». 3 Nous utilisons un certain nombre d'abréviations, dont voici la liste : ACC : accusatif ; ACP : accompli (aspect) ; ADV : adverbe ; ANA : anaphorique ; ATT : atténué ; AUX : auxiliaire ; BÉN : bénéDÉ TR R : détrimental ; DISTR DIST R : distribufactif ; CAUS : causatif ; CONJ : conjonctif ; DÉM : démonstratif ; DÉT tif ; F : féminin ; GÉR : gérondif ; IMP : impératif ; INACP : inaccompli (aspect) ; INF : infinitif ; JUS : jussif ; LOC : locatif ; NÉ G : négatif ; NOM : nominal ; OBJ : objet ; PASS : passif ; PPST ST : passé ; P PFX FX : préP L : pluriel ; POSS POS S : possessif ; PRON : pronom personnel autonome ; PRS P RS : présent ; RÉCP RÉC P : réfixe ; PL FX : suffixe ; SG : singulier. ciproque ; RÉFL : réflexif ; REL : relatif ; SSFX 4 En amharique, les noms sont a priori au masculin sauf ceux des animés femelles qui sont au féminin. Pour les non-animés, le féminin introduit des nuances subjectives (cf. Negga, 2016). La distinction de genre se fait essentiellement par le biais des marqueurs de détermination (articles, démonstratifs) et des affixes verbaux. Dans l’exemple (1), le genre masculin de lelit « nuit » est donné par la terminaison du verbe, -ä, glosée -3 M . SSGG .  



























































































































































































121

Chapitre 5 L’expression du manque en amharique

Le locuteur exprime sa nostalgie d’une certaine ambiance du réveillon de Pâques dont il garde un souvenir ému et qu’il aimerait revivre. Yä-fasika lelit « la nuit de Pâques » est le sujet qui provoque le manque chez le locuteur. [En contexte : un provincial venu travailler à Addis Abeba se languit de sa province natale.]  





(2)

አገሬ

ናፈቀኝ።

agär-e

naffäq-ä-ñ. ACP . manquer-3 M . SG - OBJ O BJ .1. SG

PO SS S .1. SG pays-POS

pays-à.moi

5

manque-il-me

« Mon pays me manque. » « Je me languis de ma région. »  







Cet énoncé exprime le ressenti du locuteur par rapport à la situation de manque dans laquelle il se trouve, mais pas uniquement. Il laisse également sous-entendre son désir de combler ce manque. Le sujet qui provoque le manque chez le locuteur est ici agär-e « mon pays ». Hors contexte, l’exemple suivant est ambigu :  





(3)

አልማዝ፥

ልጇ

Almaz,

ləğ-wa

nafq-o-at,

Almaz

enfant-POSS .3 F . SG

GÉ GÉR R . manquer-3M . SG - OBJ .3 F . SG

Almaz

enfant-à.elle

ayant.manqué-lui-la

ልታየው

ናፍቋት፥

ኼደች።

lə-tt-ay-äw

hed-äčč.

CONJ -3 F . SG . INACP I NACP -voir-OBJ .3 M . SG .

ACP . partir-3 F . SG

pour.que-elle-voie-le

est.partie-elle

« Almaz, comme elle manque à son fils, est partie pour le voir. »  



ou « Almaz, comme son fils lui manque, est partie pour le voir. »  



5 Entre le mot-à-mot et la bonne traduction, j’introduis une traduction littérale qui fait le pont, car le passage de l’un à l’autre n’est pas toujours évident.

122

Delombera Negga

Le sujet qui provoque le manque ou le sujet qui éprouve le manque peut être indifféremment l’un ou l’autre : Almaz ou ləğ-wa « son enfant, son fils ». Ainsi, la séquence , dans laquelle le prédicat nafq-o « ayant.manqué-lui » met en relation « enfant-à.elle », qui est repris anaphoriquement par -o (indice personnel sujet masculin singulier), et le suffixe anaphorique de l’objet féminin singulier « elle », est une construction ambivalente qui peut se comprendre de deux manières : – (3a) « son fils étant en situation de manque par rapport à elle [Almaz], elle est partie pour le voir », c’est-à-dire qu’elle est partie voir son fils qui se languit d’elle ; – (3b) « elle [Almaz] étant en situation de manque par rapport à son fils, elle est partie le voir », c’est-à-dire qu’elle est partie voir son fils dont elle se languit.  





























Par conséquent, l’interprétation de nafq-o-at « ayant.manqué-lui-la » dépend à la fois du choix du repère constitutif et du terme de départ6 à partir desquels s’organise la relation prédicative , et l’on a ici deux relations prédicatives, selon le cas. La différence d’interprétation de (3a) et (3b) peut être reformulée comme suit :  





(3a’) Almaz, ləğ-wa,

əsswa7-n8

[əssu]9

nafq-o …

Almaz enfant-POSS .3 F . SG

P PRON RO N .3 FS - A ACC CC .

[PRON .3 MS ]

GÉ GÉR R . manquer-3M . SG

Almaz enfant-à.elle,

elle-accusatif

[lui]

ayant.manqué-lui

Lit. Almaz, son fils, [lui] ayant elle pour objet du manque … « Almaz, son fils éprouvant le manque d’elle … »  



où nafq-o indique que c’est le fils qui est dans une relation de manque par rapport à Almaz : « Almaz, comme elle manque à son fils, est partie pour le voir. »  





6 Ce travail se situe dans le cadre de la Théorie des opérations prédicatives et énonciatives élaborée par Antoine Culioli. Pour les définitions, se reporter à Culioli (1990, note 4, p. 137–138 et 1999, p. 95–106). 7 Pronom personnel autonome ou indépendant. 8 L’unique suffixe casuel en amharique est -n pour l’accusatif. Il n’apparaît que lorsque le nom complément d’objet est déterminé. Il se suffixe alors soit directement au nom (nom propre), soit au déterminant (article défini, possessif, démonstratif, pronom personnel autonome). 9 Les termes mis entre crochets ne figurent pas dans le texte amharique.  



123

Chapitre 5 L’expression du manque en amharique

(3b’) Almaz,

ləğ-wa-n

[əsswa]

nafq-a…

Almaz

enfant-POSS .3 F . SG - ACC .

[PRON .3 FS ]

GÉ GÉR R . manquer-3F . SG

Almaz

enfant-à.elle-accusatif,

[elle]

ayant.manqué-elle

Lit. Almaz, [elle] ayant son fils pour objet de manque… « Almaz éprouvant le manque de son fils… »  



où nafq-a indique que c’est Almaz qui est dans une relation de manque par rapport à son fils : « Almaz, comme son fils lui manque, est partie pour le voir. » Dans ces deux reformulations, l’ambiguïté est levée par la structure de l’énoncé où sont posés le repère constitutif, puis le terme par rapport auquel x est en relation de manque. L’objet du manque est ainsi explicité par sa place dans la structure de l’énoncé, dans lequel l’ordre des mots est contraint : les compléments d’objet əsswa-n (3a’) et ləğ-wa-n (3b’) sont ainsi placés avant le prédicat, entre le terme repère constitutif ləğ-wa ou Almaz et le terme de départ [ici, entre crochets] marqué par la désinence (masculin) renvoyant à ləğ-wa ou (féminin) renvoyant à Almaz. Ainsi, sur la base de (3a’) où « son fils » est repère constitutif et s’identifie au terme de départ x de la relation prédicative, la première interprétation de l’exemple (3) est :  













(3a)

« Almaz, son fils se languissant d’elle, est partie le voir. »  



Et, sur la base de (3b’) où est repère constitutif et s’identifie au terme de départ x de la relation prédicative, la seconde interprétation de l’exemple (3) est :  

(3b)

« Almaz, en manque de son fils, est partie le voir. »  



L’ambiguïté de départ de l’exemple (3) vient donc, d’une part, des deux suffixes anaphoriques et qui représentent chacun différentes relations entre les arguments de la relation prédicative, et d’autre part, du changement d’orientation que permet le prédicat transitif naffäqä. Ces marqueurs prennent alors une double interprétation selon que l’on privilégie tel ou tel terme de départ. De ce fait, naffäqä prend le sens de « se languir de » ou de « manquer à ». Seule la situation permet de lever cette ambiguïté. Ainsi, pour l’interprétation (3a), le contexte pourrait être celui d’une mère qui reçoit une lettre de son fils, interne dans un établissement scolaire, réclamant sa visite parce qu’elle lui manque. Pour (3b), c’est l’inverse, une mère va voir son fils, interne dans un établissement scolaire, parce qu’elle ne l’a pas vu depuis quelques mois et qu’il lui manque. Autrement dit, l’ambiguïté de (3) provient de deux choses :  









124



Delombera Negga

a) dans la forme verbale nafq-o, marque le sujet. Or ce sujet peut être soit le siège du manque (« il éprouve le manque de »), soit l’objet du manque (« il manque à ») ; b) des propriétés primitives des termes en relation.  











En effet, dans les cas où les propriétés physico-culturelles sont telles que seul un des termes peut être le siège du manque, l’autre étant celui (ou ce) qui manque, il n’y a pas d’ambiguïté. L’énoncé n’a qu’une seule interprétation, comme l’exemple (1). Dans (2), les propriétés des termes sont telles que la première interprétation est a priori « mon pays me manque », agär-e étant le terme de départ qui provoque le manque. Cependant, cet énoncé est potentiellement ambigu si l’on attribue à agär-e des propriétés telles qu’il puisse éprouver un sentiment de manque. En effet, l’autre sens du substantif agär est « gens, peuple ». Dans ce cas-là, en tant que terme de départ, agär-e pourra être interprété comme celui qui éprouve le manque, et l’exemple (2) sera interprété comme « mon pays éprouve le manque de moi » ou « mon peuple éprouve le manque de moi », c’est-à-dire « je manque à mon peuple » ou encore « mes gens se languissent de moi », sous-entendu « il faut que je retourne parmi eux, que j’aille les voir, etc. ». Dans l’exemple (3), étant donné les propriétés primitives des termes, Almaz et ləğ-wa, l’énoncé est ambigu d’emblée. C’est la situation ou ce que l’on sait par ailleurs (telle personnalité de la mère ; telle situation familiale ; tel caractère, etc.) qui fera qu’on privilégiera l’interprétation (3a) ou (3b). [4e] est le seul exemple du QCB où « manquer » se traduit par le verbe naffäqä.  



































2.2 Étymologie de naffäqä Comme on l’a vu dans chacun des exemple (1), (2) et (3), le prédicat naffäqä sousentend le désir implicite du locuteur de combler le manque affectif qu’il éprouve. Pour bien comprendre l’origine du sens de naffäqä, il faut savoir qu’il est étymologiquement dérivé de la racine NFQ, qui a donné en guèze ou « éthiopien classique » les verbes näfäqä « partager, diviser, séparer en deux10 » (KWK, 1955–1956, p. 645) ; nafäqä « aimer, désirer, souhaiter, vouloir, être assoiffé » mais aussi « soupçonner, douter, hésiter » (KWK, 1955–1956, p. 646) ; l’adjectif nəfq « partagé, divisé en deux, demi » ; le substantif mänfäq « division, moitié »,  

































10 Définitions données par KWK (1955–1956, p. 645 et 646) ; les traductions sont de l’auteure de cette contribution.  



125

Chapitre 5 L’expression du manque en amharique

entre autres. Ces deux derniers termes ont conservé leur sens originel dans l’amharique contemporain, ce qui n’est pas tout à fait le cas de naffäqä11 :  

(4)

ንፍቅ

እግር

nəfq

əgər

AD ADJJ .diviser

pied

« pied fendu ; pied fourchu »  

(5)





ንፍቅ

ዲያቆን

nəfq

diaqon

AD ADJJ .diviser

diacre

« assistant diacre (le second du diacre) »  

(6)



መንፈቀ

ዓመት

mänfäq-ä

amät

division-de

année

« demi année = semestre »  

(7)



መንፈቀ

ሌሊት

mänfäq-ä

lelit

division-de

nuit

« minuit » (la moitié de la nuit ; là où les deux parties de la nuit se divisent)  





11 En amharique, contrairement au guèze, la 2e radicale d’un verbe trilitère à l’accompli est géminée.

126

(8)

Delombera Negga

ዓመት

ተመንፈቅ

amät

tä-mänfäq

année

L LOC OC -division

« un an et demi »  



On retrouve ainsi, dans ces exemples, l’idée de séparation en deux ou d’absence de continuité comme dans le cas du pied fendu (4), de complémentarité dans le cas du diacre (5), d’une division par moitié dans le cas de l’année (6) et (8), et d’une ligne de séparation où l’on a deux versants, l’avant et l’après minuit, dans le cas de la nuit (7). Autrement dit, dans tous ces cas, on a deux éléments qui sont des parties d’un tout et qui ensemble forment un tout. Lorsque dans le cas d’une relation humaine, comme dans (2) et (3), il y a une séparation et que l’on n’est alors plus qu’une partie de ce tout, cela crée l’état de manque affectif que traduit naffäqä. Ainsi, en amharique, naffäqä associe les significations de näfäqä « partager, diviser, séparer en deux » à celles de nafäqä « aimer, désirer, souhaiter, vouloir, être assoiffé », aboutissant à l’implicite de « manquer à, se languir de », c’està-dire « désirer revoir un ami, retrouver quelqu’un qu’on aime ». La séparation entraîne l’absence, qui entraîne le désir de retrouver ce qui manque.  















3 Gwäddälä ou le manque par défaut 3.1 Verbe intransitif Verbe intransitif, gwäddälä signifie « faire défaut ; être en moins ; ne pas être plein, ne pas être complet », cf. (9) et (10). Il peut avoir un fonctionnement transitif, cf. (12), et dans ce cas, il signifie « manquer de quelque chose ». Généralement, gwäddälä exprime un manque par rapport à une quantité ou une entité prédéfinie, que celle-ci soit envisagée d’un point de vue quantitatif, cf. (9) et / ou qualitatif, cf. (10) et (12). [En contexte, l’acheteur paie le sac de café qu’il vient de négocier, mais le vendeur constate :]  













127

Chapitre 5 L’expression du manque en amharique

(9)

5 ብር

ይጐድላል።

5 bərr

yə-gwädl-all.

5 birr

IINACP NACP - manquer.3 M . SG - A AUX UX . PRS

5 birr

manque-il

« Il manque 5 birr. »  



Cela signifie que la somme donnée ne correspond pas à ce qui était convenu. Le compte n’y est pas. Il faut donc ajouter ce qui manque pour compléter la somme due et pour que la transaction se fasse. Dans cet exemple, le prédicat yə-gwädl-all, à la forme de l’inaccompli composé présent, renvoie à la situation en cours au moment de l’énonciation. 5 bərr est considéré globalement, ce qu’indique la forme de la 3e personne masculin singulier. Hors contexte, l’exemple suivant :  

(10)

ወንዙ

ጐድሏል።

wänz-u

gwädl-o-all.

fleuve-DÉT

GÉ R . manquer-3 M . SG - AUX . PRS

fleuve-le

ayant.manqué-lui-il est

« Le fleuve est bas. »  



peut avoir plusieurs interprétations en lien avec la forme du prédicat gwädl-o-all, qui est au gérondif composé présent et renvoie à l’état résultant du procès. Ainsi, selon les circonstances, cet énoncé peut vouloir dire que « le fleuve a baissé de niveau » (10a), c’est-à-dire qu’il avait beaucoup monté après la grande pluie et qu’il est maintenant revenu à son niveau normal ; ou alors que « le fleuve n’est pas à son niveau habituel » (10b), c’est-à-dire qu’il n’y a pas assez d’eau et qu’il faudrait qu’il pleuve pour qu’il n’y ait pas manque d’eau au cours de la saison ; ou enfin que « le fleuve n’est pas plein » (10c). Autrement dit, ce qui est visé en (10) concernant le niveau du fleuve est ce qui est souhaité, ou ce qui est souhaitable. Avec le prédicat à la forme négative, al-gwäddälä-m,  















128

Delombera Negga

(11)

ወንዙ

አልጐደለም።

wänz-u

al-gwäddäl-ä-m.

fleuve-DÉT

N NÉG ÉG - ACP . manquer-3 M . SG - NÉG

fleuve-le

ne-a.manqué-il pas

« Le fleuve n’a pas baissé. »  



l’énoncé signifie, selon la situation, que le fleuve est à son niveau normal, habituel, ou, au contraire, qu’il est trop plein et que la décrue n’a pas encore eu lieu. Dans ces exemples, l’objet du manque est physiquement présent et visible à l’œil nu, que ce soit les pièces de monnaie pour payer le café ou l’eau du fleuve par rapport à son niveau habituel. Dans l’énoncé suivant, un instituteur exprime un jugement sur une collègue qui, de son point de vue, n’est pas qualifiée pour enseigner dans une école maternelle :  

(12)

ትግሥት

ይጐድላታል።

təgəst

yə-gwädl-at-all.

patience

IINACP NACP - manquer.3 M . SG - O OBJ BJ .3 F . SG - AU X . PRS

patience

manque-il-la

Lit. [La] patience manque à elle. « La patience lui fait défaut. » « Elle manque de patience. »  







Le terme təgəst spécifie le prédicat yə-gwädl-at-all. L’énoncé peut avoir une double interprétation. Tout d’abord, en (12a), sans préjuger de ses autres qualités ou défauts, l’énonciateur considère que l’institutrice n’a pas la patience nécessaire et suffisante pour ce qui est requis. Par conséquent, elle n’a pas le niveau de patience qu’il faut, elle n’est donc pas à la hauteur de ce qu’exige ce métier. Une seconde interprétation est possible dans la mesure où yə-gwädl-at-all peut être synonyme, ici, de yällä-at-əm « il n’est pas à elle », « elle n’a pas », d’où (12b) elle n’a pas de patience (tout court). Ainsi, dans un cas elle n’a pas assez de patience, dans l’autre elle n’en a pas du tout.  







129

Chapitre 5 L’expression du manque en amharique

3.2 L’adjectif gwädälo La forme adjectivale de gwäddälä est gwädälo « en partie vide ; pas plein ; incomplet ». Ainsi,  







(13)

ጐደሎ

ጠርሙስ

gwädälo

ṭärmus

AD ADJJ . manquer

bouteille

« une bouteille pas pleine »  



désigne une bouteille plus ou moins entamée selon la situation ou l’appréciation subjective du locuteur. Utilisé seul et dans une exclamation, (14)

ጐደሎ !  

gwädälo !  

AD ADJJ . manquer

Lit. Incomplet !  

« Anormal ! » ou « Éclopé ! » ou « Raté ! » ou « Méchant ! »  

   



   



   



   

gwädälo se transforme en une insulte plus ou moins méchante, traitant le destinataire d’« incomplet », c’est-à-dire et selon le cas, d’anormal, de raté, de méchant, d’éclopé, etc. L’individu en (14), comme la bouteille dans (13), sont tous deux considérés à partir de leur totalité, de leur intégrité. Celle-ci n’étant pas intacte, ils sont qualifiés de gwädälo. Ainsi, gwäddälä désigne l’état du non plein par rapport au plein visé ou attendu, l’incomplet par rapport au complet, l’anormal par rapport à ce qui est la norme, le ni plein ni vide, mais pas le rien opposé à tout. Le manque est donc envisagé par rapport à ce qui est attendu dans la situation repère.  



3.3 Le causatif agwäddälä Avec le préfixe du causatif, a-, a-gwäddälä prend le sens de « rendre incomplet quelque chose ou quelqu’un ». Ainsi, s’agissant d’une bouteille ou de son contenu, a-gwäddälä signifie « entamer, réduire, diminuer la quantité du contenu par rapport au contenant ; vider partiellement un contenant ou un contenu ». Il  









130

Delombera Negga

indique donc que le contenant n’est plus plein et que le contenu est partiellement diminué, ce qui suppose que l’un et l’autre sont envisagés de telle sorte qu’après le procès exprimé par a-gwäddälä, ils ne sont plus conformes à ce qui est visé au départ. Lorsque ce verbe s’applique à l’humain, son sens se rapproche de celui de naffäqä (vu plus haut), c’est-à-dire de « donner le sentiment de vide, le sentiment de manque » :  





[C’est dimanche. Alors que la famille et les amis réunis prennent le café, le père âgé de Käbbädä dit :]  

(15)

ከበደ

አጐደለን !

Käbbädä,

a-gwäddäl-ä-n !

Käbbädä

CAUS - A ACP CP . manquer-3 M . SG - O OBJ BJ .1 PL .

Käbbädä

a.causé-manque-il-nous





« Käbbädä, il nous manque. »  



Par a-gwäddälän, le père exprime le manque affectif que laisse Käbbädä chez « nous », c’est-à-dire chez les uns et les autres, à cause du sentiment de vide que crée son absence. Le choix du prédicat a-gwäddälä « rendre quelqu’un incomplet » au lieu de naffäqä « manquer à, se languir de » souligne le manque non seulement affectif, mais aussi matériel : Käbbädä était quelqu’un sur qui tous pouvaient compter, quelqu’un qui rendait service à ses parents, aidait financièrement, etc. Lui absent, tout cela n’existe plus. Les habitudes sont rompues, la vie n’est plus aussi facile, aussi agréable que lorsqu’il était parmi eux.  













3.4 Le causatif de réciproque aggwaddälä Dans les exemples suivants, le prédicat a-ggwaddälä est à la forme du causatif de réciproque (Cohen, 1970, p. 231) signifiant « rendre incomplet une chose par rapport à autre chose, et réciproquement ».  





131

Chapitre 5 L’expression du manque en amharique

(16)

ከበደ

ቃሉን

አጓደለ።

Käbbädä,

qal-u-n

a-ggwaddäl-ä.

Käbbädä

parole- POSS - ACC A CC .

CAUS - RÉCP RÉ CP . ACP A CP . manquer-3 M . SG .

Käbbädä

parole-à.lui-accusatif

a.causé-réciproque.manque-il

Lit. a rendu sa parole incomplète réciproquement par rapport à quelque chose. « Käbbädä a manqué à sa parole. »  



Tenir sa parole, c’est accomplir ce qu’on a promis de faire et mettre ainsi en concordance la parole et l’acte en question. Dans le cas contraire, le non-accomplissement de l’un entraîne le non-accomplissement de l’autre, et inversement. C’est ce qui explique la forme de réciprocité. (17)

ከበደ

ትሕትና

አጓደለ።

Käbbädä,

təhətənna

a-ggwaddäl-ä.

Käbbädä

politesse[OOBJ BJ ]

CAUS - RÉCP RÉ CP . ACP A CP . manquer-3 M . SG .

Käbbädä

politesse

a.causé-réciproque.manque-il

« Käbbädä n’a pas été tout à fait poli. » « Il a manqué à sa  





bonne conduite. »  

Käbbädä n’a pas été à la hauteur de la politesse que l’on attendait de lui. Il n’a pas été aussi poli qu’il aurait dû l’être. Son acte effectif de politesse est en deça de la politesse due. Autrement dit, Käbbädä, par son comportement, a fait en sorte que sa politesse atteigne un certain niveau A. Or, par rapport à la personne à laquelle est destinée la politesse, celle-ci devait atteindre le niveau B. Ainsi, Käbbädä crée un hiatus (manque) par rapport à l’attente. De même, partant du niveau B, on constate un hiatus (manque, insuffisance) correspondant à l’écart entre A et B. D’où le manque réciproque causé par Käbbädä. Dans (16) comme dans (17), il y a une attente qui n’est pas satisfaite. C’est l’absence de cette correspondance qui crée le sens « manquer à ».  



3.5 Le nominal : gwedday  

Autre dérivé de gwäddälä, gwedday est d’un usage restreint. On le retrouve dans quelques expressions avec le sens de « moins » (18), d’« affaire » (19) et de « problème » (20) :  













132

(18)

Delombera Negga

ለስምንት (ሰዓት)

ሩብ

ጕዳይ

ኾነ።

rub

gwədday

hon-ä.

12

quart

manque13

ACP . être-3 M . SG .

pour-huit (heure)

quart

manque

est-il

lä-səmmənt (sä’at) L LOC OC - huit

(heure)

« Il est deux heures moins le quart. »  

(19)



አትጠብቁኝ

ጕዳይ

ይዞኛል።

a-ttə-ṭabbəq-u-ñ,

gwədday

yəz-o-ññ-all.

N NÉG ÉG - PFX - IMP IM P . attendre-3PL-OBJ.1SG.

manque

GÉ GÉR R . tenir-3 M . SG - OBJ O BJ .1. SG - AUX AU X . PRS

ne-attendent-ils14-me

manque

retient-il-me

« Ne m’attendez pas, une affaire (un manque) me retient. »  



c’est-à-dire, « j’ai quelque chose à faire, une affaire à régler ou à conclure, un travail à terminer, etc. ». Tant que ce qui est à faire n’est pas fait, il reste à faire. Autre exemple : une personne se plaint tout le temps, mais elle n’écoute jamais les conseils qu’on lui donne ou les solutions qu’on lui propose. À force, on finit par lui dire :  







(20)

የራስኽ

ጐዳይ !

yä-ras-əh

gwədday !

L LOC OC - tête- POSS .2 M . SG .

manque

de-tête-à.toi

manque





« [C’est] ton problème ! »  

   

ce qui veut dire, « s’il y a un manque, c’est par rapport à toi ; cela vient de toi ; cela ne me regarde pas, débrouille-toi ; fais ce que tu veux, etc. ». Les exemples du QCB où « manquer » se traduit par le verbe gwäddälä ou ses dérivés sont : [2a], [3a], [3c], [3d], [4b], [4c], [6c], [8a], [8b], [8c].  















12 En amharique, səmmənt sä’at indique la huitième heure du jour ou de la nuit ; ce qui correspond en français à « deux heures de l’après-midi » ou à « deux heures du matin », selon le cas. 13 Traduction d’un substantif amharique par un substantif du français. 14 Une forme verbale à la 3e personne du pluriel sert à exprimer le vouvoiement et la forme de politesse à l’adresse d’une tierce personne.  









Chapitre 5 L’expression du manque en amharique

133

4 Annäsä ou le manque par insuffisance Verbe transitif, annäsä signifie « être peu, pas assez, être petit » et permet d’exprimer la notion de « manque » par rapport à quelque chose qui existe déjà. Ainsi, dans l’exemple suivant, on utilisera plutôt le prédicat annäsä que gwäddälä :  









(21)

ወጡ፥

በርበሬ

ያንሰዋል።

wäṭ-u,

bärbärre

yə-ans-äw-all.

D ÉT sauce- DÉT

piment

IINACP NACP - être.petit.3 M . SG - O BJ .3 M . SG - AU X . PRS

sauce-la

piment

est.petit-il-le15

« La sauce a peu de piment. » « La sauce n’a pas assez de piment. »  







Le prédicat yə-ans-äw-all, où -äw est le substitut anaphorique de wäṭ-u, exprime une relation entre bärbärre « piment rouge » et wäṭ-u « la sauce » qui est celle d’un manque dû non pas à une absence mais à une insuffisance. En effet, wäṭ désigne par définition une sauce piquante à base de bärbärre. Par conséquent, il y a déjà du piment dans la sauce, mais pour que celle-ci soit bonne, il faut qu’il y ait la bonne dose de piment, ni trop, ni trop peu. Ainsi, dans (21), « par rapport à wäṭ, [la quantité de] bärbärre est petit[e] », signifie « la sauce n’a pas assez de piment ; la quantité de piment dans la sauce est insuffisante ». L’implicite de (21) est qu’il faut rajouter du piment pour que le wäṭ soit du vrai wäṭ. De même, dans l’énoncé suivant ([6a] du QCB), la notion de manque se traduit par annäsä :  

















የሕዝብን

(22)

አስተያየት

ለመለወጥ

አቅም

ያንሰዋል።

yä-həzb-ən

astäyayät

lä-mäläwwäṭ aqəm

yə-ans-äw-all

L LOC OC -peuple-

opinion

CONJ -chan-

IINACP NACP -être.petit.3 M . SG -OBJ .3 M . SG -

ACC

ger

force

AU AUX X .PRS

Lit. Il manque de force pour changer l’opinion publique. « Il manque de poids pour faire fléchir l’opinion publique. »  

15 « Le » renvoie à wäṭ qui est un nom masculin.  





134

Delombera Negga

La personne a une certaine influence sur l’opinion publique, mais pas suffisamment pour peser sur elle et lui faire changer d’avis. La force que requiert cette action est bien supérieure à celle dont il dispose. Dans l’exemple [15], manquer peut se comprendre de deux façons :  

[Le Petit Prince seul, sur une montagne, avec l’écho de sa voix.] (23)

ሰዎቹም

ምናብ

ያንሳቸዋል። (Berhanu Abebe, 2010, p. 64)16

säw-očč-u-m

mənab



yə-ans-aččäw-all

personne-PL -DÉT -aussi imagination et les personnes

IINACP NACP - être.insuffisant-3 M . SG - OBJ .3 PL - AUX . PRS

imagination (ne)suffit(pas)-il-les

Lit. Q uant aux hommes, ils manquent d’imagination. « Quelle drôle de planète ! pensa-t-il alors. Elle est toute sèche, et toute pointue et  



toute salée. Et les hommes manquent d’imagination. Ils répètent ce qu’on leur dit… »  



soit les hommes n’ont pas d’imagination du tout, dans ce cas manquer se traduit par la négation du verbe « avoir » : ils n’ont pas d’imagination (voir ex. [12]) ; soit ils ont de l’imagination mais pas suffisamment pour leur permettre d’envisager autre chose. C’est cette seconde interprétation que traduit annäsä : les hommes n’ont pas assez d’imagination.  











[12] est un autre exemple du QCB où manquer se traduit par annäsä.

5 Qärrä ou le parcours incomplet Verbe intransitif, qärrä, « rester », « être déficient » (Cohen, 1970, p. 200) fonctionne dans certains cas comme un synonyme de gwäddälä « être incomplet ». Comparons les exemples suivants :  















16 Le Petit Prince a été traduit en amharique par Berhanou Abebe et publié en 2010 (cf. bibliographie).

Chapitre 5 L’expression du manque en amharique

ወጡ

(24)

ሳት

135

ይቀረዋል።

wäṭ-u,

sat

yə-qär-äw-all.

D ÉT sauce- DÉT

feu

IINACP NACP - rester-3 M . SG - O BJ .3 M . SG - AU X . PRS

sauce-la

feu

reste-il-le

Lit. La sauce, il lui reste du feu. « La sauce n’est pas cuite. »  



ማይጨው

(25)

ኼዶ

ቀረ።

(ə)-Mayč̩ äw17

hed-o

qärr-ä.

( LOC LO C )- Mayč̩ äw

GÉ GÉR R . partir-3 M . SG

ACP . rester-3. M . SG SG.

Lit. Étant parti à Mayč̩ äw, il est resté. (= Il n’est pas revenu de Mayč̩ äw.) Il est mort.

En fonction du contexte et du co-texte, l’interprétation de qärrä change. Dans (24) (ou [5c] du QCB), à propos d’un plat en cours de préparation, le cuisinier goûte et dit à son apprenti : « la sauce manque de feu » pour lui signifier que la sauce n’a pas atteint le niveau de cuisson requis et qu’elle est « en reste de feu ». Autrement dit, la sauce n’a pas reçu la quantité de feu nécessaire pour être cuite, sous-entendu, il faut continuer la cuisson. Dans (25), il s’agit d’un combattant qui est parti à la guerre, à Mayč̩ äw. Ici, qärrä « rester » prend le sens de « ne pas revenir » ou de « mourir ». En effet, le sous-entendu de (25) peut être « on l’attend encore », « il n’est pas revenu depuis » ou « il n’est jamais revenu ». Si, au lieu du combattant c’est l’enfant, Käbbädä, qu’on a envoyé acheter des cigarettes dans la rue voisine :  



































(26)

ከበደ

ኼዶ

ቀረ።

Käbbädä

hed-o

qärr-ä.

Käbbädä

GÉ GÉR R . partir-3 M . SG

ACP . rester-3. M . SG SG.

Lit. Käbbädä étant parti, il est resté. « Käbbädä n’est pas revenu. »  



17 Lieu de bataille bien connu dans l’histoire éthiopienne du XX e siècle.

136

Delombera Negga

qärrä prend alors le sens, non pas de « mourir » mais de « tarder à revenir », parce qu’il doit revenir et qu’on est certain qu’il reviendra.  

(27)



ሳይመጣ





ቀረ።

sə-a-yə-mät-a

qärr-ä.

CONJ - NÉG - INACP INA CP - venir-3 M . SG

ACP . rester-3. M . SG SG.

Lit. Sans venir, il est resté. « Il n’est pas venu. »  



Contrairement aux exemples précédents, dans (27), qärrä est en relation avec un prédicat à la forme négative, sə-a-yə-mäta, composé d’une conjonction sə« quand » suivie de la négation de l’inaccompli simple a-yə-mäta, « qu’il ne vienne ». Ainsi, une personne qui devait venir, ou qui avait promis de venir, ou encore qui était attendue, n’est pas venue. Elle est restée sans venir. Autrement dit, avec qärrä, ce qui est visé ou envisagé est le parcours complet, c’est-à-dire l’aller et le retour. Mais, la personne ne revenant pas, le trajet n’est pas complété ; ce qui est prévu ou ce qui est attendu comme normal n’est pas réalisé ; le bout du trajet n’est pas atteint, on reste en route, on reste en deçà du parcours complet. Comparons maintenant l’énoncé (28) à l’exemple (9), que nous rappelons :  













(9)

5 ብር

ይጐድላል።

5 bərr

yə-gwädl-all.

5 birr

IINACP NACP - manquer.3 M . SG - A AUX UX . PRS

« Il manque 5 birr. »  

(28)



5 ብር

ይቀራል።

5 bərr

yə-qär-all.

5 birr

IINACP NACP - rester.3 M . SG - AU X . PRS

« Il reste 5 birr. »  



Hors contexte, (28) est ambigu alors que (9) ne l’est pas du fait même du sens du prédicat yə-gwädl-all « il est incomplet ». Dans (28), yə-qär-all « il reste » peut s’interpréter de deux façons :  









Chapitre 5 L’expression du manque en amharique



(28a) la somme demandée par le vendeur de café est de 20 birr et l’acheteur lui en donne 15, yə-qär-all signifie alors « il reste 5 birr » dans le sens de « il y a 5 birr en moins » sous-entendu « il y a encore 5 birr à ajouter pour compléter la somme » ; (28b) la somme demandée par le vendeur de café est de 20 birr. L’acheteur, qui en a 25, paye son café et il lui reste 5 birr en poche.  







137









Ainsi, selon le cas, yə-qär-all « il reste » s’interprète aussi bien dans le sens de « pas perçu par le vendeur » ou « pas donné par l’acheteur » que dans le sens de « il reste en surplus ». Dans (28a), comme dans (9), la somme d’argent donnée est inférieure à celle attendue. En tant qu’expression du manque, qärrä indique que l’on est en deçà de la limite (du prix convenu) qui est visée. La différence entre ces deux exemples est une question de point de vue, de perspective : dans (28a) on indique que la somme visée n’est pas atteinte, elle est en reste (il faut 5 birr de plus), alors que dans (9) on constate que la somme est incomplète (quantité insuffisante). Les exemples du QCB où « manquer » se traduit par le verbe qärrä ou ses dérivés sont : [1f], [1g], [3b], [5b], [5c], [8d], [8e], [10c], [10c’].  























6 Nässa ou le manque par privation Verbe transitif, nässa « priver de ; prendre » exprime une notion de manque dont l’interprétation change en fonction du terme avec lequel il se construit. Ainsi,  

(29)

በሽታዬ



ዐመል



ነሳኝ።

bäššəta-ye

amäl

näss-a-ñ.

POS S .1 SG . maladie-POSS

caractère[OBJ ]

ACP . priver-3 M . S SG G - OBJ .1 SG .

Lit. Ma maladie m’a privé de caractère. « Je suis devenu caractériel. »  



Le sujet à la 3e personne masculin singulier inclus dans la forme verbale nässa renvoie à bäššəta « maladie ».  



138

Delombera Negga

(30) ከበደ

ድል

ነሳኝ።

Käbbädä

dəl

nässa-ñ.

Käbbädä

victoire[OBJ ]

ACP . priver-3. M . S SG G - OBJ .1 SG .

Käbbädä

victoire

a.privé-il-me

Lit. Käbbädä m’a privé de victoire. « Käbbädä m’a vaincu. »  



Dans (30), le locuteur ne dit pas qu’il est battu, mais qu’on lui a pris sa victoire, remportée par un autre, ici Käbbädä. (31)

ከበደ

ክብር

ነሳኝ።

Käbbädä

kəbər

nässa-ñ.

Käbbädä

BJ respect. OOBJ

ACP . priver-3. M . S SG G - OBJ .1 SG .

Käbbädä

respect

a.privé-il-me

Lit. Käbbädä m’a privé de respect. « Il m’a manqué de respect. »  



Dans (31) (voir aussi l’exemple [4d] du QCB), le locuteur exprime une indignation face à un comportement dénué de respect à son égard. Dans chacun de ces trois exemples, le tout est supposé au départ : en (29) le locuteur part du principe qu’il a un caractère qui lui est propre, de même qu’en (30) il considère que la victoire lui revient, ou en (31) que son interlocuteur lui doit le respect. Pourtant, au contact de la maladie, de l’ennemi ou de l’interlocuteur, l’inattendu, ou le contraire de ce qui est attendu, se produit. L’un des deux éléments de l’ensemble de départ, « moi et mon caractère », « moi et ma victoire », « moi et le respect qui m’est dû » n’existe plus. L’altération du caractère, la perte de la victoire et la privation du respect créent une situation de manque.  













Conclusion Parmi les très nombreuses possibilités de traduction en amharique des différentes acceptions du verbe français manquer, nous avons limité notre choix à cinq verbes représentant différents types de manque : naffäqä qui exprime spécifiquement le manque affectif dans le cas de la séparation de deux éléments fondamentalement liés ; gwäddälä et ses dérivés qui indiquent le manque par rapport à  



Chapitre 5 L’expression du manque en amharique

139

quelque chose de prédéfini comme complet, entier, mais qui ne l’est plus. Quant à qärrä, il signale un manque par rapport à une visée non atteinte du fait d’un parcours incomplet ; enfin, annäsä et nässa traduisent respectivement le manque par insuffisance et par privation.  

Bibliographie Baeteman Joseph, 1929, Dictionnaire amarigna-français. Suivi d’un vocabulaire français-amarigna, Dire-Daoua, Impr. Saint-Lazare des RR. PP. Capucins. Berhanou Abebe, 2004, Dictionnaire amharique-français, Addis Abeba, Shama Books. Berhanou Abebe, 2010, ታዳጊው ልዑል። አንቷን ደ ሰንት-ኤግዙፔሪ, Addis Abeba, Shama Books. Cohen Marcel, 1970, Traité de langue amharique, Paris, Institut d’Ethnologie. Culioli Antoine, 1990, Pour une linguistique de l’énonciation, t. I : Opérations et représentations, Paris/Gap, Ophrys. Culioli Antoine, 1999a, Pour une linguistique de l’énonciation, t. II : Formalisation et opérations de repérage, Paris/Gap, Ophrys. Dästa Täklä Wäld (DTW), 1969–1970, ዐዲስ፡ያማርኛ፡መዝገበ፡ቃላት። (Nouveau dictionnaire amharique), Addis Ababa, Artistic Printers. Delombera Negga. 2016, « Le genre féminin en amharique : une tentative d’interprétation sémantique », in Osu S. N. (éd.), Nouveaux regards sur la classification nominale dans les langues africaines, Berne, Peter Lang, p. 281–312. Dubois Jean et al., 1966, Dictionnaire du français contemporain, Paris, Larousse. Kane Thomas L., 1990, Amharic-English Dictionary, vol. 1 et 2, Wiesbaden, Harrassowitz. Kidanä Wäld Keflé (KWK), 1955–1956, መጽሐፈ፡ሰዋስው፡ወግስ፡ወመዝገበ፡ቃላት፡ሐዲስ። (Nouvelle grammaire et dictionnaire de la langue guèze), Addis Ababa, Artistic Printers. Leslau Wolf, 1976, Concise Amharic Dictionary, Wiesbaden, Harrassowitz. Rey Alain et Rey-Debove Josette, 1993, Le Petit Robert. Dictionnaire de la langue française, Paris. Täsämma Habtä Mikaél Geṣṣew. (THMG), 1958–1959, ከሣቴ፡ብርሃን፡ተሰማ፡የዐማርኛ፡መዝገበ፡ቃላት። (Käsaté Berhna Tässämma : dictionnaire amharique), Addis Abeba, Imperial Press.  















Sylvester N. Osu

Chapitre 6 Même quand ça reste ça manque : approche énonciative du verbe àgwá̰ en ikwere *  



1 Introduction L’ikwere1 [ìkwéré] dispose de nombreux verbes et constructions négatives permettant d’exprimer la notion de manque. La question est de savoir comment les différencier les uns des autres. Ce travail tente de mettre en lumière la spécificité du verbe àgwá̰ qui, selon le contexte, peut se traduire en français soit par rester, soit par manquer. En fait, cette contribution s’inscrit dans un programme de recherche plus large que je mène sur les verbes de la langue ikwere car, dans l’état actuel de cette langue, le verbe se présente comme une unité complexe sujette à des modifications morphologiques qui s’apparentent à la conjugaison. Des travaux antérieurs ont porté, entre autres, sur les affixes verbaux (Osu, 1998), les verbes àpalɩ́ zɔ́ et

* Je remercie les relecteurs, deux internes et trois externes à l’équipe « Sémantique Énonciative et Typologie des Langues » du LLL Tours, dont les commentaires et suggestions m’ont permis d’améliorer considérablement cette étude. Je reste bien entendu le seul responsable de toute erreur qu’on pourrait y relever. Cette étude a également bénéficié dans sa version préliminaire des commentaires et suggestions des participants du séminaire de Sémantique du LLL, Orléans, le 24 avril 2015, animé par P.-Y. Raccah. Qu’ils soient tous remerciés. 1 L’ikwere est une langue igboïde (de la branche Benue-Congo de la famille Niger-Congo) parlée au Nigeria (Rivers State) par environ un million de locuteurs. J’adopte pour l’essentiel la transcription de l’API. Toutefois, y remplace [j], c remplace [tʃ], et j remplace [dʒ]. kp et gb sont des consonnes non explosives bilabiales et non des labio-vélaires (pour plus de détails, voir Clements et Osu, 2002). L’ikwere connaît un système d’harmonie nasale selon laquelle toute voyelle et toute consonne nonobstruante se nasalise dans un environnement nasal. J’indique la nasalité vocalique distinctive par un tilde sous la voyelle. La nasalité contextuelle (voyelle nasalisée par une consonne nasale précédente), elle, n’est pas marquée. L’ikwere connaît également un système d’harmonie vocalique dans lequel les voyelles se combinent dans une unité selon qu’elles se réalisent avec le trait + ATR ou – ATR (Advanced Tongue Root). Soit la série i e o u a d’un côté, puis la série ɪ ɛ ɔ ʊ a de l’autre. L’ikwere n’admet ni deux voyelles ni deux consonnes successives. Lorsque deux voyelles de deux mots différents sont en contact, la première voyelle partant de gauche tombe et la seconde hérite sa nasalité et son ton, selon les cas. Les tons sont indiqués comme suit : á = haut ; à = bas ; ǎ = montant ; â = descendant ; ꜜá = haut abaissé (down-step).  









https://doi.org/10.1515/9783110727609-006





142

Sylvester N. Osu

èbètě qui expriment le commencement d’un procès (Osu, 1988), mais aussi òkwô et èjɩ̂ qui expriment la fin d’un procès (Osu, 2004). J’ai également étudié le verbe àgbá dont le fonctionnement implique le mouvement linéaire d’un objet ou d’une personne (Osu, 2003a), puis la réduplication verbale (Osu, 2008) qui implique qu’on effectue un procès dont on ne sort pas. Plus récemment, et dans le cadre de mes travaux sur l’expression du manque en ikwere, j’ai étudié et présenté aux journées d’études de la Société de Linguistique de Paris, le verbe ɔ̀ gwʊ̂ ̰ que je traduis par commodité par avoir envie de2. Il ne s’agit pas pour autant d’une réflexion générale à proprement parler sur la notion de verbe ou sur ce qu’est un verbe3. Il s’agit, en revanche, comme à chaque fois et pour chaque verbe, de cerner le mode de fonctionnement spécifique et invariant du verbe àgwá̰ , de dégager son identité propre, autrement dit sa forme schématique (voir notamment Culioli, 1990, p. 115–126 et 127–134 pour ce terme). Comme le souligne Franckel (2002, p. 9), « l’identité d’une unité se définit non par quelque sens de base, mais par le rôle spécifique qu’elle joue dans les interactions constitutives du sens des énoncés dans lesquels elle est mise en jeu. Ce rôle est appréhendable non pas comme un sens propre de l’unité, mais à travers la variation du résultat de ces interactions ». Et Franckel (2002, p. 11) d’ajouter, « c’est à travers ses modes d’interaction avec le co-texte que peut être dégagée l’identité d’une unité morpho-lexicale ». Aussi, le sens associé à un énoncé est considéré ici comme le « produit d’opérations dont les unités de la langue et leurs agencements sont la trace » (Franckel et Paillard, 1998, p. 60). Les unités conditionnent leur co-texte en même temps que leur co-texte agit sur elles. Ainsi, cette étude s’inscrit dans le cadre théorique de la Théorie des Opérations Prédicatives et Énonciatives (TOPE) d’Antoine Culioli et ses associés (cf. Culioli, 1990, 1999a, 1999b). Dans cette perspective, les unités permettant d’exprimer la notion de manque sont considérées comme des marqueurs d’opération. Dès lors, la recherche du mode de fonctionnement spécifique et invariant de l’unité s’accompagne de la recherche de l’opération dont l’unité est la trace. Et l’invariant implique la contribution spécifique du marqueur à la construction du sens de l’énoncé dans lequel il apparaît.  



















2 Osu (2018). 3 Pour une telle discussion, le lecteur pourra se reporter, entre autres, à Valin (1971, p. 149–156 et 167–174.) ; Culioli (1972, p. 5809–6240) ; Lemaréchal (1989) ; Crookston (1994, p. 4922–4927) ; Lazard (1994, p. 129–169) ; Miller (1996, p. 91- 94) ; Bussmann (1996, p. 512) ; Creissels (1995, p. 53–63 et 155–182) et de Vogüé (2006, p. 43–62). Pour les méthodes utilisées afin d’identifier le verbe en tant que catégorie lexicale ou partie du discours dans une langue, voir entre autres Choi-Jonin et Delhay (1998, p. 155–158).  































143

Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

2 Le verbe ikwere Pour la grande majorité des verbes ikwere, on peut distinguer, pour un verbe donné, une entité morphologique (appelée aussi le verbe morphologique) et une entité sémantique (appelée aussi le verbe sémantique). Le verbe morphologique, dans sa forme non fléchie, est formé d’une voyelle préfixe, par exemple ò-, et d’une base, par exemple -gbú, ce qui donne : ò-gbú. En tant que telle, cette forme ne donne pas accès à un sens particulier et stabilisé. Elle peut, cependant, subir une transformation morphologique et perdre la voyelle préfixe. De la forme ò-gbú, on passe alors à gbú, forme injonctive, qui en fonction du contexte sera traduit par « coupe, tue, assomme, etc. ». Mais elle peut garder la voyelle préfixe et prendre un pré-préfixe comme dans : n-ò-gbú (p. ex. ò n-ò-gbú ɔ́ hyá « il débroussaille en coupant les herbes »), y-ò-gbú (p. ex. ì y-ò-gbú « tu coupes ? », qui dans certains contextes peut s’employer comme une salutation), z-ò-gbú (p. ex. ò z-ò-gbú bádʊ̀ ̰ « va-t-il tuer quelqu’un ? », qui est une question rhétorique). Cette forme peut enfin perdre la voyelle préfixe ò- et prendre un suffixe comme dans : gbú-lêm (p. ex. árɪ́ ósì gbú-lêm « l’hameçon ou la ligne de Osi a pris un poisson »), gbú-rú (p. ex. ò gbù-rù bádʊ̀ ̰ « il a tué quelqu’un », c’est pourquoi la police le cherche), gbù-gwù (p. ex. ǹhɛ̀ ̰ mɔ́ dʊ̀ rʊ̀ ò gbù-gwù ám nʊ́ bɪ́ tá « quand je suis arrivé, il était attaché à mon piège qui l’a attrapé »). Ce sont là les affixes verbaux primaires de l’ikwere, c’est-à-dire les affixes qui dans l’état actuel de nos connaissances sur l’ikwere, ne sont pas dérivés d’autres verbes. Ces affixes (n-, y-, z-, -gwu, -lem, -ru) ont un mode de fonctionnement qui met en jeu, de manière spécifique à chacun, des phénomènes relevant de différentes catégories grammaticales. De ce fait, l’acronyme TAM (Temps-Aspect-Modalité) est employé pour les désigner. En somme, le verbe ikwere manifeste des variations morphologiques qui s’apparentent à un système de conjugaison4. Le verbe sémantique, lui, est une combinaison de l’entité morphologique avec un complétant (ou complément). Ce complétant est souvent un nom mais il peut être un idéophone5 ou encore la copie de la base verbale dans une construction rédupliquée. Au verbe sémantique on peut associer plus facilement un sens. Ainsi, le verbe ògbú peut se combiner avec un complétant nominal (ou verbal, dans le cas de la réduplication). En voici quelques exemples ci-dessous (1 à 4) :  



















































4 À vrai dire, ce critère me permet actuellement de différencier le verbe du non-verbe en ikwere. 5 D’après Doke (1935, p. 118), voir aussi Welmers (1973, p. 461), il s’agit des mots formés de telle sorte que leur prononciation seule suffit à évoquer le sens qu’ils expriment. C’est une représentation pittoresque d’une idée au travers de la prononciation ; un mot qui bien souvent ressemble à une onomatopée et décrit un prédicat, un qualificatif ou un adverbe relativement à la manière, à la couleur, à l’odeur, à l’action, à l’état ou à l’intensité. La traduction française est mienne.  





144

(1)

Sylvester N. Osu

bádʊ̀ ̰ être humain

ògbú [le sens n’est pas immédiatement accessible] « Tuer quelqu’un »  

(2)



ògbú

ámà

[le sens n’est pas immédiatement accessible]

machette

« Couper avec une machette »  

(3)



ògbú

àcàrà

[le sens n’est pas immédiatement accessible]

herbe

« Couper l’herbe (tondre le gazon) »  

(4)



ògbú

ɩ́ gbúgbú

[le sens n’est pas immédiatement accessible]

douleur

« Provoquer une douleur (faire mal) »  



Le verbe sémantique dans sa forme non fléchie se présente comme ceci : /voyelle préfixe de la forme non fléchie + base + complétant/  

Toujours à la forme non fléchie, on peut distinguer deux classes de verbes. La première classe concerne les verbes qui n’exigent pas de complétant nominal pour donner accès au sens. C’est le cas en particulier de certains verbes de délocalisation tels que àbyâ « venir », èzḛ́ « aller », àyâ « rentrer (centripète) » et àlâ « rentrer (centrifuge) », le centre étant défini par rapport à un locuteur. On peut toutefois spécifier le complétant comme dans àyâ ɛ́ kwʊ̂ « rentrer du champ » (où champ = objet spécifique) ; èzḛ́ ńhɛ̂ ̰ « aller chose (où chose = objet générique, et l’ensemble est employé pour dire « aller quelque part »). C’est le cas également du verbe àgwá̰ (objet de cette étude) si l’on excepte les emplois qui s’apparentent à de l’impersonnel. La seconde classe, comme dans les exemples (1) à (4), concerne les verbes qui exigent une unité non verbale, par exemple un complétant nominal, sans lequel il ne donne pas accès au sens. C’est le cas de la plupart des verbes ikwere. On est parfois tenté de ranger la première série dans les verbes intransitifs et la seconde dans les verbes transitifs. Mais le problème est que le critère de transitivité est dans l’usage courant une étiquette pour classer les verbes en tant qu’unités lexicales. En d’autres termes, on identifie les verbes indépendamment de leur emploi dans des énoncés (c’est l’approche du dictionnaire), puis on regarde s’ils prennent un complétant nominal ou pas. À ce sujet, voir Creissels (1995, p. 247– 249) mais aussi Neveu (2004). Sauf que le verbe ikwere n’existe pas en amont : c’est l’association (et on doit insister sur ce point) du composant verbal et du  































145

Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

composant non verbal qui construit et fait exister le verbe ikwere de la seconde classe.

3 La démarche en vue d’identifier les diverses expressions du manque en ikwere La démarche consiste à traduire en ikwere le verbe français manquer et le substantif correspondant manque dans leurs divers usages6, puis à choisir un des équivalents pour constituer, cette fois, un corpus ikwere afin d’en faire une étude approfondie. Dans ce qui suit, on présente d’abord la constitution et l’organisation du corpus, puis, dans la partie bilan (§ 3.2), on présente les différentes unités identifiées.  

3.1 Corpus Le corpus pour cette étude a été constitué en deux temps. Dans un premier temps, le questionnaire commun de base (QCB) a été traduit en ikwere, dans la limite du possible car certains passages se sont révélés particulièrement récalcitrants, notamment ceux comportant des termes techniques ou des termes de spécialité. Le QCB fut élaboré et systématisé en français (qui sert de métalangue) dans le cadre de l’opération de recherche Analyse et formalisation de l’expression du manque au sein de l’équipe « Sémantique Énonciative et Typologie des Langues » (LLL Tours). Pour plus de détail sur ce QCB, voir l’introduction de ce volume. Ensuite, j’ai relevé les différents moyens (procédés, expressions, unités, etc.) par lesquels le verbe manquer et le substantif manque sont traduits en ikwere. Après cette première étape, le choix s’est porté sur le verbe àgwá̰ . Ce choix est guidé par le fait que ce verbe peut, en fonction du contexte, se traduire soit par manquer soit par rester. Or manquer et rester se présentent à l’esprit comme deux idées contradictoires. Ainsi, dire qu’il manque X , cela tend à signifier que X est absent. Tandis qu’un X qui reste est un X présent. Comment un verbe arrive-t-il alors à exprimer, à lui seul, tantôt la présence tantôt l’absence ? On est parfois tenté d’y voir un phénomène de polysémie ou alors d’homonymie. Mais comme le dit de Vogüé (1986–1987, p. 109), « aucune de ces solutions n’est plus aisée (plus que  









6 Par souci de cohérence, nous avons fait le choix de nous limiter à ce couple de termes et de ne pas élargir notre étude aux synonymes de manquer, à savoir rater, louper, avoir failli, etc.

146

Sylvester N. Osu

l’autre) à mettre en œuvre ». Il m’a alors paru pertinent de tenter de comprendre, dans le cadre d’un programme de recherche sur l’expression du manque, ce que les deux idées pourraient avoir en commun. Au fond, je soutiens que si le verbe àgwá̰ exprime les deux idées, c’est parce qu’il a des propriétés qui lui permettent de le faire. Quelles sont alors ces propriétés qui constituent son invariant ? J’ai donc élargi, étoffé et complété le corpus issu du QCB. Or, comme il n’existe pas encore pour l’ikwere de corpus en ligne, de dictionnaire ou de base de données (électronique ou autre), j’ai préparé quelques questions que j’ai posées à certains membres de ma famille ainsi qu’à des amis, au Nigeria. Je leur ai également soumis, pour validation, mes propres productions en tant que locuteur natif. Enfin, j’ai saisi certains exemples en situation de conversation. Et c’est l’ensemble des résultats de cette enquête et la traduction du QCB qui fournit le matériau pour l’objet de cette étude.  



3.2 Bilan La traduction des divers exemples français dans le QCB, en annexe, par lesquels on peut rendre manquer en ikwere permet de dégager quatre grandes classes d’énoncés qu’on peut récapituler comme ceci :  

A)

àgwá̰ « rester »7 comme dans les exemples du QCB : (2a), (5b), (6a), (6c), (7a) et (8d).

B)

ɔ̀ g ʊ̂ ̰ « désirer, avoir une envie irrépressible » comme dans les exemples du QCB : (3a) et (4e).



w











Emplois associés mais ne figurant pas dans le QCB8 :  

7 Comme toute traduction, celles proposées ici sont approximatives et peuvent parfois comporter quelques imprécisions. Gardons constamment à l’esprit que le raisonnement et l’analyse portent sur les données de l’ikwere et non sur celles du français. 8 Liste des abréviations : AC C : accompli ; ACC OR : accord ; ASS ACC AS S : assertif ; B . V . : base verbale ; CTF : centrifuge ; CTP : centripète ; DAT : datif éthique ; DIFF : différenciation ; EFF : effectif ; EMPH : emphatique ; FUT : futur ; IDF : identification ; INACC INAC C : inaccompli ; INJ : injonctif ; LOC L OC : localisation ; LOG L OG : logophorique ; MOD : modalité ; NEG : négation ; NON ASS : non assertif ; PE : particule énonciative ; PF E : particule RE L : relateur ; SF S FX X : suffixe ; STAB : de fin d’énoncé ; EX : par exemple ; RE DUP : forme rédupliquée ; REL stabilisation ; STAT : statique ; S / T : espace/temps ; TOP : topique ; 1 SG : 1re personne au singulier ; 1PL : 1re personne au pluriel ; 2SG : 2e personne au singulier ; 2 PL : 2e personne au pluriel ; 3 SG : 3e e e personne au singulier ; 3 PL P L : 3 personne au pluriel ; 2 SGO : 2 personne au singulier objet ; 1P LO : er e 1 personne au pluriel objet ; 3P LO : 3 pers. au pluriel objet.  





























































































   























































147

Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

(5)

mɔ́ yɔ̂ ̰ nɔ̀ gwʊ̂ ̰ á.9 mɔ́ yɔ̰̂

n-ɔ̀ gwʊ̰̂

urine

IINACC NACC -B . V . avoir

á envie de

3 SGO

« Il a envie de pisser. »  

(6)



ɩ́ kḛ́ gwʊ́ ̰ nɛ̂ m mɛ́ . ɩ́kḛ́

gwʊ́ ̰ -nɛ̂ m

force

B . V . avoir

mɛ́ envie de-ACC

1 SGO

AFF

Lit. J’ai envie de / je manque de force « Je suis fatigué. »  

(7)



ɛ́ kwá̰ gwʊ̰́ nɛ́ ńwɔ́ ̰ ńkɪ́ ↓tá ɔ̀ nʊ́ mà ɛ̀ kà̰ rà ń↓sɪ́ .̰ ɛ́ kwá̰

gwʊ̰́ -nɛ́

pleur

B . V .avoir

envie de-ACC

NO N AFF

ńwɔ́ ̰

ńkɪ́↓tá

enfant

chien

ɔ̀

nʊ́ -mà

ɛ̀ kà̰ rà

ń↓sɪ́ ̰

3 SG

B . V . entendre-NEG

odeur

selles

« Quand un chiot a envie de pleurer, il ne reconnaît plus l’odeur du caca. »  

C)



Verbe + négation comme dans les exemples du QCB : (1c), (1f), (1g), (1h), (3b), (3c),  

(4b), (4d), (5c), (9a).

Emplois associés mais ne figurant pas dans le QCB : C’est le cas du verbal ɔ̀ tʊ̂ « percuter, atteindre une cible » lorsqu’il se combine avec la négation. Par exemple :  







9 Désormais la première ligne de l’exemple présente les données ikwere telles qu’elles sont produites. La deuxième ligne introduit un découpage morpho-syntaxique et restitue, lorsque cela s’avère nécessaire, les unités qui n’apparaissent pas en surface du fait de l’assimilation ou du fait que l’ikwere n’admet pas une succession de certaines unités ; cela concerne en particulier les consonnes et les voyelles. La troisième ligne donne une traduction juxtalinéaire, et la quatrième l’équivalent français de l’exemple dans son ensemble. Une traduction littérale est parfois proposée lorsque cela s’avère pertinent pour une meilleure compréhension de l’exemple.  

148

(8)

Sylvester N. Osu

ɔ̀ tʊ́ lɛ̂ m á. ɔ̀

tʊ́ -lɛ̂ m

á

3 SG

B . V .percuter-ACC AFF AF F

3 SGO

« Il (mon caillou) l’a percuté (touché, atteint). »  

(9)



ɔ̀ tʊ́ lâ. ɔ̀

tʊ́ -lɛ̂ -à

3 SG

B . V . percuter-ACC AFF . NEG N EG -3 S SGO GO

« Il (mon caillou) ne l’a pas percuté (touché, atteint). »  



C’est également le cas du verbal -hèsɩ̂ « le fait de faire quelque chose incorrectement ». En fait, c’est un élément verbal qui apporte une qualification à teneur négative à un procès.  



(10)

ò zḛ́hèsɩ́ lêm ɩ́ zɩ̂. ò

zḛ́ -hè-sɩ́-lêm

ɩ́zɩ̂

3 SG

B . V .aller-mal-SFX -ACC A CC AFF

commission

« Il n’est pas allé faire la commission comme il aurait dû le faire. »  

(11)



m̀ lɔ́ hèsɩ́ lêm. m̀

lɔ́ -hè-sɩ́-lêm

1 SG

B . V .jeter-mal-SF S FX X - ACC AFF

« J’ai mal jeté mon caillou (mon caillou s’est donc écarté de ma cible). »  

(12)



m̀ dɔ́ hèsɩ́ lêm. m̀

dɔ́ -hè-sɩ́-lêm

1 SG

B . V .dessiner-mal-SFX - ACC A CC A AFF FF

« Je (l’)ai mal dessiné (j’ai raté mon dessin). »  



Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

D)

149

On rencontre d’autres termes moins productifs en tant qu’ils servent à exprimer le manque dans la langue. C’est le cas de l’exemple (4c) du QCB. En voici une illustration :  

(13)

wɩ́ rɩ́ làgwʊ̀ ńkɔ̂ nʊ̀ ɔ̀ hà̰ rʊ́ mʊ̀ ánɔ́ hyá. wɩ́rɩ́

là-gwʊ̀

ńkɔ̂

nʊ̀

ɔ̀ hà̰

rʊ́ mʊ̀

nourriture

B . V . partir-STAT

côté

REL

commune

enfants animal

ánɔ́ hyá

« La nourriture est passée à côté de chez les animaux (elle s’en va par les côtés, c’est  

la famine en fait). »  

Le verbe àlâ « rentrer (centrifuge) » implique que le sujet rentre en s’éloignant du lieu où se trouve le locuteur. Les verbes ɔ̀ kɔ̂ « faire défaut, être à côté / sur le côté, ne pas être là où on est censé être » et àkwǎ « priver de » appartiennent également à cette classe de termes. Cependant, à l’inverse de àlâ « rentrer (centrifuge) », eux ne figurent pas dans le QCB, les contextes ne favorisant pas leur emploi. Considérons les cas suivants : Le cas de ɔ̀ kɔ̂ « faire défaut, être à côté, ne pas être là où on est censé être » :  



















(14)





ɪ́ wáy kɔ̀ gwʊ̀ bɛ̀ k’ézɩ́ . ɪ́wáy

kɔ̀ -gwʊ̀

argent

B . V . être

à coté -STAT

bɛ̀

kè-ézɩ́

3 PLO

celui-grandeur

« L’argent leur fait énormément défaut. »  



L’exemple (14) est une réponse à la question : mais pourquoi est-ce qu’ils ont arrêté leur projet ? Le cas de àkwǎ « priver de » :  





(15)





ò mékátâ ɩ̀ kwù ɔ́ rɔ̀ kwǎ é↓kwé. ò

mé-kátâ

ɩ̀kwù

ɔ́ rɔ̀

k wǎ

é↓kwé

3 SG

B . V . faire-SFX SF X

appel

maison

B . V .priver

Ekwe

« Il est impossible qu’Ekwe soit privé de la réunion de famille (Ekwe ne manquera la  

réunion de famille pour rien au monde). »  

150

(16)

Sylvester N. Osu

wɩ́ rɩ́ kè tà̰ kwàlɛ̂ m ɪ́ . wɩ́rɩ́



tà̰

kwàlɛ̂ m

ɪ́

nourriture

celui

aujourd’hui

B . V .priver-ACC AFF

2 SGO

Lit. Le dîner d’aujourd’hui t’a été privé. « Tu as raté le dîner d’aujourd’hui. »  



C’est par rapport à l’habitude d’une personne qui est toujours présente au dîner en question mais qui, cette fois, est absente.

4 Le verbe àgwá̰ Le verbe àgwá̰ est examiné en prenant en compte les effets sémantiques liés à sa présence ou absence ainsi que les contraintes syntaxiques et contextuelles. Les gloses ou interprétations sont proposées pour faire ressortir les implicites, les inférences et les sous-entendus alors qu’un travail sur les formes impossibles permet de vérifier ou de contrôler la bonne formation énonciative des exemples. Rappelons que l’étude sur àgwá̰ a pour ambition de dégager les propriétés spécifiques de ce verbe au-delà de sa diversité d’emploi. Je fais le pari que de telles propriétés nous donnent la clé pour comprendre les diverses traductions de ce verbe en français, y compris sa traduction par le verbe manquer. De façon générale, les exemples sont présentés dans les contextes (syntaxiques et / ou situationnels) dans lesquels ils s’insèrent ou encore avec les scénarios qui président à leur production.

4.1 Étude des emplois du verbe àgwá̰ Les diverses constructions dans lesquelles apparaît le verbe àgwá̰ peuvent être ramenées à un schéma de base : . Le terme X représente l’élément sur lequel porte10 àgwá̰ , le terme Y représente le localisateur spatio-temporel associé à X et les chevrons délimitent les termes en relation. La valeur de àgwá̰ se définit à travers le mode d’interaction de X et Y . En s’appuyant sur la portée du verbe àgwá̰ , on peut relever trois types d’emploi :  



10 Nous employons ce terme pour signifier « le point précis de l’énoncé sur lequel s’exerce le fonctionnement sémantique de ce verbe » (cf. le terme portée dans Neveu, 2004).  



151

Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

– – –

Le verbe àgwá̰ porte sur l’élément introduit à travers C 011. Le verbe àgwá̰ ne porte pas sur l’élément introduit à travers C 0. Le verbe àgwá̰ porte sur le procès introduit à travers V 1.

Chacun des emplois est examiné dans quelques exemples représentatifs.

4.1.1 Le verbe àgwá̰ porte sur l’élément introduit à travers C0 Une caractéristique essentielle de ce type d’emploi est que X se confond avec le premier argument : C 0 = X . Sur le plan syntaxique, X précède àgwá̰ , comme illustré dans les exemples (17), (20) et (23). Comparons d’abord (17) et (18).  

[Les invités partent les uns après les autres. Mais le gardien doit attendre que tous les invités quittent la salle avant de partir.] (17)

bádʊ̀ ̰ èlé gwá̰ rʊ́ nʊ́ rɩ́ ↓mé ɔ́ rɔ̀ ǹhɛ̂ ̰m. bádʊ̀ ̰

èlé

gwá̰ -rʊ́

nʊ́

rɩ́↓mé

ɔ́ rɔ̀

ǹhɛ̀ ̰ -ɛ̰̂ m

humain

combien

B . V .rester-EFF

REL RE L

intérieur

maison

S / T -DIF DI FF F

« Il reste encore combien de personnes dedans là-bas ? » « Combien de personnes  







sont restées dans la salle ? »  

(18)



bádʊ̀ ̰ èlé zɪ̀ nʊ́ rɩ́ ↓mé ɔ́ rɔ̀ ǹhɛ̂ ̰m. bádʊ̀ ̰

èlé

zɪ̀

nʊ́

rɩ́↓mé

ɔ́ rɔ̀

ǹhɛ̀ ̰ -ɛ̰̂ m

humain

combien

B . V . être.LO L OC C

REL RE L

intérieur

maison

S / T -DIF DI FF F

« Il y a combien de gens à l’intérieur là-bas ? »  





La différence principale entre (17) et (18) est celle-ci : en (17), le point de départ de la construction est que les gens partent ou plus précisément, toutes les personnes présentes à la soirée sont censées quitter la salle (noté Y ’ ). Dans l’ensemble, Y représente le localisateur ultime de X tandis que Y ’ représente le localisateur provisoire. La question du locuteur vise alors à savoir le nombre de personnes qui se  

11 Dans le cadre de la TOPE, on distingue le complément de rang zéro (C 0) pour le premier argument du prédicat, et le complément de rang un (C 1), etc. V1 correspond au premier verbe (à gauche) dans une séquence de deux verbes qui se suivent (V1V2).

152

Sylvester N. Osu

trouvent encore dans la salle. C’est en tout cas ce qu’indique l’élément èlé « combien ». En (18), le locuteur veut également savoir le nombre de personnes qui se trouvent dans la salle, mais sans qu’il soit question pour elles de partir. En fait, dans l’exemple (18), le locuteur tente d’expliquer pourquoi il y a autant de bruit dans la salle en question. On observe, dans ce cas, que le verbe àgwá̰ n’apparaît pas. À la place, nous avons le verbe zɪ̀ « être de localisation ». Si nous notons Q le procès « quitter la salle », et X l’ensemble ou la classe de personnes susceptibles de quitter la salle, nous obtenons alors , c’est-à-dire la relation entre « la classe des personnes » et « quitter la salle ». La différence entre (17) et (18) peut être reformulée en disant qu’en (17), le procès indiqué par àgwá̰ est la conséquence de la prise en compte de la relation de départ ; en (18) en revanche, le procès indiqué à travers zɪ̀ n’est pas envisagé relativement à . En gros, àgwá̰ signifie qu’à côté de « partir », il y a « ne pas partir », dans un contexte où « partir » est ce qui est attendu. Revenons à l’exemple (17). En tant que classe de sujets (ou personnes), X est composé de X i, X j, X k, X m, X n… X z. Mais comme le montre l’exemple, certaines personnes, disons une sous-classe représentée par X i, vérifient la propriété « quitter la salle » tandis que d’autres, disons une autre sous-classe représentée par X j, vérifient la propriété « ne pas quitter (ou pas encore) la salle ». Le terme X j est donc toujours localisé relativement à Y ’ . Ainsi, la classe de X est scindée en deux. Or, dire que les membres de la sous-classe X j vérifient « ne pas quitter la salle », c’est dire qu’ils réalisent autre-chose-que-Q . Il ressort de ce premier exemple que le verbe àgwá̰ introduit l’altérité12 sur la classe de X . Il s’agit d’une altérité faible du fait de la coexistence des deux sous-classes. Mais c’est une altérité d’ordre spatio-temporel dans la mesure où certaines occurrences de X réalisent le procès quitter et sont localisées relativement à un espace-temps noté Y , tandis que d’autres réalisent le procès rester et peuvent, dans ce contexte précis, se dire provisoirement localisées relativement à un espace-temps noté Y ’ . Rappelons que toute la classe de X est censée réaliser Q et que X j se présente comme restant (le sujet qui ne réalise pas Q reste). Mais chose très importante, la fragmentation de la classe de X a un impact sur le procès Q ; celui-ci est également scindé en deux dans la mesure où il n’est pas réalisé dans sa totalité. En effet, Q sera réalisé dans sa totalité lorsque toute la classe de X aura effectué Q , autrement dit, lorsque Q sera localisé dans le temps, et lorsque toutes les  















































12 Pour une discussion sur l’altérité et sa mise en jeu dans des énoncés, voir Culioli (1990, p. 97) pour qui concernant l’activité de langage, « l’altérité est de fondation ». Voir aussi de Vogüé et Paillard (1987) ; Akuetey (1989) ; Franckel et Lebaud (1990, p. 213) ; Yelbert (1996) ; Doro-Mégy (2002, p. 183–212 ; 2008, p. 27) ; Deschamps (2001, p. 7) ; Osu (2003b, p. 566–570 ; 2011, p. 26– 44) ; Dufaye (2009, p. 85–100) ; et Dufaye et Gournay (2010).  







































Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

153

occurrences de X seront localisées dans l’espace introduit par Y et aucune dans l’espace introduit par Y ’ . Le suffixe verbal -ru étiqueté, faute de mieux, EFF (pour effectif) en (17) semble jouer un rôle proéminent dans cet exemple. En effet, l’absence de cet élément rend la séquence mal formée, comme illustré en (19). (19)

*bádʊ̀ ̰ èlé gwá̰ nʊ́ rɩ́ ↓mé ɔ́ rɔ̀ ǹhɛ̂ ̰m. *bádʊ̀ ̰

èlé

gwá̰

nʊ́

rɩ́↓mé

ɔ́ rɔ̀

ǹhɛ̀ ̰ -ɛ̰̂ m

humain

combien

B . V . rester

REL

intérieur

maison

S / T -DIF DI FF F

*« Combien de gens restent à l’intérieur là-bas ? »  





La séquence en (19) devient pourtant possible lorsqu’il s’agit d’exprimer une habitude ou même de construire un procès (ou plus simplement un événement) à valeur générique. On peut donc la produire pour savoir combien de personnes, habituellement, restent dans la salle après l’heure de départ. Revenons au suffixe verbal ‑ru. Une étude de ce suffixe a révélé qu’il est constamment associé à l’introduction d’une relation prédicative, stabilisée du fait de sa localisation dans le temps (elle est ancrée dans les faits), afin de stabiliser une situation instable13. En fait, en (17), le locuteur pose sa question pour mieux envisager son propre départ. Ainsi, moins il reste de gens dans la salle, plus il peut envisager son départ, et inversement, plus il reste de gens dans la salle, moins il peut envisager son départ. C’est ainsi que la situation est instable et ne se stabilisera que si le locuteur sait combien de personnes sont restées (de façon effective) dans la salle, étant donné que c’est cela qui lui permettra de savoir à quel moment il pourra partir. Dit autrement, -ru confère au procès àgwá̰ la valeur d’effectif pour permettre de stabiliser une situation dont l’instabilité est signalée à travers la question du locuteur. Poursuivons l’observation dans (20).

13 Voir Osu (1998, p. 117 et suiv.).  

154

Sylvester N. Osu

[Tous les matins, la famille prépare de l’eau chaude pour la douche. Le locuteur veut prendre sa douche mais craint qu’il n’y ait plus d’eau chaude, car d’autres membres de la famille ont déjà pris la leur.] (20)

lèkàtɛ̌ mà mɩ́ ↓nɩ́ bɛ́ kwʊ́ ̰ gwá̰ rʊ́ àḿ. lèkàtɛ̌



mɩ́↓nɩ́

bɛ́ kwʊ́ ̰

gwá̰ -rʊ́

àḿ

B . V . vérifier

REL

eau

feu

B . V . rester-EFF

confirmation

Lit. : Va voir si l’eau chaude est bien restée.  

« Va voir s’il reste de l’eau chaude. »  



Le point de départ dans (20), c’est « une certaine quantité d’eau chaude » disponible dans la maison (« maison » ici constitue l’espace Y ’ ). Dans la situation et du fait du procès épuiser, la quantité d’eau chaude en question passe progressivement de l’existence (il y en a dans la maison) vers la non-existence (il n’y en a plus dans la maison) ou encore, de la présence vers l’absence. L’absence dans la maison peut se représenter comme la présence ailleurs (noté Y ). À travers sa demande, le locuteur revient sur l’épuisement de l’eau chaude, comme pour interroger son bien-fondé. On note ainsi un décalage entre une construction première, hors temps et hors toute problématique de division (ou de fragmentation)14, puis une seconde construction spatio-temporelle de , cette fois avec fragmentation. En effet, l’interrogation du locuteur a pour but de savoir jusqu’où l’épuisement est valide. Disons qu’elle introduit une forme d’instabilité sur l’épuisement de la quantité d’eau chaude disponible. Si bien qu’à côté de la relation (X pour « la quantité d’eau chaude disponible », X i pour la quantité ayant subi l’épuisement et Q pour le procès « épuiser »), on envisage désormais (une autre quantité d’eau chaude vérifiant la propriété « n’être pas épuisée »). La réponse de l’interlocuteur devra stabiliser l’une des deux valeurs. Dès lors, nous avons deux phénomènes articulés : au départ, une quantité d’eau chaude est disponible, puis cette quantité d’eau chaude est ré-envisagée comme en cours d’épuisement du fait de son utilisation par les autres membres de la famille. On comprend que le volume d’eau utilisé se trouve ailleurs (ou autre part), plutôt que dans la maison. C’est le marqueur àgwá̰ qui indique que le processus de l’épuisement de la quantité d’eau chaude fait l’objet d’un fractionnement. Mais (une quantité d’eau chaude – être épuisée) et (une autre quantité d’eau chaude – n’être  





















14 Le terme fragmentation est une autre façon ici de dire fraction, partage, division, morcellement.

155

Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

pas épuisée) cohabitent avec l’effet sémantique que l’eau chaude est épuisée en partie seulement. Là encore, le verbe àgwá̰ introduit l’altérité sur la classe de X et par ricochet, sur le procès Q ; celui-ci est fractionné du fait qu’il n’est pas réalisé dans sa totalité. Comme dans l’exemple (17), Q sera réalisé dans sa totalité lorsque toute la quantité d’eau chaude disponible en Y ’ sera épuisée. La question du locuteur introduit une situation instable du fait de son incertitude quant à l’existence de . L’emploi de ‑ru est lié à ce que le locuteur a besoin de l’eau chaude (en l’occurrence pour prendre sa douche) et donc à cette forme d’instabilité que le locuteur introduit sur l’épuisement de la quantité d’eau chaude disponible. En bref, le suffixe -ru tend à stabiliser la situation en construisant la relation comme localisée dans le temps. L’élément ‑àḿ a pour fonction de confirmer le fait que relativement à , il y a bien , il indique ainsi une prise en charge subjective ou, en d’autres termes, la validation de . On constate un lien assez étroit, construit dans le contexte, entre le fait de prendre sa douche et une fraction de cette quantité d’eau chaude qui n’est pas épuisée. Si bien que le sort réservé à l’eau chaude (épuisée ou pas épuisée) affecte celui de « prendre sa douche », d’où une situation instable d’ailleurs. S’il s’avère qu’une quantité d’eau chaude vérifie la propriété « ne pas être épuisée », au sens où « il reste de l’eau chaude » est ancré dans les faits, alors le locuteur pourra mieux envisager le procès « prendre sa douche ». La question du locuteur peut être réinterprétée de la manière suivante : est-ce qu’à côté des occurrences de X (une certaine quantité de X ) qui vérifient la propriété Q (être épuisée), l’on peut relever d’autres occurrences (une autre quantité de X ) qui vérifient Q ’ (ne pas être épuisée) ?  





















(21)

lèkàtɛ̌ mà mɩ́ ↓nɩ́ bɛ́ kwʊ́ ̰ zám̌ . lèkàtɛ̌



mɩ́↓nɩ́

bɛ́ kwʊ́ ̰

zɪ̀-ám̌

B . V . vérifier

REL

eau

feu

B . V . être.LO L OC C -confirmation

« Va voir s’il y a de l’eau chaude. »  



Avec le verbal zɪ̀ , la question en (21) tourne autour de l’existence versus l’inexistence, ou présence versus absence, de l’eau chaude. En tout cas, le locuteur n’envisage pas l’eau chaude divisée, avec une quantité qui serait utilisée d’une part et une autre quantité qui ne serait pas utilisée d’autre part.

156

(22)

Sylvester N. Osu

*lèkàtɛ̌ mà ɔ̀ gwá̰ rʊ́ ám̌ mɩ́ ↓nɩ́ bɛ́ kwʊ́ ̰ . lèkàtɛ̌



ɔ̀

gwá̰ -rʊ́

ám̌

mɩ́↓nɩ́

bɛ́ kwʊ́ ̰

B . V . vérifier

REL

3 SG

B . V . rester-DA D AT T

confirmation

eau

feu

*« Va voir s’il y a de l’eau chaude. »  



L’exemple (22) n’est pas du tout naturel. On note que ɔ, élément de reprise et indice de personne correspondant à la troisième personne du singulier, est en position de sujet syntaxique (1er argument ou C 0), tandis que mɩ́ ↓nɩ́ bɛ́ kwʊ́ ̰ « eau chaude » est en position d’objet (2e argument ou C 1). Le positionnement de ɔ et la présence du suffixe verbal -ru tendent à suggérer que ɔ constitue la portée du verbe àgwá̰ . Or, non seulement ɔ ne reprend pas un terme préalablement introduit dans le contexte mais en plus, il ne représente pas un terme sur lequel pourrait porter àgwá̰ . Mais considérons maintenant l’exemple (23).  



[A rend compte à B de ce qu’il en est d’un lopin de terre familial :]  

(23)

ɔ́ dɔ́ ?á bɛ́ bɪ̀ gwʊ̀ ákâ nèré yá bʊ́ ɛ̀ lɪ̀ , ɪ̀ márʊ́ ̰ nɛ̂ ?á ɪ́ mèrù ɔ̀ zâgwá̰ kè ánʊ́ lɛ́ zàwá.  



ɔ́ dɔ́

?

type

comment

á

bɛ́

bɪ̀-gwʊ̀

ákâ

n-èré



3 PL

B . V .poser-STAT

main

IINACC NACC -B . V . vendre

3 SGO

bʊ́

ɛ̀ lɪ̀ ɪ̀

má-rʊ́ ̰ -nɛ̂

?

B . V . être.I DF

sol 2 SG

B . V .savoir.NEG -D AT - ACC N ON ASS AS S

comment 2 SG

á

ɪ́

mè-rù

ɔ̀

z-âgwá̰



ánʊ́ lɛ́

z-àwá

B . V .faire-DAT

3 SG

F FUT UT -B . V .rester.NEG

REL

2 PL . LOG

F FUT UT - B . V . partager

« Voyant comment ils s’y prennent pour vendre ce terrain, si tu ne fais pas attention,  

il n’en restera pas grand-chose, même pas la partie que vous pourrez partager entre vous. »  

Dans (23), ɛ̀ lɪ̀ « lopin de terre » est repris par ɔ, qui ici constitue le terme X . Il s’agit donc d’une reprise de type anaphorique. La spécificité de cet exemple, c’est que l’énoncé est à la forme négative. La négation est signalée essentiellement par le ton descendant sur la voyelle préfixe du verbe z-âgwá̰ (dernière ligne des données ikwere). On comprend que la famille en question possède du terrain et que la manière dont certains membres de la famille s’autorisent à le vendre n’est pas conforme à ce qui était prévu. Mais vendre un terrain, cela signifie que le terrain change de propriétaire, d’une certaine façon, il quitte la famille propriétaire  



157

Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

d’origine (noté Y ’ ). La présence du verbe àgwá̰ implique qu’une partie de ce terrain n’a pas vocation à quitter la famille. En d’autres termes, le terrain est divisé en deux : une partie qui est vendue, qui quitte la famille (X i-Q ) se trouve localisée relativement à Y ; et une autre partie qui a vocation à ne pas quitter la famille (X j-Q ’) et donc à rester en Y ’. La négation ici (z-âgwá̰ ) inverse le processus. Elle porte sur . Ainsi, au lieu de , on a (quitte la famille) de sorte que X i et X j se reconstruisent comme formant un bloc (X ). Et les deux occurrences de X vérifient désormais (Q ) « quitter la famille ». La conséquence est que tout le terrain, sans fractionnement et sans exception, est projeté comme susceptible d’être vendu. Mais le préfixe verbal z- indique cependant que même si est la valeur privilégiée par rapport à , les deux valeurs coexistent tant que l’une ou l’autre n’aura pas été validée à travers sa localisation temporelle. Résumé des phénomènes en jeu dans (23) : – Un lopin de terre à vendre est envisagé au départ hors fragmentation, et donc hors altérité. – Le verbe àgwá̰ introduit la possibilité de fragmenter ce lopin de terre. Ainsi, une partie est envisagée comme « étant à vendre » tandis qu’une autre partie est envisagée comme « n’étant pas à vendre ». Ce faisant, àgwá̰ introduit de l’altérité sur l’entité constituée par le lopin de terre. Il s’agit, là encore, d’une altérité faible puisqu’il y a coexistence de X i et X j, mais une altérité de source temporelle (la vente de X i est effective tandis que la vente de X j n’est pas effective, elle est envisagée par le locuteur). Encore une fois, ce qui est à vendre n’a pas vocation à rester dans la famille, en revanche, ce qui n’est pas à vendre a vocation à y rester. – La négation (marquée essentiellement par le ton descendant sur la voyelle initiale du verbal z-âgwá̰ ) tend à inverser le processus de sorte que X j (le terrain conçu comme « pas à vendre ») est réenvisagé comme « à vendre ». Par conséquent, tout le terrain est reconstruit comme n’étant pas susceptible de subir une division. La négation tend ainsi à éliminer l’altérité introduite puisque le terrain considéré comme non fragmenté est privilégié par rapport au terrain considéré comme fragmenté. – Le préfixe verbal z- indique que la fragmentation reste possible tant que la nonfragmentation n’est pas validée (concrètement, tant que celui qui effectue la vente du terrain n’en aura pas laissé un bout, on peut craindre qu’il vende tout).  

























158

Sylvester N. Osu

4.1.2 Le verbe àgwá̰ ne porte pas sur l’élément introduit à travers C0 Ce type d’emploi comporte systématiquement en position de sujet l’élément de reprise et indice de personne correspondant à la troisième personne du singulier o (ou sa variante ATR ɔ). Cet élément en position de C 0 ne renvoie pas à l’entité qui subit la fragmentation (c’est-à-dire X ) . À défaut d’une meilleure étiquette, on dira ici qu’il est d’emploi impersonnel. En tout cas, ce changement de construction, c’est-à-dire le fait que X s’avère différent du sujet syntaxique, indique une variation du déploiement du dispositif de fonctionnement que convoque le verbe àgwá̰ . L’emploi de o dans ces exemples oblige à chercher l’entité X dans le contexte gauche de àgwá̰ et à rapprocher de X l’élément qui syntaxiquement suit àgwá̰ afin de le constituer comme appartenant à la classe de X . On relève pour ce type d’emploi deux cas de figure : soit le terme qui suit àgwá̰ renvoie à un nom, soit il renvoie à une certaine quantité-qualité associée à un élément.  

4.1.2.1 Le terme qui suit àgwá̰ est un nom [On met les ingrédients dans une sauce qu’on est en train de préparer.] (24) m̀ mésɩ́ lêm ɩ́ sḛ̀ nʊ̀ mɔ́ nɔ̂ . ɔ̀ gwá̰ nɛ̂ m árá ò vùtě. m̀

mé-sɩ́-lêm

1 SG

faire-STAB ST AB -ACC

ɔ̀

gwá̰ -nɛ̂ m

árá

ò

vùtě

3 SG

B . V .rester-ACC A CC ASS

sel

3 SG

B . V .compléter

ASS

ɩ́sḛ̀

nʊ̀

mɔ́ nɔ̂

piment

REL

huile

« J’ai mis du piment et de l’huile, il reste le sel pour que ce soit complet. (Il ne manque  

plus que le sel à mettre et le tour sera joué.) »  

Le point de départ dans (24), c’est que l’on cherche à introduire un certain nombre d’ingrédients dans une sauce (notée Y ). La présence du verbe àgwá̰ implique que la classe des ingrédients (X ) est scindée en deux, avec le résultat qu’une sousclasse d’ingrédients représentée par X i est déjà introduite dans la sauce, c’est-àdire Y , tandis qu’une autre sous-classe représentée par X j est à introduire, mais en attendant reste en Y ’, comme pour dire que ce qui manque pour que le tout soit complet, c’est le sel (X j). Il s’ensuit que l’absence de X j dans la sauce n’est que contextuellement provisoire. Cette absence provisoire est signalée conjointement par l’emploi du suffixe verbal -nɛ̂ m (accompli affirmatif) et du cotexte ò vùtě « pour que le tout soit complet ». Le suffixe -nɛ̂ m indique que la localisation de P  



159

Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

dans le temps est associée à deux points de vue dissymétriques. Ainsi d’un premier point de vue, P n’est pas localisé, tandis que de l’autre, P est bien localisé. Le cotexte ò vùtě, lui, implique qu’on envisage la liste complète des ingrédients qu’on est censé introduire dans la sauce. En somme, qualifier l’absence de X j de provisoire, c’est dire qu’il sera bel et bien introduit dans Y , c’est prévu. C’est une façon de dire que l’altérité de source spatio-temporelle dans cet exemple est une altérité faible puisque X i et X j continuent de coexister (l’altérité est maintenue). En effet, tout se passe comme si l’objectif du locuteur était d’éliminer l’altérité et ainsi de reconstruire la classe de X comme un bloc homogène. On peut comparer (24) avec (24a) et (24b). [On met les ingrédients dans une sauce qu’on est en train de préparer.] (24a)

m̀ mésɩ́ lêm ɩ́ sḛ̀ nʊ̀ mɔ́ nɔ̂ . ɔ̀ gwá̰ nɛ̂ m árá nɔ́ kwʊ̀ rʊ̀ nɔ́ kwʊ́ kwɔ́ wírí. m̀

mé-sɩ́-lêm

1 SG

faire-STAB ST AB -ACC

ɔ̀ 3 SG

ɩ́sḛ̀

nʊ̀

mɔ́ nɔ̂

piment

REL

huile

gwá̰ -nɛ̂ m

árá

nʊ̀

ɔ́ kwʊ̀ rʊ̀

nʊ̀

ɔ́ kwʊ́ kwɔ́ wírí

B . V .rester-ACC A CC ASS

sel

REL

gombo

REL

feuille nourriture

ASS

« (J’ai mis du piment et de l’huile), il reste le sel, le gombo et les feuilles-légumes. »  

(24b)



*m̀ mésɩ́ lêm ɩ́ sḛ̀ nʊ̀ mɔ́ nɔ̂ . bà gwá̰ nɛ̂ m árá nɔ́ kwʊ̀ rʊ̀ nɔ́ kwʊ́ kwɔ́ wírí. m̀

mé-sɩ́-lêm

1 SG

faire-STAB ST AB -ACC

bɛ̀ 3 PL

ɩ́sḛ̀

nʊ̀

mɔ́ nɔ̂

piment

REL

huile

gwá̰ -nɛ̂ m

árá

nʊ̀

ɔ́ kwʊ̀ rʊ̀

nʊ̀

ɔ́ kwʊ́ kwɔ́ wírí

B . V .rester-ACC A CC ASS

sel

REL

gombo

REL

feuille nourriture

ASS

*« (J’ai mis du piment et de l’huile), il reste le sel, le gombo et les feuilles-légu 

mes. »  

Les exemples (24a) et (24b) visent à montrer que le pronom ɔ 3 SG en (24) est de nature impersonnelle. Ainsi, le remplacement de ɔ (24a) par bɛ (24b) rend la séquence (24b) non naturelle. Continuons l’observation. (24c)

m̀ mésɩ́ lêm ɩ́ sḛ̀ nʊ̀ mɔ́ nɔ̂ . *árá gwá̰ nɛ̂ m ò vùtě. « J’ai mis du piment et de l’huile. *Le sel reste pour que ce soit complet. »  



160

Sylvester N. Osu

lèmmé árá ɔ́ bʊ́ gwá̰ nɛ̂ m ɛ́ gwá̰ ʊ́ .

(24d)

lèmmé

árá

ɔ́ bʊ́

gwá̰ -nɛ̂ m

ɛ́ gwá̰

ʊ́

regarde

sel

T TOP OP

B . V .rester-ACC ASS

RED REDUP UP

PFE

« Dis, finalement, il en est resté, du sel. »  



La séquence en (24c) n’est pas bien formée. La position de árá « sel » – il est antéposé au verbe àgwá̰ – tend à lui conférer le statut du terme sur lequel opère àgwá̰ , comme pour signifier que le sel est fragmenté. Or ce terme est lui-même précédé par d’autres termes (un ensemble d’ingrédients) qui représentent la classe X . La séquence ne désigne donc pas clairement le terme sur lequel porte àgwá̰ . De plus, si on voulait l’interpréter, on tendrait à comprendre qu’une partie du sel est restée, n’ayant pas été utilisée. L’exemple (24d) paraît plus naturel pour exprimer cela. Dans la situation, le locuteur en (24d) a peur de ne pas avoir suffisamment de sel à sa disposition mais à sa grande surprise, non seulement il a la quantité suffisante, mais en plus, il en est resté.  



[À propos des invités qu’on attend :]  

bà yàbyázḛ́ ɔ̀ gwá̰ nɛ̂ m ósɩ̀ kpákárá bɛ́ byákwó.

(25)



y-àbyá-zḛ́

ɔ̀

gwá̰ -nɛ̂ m

ósɩ̀

3 PL

MOD MO D -B . V . venir-B . V .aller

3 SG

B . V .rester-ACC A CC ASS

Osi

kpákárá

bɛ́

byá-kwó

tous

3 PLO PL O

B . V . venir-B . V .finir

« Ils arrivent les uns après les autres, il reste Osi pour que tous soient arrivés. »  



Comme dans l’exemple précédent, le sujet syntaxique dans (25) est l’impersonnel ɔ. La classe de X est introduite dans le contexte gauche par bè « 3 PL », c’est-à-dire les invités. Le verbe àgwá̰ indique que la classe de X est divisée en deux sous-groupes : X i représente les invités qui sont arrivés (à un endroit donné, noté Y ) et X j, ceux qui ne sont pas (encore) arrivés (mais qui vont normalement arriver puisqu’il est prévu qu’ils arrivent). Cette deuxième sous-classe se ramène à ósɩ̀ . Ce dernier peut se dire provisoirement localisé dans un endroit différent du premier. On peut le noter Y ’ .  





161

Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

(26)

bá làzɪ́ lɛ̂ m ɔ́ bɔ̀ cɪ̀ ɛ̀ tɔ́ , ɔ̀ gwá̰ nɛ̂ m ɔ́ bɔ̀ cɪ̀ ɛ̀ nɔ̂ bà yâ. bɛ́

làzɪ́-lɛ̂ m

ɔ́ bɔ̀ cɪ̀

ɛ̀ tɔ́

3 PL

B . V . asseoir-ACC A AS SS S

jour

3

ɔ̀

gwá̰ -nɛ̂ m

ɔ́ bɔ̀ cɪ̀

ɛ̀ nɔ̂





3 SG

B . V . rester-ACC ASS

jour

4

3 PL

B . V . rentrer.CTP

« Elles ont déjà séjourné trois jours, il reste quatre jours (encore) et elles seront ren 

trées. »  

Dans (26) également, le sujet syntaxique est l’impersonnel ɔ. Mais la classe de X est introduite dans le contexte par le nombre de jours que les voyageurs ont prévu de passer (de séjourner) dans un endroit donné. Le verbe àgwá̰ indique que la classe de X est divisée en deux sous-groupes : X i représente « trois jours », c’està-dire le nombre de jours que les voyageurs ont déjà passés dans cet endroit (noté Y ) et X j, « quatre jours », c’est-à-dire le nombre de jours qu’ils n’ont pas (encore) passés (mais qu’en toute vraisemblance ils vont passer dans cet endroit puisque c’est prévu). Techniquement, on dira que les quatre jours qu’ils n’ont pas (encore) passés dans cet endroit se trouvent provisoirement ailleurs, noté Y ’ . Il convient de noter ici que l’altérité ainsi introduite à travers le marqueur àgwá̰ porte sur la classe de X , c’est-à-dire le nombre de jours à passer dans l’espace de Y . On a, d’un côté, le nombre de jours où le séjour est effectif et de l’autre, le nombre de jours où le séjour n’est pas effectif. Les deux sous-groupes de jours coexistent. De ce fait, l’altérité, encore une fois, est de source spatio-temporelle.  









4.1.2.2 Le terme qui suit àgwá̰ renvoie à une certaine quantité et / ou qualité Les exemples qui suivent tendent à exprimer l’idée que quelque chose a été sur le point de se produire, mais ne s’est pas produit. (27)

ɪ́ gâ ǹhɛ̂ m. ɔ̀ gwá̰ nɛ̂ m ḿmántɪ̀ ńné ḿ dǎ̰ . ɪ́



ǹhɛ̀ ̰ -ɛ̂ m ɔ̀

gwá̰ -nɛ̂ m

ḿmántɪ̀

2 SG

B . V . marcher

S / T -DIFF

B . V .rester-ACC ASS

petitesse mère 1 SGO

3 SG

ńné

ḿ

Lit. Il est resté peu ma mère est tombée « Ma mère a manqué de / a failli tomber (en passant par là-bas). »  



dǎ̰ B . V .tomber

162

Sylvester N. Osu

ósɩ̀ zɛ̂ nɔ̀ fɔ́ áyâ̰ , lě ɔ̀ gwá̰ nɛ̂ m ḿmántɪ̀ m̀ gbɔ́ a ákâ tà̰ .

(28)

ósɩ̀

zɛ̂ -n-ɔ̀ fɔ́

áyâ̰ ,



ɔ̀

gwá̰ -nɛ̂ m

Osi

NE G - I NAC NACC C - B . V . respecter

oeil

B . V .regarder.INJ

3 SG

B . V . rester-ACC AC C ASS

ḿmántɪ̀



tà̰

petitesse 1 SG

gbɔ́

a

ákâ

B . V . frapper

3 SGO

main aujourd’hui

« Osi n’est pas respectueux, j’ai failli le frapper aujourd’hui. »  



En (27), la mère a glissé, a titubé mais s’est redressée sans tomber ; et en (28), le locuteur a failli frapper Osi mais s’est finalement retenu. Dans ces deux exemples, X représente les conditions requises pour qu’un événement donné se produise. Ces conditions comprennent, pour (27), la glissade et la titubation de la mère, et pour (28), l’énervement et le fait de ne pas se retenir. L’altérité dans ces deux exemples s’introduit sur X du fait que relativement à un instant ti (= Y ), certaines conditions, représentées comme X i, sont remplies alors que d’autres, représentées comme X j, ne le sont pas. Techniquement, on peut dire que X j, en attendant, est localisé relativement à tj (= Y ’). Ainsi, l’altérité là encore, est de source spatio-temporelle. L’élément ḿmántɪ̀ « petitesse » introduit la quantité et la qualité des conditions qui ne sont pas remplies. On peut proposer pour les exemples (27) et (28) les gloses suivantes : « il a manqué une petite quantité-qualité de conditions nécessaires, sinon ma mère serait tombée » (27), « il a manqué une petite quantité-qualité de conditions nécessaires, sinon je l’aurais frappé » (28). C’est une autre manière de signifier que le locuteur désigne comme petit l’écart entre et ; entre et . Mais aussi petites soient-elles, tant que les conditions X i et X j ne sont pas toutes remplies, l’altérité sur X est maintenue. En déplaçant ósɩ̀ (nom désignant une personne) en (27) et ḿmántɪ̀ « petitesse » en (28) à la position de sujet, on obtient des séquences malformées comme en (29) et (30) :  























(29)

*bà yàbyázḛ́ ósɩ̀ gwá̰ nɛ̂ m kpákárá bɛ́ byákwó. *« Ils arrivent les uns après les autres, Osi reste (manque) pour que tous soient ve 

nus. »  

(30) *ɪ́ gâ ǹhɛ̂ m. ḿmántɪ̀ gwá̰ nɛ̂ m ńné ḿ dǎ̰ . *« Ne passe pas par là-bas, peu restait (manquait) ma mère est tombée. »  



Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

163

L’irrecevabilité de ces séquences peut s’expliquer par le fait que l’élément qui précède le verbe àgwá̰ doit être un indice de sujet de type impersonnel ou alors l’élément doit désigner la classe d’occurrences sur laquelle àgwá̰ introduit une fragmentation. Or ni ósɩ̀ ni ḿmántɪ̀ « peu ou petitesse » ne remplissent ces conditions. Dit autrement, ils n’ont pas la fonction d’indice de personne à valeur d’impersonnel et ne peuvent pas être envisagés, dans ces exemples en tout cas, comme une classe d’occurrences susceptible d’être fragmentée.  



4.1.3 Le verbe àgwá̰ porte sur le procès introduit à travers V 1 Dans ce type d’emploi, le verbe àgwá̰ se combine avec un autre verbe, et l’ensemble est précédé par un sujet syntaxique qui est aussi le sujet du procès ainsi introduit par le verbe complexe (V 1V 2). Le verbe àgwá̰ apparaît en position de suffixe (V 2). Ce type d’emploi peut être illustré comme ceci :  

(31)

vùrú wɩ́ rɩ́ kɛ̂ m ńdá ánʊ̀ rɩ́ gwá̰ rʊ̀ rɩ́ hɔ́ sɪ̀ . vù-rú

wɩ́rɩ́

kè-ɛ̂ m

ńdá ánʊ̀ rɩ́-gwá̰ rʊ̀

rɩ́-hɔ́ sɪ̀

B . V .porter-DAT . INJ

nourriture

REL -DIFF

père 2 P L

B . V .manger-fin

B . V .manger-rester

« Prends les restes que votre père n’a pas mangés, mange-les. »  

(32)



ánʊ́ ɣɔ́ gwá̰ náyɪ̀ ɔ́ dà ʊ́ . ánʊ́

ɣɔ́ -gwá̰

nʊ-áyɪ̀

ɔ́ dà

ʊ́

2 PPLL

B . V .cueillir-rester.I NJ

RE L -1 PLO REL

pomme

PF E

« Vous qui cueillez des pommes, laissez-en pour que nous aussi, nous puissions en cueillir. »  

(33)



ḿ zàgwá̰ nʊ́ nɛ̂ m ɩ́ kè ɩ́ . ḿ

zà-gwá̰ -nʊ́ -nɛ̂ m

ɩ́



ɩ́

1 SG

B . V . balayer-B . V .rester-REL -ACC ASS

2 SG

REL

2 SGO



« J’ai balayé et (je) t’ai laissé ta part. »  



La spécificité de ces trois exemples, c’est que le verbe àgwá̰ porte spécifiquement sur la relation entre le procès et l’objet du procès. Dans (31), la relation est entre « la nourriture que votre père a mangée » d’un côté, et « manger » de l’autre. Dans  







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Sylvester N. Osu

(32), la relation est entre « cueillir » et « pommes ». Et enfin, dans (33), la relation est entre « balayer » et « l’endroit qui est balayé ». Le verbe àgwá̰ indique que le procès représenté par le verbe (V 1) avec lequel il se combine, a été morcelé de sorte qu’en ti (= Y ) seul X i (une partie) est réalisé et X j (une autre partie) n’est pas réalisé, ce qui peut se gloser par : il reste comme il est, où il est. Ainsi, on peut techniquement affecter X j au localisateur Y ’. Tout ceci a une incidence sur l’objet du procès car celui-ci se présente également comme scindé en deux. Ainsi, en (31), le procès « manger » n’a pas été réalisé jusqu’au bout. Et le mangeable n’a pas été consommé dans sa totalité : il reste en Y ’ une partie de la nourriture destinée à être mangée par « votre père ». En (32), le procès « cueillir des pommes » ne doit pas être réalisé dans sa totalité. Ainsi, les pommes ne doivent pas être cueillies dans leur totalité : il doit rester en Y ’ des pommes pour nous. Et en (33), le procès « balayer » n’a pas été épuisé puisque l’endroit n’a pas été balayé dans sa totalité : il reste en Y ’ quelques points de l’endroit à balayer. Comme on peut le constater, le morcellement du procès va de pair avec celui de l’objet du procès ; cela repose entièrement sur le fait que la réalisation d’une partie du procès est effective mais pas celle d’une autre partie. Il s’ensuit une altérité introduite sur le plan temporel. Comme dans les exemples précédents, cette altérité est maintenue du fait de la coexistence de X i et X j.  









































4.2 Prolongement Le but de cette contribution, dès le départ, est d’examiner le verbe àgwá̰ dans la diversité d’emplois qui le caractérise. Dans cette optique, je propose de prolonger la discussion à travers les exemples (34) à (37) :  

(34)

ńgwá, ɔ̀ rɔ̀ tɔ̀ gwá̰ nʊ́ rɩ́ sɩ́ ávʊ̂ ̰ . ńgwá

ɔ̀ rɔ̀ tɔ̀

gwá̰

nʊ́

rɩ́sɩ́

PE

boue marine

B . V .rester.INJ

REL RE L

tête

ávʊ̰̂ poisson

« Bon, il faut qu’il reste de la boue dans la tête du poisson. »  



L’exemple (34) est une construction injonctive. Il s’agit d’un dicton pour signifier que, pour des raisons connues des deux locuteurs, le thème de discussion ne doit pas à un moment donné être abordé dans sa totalité. On retrouve alors les mécanismes décrits jusqu’ici : une partie de ce thème (représenté à travers ɔ̀ rɔ̀ tɔ̀ « boue ») est abordée et une partie ne l’est pas (encore), elle doit rester localisée dans la tête du poisson (Y ’), et on peut ajouter « en attendant d’être abordée un  







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Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

jour ». Le propre du verbe àgwá̰ , c’est d’indiquer dans le même mouvement que les deux parties co-existent. C’est ainsi que s’introduit là encore une altérité de source spatio-temporelle sur la classe de X . Considérons (35) :  



[Le locuteur a envoyé une somme d’argent et précise comment elle sera partagée :]  

(35)

ɩ́ gwèyálɛ́ á yḛ̌ cɩ́ kè kè á, ɔ̀ zàgwá̰ ɔ́ gwʊ́ ̰ ɩ́ sḛ̂. gwèrú á bɪ̀ tɛ̌ . ɩ́ 2SG .NON

ASS

gwè-yá-lɛ́

á

yḛ̌

cɩ́kè



B . V . prendre-CTP CT P - ACC NON AS ASS S

3 SSGO GO

B . V . donner.INJ

Chike

REL



ɔ̀

á

3 SGO 3 SG

z-àgwá̰

ɔ́ gwʊ́ ̰

ɩ́sḛ̂

gwè-rú

á

bɪ̀tɛ̌

FUT -rester

vingt

cinq

B . V . prendre-DAT

3 SGO

B . V . poser  

« Quand tu l’auras retirée (et) donné à Chike sa part, il restera 10015 (naira). Garde-les. »  



On peut reformuler (35) comme ceci : quand tu auras enlevé de la somme la part qui revient à Chike, il restera 100 naira. Cette reformulation met l’accent sur le fait que le pronom 3 SG o n’est pas d’un emploi impersonnel, il reprend « une somme d’argent » précédemment signalé dans le contexte par a. Elle met également en relief le fait que d’une somme non fractionnée au départ, on retire une partie tout en laissant une autre partie. La somme est ainsi partagée en deux : X i est donné à Chike (noté Y ) tandis que X j reste en Y ’, c’est-à-dire « autre part ». Maintenant considérons (36) :  













(36)

*ɩ́ gwèyálɛ́ á yḛ̌ cɩ́ kè kè á, ɔ́ gwʊ́ ̰ ɩ́ sḛ̂ zàgwá̰ . gwèrú á bɪ̀ tɛ̌ . ɩ́

gwè-yá-lɛ́

á

yḛ̌

cɩ́kè

B . V . prendre-C TP - AC C NON ASS

3 SGO

B . V . donner.INJ

Chike celui

á

ɔ́ gwʊ́ ̰

ɩ́sḛ̂

z-àgwá̰

gwè-rú

3 SGO

vingt

cinq

FUT -rester

B.V.

2SG .NON

ASS



á

prendre-DAT 3 SGO



bɪ̀tɛ̌ B . V . poser  

*« Quand tu l’auras retirée et donné à Chike sa part, 100 naira resteront. Garde-les. »  

15 En ikwere, la juxtaposition de deux numéraux équivaut à la multiplication.



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Sylvester N. Osu

L’impossibilité pour 100 naira de fonctionner comme sujet du procès dans (36) corrobore l’idée que le pronom 3 SG o en (35) n’est pas d’un emploi impersonnel, et qu’il reprend bien « argent », précédemment introduit dans le contexte.  



[A interpelle B sur les commandes de vente de terrains qu’il reçoit. Pour A, B devra faire attention à ne pas honorer toutes les commandes, sinon il risque de ne pas rester pour la famille de quoi cultiver pour l’année. B répond :]  

ɔ́ gwá̰ nɛ́ , ʔó, ɔ̀ gwá̰ ̰ nɛ̂ , ʔó, ńtà mé réhyá ɪ́ wáy sùkwúlù rʊ́ mʊ̀ tàkɪ́ rɪ́ .

(37)

ɔ́

gwá̰ -nɛ́ ,

ʔ

ɔ̀

gwá̰ ̰ -nɛ̂ ,

ʔ

3 SG

B . V . rester-AC C NON N ON ASS

bien

3 SG

B . V .rester-ACC NON ASS . N EG

bien

ńtà



ré-hyá

ɪ́wáy

sùkwúlù

rʊ́ mʊ̀ tàkɪ́rɪ́

B . V .vendre-sortir

argent école

ó,

ce qui compte 1 SG . E M MP PH H

ó,

enfants

« S’il en reste tant mieux, s’il n’en reste pas tant pis, du moment que j’aie de quoi payer les études de mes enfants. »

Le verbe àgwá̰ est employé deux fois dans l’exemple (37). Sa première mention est dans une construction positive qui n’est pas pour autant une assertion16 de la part de l’énonciateur. On peut la réinterpréter comme ceci : s’il s’avère qu’une partie du terrain n’est pas vendue, je dis tant mieux. Or le fait qu’une partie du terrain n’est pas vendue, cela veut dire que le terrain est morcelé en X i et X j de sorte que le premier morceau est vendu mais pas le second. La seconde mention est dans une construction négative (elle ne constitue pas non plus une assertion de la part de l’énonciateur) que l’on peut réinterpréter comme ceci : s’il s’avère qu’aucune parcelle du terrain n’est restée invendue, tant pis. La négation est marquée ici par le ton descendant sur la voyelle finale du verbe àgwá̰ . Comme nous l’avons vu précédemment, àgwá̰ tend à dire qu’il y a une parcelle qui n’est pas vendue. Mais la négation inverse le processus, indiquant qu’il n’y a pas de parcelle qui ne soit pas vendue. En d’autres termes, le terrain, associé au fractionnement, est reconstruit cette fois comme susceptible de ne pas être fractionné.  



16 « Dans l’assertion on dit que telle chose est ou n’est pas et dans l’injonction on dit : "que telle chose soit ou ne soit pas" » (Culioli, 1985, p. 81). « […] lorsque je suis locuteur-asserteur, pour pouvoir affirmer, produire une assertion, il faut déclarer publiquement : une assertion intériorisée n’est pas une assertion, et il faut d’un autre côté qu’il y ait engagement d’une personne qui prend en charge, qui se porte garante, qui tient à affirmer quelque chose envers et contre vous » (Culioli, 1985, p. 62). « […] pour asserter il faut être à même de s’engager, de se représenter les chemins possibles, de décider, de choisir » (Culioli, 1990, p. 127).  





















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Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

L’exemple ɔ́ gwá̰ nɛ́ , ʔó, ɔ̀ gwá ̰ nɛ̂ , ʔó signifiant « qu’il en reste ou qu’il n’en reste pas, cela m’est égal » permet au locuteur d’indiquer clairement qu’il ne confère ni bonne ni mauvaise valeur au fait que le terrain ne soit pas morcelé à terme.  



4.3 Résumé et réanalyse La discussion jusqu’ici révèle qu’il est constamment question avec àgwá̰ de ce qu’un ensemble d’éléments est présenté comme devant être affecté par un procès donné, en d’autres termes, il est question du passage en Y , localisateur ultime des occurrences de la classe de X , en partant de Y ’, localisateur provisoire. Le marqueur àgwá̰ indique qu’au lieu d’effectuer le passage de Y ’ à Y , certaines occurrences de X restent localisées relativement à Y ’. On peut caractériser le mode de fonctionnement spécifique et invariant de àgwá̰ de la manière suivante :  

Le verbe àgwá̰ marque que la classe d’occurrences de X posée en dehors de toute problématique d’altérité comme à localiser relativement à Y , un repère spatio-temporel, est ré-envisagée comme fragmentée du fait de la localisation d’une sous-classe de X relativement à Y ’, un autre repère spatio-temporel différent du premier.

Une première conséquence du mode de fonctionnement de àgwá̰ est que la classe X subit une fragmentation. La fragmentation peut porter sur la classe introduite par C0 (ex. bádʊ̀ ̰ « personne(s) » [en 17], mɩ́ nɩ́ bɛ́ kwʊ́ ̰ « eau chaude » [en 20], ɛ̀ lɪ̀ « terrain » [en 23]) ; elle peut porter sur la classe introduite par le cotexte (ex. ensemble d’ingrédients auquel appartient árá « sel » [en 24], groupe des personnes auquel appartient ósɩ̀ [en 25], ensemble de conditions auquel appartient ḿmántɪ̀ « petite quantité-qualité des conditions » [en 27 et 28]) ; elle peut porter sur un procès (ex. èrɩ́ « manger » [en 31], ɔ̀ ɣɔ́ « cueillir » [en 32], àzǎ « balayer » [en 33]). Lorsque la fragmentation porte sur la classe de X en tant qu’introduite par C0, on a une partie de cette classe qui réalise le procès tandis que l’autre partie ne le réalise pas (c’est-à-dire des personnes, de l’eau chaude, une partie du terrain). Lorsque la fragmentation porte sur la classe introduite par le contexte, on a une partie de la classe affectée par le procès tandis que l’autre partie ne l’est pas (c’est-à-dire des ingrédients, un groupe de personnes, des conditions). Enfin, lorsque la fragmentation porte sur un procès, on a une partie du procès qui est réalisée et une autre partie qui ne l’est pas (c’est-à-dire manger, cueillir, balayer). Dans tous les cas, le procès associé à X se présente comme n’étant pas totalement réalisé. Ainsi « quitter la salle » n’est réalisé que partiellement, « l’eau chaude » n’est épuisée qu’en partie, « vendre le terrain » est réalisé en partie  















































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Sylvester N. Osu

également. De même, une partie des ingrédients est introduite dans la sauce, et enfin, une partie des conditions pour que ma mère tombe sont remplies (rappelons ici que c’est le procès qui est scindé en deux). Enfin, balayer n’a été effectué qu’en partie. Aussi, le passage des occurrences de X en Y en partant de Y ’ entraîne deux types de pondérations.

4.3.1 Pondération sur le localisateur Y ’ Cette première configuration concerne les exemples du type discuté en 4.1.1. et elle implique les phénomènes que l’on peut rappeler brièvement de la manière suivante. Les occurrences de X sont positionnées en Y ’. Le procès Q , < quitter la salle> en (17) ou en (18), est posé comme « à réaliser » par X , plus précisément, par les occurrences de la classe de X . Ce faisant, ces occurrences se retrouveront par conséquent positionnées ailleurs (noté Y ), que ce soit un espace physiquement identifiable ou pas. Tout se passe comme si Y ’ devait être vidé de toutes les occurrences de X . Certaines occurrences de X réalisent effectivement Q et se retrouvent en Y . Concrètement, les personnes qui quittent la salle, la quantité d’eau chaude qu’on épuise et le lopin de terre qu’on vend constituent à chaque fois des occurrences de X qui, par construction, sont soustraites de la classe de X et donc de l’espace Y ’ . D’autres occurrences ne réalisent pas Q et restent localisées en Y ’. En conséquence, Y ’ n’est pas vidé de toutes les occurrences de X et la classe de X est scindée en deux. Les exemples du type abordé en 4.1.3. impliquent également le vidage de l’espace Y ’. En effet, dire qu’il reste du procès « manger » (en 31) (ou « cueillir » en [32] ou encore « balayer » en [33]), c’est dire qu’on part d’un procès réalisable ou à réaliser en entier. Dès lors, la partie réalisée, localisée en ti = Y , n’est plus à réaliser, elle est soustraite de l’ensemble posé comme à réaliser. D’un autre côté, la partie non effectuée reste là où elle est, c’est-à-dire, localisée relativement à Y ’. Il serait incongru de traduire àgwá̰ dans ce type d’exemples par manquer en français. Là encore, on a l’impression du vidage de l’espace que constitue Y ’, localisateur provisoire, des occurrences de X , comme si l’espace Y ’ ne devait plus contenir une seule occurrence de X , ces dernières occurrences étant toutes destinées à l’espace Y (réel ou imaginaire). D’un point de vue topologique, Y ’ est associé ici à la zone d’E xtérieur (noté E ) du domaine notionnel représenté par le localisateur de X tandis que Y est associé à la zone d’I ntérieur (noté I ). Dans ce cas de figure, le verbal àgwá̰ indique qu’étant donné le passage en I de X initialement positionné en E , une sous-classe de X ne  















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Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

sort pas de E , autrement dit, elle reste située en E . L’élément àgwá̰ introduit ainsi les occurrences de X qui ne sont pas affectées par le vidage de Y ’ ou encore par la soustraction des occurrences de la classe de X , et donc par le repositionnement.

4.3.2 Pondération sur le localisateur Y Cette deuxième configuration implique les choses suivantes : l’élément árá « sel » (en 24) fait partie d’un ensemble de choses que l’on doit introduire dans une sauce, ósɩ̀ « une personne » (en 25) fait partie d’un ensemble de personnes qui doivent arriver, donc à recevoir. Quant à ḿmántɪ̀ « petite quantité-qualité des conditions » (en 27 et 28), il s’agit d’une sous-classe de conditions faisant partie d’un ensemble de conditions qui doivent être remplies. Dit d’une autre manière, les autres ingrédients sont déjà présents (ajoutés) sauf árá, les autres personnes sont déjà présentes sauf ósɩ̀ , et une (grande) partie des conditions sont remplies sauf une petite partie. On voit donc que dans ce deuxième cas de figure, il s’agit du remplissage de l’espace que constitue Y , localisateur ultime, par des occurrences de X , comme si l’espace Y devait contenir toutes les occurrences prévues sans qu’une seule occurrence manque à X . D’un point de vue topologique, Y est associé à la zone d’I ntérieur du domaine notionnel représenté par le localisateur des occurrences de X tandis que Y ’ est associé à la zone E xtérieur. Le mouvement part donc de l’extérieur vers l’intérieur du domaine associé à l’espace de référence. À noter, en passant, que c’est ce type d’emploi de àgwá̰ qui est compatible avec la traduction par manquer. Dans ce cas, le verbe àgwá̰ marque qu’étant donné le passage des occurrences de la classe de X initialement positionnées en E (pour E xtérieur) vers I (pour I ntérieur), une sous-classe de X n’a pas intégré I , elle est restée positionnée en E . L’élément àgwá̰ introduit les occurrences non affectées par le remplissage (ou, dit autrement, par l’ajout). En d’autres termes, les occurrences qui n’ont pas (encore) intégré l’intérieur du domaine sont positionnées dans un autre endroit, c’est-àdire à l’extérieur du domaine représenté par les ingrédients de la sauce, les invités et les conditions. Les emplois du type 4.1.2. illustrent plutôt bien ce cas de figure.  













Conclusion Notre travail est une contribution à une réflexion collective au sein de l’équipe « Sémantique Énonciative et Typologie des Langues » (LLL Tours), sur l’expression du manque. Il s’agit plus spécifiquement de dégager et de rendre  



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compte des moyens divers d’exprimer le manque dans les langues du monde. En ikwere, le verbe àgwá̰ figure parmi ces moyens. Or ce verbe a une particularité : il est à la fois l’équivalent de rester et de manquer en français alors même que « rester » et « manquer » se présentent comme deux notions contradictoires. Cette étude s’est alors assigné l’objectif précis de comprendre ce qui permet au verbe àgwá̰ de renvoyer aux deux notions. La démarche a consisté à partir du questionnaire commun de base (QCB), élaboré par l’équipe pour recenser les différents moyens d’exprimer ce phénomène, avant de me concentrer sur àgwá̰ . J’ai alors complété le QCB à travers une enquête ciblée sur ce verbe. Il ressort des exemples examinés que son apparition implique la fragmentation d’un élément de la relation . Dit d’une autre manière, cette étude a montré de quelle façon le verbe àgwá̰ dans un énoncé met en jeu de manière spécifique le phénomène d’altérité dès lors qu’il présente la classe de X ou dans certains cas le procès Q comme fractionné(e). Cette fragmentation peut à son tour impliquer la soustraction (ou le prélèvement) de certaines occurrences dans une classe d’occurrences. Dans ce cas, les occurrences qui ne sont pas prélevées de la classe restent situées par rapport à Y ’, qui se présente alors comme un localisateur provisoire. Mais cette fragmentation peut supposer l’ajout des occurrences à un espace Y posé comme le localisateur ultime des occurrences de X . Dans ce dernier cas, les occurrences qui ne sont pas ajoutées à l’espace Y manquent relativement à Y . Elles n’y sont pas situées. On comprend alors que « ce qui reste manque par rapport à la soustraction des occurrences de Y ’ » et que « ce qui manque reste à ajouter à l’espace Y ».  

















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Chapitre 6 Approche énonciative du verbe àgwá̰

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Sylvester N. Osu

Miller George A., 1996, The Science of Words, New York, Scientific American Library. Neveu Frank, 2004, Dictionnaire des sciences du langage, Paris, Armand Colin. Osu Sylvester N., 1988, Approche linguistique de la langue ikwere : étude de « àpalɩ́ zɔ́ » et « èbètě », mémoire de Maîtrise, Besançon, Université de Franche-Comté. Osu Sylvester N., 1998, Opérations énonciatives et problématique du repérage : cinq particules verbales ìkwéré, Paris, L’Harmattan. Osu Sylvester N., 2003a, « A semantic approach to Ikwere verbs: the case of àḅá », in Mírovský J., Kotěšovcová A. et Hajičová E. (éd), Proceedings, XVII International Congress of Linguists, July 24–29, 2003, Prague, Univerzity Karlovy, CD-ROM. Osu Sylvester N., 2003b, « Semantic invariance, locating process and alterity: a TOPE-based analysis of the verbal prefix z- in Ikwere », Journal of Linguistics 39, 3, p. 521–574. Osu Sylvester N., 2004, « La “fin” du procès à travers trois verbes ikwere », in Boyeldieu P. et Nougayrol P. (éd.), Langues et cultures : terrains d’Afrique. Hommage à France CloarecHeiss, Paris, Peeters, p. 251–261. Osu Sylvester N., 2008, « Verb reduplication in Ikwere: beyond form and meaning », Revue Gabonaise des Sciences du Langage 3–4, p. 5–36. Osu Sylvester N., 2010, « Entre réduplication et répétition en ikwere », in Osu S. N., Col G., Garric N. et Toupin F. (éd.), Construction d’identité et processus d’identification, Berne, Peter Lang, p. 545–568. Osu Sylvester N., 2011, Entre énonciation, phonologie et ethnolinguistique : contribution à la description de l’ikwere. Dossier de synthèse, Habilitation à Diriger des Recherches, Université d’Orléans, p. 26–44. Osu Sylvester N., 2018, « Étude énonciative des verbes ikwere : le cas de ɔ̀ gwʊ̰̂ “manquer” », in Rialland A. et Léonard J.-L. (éd.), Linguistique africaine : perspectives croisées, Paris, Institut de Phonétique (Mémoires de la Société de Linguistique de Paris), p. 79–110. Valin Roch, 1971, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume : psycho-systématique de langage : principes, méthodes et applications I. 1948–1949. Série B, Paris/Québec, Klincksieck/Presses de l’Université Laval. Welmers William, 1973, African language structures, Berkeley, University of California Press. Yelbert Jonathan, 1996, Étude des énoncés comportant sɛ dans la langue akan : invariance et variations, thèse de doctorat, Besançon, Université de Franche-Comté.  































































Sũ-tõõg-nooma Kabore

Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

Introduction Cet article sur la notion de manque en mòoré1 a pour source les travaux du groupe de recherche de l’Université de Tours sur le manque et le QCB qui a servi de guide. Le QCB traite des diverses acceptions de « manque/manquer », selon les contextes. Mais à travers ces contextes, la notion se déploie sur diverses racines selon les langues. Les différentes acceptions du français ont été regroupées en sections selon les racines des termes mòoré. Ainsi, « manquer d’épouser » [5a], « manquer un examen » [1f], « manquer à un rendez-vous » [10c] se retrouvent associés dans la notion de « ne pas (se) réaliser, ne pas aller jusqu’au terme prévu, ne pas réaliser sa promesse, ne pas se produire finalement, comme une pluie qui pourtant menaçait de tomber… » et regroupés à vàale (exemples 57, 58, 61). Le manque de respect ([3b],[4d]) est rangé avec l’insuffisance dans pàooge (ex. 54, 55, 56). Si les énoncés ne sont en général pas des traductions exactes du QCB, ils relèvent bien tous de l’esprit de ce QCB, si bien que le fil conducteur est manifeste entre les énoncés traités, le QCB en français et les traductions mòoré de ce QCB, d’autant que pratiquement tous les verbes mòoré se retrouvent bien dans les traductions données en annexe. Les énoncés de la section 6 se présentent, eux, comme un élargissement du QCB en ce sens qu’ils indiquent, pour l’essentiel, qu’il y a, à un certain moment, un vide, un manque, un hiatus et, d’une certaine façon, une tension vers. L’organisation de l’article est la suivante : le point 1 traite de l’inexistence; le point 2, de la non-obtention d’un résultat escompté; le point 3, de la non-atteinte d’une cible; le point 4, du manque de considération, de respect; le point 5, de la non-réalisation d’un événement par suite d’un contre-temps. Le point 6 mentionne d’autres expressions de hiatus. Enfin vient la conclusion en 7. Mais, pour plus de clarté, à l’intérieur de ces sections, je procéderai essentiellement de façon contrastive, avec des termes, issus de la même racine ou non, opposant, par  























1 Dans ce texte, je laisse de côté le fait qu’à mon avis certains points de la phonologie et de l’orthographe de la langue mériteraient d’être peut-être revus. https://doi.org/10.1515/9783110727609-007

174

Sũ-tõõg-nooma Kabore

exemple, l’absence à la présence, l’échec à la réussite, l’insuffisance à la plénitude, le fait de rater une cible au fait de l’atteindre2… La théorie sous-jacente à la rédaction de cet article en termes d’acceptions et de notions est la théorie de l’énonciation d’Antoine Culioli, exposée entre autres, dans les quatre tomes de Pour une linguistique de l’énonciation et dans ses conférences filmées, notamment celles sur les Gestes mentaux et sur les Résonances, données respectivement en 2010 et 2011. On pourra aussi se reporter à Alexandre 1953 pour une vue générale sur la langue mòoré et à Kabore 1990 pour ce qui est de la négation.

1 Bè / ká : existence vs inexistence  

1.1 Bè : existence  

Le verbe bè exprime le fait d’être situé par rapport à des coordonnées spatiotemporelles. Cette localisation peut être absolue (en quelque temps, en quelque lieu que ce soit); ainsi :  

Wẽ́ nnàam bée mé

(1)

Wẽ́ nnàam

bé-e



Dieu

EF F être.LOC -EFF

CNS

« Dieu existe. »  



Le complément non spécifié, CNS 3, tient ici la place de quelque lieu, de quelque temps et, d’une façon générale, de quelque complément que l’on puisse imaginer.

2 J’espère que le lecteur ne sera pas trop dérouté de voir mentionné l’aspect positif alors que ce qui l’intéresse avant tout, c’est le côté négatif. Mais mon but est précisément de lui permettre de bien voir dans quel réseau les termes s’organisent. AC C : accompli ; ASS AS S : marqueur d’assertion dans la négation ; CAUS : causatif ; 3 Abréviations : ACC CE RT . SUBJ . PROS : certitude subjective dans la prospective ; CNS : complément non spécifié ; CONN : CERT connecteur ; C TP : centripète ; EFF : effectivité ; IDT : à valeur d’identification ; INAC : inaccompli ; INJ : injonction ; INS : forme à valeur d’insistance ; LOC : renvoie à la localisation ; NÉG : marqueur de négation ; NOM : affixe nominalisateur ; 3 PL : personne du pluriel ; 1 SG : personne du singulier ; PAS : passé ; PERSO PERS O : morphème indiquant un prénom ou servant à personnifier ; à individualiser ; TOP : forme de topicalisation ; REL : relatif ; VIS : marqueur de visée, de prospective. Ajoutons que le mòoré a fondamentalement deux tons marqués par [ˊ], ton haut, et par [ˋ], ton bas. La première syllabe d’un énoncé porte nécessairement un ton. Puis on ne note que les chan 































































   























Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

175

L’existence est généralement relative à des coordonnées spatio-temporelles données par le contexte, ou par la situation :  

(2)

néd bèe mê ?  

néd

bè-e

mê ?

personne

être.LOC -EFF EF F

CNS  ?



« Y a-t-il quelqu’un ? »  





Il s’agit ici d’un endroit manifeste, par exemple celui où se trouvent les énonciateurs. (3)

néd bèe zákkẽ̂ ?  

néd

bè-e

zákk-ẽ̂ ?

personne

être.LOC -EFF EF F

maison-dans ?





« Y a-t-il quelqu’un dans la maison ? »  

(4)





bõ̀ ẽ n bé rṹndã̄ ˋ ?  

bõ̀ ẽ

n



rṹndã̄ ˋ ?

quoi

CONN

être.LOC

aujourd’hui ?





« Qu’y a-t-il aujourd’hui ? »  





Le verbe bè est un verbe défectif. Il s’emploie au présent et à l’imparfait. Pour le reste, on a recours au verbe zĩ̀ ndi. Exister, c’est, pour un élément donné, se trouver quelque part, être localisé, repéré par rapport à un autre élément, de façon

gements de ton. Ainsi, lorsqu’une syllabe ne porte pas de marqueur tonal, c’est qu’elle se réalise sur la même hauteur que la syllabe précédente. Si une syllabe venant après une syllabe de ton haut porte le marqueur [ˊ], cela signifie qu’elle se réalise en downstep. Si plusieurs tons marqués hauts se suivent, chacun se réalise en downstep par rapport à la syllabe immédiatement précédente. On peut avoir des modulations notées [ˆ], [ˇ], [˝], [ˉˋ]. La dernière notation signifie qu’on part de la même hauteur que sur la syllabe précédente, puis il y a chute au niveau de ton bas. Les tons variant relativement les uns aux autres, on ne s’étonnera pas que le même terme puisse, selon le contexte, porter des tons différents.

176

Sũ-tõõg-nooma Kabore

assez stable, d’où l’emploi de la base zĩ pour renvoyer à la notion de s’asseoir, s’établir, exister, vivre quelque part. On en dérive le verbe d’état zĩ̀ « être assis » :  

(5)





b̀ zĩ́ ĩ ká b̀

zĩ́-ĩ



3pl

EF F être.assis-EFF

ici

« Ils sont assis ici4. »  



On en dérive aussi zĩ̀ ndi « s’asseoir, s’établir, exister, avoir lieu, y avoir » :  

(6)





b̀ zĩ́ ndà ká b̀

zĩ́-n-d-à



3pl

asseoir-CAU S -CTP . ACC -EF F

ici

« Ils se sont assis ici ; ils se sont établis ici; ils ont vécu ici. »  

(7)





ràag ká zĩnd bàdáar yé ràag



zĩ-n-d

bàdáar



marché

N NEG EG

asseoir-CAU S -CTP . ACC

ce.jour.là

AS ASS S

(marché n’a pas existé ce jour-là) : « Il n’y a pas eu marché ce jour-là ; le marché n’a  





pas eu lieu ce jour-là ».  

On en dérive encore le terme zĩ́ ĩga (zĩ̀ + classificateur ga5) qui signifie « fait ou façon de s’asseoir, lieu d’établissement, localisation dans le sens le plus général : espace, temps qui passe, temps atmosphérique, temps circonstanciel qui situe et englobe toute chose (aube, soirée, nuit…) », ce que je rends globalement par « environnement ».  







4 Ce terme ká, « ici », n’a rien à voir avec le marqueur de négation ká. 5 Dans ce travail, je ne segmente pas les suffixes de classe.  





Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

177

1.2 Ká : non-existence  

Par opposition à l’existence, la notion de non-existence, d’absence, de manque, est indiquée par la racine ka dont on génère un certain nombre de dérivés. Soit les énoncés :  

(8)

Wẽ́ nnàam ká ye Wẽ́ nnàam



ye

Dieu

ne.pas.exister

AS ASS S

« Dieu n’existe pas. »  

(9)



yéll ka ye yéll

ka

ye

Affaire

ne.pas.exister

AS ASS S

(Il n’y a pas d’affaire) : « Il n’y a rien, il n’y a pas de problème. »  





Pour quelque chose ou quelqu’un qui a existé, l’absence signifie éloignement, disparition, perte, mort :  

(10)

m̀ bṹmb n ká t’m báoodẽ́ m̀

bṹmb

n



t’m

báoo-dẽ́

1 SG

chose

CONN

ne.pas.exister

et.1 SG

chercher-inac

(de moi chose qui n’est pas et je cherche; il y a quelque chose à moi qui n’existe pas et je cherche) : « J’ai quelque chose qui a disparu et que je cherche6. »  

(11)





Nàab á-Kòom ká ye Nàab

á-Kòom



ye

Chef

PERSO -Kǒom

ne.pas.exister

AS ASS S

(Le chef Koom n’existe pas) : « Le Chef Koom est mort. »  



6 L’ensemble t’m est formé du connecteur tì et du pronom ḿ.



178

Sũ-tõõg-nooma Kabore

De la base ka on dérive, avec le suffixe de classe -m, le terme káalḿ « absence, manque, inexistence, disparition, mort » :  



(12)



rίιb ka ye rίιb

ka

ye

nourriture

N NEG EG

AS ASS S

(nourriture n’existe pas) : « Il n’y a pas de nourriture. »  

(13)





rίιb kaalḿ rίιb

kaalḿ

nourriture

non.existence

« Manque de nourriture. »  

(14)



nàab káalm-ã́ ráaré nàab káalm-ã́

ráaré

Chef non.existence-la

jour

« Le jour du décès du chef. »  

(15)



à máanà káalm záamẽ́ à

máan-à

káalm

záamẽ́

3 SG .

faire.ACC - EFF EF F

non.existence

hier

(il a fait non-existence hier) : « Il est mort hier. »  





Toujours de la base ka, mais avec le suffixe de classe -go, on dérive un autre nom, le terme káoolgó7. Ce terme káoolgó est d’un emploi très réduit et spécialisé. En effet, il ne signifie jamais « mort ». Il s’agit de manque, mais pas de  



7 La base ka+l (dérivatif) + m (marqueur de classe), donne, avec un allongement vocalique, káalḿ. Ici, on a ka+l (dérivatif) + go (marqueur de classe). Les traits vélaires de g et de la voyelle o se renforcent pour exiger une harmonisation de la base, d’où l’introduction d’une voyelle vélaire dans la base. On a ensuite un allongement vocalique d’où káoolgó, phonétiquement [kɔ́ ːlʁó]. Je n’insiste pas sur le détail de la morphologie dans ce travail.

Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

179

manque matériel ou physique. Par ailleurs, sur le plan structurel, il apparaı̂t toujours dans un composé dont il est le second élément et dans lequel le premier élément est sous sa forme de base (c’est-à-dire, sans suffixe de classe, donc sans valeur quantitative), indiquant simplement la nature de ce dont il s’agit8. Ainsi dit-on :  

(16)

Ã́ ntwand

zu-kaoolgó

Antoine

tête-manque

« Antoine manque-de-tête » (« Manque-de-tête » est ici employé comme un surnom). Il s’agit d’Ã́ ntwand qui se comporte comme s’il avait perdu la tête, parlant à tort et à  







travers, sans mesurer la nature ou la portée de ses propos. (17)

núg-kaoolgó main-manque (manque-de-main) : « Manque de moyens pour réaliser ce qu’on souhaiterait faire. »  

(18)





nín-kaoolgó personne-manque (manque-de-personne) : « Manque de gens susceptibles d’aider dans le travail, de  



porter secours, de défendre, etc. »  

Le premier élément a donc une valeur métaphorique : la personne dont il s’agit a bien sa tête ou sa main physique, mais pas en tant qu’assurant sa fonction normale de permettre la réflexion raisonnée, de fournir les moyens de réaliser ce qu’elle a en vue ; de même il peut y avoir une foule autour d’un individu, sans que personne ne soit susceptible de l’aider, disponible ou volontaire pour le faire.  



8 Le suffixe de classe apporte à la base à la fois la quantifiabilisation et le prélèvement d’une certaine quantité, si imprécise soit-elle. Quand on n’a que la racine ou la base seule, on a affaire à la notion, à la nature, donc à du qualitatif ; ici, il s’agit de la nature de ce qui manque, du type de chose auquel renvoie le manque. En d’autres termes, dans les exemples donnés ici, il ne s’agit pas du manque d’une tête, d’une main ou d’une personne, mais d’un manque-de-tête, manque-demain, manque-de-personne.  

180

Sũ-tõõg-nooma Kabore

1.3 Ka, marqueur de négation dans le système verbal La racine ka renvoie, on l’a vu, à la notion d’inexistence, d’absence. Elle est utilisée pour indiquer la négation par excellence, qu’elle porte sur l’existence ou sur l’identification. Comparer :  

(19)

yàa yẽ́ yà-a

yẽ́

être.IDT - EFF

lui/elle

« C’est lui/elle. »  



et (20)

ká yẽ ye ká

yẽ

ye

N NEG EG

lui/elle

AS ASS S

« Ce n’est pas lui/elle. »  



Comparer aussi, d’un côté :  

(21)

À Laal bée zákkẽ̂ ?  

À

Laal

bé-e

zákk-ẽ̂ ?

PERSO

Làalé

être.LOC -EFF EF F

maison-dans



« Est-ce que Làalé est dans la maison ? »  





et de l’autre :  

(22)

À Laal ká zakkẽ́ ye À

Laal



zakk-ẽ́

ye

PERSO

Làalé

N NEG EG

maison-dans

AS ASS S

« Làalé n’est pas à / dans la maison. »  



Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

181

De ce fait, ká s’emploie pour marquer la négation d’un procès, c’est-à-dire l’absence de relation entre un terme et le prédicat auquel on l’associe. Comparer :  

(23)

À Laal bée zákkẽ́ À

Laal

bé-e

zákk-ẽ́

PERSO

Làalé

être.LOC -EFF EF F

maison-dans

« Làalé est dans la maison. »  



et (24)

À Laal ká be zákkẽ́ ye À

Laal



be

zákk-ẽ́

ye

PERSO

Làalé

N NEG EG

être.LOC

maison-dans

AS ASS S

« Làalé n’est pas à/dans la maison9. »  

(25)



nébã̀ ká le kóod ye, b̀ vύυsdà mé néb-ã̀



le

kóo-d

ye,



personnes-les

N EG

à-nouveau

cultiver-I NAC

ASS ,

3 PL

vύυs-d-à



respirer-INA IN AC C .- EFF

CNS

« Les gens ne cultivent plus, ils se reposent. »  

(26)



kẽ́ ñg tι mam ká mí-f ye kẽ́ ñg



mam



mí-f

ye

aller.ACC . INJ

CONN

1 SG . TOP

N NEG EG .

connaı̂tre-2 SG SG

AS ASS S

« Va-t’en car moi, je ne te connais pas. »  

9 Même signification qu’en (22).



182

Sũ-tõõg-nooma Kabore

Ce n’est pas le lieu d’en dire davantage sur la négation dans le système verbal. Précisons, toutefois, que les marqueurs de négation dépendent aussi d’autres modalités. Ainsi ká est propre à l’assertion, rá est le marqueur d’une injonction négative, et kõ̀ marque une négation de certitude subjective dans la prospective :  

(27)

rá wa yé rá

wa



IINJ NJ . N NEG EG

venir.ACC

AS ASS S

« Ne viens pas ! »  

(28)

   

à kṍ wá yé à

kṍ



ye

3 SG

CERT . SUBJ . PROS

venir-ACC

AS ASS S

« Il ne viendra assurément pas10. »  



2 Pàame / kòñge : obtenir/manquer le résultat escompté  

Le manque peut être le fait d’un échec ; c’est donc le contraire du succès, de l’atteinte du but poursuivi, de l’obtention du résultat escompté. Le fait de manquer s’exprime alors par le prédicat kòñge « échouer », s’opposant à pàame « obtenir, avoir » :  





(29)







à kẽ́ ñgá a-Bigέ n bào lígdi, là a sίd pàama mé à

kẽ́ ñg-á

a-Bigέ

n

bào

lígdi,



3 SG

aller.ACC -EFF

PERSO -Abidjan

CONN

chercher.ACC

argent

et

10 L’énonciateur s’engage en faisant comprendre qu’en ce qui le concerne, il a des raisons solides sur lesquelles il se fonde, lui, pour dire que la personne ne viendra pas.

183

Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

a

sίd

pàam-a



3 SG

effectivement

obtenir.AACC CC - EFF

CNS

« Il est allé à Abidjan11 chercher de l’argent et il (en) a effectivement gagné. »  



(30) à báoo lígd n kòñge, n lebg n wa zĩ́ ĩ à

báo-o

lígd

n

kòñge,

n

3 SG

chercher.ACC - EFF EF F

argent

CONN

échouer.ACC

CONN

lebg

n

wa

zĩ́ĩ

retourner.ACC

CONN

venir.ACC

être.assis

(il a cherché de l’argent et a échoué et est revenu et reste assis) : « Il a cherché de  



l’argent en vain, est revenu et demeure désormais sur place. »  

(31)

màm ságl-á là mé n máo n kòñge màm

ságl-á





n

máo

n

1 SG . TOP

conseiller.ACC A CC -3 SG

EFF

CNS

CONN

lutter.ACC

CONN

kòñge échouer.ACC (moi je l’ai conseillé, ai lutté et ai échoué) : « Moi, je l’ai conseillé, avec insis 



tance, autant que je pouvais, en vain. »  

(32)

bã̀ ãdã́ kóñgà pã́ ñg yύñgẽ́ bã̀ ãd-ã́

kóñg-à

pã́ ñg

yύñg-ẽ́

malade-le

EF F échouer.ACC - EFF

force

nuit-dans

Le malade a manqué de force la nuit dernière. « Le malade est décédé la nuit der 

nière. » (C’est-à-dire qu’il a lutté contre la maladie, mais la force lui a fait défaut et il  

a perdu le combat).

11 Abidjan peut se dire simplement Bígέ, mais le a initial, quand il est prononcé, peut être, comme ici, interprété comme une marque de personnification de la ville.

184

(33)

Sũ-tõõg-nooma Kabore

tṍ nd zòee mé, n zòe, n zoe, la d báas ń kòñga tẽ́ rã̋ tṍ nd zòe-e

mé,

n

zòe,

n

zoe,

la

1 PL

courir.ACC - EFF

CNS ,

CONN

courir.ACC ,

CONN

courir.ACC ,

et

d

báas

ń

kòñg-a

tẽ́ r-ã̋

1 PL

achever.ACC

CONN

rater.ACC - EFF

train-le

(nous avons couru, couru, couru, mais nous avons fini par rater le train) : « Nous  



avons couru, couru, couru, mais malgré tout12, nous avons raté le train. »  

Kòñge signifie aussi « échouer » dans sa relation envers autrui, dans le sens d’« avoir tort » :  



(34)







màan m súgr tι maam ǹ kóñgé màan

m

súgr



maam

ǹ

kóñgé

A CC . I NJ faire.ACC

1 SG

pardon

CONN

1 SG . TOP

CONN

manquer.ACC

(pardonne-moi car c’est moi qui ai échoué : je n’ai pas été à la hauteur) : « Pardonne 





moi car c’est moi qui suis en tort. »  

La section suivante concerne une autre forme d’échec, celle par rapport à une cible qu’on ne touche pas.

3 Racine yõ : notion de toucher/rater une cible  

Le mòoré a une racine yõ de laquelle on dérive des termes aussi divers que yṍ « brûler (dense) », yṍ õgè « brûler (discret unique) », yṍ ge « attraper, saisir (dense), atteindre », yṍ gnè « allumer un feu; se préparer », yṍ kkè « saisir, atteindre (discret unique), bien prendre (pour un feu). » On en dérive aussi la base yõs qui fournit des termes de sens opposé, à savoir « passer à côté de, croiser, rater, ne pas toucher une cible, etc.13 Si la relation morphologique est claire, la relation  





















12 Báasè « achever » est rendu ici par « malgré tout ». Il signifie que le résultat, en fin de compte, va à l’encontre de tout l’effort fourni : on a fini par échouer, par rater le train. 13 On pourra parler de modes de procès, si l’on veut. Il se trouve qu’en mòoré, de même que les noms portent des suffixes de classes qui, entre autres, indiquent les propriétés de dense, compact  









Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

185

sémantique est plus subtile. Mais je ne m’étendrai pas sur la relation entre brûler, préparer un feu, se préparer, rater, croiser. ».  

3.1 Les verbes yṍ ge et yṍ kkè Considérons, pour les valeurs positives, ces deux verbes yṍ ge et yṍ kkè. Soit donc les énoncés suivants :  

(35)

yṍ g no-bi-wã́ n kõ̀ -má yṍ g

no-bi-wã́

n

kõ̀ -má

I NJJ attraper.ACC . IN

poulets-petits-les

CONN

donner.ACC -1 SG

(attrape les poussins et donne-moi) : « Attrape les poussins pour moi14. »  

(36)





bíigã lóbgà kúgr tὶ yṍ g máam bíi-gã

lóbg-à

kúgr

tὶ

yṍ g

máam

enfant-le

lancer.ACC - EFF

caillou

CONN

attraper.ACC

1 SG . INS

« L’enfant a lancé un caillou et ça m’a atteint, moi. » (La valeur dense, ici, semble  



traduire de l’intensif). (37)

yṍ kk no-bilã́ ń kõ̀ -má yṍ kk

no-bil-ã́

ń

kõ̀ -má

I NJJ attraper.ACC . IN

poulet-petit-le

CONN

donner.ACC -1 SG

« Attrape le poussin pour moi » (le fait d’attraper se produit une seule fois, d’où la  



forme yṍ kkè, valeur de discret unique).

et discret, de même les verbes peuvent porter des suffixes dérivatifs marquant, entre autres, ces mêmes propriétés. Il s’agit d’ailleurs, en partie, des mêmes suffixes. 14 La forme yṍ ge marque la valeur dense du verbe : ici, on se représente la personne comme occupée à, s’employant à attraper des poussins.  

186

Sũ-tõõg-nooma Kabore

(38)

yὲεlá, wà t’m yṍ kk f núg wàe !  

yὲεlá,



t’-m

yṍ kk

f

núg

bonjour,

venir.ACC . INJ

CONN -1 SG

attraper.ACC

2 SG

main,

wàe voyons !  

(bonjour, viens que je saisisse ta main, voyons) : « Bonjour, viens donc que je te serre  



la main ! »    

(39)

bùgmã́ yṍ kkà róogã̋ bùgm-ã́

yṍ kk-à

róog-ã̋

feu-le

attraper.ACC - EFF

case-la

« Le feu a pris à la case15. »  



Dans tous ces cas, qu’il s’agisse d’une cible qu’on atteint, de quelque chose qu’on saisit, du feu qui prend ou qui brûle, etc., il y a forcément un contact ferme. Ainsi, quand pour saluer quelqu’un on lui prend la main pour la serrer, on emploiera yṍ kkè qui signifie aussi « bien prendre, pour un feu », tandis que quand on touche quelque chose de façon superficielle, on dira sίιsè. Pour qu’il n’y ait pas de contact du tout, il faut que demeure ou s’établisse un écart, une distance, un vide, un hiatus, d’où, par exemple, la création de pare-feux pour éviter les incendies. La base yõs indique précisément la présence d’un écart.  



3.2 La base yõs : rater  

La base yõs (yõ + dérivatif s) inverse la valeur positive de la racine. Elle indique qu’entre une cible et un mobile, il y a un espace qu’on ne parvient pas à combler, il n’y a donc pas contact ; d’une façon ou d’une autre, on n’atteint pas la cible. Ce que signifie la base yõs, ce n’est pas que le mobile reste en deçà de la cible (portée trop courte16), mais qu’il ne va pas droit sur la cible ; il arrive bien à son niveau, en portée, mais dévie en hauteur (en passant au-dessus ou en-dessous), ou sur le côté.  



15 Le feu est terme de départ : l’événement, en quelque sorte, est vu du côté du feu, de ce qu’il fait. Mais on peut aussi, en prenant la case comme terme de départ, dire ròogã́ yṍ kkà búgḿ « La case a pris feu. » 16 Dans ce cas on dirait ká ta ye « ce n’est pas arrivé. »  









187

Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

La forme yṍ se indique le dense et yṍ sgè, le discret unique. (40) tã̀ õõd ń yõsd míi a sẽ̀ n ná n dίlà tã̀ õõ-d

ń

yõs-d

mí-i

a

sẽ̀

n



tirer-I NAC

CONN

rater-IINAC NAC

savoir-EFF EF F

3 SG

REL

CONN

VISÉE

n

dί-là

CONN

manger-NO N OM M

« Celui qui tire et rate (régulièrement, d’où la forme de dense yṍ s) sait ce qu’il va  

manger. »  

(41)

b̀ moorã́ yṍ sà táaba b̀

moor-ã́

yṍ s-à

táaba

3 PL

mòoré-le

rater.ACC - EFF

l’un.l’autre

(leurs mòoré se sont ratés : il n’y a pas eu rencontre) : « Ils ne se sont pas entendus  

17





dans leurs propos . » (42)



fò góamã̀ wótó wã̀ yṍ sgà mám yám fò

góam-ã̀

wótó

wã̀

yṍ sg-à

mám

yám

2 SG

paroles-les

ceci

le

rater.ACC - EFF

1 SG . TOP

esprit

(tes propos-ci ont raté mon esprit, en passant à côté) : « Tes propos ainsi me contra 



rient. »  

Ces verbes yṍ se, yṍ sgè et yṍ smè s’emploient à propos d’êtres animés, d’éléments mobiles, pour dire qu’il y a passage à côté, dépassement, croisement, sans toucher, sans collision :  

17 Le terme mòoré désigne la langue (et les coutumes) et, par extension, toute langue et toutes paroles ; c’est un terme invariable, mais táaba, (lit. « autres »), indique que sont impliqués les propos de plusieurs personnes ; il y a donc réciprocité : « se rater l’un l’autre. » Ajoutons, pour information, que Mòogó désigne à la fois le territoire des locuteurs du mòoré, le territoire de tout homme dans sa société, et aussi le territoire commun à tous les hommes, c’est-à-dire le monde ; de même Mòaagá désigne le locuteur du mòoré, mais aussi, dans certains contextes, tout être humain.  















188

(43)

Sũ-tõõg-nooma Kabore

yã́ mb yõsgá b zàkkã̋ yã́ mb

yõsg-á

b

zàkk-ã̋

2 PL

rater.ACC - EFF

3 PL

maison-la

« Vous avez manqué/dépassé leur maison18. »  



(44) tṍ nd yõsg-á là sórã̀ zúg yi-beoogẽ́ tṍ nd

yõsg-á



sór-ã̀

zúg

-ẽ́

1 PL

rater.ACC -3 SG

EFF

chemin-le

sommet

-dans

« Nous l’avons rencontré/croisé/dépassé sur la route ce matin. »  



Que l’on rencontre quelqu’un qui vient dans le sens contraire ou que l’on dépasse quelqu’un qui est devant soi sur la route, de toute façon, à moins d’un accident, il n’y a pas collision. Il demeure un espace (généralement à gauche ou à droite) entre les gens et chacun peut continuer son chemin exactement comme un mobile qui ne toucherait pas sa cible continuerait sa course. Bien sûr, les gens peuvent éventuellement s’arrêter pour se serrer la main et échanger un moment. Ce qui compte ici, c’est qu’il n’y a pas d’impact19. Pour les êtres animés, cela implique une stratégie d’évitement. C’est notamment le cas lorsque les gens se croisent dans une grande foule. Dans ce cas on emploie la forme yṍ smè avec le dérivatif m qui indique que le croisement sans collision est un procès sans fin.

4 Wàooge / pàooge : considérable/non-considérable  

Le manque peut signifier que, sur le plan quantitatif ou qualitatif, il y a insuffisance : on n’atteint pas un niveau jugé adéquat, normal, convenable, approprié. Ce décalage en deçà d’une certaine norme, s’exprime par la base pào. Il s’oppose à l’atteinte d’un niveau appréciable, adéquat, voire excédentaire, pour lequel on recourt à la base wào qui traduit une valeur considérable en quantité ou  

18 Vous n’avez pas touché au but, vous n’avez pas « atteint » la maison, en ce sens que vous ne vous y êtes pas arrêté. Vous l’avez donc ratée en passant le long et en continuant votre chemin : c’est proprement « passer à côté de quelque chose. » 19 Yṍsgè rend simplement le fait que la rencontre ou le dépassement se fait sans collision.  









189

Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

en qualité. On en dérive le verbe wàooge (selon le cas, verbe d’état ou de processus, « être en grande quantité/de grande qualité »; traiter comme quelque chose ou quelqu’un de considérable) « faire grand cas de » :  





(45)





nébã̀ wáoogà mé néb-ã̀

wáoog-à



personnes-les

EF F être.considérable-EFF

CNS

(les gens sont considérables) : « Les gens sont nombreux. »  





Si on a manifestement affaire à une seule personne, alors, « considérable » prend non pas une valeur quantitative, mais qualitative. On estime que la personne vaut plus qu’un seul individu, qu’elle a de la grandeur, de la valeur, qu’elle mérite respect20. Comparer :  





(46) rίιbã wáoogà mé rίιb-ã

wáoog-à



nourriture-la

EF F être.considérable-EFF

CNS

(la nourriture est considérable) : « Il y a beaucoup de nourriture. »  

(47)





Wẽ́ nd

wàoogá !

Dieu

être.considérable !





« Dieu est grand21 ! »  

   

Lorsqu’il fonctionne comme verbe de processus, wàooge ne signifie pas qu’on augmente matériellement quelqu’un ou quelque chose, mais qu’on le traite

20 En français aussi, « considérable » renvoie selon le cas, à une valeur fondamentalement quantitative (une foule, une somme, un nombre considérable) ou à une valeur fondamentalement qualitative (une personne/un personnage considérable). 21 C’est-à-dire, « Dieu est considérable » dans tous les sens : il est tout-puissant et digne de confiance et comme il va de soi qu’il est bon, compatissant, miséricordieux, etc., alors je lui fais entière confiance ; il ne me laissera pas tomber, il ne permettra pas qu’il m’arrive un malheur, que j’échoue, etc. Wẽ́ nd(è) = Wẽ́ nnáam. Mais dans la présente expression, on n’emploie que la forme Wẽ́ nd(è).  











190

Sũ-tõõg-nooma Kabore

comme quelqu’un ou quelque chose de considérable, qu’on en fait grand cas22, qu’on lui témoigne du respect :  

(48) wàoog rίιbã́ wàoog

rίιb-ã́

INJJ . traiter.comme.considérable.ACC . IN

nourriture-la

« Respecte la nourriture. »  



(49) kàmbã́ sίd wàooga tṍ ndò kàmb-ã́

sίd

wàoog-a

tṍ ndò

enfants-les

vérité

traiter.comme.considérable.ACC -EFF

1 PL

(les enfants nous ont vraiment considérés) : « Les enfants nous ont vraiment témoi 



gné du respect. »  

La base pào traduit, elle, la petitesse sur le plan quantitatif ou qualitatif, c’est-àdire qu’il n’y a pas assez pour faire équilibre avec un certain niveau jugé normal, suffisant, adéquat, approprié. Cette base génère un verbe d’état pàood « Etre petit ou de petite quantité » :  





(50) kòomã́ páoodà mé, ka ná n sekk tṍ nd ye kòom-ã́

páoo-d-à



ka



n

sekk

tṍ nd

eau-la

être.petit-I NAC .- EFF

CNS

N NÉG ÉG

VI VIS S

CONN

suffire.ACC

1 PL

ye AS ASS S

« L’eau est en petite quantité, ça ne va pas nous suffire. »  

22 Voir en latin Magni facere.



191

Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

à bíigã kétt ǹ paooda mé

(51)

à

bíig-ã

két-t

ǹ

paoo-d-a



3 SG

enfant-le

continuer-INA IN AC C

CONN

être.petit-I NAC - EFF

CNS

(son enfant continue d’être petit) : « Son enfant est encore petit. »  





Parallèlement au verbe wàooge « traiter comme étant considérable », le verbe pàooge signifie, d’une part, « s’avérer insuffisant, faire défaut, manquer » et d’autre part, « rapetisser, ne pas considérer, manquer de respect envers, mépriser » :  











(52)



sáagã páoogà tṍ nd dõãndã́ ; kóodã̀ ká ná n bὶ sõmb yé sáag-ã

páoog-à

tṍ nd

dõãndã́ ;

kóod-ã̀



pluie-la

s’avérer.peu.ACC - EFF

1 PL

cette.année;

récoltes-les

N NÉG ÉG



n

bὶ

sõmb



VI VIS S

CONN

mûrir.ACC

bien

AS ASS S



(la pluie nous a été insuffisante cette année ; les récoltes ne vont pas bien mûrir) :  



« Nous n’avons pas eu assez de pluie cette année… / La pluie nous a manqué cette  

année… »  

(53)

m̀ dáttà nóaagã̀ lá wàkkί-piig n paoogé m̀

dát-t-à

nóaag-ã̀



wàkkί-piig

n

paoogé

1 SG

vouloir-INAC - EFF EF F

poulet-le

mais

wàkkί-dix

CONN

faire.peu

(je veux le poulet mais il y a dix wàkkί qui font défaut) : « Je veux le poulet mais il me  



manque cinquante francs23. »  

23 Dix wàkkί, autrement dit le décalage entre ce dont je dispose et le prix du poulet, rendent peu ce que j’ai : font que ce que j’ai est insuffisant.  

192

(54)

Sũ-tõõg-nooma Kabore

fò mánśmã̀ páoogà tṍ ndò ; fò níñgà tṍ nd yã̀ ndé  



mánśm-ã̀

páoog-à

tṍ ndò ;



2 SG

comportement-le

rapetisser.AACC CC - EFF

1 PL ;

2 SG

níñg-à

tṍ nd

yã̀ ndé

mettre.ACC - EFF

1 PL

honte



(ton comportement nous a rapetissés ; tu nous a mis de la honte) : « Ton comporte 





ment nous a déconsidérés ; tu nous a rendus honteux. »  



Des deux bases wao et pao, on dérive, avec le suffixe de classe -re, deux noms :  

(55)

a. wáoorè « respect »  



b. páoorè « Déconsidération, manque de respect, mépris »  



qui sont d’un emploi très limité, essentiellement dans l’expression très connue :  

(56)

wáoor kàn-kamd sã́ õõ páoor gὺ-bílá wáoor

kàn-kamd

sã́ õ-õ

páoor

considération

figue

valoir.mieux.- EFF

déconsidération

gὺ-bílá kola-noix (une figue de respect vaut mieux qu’une noix de kola de mépris) : « Mieux vaut  



une figue avec respect qu’une noix de kola avec mépris24. »  

Par contre les verbes wàooge et pàooge donnent des déverbatifs d’un emploi tout à fait courant : wàoogré « Fait de respecter ; respect », pàoogré « Fait de déconsidérer, de mépriser, mépris. »  











24 Offrir des noix de kola est socialement vu comme un témoignage de considération. C’est même exigé dans certaines circonstances. Les figues, par contre, sont des fruits sauvages que mangent surtout les animaux. On n’imagine pas d’offrir une figue à quelqu’un. Toutefois, si l’on offrait une figue à quelqu’un avec respect, cela vaudrait mieux que de lui offrir une noix de kola avec mépris.

193

Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

5 Vàale : manquer de (se) réaliser, de son plein gré ou du fait d’un contre-temps  

Le verbe vàale concerne la non-survenue d’un événement. Il indique en effet qu’un événement prévu, attendu, ou qui se préparait ou s’annonçait, et dont tout portait à croire qu’il se produirait, n’a finalement pas lieu. C’est manquer de (se) réaliser, d’aller jusqu’au bout d’une entreprise. D’une façon générale, il est sousentendu qu’un imprévu est venu contrecarrer le cours attendu des événements ou qu’on a changé d’avis, qu’on a renoncé contre toute attente. Ainsi :  

(57)

sáagã rá kύιι sṍ mbó, tὶ seobgã́ yíkkì, t’a váalè sáag-ã



kύι-ι

sṍ mbó,

tὶ

seobg-ã́

pluie-la

PAS

se.préparer.ACC -EFF

bien,

CONN

vent-le

yíkkì,

t’-a

váalè

se.lever.ACC ,

CONN -3 SG

manquer.de.venir

« La pluie s’était bien préparée et le vent s’est levé et elle a manqué de venir. »  

(58)



mòdg-í tὶ kambã́ rá wa vàal kaorñg yé mòdg-í

tὶ

kamb-ã́



wa

NJ -2 PL s’efforcer.acc.IINJ

CONN

enfants-les

IINJ NJ . N NÉG ÉG

venir.ACC

vàal

kaorñg



manquer.de.venir.ACC

enseignement

AS ASS S

(efforcez-vous en sorte que les enfants n’en viennent pas à ne pas venir aux cours) :  

« Faites en sorte que les enfants n’en viennent pas à manquer les cours. »  



194

(59)

Sũ-tõõg-nooma Kabore

̀ fã́ ã ka tõẽ n vàal yé màm sẽ́ n kã́ ãb fóo bũn-nĩng màm

sẽ́

n

kã́ ãb

fóo

bũn-nĩ̀ng

fã́ ã

1 SG - TOP

REL RE L

CONN

promettre.acc

2 SG - TTOP OP chose-certaine

ka

tõẽ

n

vàal



N NÉG ÉG

pouvoir

CONN

manquer.de.se.réaliser

AS ASS S

tout

(moi ayant promis à toi chose certaine toute ne peut pas manquer de se réaliser) :  

toute chose que je t’aurai promise ne saurait manquer de se concrétiser = « Quoi que  

je te promette, ça ne saurait manquer de se concrétiser. »  

Lorsque vàale est associé à un terme désignant un lieu ou un élément matériel, ce qui importe c’est en fait l’événement lié au lieu ou à l’élément en question :  

(60) yã́ mb Wàogd́ gã̀ ná n lè vaala rṹndã lâa ?  

yã́ mb

Wàogd́ g-ã̀



n



2 PL

Waogdgo-le

VI VIS S

CONN

à.nouveau

vaal-a

rṹndã

lâa ?

manquer.de.se.réaliser-EFF EF F ,

aujourd’hui

tiens ?





(votre Waogdgo va encore manquer de se réaliser aujourd’hui, tiens ?) : « Tiens, vo 





tre voyage pour Waogdgo va encore tomber à l’eau aujourd’hui ? »  



On peut associer à la base vaal le suffixe de classe re pour dériver le qualificatif váalle « Qui ne s’est pas réalisé, qui est tombé à l’eau » :  

(61)



wòttó yàa sá-váall seobgó wòttó

yà-a

sá-váall

seobgó

ceci

être.IDT - EFF

pluie-non.réalisée

vent

« Ça, c’est un vent de pluie manquée. »  





195

Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

(62)

à Hawá yàa mám pύg-váalle à

Hawá

yà-a

mám

pύg-váalle

PERSO

Hawa

être.IDT - EFF

1 SG . TOP

femme-non.réalisée

(Hawa est ma femme-manquée) : « Hawa a manqué d’être ma femme. »  





6 Autres expressions de hiatus et de tension vers un point Sont mentionnés ici quelques verbes qui servent, entre autres, à indiquer qu’il demeure un hiatus entre un point A et un point B vers lequel il y a tension, conation véritable ou supposée. Il existe une base kel qui renvoie à la notion de « reste, non-achevé, noncomplétude », dont on dérive, entre autres, deux verbes kéllè et kèlle. Pour mieux les opposer, on pourrait dire que le premier renvoie au surplus et le second au manque. Le surplus, c’est ce qui demeure quand, d’une totalité ou d’un ensemble supérieur donné, on a prélevé une certaine quantité : kéllè signifie « laisser un reste, être en reste ». Ainsi pourra-t-on dire :  







(63)



kéllà píiga kéll-à

píiga

être.en.reste-EFF

dix

« Il en reste dix » (en sus de ce qui a été retiré, dépensé, consommé…)  



(64) kéllà bíulfu kéll-à

bíulfu

A CC - EFF être.en.reste.ACC

un.peu

« Il en reste un peu. »  





196

(65)

Sũ-tõõg-nooma Kabore

kéll dιιbã́ n bĩ̀ ñg kambã̋ kéll

dιιb-ã́

n

bĩ̀ñg

NJ laisser.un.reste.IINJ

nourriture-la

CONN

conserver.ACC . INJ

kamb-ã̋ enfants-les (laisse un reste de nourriture et conserve pour les enfants) : « Réserve de la nourri 



ture pour les enfants. »  

Le second verbe, kèlle, situe par rapport au point inférieur ; il indique ce qui demeure comme marge avant qu’on ne parvienne au point envisagé.  

(66) kèlla bíulf tι béoogã vẽ́ ẽgè kèll-a

bíulf



béoog-ã

vẽ́ ẽgè

A CC - EFF être.en.reste.ACC

un.peu

CONN

jour-le

se.lever.ACC

(il reste un peu pour que le jour se lève) : « Le jour est sur le point de se lever. »  

(67)





kèlla fóo moasã́ kèll-a

fóo

moasã́

être.en.reste.ACC A CC - EFF

toi

maintenant

(il reste toi maintenant [pour en finir]) : « Il ne reste plus que toi maintenant » (pour  





que tout soit fini). (68) kèll n wattẽ́ kèll

n

wat-t-ẽ́

rester.ACC A CC . I NJ .

CONN

venir-INA IN AC C - LO L OC C

(demeure à venir) : « Continue de venir » (pour combler le vide jusqu’au point où on  

te dira de t’arrêter).





197

Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

De ce verbe se construit l’expression qui indique que quelque chose a falli se produire :  

(69) kèllẽ́ là bíulfu kèll-ẽ́



bíulfu

A CC .dans rester.ACC

EFF

un.peu

(il restait un peu) : « Il manquait un peu, il s’en est fallu de peu. »  





Ainsi :  

(70) kèllẽ́ là bíulf tι màm lύιẽ́ kèll-ẽ́



bíulf



màm

lύι-ẽ́

A CC -dans rester.ACC

EFF

un.peu

CONN

1 SG . TOP

tomber.ACC -dans

« Il restait un peu et je tombais ; J’ai manqué de peu de tomber. »  





Dans ce type de construction, le marqueur de localisation ẽ renvoie à du passé et/ ou à quelque chose de fictif et il indique qu’il y a une circonstance dans laquelle il restait (d’où ẽ de kèll-ẽ́ ) un peu et, dans cette circonstance-là, je tombais (d’où le morphème ẽ de lύι-ẽ́ ). Parmi les prédicats qui indiquent la visée, la conation, on a rá « vouloir », bào « chercher (à) », máo « lutter, s’efforcer (à) », mákkè « mesurer, tester, essayer (de), s’essayer (à) ». Si le terme de départ est doué de volonté, s’il est susceptible d’intention, ces verbes traduiront une véritable volonté, un véritable effort, une véritable tentative. Dans le cas contraire, ils indiqueront simplement que le processus évolue vers sa réalisation, qu’il y a possibilité ou chance ou risque qu’il y parvienne, qu’il est éventuellement sur le point d’y parvenir ; mais il n’est jamais sûr qu’il y parvienne :  



















(71)

́ zĩĩgã rátt n sóbgà mé zĩ́ĩg-ã

rát-t

n

sóbg-à



lieu-le

vouloir-INAC

CONN

s’assombrir.ACC - EFF

CNS

(l’environnement veut s’assombrir) : « Le soir est sur le point de tomber. »  





198

(72)

Sũ-tõõg-nooma Kabore

màm zúgã̀ rátt n zàba mé màm

zúg-ã̀

rát-t

n

zàb-a



1 SG . TOP

tête-la

vouloir-INAC

CONN

faire.mal-EFF

CNS

(ma tête veut faire mal/est sur le point de faire mal) : « Je sens que je vais avoir mal à  



la tête. »  

(73)

wámdã rátt n lὺιι mé wámd-ã

rát-t

n

lὺι-ι



calebasse-la

vouloir-INAC

CONN

tomber.ACC - EFF EF F

CNS

(la calebasse veut tomber) : « La calebasse est sur le point de/risque de tomber. »  





S’il s’agit d’êtres doués de volonté, on pourra, selon le procès, le contexte ou la situation, selon qu’il y a maîtrise de soi ou pas, avoir l’interprétation d’intention ou celle de simple imminence ou éventuellement les deux. La volonté ou l’intention renvoie à ce qu’on a dans l’esprit. D’où des énoncés dans lesquels on prête en quelque sorte de l’esprit et donc de l’intention, de l’envie, même à des êtres inanimés pour renvoyer à des procès qu’ils semblent disposés à accomplir. Comparer :  

(74)

págã yám bèe lóogrẽ́ pág-ã

yám

bè-e

lóogr-ẽ́

femme-la

esprit

être.LOC - EFF

fait.de.s’en.aller-dans

(l’esprit de la femme est dans le fait de s’en aller) : « la femme a envie de s’en aller. »  

(75)





sáagã yám bèe wáooñgẽ́ sáag-ã

yám

bè-e

wáooñg-ẽ́

pluie-la

esprit

être.LOC - EFF

fait.de.venir-dans

(l’esprit de la pluie se trouve dans la venue) : « La pluie s’apprête à tomber. On dirait  



qu’il va pleuvoir. »  

Dans les énoncés qui suivent, on peut voir que les trois verbes ont une propriété en commun :  

199

Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

(76)

sáagã mákkdà wáooñgó sáag-ã

mákk-d-à

wáooñgó

pluie-la

INA C - EFF EF F essayer-INAC

fait.de.venir

« La pluie essaie de venir. »  

(77)



sáagã máoodà mé n dátt n wà sáagã

máoo-d-à



n

dát-t

n



pluie-la

I NAC AC - EFF lutter-IN

CNS

CONN

vouloir-INAC

CONN

venir-ACC

(la pluie lutte, voulant venir) : « La pluie s’efforce de venir. »  

(78)





sáagã báoodà wáooñgó sáag-ã

báoo-d-à

wáooñgó

pluie-la

chercher-I NAC - EFF

fait.de.venir

(la pluie cherche le fait de venir) : « La pluie cherche à venir. »  





Les trois verbes ont en commun d’impliquer un effort, comme si le terme de départ, ici la pluie, était en lutte avec des forces contraires, pour essayer de combler le hiatus. On comprend donc qu’ici on ne peut pas se prononcer sur l’imminence effective du procès, car il est bien possible que les forces contraires l’emportent, que la pluie échoue, et qu’on se retrouve donc dans l’emploi typique de kòñge « échouer » (voir point 225). Ainsi pourra-t-on dire :  





25 Par exemple, des nuages noirs s’amoncellent, le tonnerre gronde, les éclairs déchirent le ciel, puis un vent disperse les nuages… et, éventuellement, ça recommence : la pluie s’est mesurée aux autres forces météorologiques, elle a essayé, s’est efforcée comme elle pouvait, a lutté pour venir, mais aura-t-elle le dernier mot ?  



200

(79)

Sũ-tõõg-nooma Kabore

sáagã máoo mé, n máo, n máo, n kòñge sáag-ã

máo-o

mé,

n

máo,

n

máo,

pluie-la

lutter.ACC - EF F

CNS ,

CONN

lutter.ACC ,

CONN

lutter.ACC ,

n

kòñge

CONN

échouer.ACC

(la pluie a lutté, lutté, lutté et a échoué) : « La pluie a tout fait pour venir, mais en  



vain. »  

7 Conclusion Nous avons considéré différents aspects de l’expression du manque. La racine ka a une très grande importance 1) dans la mesure où elle donne naissance à des formes dérivées qui indiquent soit une non-existence ponctuelle (disparition, perte), soit une non-existence radicale (fait de n’avoir jamais existé, ou mort) et 2) dans la mesure où, dans le système verbal, elle fournit le morphème qui exprime la négation pour tout verbe, parce qu’il indique l’absence de relation entre le terme de départ et le prédicat. Le verbe kòñge exprime le manque dans le sens d’un échec par rapport à un projet, un résultat escompté ou un devoir envers quelqu’un. Avec la base yõs, la non-atteinte résulte d’évitements ou, pour un mobile, de la déviation par rapport à l’objet vers lequel il se dirige. Dans tous les cas, il n’y a donc pas de jonction, de collision, ou d’impact. Le verbe pàooge, lui, traduit l’insuffisance par rapport à un niveau estimé adéquat. Cette insuffisance est d’ordre quantitatif et/ou qualitatif. Quand elle est l’objet d’un acte plus ou moins délibéré envers quelqu’un, il en résulte de la déconsidération. L’expression kèllẽ́ là bíulfu « il s’en est fallu de peu que… / x a failli… » exprime le constat d’une situation dans laquelle un événement (bon ou mauvais) sur le point de se produire ne se produit finalement pas, parce qu’il est resté une toute petite marge (kèlle + bíulfu « rester + un peu ») qui n’a jamais pu être comblée. Le morphème ẽ localise le procès dans une circonstance révolue par rapport à la situation d’énonciation. On n’est donc plus dans le domaine du réalisable (il s’en est fallu de peu pour que…).  







Chapitre 7 Expression du manque en mòoré

201

La base ra indique une tension vers quelque chose. Lorsque n’est pas impliqué un désir véritable, alors il s’agit d’une imminence réelle ou apparente, ou d’un risque imminent, le procès restant encore possible au moment considéré. Le verbe vàale indique que, alors que selon toute vraisemblance un procès devait ou devrait se réaliser, il ne se réalise pas en définitive, du fait d’un contretemps, d’un changement d’intention, etc. Enfin, avec les trois verbes sur lesquels se clôt l’article, on reste dans le domaine de la conation effective ou supposée, parce qu’il demeure un écart, une marge, si petite soit-elle, entre une position A (où se trouve le terme de départ) et une position recherchée B. Il y a « lutte » et « résistance » et malgré ses efforts, le terme de départ ne parvient pas (encore) à résorber cette marge.  







Références bibliographiques Alexandre, R. P., 1953, Langue m̈ ōoré, t. II, Dakar IFAN. Culioli Antoine, 1990, Pour une linguistique de l’énonciation, t. I : Opérations et représentations, Paris/Gap, Orphys. Culioli Antoine, 1999a, Pour une linguistique de l’énonciation, t. II : Formalisation et opérations de repérage, Paris/Gap, Orphys. Culioli Antoine, 1999b, Pour une linguistique de l’énonciation, t. III : Domaine notionnel, Paris/ Gap, Ophrys. Culioli Antoine, 2011, « Gestes mentaux et réseaux symboliques », Faits de langues – Les Cahiers, n° 4, p. 7–31. Culioli Antoine, 2018, Pour une linguistique de l’énonciation, t. IV : Tours et détours, Limoges, Lambert Lucas. Kabore Raphael, 1990, « La négation en moore », Linguistique africaine, n° 3, p. 79–114.  





















Augustin Ndione

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof *  

1 Introduction Dans notre contribution, nous sommes partis du constat selon lequel il y a en wolof plusieurs formes qui expriment le manque, et à l’heure actuelle il nous est impossible de nous concentrer sur une seule d’entre elles. Ainsi, nous décrivons et analysons l’ensemble de ces formes afin de comprendre ce que chaque élément a de spécifique et ce qui lui permet d’exprimer le manque : en somme, il s’agit de voir en quoi ces termes se rapprochent ou se différencient. Nous pourrons ainsi répondre à la question de savoir si ces termes sont concurrents ou s’il y en aurait un qui exprimerait mieux que les autres la notion de manque. En outre, nous ne proposons pas ici une définition de la notion de manque dont il est question ; le lecteur pourra se reporter au chapitre introductif qui en propose une. Rappelons si besoin est que le wolof est une langue atlantique (famille NigerCongo), principalement parlée au Sénégal. Langue à classes nominales, le wolof possède une riche morphologie dérivationnelle. Ainsi, on relève une quinzaine de suffixes nominaux et entre 20 et 40 suffixes pour les verbaux (Robert, 2011, p. 25). Par ailleurs, la distinction entre verbes et noms n’est pas marquée structurellement mais est attestée fonctionnellement. De fait, relativement à ces termes Robert (1999, 2003) parle de « morphème transcatégoriel », Voisin (2002, p. 10–11) de « bases verbo-nominales », et enfin Perrin (2005, p. 385–386) traite ces éléments comme des « nomino-verbaux ». Par ailleurs, la structure phonologique du wolof permet d’identifier la forme canonique du radical, CVC pour les monosyllabes et CVCV(C) pour les dissyllabes ; il est toutefois possible d’avoir des bases sous la forme VC(VC), selon Robert, ces dernières présentent une attaque glottale ou une variante avec épenthèse (Robert, 2011, p. 24). Le wolof est une langue sans tons, mais à accent d’intensité non distinctif, qui est lié à la longueur vocalique (Robert, 2011, p. 28).  



























* Nous remercions M. Kabore et Mme Popineau ainsi que M. Faye pour les relectures et suggestions pour l’amélioration de cette contribution. Nous remercions également les deux relecteurs externes qui nous ont apporté des éléments de correction et d’amélioration de notre propos. https://doi.org/10.1515/9783110727609-008

204

Augustin Ndione

Notre chapitre s’organise comme suit : dans un premier temps, nous nous intéresserons à la base verbo-nominale ñàkk ; dans un deuxième temps, nous analyserons d’autres bases lexicales permettant d’exprimant l’absence ; troisièmement, nous décrirons le manque affectif ; dans un quatrième temps, nous nous pencherons sur les expressions rendant compte de l’approximation ; nous montrerons par la suite que la négation dans certains de ses emplois permet d’exprimer le manque, et enfin nous conclurons notre propos.  









2 Constitution du corpus d’étude Pour cette contribution, nous avons constitué notre objet d’étude en partant de la base commune de travail offerte par le questionnaire commun de base (QCB) proposé par l’équipe « Sémantique Énonciative et Typologie des Langues » du Laboratoire Ligérien de Linguistique de l’Université de Tours (pour plus de détails, voir l’introduction de l’ouvrage). En nous fondant sur le QCB, nous sommes parti des constructions en français que nous avons traduites, dans un premier temps grâce au dictionnaire de Diouf (2003) et dans un second temps lors de séances de travail avec des locuteurs natifs wolophones, séances pendant lesquelles nous avons confronté nos traductions et celles des autres locuteurs. Cela nous a permis de voir les expressions en wolof qui revenaient le plus souvent et qui permettaient de traduire les séquences où l’on trouve le verbe français manquer ou les autres verbes et expressions. Toutefois, il est à noter que toutes les constructions et expressions du français n’ont pas été traduisibles en wolof. C’est donc suite à ce premier travail de traduction que nous avons pu identifier des termes permettant de rendre compte du « manque » et nous nous sommes, dès lors, intéressé à la manière dont le concept de « manque » trouve son expression en wolof. Nous avons ensuite étoffé notre corpus en trouvant d’autres énoncés dans lesquels nous retrouvions les termes que nous avions relevés dans un premier temps à l’aide du QCB. Nous avons utilisé des dictionnaires et notre propre connaissance de la langue en tant que locuteur natif pour étoffer notre corpus, nous avons ensuite vérifié nos énoncés en les soumettant à d’autres locuteurs natifs. Après ce travail de constitution du corpus, nous avons d’abord pensé à nous intéresser au fonctionnement et à la caractérisation en détail d’un marqueur particulier. Toutefois, nous avons remarqué que pour le cas du wolof, il s’avérait difficile de travailler sur un seul terme, car il nous est apparu lors de ce travail de constitution du corpus, qu’aucun marqueur unique ne pouvait rendre compte de l’ensemble des phénomènes et des valeurs dont il est question avec l’expression du manque.  











205

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

Ainsi, nous proposons à la suite de la constitution de ce corpus sur la base du QCB de nous intéresser aux différents termes qui peuvent dans certaines situations construire des locutions s’interprétant comme l’expression du manque. C’est ainsi que nous travaillons sur les termes suivants, pouvant tous dans une certaine mesure exprimer une des valeurs de manquer en français : ñàkk (« manquer »), làjj ou lajji (« louper »), moy (« rater »), wàcc (« descendre »), wuute (« être différent »), juuyoo (« se manquer »), namm (« manquer » dans le sens affectif), tuuti (« être petit »), xaw (« faillir »), waaj (« être sur le point de »), des ou dese (« rester »), et enfin nous verrons également comment la négation permet d’exprimer le manque en wolof. Sur le plan de la méthodologie et notamment au niveau du glosage des unités linguistiques du wolof, nous nous fondons essentiellement sur l’article de Podzniakov et Robert (2015), Les classes nominales en wolof, fonctionnalités et singularités d’un système restreint.  













































3 Ñàkk : une expression du manque ?  



En wolof, nous nous sommes rendu compte, en effectuant notre travail de documentation dans le cadre de ce projet, que la traduction la plus spontanée que l’on propose quand il s’agit du verbe français manquer ou du terme manque est la base verbo-nominale ñàkk. Ce terme est notamment employé pour rendre compte de la valeur d’absence que l’on identifie à travers les expressions relatives au manque. Toutefois, ceci ne veut pas dire que les autres termes que nous étudions ne rendent pas compte de la notion de manque, il est juste question de remarquer que ñàkk apparaît comme le terme le plus courant ; mais comme nous l’avons stipulé dans notre introduction, il ne permet pas de rendre compte de l’ensemble des valeurs qui sont en jeu. De fait, à partir de la forme ñàkk, il existe plusieurs locutions permettant de rendre compte de diverses idées correspondant en français à manquer de x. Ces constructions sont en général sous la forme . Rappelons que les marques de conjugaison en wolof s’attachent par affixation au pronom personnel sujet et permettent de construire les informations relatives à la prédication. Ainsi, dans les constructions avec le verbe ñàkk, ces marques de conjugaison s’attachent au sujet syntaxique du verbe quand celui-ci est un pronom. Dans la plupart de ses emplois, la base lexicale ñàkk véhicule un défaut ou un écart entre une situation constatée et une situation attendue. Dans les interprétations, nous avons tendance à relever par exemple une idée de quantité insuffisante ou qui fait défaut, en gros, quelque chose qui est absent et qui serait nécessaire.  

206

Augustin Ndione

Considérons un premier énoncé, qui permet de rendre compte de l’idée de manque, ici, il est question de manque d’argent1 :  

(1)

Musa

dafa

Moussa

EMPH . V .3 SG  

niru

ak

k-u

ñàkk

ressembler

avec

M . CL - REL

manquer argent

xaalis

« Moussa ressemble à quelqu’un qui manque d’argent. »  



Avec (1), il est question de rendre compte de l’état de manque dont Moussa est victime. Ainsi, l’idée d’absence se retrouve dans le fait que « manquer d’argent » s’entend ici, comme une absence que l’on peut redéfinir comme une « non-existence ». En fait, cette valeur qu’exprime ñàkk peut passer par l’emploi d’autres constructions. Ainsi, on relève l’emploi de la négation comme en (2)2, et l’emploi d’autres éléments verbaux, ndóol en (3), bank en (4), qui sont proposés comme des équivalents sémantiques à la construction « ñàkk xaalis » en (1) :  









(2)

Musa

dafa

Moussa

EMPH . V .3 SG  





niru

ak

ku

am-ul

xaalis

ressembler

avec

M . CL - REL

avoir-N EG .3 SG

argent

« Moussa ressemble à quelqu’un qui n’a pas d’argent. »  



En (2), l’absence d’argent est rendu par le marqueur de négation « -ul » qui est suffixé à la base lexicale « am ».  



(3)

Musa

dafa

Moussa

EMPH . V .3 SG







niru

ak

ku

ndóol

ressembler

avec

M . CL - REL

ê.miséreux

Lit. Moussa ressemble à quelqu’un de miséreux. « Moussa ressemble à quelqu’un qui n’a pas d’argent. »  



1 Nous utilisons un certain nombre d'abréviations dont voici la liste : APPL AP PL : applicatif ; ANTE ANT E : suffixe d’antériorité ; CCAUS AUS : suffixe causatif ; C : complément ; CTF : suffixe centrifuge ; CONN C ONN : sufDE M : démonstratif ; EMPH : emphatique ; IMP : impératif ; GE N : génitif ; INACC INAC C : infixe connectif ; DEM C L : marqueur de classe ; NARR : suffixe narratif ; NEG : négatif ; O : obaccompli ; LOC : locatif ; M . CL FT : parfait ; P POSS OSS : possessif ; P PREP REP : préposition ; P PRES RES : suffixe présentatif ; jet ; PAS : passé ; PPFT re PL : pluriel ; RED : rédupliquant ; REL : relateur ; S : sujet ; V : verbe ; 1 SG : 1 personne du singue e re S G : 3 personne du singulier ; 1 PL : 1 personne du pluriel ; lier ; 2 SG : 2 personne du singulier ; 3 SG e 2 PPLL : 2e personne du pluriel ; 2 SSGG O : 2e personne du singulier – objet ; 3 SG S G O : 3 personne du singulier – objet. 2 En ce qui concerne la négation, nous proposons une section où nous mettons en lumière le lien entre la négation et l’expression du manque en wolof.  

































































































































207

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

(4)

Musa

Dafa

Moussa

EMPH . V .3 SG  

niru

ak

ku

bank

ressembler

avec

M . CL - REL

plier

Lit. Moussa ressemble à quelqu’un qui est plié. « Moussa ressemble à quelqu’un qui n’a pas d’argent. »  



En (3), le fait de qualifier Moussa de ndóol permet de construire une qualité qui lui est attribuée et par extension, on interprète cela comme une conséquence du manque d’argent dont il est question. En (4), la base verbale bank permet de rendre compte de l’idée de « plier une chose rigide ou articulée », elle permet aussi de rendre compte du manque d’argent comme on peut le noter chez Diouf (2003, p. 18). Avec cette première série d’exemples, on relève que la notion d’absence construite par le locuteur, passe certes par « ñàkk + C1 » en (1), mais peut également passer par les trois autres constructions (2), (3) et (4). Par ailleurs, toujours avec la construction « ñàkk + C1 », on relève un moyen de rendre compte de l’idée d’absence, même si cette absence ne concerne pas un élément physique comme c’était le cas en (1), quand il s’est agi d’argent. En effet, il est question, ici, de « manquer de respect » ou encore de « manquer de considération ».  

















(5)

Xale

boobu

ku

ñàkk

aajo

la

Enfant

D DEM EM

M . CL - REL

manquer

respect

EMPH . C .3 SG SG  

Lit. Cet enfant-là, c’est quelqu’un qui manque de respect. « Cet enfant-là, il est irrespectueux. »  



En (5), le premier argument du verbe est exprimé et comme dans l’exemple (1), on note qu’il est humain et de fait le prédicat dans ces énoncés rend compte d’un état qui est affecté à ce dernier. On note qu’il est question de souligner que l’individu en question n’est pas identifié comme localisant la propriété « être respectueux », d’où l’idée d’absence que l’on peut retrouver avec « être irrespectueux ». Avec ñàkk, il est également possible de relever une idée de perte comme dans les exemples ci-dessous, où il est question de perdre la vie :  









208

(6)

Augustin Ndione

Malik

ñàkk

na

yaay-

-am

Malick

manquer

PFT 3 SG

mère

POSS 3 SG

Lit. Malick a manqué sa mère. « Malick a perdu sa mère. » (= Elle est morte)  

(7)



Ma

ñàkk

sama

bakkan

su

ma

fen-ee

1 SG . NARR

manquer

POSS 3 SG

nez

si

N NARR ARR 1 SG SG

mentir-ANTÉ

Lit. Que je manque mon nez si je mens. « Que je perde mon nez (perde la vie), si je mens. »  



Dans ces différents emplois en (6) et (7), on relève que le verbe ñàkk fonctionne différemment, il est un verbe d’action, tandis que dans les emplois précédénts, il fonctionnait comme un verbe d’état. Par ailleurs, on voit qu’avec ces deux exemples, la forme verbale ñàkk est un moyen de construire une idée d’absence de vie, donc cela apparaît comme un moyen d’exprimer l’idée de la perte en général, une forme de disparition. La mort s’interprète certes comme une fin mais elle peut également s’interpréter comme une absence de vie. Comme nous le notions dans notre introduction, en wolof, des variations sémantiques peuvent se retrouver au niveau des constructions verbales ; pour ce faire, il est souvent question d’adjoindre certains suffixes aux bases verbales. Ainsi, en (8), on relève une construction dérivée à partir de la base lexicale ñàkk :  

(8)

Su dara des-ul

lu

d-ul

ñàkkante

ma

dem sama

yoon

si

REL RE L

INACC IN ACC - N NEG EG

se manquer de respect

N NARR ARR 1 SG

aller

chemin

rien

rester- NEG

P POSS OSS 1 SG

Lit. Si rien ne reste, si ce n’est se manquer de respect, je vais mon chemin. « S’il ne reste plus rien si ce n’est que de se manquer « mutuellement » de respect, je m’en vais ».  







L’emploi du suffixe -ante permet de construire la réciprocité. On note qu’il n’y a pas de complémentation, et que donc la seule présence du marqueur de réciprocité construit l’idée de se manquer de respect l’un l’autre. Jusqu’ici, dans les différents exemples que nous avons décrits, ñàkk fonctionnait transitivement mais la suffixation en (8) introduit également l’intransitivité. Même si dans cette construction nous retrouvons un nouveau mot obtenu par dérivation, il n’en demeure pas moins que la base ñàkk est toujours présente et permet de véhiculer l’idée d’absence, et donc avec l’interaction avec le suffixe, on relève l’idée de se manquer de respect.

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

209

3.1 Le manque avec des formes composées avec ñàkk À partir de la base lexicale ñàkk, on relève en wolof – comme on peut le trouver, d’ailleurs, dans le dictionnaire de Diouf (2003) – des constructions qui dans leurs emplois et dans leurs fonctionnements peuvent sembler figées, en admettant que l’on puisse parler de figement. Toutefois, le figement en question se retrouve au niveau du sens dans certaines de ces constructions. Le sens dégagé vaut uniquement parce qu’il y a emploi d’un nom particulier, en fonction de complément, qui fait varier le sens initial de la base verbale ñàkk. C’est ce que l’on retrouve avec la construction ñakk-deret « être anémié » qui présente un figement sémantique. On pourrait dire à la suite de Tamba (2011, p. 112) qu’« en qualifiant ce sens [le sens idiomatique] de non compositionnel on l’oppose avant tout au sens compositionnel des constructions discursives ordinaires, dont le sens global est fonction de celui des composantes lexicales et de la structure syntaxique qui les assemble ». En d’autres termes, on comprendra que le sens littéral des deux composants se combinent et qu’il en découle un sens nouveau. Par contre, pour toutes les autres formes, il n’y a pas figement, on est toujours dans l’expression du manque mais appliquée à des valeurs (abstraites). En posant ce point, nous allons à l’encontre des entrées du dictionnaire de Diouf (2003), ce dernier soutenant que ces formes relèvent du figement. Dans la plupart des exemples, on note que les constructions peuvent se traduire soit avec ñàkk « manquer », soit avec « ne pas avoir ». Ainsi, nous relevons que dans les mêmes situations on pourrait avoir am + négation (avoir + négation) au lieu de ñàkk. Ces constructions rendent donc bien compte de l’idée d’absence. En (9), ci-dessous on note que l’anémie est considérée comme une situation de « manque de sang », même s’il faut préciser qu’il ne s’agit pas en tant que tel d’un manque de sang, mais plutôt d’une réduction de globules. On pourrait donc dire que par rapport au nombre de globules que le sang doit avoir, dans cette situation d’anémie, ce nombre n’est pas atteint, d’où l’idée de manque :  























(9)

bi

mu

feebar-ee

ba

tey

quand

NARR . 3SG

être-malade-ANTÉ jusque aujourd’hui

dafa

ñàkk -

E MP MPH H . V .3 SG  

deret

manquer sang

Lit. Quand il a été malade jusqu’à aujourd’hui, il manque de sang. « Depuis qu’il est malade et jusqu’à aujourd’hui, il est anémié. »  



En (9), nous relevons une idée de quantité insuffisante. En fait, il semble difficile d’envisager une absence de sang, ni même une absence de globules. Il est plutôt question de rendre compte d’une situation de carence, d’inadéquation, qui ne correspond pas à une certaine norme.

210

Augustin Ndione

Par ailleurs, les exemples avec ñàkk nous ont permis de remarquer que les locutions sont construites quasiment toutes selon une structure identique « ñàkk + nom ». Nous notons en (10) une construction qui est identique à celle de (9) au niveau de la forme. Dans cet exemple, le commentateur décrit l’attitude d’un lutteur en plein combat qui ne montre pas les aptitudes qu’on lui connaît ; pour en rendre compte, le commentateur décrit la situation comme un cas de manque de force :  







(10)

Mbër

mi

lutteur

M . CL EMPH . V .3 SG

dafa

mel  

ni

ressembler comme

ku

ñàkk

M . CL - REL

manquer puissance

kàttan

Lit. Le lutteur, c’est qu’il ressemble à quelqu’un qui manque de puissance. « Il semble que ce lutteur manque de puissance (manque de force). »  



En (10), il est question également de rendre compte d’une idée d’absence, le « manque de force » que nous relevons à travers la construction, s’entend donc clairement comme une absence de la force nécessaire à la réalisation de telle ou telle activité, ici, il s’agit de pouvoir bien combattre et arriver à terrasser son adversaire. En (11), les constructions ñàkk fulla et ñàkk fayda rendent compte respectivement d’un « manque de caractère » et d’un « manque de personnalité ».  





(11)

Jëkkër ji

ku ñàkk

Mari

REL RE L

M . CL

manquer







fulla

ak fayda

la

caractère

et

EMPH . C .3 SG SG

personnalité



« Le mari est quelqu’un qui manque de caractère et de personnalité. »  



Dans cette critique formulée à l’endroit du mari de Sira, les constructions permettent de véhiculer l’idée selon laquelle ce dernier ne dispose ni de caractère ni de personnalité ; concrètement avec cet exemple, le locuteur ne rend pas compte d’une insuffisance mais bien d’une non-existence. En outre, les différents exemples que nous proposons dans la série suivante rendent compte de diverses situations relevant de l’expression du manque d’un élément. Nous relevons que l’ensemble des éléments manquants, qui constituent le complément de rang 1 du verbe ñàkk, se trouve être des aptitudes morales ou des éléments abstraits. C’est donc cela qui explique qu’avec ces éléments, le manque exprime une absence et non une insuffisance, car dans la représentation qui en est faite, soit on possède ces qualités soit on ne les possède pas. En (12) nous relevons la forme ñàkk jom qui s’interprète comme une absence d’amour propre.  

211

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

(12)

Jëkër

ji

ku

ñàkk

jom

la

Mari

M . CL

REL RE L

manquer

amour-propre

EMPH . C .3 SG SG  

« Le (son) mari est quelqu’un qui manque d’amour propre. »  



En (13), l’ignorance, donc le manque de savoir, peut s’interpréter comme une absence, c’est ce que nous retrouvons dans la construction ñàkk xam. (13)

bala

nga

xam

ñàkk

xam

xaw

la

rey

avant.que

N NARR ARR . 2S SG G

savoir

manquer

savoir

faillir

2SG O

tuer

Lit. Avant que tu ne saches, le manque de savoir t’aura presque tué. « Avant que tu ne saches, l’ignorance (le manque de connaissance) t’aura presque  

tué. »  

En (14), on note qu’en wolof, pour rendre compte du manque de temps, ou plutôt du fait de ne pas avoir de temps, on emploie une construction avec ñàkk. (14)

Mbañik

moom

ñàkk

jot

moo

M bagnick

lui

manquer

temps.libre

EMPH . S .3 SG  

ko

sonn-al

3 SG o

fatiguer-CAUS CAU S

« Mbagnick, lui, c’est le manque de temps qui le fatigue. »  



En (13) et (14), la construction « ñàkk + nom » fonctionne comme un nom en fonction de sujet et non comme une construction verbale. Nous avons donc une construction complexe autour de la base verbale. Les exemples de (15) à (18) ci-dessous illustrent également des constructions à partir de la base lexicale ñàkk. Il est impossible d’envisager l’insertion d’un quelconque élément entre ñàkk et le nominal en question.  

(15)

Mbañik

moom ku

M bagnick lui

M . CL - REL



ñàkk

kersa

rekk

manquer pudeur seulement

la

bañ

EMPH . C .3SG

détester

« Mbagnick, lui, il déteste quelqu’un qui manque de pudeur. »  

(16)



Lu

ñàkk

M . CL - REL

manquer intérêt

solo

la

la

EMPH . C .3 SG  

doye

woon

2SG o avoir.besoin PAS PA S

« C’est pour quelque chose sans importance qu’il avait besoin de toi. »  



212

(17)

Augustin Ndione

Sa

xarit bi

POSS 2 SG

ami

ku ñàkk

M . CL RE REL L

sutura

la

manquer discrétion

EMPH . CL .3 SG

« Ton ami-là, c’est quelqu’un qui manque de discrétion. »  

(18)

Keroog



Senegaal dafa

autre jour Sénégal

ñàkk

wërsëg « contre » Côte-d’Ivoire  



manquer chance contre

EM PH . V .3 SG EMPH SG  

C ôte-d’Ivoire

« L’autre jour, contre la Côte-d’Ivoire, le Sénégal a manqué de chance. »  



Cette dernière série d’exemples met en relief, d’une part, comment ñàkk se combine avec d’autres formes et, d’autre part, que dans toutes ces constructions il est question d’absence d’une qualité et non pas d’un degré non atteint ou d’une idée d’inadéquation. Dans ces exemples, on a la base lexicale qui se construit avec une valeur abstraite. Par ailleurs, avec la forme ñàkk, on peut mentionner une forme qui, elle, peut, à la limite, être considérée comme figée : il s’agit de ñàkk-xorom (littéralement « manquer de sel »), qui paraît litigieuse car dans certaines situations on peut envisager un cas de figement mais dans d’autres non. On pourrait envisager une construction qui répondrait à la structure « ñàkk + C1 », toutefois dans cette situation il serait possible d’avoir « ñàkk + X + C1 ». Nous proposons la série de (19) à (21) afin d’illustrer le phénomène en question. Dans l’exemple (19), ci-dessous nous avons la construction « ñàkk-xorom » qui a un emploi figé, et on comprendra que l’interprétation a une valeur métaphorique. En effet, ici, le « manque de sel » est une qualité (voire un défaut) que l’on prête à un individu, cela permet de rendre compte d’un individu peu ou pas amusant, donc qui n’a pas de goût, de fait, qui n’est pas drôle :  























(19)

Musaa

mii

dafa

M oussa

D DEM EM

EMPH . V .3 SG  

ñàkk-

-xorom

léegi

manquer

sel

maintenant

Lit. Ce Moussa, c’est qu’il manque de sel maintenant. « Ce Moussa, il manque d’humour (il est inintéressant) maintenant. »  



En (19), l’interprétation que l’on propose a à voir avec une absence de goût. En gros, « être drôle » n’a pas son siège au niveau de Moussa. Il y a un lien qui est établi en wolof entre « l’absence de sel » et le manque d’humour. Il y a donc, à travers cette construction, un parallèle qui est établi entre l’humour et le sel (la saveur). On note dans ce construit que le sens véhiculé ne peut se résumer à la somme des significations des éléments composant la forme. Cette analyse des  







213

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

formes figées se retrouve chez Anscombre (2011, p. 19–20) : « le sens global d’une expression figée n’est en général pas déductible du sens des éléments qui la composent formellement : c’est le principe de non-compositionnalité des expressions figées ». Contrastons avec les exemples ci-dessous, où le même segment rend compte de l’absence, absence jugée d’un point de vue subjectif : le locuteur, à travers ce construit, rend compte d’un manque effectif de sel dans un plat (dans une sauce). Par ailleurs, on peut noter ici, en (20) et en (21), que l’élément manquant est un élément concret et n’est pas une qualité ou un attribut moral :  













(20)

Sali saa yu S ali fois

mu

REL . PL NARR NA RR 3 SG

togg-ee

mu

ñàkk

cuisiner-ANTÉ

NARR -3 SG

manquer sel

xorom

« Chaque fois que Sali cuisine, ça manque de sel. »  



Nous notons que la construction en (20) n’est pas figée, et d’ailleurs, la construction dite figée ne s’applique qu’aux humains. Elle est un moyen de construire une qualité d’un humain. Cela est dû au contenu sémantique des éléments qui viennent s’adjoindre au verbe en question. Nous voyons en (21) ci dessous que la construction en (20) n’a pas de caractère figé : de fait, il est possible d’insérer des éléments entre le verbe ñàkk et l’argument xorom.  

(21)

Sali saa yu S ali fois

mu

REL . PL NA NARR RR 3 SG

togg-ee

mu

ñakk

cuisiner-ANTÉ

NARR 3 SG

manquer un peu sel

tuuti

xorom

« Chaque fois que Sali cuisine, ça manque un peu de sel. »  



L’insertion en (21) de la forme tuuti illustre que la construction ñàkk xorom peut fonctionner comme une forme avec complémentation, comme nous l’avions vu au début de notre propos. Nous perdons la valeur métaphorique relevée en (19) ; ainsi, dans cet exemple le manque en question concerne la cuisine de Sali et ne peut en aucune façon concerner Sali (un individu humain) car l’insertion d’un élément entre la base verbale et la complémentation supprime le caractère métaphorique. À travers l’exemple (20) et la modification proposée en (21), le locuteur construit une qualité affectée au repas de Sali. Ici, le jugement du locuteur repose sur sa représentation de ce qu’est un plat salé et donc par rapport à cette représentation, il considère que le plat de Sali ne peut pas être jugé comme ayant le sel que doit contenir un plat.  

214

Augustin Ndione

Dans notre introdution, nous avons rappelé que certaines bases lexicales du wolof sont verbo-nominales. C’est le cas pour ñàkk qui fonctionne tantôt comme un verbe, tantôt comme un nom. Nous voyons dans la section suivante des cas où son emploi est nominal.

3.2 Ñàkk : emploi nominal  

En wolof, la distinction entre verbe et nom se réalise au niveau morphosyntaxique. Nous entendons par là qu’un même terme fonctionnera comme un nominal ou comme un verbal selon les éléments avec lesquels il interagit. Ainsi, la même base verbo-nominale ñàkk peut se construire comme un nominal et exprimer également le manque. Prenons en compte la série d’exemples ci-dessous, qui contraste avec celle que nous avons décrite jusque-là. Ainsi, en (22) et (23), ñàkk apparaît sous forme nominale. La construction nominale s’effectue par l’adjonction du marqueur nominal de classe m-. La suffixation du -i à la base m- est un moyen de spécifier et de construire la localisation de l’élément nominal. Nous posons qu’il y a avec cet élément une opération d’identification spatio-temporelle dont ce suffixe est le marqueur. (22)

ñàkk

-u-m

ndox m-i

sonn-al

na

jigeen-i

manquer

GÉN . S SG G-C

eau

fatiguer-CAUS CAU S

PFT 3 SG

femme-PL . GÉ GÉN N localité

M . CL

gox

bi M . CL

« Le manque d’eau fatigue les femmes de la localité. »  

(23)



ñàkk

m-i

sonn-al

na

jigeen-i

manquer

M . CL

fatiguer-CAUS CA US

PFT PF T 3 SG

femme- PL . GÉ N localité

gox

bi M . CL

« Le manque (la pauvreté) fatigue les femmes de la localité. »  



La construction à partir de la base verbo-nominale ñàkk en (22) et (23) permet de rendre compte de l’idée d’absence. La construction nominale est réalisée par l’adjonction du marqueur de classe m- qui apparaît comme un moyen d’effectuer une opération de quantification sur une notion.

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

215

4 À côté de ñàkk, des termes qui ne manquent pas 4.1 Làjji « échouer »  



Un autre marqueur qui permet également d’exprimer le manque est le verbal làjj (i) que nous avons rencontré dans la plupart des équivalences transitives du français dans notre travail de documentation à partir du questionnaire commun de base. Notons, dès l’abord, que ces constructions avec làjj apparaissent comme un moyen d’expression du manque, sous la forme de ratage ou encore d’échec, comme dans le premier exemple ci-dessous, où il est question de manquer un pénalty. Les constructions avec ce terme correspondent aux constructions françaises du style manquer une cible, manquer un lièvre à la chasse, ou comme en (24) manquer (rater) un pénalty lors d’un match de football :  

(24)

Ca

final

ba

Aliw

moo

L LOC OC

finale

M . CL

Aliou

EM PH . S .3 SG EMPH

làjji  

penalti

ba

échouer penalty

M . CL

Lit. Pendant la finale, c’est Aliou qui a échoué au pénalty. « Pendant la finale, c’est Aliou qui a manqué (raté) le pénalty. »  



Dans l’exemple (24), nous trouvons l’emploi transitif de cette base verbale, ce qui est contraire à son emploi originel, car dans ses emplois « canoniques » il semble que ce verbe fonctionne intransitivement et se traduise généralement par « échouer ». Toutefois, les différents exemples permettent de rendre compte, avec la complémentation, de l’élément manqué ; ainsi, l’emploi transitif s’explique par le fait qu’il faille indiquer la nature de l’élément manqué :  











(25)

Sali Saa yu S ali fois

mu

REL . PL NARR -3 SG

togg-ee,

(mu)

làjji

cuisiner-ANTÉ

NARR 3 SG

échouer sauce

ñeex

mi M . CL

Lit. Chaque fois que Sali cuisine, elle échoue sa sauce. « Chaque fois que Sali cuisine, elle manque (rate) sa sauce. »  



Avec l’exemple ci-dessous, on relève une construction similaire et qui rend compte également d’un emploi transitif du marqueur en question.

216

(26)

Augustin Ndione

Dafa EMPH . V .3 SG  

làjji

sartifikaa

échouer

examen du certificat

Lit. Il a échoué à l’examen du certificat. « Il a manqué (raté) l’examen du certificat. »  



En (26), làjj ne s’interprète pas comme une absence physique (on entend par là « ne pas être présent physiquement à l’épreuve »), mais plutôt comme un échec à l’examen. En d’autres termes, il a bel et bien subi les épreuves mais son résultat a été un échec, en somme, il n’a pas réussi à son examen du certificat. En effet, s’il était question de marquer une absence physique, on s’attendrait à l’emploi d’un autre verbal, en l’occurrence daw (« courir »), qui laisse entendre que l’individu en question a « fait exprès de manquer l’épreuve en question », dans le sens de « il ne s’est pas présenté à l’épreuve ».  















4.2 Moy « rater »  



En wolof, quand on veut rendre compte de « manquer sa cible » ou « de passer à côté de quelque chose », la forme moy est employée. On peut poser que cette forme apparaît comme concurrente à la forme làjji que nous avons vue dans la section précédente. En fait, il n’apparaît pas de différence entre les deux termes. Ils sont interchangeables, toutefois, il faudrait pour cela envisager à chaque fois de modifier la construction syntaxique. En (27), il est question de « manquer sa cible » :  









(27)



Bi

mu

rëbb-ji-ee

dafa

Quand

N ARR NA RR .3 SG

chasser-CPF - AN A NTÉ TÉ

EMPH . V .3 SG



moy njombor yëpp  

rater lièvre

tous

« Quand il est parti chasser, il a manqué (raté) tous les lièvres. »  



En (28), il est question de rendre compte de « rater sa vocation » :  

(28)

Moy nga rater

sa

PFT .2SG PO POSS SS 2 SG

maniin

-u

labbe

capacité

GE N . SG

prêtre

Lit. Tu as raté ta capacité d’être prêtre. « Tu as manqué ta vocation de prêtre. »  







217

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

Dans ces deux exemples, on note que les éléments de complémentation (njombor « lièvre » et maniin « capacité ») en question, qui sont les compléments de rang 1 de moy (« manquer »), ne sont pas validés. Dit d’une autre manière, les objets ou objectifs ne sont pas atteints. Ainsi, le ratage est effectif dans ces exemples. On peut considérer qu’avec ces constructions, les propriétés en question sont autres que celles que l’on pourrait valider avec une construction sans le terme exprimant le manque. Ainsi, rater le lièvre et rater la vocation de prêtre sont le cas dans ces exemples. Nous voyons que l’on a affaire à du « ratage » dans ces construits. Pour aller plus loin, nous nous sommes rendu compte, en nous intéressant à la base moy, que l’on arrive à une construction dont l’un des segments reprend cette base. Il s’agit de la forme moytu qui rend compte de l’idée d’éviter, celle-ci dérive donc de moy :  

















(29)

Moytu-leen

moy

Éviter-iMP .2 PL

rater

Lit. Évitez de rater. « Évitez de manquer d’être fidèle (de faillir, de succomber à la tentation). »  



En (27) et (28), on relève l’idée de manquer une cible, d’où l’idée d’échec. En (29) par contre, on relève l’idée de faute, dans le sens de « tromper sa femme ou son mari » : on peut ici aussi récupérer une idée de ne pas réussir à faire ce qui était attendu, il y a une forme d’absence dans le sens de « manquer à sa parole », au cas où la parole donnée lors du mariage consistait à ne pas moy. Dans la même veine, nous pouvons maintenant nous intéresser à une autre forme, wacc, qui se traduit par « descendre » mais dont l’une des interprétations est « manquer », soit à ses obligations soit à sa parole.  

















4.3 Wàcc « descendre »  



Comme nous le notions dans la section précédente, la base verbale wàcc peut se traduire littéralement en français par « descendre ». On voit avec les constructions traitées dans cette contribution, notamment en (31) et (32), que ces dernières ne rendent pas compte de l’idée de descendre mais plutôt apparaissent comme un moyen d’exprimer une des valeurs de manquer. Toutefois, avant de nous intéresser aux constructions où ce verbe s’interprète comme « manquer », prenons l’exemple (30) où il rend effectivement compte de « descendre » :  













218

Augustin Ndione

(30) yow wàcc.al

garab wi

2 SGO descendre. IMP IM P 2 SG arbre

M . CL

bala

nga.y

daanu

avant

NARR 2 SG . INACC

tomber

« Toi ! Descends de l’arbre avant de tomber. »  





En (30), l’emploi du verbe wàcc est un moyen de demander à l’interlocuteur de quitter sa position dans l’arbre. Dans cet exemple, l’action de descendre est une action physique en ce sens que la localisation spatiale de l’interlocuteur est appelée à changer : du haut de l’arbre il est appelé à se situer en bas, sur le sol. Nous voyons avec les exemples ci-dessous qu’il en va tout autrement : la descente en question ne concerne pas une localisation spatiale physique mais plutôt une position morale abstraite à tenir ou à ne pas tenir. En (31), pour rendre compte de l’idée contraire à « respecter son engagement », ou encore contraire à l’idée de « prendre ses responsabilités », on relève la forme wàcc wareef, littéralement « descendre de son devoir » :  













(31)

yaa EMPH . S .2 SG  





ko

biir-al

mënu

O3S SG G

être.enceinte. APPL

pouvoir.NEG

Lit. C’est toi qui l’as mise enceinte, tu ne peux pas loo(lu-nga)

wàcc

sa

wareef

CL . SG - NA N ARR RR 2 SG

descendre

POS S 2 SG POSS SG

devoir

descendre de ton devoir. « C’est toi qui l’as mise enceinte, tu ne peux pas manquer à tes obligations. »  



Dans cette construction « descendre de son devoir » s’entend comme une forme de prise de distance, comme une tentative de non-validation du devoir en question. Ici, on peut envisager que la non-validation des obligations apparaît comme un manque, comme un éloignement. Il y a une distance entre ce que l’individu entend faire et ce qui est normalement attendu de la part de cet individu dans une pareille situation. Il est donc attendu qu’il prenne ses responsabilités en assumant la paternité, et ici, c’est cela que le locuteur met en avant. Le fait de « manquer à ses obligations » serait donc l’équivalent de « descendre de son devoir ». En (32), nous avons la réponse que Ngari donne à Mbayang quand celle-ci l’interpelle au sujet de la grossesse de sa sœur (voir [31]) ; ce dernier est en train d’expliquer à son interlocuteur qu’il n’est pas question pour lui de ne pas honorer sa parole (en n’assumant pas la paternité). Etant donné qu’il a déjà dit qu’il assumait ses responsabilités, il confirme cela en ces termes :  















219

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

(32)

mën. u.ma

wàcc



pouvoir.NÉG .1 SG descendre

sama

kàddu

PO SS 1 SG

parole

Lit. Je ne peux pas descendre de ma parole. « Je ne peux pas manquer à ma parole. »  



En (31), comme en (32) d’ailleurs, nous relevons une idée de « manque sur un plan moral », ou encore une idée de « ne pas remplir sa fonction », de « faire défaut ». Il apparaît avec ces exemples qu’il y a une posture qui est attendue et qu’il faut atteindre. L’emploi de wàcc permet de rendre compte du fait qu’il est possible de construire une distance entre deux positions : dans un cas, en (32) par exemple, « descendre de sa parole » s’entend comme construire une différence entre la parole et le producteur de la parole. Ainsi, « ne pas descendre de sa parole » s’entend comme être identifié à sa parole et donc ne pas pouvoir valider une quelconque distance entre le locuteur et son propos.  





















4.4 Wuute « être différent »  



Les valeurs d’expression du manque que véhiculent les constructions que nous avons décrites jusqu’ici peuvent également se retrouver par le biais de la forme wuute. Prenons un premier exemple où il n’est pas question d’exprimer une forme de manque, pour montrer que wuute n’exprime pas toujours le manque :  

(33)

bëgg

bëgg

yee(yi-a)

wuute

loolu

tax

vouloir

RE D RED

M . CL - CONN C ONN

être.différent

cela

causer

njaay

di

jaar

ca

njaaba

marchandise

INACC

se vendre

LOC

marché

« C’est parce que les goûts sont différents que les marchandises se vendent au marché. »  



En (33), on relève un moyen de rendre compte des différences entre les goûts ; ainsi, dans la plupart de ses emplois, la base verbale wuute apparaît comme un moyen de rendre compte de l’idée de différence. Dans cet exemple, nous ne parlons pas d’expression du manque, mais nous illustrons l’emploi le plus fréquent du terme wuute en wolof. Nous voyons, notamment avec la série d’exemples ci-dessous, que ce terme peut apparaître comme un moyen d’exprimer une des valeurs de manquer en posant une différence entre deux éléments.  

220

Augustin Ndione

(34)

Xew

moomu

mën-uma

koo (ko-a)

wuute

événement

DEM

pouvoir-NEG .1 SG

3 SGO - CONN

être.différent

Lit. Cet événement-là, je ne peux pas m’en différencier. « Cet événement-là, je ne peux pas le manquer. »  



L’interprétation que nous proposons pour cet énoncé est que le fait de ne pas manquer cette fête s’entend comme le fait de ne pas pouvoir poser une quelconque différenciation entre ladite fête et le locuteur. Ainsi, avec en wolof, on relève un emploi transitif du verbe et on note que l’idée de manque s’entend comme le fait de poser clairement une différence entre deux éléments. On peut donc poser qu’avec ces éléments, la différence s’entend comme un écart, comme une distance. Et d’ailleurs, la traduction littérale que nous proposons permet, si besoin est, de voir qu’il est question de différence entre le locuteur et l’événement. Et c’est cette différence que l’on va traduire en français par « manquer ». On peut retrouver en (35) une interprétation similaire à (34), car dans cet exemple, il est question de rendre compte de l’absence de Modou à son cours :  





(35)

Démb

danga

wuute

sa

njàng

ma

Hier

EMPH . V .2 SG

être.différent

POSS 2 SG

cours

M . CL



Lit. Hier tu as été différent de ton cours. « Hier, tu as manqué ton cours. »  



En fait, tout se passe comme si la présence effective se marque comme une forme d’identification à un événement ou à endroit. Ainsi, quand il est question de rendre compte de l’absence, on voit que la langue wolof utilise la différence pour l’exprimer. Une glose que l’on peut proposer pour cet exemple, c’est que X qui « manque son cours » est considéré comme se différenciant de son cours, et c’est de cette différence, que l’on peut interpréter comme une distance, que naît la valeur de « manquer » que l’on retrouve en français. En somme, en wolof dire que « X est différent de son cours » ou que « X est différent d’un événement » revient à rendre compte du fait que « X ne pas être localisé relativement à ce cours ou cet événement ». Par ailleurs, nous avions vu avec l’exemple (26) que « manquer un examen » ou « manquer un cours » peut s’exprimer de plusieurs manières. Avec wuute, on rend compte d’une absence physique, contrairement à l’exemple avec làjji (« échouer »), où il était plutôt question d’échec.  































221

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

En somme, quand en wolof on pose que « x est différent d’un lieu ou d’un événement », cela s’entend comme une des valeurs possibles de l’expression du manque.  



4.5 Juuyoo « se manquer »  



La base lexicale que nous analysons maintenant permet également de rendre compte d’une idée d’absence. Il est ici aussi question de dire que X et Y ne peuvent pas être identifiés par rapport aux mêmes coordonnées spatio-temporelles. En effet, il est question avec ce terme de rendre compte de l’emploi pronominal du verbe manquer en français. L’absence en question s’entend comme « se manquer », « se rater », autrement dit, ce que l’on peut dire c’est que « deux individus qui se sont manqués » sont « deux individus qui n’ont pas pu se voir ». Notons par ailleurs que le verbe juuyoo est un verbe dérivé de juuy / njuuy « esquiver, éviter » et s’obtient par ajout du suffixe de dérivation -oo qui rend compte de la réciprocité. Nous précisons également que dans certains emplois, juuyoo signifie « aller dans des directions opposées » et « se disputer, se brouiller ».  























(36)





Démb bi

ma

dem-ee

kër-

-am

danoo

juuyoo

H ier

N ARR 1SG

aller- AN TÉ

maison

POSS 3 SG

EMPH . V .1 PL

se manquer

  

quand



Lit. Hier, quand je suis allé chez lui, c’est qu’on s’est manqué. « Hier, quand je suis parti chez lui, on s’est manqué (de peu). »  



En (36), l’action construite par le verbe se réalise par les deux protagonistes. De fait, on relève ici l’idée de « manquer quelqu’un », il y a une forme de réciprocité. Ici, le locuteur n’a pas pu voir celui qu’il voulait voir, d’où l’idée d’absence. Par ailleurs, en se rapprochant du sens de la base simple non suffixée (n)juuy, on voit l’idée d’esquive et d’évitement, cela vient encore une fois renforcer l’idée d’impossibilité de construire une identification spatiale entre deux éléments. Il y a ici aussi l’idée de distance et de différence de localisation entre X et Y. En (37), on relève que la rencontre a finalement eu lieu et que les protagonistes ne se sont pas manqués finalement ; dans cet exemple, l’insertion de tuuti (« être petit ») inverse le processus et introduit « faillir » :  















222

Augustin Ndione

(37)

Démb

bi

ma

dem-ee

kër-

H ier

quand

N NARR ARR -1SG

aller-AN A NTÉ TÉ maison

-am

tuuti

nu juuyoo

PO SS POS S 3 SG

ê.petit

1 PL se manquer

Lit. Hier, quand je suis allé chez lui, un peu on se manquait. « Hier, quand je suis allé chez lui, on a failli se manquer. »  



En (37), la situation est différente du fait de la présence du terme tuuti ; ici il vient jouer le rôle d’inverseur dans le sens où le manque, le ratage en question ne s’est pas réalisé car finalement le locuteur a bien vu celui qu’il voulait voir. Une glose de (37) serait « on ne s’est pas manqués, on s’est bien vus ». En somme, dans les sections ci-dessus (3) et (4), nous avons pu voir la plupart des expressions relatives à la valeur d’absence que le verbe manquer exprime en français. En wolof, nous avons relevé un certain nombre de verbes qui chacun, et selon des contextes bien précis, pouvaient être traduits en français par « manquer ». Ainsi, nous avons analysé des verbes comme lajj, moy, wàcc, wuute, juuyoo, qui ne se traduisent pas directement par « manquer » mais qui permettent dans leurs emplois de retrouver certaines valeurs de manquer que l’on avait dans le QCB et que le wolof construit en employant ces verbes. Toutefois, force est de constater que l’un des termes principaux en wolof pour traduire le verbe manquer ou encore le nominal manque est la base verbo-nominale ñàkk, qui comme nous l’avons montré, est l’un des moyens privilégiés pour exprimer la valeur d’absence que l’on retrouve dans les emplois de manque ou manquer dans le QCB. Nous allons consacrer la section suivante à l’expression du manque affectif.  













5 Namm ou le manque affectif Dans cette section, nous relevons que pour rendre compte du manque affectif, nous passons par une construction avec namm. Cette forme a souvent comme premier argument un élément humain ou un élément assimilé comme tel. En (38), ci-dessous, il est question de rendre compte du fait que « la mère de Modou lui manque » :  



(38)



Moodu

dafa

M odou

EMPH . V .3 SG  

namm

yaay-

am

lool3

ressentir.le.manque.de

mère

POSS 3 SG

beaucoup

Lit. Modou, il a / ressent le manque (affectif) de sa mère. « C’est que sa mère lui manque beaucoup, à Modou. »  



223

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

En (39), nous relevons le même type de construction qu’en (38) : on note que les deux arguments du verbe valident la propriété « être humain ».  



(39)

Namm

naa

ressentir.le.manque.de

PF T 1 SG PO PFT POSS SS 1 SG

sama



jabar femme

Lit. Je ressens le manque de ma femme. « Ma femme me manque. ».  



En (40), on note que le terme fonctionnant comme objet du verbe, contrairement à (38) ou (39), peut avoir des propriétés différentes du sujet du verbe, qui, lui valide le trait « humain ».  



(40) Senegaal

rekk

laa-y

namm

Sénégal

seulement

EM PH . C .1 SG - I NACC EMPH

ressentir.le.manque.de

saa

yu

ma

tukki

fois

M . CL . PL

NA NARR RR 1 SG

voyager



Lit. C’est seulement le manque du Sénégal que je ressens, chaque fois que je voyage. « C’est seulement le Sénégal qui me manque, chaque fois que je voyage. »  



Dans cette série d’exemples, la forme namm permet de rendre compte de l’idée de « manquer » dans le sens d’absence d’une personne ou d’une entité aimée (tel un pays), autrement dit, « faire défaut sur le plan affectif ». On remarque que dans l’exemple (40), la structure syntaxique suit l’ordre suivant : « objet du manque + siège du manque + namm », tandis que l’ordre « siège du manque + namm + objet du manque » est attesté en (38) par exemple. Pour nous rapprocher un peu plus de notre QCB, nous pouvons prendre en compte l’exemple (41) ci-dessous, qui est un moyen de rendre compte du manque, par exemple dans une acception médicale, en termes d’addiction. Toutefois, il faut noter ici que le sentiment de manque en question, et donc l’effet de manque, résultent de l’absence d’un individu. Il y a donc un lien entre le manque affectif et l’effet en question que nous retrouvons exprimé dans l’exemple ci-dessous. En (41), il s’agit de la mélancolie maladive, ce qui s’exprime en wolof par le biais de gelu, comme dans cette construction qui véhicule l’idée de « être en manque de X » :  























3 Kesteloot et Dieng (1989, p. 38).  

224

Augustin Ndione

(41)

Dafa

-y

gelu

yaay

-am

E EMP MP H . V -3 SG

INAC INACC C

manquer (psychologique)

mère

P OSS 3 S POSS SG G

« Il est en manque de sa mère. » « Il est mélancolique à cause de l’absence de sa mère. »  







En (41), nous pouvons rappeler qu’en wolof, les conjugaisons à la troisième personne peuvent se construire sans que la marque du sujet ne soit exprimée. Nous retenons que cette construction est également réservée à des arguments pouvant valider la propriété « être humain ». De fait, on ne peut pas utiliser les termes namm et gelu quand il s’agit de parler de manque de drogue ou des expressions du manque relevant de ce type-là. Après ces différentes descriptions, nous nous rendons compte, d’ores et déjà, qu’en wolof il n’y a pas à proprement parler de terme spécifique et unique pour traduire le verbe manquer du français, même si le lexème ñàkk semble être le terme le plus souvent utilisé. De fait, il y a plusieurs termes qui rendent compte des différentes valeurs que l’on peut retrouver avec manquer. Ainsi, rappelons, comme nous l’avons déjà indiqué dans notre introduction, que selon les situations et selon les éléments dont il est question, différentes bases lexicales peuvent se traduire par « manquer » en français. De plus, comme nous le notions dans la partie consacrée au corpus, il s’avère difficile, voire impossible, de retenir un seul terme en wolof qui engloberait les divers emplois de manquer en français. Ainsi, les termes que nous analysons ne se traduisent pas au premier abord par « manquer », raison pour laquelle nous essayons de proposer une traduction littérale quand cela s’avère utile pour faciliter la compréhension des exemples. En fin de compte, après avoir montré que les expressions du manque en wolof pouvaient être des moyens d’exprimer une forme d’absence de plusieurs façons, nous pouvons maintenant nous intéresser à une valeur possible des expressions du manque, il s’agit des valeurs dites approximatives.  











6 Quand manquer exprime l’approximation Dans cette section, nous traitons d’un certain nombre de verbes qui sont des moyens d’expression de l’idée d’approximation. Il s’agit des verbes tuuti « être petit », xaw « faillir », waaj « être sur le point de » et des « rester ». Nous entendons par là qu’avec le verbe manquer en français, il est possible de construire une valeur que l’on peut gloser par « presque X », « à peu près X ». En wolof, cette valeur est exprimée par un ensemble de verbes dont la traduction littérale ne peut pas se faire avec le verbe « manquer » ; on peut toutefois retrouver cette valeur au niveau du sens construit par l’énoncé.  





























225

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

6.1 Autour de tuuti « être petit »  



La forme qui nous intéresse dans cette première section est un verbal qui exprime l’idée de petitesse, comme en (42). Dans cet exemple, le fait que l’on qualifie de petit le mouton de Moussa revient, en fait, à considérer que relativement à une valeur standard, on pose que ce dernier ne remplit pas les conditions. (42)

Musa

dafa

Moussa

EMPH . V .3 SG  

jënd

xaar

mu

tuuti

ngir

tabaski

acheter

mouton

REL

être.petit

pour

tabaski

Lit. Moussa a acheté un mouton qui est petit pour la tabaski. « Moussa a acheté un petit mouton pour la tabaski. »4.  



Nous insistons pour indiquer qu’en (42), la construction avec tuuti n’est pas un moyen de construire le manque. Nous donnons l’exemple (42) pour montrer au lecteur que ce même terme renvoie à « être petit ». Toutefois, nous remarquons qu’il en va tout autrement avec l’exemple (43), où la même forme se construit tel un adverbe et permet, de fait, d’exprimer le manque :  





(43)

Tuuti

ma

bàyyi

caabi

yi

ci

woto

bi

être.petit

NARR 1 SG

laisser

clef

M . CL CL

LO L OC C

voiture

M . CL

Lit. Un peu je laissais les clefs dans la voiture. « J’ai manqué de laisser les clefs dans la voiture. »  



En (43), on peut proposer une glose en français du type « il s’en est fallu de peu… ». Ainsi, avec une telle construction on peut retenir que grâce à la présence du terme tuuti, « laisser ses clefs dans la voiture » n’a pas été le cas. Cette idée d’approximation passe également par l’emploi d’un verbe que l’on peut considérer comme équivalent à la construction avec tuuti. Ainsi en (44), on relève l’emploi de nar qui s’interprète également comme « être près de faire x ».  









(44) Nar être sur le point de



-oon

naa

bàyyi

caabi

yi

ci

woto

bi

PAS

PFT 1 SG

laisser

clef

M . CL . PL

LOC

voiture

M . CL

« J’étais sur le point de laisser les clefs dans la voiture ».  



4 La tabaski est la fête de commémoration du sacrifice d’Abraham à l’occasion de laquelle les musulmans tuent un mouton (aïd el fitr).

226

Augustin Ndione

La construction en (44) est un moyen de rendre compte de l’idée d’approximation que l’on retrouve en français avec la construction « manquer de x ». En somme, le locuteur nous dit que la situation « laisser les clefs » ne s’est pas produite. C’est d’ailleurs une situation similaire que l’on relève avec la base lexicale xaw que nous analysons dans la section suivante.  







6.2 Autour de xaw « faillir »  



Quand on s’intéresse à xaw, on note que dans les différents dictionnaires du wolof, il est traduit par « faillir ». Nous notons par ailleurs qu’en français certaines des expressions du manque peuvent passer par des constructions avec faillir. Ainsi, nous proposons une reformulation de l’exemple (44). Il est question de ne pas valider « laisser les clefs dans la voiture ». En (45), grâce à xaw, il est impossible de valider le procès construit par le verbe bàyyi « laisser ».  









(45)



Xaw

naa

bàyyi

caabi

yi

ci

woto

bi

faillir

PFT 1 SG SG

laisser

clef

M . CL

LO C LOC

auto

M . CL

Lit. J’ai failli laisser les clefs dans la voiture. « J’ai manqué de laisser les clefs dans la voiture. »  



En (46), ci-dessous, nous notons que le phénomène est plus ou moins le même, dans le sens où le procès construit par le verbe rey ne peut être validé dans cette situation car la présence de xaw nous indique que l’accès à ce procès n’est plus possible ; ici, xaw fonctionne comme un moyen de valider « autre que tuer ».  

(46) Keroog L’autre.jour





ca

lamb

ja

xaw

na

ko

rey

LOC

lutte

M . CL

faillir

PFT 3 SG

3 SG O

tuer

Lit. L’autre jour à la lutte, il a failli le tuer. « L’autre jour au combat de lutte, il a manqué de le tuer. »  



Enfin, notons que pour rendre compte de « manquer de tomber », voir l’exemple (47) ci-dessous, le wolof propose, entre autres possibilités, l’emploi de xaw que l’on interprète, comme dans les précédentes constructions, comme exprimant une forme d’obstacle qui s’érige contre la réalisation du procès construit par le verbe. En (47), Modou rend compte du fait qu’en sortant de sa voiture, le jour du mariage de son frère, il s’est pris les pieds dans le tapis, a trébuché et a eu du mal à retrouver l’équilibre pour éviter de tomber :  





Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

(47)

Ba

ma

fakkastalu-ee

xaw

naa

daanu

quand

NARR 1 SG

trébucher-AN A NTÉ TÉ

faillir

PFT 1 SG

tomber

227

Lit. Quand j’ai trébuché, j’ai failli tomber. « Quand j’ai trébuché, j’ai manqué de tomber. »  



Dans les constructions analysées jusqu’ici dans cette section, on relève l’idée de « manquer de faire x ». Le procès construit par le verbe que xaw vient modifier ne se réalise pas. On peut noter que xaw fonctionne comme un modifieur du verbe. Ainsi, dans les phrases où il apparaît, il a pour valeur de notifier que le procès en question n’est pas validé, dans la situation.  



6.3 Autour de waaj « être sur le point de… »  



La valeur d’approximation se relève également par le biais des constructions avec waaj, qui s’entend comme « être sur le point de ». En (48), il est également possible de relever que waaj fonctionne comme un modifieur du verbe, en rendant impossible la validation du procès que ce verbe construit. Le fait d’avoir waaj dans cet énoncé laisse entendre que l’action de reer « dîner » n’a pas pu se réaliser.  





(48) Nu ngi 1 PL

PRES

bi



d-oon

waaj

a

reer

IINACC NACC - PAS PA S

s’apprêter

CONN

dîner quand courant

kuraŋ

bi

kupe-ee

M . CL

couper-AANTÉ NTÉ

Lit. Nous étions sur le point de dîner quand le courant a été coupé. « Nous nous apprêtions à dîner quand il y a eu coupure d’électricité. »  



Ce que l’on peut retenir avec ces formes, c’est qu’en wolof, l’expression du manque se construit de diverses manières selon les situations et passe également par divers moyens linguistiques.

6.4 Des « rester »  



L’idée d’approximation ou encore de « non-atteinte » d’une quantité considérée subjectivement comme étant la norme, passe aussi en wolof par des constructions ayant pour pivot la base verbo-nominale des (« rester »). Les constructions en (49) et (50) rendent compte par la présence de cette base d’une forme d’inadéquation entre « ce qui est le cas » et « ce qui devrait être le  













228

Augustin Ndione

cas ». Concrètement en (49), il y a un constat qui est fait quant au décompte des chaises. Même si nous ne savons pas la quantité exacte de chaises dont il est question, ce que cet énoncé dit, c’est que la quantité X qui devait être atteinte ne l’est pas. On est en deçà de X. Le manque exprimé semble avoir à faire avec une quantité non atteinte. Ainsi, le manque qui s’exprime ici avec le verbe des consiste à construire le fait que l’individu qui fait le décompte s’attend à avoir un nombre de chaises et finalement il ne l’a pas. Dit d’une autre manière, dans cet énoncé « il reste une chaise » se comprend comme « il manque une chaise pour atteindre le nombre attendu » :  







(49) Woññ compter





naa

siis

yi

waaye des

na

benn ba

PF T 1 SG PFT

chaise

M . CL

mais

PFT 3 SG

un

rester

tey

jusque aujourd’hui

Lit. J’ai compté les chaises, mais il en reste toujours une. « J’ai compté les chaises, mais il en manque toujours une. »  



Par contre en (50), le manque qui est relevé a à voir avec un individu humain qui est considéré comme ayant des « cases en moins ». On peut également voir avec une telle construction que l’idée de défaillance peut se retrouver dans le sens où des exprime un niveau non atteint. La non-atteinte de ce niveau s’interprète de fait comme une forme d’anormalité.  

(50) Déedéet Non



Sira dof-ul

dafa

Sira être.folle-NEG .3 SG

EMPH . V .3 SG  

des.e

rekk

rester

seulement

Lit. Non ! Sira n’est pas folle, il lui en reste seulement.  

« Non ! Sira n’est pas folle, elle est juste "simplette". »  





La construction en (50) rend compte du fait que Sira, « il lui manque une case », ce qui se traduit encore par « être simplette » ; d’ailleurs il n’est pas rare d’entendre en wolof, dans la même situation, « dafa maŋke rekk » qui est en concurrence avec la forme en (50). Dans cette formulation « dafa maŋke rekk », on retrouve un emprunt au français (maŋke), et on rend compte du fait que l’individu en question ne dispose pas de l’ensemble de ses facultés mentales. Ceci revient à dire qu’il y a un ensemble de facultés qu’un individu doit posséder et qui permettent de dire que celui-ci est complet ou « normal » et quand il en manque pour atteindre le seuil normal, le wolof considère que l’individu ne peut être considéré comme étant complet, d’où l’emploi de des(e). Nous notons qu’en (51), la même forme des(e) est employée pour encore une fois rendre compte d’un niveau non atteint. Ici, il s’agit du prix d’une marchandise,  





















Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

229

le locuteur exprime ici qu’il y a une différence de mille francs entre le prix demandé par le vendeur et la somme dont il dispose pour réaliser l’achat en question. Concrètement, les chaussures que Paul veut, le vendeur ne consent pas à descendre leur prix en dessous de vingt mille francs, et malheureusement, après toutes ses courses, il ne « reste » à Paul que dix neuf mille francs :  

(51)





Pàpp

ji

jàppale-Ø

ma

rekk

des.e

naa

mil

faran

Père

M . CL

aider-I MP .2 SG

1 SG O

seulement

rester

PFT 1 SG

mille

francs

Lit. Le père, aide-moi seulement, il me reste mille francs (pour atteindre la somme). « Père, aide-moi, il ne me manque que mille francs. »  



En (51), des(e) est employé pour rendre compte du fait que pour que Paul puisse acheter les chaussures, il faudrait que le commerçant accepte de lui vendre les chaussures car il lui manque mille francs pour avoir vingt mille. On voit qu’en wolof, pour construire le fait qu’il y a une différence entre le prix demandé (ce qui est attendu) et l’argent dont dispose l’acheteur (ce qui est effectivement le cas), le locuteur dispose du terme des(e) (« rester ») pour en rendre compte. Il est ici également question, comme en (50), d’un niveau non atteint, d’un hiatus entre ce qui est attendu et ce qui effectivement le cas. En définitive, nous avons pu avoir avec des(e) que toutes les constructions impliquant cette forme sont un excellent moyen de rendre compte d’une inadéquation entre une situation constatée et la situation souhaitée. Pour boucler la boucle de notre contribution, il nous a paru opportun de dire un mot sur les constructions négatives qui passent également pour un moyen d’exprimer la notion de manque.  



7 La négation et l’expression du manque Pour montrer comment la négation apparaît comme une construction propice à exprimer la notion de manque, nous reprenons l’exemple sur le manque de sel. En wolof, on peut naturellement proposer une forme comme en (52) pour traduire « manquer de sel ». Ainsi, on retrouve la construction avec la base verbale am « avoir » accompagnée de la négation.    





230

(52)

Augustin Ndione

Sali saa yu Sali fois

mu

M . CL - REL . PL NARR 3 SG

togg-ee

du

am

xorom

cuisiner-AN A NTÉ TÉ

I NACC - NEG .3 SG

avoir sel

Lit. Sali, chaque fois qu’elle cuisine, ça n’a pas de sel. « À chaque fois que Sali cuisine, ça manque de sel. »  



Pour exprimer l’idée de « manquer de sel » présente en (52), une autre construction est possible (voir 53). Toutefois, les locuteurs considèrent qu’une telle construction laisse voir que du point de vue du locuteur, il est question d’absence. Il n’est pas question d’envisager un niveau non atteint, mais une idée d’absence. Les constructions en (52) et (53) apparaissent comme concurrentes car le marquage de la négation passe par l’alternance entre la marque du antéposée à la base verbale et -ul qui est un suffixe qui s’attache à la base verbale am. Notons que cette « concurrence dans l’alternance » entre les deux formes de négation est due au fait que du permet de construire une valeur d’inaccompli négative, par rapport à -ul qui est la forme simple (d-ul). Ainsi, il y a un cas où le manque de sel est une habitude de la cuisinière (52) et un cas où il s’agit d’un fait unique dans l’exemple (53).  





(53)



Sa

togg

mi

am-ul

POSS 2 SG

repas

M . CL

avoir-NEG .3 SG sel

xorom

Lit. Ton repas n’a pas de sel. « Ton repas manque de sel ».  



Toujours avec la négation, considérons un dernier exemple, dans lequel il s’agit du verbe saf « avoir du goût » qui est construit avec la négation, et qui rend aussi compte de l’idée d’absence.  

(54)



Sa

togg

mi

saf-ul

POSS 2 SG

repas

M . CL

avoir du goût-NEG .3SG sel

xorom

Lit. Ton repas n’a pas le goût de sel. « Ton repas manque de sel. »  



Cette dernière série met en avant l’importance de la négation dans les diverses constructions et cela s’interprète comme une absence. Par ailleurs, pour aller plus loin et mieux élucider le rapport entre les expressions du manque et les constructions négatives, on aurait pu mettre en relation l’ensemble des termes de notre corpus avec une construction négative, mais cela

231

Chapitre 8 Les expressions du manque en wolof

nous éloignerait de notre objectif, qui était ici de rendre compte des divers termes permettant de traduire « manquer ».  



8 Conclusion Les descriptions que nous proposons dans cette contribution nous ont permis de relever qu’en wolof l’expression de la notion de manque passe par divers moyens lexicaux. Toutefois, en tenant compte des valeurs construites dans les énoncés par ces lexèmes, il est, de fait, possible de les regrouper en trois grandes catégories. D’une part, nous avons pu relever des termes qui rendent compte de la valeur d’absence, ce sont entre autres des termes comme ñàkk, moy, wacc, wuute, làjji. D’autre part, nous avons également pu relever des termes rendant compte de l’absence au niveau affectif, il s’agit de namm et de gelu. Enfin, dans un troisième mouvement, il y a des termes qui rendent compte de la notion d’approximation, il y a une forme d’inadéquation entre deux situations : une situation souhaitée qui est manquée du fait de la présence d’un obstacle qui fait que la situation constatée est insatisfaisante du point de vue du locuteur. Les principaux termes que nous avons relevés, en ce sens, sont tuuti, xaw, waaj, des. Nous avons également dans un troisième moment proposé de voir la négation comme exprimant le manque selon les situations et les emplois et dans ce cas, on relève une valeur d’absence. En fin de compte, parler de l’expression du manque en wolof ne pouvait se faire qu’en tenant compte des formes diverses et variées qui nous font dire que les expressions du manque en wolof sont plurielles.  

Bibliographie Anscombre Jean-Claude, 2011, « Figement, idiomaticité et matrices lexicales », in Anscombre J.-C. et Mejri S. (éd.), Le figement linguistique : la parole entravée, Paris, Champion, p. 17–40. Bondéelle Olivier, 2015, Polysémie et structuration du lexique : le cas du wolof, Utrecht, LOT. Diouf Jean Léopold, 2003, Dictionnaire wolof-français et français-wolof, Paris, Khartala. Kesteloot Lilyan et Dieng Bassirou, 1998, Du Tieddo au Talibé : contes et mythes wolof II, Paris, Présence Africaine. Perrin Loïc-Michel, 2005, Des représentations du temps en wolof, thèse de doctorat, Université Paris-Diderot. Pozdniakov Konstantin et Robert Stéphane, 2015, « Les classes nominales en wolof : fonctionnalités et singularités d’un système restreint », in Creissels D. et Pozdniakov K. (éd.), Les classes nominales dans les langues atlantiques, Cologne, Rüdiger Köppe Verlag, p. 567– 655.  





















232

Augustin Ndione

Robert Stéphane, 1999, « Grammaire fractale et sémantique transcatégorielle : entre syntaxe et lexique », Langages 136, p. 106–123. Robert Stéphane, 2003, « Vers une typologie de la transcatégorialité », in Robert S. (éd.), Perspectives synchroniques sur la grammaticalisation : polysémie, transcatégorialité et échelles syntaxiques, Louvain, Peeters, p. 255–270. Robert Stéphane, 2011, « Le wolof », in Bonvini E., Busutil J. et Peyraube A. (éd.), Dictionnaire des langues, Paris Presses universitaires de France (Quadrige)/Dicos Poche, p. 23–30. Tamba Irène, 2011, « Sens figé : idiomes et proverbes », in Anscombre J.-C. et Mejri S. (éd.), Le figement linguistique : la parole entravée, Paris, Champion, p. 109–126. Voisin Sylvie, 2002, Relations entre fonctions syntaxiques et fonctions sémantiques en wolof, thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2.  



































Claire Agafonov

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe Cette contribution participe à une réflexion commune sur la notion de manque : elle cherche à la cerner par le biais de la traduction. Quelles sont les formes de la langue russe qui peuvent traduire le verbe manquer ? En retour, dans quelles conditions ces formes peuvent-elles être traduites par manquer ? Le point de départ est le questionnaire commun de base (QCB)1, ensemble d’exemples d’emplois du verbe manquer et référence commune à tous les chapitres du présent volume. À partir de ce questionnaire, notre groupe de recherche a élaboré une grille de classement des emplois de manquer selon des critères syntaxiques : manquer transitif, manquer à, manquer de, manquer impersonnel, manquer sans complément. Deux grands types d’emplois de ce verbe ont été distingués : une action manquée, c’est-à-dire qu’un événement attendu ou visé n’a pas eu lieu, ou qu’un résultat attendu ou visé n’a pas été atteint ; un élément manquant, c’est-à-dire qu’un élément dont la présence est attendue ou souhaitée est absent. Cette grille est présentée à la fin du § 1, garnie des formes russes qui nous intéressent ici.  













1 Corpus d’étude Les formes qui seront examinées ici ont été sélectionnées à partir d’un examen de dictionnaires bilingues français-russe et russe-français, ainsi que de la traduction des exemples présentés dans le QCB. Les dictionnaires fournissent des dizaines d’équivalents possibles au verbe manquer. Les phrases du QCB admettant elles-mêmes des variantes de traduction, le champ des possibilités est très vaste. Une première sélection a été effectuée en éliminant des traductions pour lesquelles une "retraduction" du verbe russe vers le français livre plus volontiers un lexème au sens plus étroit, très lié au contexte :  

1 Les exemples tirés du QCB sont référencés par un numéro entre crochets. La liste complète est présentée en annexe avec sa traduction russe. https://doi.org/10.1515/9783110727609-009

234

(1)

Claire Agafonov

manquer son train opozdat’ na poezd

(2)

opozdat’ : être en retard  

elle lui manquait souvent [cf. 4e] on často skučal po nej

(3)

skučat’ : s’ennuyer  

le pied lui a manqué on poskol’znulsja

poskol’znut’sja : glisser  

D’une façon similaire, le verbe narušit’, qui peut traduire manquer dans des énoncés comme manquer à ses obligations [3c], manquer à sa parole, a comme traductions usuelles enfreindre, contrevenir à. Un examen plus approfondi de ces verbes russes risquerait d’éparpiller la réflexion et nous éloignerait de notre propos. Le corpus ainsi réduit reste très imposant. Certaines régularités sont cependant frappantes, en particulier la fréquence de la négation. À l’exception de manquer transitif, souvent traduit par le préverbe pro- (cf. § 2), la plupart des emplois de ce verbe sont traduits par une forme comportant le morphème russe de négation ne. L’action manquée se traduit souvent en russe par la négation du verbe2 :  



(4)

on

ne

popa-l

v

3SG . M

NÉG

arriver- PST

dans trou- ACC

lunk-u

N°10 N°10

« Il a manqué le trou N°10. » [1c]  

(5)



u menja

majonez

ne

poluči-l-sja

à 1 SG

mayonnaise

NÉG

réussir- PST - REFL

« J’ai manqué ma mayonnaise. » [1e]  

(6)



ne

vypolni-t’

svoj

N NÉG ÉG

accomplir- INF son

dolg devoir

« manquer à son devoir »  



2 Les abréviations utilisées à partir de l’exemple (4) sont conformes aux Leipzig Glossing Rules.

235

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

Comme corollaire, ne pas manquer se traduira par un verbe à la forme affirmative :  

(7a)

on-a

ne

sderža-l-a

obeščani-e

3 SG - F

NÉG N ÉG

tenir-PST - F

promesse- ACC

« Elle a manqué à sa promesse. »  

(7b)



on-a

sderža-l-a

obeščanie

3 SG - F

tenir-PST - F

promesse- ACC

« Elle n’a pas manqué à sa promesse. » [3d]  



À l’élément manquant correspond le morphème prédicatif négatif net suivi du génitif (« il n’y a pas de ») :  

(8)





u

nego

net

odn-oj

à

3 SG . M . GEN GE N

NE NEG G

un- GE N . F bras- GEN



ruk-i

« Il lui manque un bras. »  

(9)



vrem-eni

net

temps- GEN

N ÉG NÉG

« Il n’y a pas le temps. » « Le temps manque. »  







ou un préfixe nominal ou adjectival :  

(10)

on-i

projavi-l-i

ne-uvaženi-e

ko

mne

3 PL

faire preuve de-PST - PL

N NÉG ÉG -respect- ACC

envers

1 SG . DAT

« Ils ont fait preuve d’irrespect envers moi. » « Ils m’ont manqué de respect » [4d].  

(11)





on

ne-opyt-nyj

3 SG . M

NÉG -expérience- SUF SU FF F . ADJECTIVAL



« Il est inexpérimenté. » « Il manque d’expérience. »  







236

Claire Agafonov

Signalons ici l’emploi d’autres préfixes nominaux ou adjectivaux à valeur négative : bez- (cf. la préposition bez « sans »), et malo- (cf. l’adverbe malo « peu ») :  



(12)





projavi-t’

bes-takt-nost’

faire preuve de-I NF

sans-tact-SU SUFF FF . NO N OMIN MINA AL L





« manquer de tact »  

(13)



malo-interes-nyj SU FF F. peu-intérêt-SUF

ADJECT IVAL ADJECTIVAL

« peu intéressant », « qui manque d’intérêt »  







L’omniprésence de la négation montre bien que l’absence est un élément constitutif de la notion de manque. Mais il est évident que cet élément est insuffisant : si on peut traduire (12) par « manquer de tact », la séquence suivante, formée de la même manière,  



(12a) projavi-t’



bes-straš-ie

faire preuve de-I NF

sans-peur- SUFF . NNOMI OMI NAL

se traduira par « faire preuve d’intrépidité », et en aucun cas * « manquer de peur ». Dans nombre de ces traductions, aucun élément lexical en russe n’indique le caractère « attendu », « visé », « souhaité » (dont l’absence ou l’insuffisance est soulignée en français par manquer) lorsqu’il peut facilement être rétabli par le contexte (il a manqué le trou no 10), par l’existence d’une norme (il lui manque un bras) ou par le contenu lexical valorisant de l’élément manquant (manquer de respect, de tact, d’expérience). Dans le tableau ci-dessous sont indiqués en gras les quatre marqueurs que j’examinerai de plus près. Leur nature morphologique est variée : deux préverbes (préfixes verbaux), pro- et nedo-, une particule verbale, čut’ ne, et un verbe accompagné d’une négation, ne xvatat’. Sur ces quatre formes, trois comportent le morphème négatif ne. Deux formes expriment une « action manquée », et les deux autres un « élément manquant ». Ces marqueurs ont été récemment étudiés par des linguistes français (Paillard, Bottineau, Kor Chahine) : je m’inspirerai en grande partie de leurs travaux.  































237

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

Tableau 1 : Les quatre marqueurs russes exprimant le manque étudiés dans ce chapitre action manquée

élément manquant

manquer transitif

négation + verbe pro-

manquer à

négation + verbe négation ne xvatat’

manquer de

(+ infinitif) (+ nom) négation négation + verbe ne xvatat’ čut’ ne nedone xvatat’

manquer impersonnel

manquer sans complément négation + verbe négation ne xvatat’ ne pas manquer : xvatat’ (valeur de litote)  

2 Le préverbe proLes cas de traductions de manquer par des verbes en pro- sont de type « action manquée » ; il s’agit de constructions transitives comme « manquer son arrêt de bus », « manquer le début d’un film » et, plus généralement, « manquer son coup ». Il est intéressant de souligner que, contrairement à beaucoup de traductions de manquer, le morphème négatif ne n’apparaît pas. Pour D. Paillard (2003), le préverbe est un relateur possédant une forme schématique X R Y. Selon lui, « pro- signifie que le procès correspondant à la base (X) est catégorisé par un terme Y ayant le statut d’un intervalle (spatial / temporel / autre) » (p. 197). Il donne l’exemple suivant :  





















(14)





on

pro-rabota-l (X)

3 SG . M

pro-travailler- PST tout-ACC A CC . F

vsju

noč’ (Y) nuit

« Il a travaillé toute la nuit. »  



où, par l’intermédiaire de pro-, la nuit est prise comme un intervalle temporel totalement occupé par le procès « travailler ». Si l’on considère maintenant des énoncés comme  



238

Claire Agafonov

(15)

on

pro-spa-l (X)

ostanovk-u (Y)

3 SG . M

pro-dormir- PST

l’arrêt de bus-AACC CC

« Il a manqué son arrêt de bus (parce qu’il dormait). »  

(16)



on

pro-exa-l (X)

ostanovk-u (Y)

3 SG . M

pro-rouler- PST

l’arrêt de bus-ACC

« Il a manqué son arrêt de bus (il a continué à rouler au lieu de descendre). »  



on comprend qu’avec pro-, on construit une occurrence de procès délimitée par l’arrêt de bus (Y) considéré ici comme intervalle temporel ; la base verbale spal ou exal (X) spécifie ce procès comme « dormir » ou « rouler ». L’intervalle temporel délimité par l’arrêt de bus étant entièrement occupé par le processus « dormir » ou « rouler », la descente du bus n’a pas pu avoir lieu. On constate que le préverbe pro-, qui réduit des événements à l’intervalle temporel qu’ils mobilisent, peut rendre transitif un verbe qui ne l’est pas à l’état simple (dormir, rouler). De même dans les exemples suivants :  



















(17)

on

pro-gulja-l

3 SG . M

pro-se promener- PST cours-ACC A CC . PL

zanjatij-a

« Il a séché (manqué) les cours. »  

(18)



(Il regardait fixement l’horizon,) opasa-ja-s’

pro-zeva-t’

vosxod

craindre-GER - REFL

pro-bâiller-INF lever

solnc-a soleil-GEN GE N

« craignant de manquer le lever du soleil par inattention. »  



Dans ces deux verbes, le sens du préverbe l’emporte sur celui du verbe, c’est-àdire que le sens de manquer l’emporte sur celui de bâiller ou se promener : il n’est nullement nécessaire que le sujet de (17) ou (18) bâille ou se promène, seule est pertinente l’idée que l’intervalle temporel qui devait être dévolu à la présence aux cours ou à la contemplation du lever de soleil n’a pas été utilisé à cet effet. Citons comme particulièrement représentatif des verbes en pro- le verbe propustit’, où le préverbe pro- est associé au verbe pustit’ (« laisser faire, laisser entrer, laisser sortir, laisser passer », etc.). Les exemples ci-dessous montrent que la traduction par manquer est aisée :  







239

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

(19)

pro-pusti-t’

mjač

pro-laisser.passer- IINF NF

ballon

« manquer sa réception de passe (ou son arrêt, s’il s’agit d’un gardien de but) »  

(20)



pro-pusti-t’

moment

NF pro-laisser.passer- IINF

instant

« manquer (laisser filer) une occasion »  

(21)



ne

pro-pusti-t’

ni

odn-ogo slov-a

N NEG EG

pro-laisser.passer- IINF NF

pas

un-GE GEN N

mot-GE GEN N

« ne pas manquer une parole »  



Cependant, le manque n’est que l’une des multiples valeurs que peut prendre le préverbe pro-. Pour que les verbes russes en pro- puissent être traduits par manquer, il faut que l’intervalle en question, totalement occupé par le procès désigné par le verbe, corresponde à un procès attendu ou visé, et incompatible avec le procès exprimé par le verbe : l’arrêt de bus (ex. 15) est a priori associé à la descente, action incompatible avec le sommeil ; les mots (ex. 21) sont destinés à être écoutés, on ne doit donc pas les laisser passer.  



Considérons l’exemple :  

(22)

on-a

pro-pusti-l-a

vtor-uju

serij-u

3 SG - F

pro-laisser [passer]-PST - F

deuxième-ACC . F

épisode-AACC CC

Pour que cet énoncé se traduise par « elle a manqué le deuxième épisode », il faut que cet épisode soit un événement attendu par le sujet (une téléspectatrice assidue, par exemple), et que l’intervalle temporel de l’événement (la diffusion du film) ait été, malgré elle, occupé à autre chose. D’autres interprétations sont possibles : si la téléspectatrice n’a pas regardé le film par manque d’intérêt, la traduction sera « elle a sauté le deuxième épisode ». Ou bien, si le sujet est une commission de censure, l’épisode en question n’est plus un événement attendu mais un objet d’étude : on traduira « elle a autorisé le deuxième épisode » ou « elle a laissé passer le deuxième épisode (par inadvertance) ». Inversement, il y a des contraintes sémantiques pour que le verbe manquer transitif puisse être traduit par un verbe en pro- : il faut que le résultat soit un échec. Des exemples comme manquer la catastrophe sont impossibles, on utilisera plutôt la particule čut’ ne (cf. § suivant).  























240

Claire Agafonov

Les verbes qui, une fois préverbés en pro-, admettent la traduction par manquer sont, par exemple, pustit’ (« laisser passer »), guljat’ (« se promener »), zevat’ (« bâiller »), morgat’ (« cligner des yeux »), spat’ (« dormir ») : la sémantique de cette série est celle de processus peu actifs, donc plus aptes à dire qu’occuper un intervalle de cette façon équivaut à ne pas atteindre le résultat escompté, et à récupérer ainsi la valeur négative de manquer. Ces verbes composés s’éloignent souvent de leur sens propre pour ne plus signifier que le ratage (rater est souvent préférable à manquer dans la traduction française). De nombreux verbes du registre familier ou populaire préfixés en pro- signifient « rater, échouer » :  



























provalit’ (pro-faire tomber) matč

« rater un match » (mal jouer)

promaxnut’sja (pro-battre des bras)

« rater son coup »







promazat’ (pro-étaler)



« rater un tir, un lancer »  

propudeljat’ (de l’allemand pudeln « gaffer »)  





« rater son tir » (à la chasse)  



proshljapit’ (de l’allemand schlafen « dormir ») « laisser filer » (une occasion)  







3 La particule čut’ ne C’est la deuxième forme que nous proposons pour traduire l’« action manquée ». Cette particule peut traduire le verbe manquer suivi d’un infinitif, avec ou sans de :  





(23)

on

čut’ ne

upa-l

3 SG . M

čut’

tomber-PST

NEG

« Il a manqué [de] tomber. »  



ou, dans certains cas, manquer suivi d’un nom :  

(24)

(En entendant cela,) s

nim

čut’ ne

sdela-l-sja

udar

avec

3 SG - IN INS S

čut’

faire - PST - REFL REF L

choc (attaque). NOM

N NEG EG

« il a manqué l’apoplexie. »  



Il s’agit d’un emploi très particulier de manquer, car c’est le seul cas où la valeur détrimentale de ce verbe n’est pas liée à un résultat non atteint : au contraire, l’action manquée (évitée) aurait été le plus souvent déplaisante, voire  

241

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

catastrophique. Ce n’est donc pas un résultat visé qui est manqué, contrairement au cas précédent, mais un résultat redouté, qu’on aurait pu penser inéluctable. Čut’ peut fonctionner comme une particule verbale, un adverbe ou une conjonction ; il peut ou non être accompagné d’une négation. La sémantique de čut’ est celle d’un très petit écart entre p et non-p : on est bien dans p, mais à une distance minimale de non-p.  



golubovatyj bleuté

čut’ golubovatyj légèrement bleuté

bol’še

plus

čut’ bol’še

un tout petit peu plus

kosnut’sja

toucher

čut’ kosnut’sja

effleurer

stalo svetat’ le jour se leva

čut’ stalo svetat’ à peine le jour est-il levé [que…]

À l’inverse, avec une négation, on est bien dans non-p, mais à une distance minimale de p :  

vpjatero dorože cinq fois plus cher

čut’ ne vpjatero dorože presque cinq fois plus cher

plakat’

pleurer

čut’ ne plakat’

être au bord des larmes

ja pogib

je suis mort

ja čut’ ne pogib

j’ai failli mourir

C’est dans ce dernier cas, lorsque la négation est suivie d’un verbe, qu’une traduction par manquer peut être envisagée. Bottineau (2012) analyse ainsi čut’ ne : « la valeur préconstruite p sert de référence à la valeur validée non-p et en employant čut’, l’énonciateur indique que la distance temporelle entre les valeurs référentielles a été minimale : non-p, mais il s’en est fallu de peu pour que ce soit p ». Dans un premier temps, on construit la valeur positive (la chute, l’attaque d’apoplexie), pour la nier aussitôt après. Dans l’ex. (23), la chute est préconstruite, c’est-à-dire que l’espace d’un instant, on se l’est représentée comme réelle (« j’ai vu le moment où il était par terre »). Cette idée de proximité de p et non-p (valeur de « il s’en est fallu de peu ») est bien présente dans la tournure française manquer + infinitif. Il semble que ce soit le seul cas : on peut manquer une cible de peu, mais on peut la manquer complètement ; quelqu’un peut nous manquer un peu ou beaucoup. Autre point qui souligne le caractère à part de ce sens de manquer. La traduction la plus fréquente de ce type d’emploi de čut’ ne est le verbe faillir + infinitif.  



















242

Claire Agafonov

4 Le préverbe nedoCe préverbe semble être un candidat idéal pour traduire le verbe manquer : il est en effet formé du morphème ne-, marqueur de négation, et du préverbe do-, marquant un état de référence à atteindre (cf. la préposition do « jusqu’à »), ce qui correspond assez à l’intuition qu’on peut avoir du sens de manquer. Paillard (2004), dans une étude d’ensemble des verbes préfixés en russe, assigne à do- la valeur suivante : « do- signifie que X, correspondant à un état actualisé de a3 à un moment t distingué par le contexte ou la situation, est catégorisé par Y, état de référence de X : entre l’état actualisé en t et cet état de référence visé il y a une distance à surmonter ». À ma connaissance, Paillard n’a pas étudié le préverbe nedo- ; on peut supposer qu’avec nedo, on a entre l’état actualisé et l’état de référence une distance qui n’est pas surmontée. On obtient ainsi le sens « le procès n’atteint pas le résultat escompté ».  



















Par exemple, à côté de varit’ sup « faire cuire (bouillir) la soupe », on a :  

do-varit’ sup

do-faire bouillir la soupe





terminer la cuisson de la soupe

et nedo-varit’ sup

nedo-faire bouillir la soupe

ne pas faire assez cuire la soupe

Avec do-, l’état de la soupe avant le procès est tel qu’elle n’est pas encore consommable, on reste donc en-deçà de l’état de référence. Le préverbe nedo- est plus qu’une simple négation de do- : c’est au niveau de la notion, antérieurement à toute prédication, que le procès est qualifié négativement comme insuffisant. Avec les verbes en nedo-, un jugement défavorable est porté sur le procès :  



ocenit’

estimer

nedo-ocenit’

sous-estimer

nosit’

porter

nedo-nosit’

accoucher avant terme

polučit’

recevoir

nedo-polučit’

recevoir (toucher) moins que prévu

3 Pour Paillard, a désigne « l’élément de la forme schématique du verbe qui se trouve au centre de la combinatoire ». Le plus souvent, cet élément occupe la place syntaxique de l’objet du verbe.  



Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

243

Ce jugement est généralement d’ordre quantitatif (« pas assez de »), la quantité manquante pouvant être exprimée par l’objet syntaxique. L’état visé (le but à atteindre) est plus rarement présent dans l’énoncé : il est introduit par la préposition do (« jusqu’à »).  







(25)



avtomat

nedo-da-l

mne

dve kupjury

le distributeur

nedo-donner-PST

1 SG . DAT

deux billets

« Le distributeur m’a donné deux billets de moins que prévu. » (= Il m’a roulé de  



deux billets.) (26)

on

nedo-bra-l

3 SG . M

nedo-prendre-PST 21 voix.ACC

21 golos

[do

pobed-y]

[jusqu’à victoire- GEN ]

« Il lui a manqué 21 voix [pour la victoire]. »  

(27)



on-a

nedo-spa-l-a

3 SG - F

nedo-dormir- PST - F

« Elle n’a pas assez dormi. » « Elle manque de sommeil. »  

(28)







ona

nedo-spa-l-a

čas

3 SG - F

nedo- dormir- PST - F

heure.ACC

« Elle a dormi une heure de moins que d’habitude. » « Il lui manque une heure de  





sommeil. »  

On constate, au vu de ces exemples, que la traduction par manquer est possible, mais elle n’est pas toujours évidente, bien que les ingrédients du manque (négation et jugement défavorable) soient présents. En effet, le jugement négatif exprimé par nedo- porte sur une action, mais ce n’est pas une « action manquée » : si le verbe manquer peut être utilisé dans la traduction, c’est au niveau du résultat de l’action, pour exprimer la quantité insuffisante, c’est-à-dire l’« élément manquant ». La démarche inverse (traduction de nedo- par manquer) peut nécessiter la réintroduction du procès à l’origine du manque, ce qui est plus ou moins aisé. Par exemple, pour traduire (25) à l’aide de manquer, on doit ajouter une subordonnée : « il manque deux billets dans le paquet que le distributeur m’a donné ».  















244

Claire Agafonov

La traduction de nedo- par manquer sera plus fréquente si la forme verbale russe est un passif d’état résultant, où l’action passe au second plan, l’accent étant mis sur le siège du manque :  

(29)

nedo-sol-it’

sup

sup

nedo-sol-en

nedo-saler-IINF NF

soupe

soupe

nedo-saler-PASSIF

« ne pas assez saler la soupe » « la soupe manque de sel »  



(30) nedo-poluč-it’



deneg

INF F nedo-recevoir-IN



nedo-poluč-enn-aja

pribyl’

argent.GE GEN N nedo-recevoir-PASSIF - F

« ne pas toucher tout son dû »  

bénéfice

« un manque à gagner »







5 Le verbe (ne) xvatat’ Venons-en au verbe qui, si l’on regarde le tableau présenté au début de la contribution, est (à la forme négative) le plus fréquemment employé pour traduire manquer dans le cas « élément manquant ». Non seulement son contenu lexical le rapproche de son équivalent français, mais ses propriétés syntaxiques complexes, rappelant la complexité de manquer, nous ont paru mériter une étude plus approfondie. Elles sont détaillées dans les paragraphes suivants. Le verbe personnel xvatat’ a le sens d’« attraper, saisir » :  





(31)

on

xvata-et

3 SG . M

xvata-3 SG 1 SG .ACC A CC

menja

za



rukav

par manche

« Il m’attrape par la manche. »  



Il avait autrefois le sens d’« atteindre » :  

(32)





vystrel

ne

xvata-et

za

coup de feu

N ÉG NÉG

xvata-3 SG

au-delà de rivière-ACC

rek-u

« Le coup de feu n’atteint pas l’autre rive. »  





245

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

Ce sens plus ancien (les exemples trouvés sont antérieurs au XX e siècle) permet de comprendre le passage au sens de la forme impersonnelle, qui est « suffire, être suffisant » :  



(33)



nam

na

èto

xvata-et

deneg

1 PL .DAT

pour

ça

suffire-3 SG

argent.GEN

« Pour ça, on a suffisamment d’argent. » (= On atteint la somme nécessaire.)  

(34)



nam

na

èto

ne

xvata-et

deneg

1 PL .DAT

pour

ça

N ÉG

suffire-3 SG

argent.GEN

« Pour ça, il nous manque de l’argent. » (= On n’atteint pas la somme nécessaire.)  



Notons qu’il existe un autre verbe de sens, d’origine et de formation très proches : le verbe impersonnel nedostavat’, composé de la négation ne (qui est ici soudée au verbe) et du verbe dostavat’ qui, dans son sens personnel, signifie « atteindre ». Il n’y a pas de différence de sens facilement perceptible entre les deux verbes ; par ailleurs, le Corpus national de la langue russe montre que nedostavat’ était beaucoup plus fréquent au XIX e siècle et qu’il est aujourd’hui supplanté par ne xvatat’.  







5.1 Négation Le verbe impersonnel xvatat’ signifiant « être suffisant », c’est avec la négation qu’il peut se traduire par manquer. Remarquons que ne xvatat’ est souvent ressenti par les russophones comme une unité lexicale : à côté de la norme orthographique ne xvatat’, on rencontre souvent nexvatat’ en un seul mot. La forme de futur composé apporte une nouvelle preuve de cette unité : l’auxiliaire peut se placer avant la négation, alors que sa place habituelle est entre la négation et l’infinitif :  









(35)

mne

tebja

bud-et

1 SG .DAT

2 SG .GE N

AUX . FU T -3 SG

manquer- IINF NF

mne

tebja

ne budet

xvatat’

Lit. Ça va me manquer de toi. « Tu vas me manquer. »  



ne xvata-t’ (ordre habituel)

246

Claire Agafonov

L’unité de ne + xvatat’ apparaît également dans la forme nominale nexvatka « le manque », alors que la forme sans négation, xvatka, est à rapprocher du sens du verbe personnel xvatat’ (« attraper, saisir ») et signifie « la poigne ». Quand le verbe est employé sans négation, outre le sens de « être suffisant », il peut prendre une valeur de litote, comme en français « ça ne manque pas » :  















(36)

rabot-y

xvata-et

travail-GE GEN N

xvata-3 SG







« Le travail ne manque pas ! »  

   

5.2 Impersonnel Le russe fait un large usage d’énoncés impersonnels, c’est-à-dire sans sujet (sans terme au nominatif). La place vide du sujet est notée dans les gloses ci-dessous par « ça ». Le prédicat est assuré par un verbe à la troisième personne du singulier, de genre neutre au passé. Le support de la prédication4 est exprimé par une forme à un autre cas que le nominatif :  





(37)

mne

ne

spi-t-sja

1 SG .DAT

NÉG NÉ G

dormir-3 SSGG - REFL

Lit. Ça ne se dort pas à moi. « Je n’ai pas sommeil. »  

(38)





udari-l-o

3 SG . F .ACC

frapper- PST - N courant-IN INS S

tok-om

Lit. Ça l’a frappée par le courant. « Elle a été électrocutée. »  



La caractéristique sémantique commune à ces très nombreuses tournures est que le support de la prédication n’a pas un rôle actif. L’agent, quand il existe, est une force incontrôlable, non douée de volonté ou sur laquelle la volonté n’a pas de prise (ici, le sommeil ou le courant électrique). Cette caractéristique n’est pas propre à tous les emplois du verbe manquer (on peut manquer volontairement à ses

4 Terme emprunté à Guiraud-Weber (2011) pour désigner l’actant privilégié du verbe.

247

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

obligations, ou faire exprès de manquer un penalty), mais elle est présente dans les cas d’« élément manquant » qui nous occupent ici : on ne peut pas manquer volontairement d’argent, ni manquer volontairement à ses proches. La structure morphosyntaxique des énoncés impersonnels en ne xvatat’ est la suivante : – siège du manque : localisateur (adverbe de lieu ou complément circonstanciel avec préposition) ou datif ; – élément manquant : génitif.  













(39)

tut

ne xvataet

vod-y

ici

(ça) manque eau-GEN

« Ici ça manque d’eau. »  

(40) u à5



nego

ne xvataet

tr-ëx

3 SG S G . M . GEN (ça) manque  

rubl-ej

trois-GE N rouble-GEN GE N . PL

Lit. À lui ça manque de trois roubles. « Il lui manque trois roubles. »  

(41)



mne

ne xvataet

syn-a

1 SG .DAT

(ça) manque

fils-GEN

Lit. Ça me manque d’un (de mon) fils. « Mon fils me manque. » ou « Il me manque un fils. »  







Si des langues comme le français ou l’anglais hésitent entre le siège du manque et l’élément manquant pour assumer la fonction de sujet syntaxique (l’argent manque – je manque d’argent, I miss my wife – my wife is missing), le russe « règle la question » en laissant cette place vide.  



5 La préposition u, suivie du génitif, a un sens très général de possession. Elle est notamment utilisée pour traduire le verbe avoir. Dans les gloses, elle sera, faute de mieux, traduite par à.

248

Claire Agafonov

5.3 Élément manquant Cette valence du verbe est quasi obligatoire en russe. Le seul cas où elle ne l’est pas est pour exprimer le manque d’argent : c’est le but visé qui est alors obligatoire, exprimé sous forme de circonstant :  



(42)

emu

ne xvataet

3 SG . M .DAT DA T

(ça) manque pour

žizn’

na

vie

« Il n’a pas assez pour vivre. »  



Le cas de l’élément manquant est le génitif. Ce cas est en russe l’expression privilégiée de la quantité. Dans les prédications d’existence, la simple existence demande le nominatif, mais le génitif apparaît dès que la quantité est précisée (avec un nombre, un adverbe de quantité, une négation) :  

u menja (à moi)

jest’ (il y a)

student-y (NOM . PL )

j’ai des étudiants

u menja

net (il n’y a pas)

student-ov (GEN . PPLL )

je n’ai pas d’étudiants

u menja

mnogo (beaucoup)

student-ov (GEN . PPLL )

j’ai beaucoup d’étudiants

u menja

pjat’ (cinq)

student-ov (GEN . PPLL )

j’ai cinq étudiants

u menja

xvataet (ça suffit)

student-ov (GEN . PPLL )

j’ai suffisamment d’étudiants

u menja

ne xvataet (ça manque)

student-ov (GEN . PPLL )

je manque d’étudiants

L’élément manquant peut être : – une qualité (traduction française : X manque de Y) :  



(43)

emu

ne xvataet

3 SG . M . DAT  



ènergi-i

(ça) manque énergie-GEN

« Il manque d’énergie. »  





un massif (traduction française : X manque de Y) :  

(44) sup-u soupe-DDAT AT

ne xvataet



sol-i

(ça) manque sel-GEN GE N

« La soupe manque de sel. »  



mais aussi – un comptable (traduction française : il manque Y à X) :  



249

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

(45)

u

menja

ne xvataet

tr-ëx knig

à

1 SG . GEN GE N (ça) manque

trois livres-GEN

« Il me manque trois livres. »  





une personne, au sens « affectif » (traduction française : Y manque à X) :  

(46) mne

tebja







ne xvataet

2 SG S G . GE GEN N (ça) manque

1 SG . DAT

« Tu me manques. »  



5.4 Siège du manque Ce qu’on peut appeler en français le « siège du manque » correspond en russe à deux types de constructions : le datif sans préposition et une construction de type « localisateur » (circonstanciel de lieu, construction possessive avec la préposition u + génitif, traduite ci-dessous par à). La confrontation entre le datif et la construction u + génitif est particulièrement intéressante. Nous résumons dans le tableau suivant certaines des conclusions de Kor Chahine :  











Tableau 2 : Confrontation entre le datif et la construction u + génitif, d'après Kor Chahine (2008) u X- GEN ne xvataet Y-GEN X = possesseur réel présupposé d’existence manque = insuffisance vision rétrospective

GE N X- DAT ne xvataet Y-GEN X = possesseur potentiel et destinataire pas de présupposé d’existence manque = insuffisance ou absence vision prospective

La différence sémantique apparaît dans une paire d’exemples comme (47a)

u

Boris-a

à

Boris-GEN (ça) manque

ne xvataet

kompjuter-a ordinateur-GEN

« Il manque un ordinateur à Boris. »  



250

(47b)

Claire Agafonov

Boris-u

ne xvataet

kompjuter-a

Boris-DDAT AT

(ça) manque ordinateur-GEN GE N

« I l manque un ordinateur à Boris. »  

Dans (47a), Boris possède des ordinateurs, et l’un d’entre eux a disparu ; dans (47b), Boris a besoin d’un ordinateur (il n’est pas précisé s’il en possède déjà un). Dans certains contextes le sens peut changer radicalement :  



(48a)

u

Nast-i

ne xvataet

molok-a

à

Nastia- GEN GE N (ça) manque

lait-GEN

« Nastia manque de lait. »  

(48b)



Nast-e

ne xvataet

D AT T Nastia-DA

(ça) manque lait-GEN

molok-a

« Nastia manque de lait. »  



S’il s’agit d’allaitement maternel, dans (48a) Nastia est une jeune maman qui a du lait (présupposé d’existence), mais pas assez ; dans (48b) Nastia est un bébé qui aurait besoin de davantage de lait (la présence du lait est virtuelle, il y a désir frustré). Passer d’une construction à l’autre revient donc à inverser les deux participants au procès « allaitement ». Le français ne marque pas cette différence : les deux énoncés auront comme traduction « Nastia manque de lait ». De même, un exemple français ambigu comme :  













(49) « Boris manque de tendresse. »  



aura deux traductions distinctes, où les rôles sont également inversés :  

(49a)

u Borisa

(49b)

Borisu

ne xvataet nežnosti ne xvataet nežnosti

(Boris n’est pas assez tendre) (Boris a besoin de tendresse)

Dans (49a), le présupposé d’existence ne fait pas référence à un état antérieur comme dans (47a), mais à un état idéal imaginé par l’énonciateur : Boris devrait faire preuve de davantage de tendresse. Avec la construction en u + génitif, il s’agit de possession : manquer a le sens de « avoir en quantité insuffisante ». D’où des contraintes sur l’emploi de  







251

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

u + génitif : l’élément manquant désigne un massif (manquer d’air, de force) ou un comptable s’il fait partie d’un ensemble (manquer d’ordinateurs, d’étudiants). Si l’élément est unique, on ne peut pas employer cette tournure (cf. ? Il manque le volant à cette voiture). Il peut être associé à un numéral (il lui manque deux dents). Souvent, l’élément manquant est un élément disparu, d’où la valeur « rétrospective » notée par Kor Chahine : on se réfère à un état antérieur de complétude, par rapport auquel l’état actuel est estimé insuffisant. La construction avec le datif se rapproche de prédicats modaux comme « vouloir », « désirer », « avoir besoin de ». Le siège du manque est le plus souvent un être doué de volonté, qui est intéressé au procès. La vision est donc « prospective », tournée vers le comblement du manque. Si le siège du manque est un inanimé, c’est l’énonciateur qui prend en charge la sensation de manque et le désir de la combler :  



























(50) sup-u

ne xvataet

soupe-DDAT AT

sol-i

(ça) manque sel-GEN GE N

« La soupe manque de sel. »  



L’expression « possession potentielle » signifie que l’accent est mis sur l’absence, et non sur la présence en quantité insuffisante. L’exemple suivant admet deux traductions :  





(51)

mne 1 SG .

DAT

druz-ej

ne xvataet

amis-GEN . PL

(ça) manque

« Je manque d’amis. » ou « Mes amis me manquent. »  







En effet, le russe, langue sans article et aux possessifs facultatifs, ne précise pas, à la différence du français, si les amis existent ou non, mais il dit qu’en tout état de cause ils sont absents. C’est toute la différence avec la tournure u + génitif :  

(52)

u

nego

à

3 SG . M . GEN GE N collaborateurs-GE N

sotrudnik-ov

ne xvataet



(ça) manque

« Il manque de collaborateurs. »  



où l’on affirme que les collaborateurs sont bien là, mais en nombre insuffisant. La variante « Je manque d’amis » avec u + génitif :  





252

(53)

Claire Agafonov

u menja

druzej ne xvataet

est extrêmement rare (2 occurrences dans Google, chiffre significatif vu la capacité de ce moteur de recherche) : elle n’est possible que si l’on a besoin d’un nombre minimum d’amis, pour un parrainage par exemple. Il est fréquent que les deux tournures soient quasiment synonymes, lorsque l’« élément manquant » est en quantité insuffisante et que le « siège du manque » en souhaite davantage. La différence serait alors un point de vue plutôt objectif (u nego) ou plutôt subjectif (emu) :  











(54)

emu / u nego

ne xvataet

il.DDAT AT / à lui

(ça) manque argent.GEN . PL , forces.GE N . PL , volonté-GEN

deneg, sil, vol-i

« Il manque d’argent, de force, de volonté. »  



5.5 Aspect : manque et insuffisance  

Comme la majorité des verbes russes, le verbe xvatat’ fait partie d’une paire aspectuelle, c’est-à-dire qu’à côté de xvatat’, d’aspect imperfectif, il existe un verbe xvatit’ perfectif. Les verbes russes d’aspect perfectif ne se traduisent pas par un présent en français : à la forme du présent correspond généralement un futur, et le passé se traduit par une forme de parfait. L’imperfectif russe considère un processus dans son déroulement, indépendamment de ses limites, alors que le perfectif tient compte de ces limites. Pour le verbe qui nous intéresse ici, la limite correspond au but à atteindre : le verbe perfectif ne xvatit’ signifiera donc au passé que le but n’a pas pu être atteint, et au futur qu’il ne pourra pas l’être. Au passé, son emploi privilégié sera pour exprimer l’échec, le « ratage » :  





(55)

emu

ne xvati-l-o

3 SG . M . DAT  





10 golos-ov

(ça) manque.PFV - PST - N 10 voix-GEN . PL

« Il lui a manqué 10 voix. »  



L’imperfectif, quant à lui, sera le seul aspect possible au passé pour indiquer un « état de manque », dans lequel la notion de but à atteindre n’est pas pertinente :  





253

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

(56)

mne

tebja

očen’

1 SG . DAT

2 SG S G . GE GEN N très

ne xvat-a-l-o (ça) manque -IPFV I PFV - PST - N

« Tu m’as beaucoup manqué. »  



Au futur perfectif, on peut retrouver le sens de « ratage » prévisible :  

(57)

nam 1 PL .

ne xvati-t D AT





vrem-eni

(ça) manque.PFV - FUT FU T temps-GE GEN N

« Nous manquerons de temps. »  



Mais il est intéressant de noter que le plus souvent la valeur qui apparaît au futur perfectif est celle non pas de manque, mais d’insuffisance (rappelons que la paire aspectuelle xvatat’ / xvatit’, sans négation, signifie « être suffisant ») :  

(58)

mne

st-a rublej

1 SG . DAT

cent-GEN roubles (ça) ne suffit pas.PFV PF V - FUT





ne xvati-t

« 100 roubles ne me suffiront pas. »  



En français, manquer peut être synonyme de être insuffisant si l’élément manquant n’est pas comptable ou n’est pas associé à une quantité : si l’on manque d’énergie, de pain ou d’étudiants, c’est que l’énergie (le pain, les étudiants) sont en quantité ou en nombre insuffisant. Mais dès qu’on précise une quantité, la différence de sens devient évidente : « il me manque cent roubles » ne signifie pas « cent roubles ne me suffisent pas ». Certes, en russe, les deux valeurs « manquer » et « être insuffisant » coexistent pour les deux aspects, mais on comprendra spontanément ne xvataet (imperfectif) comme « ça manque », et ne xvatit (perfectif) comme « ça ne suffit (suffira) pas ». En effet, l’imperfectif, non borné, est plus apte à désigner un état, et sa négation correspondra à l’état de manque, alors que le perfectif étant orienté vers le but à atteindre, sa négation signifiera que l’on est en-deçà de la limite, que les conditions de réussite ne sont pas réunies, d’où l’insuffisance. Le contexte joue également un rôle dans la construction du sens « manque » ou « insuffisance » du verbe ne xvatat’ / ne xvatit’. En effet, manquer c’est être absent (du moins en partie), alors que l’insuffisance présuppose une présence. La question est alors de savoir si l’élément au génitif est présent dans le contexte de gauche, auquel cas le sens « insuffisance » sera plus probable : « J’ai 100 roubles en poche, mais 100 roubles… ce n’est pas suffisant. »  













































254

Claire Agafonov

Dans le cas inverse, on penchera pour le sens de « manque » : « Je voudrais acheter ça, mais… il me manque 100 roubles. » Soit l’élément est construit (apparaît dans l’énoncé) comme associé au verbe, auquel cas il s’agira de manque, soit il est préconstruit et le verbe le spécifie comme non satisfaisant, donc insuffisant. Remarquons que lorsqu’il s’agit de manque, le complément au génitif, élément nouveau donc porteur d’information, sera souvent souligné par la prosodie, alors que dans le cas de l’insuffisance c’est plutôt le verbe qui portera l’accent de phrase.  









6 Conclusion La complexité de la notion de manque est mise en évidence par la variété des traductions en russe. Un préverbe peut faire l’affaire, mais il s’agira alors d’articuler le préverbe, la notion verbale et le complément d’objet pour obtenir la valeur de manque (manquer transitif : pro-, manquer de : nedo-). Le cas très particulier d’« écart minimal » convoqué par la particule čut’ ne souligne le cas non moins exceptionnel de « catastrophe évitée » de manquer (de) + infinitif. Quant au lexème ne xvatat’, sa structure syntaxique très particulière peut nous éclairer sur le sémantisme de la notion. La structure impersonnelle obligatoire fait écho au statut problématique du sujet du verbe français manquer ; les deux constructions du siège du manque (localisateur ou datif) rappellent l’ambivalence de la notion, entre absence-disparition et désir ; le génitif de l’élément manquant est lié à la problématique de la quantité. Il est frappant de relever l’existence, en russe comme en français, de zones d’incertitude induisant une double lecture possible : manquer, est-ce ne pas posséder ou désirer ? (est-ce la mère ou l’enfant qui manque de lait ? s’il me manque un ordinateur, est-ce qu’on me l’a volé ou que j’en aurais besoin ?) ; ne xvatat’, est-ce être absent ou être insuffisamment présent ? (les cent roubles sont-ils ou non dans ma poche ?) ; l’élément manquant est-il réel ou virtuel ? (mes amis me manquent ou je manque d’amis ?).  



































255

Chapitre 9 Les traductions du verbe manquer en russe

Bibliographie Sources primaires Dictionnaire français-russe Gak-Triomphe, Moscou, éd. Russkij Jazyk, 1998. Grand dictionnaire russe-français, Moscou, MCCME, 2020. Corpus national de la langue russe [ruscorpora.ru].

Sources secondaires Bottineau Tatiana, « L’expression de la négation à travers les particules russes bylo, čut’ ne et čut’ bylo ne », La linguistique et la contradiction, halshs . Guiraud-Weber Marguerite, 2011, Essais de syntaxe russe et contrastive, Aix-en-Provence/Marseille, Publications de l’Université de Provence. Kor Chahine Irina, 2008, « Le verbe impersonnel xватать/хватить : de la syntaxe à la sémantique », in Zaremba C., Roudet R. (dir.), Questions de linguistique slave. Études offertes à M. Guiraud-Weber, Aix-en-Provence, Université de Provence, p. 149–168. Paillard Denis, « À propos des verbes préfixés », Slovo 30–31, Paris, INALCO, 2004, p. 13–42. Paillard Denis, « À propos des paires aspectuelles du russe », Cahiers Chronos 11, 2003, p. 191–210.  









   









Fabienne Toupin

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative *  



Il s’agit ici de présenter, selon la belle formule de Claude Delmas (1995, p. 91), « quelques régions que l’on peut discerner sur la carte inachevée, mais non muette, du manque ». La langue objet d’étude est le persan, qui – pas plus que les autres langues abordées dans ce volume – ne dispose ni d’un unique lexème verbal ni d’un lexème nominal spécifique ayant la même portée sémantico-référentielle que manquer et manque respectivement. Un bref paragraphe introductif (§ 1) permettra de rappeler certaines caractéristiques de la langue persane, pertinentes pour une bonne lecture de cette étude, et de préciser les principes de translittération en alphabet romain retenus ici. Dans la section suivante (§ 2), j’indiquerai comment a été constitué le corpus servant de base à ma réflexion et comment les exemples sont présentés. L’inventaire des principaux marqueurs viendra ensuite : il sera tout d’abord présenté sous un angle analytique, les marqueurs énumérés étant simplement classés par parties du discours (§ 3) ; dans un second temps (§ 4), on organisera cet inventaire d’une manière synthétique, suivant un schéma potentiellement applicable à d’autres langues étudiées dans ce volume. Jusqu’à ce point de l’étude, l’approche sera essentiellement descriptive, mais une dernière section avant la conclusion générale (§ 5) sera l’occasion de proposer une réflexion plus théorique sur le rôle du marqueur kam (« en moins, peu ») et de ses diverses combinaisons dans l’expression du manque en persan ; on emploiera  

























* Je tiens à remercier les collègues et étudiants qui ont participé au fil des années aux réunions mensuelles de notre équipe travaillant sur l’expression du manque à travers les langues naturelles les plus diverses : c’est auprès d’eux et grâce à leurs exposés que j’ai commencé à cerner quelque peu les stratégies des langues pour exprimer la notion de /manque/. J’exprime ma vive gratitude à mon amie Mehran Bajelan, locutrice native du persan, qui a été mon informatrice pour ce travail : sans elle, la traduction du QCB n’aurait pas été possible, et elle a été la source de contrôle de l’acceptabilité des énoncés persans sur lesquels s’appuie mon étude. Je remercie aussi chaleureusement les collègues qui ont relu celle-ci et dont les remarques ont grandement permis de l’améliorer : Sylvester Osu, Gérard Deléchelle, Jean-Marc Gachelin et Alain Delplanque, ainsi que deux relecteurs ou relectrices anonymes, extérieur‧e‧s à l’équipe LLL. Enfin, j’adresse mes remerciements à Jean Chuquet pour les références bibliographiques qu’il m’a aimablement communiquées concernant little et peu. Je reste seule responsable des erreurs ou inexactitudes qui pourraient être restées dans cette contribution.  





https://doi.org/10.1515/9783110727609-010

258

Fabienne Toupin

pour ce faire le cadre de la Théorie des Opérations Prédicatives et Énonciatives.

1 Rappel de quelques caractéristiques du persan Du point de vue typologique, le persan (‫ )ﻓﺎﺭﺳﯽ‬est une langue SOV. Cette langue appartient à la famille indo-européenne, au groupe indo-iranien, et elle est parlée par un peu plus de 100 millions de locuteurs dans le monde. Elle est la langue officielle, ou l’une des langues officielles, de trois pays : l’Iran (environ 79 millions de locuteurs), l’Afghanistan (16 millions) et le Tadjikistan (7 millions). Mais le persan se rencontre également au Bahreïn, en Azerbaïdjan, en Irak, en Russie et en Ouzbékistan, en tant que langue parlée par des minorités persophones1 ; la langue est également parlée par des communautés d’origine iranienne installées en Amérique du Nord ou en Europe. Une telle étendue géographique implique une importante variation dialectale qui commence en Iran même, où le parler de Téhéran joue le rôle de norme. Les principales variétés du persan sont le fârsi en Iran, le dari (fârsi-e dari) en Afghanistan et le tadjik au Tadjikistan2. Ce travail portera sur des énoncés en fârsi, variété de Téhéran ; il s’agit en effet de la variété parlée par mon informatrice, Mme Mehran Bajelan, locutrice native du persan (voir note initiale) et de la variété dont je suis familière. Bien qu’il ne soit pas apparenté avec l’arabe, le persan s’écrit au moyen d’une variante de l’alphabet arabe, l’alphabet arabo-persan. C’est le cas en Iran et en Afghanistan, mais au Tadjikistan et en Ouzbékistan, en Azerbaïdjan et en Russie, la langue a été cyrillisée : la variété tadjike s’écrit donc en caractères cyrilliques. Dans ma présentation des exemples, après avoir fourni l’énoncé en alphabet arabo-persan (dans le QCB uniquement), je propose une translittération en alphabet latin, sur la base du système de Fouchécour (1985, chap. 1.II : « Écriture et translittération »), qui a été longtemps enseigné aux étudiants de l’INALCO3.  













1 Voir les données actuelles du CNRS : [http://lgidf.cnrs.fr/persan]. 2 L’hazâragi est la langue d’une minorité que l’on trouve à la fois en Afghanistan, au Pakistan, en Iran, au Tadjikistan et au Turkménistan. « […] l’hazāragi, appartient au groupe persan d’Afghanistan ou dari, dont il se distingue par une structure simplifiée, par l’emploi de mots et de tournures grammaticales propres » (source : Encyclopedia Universalis en ligne, [https://www.universalis.fr/encyclopedie/hazara/#i_0], dernier accès 2 novembre 2020). 3 Institut National des Langues et Civilisations Orientales. L’auteure de la présente étude est une ancienne élève de cet Institut.  







259

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

Toutefois, quelques simplifications sont apportées à ce système, comme on en jugera par la liste ci-dessous, à comparer avec Fouchécour (1985, p. 24–26) :  

â=‫ﺁﺍ‬ a = َ‫ﺍ‬



z=‫ﺫﺽﻅﺯ‬ ž=‫ﮊ‬

e = ِ‫ﺍ‬ š=‫ﺵ‬

k=‫ﮎ‬

q=‫ﻍﻕ‬

s=‫ﺹﺱﺙ‬

g=‫ﮒ‬

j=‫ﺝ‬

u, ow, v = ‫ﻭ‬

č=‫ﭺ‬

h=‫ﻩﺡ‬

x=‫ﺥ‬

ey, i, y = ‫ﯼ‬

r=‫ﺭ‬

Les simplifications consistent à utiliser un unique graphème latin, face à plusieurs graphèmes d’origine arabe, lorsqu’un seul et unique phonème persan est en jeu (par exemple : s = ‫ ﺱ‬,‫ﺹ‬, ou encore ‫)ﺙ‬, cf. Fouchécour (1985, p. 23). La translittération utilisée ici est donc phonologique et non strictement orthographique ; de manière générale, elle est la plus simple possible et n’appelle de remarques que sur certains points précis. Lorsque la lettre vâv (‫ )ﻮ‬se trouve en deuxième position dans un mot commençant par khe (‫)ﺥ‬, l’ensemble représentant un ancien phonème /xw/ aujourd’hui réduit à /x/ (Fouchécour, 1985, p. 34), le diacritique suscrit v ne sera pas employé : on transcrira ainsi, par exemple, le mot persan signifiant « sommeil » : xâb et non xvâb. Une autre conséquence concerne la translittération des différentes lettres représentant l’occlusive glottale, qui correspond bien à un phonème actuel du persan : /ʔ/. Comme cette occlusive n’est pas réalisée en position initiale et qu’en position médiane, elle est très souvent remplacée par l’hiatus ou par /j/ à l’intervocalique (Fouchécour, 1985, p. 20 et 32), elle ne sera pas transcrite dans ces positions (cf. aussi Lazard, 1990, p. XI ). Enfin, la lettre hâ (‫)ﻪ‬, ambiguë en finale, ne sera transcrite que si elle est le signe du phonème /h/, pas de /e/. On a fait le choix de présenter les mots empruntés au français (coup d’état, équipe, tir…) ou à l’anglais (club, rail…) avec la graphie qu’ils ont dans ces langues. Il se peut que, malgré ma vigilance, des incohérences de détail subsistent.  



















260

Fabienne Toupin

2 C orpus 2.1 Présentation des exemples Chaque exemple se présente sous forme de tableau dont le nombre de lignes est 5 (ou un multiple de 5). Il s’agit, dans cet ordre : 1) d’un énoncé français contenant manquer ou manque ; 2) de l’énoncé correspondant traduit en persan et écrit en alphabet arabo-persan (dans le QCB uniquement) ; 3) de ce dernier énoncé translittéré en alphabet latin ; 4) de la glose morphosyntaxique de l’énoncé persan ; 5) enfin, d’un mot à mot assez grossier en français, susceptible de favoriser la bonne interprétation de l’énoncé. Contrairement à la glose morphosyntaxique, ce mot à mot s’est révélé un exercice redoutable, et des compromis ont constamment dû être faits entre une séquence authentiquement littérale mais n’ayant aucun sens en français et une autre séquence, sémantiquement interprétable mais trop éloignée du persan. J’assume les arbitrages que j’ai faits, mûrement réfléchis, mais sans doute des auteurs différents en auraient-ils choisi d’autres. Dans la ligne de mot à mot, par convention j’emploie le passé simple là où le persan utilise un prétérit, pour mieux distinguer ce temps du parfait, qui, lui, est rendu par le passé composé. Précisons que le prétérit en persan n’a rien du caractère archaïque et désuet du passé simple français – il est au contraire aussi vivant que le prétérit anglais, auquel il peut être comparé. Le découpage morphosyntaxique est basé sur la grammaire de Fouchécour (1985) ; on a choisi de détacher graphiquement presque tous les affixes, dont : – sur le plan verbal, tous les préfixes4 ainsi que les formes enclitiques du verbe budan (« être ») formant le parfait. Toutefois, faute de place, les désinences personnelles ne sont pas formellement détachées ; – sur le plan nominal, les suffixes personnels enclitiques, les suffixes du pluriel, l’ézâfe (marque de liaison entre déterminé et déterminant, Fouchécour, 1985, p. 52 et suiv.), les suffixes homonymes d’indéfinition et de nominalisation -i, et enfin -râ.  





















4 Le préfixe négatif na-, qui s’ajoute au verbe pour former la négation de phrase, devient ne- dans l’usage courant devant cet autre préfixe verbal qu’est mi- (Fouchécour, 1985, p. 183). Le préfixe be-, marque des modes subjonctif et impératif, devient bi- si le radical du verbe commence par une voyelle autre que /i/, ou encore bo- en persan familier avec quelques verbes d’emploi fréquent (ibid., p. 146–147). Ces variations sont prises en compte dans la transcription et la glose grammaticale.  



261

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

Les gloses morphosyntaxiques sont faites à l’aide des Leipzig Glossing Rules de l’Institut Max Planck, les spécificités du persan contemporain ayant rendu nécessaire l’ajout des abréviations suivantes : EPS pour enclitic personal suffix, cf. Fouchécour (1985, p. 79–83) ; EZF pour ezâfe ; PREV pour preverb ; PRSS pour present stem, ou radical I du verbe, et PSTS pour past stem, ou radical II du verbe (Fouchécour, 1985, p. 142 et suiv.). Par ailleurs, dans un souci d’allègement : – pour gloser -râ, marque du complément d’objet défini, DEF OBJ a été remplacé par le plus court DEF , étiquette non ambigüe puisque la seule marque de définitude nominale du persan concerne le constituant objet ; – les démonstratifs distal et proximal ne sont pas distingués : on a employé l’étiquette unique DEM ; – les formes enclitiques du verbe budan (« être »), qui sont distinctes des formes non enclitiques et servent entre autres à former le parfait, ne sont pas explicitement signalées comme enclitiques.  























Rappelons enfin que le persan contemporain connaît des différences importantes, à caractère systématique, entre formes écrites et formes orales, appelées « persan familier » (Fouchécour, 1985, chap. XVII ) ou « Colloquial Persian » (Lambton, 1981, Lesson XIV) ; dans la mesure où l’emploi des formes orales n’est pas lié à un niveau de langue « familier », « persan courant » serait d’ailleurs plus juste. Dans ce chapitre, le choix est fait de translittérer en référence aux formes écrites normées.  

















2.2 Constitution du corpus Mon point de départ a été le questionnaire commun de base (QCB), dont les énoncés sont représentatifs : 1) des différentes structures syntaxiques du verbe manquer : emplois impersonnel ou au contraire personnel ; emplois intransitif, transitif ou transitif indirect, la préposition pouvant alors être à ou de ; 2) des différences sémantiques entre les énoncés français contenant manquer : il s’agit tantôt d’un procès manqué, c’est-à-dire qu’un procès attendu ou visé est représenté comme n’ayant pas, ou pas complètement, eu lieu – ou qu’un résultat, attendu ou visé, est représenté comme n’étant pas atteint ; tantôt d’un « objet » manquant, c’est-à-dire qu’un « objet » dont la présence est  



















262

Fabienne Toupin

attendue ou souhaitée est représenté comme absent5 (voir la contribution d’Alain Delplanque dans ce volume). Les énoncés du QCB ont été traduits par mon informatrice, Mme Bajelan, notés par moi (avec, le cas échéant, des variantes envisageables) puis vérifiés par mon informatrice. Ceci ne s’applique pas aux énoncés tirés du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, pour lesquels j’ai utilisé la traduction en persan réalisée par Ahmad Shamlou, disponible sur le site « Lexilogos » (voir bibliographie)6. Cette première étape a livré un ensemble de 42 énoncés persans7, complété et élargi grâce à d’autres exemples provenant de deux sources complémentaires : 1) le dépouillement des dictionnaires bilingues à ma disposition, notamment ceux du site « Lexilogos », et 2) la constitution d’un corpus à partir de questions posées à Mme Bajelan. Comme le note Claire Agafonov dans sa contribution sur le russe (ce volume) : « Les dictionnaires fournissent des dizaines d’équivalents possibles. Les phrases du QCB admettant elles-mêmes des variantes de traduction, le champ des possibilités est très vaste. » Pourtant, le choix a été fait de ne pas restreindre le nombre de lexèmes et de structures sélectionnés, et de ne pas réduire le corpus d’énoncés persans. Certes, avec certains lexèmes une « retraduction » du persan vers le français donne plus volontiers un autre verbe que manquer. Prenons quelques exemples : – cas du verbe istâdan, « se tenir debout », qui lorsqu’il est préfixé par la négation (na-istâdan) peut entrer dans un énoncé exprimant l’idée de « manque » dans le contexte bien particulier de « manquer à sa parole » :  



































5 Dans ce chapitre, objet dans « objet manquant » est employé au sens très large défini par le Trésor de la Langue Française informatisé dans son § I. A. « Tout ce qui, animé ou inanimé, affecte les sens, principalement la vue » (TLFi, s.v. objet). 6 Il existe environ 10 traductions du Petit Prince en persan (source : Leili Anvar, émission « Remède à la mélancolie », diffusée sur France Inter le 25 février 2018). Faute de temps, nous n’avons pas pu procéder à une comparaison des énoncés pertinents pour cette étude, mais cela pourrait faire l’objet d’une étude complémentaire. 7 Ces énoncés sont amenés ici avec le numéro qu’ils portent dans le QCB, ce numéro étant placé entre crochets carrés : ex. [3b]. Les énoncés complémentaires, eux aussi numérotés à partir de 1, voient leur numéro placé entre parenthèses : ex. (7).  























263

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

(1)

dustam bar sar-e harfaš naistâd. dust -am

bar sar

-e

harf

-aš

ami

EPS 1 SG

sur tête8

EZF

parole

EPS 3 SG SG N NEG EG

na-

ami

mon

sur

parole sa

istâd se_tenir_debout. PSTS PST S .3 SG

ne pas se tint debout

« Mon ami a manqué à sa parole. »  





cas des locutions verbales apparentées nâqes budan « être incomplet, être défectueux » ou, pour un animé humain, « être handicapé », et naqs dâštan « avoir (un) défaut » :  













[10a] xâne-ye pedar-e-to naqs ziâd dârad va hame-ye kâršenâshâ-ye šahr-e grenoble intowri fekr mikonand9. xâne

-ye

pedar -e

-to naqs

ziâd

maison

EZF

père

EZF

2 SG défaut

beaucoup

père

de

toi défaut[s]

beaucoup

maison de dârad

va

hame -ye

kâršenâs

-hâ

-ye

AVO AVOIR IR . PRSS .3 SG

et

tous

connaisseur

PL

EZF

a

et

tous

EZF

connaisseurs

de

šahr

-e

grenoble intowri

fekr

mi-

konand

ville

EZF

Grenoble ainsi

pensée

IIPFV PFV

faire. PRSS .3 PL

ville

de

Grenoble ainsi

pensent

« Mais la maison de ton père est manquée ; de l’avis de tous les connaisseurs de Grenoble, elle manque. Et comment ? Les fondements sont trop solides pour une maison qui n’a que deux étages ; il en fallait quatre ou cinq. »  











cas du verbe laqzidan, « glisser », qui peut se traduire par « manquer » si son sujet syntaxique réfère à un membre du corps comme le pied ou la jambe :  









8 Il s’agit ici, selon moi, d’un emploi grammaticalisé du marqueur sar. 9 Une traduction complète de cet exemple figure dans le QCB traduit en persan.

264

(2)

Fabienne Toupin

pâyaš laqzid. pâ

-yaš

laqzid

pied

EPS 3 SG

glisser. PSTS .3 SSGG

pied

son

glissa

« Le pied lui a manqué. »  





cas de l’adjectif mobham, qui associé au verbe budan (« être ») peut certes rendre certains énoncés français avec manquer, mais dont la traduction usuelle est « qui manque de clarté, qui manque de précision, incertain », le sujet syntaxique pouvant référer entre autres à un exposé, un cours, une prise de parole… :  









(3)

[Dans un amphithéâtre, des étudiants échangent leurs impressions.] dars-e in ostâd mabhum hast. dars

-e

in

ostâd

mobham

ast

cours

EZF

DEM

professeur

imprécis

être. PRSS .3 SG SG

cours

de

ce

professeur

imprécis

est

« Le cours de ce professeur manque de clarté. »  





cas de la locution verbale tang šodan, dont la traduction usuelle est « s’ennuyer de » et qui ne correspond au français manquer que dans un contexte précis, le contexte amoureux (litt. « devenir étroit », en parlant du cœur) :  









[4e] ali motevajjeh šod ke har dafe ke az ham jodâ mišodand u bištar delaš barâ-yaš tang mišod va u bištar dar yâdaš mimând. ali

motevajjeh

šod

ke

har

Ali

conscient

devenir. PSTS P STS .3 SG

COMP

chaque fois

COMP

Ali

conscient

devint

que

chaque fois

que

mi-

šodand

u

bištar del

-aš

I PFV

devenir. P STS .3 PPLL 3 SG

plus

coeur

E EPS PS 3 SG

pour

plus

coeur

son

pour

[ils] devenaient

lui

dafe

ke

az

ham

jodâ

de

R RE E CP

séparé

de

l’un l’autre séparé[s]

barâ -y(e) -aš EZ F

tang

E EPS PS 3 SG

étroit

elle

étroit

265

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

mi-

šod

I PFV

devenir. PSTS .3 SG et

va u

devenait

bištar dar plus

3 SG

et

yâd

dans mémoire

elle plus

-aš

mi-

mând

E PS EP S 3 SG

IP FV

rester. PSTS .3 SG

dans mémoire sa

restait

« Ali s’aperçut qu'il se souvenait d'elle un peu plus intensément et qu'elle lui manquait un peu plus souvent à chaque fois qu'ils étaient séparés. »  





cas de la locution verbale rad šodan ou du verbe gozaštan, à même d’exprimer le procès « manquer » si leur sujet syntaxique renvoie à un être [± animé] en mouvement (balle, personne se déplaçant…), mais dont la traduction la plus fréquente est « passer, traverser » :  





(4)





gulule rad šod va naxord. gulule

rad

šod

va

na-

xord

balle

passage

devint

et

NEG

manger. PSTS .3 SG

balle

traversa

et

ne pas

avala

« La balle a manqué sa cible. »  



[1a] az xâne-ye ânhâ gozaštid. az

xâne

-ye

ân

-hâ

gozaštid

de

maison

EZF

DEM

PL

dépasser. PSTS .2 PL

de

maison

de

eux

[vous] dépassâtes

« Vous avez manqué leur maison. » (= Vous l’avez dépassée en marchant.)  



L’énoncé [1a] admet également la traduction Az xâne-ye anhâ rad šodid. On pourrait multiplier presque à l’infini ce genre d’exemples, en apparence plus marginaux que d’autres. Il m’a cependant semblé pertinent de les conserver, chacun étant finalement aussi riche d’enseignements que les énoncés plus prototypiques (moins spécialisés sémantiquement). Je m’en explique brièvement : – l’énoncé (1) fait intervenir la négation (na-istâdan), comme littéralement des dizaines d’autres exemples du corpus, et il doit donc nous amener, lui aussi, à réfléchir sur le rôle de cette opération dans l’expression du manque ; – avec nâqes budan ou naqs dâštan et l’exemple [10a], la négation est sémantiquement inférable : pour un sujet [- animé], être incomplet ou défectueux, c’est ne pas se présenter dans l’état de complétude ou de perfection qui est envisagé ; pour un sujet [+ animé humain], être handicapé, c’est ne pas  







266

Fabienne Toupin

présenter l’état physique ou fonctionnel qui est l’état normal attendu. Ces locutions convoquent à l’esprit l’étymologie du français manquer10 ; ainsi en (2), le pied ou la jambe, dont le rôle est de soutenir le corps pour permettre la station debout (état normal de l’être humain), ne sont pas censés glisser, et si c’est le cas, le locuteur fait le constat d’un écart, d’une différence, entre ce qui est attendu et ce qui est observable ; on peut dire la même chose pour la prise de parole en (3), dont le caractère normal, attendu, est la clarté ; il en va de même encore en [4e], où la représentation culturelle du cœur, en tant que siège de l’affect, rencontrée en Iran et d’autres pays persophones, est telle qu’un cœur étroit, serré, est un cœur dys-fonctionnant ; enfin, les énoncés (4) et [1a], qui font intervenir des formes signifiant « passer, traverser » (rad šodan et gozaštan) nous renvoient à un procédé lui aussi fréquemment rencontré, marqué (entre autres) par yũs en mòoré (cf. la contribution de Sũ-tõõg-nooma Kabore dans ce volume) ou par le préverbe pro- du russe (voir l’étude de Claire Agafonov) – je veux parler de la traversée d’un espace construit par le cotexte.  















On voit ainsi que même des énoncés en apparence assez marginaux sont de nature à permettre d’intéressantes observations, voire des rapprochements interlangues, et qu’ils ont donc tout à fait leur place dans un volume sur l’expression du manque à travers les langues, où l’idée est de rechercher des points communs entre langues et d’éventuels mécanismes généralisables. Cependant, pour éviter d’éparpiller notre réflexion, il ne sera pas proposé ici d’examen approfondi de ces énoncés « marginaux » : comme annoncé en introduction, un tel approfondissement sera réservé aux énoncés contenant kam (« en moins, peu ») et ses diverses combinaisons morphosyntaxiques. Ceci se justifie par l’observation des régularités frappantes du corpus, au nombre de deux : la fréquence du marqueur kam et celle du recours à la négation (une observation similaire peut être faite dans d’autres langues étudiées dans ce volume).  











10 Latin mancus « manchot, infirme de la main », puis « mutilé, estropié ». Des mots issus de cette racine se retrouvent dans les langues romanes sous forme d’adjectif et de verbe. Ces lexèmes sont apparentés au vieil-anglais bemancian « estropier » ainsi qu’au moyen-néerlandais mank « estropié » (Ernout et Meillet [1967], s.v. mancus). Sur les questions étymologiques, voir dans ce volume les contributions d’Alain Delplanque, d’Alain Cambourian et de Patrick Gettliffe.  

















Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

267

3 Inventaire des principaux marqueurs Le terme de marqueur renvoie à une conception précise du fonctionnement des langues, conception énonciativiste dans laquelle les énoncés sont le produit d’une activité mentale, qui est faite d’opérations non conscientes et qui précède l’extériorisation des énoncés sous forme phonique ou graphique. Les énoncés représentent donc des traces matérielles de cette activité, sous forme d’agencement de marqueurs :  

Si l’on part du principe théorique, exposé ailleurs, qu’il existe trois niveaux de représentation (niveau I, langage [notions ; opérations] ; niveau II, langues [agencements de marqueurs] ; niveau III, métalinguistique), on posera que les unités de niveau II sont des marqueurs d’opérations de niveau I (niveau auquel nous n’avons pas accès, autrement que par ces traces que sont les marqueurs) (Culioli 1990, p. 129).  







[…] agencement indique que l’on n’a pas affaire à des formes quelconques (il existe des règles de bonne formation), tandis que le terme marqueur renvoie à l’indication perceptible d’opérations mentales, qui font passer du niveau I, dont nous n’avons que la trace, au niveau II qui est précisément le lieu où s’agencenent les traces sous forme d’énoncés (Culioli, 1999a, p. 162).  

Le théoricien devra forger des outils d’analyse capables de nous éclairer sur le fonctionnement caché de l’activité langagière. Dans sa tâche, il sera aidé par un phénomène extraordinaire, que la grande majorité des utilisateurs des langues ne soupçonne même pas, à savoir le fait que les énoncés de surface (ce que l’on appelle communément les phrases d’une langue) comportent des traces visibles de ce fonctionnement invisible. Une fois que l’on est persuadé que l’énoncé linéaire est le produit d’opérations profondes, on est prêt à admettre qu’il puisse y avoir des morphèmes (mots ou affixes) qui ont précisément pour mission de signaler ces opérations, en quelque sorte de les coder (Adamczewski, 1982, p. 5–6).  

À une trace matérielle donnée peuvent correspondre une ou des opérations – il existe des « marqueur[s] d’opération ou éventuellement de polyopération » (Culioli, 1990, p. 115–116), et inversement, une opération donnée (par exemple la négation) peut être représentée dans une langue par un ou par des marqueurs. L’objet du linguiste est alors le suivant : « Le travail métalinguistique consistera à reconstruire les opérations et les chaînes d’opérations dont telle forme empirique est le marqueur » (Culioli, 1990, p 129). Dans la théorie développée par Henri Adamczewski et ses collaborateurs, appelée Théorie Métaopérationnelle, les marqueurs sont uniquement des mots ou morphèmes grammaticaux11 ; cet usage est sous-tendu par une conception de  













11 D’ailleurs, les marqueurs sont fréquemment appelés opérateurs, terme aujourd’hui désuet chez les linguistes énonciativistes. Voir Lapaire (1993, p. 85–87).  

268

Fabienne Toupin

l’opposition lexique-grammaire en termes rigides – c’est-à-dire en termes de frontière plutôt que de continuum –, conception que mon propre parcours intellectuel m’a amenée à remettre en cause. Sur ce point, je fais mienne la conception plus englobante de marqueur que l’on trouve dans la Théorie des Opérations Prédicatives et Énonciatives (ci-après TOPE), élaborée par Antoine Culioli et ses associés : « Un marqueur peut être un morphème : modification de la forme d’un mot (marqueur flexionnel), ou l’adjonction d’un mot distinct (marqueur analytique) ou une modification de la prosodie (marqueur prosodique) » (Groussier et Rivière, 1996, s.v. marqueur). En somme, dans cette perspective, toute unité linguistique, segmentale ou suprasegmentale, lexicale ou grammaticale, est un marqueur. Passons donc maintenant à l’inventaire des principaux marqueurs entrant dans l’expression du manque en persan ; comme annoncé, l’inventaire est présenté sous un angle analytique, les marqueurs énumérés étant simplement classés par parties du discours. On commencera par le verbe.  











3.1 Verbes Ce qui frappe dans le corpus constitué, c’est le recours considérable à la structure syntaxique qui consiste à préfixer la « particule de négation » na (Fouchécour, 1985, p. 183) au verbe, cette structure construisant la négation de phrase.  





3.1.1 Verbes préfixés par la particule de négation naVoici quelques exemples de verbes préfixés par na-, accompagnés d’énoncés illustrant leur fonctionnement. L’exhaustivité n’est pas visée, elle serait même inenvisageable tant cette structure syntaxique est fréquente dans l’expression du manque en persan. Pour s’en tenir à quelques verbes parmi les plus fréquents, on trouve ainsi nabudan, dérivé de budan (« être »), exemples [6a] et [8e] ; na-dâštan, dérivé de dâštan (« avoir »), exemples (5) et [13] ; na-kardan, dérivé de kardan (« faire »), exemples (6) et [12] ; ou encore na-raftan dérivé de raftan « aller, partir », exemple (7).  





















269

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

[6a] u vaznei nist ke betavânad aqâyed-e mardom-râ avaz konad. u

vaznei

nist12

ke

be-

tavânad

3 SG

lourd

être. PRSS .3 SG . NEG

CO COM MP P

SBJV

pouvoir. PRSS .3 SG SG

il

lourd

n’est pas

[pour] que

[il] puisse

aqâyed -e

mardom

-râ

avaz

konad

opinion

gens

DEF

changement

faire. PRSS .3 SG

EZF

opinion des

gens

changer

« Il manque de poids pour faire fléchir l’opinion publique. »  



[8e] šomâ faqat mard nistid hamin. šomâ

faqat

mard

nistid

hamin

2 PL

simplement

homme

être. PRSS P RS S .2 PL . NEG

DEM

vous

simplement

homme[s]

n’êtes pas

ceci même

« Il vous manque d’être des hommes, rien que ça ! »  

(5)

   

bâ sor’ati ke piš miravim dar si sâl-e âyande naft na xâhim dâšt. bâ

sor’at

-i

ke

piš

mi-

ravim

dar

avec

vitesse

INDF

C OMP OM P

en avant

IP FV IPF V

aller. PR SS .1 PL

dans

avec

vitesse

que

en avant [nous] allons

si

sâl

-e

âyande

naft

E ZF EZF

venir. PPRS RS . PTC PT CP P pétrole

trente année trente an[s]

pétrole

dans dâšt13, 14

na-

xâhim

NEG

vouloir. PRSS .1 PPLL avoir. PSTS P STS

ne pas

[nous] aurons

« Au train où vont les choses, dans 30 ans, on manquera de pétrole. »  



12 Il s’agit d’une forme coalescente, fusion de na+budan, que l’on rencontre au présent. Le paraS G ) , nist (3 SG ) , nistim (1PL P L ) , nistid (2 P PL L ) , nistand (3 PL ) . On digme complet est : nistam (1 SG ) , nisti (2 SG retrouvera cette forme verbale dans divers exemples ultérieurs. 13 Le persan est une langue sans article, ni défini ni indéfini, si par article on entend un morphème libre se plaçant dans la chaîne linéaire à côté du substantif. Il possède cependant une « marque d’indéfinition » sous la forme du suffixe -i (Fouchécour 1985, p. 56–58), qui apparaît dans la glose morphosyntaxique fournie. On retrouvera ce suffixe dans divers exemples ultérieurs.  







270

[13]

Fabienne Toupin

man hatâ yek nafar-e kâšef nadâram. man hatâ

yek

nafar

-e

kâšef

na-

dâram

1 SG

même

un

CLF

EZF

explorateur

NEG

avoir. PRSS .1 SG SG

je

même

un

explorateur

ne pas

ai

« – Mais vous êtes géographe !  

– C'est exact, dit le géographe, mais je ne suis pas explorateur. Je manque absolument d'explorateurs. Ce n'est pas le géographe qui va faire le compte des villes, des fleuves, des montagnes, des mers, des océans et des déserts. »  

(6)

Dâdbeh be bačehâš ziâd mohabat nemikonad. dâdbeh be bače

-hâ -aš

Dâdbeh à

enfants

PL

Dâdbeh à

enfants

ziâd

mohabat ne-

mi- konad

EPS 3 SG SG

beaucoup tendresse

ses

beaucoup tendresse ne pas fait

N EG NEG

IPFV

faire. PRSS .3 SG

« Dâdbeh manque de tendresse envers ses enfants. »  



[12] man varzeš nemikonam. man

varzeš

ne-

mi-

konam

1 SG

sport

NEG

IPFV

faire. PRSS .1 SG

je

sport

ne pas

fais

« Depuis cinquante-quatre ans que j'habite cette planète-ci, je n'ai été dérangé que  

trois fois. La première fois ç'a été, il y a vingt-deux ans, […]. La seconde fois ç'a été, il y a onze ans, par une crise de rhumatisme. Je manque d'exercice. Je n'ai pas le temps de flâner. Je suis sérieux, moi. »  

[À propos d’un chasseur dont le coup de fusil n’est pas parti, il est ou a été jusqu’à récemment possible à certains locuteurs de dire :]  

14 De plus, (5) présente ce qu'on appelle la forme périphrastique de futur (Fouchécour 1985, p. 163–64), construite à partir du verbe xâstan (« vouloir ») conjugué au présent et suivi d'un infinitif apocopé (dépourvu de sa désinence -an). Dans cet emploi grammaticalisé qui n'est pas sans rappeler celui de will en anglais contemporain, les formes de xâstan au présent n'acceptent pas le préfixe mi-.  





271

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

(7)

tufangaš dar naraft. tufang

-aš

dar

na-

fusil

EPS 3 SG

PREV

N NEG EG

raft aller. PSTS .3 SG

fusil

son

ne pas

partit

« Son fusil a manqué. »  



Les mêmes verbes préfixés par na-, et de nombreux autres encore, entrent dans des locutions verbales pouvant toutes se traduire par « manquer » ou « rater, ne pas réussir », tandis que les locutions positives correspondantes, elles, ont le sens de « réussir, mener à bonne fin ». Il s’agit donc toujours de « procès manqués ». S’agissant de na-dâštan, on pense en premier lieu à la locution čizi-râ be had-e kâfi na-dâštan, litt. « ne pas avoir qqch. au niveau suffisant », sur laquelle on reviendra plus loin, au § 5. Pour donner une idée de la diversité des possibles, je citerai trois exemples : na-bordan « ne pas (em)porter » dans la locution čizi-râ az piš na-bordan, très litt. « ne pas porter qqch. depuis devant/avant » ; na-residan « ne pas arriver » dans l’expression be natije na-residan, litt. « ne pas arriver au résultat » ; na-šodan « ne pas devenir » dans la formule movaffaq na-šodan, litt. « ne pas devenir réussi », l’adjectif movaffaq signifiant « qui réussit », « qui est couronné de succès » :  





























































[9a] coup d’état movaffaq na šod va dowlat dastur-e jalb-e haftar-râ dâd vali na tavânestand u-râ dastgir konand. movaffaq

na-

šod

coup d’état

réussi

NEG

devenir. PSTS .3 SG

et

gouvernement

ordre

coup d’état

réussi

ne pas

devint

et

gouvernement

ordre

coup d’état

-e

Jalb

-e

haftar -râ dâd

EZF

arrestation

EZF

Haftar

DEF

de arrestation de Haftar

va

dowlat

dastur

vali

donner. PSTS .3 SSGG mais donna

mais

na-

tavânestand

u

-râ

dastgir

konand

N NEG EG

pouvoir. PSTS .3 PL

3 SG

D DEF EF

capturé

faire. PRSS .3 PL

ne pas

[ils] purent

le

capturer

« Le coup d’état a manqué et le gouvernement a ordonné l’arrestation de Haftar,  

mais elle n’a pas eu lieu. »  

272

Fabienne Toupin

À côté de ces locutions de portée générale, on trouve des expressions idiomatiques sémantiquement spécialisées, telles lâzeme-ye xedmat-e xod-aš-râ be jâ nay-âvardan « manquer à son devoir » (litt. ne pas apporter son devoir nécessaire à [la] place [qui convient]) ou encore na-istâdan « ne pas se tenir debout » dans la formule (bar) sar-e harf-e xod-aš na-istâdan, « manquer à sa parole » (litt. « ne pas se tenir debout sur sa propre parole »), illustrée dans l’énoncé (1) supra. Le QCB traduit et fourni en annexe permettra de trouver de nombreux autres exemples attestant du rôle fondamental de la négation dans l’expression du manque en persan.  















3.1.2 Verbes précédés du quantifieur kam Très employée également est la structure syntaxique qui consiste à associer à un verbe le quantifieur kam, fonctionnant ici comme adverbe (« en moins, peu »). Dans la mesure où cette stratégie énonciative fait l’objet de développements dans le § 5, je me contenterai pour le moment de donner un exemple, où kam est associé à dâštan (« avoir »), et je renvoie au paragraphe concerné pour plus de détails :  











[6c] club do nafar kam dârad tâ goruhaš kâmel bešavad. club do

nafar

kam

dârad



club deux club deux

personne

en_moins

avoir. PRSS .3 SG

CO COM MP P

personne[s]

en moins

a

jusqu’à ce que

be-

šavad

complet

SBJV

devenir. PRSS .3 SG

complète

devienne

goruh

-aš

kâmel

équipe

EPS 3 SG

équipe

son

« Le club manque de deux joueurs pour constituer une équipe. »  



3.1.3 Locutions verbales az dast dâdan et az kise raftan Az dast dâdan est d’un emploi très fréquent en persan pour exprimer le manque. Cette locution est composée du verbe dâdan (« donner ») et du syntagme prépositionnel az dast (litt. « de [la] main ») ; az est une préposition fortement polysémique marquant ici l’origine spatiale (Lazard (1990) la paraphrase par « en sortant, en venant, en s’écartant [etc.] de »). Az dast dâdan se rencontre dans des propositions de polarité positive :  















273

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

(8)

m‘alume ke momken hast âdam istgâh-e otobusaš-râ az dast bedehad barâ-ye in ke xâb hast m’alume

ke

momken

ast

âdam

istgâh

-e

autobus

-aš

-râ

bien sûr

COMP

possible

être. PR SS .3 SG

être_humain

arrêt

EZF

autobus

EPS 3 SG

DE DEF F

bien sûr

que

possible

[il] est

être humain

arrêt

de

autobus

son

az

dast

be-

dehad

barâ

-ye

in-

ke

xâb

ast

de

main

SB SBJV JV

donner. PRSS .3 SG

pour

EZ F

DEM

COMP

endormi

être. PRSS .3 SG

endormi

[il] est

manque

parce que

« Bien sûr, il est possible de manquer l’arrêt d’autobus parce qu’on dort ! »  

   

[5a] zani-râ ke az dast dâd va bâ u ezdevaj nakard xeyli xošgel ast. zan

-i

-râ

ke

az

dast

dâd

va

femme

IN DF IND F

DEF

COMP

de

main

donner. PSTS PS TS .3 SG

et

que

[il] perdit

femme

et



u

ezdevaj

na-

kard

xeyli

xošgel

ast

avec

3 SG

mariage

N EG NEG

faire. PSTS PS TS .3 SG

très

beau

être. PRSS .3 SG SG

[qu’]avec elle

mariage

ne pas

fit

très

belle

est

« La femme qu'il a manqué d'épouser est d'une grande beauté. »  



L’expression se rencontre également dans des propositions négatives :  

[10c] agar be mistral nâme minevisid beguyid ke barâ-ye šenâxtan-e u man be qarâr miâyam va u qarâr-râ az dast nadehad. agar be

mistral

nâme

mi-

nevisid écrire. PRSS .2 PL

COMP

à

Mistral

lettre

IPF V IPFV

si

à

Mistral

lettre

[vous] écrivez

barâ -ye šenâxtan pour pour

EZF

-e

u

connaître. INF

EZF

3 SG 1 SG

connaître

de lui je

be-

guyid

IMP I MP

dire. PRSS .2 PL

dites

man be qarâr mià

rdv

au rdv

IPFV

ke CO MP COM P

que

274

Fabienne Toupin

âyam

va

u

qarâr

-râ

az

dast

na-

dehad

venir. PRSS .1 SG

et

3 SG

rdv

DEF

de

main

NEG

donner. PRSS .3 SG

viens

et

[qu’]il

rdv

ne manque pas

« Si vous écrivez à Mistral, dites-lui bien que c'est pour beaucoup le connaître que  

je viens et qu'il ne manque pas au rendez-vous. »  

Dans un contexte négatif, az dast dâdan est apte à construire une valeur intensive approchant celle que véhicule l’énoncé français [1h] du QCB : en effet, dans Il n’en manque jamais une !, la propriété de maladresse verbale est portée au très haut degré (« Pour un gaffeur, c’est un gaffeur », etc.) :  









[Un cousin bien connu pour sa maladresse verbale vient de faire une nouvelle gaffe.] [1h] moqeiyât-râ hargez az dast nemidehad. moqeiyât -râ

hargez

az

dast

ne-

mi-

dehad

occasion

jamais

de

main

NEG

IPFV

donner. PRSS .3 SG

jamais

[il] ne manque pas

DEF

occasion

« Il n'en manque jamais une ! »  

   

De manière générale, az dast dâdan prend comme sujet syntaxique le siège du manque, défini comme le constituant [± animé] dont le référent est concerné par le manque ; plus précisément, si ce constituant est [+ animé humain], son référent fait l’expérience du manque à son détriment et l’on peut aller jusqu’à dire que son rôle sémantique est « maléficiaire ». Avec az dast dâdan, il s’agit toujours d’un procès attendu ou envisagé qui n’a pas lieu (« procès manqué »). Le français peut expliciter le procès manqué, comme en [5a] où il s’agit d’épouser une femme, ou il peut le laisser en partie dans l’implicite : en (8), manquer l’arrêt d’autobus, c’est « manquer de descendre à l’arrêt d’autobus », en [10c] manquer au rendez-vous, c’est « manquer de se présenter au rendez-vous » (etc.). Le persan, lui, laisse toujours le procès manqué en partie dans l’implicite, en n’instanciant que le syntagme nominal complément d’objet : istgâh-e otobus-aš-râ (en [8]), zan-i-râ ([5a]), qarâr-râ ([10c]), moqeiyât-râ ([1h]) ; d’après notre corpus, az dast dâdan ne peut pas prendre comme deuxième argument une proposition subordonnée nominale15.  























15 Si le deuxième argument est une subordonnée nominale, on se tourne vers nazdik budan (+ ke…).

275

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

La locution az dast dâdan ne se rencontre pas dans les énoncés exprimant qu’un « objet » dont la présence est attendue ou souhaitée est absent (« objet manquant »). Je fais l’hypothèse que cela est dû à une complémentarité (syntaxique et sémantique) avec une autre locution, az kise raftan (litt. « partir du sac »), que le traducteur du Petit Prince en persan16 a employé dans l’énoncé suivant :  













[11]

az in ke tamâšâ-ye qorub-e âftâb az kiseaš rafte bud, taasof mi-xord. az

in

ke

tamâšâ

-ye

qorub

-e

âftâb

az

par

D DEM EM

COMP

contemplation

EZF

coucher

EZF

soleil

de

par

ce

que

contemplation

du

coucher

de

soleil

de

kise

-aš

rafte

bud

mi-

xord

sac

EPS 3 SG SG

aller. PST . PTCP PT CP

être. PSTS .3 SG regret

taasof

IPFV

avaler. PSTS .3 SG

sac

son

partie

était

regrettait

[il]

« Le petit prince bâilla. Il regrettait son coucher de soleil manqué. Et puis il  

s'ennuyait déjà un peu […]. »  

Les deux expressions idiomatiques mettent en jeu des structures actancielles opposées. Az dast dâdan prend comme sujet syntaxique le siège du manque, tandis que az kise raftan sélectionne comme sujet syntaxique le constituant référant à l’« objet manquant ». En [11], il s’agit de tamâšâ-ye qorub-e âftâb : le Petit Prince, malgré son insistance auprès du roi, n’a pas pu assister à un coucher de soleil. La locution az dast dâdan, de par son sens même, ne pourrait sélectionner un sujet syntaxique référant à l’« objet manquant », c’est tout à fait impossible17. Pour clore ces remarques, soulignons que dans d’autres énoncés que ceux présentés, az dast dâdan et az kise raftan se traduisent habituellement par « perdre » (ce sens est d’ailleurs le seul indiqué dans le dictionnaire de Lazard (1990) pour la première de ces locutions). Voici un exemple pour az dast dâdan, produit directement en persan par mon informatrice :  















16 Il s’agit de la version disponible sur le site « Lexilogos » (voir bibliographie et ici même, § 2.1). 17 Et réciproquement bien sûr, la locution az kise raftan ne pourrait prendre un sujet syntaxique référant au siège du manque.  





276

(9)

Fabienne Toupin

pedaremân-râ az dast dâdeim. pedar

-emân

-râ

az

dast

dâde

-im

père

EPS 1 PL

D DEF EF

de

main

donner. PST PS T . PTCP

être. PRSS .1 PL

père

de nous

[nous] avons perdu

« Nous avons perdu notre père. » (= Notre père est décédé.)  



Je reviendrai sur la notion de perte dans la conclusion (§ 6). Passons à présent à la partie nominale de l’inventaire.  

3.2 Substantifs et adjectifs Cette partie va être présentée dans un ordre aussi parallèle que possible à celui adopté pour les verbes, cet ordre reflétant l’importance relative des diverses possibilités. La première stratégie énonciative relevée consiste donc à dériver ou à composer noms et adjectifs à l’aide d’un marqueur syntaxiquement ou sémantiquement négatif.

3.2.1 Dérivation à partir du préfixe nâNâ- est un préfixe négatif signifiant « in-, non-, sans, privé de » ; il s’ajoute à un adjectif, à un nom ou encore à un radical verbal (Fouchécour, 1985, p. 199). L’adjectif ainsi dérivé peut être paraphrasé par une relative négative : « qui n’est pas… », « qui n’a pas… », d’où « qui manque de … ». Dans un second temps, des substantifs dénotant une qualité peuvent être dérivés des adjectifs en nâ-, grâce à l’ajout du suffixe -i ou -gi18. Il s’agit alors toujours d’une qualité négative pouvant être paraphrasée en français par « manque de », comme on le constatera à partir des exemples suivants, cités hors contexte (mais analysés morphologiquement) :  



























18 Ce suffixe permet de dériver un nom abstrait (qualité, état, classe) à partir d’un adjectif ou d’un autre nom : sefid (« blanc ») > sefidi (« blancheur »), mard (« homme ») > mardi (« virilité »), etc. (voir Fouchécour, 1985, p. 191). Il existe un suffixe homonyme d’indéfinition, le risque de confusion étant limité à la fois par la différence de sens et d’accent tonique.  



















277

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

Tableau 1 : Exemples d'adjectifs et de substantifs persans dérivés à l’aide du préfixe nâAdjectifs

Substantifs

nâ-binâ « aveugle »  

nâ-binâ-i « 1) cécité ; 2) ignorance »





nâ-bud « anéanti, perdu »  





nâ-bud-i « 1) annihilation, anéantissement ; 2) extermination, extirpation ; 3) banqueroute, faillite, néant »











nâ-dorost « 1) faux, inexact ; 2) malhonnête ; 3) déloyal, injuste »  







nâ-mard « inhumain »  

nâ-dorost-i « 1) fausseté, inexactitude ; 2) malhonnêteté ; 3) déloyauté, injustice »  







nâ-mard-i « bassesse, lâcheté, scélératesse »







nâ-pâk « 1) impur ; 2) sale, malpropre ; 3) méchant »

nâ-pâk-i « malice, malignité, méchanceté »

nâ-poxte « 1) cru ; 2) inexpérimenté, immature »

nâ-poxte-gi « 1) crudité ; 2) inexpérience »

nâ-tamâm « incomplet, inachevé »

nâ-tamâm-i « inachèvement, imperfection »

































Ce procédé, extrêmement productif, est représenté dans mon corpus par l’énoncé [10b] :  

[10b] sexâvat-e yek nâdân ziâd arzeš nadârad. sexâvat

-e

yek nâ- dân

générosité

EZF

un

générosité de un

N EG

ziâd

arzeš

savoir. PRSS beaucoup valeur

imbécile

na-

dârad

NEG

avoir. PRSS .3 SG

beaucoup valeur ne pas a

« La générosité est de peu de valeur là où la sagesse manque. »  



Le substantif nâdân ne porte pas le suffixe -i, car il ne dénote pas la qualité « ignorance, imbécilité » (persan nâdâni) mais une personne ignare ou sotte, dépourvue d’intelligence. Il s’agit donc à proprement parler d’un adjectif substantivé.  



3.2.2 Dérivation à partir de bi(-) Bi est une préposition correspondant au français « sans ». Dans un emploi que l’on peut qualifier de grammaticalisé, elle peut fonctionner comme préfixe négatif signifiant lui aussi « in-, non-, sans, privé de ». Comme ce marqueur peut  







278

Fabienne Toupin

se trouver graphiquement soudé ou non19, on est en droit d’hésiter dans l’analyse morphologique entre morphème libre et morphème lié, donc entre composition et dérivation ; cela se reflète d’ailleurs dans la grammaire de référence, Fouchécour (1985), où l’on trouve bi dans un paragraphe 1.3. intitulé « Transformations par juxtaposition » (p. 200 et suiv.), lequel est encadré par « Transformations par dérivation » (§ 1.2) et « Transformations par composition » (§ 1.4). J’opte donc pour la notation bi(-), qui permet de ne pas trancher. Bi(-) s’ajoute à des noms et permet de construire des adjectifs paraphrasables par une relative négative : « qui n’est pas… », « qui n’a pas… », d’où « qui manque de… ». Dans un second temps, des substantifs dénotant une qualité peuvent être dérivés des adjectifs en bi-, grâce à l’ajout du suffixe -i (ou -gi) dont il a déjà été question dans la section sur nâ-. Il s’agit là encore de dénoter une qualité négative, pouvant être glosée en français par « manque de », comme on le constatera à partir des exemples suivants, cités hors contexte (mais analysés morphologiquement) :  







































Tableau 2 : Exemples d'adjectifs et de substantifs persans dérivés à l’aide de bi(-) Adjectifs

Substantifs

bi(-)adab « qui manque de politesse »

bi(-)adab-i « manque de politesse »









bi(-)ehterâm « qui manque de respect »

bi(-)ehterâm-i « manque de respect »

bi(-)eštehâ « qui manque d’appétit »

bi(-)eštehâ-i « manque d’appétit »

bi(-)jor’at « qui manque de courage »

bi(-)jor’at-i « manque de courage »

























Ce procédé, extrêmement productif, est représenté dans le corpus par les énoncés [3b] et [5b], entre autres :  

[3b] agar injâ faqat beyn-e mâ bihormati mânde ast pas man miravam. agar injâ

faqat

beyn

-e



bi-

hormat

-i

si

ici

seulement

entre

EZF

1 PL

sans

respect

NML Z NMLZ

si

ici

seulement

entre

nous

manque de respect

19 Comme la lettre ye (‫ )ﻯ‬représentant le phonème /i/ peut être liée à la suivante, le fait d’écrire en un mot ou bien en deux des adjectifs comme bi(-)adab (cf. tableau) n’est pas une question d’ordre graphique : en d’autres termes, ce n’est pas un problème de ligature. Notons cependant que la tendance orthographique actuelle est de tout détacher, ce qui fait que selon les époques et les textes, on trouvera des graphies différentes.  

279

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

mânde

ast

pas

man

mi-

ravam

rester. PST . PTCP être. PRSS .3 SG

alors

1 SG

IPFV

aller.PRSS P RS S .1 SG

resté

alors

je

pars

est

« S’il ne reste plus qu’à se manquer mutuellement de respect, je m’en vais. »  



[5b] osi biehterâmi mikonad guš kon emruz nazdik bud ke kotakaš bezanam. osi

bi-

ehterâm

-i

mi-

konad

guš

kon

Osi

sans

respect

N MLZ NMLZ

IPFV

faire. PRSS P RSS .3 SG

oreille

donner. PRSS

Osi

manque de respect

fait

écoute

emruz

nazdik

bud

ke

kotak

-aš

be-

zanam

aujourd’hui

proche

être. PPSTS ST S .3 SG

COMP

volée de coups

E PS EP S 3 SG

SBJV

frapper. PRSS .1 SG

aujourd’hui

proche

[il] était

que

[je] le frappe

« Osi n'est pas respectueux, écoute, j'ai manqué de le frapper aujourd'hui (il s'en est  

fallu de peu). »  

L’emploi de bi(-) dans l’expression du manque en persan n’est pas sans évoquer celui de without en anglais (voir la contribution de Sylvain Gatelais dans ce volume) – si ce n’est que without, contrairement à d’autres prépositions anglaises, ne connaît pas d’emploi grammaticalisé sous forme de préfixe (par exemple, de préfixe adjectival).

3.2.3 Dérivation à partir de kam(-) Très employée également est la structure morphosyntaxique qui consiste à associer le quantifieur kam (« en moins, peu »), déjà rencontré à propos des verbes, à des substantifs afin de construire des adjectifs signifiant « qui n’est guère… », « qui a peu de… », d’où « qui manque de … » (voir exemples fournis dans le tableau du § 5). Comme pour la préposition bi que nous venons de voir, on peut penser qu’il s’agit d’un emploi grammaticalisé, en l’occurrence comme préfixe sémantiquement négatif signifiant « dépourvu de » ; mais comme bi, kam peut être  























280

Fabienne Toupin

graphiquement soudé ou non à la base nominale20, et l’hésitation est permise entre morphème libre et morphème lié, donc entre composition et dérivation. On pourrait là encore retenir le concept de « juxtaposition » de Fouchécour (cf. paragraphe précédent sur bi[-]). La question semble impossible à trancher et la notation kam(-) est donc retenue. Dans la mesure où l’emploi de ce marqueur fait l’objet de développements ultérieurs, je me contenterai ici de donner un exemple et de le commenter rapidement :  





[10b] dastodelbâzi-ye kamaql arzeš kam dârad. dast

-o -del

-bâzi -ye kam-

main et coeur jeu

E EZF ZF

en_moins

aql

arzeš

sagesse

valeur en_moins avoir. PRSS PRS S .3 SG

jeu de [la] main et d[u] coeur sans sagesse générosité

kam

dârad

valeur peu

a

dépourvue de sagesse valeur peu

a

« La générosité est de peu de valeur là où la sagesse manque. »  



Cet énoncé est une variante de [10b] cité plus haut, signalée par mon informatrice. On y observe deux occurrences de kam. Dans la première, kam- porte sur aql (« sagesse ») et permet de dériver l’adjectif kam-aql, épithète de dast-o-delbâzi. Je propose la glose suivante de l’énoncé : « par rapport à la sagesse attendue21, il y a insuffisance et l’on ne peut pas dire que sagesse il y ait vraiment ». Dans la seconde occurrence, on retrouve l’emploi de kam décrit plus haut (§ 3.1.2), associé à un verbe qui est ici dâštan (« avoir ») ; kam porte sur arzeš (« valeur »). L’énoncé peut être ainsi glosé : « par rapport à la valeur attendue, il y a insuffisance et l’on ne peut pas dire que valeur il y ait vraiment ». C’est l’idée d’insuffisance qui m’amène à gloser kam avec « en_moins » plutôt que « peu ». Je renvoie au § 5 pour une analyse plus approfondie de kam.  





































20 Comme la lettre mim (‫ )ﻡ‬représentant le phonème /m/ peut être liée à la suivante, il ne s’agit pas d’un problème de ligature. 21 Cette attente peut être, par exemple, socialement et culturellement réglée (en fonction des représentations dominantes dans une conjoncture socio-historique donnée).

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

281

3.2.4 Composition à partir du nom adam Le substantif adam, « manque, absence », est d’origine arabe, le persan ayant souvent recours à l’emprunt à cette langue pour exprimer des concepts. Il s’agit d’un marqueur morphologiquement simple qui permet de former des syntagmes nominaux grâce à l’ezâfe (EZF dans les gloses), cette particule de liaison syntaxique entre déterminé et déterminant qui prend la forme -e après consonne et -ye après voyelle. Ainsi, par exemple, adam-e deqqat, « manque d’attention, de concentration », et adam-e eštehâ, « manque d’appétit » :  













(10) adam-e eštehâ mariz mikonad. adam

-e

eštehâ

mariz

mi-

konad

manque

EZF

appétit

malade

I PFV

faire. PRSS .3 SG SG

manque

de

appétit

malade

fait

« Le manque d’appétit rend malade. »  



On peut comparer adam-e eštehâ présent en (10) et bi(-)eštehâ-i donné dans la section sur bi : – bi(-)eštehâ-i se décompose en bi(-) (préposition ou préfixe « sans ») + eštehâ (nom « appétit ») + -i (suffixe dérivant des noms abstraits (cf. note 18). C’est un lexème, et en tant que tel, il figure ou peut figurer dans le dictionnaire – tout dépend des choix faits en amont par le(s) lexicographe(s)22 ; – adam-e eštehâ est un syntagme nominal formé sur une relation internominale : adam (N1 « manque ») + -e (EZF) + eštehâ (N2 « appétit ») ; comme tous les syntagmes nominaux dont le sens est compositionnel, il n’est pas susceptible de faire l’objet d’une entrée séparée dans le dictionnaire.  























Tels sont, d’après mes observations, les principaux procédés formant des noms et adjectifs pouvant construire l’expression du manque dans un énoncé, avec les autres marqueurs présents. Il existe cependant de nombreux autres lexèmes, d’origine persane ou arabe, simples ou dérivés, dont il est tout simplement impossible de fournir une liste

22 Le dictionnaire de Beroukhim (1975) contient plus de 10 pages de dérivés réguliers en bi(-), tandis que le dictionnaire de Lazard (1990) n’en contient aucun, l’auteur ayant annoncé dans sa préface que « (l)es dérivés par préfixation, suffixation ou composition ne font pas l’objet d’un article séparé lorsque leur formation est entièrement régulière et que leurs sens se déduit immédiatement de celui des éléments qui les composent » (Lazard, 1990, p. VI ).  



282

Fabienne Toupin

exhaustive. L’adjectif mobham, « qui manque de clarté, qui manque de précision, incertain », dans l’énoncé (3) plus haut, est l’un de ceux-là ; on pourrait ajouter le substantif apparenté ebhâm, « manque de clarté, manque de précision, incertitude ». Dans un autre champ sémantique, on pourrait citer le nom dérivé sosti, « manque de vigueur, manque d’énergie », ou encore l’adjectif dérivé šarmdâr, qui certes peut se traduire par « qui manque de hardiesse », mais parce qu’il signifie littéralement « qui a de la timidité », étant construit à partir de -dâr, forme appelée « radical I » du verbe dâštan « avoir ».  





























3.3 Locutions formées d’un adjectif ou d’un nom + verbe Dans un ordre d’idées voisin, des dizaines et des dizaines de locutions verbales formées sur le modèle Adjectif ou Nom + Verbe peuvent permettre d’énoncer le manque en persan. Voici quelques exemples de locutions apparentées : – mohtâj budan « être dans le besoin, manquer de » et ehtiâj dâštan, « avoir besoin de, manquer de » ; – fâqed budan, « être perdu, manquant » et foqdân dans ehsâs-e foqdân-e čizirâ kardan, « manquer de » (litt. faire le sentiment du manque de qqch) ; – nâqes budan « être incomplet, être défectueux, manquer de » et naqs dâštan « avoir (tel) défaut, manquer de » (voir exemple [10a] supra).  





























Il serait vain de prétendre fournir ne serait-ce qu’une liste indicative de ces expressions. J’ai donc choisi dans cette dernière section de me concentrer sur un sous-groupe de locutions, celles construites autour de l’idée de vide ou d’erreur. Premièrement, autour de l’idée d’erreur, diverses locutions sont formées dont le point commun est d’être construites à partir d’un des trois noms eštebâh, « confusion, erreur, faute », xatâ « péché, faute, erreur, tort » ou qalat « erreur, faute ». Avec le premier substantif, on trouve ainsi eštebâh kardan (litt. « faire erreur ») :  

















[9b] didi eštebâh nakardam qatâr bâzham az rail dar âmad. didi

eštebâh na-

kardam

voir. PSTS .2 SG erreur

NEG

[tu] vis

ne pas [je] fis

erreur

qatâr bâz

faire. PSTS .1 SG train train

-ham az

rail dar

encore aussi de rail de nouveau

âmad venir. PSTS P ST S .3 SG

PREV

du rail sortit

« Ça n’a pas manqué : le train a déraillé. »  





Avec le troisième substantif, on trouve notamment (be) qalat raftan, « faire fausse route, partir de travers » (litt. aller vers [l’] erreur) :  





283

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

(11) nešânat qalat raft. nešân

-at

qalat

raft

coup

EPS 2 SG

erreur

aller. PSTS PS TS .3 SG

coup

ton

erreur

partit

« Tu as manqué ton tir. » (= Tu as manqué ton coup.)  



Enfin, avec le deuxième substantif, on trouve entre autres be xatâ raftan (litt. aller vers [l’] erreur), synonyme de (be) qalat raftan23 ; xatâ kardan (litt. « faire erreur »), synonyme de eštebâh kardan, ou encore xatâ šodan (litt. « devenir erreur »)24 :  











(12) hame-ye tirhâ xatâ šodand. šodand

hame -ye

tir

-hâ

xatâ

tous

tir

PL

erreur

devenir. PSTS PST S .3 PL

erreur

devinrent

EZF

tous

tirs

« Tous les tirs ont manqué. »  



Deuxièmement, autour de l’idée de vide, diverses locutions sont formées. On peut penser en premier lieu à xâli budan (litt. « être vide »), particulièrement en raison de son emploi formulique dans la conversation polie. Lorsqu’un locuteur A demande à un locuteur B si tel ou tel événement (soirée, concert, repas de famille, etc.) s’est bien déroulé (A n’ayant pu y participer), si la réponse est positive, alors B se doit de répondre :  





(13) ânjâ jâ-ye-šomâ xeili xâli bud. ânjâ



-ye

-šomâ

xeili

xâli

bud

là-bas

place

EZF

2 PL

très

vide

être. PSTS .3 SG

là-bas

place

de

vous

très

vide

était

« Là-bas, vous nous avez beaucoup manqué. »  



23 De l’avis de l’un des relecteurs externes de ce travail, les syntagmes prépositionnels introduits par be, be xatâ et (be) qalat, jouent le rôle de circonstant de manière : on pourrait alors les gloser par « en faisant erreur », « d’une manière erronée ». 24 Les locutions xatâ kardan, be xatâ raftan, xatâ šodan peuvent s’employer pour des tirs d’arme à feu ou pour la tension humaine vers un but ou un objectif.  









284

Fabienne Toupin

Dans le QCB, une autre locution, šâne xâli kardan (litt. « faire [son] épaule vide ») retient l’attention :  





[3c] to u -râ hâmele kardi az vazâyefat nemitavâni šâne xâli bokoni. to

u

-râ

hâmele

kardi

az

vazâyef

-at

2 SG

3 SG

DEF

enceinte

faire. PSTS .2 SG

de

devoir. PL PL

E PS EP S 2 SG SG

tu

la

enceinte

fis

de

devoirs

tes

ne-

mi-

tavâni

šâne

xâli

NEG

IPFV

pouvoir. PRSS PRS S .2 SG SG

épaule épaule

ne pas [tu] peux

bo-

koni

vide

S SBJV BJV

faire. PRSS PRS S .2 SG SG

vide

faire

« C’est toi qui l’as mise enceinte, tu ne peux pas manquer à tes obligations. »  



Xâli budan et šâne xâli kardan ont des statuts différents sur les plans syntaxique et sémantique. Dans xâli budan on reconnaît un syntagme verbal formé du verbe budan (« être ») et de l’adjectif xâli (« vide »), attribut du sujet ; ce dernier pourrait commuter avec toutes sortes d’adjectifs qualificatifs (bozorg, kâmel, xošgel, etc.). En revanche, šâne xâli kardan est une expression idiomatique présentant un fort degré de figement. Elle se compose du verbe kardan (« faire »), d’un substantif complément d’objet, šâne (« épaule ») et enfin de l’adjectif xâli, attribut de l’objet25. On ne pourrait pas substituer le nom d’une quelconque autre partie du corps à šâne :  



















???pâ xâli kardan (avec pâ « pied, jambe ») ???čαšm xâli kardan (avec cašm « œil »).  







Ceci, parmi d’autres tests possibles, témoigne du figement de la locution šâne xâli kardan. Le sens de l’ensemble n’est pas la somme du sens des constituants, contrairement au cas de xâli budan, mais sans qu’on puisse parler d’opacité sémantique pour autant : « vider son épaule », c’est bien lui ôter ce poids que constitue par exemple une obligation, une contrainte morale, d’où « manquer à ses obligations » en [3c]. Les principaux marqueurs du manque en persan viennent d’être présentés et illustrés en contexte. Il s’agit maintenant d’organiser cet inventaire d’une manière  









25 L’absence d’ezâfe entre šâne et xâli interdit en effet l’analyse syntaxique de cette séquence en nom suivi de son épithète.

285

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

synthétique, suivant un schéma potentiellement applicable à d’autres langues étudiées dans ce volume.

4 O rganisation synthétique de l’inventaire L’expression du manque en persan s’appuie sur des présupposés : 1) si un procès est manqué, c’est que sa réalisation était initialement attendue ou visée mais est représentée comme n’ayant finalement pas, ou pas complètement, eu lieu – ou qu’un résultat de ce procès, attendu ou visé, est représenté comme n’ayant pas été atteint ; 2) dans le cas d’un « objet manquant », un « objet » dont la présence était initialement attendue ou souhaitée est représenté comme absent en fin de compte. La source modale, celle qui attend ou vise la réalisation d’un certain procès ou qui attend ou vise la présence d’un certain « objet », mais qui finalement constate un écart avec le scénario attendu et l’énonce, peut être le locuteur ou la doxa, comprise comme l’ensemble des représentations socialement prédominantes dans une conjoncture socio-historique donnée. Ce n’est pas le lieu ici d’approfondir la notion de doxa, pour laquelle on renvoie à Paveau (2003), article dans lequel l’auteur s’attache à lever le flou entourant ce concept, couramment associé au sens commun. Selon Paveau, doxa et sens commun « ouvrent sur plusieurs champs théoriques et domaines disciplinaires, et sont impliqu[és] dans des questions fondamentales posées au chercheur, tout particulièrement au linguiste discursiviste : – dimension prédiscursive des discours : connaissances préalables, préconstruits, relation entre croyance et connaissance, conditions de flexibilité et de persévérance des croyances ; – dimension sémantico-logique : acceptabilité et conditions de vérité des énoncés, construction des catégories, problèmes de la référence ; – dimension sociale : question de l’autorité, construction des idéologies, constitution du discours scientifique, schémas discursifs » (2003, p. 180–181).  

































C’est donc dans la dimension prédiscursive des discours que l’on trouve les présupposés sur lesquels s’appuie l’expression du manque, que la source modale soit le locuteur ou la doxa, dont le locuteur se fait alors le relais. Si l’on fait le bilan des procédés (lexèmes, locutions et structures) rencontrés jusqu’ici, dans le domaine du verbe comme dans celui du nom et de l’adjectif, voici les éléments saillants. L’expression du manque en persan peut se construire : – à l’aide d’une négation formellement marquée, c’est-à-dire un marqueur de l’altérité (Kaboré, Platiel, Ruelland 1998). Dans une langue indo-européenne comme le persan, cela implique la présence d’un marqueur négatif  

286

Fabienne Toupin

formellement reconnaissable à la consonne initiale [n]26 : c’est le cas des verbes préfixés par la particule de négation na- ainsi que des substantifs et adjectifs dérivés grâce au préfixe nâ- ; l’expression du manque en persan peut aussi se construire à l’aide d’une négation qui n’est pas formellement marquée mais qui est sémantiquement inférable : c’est le cas des verbes précédés de kam (« en moins, peu ») ; de la locution verbale az dast dâdan (« perdre », litt. « donner de la main ») ; des substantifs et adjectifs construits à partir de kam(-) (« en moins, peu ») et de bi(-) (« sans ») ; des substantifs composés à partir du nom adam (« manque ») ; enfin, c’est aussi le cas des locutions suivantes, exprimant l’idée de vide ou d’erreur, xâli budan (« être vide), šâne xâli kardan (litt. faire [son] épaule vide »), eštebâh kardan et xatâ kardan (« faire erreur »), xatâ šodan (litt. « devenir erreur »). Ici aussi, l’altérité est en jeu, puisqu’une négation est sémantiquement inférable ; cela signifie que les marqueurs cités représentent un certain travail sur l’altérité ou, dans les termes de Osu (2011), un certain « traitement de l’altérité ». Prenons juste deux exemples : 1) la préposition bi est l’équivalent de l’anglais without et du français sans. Dans son étude de without (ce volume), Sylvain Gatelais rappelle, en s’appuyant sur des auteurs qu’il cite, la composante négative du sémantisme des prépositions without et sans ; 2) le quantifieur kam est l’équivalent du français peu et de l’anglais few et little. Ce dernier a en commun avec les quantifieurs a little, few et a few, de référer à une quantité faible ; mais tandis que « A few / a little indiquent une petite quantité envisagée de façon positive, comme supérieure à zéro », « Few / little, au contraire, indiquent une petite quantité envisagée de façon négative, c’est-à-dire la négation d’une grande quantité. Few / little sont donc équivalents de not many / not much » (Larreya et Rivière, 2010, p. 195) ; reste alors un ensemble de verbes ou de locutions verbales qui ont comme point commun, en première approche, d’être construits autour de l’idée de mouvement. Ou bien ils expriment explicitement l’idée de traversée d’un espace (rad šodan, « traverser »), voire de dépassement (gozaštan, « dépasser ») ; ou bien ils n’expriment cette idée qu’implicitement, en marquant avant tout la notion de départ : c’est le cas des locutions verbales az kise raftan (litt. « partir du sac »), (be) qalat raftan et be xatâ raftan (litt. « partir vers l’erreur »).  

































































































26 En proto-indo-européen, la particule négative est *n(e), Haudry (1984, p. 106).  

287

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

Ces dernières contiennent toutes le verbe itif raftan, « aller, s’en aller, partir ». On sait que dans les langues du monde, le sémantisme des verbes du type COME et GO est complexe et comprend deux composantes, l’une aspectuelle et l’autre déictique, et que les deux types de verbes sont opposables sur chacun de ces plans (Ricca, 1992, p. 277) : – sur le plan déictique, les verbes itifs réfèrent à un processus d’éloignement du centre déictique (formé par le locuteur et / ou l’interlocuteur) dans la situation-repère27 ; – sur le plan aspectuel (Aktionsart), les verbes itifs marquent un départ, et c’est donc la phase initiale du processus de déplacement qui est mise en relief (et non l’ensemble du parcours, ce que j’ai appelé plus haut la traversée d’un espace). Les linguistes anglophones parlent de « source-oriented verb28 ».  













Il apparaît que les verbes et locutions verbales qui permettent au locuteur d’exprimer le manque en se fondant, explicitement ou implicitement, sur l’idée de traversée d’un espace se situent à la limite du domaine du manque. En effet, contrairement aux marqueurs rappelés en 1) et 2) ci-dessus, dans leur cas, il n’y a pas de négation, ni formellement marquée ni sémantiquement inférable ; il est donc impossible qu’ils marquent le même traitement de l’altérité entre le scénario attendu (réalisation d’un procès, présence d’un « objet ») et le scénario représenté (non-réalisation du procès ou non-atteinte du résultat escompté, absence de l’« objet »), et je les situe donc à la limite du domaine sémantique du manque29. Altérité correspond à ce que j’ai pu décrire jusqu’ici avec les termes d’écart ou de différence, et c’est le terme que je retiens en vue d’une analyse théorique. « C’est ainsi que Culioli (1990, p. 103) écrit : […] tout objet (méta)linguistique recèle une altérité constitutive. C’est le travail énonciatif de repérage (subjectif et intersubjectif ; spatio-temporel ; quantitatif et qualitatif) qui, en composant l’ajustement complexe des représentations et des énonciateurs, supprime, met en relief ou masque cette altérité. » En somme, « l’altérité est de fondation » (Culioli, 1990, p. 97). C’est une autre manière de signifier que l’altérité n’est pas  



























27 Par opposition, les verbes ventifs marquent un processus d’approche du centre déictique dans la situation-repère. Notons de plus que le centre déictique, en tant qu’élément de la situation-repère, est défini par rapport à la situation d’énonciation (Sito). 28 Par opposition, les verbes ventifs mettent en relief la phase finale du processus, celle d’approche, voire d’atteinte, de la « cible du déplacement » (Bourdin, 1998), ce que la littérature anglophone résume par la formule de goal-oriented verb. 29 On pourrait donc également dire que les occurrences de procès contenant ces verbes ou locutions verbales se situent à la frontière du domaine notionnel du manque.  



288

Fabienne Toupin

un accident externe à la langue, mais plutôt qu’elle est la loi sur laquelle la langue s’ordonne » (Osu, 2011, p. 26, c’est moi qui souligne)30. Le terme altérité correspond également, dans le domaine du manque, à ce que Delmas (1995, p. 91) appelle « déconvenue référentielle ». Ainsi, en [5a] (§ 3.1.3), il y a « déconvenue référentielle » car le procès était le scénario attendu : cette relation prédicative devait être validée, mais finalement ne l’a pas été (le mariage n’a pas eu lieu, ou l’homme a pris une autre femme). Un travail sur l’altérité est ici doublement marqué, par az dast dâdan et par la négation na-, travail qui consiste en l’occurrence à mettre en relief cette altérité, pour reprendre les termes de Culioli qui viennent d’être cités. Il est à présent possible d’organiser synthétiquement l’inventaire des moyens d’exprimer le manque en persan, selon le schéma que voici (voir Figure 1). La proposition faite semble aussi s’appliquer à d’autres langues étudiées dans ce volume : on pourra y repérer nombre de marqueurs formellement ou sémantiquement négatifs, mais aussi des marqueurs exprimant la faible quantité, la petitesse, le vide ou l’erreur, sans oublier la stratégie – décrite comme à la limite du domaine du manque – qui consiste à référer à la traversée d’un espace (cf. entre autres mʋ̀ ʋré yʋ̃ s ou russe pro-). Pour éviter toute mésinterprétation du schéma proposé, prenons d’emblée la précaution de souligner qu’il s’agit d’un moyen commode de présenter visuellement l’inventaire fait. Il convient de le recevoir ainsi. Dans l’approche qui est la nôtre, le lieu de la construction du sens est l’énoncé, ce qui signifie que ce n’est pas un marqueur isolé qui peut exprimer le manque, mais bien des agencements de marqueurs dans un contexte donné.  



















5 L e rôle de kam dans l’expression du manque en persan Dans cette section, l’objectif est d’étudier plus précisément l’emploi du marqueur kam dans les énoncés persans exprimant le manque. L’essentiel de la discussion ici s’inscrit dans le cadre de la TOPE. Cela se fera par appel aux concepts théoriques d’altérité, de source de l’altérité, de traitement de l’altérité et de type de l’altérité (voir Osu, 2011). Ces concepts me paraissent en effet éclairer la question de l’emploi de kam d’une manière pertinente et efficace.

30 Voir également l’« index cumulatif de la métalangue », Culioli (1999b, p. 183).  





Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

289

Figure 1 : Inventaire des moyens d’exprimer le manque en persan (présentation synthétique)

290

Fabienne Toupin

5.1 Variété des emplois Le marqueur kam a été brièvement présenté supra, § 3.1.2. et 3.2.3. On a vu qu’en se soudant graphiquement ou non, il peut s’associer à des substantifs pour former des adjectifs exprimant une forme d’insuffisance – qualitative ou quantitative – du référent désigné par le nom. Suivant les cas, ces adjectifs peuvent donc être paraphrasés par « qui n’est guère… », « qui a peu de … », d’où « qui manque de … ». Dans un second temps, des substantifs dénotant une qualité peuvent être dérivés des adjectifs en kam(-), grâce à l’ajout du suffixe nominal -i ou -gi. Il s’agit alors toujours d’une qualité négative pouvant être glosée en français par « manque de », comme on le constatera à partir des exemples suivants, cités hors contexte (mais analysés morphologiquement) :  



















Tableau 3 : Exemples d'adjectifs et de substantifs persans dérivés à l’aide de kam(-) Adjectifs

Substantifs

kam(-)âb « sec, aride »

kam(-)âb-i « sécheresse, aridité »

kam(-)harf « qui parle peu, taiseux, peu disert »

kam(-)harf-i « manque de prolixité »

kam(-)nur « faible, obscur, sombre »

kam(-)nur-i « obscurité »























kam(-)omq « peu profond, superficiel »  



kam(-)omq-i « manque de profondeur, superficialité »







kam(-)qeymat « de peu de prix »  

kam(-)qeymat-i « manque de valeur »





kam(-)ru « timide »  



kam(-)ru-i « timidité, retenue, réserve »







kam(-)xâb « qui dort peu, insomniaque »

kam(-)xâb-i « insomnie »

kam(-)xun « anémique »

kam(-)xun-i « anémie »

















Observons que les adjectifs de la colonne de gauche sont non seulement dérivés31 mais aussi issus d’une conversion. Prenons l’exemple de kam(-)xâb : il est formé sur la base nominale xâb « sommeil », à laquelle est ajouté le marqueur kam(-), au statut ambigu entre préfixe et morphème libre, et qui peut s’associer à d’autres parties du discours (on l’a rencontré avec des verbes). Littéralement, kam(-)xâb signifie « en moins-sommeil », comme kam(-)xun signifie « en moinssang » ou kam(-)harf « en moins-parole ». Les contraintes de la traduction dans la langue cible, le français, amènent à proposer respectivement « insomniaque »,  





















31 Ils sont dérivés si l’on accepte de considérer kam(-) comme un préfixe, ce qui est une simplification, comme on l’a vu au § 3.2.3.  

291

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

« anémique » et « taiseux, peu disert » pour ces lexèmes persans qui ont bien en tout point un comportement adjectival. Ce procédé, extrêmement productif, est représenté dans le corpus par l’énoncé [10b], sous la forme citée dans le § 3.2.3, c’est-à-dire avec l’adjectif kam(-)aql. Trois substantifs, construits à partir de kam mais qui ne peuvent pas trouver leur place dans le tableau ci-dessus, retiennent l’attention. Il s’agit du dérivé direct kam-i « insuffisance, défaut, manque, déficit ». Il s’agit ensuite du composé kambud « déficit, manque », formé sur le radical II du verbe budan (être »). Dans l’énoncé suivant, il est partie prenante du constituant objet dans l’expression kambud-e čizi-râ dâštan « manquer de qqch. » (litt. « avoir manque de qqch. ») :  





























(14) Ruzbeh kambud-e mohabat-e pedâri va mâdari dârad. ruzbeh

kam-

bud

-e

mohabat

-e E EZF ZF

Ruzbeh en_moins être.PSTS

E EZF ZF

tendresse

Ruzbeh manque

de

tendresse

pedâri

va mâdari

dârad

paternelle et

maternelle avoir.P RSS .3 SG

paternelle et

maternelle a

« Ruzbeh manque de tendresse de la part de son père et de sa mère. »  



Cet exemple pourrait se gloser ainsi : « par rapport à la tendresse parentale attendue32, il y a insuffisance et l’on ne peut pas dire que tendresse parentale il y ait vraiment ». Mentionnons enfin le composé kam-o-kasr « déficit, manque », d’un emploi très courant et intéressant par son caractère sémantiquement redondant : à droite du cordonnant va (ici sous sa forme phonétiquement réduite o, cf. Fouchécour 1990, p. 256–257), on observe kasr, substantif polysémique signifiant 1) « fraction, fracassement, fracture », 2) « déduction, réduction », 3) « diminution, abaissement », 4) « déficit, insuffisance » – d’où entre autres kasr âmadan « se trouver en déficit » (litt. « venir déficit ») ou kasr dâštan « manquer de » (litt. « avoir déficit »). Le composé kam-o-kasr est employé par le traducteur du Petit Prince dans l’énoncé suivant, extrait du QCB :  















































32 Le niveau de tendresse parentale attendue peut être celui correspondant aux attentes du locuteur, ou bien encore de Ruzbeh lui-même, à supposer que l’on ait ici une forme de discours rapporté.

292

Fabienne Toupin

[16] az in ke kam o kasr-e lavâzem-e mašinat-râ peydâ kardi xoshhâlam. az

in

ke

kam

-o

-kasr

-e

lavâzem

de

DEM

COMP COM P

insuffisance

et

déficit

EZF

pièce

-e EZF

de

ceci

que

manque

de

pièce

de

mašin

-at

-râ

peydâ

kardi

xošhâl

-am

machine

EPS 2 S SG G

DEF

visible

fis

content

être. PRSS .1 SG

machine

ta

content

[je] suis

[tu] trouvas

« Je suis content que tu aies trouvé ce qui manquait à ta machine. Tu vas pouvoir ren 

trer chez toi. »  

Le fait que kam soit coordonné à kasr suggère que le quantifieur se trouve ici nominalisé, ce qui est aisément concevable à partir de ses emplois adjectivaux (cf. aussi français le peu que tu m’aies dit…). Par analogie avec kasr dâštan, on trouve kam-o-kasr dâštan (litt. « avoir insuffisance-et-déficit »). C’est cette locution qu’on trouve dans l’énoncé négatif suivant :  





(15) alhamdolellâh man kam o kasri nadâram. alhamdolellâh man

kam-

o-

kasr

-i

na-

dâram

Dieu merci

1 SSGG

insuffisance

et

déficit

I NDF

N EG

avoir. PRSS .1 SG SG

Dieu merci

je

manque

ne pas

ai

« Grâce à Dieu je ne manque de rien. »  



Par ailleurs, on a également vu que kam peut se joindre à différents verbes pour former des énoncés exprimant le manque ; dans l’exemple [6c] déjà donné, c’est avec dâštan (« avoir ») qu’il s’associe. Voici d’autres exemples de cette combinaison, ainsi que d’autres combinaisons kam + V possibles :  







Ø

kam âvardan (litt. « apporter en moins »)  



293

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

[4c] mardom hame donbâl-e pul midavand vali dârand âb yani talâ-ye sefid kam miâvarand. mardom hame donbâl

-e

pul

mi-

davand

gens

EZF

argent

IPF V IPFV

courir. PRSS .3 PL mais

tous

poursuite

tous les hommes après

vali

richesse courent

dârand PROG

mais

âb

yani

talâ

-ye

sefid

kam

mi-

âvarand

eau

c’est_à_dire

or

EZF

blanc

en_moins

I PFV

apporter. PRSS .3 PL

eau

c’est-à-dire

or

blanc

[ils] manquent

« Les hommes courent après tant de richesses, mais c'est l’eau (l'or blanc)  

qui est en train de leur manquer. »  

Ø

kam budan (litt. « être en moins »)  



(16) setâ computer dar otâq-e computer kam hast. se



computer

dar

trois

CL F CLF

ordinateur

dans salle

trois

otâq -e EZF

ordinateur[s] dans salle de

computer

kam

ordinateur

en_moins être. PRSS P RS S .3 SG

ast

ordinateur[s] en moins sont

« Il manque trois ordinateurs dans la salle informatique. »  



[2a] sâat tâze hašt rob kam ast ru-ye sâat-e šahr vali havâ dârad târik mišavad. sâat

tâze

hašt

rob

kam

ast

ru

-ye

heure

tout_juste

huit

quart

en_moins

PRS S .3 SG être. PRSS

sur

EZF

heure

tout juste

huit

quart

en moins

est

sur

sâat

-e

šahr

vali

havâ

dârad

târik

mi-

šavad

horloge

E EZF ZF

ville

mais

temps

P PROG ROG

sombre

IPFV

devenir. PRSS .3 SG

horloge

de

ville

pourtant

temps

sombre

devient

« Il est huit heures moins le quart à l’horloge de la commune, et pourtant il  

commence à faire sombre. »33  

33 NB : cet énoncé est légèrement différent de l’énoncé initial du QCB, d’Alphonse Daudet. On note un effacement du segment Malgré l’heure insolite et l’ombre terrifiante, dont il ne reste que  

294

Ø

Fabienne Toupin

kam dâštan (litt. « avoir en moins »)  



(17) Amir faqat yek zan kam dârad. amir

faqat

yek

zan

kam

dârad

Amir

juste

un

femme

en_moins

avoir. PRSS P RS S .3 SG

Amir

juste

une

femme

en moins

a

« Il manque simplement une femme à Amir. »  



Il convient de lire l’énoncé (17) avec sa valeur qualitative, signifiant que seul, Amir n’est pas heureux et que s’il était marié, il le serait, et non qu’Amir est un polygame qui pense qu’il manque une femme à son harem. En revanche, l’énoncé [8b] a une valeur quantitative, construite par le cotexte (cf. rôle du numéral) :  

[8b] naqshâ-ye vahšatnâki dârad az zânu be pâin pâhâyaš kutâh ast va se angošt kam dârad. naqs

-hâ -ye vahšatnâk -i

défaut

PL

E ZF

défauts

dârad

-hâ -yaš

jambe

PL

az

zânu

avoir. PRSS .3 SG de

IINDF NDF

terrible[s]



jambes

terrible

[il] a

kutâh

ast

E PS 3 SG

court

être. PPRSS RS S .3 SG et

ses

courtes sont

partie inférieure

à partir de genou à

partie inférieure

va se

et

be pâin

genou à

angošt

trois doigt

kam

dârad

en_moins avoir. PPRSS RS S .3 SG

trois doigt[s] en moins

[il] a

« Ses infirmités sont terribles : jambes écourtées sous les genoux, pieds difformes et  



auxquels il manque trois doigts. »34  

Ø

kam mândan (litt. « rester en moins »)  



Comme les locutions précédentes, celle-ci signifie « manquer, faillir » ; c’est elle qui est employée dans les énoncés traduisant « s’en falloir de peu que … », sous la forme de l’expression figée kam mânde bud ke… :  











l’idée d’obscurité. C’est ainsi que mon informatrice a traduit [2a], souhaitant se concentrer sur l’autre partie de l’énoncé, celle qui contient le verbe manquer, dans un usage dont, de surcroît, elle n’était pas familière. 34 L’idée de difformité des pieds n’a pas été traduite, il s’agit d’une omission involontaire.

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

295

(18) kam mânde bud ke zamin boxoram. kam

bud

ke

zamin

bo-

xoram

en moins rester. PST . PTCP

mânde

être. PSTS .3 SG

COMP

terre

SBJV

avaler. PRSS .1 SG SG

en moins resté

[il] était

que

terre

[je] avale

« J’ai failli tomber. » (= Il s’en est fallu de peu que je tombe.)  



On pourrait ainsi gloser (18) : « par rapport à tomber (scénario attendu par le locuteur), il y a quelque chose en moins et l’on ne peut pas dire que chute il y ait vraiment eu ». Dans d’autres contextes, le verbe mândan (« rester ») peut figurer dans des énoncés exprimant le manque mais d’où kam est absent. Le verbe a alors un sujet syntaxique instancié, tel le pronom démonstratif hamin (« ceci même ») en [7a] :  















[J'ai déjà témoigné beaucoup de respect à un certain personnage, beaucoup trop selon moi parce qu'il ne le mérite pas.] [7a] hamin mimând ke be pâyaš bioftam. hamin

mi-

mând

ke

be pâ

-yaš

bi-

oftam

D DEM EM

IIPFV PFV

rester. PSTS .3 SG

COMP CO MP

à

pied

EPS 3 SG

SBJV

tomber. PRSS .1 SG SG

que

à

pied son

ceci même reste

[je] tombe

« Il ne manquerait plus que je me prosterne devant lui ! »  

   

L’emploi d’un marqueur que l’on rend en français par « rester » n’est pas sans faire penser à ce que Sylvester N. Osu décrit dans ce volume, dans son étude consacrée au verbe àgwá̰ en ikwere. L’énoncé [7a] admet une variante, signalée par mon informatrice, basée sur l’emploi de l’adjectif nazdik « proche » – je reviendrai plus loin sur cette observation :  









nazdik ast

ke

be



-yaš

bi-

oftam

proche être. PRSS .3 SG

COM P

à

pied

EPS 3 SG

SBJV

tomber. PRSS .1 SG SG

proche [il] est

que

à

pied

son

[je] tombe

De ce tour d’horizon des emplois, on retiendra que kam peut être un morphème lié (affixe) ou bien un morphème libre, isolé ou élément formant un adjectif, un nom ou encore une locution verbale. En première approche, on peut dire que kam dénote une forme d’insuffisance – qualitative ou quantitative – qui concerne ce que j’ai appelé le siège du manque. Kam offre un riche potentiel aux locuteurs

296

Fabienne Toupin

du persan, son emploi dans des énoncés véhiculant l’idée de manque étant très fréquent.

5.2 Pourquoi parler d’un marqueur de l’insuffisance ?  

Le dictionnaire de Lazard (1990, p. 339, s.v. kam) répertorie quatre sens pour kam (c’est moi qui introduit la numérotation) : – 1) « en petite quantité, minime, peu abondant, peu nombreux, rare » (antonyme ziâd) ; – 2) « en trop petite quantité, en moins » (antonyme ziâd) ; sont notamment citées ici les locutions kam âmadan « manquer » ou « être inférieur à » ; kam âvardan « manquer, se trouver à court de ») ; – 3) « peu, peu de » (est citée ici, entre autres, la formule kam mânde bud ke … « il s’en est fallu de peu que … ») – 4) « trop peu, moins » (antonyme ziâd) ; sont notamment répertoriées ici les locutions kam kardan « réduire, diminuer » ou « déduire, soustraire » ; kam gereftan « sous-estimer, minimiser ».  





























































Observons que toutes les notions proposées pour gloser kam ne peuvent pas être mises sur le même plan, certaines étant logiquement antérieures à d’autres. C’est le cas de « en moins » : si un « objet » quelconque est « en moins », il y a insuffisance par rapport au scénario attendu, visé ou espéré, mais rien de plus n’est dit sur cette insuffisance. Est-elle faible ou importante ? Cela n’est pas spécifié par kam (l’insuffisance n’est pas quantifiée). Mais si un énoncé véhicule l’idée qu’il y a « peu » d’un objet quelconque, alors il y a non seulement constat d’insuffisance, mais en plus quantification et représentation de la quantité en question comme faible ; s’il y a « trop peu » d’un objet quelconque, alors au constat d’insuffisance s’ajoutent la quantification de ce qui fait défaut ainsi qu’un jugement modal sur cette petite quantité, envisagée de façon négative. Ceci constitue mon premier argument pour décrire kam comme un marqueur de l’insuffisance. Je pense, et m’efforcerai de montrer dans la section suivante (§ 5.3), que malgré l’étiquette commode de quantifieur qu’on lui applique, kam n’indique rien de la quantité qui fait défaut et que si une telle quantification a lieu, alors elle vient de surcroît et est imputable à d’autres marqueurs avec lesquels kam est agencé dans l’énoncé. Un second argument réside dans le fait que certains énoncés de mon corpus, traduits par mon informatice avec l’expression be had-e kâfi « au niveau suffisant », autre stratégie très courante pour exprimer le manque en persan, admettent une variante avec kam :  

































297

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

(19) be had-e kâfi jor’at nadârad, nemitavânad vâred-e Resistance bešavad. be

had

-e

kâfi

jor’at

na-

dârad

ke

à

niveau

EZF

suffisant

courage

N NEG EG

avoir. PRSS .3 SG

CO COM MP P

à

niveau

suffisant

courage

ne pas

[il] a

afin que

be-

tavânad

SBJV

pouvoir. PRSS .3 SG membre

vâred

[il] puisse

-e

resistance be-

šavad

EZF

Résistance

devenir. PRSS P RS S .3 SG

SBJV

membre de Résistance devenir

« Il manque de courage, il ne pourra pas entrer dans la Résistance. »  



Variante :  

jor’at

kam

dârad

ne

mi

tavânad

courage

en_moins

avoir. PRSS .3 SG SG

NEG

PROG

pouvoir. PRSS .3 SG

courage

insuffisant

[il] a

ne pas

[il] peut

vâred-e

-e

resistance

be

šavad

membre

EZF

Résistance

SBVJ

devenir. PRSS .3 SG

membre

de

Résistance

devenir

(20) širin šir-e mâdari be had-e kâfi nadârad. širin

šir

Chirin lait

-e

mâdari

be

had

-e

kâfi

na-

dârad

EZF

maternel

à

niveau

EZF

suffisant

NEG

avoir. PRSS .3 SG SG

maternel

à

niveau

suffisant

ne pas

a

Chirin lait

« Chirin manque de lait. » (= Elle ne peut pas allaiter son enfant.)  



Variante :  

širin

šir

-e

mâdari

kam

dârad

Chirin

lait

EZF

maternel

en_moins

avoir. PRSS .3 SSGG

Chirin

lait

maternel

insuffisant

a

298

Fabienne Toupin

(21) âš namak nadârad. âšpaz be had-e kâfi namak dar âš narixte ast. âš

namak na-

dârad

soupe sel

NEG

soupe sel

ne pas a

âšpaz

be had

avoir. PRSS .3 SG cuisinier à cuisinier à

niveau

-e

kâfi

EZF

suffisant sel

niveau

namak

suffisant sel

dar

âš

na-

rixte

dans

soupe

N NEG EG

verser. PST PS T . PTCP être. PRSS .3 SG

ast

dans

soupe

ne pas

versé

a

« La soupe manque de sel : le cuisinier n’a pas assez salé la soupe. »  





Variante :  

âšpaz

dar

âš

kam

rixte

cuisinier sel

namak

dans

soupe

en_moins

verser. PST . PTCP PT CP

ast être. PRSS .3 SG SG

cuisinier sel

dans

soupe

insuffisant

versé

a

On pourra aussi trouver fructueux de rapprocher les trois énoncés (19), (20) et (21) de l’exemple [6d] du QCB ; il s’agit d’une assertion négative dans laquelle se construit non l’insuffisance de la propriété « confiance », mais au contraire le haut degré de cette propriété :  







[H. S. est un animateur de télévision qui a beaucoup d'aplomb.] [6d] Harald Schmidt xeili porru ast va biš az had be xodaš e’temâd dârad.  

Harald Schmidt

xeili

porru

ast

va

biš

az

had

be

H. S.

très

hardi

être. PRSS .3 SG

et

plus

de

niveau

à

H.S

très

hardi

est

et

plus

que

niveau

envers



xod

-aš

e’temâd

REF REFL L

EPS 3 SG

confiance

avoir. PRSS .3 SG

confiance

[il] a

lui-même

dârad

« Harald Schmidt ne manque pas de confiance en lui ! »  

   

Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que le persan rende le haut degré de la propriété « confiance » par une assertion positive dans laquelle le syntagme prépositionnel be had-e kâfi « au niveau suffisant » est pour ainsi dire inversé en biš az had « plus que [le] niveau ». D’après mon informatrice, une variante de cet  











299

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

énoncé avec kam est possible (Harald Schmidt xeili porru ast va be xodaš e’temâd kam nadârad), bien que, selon elle, la version initiale ([6d] ci-dessus) lui soit sans doute préférée par une majorité de locuteurs. C’est sur la base des deux arguments donnés ci-dessus que j’ai été amenée à qualifier kam de marqueur de l’insuffisance, celle-ci pouvant être quantitative ou qualitative. La section suivante devrait permettre de valider cette analyse par l’examen d’énoncés. Qui dit jugement modal d’insuffisance dit point de repère ou niveau servant de repère. La section suivante (§ 5.3) permettra de montrer comment celui-ci se construit. Qui dit jugement modal d’insuffisance dit également source modale : quelle est l’instance qui attend ou vise la réalisation d’un certain procès, ou qui attend ou vise la présence d’un certain « objet », mais finalement constate un écart avec le scénario attendu et l’énonce ? On verra dans ce qui suit que cela peut être le locuteur ou la doxa, comprise comme l’ensemble des représentations socialement prédominantes dans une conjoncture socio-historique donnée. Si c’est la doxa, alors le locuteur s’en fait le relais. Si le jugement modal d’insuffisance n’est pas doxique mais plus strictement subjectif, alors on verra aussi qu’il peut y avoir introduction d’une dimension polémique mettant en jeu la relation intersubjective.  









5.3 Kam : éclairage théorique  

Il s’agit à présent d’apporter une réponse aussi précise que possible à la question de la présence de kam dans des énoncés persans exprimant le manque : quelle est donc la spécificité de ce quantifieur qui lui permet de fonctionner dans de tels énoncés ? J’ai parlé plus haut, reprenant les termes de Culioli, de « mise en relief » de l’altérité : de quelle façon kam met-il l’altérité en jeu ? On trouve dans Osu (2011, p. 36–44) des réflexions poussées sur le statut de l’altérité dans le cadre de la TOPE ; ce linguiste propose notamment de distinguer entre la source de l’altérité, le traitement de l’altérité et le type de l’altérité. Le recours à ces concepts devrait permettre de mieux cerner la spécificité de kam. Partons de l’énoncé (22) :  

















(22) nemâyande-ye širâz penjâtâ rai kam dâšt tâ dobâre entexâb bešavad. nemâyande

-ye

širâz

penjâ



rai

kam

dâšt

député

EZF

Chirâz

cinquante

CL F

voix

en_moins

avoir. PSTS .3 SG

député

de

Chirâz

cinquante

voix

en moins

eut

300

Fabienne Toupin



dobâre

entexâb

be-

šavad devenir. PRSS .3 SG

COMP

à_nouveau

élu

SBJV

pour que

à nouveau

élu

[il] soit

« Il a manqué 50 voix au député de Chirâz pour être ré-élu. »  



Kam porte ici sur penjâ tâ rai (« cinquante voix »). Cet énoncé contient une proposition adverbiale de but, tâ dobâre entexâb bešavad « pour qu’il soit ré-élu ». Cette proposition ne constitue pas une assertion, comme le mode subjonctif l’indique ; son rôle est autre et consiste à fournir un point de répère, en rapport avec le code électoral iranien : pour être ré-élu, il faut et il suffit d’obtenir tant de voix. L’énoncé (22) peut ainsi se gloser : « par rapport à ce nombre de voix nécessaire, il y a insuffisance (kam) et par conséquent on ne peut pas dire que le député est réélu ». Qui dit insuffisance dit écart entre x’, le nombre de voix que le député désirait ou pensait obtenir, et x, le nombre de voix effectivement reçues, tel qu’il a été constaté à l’issue du processus électoral. Notons que x est construit sur le plan T (temporel), tandis que x’ est construit sur le plan S (subjectif). Comme il y a un rapport de non-conformité entre x et x’, on peut avancer que l’altérité en question est de source subjectivo-temporelle. De plus, les deux valeurs x et x’ co-existent car la visée de x’ sur le plan S n’empêche pas la localisation de x sur le plan T, et réciproquement. Ne pas éliminer l’une des deux valeurs revient à dire que les deux sont maintenues. Donc, on peut dire qu’en termes de traitement, l’altérité est prise en compte et maintenue (Osu, 2011, p. 41–42), et que le type d’altérité en jeu est faible, car les deux valeurs x et x’ coexistent. Il convient de souligner que kam lui-même ne dit rien au sujet des voix qui ont fait défaut au député : est-ce un nombre important ou faible ? Kam marque simplement qu’il y a un écart entre x et x’ en défaveur du député (siège du manque). C’est le numéral penjâ (« cinquante ») qui permet la quantification puis l’appréciation de la quantité en rapport avec le nombre d’électeurs : en l’occurrence, Chirâz étant une grande ville, 50 voix manquantes représente une quantité faible. En d’autres termes, l’interprétation de « faible quantité » est permise par le contexte. Il serait d’ailleurs intéressant de voir ce qui se passerait si on remplaçait 50 par 50 000 ou 1 million : pourrait-on toujours employer kam ? Examinons un deuxième énoncé :  







































301

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

[6b] âyâ čin dârad kârgar-e arzân kam miâvarad? âyâ

čin

dârad kârgar

Q

Chine

PROG

est-ce que [la] Chine

main-d'œuvre main-d’œuvre

-e

arzân

EZF

bon marché en_moins

kam

mi-

âvarad

IP FV IPFV

apporter. PRSS .3 SG

bon marché manque

« La Chine est-elle en train de manquer de main-d'œuvre bon marché ? »  





Kam porte ici sur kârgar-e arzân (« main-d’œuvre bon marché »). Cet énoncé est différent de (22), en raison de sa forme interrogative et du caractère implicite de la proposition adverbiale de but35. On peut toutefois reconstruire celle-ci : « pour bien faire tourner son industrie, à moindre coût ». Cette proposition fournit un point de répère, en rapport avec le programme de développement de la Chine : pour bien faire tourner son industrie, à moindre coût, il est nécessaire d’avoir telle quantité de main-d’œuvre. L’énoncé [6b] peut ainsi se gloser : « par rapport à cette main-d’œuvre bon marché nécessaire, y a-t-il insuffisance ? ». Le locuteur demande si l’on a un écart entre d’une part x’, la main-d’œuvre bon marché nécessaire (x’ étant construit sur le plan S), et d’autre part x, la main-d’œuvre bon marché effective (x étant localisé sur le plan T), écart qui est en défaveur de la Chine, siège du manque. Reprenons à présent l’énoncé (14), cité plus tôt dans cette section : ruzbeh kam-bud-e mohabat-e pedâri va mâdari dârad. Le marqueur kam- n’est pas autonome ici parce qu’il entre dans le nom composé kam-bud-e. Il porte sur mohabat-e pedâri va mâdari (« tendresse paternelle et maternelle »). Une proposition adverbiale implicite mais restituable fournit un point de répère : « pour être un enfant heureux et épanoui36 », voire bien sûr « pour être un adulte heureux et épanoui », une certaine quantité de tendresse parentale est nécessaire. L’énoncé (14) peut ainsi être glosé : « par rapport à cette quantité de tendresse nécessaire de la part des parents, il y a insuffisance (kam) ». On note une différence avec les deux énoncés précédents : dans le cas de Ruzbeh, il n’existe pas de niveau-repère de tendresse parentale qui soit réglementairement institué (cas de la ré-élection du député en (22)) ou objectivement  











































35 D’après mes observations, ce type de subordonnée est d’ailleurs rarement explicite (dans le QCB, seuls [6a] et [6c] le contiennent). 36 Cette explicitation nous montre qu’il ne s’agit pas d’une vraie adverbiale de but, et que cette étiquette sémantique n’est qu’une commodité, y compris en (22), en [6b] et en (23). En (14), la subordonnée restituable semble tenir autant du but que de la conséquence, mais il ne s’agit là que d’un simple effet de sens. Cette subordonnée a manifestement un rôle méta-discursif, puisqu’on peut la paraphraser par « afin que l’on puisse dire de lui qu’il est un enfant heureux et épanoui ».  



302

Fabienne Toupin

déterminable (cas de la main-d’œuvre bon marché en Chine en [6b]). La source modale du jugement d’insuffisance est ici directement liée aux attentes et à l’univers de référence du locuteur (cf. la « dimension prédiscursive des discours » de Paveau 2003). Mais cette différence est somme toute superficielle puisque ce qui est constant, c’est que la valeur x’, la quantité de tendresse parentale souhaitable, nécessaire au bon développement de Ruzbeh, se construit sur le plan S. Est également constant le fait que l’on a un écart entre x’ et x, x étant ici la quantité de tendresse que Ruzbeh reçoit effectivement de la part de ses parents, valeur construite, elle, sur le plan T. Cet écart est en défaveur de Ruzbeh (siège du manque). C’est un rapport de non-conformité qui existe entre x et x’ (principe de la « déconvenue référentielle »).  







5.4 Kam et la quantification On pourrait multiplier les exemples à l’infini, le rôle de kam resterait stable en synchronie, si mon hypothèse est valide. Mais deux énoncés, [8d] et (23), vont permettre de revenir sur la question de la quantité, question importante puisque je soutiens que kam ne marque pas lui-même une quantité (faible ou autre) :  

[8d] man namak va roqan rixteam faqat felfel sabz-e tond kam dârad. man

namak

va

roqan

rixte

-am

faqat

1 SSGG

sel

et

huile

verser. PS P ST T . PTCP PTC P

être. PRSS .1 SG

seulement

je

sel

et

huile

versé

ai

seulement

felfel

sabz

-e

tond

kam

dârad

poivre

herbe

EZF

relevée

en_moins

avoir.PRSS PRS S .3 SG

en moins

a

piment

« J'ai mis du sel et de l’huile, il ne manque plus que le piment (et le tour est joué). »  



Le plat préparé s’appelle kašk bademjân (« purée d’aubergines à l’iranienne »). Kam porte ici sur felfel sabz-e tond (« piment »). Une proposition adverbiale implicite mais restituable fournit un point de répère : « pour obtenir ce qu’on appelle kašk bademjân », le piment est nécessaire. L’énoncé [8d] peut ainsi être glosé : « par rapport aux ingrédients nécessaires, il y a insuffisance ». Il est très clair que kam ne dit rien de la quantité de piment à ajouter (cela peut être affaire de goût personnel ou de tradition familiale), mais il indique que tant que je n’ai pas ajouté le piment à la préparation (tant que le piment est « en  





















303

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

moins »), ce que je prépare ne peut pas être appelé kašk bademjân. Kam permet au locuteur de souligner l’écart entre d’une part x’, le nombre d’ingrédients nécessaires pour faire ce plat, et d’autre part x, le nombre d’ingrédients déjà dans le plat en préparation, qui est moindre. Il s’agit toujours d’une altérité de source subjectivo-temporelle : ce qui est constaté en T n’est pas conforme (ou du moins pas encore) à ce qui est nécessaire pour S, de par la recette du kašk bademjân. Au niveau du traitement, l’altérite est toujours prise en compte et maintenue, et elle est toujours de type faible. Avec l’énoncé (23), la réflexion sur le marquage de la quantité peut être encore approfondie :  





(23) Hosein yek dandân kam dârad. hosein

yek

dandân

kam

dârad

Hossein

un

dent

en_moins

avoir. PRSS .3 SG

Hossein

une

dent

en moins

a

« Il manque une dent à Hossein. »  



Kam porte ici sur dandân (« dent »). Une proposition adverbiale implicite mais restituable fournit un point de repère : « pour avoir une denture complète », il est nécessaire d’avoir 32 dents, telle est la norme chez les êtres humains. L’énoncé (23) peut ainsi se gloser : « par rapport à ce nombre de dents attendu, il y a insuffisance et par suite on ne peut pas dire que Hossein a une denture complète ». Avec kam, le locuteur souligne l’écart entre x’, le nombre de dents attendu, et x, le nombre de dents effectivement dans la bouche de Hossein, qui est moindre. Il s’agit toujours d’une altérité de source subjectivo-temporelle : ce qui est constaté en T n’est pas conforme à ce qui est attendu. Kam lui-même ne dit rien au sujet du nombre de dents qui font défaut à Hossein : est-ce un nombre important ou faible ? Kam marque simplement qu’il y a un écart entre x et x’ en défaveur de Hossein (siège du manque). C’est le numéral yek (« un ») qui permet la quantification puis l’appréciation de la quantité en rapport avec le nombre de dents attendu (32) : en l’occurrence, nos connaissances encyclopédiques, et elles seules, nous permettent de dire qu’il s’agit d’une quantité faible. Il serait intéressant de voir ce qui se passerait si on remplaçait 1 par 10, 20 ou même 29 : pourrait-on toujours employer kam ? Mon avis sur ce point est qu’en dehors de toute recherche humoristique (qui impliquerait un détournement des marqueurs), il serait impossible, tant en persan qu’en français d’ailleurs, de dire qu’il manque 29, 30 ou 31 dents à Hossein. On devrait nécessairement recourir à un autre type d’énoncé, par exemple Hossein n’a pratiquement plus aucune dent.  































304

Fabienne Toupin

Pour conclure sur la question de la quantification, on soulignera trois choses. Kam lui-même ne marque pas la « faible quantité » mais il a des affinités avec des contextes qui frayent le chemin vers cette interprétation. Le sens « peu » indiqué dans les dictionnaires ne peut donc être qu’un effet de sens, c’està-dire une interprétation strictement locale, liée à la présence d’autres marqueurs quantifiant ce qui est « en moins » (tels des numéraux cardinaux), et ce relativement à un point de repère, construit explicitement dans l’énoncé (cas de [22]) ou bien implicite mais restituable. Lorsque, dans les conditions qui viennent d’être décrites, l’énoncé contenant kam renvoie à une faible quantité manquante, alors cette petite quantité est toujours envisagée de façon négative, c’est-à-dire comme la négation d’une grande quantité. Kam est l’équivalent de na … ziâd ou de na … yek doniâ (« pas … beaucoup »)37.

1)









2)









On en veut pour preuve le fait que l’énoncé [10b] figurant dans le § 3.2.3, avec la structure arzeš kam dârad « a peu de valeur », admet une variante (citée elle dans le § 3.2.1) en ziâd arzeš na-dârad (« n’a pas beaucoup de valeur »). On peut également prendre appui sur l’énoncé [10d] du QCB, assertion positive construite avec yek doniâ, et ses deux variantes indiquées par mon informatrice, qui sont, elles, des assertions négatives construites avec kam :  













[J'ai un article et deux communications à préparer et trois paquets de copies à corriger.] [10d] man yek doniâ kâr dâram. man

yek

doniâ

kâr

dâram

1 SG

un

monde

travail

avoir. PRSS .1 SG

je

beaucoup

travail

ai

« Le travail ne manque pas ! »  

   

Variantes contenant le quantifieur kam :  

a) mi-

bini

kâr

-am

kam

nist

IIPFV PFV

voir. PRSS .2 SG

travail

EPS 1 SG

en_moins

être. PRSS P RS S .3 SG . NEG

travail

mon

peu

n’est pas

[tu] vois

37 Ziâd et yek doniâ signifient « beaucoup » voire « infiniment ».  







305

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

b) mi-

bini

kâr

kam

na-

dâram

IIPFV PFV

voir. PRSS .2 SG

travail

en_moins

N EG NEG

avoir. PRSS .1 SG

travail

peu

ne pas

[j’]ai

[tu] vois

Ici le jugement modal d’insuffisance est strictement subjectif (le locuteur ne se fait pas le relais de la doxa). Observons au passage l’introduction d’une dimension polémique mettant en jeu la relation avec l’interlocuteur. Tel est le sens que je trouve à l’introduction tout à fait spontanée, par mon informatrice, de la forme verbale mibini (« tu vois ») dans les deux variantes de [10d] citées : cette forme permet au locuteur de prendre l’interlocuteur à témoin de la situation et, en construisant une valeur polémique, fournit un renchérissement exclamatif comparable à celui de l’énoncé français initial. 3) Il se peut en revanche que d’autres marqueurs entrant dans les énoncés persans exprimant le manque renvoient, eux, à l’idée de petite quantité. Je pense en particulier à :  







– nazdik (« proche, près de »), cf. exemples [5b] en § 3.2.2 et variante de [7a] en § 5.1) ; – kutâhi kardan « manquer de faire, ne pas faire » (litt. « faire petitesse »). L’exemple [3c], déjà cité à la fin du § 3, admet une variante de ce type, selon mon informatrice :  





















[3c] to u-râ hâmele kardi, az vazâyefat nemitavâni kutâhi bokoni. to

u

-râ

hâmele

kardi

az

vazâyef

-at

2 SG

3 SG

DEF

enceinte

faire. P ST S .2 SG

de

devoir. PL

E PS 2 SG

tu

la

enceinte

fis

de

devoirs

tes

ne-

mi-

tavâni

kutâh

-i

bo-

koni

NE G

IP FV

pouvoir. P RS RSS S .2 SG

petit

NM LZ

SBJV

faire. PRSS .2 SG

ne pas

[tu] peux

petitesse

faire

« C’est toi qui l’as mise enceinte, tu ne peux pas manquer à tes obligations. »  



Ce type d’énoncé n’est pas sans évoquer l’emploi de certains marqueurs dans d’autres langues étudiées dans ce volume, tels short dans la construction anglaise qu’étudie Vincent Hugou et le marqueur transcatégoriel tuuti du wolof, analysé par Augustin Ndione, qui véhicule l’idée de petitesse et se traduit tantôt par « être petit », tantôt par « un peu » dans des énoncés exprimant le manque.  







306

Fabienne Toupin

En résumé, cette analyse aura montré que dans les énoncés persans contenant le marqueur kam et exprimant le manque, une subordonnée au rôle métadiscursif (voir note 36), explicite ou bien implicite mais reconstituable, fournit un point de repère pour construire une valeur x’, qui est la valeur visée ou désirée / souhaitable, donc construite sur le plan S. Kam indique un écart entre x’ et une autre valeur x, qui elle est la valeur effectivement observée / constatée, donc construite sur le plan T, x étant moindre que x’. Qui dit écart, non-conformité, dit altérité : cette dernière est subjectivotemporelle (niveau de la source de l’altérité). Comme les deux valeurs x et x’ sont maintenues, l’altérité est prise en compte et maintenue (niveau du traitement de l’altérité). Enfin, dès lors que les deux valeurs coexistent, l’altérité en jeu est faible (niveau du type de l’altérité). La mesure de l’écart séparant x’ de x peut être subjectivement assumée (cf. (14) par exemple) ou de nature doxique (en (22), le code électoral en vigueur fait foi, en (23), les connaissances anatomiques partagées font autorité, etc.). Kam peut être morphème libre (isolé ou bien élément d’un nom composé ou d’une locution verbale) ou bien il peut être morphème lié (affixe). Sa portée est différente d’un énoncé à l’autre. Les marques de temps et de modalité (par exemple, la modalité assertive ou interrogative) de l’énoncé peuvent varier, etc. En d’autres termes, la variation peut être très grande, mais si l’hypothèse proposée est valide, kam aura toujours le même rôle en persan contemporain.  



6 C onclusion Dans cette étude, le français sert de métalangue, de par les énoncés du questionnaire commun de base (QCB), construits autour du verbe manquer ou du nom manque. Je me suis basée sur le QCB traduit en persan. D’autres énoncés ont pu s’y ajouter, la source de contrôle de la bonne formation de tous les exemples ayant été mon informatrice, Mme Bajelan. Un inventaire aussi complet que possible des lexèmes, locutions et structures permettant d’énoncer le manque en persan a été proposé. Au fur et à mesure que cet inventaire se déroulait, je me suis efforcée 1) d’indiquer si les marqueurs repérés étaient l’objet de contraintes morphosyntaxiques particulières, et 2) de spécifier les valeurs sémantiques rencontrées dans les énoncés38 : le ratage (na +  

38 Il s’agit certes d’effets de sens, donc de valeurs locales liées à l’interaction des marqueurs présents dans l’énoncé, à la situation-repère, au cotexte, à la relation interpersonnelle en jeu, etc., mais ces valeurs contribuent à éclairer la problématique de l’expression du manque.

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

307

verbe), la privation (bi), la petitesse (kutâhi), la proximité (nazdik), l’insuffisance (kam), la perte (az dast dâdan, az kise raftan), la vacuité (xâli budan, šâne xâli kardan), l’erreur (eštebâh kardan, xatâ kardan, xatâ šodan), le défaut (nâqes budan et naqs dâštan), le reste (verbe mândan, accompagné ou non de kam), ou encore le passage et la traversée (rad šodan, gozaštan). J’ai ensuite organisé cet inventaire d’une manière synthétique, suivant un schéma potentiellement applicable à d’autres langues étudiées dans ce volume. À cette étape, on a opposé d’un côté certaines stratégies énonciatives d’expression du manque, qualifiées de centrales parce qu’elles sont de loin les plus nombreuses et qu’elles reposent sur la prise en compte et le maintien de l’altérité entre le scénario attendu (réalisation d’un procès, présence d’un « objet ») et le scénario représenté (non-réalisation du procès ou non-atteinte du résultat escompté, absence de l’« objet ») ; d’un autre côté, des stratégies qui ne reposent pas sur ce même traitement de l’altérité et qui ont donc été situées à la limite du domaine sémantique du manque (voir le schéma proposé à la fin du § 4). Comme l’altérité est « de fondation » (Culioli, 1990, p. 97), elle reçoit nécessairement une forme de traitement, et je fais l’hypothèse que dans ce cas, elle est maintenue. La vérification de cette hypothèse pourra faire l’objet d’une recherche ultérieure. Ce travail s’est achevé avec une étude énonciative de kam dans l’expression du manque en persan. Un rôle a pu être proposé pour ce marqueur, rôle qui est stable en synchronie mais compatible avec la variété quasi-illimitée des énoncés. Au terme de cette étude, il paraît approprié de proposer quelques observations sémantiques de portée générale, à défaut de réelles conclusions – terme trop présomptueux à ce stade. Ces observations ont été rendues possibles par la méthode de « traduction à rebours » des marqueurs que l’on a appliquée dans cette contribution. Plus précisément : en partant du français, on a traduit des énoncés contenant manquer ou manque à l’aide de marqueurs particuliers en persan. On s’est alors systématiquement posé la question de savoir si lesdits marqueurs pourraient se traduire autrement que par manquer ou manque en français, dans d’autres contextes. On a ensuite tenté de dégager, ne serait-ce qu’intuitivement, des liens sémantiques entre les diverses valeurs ainsi mises en avant. Certains marqueurs ont en commun d’exprimer les notions (comprises ici comme « idées ») d’absence et de vide. Il s’agit de na-+verbe, de nâ-+adjectif ou nom, de bi(-) + adjectif ou nom, de xâli budan et de šâne xâli kardan. On pourrait peut-être aussi inclure les locutions az dast dâdan et az kise raftan, dont la métaphore exprime l’idée de perte, qui elle-même a pour résultat l’absence. Ce ne sont pas tous les marqueurs qui sont liés par les idées d’absence et de vide, loin s’en faut, et il convient de souligner que ces deux notions n’épuisent pas la question du manque. D’autres marqueurs se situent au contraire du côté de  



























308

Fabienne Toupin

la présence et de l’existence. On pense en premier lieu à ceux qui marquent l’insuffisance (kam, be had-e kâfi, adam + nom…), avec laquelle un rapprochement sémantique peut être fait avec les notions de défaut et d’erreur (nâqes budan et naqs dâštan ; eštebâh kardan, xatâ kardan, xatâ šodan). On peut sans difficulté ajouter ici des marqueurs en apparence plus isolés, mentionnés au début de ce chapitre, tels na-istâdan (« ne pas se tenir debout », le sujet syntaxique étant [+ animé humain]), laqzidan (« glisser », s’agissant du pied) ou encore tang šodan (« devenir étroit, serré », en parlant du cœur), qui tous dénotent diverses formes de dysfonctionnement du référent du sujet syntaxique. Lors de l’analyse de kam, on a vu que l’on peut passer de « en moins, insuffisant, trop peu important » à « peu important », c’est-à-dire à une quantification du manque, ce qui donne alors l’idée de petite quantité valuée négativement. Cela peut se faire par la combinaison de kam et d’autres marqueurs dans le même énoncé, ou encore par le recours à nazdik ou kutâhi kardan. Enfin, à partir des idées d’erreur et de cheminement vers l’erreur ((be) qalat raftan, be xatâ raftan), on perçoit un lien avec la notion de traversée et de dépassement : divers scénarios extralinguistiques (l’inaptitude d’un chasseur, l’absence de vigilance d’un piéton, le sommeil du voyageur, etc.) peuvent faire qu’un projectile ou un être humain dépasse par erreur la cible de son déplacement et traverse un espace de manière indue. On constate qu’il est possible d’établir des liens sémantiques entre les marqueurs de l’inventaire en les organisant en divers sous-réseaux, dont certains présentent un « air de famille » et se recouvrent partiellement. En revanche, un lien paraît en première approche (très) difficile à établir : c’est celui entre le réseau de marqueurs dénotant l’absence et / ou le vide et tous les autres qui, eux, se situent du côté de la présence et de l’existence. Et c’est là où l’approche théorique de kam est éclairante, si mon analyse est juste : dire que l’altérité est prise en compte et maintenue, c’est dire que l’on a à la fois absence et présence, non pas linéairement, mais dans la coexistence des deux valeurs x et x’ ; plus précisément on a construction subjective d’une absence liée à une présence. Je fais l’hypothèse que manque et manquer en français fonctionnent de la même manière, kam étant sans doute au plus près « l’expression du manque en persan ». On espère que ces observations sémantiques contribueront à mieux cerner la notion (au sens technique cette fois,) de /manque/ en français, en permettant, conjointement avec les observations faites dans d’autres langues, de rechercher des points communs entre langues et d’éventuels mécanismes généralisables dans l’expression du manque à travers les langues.  



































309

Chapitre 10 L’expression du manque en persan : une approche énonciative  

Bibliographie Sources primaires Site Lexilogos, [http://www.lexilogos.com/persan_dictionnaire.htm]. Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, traduit en persan par Ahmad Shamlou, [http:// behdad.org/books/shamlou/thelittleprince/text/thelittleprince.html].

Dictionnaires et glossaires Beroukhim B., 1975, Dictionnaire persan-français contenant 40 000 mots et expressions en vogue dans la langue et la littérature persanes, Téhéran, Librairie Y. Beroukhim et fils. Ernout Alfred et Meillet Antoine, 1967 [1932], Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, Klincksieck. Groussier Marie-Line et Rivière Claude, 1993, Les mots de la linguistique : lexique de linguistique énonciative, Paris/Gap, Ophrys. Lazard Gilbert, 1990, Dictionnaire persan-français (avec l’assistance de Mehdi Ghavam-Nejad), Leyde/Téhéran, E. J. Brill/Iran University Press. The Leipzig Glossing Rules: Conventions for Interlinear Morpheme-by-Morpheme Glosses, [https://www.eva.mpg.de/lingua/pdf/Glossing-Rules.pdf] Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), [http://www.atilf.fr/tlfi], ATILF – CNRS et Université de Lorraine.  

Sources secondaires Adamczewski Henri et Delmas Claude, 1982, Grammaire linguistique de l’anglais, Paris, A r m a n d Colin. Bourdin Philippe, 1998, « Deixis directionnelle et "acquis cinétique" : de "venir" à "arriver" à travers quelques langues », Travaux linguistiques du CERLICO 12 : La Référence -2- Statut et processus, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 183–203. Culioli Antoine, 1990, Pour une linguistique de l’énonciation, t. I : Opérations et représentations, Paris/Gap, Ophrys. Culioli Antoine, 1999a, Pour une linguistique de l’énonciation, t. II : Formalisation et opérations de repérage, Paris/Gap, Ophrys. Culioli Antoine, 1999b, Pour une linguistique de l’énonciation, t. III : Domaine notionnel, Paris/ Gap, Ophrys. De Fouchécour Charles-Henri, 1985, Éléments de persan, Paris, Publications Orientalistes de France. Delmas Claude, 1995, « L’énonciation du "manque" en anglais », Langage, Langues et Linguistique 2, Université de Paris III (Publications des Amis du Crelingua). Haudry Jean, 1984, L’Indo-européen, Paris, Presses universitaires de France (Que sais-je ? 1798). Kaboré Raphaël, Platiel Suzy et Ruelland Suzanne, 1998, « Réflexions sur la négation dans quelques langues africaines », Faits de langues 11–12 : Les langues d’Afrique subsaharienne, p. 219–30.  





























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Fabienne Toupin

Lambton Ann K. S., 1981, Persian Grammar Including Key, Cambridge, Londres, New York [etc.], Cambridge University Press. Lapaire Jean-Rémi, 1993, « Le concept d’opération », in Lapaire J.-R. et Rotgé W., Séminaire pratique de linguistique anglaise, Toulouse, Presses universitaires du Mirail. Larreya Paul et Rivière Claude, 2010, Grammaire explicative de l’anglais (4e édition), Paris, Pearson. Osu Sylvester N., 2011, Entre énonciation, phonologie et ethnolinguistique : contribution à la description de l’ikwere. Dossier de synthèse, Habilitation à Diriger des Recherches, Université d’Orléans. Paveau Marie-Anne, 2003, « L’entrée Doxa : pour un traitement rigoureux d’une notion floue », Mots. Les langages du politique [en ligne] 71, [https://doi.org/10.4000/mots.8683]. Polge Olivier, 2007, Étude du prédicat want et de ses emplois en anglais contemporain, thèse de doctorat, Université Paris-Diderot. Polge Olivier, 2008, « Want : du manque au désir », in Groussier M.-L. et Rivière C. (éd.), Cahiers de Recherche en Grammaire Anglaise 10 : De la notion à l’énonciation et retour, Paris/Gap, Ophrys, p. 107–126. Polge Olivier, 2010, « Subjectivisation de need et want en anglais moderne et contemporain », in Delesse C., Lowrey B. et Toupin F. (éd.), Actes du premier Colloque Bisannuel de Diachronie de l’Anglais (CBDA1), Paris, Publications de l’Association des Médiévistes Anglicistes de l’Enseignement Supérieur (Publications de l’AMAES 31), p. 129–144. Ricca Davide, 1992, « Le couple de verbes déictiques “andare” / “venire” en italien : conditions d’emploi et variabilités », in Morel M.-A. et Danon-Boileau L. (éd.), La Deixis, Paris, Presses universitaires de France, p. 277–286.  



































Alain Cambourian

Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis lancés aux germanistes  

Deux défis ont été lancés en direction des germanistes, au sein de l’équipe « Sémantique Énonciative et Typologie des Langues » (LLL Tours), au cours de l’opération de recherche Analyse et formalisation de l’expression du manque. Le premier cherchait à établir un lien entre lat. mancus, manca, mancum et all. mangeln :  





Le verbe manquer dérive du latin mancus, nom et adjectif, qui signifiait « manchot, mutilé » au sens propre, et « défectueux, incomplet » au sens figuré, toutes ces acceptions qualifiant un sujet siège du manque. Cependant, les étymologistes font dériver ce mot latin du sanskrit *manak qui signifiait « peu », et marquait donc une quantité insuffisante de l’objet manquant. C’est d’ailleurs cette valence que mangeln a gardée en allemand (Delplanque, dans ce volume).  











L’allemand appartient à la famille des langues indo-européennes et peut s’appuyer certes avec succès, mais non sans quelque questionnement, sur l’étymologie, latine en l’occurrence, du verbe français manquer et de sa famille. Mais comment et quand s’effectue ce passage ? C’est à cette question que la première partie de cette contribution tente de répondre. Deuxième défi : la présence dans le questionnaire commun de base (QCB) d’un énoncé présenté comme français, mais qui ne l’est pas :  





[3a] et [4a] Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. Et pour cause ! Il s’agit d’une traduction, entre autres traductions, d’un énoncé original allemand. Et quel énoncé allemand ! C’est du Goethe, tout simplement : « Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles. » Cet énoncé va nous permettre de poser un deuxième pied dans le domaine de l’expression du « manque » avec fehlen, et c’est à Goethe lui-même que je demanderai dans un deuxième temps de nous aider à comprendre ce que signifie cet énoncé, et fehlen en particulier – dans l’usage qu’il en fait dans son Werther à la fin du XVIII e siècle.  













https://doi.org/10.1515/9783110727609-011

312

Alain Cambourian

1 Le chemin de l’étymologie en question : de mancus à mangeln  

Attesté en latin sous la forme mancus, manca, mancum, « manchot, mutilé, estropié » d’une part, « défectueux, incomplet » d’autre part (Gaffiot, 1934, p. 944, colonne 2), en allemand « verstümmelt, kraftlos, mangelhaft », le thème *man affecté du suffixe -ko, « caractéristique des tares physiques, cf. caecus et peccare » (Ernout et Meillet, 1932, p. 382), ne pouvait que conduire à une forme *mang- / mangw-, non attestée au niveau du germanique, « faute de textes » (Valentin, 1976), mais indiscutable par la position de l’occlusive vélaire sourde [k] qui, en milieu sonore, ne pouvait que se sonoriser, d’où l’arrivée à [g], occlusive vélaire sonore. Cette forme a-t-elle pu seulement exister dès le germanique ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que la branche orientale du germanique, représentée par le gotique, n’en fournit de son côté aucune attestation.  

























1.1 Absence d’attestation en gotique : pourquoi ?  



C’est un problème et un nouveau défi : que se passe-t-il ? Cette absence d’attestation en gotique s’explique peut-être par la pauvreté du corpus, réduit essentiellement à quelques fragments de la traduction de la Bible, à partir d’un original grec que nous ne possédons pas, par l’évêque wisigoth Wulfila – rien ne nous est parvenu des langues de l’Ouest (westique). En tout état de cause, nous ne pouvons que constater : dans ces fragments de langue gotique (ostique), Wulfila utilise d’autres éléments du lexique pour exprimer le « manque ». Le lexique de la Gotische Grammatik de Braune et Ebbinghaus donne en effet p. 179 got. gaidw, neutre en -a, pour « Mangel », attesté par le verset 30 du chapitre 2 de la Lettre aux Philippiens, le verset 12 du chapitre 9 de la Seconde lettre aux Corinthiens et le verset 24 du chapitre 1 de la Lettre aux Colossiens (Die Gotische Bibel) :  

















(1)

unte in waurstwis Xristaus und dauþu atneƕida, ufarmunnonds saiwalai seinai, ei usfullidedi izwar gaidw bi mein andbahti. (Ph 2, 30) « Car c’est pour l’œuvre de Christ qu’il s’est approché de la mort / qu’il a été près de la mort, ayant exposé sa vie [de ufarmunnon, Streitberg, dictionnaire, p. 97, « des Lebens nicht achtend »] afin de suppléer à votre absence [= à ce que vous pouviez faire vous-même] dans le service que vous me rendiez. »  









313

Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis  

(2)

unte andbahti þis gudjinassaus ni þateinei ist usfulljando gaidwa þize weihane, ak jah ufarassjando þairth managa awiliuda guda. (2Kor 9, 12) « Car le secours de cette assistance non seulement pourvoit aux besoins des saints, mais il est encore une source abondante de nombreuses actions de grâces envers Dieu. »  



(3)

[saei] nu fagino in þaimei winna faur izwis jah usfullja gaidwa aglono Xristaus in leika meinamma faur leik is, þatei ist aikklesjo. (Kol 1, 24) « Je me réjouis maintenant dans mes souffrances pour vous ; et ce qui manque aux souffrances de Christ, je l’achève en ma chair, pour son corps, qui est l’Église. »  





Une autre équivalence pour le même « Mangel », donnée par le même lexique (p. 197), est le masculin en -u waninassus, attesté par les versets 17–18 du chapitre 16 de la Première lettre aux Chrétiens de Corinthe :  







(4)

17 aþþan fagino in qumis Staifanaus jah Faurtunataus jah Akaïkaus, unte izwarana waninassu þai usfullidedun. 18 gaþrafstidedun auk jah meinana ahman jah izwarana; ufkunnaiþ nu þans swaleikans. (1Kor, 16) « 17 Je me réjouis de la présence de Stéphanas, de Fortunatus et d’Achaïcus ; ils ont suppléé à votre absence totale. 18 Car ils ont tranquillisé mon esprit et le vôtre ; sachez donc apprécier de tels hommes. »  









Il est remarquable que gaidw et waninassus traduisent tous deux, selon Streitberg (1910, zweiter Teil, 44, 169), le même substantif grec ustérêma, qui signifie « manque, pénurie, indigence ». Le second a-t-il pris le relais du premier ? C’est l’hypothèse que formule André Rousseau dans l’article qu’il m’a communiqué. Dans cette seconde famille, on trouve aussi : wan, neutre en -a, wans, adjectif en -a, wanains, féminin en -i – pour l’avenir anglais de ces éléments, voir Gettliffe (dans ce volume). Avec le substantif wan :  









(5)

iþ Iesus insaiƕands du imma frijoda ina jah qaþ du imma: ainis þus wan ist; gagg, swa filu swe habais frabugei jah gif þarbam, jah habais huzd in himinam; jah hiri laistjan mik nimands galgan. (Mark 10, 21) « Jésus, l’ayant regardé d’un regard pénétrant, l’aima et lui dit : Il te manque une chose ; va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens ici et suis-moi en prenant ta croix. »  







314

(6)

Alain Cambourian

gahausjands þan þata Iesus qaþ du imma: nauh ainis þus wan ist; all þatei habais fraburgei jah gadailei unledaim, jah habais huzd in himina, jah hiri laistjan mik. (Luk 18, 22) « Jésus, ayant entendu cela, lui dit : Il te manque encore une chose : vends tout ce que tu as, distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens ici et suis-moi. »  







Avec l’adjectif wans :  

(7)

ƕa auk ist, þize wanai weseiþ ufar anþaros aikklesjons, niba þatei ik silba ni kaurida izwis? fragibiþ mis þata. (2Kor 12, 13) « En quoi avez-vous été moins favorisés que les autres églises, sinon en ce que / parce que je ne vous ai pas été à charge / je ne vous ai pas exploités ? Pardonnez-moi ce tort / cette injustice / ce dommage. »  





(8)

fram Iudaium fimf sinþam fidwor tiguns ainamma wanans nam. (2Kor 11, 24) « Des Juifs j’ai reçu cinq fois quatre dizaines [de coups] moins un. »  

(9)



in þizozei waihtais bilaiþ þus in Kretai, in þize ei wanata atgaraihtjais jah gasatjais and baurgs praizbwtairein, swaswe ik þus garaidida. (Tit 1, 5) « Si je t’ai laissé en Crète, c’est pour que tu mettes en ordre ce qui en manque et que tu établisses des anciens dans chaque ville, selon mes instructions. »  



(10) habandeins staua, unte frumein galaubein wana gatawidedun. (1Tim 5, 12) « [Les jeunes veuves, qui veulent se marier, se rendent coupables] encourant un jugement, en ce qu’elles violent leur premier engagement [= parce qu’elles ont anéanti / réduit à néant leur premier engagement]. »  



Voici des exemples avec le substantif wanains, qui apparaît dans l’épître de Paul aux Romains, où il semble bien indiquer une situation de manque qui n’est pas définitive, puisqu’est envisagé un avenir « plus favorable », dit André Rousseau, c’est-à-dire le moment où ceux-là mêmes qui ont fauté et failli retrouveront le chemin de la « plénitude » du salut et de la grâce de Dieu :  









(11) iþ jabai missadeds ize gabei fairƕau jah wanains ize gabei þiudom, ƕan mais fullo ize? (R 11, 12) « Or, si leur faute / offense a fait la richesse du monde et leur insuffisance / faillite / déchéance la richesse des païens, combien plus fera leur totalité / plénitude [= combien plus en sera-t-il ainsi quand ils se convertiront tous]. »  



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Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis  

Peut-on associer þarbs (« nötig, notwendig, bedürftig »), que l’on a pu apercevoir au passage dans Marc, 10, 21 sous une forme substantivée, et þarba (« Mangel, Armut ») au domaine de l’expression du « manque » ? On peut hésiter, le « besoin » n’étant peut-être finalement qu’une conséquence du « manque » – le « manque » implique le « besoin ». D’ailleurs, le verbe got. þaurban fait partie des verbes de modalité.  





























(12) aþþan þarb munda, Aipafraudeitu broþar jah gawaurstwan jah gahlaiban meinana, iþ izwana apaustulu jah andbaht þaurftais meinaizos sandjan du izwis. (Ph 2, 25) « Mais j’ai estimé nécessaire de vous envoyer mon frère Epaphrodite, mon compagnon d’œuvre et de combat, par qui vous m’avez fait parvenir de quoi pourvoir à mes besoins. »  



(13) iþ þos manageins finþandeins laistidedun afar imma, jah andnimands ins rodida du im þo bi þiudangardja gudis jah þans þarbans leikinassaus gahailida. (Luk 9, 11) « Mais les foules, l’ayant compris, le suivirent, et, les recevant, il [Jésus] leur parlait du royaume de Dieu [litt. : leur annonçait des choses au sujet du royaume de Dieu] et guérissait ceux qui corporellement en avaient besoin. »  





Employé substantivement, l’adjectif þarbs désigne le mendiant, l’indigent :  

(14) þatuþ-þan qaþ, ni þeei ina þize þarbane kara wesi, ak unte þiubs was. (Joh 12, 6) « Mais il disait cela, non qu’il se mît en peine des pauvres, mais parce qu’il était voleur. »  



(15) duƕe þata balsan ni frabaucht was in t skatte jah fradailiþ wesi þarbam? (Joh 12, 5) « Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu trois cents deniers, pour que [cette somme] fût distribuée [wesi 3Sg optatif prétérit] aux pauvres ? »  





(16) iþ Iesus insaiƕands du imma frijoda ina jah qaþ du imma: ainis þus wan ist; gagg, swa filu swe habais frabugei jah gif þarbam, jah habais huzd in himinam; jah hiri laistjan mik nimands galgan. (Mark 10, 21) « Jésus, l’ayant regardé d’un regard pénétrant, l’aima et lui dit : Il te manque une chose ; va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens ici et suis-moi en prenant ta croix. »  







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Pour þarba , féminin en -ô, Streitberg donne les sens « Mangel, Armut » :  





(17) ni þatei bi þarbai qiþau, unte ik galaisida mik in þaimei im ganohiþs wisan. (Ph 4, 11) « Ce n’est pas au sujet de mes besoins que je dis cela, car j’ai appris à me suffire des situations dans lesquelles [þaimei est le datif pluriel du relatif sa-ei] je suis / j’ai appris à être content de l’état où je me trouve. »  



(18) in þamma nu mela izwar ufarassus du jainaize þarbom, ei jah jainaize ufarassus wairþai du izwaraim þarbom, ei wairþai ibnassus. (2Kor 8, 14) « Dans cette / la circonstance présente, votre superflu pourvoira à leurs besoins [lit. : aux besoins de ceux-ci, jainaize étant le génitif pluriel du démonstratif jains], afin que leur superflu pourvoie à vos besoins, afin qu’il y ait égalité. »  





(19) unte þarbos meinosusfullidedunbroþrjusqimandansafMakidonai. (2Kor11,9) « Car les frères venus de Macédoine ont satisfait mes manques / ont pourvu à mes besoins. »  



(20) lais jah haunjan mik, lais jah ufarassu haban; in allamma jah in allaim us þroþiþs im, jah sads wairþan jah gredags, jah ufarassau haban jah þarbos þulan. (Ph 4, 12) « Et je sais [parce que j’ai appris] m’humilier / vivre dans l’humiliation, et je sais vivre dans l’abondance / le superflu ; en tout et en toutes choses je suis exercé, qu’il s’agisse d’être rassasié ou d’avoir faim, d’être dans l’abondance ou de supporter les manques. »  





1.2 Westique, nordique (vieux-haut-allemand et autres langues) Ce sont les parents occidentaux de cette dernière famille orientale qui occupent le terrain du domaine du « manque », à travers l’expression du « besoin », dans les débuts du vieux-haut-allemand (désormais abrégé vha), sous les formes durft, durfti (Althochdeutsches Lesebuch, 1962, p. 9), duruft (p. 34), thurfti, bitharf, thurfteo (p. 35), thurft, notthurft (p. 36), bedarf (p. 73), durfen (p. 83), darba (p. 84, Le chant de Hildebrand), tharben, tharbent (p. 108, Le livre des Evangiles d’Otfrid, I, 18). Trois exemples pour illustrer ce fait :  

























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Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis  

(21) des sid Detrihhe / darba gistuontun fate[re]res mines. (Das Hildebrandslied, V. 23–24) « Et par la suite, les besoins / les manques de mon père commencèrent pour Théodoric [= soit : Théodoric ressentit la perte de mon père (parce que Hadubrant est persuadé qu’Hildebrand, son père, est mort), soit : Théodoric eut besoin de mon père]. »  







(22) Tharben uuir nu leuues / liebes filu manages ioh thulten hiar nu noti / bittero ziti. (Otfrids Evangelienbuch, I, 18, V. 19–20) « Voilà que malheureusement nous manquons maintenant de tant de choses qui nous seraient agréables, et que nous supportons désormais ici-bas les misères de temps bien amers. »  



(23) Mit arabeitin uuerbent / thie heiminges tharbent. (Otfrids Evangelienbuch, I, 18, V. 27) « Ils se traînent à grand-peine [sur cette terre], ceux à qui leur patrie [céleste] fait [cruellement] défaut. »  



Il va falloir attendre la seconde moitié du IX e siècle (850–870) pour voir apparaître les formes mangolôn (« entbehren, missen, Mangel haben »), mangôn, mengên, mangên (« ermangeln »). Ainsi Otfrid nous offre-t-il (Liber Evangeliorum quartus, 19, IV, 11, Althochdeutsches Lesebuch, 1962, p. 116) le parallèle entre githarbe (v. 35) et gimangolo (v. 36), remarquable passage, en deux versets consécutifs, des héritiers en vieux-haut-allemand du gotique þarba à l’allemand mangolôn, qui nous permet d’observer comment le mot nouveau vient se glisser dans le discours d’Otfrid, en écho à l’ancien. Dans la scène du lavement des pieds avant la Pâque, Pierre se voit menacé, s’il le refuse, de n’avoir plus aucune part avec Jésus ; voici la réponse de Pierre, selon Otfrid (v. 33–36) :  















(24) Druhtin, quad er, wasg mih al, / ob iz sulih wesan scal, houbit ioh thie fuazi; / thin nahwist ist mir suazi; Thaz iz io ni werde / thaz ih thin githarbe, noh, liobo druhtin min, / theih io gimangolo thin! « Seigneur, dit-il, lave-moi tout entier, s’il doit en être ainsi, la tête et aussi les pieds ; ta présence / proximité m’est agréable ; afin que jamais je ne sois séparé / privé de toi, ni que j’en vienne jamais, mon cher Seigneur, à manquer de toi ! »  





   

Ainsi passe-t-on de l’idée de « privation » de ce qui est nécessaire, et du « besoin » qui en découle, à l’idée de « manque ». Pour autant, bedürfen continuera à exprimer le « besoin », mais mangolôn vient d’entrer dans le lexique de l’allemand.  















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Plus tardivement (1090), la forme manga dans cet extrait du Merigarto deuxième partie, cité en partie par les frères Grimm (colonne 1540 du volume 6 de leur dictionnaire) – « Meergarten, wie im Althochdeutschen die Welt heisst », explique dans sa préface (p. 5) Hoffmann von Fallersleben – nous laisse reconstruire un verbe faible mangôn ou mangên, la terminaison -a prenant en bavarois très souvent la place du -e des première et troisième personnes de l’optatif présent (Braune, 1963, Abschnitt 311, Anmerkung 1), optatif lié à la présence du verbum dicendi introducteur sagan (Althochdeutsches Lesebuch, 1962, p. 141, 2, v. 1–8) :  









(25) Daz ih ouh hôrte sagan, / daz ni uuillih nieht firdagin, daz in Tuscane / rin ein uuazzer scône unt sih daz perge / an ein wisin unter derda, unte man sîn sô manga / uuola zehen iûche lenga. « J’ai aussi entendu dire ceci, et je ne veux pas le taire / vous le cacher, à savoir qu’en Toscane coulait une jolie rivière et qu’elle se perdait sous terre en arrivant à une prairie, et qu’ainsi on manquait d’elle [= elle disparaissait] sur une étendue de cinq hectares bien comptés [un « Joch », en français littéralement « joug », vaut entre trente et cinquante-cinq ares, ce qui correspond à la surface agraire pouvant être labourée par un attelage d’une paire de bœufs en un jour]. »  











C’est pourquoi je reprendrai volontiers à mon compte l’hypothèse formulée par les frères Grimm (colonne 1540) d’un emprunt à partir du bas-latin mancare, participe mancatus, utilisé dans la langue juridique des Leges Barbarorum, pour former les verbes mengan, gemengan, prétérit mangta, gemangta, « abesse, deesse », mangôn, mangolôn et gimangolôn. Cet emprunt s’effectue en passant de la signification « mutilare » de mancare à celle de « deficere » pour mengan et mangôn – comme pour l’italien mancare, l’espagnol mancar et… le français manquer. La forme mangolôn se développera sur le modèle des itératifs. Les exemples sont nombreux que relèvent les frères Grimm (colonnes 1540 à 1550), je ne les reprendrai donc pas ici. Il est remarquable que Wolfgang Pfeifer (1993) et Brigitte Bulitta (2012) reprennent la même hypothèse, la quatrième livraison du volume VI du Althochdeutsches Wörterbuch reprenant même l’exemple emprunté à Otfrid, an Hartmut (article mangalôn, colonne 244–245), sans faire l’un ni l’autre la moindre référence au Deutsches Wörterbuch ! À moins que ce ne soient les collaborateurs du Deutsches Wörterbuch qui ont puisé dans les corpus d’Elias von Steinmeyer ? André Rousseau (communication personnelle, mai 2018) émet pour sa part « de sérieux doutes à propos du rattachement proposé par le dictionnaire des frères Grimm » et est très attiré par un rapprochement possible en vieux-hautallemand entre mangolôn, verbe faible, classe 2, suivi du génitif, « manquer de »,  























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Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis  

et manag « manch, viel usw. » et managî, « Menge, Fülle ». À partir de vha. man, représentant l’unité minimale « homme, on », se seraient développées deux branches opposées : d’une part manag-î « grand nombre, foule », d’autre part man(a)g-olôn, formé sur un diminutif réducteur du type *-ila, *-ola, *man(a)g-ol- servant alors à désigner « l’absence, le manque ». Comme le précise Fernand Mossé (1956, p. 148, § 7), il existe en gotique des diminutifs des trois genres : got. magula « petit garçon » sur magus, masculin, « garçon », got. mawilô « fillette » sur mawi, féminin, « jeune fille », got. barnilo « petit enfant » sur barn, neutre, « enfant ». Ce sont des diminutifs qualitatifs, qui peuvent être employés comme hypocoristiques : wulfila « louveteau » sur wulfs « loup », attila « petit père » sur atta « père », etc. Ces hypocoristiques existent également en latin : filiolus « fils chéri », bestiola « petite bête », etc. Pourquoi des diminutifs « quantitatifs » n’auraient-ils pas existé ? Formés eux aussi avec les mêmes suffixes : *-ila, *-ola, etc. ? C’est à son avis précisément le cas de vha. *man(a)g-ol- et du verbe mangolôn. Suivront les verbes mangeln, mangelen au niveau du moyen-haut-allemand, ainsi que les formes nominales mangel, manc (« Mangel, Gebrechen »), qui se répandent comme une traînée de poudre à partir du XII e siècle. Au XV e siècle, la forme mangelhaft est attestée, au XVII e la forme ermangeln, au e XIX bemängeln (Duden Etymologie, p. 420, article « mangeln ») : – mangelhaft = défectueux (Mozin, 1817 – j’utilise ici ce célèbre dictionnaire bilingue pour attester l’existence effective à cette date d’une entrée « mangelhaft ») ; défectueux, médiocre (Harraps, 2008) ; – ermangeln = manquer à / de (Mozin) ; manquer de quelque chose (einer Sache) (Weis-Mattutat, 1968) ; pas d’entrée dans Harraps ; – bemängeln = pas d’entrée dans Mozin, donc plus tardif ; critiquer, blâmer (Weis-Matutat, 1968) ; critiquer (Harraps).  























































































































Et finalement la forme mangeln (glosée par Duden Etymologie « fehlen, entbehren »), au centre du champ sémantique du « manque » en allemand moderne, associée à la forme nominale Mangel, au masculin (glosée par le même Duden Etymologie « Fehlen, ungenügender Vorrat, Fehler »). Une forme très voisine existe en anglais. L’anglais dispose en effet de son côté d’un verbe mangle (verstümmeln), « hack, lacerate, by blows ; cut roughly so as to disfigure ; spoil (quotation, text, etc.) by gross blunders, disguise (words) by mispronouncing. [From Anglo-French mahangler, probably frequentative of mahaignier MAIM = mutilate, cripple (literal & figurative)] » – gloses anglaises d’après The Concise Oxford Dictionary, p. 726, « mangle », et p. 721, « maim »). Mais son origine est clairement renvoyée à l’anglo-français mahangler, et si l’aspect « mutilate » peut nous rappeler quelque chose du « manchot » de mancus, manca,  







































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mancum, ce verbe ne peut sans doute guère être considéré comme participant au domaine de l’expression du « manque » en anglais. Pour n’oublier personne dans la famille germanique, je note enfin que le norvégien, par exemple, à titre de représentant de la branche nordique (scandinave), offre aussi un verbe mangle, bien ancré, lui, dans le domaine de l’expression du « manque », au cœur d’une série de formes telles que mangel, mangelfull, mangelfullhet, manglende, ou encore manko. Remarque : J’ai précisé ci-dessus la forme nominale Mangel « au masculin », car il existe en allemand une forme nominale Mangel au féminin, que l’on peut gloser « Glättrolle für Wäsche », « calandre », au sens de « machine formée de cylindres, de rouleaux, qui sert à lisser, lustrer les étoffes » (Le Petit Robert). Cette dernière n’a rien à voir donc avec l’expression du « manque ». Le dictionnaire Duden Etymologie indique p. 420 également l’existence d’une forme dialectale Mange, également féminine, attestée dès le moyen-haut-allemand sous la forme mange, qui désignait à l’origine une catapulte, une pierrière, une perrière. L’origine du terme est le grec magganon « Achse im Flaschenzug [axe de moufle, de palan] ; eiserner Pflock [cheville, piquet, taquet, goujon, goupille, fiche en fer], Bolzen [boulon, goujon, cheville, broche, pivot] ; Schleudermaschine [catapulte] », relayé par les formes bas-latines manganum et manga[na], fr. mangonneau. « On peut comprendre, à partir du sens « axe », que la calandre ait été ainsi nommée (à partir du XIV e siècle) : c’est un cylindre que meut un axe horizontal. » (Paul Valentin, communication personnelle, juin 2018.) On obtient par dérivation le verbe mangeln « Wäsche auf der Mangel glätten », « calandrer », la forme moyen-haut-allemande mangen étant encore usitée de nos jours dans les dialectes.  

























































1.3 Réponse à la première question À la question de savoir « comment » mangeln a pu entrer dans le domaine de l’expression du « manque » en allemand, je réponds par une question : emprunt au bas-latin ou formation d’un diminutif réducteur ? La réponse à la question du « quand » est, elle, claire et nette sur la base des sources dont nous disposons : Otfrid, au cours de la deuxième moitié du IX e siècle.  

















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Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis  

2 Deuxième question, deuxième défi : l’énoncé QCB [3a]–[4a]  

[3a] et [4a] Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. Deuxième défi, oui, car un tel énoncé, cité hors contexte qui plus est, n’est pas facilement compréhensible, si tant est qu’il le soit : que peut-on comprendre avec un tel énoncé ? Comme l’annonçait l’introduction, il s’agit d’une traduction en français à partir d’un texte original allemand, extrait de Die Leiden des jungen Werthers, de Goethe, où manquer traduit le verbe fehlen, texte original :  





(26) Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles. (Goethe, Die Leiden des jungen Werthers, p. 60.)  

Le Grand Robert de la langue française mentionne dans son article « manquer » une locution manquer à soi-même (volume 6, p. 229, colonne 1, II, 1, citation 38), qu’il glose par « manquer à son propre honneur, au respect de soi-même, à sa conscience », ajoutant encore l’emploi « Pron. Se manquer à soi-même », assorti de l’exemple : « Il est bientôt fait de couvrir de ce qu’on doit aux autres un certain art de se manquer à soi-même. Alain, Propos, 1er sept. 1923, Manteau d’Agamemnon. » En quoi Werther, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a-t-il manqué à son honneur, au respect de lui-même, à sa conscience ? Sans compter que c’est l’emploi « Pron. » qu’il faut appliquer ici… Peut-on poser l’hypothèse d’une « rupture » entre un état de choses constaté et un état idéal ? Une analyse complète de la séquence allemande peut sans doute, je l’espère, nous éclairer sur ce que l’on peut effectivement essayer de comprendre avec cet énoncé, et avec fehlen en particulier.  































2.1 Analyse de la séquence 2.1.1 Première remarque : fehlen pour traduire manquer ou manquer pour traduire fehlen ?  



Problème de traducteur, doublé d’un problème de linguiste ! Problème de traducteur : comment traduire en allemand – en lien avec le QCB [3a et 4a] – un énoncé donné en français comme un énoncé français, alors qu’il résulte d’une traduction à partir de l’allemand ? Plus généralement, c’est un fait  





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bien connu, au moins depuis Friedrich Schleiermacher et plus près de nous JeanMarie Zemb, qu’il n’y a pas de correspondance bi-univoque entre un lexème d’une langue et un lexème d’une autre langue, quelle qu’elle soit. Problème de linguiste : quelle analyse peut-on faire à partir de la traduction ? Il s’agit ici d’une traduction en français : puis-je en déduire des caractéristiques fondamentales du lexème choisi en français, et du français en général ? Ne convient-il pas de commencer par le commencement, à savoir chercher à comprendre ce que signifie la séquence originale dans la langue originale ? La réponse à cette dernière question me semble évidente : comment « traduire » sans avoir d’abord bien associé le signifié et la représentation qui conviennent au signifiant de la langue de départ ? Tâche plus ardue qu’il n’y paraît au premier abord, car je prends là d’une part une option – que je pense être bien dans la ligne de Ferdinand de Saussure – d’une théorie du signe qui associe très strictement un signifié à un signifiant, qui pose qu’il y a en principe le moins possible de synonymes, qu’en principe il n’y en a pas, qui considère donc qu’à un signifiant correspond un signifié, et réciproquement. Il est bien connu d’autre part que pour les membres d’une communauté linguistique donnée, le signifié s’associe de façon automatique au signifiant, c’est quelque chose dont nous n’avons pas conscience : ce dont nous avons conscience, ce sont nos représentations. Et la réponse à la première question me semble évidente aussi : je ne peux pas traduire, je ne peux que restituer l’original allemand à partir duquel je sais maintenant que l’énoncé proposé en français a été obtenu. Concernant le domaine qui nous occupe de l’expression du « manque », la chose commence à être compliquée, car nous avons déjà (voir partie 1) en principe manquer pour traduire mangeln, et peut-être mangeln pour traduire manquer. Nous avons maintenant manquer pour traduire fehlen, et peut-être fehlen pour traduire manquer. Et si, comme je l’ai fait, vous parcourez l’ensemble de l’article « manquer » dans Le Grand Robert, il vous offrira, lui aussi, une citation de Goethe, dans la traduction de Gérard de Nerval, extraite du Faust I, scène Studierzimmer, où manquer traduit cette fois le verbe entbehren. Voici le texte de la citation (volume 6, p. 228, colonne 2, I, B2, citation 22), précédé du texte original :  



































(26) FAUST. Was kann die Welt mir wohl gewähren? Entbehren sollst du! sollst entbehren! Das ist der ewige Gesang, Der jedem an die Ohren klingt […]. (Faust I, p. 67) « Qu’est-ce que le monde peut m’offrir de bon ? Tout doit te manquer, tu dois manquer de tout ! Voilà l’éternel refrain qui tinte aux oreilles de chacun de nous […]. » (Nerval, Trad. Goethe, Faust, I, p. 68)  











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Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis  

Gérard de Nerval a certes magnifiquement tenté d’avoir un accent au début : tout doit te manquer, et un accent à la fin : tu dois manquer de tout, pour approcher la circularité de l’original allemand : « Entbehren sollst du! sollst entbehren! » On ne manquera pas de remarquer cependant l’emploi absolu de entbehren dans la formule allemande, le soll étant d’autre part le verbe de modalité exprimant une nécessité imposée par une tierce instance (cf. 2Mo, Exode, 20, 2–17 ; 5Mo, Deutéronome, 5, 6–21). Nous voilà donc avec un troisième manquer, pour traduire cette fois entbehren, et peut-être entbehren pour traduire manquer. Et il y en a d’autres – voir en annexe le QCB traduit en allemand. La question qui peut se poser alors – et à laquelle je ne prétends absolument pas répondre de façon définitive – est : une traduction permet-elle de poser l’existence du verbe manquer en français ? C’est en tout cas ce que fait Le Grand Robert. Le verbe manquer existe en français, qui peut dire le contraire : ai-je besoin d’aller chercher des traductions pour fonder son existence en français ? C’est parce qu’il existe que je peux le cas échéant l’utiliser pour traduire. Mais comment comprendre « manquer » dans un contexte où d’autres traducteurs ont pu proposer d’autres choses : c’est pourquoi j’ai écrit dans l’introduction « une traduction entre autres » (cf. Joëlle Popineau dans ce volume). C’est tout le problème du traducteur de trouver quelque chose qui transmette la compréhension du contenu de la vision du monde de l’auteur. Car ce qui doit être exprimé, ce n’est pas le monde, c’est ce que nous avons dans la tête, ce sont nos représentations. Si bien qu’il y a d’une part le monde dont nous voulons parler, mais c’est un monde qui passe de toute façon par le filtre de nos représentations, et d’autre part toutes nos représentations, toute notre imagination, si bien qu’il faut parler de représentations qui sont à exprimer. Et face à ce qui n’est pas une traduction en allemand, mais la restitution de l’original allemand, c’est non pas le verbe manquer, résultat d’une traduction en français, que je cherche maintenant à analyser et à comprendre dans le cadre de cet énoncé, mais fehlen en allemand, qui est le terme employé par Goethe dans le texte original allemand qui a précédé la traduction – encore une fois une traduction « entre autres » – en français par manquer. Entrons donc dans l’analyse de l’énoncé original dans son entier, et de fehlen en particulier, avec tout ce qui l’entoure, contexte, co-texte, bref, tout ce qui peut de près ou de loin éclairer notre compréhension du phénomène.  

































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2.1.2 Deuxième remarque : cet énoncé est un énoncé assertif  

Cet énoncé est un énoncé assertif, marqué par la deuxième place du verbe fehlt et une mélodie assertive. Une valeur assertive qui a pour objet le contenu propositionnel : [wenn wir uns selbst fehlen] [alles] [uns] [fehlt]. Ce contenu propositionnel s’analyse comme un groupe verbal (complexe de signifiés affecté dans son entier des catégories de mode et de temps) : [Présent] [indicatif] [wenn wir uns selbst fehlen] [alles] [uns] [fehl-] – de base fehl- ; – de premier membre uns, groupe nominal, affecté qu’il est des catégories de nombre (pluriel) et de définitude (défini), avec fonctionnement déictique, uns étant le datif de wir (fr. nous, voir 2.1.3). La première connexion s’établit en effet entre fehl- et uns, uns étant en chaîne certes placé à gauche de alles, mais c’est à cause de son faible poids accentuel, l’accent d’énoncé étant ici porté par alles, le modèle étant d’autre part donné par l’ordre des éléments dans le groupe verbal associé à la subjonction (conjonction de subordination) wenn : [wir] [uns selbst] [fehl-], donc [alles] [uns] [fehl-]. Wir d’une part, alles d’autre part fonctionnent donc bien tous deux, chacun à l’intérieur du groupe verbal dont il est membre, comme sujet d’un complexe uns (selbst) fehl- ; – de deuxième membre alles, groupe nominal, avec la fonction de sujet de uns fehl- ; – de troisième membre wenn wir uns selbst fehlen, groupe subjonctionnel, de base wenn, subjonction, et de membre wir uns selbst fehlen, groupe verbal. Wenn est une subjonction, qui exprime la condition, condition nécessaire ou condition suffisante. « On est ici plutôt dans la condition suffisante, c’est-àdire dans la relation de cause à effet : dès lors que… » (René Métrich, communication personnelle, juin 2018.) Wir uns selbst fehlen s’analyse comme un groupe verbal, de base fehl-, de premier membre uns selbst, groupe nominal, de second membre wir, groupe nominal sujet de uns selbst fehl-, de catégories le mode indicatif, qui donne le contenu wir uns selbst fehl- comme réel, et le temps présent, qui rend l’ensemble du complexe [indicatif] [wir] [uns selbst] [fehl-] « présent » à ma conscience ; – de catégories le mode indicatif, qui donne le complexe [wenn wir uns selbst fehlen] [alles] [uns] [fehl-] comme réel ; – et le temps présent, qui rend l’ensemble du complexe [indicatif] [wenn wir uns selbst fehlen] [alles] [uns] [fehl-] « présent » à ma conscience.  





























Ainsi se présenterait une analyse presque complète de cet énoncé, selon le modèle des groupes syntaxiques élaboré par Jean Fourquet et continué en grammaire du signifié par Paul Valentin.

Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis  

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Presque, car, me direz-vous, que faites-vous de doch ? Voir ci-après 2.1.5. et 2.1.7.  

2.1.3 Troisième remarque : uns est un datif  

Le signifiant uns est un datif – on s’en convaincra aisément en procédant à une substitution : uns fehlt> den Kindern fehlt. C’est-à-dire qu’il se conçoit, au niveau du signifié, comme siège du procès. C’est le datif de wir, forme au nominatif du déictique de la première personne du pluriel (fr. nous). Cette forme wir figure également dans le texte de notre séquence. Pour autant, il ne faudrait pas croire que cette forme au nominatif, qui remplit la fonction de sujet de uns selbst fehl-, indiquerait que wir soit à l’origine d’une action quelconque : wir est ce qui uns selbst fehl-, uns selbst fehl- étant non pas la description d’une action, mais, comme nous le verrons, la constatation pure et simple que quelque chose ne fonctionne pas en ce qui nous concerne, qu’il y a comme un défaut, un dysfonctionnement1.  



2.1.4 Quatrième remarque : selbst  

La remarque ci-dessus va être renforcée par la présence de selbst dans le groupe verbal membre du groupe subjonctionnel qui ouvre notre énoncé de référence. Selbst associé à wir – entendons-nous bien : uns est le datif de wir – renvoie à nous-mêmes, vient dire que c’est de nous-mêmes qu’il s’agit, que c’est à l’intérieur de nous-mêmes que quelque chose ne fonctionne pas, et que ce qui ne fonctionne pas, c’est wir. Nous avons donc d’un côté wir selbst, de l’autre alles, nous-mêmes et le reste du monde, c’est-à-dire d’un côté ce qui se passe à l’intérieur de nous, de l’autre ce qui se passe en dehors de nous, à l’extérieur. L’opposition wir selbst / alles vient souligner que si la condition (wenn) wir uns selbst fehl- est remplie, alors rien ne fonctionne non plus à / vers l’extérieur.  

1 Pourrait-on parler d’une non-action ou d’une action qui n’a pas eu lieu ?  

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2.1.5 Cinquième remarque : doch  

Le texte original contient un doch, allègrement éliminé de la traduction telle qu’elle est citée dans le questionnaire commun de base. Ce doch m’intéresse tout particulièrement, car il fait ici deux choses : Première chose (la seconde arrivera en 2.1.7) : il interpelle bien sûr d’abord et avant tout directement Wilhelm, cet ami de Werther à qui Werther écrit en ce 22 août 1771, pour le prendre à témoin de la véracité de ce contenu, pour solliciter de sa part une confirmation de ce contenu (Schanen, 1986, p. 530). Non accentué comme nous l’avons vu en 2.1.2 – l’accent d’énoncé est porté par alles –, il présente ce contenu comme relevant de l’évidence ou du connu. Doch porte donc sur l’assertion tout entière et ne participe pas à ce que Jean Fourquet appelait « la hiérarchie des connexions ». Le traducteur de l’édition Aubier du Werther – à laquelle j’emprunte les traductions en français du roman de Goethe – ne s’y est pas trompé, qui a donné une tournure interrogative à ce qui est en fait un énoncé assertif, traduisant clairement l’intention de Werther d’interpeller son ami Wilhelm destinataire de sa lettre, interrogation toute rhétorique bien sûr, qui ne vient que renforcer le caractère assertif de notre énoncé : « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout ne nous manque-t-il pas ? » (p. 60).  



















2.1.6 Sixième remarque : wir  

L’utilisation de wir, déictique de la première personne du pluriel, comme nous l’avons vu lors de la troisième remarque, est ici également remarquable, car elle introduit une rupture : – avec ce qui précède : le début de la lettre est tout entier à la première personne du singulier (mein, ich, mich) ; – avec ce qui suit, à nouveau entièrement à la première personne du singulier, jusqu’à la fin de la lettre.  





Voici le début de la lettre du 22 août 1771 :  

(27) Es ist ein Unglück, Wilhelm, meine tätigen Kräfte sind zu einer unruhigen Lässigkeit verstimmt, ich kann nicht müssig sein und kann doch auch nichts tun. Ich hab’ keine Vorstellungskraft, kein Gefühl an der Natur, und die Bücher ekeln mich an. Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles. (p. 60)  

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« C’est un vrai malheur, Wilhelm, mes forces actives sont tombées dans un relâchement plein d’agitation, je ne puis rester oisif, et je ne puis non plus agir. Je n’ai ni faculté de concevoir, ni sentiment de la nature, et les livres m’inspirent du dégoût. Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout ne nous manque-t-il pas ? » (p. 60)  







Suite de la lettre :  

(28) Ich schwöre dir, manchmal wünschte ich ein Taglöhner zu sein, um nur des Morgens beim Erwachen eine Aussicht auf den künftigen Tag, einen Drang, eine Hoffnung zu haben. Oft beneid’ ich Alberten, den ich über die Ohren in Akten begraben sehe, und bilde mir ein, mir wäre wohl, wenn ich an seiner Stelle wäre! Schon etlichemal ist mir’s so aufgefahren, ich wollte dir schreiben und dem Minister, um die Stelle bei der Gesandtschaft anzuhalten, die, wie du versicherst, mir nicht versagt werden würde. Ich glaube es selbst. Der Minister liebt mich seit langer Zeit, usw. (p. 60) « Je te le jure, parfois je souhaiterais n’être qu’un journalier, afin d’avoir du moins, le matin, au réveil, une perspective pour le jour qui vient, un mobile, une espérance. Souvent j’envie Albert, enseveli jusque par-dessus la tête dans ses dossiers, et je m’imagine qu’en moi tout irait bien, si j’étais à sa place ! Quelques fois déjà, l’idée m’est venue de t’écrire, ainsi qu’au ministre, pour solliciter ce poste à l’ambassade qui, comme tu me le certifies, ne me serait point refusé. Je le crois moi-même. Le ministre m’aime depuis longtemps, etc. » (p. 60)  









La séquence Wenn WIR UNS selbst fehlen, fehlt UNS doch alles constitue ainsi comme une enclave, une enclave qui, résumant l’état de Werther en passant à un plan plus général, apporte un COMMENTAIRE à ce qui précède, et la forme wir, qui pouvait apparaître comme un minimum associant Werther et Wilhelm, associe en fait dans une portée plus large Werther, Wilhelm et toute l’humanité.

2.1.7 Septième et dernière remarque Appel à Wilhelm donc, justifiant le WIR au minimum, voilà ce que fait doch d’une part ; associé à l’interprétation – qui en découle d’autre part – de la séquence qui nous intéresse comme un commentaire, voilà qui nous autorise maintenant à utiliser ce contexte pour expliquer, pour expliciter le contenu de cette séquence. Et c’est une deuxième chose, c’est la deuxième chose que vient faire ici doch, à savoir : interpeller Wilhelm non seulement sur le contenu de l’assertion que nous  



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venons d’analyser, mais interpeller Wilhelm sur le rapport existant, de par la situation de commentaire de notre séquence, et qui plus est de par sa situation au CENTRE de tout le roman, entre le contenu de la séquence et le contexte précédent : – le contexte immédiatement précédent dans la lettre du 22 août (voir supra) ; – et bien sûr le contexte qui a précédé depuis le début du roman. Alors : quel est ce contexte, et que signifie ici fehlen ?  







2.2 Première question : quel est ce contexte ?  



2.2.1 Le contexte immédiatement précédent Werther ne va pas bien. « Unglück », il se passe quelque chose, qualifié de Unglück, c’est-à-dire le contraire de Glück, le contraire d’un événement heureux : c’est le malheur, c’est l’accident. Que se passe-t-il donc ? Werther ne se sent plus aucune force, il se sent vidé de ses forces, il ne ressent que « Lässigkeit », lassitude – le dictionnaire de l’abbé Mozin indique en 1817 : laß, las, fatigué, paresseux, Laßheit, lassitude, paresse, lässig, paresseux, Lässigkeit, paresse, négligence. Werther n’a plus aucun ressort, il n’est plus qu’inquiétude, « die Unruhe meines Charakters », a-t-il dit p. 46. Il n’est plus qu’angoisse – « beängstigt », écrit-il à la page 59, qui précède la séquence qui nous occupe, il est très dépressif, dirions-nous rapidement aujourd’hui.2 Encore que Lässigkeit, c’est ce sentiment de ne pouvoir rien faire, on est obligé de se coucher, et on reste couché, on n’arrive pas à se lever tellement ça pèse, « unerträglich » (p. 47), c’est quelque chose qui ne peut être supporté, qui ne peut être porté, on n’arrive pas à faire face à la réalité, on est écrasé par le décalage que l’on ressent entre son rêve, « Traum » (p. 60, lettre du 21 août), et la réalité, la réalité extérieure… en même temps que non, c’est à l’intérieur de soi, c’est à l’intérieur de lui, Werther, que se produit une division, une opposition, une série d’oppositions, un combat, une lutte : je voudrais faire ceci mais je ne peux pas, je voudrais faire cela mais je ne peux pas, bref, un tissu de contradictions. Au bout du compte : « kein, kein », rien, plus rien ne fonctionne, ni au plan physique, « kann », possibilité offerte dans l’ordre du monde, physique, matérielle, ici niée, « nicht, nichts », ni au plan psychique (au plan « moral », « moralisch », est-il dit p. 53), « keine Vorstellungskraft », Werther n’a plus la force de se  

































































2 La traduction par « se manquer à soi-même » est donc trompeuse, car on comprend de nos jours cette expression comme « ne pas se respecter », alors qu’il s’agit d’un état dépressif où le sujet, vidé de lui-même, n’est plus « dans lui-même », son être vrai est comme sorti de lui-même (René Métrich, communication personnelle, juin 2018).  











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représenter quoi que ce soit, plus de sentiment (Gefühl), plus de ressenti du monde extérieur, fût-ce au simple contact de la nature, enfin dégoût des livres, Bücher, c’est-à-dire le rejet de toute activité intellectuelle. Plus rien, non, plus rien ne fonctionne, il y a dysfonctionnement.

2.2.2 Le contexte depuis le début du roman Depuis la première lettre, datée du 4 mai 1771, Werther est sujet à l’angoisse, ängstigen (p. 1). À part son ami Wilhelm, avec qui il est dans une relation fusionnelle totale, unzertrennlich, inséparable, ses relations avec les autres, avec l’extérieur, ne font que l’angoisser, habité, rongé qu’il est en permanence par un sentiment de culpabilité (p. 2). « Und doch war ich unschuldig » – il s’agit ici d’une relation avec une jeune fille, une certaine Leonore, et pas encore de l’amour de Werther pour Charlotte, une femme mariée. « Und doch – bin ich ganz unschuldig? » Donc « schuldig / unschuldig », coupable / non coupable, un sentiment de culpabilité auquel il croit avoir pu, auquel il croit pouvoir échapper en partant, « wie froh bin ich, dass ich weg bin », en fuyant, ce qui ne l’empêche pas de passer son temps à ruminer, wiederkäuen, la moindre contrariété qui se présente, « das Bisschen Übel, das uns das Schicksal vorlegt ». Auquel il croit pouvoir échapper en fuyant et en oubliant, que dis-je, en enfouissant le passé : « Das Vergangene soll mir vergangen sein », que le passé reste le passé, et rien de plus ! Et surtout, qu’il ne ressurgisse pas ! Mais voilà que surgit, dans le paragraphe suivant (p. 2), l’image de sa mère, que lui, l’enfant, vient rassurer, « sage meiner Mutter, es werde alles gut gehen », dis à ma mère que tout ira bien, car c’est lui, l’enfant, qui s’occupe des affaires de sa mère, « ihr Geschäft », une affaire d’héritage en litige avec sa tante, donc une affaire entre sa mère et la sœur de sa mère, etc. Bref, le monde à l’envers. Il croit avoir trouvé refuge et protection dans la solitude, « Einsamkeit », « ich bin allein » (p. 3), où il compte bien que le monde extérieur, la nature, la contrée paradisiaque (paradiesische Gegend) où il se trouve, va réchauffer, « wärmt », telle une mère prenant son enfant dans ses bras, « m / [s]ein oft schauderndes Herz », son cœur si souvent pris de frissons. On est, je crois, au cœur du problème. Le résultat est que Werther est un tissu de contradictions – on en trouve des attestations à toutes les pages, je résume : autant le sentiment de calme existence, ruhiges Dasein (p. 3), le rend heureux, « so glücklich », autant déjà sa production artistique en souffre (p. 3) – il s’agit de dessin, « zeichnen », de peinture, « Maler » – avec déjà l’idée d’un abîme qui l’attire, « zu Grunde gehen » (p. 4). Son cœur est qualifié (p. 5, lettre du 13 mai) de « ungleich », inégal, « unstet », agité,  































































































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est comparé à un enfant malade, « wie ein krankes Kind ». Werther dira de lui-même qu’il est un « Tor » (p. 7), un fou, qui cherche ce qui, ici-bas, est introuvable, « du bist ein Tor! du suchst, was hienieden nicht zu finden ist ». Et cette idée de maladie, voire de folie va peu à peu envahir tout l’espace, überall (p. 33) :  

















(29) Wenn einem nicht wohl ist, ist’s einem überall nicht recht. « Si l’on n’est pas bien portant, l’on ne se plaît nulle part. »  



« Krankheit » (p. 34), « wer krank ist » (p. 34), « Irrung », l’égarement, le fait de irren, on ne sait pas où l’on va, « und Finsternis meiner Seele » (p. 42), et les ténèbres de mon âme, tout cela est insupportable, « unerträglich » (p. 45). « Die Unruhe meines Charakters, die sich nicht verbergen lässt » (p. 46), ce caractère inquiet que je ne puis cacher : Werther se compare à un malheureux, « dem Unglücklichen, dessen Leben unter einer schleichenden Krankheit unaufhaltsam allmählich abstirbt » (p. 48), à un malheureux dont la vie se meurt peu à peu dans une maladie de langueur que rien ne saurait enrayer, rongé par un mal qui consume ses forces, « das Übel, das ihm die Kräfte verzehrt » (p. 48). Et se pose la question de savoir comment en être délivré, « sich davon zu befreien » (p. 48). Mais de moyen, on n’en trouve pas, « weil ein Mensch, den seine Leidenschaften hinreissen, alle seine Besinnungskraft verliert, und als ein Trunkener, als ein Wahnsinniger angesehen wird » (p. 52), car un homme que ses passions entraînent perd toute réflexion et est considéré comme en proie à une ivresse, à une folie. « Leidenschaft », passion, « Trunkenheit », ivresse, « Wahnsinn », folie, « Selbstmord », toujours à la même page (p. 52), suicide, peut-on dans ces conditions, demandera Werther (p. 53), soutenir le poids de sa souffrance, qu’elle soit d’ailleurs morale ou physique, « hier ist also nicht die Frage, ob einer schwach oder stark ist, sondern ob er das Mass seines Leidens ausdauern kann – es mag nun moralisch oder körperlich sein? » C’est une maladie mortelle, « eine Krankheit zum Tode » (p. 54), et il n’y a rien qu’on puisse faire :  



























































































(30) Vergebens, dass der gelassene, vernünftige Mensch den Zustand des Unglücklichen übersieht, vergebens, dass er ihm zuredet! Ebenso wie ein Gesunder, der am Bette des Kranken steht, ihm von seinen Kräften nicht das Geringste einflössen kann. « C’est en vain qu’un homme calme, raisonnable, verra clair dans la situation du malheureux, en vain qu’il l’exhortera ! De même l’individu bien portant, au chevet d’un malade, ne peut infuser à celui-ci la moindre parcelle de ses forces. »  





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Jusqu’à ce que, finalement (p. 54), « bis endlich eine wachsende Leidenschaft ihn [den Menschen] aller ruhigen Sinneskraft beraubt, und ihn zugrunde richtet », jusqu’à ce que finalement une passion croissante lui ôte tout sang-froid, lui ravisse toute vigueur de pensée, et l’entraîne vers l’abîme. Ainsi Werther qui s’en va, dit-il de lui-même dans la lettre du 18 août (p. 59), quatre jours avant la lettre qui contient la séquence qui nous intéresse, chancelant, angoissé : Und so taumle ich beängstigt! C’est là toute la « souffrance » de Werther, et de toute façon la présentation qu’en fait, qu’en avait faite Goethe d’emblée (p. 1), qui dit nous livrer dans ce petit livre (das Büchlein) ce qu’il a pu retrouver de l’histoire du pauvre Werther, des armen Werthers, un être de souffrance (Leiden). C’est aussi la glose qu’il fera, confirmation suprême, en introduction à l’édition du cinquantenaire, version 1825 donc (p. 153). C’est, dit-il, un combat, une lutte (kämpf-), tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la personne humaine :  



















(31) Da kämpft sogleich verworrene Bestrebung bald mit uns selbst und bald mit der Umgebung. « Voilà que de bien confuses aspirations viennent nous mettre en lutte tantôt avec le monde, tantôt avec nous-mêmes. »  



Autrement dit – et je soumets là sinon une proposition de traduction au moins une proposition d’interprétation de la séquence qui nous occupe : quand quelque chose ne fonctionne pas bien à l’intérieur de nous, quand notre personnalité est troublée, perturbée, bref n’est pas équilibrée à l’intérieur de nous, alors rien ne fonctionne normalement non plus vers l’extérieur. Il y a dysfonctionnement. Quand ça ne va pas dans notre être existentiel, alors rien ne va plus non plus dans nos relations extérieures : Wenn wir uns selbst fehlen, [dann] fehlt uns doch alles. Bref, Werther est malade, et tout cela se trouvera résumé par Werther lui-même au début de la lettre suivante, le 28 août : « meine Krankheit » (p. 61). Une maladie qu’il met lui-même en relation avec l’anniversaire de sa naissance, une maladie psychique donc, qui ne peut, sans traitement spécifique, qu’aller en augmentant d’intensité – mais cela, nous le savons depuis Freud seulement. SEHR R krank », lui dira Lotte p. 111, Werther, vous êtes TRÈS ma« Werther, Sie sind SEH lade.  

















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2.3 Deuxième question : que signifie ici fehlen ?  



Pour répondre à la deuxième question, j’ai cherché dans le roman les autres occurrences éventuelles de fehlen. Je les ai donc cherchées dans Werther, car la langue du XVIII e siècle, ce n’est plus la langue d’aujourd’hui, mais un autre état de langue. Alors non seulement : qu’est-ce qu’un Français peut véritablement comprendre à partir de « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque », mais j’ajouterai : qu’est-ce qu’un Allemand peut véritablement comprendre à partir de ce « Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles » ? La différence est qu’un Allemand cultivé a dans son bagage en principe l’histoire de Werther, sinon la lecture effective du roman Die Leiden des jungen Werthers, qui est devenu un monument incontournable de la littérature et de la culture allemandes. De ces occurrences, il y en a quatre, les voici.  













2.3.1 Exemple 1 (32) Sonntags fehlt ihnen der Kreutzer nie, und wenn ich nicht nach der Betstunde da bin, so hat die Wirtin Ordre, ihn auszuzahlen. (p. 14) « Le dimanche, régulièrement, ils ont leur kreutzer, et si, passé l’heure de la prière, je ne suis pas là, l’hôtesse a ordre de le leur payer. » (p. 14)  







De quoi s’agit-il ? Dans l’endroit où Werther vient de s’installer, très vite, les petites gens du pays le connaissent et l’aiment, surtout les enfants (p. 6). Wahlheim (p. 11) – c’est le nom de l’endroit. Sous les tilleuls qui recouvrent la petite place située devant l’église, un garçonnet d’environ quatre ans est installé par terre, ayant devant lui, assis entre ses pieds, un autre enfant, peut-être de six mois, qu’il serre de ses deux bras contre sa poitrine. La mère des enfants arrive vers le soir (p. 13). Werther engage la conversation avec la jeune femme : le bébé, c’est Hans, celui qui le garde, c’est Philipps, le cadet. Werther s’enquiert de l’aîné, qui arrive bientôt. Quant au mari, il est en voyage pour recueillir un héritage. Et Werther d’écrire le 27 mai, toujours sous le coup de cet aspect fusionnel dans les relations qu’il entretient avec les autres, et les femmes en particulier (p. 14) :  













« Il m’en coûtait de me séparer de cette femme ; je donnai à chacun des enfants un kreutzer – c’est une petite pièce de monnaie en cuivre –, je lui en donnai encore un à elle, pour le plus petit, afin qu’elle lui rapporte, quand elle ira à la ville, un petit pain blanc à manger avec sa soupe, et c’est ainsi que nous nous quittâmes […]. Depuis ce temps, je suis souvent là-bas.  



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Les enfants sont tout à fait habitués à moi, je leur donne du sucre quand je prends mon café, et ils partagent avec moi, le soir, tartines de beurre et lait caillé. Le dimanche, régulièrement, ils ont leur kreutzer, et si, passé l’heure de la prière, je ne suis pas là, l’hôtesse a ordre de le leur payer. »  

Autrement dit, tout a été prévu pour que le système de distribution des kreutzer aux enfants fonctionne, quoi qu’il arrive – c’est ce que souligne la présence de nie. C’est pourquoi il faut ajouter quelque chose comme immanquablement ou quoi qu’il arrive – en supprimant régulièrement – à la traduction proposée par l’édition Aubier du Werther.

2.3.2 Exemple 2 (33) Wir fühlen so oft, dass uns manches mangelt, und eben was uns fehlt scheint uns oft ein andrer zu besitzen, dem wir denn auch alles dazu geben, was wir haben, und noch eine gewisse idealische Behaglichkeit dazu. Und so ist der Glückliche vollkommen fertig, das Geschöpf unserer selbst. (p. 70) « Nous sentons si souvent que mainte chose nous manque, il nous semble souvent la trouver chez un autre, à qui nous attribuons alors, par surcroît, tout ce que nous-mêmes possédons, et encore un certain contentement de soi-même, fort idéal. Et voilà, parachevé, l’heureux homme, simple création de notre esprit. » (p. 70)  







Der Glückliche, c’est l’homme heureux par excellence, c’est-à-dire tout l’opposé de ce qu’est Werther qui est, lui, der Un-glückliche. Il faut être très prudent ici : le traducteur de l’édition Aubier a fait dans sa traduction comme si fehlen était l’équivalent de mangeln. C’est une erreur, qui pourrait de plus laisser croire que ces deux verbes sont interchangeables. Il n’en est rien. Ce qui est ici transmis sous la plume de Goethe est certes dans un premier temps l’idée de « manque » avec mangeln, telle qualité nous manque, mais fehlen vient dire dans un deuxième temps que le résultat de ce « manque » est que nous ne fonctionnons pas correctement. Nous avons du coup souvent l’impression qu’un autre possède cette qualité qui nous manque et que tout fonctionne bien chez lui, et fonctionne d’autant mieux que (denn) nous lui attribuons de surcroît toutes les qualités qui sont les nôtres (alles, was wir haben), et par-dessus le marché tout le confort de fonctionnement (Behaglichkeit) qui va avec. Les deux autres occurrences du verbe mangeln que l’on peut relever dans le roman de Goethe confirment cette interprétation : il y a ce que l’on a (was wir haben) et ce que l’on n’a pas. Ainsi telle jeune femme qui rencontre un homme vers  











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qui elle est irrésistiblement entraînée veut-elle, dans une éternelle union, trouver tout le bonheur qui lui manque (p. 55, lettre du 12 août) : Sie will in ewiger Verbindung all das Glück antreffen, das ihr mangelt. Et la critique jalouse que formule l’ambassadeur à l’égard du comte qui, sensible qu’il est à l’amitié et à l’amour, jouit de toute l’estime de Werther (p. 72, lettre du 24 décembre) consiste à dire qu’il lui manque les connaissances de base qui font un vrai professionnel : Zu so Weltgeschäften sei der Graf ganz gut, er habe viel Leichtigkeit zu arbeiten, und führe eine gute Feder, doch an gründlicher Gelehrsamkeit mangle es ihm, wie allen Bellettristen.  







2.3.3 Exemple 3 (34) Der Sauerteig, der mein Leben in Bewegung setzte, fehlt; der Reiz, der mich in tiefen Nächten munter erhielt, ist hin, der mich des Morgens aus dem Schlafe weckte, ist weg. (p. 75) « Le levain qui mettait ma vie en mouvement fait défaut ; l’enchantement qui, bien avant dans la nuit, me tenait éveillé n’est plus ; le charme qui, le matin, me tirait du sommeil est bien loin. » (p. 75)  











Ici, fehlen marque bien une absence, l’absence de levain, et l’effet de dysfonctionnement tient au caractère essentiel de cet élément : sans levain, la pâte ne peut lever. Il est important de noter que cet énoncé est un commentaire de Goethe, au cœur de ce qui est une adjonction de la deuxième version de son Werther (1786) :  



(35) Des Abends nehme ich mir vor, den Sonnenaufgang zu geniessen, und komme nicht aus dem Bette; am Tage hoffe ich, mich des Mondscheins zu erfreuen, und bleibe in meiner Stube. Ich weiss nicht recht, warum ich aufstehe, warum ich schlafen gehe. (p. 75) « Le soir, je me propose d’admirer le lever du soleil, et je ne puis m’arracher à mon lit ; le jour, j’espère jouir du clair de lune, et je reste dans ma chambre. Je ne sais pas bien pourquoi je me lève, pourquoi je me couche. » (p. 75)  









Autrement dit : il y a quelque chose qui ne fonctionne pas bien, c’est le moins qu’on puisse dire, quelque chose qui ne fonctionne pas normalement avec Werther, qui fait tout à l’envers, dans un décalage total, il y a dysfonctionnement.  

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2.3.4 Exemple 4 (36) Er kam ans Stadttor. Die Wächter, die ihn schon gewohnt waren, liessen ihn stillschweigend hinaus. Es stiebte zwischen Regen und Schnee, und erst gegen Eilfe klopfte er wieder. Sein Diener bemerkte, als Werther nach Hause kam, dass seinem Herrn der Hut fehlte. (p. 140) « Il arriva à la porte de la ville. Les gardes, déjà bien habitués à lui, le laissèrent sortir sans dire mot. Il bruinait, mi-pluie, mi-neige, et ce ne fut que vers onze heures qu’il frappa de nouveau à cette porte. Le domestique remarqua, lorsque son maître rentra, qu’il était sans chapeau. » (p. 140)  







Quelque chose ne va pas dans le Werther qui rentre à la maison cette nuit-là, et le domestique le remarque immédiatement. C’est bien ce que souligne fehlen : non pas un manque ressenti par le domestique, ni par Werther lui-même d’ailleurs – et à ce titre mangelte serait tout à fait impossible ici –, mais bien un défaut de fonctionnement. Et un défaut de fonctionnement qui affecte la personne tout entière qui est le siège de l’absence de chapeau. Il est symptomatique dans ce qui suit que la question de savoir ce qu’est devenu le chapeau ne se pose pas de façon essentielle, et c’est de fait de façon purement anecdotique que Goethe nous fait savoir où l’on a retrouvé le chapeau. Car ce qui compte ici, c’est le ressenti du domestique, pour qui quelque chose ne va pas dans le comportement de son maître, et qui n’ose rien lui en dire – et pour cause, c’est un tout jeune homme (Bursche, p. 125, Knabe, p. 146 et 147, Junge, p. 146) : « Er getraute sich nicht, etwas zu sagen. » Et lorsqu’arrive le moment de nous dire où on a retrouvé le chapeau, ce n’est pas tant le fait de l’avoir retrouvé qui importe, mais bien ce qu’a été dans cette situation le comportement de Werther, un comportement qui reste incompréhensible (unbegreiflich, p. 140) :  

















(37) Man hat nachher den Hut auf einem Felsen, der an dem Abhange des Hügels ins Tal sieht, gefunden, und es ist unbegreiflich, wie er ihn in einer finstern feuchten Nacht, ohne zu stürzen, erstiegen hat. « On a, par la suite, retrouvé le chapeau sur un rocher qui, au flanc de la colline, domine la vallée, et l’on ne peut concevoir comment, dans une nuit sombre et pluvieuse, il [Werther] a pu grimper là sans se rompre le cou. »  



Là encore, il y a quelque chose qui n’est pas normal, qui ne fait pas partie d’un fonctionnement normal. Et c’est ce que vient dire fehlen dans cet exemple.

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2.4 Alors : rupture ou pas rupture ?  



Avant de répondre, une dernière remarque importante. Dans cet ensemble d’emplois de fehlen dans Werther, tous les exemples relevés ne présentent pas la même syntaxe. Les exemples 1, 2, 4 ont en commun l’emploi de fehlen + datif, comme dans notre séquence de départ ; l’exemple 3 emploie fehlen tout seul, de façon absolue, présente donc un schéma syntaxique différent et doit donc, pour l’instant, être écarté de notre réflexion. Faisons le tri.  

2.4.1 Emploi absolu de fehlen Pour l’exemple 3 ci-dessus, qui présente un emploi absolu de fehlen et que j’écarte aujourd’hui de notre réflexion comme n’étant pas en rapport avec la syntaxe de la séquence qui nous occupe, j’ai proposé la traduction « fait défaut », en combinant le modèle donné par les emplois de fehlen + datif et les expressions parallèles contenues dans la séquence qui, telle que je l’ai proposée pour exemple, est tout entière inscrite dans l’adjonction de Goethe de 1786 : d’une part ist hin, est parti loin de moi, s’est envolé, etc., j’ai proposé « n’est plus » ; d’autre part ist weg, même chose, « est parti ». Peut-on risquer l’hypothèse – mais c’est à ce stade des opérations une simple hypothèse, d’autant plus que je n’ai ici qu’un exemple et un seul de cette syntaxe – que le « défaut » de levain est la cause de l’absence de dynamisme, du dysfonctionnement dans la vie de Werther ?  





















2.4.2 Fehlen + datif Exemple 1. Les enfants sont les destinataires des kreutzer : la négation nie présente dans le contexte indique que tout dysfonctionnement du système de distribution des kreutzer aux enfants est en principe rendu impossible. Exemple 2. Fehlen serait-il la conséquence de mangeln ? Wir / uns est le siège de la constatation du défaut résultant du manque exprimé par mangeln. Exemple 4. Sein Herr = Werther est le siège de la constatation du défaut : un Werther sans chapeau n’est pas un Werther. Autrement dit, fehlen traduit un manque qui altère l’identité de la personne qui en est le siège.  





Dans ces trois exemples, de façon très claire, l’élément x au datif est le siège d’un dysfonctionnement et l’élément y au nominatif est ce qui ne fonctionne pas. Au prix de préciser que dans l’exemple 4, le chapeau est la petite pièce qui manque

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et qui montre que Werther ne fonctionne plus normalement : l’absence de chapeau révèle le dysfonctionnement de Werther. Alors, en ce qui concerne la séquence qui nous intéresse : Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles (p. 60), nous sommes dans le dysfonctionnement : l’élément au datif étant le siège du procès, WIR au datif est le siège du processus de dysfonctionnement, ça se passe à l’intérieur de wir, et WIR est ce qui, en ce siège, ne fonctionne pas.  







2.5 Conclusion : dysfonctionnement  

Dysfonctionnement en effet, car pour Werther, la rupture proprement dite viendra plus tard : – à la fin de la première partie, sous forme d’un départ de Wahlheim, comme si on retirait du monde relationnel normal cet être malade psychiquement : Tollhaus (p. 108), on dirait aujourd’hui Irrenanstalt, clinique psychiatrique ; – le retour, la tentative de retour, la sortie de la clinique vers le monde normal, vers le monde de Lotte, se révèle être une catastrophe, la rupture est consommée, vers l’extérieur et vers l’intérieur : vers l’extérieur rupture d’avec Charlotte, vers l’intérieur rupture d’avec la vie.  









2.5.1 Vers l’extérieur : rupture d’avec Charlotte  

« Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps ? » Qui ne connaît cet air célèbre du Werther de Massenet ? Werther est en train de lire à Lotte, qui le lui a demandé, sa traduction des poèmes d’Ossian :  









« Pourquoi me réveiller, brise printanière ? Amoureusement caressante, tu dis : La rosée que j’apporte, ce sont les larmes du ciel ! Hélas ! le temps est proche où je me fanerai, et proche est la tempête qui de mes pétales dévastés jonchera le sol. Demain le voyageur viendra, il reviendra, qui m’a vue dans ma beauté ; ses yeux aux alentours me chercheront dans la prairie, et ne me trouveront pas… » – Et là Werther doit s’interrompre – De toute leur force, ces paroles accablèrent l’infortuné. Au comble du désespoir, il se jeta aux genoux de Lotte, lui prit les mains, les pressa sur ses yeux, contre son front, et à travers son âme à elle sembla passer, rapide, un pressentiment du terrible dessein qu’il avait formé. Ses sens à elle s’égarèrent, elle lui serra les mains, les pressa contre son sein, se pencha sur lui en un mouvement de douloureuse compassion, et leurs joues en feu se touchèrent. Le monde n’exista plus pour eux. Il l’entoura de ses bras, l’étreignit sur sa poitrine et couvrit de baisers furieux ses lèvres tremblantes, balbutiantes. « Werther ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée, en se détournant, Werther ! » (p. 139)  















   





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(38) Werther! rief sie mit erstickter Stimme sich abwendend, Werther! – und drückte mit schwacher Hand seine Brust von der ihrigen. Werther! rief sie mit dem gefassten Tone des edelsten Gefühls. Er widerstand nicht, liess sie aus seinen Armen, und warf sich unsinnig vor sie hin. Sie riss sich auf, und in ängstlicher Verwirrung, bebend zwischen Liebe und Zorn, sagte sie: Das ist das letztemal! Werther! Sie sehn mich nicht wieder. – Und mit dem vollsten Blick der Liebe auf den Elenden eilte sie ins Nebenzimmer und schloss hinter sich zu. (p. 139) « Werther ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée, en se détournant, Werther ! » Et d’une main faible elle écartait de la sienne sa poitrine. « Werther ! » criat-elle, d’un ton ferme, avec le plus noble sentiment. Il ne résista point, la laissa se dégager de ses bras, et se jeta à ses pieds, comme insensé. Elle se leva violemment et, dans un trouble angoissé, frémissant entre l’amour et le courroux, elle dit : « C’est la dernière fois, Werther ! Vous ne me reverrez plus. » Et laissant tomber sur le malheureux le regard le plus plein d’amour, elle courut dans la pièce voisine et, derrière elle, ferma la porte à clef. » (p. 139).  





   







   









« Ab », « von », voilà des prépositions qui en allemand expriment la rupture. Résultat : la porte est fermée, « zu », et bien fermée, à clef, on ne passe plus.  













2.5.2 Et vers l’intérieur : rupture d’avec la vie, Werther « craque » et se suicide.  





(39) Zum letztenmale denn, zum letztenmale schlag’ ich diese Augen auf. Sie sollen, ach die Sonne nicht mehr sehen, ein trüber neblichter Tag hält sie bedeckt. So traure denn, Natur! dein Sohn, dein Freund, dein Geliebter naht sich seinem Ende. (p. 140) « Pour la dernière fois donc, pour la dernière fois j’ouvre les yeux. Ils ne verront plus le soleil, hélas ! un jour trouble, brumeux, le dérobe aux regards. Eh bien ! prends donc le deuil, ô nature ! ton fils, ton ami, ton amant approche de sa fin. » (p. 140)  













Werther a ouvert une dernière fois les yeux, mais ses yeux ne peuvent rien voir, ils vont se refermer, comme la porte derrière Lotte lorsqu’elle ferma la porte à clef, et il ne les rouvrira plus : la porte qui donnait sur le monde extérieur (les yeux de Werther) est fermée, et, cette fois, fermée de l’intérieur, Werther ne peut plus que tuer Werther. La rupture est indiscutablement définitive.  

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Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis  

Goethe lui-même nous en fera le commentaire, alors âgé de 75 ans, dans le poème qu’il écrit en 1824 pour servir d’introduction à une nouvelle édition de Werther, l’édition du cinquantenaire, qui parut l’année suivante (p. 154) : « Scheiden ist der Tod! », la rupture, c’est la mort.  







(40) Und wir, verschlungen wiederholter Not, dem Scheiden endlich – Scheiden ist der Tod! « Et à travers mainte détresse nous allons vers la rupture finale – la rupture qu’est la mort. »  



2.5.3 Manque et dysfonctionnement Voilà pourquoi, concernant la séquence qui nous occupe, j’ai parlé de décalage et de dysfonctionnement : dans Werther, à l’intérieur de Werther, et dans tout être humain qui présenterait les qualités que présente Werther, il y a dysfonctionnement. Ceci n’est pas pour nous surprendre. L’allemand fehlen succède étymologiquement au moyen-haut-allemand vêlen, vælen, emprunté aux environs de 1200 au français faillir, le même fr. faillir qui émigrera dans le courant du XIII e siècle vers l’Angleterre pour donner to fail, un verbe vieux français et moyen français faillir que Walther von Wartburg glose par « ne pas rendre un service qu’on était en droit d’attendre d’une personne ou d’une chose, laisser qn dans l’embarras », fr. manquer, faire défaut. Bref, ce n’est pas pour rien qu’une des acceptions de fehlen dans les dictionnaires d’aujourd’hui, et une acception de la langue de tous les jours, précise le dictionnaire de Ruth Klappenbach et Wolfgang Steinitz, tourne autour de la maladie :  







Klappenbach-Steinitz 1239, fehlen1, « 3. umg[angssprachlich] mir fehlt etwas (ich fühle mich krank », je me sens malade) ; « was fehlt ihm (woran ist er erkrankt », de quoi souffre-t-il, quelle est la chose qui lui manque et serait nécessaire à ce qu’il aille bien) ? ; « da kämen wir ja weit, wenn jeder gleich zu Haus bleibt, wenn ihm etwas fehlt Tucholsky Rheinberg 270 », ah nous irions loin, pour sûr, si chacun veut rester à la maison dès que la moindre chose va de travers ; « mir fehlt nichts (ich bin gesund », je vais bien, pas de problème).  























Cette idée de « dysfonctionnement » qui s’attache à fehlen est finalement ce qui le distingue de mangeln. Dans la langue du Werther de Goethe, les constructions syntaxiques qui accompagnent ces deux verbes peuvent comporter un datif. Si donc fehlen traduit un dysfonctionnement, il marque à la fois un manque qui résulte de mangeln et un manque plus grave, qui nuit au bon fonctionnement des  



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Alain Cambourian

choses et des êtres. Et mangeln semble bien avoir ainsi conservé le sens qui caractérisait mangolôn au temps de son entrée dans le lexique de l’allemand.

Bibliographie Sources primaires Althochdeutsches Lesebuch, 1962, zusammengestellt und mit Wörterbuch versehen von Wilhelm Braune, fortgeführt von Karl Helm, 14. Auflage, bearbeitet von Ernst A. Ebbinghaus, Tübingen, Max Niemeyer Verlag. Die Gotische Bibel, 1908, herausgegeben von Wilhelm Streitberg, erster Teil, der gotische Text und seine griechische Vorlage, mit Einleitung, Lesarten und Quellennachweisen sowie den kleinen Denkmälern als Anhang, Heidelberg, Carl Winter’s Universitätsbuchhandlung. Goethe Johann Wolfgang von, s. d., Les souffrances du jeune Werther, Die Leiden des jungen Werthers, traduit et préfacé par H. Buriot Darsiles, Paris, Aubier, éd. Montaigne – texte allemand de la Jubiläums-Ausgabe. Goethe Johann Wolfgang von, s. d., Faust I, Freiburg-im-Breisgau, Hyperion-Verlag. La Sainte Bible qui comprend l’Ancien et le Nouveau testament, 1962, traduits sur les textes originaux hébreu et grec par Louis Segond, nouvelle éd. revue, Genève/Paris/Marseille/Nice/ Casablanca, La maison de la Bible. Merigarto, Bruchstück eines bisher unbekannten deutschen Gedichtes aus dem XI . Jahrhundert, 1834, herausgegeben von Hoffmann von Fallersleben, Prag, H. I. Enders’sche Buchhandlung.  

Sources secondaires Bulitta Brigitte (dir.), 2012, Althochdeutsches Wörterbuch, Band VI: M-N, 4. Lieferung (manchlotun bis mastic) auf Grund der von Elias von Steinmeyer hinterlassenen Sammlungen, Berlin/ Boston, Akademie Verlag/De Gruyter. Braune Wilhelm, 1963, Althochdeutsche Grammatik, fortgeführt von Karl Helm, 11. Auflage, bearbeitet von Walther Mitzka, Tübingen, Max Niemeyer Verlag. Braune Wilhelm, 1961 [1880], Gotische Grammatik, mit Lesestücken und Wörterverzeichnis, 16. Aufl., neu bearbeitet von Ernst A. Ebbinghaus, Tübingen, Max Niemeyer Verlag. Bußmann Hadumod, 1990, Lexikon der Sprachwissenschaft, 2. Aufl., Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, article « Aktionsart ». Duden Etymologie, 1963, Herkunftswörterbuch der deutschen Sprache, Mannheim, Bibliographisches Institut/Dudenverlag. Ernout Alfred et Meillet Antoine, 1932, Dictionnaire étymologique de la langue latine, histoire des mots, Paris, Klincksieck. Fourquet Jean, 1970, Prolegomena zu einer deutschen Grammatik, Düsseldorf, Schwann. Gaffiot Félix, 1934, Dictionnaire illustré latin-français, Paris, Hachette. Grimm Jacob et Grimm Wilhelm, s. d., Deutsches Wörterbuch, 6. Band, 9. Lieferung (mandelkern bis masz), Verlag von S. Hirzel.  













Chapitre 11 Expression du manque en allemand : à propos de deux défis  

341

Gyldendals Ordboeker, Norsk-Fransk, 1962, ved Maurice Lesoil og F. Reichborn-Kjennerud, Oslo, Gyldendal Norsk Forlag. Harraps Universal, 2008, Dictionnaire français-allemand, allemand-français, Edimbourg/Paris/ Stuttgart – même dictionnaire que Pons, 2004, Stuttgart, Klett. Jolivet Alfred et Mossé Fernand, 1959, Manuel de l’allemand du Moyen Âge des origines au e XIV siècle. Grammaire, textes, glossaire, Paris, Aubier/Montaigne. Klappenbach Ruth et Steinitz Wolfgang, 1981, Wörterbuch der deutschen Gegenwartssprache, Bd. 2, 7. Aufl., Berlin, Akademie-Verlag. Kluge Friedrich, 1899, Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, 6. Aufl., Straßburg, Karl Trübner. Kluge Friedrich, 1989, Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, 22. Aufl., unter Mithilfe von Max Bürgisser und Bernd Gregor völlig neu bearbeitet von Elmar Seebold, Berlin/ New York, De Gruyter. Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, de Paul Robert, 1991, 2e éd. entièrement revue et enrichie par Alain Rey, t. VI, LimOz, Paris, Le Robert. Le Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1968, par Paul Robert, Paris, Société du Nouveau Littré/Le Robert. Lexer Matthias, 1981, Mittelhochdeutsches Taschenwörterbuch, Stuttgart, S. Hirzel Verlag. Mossé Fernand, 1956, Manuel de la langue gotique. Grammaire, textes, notes, glossaire, nouvelle édition remaniée et augmentée, Paris, Aubier. Mozin Dominique-Joseph (abbé), 1817, Nouveau dictionnaire de poche allemand-français et français-allemand, Stuttgart/Tübingen, in der J. G. Gotta’schen Buchhandlung. Pfeifer Wolfgang (durchgesehen und ergänzt von), 1993 [1989], Etymologisches Wörterbuch des Deutschen, 2 Bände A-L, M-Z, Berlin, Akademie Verlag GmbH. Priese Oskar, 1890, Deutsch-gotisches Wörterbuch, nebst einem Anhange enthaltend eine sachlich geordnete Uebersicht des gotischen Wortschatzes und eine Sammlung von Redensarten und Sprüchen, Leipzig, Kommissionsverlag von R. Voigtländer. Rousseau André, 2015 [2012], Grammaire explicative du gotique, Paris, L’Harmattan (coll. Kubaba, série Grammaire et linguistique). Rousseau André, 2016, Gotica, études sur la langue gotique, Paris, Champion (Bibliothèque de grammaire et de linguistique 43). Rousseau André, 2020, Manuel approfondi de la langue gotique, Paris, Champion. Rousseau André, à paraître, « L’expression du manque en gotique », communiqué par l’auteur. Schanen François et Confais Jean-Paul, 1986, Grammaire de l’allemand, formes et fonctions, Paris, Nathan. Schleiermacher Friedrich Daniel Ernst, 1999, Des différentes méthodes du traduire, Über die verschiedenen Methoden des Übersetzens, et autre texte, trad. Antoine Berman, éd. bilingue révisée par Christian Berner, Paris, Éditions du Seuil. Streitberg Wilhelm, 1910, Die gotische Bibel, zweiter Teil, gotisch-griechisch-deutsches Wörterbuch, Heidelberg, Carl Winter’s Universitätsbuchhandlung. The Concise Oxford Dictionary, 1961, 4e éd., révisée par E. McIntosh, Oxford, At the Clarendon Press. Valentin Paul, 1976 [1968], « Allemande (langue) », in Encyclopedia Universalis, Paris, Encyclopedia Universalis France S. A. éditeur, vol. 1, douzième publication, p. 762–765. Valentin Paul, 1975, « Le groupe prépositionnel allemand en grammaire du signifié », Bulletin de la Société de linguistique de Paris LXX, 1, p. 253–274.  



























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Alain Cambourian

Valentin Paul, 1999, « Visite aux catégories », in Cortès C. et Rousseau A. (éd.), Catégories et connexions, en hommage à Jean Fourquet pour son centième anniversaire le 23 juin 1999, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, p. 257–263. Vendler Zeno, 1957, « Verbs and Times », The Philosophical Review 66, 2, p. 143–160. Wartburg Walther von, 1922–1967, Französisches etymologisches Wörterbuch, eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, Basel, R. G. Zbinden. Weis Erich et Mattutat Heinrich, 1968, Dictionnaire français-allemand, allemand-français, Stuttgart/Paris, Klett/Bordas. Zemb Jean-Marie, 1984, Vergleichende Grammatik Französisch-Deutsch, t. 2 : L’économie de la langue et le jeu de la parole, Mannheim/Vienne/Zurich, Duden (Sonderreihe Vergleichende Grammatiken 1).  













Joëlle Popineau

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles : la notion de manque dans la citation de J. W. von Goethe. Étude comparative linguistique des traductions françaises et anglaises *  



Notre point de départ est la citation issue du questionnaire commun de base (QCB) :  

[3a] Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. Cette citation est un extrait de la traduction française, par B. Groethuysen, du roman épistolaire de Johann Wolfgang von Goethe, die Leiden des jungen Werthers (1774) et se trouve dans la lettre du 22 août 1771. La citation originale1 en allemand (1) est accompagnée de ses traductions française (2) et anglaise (3) :  

(1)

Am 22. Aug. Es ist ein Unglück, Wilhelm, all meine thätigen Kräfte sind zu einer unruhigen Lässigkeit verstimmt, ich kann nicht müssig seyn und wieder kann ich nichts thun […] Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles. […] Ist nicht vielleicht das Sehnen in mir nach Veränderung des Zustands eine innre, unbehagliche Ungedult, die mich überallhin verfolgen wird?

(2)

« 22 août Que je suis à plaindre, Wilhelm ! J’ai perdu tout ressort, et je suis tombé dans un abattement qui ne m’empêche pas d’être inquiet et agité. Je ne puis rester oisif, et cependant je ne puis rien faire […].







* Ce roman a été l’objet d’une précédente publication de l’auteure (cf. Popineau 2017). 1 La lettre du 22 août 1771 est reproduite dans son intégralité en annexes 1 (copie numérique) et 2 (transcription). https://doi.org/10.1515/9783110727609-012

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Joëlle Popineau

Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque […]. Eh ! mon ami, ce désir de changer de situation ne vient-il pas d’une inquiétude intérieure, d’un malaise qui me suivra partout ! » (Groethuysen B., 1954, Goethe, Romans, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade)  

   

(3)

“ AUGUST 22 It is a catastrophe, Wilhelm, my powers of action have been jangled into a restless indolence; I cannot be idle, and yet I cannot do anything either […]. When we are inadequate in ourselves, everything seems inadequate to us […]. And, my dear friend! isn’t my longing for a change of condition an inner, discontented impatience that will follow me wherever I go? ” (Corngold S., 2012, The Sufferings of Young Werther, New York, W.W. Norton)  



La notion de manque exprimée par le verbe fehlen dans la citation de Goethe et par le verbe manquer en français [QCB3 a] entre dans la thématique de l’équipe « Sémantique Énonciative et Typologie des Langues ». Notre contribution s’intéresse à ce seul énoncé et en examine les traductions vers le français et l’anglais d’un point de vue chronologique et linguistique. Au départ nous avons recherché les traductions de ce roman et observé comment les deux occurrences de fehlen ont été traduites au cours des siècles. Notre corpus de travail est donc une collection de traductions éditées en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis entre les XVIII e et XXI e siècles, sélectionnées selon des critères de choix expliqués dans la partie 1. L’étude linguistique de la citation originale est exposée dans la partie 2 et reprend des éléments de l’analyse de l’expression du manque en allemand menée par Alain Cambourian, de l’approche énonciative menée en français par Alain Delplanque et de l’étude menée par Olivier Polge sur les verbes anglais want et lack (voir les trois contributions dans ce volume). Ces trois démarches sont intégrées à notre analyse comparative morphosyntaxique (partie 3) qui propose une mise en perspective des traductions en observant plusieurs marqueurs linguistiques. Notre réflexion s’élargit autour de notions centrales en traduction, telles la fidélité et la justesse (partie 4) où une traduction linguistiquement juste2 de la citation de Goethe sera finalement proposée en français et en anglais.  







2 La terminologie utilisée est celle utilisée par Quivy (2010).

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

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1 Corpus d’étude des citations La partie chronologique de notre recherche s’appuie sur deux références centrales de l’œuvre de Goethe et de ses traductions : – l’article de Helmreich (1999) qui donne une liste précise des traductions françaises du roman imprimées entre 1776 (date de la première traduction éditée en français) et 1850 ; son analyse propose des comparaisons lexicologiques riches quant aux choix des traducteurs au fil des siècles ; – et l’article de Long (1915) qui fournit un inventaire similaire pour l’anglais accompagné de remarques sociétales et historiques sur l’accueil du roman de Goethe en Angleterre.  





Johann Wolfgang von Goethe fait paraître son roman épistolaire en 1774 de façon anonyme lors de la grande foire commerciale de Leipzig. Cet ouvrage a un tel écho littéraire en Europe qu’il est très rapidement traduit dans de nombreuses langues. De plus, ce roman s’inscrit dans le courant politique et littéraire allemand du Sturm und Drang3 de la fin du XVIII e siècle, courant novateur qui intéresse les salons européens. Ainsi, la première traduction française connue est attribuée au Baron de Seckendorff et est éditée en français en 1776, suivie par celle de Deyverdun la même année ; une troisième traduction signée par Philippe Charles Aubry paraît en 1777. Il faut attendre la parution de ces trois traductions françaises pour que la première traduction en anglais, attribuée à Malthus, paraisse en 1779 ; il s’agit d’une retraduction, car le texte source est la traduction française d’Aubry, et non l’original en langue allemande de Goethe. En 1787, Goethe écrit une seconde version des Leiden des jungen Werther4, légèrement remaniée (ein überarbeiteter Text von 1787). La citation de notre étude n’est pas modifiée dans cette nouvelle édition. En France, entre 1776 et 1850, ce roman ne connaît pas moins de dix traductions différentes. Toutes traductions confondues, on recense avant 1850 plus de quarante éditions françaises du Werther. En Angleterre, à partir de 1779, date de la première traduction en anglais par Malthus, une passion s’empare du Werther, considéré comme le premier roman psychologique traitant du suicide. Ainsi, dans la Encyclopedia of Depression (2010, p. 224), Wasmer Andrews indique que le Werther de Goethe est considéré encore de nos jours comme un roman phare de la littérature portant sur le suicide :  







3 Le Sturm und Drang (« Tempête et Passion ») est un mouvement politique et littéraire allemand de la seconde moitié du XVIII e siècle, dont Goethe aurait initié la première phase. 4 Le -s du titre original, Werthers, marque du génitif allemand, disparaît dans le titre de cette réédition.  



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Joëlle Popineau

Goethe gained worldwide fame for his novel The Sorrows of Young Werther (1774), a tale of unrequited love that culminates in depression and suicide. The novel achieved notoriety when it inspired numerous copycat suicides among readers. It is still regarded as a seminal book in the literature of depression.

Ce sont huit traductions anglaises (ibid., p. 170 et suiv.) qui sont recensées entre 1779 et 1850 et de très nombreuses imitations5 sont publiées outre-Manche pour faire face à la forte demande. Aucun ouvrage n’a recensé les traductions et éditions parues entre 1850 et 2018 pour le français ou l’anglais. Face à la multitude des traductions et éditions en français comme en anglais, un choix de traductions s’imposait pour la constitution de notre corpus d’étude. De plus, certaines éditions et traductions du roman de Goethe sont rares (et onéreuses), font partie de fonds de bibliothèques non consultables ou appartiennent à des collectionneurs ou libraires-antiquaires. Ainsi, deux critères ont été retenus : le critère chronologique et la disponibilité6 de la traduction ou édition. La combinaison de ces critères a abouti à une sélection finale de onze traductions françaises et treize traductions anglaises avec : – présence d’une traduction au moins par siècle d’étude ; – et intégration des éditions les plus connues et citées par les spécialistes en littérature comparée allemande et chercheurs goethéens (dont Helmreich et Long).  







Malgré nos efforts, les traductions du XVIII e siècle sont sous-représentées du fait de l’impossibilité de les (re)trouver7. Présentés de façon chronologique, les textes des traductions ont été retrouvés par le biais de différents sites internationaux (gutenberg.org, books.google.fr ou books.google.de) et universitaires (gallica.bnf.fr, entre autres) et constituent cette compilation sélective non exhaustive par siècle.

5 Le roman de Goethe a été suivi par différents romans britanniques partageant des points communs avec le Werther (mêmes personnages, même intrigue amoureuse, même genre littéraire). 6 Outre la rareté et la cherté, certaines traductions et éditions ont disparu au fil des siècles ou sont épuisées. 7 Il a été impossible de trouver les textes de certaines traductions pourtant répertoriées.

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Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

1.1 Étude chronologique et contexte littéraire des citations en français Ce roman est traduit dès 1776 en français du fait de son grand succès :  

(4) « Voilà ce que c’est, que de se manquer à soi-même ; tout alors nous manque. » (Les Souffrances du jeune Werther, traduction par le Baron S. de Seckendorff, 1776 [http://gallica.bnf.fr])  







(5) « Oui, tout nous manque, si nous nous abandonnons nous-mêmes. » (Werther, traduction de J. G. Deyverdun, Maastricht, 1776)  



Bien que précédée par deux traductions antérieures8, la traduction du Werther par Philippe Charles Aubry en 1777 s’impose comme la traduction de référence en français ; on retrouve dans les traductions parues aux siècles suivants de larges extraits issus de la traduction d’Aubry :  



(6) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. » (Les Passums9 du jeune Werther, Goethe, traduction du Comte de Schmettau sous le pseudonyme de Ph. C. Aubry, 1777)  



L’Âge d’or des traductions françaises du Werther est le XIX e siècle, qui voit la parution de six traductions françaises : trois sont effectuées par Pierre Leroux, sous différents pseudonymes (dont une traduction anonyme, s. n. [sans nom]), successivement en 1829, 1839 et 1845 :  



(7) « Hélas, tout nous manque quand nous nous manquons à nous-mêmes. » (Les souffrances du jeune Werther, Goethe, traduction de Henri la Bédoyère (comte de), 1809 [http://gallica.bnf.fr])  



(8) « Tout nous manque lorsque nous nous manquons à nous-mêmes. » (Werther, traduction de Charles-Louis de Sévelinges, 1825)  



8 La première traduction du Werther de Goethe en français est chronologiquement celle du baron S. de Seckendorff, publiée en 1776, sous le titre Les Souffrances du jeune Werther. Celle-ci est suivie de la traduction de Deyverdun J.-G., publiée la même année sous le titre Werther, Maastricht, Dufour et Roux. 9 En 1784, une nouvelle édition porte le titre les Passions du jeune Werther de C. Aubry.  

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Joëlle Popineau

(9) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. » (Werther par Goethe, traduction nouvelle par Pierre Leroux, Paris, 1829 (s. n.), 1839– 1845 [www.archive.org]  



La traduction de J. Porchat (1860) dénote par son originalité générique :  

(10) « Quand l’homme se manque à lui-même, tout lui manque. » (Œuvre de Goethe, traduction de Jacques Porchat, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1860 [http://fr.wikisource.org])  



Au XX e siècle, le rythme des traductions et retraductions ralentit. Ainsi, en 1928 est éditée la traduction française de Bernard Groethuysen, publiée ensuite en 1954 dans la collection La Pléiade :  

(2) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. » (Romans, Les souffrances du Jeune Werther, J. W. von Goethe, traduction de B. Groethuysen, 1928)  



Cette version devient la traduction de référence du roman de Goethe, bien que peu originale (Helmreich, 1999, p. 191) :  



L’une des traductions les plus répandues actuellement (notamment dans l’édition des Romans de Goethe de la « Bibliothèque de la Pléiade ») signée par Bernard Groethuysen n’est guère qu’une reprise, presque dépourvue de retouches du texte de Leroux – un plagiat dont les lecteurs d’ailleurs ne sont pas avertis.  



Le texte contiendrait de nombreux emprunts de traductions éditées au siècle précédent, ayant elles-mêmes emprunté de nombreux passages à la traduction de Sévelinges parue en 1787. Il est à noter que les premiers traducteurs recouraient à différents types de pratiques transtextuelles : échos, reprises d’ordre structurel, emprunts d’idées ou de formulations, transpositions, plagiat (cf. Couton, 2006). Dans une édition bilingue, Buriot Darsiles introduit une originalité :  



(11) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout ne nous manque-t-il pas ? » (Goethe, Les Souffrances du Jeune Werther, traduit et préfacé par H. Buriot Darsiles, Paris, Aubier, 1930)  





Enfin, de nouvelles traductions françaises ne sont éditées que vers la fin du siècle :  

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Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

(12) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. » (Forget P., Les passions du Jeune Werther, Paris, Imprimerie nationale, 1994)  



(13) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. » (Les Souffrances du Jeune Werther, Helmreich Chr., Paris, Éditions poche, 1999)  



Aucune nouvelle traduction française n’est encore éditée au des rumeurs de projets de nouvelle traduction circulent.

XXI e

siècle ; seules  

1.2 Étude chronologique et contexte littéraire des traductions anglaises En Angleterre, la première traduction éditée du roman de Goethe est effectuée par Malthus et Graves en 177910 ; elle a pour titre The Sorrows of Werter, complété du sous-titre A German Story, qui est plus explicite pour les lecteurs anglais. Des doutes subsistent quant à l’identité de l’auteur de la traduction ; de plus la qualité de l’ensemble laisse à désirer (cf. Coetzee, 2017), dans la mesure où il s’agit d’une retraduction vers l’anglais à partir d’une traduction française et que des passages entiers ont été omis, censurés ou résumés afin de ne pas offenser les lecteurs anglais ; ce sont des pratiques assez courantes au XVIII e siècle.  





(14) « When we give ourselves up every thing fails us. » (The Sorrows of Werter: a German Story, Johann Wolfgang von Goethe, traduction par D. Malthus, London, R. Graves, 1779 [http://books.google.com])  



Nous n’avons pas pu avoir accès à d’autres traductions anglaises parues au XVIII e siècle pour deux raisons. D’une part, la deuxième traduction anglaise, Werther and Charlotte, a German Story, parue en 1786 de façon anonyme, est introuvable, que ce soit en version papier ou en version numérique. D’autre part, même si la troisième traduction anglaise répertoriée effectuée par John Gifford11 « à partir de la véritable édition française de Monsieur Aubry » (from the Genuine French Edition of Monsieur Aubry) parue en 1789 a été trouvée en format numérique12, la citation étudiée est omise dans le texte, ce qui est une pratique courante.  



10 Cette première traduction anglaise est celle de la version originale de 1774 du roman. 11 [https://books.google.fr]. 12 L’auteure remercie Bert Peeters, Honorary Associate Professor, Australian National University, pour son aide dans les recherches de traductions rares référencées en Australie.

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Joëlle Popineau

Une nouvelle traduction paraît au tout début du XIX e siècle :  

(15) « When we yield to despair, every thing abandons us. » (The sorrows of Werter, translated from the German of Baron von Goethe by William Render, 1801 [http://books.google.com])  



Puis suit la traduction de Carlyle13 dont le texte source est la (deuxième) version remaniée du roman publiée en 1787. (16) « Once we give ourselves up, we are totally lost. » (The Sorrows of Young Werther, traduction Thomas Carlyle, 1854)  



Cinq nouvelles traductions en anglais et américain sont publiées au XX e siècle, prémices d’une passion renouvelée pour l’œuvre de Goethe et du dynamisme de la germanistique outre-Atlantique. Celles-ci deviennent des références des programmes en littérature comparée dans les universités américaines, chaque université privilégiant une version, qui est soit recommandée par l’un des professeurs en poste, soit traduite par le professeur en poste et éditée par les presses de l’université concernée :  

(17) « Once we give ourselves up, we are totally lost. » (The Sorrows of Werther, J. W. von Goethe, 1917, traduction de Eliot Charles William)  





(18) « Once we give ourselves up, we are totally lost. » (The Sufferings of Young Werther, Goethe Johann W. von, translated by Harry Steinhauer, New York, 1970)  



(19) « Once we are lost unto ourselves, everything else is lost to us. » (The Sorrows of Young Werther and Novella, Goethe, translated from the German by Elizabeth Mayer & Louise Bogan, 1971)  



(20) « Once we give ourselves up, we are lost. » (The Sorrows of Young Werther, translated by Victor Lange and Judith Ryan, 1989)  



13 Thomas Carlyle (1795–1881), essayiste écossais, a entretenu une correspondance avec Goethe de 1824 à 1832.

351

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

(21) « Once we are lost unto ourselves, everything is lost to us. » (The Sorrows of Young Werther, Johann Wolfgang von Goethe, traduction de Michael Hulse, 1989)  



Contrairement à la France, le rythme des traductions éditées du Werther de Goethe reprend au début du XXI e siècle en langue anglaise, avec cinq nouvelles traductions parues sur le continent américain en moins de quinze ans ; c’est un record pour un ouvrage écrit en 1774, peu de livres ayant suscité autant d’énergie éditrice.  

(22) « Once we give ourselves up, we are totally lost. » (The Sorrows of Young Werther, Author: J. W. von Goethe, traduction de R. D. Boylan, 2001 [http:// www.gutenberg.org])  





(23) « When we have lost ourselves, we have lost everything. » (The Sorrows of Young Werther, a new translation by Burton Pike, 200414, édition de 1774 [http://www.scribd.com])  



(24) « When we lack ourselves, we lack everything. » (The Sorrows of Young Werther / Die Leiden des jungen Werther: a Dual-language Book (English and German), Edition by Johann Wolfgang von Goethe (Author), Stanley Appelbaum (Translator), 2004)  



(25) « When we are robbed of ourselves, we are robbed of everything. » (The Sorrows of Young Werther and Selected Writings (Signet Classics), Johann Wolfgang von Goethe (Author), traduction de Catherine Hutter, 2005)  



(3) « When we are inadequate in ourselves, everything seems inadequate to us. » (The Sufferings of Young Werther, Johann Wolfgang von Goethe, a new translation by Stanley Corngold, 2012)  



14 This version is acclaimed as the “definitive” English version. (À sa sortie, la critique a salué la traduction de B. Pike comme étant la traduction « ultime ») ; deux nouvelles traductions seront éditées ultérieurement.  





352

Joëlle Popineau

2 Analyse linguistique de la citation de Goethe Comme il a été dit précédemment, l’analyse linguistique menée dans cette deuxième partie fait référence à trois études dans ce volume : – celle d’Alain Cambourian sur mancus dans la première partie de son article ; – celle d’Alain Delplanque, et plus spécifiquement à la partie traitant de « manquer à » ; – celle d’Olivier Polge sur les équivalents anglais de manquer.  







2.1 Analyse linguistique en allemand La citation originale étant en allemand, nous commençons notre analyse linguistique par cette langue. Dans son étude dans ce volume, Alain Cambourian retrace l’évolution diachronique de manquer en français et explique que manquer est entré en allemand sous la forme mangeln par « le biais de [l’]emprunt au bas-latin mancus, manca, mancum, au cours de la deuxième moitié du IX e siècle ». Cependant Goethe n’utilise pas le verbe mangeln dans sa citation, mais le verbe fehlen. Passons en revue tous les constituants de cette citation en nous appuyant sur le travail d’Alain Cambourian15.  



(1)

Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles.

Wenn

wir

uns

selbst

fehlen

fehlt

uns

doch

alles

SUBCONJ

PRN 1 PL PL

RE FLDAT FL DAT 1 PL

INT ENS

V - P RS 1 P L

V-P PRS RS 3 SG

PR NDAT 1 PL

PAR T . IL L PART

GN

Si

nous

à nous

mêmes manquer manquer à nous

alors

tout

L’énoncé qui nous intéresse est assertif et se compose d’une subordonnée et d’une proposition principale. Wenn est une conjonction de subordination et a le sens de condition « si », comme elle est placée en début de phrase. Selon le CNRTL , « si introduit la protase d’un système hypothétique (si p, q); il marque que la protase p est telle que, dans tous les cas où elle est vérifiée, l’apodose q l’est également16 ». La traduction par quand en français est ambiguë : quand  









15 L’auteure remercie Alain Cambourian de son aide précieuse dans cette analyse linguistique et sémantique détaillée. 16 [http://www.cnrtl.fr/definition/si].

353

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

peut avoir une valeur causale (à partir du moment où), temporelle (marquant la simultanéité avec le fait exprimé par le verbe de la principale) ou hypothétique17. Wir est un pronom personnel de première personne du pluriel, ayant la fonction de groupe nominal sujet de fehlen. Uns, ici datif de wir, est un pronom personnel complément et le siège du procès. Selbst fait corps avec uns et donc avec wir, pour lui conférer un accent particulier : il « situe le GN dont il est l’expansion [à droite] par rapport à l’ensemble des « autres » et l’en exclut » (Schanen, 2006, § 621). Fehlen est le verbe, au présent, forme plurielle ; fehlt est sa forme au singulier (3e personne). Uns 2 est très exactement le même que le premier, au datif lui aussi. Doch est étiqueté comme un adverbe dans le dictionnaire Sachs-Villatte. Selon Schanen (2006), c’est une particule illocutoire ; Pérennec et Dalmas (2002, p. 301), quant à eux, parlent de « mot du discours » : « doch renforce l’assertion de l’énoncé où il figure en indiquant qu’il n’est que la reprise d’un énoncé, ici implicite, faisant l’objet d’un consensus ». Alles est étiqueté comme un pronom dans les dictionnaires ; mais à quel nom se réfère-t-il si c’est le cas ? All- est un déterminatif, qui implique le défini par épuisement de l’ensemble qu’il désigne. Il est ici en fonction de groupe nominal sujet de fehlt.  































Quelle est la situation de cette séquence ? Le lecteur est à peu près à la moitié du roman lorsque la citation apparaît dans la lettre du 22 août. Nous pensons que cette citation exprime une rupture : Werther est épris de Charlotte, déjà promise à Albert, et le poids de cet amour impossible engendre souffrances et dysfonctionnement chez Werther jusqu’à son suicide inexorable. Que vient faire ce pronom wir à ce moment du livre ? Les lettres précédentes sont toutes écrites à la première personne, et brusquement, wir apparaît dans cette citation, pour peu de temps, car la suite est de nouveau à la première personne du singulier. Alain Cambourian pose que doch porte ici sur l’assertion toute entière, et audelà sur le rapport entre l’assertion wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles et le contexte précédent. La portée de la citation dépasse même le contexte précédent et se rapporte à toute la situation, à savoir la relation qui existe entre Werther et son ami épistolaire Wilhelm : Werther interpelle Wilhelm sur le contenu de l’assertion qu’il produit. Alain Cambourian propose une interprétation reliant intérieur (wir selbst) et extérieur (alles) : il s’agit d’un dysfonctionnement interne et externe qui est exprimé dans le verbe fehlen et dans la citation dans son ensemble.  









17 [http://www.cnrtl.fr/definition/quand].

354

Joëlle Popineau

2.2 Analyse linguistique en français Dans son travail s’inscrivant dans le cadre de la TOPE18, Alain Delplanque propose un tableau général des acceptions en français du verbe manquer (reproduit partiellement ci-dessous tableau 1, partie 4) qui se divisent en deux catégories suivant que le sujet syntaxique est le siège du manque ou l’objet manquant :  

Tableau 1 : Acceptions en français du verbe manquer type de construction

type 1 objet manqué, action manquée l’assertion porte sur une action potentielle

type 2 objet manquant l’assertion porte sur un état (localisation / possession / qualification)

Le président a manqué à sa promesse Elle a manqué aux lois de l’hospitalité Il a manqué à l’honnêteté

La télé a beaucoup manqué à ma soeur Deux noms manquent à la liste

… b) manquer à C2

Son père lui manque Les mots nous manquent

Ainsi, la citation française [3a] « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. »  



contient les deux types de constructions manquer à : dans la subordonnée introduite par quand, nous nous manquons à nous-mêmes est une construction de type 1 (objet manqué, action manquée) ; la principale tout nous manque contient une construction de type 2 (objet manquant). A. Delplanque détaille ces deux descriptions :  





[…] le complément A peut être considéré comme le siège du manque, tout en soulignant que ce terme n’est pas simplement le détenteur potentiel de la propriété B, mais plus précisément le détenteur souhaitable de cette propriété. L’assertion repose en effet sur un préconstruit, correspondant au caractère habituel de la relation A–B, ou au caractère normatif de cette relation. […] Lorsque A est un être animé, l’habitude justifiant l’attente, l’expression du manque traduit alors la privation de A, éventuellement la souffrance qu’il en éprouve (une attente contrariée ou une affection frustrée). (Delplanque, dans ce volume)

18 Théorie des Opérations Prédicatives et Énonciatives (TOPE) d’Antoine Culioli.

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

355

Le préconstruit stipule ici qu’habituellement ou de façon normative, on ne se manque pas à soi-même, et cette privation devient souffrances, ce qui est le titre traduit en français. L’interprétation ici livre le sens de « privation de quelque chose qui est attendu ».  



2.3 Analyse linguistique en anglais Oliver Polge propose d’étudier les opérations mentales relevées dans les équivalents anglais de manquer (want, need, miss et lack entre autres) dans le cade de la TOPE ; le but est de proposer une représentation unique de l’expression du manque :  



Seul le constat de manque est pourvu d’un système autonome de coordonnées énonciatives, spatio-temporelles et subjectives par rapport à la situation d’énonciation. L’élément manquant représente quant à lui un élément apprécié favorablement, soit attendu, ou préconstruit, soit reconstruit, soit à atteindre. (Polge, dans ce volume)

Illustrée par de nombreux exemples, la démonstration linguistique menée par Polge envisage les différents équivalents anglais de manquer et propose la notion de remédiabilité comme critère discriminatoire, marquée par un to infinitif en syntaxe anglaise :  

[…] certains marqueurs en sont venus à exprimer un manque remédiable, notamment falloir en français, fail to, need et want en anglais. D’autres se limitent à l’expression d’un manque non remédiable : manquer en français, lack, fail et miss en anglais. En anglais, les premiers se distinguent par la possibilité d’une complémentation infinitive, qui permet de projeter dans l’avenir une remédiation possible. (Polge, ce volume)  

Le tableau récapitulatif proposé par Polge permet ainsi de caractériser les verbes étudiés exprimant le manque en anglais ; lack est défini comme un manque irrémédiable qui a pour synonyme to be deficient in, alors que need est un manque remédiable (to require sthg) et que miss exprime un événement raté. Ce tableau sera utilisé lors des propositions de traductions en anglais. Ces trois analyses seront reprises lors de notre analyse linguistique des traductions et permettront de relever les marqueurs construisant l’interprétation de la citation de Goethe.  

356

Joëlle Popineau

3 Analyse morphosyntaxique et sémantique des traductions Les descriptions morphosyntaxiques proposées dans cette étude se présentent sous forme de gloses faites à l’aide des Leipzig Glossing Rules de l’Institut Max Planck. Chaque exemple se présente comme une succession alignée de plusieurs lignes. Les exemples comportent 3 lignes, à savoir la citation en français ou en anglais, une description morphosyntaxique des catégories grammaticales ; les gloses mot-à-mot données sont les traductions les plus fréquentes issues du SachsVillatte et permettent de donner le sens général. Ainsi, dans la citation originale en allemand (1), le verbe fehlen apparaît à deux reprises19 : la première occurrence est pronominale réfléchie20 (sich selbst fehlen) et la seconde est transitive indirecte (alles fehlt uns), uns étant la forme au datif de wir (« nous ») :  





(1)





Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles. Wenn

wir

uns

selbst

SU SUBCONJ BCONJ PRN 1 PL REFL 1 PL INTENS

Si

nous

nous

fehlen

fehlt

uns

V - PRS 1 PL

V - PRS 3 SG

PRN 1 PL DA DAT T PART . IL I LL L GN

doch

mêmes manquer manquer nous

donc

alles tout

La traduction courante en français de fehlen est manquer, que l’on retrouve deux fois dans la traduction française (2), avec les formes manquons (V - PRS 1 PL ) et manque (V - PRS 3 SG ) ; la première occurrence est pronominale réfléchie (se manquer à soi-même) et la seconde est un emploi transitif indirect (manquer à).  

(2)

Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. Quand nous SUBCONJ

nous

P RN 1 PL R EFL EF L 1 PL

manquons à V - PRS 1 PL

nous-mêmes tout nous

P REP R EFL EF L 1 PL

GN

manque

P RN 1 PL V- PRS 3 SG

19 Y a-t-il une antanaclase – jeu de mots sur deux homophones qui ne sont pas synonymes – dans cette citation ? 20 L’auteure a soutenu sa thèse sur Les verbes pronominaux : étude théorique et appliquée à la TAO – Expérimentation sur trois langues (français, anglais, allemand) en 1992, à l’Université de Metz.  



357

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

Quant à la traduction anglaise (3) de S. Corngold (2012), inadequate21 apparaît à deux reprises, cet adjectif avec préfixe négatif in- n’est pas une traduction usuelle en anglais22 de fehlen.  

(3)

When we are inadequate in ourselves, everything seems inadequate to us. When

we

are

inadequate

in

ourselves

everything

seems

inadequate

to

SUBC SUB CONJ ONJ

1 PL PL

PR S 1 PL

ADJ

PR EP PRE P

RE FL 1 PL

GN

PRS 3 SG

A ADJ DJ

PRE P

us PRN 1 PL

quand

nous

être

mal adapté23

à

nous mêmes

tout

sembler

mal adapté

à

nous

La symétrie morphosyntaxique24 quasi parfaite entre le texte original allemand (1) et les traductions française (2) et anglaise (3), l’effacement de doch dans les deux langues, l’énigme sémantique contenue dans sich fehlen en allemand et dans se manquer à soi-même en français, l’emploi d’inadequate comme traduction non classique du texte anglais (3) ont éveillé très rapidement notre intérêt de traductrice et ont guidé notre recherche des différentes traductions françaises et anglaises éditées de la lettre du 22 août. Le but est d’en comparer lexique, syntaxe et sémantique afin de repérer les marqueurs linguistiques intervenant dans la traduction de fehlen vers le français et l’anglais et de définir le sens global de cette citation.

3.1 Mise en perspective morphosyntaxique des traductions françaises Pour mener à bien cette analyse, nous avons identifié différents marqueurs linguistiques en allemand et les avons repérés dans les traductions françaises : il s’agit de comprendre en quoi ces marqueurs aident à exprimer le dysfonctionnement contenu dans la citation.  

21 Inadequate signifie « unable to deal with a situation or with life » (« incapable de faire face à une situation ou à la vie ») [ma traduction], [https://en.oxforddictionaries.com/definition/inadequate]. 22 Fehlen se traduit communément par to miss et to lack en anglais suivant le sens, cf. [https://fr. pons.com]. 23 Il s’agit des traductions données par le Robert and Collins : « insuffisant » (ressources), « inadéquat » (habitation), « incompétent, mal adapté » (psychologie) ; ce dictionnaire propose aussi « ne pas être à la hauteur ». 24 On serait tenté de dire que de nombreuses traductions françaises sont des traductions littérales du texte allemand.  



























358

Joëlle Popineau

3.1.1 Ordre des propositions (si p, q) L’ordre syntaxique (la subordonnée suivie d’une principale) de l’énoncé allemand étudié est un critère important dans notre analyse, car sémantisme et position sont liés. Dans la première traduction française effectuée par de Seckendorff (4), la structure de la phrase est modifiée, il n’y a plus de marqueur de subordonnée. L’emphase voilà ce que c’est que de (qui peut être rapprochée de la particule illocutoire doch ?) entraîne une modification de sens (« en conséquence, de ce fait ») ; de plus, alors est ajouté (et introduit une conclusion) : p, alors q. De plus, le verbe n’est plus conjugué : à la place se trouve un infinitif français, alors que l’original contient wir (PRN 1 PL ).  











(4)

Voilà ce que c’est, que de se manquer à soi-même ; tout alors nous manque.  

Voilà ce que c’est que de se REF L

manquer à

soi-même tout alors nous

V . IINF NF

R RE EFL FL

PRE P

PRN

A ADV DV

P RN .1 PL

manque V . PR P RS S .3 SG

Dans la traduction de Deyverdun (5), l’ordre des propositions est modifié et le premier mot est un oui introductif (doch signifie entre autres « oui »). La condition (conjonction si) ou hypothèse sur le présent (q, si p) est en seconde partie ; il semblerait que ces deux éléments tentent de traduire doch.  





(5)

Oui, tout nous manque, si nous nous abandonnons nous-mêmes. Oui tout nous GN

manque

PR P RN N .1 PL V . P RS .3 SG

si

nous

SUBCONJ SUBC ONJ PRN .1 P L

nous

abandonnons nous-mêmes

R RF FL L .1 P PL L V . PR P RS S .1 P L

R RF FL L .1 P L

Henri de la Bédoyère (traduction de 1809) ajoute l’interjection hélas en début de cet énoncé assertif ; cette explicitation25 adjoint un sens nouveau, « un regret des conséquences26 (des faits qui suivent pour Werther lui-même ou pour quelqu’un d’autre) » absent en allemand. Doch n’est pas traduit et l’ordre des propositions est modifié (q, si p) :  







25 Ce terme fait référence aux procédés de traduction décrits par Vinay et Darbelnet (1958), Chuquet et Paillard (1987), Guillemin-Flescher (1993 [1981]) et Vreck (2002). 26 [http://www.cnrtl.fr/definition/hélas].

359

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

(7)

Hélas, tout nous manque quand nous nous manquons à nous-mêmes. Hélas tout nous INTRJ

D AT . P PRN RN .1 PL

GN

manque

quand

nous

nous

manquons à

nous-mêmes

V . PRS .3 SG

SUBCONJ

P PRN RN .1 P PL L

DAT . RFL .1 PL

V . PRS .1 P PL L

REF REFL L .1 PL

PREP

Charles-Louis de Sévelinges (traduction de 1825) efface doch dans sa traduction et intervertit l’ordre des propositions de la phrase allemande. Ce changement de position entraîne un changement de sens : lorsque introduit une simultanéité temporelle entre le procès de la proposition subordonnée et celui de la proposition principale27 ; la condition de la citation allemande disparaît :  



(8)



Tout nous manque lorsque nous nous manquons à nous-mêmes. Tout

nous

manque

lorsque

nous

nous

manquons

à

nous-mêmes

GN GN

PR PRN N .1 P PL L

V . PR P RS S .3 SG

SUBCONJ

PRN .1 P PL L

REF RE FL L .1 P PL L

V . PR ES .1 P PL L

PRE PREP P

DAT - R REF EF L .1 PL PL

La traduction d’Aubry (6), quant à elle, peut être qualifiée de traduction linéaire avec respect de l’ordre des propositions (si p, q), avec cependant un effacement de doch :  

(6)

Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque. Quand

nous

nous

manquons

à

nous-mêmes

tout

nous

manque

SUBCONJ

PRN .1 PL PL

RE REF FL L .1 P PL L

V.P PRS RS .1 PL

P REP

REF L .1 PL PL

GN

PRN .1 PL PL

V . PR P RS S .3 SG

Les traductions françaises ultérieures prennent fréquemment appui sur la traduction d’Aubry et conservent l’ordre de la citation originale (si p, q) ; il s’agit des traductions 9, 10, 11, 12 et 13. En revanche, les traductions les plus anciennes montrent des changements syntaxiques avec modification sémantique. En (4), le subordonnant disparaît de la traduction, la notion de conséquence peut être déduite de voilà ce que c’est que de se manquer, qui est une formulation maladroite. La condition originale en allemand (si p, q) est remplacée par une causalité (p, alors q) ou une temporalité (p, quand q). Ce changement de position donne à la subordonnée un sens nouveau : elle complète et précise la principale ; il s’agit d’un faux-sens.  



27 [http://www.cnrtl.fr/definition/lorsque].



360

Joëlle Popineau

3.1.2 Tentatives de traduction de doch Le roman épistolaire, tel le Werther de Goethe, a pour principal ressort un renforcement de l’effet de réel : le lecteur a le sentiment de s’introduire dans l’intimité des personnages à leur insu. Ainsi doch, particule illocutoire28, renforce ce lien intime : Werther s’adresse à son ami Wilhelm par le biais de lettres, en appelle à son empathie et recherche une approbation. Tous siècles confondus, la grande majorité des traducteurs français (qu’il s’agisse d’Aubry, Groethuysen, Leroux, Forget ou encore Helmreich) n’ont pas traduit doch, causant une sous-traduction : la recherche de la réaction du lecteur a disparu de leur texte. De leur côté, Deyverdun (5) et de la Bédoyère (7) essaient de traduire doch de façon plus ou moins réussie (oui ou hélas). Une des tentatives les plus réussies de traduction de doch est celle de Buriot Darsiles, qui introduit une question rhétorique exprimant l’approbation tant recherchée (« n’est-il pas vrai ? ») :  













(11) Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout ne nous manque-t-il pas ?  

Quand

nous

nous

manquons à

nous-mêmes tout ne-pas nous

manque-

t-il

SUBCONJ

PRN .1 PL

REFL .1 PL PL

V . PRS P RS .1 PL

RE REFL FL 1 PL

V . PRS .3 SG

INTER INTE R

PREP PRE P

GN

NE NEG G

PRN .1 PL

3.1.3 S’abandonner soi-même et se manquer à soi-même Les traductions françaises proposent deux verbes pronominaux ou à valeur pronominale pour fehlen : s’abandonner soi-même et se manquer à soi-même. S’abandonner soi-même regroupe trois sens dans le CNRTL 29 : « se laisser à soimême » (être seul), « se laisser aller » (renoncer à agir ou renoncer à la possession ou surveillance de soi-même) et « se négliger ». Se manquer à soi-même ne figure pas sous l’entrée manquer du CNRTL . L’énigme reste entière : que peut bien vouloir dire se manquer à soi-même ? Le décalage ou dysfonctionnement dégagé lors de l’analyse sémantique (§ 2.1) s’impose de plus en plus.  

















28 « Si « illocutoire » désigne, selon une définition courante, un acte de langage servant à signifier et à induire une réaction langagière – qu’est-ce qui dans le langage n’est pas illocutoire ? Il s’agit bien toujours de signifier quelque chose à quelqu’un, et pas pour rien, mais pour solliciter une réaction, verbale ou autre… » (Briu, 1995, p. 109). 29 [http://www.cnrtl.fr/definition/abandonner].  











361

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

3.1.4 Valeur générique Une des traductions étudiées (Porchat, 1860) se démarque, car elle propose une lecture générique (l’homme) à cette citation, lui conférant le statut de maxime. Il est vrai que le wir semble incongru à ce stade du livre, car le reste du texte est à la première personne du singulier :  

(10) Quand l’homme se manque à lui-même, tout lui manque. Quand

l’homme se

SU SUBCONJ BCONJ PRN .1 PL

manque

à

lui-même tout lui

REF REFL L .1 PL V . PRS .1 PL PREP REFL .1 PL

GN

manque

PRN .1 PL V . PRS .3 SG

3.1.5 Récapitulatif Le tableau 2 propose une comparaison terme à terme entre le texte allemand de départ et les onze traductions françaises ; les fréquences sont données entre parenthèses. Le listage des traductions proposé en dessous montre la régularité lexicale et la symétrie des traductions françaises.  

Tableau 2 : Fréquence lexicale en français Wenn

wir

uns

SUBCONJ

P RN .1 P L

DAT . RE FL .1 PL PL

INTE NS

V . P RES RE S .1 PL

Quand (7)

nous (9)

à nous (9)

mêmes (9)

manquons (8)

Lorsque (1)

l’homme

nous

lui

se

Si (1)

selbst

fehlen

fehlt

uns

doch

alles

V . P RE S .3 SG

DAT . P RN .1 PL

P ART . ILL

GN

manque (11)

à nous (9)

donc

tout (11)

abandonnons (1)

nous (1)

oui ?

manque (1)

lui (1)

ne… pas

manquer (1)

oui



alors

(4) « Voilà ce que c’est, que de se manquer à soi-même ; tout alors nous manque » (Seckendorff, 1776). (5) « Oui, tout nous manque, si nous nous abandonnons nous-mêmes » (Deyverdun, 1776). (6) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque » (Aubry, 1777). (7) « Hélas, tout nous manque quand nous nous manquons à nous-mêmes » (Bédoyère, 1809). (8) « Tout nous manque lorsque nous nous manquons à nous-mêmes » (Sévelinges, 1825). (9) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque » (Leroux, 1829, 1839, 1845).  

























362

Joëlle Popineau

(10) « Quand l’homme se manque à lui-même, tout lui manque » (Porchat, 1860). (2) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque » (Groethuysen, 1928). (11) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout ne nous manque-t-il pas ? » (Buriot Darsiles, 1930). (12) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque » (Forget, 1994). (13) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout nous manque » (Helmreich, 1999).  





















La diversité lexicale est faible : manquer semble être la traduction standard de fehlen (8 traductions sur 11 la proposent) ; peu d’auteurs proposent des nouveautés. Dans ce groupe de traductions, doch est peu souvent traduit et quelques tentatives sont à mettre en avant (oui, si, question rhétorique). Nous sommes d’avis que doch constitue une des clés de la traduction (et compréhension) de cette citation. Doch porte ici sur l’assertion tout entière : comme signalé dans la partie 2, Werther interpelle son ami Wilhelm et cherche son approbation.  





3.2 Description morphosyntaxique des traductions anglaises Comme nous l’avons fait pour le français, des marqueurs linguistiques sont analysés dans les traductions anglaises, permettant de circonscrire le sens de la citation.

3.2.1 Traduction de la condition (si p, q) : when et once  

Les traducteurs anglais hésitent entre when (« quand ») et once (« dès que ») pour traduire wenn : parmi les 13 traductions anglaises étudiées, la répartition entre les deux mots est équilibrée : 6 pour when contre 7 pour once. Aucun auteur ne propose if (« si ») alors qu’il s’agit d’une condition en allemand. When a un sens temporel : « Dans l’énoncé complexe, when joue le plus souvent le rôle de conjonction introduisant une circonstancielle de temps. […] when S1, S2 : la proposition en when permet de poser la prémisse dont S2 sera la conséquence »30.  

















30 Adamczewski et Delmas (1998, p. 346).  







363

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

Once a le sens de as soon as (« dès que ») ou when (« quand »). L’élément intéressant avec once est qu’il signifie la succession immédiate de deux événements, le premier devant être révolu pour que le second commence : « something will happen immediately after something else has happened31 »; le sens induit est celui de conséquence. Par exemple, Malthus propose une traduction avec when :  















(14) When we give up ourselves every thing fails us. When

we

give up

SUBCONJ

PRN .1 PL

quand

nous

ourselves

every thing

fails

us

V . PRS .1 PL

REF REFL L .1 PL

PRN

V . PRS .3 SG

PRS .1 PL

abandonner

nous mêmes

tout

échouer

nous

alors que Boylan (2001) opte pour once :  

(22) Once we give up ourselves, we are totally lost. Once

we

SUBCONJ

P PRN RN .1 PL

une fois que nous

give up

ourselves

V . P RS .1 P PL L

R RFL FL .1 PL

we

abandonner nous mêmes

are

totally

lost

PRN .1 P L

V.P PRS RS .1 PL

ADV

PP

tout

être

totalement

perdu

3.2.2 Effacement ou non-traduction de doch Contrairement aux traductions françaises, aucune des traductions anglaises étudiées ne propose de traduction pour doch, qu’il s’agisse de la première traduction du Werther par Malthus en 1779 (voir (14) qui vient d’être rappelé) ou de la plus récente traduction de S. Corngold (2012) :  

(3)



When we are inadequate in ourselves, everything seems inadequate to us. When

we

are

inadequate

in

ourselves

everything seems

SUBCONJ

1PL

PRS P RS 1 PL

ADJ

P RE P PRE

REFL 1 PL

GN

quand

nous être

mal adapté32 à

nous mêmes tout

PRS 3 SG

inadequate to

us

ADJ

PRN P RN 1 PL

PRE P RE P

sembler mal adapté à

nous

31 [https://www.collinsdictionary.com]. 32 Il s’agit des traductions données par le Robert and Collins : « insuffisant » (ressources), « inadéquat » (habitation), « incompétent, mal adapté » (psychologie) ; ce dictionnaire propose aussi « ne pas être à la hauteur ».  



















364

Joëlle Popineau

Si on peut facilement expliquer cet effacement dans les textes du XVIII e siècle en arguant du fait que la première traduction en anglais, de 1779, est une retraduction à partir d’un texte français ne contenant pas doch (traduction d’Aubry), il paraît plus difficile d’expliquer pourquoi doch n’a pas été « réintroduit » dans les traductions modernes effectuées par les professeurstraducteurs outre-Atlantique.  



3.2.3 Symétrie et rythme : répétition de fehlen  

La citation originale contient deux fois le verbe fehlen sous deux formes verbales différentes. Seules cinq traductions anglaises conservent cette symétrie due à un verbe identique dans la subordonnée et la principale. Meyer et Bogan (1971) choisissent lost à la fois dans la principale et la subordonnée, reproduisant la symétrie / répétition de l’original allemand avec un changement de préposition (unto33 / to) :  

(19) Once we are lost unto ourselves, everything else is lost to us. Once

we

are

lost

unto

ourselves

everything else

is

lost

to

us

SUBC SUB CONJ ONJ

PR PRN N .1 PL

PRS .1 PL

PP

PR EP

R FL .1 PL

P PRN RN

V . PR S .3 SNG

PP

PRE PREP P

P PRN RN .1 PL

une fois que

nous

être

perdu

en

nous-mêmes

tout

être

perdu

à

nous

Pike (2004) propose également une traduction avec deux fois la forme verbale lost :  

(23) When we have lost ourselves, we have lost everything. when

we

have lost

ourselves

we

have lost

SUBCONJ

PRN .1 PL

PRF 1 PL

RFL

PRN .1 PL

PRF 1 PL

everything GN

quand

nous

être perdu

nous mêmes

nous

perdre

tout

Quant à Appelbaum (en 2004 également), il propose une traduction de la citation avec deux occurrences de lack34 (manquer) :  

33 D’après le Collins, « unto was used to indicate that something was done or given to someone » (unto était utilisé pour indiquer que quelque chose était fait ou donné à quelqu’un) ; il s’agit d’une préposition littéraire ou désuète. 34 Parmi les équivalents de manquer en anglais analysés par Polge, seul lack est choisi par un traducteur.  





365

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

(24) When we lack ourselves, we lack everything. lack

ourselves

we

lack

SU SUBCONJ BCONJ PRN .1 PL

when

we

V. PRS 1 PL

RFL

PRN .1 PL

V . PRS 1 PL

GN

quand

manquer de

nous mêmes

nous

manquer de

tout

nous

everything

Hutter (2005) traduit fehlen à deux reprises par to be robbed (« être volé, être privé de ») :  





(25) When we are robbed of ourselves, we are robbed of everything. When

we

are

robbed

of

ourselves

we

are

robbed

of

SUBCONJ

PRN .1 PL

P PRF RF 1 PL

PP

P RE P

RFL .1 PL

PRN .1 P PL L

V . PRES .1 PL

PP

P PREP RE P

everything PRN

quand

nous

être

voler

de

nous mêmes

nous

etre

voler

de

tout

Enfin Corngold en 2012 propose l’adjectif inadequate dans la subordonnée et la principale :  

(3)

When we are inadequate in ourselves, everything seems inadequate to us. When

we

are

inadequate in

ourselves

everything seems

SUBCONJ

1 PL

P PRS RS 1 PL

ADJ

REFL 1 PL PL

PRN

quand

nous être

P RE P PRE

mal adapté à

PRS 3 SG

nous mêmes tout

inadequate to

us

ADJ

PRN 1 P PL L

P PREP RE P

sembler mal adapté à

nous

3.2.4 Sich fehlen et les traductions proposées en anglais Alors que la traduction de fehlen en français est homogène, elle est plurielle en anglais : six traductions proposent to give up o. s., telle celle de Carlyle (1854) :  





(16) Once we give up ourselves, we are totally lost. Once

we

give up

ourselves

we

are

totally

lost

SUBCONJ

P PRN RN .1 PL

V . PRS .1 PL

RF L .1 PL PL

PRN .1 P L

V . PRS .1 PL

ADV

PP

être

totalement perdu

Une fois que nous

abandonner nous-mêmes nous

To lose (« perdre ») et ses dérivés (to be lost, « être perdu ») apparaissent dans trois traductions, dont celle de Meyer et Bogan (1971) :  









366

Joëlle Popineau

(19) Once we are lost unto ourselves, everything else is lost to us. Once

we

are

lost

unto

ourselves

everything else

is

lost

to

us

SUBC SUB CONJ ONJ

PR PRN N .1 PL

PRS .1 PL

PP

PR EP

R FL .1 PL

P PRN RN

V . PR S .3 SNG

PP

PRE PREP P

P PRN RN .1 PL

une fois que

nous

être

perdu

en

nous-mêmes

tout

être

perdu

à

nous

Dans la traduction de William Render (1801), la notion de désespoir (dispair) est introduite, le verbe étant à l’actif (nous cédons au désespoir) :  

(15) When we yield to despair, everything abandons us. When

we

yield

to

dispair

SU SUBCONJ BCONJ PRN .1 PL V . PRS .1 PL PREP N

quand

nous

céder

à

everything abandons V . PRS .3 SG

PRN

désespoir tout

us PRN . PRS .1 PL

abandonner nous

Appelbaum (24) propose to lack (« manquer ») qui est une traduction plus communément trouvée dans les dictionnaires bilingues ; lack signifie « be without or deficient in35 » (« être démuni ou ne pas avoir suffisamment de »). Une lecture réfléchie non trouvée dans les dictionnaires est proposée. Hutter (25) propose to be robbed (« être dévalisé »). De son côté, Corngold (2012) est le seul auteur à proposer un adjectif inadequate (« mal adapté ») pour la traduction de fehlen.  





















3.3.4 Valeur d’état ou valeur aspectuelle ?  

Pour six auteurs, la seconde occurrence de fehlen est traduite par to be + participe passé (lost ou robbed). Par exemple, la traduction de Carlyle (1854) propose to be lost dans la principale, comme celle d’Eliot (17) et celle de Steinhauer (18) qui en sont des reprises mot pour mot :  

(16)-(17)-(18) Once we give up ourselves, we are totally lost. Once

we

give up

ourselves

we

are

totally

lost

SUBCONJ

P PRN RN .1 PL

V . P RS .1 P L

R FL .1 P PL L

PRN .1 P L

V . PRS .1 PL

ADV

PP

être

totalement perdu

une fois que nous

abandonner nous-mêmes nous

35 [https://en.oxforddictionaries.com/definition/lack].

367

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

La valeur d’état repérée ici n’est pas « nécessairement inhérente au sémantisme du procès. Il s’agit souvent d’une valeur construite ; be + terme renvoyant à une propriété » (Guillemin-Flescher, 1993, p. 448) ; nous a pour propriété « être perdu ». La traduction de Hulse (1989) comprend to be lost à deux reprises : dans la première occurrence (subordonnée), we est sujet alors qu’il est un maléficiaire affecté négativement par la perte (to us) dans la principale :  

















(21) Once we are lost unto ourselves, everything else is lost to us. Once

we

SUBCONJ

PRN .1 P L V . PRS .1 PL

une fois que nous

are

être

lost

unto ourselves

PP

P RE P

perdus en

everything is

RFL .1 PL

lost

V . PRS P RS 3 SNG PP

PRN

nous mêmes tout

être

to

us

PREP PRN .1 PL PL

perdu à

nous

Pike (2004) opte pour l’aspect accompli (we have lost) dans les deux propositions et imite la symétrie du texte de départ, en modifiant le sens. Le processus a atteint son terme (le procès est envisagé comme accompli) ; la valeur aspectuelle tient ici à la forme verbale (Guillemin-Flescher (1993, p. 410–411) :  





(23) When we have lost ourselves, we have lost everything. when

we

have lost

ourselves

we

have lost

everything

CNJSUBR

PRN .1 PL

PRF 1 PL

RFL

PRN .1 PL

PRF 1 PL

PRN

quand

nous

être perdu

nous mêmes

nous

perdre

tout

Il convient de remarquer qu’en allemand, les deux occurrences de la citation de départ sont au présent du non-parfait ; il n’y pas la même valeur aspectuelle attachée à have lost.  

3.3.5 Transposition Trois auteurs effectuent des transpositions dans leur traduction ; alles (everything) devient un adverbe (totally) par exemple Boylan :  



(22) Once we give up ourselves, we are totally lost. Once

we

give up

ourselves

we

are

totally

C NJSUB R

P PRN RN .1 PL

V . P RS .1 P PL L

R RFL FL .1 PL

PRN .1 P L

V.P PRS RS .1 PL

ADV

PP

tout

être

totalement

perdu

une fois que nous

abandonner nous mêmes

lost

368

Joëlle Popineau

3.3.6 Autres sous-traduction et sur-traduction Outre doch, la traduction de Lange et Ryan (1989) efface alles :  

(20) Once we give up ourselves, we are lost. Once

we

give up

ourselves

we

are

SUBCONJ

PRN .1 PL

V . PRS .1 PL

RFL .1 PL

PRN .1 PL

V . PRS .1 PL

PP

abandonner

nous mêmes

tout

être

perdu

une fois que nous

lost

La dernière traduction anglaise parue (Corngold, 2012) introduit seems qui signifie « give the impression of being something or having a particular quality36 » (« donner l’impression d’être quelque chose ou d’avoir une qualité particulière »). Il s’agit de perception et de construction des apparences, « le sens d’apparence avec seem [correspondant] plutôt à la perception de quelque chose de statif37 » (Col, 2006, p. 10) :  













(3)



When we are inadequate in ourselves, everything seems inadequate to us. When

we

are

inadequate in

ourselves

everything seems

SUBCONJ

1 PL

P PRS RS 1 PL

ADJ

REFL 1 PL PL

PRN

quand

nous être

P RE P PRE

mal adapté à

nous mêmes tout

PRS 3 SG

inadequate to

us

ADJ

PRN 1 P PL L

P PREP RE P

sembler mal adapté à

nous

3.3.7 Récapitulatif des traductions anglaises La description lexicale menée est récapitulée dans le tableau 3 de variations ; les fréquences sont données entre parenthèses. Le listage des 13 traductions anglaises permet de voir une plus grande diversité lexicale qu’en français.  

36 [https://en.oxforddictionaries.com/definition/seem]. NRT L ). 37 Qui indique un état permanent (CCNRTL

369

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

Tableau 3 : Fréquence lexicale en anglais

Wenn

wir

uns

selbst

SUBCONJ

P RN .1 P PLL

DAT . REFL .1 P L

When (6)

we (11)

our unto ourselves

Once (7)

fehlen

fehlt

uns

doch

alles

IN INTENS TENS

V . PRES .1 PL

V . PRES .3 SNG

D AT . PRN .1 PL PL

P PART ART . IL L

GN

selves

give up (6)

fail (1)

us (5)

every thing (8)

(12)

yield to despair (1)

abandon (1)

to us

everything

of ourselves

are lost (2)

is lost (2)

we (8)

everyhing else

in ourselves

have lost (2)

are lost (5)

totally (4)

lack (1)

have lost (1)

ø (1)

are robbed of (1)

lack (1)

are inadequate in (1)

are robbed of (1) seems inadequate (1)

(14) (15) (16) (17) (18) (19)

« When we give ourselves up every thing fails us. » (Malthus, 1779) « When we yield to despair, every thing abandons us. » (Render, 1801) « Once we give ourselves up, we are totally lost. » (Carlyle, 1854) « Once we give ourselves up, we are totally lost. » (Eliot, 1917) « Once we give ourselves up, we are totally lost. » (Steinhauer, 1970) « Once we are lost unto ourselves, everything else is lost to us. » (Meyer et Bogan, 1971) « Once we give ourselves up, we are lost. » (Lange et Ryan, 1989) « Once we are lost unto ourselves, everything is lost to us. » (Hulse, 1989) « Once we give ourselves up, we are totally lost. » (Boylan, 2001) « When we have lost ourselves, we have lost everything. » (Pike, 2004) « When we lack ourselves, we lack everything. » (Appelbaum, 2004) « When we are robbed of ourselves, we are robbed of everything. » (Hutter, 2005) « When we are inadequate in ourselves, everything seems inadequate to us. » (Corngold, 2012)  





















(20) (21) (22) (23) (24) (25)

























(3)







Les traductions anglaises montrent une grande richesse lexicale pour la traduction du verbe exprimant le manque sich fehlen. La lecture pronominale est conservée dans toutes les traductions anglaises, même si elle semble artificielle : to give up o. s. ne fait pas partie des verbes essentiellement pronominaux en anglais38 et ce n’est pas un sens attesté de l’entrée to give up. Le manque est exprimé par un abandon (to give up), une perte (lost), un vol (robbed), un état de désespoir (despair), une insuffisance (lack).  



38 On peut se référer à Lauvray-Popineau (1992) sur la typologie en 19 classes des verbes pronominaux.

370

Joëlle Popineau

La condition originale contenue dans la conjonction de subordination wenn n’est pas exprimée en anglais et devient une temporalité ou une conséquence (when / once q, p). Le manque n’est pas marqué par une négation à une exception près, dans la traduction de Corngold où le préfixe privatif in- est utilisé. Le trait constant en anglais est l’omission de doch : aucun des traducteurs anglais ne l’a intégré à sa traduction. L’analyse morphosyntaxique menée en français et en anglais donne des pistes d’interprétation de la citation de Goethe que nous allons compléter de considérations traductologiques.

4 Vers une traduction linguistiquement juste de la citation de Goethe À la lumière des nombreux éléments linguistiques exposés dans les parties précédentes de ce chapitre, proposer une traduction de cette citation suppose de faire des choix. Comme le dit J.-R. Ladmiral, « condamné à être libre, le traducteur est un décideur » (Ladmiral, 2014, p. 77). Plusieurs stratégies s’offrent au traducteur : faut-il respecter la forme et / ou respecter le fond ?  









4.1 Vers une traduction morphosyntaxiquement fidèle, rigoureuse, juste, mesurée et correcte La terminologie utilisée dans cette partie est celle utilisée par Quivy (2010). Le « comment traduire » suppose le respect de cinq règles : la fidélité, la rigueur, la justesse, la mesure et la correction. Alors que la fidélité est grande dans les traductions anglaises, ce critère est le moins respecté dans les traductions françaises étudiées. Certaines traductions ont changé la syntaxe du texte source ou ont inversé l’ordre original entre subordonnée et principale. Parmi les traductions infidèles (cf. Mounin, 1955), on trouve – entre autres – les deux premières traductions françaises de Goethe :  







(4)

« Voilà ce que c’est, que de se manquer à soi-même ; tout alors nous manque. » (Seckendorff, 1776) « Oui, tout nous manque, si nous nous abandonnons nous-mêmes. » (Deyverdun, 1776)  





(5)





371

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

(7) (8)

« Hélas, tout nous manque quand nous nous manquons à nous-mêmes. » (Bédoyère, 1809) « Tout nous manque lorsque nous nous manquons à nous-mêmes. » (Sévelinges, 1825)  







Le deuxième critère (la rigueur) stipule que le traducteur doit se contraindre à tout traduire et ne pas faire d’omission, volontaire ou non. En ce sens, aucune traduction anglaise étudiée n’est rigoureuse, car aucun traducteur n’a traduit doch. Pouvons-nous affirmer que la traduction la plus rigoureuse est la traduction française de Buriot Darsiles ?  

(11) « Quand nous nous manquons à nous-mêmes, tout ne nous manque-t-il pas ? » (Buriot Darsiles, 1930)  





La mesure (ou prise en compte de l’équilibre du texte) semble respectée dans la majorité des traductions ; la traduction de Seckendorff (4) ne semble pas mesurée au vu du déséquilibre entre l’emphase introductive et la principale. Toutes les traductions étudiées sont correctes du point de vue orthographique et syntaxique, malgré quelques graphies étonnantes pour le lecteur contemporain (every thing en deux mots) :  



(14) « When we give ourselves up every thing fails us. » (Malthus, 1779) (15) « When we yield to despair, every thing abandons us. » (Render, 1801)  







C’est le troisième critère (la justesse) qui est à l’origine de la problématique exposée dans notre propos : comment proposer une traduction juste de la citation de Goethe ? En effet, la justesse implique de se rapprocher le plus près possible du sens de la citation source, en conservant les images, métaphores et idiomatismes. Ce point est le plus contestable car à plusieurs reprises, l’analyse a montré des effacements, des non-traductions ; l’énigme non élucidée du sens de « sich fehlen ou se manquer à soi-même » (§ 3.1.3) semble ne trouver d’explication qu’en dehors de la morphosyntaxe.  











4.2 La citation de Goethe exprime un dysfonctionnement Werther est un personnage emblématique de la période Sturm und Drang, dévoré par les passions, perturbé par des sentiments contradictoires pour Charlotte (Lotte), fille de notable qu’il a rencontrée à un bal ; il exprime librement ses  

372

Joëlle Popineau

sentiments dans ses lettres grâce au contact qu’il a avec la nature, élément important de ce courant littéraire. De plus, le roman met en scène des conflits sociaux entre Werther et la société dans laquelle il évolue (Werther, Lettre du 15 mai). Cette passion oscille entre enthousiasme immodéré et profonde désillusion et trouve son expression dans la citation (s’agit-il d’une maxime ?) du 22 août :  

(1)





Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles.

À partir de cette lettre, la suite du texte expose le mal-être de Werther, son dysfonctionnement interne (uns selbst) et son décalage par rapport au monde qui l’entoure (alles) : le lecteur assiste à la chute inexorable de Werther qui met fin à ses jours en se tirant une balle « au-dessus de l’oeil droit […] la cervelle avait jailli » (Buriot Darsiles, p. 150). Nous rejoignons le point de vue développé par Alain Cambourian. Manquer exprime ici l’idée de dysfonctionnement interne à Werther dans un premier temps, qui ensuite se transmet par mimétisme au reste du monde ; le siège du manque reste inchangé entre les deux propositions. L’une est condition de l’autre ; si la condition est remplie, la conséquence se trouve vérifiée. Peut-on comprendre que l’auteur de ces lignes, Werther, a perdu son harmonie interne, et que, par contagion ou contact, sa relation avec le monde extérieur a perdu toute harmonie ? En tant qu’être humain, Werther ne partage plus une normalité commune aux autres hommes, ce qui est exprimé par lack dans la traduction d’Appelbaum (2004) :  















(24) When we lack ourselves, we lack everything. when

we

lack

ourselves

we

lack

everything

SU SUBCONJ BCONJ

PRN .1 PL

V. PRS 1 PL

RF RFL L

PRN .1 PL

V . PRS 1 PL

GN

quand

nous

manquer de nous mêmes nous

manquer de tout

4.3 La citation de Goethe est une maxime De nombreux éléments linguistiques nous font dire que la citation de Goethe est une maxime. Et certains traducteurs ont effleuré la généralité (l’homme, we, lack) qui y est contenue. Il s’agit ici d’un manquement par rapport à une valeur humaine normale. La référence à ce préconstruit normatif fait écho à l’étude d’Alain Delplanque (§ 2.2) et se retrouve dans celle d’Olivier Polge sur lack, qui exprime cette valeur normale attendue :  



373

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

L’appréciation défavorable du manque avec lack n’est pas entraînée par le caractère habituel de l’élément manquant, puisque cet énoncé est précisément générique. Le caractère polémique et scandaleux du manque provient du fait que l’énonciateur fixe une valeur normale, attendue, qu’il apprécie favorablement tout en émettant un constat d’absence neutre. (Polge, dans ce volume)

Nous ne partageons pas la lecture schizophrénique (Hutter) ou biblique39 (Corngold) avancée par certains traducteurs ; y est omise la valeur normale préconstruite de l’harmonie interne à chaque être humain.  

4.4 Vers une traduction sémantiquement juste ?  

En conclusion et au vu des démonstrations linguistiques menées, nous proposons deux traductions sémantiquement justes de la citation de Goethe qui, nous l’espérons, expriment la notion de manque chez Werther :  

(1)

Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles.

(26) « Si nous ne fonctionnons pas bien à l’intérieur de nous-mêmes, alors rien ne fonctionne dans nos relations avec l’extérieur. »  



(27) « If we lack something inside ourselves, then everything goes wrong in the outside world. »  



Les traductions françaises ou anglaises proposées peuvent également faire référence à la notion de « chaos en soi40 » ou de « monde du dedans » et de « monde du dehors41 ».  











39 Un échange de mails avec Corngold a permis de comprendre la référence biblique sous-jacente à la traduction proposée, et plus précisément une référence à un passage de la lettre aux Corinthiens [2 Corinthians 3:5] extrait de The New American Standard Bible (1995). 40 Man muss noch Chaos in sich haben, um einen tanzenden Stern gebären zu können (« Il faut un chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse »), Friedrich Nietzsche, Also Sprach Zarathustra. 41 So hopeless is the world without, The world within I doubly prize (« Si vide d’espoir est le monde du dehors que deux fois plus précieux m’est le monde du dedans »), Emily Brontë, poème To Imagination, September 3, 1844.  







374

Joëlle Popineau

Ces propositions de traduction reprennent le cheminement développé à la fois dans le cadre d’une analyse linguistique classique et dans le cadre de la théorie énonciative de la TOPE et se complètent harmonieusement, espérons-nous, dans cette recherche traductologique.

Bibliographie Sources primaires Goethe J. W., 1774, Die Leiden des jungen Werthers, Leipzig, Weygangschen Buchhandlung. Traductions françaises Aubry P. C., 1777, Les Passums du jeune Werther, Paris, Cazin. Buriot Darsiles H., 1931, Les souffrances du jeune Werther, Paris, Aubier/Montaigne (Collection bilingue des classiques étrangers). Deyverdun J.-G., 1776 Werther, traduit de l’allemand, Maastricht, Dufour et Roux. Forget P., 1994, Les Passions du Jeune Werther, Paris, Imprimerie nationale. Groethuysen B., 1928, Les souffrances du Jeune Werther, Paris, Gallimard (La Pléiade). La Bédoyère H., 1809, Les souffrances du jeune Werther, Paris, Didot. Leroux P., 1829 (s. n.), 1839, 1845, Werther, Paris, Bureau de la Bibliothèque Choisie. Helmreich Chr., 1999, Les Souffrances du jeune Werther, traduction de Leroux P. revue par Chr. Helmreich, Paris, Librairie Générale Française. Porchat J., 1860, Œuvre de Goethe, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie. Seckendorff baron S. de, 1776, Les Souffrances du jeune Werther, Erlangen, Walther. Sévelinges C.-L., 1825, Werther, Paris, Dentu.  

Traductions anglaises Appelbaum S., 2004, The sorrows of young Werther / Die Leiden des jungen Werther : a Duallanguage Book (English and German Edition) by Johann Wolfgang von Goethe (Author), Dover Books on language, Courier Corporation. Boylan R. D., 2001, The Sorrows of Young Werther, Nathen Haskell Dole. Carlyle Th., 1854, The Sorrows of Young Werther, Edimbourg/Londres, Render. Corngold S., 2012, The Sufferings of Young Werther, New York, WW Norton. Gifford J. Esq., 1789, The Sorrows of Werter, Londres, Harrison & Co. Hulse M., 1989, The Sorrows of Young Werther, Londres/New York, Penguin Classics. Hutter C., 2005, The Sorrows of Young Werther, New York, Signet Classics. Lange V. et Ryan J., 1989, The Sorrows of Young Werther, Princeton University Press. Malthus D. et Graves R., 1779, The Sorrows of Werter, Londres, Dodsley. Mayer E. et Bogan L., 1971, The Sorrow of Young Werther and Novella, New York, Vintage. Pike B., 2004, The Sufferings of Young Werther, New York, Random House.  

375

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

Render W., 1801, The Sorrows of Werter, translated from the German of Baron von Goethe Steinhauer H., 1970, The Sufferings of Young Werther, New York, WW Norton.

Sources secondaires Coetzee John Maxwell, 2017 [2006], Late Essays, New York, Penguin (ebook). e e XV I , XVII siècles : pour un nouCouton Marie (dir.), 2006, « Emprunt, plagiat, réécriture aux XV e, XVI vel éclairage sur la pratique des lettres à la Renaissance : actes des journées d’étude organisées par le Centre d’études et de recherches sur la Réforme et la Contre-Réforme les 15 novembre 2003, 12 juin 2004, 5 et 6 novembre 2004 », Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal.  







Ouvrages sur Goethe Bainville Jacques, 1923, La revue universelle, vol. 12, Paris, Plon/Nourrit. Helmreich Christian, 1999, « La traduction des Souffrances du jeune Werther en France (1776– 1850). Contribution à une histoire des transferts franco-allemands », Revue germanique internationale (en ligne). Long Orie W., 1915, « English Translations of Goethe’s Werther », The Journal of English and Germanic Philology 14, 2, p. 169–203. Popineau Joëlle, 2017, « Variations linguistiques et chronologiques en français et en anglais autour de Die Leiden des jungen Werthers de Johann Wolfgang von Goethe », in Tomiche A. (dir.), Le Comparatisme comme approche critique / Comparative Literature as a Critical Approach, 6 tomes, Paris, Classiques Garnier (« Rencontres »), t. 4, p. 195–212. Reynaud Louis, 1922, L’influence allemande en France au XVIII e et au XIX e siècle, New York, New York Public Library. Staël Anne-Louise-Germaine (Madame de), 1813, De l’Allemagne, Londres, Treuttel and Wurtz.  



















Linguistique et traductologie Adamczewski Henri et Delmas Claude, 1998, Grammaire linguistique de l’anglais, Paris, Armand Colin. Briu Jean-Jacques, 1995, « Aber, ja, doch, vielleicht : particules (illocutoires ?) de l’exclamative en allemand », Faits de langues 6 : L’exclamation, p. 105–109. Col Gilles, 2006, « Appear, seem et look : “perception” et “construction” des apparences », Corela [en ligne], DOI : 10.4000/corela.1274. Confais Jean-Paul et Schanen François, 2006, Grammaire de l’allemand. Formes et fonctions, Paris : Armand Colin. Chuquet Hélène et Paillard Michel, 1989, Approche linguistique des problèmes de traduction, Paris, Ophrys. Guillemin-Flescher Jacqueline, 1993 [1981], Syntaxe comparée du français et de l’anglais : problèmes de traduction, Paris, Ophrys. Ladmiral Jean-René, 2014, Sourcier ou cibliste, Paris, Les Belles Lettres. Lauvray-Popineau Joëlle, 1992, Les verbes pronominaux : étude théorique et appliquée à la TAO. Expérimentation sur trois langues, thèse de doctorat de l’Université de Metz.  























376

Joëlle Popineau

Métrich René, Faucher Eugène et Courdier Gilbert, 2002, Les Invariables difficiles, Nancy, Bibliothèque des nouveaux cahiers d’allemand. Mounin Georges, 1994 [1952], Les Belles Infidèles, Essai sur la traduction, Lille, Presses universitaires de Lille (Cahiers du Sud). Nord Christiane, 2008 [1997], La traduction : une activité ciblée. Introduction aux approches fonctionnalistes, Traduit de l’anglais par Beverly Adab, Arras, Artois Presses Université. Roggero Jacques, 1985, Grammaire anglaise, Paris, Nathan. Pérennec Marcel, 2002, Sur le texte. Énonciation et mots du discours en allemand, Lyon, Presses universitaires de Lyon. Quick Randolph, Greenbaum Sidney, Leach Geoffrey et Starvik Jan, 1985, A Comprehensive Grammar of the English Language, Londres/New York, Longman. Quivy Mireille, 2010, Traduire. Entraînement à la traduction et à la traductologie, Paris, Ellipses. Vinay Jean-Paul et Darbelnet Jean, 1958, Stylistique comparée du français et de l’anglais, Paris, Didier.  

Dictionnaires Dictionnaire Duden, Duden Deutsches Universal Wörterbuch, unilingue allemand, 2003. Grand Dictionnaire Allemand-Français Français-allemand (Grappin P.), Larousse, 2007. Grand Dictionnaire Langenscheidt, Sachs-Villatte, bilingue, français-allemand, 1979. Dictionnaire Collins-Pons, Deutsch-English English-Deutsch,1986. Dictionnaire Le Petit Robert, 2010. Oxford Advanced Learner’s Dictionary, 2010.

377

Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

Annexe 1 : Original  

Johann Wolfgang von Goethe, 1774, Die Leiden des jungen Werthers, Lettre du 22 août 1771.

Annexe 2 : Transcription  

Johann Wolfgang von Goethe, 1774, Die Leiden des jungen Werthers, p. 96–97–98.  

Am 22. Aug. Es ist ein Unglück, Wilhelm! all meine thätigen Kräfte sind zu einer unruhigen Lässigkeit verstimmt, ich kann nicht müssig sein und wieder kann ich nichts  

378

Joëlle Popineau

thun. Ich hab keine Vorstellungskraft, kein Gefühl an der Natur, und die Bücher speien mich alle an. Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles. Ich schwöre Dir, manchmal wünschte ich ein Taglöhner zu sein, um nur des Morgens beym Erwachen eine Aussicht auf den künftigen Tag, einen Drang, eine Hofnung zu haben. Oft beneid ich Alberten, den ich über die Ohren in Akten begraben sehe, und bilde mir ein: mir wär’s wohl, wenn ich an seiner Stelle wäre! Schon etlichemal ist mir’s so aufgefahren, ich wollte Dir schreiben und dem Minister, um die Stelle bei der Gesandtschaft anhalten, die, wie Du versicherst, mir nicht versagt werden würde. Ich glaube es selbst, der Minister liebt mich seit lange, hatte lange mir angelegen, ich sollte mich employiren: und eine Stunde ist mir’s auch wohl drum zu thun; hernach, wenn ich so wieder dran denke, und mir die Fabel vom Pferde einfällt, das seiner Freyheit ungedultig, sich Sattel und Zeug auflegen läßt und zu Schanden geritten wird. Ich weiß nicht, was ich soll—Und mein Lieber! Ist nicht vielleicht das Sehnen in mir nach Veränderung des Zustands, eine innre unbehagliche Ungedult, die mich überall hin verfolgen wird?

Annexe 3 : Première traduction française  

Baron de Seckendorff, 1776, Les Souffrances du jeune Werther, Erlangen, Walther, p. 96–97.  

Du 22 Août. C’est un véritable malheur, Guillaume, que mes forces actives sont toutes engourdies par une espère de langueur inquiète. Je ne puis ni rester oisif ni m’occuper. Mon imaginative est affaiblie ; je ne sens plus rien à l’aspect de la nature, & un guignon invincible me fait détester touts mes livres. Voilà ce que c’est, que de se manquer à soi-même ; tout alors nous manque ! Je voudrais de tems en tems je te le jure n’être qu’un simple ouvrier, pouvoir comme lui juger à mon réveil de l’emploi de ma journée & me rendre esclave de la nécessité & de l’espérance. Souvent quand je vois Albert enterré dans ses papiers, je l’envie & m’imagine, que je serais à mon aise si j’étais à sa place. Il m’est venu deux fois en idée de m’adresser à toi & au Ministre, pour obtenir la place de Secrétaire d’Ambassade, qui, à ce que tu m’assures, ne me serait point refusée. Je le croirais même, puisque le Ministre me veut du bien depuis long tems & qu’il m’a souvent exhorté, de me faire employer. Il y a des moments où j’en suis tenté, mais réflexion faite, je crainds de m’en repentir & ai toujours en idée la fable du Cheval qui, ennuyé de sa liberté, se fit mettre la selle & la bride, & n’y gagna que des fatigues & de la sueur. Je ne sais que faire – car enfin le désir de changer ma situation, ne pourrait-il  





Chapitre 12 Wenn wir uns selbst fehlen, fehlt uns doch alles

379

point partir aussi d’un fond d’insouciance & de mécontentement qui me persécutera toujours, quelque route que je choisisse ?  

Annexe 4 : Première traduction anglaise  

The Sorrows of Werter: A German Story, Malthus, 1779, p. 147–149. Letter XXXIII  

August 22 My active spirits have degenerated into uneasy indolence – I cannot employ myself; I cannot be idle. I cannot think, I am no longer sensible of the beauties of nature, and books are distasteful to me – When we give ourselves up, everything fails us. – I wish sometimes I was a mechanic; when I waked in the morning I should have some pursuit, some hope, a task at least for the day. I often envy Albert when I see him buried in a heap of papers and parchments up to his eyes; and I say to myself, in his place I should be happy. – I have more than once intended to write to you and to the minister, for the employment which you think I might obtain. I believe myself I might have it; the minister has long shewn a regard for me, and has often told me that I ought to seek more employment. It is the business of an hour only: But when the fable recurs to me of the horse, who being weary of his liberty, suffered himself to be saddled and bridled, and then found reason to repent; I say, when this fable recurs to me, I don’t know what to determine upon. – Besides, my dear friend, this desire to change my situation, is it not the consequence of that restless perturbid spirit which would equally pursue me in every situation in life?

Patrick Gettliffe

Chapitre 13 L’expression du manque : les formes issues de la racine proto-indoeuropéenne *h1ṷeh2- dans l’histoire de la langue anglaise *  



Introduction Notre point de départ méthodologique a été le questionnaire commun de base (QCB) traduit en anglais contemporain. L’observation montre que dans cette langue, l’expression de la notion de « manque » peut faire appel à des stratégies très variées : on note divers marqueurs lexicaux (lack, be absent…) ou grammaticaux (tels without ou with no), des morphèmes libres (miss, want…) ou liés (cf. un suffixe comme -less) ou encore des constructions spécifiques comme (ces marqueurs ou constructions sont l’objet des contributions de Sylvain Gatelais, Vincent Hugou et Olivier Polge dans ce volume). L’examen du questionnaire commun de base en anglais montre que le lexème want, substantif ou verbe, est une stratégie relativement fréquente pour rendre la notion de « manque » dans cette langue. Ainsi dans ces deux exemples :  











[5c] « La sauce manque de cuisson. » The sauce wants some more cooking.  



[8d] « J’ai mis du sel et de l’huile, il ne manque plus que le piment. » I’ve added salt and oil, all it wants is some chili.  



Nous avons donc recherché l’étymologie de want, en remontant jusqu’au stade reconstruit du proto-indo-européen (PIE), et constaté que la racine proto-indo-européenne concernée a été exploitée en anglais d’une manière très riche et diversifiée. Cela nous a amené à nous interroger sur le nombre de formes en anglais qui en sont issues, soit directement par le proto-germanique, soit indirectement par

* Nous adressons nos chaleureux remerciements aux collègues qui ont relu notre travail et dont les remarques ont permis de l’améliorer : Claire Agafonov, Gérard Deléchelle, Jean-Marc Gachelin et Romain Garnier.  

https://doi.org/10.1515/9783110727609-013

382

Patrick Gettliffe

l’intermédiaire du latin et / ou du français, et sur leurs éventuels points communs sémantiques. Nous avons fait ensuite une opération de recensement, qui a livré un inventaire lexical regroupant des dizaines de termes. Tous sont donc issus d’une même racine proto-indo-européenne exprimant une idée de manque ou de vide, à savoir *h1ṷeh2- « abandonner, délaisser, cesser », présentée par exemple sous la forme *eu- (« manquant, vide ») dans Watkins (1985) et sous la forme *ew-H (« vide, manquant ») dans Lehman (1986). Avant d’exposer plus précisément l’objet de cette étude, nous devons rappeler brièvement certaines notions de linguistique historique qui sont nécessaires à sa bonne compréhension. La famille linguistique à laquelle l’anglais appartient est issue d’une langue ancestrale appelée proto-indo-européen. L’élément proto- indique  











an unrecorded and hypothetical language which is ancestral to one or more attested languages and whose properties are deduced by some process of reconstruction, most often comparative reconstruction in characterizing the ancestor of a language family. Note the systematic ambiguity in the use of this term; we apply it both to the result of our reconstruction and to the unrecorded but historically real language which our reconstruction imperfectly represents (Trask, 2000, s.v. proto-language).  

C’est ce caractère hypothétique et reconstitué des formes, lié à l’absence de tout document écrit, qui est indiqué par l’usage de l’astérisque. La racine PIE *h1ṷeh2- contient les laryngales h1 et h2. L’élément *ṷ de cette racine est une sonante qui a deux réalisations, la voyelle [u] ou la consonne [w]. Nous nous sommes intéressé à quatre formes dérivées de cette racine :  



un présent dérivé de type *h1ṷéh2-i ̭e / -o- « disparaître, se vider, manquer », d’où ITC *wā́ -ye / -o- > quasi-participe *ū-kó- (< *h1uh2-kó-) > *wă-kó-, d’où LAT uacāre « être vide, inoccupé » ; un neutre de type *h1ṷeh2-mn̥ « manque, vide, vacance » dont serait issue *h1ṷeh2-(m)n-ó-, qui aurait donné : .*h1ṷeh2-nó- « vide, vain » par simplification du groupe -mn-, à l’origine du LAT uānus et du GC *wōnaz « vide », . PG *wamn- « manque ». En GC, on peut supposer un croisement entre l’adjectif attendu *wōnaz (= LAT uānus) et le thème *wamn- pour produire l’adjectif *wana ; un substantif *h1ṷéh2-e / -os- « vide, dévastation » a donné le dérivé *h1ṷéh2es-tó- > *h1ṷa-as-tó-, d’où le LAT uāstus « vide, désert », « dévasté, ravagé », « démesuré ».  

















































Dans l’inventaire lexical que nous proposons, nous ne nous bornerons pas à un simple inventaire, mais ajouterons des commentaires sémantiques et

Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

383

morphologiques, l’essentiel de notre propos étant étymologique, lexical et sémantique. Le but recherché est d’analyser le foisonnement sémantique observé dans notre inventaire, y compris la présence de nombreuses valeurs ou connotations péjoratives. On espère ainsi compléter la vision de l’expression du « manque » en anglais, telle qu’elle émergera des divers chapitres sur l’anglais dans ce volume, par le biais historique choisi et l’appel aux états anciens de cette langue.  



Quelques rappels sur l’histoire de l’anglais Les langues indo-européennes attestées dont l’anglais fait partie ont certaines caractéristiques en commun, dont un important fonds lexical. Elles se répartissent en neuf groupes, dont quatre seulement nous sont parvenus par des documents écrits antérieurs à l’ére chrétienne (groupes hittite, indo-iranien, hellénique et italo-celtique). Les cinq autres sont attestés par des documents postérieurs au début de l’ère chrétienne ; chronologiquement, il s’agit du germanique, de l’arménien, du tokharien, du balto-slave et de l’albanais. L’anglais appartient au groupe germanique, ensemble de langues issues d’une même langue ancestrale appelée proto-germanique, elle aussi reconstruite par les linguistes. Il arrive également que l’on rencontre l’expression de germanique commun, mais il existe une importante nuance entre les deux termes : germanique commun réfère aux langues germaniques à une époque où le degré de diversification dialectale était suffisamment faible pour que toutes les variétés puissent être considérées comme les dialectes d’une même langue (Trask 2000, s.v. common). Le germanique commun a été parlé jusqu’au premier siècle de notre ère, de la Scandinavie jusqu’à l’Allemagne centrale et de l’embouchure du Rhin à celle de la Vistule. Le groupe des langues germaniques se divise en trois branches : – a. le germanique ostique, qui comprend le gotique, langue aujourd’hui éteinte. Les tribus ostiques dont la langue nous est parvenue sont exclusivement les Goths. Le gotique nous est connu grâce à la traduction de la Bible par l’évêque visigoth Wulfila au IV e siècle ; – b. le germanique nordique, qui comprend l’ensemble des langues scandinaves présentes et passées. Parmi ces dernières, le vieux-norrois est pertinent dans le cadre de notre étude ; il s’agit de l’ancêtre de l’islandais, du suédois, du norvégien, du danois et du féroien ; Le terme vieux-norrois, dans son sens restreint, désigne la langue des Vikings de 700 à 1250. Cette langue est abondamment attestée du IX e au XIII e siècle, surtout en Islande, bien que certains poèmes aient probablement été composés plus tôt.  













384



Patrick Gettliffe

c. le germanique westique, qui est constitué de l’ensemble des langues germaniques occidentales présentes et passées ; il comprend actuellement l’anglais, le frison, le néerlandais, l’afrikaans, l’allemand et le yiddish.  

En ce qui concerne l’histoire de l’anglais, on distingue classiquement quatre grandes périodes : – le vieil-anglais, du VII e au XI e siècle ; – le moyen-anglais, du XII e au XV e siècle ; – l’anglais moderne, du XVI e au XIX e siècle ; – l’anglais contemporain, la langue des XX e et XXI e siècles.  







Au cours de son histoire, l’anglais a été en contact à plusieurs reprises, et de manière étroite, avec plusieurs autres langues, ce qui est à l’origine de nombreux emprunts lexicaux. Parmi les langues auxquelles l’anglais a emprunté, celles qui nous intéressent directement ici sont le vieux-norrois d’une part (groupe germanique nordique), ainsi que le latin et le français d’autre part (toutes deux du groupe italique, le français étant issu du latin, à l’instar des autres langues romanes : provençal, espagnol, italien, roumain, portugais, romanche, sarde). Les emprunts de l’anglais au latin ont été faits depuis le Moyen-Âge jusqu’au XIX e siècle ; ils sont liés, entre autres, à la longue appartenance de l’Angleterre (alors Britannia) à l’Empire romain, et à l’évangélisation ultérieure de l’Angleterre, à partir du VII e siècle. Pour le français, les emprunts ont commencé de façon massive avec la Conquête normande (1066) et se sont poursuivis, mais de façon plus réduite, jusqu’à nos jours. Notons que pour de nombreux termes, il est difficile de trancher entre l’emprunt au latin ou au français. Quant aux emprunts au vieux-norrois, assez nombreux eux aussi, ils sont dus à l’occupation par des Vikings (Danois et Norvégiens), à partir du IX e siècle, d’un important territoire dans le nord et l’est de l’Angleterre, connu sous le nom de Danelaw. Conscient du caractère nécessairement concis des rappels qui viennent d’être faits, nous renvoyons pour des présentations très détaillées à Meillet (1969), Meillet & Vendryes (1963), Szemerényi (1999) et Watkins (1985 : xi-xxvii) en ce qui concerne le proto-indo-européen, ainsi qu’à Barber (1993) et Crépin (1994) en ce qui concerne l’histoire de la langue anglaise.  





Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

385

Corpus employé, commentaires et gloses grammaticales Nous avons indiqué que notre point de départ méthodologique ici a été le questionnaire commun de base traduit en anglais contemporain. Cependant, l’éclairage historique choisi nous a amené à utiliser d’autres exemples, qui sont tirés des sources dictionnairiques indiquées en bibliographie. Dans le cas des lexèmes polysémiques, seuls les principaux sens ont été donnés, et nous renvoyons pour plus de détails aux articles de l’Oxford English Dictionary (OED). Dans le cas de l’anglais moderne précoce, la date du premier emploi de l’item considéré dans le sens considéré a été le plus souvent indiquée (entre crochets carrés), et ce grâce aux renseignements fournis par l’OED. Pour ne pas alourdir indûment nos commentaires, lorsqu’un mot a la même forme et le même sens en anglais moderne (AM) et contemporain (AC), on a simplement indiqué « AM », que l’on comprendra alors comme « AM et AC » ; en revanche, s’il était nécessaire d’opérer une distinction entre ces deux états de langue ou bien de lever une ambiguïté, on a alors employé les étiquettes spécifiques. Les énoncés en vieil-anglais ont été glosés grammaticalement de manière systématique, et ceux en moyen-anglais uniquement lorsque nous pensions que l’écart avec l’anglais contemporain justifiait la glose grammaticale (il est alors arrivé que nous donnions une glose minimale). Les gloses proposées ne sont pas complètes car on a procédé à deux simplifications : le genre des substantifs, adjectifs et déterminants vieil-anglais n’a pas été indiqué, ni le mode des verbes lorsqu’il s’agissait de l’indicatif (par défaut, il faut donc comprendre que présent signifie « présent de l’indicatif », par exemple). Nous nous sommes conformé aux Leipzig Glossing Rules, en ajoutant deux étiquettes nécessaires à nos gloses : CPR pour « comparative » et SPL « superlative » (respectivement forme comparative et superlative des adjectifs et adverbes)1.  

























1 Nous utilisons un certain nombre d'abréviations dont voici la liste : a. : ante ; AC : anglais contemporain ; AF : ancien français ; ALLM : allemand moderne ; AM : anglais moderne ; AN : anglo-normand ; c. : circa ; FMOD : français moderne ; GN : germanique nordique ; GOT : gotique ; GR : grec ; ISL : islandais ; ITC : italique commun ; LAT : latin ; LATV : latin vulgaire ; LMED : latin médiéval ; MA : moyen-anglais ; MF : moyen français ; NL : néerlandais ; OED : Oxford English Dictionary ; PG : proto-germanique ; PIE : proto-indo-européen ; SK : sanskrit ; VA : vieil-anglais ; VFR : vieux-frison ; VHA : vieux-haut-allemand ; VN : vieux-norrois ; VS : vieux saxon ; Ø : disparu ; † : forme obsolète ; > : donne, évolue en ; < : provient de.  































































































































386

Patrick Gettliffe

1. PIE *h1ṷeh2-mn̥ > *h1ṷeh2-(m)n-ó- « vide, vain » > PG *wōnaz « vide, manquant » et *wamn- « manque ». En sont issues, entre autres, trois formes du proto-germanique et une forme du germanique nordique qui sont directement pertinentes pour notre propos.  













PG *wōnaz « vide, manquant » et *wamn- « manque », d’où par croisement la forme PG *wa-naz « manquant », d’où proviennent :  













VA wan et wana, GOT wans, VN vanr, VHA wan, VS wan, VFR wan, adjectifs « manquant » VA wan et wana, substantifs « manque » VHA wan, préposition « sauf » et conjonction « si ce n’est, sauf que »  

















PG *wanōjan « diminuer » (*wanō- avec voyelle thématique -ō- + suffixe verbal thématique -ja- + désinence d’infinitif -n), la finale *-ō-ja-n ayant évolué différemment selon les langues germaniques. Ce proto-verbe a donné :  





VA wanian « diminuer » > AM wane, VN vana, VHA wanōn, VS wanon, VFR wania  





GN *wanatōn > VN vanta « manquer, manquer de » (> ISL vanta), qui a donné :  





MA want « manquer, faire défaut » > AM want  



Les formes attestées en anglais qui nous intéressent sont : VA wan, wana et wanian MA want  

1.1. VA wan, substantif « manque » > AM Ø.  

(1)



VA Ne bið mē nānes gōdes wan. Ne

bi-ð



nān-es

gōd-es

wan

N NEG EG

be-3SG . PRS

1SG .DAT

no-GEN . SG

good-GEN . SG

lack[NOM . SG ]

Not

is

to me

of no

good

lack

Ne pas

est

à moi

d’aucun

bien

manque

« Je ne manque d’aucun bien. »  



1.2. VA wan, adjectif > AM Ø. Cet adjectif est en général attribut et indéclinable, et il a deux acceptions : a. « manquant, déficient, qui fait défaut, absent ».  





Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

387

Il est utilisé avec l’auxiliaire être : VA wan bēon / wesan « manquer, faire défaut » (cf. VHA wan wesan).  

(2)





VA Ne wiht mē wan bið. Ne

wiht



wan

N NEG EG

thing[NOM NO M . SG ]

1SG .DAT

lacking

bi-ð be-3SG . PRS

not

something

to me

lacking

is

ne pas

quelque chose

à moi

manquant

est

« Je ne manque de rien. »  



Il est utilisé dans les nombres :  

VA ðæt rīċe hē hæfde ānes wan ðe twentiġ wintra.

(3)



hæf-de

ān-es

ðæt

rīċe

ART [ A ACC CC . SG ]

power[AACC CC . SG ] 3SG . NO M have- 3 SG . PST PS T one-GEN . SG missing

than

the

power

he

had

of one

less

than

le

pouvoir

il

eut

une

manquant de

twentiġ

wintr-a

twenty

winter-GEN . PL

twenty

years

vingt

années

wan

ðe

« Il eut le pouvoir pendant dix-neuf ans. »  



b. « dépourvu de, dépossédé de » + génitif.  

(4)



VA Wē tīres wane ā butan ende sċulon ermðu drēogan. Wē

tīr-es

wan-e

ā

butan

end-e

sċul-on

1PL . NOM glory- GE N . SG lacking-NOM . PL ever

without end-DAT shall-PL . PRS

we

of glory

devoid

ever

without end

nous

de gloire

dépourvus

toujours sans

fin

shall devrons

388

Patrick Gettliffe

ermð-u

drēog-an

misery- ACC

endure-INF

misery

endure

misère

endurer

« Dépourvus de gloire, nous devrons endurer une misère sans fin. »  



1.3. VA wana, substantif « manque, déficience, absence » > AM wane.  

(5)



VA Mē is fēos wana. Mē

is

fēo-s

wana

1SG .DAT

be.3SG . PRS

money- GE N . SG

lack[NOM . SG ]

to me

is

of money

lack

à moi

est

d’argent

manque

« Je manque d’argent. »  

(6)



VA Hit nān man ne mæġ eall habban ðæt him ne sīe sumes ðinges wana. Hit

nān

man

it[ACC . SG ] no[N OM . SG ] man[NOM . SG SG]

ne

mæġ

NEG

may.3SG . PRS whole[ACC A CC . SG ] have-I NF

eall

habb-an

it

no

man

not can

whole

have

cela

aucun

homme

ne

entier

avoir

ðæt

him

ne

sīe

peut sum-es

ðing-es

wana lack[NOM . SG ]

so that

3 SG .DAT DA T

NEG

be.3SG .

some-GEN . SG

thing-GE GEN N . SG

so that

to him

not

be

of some

thing

lack

en sorte que

à lui

ne

soit

de quelque

chose

manque

SB JV . PR SBJV P RS S

« Aucun homme ne peut le posséder en entier en sorte qu’il ne lui manquerait rien. »  



Ce substantif a développé les sens suivants : – « pauvreté, besoin » [1100] ; – « diminution » [1300] ; – « déclin » [1375] ; – « décroissement » (lune) [1548].  





     













En anglais contemporain, le substantif wane ne se rencontre plus que dans l’expression to be on the wane « décroître, diminuer, être sur le déclin ».  



Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

389

1.4. VA wana, adjectif > AM Ø. Tout comme wan, cet adjectif est en général attribut et indéclinable. Ses différents sens sont : a. « manquant, absent ».  





VA Ān ðing ðē is wana.

(7)

Ān

ðing

ðē

is

wana

one[NNOM OM . SG ]

thing[NO M . SG ]

2 SG .DAT

be.3SSGG . PRS

lacking

one

thing

to you

is

lacking

une

chose

à toi

est

manquante

« Il te manque une chose. »  



Il est utilisé dans les nombres :  

VA X ġēar būton XV wucan wanan.

(8)

X

ġēar

būton

XV

wuc-an

ten

year[N OM . PL ]

except

fifteen

week-ACC . PL

lacking-AACC CC . PL

10

years

but

15

weeks

lacking

10

années

sauf

15

semaines

manquantes

wan-an

« Il manquait 15 semaines pour compléter les 10 années. »  



et il peut être intégré à un adjectif composé, tel que ðrītiġ-wintre « âgé de trente ans » dans l’exemple suivant :  



(9)



VA Hē wæs āne-wana-XXX-wintre2. Hē

wæs

ān-e

3 SG .NOM

be.3SG . PST

one-INS . SG

lacking

thirty

winter.ADJ AD J

he

was

by one

lacking

30

old

il

était

de un

manquant

30

âgé

wana

XXX

wintre

« Il avait 29 ans. »  



2 On peut rapprocher cet exemple des constructions étudiées par Vincent Hugou dans ce volume, par exemple : Mary is just shy of her 12th birthday . « Mary aura très bientôt 12 ans. »  





390

Patrick Gettliffe

b. « dépourvu ».  



(10) VA Sē ne onġyteð ðā ðēostra his āgenra synna, wite hē ðæt hē bið wana ðæs ēċan lēohtes. Sē

ne

onġyt-eð

ðā

ðēostr-a

REL .3 SG .NOM

NEG

perceive-3SG . PRS

A ART RT [ACC . PL ]

darkness[ACC . PL ]

3 SG .GE N

He who

not

perceives

the

darkness

of his

celui qui

ne

perçoit

les

ténèbres

de ses

āgen-ra

synn-a

wit-e



ðæt

his



bi-ð

own-GE GEN N . PL sin-GEN . PL know-3SG . SBJV .PRS 3 SG .N OM that 3 SG .NOM be-3SG . PRS own

sins

know

he

that he

is

propres

péchés

(que) sache

il

que

est

il

wana

ðæs

ēċ-an

lēoht-es

devoid

ART . GEN . SG

eternal-GEN . SG SG

light- GEN . SG

devoid

of the

eternal

light

dépourvu

de la

éternelle

lumière

« Celui qui ne reconnaît pas les ténèbres de ses propres péchés, qu’il sache qu’il est  

dépourvu de la lumière éternelle. »  

Ce même passage dans deux manuscrits différents montre l’ambiguïté syntaxique de wana :  

(11) VA ðām bið anweald wana / ðām bið anwealdes wana. ðām

bi-ð

anweald

wana

D DEM EM . DAT DA T . SG

be-3SG . PRS

power[NOM NO M . SG ]

lacking

to him

is

power

lacking

à lui

est

pouvoir

manquant

ðām

bi-ð

anweald-es

wana

D DEM EM . DAT DA T . SG

be-3SG . PRS

power[GEN . SG ]

lack[NOM NO M . SG ]

to him

is

of power

lack

à lui

est

de pouvoir

manque

« Il manque de pouvoir / Il lui manque le pouvoir. »  



Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

391

c. « imparfait, incomplet, défectueux ».  



(12) VA Ġenōg sweotol hit is ðæt ðæt fulle gōd wæs ǣr ðǣm ðe ðæt wana [wæs]. Ġenōg

sweotol

hit

is

ðæt

ðæt

full-e

enough clear[NOM . SSGG ] it.3SG . N OM be.3SG . PRS that.COMP

A ART RT [NOM NO M . SG ]

full-NOM . SG

enough clear

it

is

that

the

full

assez

il

est

que

le

entier

clair wæs

ǣr ðǣm ðe

ðæt

wana

[wæs]

good[NOM . SG ]

be.3SG . PST

before that

ART [NOM . S SG G]

imperfect

be.3SG . PST

good

was

before

the

imperfect

[was]

bien

était

avant que

le

imparfait

[était]

gōd

« Il est assez clair que le bien parfait existait avant l’imparfait. »  



Cet adjectif s’est appliqué aussi à la lune, au sens de « not full » [1456].  



1.5. VA wan- préfixe. Il a été utilisé depuis le vieil-anglais pour exprimer la privation ou la négation et correspondait à peu près à l’anglais contemporain un- et mis-, lesquels étaient en concurrence avec lui et l’ont d’ailleurs parfois remplacé. Voici une liste quasi exhaustive des préfixés attestés en vieil-anglais, avec leurs dérivés :  

wanǣht « maigres possessions » (ǣht « bien(s), propriété ») wanhǣle « en mauvaise santé, maladif » ; cf. VHA wanaheil « en mauvaise santé, infirme » wanhǣlð « mauvaise santé, maladie, faiblesse » wanhāl « infirme, mutilé, estropié, en mauvaise santé, maladif » (hǣl « sain », « santé ») wanhālian « affaiblir, détériorer, abîmer » wanhālness « faiblesse, maladie, mauvaise santé, infirmité » wanhafa « pauvre », substantif (haf- apparenté à habban « avoir ») wanhafness « pauvreté » wanhafol « indigent, démuni, dans le besoin » wanhafolness « besoin, manque, indigence, dénuement, misère noire » wanhlȳte « qui n’est pas associé à, qui ne participe pas à », « dépourvu de, dénué de » (hlȳt « part, portion ») wanhoga « sot, écervelé, imprudent » (hoga « prudent, réfléchi ») wanhyġd « folie, sottise, imprudence » (ġehyġd « pensée, réflexion ») wanhyġdiġ « stupide, imprudent, irréfléchi, maladroit, négligent » (hyġdiġ « réfléchi, attentif »)  

































































































392

Patrick Gettliffe

wansǣliġ « infortuné, misérable, malheureux » (sǣliġ « heureux, prospère ») wansċeaft / wansċeafta / wansċeafte « malheur, misère » (sċeaft « création, origine, créature ») ; cf. VS wanskefti wansċrȳd « mal vêtu, pauvrement vêtu » (sċrȳdan « habiller, vêtir ») wansēoc « épileptique, dément, frénétique » (sēoc « malade ») wanspēd « pauvreté, indigence » > MA wanspede « malheur, adversité » wanspēdiġ « pauvre, indigent » > MAwanspedie wanspēdiġnes « pauvreté, indigence » (spēd « succès, prospérité, abondance, richesse, chance ») wanwegende « décroissant », pour la lune (wegan « aller, bouger »)  





























































Deux de ces termes ont survécu en moyen-anglais, wanspēd et wanspēdiġ, mais aucun n’a survécu en anglais contemporain. En moyen-anglais et en anglais moderne, beaucoup de ces préfixés proviennent des dialectes du nord de l’Angleterre ou de l’écossais. Certains ont comme deuxième élément un terme issu du français ou du latin, comme par exemple wanchance, wanfortune ou encore wangrace. wanbeleve [c. 1440] « incroyance, foi insuffisante » wanbelevenesse [1440] « incroyance, défiance », cf. disbelief [1672] wanchance [1599] « malheur, malchance, infortune », cf. mischance [1297] wanchancy [1768] « malchanceux, malencontreux, dangereux », cf. †mischancy [1513], †unchancy [1533] wandought / wandocht [a. 1728] « personne chétive / malingre » wandought / wandocht [1788] « faible, inefficace, bon à rien », cf. †undought3 [1508], unduhti [a. 1225] > †undoughty wanease [15..] « malaise, inquiétude, contrariété, tracas », cf. †misease [a. 1225], disease [c. 1340], unese [a. 1300] > unease waneise [1808] « se déranger » wanfortune [a. 1500] « malheur, malchance, infortune », cf. misfortune [1441], †unfortune [c. 1470], †disfortune [a. 1529] wangrace [a. 1733] « manque de grâce, inconvenance », cf. disgrace [1581] wanhap [1513] « malheur, malchance, infortune », cf. mishap [c. 1330], †unhap [a. 1225] wanhappy [c. 1590] « malchanceux, malheureux, fâcheux, malencontreux », cf. †mishappy [c. 1386], unhappi [1395] > AM unhappy wanhope [1297] « désespoir, manque de confiance », cf. †mishope [c. 1300], †unhope [a. 1225] wanhope [a. 1300] « désespéré » wanhopefully [c. 1425] « désespérément », cf. †unhopefully [1840] wanhopli [c. 1500] « désespérant, désespéré » > wanhopely wanhopen [1425] « perdre espoir, désespérer », cf. †mishope [a. 1240] wanluck [1571] « destin malheureux », cf. †misluck [1623], †unluck [1838]  







































































3 Ce mot est encore utilisé en Écosse (région de Caithness), cf. Mairi Robinson, 1985, The Concise Scots Dictionary, Aberdeen, Aberdeen University Press.

Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

393

wanmol [c. 1250] « qui parle mal, sans éloquence » wanrest [c. 1550] « inquiétude, agitation, trouble », cf. †disrest [1567], unrest [a. 1340] wanrestful [1783] « agité, remuant », cf. VA restleas > AC restless wanrufe [c. 1480] « inquiétude, agitation, trouble » wanruly [a. 1774] « indiscipliné, turbulent », cf. †misruly [c. 1412], unruely [1400] > unruly wanshape [13..] « difforme, monstrueux » > wanshapen, cf. misshapen [c. 1375] wansum [c. 1250] « malheureux, misérable » > wansome wansonsy [1819] « espiègle » wanthrift [1513] « prodigalité », « personne dépensière » wanthrifty [a. 1585] « improductif, stérile », cf. †unthrifty [c. 1374] wanthriven [1508] « mal développé, chétif » wantowen / wantoun / wanton [1300] « indiscipliné » wantreuth [c. 1200] « incrédulité » > wantroth / wantruth, cf. †mistruth [a. 1300], untruth [1380] wantrowing [c. 1440] « méfiance, défiance, manque de foi », cf. †mistruwing [1300] wantrowen [a. 1425] « manquer de confiance » wantrust [c. 1374] « méfiance, défiance, manque de confiance », cf. †mistrust [c. 1374], distrust [1513] wanweird [1513] « destin malheureux, malheur, infortune » wanwit [a. 1400] « stupidité, bêtise, manque d’esprit », cf. †unwit [c. 1200] wanwitty [a. 1500] « stupide », cf. VA unwittiġ > AM †unwitty wanwordy [a. 1774] « sans valeur », « bon à rien », cf. unwurði [a. 1240] > AC unworthy  























































































Dans trois termes moyen-anglais apparentés, dérivés du VA trucian « échouer », on pourrait considérer que le préfixe wan- est redondant ; nous y voyons pour notre part une valeur d’intensification. Il s’agit de wantruke [a. 1225] dans l’expression withouten wantruke « immanquablement », de wantruken [c. 1350] « désespérer » et de wantrukinge [1350] « désespoir ». Aucun de ces préfixés n’a survécu en anglais contemporain, à l’exception d’un seul, dont la forme est trompeuse : MA wantowen / wantoun / wanton [1300], que l’on pourrait croire dérivé de want. Son étymologie est la suivante :  





















wan- + -towen < VA togen, participe passé du verbe tēon « éduquer, élever, entraîner, former ».  



Cet adjectif signifie donc littéralement « mal élevé » (cf. ALLM ungezogen « mal élevé, malpoli », formé sur le verbe ziehen, de même origine que tēon). Il a développé principalement les sens de « récalcitrant, rebelle, insolent », « capricieux, frivole », « lascif, obscène, lubrique ». Ses sens contemporains sont : « gratuit » (violence, etc.), « dévergondé », « capricieux », « luxuriant ».  





































394

Patrick Gettliffe

(13) MA þei goon synginge and lawhinge, spendinge her tymes in vanytees, wantowne in all þingis. þei

goo-n

syng-inge

and

lawh-inge

spend-inge

her

PR S sing-PRS . PT CP and 3PL . NOM go-3PL . PRS

laugh-PRS . PT CP spend-PRS PR S . PT P TCP CP 3PL . G GEN EN

they

go

singing

and

laughing

spending

their

ils

vont

chantant

et

riant

passant

leur

tyme-s

in

vanytee-s

wantown-e

in

all

þing-is

time-PL

in

triviality-P L

wanton-PL

in

all

thing-PL

times

in

trivialities

undisciplined in

all

things

temps

en

futilités

indisciplinés

toutes

choses

en

« Ils vont chantant et riant, passant leur temps en futilités… indisciplinés en toutes choses. »  



Les dérivés de l’adjectif MA wantowen / wantoun / wanton sont :  

MA wantounesse [1340] « arrogance », « lascivité, manque de retenue », « caprice », « débauche, luxure », « imprudence » > AM wantonness « gratuité » (violence, etc.), « dévergondage » MA wantounli [1375] « lascivement, voluptueusement », « imprudemment, inconsidérément » > AM wantonly « gratuitement » (violence, etc.), « de façon dévergondée » MA wantounshipe [1400] « indiscipline » MA wantonhede [1400] « extravagance, manque de retenue, lascivité, luxure » AM wanton, substantif [1526] « enfant gâté » ; wanton, verbe [1588] « batifoler, folâtrer » AM wantonize [1592] « badiner, folâtrer », « s’abandonner à la lascivité, se livrer à la luxure » AM wantoner, substantif [1812] « débauché »  









































































De ces derniers, seuls ont survécu en anglais contemporain wantonly et wantonness. Mais contrairement à l’anglais, les langues scandinaves, l’allemand et le néerlandais contemporains ont toujours des préfixés (ALLM wahn-, NL wan-). –

Allemand :  

Wahnsinn « folie, délire, démence, égarement », wahnsinnig « fou, insensé, dément », Wahnsinnsanfall « accès de folie » Wahnwitz « folie, démence », « extravagance, absurdité », wahnwitzig « fou, dément », « extravagant, absurde »  



























La graphie indique une voyelle longue, ce qui n’est pas conforme à l’étymologie du préfixe étudié ici (VHA wan- = VA wan-, avec une voyelle brève). L’explication en est qu’il y a eu confusion dans ces composés entre le préfixe wanet le substantif Wahn, issu du VHA wān « pensée, imagination, espoir, illusion,  

Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

395

erreur ». Notons au passage que ALLM Wahn a perdu le sens de « espoir », qui est aujourd’hui rendu par Hoffnung.  







Néerlandais :  

wanbegrip « incompréhension » wanbeheer « mauvaise gestion » wanbetaler « mauvais payeur », wanbetaling « non-paiement » wandaad « méfait » wangedrag « mauvaise conduite » wangedrocht « monstre » wanhoop « désespoir », wanhopen « désespérer », wanhopig « désespéré », wanhoopsdaad « acte désespéré », wanhoopskret « cri de désespoir » wanklank « fausse note » wanorde « désordre », wanordelijk « désordonné, en désordre, dissolu », wanordelijkheid « désordre » wansmaak « mauvais goût » wanstaltig « affreux » wantoestand « situation intolérable » wantrouwen, substantif « méfiance », wantrouwen, verbe « se méfier de », wantrouwend « méfiant », wantrouwig « méfiant », wantrouwigheid « méfiance » wanverhouding « disproportion »  



































































































Voici quelques exemples seulement pour les langues scandinaves :  



islandais contemporain :  

vanheilsa « mauvaise santé, maladie » vanþekking « ignorance » ;  











norvégien contemporain :  

vanhelse (archaïque ou dialectal) « mauvaise santé, maladie » vanhellige « désacraliser, profaner » vankundig « ignare, ignorant » ;  















suédois contemporain :  

vanartig « perfide, mauvais, méchant » vanlottad « défavorisé, désavantagé ».  







1.6. VA wanian, verbe > MA wan(i)en / wane(n) > AM wane. Les principaux sens de ce lexème sont : a. « diminuer, restreindre, réduire ».  





396

Patrick Gettliffe

(14) VA Symble hē bið ġyfende, and hē wanað nān ðing his. Symble



bi-ð

ġyf-ende

and



wan-að

always

3SG . NOM

be-3SG . PRS

give-PRS . PTCP PT CP

and

3SG . NOM NO M

reduce-3SG . PRS

always

he

is

giving

and

he

reduces

toujours

il

est

donnant

et

il

réduit

nān

ðing

no[ACC . SG ]

thing[AACC CC . SG ]

his 3SG S G . GE GEN N . REFL

no

thing

his

aucune

chose

de lui-même

« Il (= Dieu) donne toujours, mais il ne réduit rien de ce qui est à lui-même. »  



b. « décroître, s’amoindrir, décliner, être en déclin ».  



(15) VA His wered wanode ǣfre ðe lenġ ðe swīðor. His

wered

wan-ode

ǣfre

ðe

lenġ

3SG . GEN

army[N OM . SG ]

diminish-3SG . PST PS T

ever

D DEM EM . I NST

long\CPR

his

army

diminished

ever

the

longer

son

armée

diminuait

toujours

d’autant

plus longtemps

ðe

swīð-or

D DEM EM . INST I NST

much-CPR

the

more

d’autant

plus

« Plus le temps passait, plus son armée diminuait. »  



(16) VA ðonne sē mōna wanað, ðonne tācnað hē ūre dēaðliċnesse. ðonne



mōna

wan-að

ðonne

tācn-að

when

ART . NOM NO M . SG

moon[NOM NO M . SG ]

wane-3SG . PRS

then

symbolize-3SG . PRS

when

the

moon

wanes

then

symbolizes

quand

la

lune

décroît

alors

symbolise

Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais



ūre

397

dēaðliċness-e

3SG . NOM NO M

1 PL . GE GEN N

mortality.ACC . SG

he

our

mortality

elle

notre

caractère mortel

« Quand la lune décroît, elle symbolise notre caractère mortel. »  



En anglais contemporain, seuls les sens (b) survivent dans deux dérivés, issus du vieil-anglais :  

VA wanung « diminution, décroissement, déclin » > AC waning, substantif VA waniġend « décroissant » > MA waniand > AC waning, participe présent.  







(17) VA ðās wyrte ðū sċealt niman on waniġendum mōnan. ðās

wyrt-e

ðū

sċeal-t

nim-an

on

ART . ACC A CC . PL

herb-ACC . PL

2 SG . NO N OM M

shall-2 SG . PRS

take-IN I NF F

in

these

herbs

thou

shalt

take

during

ces

herbes

tu

devras

prendre

pendant

waniġ-end-um

mōn-an

wane-PRS . PTCP - DAT . SG

moon-DAT . SG

waning

moon

décroissante

lune

« Tu prendras ces herbes pendant la lune décroissante. »  



Les autres dérivés issus du vieil- ou du moyen-anglais ont disparu : c’est le cas de VA waniġendliċ « diminutif ».  





(18) VA Sume naman synd diminutiva ðæt synd waniendliċ, ðā ġeswuteliað wanunge. Sum-e

nam-an

synd

diminutiva

ðæt

some-NOM . PL name-NOM . PL be-3PL . PRS diminutiva that.CO COM MP P

synd be-3PL . PRS

some

words

are

diminutiva

that (is to say) are

certains

noms

sont

diminutiva

c’est-à-dire

sont

398

Patrick Gettliffe

waniendliċ

ðā

ġeswutel-iað

wanung-e

diminutive[NO N OM M . PL ]

DEM . N OM . PL

express-3PL . PRS

diminution-ACC . SSGG

diminutive

they

express

diminution

diminutifs

ils

expriment

diminution

« Certains noms sont diminutiva, c’est-à-dire diminutifs, ils expriment la diminu 

tion. »  

Ou bien ils sont obsolètes : †wanal [1693] « décroissant » (lune), †waneless [1618] « qui ne risque pas de décroître ».  









1.7. MA want, verbe, substantif et adjectif. Ces trois termes sont empruntés au vieux-norrois et proviennent du verbe vanta et de l’adjectif vanr. a. VN vanta « manquer, faire défaut » > MA want [a. 1225] > AM want.  



(19) VN klukkunna vantar fimm minútur í fimm. klukku-nna

vanta-r

fimm

minút-ur

í

fimm

clock- ART A RT .GEN

lack-3SG . PRS

five

minute-N OM . PL

in

five

de la pendule

(il) manque

cinq

minutes

dans

cinq

« Il est cinq heures moins cinq. »  



(20) AM †It wants of six [o’clock]. It

wants

of

six

it

lacks

of

six

il

manque

de

six

« Il n’est pas tout à fait six heures. »  



(21) MA Largesce is lutel wurð ðer wisdom wontes. Largesce

is

lutel

wurð

ðer

wisdom

generosity

is

little

worth

where. REL

wisdom

lack-3SG . PRS

générosité

est

petite

valeur

là où

sagesse

manque

« La générosité est de peu de valeur là où la sagesse manque. »  



wont-es

Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

399

Le verbe moyen-anglais pouvait aussi entrer dans une construction impersonnelle :  

(22) MA for now us wantis in a qwirre. for

now

us

want-is

in a qwirre

for

now

we.DAT

want-3SG . PRS

suddenly

car

maintenant

à nous

(il) manque

subitement

« car nous sommes subitement démunis ».  



Ce verbe a développé les principaux sens suivants :  

– – – – – –

« manquer de, avoir trop peu de, être dépourvu de » [c. 1200] ; « manquer, faire défaut, ne pas exister, ne pas être disponible » [a. 1225]4 ; « ne pas pouvoir se passer de » [1562] ; « être nécessaire, falloir, devoir » [1563] ; « ressentir la perte de, manquer à qq. » [1623] ; « désirer, souhaiter » [1706].  































Le composé wantwit « sot, stupide » (archaïque) et le dérivé wanter « personne qui cherche un mari ou une femme » (terme régional, encore employé aux Orcades) sont tous deux issus de ce verbe. b. À l’adjectif VA wan(a) « manquant » correspondait le VN vanr. Celui-ci avait comme nominatif neutre singulier la forme vant, qui était utilisée comme quasi-substantif dans des constructions impersonnelles que l’on peut gloser par « être manquant à, il manque qqch., il y a manque de », comme dans VN var þeim vættugis vant (« Il ne leur manquait rien ») et var vant kýr (« Il manquait une vache »). C’est ce lexème qui est à l’origine de l’adjectif et du substantif anglais :  



























MA want, adjectif [c. 1200] « manquant, absent » > AM Ø.  



4 Le sens de « manquer » se maintient en AC, cf. ce passage : You want a prince. Under certain conditions, I will undertake to supply you with one. « Il vous manque un prince. Sous certaines conditions, je m’engage à vous en fournir un. » (Agatha Christie, The Secret of Chimneys).  









400

Patrick Gettliffe

(23) MA All swa summ win wass wannt tatt folc att tatt bridales sæte. All swa

summ

win

wass

wannt

tatt

folc

att

tatt

also

some

wine

was

lacking

the[OBL ]

people[OOBL BL ]

at

the[OBL O BL ]

aussi

du

vin

était

manquant

aux

gens

à

le

bridal-es

sæte

wedding-GEN . SG

feast[OBL ]

de noces

festin

« Les convives manquaient aussi de vin au repas de noces. »  





MA want(e), substantif [a. 1300] > AC want « manque, besoin »  



(24) MA Many other for want of water ar likely to be ded. Many

other

for

want

of

water ar

likely

to be

ded

many

other

for

want

of

water are

likely

to be

dead

beaucoup d’autres par manque de eau

sont susceptibles d’être morts

« Beaucoup d’autres sont probablement morts par manque d’eau. »  



Le substantif anglais a développé les principaux sens suivants : – « manque, insuffisance, pénurie » [1300] ; – « absence de qq. / qqch. » [c. 1480] ; – « besoin » [1578] ; – « épreuves, souffrance, privation » [1588] ; – « imperfection, défaut » [1592].  





   





















Tous les dérivés ont disparu en anglais contemporain, à savoir :  

MA wantsum / wansum « pauvre, indigent, démuni » AM wantful « exigeant », wantless « sans besoins », wantlessness « manque de désirs ».  



2.













PIE *h1ṷeh2-mn̥ > *h1ṷeh2-(m)n-ó- « vide, vain » > LAT uānus « vide »  







Cette forme a été très productive et a donné en latin les termes suivants, empruntés par l’anglais, le plus souvent par l’intermédiaire du français :  

uānus, adjectif « vide » > AF vain > MA vayn > AM vain  



Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

401

uānitātem, accusatif de uānitās « vide, vanité, frivolité », « tromperie » > AF vanité > MA vanite(e) > AM vanity uānitāre « être vain » > vantare > AF vanter > AN vaunter > MA vaunte(n) > AM vaunt ēuānēscere « s’évanouir, disparaître, se dissiper » > LATV exvānire > AF e(s)vanir (forme de présent e(s)vaniss-) > MA vanisshen / vanysshe / vanische par aphérèse > AM vanish ēuānēscens, participe présent > FMOD évanescent > AM evanescent, d’où evanesce par dérivation inverse  















Les formes qui nous intéressent sont :  

MA vayn > AM vain MA vanite(e) > AM vanity MA vaunt, verbe MA vanisshen / vanysshe / vanische > AM vanish AM evanesce, evanescent

2.1. MA vayn « vain » [1300] > AM vain  



(25) MA Quen idel þoght me come and vain. Quen

idel

þoght

me

come

and

vain

when

futile

thought

1SG . OBL

come.SBJV

and

vain

quand

futile

pensée

à moi

vient

et

vaine

« Quand une pensée futile et vaine me vient. »  



Cet adjectif a développé les sens suivants : « vain, futile, inutile, inefficace, stérile », « stupide, irréfléchi » et « vaniteux ». Il a été employé comme substantif avec les sens de « futilité » et « vide, espace vide ». En sont dérivés :  























MA vaynly « futilement, vainement, inutilement », « stupidement » [1382] > AM vainly MA vayn glory « orgueil, vanité, prétention » [1300] > AM vainglory « gloriole » MA vanegloreous « orgueilleux, vaniteux, prétentieux » [1480] > AM vainglorious AM †vaingloriousness « vanité, prétention » [1542] AM †vaingloriously « vaniteusement, prétentieusement » [1545] AM †vain-gloriness « vanité, prétention » [1820] AM †vaynful « vain, inutile, stérile » [1509] AM †vaynfully « vainement, en vain » [1509] AM †vayneness « futilité, inutilité, inefficacité » [1571]  











































402

Patrick Gettliffe

2.2. MA vanite(e) « futilité, vide, vanité » [c. 1230] > AM vanity  



(26) MA All vanytese forsake if þou his lufe will fele. All

vanytese

forsake

if

þou

his

lufe

will

fele

all

trivialities

abandon.IM P

if

thou

his

love

will

feel. IN F

toutes

futilités

abandonne

si

tu

son

amour

veux

ressentir

« Renonce à toutes les choses futiles, si tu veux ressentir son amour. »  



Ses dérivés modernes ont disparu à l’époque contemporaine : AM †vanityless « sans vanité » [1854] et AM †vanitarianism « recherche des futilités » [1849].  









2.3. MA vaunten et sa variante graphique vaunt(e) « tenir des propos futiles », « parler de façon prétentieuse », « (se) vanter » [1400] > AM vaunt  











(27) MA For vertu ne no victori ne vant noght þi-selfe. For

vertu

ne

no

victori

ne

vant

noght

for

courage

nor

no

victory

not

boast.I MP

not

þi-selfe thyself

pour

le courage

ni

aucune

victoire

ne

vante

pas

toi-même

« Ne te vante pas de ton courage ni d’aucune victoire. »  



Tous les dérivés ont disparu en anglais contemporain :  

MA vaunting « vantardise » [c. 1340] MA vaunt « vantardise, fanfaronnade » [1400] MA vaunter « vantard » [1456] MA vauntise « vantardise » [c. 1477] MA vauntery « vantardise, prétention » [1491] AM vauntful « fanfaron, vantard » [1590] AM vauntingly « en se vantant, avec forfanterie, avec ostentation, prétentieusement » [1593] AM vaunty « fanfaron, vantard, fier », « futile » [1724] AM vauntingness « vantardise, forfanterie » [1727] AM vauntage « vantardise, forfanterie » [1818] AM vauntiness « vantardise, forfanterie » [1820]  















































2.4. MA vanisshen / vanysshe / vanische « disparaître » [1303], « faire disparaître » [c. 1440] > AM vanish En ancien français, les verbes du deuxième groupe (infinitif en -ir) se distinguent en formant leur présent avec l’infixe -is(s)- (ex. : première personne du  









Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

403

pluriel fenissons, participe présent fenissant). Ce morphème -iss- vient du suffixe latin -esc- / -isc- (cf. senescere « vieillir », crescere « venir à l’existence, naître », « croître »), lui-même issu du PIE *-sk-e- / -sk-ō- servant à former des verbes itératifs et inchoatifs. Le moyen-anglais a utilisé ce morphème comme finale d’infinitif pour les verbes qu’il a empruntés au français.  











(28) MA Whanne þis was iseide he vanyssed awey. Whanne

þis

was

i-sei-de

he

vanyss-ed

awey

when

this

was

PST . PTCP - say-PST . PTCP

he

vanish-PST

away

quand

ceci

fut

dit

il

disparut

au loin

« Sur ces mots, il disparut. »  



(29) MA And with þat he vanysshid his enchawntement. And

with

þat

he

vanyssh-id

his

enchawntement

and

with

that

he

dispel-PST

his

magic

et

avec

cela

il

fit disparaître

son

tour de magie

« Et là-dessus, il fit disparaître son tour de magie. »  



Les dérivés ont disparu en anglais contemporain : AM †vanisher « personne / chose qui disparaît » [1864] et AM †vanishment « disparition » [1831].  









2.5. AM †evanescency « disparition » [1664] ; evanescent « qui devient imperceptible », « fugitif, évanescent », « infinitésimal » [1717] ; evanescence « disparition, évanescence » [1751] ; †evanesce « disparaître » [1822].  





























(30) AM The smallest capillaries or evanescent arteries. The

smallest

capillaries

or

evanescent

arteries

les

plus petits

capillaires

ou

imperceptibles

artères

« Les plus petits capillaires ou les artères qui deviennent imperceptibles. »  



3. PIE *h1ṷéh2-i ̭e / -o- « disparaître, se vider, manquer », d’où ITC *wā́ -ye / -o- > quasi-participe *ū-kó- > *wă-kó-. En sont issues les formes suivantes en latin :  





404

Patrick Gettliffe

uacāre « être vide, inoccupé » participe présent uacantem, accusatif de uacans > AF vacant « oisif » > MA vaca(u)nt > AM vacant participe passé uacātus > AM vacate, verbe LATV vocitus5 > AF voit « vide, dépourvu, vacant, vain, faible », dont le féminin voide a donné MA void(e) > AM void LATV vocitāre > AF voider « rendre vide, évacuer, abandonner » > MA voide(n) uacuus « vide, inoccupé » > AM vacuous, adjectif forme de neutre singulier uacuum > AM vacuum, substantif uacuitās « espace vide, absence » > MF vacuité > AM vacuitie (via MF ou LAT) > vacuity uacuāre « rendre vide, vider » : participe passé uacuātus > AM vacuate ēuacuāre « vider, affaiblir, épuiser » : participe passé ēuacuātus > AM evacuate ēuacuātiōnem « action de vider, évacuation, suppression, destruction », accusatif de ēuacuātio > MA evacuacioun > AM evacuation  







































Une forme de l’anglais est issue du LMED vacuātio « vidage, évacuation », à savoir AM †vacuation.  

Les formes qui nous intéressent sont :  



MA vaca(u)nt > AM vacant MA voide, voiden > AM void AM vacate AM vacuous, vacuum AM vacuitie > vacuity AM vacuate AM evacuate, evacuation

3.1. MA vaca(u)nt « vacant, vide, inoccupé », « démuni », « oisif, libre » [1290] > AM vacant  











(31) MA He hilde hym stille unto þe tyme þat a bisshopriche was vacant He hilde

hym

he hold\P ST 3 SG . REFL il

tint

stille

unto

þe

still

until

the time

tyme

lui-même tranquille jusqu’à le

þat

a

when a

moment où

bisshopriche bishopric

un évêché

5 On notera dans vocitus et vocitāre le changement de voyelle a > o, qui est à notre connaissance inexpliqué. Ernout et Meillet (1967, s.v. uaco) indiquent : « À côté de uaco, uaciuus, uacatio sont attestés des doublets archaïques uoco, uociuus, uocatio […]. Les formes en uoc- ont disparu de la langue écrite mais ont continué de vivre dans la langue parlée. »  







Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

was

vacant

was

vacant

fut

vacant

405

« Il se tint tranquille jusqu’à ce qu’un évêché fut vacant. »  



Ses dérivés en anglais moderne sont :  

vacantie / vacancy « vacance, inoccupation », « espace vide / inoccupé, vide », « ineptie, stupidité » [1580] †vacantry « oisiveté, inoccupation » [1606] vacantly « oisivement », « dans le vide » (regard) [1615]  























3.2. AM vacate « annuler, invalider », « priver de force / de sens, rendre inutile / inopérant », « laisser vacant », « se retirer » (d’une fonction, etc.), « prendre des vacances » [1643]  



















(32) AM The Christians Creed doth not vacate the Ten Commandments. The

Christian-s

Creed

do-th

not

vacate

the

Ten

the

Christian-PL [ GEN GE N ]

Creed

do.AAUX UX -3 SG . PRS

not

invalidate

the

ten

le

des Chrétiens

Credo

ne pas

invalide

les

dix

Commandments commandments commandements « Le Credo des Chrétiens n’invalide pas les Dix Commandements. »  



Ce verbe a donné comme dérivés :  

MA vacation « repos, loisir, répit », « vacances » [1386] > AC vacation AM †vacatable « qui peut être annulé » [1895]  











3.3. L’adjectif MA void(e) / voyd(e) et le verbe MA voide(n) / voyde(n), qui viennent du français. a. MA void(e) / voyd(e) « vacant, inoccupé », « vide, inutile, creux », « nul, non valable », « dépourvu, dénué » [1290] > AM void.  















406

Patrick Gettliffe

(33) MA Thou woost wel þat a voyde vessel heueþ a sown whanne it is touchid. Thou woo-st

wel

þat

thou

know-2SG . PRS well

tu

sais

a

voyde

that.COMP an

bien que

ȝeu-eþ

vessel

empty vessel

un vide

a

give-3SG . PRS a

récipient produit

un

sown

whanne

it

is

touch-id

sound

when

it

is

touch-PST . PTCP PT CP

son

quand

il

est

touché

« Tu sais bien qu’un récipient vide émet un son quand on le touche. »  



De cet adjectif est issu le substantif MA void « vide, néant », « espace vide » [a. 1398], pour lequel l’OED mentionne le sens rare de « manque » en anglais moderne [1785]. b. MA voide(n) / voyde(n) « vider, débarrasser », « annuler, abroger », « rendre vacant », « priver de valeur / de force », « renvoyer, expulser, démettre qq. », « quitter, se retirer », « évacuer, vomir » [13..]6 > AM void.  







































(34) MA þe barons alle said… þe land þei wild voide of þat herisie. þe

barons alle

the barons all les

said

þe

said

the land they will-PST

barons tous dirent le

land þei pays ils

wil-d

voide

of

þat

clear[I NF ]

of

that

voulaient débarrasser de cette

herisie heresy hérésie « Les barons dirent tous…qu’ils débarrasseraient le pays de cette hérésie. »  



Parmi les dérivés de ce verbe, seuls se sont maintenus en anglais contemporain avoid et devoid :  

AF e(s)vuider « vider, épuiser », « quitter », « bannir » > AN avoider (avec substitution de préfixe) > MA avoiden « vider », « invalider », « éviter » [1375] > AM avoid « éviter, se soustraire à »  























6 [13..] marque l’incertitude sur la date précise au XIV e siècle.





Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

407

AF devuidier / devoidier « vider » > MA devoyde « vide », « dénué, démuni » [1400] > AM devoid « dépourvu, dénué »  















Tous les autres ont disparu, à savoir :  

AF voydance « vide, espace vide » > MA voydaunce « vidage, évacuation » [1398] > AM voidance AF voideor « celui qui vide » > MA voyder / voider « écran, défense », « poubelle » > AM voider MA devoyde « retirer, vider », « chasser, expulser », « quitter », « éviter » [c. 1325] MA voidly « vainement, inutilement » [1402] MA voydness « loisir », « inanité, futilité », « vide, vacance, vacuité », « nullité » [1382] MA voidable « qui peut être annulé / abrogé » [1485] voidableness « possibilité d’être annulé / abrogé » [1727] voidability « possibilité d’être annulé / abrogé » [1823] AM voidless « qui ne peut être annulé / abrogé » [1642]  







































































3.4. AM vacuous « vide », « oisif, inoccupé », « inepte » [1651]  











(35) AM I put pears bruised in a vacuous receiver. I

put

pears

bruised

into

a

vacuous

receiver

I

put

pears

bruised

into

an

empty

vessel

je

mis

des poires

talées

dans

un

vide

récipient

« J’ai mis des poires talées dans un récipient vide. »  



Les dérivés modernes de cet adjectif sont tous obsolètes :  

†vacuist « personne qui soutient la possibilité d’un vide dans la nature » [1660] †vacuously « dans le vide » (regard) [1860] †vacuousness « vide » [1648].  











3.5. AM vacuum, substantif « vide de l’espace » [1550]  



(36) AM Democritus, who thought that the world was made by the casual concourse of atoms in a great vacuum. Democritus who thought that the world

was made by

the casual

Democritus who thought that the world

was made by

the fortuitous

Démocrite

qui

pensait

que le

monde fut

formé par la

fortuite

408

Patrick Gettliffe

concourse

of

atoms

confluence

of

atoms

rencontre

des atomes

in

a

great

vacuum

in

a

great

vacuum

dans

un

grand

vide

« Democrite, qui pensait que le monde avait été formé par la rencontre accidentelle  

des atomes dans un grand vide. »  

Ses dérivés sont :  

AM †vacuefy « produire un vide », « rendre vide » [1727] FMOD vacuole « petite cavité organique » > AM vacuole [1852] vacuolar « vacuolaire, de la nature des vacuoles » [1852] vacuolation « formation de vacuoles » [1858] vacuolated « vacuolé » [1859] vacuolate « vacuolé » [1890] vacuolization « vacuolisation » [1882] vacuolary « vacuolaire » [1897]  



































3.6. AM vacuitie « vide, vacuité », « cavité », « absence totale », « oisiveté » [1541] > AC vacuity  















(37) AM The earth sinks down and fills up the vacuities. The

earth

sinks down

and

fills up

the

vacuities

the

earth

sinks

and

fills up

the

cavities

la

terre

s’affaisse

et

remplit

les

cavités

« La terre s’affaisse et remplit les cavités. »  



Ce substantif a donné comme dérivé AM †vacuitous « qui a la nature du vide », « qui est vide de matière » [1766].  







3.7. AM †vacuate « vider, évacuer », « annuler, abroger » [1572]  







(38) AM… that so the superfluous humidity of his stomach may be vacuated. that

so

the superfluous humidity of

afin que ainsi le

en excès

liquide

his

stomach may

de son estomac

be

puisse être

Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

409

vacuated évacué « … afin qu’ainsi l’excès de liquide de son estomac puisse être évacué ».  



De ce verbe provient le dérivé AM †vacuative, substantif « purgatif » [1656].  



3.8. AM †vacuation « cavité », « évacuation, élimination, excrétion » [1590]  







(39) AM They that haue the embossynges and vacuacyons be they that make the joyntes. They that haue the embossynges

and vacuacyons be

they

they

that have the protuberances and cavities

be[3PL . IND . PRS ] they

ils

qui

sont

ont

les

protubérances et

cavités

ils

that

make

the

ioyntes

that

make

the

joints

qui

forment

les

articulations

« Ceux [=les os] qui ont les protubérances et les cavités sont ceux qui forment les ar 

ticulations. »  

3.9. AM evacuate « vider, évacuer », « se vider », « annuler, abroger » [1526].  











(40) AM Vnctions with oyles and oynementes… shortely euacuate the fulnesse. Vnctions with oyles

and oynementes shortely

euacuate the fulnesse

unctions with oils

and ointments

evacuate the excess

onctions avec huiles et

onguents

soon

rapidement évacuent le

« Les onctions et les onguents éliminent rapidement l’excès. »  



Les dérivés modernes de ce verbe ont tous disparu :  

evacuative, adjectif et substantif, « purgatif » [1611] evacuator « évacuateur », « abrogateur » [1611] evacuatory, adjectif et substantif, « purgatif, émétique » [1704] evacuant, adjectif et substantif, « purgatif, émétique » [1730]  



















excès

410

Patrick Gettliffe

3.10. MA evacuacioun « perte de sang », « évacuation, vidage, élimination » [1400] > AM evacuation  







(41) MA Ofte tymes he haþ to myche evacuacioun of blood. Ofte

tymes

he

haþ

to myche

evacuacioun

of

oft

times

he

have.3SG . PRS

too much

loss

of

blood blood

souventes

fois

il

a

trop

perte

de

sang

« Souvent il perd trop de sang. »  



Le dérivé AM †evacuationist « partisan de l’évacuation d’un territoire occupé » [1884] est obsolète.  



4. PIE *h1ṷéh2-e / -os- « vide, dévastation », d’où le dérivé *h1ṷéh2-es-tó- > *h1ṷaas-tó 





En sont issues les formes suivantes en latin :  

uastus « vide, désert », « dévasté, ravagé », « démesuré » forme neutre uastum > AF du nord wast(e) « ravage, pillage, dilapidation » > MA wast (e) > AM waste AF du nord wast, adjectif « dévasté, ravagé », « abandonné, désert » > MA wast > AMwaste AM vast uastāre « rendre désert, dépeupler », « dévaster, ravager » participe passé uastātus > AM †vastate AF du nord waster « dévaster, ravager, détruire » > MA waste(n) > AM waste AN wastere / wastour « dilapidateur, ravageur, pillard » > MA waster(e) > AM †waster MA †vast « dévaster, ravager, détruire » uastātiōnem, accusatif de uastātio « dévastation, ravage » > AM †vastation uastātor « dévastateur, ravageur » > AM †vastator dēuastāre « ravager, piller », « détruire, faire périr » participe passé dēuastātus > AM devastate AM †devast dēuastātio « dévastation, ravage » > FMOD dévastation > AM devastation dēuastātor « dévastateur » > AM †devastator  



































































Les formes qui nous intéressent sont :  

AM vast AM vastate, vastation AM devast AM devastate, devastation, devastator MA wast(e), adjectif, substantif et verbe > AM waste

Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

411

4.1. AM vaste « vaste, immense, énorme, étendu » [1575] > AM vast « vaste, immense »  







(42) AM One sees more diuels then vaste hell can hold. One

sees

more

diuels

then

vaste

hell

can

one

sees

more

devils

than

vast

hell

can

hold hold

on

voit

plus

diables

que

vaste

enfer

peut

contenir

« On voit plus de diables que le vaste enfer ne peut en contenir. »  



Les dérivés en anglais moderne sont tous obsolètes, sauf vastly et vastness :  

†vastation « dévastation, destruction » [1545] †vastite / vastity « désolation, vide, désert », « immensité » [1545] vastly « immensément », « extrêmement, excessivement » [1593] †vasty « vaste, immense » [1596] †vastidity « immensité » [1603] †vast « espace immense » [1604] vastness « désolation, désert », « immensité » [1605] †vastacy « immensité » [1607] †vastitude « dévastation », « immensité » [1623] †vastator « dévastateur », substantif [1659] †vastative « dévastateur », adjectif [1667] †vastate « rendre insensible » [1892] †vastily « vastement » [1844]  



































































4.2. AM †devast « dévaster, ravager » [1537]  



(43) AM An uncouth savage boar devasts the fertile plains of Thessaly. An uncouth savage

boar

devasts

the fertile

plains

of Thessaly

a

boar

lays waste the fertile

plains

of Thessaly

strange

un étrange

savage

sauvage sanglier ravage

les fertiles plaines de Thesalie

« Un sanglier étrange et sauvage ravage les plaines fertiles de Thessalie. »  



Son dérivé †devaster « dévastateur, ravageur » [1789] est également obsolète.  



412

Patrick Gettliffe

4.3. AM devastate « dévaster, ravager » [1638]  



(44) AM A succession of cruel wars had devastated Europe. A

succession

of

cruel

wars

had

devastated

Europe

une

série

de

cruelles

guerres

avait

dévasté

Europe

« Une succession de guerres cruelles avait dévasté l’Europe. »  



Voici la liste des dérivés de ce verbe en anglais moderne et contemporain :  

devastation « dévastation, ravage » [1603] devastating « dévastant, ravageant » [1634] devastatingly « de façon foudroyante / irrésistible / implacable » [?] †devastative « dévastant, ravageant » [1802] †devastator « dévastateur, ravageur » [1818]  



















4.4. MA wast(e), substantif > AC waste « gaspillage, perte », « déchets », « terres désolées », « terrain vague » Il a développé les sens suivants : – « région inhabitée / déserte / sauvage » [c. 1200] ; – « gaspillage » [1297] ; – « terre non cultivée » [1377] ; – « déchets, détritus, rebuts » [c. 1430] ; – « étendue » [1552] ; – « destruction, dévastation, ravage » [1560] ; – « consommation, épuisement » (de ressources) [1568] ; – « région dévastée » [1611].  































   





























(45) MA Seðen hie henen wenden atlai þat lond unwend and bicam waste. Seðen

hie

henen wend-(d)en atlai

þat lond unwend

and

after

3 PL . NNOM OM hence go-3 PL . PST

at.lie\3 SG . PST

ART

land fallow

and

after

they

hence went

lay

the land fallow

and

d’ici

resta

la

après que ils

partirent

terre en friche et

Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

bicam

waste

become\3 SG . PST

wasteland

became

wasteland

devint

région déserte

413

« Après leur départ d’ici, la terre resta en friche et devint une région déserte. »  



En sont issus les dérivés suivants :  

MA wastful « dévastateur, destructeur », « inutile, vain, sans profit », « prodigue, dépensier, extravagant » [1300] > AC wasteful « gaspilleur », « peu rentable » AM wastefully « de façon destructrice », « de façon imprévoyante, avec prodigalité » [1513] > AC « avec prodigalité » AM wastefulness « prodigalité », « vacuité » [1551] > AC « tendance au gaspillage », « manque de rentabilité » AM †wasteless « qui ne diminue pas, inépuisable » [1589] AM †wasty « susceptible d’être perdu par détérioration » [1904]  























































Le substantif wast(e) a donné aussi un certain nombre de composés, dont il ne subsiste en anglais contemporain que wasteland « terre en friche, terrain vague », wastebasket / wastepaper basket « corbeille à papiers » et wastebin « corbeille à papiers, poubelle, boîte à ordures ».  











4.5. MA wast, adjectif > AC waste « de rebut », « perdu », « sale, usé », « en friche », « désert, désolé » Il a développé les sens suivants : – « inhabité », « non cultivé, désert », « stérile » (terre) [c. 1290] ; – « dévasté, délabré, en ruine » [a. 1300] ; – « futile, vain, inutile » [1303] ; – « superflu, inutile » [1380] ; – « dépourvu, dénué » [c. 1425] ; – « inutilisé, inoccupé » [1574] ; – « éliminé, rejeté » (produit défectueux, etc.) [1677].  





































































414

Patrick Gettliffe

(46) MA Heo drowen him… swiþe feor in a waste londe. a

waste

londe

3 PL . NOM NO M draw\PST -3 PL . PST 3 SG . OBL very

Heo

drow-en

him

swiþe feor in far

in

a

waste

land

they

took away

him

very

far

in

a

waste

land

ils

emmenèrent

lui

très

loin dans une déserte région

« Ils l’emmenèrent très loin dans une région déserte. »  



Les dérivés de cet adjectif en moyen-anglais sont tous obsolètes :  

wastli « sans profit » [1382] > AM †wastely wastnesse « désolation, destruction, ruine », « région inhabitée » [1382] > AM †wasteness wastete « désolation, dévastation » [1382] > AM †wastity  















4.6. MA waste(n), verbe > AC waste « gaspiller », « se perdre » (nourriture, biens, etc.). Ce verbe a développé les sens suivants : – « dévaster, ravager, ruiner » [c. 1205] ; – « détruire, détériorer, endommager » [c. 1450] ; – « affaiblir », « consumer, miner, saper, user » [a. 1225] ; – « annihiler, anéantir, mettre fin à » [c. 1325] ; – « gaspiller » [1340] ; – « dépenser » [c. 1381] ; – « employer inutilement » [a. 1300] ; – « dépérir, décliner » [a. 1300] ; – « s’user, s’épuiser, diminuer » [1375].  

































































(47) MA He sal wit the haligaste baptiz you and your sinnes waste. He

sal

wit

the hali-gast-e

baptiz

you

and

3 SG . NNOM OM shall[3 S SG G . PRS ] with

the holy-ghost-DAT DA T baptize[INF ] you[O OBL BL ] and

he

shall

with

the Holy Ghost

baptize

you

and

il

AU X . F UT AUX

avec

le

baptiser

vous

et

your

sinne-s

waste

POSS .2 PL

sin-PL

destroy[IN I NF F]

your

sins

destroy

vos

péchés

détruire

Saint-Esprit

« Il vous baptisera avec le Saint-Esprit et mettra fin à vos péchés. »  



Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

415

Les dérivés de ce verbe sont :  

MA wasting(e), adjectif « dévastateur, destructeur », « débilitant » [c. 1230] > AM wasting « qui ronge, qui mine » (maladie) MA †wastable « susceptible d’être usé / endommagé » [1436] MA wastyd « dévasté, ravagé, ruiné », « affaibli, décomposé, délabré, atrophié », « gaspillé » [c. 1440] > AM wasted « gaspillé, perdu », « inutile, vain », « inutilisé », « décharné » AM †wastingly « avec prodigalité » [1552] AM †wast(e)ry « extravagance », « gâchis, perte » [1645] AM †wastage « perte » (par destruction / fuite, etc.), « gâchis, gaspillage », « dévastation », « déchets » [1756] AM †wastive « susceptible de se détériorer » [1756]  











































































Par ailleurs, le substantif AN wastere / wastour « propre à rien, dépensier », « pillard, dévastateur, ravageur », « animal qui dépérit », « article de mauvaise qualité » [1352] a donné les dérivés suivants :  

















MA waster(e) > AM †waster « dépensier », « pillard, dévastateur, ravageur » AM †waster, verbe « dépenser / utiliser de façon extravagante » [1821] AM †wasterful « prodigue, dépensier » [1821] AM †wasterfulness « prodigalité » [1885] AM †wasterfully « avec prodigalité » [1891]  























Au début du moyen-anglais, le substantif wast(e), l’adjectif wast et le verbe waste(n) ont supplanté les termes issus du vieil-anglais, qui viennent aussi de la forme PIE *wās- > forme suffixée PG *wōs-ti- (PIE ā > PG ō > VA ē par métaphonie), à savoir respectivement :  

VA wēsten « région sauvage, désert » > MA westen ; cf. VHA wuostinna, ALLM Wüste, VS wostun, VFR wostene, NL woestijn VA wēste « désolé, désert, inhabité, vide », « stérile, improductif » > MA west(e) ; cf. VHA wuosti > ALLM wüst, et VFR woste VA wēstan « dévaster » > MA westen ; cf. VHA wuosten > ALLM wüsten, et VS wostian  





















(48) VA Him ġewunode ðæt hē wæs ġeond ðæt wēsten sundorgenga. Him

ġewun-ode

ðæt



wæs

ġeond

ðæt

3 SG . DDAT AT be.wont.to-3 SG . PST that.COMP 3 SG . NOM be.3 SG . PST PS T through

ART [ ACC . SG ]

him

(it) was usual

that

he

was

through

the

à lui

(il) était habituel

que

il

était

à travers le

416

Patrick Gettliffe

wēsten

sundorgenga

desert[ACC . SSGG ]

solitary[NOM NO M . SG ]

desert

solitary

désert

(un) solitaire

« Il avait l’habitude d’être seul dans le désert. »  



(49) VA Hē ferde on wēste stōwe. Hē

fer-de

on

wēst-e

stōw-e

3SG . NOM NO M

go-3 SG . PST

in

desert-AACC CC . SG

place-ACC . SG

he

went

to

deserted

place

il

partit

dans

désert

lieu

« Il se rendit dans un lieu désert. »  



(50) VA Hī his wīcstede wēston. Hī

his

wīcstede

wēst-(t)on

3PL . NOM

3SG . GEN

dwelling[ACC . SSGG ]

lay.waste-3 PL . PST

they

his

dwelling

laid waste

ils

sa

demeure

dévastèrent

« Ils ravagèrent sa demeure. »  



Conclusion Au terme de cette étude, nous pouvons tirer deux séries de conclusions. Nous avons décrit un inventaire lexical bien précis, celui des termes anglais (aux différentes périodes de l’histoire de cette langue) issus de la racine PIE *h1ṷeh2-, qui exprime la notion de « vide » et de « manque ». En premier lieu, cet inventaire permet de souligner certains phénomènes linguistiques caractérisant l’évolution lexicale de l’anglais – comme d’autres langues naturelles d’ailleurs. C’est ce par quoi nous allons commencer ; nous ne visons pas ici l’exhaustivité mais relevons les principaux phénomènes qui nous ont frappé au cours de l’étude qui précède. Tout d’abord, en termes de création lexicale, on relèvera que les "matrices lexicogéniques" (Tournier, 1993, p. 18) à l’oeuvre dans l’inventaire sont essentiellement la composition et la dérivation, mais que la dérivation inverse est également  











Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

417

représentée. L’anglais utilise en effet ce procédé, notamment pour créer des verbes à partir de substantifs ou d’adjectifs ; l’exemple donné ici est celui de AM evanescent, adjectif [1717] > †evanesce, verbe [1822]. Par ailleurs, on notera la tendance en moyen-anglais et en anglais moderne à créer des dérivés savants polysyllabiques à partir du latin et / ou du français, par exemple pour des besoins philosophiques, politiques (cf. AM †evacuationist « partisan de l’évacuation d’un territoire occupé ») ou encore scientifiques (cf. la série de lexèmes dérivés de vacuole créée dans la seconde moitié du XIX e siècle et liée au développement de la biologie cellulaire). Dès lors qu’une famille lexicale est créée, sa destinée varie selon les époques de la langue considérée, mais aussi selon les langues. Ainsi, tous les dérivés du verbe MA vaunte(n) créés en moyen-anglais et en anglais moderne ont disparu de la langue contemporaine. On observera encore que sur la quarantaine de dérivés ou de composés à partir du VA wan créés à diverses époques, il n’en reste que trois en anglais contemporain, mais qu’en revanche, on trouve toujours en allemand une dizaine de mots issus du terme équivalent, une vingtaine en néerlandais et plus encore en norvégien et en suédois. Dans une perspective morphologique, voici les principaux phénomènes qui ressortent de cette étude. La morphologie peut être trompeuse : ainsi, l’étymologie populaire pourrait sans doute faire dériver l’adjectif wanton de want, mais nous avons vu qu’il n’en était rien. Elle est également trompeuse en ceci que l’évolution du suffixe de participe présent VA -ende, devenu en MA -ande, -inde, -ing, a amené une confluence avec le suffixe nominal VA -ung, ce qui a engendré la forme unique -ing de l’anglais contemporain. Le résultat est que rien ne permet plus aujourd’hui de distinguer l’origine adjectivale de AC waning « décroissant » (< MA waniand < VA waniġend) de l’origine nominale de AC waning « diminution, décroissement, déclin » (< VA wanung). Par ailleurs, la productivité d’un affixe n’est pas une constante mais une variable. Ainsi, lorsqu’un affixe perd sa productivité, un processus de substitution peut se mettre en place. Nous avons rencontré le cas du préfixe VA wan- qui, ayant perdu sa productivité, a été remplacé par dis-, mis- ou un-, par exemple MA wanbeleve > AC disbelief, AM wanchance > AC mischance, AM wandought > AM †undought. Il a été rappelé tout au long de cette étude que l’anglais a été une importante langue de contact à plusieurs périodes de son histoire. Cela pose la question du mode d’assimilation des emprunts : en effet, certains morphèmes flexionnels ou dérivationnels de la langue-source peuvent poser problème à la langue qui emprunte car, pour une raison ou pour une autre, ils sont difficilement assimilables par celle-ci. Nous en avons rencontré deux exemples.  

















418

Patrick Gettliffe

L’infinitif en -ir des verbes français du deuxième groupe a été remplacé en anglais par le morphème -is(s)- apparaissant dans le présent de ces verbes, ce qui a donné la finale -ish de l’anglais moderne et contemporain : AF e(s)vanir, forme de présent e(s)vaniss- > MA vanisshen / vanysshe / vanische par aphérèse > AM vanish. L’infinitif en -āre des verbes latins n’a pas été assimilé par l’anglais, qui a eu recours au participe passé en -atus de ces verbes pour former ses propres infinitifs en -ate : LAT ēvacuāre, participe passé ēvacuātus > AM evacuate. Cette finale -ate est d’ailleurs devenue très productive puisque de nombreux verbes anglais ainsi formés proviennent non de verbes latins mais de verbes français du premier groupe (en -er), par adjonction de -ate au radical (cf. FMOD formul-er > AM formul-ate au XIX e siècle). Notons toutefois que les verbes latins en -āre qui ont été empruntés en anglais via le français ont une forme différente : on a ainsi vu que LATV vocitāre > AF voider > MA voide(n), avec une finale -e(n) de type germanique > AM void. Dans ce dernier cas de figure, on peut dire que l’adaptation phonologique et morphologique au système de la langue qui emprunte est beaucoup plus poussée. Nous allons à présent proposer quelques conclusions concernant spécifiquement les champs sémantiques liés aux termes anglais de notre inventaire. On notera en préambule que l’expression du « manque » en anglais ne se réduit pas aux seuls lexèmes AC lack, miss et want, probablement les trois items les plus couramment et spontanément associés à cette notion. La mise en perspective historique de la langue anglaise a montré que le substantif et l’adjectif VA wan(a), ainsi que l’adjectif MA void, par exemple, relevaient eux aussi pleinement de l’expression du « manque ». Bien que les termes anglais de notre inventaire soient tous issus de la même racine PIE *h1ṷeh2- exprimant la notion de « vide » et de « manque », on constate que les champs sémantiques représentés dans l’inventaire sont nombreux et variés. Il est intéressant à ce titre de commencer par l’évolution sémantique du verbe want. Chronologiquement, d’après l’OED, elle est schématiquement la suivante : – « manquer, faire défaut » : He wants talent (Il manque de talent), This shirt wants a button (Il manque un bouton à cette chemise) ; – « avoir besoin de » : You want a bigger hammer (Il te faut un plus gros marteau) ; – « nécessiter » : This shirt wants washing (Cette chemise a besoin d’être lavée), Such work wants a good eyesight (Un tel travail exige une bonne vue) ; – « falloir, devoir » : We don’t want to be late (Il ne faut pas que nous soyons en retard), You have an attitude problem, you know. You want to get it sorted (Vous avez des problèmes relationnels, vous savez. Il faut que vous régliez ça) ;  























































Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais



419

« vouloir, désirer » : I want to leave (Je veux partir), He wants success (Il désire réussir).  





Pour une analyse approfondie de cette évolution, on peut se reporter à Polge (2008, 2010). À partir de l’idée générale de manque et d’absence attribuée à la racine protoindo-européenne, on observe donc un véritable foisonnement sémantique, dont on donne une idée ci-dessous (les items indiqués entre parenthèses ne sont que des exemples, non des listes complètes) : – absence (VA wan, adjectif) ; – insuffisance, déficience, pénurie (VA wana et want, substantifs et préfixe VA wan-) ; – besoin, privation, épreuves, souffrance (AM want, substantif [1588]) ; – réduction, décroissance, diminution (VA wanian > AM wane) ; – imperfection, défaut (VA wana, adjectif et want, substantif) ; – dépérissement, déclin, disparition (VA wansian, AM vanish) ; – vide, vacance, inoccupation (AM vacant, vacuum, AM vacant) ; – immensité (AM vast).  















On ne peut que souligner l’importance des connotations péjoratives (dont certaines relèvent de la morale) liées aux domaines de sens représentés. On peut en donner une idée par le relevé suivant, qui ne vise aucune exhaustivité : – absence préjudiciable (AM want [1562] ou difficile, douloureuse [1623]) ; – mauvaise éducation, indiscipline, insolence, caprice (MA wanton et wantounesse) ; – lascivité (AM wantonize et wantoner) ; – futilité, vanité, frivolité (AM vanity et vain) ; – vantardise, fanfaronnade (MA vaunt) ; – oisiveté (MA vaca(u)nt) ; – prodigalité, dépense inutile (MA wastful, AM †wastingly) ; – stupidité, ineptie, vacuité (MA vaynly, AM vacuity et vacuous) ; – inutilité, inefficacité (AM †vayneness et vacate) ; – nullité, annulation, non-validité (AM void et †vacuate) ; – renvoi, rejet, expulsion, démission (MA voide(n) et wast, adjectif) ; – affaiblissement, délabrement, atrophie, maladie (MA wasting(e) et wastyd), perte de sang (MA evacuacioun) ; – dévastation, désolation, ravage, pillage, destruction (MA †vast, AM devastate) ; – consommation, épuisement de ressources (MA waste, substantif) ; – gaspillage, gâchis (AM waste) ;  































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– – –

Patrick Gettliffe

déchets, détritus, rebuts (MA waste, substantif) ; désert (VA wēsten, MA waste, substantif, et wast, adjectif) ; stérilité, improductivité (MA vayn et wast, AM wanthrifty).  



Pour reprendre des termes et concepts employés par Olivier Polge dans ce volume, les connotations en question peuvent s’attacher aussi bien au « siège du manque » qu’à « l’élément manquant » : ainsi, la lascivité qualifie un être qui manque de retenue dans son comportement sensuel ou sexuel, et renvoie donc aussi à la pudeur ou à la chasteté manquantes, etc. Certaines de ces connotations s’attachent à « l’objet ou l’action manqué(e) », d’autres plutôt à « l’élément manquant » : ainsi la stérilité décrit l’absence de production ou de procréation (action manquée), tandis que le pillage renvoie à un ensemble de vols et dégâts, donc à des objets manquants. L’existence et l’importance de ces connotations péjoratives est compatible avec l’hypothèse d’Alain Delplanque (dans ce volume) concernant la forme schématique du verbe français manquer :  





















L’expression particulière du manque s’instaure en effet au croisement de plusieurs points de vue. D’une part, appelons Sit1 le point de vue assertif permettant d’affirmer ou de nier formellement le procès […]. D’autre part, cette assertion formelle porte sur la relation entre l’état de choses constaté (la situation effective Sit0) et un état idéal (une situation fictive ici notée Sit’0), telle que ce qui aurait pu ou dû être présent ne l’est pas. La position hors-domaine de Sit1 permet de rendre compte du double rôle du locuteur-asserteur qui, tout en tenant compte de l’orientation du domaine notionnel vers la valeur attendue […], invalide cette valeur dans l’expression du manque […].

Dans sa conclusion, ce chercheur revient sur la « valuation par l’énonciateur de la situation effective » par rapport à une situation fictive. Si la situation fictive Sit’0 représente un état idéal, comme l’avance Alain Delplanque supra, alors on comprend en effet que la valuation par l’énonciateur de la situation effective soit négative. Quant au foisonnement sémantique lui-même observé dans notre inventaire, il est légitime de se demander s’il est le produit de l’évolution sémantique (inéluctable) des lexèmes issus de la racine PIE *h1ṷeh2-, ou bien s’il était déjà une caractéristique de cette dernière. La reconstruction sémantique, celle des sens attribuables aux diverses racines, est sans aucun doute une tâche des plus complexe, et il est à craindre que la question soulevée ici doive rester ouverte pour le moment. Toutefois, ce n’est pas parce que, par nature, la reconstruction sémantique serait vouée à rester imprécise. Dans l’essai introduisant son ouvrage, après avoir donné un échantillon du  



Chapitre 13 Formes issues de la racine PIE *h1ṷeh2- en anglais

421

lexique proto-indo-européen constitué de verbes très généraux comme être, s’asseoir, aller, etc., Watkins ajoute ceci : « Reconstruction is by no means confined to general, imprecise meanings such as these; we have also such specific semantic values as nes-1, "to return safely home" (NOSTALGIA )7 » (Watkins, 1985, p. XVII ). Si notre question doit rester sans réponse pour le moment, c’est en raison de cet obstacle que constitue l’absence de trace écrite en proto-indo-européen pour soutenir la réflexion du linguiste. Après avoir souligné l’importance des découvertes archéologiques dans la reconstruction de la culture indo-europénne, Watkins rappelle fort justement que « An artifact other than a written record is silent on the language of its user » (Watkins, 1985 : p. XIV ).  











Bibliographie Barber Charles, 1993, The English Language: a Historical Introduction, Cambridge/New York/ Melbourne, Cambridge University Press. Crépin André, 1994, Deux mille ans de langue anglaise, Paris, Nathan. Meillet Antoine, 1969 [1903], Introduction à l’étude comparative des langues indo-européennes (4e édition), Tuscaloosa, University of Alabama Press. Meillet Antoine et Vendryes Joseph, 1963 [1924], Traité de grammaire comparée des langues classiques (3e édition), Paris, Honoré Champion. Polge Olivier, 2008, « Want : du manque au désir », in Groussier M.-L. et Rivière C. (éd.), Cahiers de Recherche en Linguistique Anglaise 10 : De la notion à l’énonciation et retour, Paris/Gap, Ophrys, p. 107–126. Polge Olivier, 2010, « Subjectivisation de need et want en anglais moderne et contemporain », in Delesse C., Lowrey B. et Toupin F. (éd.), Actes du premier Colloque Bisannuel de Diachronie de l’Anglais, Paris, Publications de l’AMAES, p. 129–144. Tournier Jean, 1993, Précis de lexicologie anglaise, Paris, Nathan.  















Dictionnaires étymologiques Barnhart Robert K. et Steinmetz Sol, 1988–2003, The Chambers Dictionary of Etymology, Edimbourg/New York, Chambers. De Vaan Michiel, 2008, Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages, Leyde/ Boston, Brill (Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series 7). Ernout Alfred et Meillet Antoine, 1967, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck.

7 « La reconstruction ne se limite en aucun cas à des sens généraux et imprécis tels que ces derniers ; on a aussi des valeurs sémantiques précises telles que nes-1 "rentrer chez soi sain et sauf" NOST ALGIE ) » (notre traduction). (NOSTALGIE  





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Patrick Gettliffe

Klein Ernest, 2003 [1966–1967], A Comprehensive Etymological Dictionary of the English Language, Amsterdam, Elsevier. Kroonen Guus, 2013, Etymological Dictionary of Proto-Germanic, Leyde/Boston, Brill (Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series 11). Lehman Winfred, 1986, A Gothic Etymological Dictionary, Leyden, E. J. Brill. Onions C. T. (éd.), with the assistance of G. W.S Friedrichsen & de R. W. Burchfield, 1966, The Oxford Dictionary of English Etymology, Oxford/New York, Oxford University Press. Skeat Walter W., 1961 [1879–1882], An Etymological Dictionary of the English Language (nouvelle éd. revue et augmentée), Oxford, Clarendon Press. Watkins Calvert, 1985, The American Heritage Dictionary of Indo-European Roots, Boston, Houghton Mifflin Company. The Oxford English Dictionary [OED], [http://0-www.oed.com.sso.scd.univ-tours.fr/].  



Autres dictionnaires Bosworth Joseph et Northcote Toller Thomas, 1898 (main volume)-1921 (supplement), An AngloSaxon Dictionary, Based on the Manuscript Collections of the Late Joseph Bosworth, Glasgow/New York/Toronto, Oxford University Press, [http://lexicon.ff.cuni.cz/texts/oe_bosworthtoller_about.html]. Kay Christian, Roberts Jane, Samuels Michael, Wotherspoon Irené et Alexander Marc (éd.), 2015, The Historical Thesaurus of English (version 4.2), Glasgow, University of Glasgow, [http://historicalthesaurus.arts.gla.ac.uk/]. Roberts Jane, Kay Christian et Grundy Lynne, 2000, A Thesaurus of Old English (2 vol.), Amsterdam/Atlanta, Editions Rodopi B. V. (King’s College London Medieval Studies 11). Trask Robert Lawrence, 2000, The Dictionary of Historical and Comparative Linguistics, Edimbourg, Edinburgh University Press. The Middle English Dictionary, [http://hti.umich.edu/mec/].

Autres ressources The Dictionary of Old English Web Corpus, University of Michigan, [http://doe.utoronto.ca/pages/pub/web-corpus.html].

Sylvain Gatelais

Chapitre 14 Absence, manque et espace : quelques remarques sur la préposition without  

Absences are not events. They are not anything: where an absence is, there is nothing relevant there at all. Absences are bogus entities. Yet the proposition that an absence occurs is not bogus. David Lewis, « Causation as Influence », Journal of Philosophy 97.  



Introduction Si la plupart des contributions au présent volume ont jusqu’ici abordé la notion du manque à travers le prisme du signifié verbal, cette étude propose de s’intéresser à une autre partie du discours, souvent considérée comme moins lexicale ou signifiante, à savoir la préposition. C’est sans doute la définition (pour le moins succincte) que le Merriam-Webster donne de la préposition anglaise without qui a attiré notre attention et qui a été le point de départ de cette étude : used as a function word to indicate the absence or lack of something or someone. La tradition grammaticale, elle, utilisera assez souvent le terme d’abessif, à l’origine employé dans la description des langues finno-ougriennes (en particulier du finnois), pour désigner ce type de relation. Il s’agit dans ces langues d’un cas qui exprime « l’absence de quelque chose1 ». L’un des objectifs de cette étude sera donc de confronter la préposition avec d’autres marqueurs ou lexèmes exprimant le manque. S’il fallait rapprocher la préposition without de l’un des emplois du verbe manquer identifiés dans le présent volume (voir le questionnaire commun de base), il s’agirait ainsi sans équivoque du type 2 (« objet manquant, procès manquant : effet de sens d’absence ou de besoin »). Les énoncés du corpus entrant dans cette catégorie peuvent être traduits par le verbe to lack (ou plus rarement to miss) mais également par des structures attributives adjectivales be missing / short of… Deux prépositions pourraient  











1 « A term used in grammatical description to refer to a type of inflection which expresses the meaning of absence, such as would be expressed in English by the preposition “without” » (Crystal, 2008).  



https://doi.org/10.1515/9783110727609-014

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Sylvain Gatelais

également figurer dans cette liste : without et out of. Aucune étude portant sur les prépositions ne peut complètement éluder la question du spatial dans la sémantique prépositionnelle, quelle que soit la réponse qu’on lui apporte. L’anglais nous y invite d’autant plus que c’est l’une des rares langues indo-européennes qui utilisent des prépositions dont le sens spatial est encore largement attesté. Il conviendra donc inévitablement de s’interroger sur les rapports qu’entretiennent l’abessif et la notion d’extériorité telle qu’elle peut être encore exprimée par out of et without. L’autre angle d’attaque possible est la négation : without a cette particularité d’être la seule préposition à laquelle on attribue une valeur négative. Celle-ci est également souvent assignée aux lexèmes exprimant le manque, comme l’a suggéré Alain Delplanque dans le présent volume. Il convient avant tout de noter que without, en dépit de l’intérêt croissant porté ces dernières années aux marqueurs prépositionnels (en particulier sous l’impulsion de la grammaire cognitive), n’a fait l’objet d’aucune étude d’envergure. Il n’en va pas de même de sans, qui a intéressé un certain nombre de linguistes francisants, la plupart l’opposant à d’autres marqueurs (essentiellement avec ou bien les adverbes de manière). Citons entre autres les travaux d’I. Choi-Jonin et F. Mignon, de M. Riegel, de C. Molinier, de M-F. Lagacé ou encore de S. Feigenbaum cités en bibliographie. Si cette étude s’appuiera en grande partie sur leurs travaux, il faut noter d’emblée que certaines des propriétés distributionnelles de la préposition française ne sont pas transposables à l’anglais. On observe ainsi dans cette langue des contraintes sur la détermination du régime (l’article Ø étant souvent utilisé, là où l’anglais utilisera une détermination indéfinie : Il est sorti sans Ø parapluie / He went out without an umbrella), la présence d’un ne explétif dans les propositions introduites par sans que (mais condamnée par la grammaire normative et l’Académie française : Je suis sorti sans qu’il (ne) le sache), l’emploi du subjonctif dans des propositions finies, etc. À l’inverse, without présente des caractéristiques diachroniques, morphologiques et distributionnelles que l’on ne trouve pas chez son homologue français (ou dans la plupart des autres langues) : une morphologie à première vue motivée (bien que démentie par la diachronie, comme on le verra) par son antonymie avec with, un sens spatial encore attesté, une apparition tardive dans l’histoire de l’anglais, un système d’oppositions avec des lexèmes dérivés (adjectifs suffixés en -less ou composés avec -free), l’apparente équivalence entre with no + N / without + GN, l’absence de conjonction introduisant une proposition avec un verbe fini (without + V-ING / *without that + P), etc. La plupart de ces différences, dont certaines nourriront notre réflexion, suggèrent que without mérite un traitement à part. Afin de mener à bien cette étude, nous sommes parti du questionnaire commun de base (QCB) élaboré par les participants à l’opération de recherche « Analyse et formalisation de l’expression du manque » au sein de l’équipe  















425

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

« Sémantique Énonciative et Typologie des Langues » (LLL Tours). Le QCB nous a été particulièrement utile pour étayer notre réflexion sur les rapports qu’entretient without avec l’expression du manque. Nous avons ensuite utilisé différents corpus, en particulier le COCA (Corpus of Contemporary American English), créé par Mark Davies et constitué d’œuvres de fiction, d’articles de presse, de retranscriptions d’interviews télévisées et d’écrits académiques. Les données diachroniques ont été réunies grâce à l’Oxford English Dictionary (OED) et au Middle English Compendium en ligne.  



1 Situation effective et situation attendue Voici la définition que donne le Larousse du mot absence : « fait pour quelqu’un, quelque chose de ne pas se trouver à l’endroit où l’on s’attend à ce qu’il soit ». Si l’on examine maintenant la signification du verbe manquer, il s’agit, toujours selon le Larousse, de « ne pas disposer de choses ou d’êtres en quantité suffisante ou ne pas les avoir du tout ». Les deux notions semblent donc de prime abord assez voisines. Dans les deux cas, il y a le constat d’un décalage entre une situation idéale (et donc virtuelle, invalidée) souhaitée, attendue ou encore jugée nécessaire et l’état effectif des choses. En termes plus énonciatifs, comme le souligne Alain Delplanque dans le présent volume, nous avons une relation de repérage entre un terme A et un terme B. Les deux types de relations impliquent ainsi un « siège » (le terme A), la plupart du temps clairement exprimé dans l’énoncé, ainsi qu’un item manquant (le terme B). Ainsi, dans :  















(1)

Depuis cinquante-quatre ans que j’habite cette planète-ci, je n’ai été dérangé que trois fois. La première fois ç’a été, il y a vingt-deux ans, […]. La seconde fois ç’a été, il y a onze ans, par une crise de rhumatisme. Je manque d’exercice. Je n’ai pas le temps de flâner. Je suis sérieux, moi (QCB).

… ce siège sera en l’occurrence le référent du sujet syntaxique2 je. L’item manquant sera quant à lui le référent du complément d’objet exercice. Il y a bien un décalage entre deux situations inférables à partir de cet énoncé : une situation effective (j’ai besoin d’une certaine quantité d’exercice, sans que celle-ci soit précisée) et une situation idéale (cette quantité devrait être supérieure, sans que  

2 Mais comme le souligne Alain Delplanque, ce n’est pas toujours le cas avec ce verbe en français.

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Sylvain Gatelais

celle-ci soit précisée). On retrouve cette configuration dans un énoncé contenant la préposition abessive without :  

(2)

He had gone out without his parents’ permission. « Il était sorti sans la permission de ses parents ».  

(3)



It was not a nice house; it was a house without a garden in the middle of a noisy street. (Virginia Woolf, A Room of One’s Own and Three Guineas). « Ce n’était pas une jolie maison : c’était une maison sans jardin au milieu d’une rue bruyante ».  





Dans ces deux énoncés, l’item manquant est le référent du régime de la préposition without (a garden, his parents’ permission). Le siège peut être de différentes natures. Dans l’énoncé (3), nous avons un syntagme nominal dont la tête est house postmodifiée par le syntagme prépositionnel. Le siège du manque sera donc le référent de cette tête. Dans l’énoncé (2), le siège du manque est le procès correspondant à . Without est donc le terme relateur qui marquera explicitement dans l’énoncé cette absence. Il y a bien, par ailleurs, un décalage constaté entre une situation effective et une situation attendue / virtuelle, invalidée en ceci que les énoncés en without sont présupposants.

1.1 Without et la présupposition Cette propriété est suggérée par la définition donnée plus haut par le Larousse (« où l’on s’attend à ce qu’il soit ») et a été observée par certains linguistes pour la préposition sans. Ainsi, pour Riegel, « lorsqu’un locuteur emploie la préposition sans ou la conjonction sans que, il prend pour acquis que l’implication niée par la locution est concevable par son interlocuteur » (Riegel, 1977, p. 348). Pour Lagacé, « lorsque nous énonçons A sans B, c’est que nous nous attendons habituellement à B » (Lagacé, 1987, p. 172). Ce qui est vrai pour sans l’est globalement pour without en anglais : cette propriété semble opérante avec tous les effets de sens que nous verrons plus bas (instrumental, comitatif, relation postnominale du type X doesn’t have Y…). Cette présupposition d’existence peut être induite soit par la connaissance du monde de l’énonciateur :  



















(4)

Last year a baby was born without eyes in Denver, Colorado. « L’an dernier, un bébé est né sans yeux à Denver, Colorado » (un bébé a normalement des yeux).  



Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

(5)

427

These cookies are made without flour. « Ces cookies sont préparés sans farine » (on prépare normalement des cookies avec de la farine).  



soit par le cotexte :  

(6)

We passed two ruined abbeys, one with a tower and one without. « Nous sommes passés devant deux abbayes en ruine, l’une avec une tour et l’autre sans. »  



Only two kinds of people exist – those with children and those without (COCA). « Il existe seulement deux catégories de personnes : celles avec des enfants et celles qui n’en ont pas » (mot à mot : et celles sans).

(7)









Ainsi, hors contexte, un énoncé contenant un without à valeur instrumentale tel que :  

(8)

?Mark opened the door without an ice pick. « Mark a ouvert la porte sans pic à glace. »  



est difficilement recevable, car, prototypiquement, un pic à glace n’a pas pour fonction d’ouvrir une porte et donc de servir d’instrument à la réalisation du procès open a door. Les énoncés suivants seront en revanche tout à fait acceptables :  

(9)

He was able to climb the mountain without an ice pick. « Il a pu escalader la montagne sans pic à glace » (un pic à glace peut servir à escalader une montagne).  

(10)



I got locked in my basement. The only tools I had were a hammer and an ice picki. Luckily, I managed to open the door without the ice picki. « J’ai été enfermé dans mon sous-sol. Les seuls outils que j’avais à ma disposition étaient un marteau et un pic à glace. Heureusement, j’ai réussi à ouvrir la porte sans le pic à glace. »  



Dans l’énoncé (10), comme en atteste l’emploi du déterminant défini THE, qui a ici un rôle anaphorique, le cotexte permet d’envisager et de préconstruire la relation prédicative qui semble dès lors, sinon attendue, du moins envisageable.

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Sylvain Gatelais

Notons au passage qu’à l’inverse, l’emploi de la préposition with sera difficilement recevable (ou créera un effet pléonastique) si la relation entre repère et repéré est nécessaire ou « évidente », en particulier lorsque with exprime une relation partie-tout (surtout en contexte postnominal) ou instrumentale :  





(11)

??He kissed his wife with his lips. « Il a embrassé sa femme avec ses lèvres. »  

(12)



??He slapped his son with his hand. « Il a giflé son fils avec sa main. »  

(13)



??He paid with money. « Il a payé avec de l’argent. »  

(14)



??a man with a head / eyes / feet etc. « un homme avec une tête / des yeux / des pieds, etc. »  



L’emploi de without comme relateur dans la relation implique donc qu’il y ait une compatibilité ou une congruence entre le repère et le repéré, cette congruence pouvant être soit notionnelle, soit générée par un contexte spécifique (linguistique et / ou extralinguistique). Cette propriété suggère donc que, pour bien appréhender le rôle et les effets de sens exprimés par without, il faudra jauger l’adéquation entre A et B en prenant en considération les types de référents désignés par ces deux entités : réalisation d’un procès dont il faudra préciser le type (action, état, télicité), type de noms (dense, discret, compact), type de référents (humain, non humain), etc. Ceci suppose également qu’il faille examiner d’autres marqueurs présents dans l’énoncé (le cotexte étroit), tels que le type de détermination du nom régime ou l’aspect verbal par exemple, mais également le cotexte plus large et la situation.  

1.2 Pourquoi without ne peut-elle introduire une proposition finie ?  

La nature présupposante de without pourrait nous aider à comprendre une particularité morpho-syntaxique de l’anglais. Contrairement à ce que l’on peut observer dans un certain nombre de langues, il n’est pas possible en anglais de construire une proposition subordonnée avec un verbe fini introduite par without. Là où le français, l’espagnol ou l’italien utiliseront une locution conjonctive telle que sans que, sin que, ou senza che suivie du subjonctif, l’anglais aura obligatoirement

429

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

recours à une nominalisation gérondive en V-ING introduite par without, avec un sujet exprimé ou non :  

(15)

No hago nada sin que lo sepas.

(16)

Je ne fais rien sans que tu (ne) le saches.

(17)

Non faccio niente senza che tu lo sappia.

(18)

I do nothing without your / you knowing it (*without that you know it).

Dans toutes ces constructions, il s’agit de nier un procès concomitant (voir § 2) à celui de la principale. On sera attentif à l’emploi du subjonctif qui a ici sa valeur attendue : le procès décrit dans la subordonnée n’est pas actualisé et est simplement envisagé, du fait de l’orientation négative de la conjonction. On constate donc que l’anglais a opté dans son histoire pour une tout autre stratégie structurale et morphosyntaxique. Toutefois, cela n’a pas toujours été le cas, comme en attestent les exemples suivants :  





(19)

The speres flew in peces wythout that ony of theym felle to the grounde. (The right plesaunt and goodly historie of the foure sonnes of Aymon, 1489) « Les lances se brisèrent en morceaux en plein vol sans qu’aucun d’eux ne touchât le sol. »  



(20)

This seem’d to be done, without that the King was fully inform’d thereof. (Edward Herbert Baron Herbert of Cherbury, The Life and Reigne of King Henry the Eighth, 1649) « Il semblerait que cela ait été accompli, sans que le roi n’en fût pleinement informé. »  



La locution conjonctive semble être attestée dès le XV e siècle et avait en réalité deux sens possibles en fonction du mode verbal utilisé dans la subordonnée. Lorsque le verbe était utilisé à l’indicatif, comme dans les exemples ci-dessus, la conjonction signifiait « sans que » et indiquait une circonstance concomitante négative. Lorsque le verbe était employé au subjonctif (caractérisé par l’absence de -s de la 3e personne ou par la forme be à toutes les personnes), la proposition exprimait alors une condition négative et without signifiait alors « unless » (à moins que / if… not…). Le subjonctif s’imposait donc dans ce contexte, au même titre qu’il s’imposait à l’époque dans les propositions en if, dans la mesure où le procès était envisagé sur le plan fictif et avait une valeur contrefactuelle :  









430

(21)

Sylvain Gatelais

He schalle never have me to his make with owte he be baptizede and receyve the feithe of Criste. (Higden’s Polychronicon, XV e siècle) « Il ne m’aura jamais pour épouse à moins qu’il ne soit baptisé et reçoive la foi du Seigneur. »  



(22)

He may barke, but he cannot bite without a man come within his reach. (J. Shute, Judgement and Mercy, 1643) « Peut-être qu’il aboie, mais il ne peut pas mordre à moins qu’un homme ne s’approche trop près de lui. »  



Ces deux usages vont disparaître assez rapidement. Le premier, qui sera remplacé par la forme non finie en V-ING, semble être sorti de l’usage après le XVII e siècle. Le second, qui sera remplacé progressivement par unless, se maintiendra plus longtemps, au XVIII e et au XIX e siècle dans la langue parlée et familière, et même au-delà dans certaines formes dialectales de l’anglais (notamment américaines). Dans ce dernier cas, le subjonctif, qui était autrefois de règle, laissera place la plupart du temps à l’indicatif :  

(23)

Without a great change takes place the meeting is sure to commence to-morrow. (Daily News, 1887) « À moins d’un grand changement, il est certain que la réunion commencera demain. »  



(24)

… the artist, of whatever kind, cannot produce a truthful work without he understands the laws of the phenomena he represents… (Herbert Spencer, Intellectual, Moral, and Physical, 1891) « … l’artiste, quel que soit son domaine, ne peut produire une œuvre sincère à moins de comprendre les lois qui régissent les phénomènes qu’il dépeint… »  



(25)

You don’t know about me without you have read a book by the name of The Adventures of Tom Sawyer. (Mark Twain, The Adventures of Huckleberry Finn, 1884) « Vous ne savez rien de moi à moins d’avoir lu un livre intitulé Les Aventures de Tom Sawyer. »  



Deux raisons peuvent être avancées pour rendre compte de cette évolution. La première est la disparition progressive du subjonctif présent, amorcée à la fin de la période moyen-anglaise, due à ses trop grandes ressemblances morphologiques avec l’indicatif. S’il est encore courant au XVI e siècle, son usage ne cessera

431

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

de reculer à partir du XVII e siècle. Comme le rappelle Vallins (1956, p. 29–30), l’emploi de ce mode était devenu tellement restreint aux XVII e et XVIII e siècles que cette forme verbale était devenue un véritable mystère pour les grammairiens de l’époque, donnant lieu au passage à des analyses pour le moins farfelues. Au XVII e siècle, le dramaturge et grammairien Ben Jonson (cité par Visser, 1966, p. 788) y voyait par exemple un pluriel, pensant que les noms au singulier s’accordaient avec un verbe au pluriel quand ils étaient précédés de certaines conjonctions (« some nouns, though singular […] require a verb plurall―especially when the verbe is joined to an adverbe, or conjunction »). Joseph Priestley (1761, p. 15), qui reconnaissait que cette forme n’était guère plus usitée à son époque mais qu’elle était courante quelques générations auparavant (« our forefathers paid a very strict and scrupulous regard to it »), estimait qu’il s’agissait de l’ellipse d’un auxiliaire et que le verbe était à l’infinitif. Afin de marquer la différence entre ces deux emplois de without (sans que et à moins que), l’opposition désormais caduque entre indicatif et subjonctif fut remplacée et compensée par l’opposition morphosyntaxique entre proposition à verbe fini et proposition à verbe non fini. Si l’infinitif est courant en espagnol, en français ou en allemand après sin, ohne ou sans :  















(26)

Il est parti sans dire un mot.

(27)

Er ist gegangen, ohne ein Wort zu sagen.

… la syntaxe de l’anglais, elle, interdit l’emploi d’un infinitif après une préposition :  

(28)

Avant de partir, n’oublie pas de poster la lettre.

(29)

*Before to leave, remember to post the letter.

Ce n’est donc pas cette forme non finie du verbe qui a pu être retenue. Or, c’est précisément à partir du XVII e siècle que l’anglais développera pleinement une « troisième voie » qui rendra possible le recours à une seconde forme non finie. Comme le souligne D. Boulonnais, c’est à cette époque que les nominalisations gérondives apparaissent « du fait des nouvelles possibilités de construction verbale qui leur permettaient d’entrer en concurrence directe avec l’infinitif ». Ces structures, émergentes aux XVI e et XVII e siècles, deviendront courantes aux XVIII e et XIX e siècles, où elles adopteront un statut pleinement phrastique (Boulonnais, 2004, p. 80).  









432

Sylvain Gatelais

Si certaines langues semblent donc privilégier, avec l’emploi du subjonctif et de l’infinitif, la non-actualisation du procès dans ce type de proposition, l’anglais, en optant exclusivement pour la forme en V-ING, semble avoir adopté une tout autre stratégie. Plusieurs linguistes énonciativistes ont ainsi vu dans cet opérateur la trace d’une préconstruction, d’un déjà ou d’une antériorité opérationnelle / psychogrammaticale (Lapaire et Rotgé, 1992). Adamczewski voit en V-ING un marqueur de phase 2 ou de thématicité (Adamczewski et Delmas, 1982). Denis Jamet évoque quant à lui « une stabilité notionnelle », précisant qu’« il y a insistance sur le sémantisme de la notion, contrairement à une forme plus verbale » (Jamet, 2008, p. 40). C’est donc sans doute la nature présupposante du without abessif (sans que) qui justifierait également le recours exclusif à la forme nominalisée du verbe, plus notionnelle que prédicationnelle et cantonnant cet opérateur dans la catégorie des prépositions. À l’inverse, le without de condition négative (unless), non présupposant, imposera le mode à verbe fini, plus orienté vers la prédication.  









2 Without, forme négative ou antonymique de with ? Comme l’a observé J. Cervoni, on considère souvent que les prépositions forment des micro-systèmes binaires (Cervoni, 1991, p. 154). Ce qui semble vrai pour des couples tels dans / en et à / de l’est sans doute bien davantage pour le couple avec / sans ou with / without : la plupart des linguistes, des grammaires et des dictionnaires (y compris ceux qui n’adoptent pas une approche systémique du phénomène prépositionnel) les traitent en parallèle. Deux termes de métalangage relativement voisins reviennent ainsi régulièrement pour qualifier la relation sémantique qui unit les deux prépositions : antonymie et négation. Ainsi, pour Riegel et al., la négation du rapport exprimé par la préposition avec (à savoir la concomitance et la coprésence) est dénotée par « son antonyme sans » (Riegel et al., 1994, p. 372). Dans le cas de l’anglais, Quirk et al. voient en without « the negative of with ». Notons d’emblée que, comme le rappellent la plupart des manuels de lexicologie, le terme antonymie est un mot fourre-tout, susceptible de décrire plusieurs types de relations sémantiques. Ainsi, selon Crystal :  















In its most general sense, [the term antonymy] refers collectively to all types of semantic oppositeness (antonyms), with various subdivisions then being made (e. g. between graded antonyms, such as big ~ small, where there are degrees of difference, and ungraded antonyms, such as single ~ married, where there is an either / or contrast) (Crystal, 2008, p. 28).  



Il serait donc plus juste de parler dans le cas du couple with / without de complémentaires (« on dit que des unités lexicales sont complémentaires quand la  

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

433

négation de l’une dans un énoncé implique l’affirmation de l’autre, et inversement. » [Dubois et al., 2002, p. 106]). Without X serait donc a priori, d’un point de vue logique, l’équivalent de with ¬X (ou with no X). De même, not without X, devrait être équivalent à with X (selon le principe que : ¬¬p ⇔ p). Cependant, d’un point de vue linguistique (aussi bien sémantique qu’énonciatif ou pragmatique), ces deux relations d’équivalence logique sont sans doute discutables. Corblin et Tovena (2003) fournissent dans les langues romanes un certain nombre de critères permettant d’identifier la préposition sans comme relevant de l’expression de la négation (la présence d’une complémentation verbale en de + N, coordination avec ni…, suite discursive spécifique en moi / toi, etc. non plus, etc.). Si ces critères sont pour la plupart inapplicables à l’anglais, il demeure possible et même assez aisé de mettre au jour un ensemble de tests analogues pour cette langue :  







Tableau 1 : Propriétés négatives de without Critères

Exemple

A. La substitution de with no + N à without est (30) She ordered a coke without ice / with no la plupart du temps possible. ice. « Elle a commandé un coca sans glace. »  

B. Présence dans le régime de negatively-oriented polarity-sensitive items (NPIs)3 tels que l’opérateur de parcours any (et tous ses dérivés : anyone, anywhere, any longer / more…), much et many… Il peut s’agir aussi d’adverbes ou d’adjoints tels que yet, ever, at all… ou bien, dans les propositions gérondives introduites par without, d’idiomes verbaux normalement utilisés à la forme négative (hear / say a word / a sound, lift a finger (to help), move a muscle, see a (living) soul…).  



(31) She’s surely managed to get on the train this time, but without any money, or papers, or luggage… (COCA) « Elle est sans doute parvenue à monter dans le train cette fois-ci, mais sans argent, ni papiers, ni bagages. » (32) The U. S. decided to send 100,000 troops to Saudi Arabia without consulting anyone. « Les États Unis ont décidé d’envoyer 100 000 hommes en Arabie Saoudite sans consulter quiconque. » (33) I could have easily ruined your reputation and your teaching career without much effort. (COCA) « J’aurais pu facilement ruiner votre réputation et votre carrière d’enseignant sans beaucoup d’efforts. » (34) You can have it all without lifting a finger. (COCA) « Tu peux tout avoir sans lever le petit doigt. »  















3 Terminologie de Huddleston et Pullum (2002, p. 823).  



434

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Critères

Exemple

C. Without n’admet pas de négateur absolu (absolute negators) dans son régime (en anglais standard du moins) tels que not, no (ou ses dérivés : nowhere, nobody…), never, neither… Impossibilité également d’y trouver des positively-oriented polarity-sensitive items (PPIs)3 tels que les quantifieurs few ou little, ou certains adverbes (as well, too, already…) que l’on trouve normalement exclusivement dans la phrase affirmative4.

(35) *She bought it without little money. (36) *She bought it without no money. (37) *He came without few people. (38) *He left without my not knowing it.

D. Quand l’opérateur de négation NOT précède without, le sens abessif disparaît et la préposition devient référentiellement synonyme de with avec un effet souvent intensif (voir infra).

(39) “I pawned it for 20 bucks” he says, not without pride. (COCA) « “Je l’ai mis en gage pour 20 billets”, dit-il non sans fierté. » (40) The deal, however, is not without risks. (COCA) « La transaction, cependant, n’est pas sans risque. » (41) The man was not without charm. (COCA) « Cet homme n’était pas dénué de charme. »















Pour autant, la négation ne porte pas sur l’ensemble de la prédication, comme le montrent les tests donnés par Klima (1964). Il s’agit donc bien d’une négation de constituant. (42)

‘He came to the party without his wife. / He opened the door without a knife.’ ‘So did I.’ / *‘Neither did I.’

2.1 Manque, absence et négation Revenons à l’opération du manque qui nous intéresse dans le présent volume. Qu’est-ce qui peut rapprocher without d’un verbe exprimant le manque, tel que lack par exemple ? Alain Delplanque rappelle que l’affirmation formelle de manquer renvoie à une négation notionnelle, et qu’il faut ranger ce verbe « avec les  



4 Il est en revanche tout à fait possible de trouver l’un de ces opérateurs dans la prédication principale. Comparons : I never leave home without my purse. vs. Michelle Obama jabs at Trump without ever/*never mentioning his name.  

435

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

verbes de sens privatif comme : rater, louper, faillir, échouer, enfreindre, éviter de, oublier de, négliger de, etc. ». Toutefois, le statut négatif de lack semble moins clair. S’il partage en effet un certain nombre des caractéristiques vues dans le tableau 1, en particulier l’emploi de any, much et many dans son objet :  





(43)

The cramped house lacked any kind of intimacy. (COCA) « Cette maison exiguë était dépourvue de tout type d’intimité. »  



(44) Her husband, a former fisherman, worked in a fabric factory because he lacked any skills. (COCA) « Son mari, un ancien pêcheur, travaillait dans une usine, faute de compétences » (mot à mot : car il manquait de compétences).  



(45)



The interior lacks much usable storage. (COCA) « L’intérieur manque de beaucoup d’espace de rangement utilisable. »  

(46)



We lack many things. (COCA) « Nous manquons de beaucoup de choses. »  

(47)



She doesn’t lack self-confidence. « Elle ne manque pas de confiance en elle. » = She has a lot of / enough self-confidence. « Elle a beaucoup / assez de confiance en elle. » She lacks self-confidence. « Elle manque de confiance en elle. » = She has no / not enough confidence. « Elle n’a pas / pas assez de confiance en elle. »  















… certaines propriétés de Klima, telle que la polarité des tags ou des reprises elliptiques, semblent en revanche inopérantes :  

a- ‘She lacks self-confidence.’ ‘So do I. / *Neither do I.’ b- She lacks self-confidence, doesn’t she? / *does she?

(28)

On en conclura qu’on a affaire à une négation notionnelle, non marquée explicitement : la polarité de la phrase reste donc positive. Une autre question que soulève l’étude en parallèle du marqueur abessif without et du verbe lack est la distinction entre la notion d’absence et celle de manque.  

436

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(49)

a- He lacks common sense. « Il manque de bon sens. » b- He’s without common sense. « Il est dépourvu de bon sens. »  







L’énoncé (49-a) avec lack ne dit pas qu’il n’a pas du tout de bon sens. À l’inverse, l’énoncé (49-b) en without sera glosable par : He doesn’t have any common sense. Par conséquent, without semble a priori constituer une véritable polarité en opposant le tout au rien, l’absence à la présence (qui serait, elle, exprimée au moyen de with) sans aucun état intermédiaire possible. Lack pourrait à l’inverse être glosé par not have enough ou run short of. Ceci ne semble pourtant pas systématique :  



(50)

They lived in appalling conditions, lacking even the most primitive sanitation. (COCA) « Ils vivaient dans des conditions effroyables et manquaient même des installations sanitaires les plus rudimentaires. »  



(51)

Ron is without money. « Ron est sans argent. »  



L’énoncé (51) n’implique pas nécessairement que Ron n’ait pas du tout d’argent : il peut simplement vouloir dire qu’il n’en a pas assez ou en quantité jugée satisfaisante. Au contraire, en (50), l’idée de « quantité insuffisante » est absente5. Cette binarité entre le « tout » ou le « rien » que l’on attribue à without est également démentie par le fait que les groupes prépositionnels introduits par cette préposition peuvent être modifiés par des adverbes de degré du type entirely / completely, en particulier lorsque le nom régime a un fonctionnement indénombrable (mass noun) :  















5 On sera d’ailleurs attentif au fait qu’aucun des énoncés tirés du Petit Prince dans le QCB n’est traduit par Howard Richard en anglais au moyen du verbe to lack. Le traducteur aura souvent recours à have no + N qui renvoie normalement à une quantité nulle : And the people have no imagination (« Les gens manquent d’imagination »), They have no roots, and that makes their life very difficult (« Ils manquent de racines, ça les gêne beaucoup »).  









437

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

(52)

If the increased rate of melting continues, the summertime Arctic could be totally without ice by 2030, a date forty years earlier than previously anticipated. « Si l’accélération du rythme de la fonte des glaces continue, l’Arctique pourrait être totalement dépourvu de glace en été d’ici 2030, 40 ans plus tôt que ce que les prévisions annonçaient jusqu’ici. »  



(53)

Can Job claim that he is utterly without sin? « Job peut-il prétendre qu’il est totalement exempt de tout péché ? »  

(54)



His wife is totally without irony. (COCA) « Sa femme est totalement dépourvue d’ironie. »  

(55)





Enid, with its population of 47,000, was entirely without electricity for days. « Enid, avec sa population de 47 000 habitants, resta sans électricité du tout pendant des jours. »  



Without peut donc indiquer un état intermédiaire entre l’absence totale et la présence. L’interprétation absence totale vs. absence partielle / quantité insuffisante sera ainsi générée par des paramètres contextuels. À ce titre, le type de nom (dense, compact, discret) et sa détermination auront un rôle à jouer : le verbe lack marquera plutôt l’absence totale lorsque son complément d’objet sera un nom discontinu au singulier par exemple. Qu’est-ce qui différencie absence et manque ? La nuance réside essentiellement dans le jugement dépréciatif de l’énonciateur : avec des verbes tels que miss, lack ou manquer, l’énonciateur stigmatise l’impact de l’absence de B sur le repère A, qui apparaît comme un détrimentaire (voir Delplanque dans le présent volume). Dire que La soupe manque de sel déprécie la soupe, de même que David’s real problem is that he lacks confidence déprécie David (comme le suggère problem). De tels énoncés relèvent donc de la modalité de type 3 selon Culioli (la modalité évaluative axiologique) : l’énonciateur émet un jugement et sous-entend que l’absence du repéré B a un impact négatif sur l’état du siège du manque A. Cette orientation modale semble faire défaut aux énoncés en without :  







(56)

I can see the sign without my glasses. « Je peux voir le panneau sans mes lunettes. »  

(57)



He did his exercises without a calculator. « Il a fait ses exercices sans calculatrice. »  



438

Sylvain Gatelais

Ces énoncés ne sont que des constats. En (56), ni la réalisation du procès , ni l’état résultant du référent du sujet I ne semblent ici dépréciés.

2.2 L’asymétrie du système Si l’intuition et la ressemblance morphologique (sur laquelle nous reviendrons plus loin) nous encouragent à opposer with et without, force est de constater que le traitement lexicographique de ces deux prépositions ne reflète que très partiellement ce parallélisme. La plupart des dictionnaires se sont ainsi efforcés d’offrir des descriptions, certes souvent intuitives, mais relativement exhaustives des différents effets de sens de with. On dénombre ainsi 11 acceptions différentes dans l’entrée with du Merriam-Webster, elles-mêmes divisées en plusieurs sous-acceptions. L’entrée without dans ce même dictionnaire ne répertorie que deux effets de sens de la préposition : 1. outside ; 2. used as a function word to indicate the absence or lack of something or someone. On retrouve une dissymétrie analogue dans le Cambridge Dictionary, le Longman et la plupart des dictionnaires (exception faite de l’OED). Tandis que la lexicographie assigne traditionnellement à with des emplois multiples (variables d’un dictionnaire à l’autre : comitatif, instrumental, manière, simultanéité, coprésence…), la polysémie de without semble souvent traitée de manière moins éclatée, les dictionnaires privilégiant l’idée de « manque », d’« absence » ou de « négation » au détriment des relations circonstancielles du type accompagnement, instrument, manière etc. Les grammaires ne sont en général guère plus précises, même si A Comprehensive Grammar of the English Language de Quirk et al. (1985) mentionne without comme négation de with dans les sections consacrées aux prépositions qui expriment la manière et l’instrumental. Le tableau 2 tente donc de pallier l’absence d’étude comparative systématique entre les deux prépositions. Si with est le complémentaire de without, il devrait être possible de les substituer l’un à l’autre dans tous les contextes. Cette étude prend comme point de départ la distribution de la préposition with ainsi que ses effets de sens traditionnellement identifiés6 (Gatelais, 2008). Loin de viser  

















6 L’identification de ces effets de sens pour with / avec n’est pas sans poser de nombreux problèmes. Certains linguistes ont d’ailleurs proposé d’expliquer cette polysémie. Certains ont par exemple tenté d’identifier des emplois prototypiques dont dériveraient tous les autres : Schlesinger (1979) a expliqué l’emploi de manière en argumentant qu’il dériverait de l’emploi instrumental. Pour Lakoff et Johnson (1980), c’est l’idée d’accompagnement qui permettrait d’expliquer métaphoriquement l’emploi instrumental. D’autres linguistes ont, à l’inverse, essayé d’identifier une valeur invariante abstraite, sorte de dénominateur commun entre tous les emplois. Ainsi, pour  

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

439

une quelconque exhaustivité des contextes ou des effets de sens possibles, il s’agit ici de faire état de la symétrie (ou de l’asymétrie) éventuelle du système et d’identifier les zones où la complémentarité supposée des deux prépositions est mise à l’épreuve. Ce qui ressort de ces données, c’est globalement l’impossibilité de faire la substitution dans trois types de contextes :  

Tableau 2 : Valeurs et portées de with et son remplacement par without Portée syntaxique

Valeur sémantique

Contraintes contextuelles

Rection

WITH

WITHOUT

Complémentation He’s satisfied with Non adjectivale the job. ADJ + with GN « Il est satisfait de son travail. »  



Le plus souvent relation métonymique de partie / tout, de possession etc.

Complémentation nominale N with / without GN

He talked to a man with a scarf. « Il a parlé à un homme avec une écharpe. »  

a man without a scarf un homme sans écharpe



Complément verbal (en position de second ou troisième argument) V + with GN (transitif indirect) V + GN + with GN (ditransitif)

Non a) Stop fighting with your brother! « Arrête de te battre avec ton frère. » b) She feared she wouldn’t be able to cope with two new babies. « Elle craignait de ne pas être capable de s’en sortir avec deux nouveaux nés. » c) Mix the cream with ketchup. « Mélangez la crème avec le ketchup. »  











Cadiot (1997), avec aurait un sens primitif de « parallélisme ». Spang-Hanssen, lui, voit en avec un rapport de « symétrie » (1963, p. 239).  









440

Sylvain Gatelais

Portée syntaxique

Valeur sémantique

Contraintes contextuelles

WITH

WITHOUT

Adjoint

Instrumental

with / without + GN inanimé « concret » – type de verbe : verbe dynamique et agentif (incompatible avec les procès statiques).

He sliced the salami with a knife. « Il coupa le salami en tranches avec un couteau. »

He sliced the salami without a knife. « Il coupa le salami en tranches sans couteau. »

with / without + GN inanimé « concret »

She left with her passport and her savings. « Elle est partie avec son passeport et ses économies. » My son still sleeps with his pacifier. « Mon fils dort encore avec sa tétine. »

She left without her passport and all her savings. « Elle est partie sans son passeport et ses économies. » My son now sleeps without his pacifier. « Mon fils dort désormais sans sa tétine. »

He went shopping with his mother. « Il est allé faire les courses avec sa mère. »

He went shopping without his mother. « Il est allé faire les courses sans sa mère. »

He answered with embarrassment. « Il a répondu avec embarras. »

He answered without embarrassment. « Il a répondu sans embarras. »







Coprésence

















Comitatif

with / without + GN animé Sujet animé





















Manière (GP incident au GV)

with / without + GN continu compact « abstrait »  











Cause

with + GN continu compact « abstrait » – type de verbe : verbe non agentif dont le sujet est patient.  





He was trembling with fear. « Il tremblait de peur. »  



Non (perte du sens causal) He was trembling without fear. (interprété comme relevant de la manière) « Il tremblait sans peur. »  



441

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

Portée syntaxique

Extraprédicatif

Valeur sémantique

Contraintes contextuelles

WITH

WITHOUT

Subordonnée cir- Proposition Non constancielle gérondive (avec ou sans sujet exprimé)

He left without saying a word. « Il est parti sans dire un mot. »

Valeurs sémanti- Prédication ques de concomi- seconde tance qui peuvent se réaliser de manières diverses (cause, temps, condition voire concession).

Structure analogue attestée mais substitution difficile: a) *Without John away there’s more room in the house. Mais : b) Without her husband by her side, she felt depressed.





a) With John away there’s more room in the house. « Avec John qui n’est pas là, il y a plus de place dans la maison. » b) With her husband by her side, she felt depressed. « Avec son mari à ses côtés, elle se sentait déprimée. »  









2.3 Without ne peut introduire un élément de valence Qu’il s’agisse de sans (comme l’ont signalé Choi-Jonin et Mignon [2010]) ou de without, il apparaît que la préposition semble inapte à introduire un élément de valence. Il faudra donc avoir recours à with no ou not… with any… si l’on veut faire porter la négation exclusivement sur cet élément. C’est par exemple le cas avec les verbes transitifs indirects (cope, deal, comply, meet…) : She didn’t comply with his demand (et non *She complied without his demand). Ceci n’est pas vraiment étonnant dans la mesure où dans ces constructions, le paradigme est clos : l’emploi de la préposition est figé, difficilement analysable (en synchronie du moins) et son apparition ne semble donc pas sémantiquement motivée. On peut malgré tout déceler un sens instrumental avec certains verbes ditransitifs (provide, mix, load…) : ces verbes semblent d’ailleurs moins réfractaires à la substitution ( ?I mixed the sugar without the eggs). L’impossibilité de trouver without avec des verbes réciproques (fight, quarrel, argue…) pourrait par exemple s’expliquer par le sens adversatif originel de wið, qui faisait bien entendu défaut à wiðutan (voir § 3). On distinguera, lorsque with introduit des GP postnominaux, les cas des adjoints qui autorisent la substitution (a man with / without a beard) et qui sont  







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Sylvain Gatelais

paraphrasables par not have, des compléments des noms déverbaux (my disappointment with / *without the result) qui l’autorisent plus difficilement. Pour ce qui est de l’expansion adjectivale, il est à noter qu’il s’agit souvent de participes adjectivaux qui peuvent se construire avec by (satisfied / covered / disappointed…). Nous sommes dans une configuration qui n’est donc pas sans rappeler celle de la phrase passive. Le complément de l’adjectif est donc bien un élément de type valenciel puisqu’il s’agit de mentionner, comme le ferait « un complément d’agent », l’argument source (I was satisfied with the dinner = The dinner satisfied me). Cela n’aurait donc aucun sens de nier son existence. On pourrait compléter la liste. Cependant, battre en touche en prétextant le figement ou proposer autant d’explications qu’il y a d’interprétations sémantiques à la présence de with dans ces constructions ne nous semblent pas être des solutions satisfaisantes. À ce stade, notre hypothèse sera la suivante : les deux prépositions n’interviendraient pas au même stade dans la genèse de l’énoncé. Si with est apte à participer à la construction de la relation prédicative, c’est-à-dire la sélection et la hiérarchisation des arguments autour desquels l’énoncé s’organise, without, elle, marquerait une opération seconde qui participerait à la finalisation de l’énoncé (validation / non-validation / validabilité ou détermination). Ceci cadre bien avec la valeur négative de l’opérateur vue plus haut (la négation est selon Culioli une modalité de type 1 ; il s’agit donc d’une détermination énonciative qui intervient sur une relation prédicative déjà constituée mais non encore repérée par rapport à une situation) ou avec la présupposition.  







2.4 Without et les causes négatives On remarquera en outre qu’en position d’adjoint, l’emploi le plus réfractaire à la substitution est celui du with causal. À dire vrai, without et l’expression de la cause ne semblent pas faire bon ménage. Ceci est vérifiable dans différents emplois que nous allons maintenant examiner.

a) Les compléments de manière et de cause Il existe des types d’énoncés très contraints où with prend nettement une interprétation causale :  

(58)

She shook with emotion. (= She shook because she was moved / because of her emotion.) « Elle tremblait d’émotion. » (= Elle tremblait parce qu’elle était émue.)  



Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

443

Cette interprétation n’est possible que lorsque le sujet instancie le rôle thématique d’expérient, tout du moins quand le procès est involontaire. Le nom régime décrit alors un état du référent du sujet qui est la cause de la réalisation du procès. Remplacer with par without ne formerait pas ici un énoncé agrammatical mais verrait la réinterprétation du circonstant de cause en circonstant de manière :  

(59)

She shook without emotion / shame / fear. (= She showed no emotion while shaking.) « Elle tremblait sans émotion / honte / crainte. »  



Précisons au passage qu’ici, without n’exprime pas vraiment une absence ou un manque. Comme l’a souligné Molinier (1993), les compléments de manière introduits par sans décrivent tout autant des façons d’être que ceux en avec. Without shame est ainsi une manière d’être différente de with shame. Ils peuvent tout autant répondre à la question how ou être remplacés par des adverbes de manière formés à partir d’adjectifs :  

(60) ‘How did she answer your questions?’ ‘Without shame and hesitation / Brazenly / Honestly.’ « Comment a-t-elle répondu à vos questions ? – Sans honte ni hésitation / Effrontément / Honnêtement. »  





La relation temporelle impliquée est également différente : là où la cause préexiste nécessairement au procès (l’effet), la manière est de fait concomitante à la réalisation de celui-ci pour la simple raison qu’elle le qualifie :  



(61)

He answered with / without embarrassment. « Il a répondu avec / sans embarras. » His answer was embarrassed / unembarrassed. « Sa réponse était embarrassée / éhontée. »  







Tout semblerait donc indiquer que X with Y est apte à exprimer une antériorité notionnelle de Y par rapport à X, chose que ne peut pas faire X without Y.

b) L’instrumental La plupart des linguistes qui ont étudié l’instrumental postulent que cette relation peut être considérée comme une forme de causation. Talmy a ainsi démontré que

444

Sylvain Gatelais

toute forme de relation instrumentale pouvait être décomposée de la manière suivante :  

(caused event) RESULTS FROM (causing event) where the causing event has the structure: Instrument ACT ON object, where object is bound or related in some way to the object in the caused event (Talmy, 1976).

Il serait donc tout à fait logique que l’emploi de without, parfaitement substituable à with dans ce contexte, exprime lui aussi une forme de causation. Si l’on considère que la relation instrumentale est paraphrasable par le verbe use (Dik, 1997, p. 230), on pourrait reformuler les énoncés (62) de la manière suivante :  

(62)



a- Ron opened the door with a key. « Ron a ouvert la porte avec une clef. » b- He opened the door by using a key. « Il a ouvert la porte en utilisant une clef. » c- His using a key caused the door to open. « Son utilisation d’une clef a entraîné / causé l’ouverture de la porte. »  











Or, avec without, cela ne semble pas vraiment être le cas :  

(63)

a- Ron opened the door without a key. « Ron a ouvert la porte sans clef. » b- He opened the door without using a key. « Il a ouvert la porte sans utiliser de clef. » c- ≠ ?He opened the door by not using a key. « ?Il a ouvert la porte en n’utilisant pas de clef. » ≠ ?His not using a key caused the door to open. « ?Sa non-utilisation d’une clef a entraîné l’ouverture de la porte. » d- He opened the door but he didn’t use a key to do it (although I expected him to). « Il a ouvert la porte mais n’a pas utilisé de clef pour cela (même si je m’y attendais). »  























La glose en (63-c), qui aurait bien une valeur causale, n’est pas équivalente à (63a) : dans cet énoncé, la non-réalisation de déclencherait l’ouverture de la porte, ce qui résulterait en un énoncé douteux7. Ce que dit vraiment l’énoncé (63-a), qui est en réalité plus complexe, est restitué en (63-d) :  



7 De telles chaînes causales sont pourtant possibles avec by not + Ving : By not using a condom you are at risk for other STD’s. « En n’utilisant pas de préservatif, vous risquez d’attraper d’autres MST ».  





445

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without





une relation causale était attendue, voire jugée nécessaire (l’utilisation de la clef a pour conséquence que Ron ouvre la porte). On retrouve là la valeur présupposante de without ; cette attente ne s’est pas réalisée : Ron a utilisé un autre instrument (voire aucun instrument) ; le fait que cette chaîne causale n’ait pas eu lieu n’a pas empêché la réalisation de .  





Without n’exprime donc ici aucune causation (ni absence de causation). Sa fonction semble plus proche d’un énoncé négatif concessif en although par exemple :  

(64)

Although he didn’t use a key, he opened the door. « Bien qu’il n’ait pas utilisé de clef, il a ouvert la porte. »  



Pour rappel, la concession n’est pas totalement étrangère à la cause : il s’agit pour l’énonciateur de rejeter un lien causal là aussi présupposé entre q et p. Dans l’énoncé Bien qu’il soit malade, il a fait cours, on considère comme acquis que le fait d’être malade devrait entraîner l’annulation du cours (ne pas faire cours). Without n’intervient donc pas au niveau de la construction de l’événement, mais est la marque d’un rejet a posteriori de la chaîne causale.  

c) Les propositions en without + V-ing intraprédicatives En ce qui concerne les constructions à verbes non finis en without + V-ING, la substitution de with est impossible. Malgré tout, il demeure souvent possible de remplacer le GP par une proposition participiale en V-ING :  

(65)

“What do you expect?” he said, without looking at her. « À quoi vous attendez-vous ?, dit-il, sans la regarder. » “What do you expect?” he said, (not) looking at her. « À quoi vous attendez-vous ?”, dit-il, en (ne) la regardant (pas). »  











Comme le rappellent Deléchelle et Popineau (2015, p. 11), ce type de structurations évite de spécifier explicitement la relation sémantique entre q et p. Elles « constituent plutôt un arrière-plan (temporel ou notionnel) au procès principal ». L’interprétation sémantico-logique ne peut être le résultat que d’un  





446

Sylvain Gatelais

processus inférentiel qui dépend du contenu lexical des deux propositions8 : il pourra s’agir d’une relation causale, temporelle ou d’« une caractérisation qualitative, parfois sur le mode additif (de type paratactique), sorte d’appendice parenthétique, d’afterthought » (Deléchelle 2004, p. 134). La possibilité d’alterner not + V-ING et without + V-ING dans ce type de contexte montre qu’avec la préposition, le type de relation entre les deux propositions serait également nonspécifié. Toutefois, il existe là encore des cas réfractaires à une telle substitution – lorsque la relation entre q et p est clairement causale, par exemple :  









(66)



Not having had a shower for two days, I was desperate to get to the bathroom. « N’ayant pas pris de douche depuis deux jours, je voulais à tout prix aller dans la salle de bain. » *Without having had a shower for two days, I was desperate to get to the bathroom.  



(67)

She fears that, having no children, she will have little family assistance as she ages. « Elle craint que, n’ayant pas d’enfants, elle aura peu d’aide familiale en vieillissant. » *She fears that, without having any children, she will have little family assistance as she ages.  



Dans les cas où la transposition demeure malgré tout possible, le sémantisme causal inféré devient totalement exclu avec without et est réinterprétable en une relation d’un autre type (temporelle ou concessive, par exemple) :  

8 Deléchelle préfèrera ainsi parler de concomitance, qui se définit comme « une relation sémantique non-spécifiée, évoquant des caractéristiques ou une qualification d’un terme ou d’une prédication, sur le mode associatif » (Deléchelle, 2004, p. 104). Selon lui, cette relation peut intervenir à plusieurs niveaux : événementiel (simultanéité) ; syntaxique : prédications secondes ou détachées portant sur un terme ou sur l’ensemble de p, avec un fonctionnement intermédiaire entre l’attributif et le circonstanciel mais n’exprimant pas une circonstance particulière ; discursif : prédications fournissant un repérage complémentaire éclairant l’énonciation principale, soit comme point de départ (en antéposition) soit comme prolongement qualificatif ou explicatif dans une relation souvent métonymique (en postposition).  















447

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

(68)

John, knowing that his wife was expecting a baby, started to take a course on baby care. (= as he knew his wife was expecting a baby) (exemple de Quirk et al.). « Sachant que sa femme attendait un bébé, John s’est mis à suivre un cours de soins pour nouveau-nés » (= parce qu’il savait que sa femme attendait un enfant). John, without knowing that his wife was expecting a baby, started to take a course on baby care (= although he didn’t know his wife was expecting a baby). « Sans savoir que sa femme attendait un bébé, John s’est mis à suivre un cours de soins pour nouveau-nés » (= bien qu’il ignorât que sa femme attendait un enfant).  







Qu’en est-il maintenant du rapport temporel entre p et q ? Il est intéressant de constater qu’il est rarement marqué, en français comme en anglais. Ainsi, si le procès introduit par without ou par sans est antérieur à celui de la principale, cette antériorité n’est pas nécessairement marquée par un infinitif parfait en avoir / être + participe passé ou par une forme gérondive en having + V-EN :  



(69)

Il est allé se coucher sans se laver les dents. Il est allé se coucher sans s’être lavé les dents.

(70)

He went to sleep without brushing his teeth. He went to sleep without having brushed his teeth. (rare)

Ajoutons que le recours au gérondif parfait est très marginal en anglais : sur 40 109 occurrences de without + V-ING relevées dans le COCA, seulement 405 sont des formes au parfait (soit 1 %). La proportion est la même dans le BNC (nous avons dénombré 103 occurrences de without having + -EN sur un total de 7 177, soit environ 1,5 %). Il semblerait donc que ce qui importe aux yeux de l’énonciateur, c’est que le procès repère soit faux au moment où celui de la principale a lieu, pas s’il aurait dû ou aurait pu se dérouler avant, pendant ou après ce dernier.  





e) Les structures extraprédicatives On appellera structure interpropositionnelle, extraprédicative ou encore détachée, un type de prédication seconde (parfois appelé supplementation clauses en

448

Sylvain Gatelais

anglais)9. Si de telles structures introduites par with ou avec ont été fort bien décrites (par Ruwet, Cadiot ou Choi-Jonin pour le français, par McCawley en anglais, ou plus récemment par Deléchelle et Popineau dans une perspective contrastive), celles en without, sensiblement plus rares, n’ont fait l’objet que de remarques éparses. Quoi qu’il en soit, les deux types de prédications présentent des propriétés sémantiques, structurelles et discursives analogues. L’exemple suivant, cité par McCawley (1983, p. 272), visant à illustrer le phénomène de right node raising, tend à suggérer que les deux structures sont susceptibles de fonctionner en parallèle :  



(71)

I wouldn’t want to live in Sicily with, or for that matter, even without, Mt. Etna erupting. (exemple de McCawley) « Je ne voudrais pas vivre en Sicile avec – ou même sans, d’ailleurs – l’Etna en éruption. »  



(72)

Without or even with my husband by my side, I feel depressed. « Sans, ou même avec, mon mari à mes côtés, je me sens déprimée. »  



On dira d’un constituant qu’il est extraprédicatif s’il échappe à la rection d’un terme de la prédication principale, en particulier du verbe. Cela signifie que la relation prédicative principale est construite indépendamment de lui. Par ailleurs, ces structures en with et without ont la particularité d’être des prédications secondes. En surface, on pourra ainsi rencontrer les séquences suivantes :  

– with / without GN – with / without GN GAdj. – with / without GN Adv. – with / without GN GN – with / without GN GP

– with / without GN + relative réduite en V-ING – with / without GN + relative infinitive – with / without GN + relative réduite en V-EN

Ainsi, il n’est pas toujours facile de distinguer en surface certains énoncés extraprédicatifs d’autres énoncés intraprédicatifs (notamment quand on aura la structure with / without + GN, ou with / without + GN + GP). Plusieurs tests syntaxiques

9 « We use the term supplementation for a construction containing an anchor and a supplement, an element related semantically to the anchor but not integrated into the syntactic structure as a dependent. Supplements are detached prosodically from the anchor, typically having the character of an interpolation or an appendage (an element added loosely at the beginning or end of a clause) » (Huddleton et Pullum, 2002, p. 66).  





449

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

peuvent nous y aider, comme par exemple l’impossibilité de focaliser l’élément introduit par with / without dans une phrase clivée en it :  

(73)

She spent the rest of her life without her husband by her side (intraprédicatif). « Elle passa le reste de sa vie sans son mari à ses côtés. » Clivée : It was without her husband by her side that she spent the rest of her life. « C’est sans son mari à ses côtés qu’elle passa le reste de sa vie. »  







(74)



Without her husband by her side, she felt depressed (extraprédicatif). « Sans son mari à ses côtés, elle se sentait déprimée. » Clivée : ??It was without her husband by her side that she felt depressed. « ??C’est sans son mari à ses côtés qu’elle se sentait déprimée. »  









La focalisation du constituant introduit par without dans l’énoncé (74) ne nous semble pas totalement impossible mais dans ce cas, il perd sa valeur causale au profit d’une lecture intraprédicative comitative (Her husband was absent when she felt depressed). Sémantiquement, on retrouve par ailleurs les mêmes effets de sens qu’avec with. Ainsi, comme le relèvent Quirk et al. (1985, p. 1090), cette construction est particulièrement apte à exprimer une condition négative, comme l’illustrent les gloses ci-dessous :  



(75)

Without me to supplement your income, it wouldn’t have happened (exemple de Quirk et al.) « Sans moi pour compléter ton revenu, cela ne se serait pas produit. » Glose : If I hadn’t supplemented your income, it wouldn’t have happened. « Si je n’avais pas complété ton revenu, cela ne se serait pas produit. »  







(76)



Without parents to help them sort out and understand scary news, children are vulnerable to misunderstanding. (COCA) « Sans des parents pour les aider à faire le tri parmi des informations effrayantes et à les comprendre, les enfants sont exposés à des malentendus. » Glose : If children don’t have parents to help them sort out and understand scary news, they are vulnerable to misunderstanding. « Si les enfants n’ont pas de parents pour les aider à faire le tri parmi des informations effrayantes et à les comprendre, ils sont exposés à des malentendus. »  









450

(77)

Sylvain Gatelais

You agree that the world would be better off without him in power. (COCA) « Tu conviendras que le monde se porterait mieux sans lui au pouvoir. » Glose : The world would be better off, if he weren’t in power. « Le monde se porterait mieux, s’il n’était pas au pouvoir. »  









Toutefois, une condition n’est jamais en définitive qu’une forme de causation (certes hypothétique), puisque l’apodose est la conséquence de la protase. Toutes ces prédications secondes ne sont du reste pas nécessairement hypothétiques, comme le montrent les exemples suivants :  

(78)

Without her glasses she looked like Master Shifu from Kung Fu Panda. « Sans ses lunettes, elle ressemblait à Maître Shifu dans Kung Fu Panda. » Glose : Because / when10 she didn’t wear her glasses, she looked like Master Shifu from Kung Fu Panda. « Quand / Parce qu’elle ne portait pas ses lunettes, elle ressemblait à Maître Shifu dans Kung Fu Panda. »  









(79)

Without us to remind him, those bad memories disappeared. (COCA) « Sans nous pour les lui rappeler, ces mauvais souvenirs ont disparu. » Glose : Because we didn’t remind him, those bad memories disappeared. « Parce que nous ne les lui avons pas rappelés, ces mauvais souvenirs ont disparu. »  









(80) Without a taxi soon enough available, Dr Lowe was unable to catch the train. (exemple donné par Quirk et al.) « Sans taxi disponible suffisamment tôt, le docteur Lowe n’a pas pu avoir son train. » Glose : Because no taxi was soon enough available, Dr Lowe was unable to catch the train. « Parce qu’aucun taxi n’était disponible suffisamment tôt, le docteur Lowe n’a pas pu avoir son train. »  









10 Les gloses proposées ne suggèrent en aucun cas que les deux structures sont totalement équivalentes ou interchangeables. Elles ne visent qu’à expliciter le lien sémantico-logique sous-jacent entre q et p.

451

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

(81)

He felt naked without his knife in his pocket. « Il se sentait nu sans son couteau dans sa poche. » Glose : Because his knife was not in his pocket, he felt naked. « Parce que son couteau n’était pas dans sa poche, il se sentait nu. »  









Plus rarement, le lien entre q et p peut être de nature concessive :  

(82)

Without money, he is happy. « Sans argent, il est heureux. » Glose : Although he has no money, he is happy. « Bien qu’il n’ait pas d’argent, il est heureux. »  









Dans certains cas, il n’est pas possible de déterminer avec précision le rapport logique entre q et p :  

(83)

Without my husband by my side, I feel depressed. Glose (a) : If my husband is not by my side, I feel depressed. (lien hypothético-déductif entre q et p) « Si mon mari n’est pas à mes côtés, je suis déprimée. » Glose (b) : When my husband is not by my side, I feel depressed. (lien temporel) « Lorsque mon mari n’est pas à mes côtés, je suis déprimée. » Glose (c) : Because my husband is not by my side, I feel depressed. (lien causal) « Parce que mon mari n’est pas à mes côtés, je suis déprimée. »  

















L’exemple ci-dessus suggère que, comme c’est le cas avec les prédications introduites par with, les rapports sémantico-logiques entre q et p sont extrêmement divers (voire parfois contradictoires), tellement variés qu’il n’est d’ailleurs pas possible, selon de nombreux auteurs, d’assigner à ces constructions une valeur bien définie. C’est là précisément le rôle de with, qui opère une « association-dissociation » (souvent paraphrasable par have), contrairement à un autre opérateur de concomitance tel que as (qui, lui, opère « une identification plus ou moins étroite ») (Deléchelle et Popineau, 2015). L’interprétation logico-sémantique s’orientera par inférence vers l’une ou l’autre des valeurs vues plus haut (temporelle, causale, hypothétique ou concessive) en fonction de paramètres contextuels comme, par exemple, le temps, l’aspect ou la modalité du verbe principal : ainsi, la forme modalisée en would dans la principale imposera à l’énoncé une lecture hypothéticodéductive.  









452

Sylvain Gatelais

On pourrait se demander comment de telles structures extraprédicatives pourraient être aptes à exprimer la cause alors que les structures intraprédicatives utilisant le même marqueur n’ont pas la possibilité d’exprimer une antériorité notionnelle. Je formulerai l’hypothèse que ce n’est pas without (ni with du reste) qui est responsable du lien causal, mais plutôt le statut extraprédicatif et détaché du constituant introduit par la préposition. Comme on l’a vu plus haut, au niveau de la genèse de l’énoncé, q et p sont deux prédications construites indépendamment. Il n’est, d’ailleurs, pas inintéressant de rappeler que normalement, il ne peut y avoir de phénomène de coréférence stricte, qu’il s’agisse d’une structure en with ou en without :  

(84) *With my husbandi in jail, hei can’t support us financially. « *Avec mon marii en prison, ili ne peut pas nous aider financièrement. » With my husbandi in jail, I can’t help himj. « Avec mon marii en prison, je ne peux pas lj’aider. » *Without my husbandi by my side, hei can’t support us financially. « *Sans mon marii à mes côtés, ili ne peut pas nous aider financièrement. »  











Le GP ne participe donc pas à la construction du sens référentiel de la prédication principale. Il s’agit donc de deux événements bien distincts dont l’association ne va pas de soi, tant sur le plan référentiel, que logique, syntaxique ou discursif. Il n’est donc pas exclu que l’un précède l’autre. C’est ce qui différencie ce type de constituants des GP intraprédicatifs où without indique une circonstance qui ne peut être que simultanée (ou vue de manière simultanée) au procès. With(out) aura pour rôle, dans ces constructions détachées, de mettre en relation q et p, et de marquer ainsi de façon explicite, voire iconique, ce lien, sans pour autant avoir de valeur sémantico-logique bien définie.

2.5 Les structures copulatives : localisation vs. attribution de propriété  

Dans une précédente étude (Gatelais, 2010), j’avais tenté de montrer que, bien que la préposition with ne soit pas considérée traditionnellement comme une préposition spatiale, une valeur locative de proximité11 est encore palpable dans certains de ses emplois, en particulier quand elle est employée dans les constructions

11 Sens de proximité suggéré par l’étymologie de avec en français, du latin apud hoc (= près de cela).

453

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

copulatives en be. On pourrait par conséquent s’attendre à ce qu’il soit possible de remplacer dans le même contexte with par without, où cette dernière aurait un sens spatial de « non-proximité » (et donc d’éloignement). Or, cette transformation s’avère normalement impossible :  





My keys are with (= next to / close to / near…) your glasses12. « Mes clefs sont avec (= à côté de / près de) tes lunettes. » *My keys are without your glasses. « *Mes clefs sont sans tes lunettes. »

(85)









Dans le cas où le régime renvoie à un animé, la commutation est en revanche possible :  

(86)

Sam is with / without his mother. « Sam est avec / sans sa mère. »  



Without semble à première vue nier la proximité spatiale des deux référents (Sam is without his mother = Sam is not near his mother). Pour autant, comme le soulignent Choi-Jonin et Mignon (2010, p. 255), la préposition avec a la capacité de répondre à la question où ? en français, chose que ne peut pas faire sans. Il en va de même en anglais :  





(87)

Where is Sam? He’s with his mother / *without his mother. « Où est Sam ? Il est avec / *sans sa mère. »  





De plus, les GP en without, contrairement à ceux introduits par with, ne peuvent apparaître en tête des phrases à inversion sujet-verbe ; or, cette place topicalisée est souvent celle d’éléments locatifs ou directionnels (adverbes ou GP) :  



(88) It was then the first night of the second moon, and at the palace gates Lien found the faithful white snake and her other animal friends. But they were not alone. With / *without them were a woman and a man. « C’était la première nuit de la seconde lune, et aux portes du palais, Lien trouva le loyal serpent blanc et ses autres amis animaux. Ils étaient accompagnés d’un homme et d’une femme » (mot à mot : avec eux / *sans eux étaient un homme et une femme).  





12 Pour que cette construction soit possible, il faut que les deux éléments soient amovibles, ce qui explique l’impossibilité de : *The city hall is with the church.  

454

(89)

Sylvain Gatelais

With him / *without him was a girl with soft uncoloured hair, springy like heather, and the fresh complexion of someone who spends lots of time outdoors. « Il était accompagné d’une fille aux cheveux soyeux d’une couleur naturelle, souples comme de la bruyère, et qui avait le teint frais d’une personne qui passe beaucoup de temps dehors. »  



(90) With / *without the liberation of Rome came a change of government. « Avec / *sans la libération de Rome est survenu un changement de gouvernement. »  



Les deux relations semblent donc de natures différentes et tout semble montrer que without n’est pas la trace d’une relation spatiale ou du moins localisante. Dans d’autres contextes, notamment quand la relation est paraphrasable par not have, l’emploi de without est tout à fait courant :  

(91)

She was without oxygen / ?with oxygen. « Elle était sans oxygène / ?avec de l’oxygène. »  

(92)



She’s been without / with her medications for three days. « Voilà trois jours qu’elle est sans / avec ses médicaments. »  

(93)



He was without / ?with health insurance. « Il était sans assurance santé / ?avec une assurance santé. »  

(94)



He was without teeth, which caused him to look older than he was. I never saw him when he had teeth. (Doyle W. Williams, My Mother’s Branch) (?he was with teeth) « Il était sans dents, ce qui le faisait paraître plus vieux qu’il n’était. Je ne l’ai jamais vu avec des dents. »  



Si la substitution est en théorie acceptable dans ces énoncés, les structures en with demeurent relativement gauches (on aurait ainsi tendance à leur préférer le verbe have, marqueur de différenciation et de localisation). Quoi qu’il en soit, dans ces énoncés, l’emploi de without semble moins indiquer un éloignement (une non-proximité) que commenter l’état du référent du sujet sur un mode inférentiel. She was without oxygen implique qu’elle était dans l’incapacité de respirer, to be without her medications indique que son état de santé était fragilisé et susceptible de se dégrader. L’anglais a d’ailleurs parfois la possibilité de lexicaliser cette relation au moyen d’un adjectif dérivé d’un nom en -less : she was toothless. À l’inverse, ?she was with her medications suggèrerait qu’elle avait ses  

Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

455

médicaments sur elle, ?she was with oxygen qu’elle avait près d’elle une bombonne d’oxygène et ?she was with teeth qu’elle avait des dents en sa possession. Desclés (1990), dans son analyse célèbre du verbe être, reconnaît quatre valeurs à la copule :  

Paris est la capitale de la France. Paris est une grande ville. La France est en Europe. Les hommes sont mortels.

Identification (caractérisée par la symétrie et la réciprocité) Attribution Localisation Inclusion entre classes

Les énoncés en be with relèveraient donc de la localisation, tandis que les énoncés en be without relèveraient davantage de l’attribution.

2.6 Bilan : la valeur de la négation  

Au terme de cette étude, un faisceau de propriétés différentielles entre with et without a été mis au jour. Ces propriétés infirment l’idée selon laquelle ces deux prépositions sont des complémentaires stricts et confirment donc qu’elles sont les traces d’opérations distinctes. On ne peut donc pas concevoir cette opposition comme relevant d’un côté de la simple « présence » et de l’autre, de la négation de cette présence, de l’absence.  



Tableau 3 : Propriétés différentielles de with et without WITH

WITHOUT

Polarité positive

Polarité négative

Association

Dissociation, disjonction

Apte à participer à la construction de la relation prédicative

Participe à la construction de l’énoncé

Susceptible d’exprimer une antériorité notion- Inapte à exprimer une antériorité notionnelle et nelle et une relation causale une cause. Relation temporelle de simultanéité pertinente ou non Relève davantage de la localisation

Relève davantage de l’attribution de propriété

Non-présupposant, pose une relation qui ne peut être nécessaire

Rejet d’une présupposition, d’une relation préconstruite dans le discours ou attendue

Ces conclusions sur la préposition with rejoignent celles de Lise Hamelin, formulées dans le cadre de la Théorie des Opérations Prédicatives et

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Enonciatives d’Antoine Culioli. Selon elle, with est ainsi opérateur de différenciation, qui « opère, au niveau qualitatif, en construisant des propriétés différentielles de l’occurrence X par le biais de sa mise en relation avec Y, et au niveau quantitatif, en limitant la mise en relation de X et de Y à une situation particulière ou à une classe de situations » (Hamelin, 2013 ; c’est moi qui souligne). Les notions de « différenciation », de « propriétés différentielles » et de « mise en relation à une situation particulière » de ce cadre théorique font écho à ce que nous appelons « association » et « localisation ». À l’inverse, without aurait une valeur essentiellement qualitative : ce qui importe n’est pas qu’il existe ou qu’il n’existe pas à un moment donné une occurrence particulière de l’événement qu’elle dénote, mais plutôt le fait que cet événement constitue un cadre, un prérequis notionnel à autre chose. La composante négative peut avoir des portées très diverses, comme on l’a vu : – (a) il peut s’agir de dire que la relation prédicative introduite par la préposition est fausse (dans le cas des propositions non finies et des structures extraprédicatives), dans ce cas without marque une circonstance, certes négative, mais une circonstance tout de même ; – (b) la négation peut être de nature plus lexicale, comme c’est le cas avec les compléments de manière : il ne s’agit pas de nier l’existence de cet état mais de renvoyer à un état autre, antonyme (without hesitation = spontaneously, unhesitatingly) ; – (c) dans les domaines de l’instrumental et du comitatif, il s’agit du rejet d’un scénario attendu.  



































À dire vrai, without illustre bien la polyfonctionnalité de la négation que Culioli avait déjà fort bien résumée : « la négation, c’est à la fois le rejet, l’absence, l’altérité, le vide, l’absurde, l’impossible » (Culioli, 1990, p. 84). Dans tous les cas, il nous semble juste que la dimension négative de without relève plus de l’altérité (a et b) et du rejet (c) que de l’absence. Ceci rejoint également les conclusions de Choi-Jonin et de Mignon (2010, p. 264) qui voient dans la préposition sans un marqueur de négation discordantielle (notion que l’on doit à Damourette et Pichon). Selon les auteurs, la préposition française serait avant tout un marqueur d’altérité qui « met en opposition une situation privée de l’entité représentée par le terme qu’il introduit, avec une autre situation qui lui sert de caution ». Sans intégrerait ainsi un ne explétif qui peut parfois réapparaître dans les propositions introduites par sans que. Aussi séduisante soit-elle, une telle formulation n’est pas possible en anglais, qui ne connaît pas le ne explétif et encore moins de marqueurs distincts pour le discordantiel et le forclusif. On retiendra malgré tout que l’emploi de without est la trace d’un débat entre deux situations inférées à polarités opposées : celle à polarité négative  















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(¬p) qui est effective, et son complémentaire à polarité positive qui est simplement envisagé, décroché du réel, mais correspondant à l’état attendu des choses.

3 Retour vers le spatial En anglais, la tentation de voir en without un « antonyme » ou un « alter-ego négatif » de with est d’autant plus grande que sa morphologie (with + out) semble nous y inviter. La linguistique diachronique nous enseigne qu’il faut bien souvent se garder de se fier aux apparences. Le cas du couple with / without, apparu au cours de la période moyen-anglaise, est à ce titre un cas d’école, tant ce faux air de famille est le résultat d’un parcours diachronique chaotique. Il ne sera pas question ici de voir en détail comment et pourquoi without s’est imposé (cette question diachronique pourra faire l’objet d’un travail de recherche futur). Revenir sur l’histoire de ces deux formes nous invite plutôt à soulever le problème de l’origine spatiale de ces deux marqueurs, et de ce fait, à nous interroger sur les rapports qu’entretiennent le manque, la relation abessive et l’espace.  







3.1 Destins croisés À l’origine, le champ notionnel de l’instrumental / comitatif / manière était pris en charge par la préposition mid, dont les formes apparentées sont encore en usage dans les autres langues germaniques (mit en allemand, med dans les langues scandinaves, met en néerlandais…) et qui sera à terme totalement évincée par la préposition wið dont le sens était adversatif en vieil-anglais (against)13. L’abessif était, quant à lui, exprimé par buton, préposition spatiale à l’origine qui signifiait « à l’extérieur de » (be + utan) et qui a elle-même remplacé, à une période préhistorique, la préposition issue du germanique commun *ēnu (> allemand ohne). Par la suite, elle développa un sens exclusif / exceptif (emploi encore vivant de nos jours : There was nothing on the table but tea / Il n’y avait rien sur la table à part du thé) puis abessif, pour finalement, à l’époque du moyen-anglais, être réanalysée en conjonction de coordination marquant l’opposition ou la contradiction (> but). Without est attestée dès le vieil-anglais, et était, à l’instar de buton, une préposition spatiale signifiant « outside », dérivée de l’adverbe utan.  









13 Pour plus de détails sur le remplacement de mid par wið, voir Gatelais (2010) ou Groussier (2000).

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Ofslogon hyne 7 awurpon wið-utan þone win-geard. (Mathieu 21:39) « Ils le tuèrent et le jetèrent en dehors de la vigne. »  

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And þi ilcan geare se cyng Willelm gefeaht togeanes his sunu Rotbearde wiðutan Normandige be anum castele Gerborneð hatte. (Chroniques de Peterborough, année 1079) « Et la même année, le roi Guillaume combattit son fils Robert en dehors de la Normandie, près d’un château appelé Sherborne. »  



Ce sens spatial initial reste attesté en anglais contemporain, uniquement lorsque without est coordonné avec within :  

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I was awakened by screams and shouts from within and without the house. (COCA) « Je fus réveillé par des hurlements et des cris qui venaient de l’intérieur et de l’extérieur de la maison. »  



With- est donc bien ici un préfixe. Comme le souligne Bourdin (1997, p. 248), son rôle exact est débattu. Pour Mustanoja, il s’agirait d’un intensificateur qui procéderait à un surcodage du sens spatial initial de innan / utan (Mustanoja, 1960, p. 421). Pour Groussier14, il s’agirait plutôt d’un préfixe transitivant qui aurait une fonction métagrammaticale et ancrerait innan et utan, deux adverbes (catégorie intransitive), dans la classe des prépositions (catégorie transitive). Wið- aurait donc un rôle analogue au préverbe et préfixe be- en vieil-anglais et dans la plupart des langues germaniques. Quoi qu’il en soit, il semble exclu de voir aujourd’hui dans ce morphème préfixé un quelconque sens adversatif (qui reflèterait la valeur encore contemporaine de la préposition vieil-anglaise wið) et encore moins un sens comitatif ou instrumental, qui serait anachronique. Si l’on se base sur les datations fournies par l’OED, les premiers sens non spatiaux attestés de without furent l’instrumental (Chroniques de Peterborough, Ms. Laud) et la manière (Lambeth Homilies) au XII e siècle. C’est à peu près à la même époque (et même quelques décennies plus tard) que les premiers emplois de with instrumentaux, comitatifs et de manière sont attestés. Malgré tout, il faudra encore quelques siècles pour que with s’impose réellement et supplante mid, qui ne disparaîtra définitivement qu’au XV e siècle. Les cas de coordination entre mid et without, très fréquents au début de la période moyen-anglaise, tendent à prouver  



14 Dans une communication personnelle citée par P. Bourdin.

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que le couple mid / wiþutan était bien installé dans la langue et, incidemment, que l’introduction de wiþutan précède celle de wiþ dans le système :  

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& gif he moste þa gyt twa gear libban, he hæfde Yrlande mid his werscipe gewunnon wiþutan ælcon wæpnon. (Chroniques de Peterborough, année 1087) « S’il lui avait été donné de vivre deux ans de plus, il aurait conquis l’Irlande par son astuce et sans coup férir. »  



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Theyh we ne bo at one acorde, We m[a]ȝe bet mid fayre worde Witute cheste and bute fiȝte Plaidi mid soȝe & mid riȝte. (The Owl and the Nightingale, XII e / XIII e siècle) « Même si nous sommes en désaccord, nous ferions mieux de plaider poliment, avec justesse et exactitude, sans querelle ni dispute. »  



Il semble donc indéniable que without ne s’est pas développé à partir de with. L’évolution sémantique de without semble en réalité parallèle à celle de buton, avec lequel il partageait la plupart de ses effets de sens – spatial (« outside »), exclusion (« except »), de condition négative (« unless »), abessif… On peut formuler deux hypothèses pour expliquer ce développement parallèle : – (a) la première hypothèse est que la synonymie spatiale initiale de wiþutan avec buton va déclencher de façon quasi immédiate l’interchangeabilité des deux prépositions dans tous les contextes où buton était employée. Cette hypothèse se heurte à plusieurs contre-arguments de poids. Le premier est chronologique : le sens spatial originel de without est attesté dès le IX e siècle, c’est-à-dire à une époque où le développement polysémique de buton était bien engagé et plusieurs siècles avant sa propre diversification. Par ailleurs, il existe certains emplois de buton qui ne sont pas pris en charge par wiþutan, en particulier celui de coordonnant (> but, qui va remplacer la conjonction ac)15 qui commence à apparaître à la fin de la période vieil-anglaise. L’inverse est tout autant vrai : wiþutan a développé des sens qui faisaient défaut à buton, tel que celui d’addition (« besides, in addition to ») extrêmement bien représenté dans le Brut de Layamon par exemple :  























15 Buton va du reste se scinder en deux emplois à l’époque du moyen anglais tardif : l’un accentué et dont la voyelle était longue (bout[e]) et l’autre inaccentué, dont la voyelle était brève (> but) et qui survit encore en anglais contemporain. Le premier, aujourd’hui disparu et remplacé par without, se spécialisera dans l’emploi abessif et spatial, le second dans l’emploi coordonnant et exceptif. La disparition de bout est peut-être imputable à son homonymie avec la forme aphérétique de about (‘bout), assez courante au XVI e siècle.  

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(100) fif & fifti kine-lond; he bi-won to his aȝere [aȝene] hond wið-uten his riche; þe ær læi to Rome. (Layamon’s Brut, début du XIII e siècle). « Il détint entre ses propres mains cinquante-cinq royaumes sans compter le domaine qui auparavant se trouvait à Rome » (traduction de Françoise Alamichel).  



Cette hypothèse semble donc a priori à écarter ; – (b) La seconde hypothèse est celle du développement naturel à partir du sens spatial. Buton et wiþutan auraient eu un développement parallèle (ce qui n’exclut pas une interférence partielle), la notion d’extériorité ayant des affinités avec celle de manque et d’absence. Cette thèse reprend la théorie de la primarité du spatial défendue par Marie-Line Groussier dans sa thèse (1984). Ceci est confirmé par la tendance que de nombreuses langues ont de choisir ce type de préposition spatiale comme marqueur de l’abessif : dans les langues slaves par exemples, без / bez proviennent de la racine proto-indoeuropéenne *b(h)eĝh qui signifierait « hors de ». C’est ce qui se produisit également en suédois (utan)16.  







Groussier et Bourdin (1997) expliquent l’émergence du sens abessif par la métaphore spatialisante : butan indiquerait « expressément que aucune coïncidence n’est censée exister entre le repéré et le repère » (Groussier, 1984, p. 803). Pour Bourdin, « la préposition […] tend à participer d’une opération binaire entre le tout et le rien, la présence et l’absence » (Bourdin, 1997). Surtout, dans le système des prépositions spatiales, inside / outside est le seul couple de complémentaires stricts non gradables : ¬inside ⇔ outside et ¬outside ⇔ inside. Par ailleurs, on ne peut pas être plus ou moins à l’intérieur ou à l’extérieur de quelque chose. Ceci n’est pas vrai d’autres couples tels que under et on qui ne sont pas des complémentaires (¬under X n’implique pas nécessairement on X) ou near / far from qui sont bien des complémentaires (¬near X ⇔ far from X) mais qui sont scalaires (on peut être plus ou moins proche / loin de quelque chose). Ce couple spatial est donc bien à même d’opposer le tout au rien, l’être et le non-être et donc d’exprimer une forme de négation. Ce n’est pas du reste un hasard si la TOPE assimile l’opération de négation à l’extérieur du domaine notionnel (Marie-Line  













16 Une autre tendance répandue consistera à choisir un marqueur exprimant la séparation. C’est ce qui s’est produit dans les langues romanes (français sans, espagnol sin < latin sine < PIE *senequi exprimait une idée de séparation) ou en néerlandais (zonder, aussi issu de *sene et apparenté à l’anglais sunder / asunder / sundry).

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Groussier précise que métaphoriquement, « l’extérieur du repère, c’est son complémentaire […] au sens où Culioli l’entend », 1984)17.  



3.2 Le sens exceptif : le chaînon manquant ?  



C’est sans doute le sens exceptif (X except / but Y) commun à buton et wiþutan qui est le « chaînon manquant » entre le rapport spatial d’extériorité et l’abessif. Deux propriétés communes de ces deux emplois nous ont amené à cette conclusion : – (a) Comme le rappellent Garnier et al. (2009, p. 181), dans ce type d’emplois, l’énonciateur pose d’abord un ensemble, qui doit avoir un caractère « totalisant » (en termes positifs de « tout » ou en termes négatifs de « rien »). Selon les auteurs, « toute évocation d’une situation non absolue, c’est-à-dire toute position intermédiaire entre les pôles du TOUT et du RIEN est réfractaire » à ce type de complémentation. Ceci nous renvoie au caractère absolu lui aussi de l’opposition spatiale intérieur / extérieur vue plus haut ; – (b) toujours selon Garnier et al., un énoncé du type I had cared for everyone but her serait en réalité un condensé de deux prédications à polarités inverses : l’une positive portant sur la totalité (I had cared for everyone) et l’autre négative portant sur un élément de cette totalité (I had not cared for her). Précisons que de ces deux prédications, seule la seconde est véritablement effective, la première étant seulement envisagée dans un premier temps puis invalidée par le GP introduit par but dans un second temps sur un mode correctif. Ceci rappelle la valeur d’altérité, de débat de validité entre deux prédications, l’une présupposée, l’autre pas, que nous avons pu constater dans l’emploi de la préposition without.  



























Le passage du sens exceptif au sens abessif correspondrait à un élargissement considérable de la portée du marqueur : là où l’exceptif n’a qu’une portée restreinte sur un constituant nominal qui a un caractère totalisant, l’abessif, lui, portera sur un nom, un prédicat, une proposition entière, un scénario événementiel, etc.  

17 Bourdin reconnaît toutefois une inversion des rapports entre repère et repéré avec l’abessif : dans I can manage alright without a car, on pourrait déceler une opération « consistant à repérer l’objet comme étant extérieur au domaine, spatial, dont je suis le centre » (1997, p. 250). Ce type d’inversion semble fréquent en diachronie, comme nous l’avons vu à différentes reprises dans des travaux de recherche antérieurs (on rencontre un tel phénomène avec off et avec with, voir à ce sujet Gatelais, 2011).  







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3.3 Without vs. out of Une autre preuve que la notion d’extériorité est intrinsèquement liée à celle de manque est le développement d’une autre structure prépositionnelle concurrente à be without : to be / run out of X.  

(101) I’m out of idea / shampoo / milk. « Je suis à court d’idées / de shampooing / de lait. »  



Out of est apparu bien plus tardivement puisque l’OED ne le recense qu’à partir du XVI e siècle. On la retrouve ainsi chez Shakespeare :  

(102) These English are shrowdly out of Beefe. (Henry V) « Ces Anglais sont terriblement à court de bœuf. »  



Par ailleurs, avec ce sens de manque ou d’absence, la préposition a une distribution bien plus restreinte que celle de without puisqu’elle ne peut apparaître qu’après un verbe d’état (essentiellement be), le verbe run ou en position postnominale (a car out of gas). Le régime de out of est également contraint puisqu’il ne peut s’agir que d’un inanimé, à quelques rares exceptions :  

(103) And in a high-profile case with a sequestered jury, we might run out of jurors and then a mistrial will have to be declared. (COCA) « Et dans une affaire très médiatisée avec un jury mis au secret, nous pourrions être à court de jurés et le procès devra être annulé. »  



De plus, elle n’admet qu’une détermination indéfinie (le déterminant Ø est en général de règle ou plus rarement l’article A(N) : How long have you been out of a job? Depuis combien de temps êtes-vous sans emploi ?). En outre, pour que cette construction apparaisse, l’état de manque ne peut être permanent mais doit être momentané :  





(104) ??I can’t hire her: she is out of experience. « ??Je ne peux pas l’engager : elle est à court d’expérience. »  





Sémantiquement, enfin, out of implique que le référent du sujet (siège du manque) était en possession de l’item manquant mais qu’il ne l’est plus du tout (contrairement à short of qui implique qu’une certaine quantité demeure en sa possession, voir à ce sujet l’étude de V. Hugou dans le présent volume).

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En réalité, cette construction n’est pas sans rappeler l’instrumental, puisqu’elle présuppose un procès visé à valider que l’on pourrait exprimer dans une proposition infinitive de but introduite par (in order) to (105) ou bien une proposition relative infinitive (106)… L’item manquant est alors indispensable pour sa réalisation :  

(105) And I see today that they’ve run out of money to buy grain and so will have to cut back on meat. (COCA) « Et je m’aperçois aujourd’hui qu’ils manquent d’argent pour acheter des céréales et donc qu’ils seront obligés de réduire leur consommation de viande. »  



(106) They’re running out of things to talk about. (COCA) « Ils sont à court de choses à dire. »  



Out of n’est donc pas présupposant comme l’est without. Toutes ces remarques font écho à l’analyse de Lise Hamelin qui oppose out of à from. Selon elle, le lien causal qu’établit out of, opérateur de rupture, semble ne pouvoir être que situationnel : « le marqueur ne peut construire de relation causale qu’entre des termes n’entretenant a priori aucun lien notionnel, et cette relation est nécessairement repérée par rapport à une situation spécifique et à un sujet spécifique ». Hamelin a surtout analysé des énoncés causaux du type She almost fainted out of pain (qui ne sont d’ailleurs pas sans rappeler ceux en with vus plus haut : She fainted with pain). Selon elle, cette relation causale est « non généralisable, non reconstructible à partir des propriétés des termes mis en relation » (Hamelin, 2012)18. Ses conclusions nous semblent toutefois tout à fait applicables à la construction copulative be out of X, certes moins orientée vers la causation. On ne retrouve pas cette orientation « situationnelle » et transitoire dans les structures be without + X, qui, elles, sont compatibles avec des procès et des GN génériques :  

















(107) Ø Red blood cells of all mammals are without nucleus. (Google) « Les cellules sanguines de tous les mammifères sont dépourvues de noyau. »  



L’état dénoté par be without X est donc susceptible d’être permanent. Cette opposition confirme l’orientation qualitative et attributive de la préposition without

18 Elle cite ainsi l’impossibilité : * Divorce often causes death out of love.  

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vue plus haut (§ 2.5). Out of aurait dans cet emploi – aussi métaphorique soit-il – conservé sa valeur de repérage spatio-temporel : on repère deux entités distinctes, en rupture, dans une situation spécifique sur un mode qui demeure additif. Cette orientation pourrait être confirmée par l’emploi du verbe run, verbe qui dénote à l’origine un mouvement spatial. Without, à l’inverse, procède par soustraction et correction : on ôte un item à un ensemble préalablement construit sur un mode qualitatif. La valeur spatiale de without est donc réduite en anglais contemporain à peu de choses : elle a fait l’objet d’une réanalyse et d’une extension métaphorique qui ont eu pour conséquence sa grammaticalisation partielle (§ 3.2). À l’inverse, les affinités plus perceptibles de out of avec l’espace ne devraient pas nous étonner si l’on considère que ses sens spatiaux sont encore bien vivants et même prototypiques, tandis que ceux de without ne sont finalement attestés que dans des contextes figés et fossilisés.  









Conclusion Nous espérons que cette étude aura comblé un manque dans la description, tant synchronique que diachronique, de la préposition without. Notre ambition n’aura pas été ici de dégager une valeur invariante ou une forme schématique « déformable en contexte » pour cette préposition, mais plus modestement de dégager un faisceau de propriétés différentielles ou partagées (sémantiques, énonciatives, syntaxiques, historiques…) observables en discours avec d’autres marqueurs à première vue opposés (with) ou proches (out of). Dans une recherche future, l’analyse pourrait être affinée par la confrontation avec don’t have, les adjectifs dérivés en -less ou composés en -free et surtout with no, qui semble alterner assez librement avec without. Faute de place, il n’a pas été possible de mener ces études. Nous avons donc tenté de démontrer que without ne pouvait pas être appréhendée simplement comme une « préposition négative », un marqueur de négation, le complémentaire de with ou le constat d’une absence. Comme l’ont suggéré les travaux de Lagacé et de Riegel pour le français, la notion de présupposition, bien que galvaudée en linguistique, et malgré ses avatars très divers dans la littérature, semble un outil particulièrement éclairant, indispensable même, à la compréhension du phénomène et aura donc été le fil conducteur de cette étude. Bien entendu, ce processus ainsi que tous les mécanismes inférentiels qu’il implique dans la construction du sens pourraient faire l’objet d’une étude plus détaillée et plus systématique.  







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C’est surtout à cause de cette dimension polyphonique (comme l’a formulé Ducrot, 1984) que without s’inscrit dans l’opération du manque : à l’instar du verbe manquer en français décrit par Alain Delplanque dans le présent volume, la préposition confronte « un état de choses constaté (la situation effective Sit0) et un état idéal (une situation fictive Sit’0), tel que ce qui aurait pu ou dû être présent ne l’est pas ». Ce qui différencie without de la plupart des verbes et des lexèmes étudiés dans ce volume est la valuation et l’orientation appréciative de l’état résultant (voir à ce sujet les études d’Alain Delplanque, de Sylvester N. Osu et de Patrick Gettliffe qui ont bien rendu compte de ce phénomène) : peut-être est-ce dû au fait que la modalité appréciative (de rang 3, selon Culioli) est moins un phénomène grammatical que lexical, et que la préposition n’est pas une catégorie pleinement signifiante. Notre étude diachronique de without (qu’il sera possible de détailler par la suite) a enfin mis au jour les rapports entre espace, absence et manque, posant ainsi le problème de la métaphore spatialisante dans la langue. Là encore, la problématique prépositionnelle s’y prête particulièrement, ce qui ne semble pas être le cas des verbes étudiés dans ce volume.  







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Chapitre 14 Quelques remarques sur la préposition without

Riegel Martin, 1977, « La Représentation sémantique de sans que », Travaux de linguistique et de littérature XV, 1, p. 337–359. Ruwet Nicolas, 1978, « Une construction absolue en français », Linguisticae Investigationes 11, p. 165–210. Schlesinger Izchak M., 1979, « Cognitive structures and semantic deep structures: the case of the instrumental », Journal of Linguistics 15, p. 307–324. Spang-Hanssen Ebbe, 1963, Les prépositions incolores du français moderne, Copenhague, G. E. C. Gads Forlag. Talmy Leonard, 1976, « Semantic Causative Types », in Shibatani M. (éd.), Syntax and Semantics 6: The Grammar of Causative Constructions, New York, Academic Press, p. 43–116. Vallins George Henry, 1956, The Pattern of English, Londres, Andre Deutsch Ltd. Visser Fredericus Theodorus, 1966, An Historical Syntax of the English Language, partie 2 : Syntactical Units with One Verb (Continued), Leyde, Brill.  

























Sources primaires, dictionnaires et corpus Oxford English Dictionary, Oxford, Oxford University Press, 1989. Merriam-Webster’s Advanced Learner’s English Dictionary, Springfield (MA), Merriam-Webster, 2008. Dictionnaire de français Larousse, [https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais]. Corpus of Contemporary American English, [ http://corpus.byu.edu/coca]. The Middle English Compendium of the University of Michigan, [http://quod.lib.umich.edu/m/ mec/]. Saint Exupéry Antoine de, 1943, The Little Prince (traduction de Richard Howard), San Diego (CA), Harcourt.

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Chapitre 15 Quand les moyens pour exprimer le « manque » en anglais ne manquent pas… La construction  



Introduction Notre point de départ a été le questionnaire commun de base (QCB), fruit d’une réflexion collective sur l’idée de « manque », que l’on peut concevoir en première approche comme une situation définie par l’absence, dans un espace plus ou moins métaphorique, d’un élément attendu, voire voulu. Les traductions en anglais qui se sont immédiatement imposées à l’équipe, lors de la constitution du QCB, comportaient assez systématiquement les verbes miss ou lack, ou encore les substantifs lack et shortage. Témoins, les exemples [1a], [1b], [1f], [3a], [4b], [4e], [6b] et [6d] du QCB. Cependant, c’est en confrontant nos premières traductions avec d’autres langues, présentées dans ce volume, et en consultant des dictionnaires bilingues que nous nous sommes rapidement rendu compte que l’anglais contemporain dispose de moyens encore plus nombreux, et parfois inédits, pour exprimer la notion de « manque » : to come close to doing something ([5a], [5b]), almost / very nearly ([5a], [5b]), expressions idiomatiques diverses (8c), pour ne citer que quelques exemples du QCB. S’est alors posée la question de la quasi-synonymie et des différences de sens et d’emploi, parfois très ténues, entre les structures utilisées dans le QCB. S’est aussi posée, en conséquence, la question des traductions qu’il fallait retenir dans notre questionnaire, tant les possibilités en anglais semblaient nombreuses pour le verbe manquer en français. C’est donc dans ce contexte d’échanges et de tâtonnements entre chercheurs que la structure étudiée dans la présente contribution, la construction , a été rencontrée. La structure figure dans quelques exemples du QCB ([1c], [6c] et [8c]), mais sa grande richesse nous a rapidement conduit à élargir nos recherches et à consulter des corpus de référence.  





https://doi.org/10.1515/9783110727609-015





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(1)

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The two classes were 16 students shy of capacity. (COCA)1 « Il manquait 16 étudiants pour que les deux classes soient remplies2. »  



La structure, qui répond à un schéma attributif tout à fait classique (SN+copule +SAdj.), est souvent donnée par les dictionnaires comme un américanisme appartenant au registre familier. Il est également tentant de la rapprocher, à tort ou à raison, d’une forme voisine X SHORT OF Y, et de la traiter alors comme sémantiquement équivalente. Sa banalité n’est pourtant qu’apparente : elle frappe notamment par la présence de l’adjectif shy en son sein, élément quelque peu singulier, dans la mesure où le sens de « timide », « craintif », qui lui est généralement attribué ne permet pas de déduire le sens global de « manque » rattaché à la construction. Notons qu’elle a été peu étudiée, à l’exception notable d’un article de Muller (2015), écrit dans un autre cadre théorique que le nôtre, celui de la Théorie des Opérations Prédicatives et Énonciatives (TOPE), et avec des options méthodologiques et angles d’approche différents (cf. § 4.1.3). On comprendra, dès lors, qu’une réflexion approfondie sur cette structure ne pouvait que s’imposer au sortir de cette réflexion collective. L’objectif du présent travail est donc avant tout de mieux la saisir dans sa réalité vivante, c’est-à-dire dans son fonctionnement et dans sa complexité en synchronie, ainsi que de déterminer ce qui, dans la langue anglaise, sur le versant diachronique, justifie son existence, sa vitalité et sa richesse. La première partie est l’occasion de remarques sur la méthodologie utilisée, ainsi que sur les grandes tendances que livrent les données. Le fonctionnement de la construction est abordé, dans un deuxième temps, sur les plans syntaxique et sémantique, par le prisme des grammaires de construction (cf. Goldberg, 1995). On essaiera de voir ce qui dans la construction permet à l’idée de « manque » d’émerger. Dans la troisième partie, l’analyse des occurrences en contexte révèle un paysage encore plus varié au sujet de l’idée de « manque » véhiculée par la construction et permet de mettre au jour douze sous-groupes de sens. Enfin, un détour par la diachronie offre la possibilité de reconstituer les différents facteurs qui, dans le système, ont pu favoriser l’émergence de la construction. C’est également à cette occasion qu’il nous sera donné de mettre en regard la construction de sa concurrente X SHORT OF Y, et de revenir sur les conclusions de Muller (2015) à leur sujet.  























1 Sont ainsi signalés les exemples extraits du Corpus of Contemporary American English (COCA) ou du Corpus of Historical American English (COHA). Les exemples qui ne comportent aucune indication sont fabriqués pour les besoins de l’argumentation. 2 Les traductions proposées n’ont pas de prétention stylistique. Leur vocation première est d’éclairer le propos, à la manière parfois de gloses.

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1 Variété des données 1.1 Recueil des données Un corpus lexicographique composé de dix dictionnaires unilingues généraux a constitué une base de départ à la réflexion (cf. bibliographie en fin de chapitre). Trois observations ont pu être ainsi faites : les dictionnaires consultés vouent la construction à signifier toujours la même chose, comme par exemple less than (« moins que »), lacking (« qui manque de ») (Cambridge Advanced Learner’s Dictionary 2003). Par ailleurs, à de rares mais précieuses occasions sont esquissées, au travers d’exemples, des variations syntaxiques qui demeurent sans explications. Il apparaît enfin, dans un seul des dix dictionnaires, que la préposition régie par l’adjectif shy semble pouvoir être aussi on. Conscient que la perception d’un phénomène dans les dictionnaires est inévitablement réductrice en regard du foisonnement du sens, des configurations multiples et des cas particuliers que l’on peut observer, nous avons dû nous tourner, dans un second temps, et pour l’essentiel du travail, vers des corpus. Bien que cette étude n’entende pas mener de comparaisons entre des variétés d’anglais, il convient de signaler d’emblée que le British National Corpus (BNC) ne livre que douze occurrences de la construction, ce qui suggère qu’elle continue d’être associée à la variété américaine. Il nous est apparu alors d’autant plus essentiel de travailler à partir du Corpus of Contemporary American English (COCA)3, qui donne accès à un nombre important et suffisant d’occurrences de la construction et qui, en conséquence, met en lumière des phénomènes qu’on aurait pu penser marginaux et qui échappent à un corpus d’anglais britannique comme le BNC. Les requêtes ont dû être effectuées par strates, en ajustant progressivement les paradigmes, ce qui a permis d’assurer une recherche la plus complète possible et d’éliminer une partie du bruit généré par une requête trop générale, comme {shy}. En outre, les résultats de la recherche lexicographique, esquissés supra, nous ont conduit à étendre notre recherche à la préposition on, {shy on}, mais aussi à d’autres prépositions, à titre d’essai, telles que from, off, in et with. D’autres résultats plus précis ont été obtenus en insérant par exemple une variable correspondant à un élément nominal avant l’adjectif shy : {SN shy}.  











3 Le COCA contient des productions diverses (œuvres de fiction, articles de presse, interviews télévisées et écrits académiques). Les documents rassemblés sont échelonnés entre 1990 et 2015, et sa partie chiffrable, en septembre 2017, représente 520 millions de mots. Le corpus est augmenté régulièrement. Le British National Corpus (BNC) comporte 100 millions de mots. C’est un corpus clos qui couvre treize années (1980–1993).

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Précisons aussi que nous avons pris le parti de conserver dans notre collecte les instanciations de la construction qui présentent un haut degré de conventionnalisation, comme fight shy of sth (« se tenir à l’écart de qch »). Dans la réalité du dépouillement, la tâche s’est avérée complexe. Il a fallu notamment effectuer de très nombreux retours en arrière et vérifier le contexte à plusieurs reprises. Le tri manuel a alors permis de distinguer les occurrences de la structure étudiée de celles qui ont une structuration de surface identique, comme en (2).  

(2)



He was shy because he was new to the country, but he wasn’t shy on the golfcourse. (COCA) « Il était timide parce qu’il était nouveau dans le pays, mais il n’était pas timide sur le terrain de golf. »  



Cet exemple a été rejeté, car le syntagme prépositionnel on the golf course ne fait pas partie de la syntaxe interne de l’adjectif. C’est un circonstant de lieu, qui est donc à inscrire à un autre niveau de la structure phrastique. Voici à présent un aperçu rapide de la chaîne de traitement mise en place :  

{shy} : 8641 occurrences {shy of} : 1 239 occurrences, puis tri manuel {shy on} : 28 occurrences, puis tri manuel {shy in} : 79 occurrences, puis tri manuel {syntagme nominal + shy + of} : 663 occurrences, puis tri manuel  









Au total, 1 186 occurrences répondant à la structure ont été recueillies.

1.2 Configurations syntaxiques variées Plusieurs configurations syntaxiques, qui n’apparaissaient pas toujours dans les dictionnaires consultés, ont pu être décelées. Elles jouent sur la préposition utilisée, sur la présence ou non d’un élément à gauche de l’adjectif shy, sur la nature de cet élément, ainsi que sur la présence ou non d’un complément prépositionnel de l’adjectif. Ces configurations ne sont toutefois pas représentées dans les mêmes proportions dans le corpus.

Chapitre 15 La construction

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1.2.1 Version développée privilégiée La version développée de la construction est celle où le prédicat est saturé par ses arguments. Elle est nettement prépondérante dans le corpus (1 174 occurrences). Voici quelques exemples :  

(3)

[…] the Republicans will be shy of the 60 votes needed. (COCA) « […] les Républicains n’auront pas réuni exactement les 60 voix requises. »  

(4)



Vick is 40 yards shy of breaking Bobby Douglass’ record. (COCA) « Il manque 40 mètres à Vick pour battre le record enregistré par Bobby Douglass. »  



(5)

[The decor] was just an eyelash shy of excessive. (COCA) « [La décoration] était presque excessive, à un poil près. »  



Le référent du sujet désigne dans l’immense majorité des cas un animé humain ou une partie propre de celui-ci. L’exemple (5) est en cela très exceptionnel dans le corpus. Il est en effet question ici de la décoration trop chargée d’un intérieur. Le complément de la préposition, quant à lui, apparaît sous forme nominale (995 occurrences) comme dans (3), ci-dessus, ou parfois sous forme gérondive (156 occurrences), comme dans (4). Vingt-trois occurrences correspondent à des adjectifs (exemple 5). On doit y voir ici une ellipse de la copule be : shy of being excessive. Il n’y a pas en revanche d’argument propositionnel possible, sous forme de complétive en that, pas plus qu’il n’y en a d’ailleurs avec l’adjectif shy, « timide » : *she’s shy that she’s wearing a dress (littéralement : elle – est – timide – que – elle – porte – une – robe, pour « elle est timide à l’idée de porter une robe »). La version réduite, sans complément de l’adjectif, est marginale (12 occurrences). On notera que plus de la moitié des occurrences concernées (soit 7 occurrences sur 12) surgissent dans des interactions authentiques ou dans des dialogues fictionnels. Le complément est alors recouvré situationnellement, sur la base de connaissances présumées partagées, ou en remontant dans le cotexte. Dans (6) ci-après, le verbe graduate est déjà posé dans l’environnement linguistique immédiat de la construction, ce qui explique qu’on en fasse l’économie par la suite.  













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(6)

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GIFFORD: Who said I graduated? KOTB: Oh. OK, sorry. GIFFORD: I had a lot of living to do, baby. I left one semester shy [of graduating]. (COCA) « GIFFORD : Qui a dit que j’ai obtenu mon diplôme ? KOTB : Oh, OK, désolé. GIFFORD : Vous savez, je voulais d’abord profiter de la vie. J’ai abandonné, alors qu’il me restait encore un semestre à faire [avant d’obtenir mon diplôme]. »  











Le canal utilisé (écrit ou oral) pourrait donc conditionner le choix de conserver ou pas le complément de l’adjectif. Ces sept occurrences ne doivent néanmoins pas occulter le fait qu’une recherche paramétrée révèle que la section « conversation » (spoken) du COCA comporte aussi 125 occurrences de la construction avec une complémentation. Une raison autre, qui n’exclut pas pour autant celle qui vient d’être exposée, présiderait donc à la conservation du complément dans la grande majorité des cas.  



1.2.2 Préposition of dominante La très nette prépondérance de la préposition of dans le corpus (1 168 occurrences) invite à se demander si les rares occurrences en from (4 occurrences), en off (1 occurrence) et en on (1 occurrence), illustrées ci-dessous, ne sont pas des emplois fautifs ou même des innovations locales, qui s’écartent sensiblement de la norme. (7)

Harrison is just three credits shy from acquiring his degree. (COCA) « Il manque à Harrison encore trois crédits pour qu’il obtienne son diplôme. »  



(8)

[…] their 28 points were three shy off their halftime total. (COCA) « Il leur manquait trois points par rapport à leur total de la mi-temps. »  

(9)



[…] only six weeks shy on her 90th birthday. (COCA) « […] à seulement six semaines de son 90ème anniversaire. »  



1.2.3 Variété des verbes à gauche de la construction Un autre fait remarquable est la diversité des verbes qui figurent à gauche de la construction, variété que les dictionnaires consultés initialement ne laissaient en rien soupçonner. Par exemple, 292 occurrences sur 1 186, soit environ 25 %,  

475

Chapitre 15 La construction

fonctionnent avec d’autres verbes que la copule be. Il s’agit donc de déterminer si tous ces verbes ont lieu d’être regroupés sous un seul chef, ce qui n’est d’ailleurs pas sans faire écho aux problèmes de catégorisation des verbes copules dans la littérature (cf. Horton, 1996). On peut, par exemple, et sans trop d’hésitation, ranger aux côtés de la copule centrale be des verbes de permanence d’état (stay, remain « rester »), de changement d’état (become, grow « devenir ») ou d’entrée dans un état (get « devenir »), au motif qu’ils manifestent divers enrichissements aspectuels de be. Peut-on cependant doubler l’effectif en acceptant dans les rangs des copules des verbes attributifs, comme des verbes de position spatiale (lie « se trouver ») ? Est-il encore légitimement possible d’élargir la classe à d’autres verbes, tels que leave (« partir ») ou land (« atterrir »)4 ? L’affaire se complique plus encore lorsque des unités verbales de processus, comme pull into a place (« s’engager dans un endroit en voiture »), tremble (« trembler ») et walk (« marcher ») fonctionnent à gauche de la construction . Ce sont évidemment des points sur lesquels nous ne manquerons pas de revenir dans la suite du travail.  







































2 Fonctionnement de la construction Nous considérons que la construction est un idiome constructionnel, au sens de Jackendoff (2002), c’est-à-dire une construction qui est en partie spécifiée lexicalement, mais qui possède aussi un chaînon instanciable par plus d’une unité. En d’autres termes, la partie variable des idiomes constructionnels rappelle les paradigmes ouverts de la syntaxe libre, alors que leur partie fixe les rapproche des expressions idiomatiques. Les idiomes constructionnels sont en cela productifs, c’est-à-dire qu’ils donnent naissance ou sont susceptibles de donner naissance à une grande quantité d’instanciations de manière régulière et prévisible. Ils se caractérisent aussi par la non-compositionnalité de leur sens.

4 Une comparaison avec la langue française peut s’avérer intéressante : la phrase il est parti furieux, observe Rémi-Giraud (2007), peut être interprétée comme une construction attributive, où furieux caractérise le référent du sujet (paraphrase : il était furieux quand il est parti). L’adjectif furieux peut être aussi perçu comme un complément circonstanciel de manière (paraphrase : il est parti furieux / furieusement), ce qui est corroboré par son caractère facultatif, qui n’affecte pas la grammaticalité de la phrase (il est parti).  





476

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2.1 Un ensemble syntaxiquement contraint C’est par la comparaison que les propriétés de la construction en tant qu’idiome constructionnel apparaissent plus clairement. Nous retenons, pour ce faire, la suite X BE SHY OF Y (« le sujet est timide à propos de/en présence de Y »), dont la structure est en partie identique à la construction , mais dont le sens est dérivable de la combinaison de son prédicat et de ses arguments (X, Y), ce qui n’en fait pas une « construction », au sens des grammaires de construction (cf. Goldberg, 1995). Les tests syntaxiques ci-après fondent la distinction entre les deux structures. Nos jugements d’acceptabilité ont pris appui sur les résultats livrés par le COCA, tout en gardant présent à l’esprit que la non-présence d’une forme dans un corpus, si volumineux soit-il, n’autorise pas à statuer de manière définitive. Le recours à dix informateurs anglophones est alors venu compléter le dispositif.  







i) Caractère essentiel ou facultatif du complément

(10a) SHY / TIMIDE : Mary is shy of strangers ≈ Mary is shy. « Mary est timide en présence d’inconnus » ≈ « Mary est timide ».  









(10b) : Mary is just shy of her 12th birthday ≠ Mary is just shy. « Il manque peu à Mary pour qu’elle ait 12 ans » ≠ « Mary est timide ».  









Dans (10a), le complément facultatif de shy, « timide », n’apporte qu’une précision conjoncturelle, alors que la construction à l’étude en (10b) admet difficilement un emploi absolu. Son programme sémique requiert un complément ou bien, si le complément n’est pas réalisé, la présence d’un élément suffisamment spécifique à gauche de shy. Par exemple, she’s twenty dollars shy permet de reconstruire la complémentation adjectivale sur la base de connaissances partagées : she’s twenty dollars shy of the sum of money she needs / she owes (« il lui manque vingt dollars pour constituer la somme dont elle a besoin / qu’elle doit »).  









ii) Fonction épithète (11a) SHY / TIMIDE : Mary is shy ≈ Mary is a shy teenager. « Mary est timide » ≈ « Mary est une adolescente timide ».  









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(11b) : Mary is 2 days shy of her 12th birthday ; *Mary is a 2 days shy of her 12th birthday girl, *Mary is a 2 days shy girl of her 12th birthday.  



Évidemment, la contrainte en (11b) s’applique à tous les adjectifs de l’anglais suivis d’une complémentation (*an angry with me girl, *an angry girl with me). Cependant, l’énoncé ne devient pas pour autant acceptable lorsque la construction a fait l’objet d’une introduction préalable dans le discours et que seul l’adjectif shy est repris :  

(12a) SHY / TIMIDE : Mary is shy of strangers. Yes, she’s a really shy teenager.  

(12b) : ???Mary is 2 days shy of her 12th birthday. Yes, she’s a really shy teenager (le sens qui émerge dans la reprise est celui de « adolescente timide »).    





iii) Nominalisation (13a) SHY / TIMIDE : Mary is shy of strangers ≈ Mary’s shyness of strangers. « Mary est timide avec les inconnus » ≈ « la timidité de Mary avec les inconnus ».  









(13b) : Mary is 2 days shy of her 12th birthday ; *Mary’s shyness of her 12th birthday.  



Les adjectifs sont souvent très proches des substantifs qui gouvernent les mêmes types de constructions qu’eux, comme l’indique (13a). Il n’y a cependant pas d’équivalent nominal pour la construction (13b), preuve de son caractère syntaxiquement contraint.

iv) Modification par un adverbe (14a) SHY / TIMIDE : Mary is a little / somewhat / kind of / slightly / really / very / extremely shy (of strangers) ; she’s painfully shy (of strangers). « Mary est un petit peu / quelque peu / légèrement / vraiment / très / extrêmement timide (en présence d’inconnus) » ; « elle est maladivement timide (en présence d’inconnus) ».  













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(14b) : Mary is a little / somewhat / slightly / ?really / ?very / ?extremely shy of her 12th birthday ; Mary is *painfully shy of her 12th birthday.  









La compatibilité d’un adjectif avec un modifieur adverbial constitue un bon test de sa gradabilité. L’adjectif shy, « timide », qui est un adjectif scalaire à échelle ouverte, y répond très positivement (14a). Ce test syntaxique révèle que certains modifieurs, sans être absolument exclus, sont moins bien adaptés avec la construction (14b), ce qui fournit un argument supplémentaire en faveur de notre analyse.  



v) Substitution synonymique (15a) SHY / TIMIDE : Mary is shy / bashful / timid / demure. « Mary est timide / embarrassée / craintive / effacée. »  





(15b) : Mary is 2 days shy / *bashful / *timid / *demure of her 12th birthday.  

Le test n’a rien de gratuit, dans la mesure où certaines constructions sont caractérisées par une plus ou moins grande flexibilité paradigmatique : (as) big / large as life (« en chair et en os »), to take a hard / firm / tough / strict line (« adopter une position ferme »). Il n’en est rien pour la construction où aucun para-synonyme de shy n’est envisageable, comme en (15b)5. La liberté combinatoire des constituants est bloquée au profit d’un fonctionnement global.  









2.2 Sémantisme de la construction Bien qu’il soit entendu qu’une construction, selon l’approche dont s’inspirent nos analyses, est un produit de synthèse, l’examen qui suit est dicté par le souci de déterminer comment s’articulent les différents éléments constitutifs de la construction dans l’émergence de son sens global lié à l’idée de « manque ».  



5 Le locuteur a théoriquement la possibilité de modifier une construction, à des fins métalinguistiques ou humoristiques, en ouvrant des paradigmes là où il n’y en a pas (cf. Gross, 1996, sur la notion de « défigement »). Aucun exemple n’a cependant été trouvé dans le corpus ou dans Google en ce qui concerne la construction.  



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Chapitre 15 La construction

La construction hérite de constructions plus petites, telles que l’adjectif shy ou la préposition of, mais aussi de constructions plus générales, comme la construction attributive, sur laquelle s’ouvre la première rubrique.

2.2.1 Une construction attributive et un prédicat d’état situationnel Dans la construction attributive, le rapport de sens entre le syntagme attributif et le sujet est établi par un verbe, en général be, qui affirme l’existence d’une propriété dans laquelle le référent du sujet est inclus, à tel ou tel moment. Les propriétés possèdent le trait statif ; leur assertion ne constitue donc pas une réponse à la question What is X doing? (« Que fait X ?) :  







What are they doing? ≠ They’re two players shy of a full team. « Que font-ils ? ≠ Il leur manque deux joueurs pour constituer une équipe ».

(16)







On a coutume, depuis Carlson (1977) et dans la littérature aspectuelle (Kratzer, 1995 ; Martin, 2009), de distinguer les états qui attribuent des propriétés permanentes ou définitoires de ceux qui attribuent des propriétés transitoires. Si la plupart du temps, la construction dénote un état transitoire (17a, 17b), elle peut aussi, plus rarement, faire référence à un état permanent qui attribue à un être une propriété constitutive de son identité (18a, 18b) :  



(17a) They’re two players shy of a full team right now. « Il leur manque en ce moment même deux joueurs pour constituer une équipe. »  



(17b) *When he was little, he was two players shy of a full team. « Lorsqu’il était jeune, il lui manquait deux joueurs pour constituer une équipe. »  



(18a) He’s a sandwich shy of a picnic. « Il lui manque un sandwich pour constituer un pique-nique » > « Il lui manque une case. »  







(18b) ?Right now, he’s a sandwich shy of a picnic. « En ce moment même il lui manque une case. »  



L’idée essentielle dans ces deux derniers exemples est qu’il manque au sujet certains attributs pour qu’il puisse être caractérisé de « normal », en possession de  



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toutes ses facultés. Du reste, le paradigme est ouvert et rien n’interdit des créations de circonstance à partir de ce moule productif, qui est directement lié à la construction , mais qui s’est spécialisé : he’s one card shy of a full deck (« il lui manque une carte pour constituer un jeu de cartes complet »), he’s a couple of cans shy of a six-pack (« il lui manque quelques canettes pour constituer un pack de bières »), etc. (cf. Elizabeth, 2009, p. 80–81). Gross (2012) distingue également, au sein de la classe des prédicats d’état temporaires, les états intérieurs des états situationnels. Un état situationnel désigne une situation ou une circonstance dans laquelle un individu peut se trouver, mais il n’apporte aucune information spécifique sur l’individu. Le fait que la construction ne puisse constituer une réponse à la question How is Z? « Comment va Z ? » indique un état situationnel, et non un état intérieur. La construction énonce simplement un état de fait, une certaine situation dans laquelle se trouve le référent du sujet.  

















2.2.2 Comment l’idée de « manque » émerge-t-elle ?  





i) Une relation de non-symétrie entre (X) et (Y) Dans la construction , (X) est l’élément repéré et (Y) le repère. Les occurrences de la construction révèlent que le repère (Y) impose souvent une relation préconstruite culturellement, qui s’appuie sur des normes objectivables ou sur des représentations collectives. Considérons les exemples ci-après :  

(19)

The moon is one night shy of full (entendre : of being full). (COCA) « La lune sera pleine demain soir. »  



(20)



With 12 members present, they were one shy of a quorum. (COCA) « Avec 12 membres présents, le quorum était presque atteint, à une personne près. »  



Il ne s’agit toutefois que de tendances et le point de référence par rapport auquel est repéré le manque peut être également relatif à la subjectivité du sujet parlant, comme en (21) :  

(21)

He caught a sturgeon just a few inches shy of eight feet. (COCA) « Il a attrapé un esturgeon qui approche les huit pieds de long, à quelques pouces près. »  



Chapitre 15 La construction

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Ici, le repère (eight feet) n’est pas une longueur maximale universellement admise pour un esturgeon. Il semble plutôt correspondre à ce que l’énonciateur considère comme un étalon. Signalons d’ailleurs que les notions de complétude, de perfection, ou plus largement l’idée d’un point optimum virtuel sont souvent décelables dans le repère (Y). Dans certains cas, la complétude est exprimée ouvertement sur le plan linguistique, comme on peut le voir dans (19) ci-dessus avec l’adjectif full (« plein »). Dans d’autres cas, elle est impliquée. Ainsi, dans (20), l’idée de complétude est contenue dans le sémantisme du lexème quorum. La préposition of, à qui est souvent attribuée une valeur de dissociation (Delmas, 1983) et celle d’un opérateur d’extraction (comme dans some of my guests ou a good deal of time), participe aussi du sémantisme qui émerge : ses vertus séparatrices signalent que le locuteur travaille sur une totalité (ici le repère, Y) dont il détache quelque chose (le repéré, X, qui indique la chose manquante). La préposition matérialise donc la relation de non-symétrie entre (Y) et (X). On peut alors commencer à comprendre pourquoi, dans quelques rares cas (exemples 7 et 8), les prépositions from et off sont employées dans la construction. Gatelais (2006, p. 117), parmi d’autres, soutient que les prépositions of et from sont étymologiquement rattachées et que off est la « véritable sœur jumelle étymologique de of » (Gatelais, 2006, p. 114), et qu’elle exprime, comme elle, le maintien à distance, la séparation, dans le domaine spatial principalement. Cette relation de non-symétrie entre (X) et (Y) est également la raison pour laquelle la construction s’accommode très mal de quantifieurs globaux comme all (exemple 22), puisqu’il ne peut y avoir de coïncidence stricte entre le repéré et le repère. Seuls des quantifieurs partiels, qui délimitent une partie de l’ensemble envisagé, semblent possibles.  













(22)

?We’re all 11 players shy of a soccer team. « Il manque la totalité des 11 joueurs pour constituer une équipe de football »> « Il manque tout le monde ».  







Nous pouvons donc déjà avancer que le « manque » dont il est question dans la construction est dû à une inadéquation avec une norme visée et encodée dans (Y). Les propriétés de (X), quant à elles, n’apparaissent que dans la mise en rapport avec (Y). Voilà une des raisons pour lesquelles la version développée de la construction serait privilégiée (cf. § 1.2.1) : le repère (Y) aurait en effet besoin d’être exprimé pour que le repéré (X) puisse être appréhendé. Notons cependant qu’un exemple trouvé sur Google est de nature à ébranler les raisonnements tenus à partir de l’exemple (22) cité supra :  









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(23)

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Jarhead crossed his arms across his chest, convinced that Purcell was fiftytwo cards shy of a full deck […] (Frank Bill, Donnybrook: a novel).

Il s’agit en réalité d’une des nombreuses versions possibles de he’s a sandwich shy of a picnic (18a) (« il lui manque une case »). Dans cet exemple, Jarhead estime qu’il manque à Purcell littéralement les 52 cartes constitutives d’un paquet de cartes, ce qui en dit long sur son état psychologique. Nous serions alors tenté de discerner un clin d’œil métalinguistique de l’usager qui choisit d’investir la « sousconstruction » a sandwich shy of a picnic / one card shy of a full deck d’une manière créative, précisément parce que son caractère fantaisiste, où l’imagination se met de la partie, lui en donne la possibilité. En d’autres termes, dans l’espace de cette sous-construction, l’usager aurait la possibilité de s’affranchir de la logique, ou si l’on veut, de contraintes qui s’appliquent en temps normal, comme en (22). Faisons enfin remarquer que le locuteur choisit de verbaliser linguistiquement ce qui fait défaut par rapport à un idéal, une norme, et non l’inverse. Ce qui ne manque pas est alors inféré par un calcul. Un tel fonctionnement semble d’ailleurs plus naturel en français et en anglais :  









(24)

Dans cette équipe de football, il manque trois joueurs / trois joueurs sont absents.

Ceci tiendrait au fait que le manque est souvent plus saillant, car il implique une attente contrariée. Cependant, rien n’empêche bien évidemment de dire « huit joueurs sont (déjà) présents dans cette équipe de football (on est presque au complet) ».  



ii) Contribution sémantique de l’unité shy Le tableau 1 ci-dessous indique que l’unité shy est pluri-catégorielle et qu’elle présente des sens différents. Nous ne ferons cependant pas nôtre la question de savoir s’il y a lieu d’en offrir un traitement unitaire ou s’il s’agit d’une situation d’homonymie.

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Chapitre 15 La construction

Tableau 1 : Diversité catégorielle et sémantique de l’unité shy

SHY 1

Faux ami ?

SHY 2



Adjectif

Verbe

Elément d’un composé

Verbe

= Timide = Louche (argot ancien)6

= Broncher (cheval) = Se tenir à l’écart de (to shy away from)

= Qui rechigne = Jeter, lancer = Un jeu de à… (to shy sth at massacre (a (camera-shy, sb) coconut shy) work-shy…)













Nom

Origine inconnue : « colloquial, of unknown origin and uncertain connection to shy » (Online Etymology Dictionary).

À travers les langues germaniques (Skeat 2007 [1884]) : *Skiuhwaz (proto-germanique), sky (danois), schuw (néerlandais), scheu (allemand). En moyen-anglais : skyg « scrupulous, shunning evil » (« scrupuleux, qui se tient à distance du mal ») (Skeat ibid.). Cognats : allemand : scheuen (« éviter »), scheuchen (« effrayer »). anglais : shun (« éviter »), eschew (« éviter »), skittish (« ombrageux »).  

Nom









Origine Inconnue : peut-être de l’allemand Scheisser, « petit con » ? Ou de Shy 1, au sens de « louche ».  







= A shyster (un avocat véreux)



























Admettons, fût-ce à titre provisoire, que l’unité shy dans la construction se rapproche de SHY 1 (« timide », « craintif »). Un indice tangible est fourni par les dictionnaires qui rangent la construction dans la même rubrique que shy « timide », même si des raisons dépassant la linguistique président parfois aux nomenclatures des ouvrages de référence. C’est également ce qui ressort du sondage des dix informateurs, qui n’ont cependant pas trouvé d’explications satisfaisantes pour rendre compte du lien entre l’adjectif shy « timide » et l’adjectif shy dans la construction. La crainte implique un retrait, une prise de distance par rapport à l’objet qui est craint, ce que Muller (2015) appelle « un hiatus » ou encore « une béance ». Les deux exemples qui suivent sont à ce titre éloquents :  























6 Cette acception sera reprise et illustrée plus loin dans la quatrième partie (4.1.2).



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(25)

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[Ike] said you weren’t afraid of anything that walked, crept or crawled." Grace laughed merrily. "Mr. Fairweather is mistaken. I am terribly shy of snakes. (COHA) « [Ike] a dit que vous n’aviez pas peur de ce qui marchait, rampait ou grouillait. » Grace rit gaiement. « M. Fairweather a tort. J’ai une peur terrible des serpents. »  







(26)

Don’t be too forward, but don’t be too shy, ’cause you make a lovely first impression (Série Gilmore Girls). Forward (adv.) : « vers l’avant » > (adj.) : « effronté », « qui se met trop en avant ». « Ne te mets pas trop en avant, mais ne sois pas trop timide non plus, car tu fais une très bonne première impression. »  



















Se profile en creux, dans ces deux exemples, ce qui s’apparente alors à une métaphore conceptuelle (cf. Lakoff et Johnson, 1980) : FEAR IS A BACKWARD MOVEMENT (« la peur est un mouvement de recul »). La même métaphore est d’ailleurs soutenue par différentes expressions de la langue anglaise, comme to cringe (back), to shrink (back), to flinch, que les dictionnaires unilingues traduisent par « avoir un mouvement de recul » ou « reculer devant quelque chose ». Le cliché a shrinking violet (littéralement, « une violette qui rapetisse »), pour désigner une personne effacée et timide, joue également sur l’idée de retrait. Cette prise de distance crée donc un espace vide, une discontinuité entre un référent 1 (être humain) et un référent 2 (objet craint). C’est ce qui signifie le « manque » dans la construction . Le choix de shy dans la construction ne serait donc pas anodin. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans le volet diachronique (IV.) de cette contribution. À ce point de la réflexion, une première ébauche du sens constructionnel de peut donc être livrée : le référent du sujet de be (ou d’un autre verbe) se trouve dans une situation temporaire non canonique. L’inadéquation (ou le « manque », l’en-deçà) est explicitement encodée dans le (X). Celle-ci n’est comprise et calculée que dans la mise en rapport avec le repère (Y).  



























3 Étude de la construction en contexte Cette partie est entièrement dédiée aux variations de sens en contexte. En arrièreplan figurent deux interrogations principales : quelles sont les propriétés distinctives de chaque groupe de sens ? (§ 3.1). Comment ces effets de sens émergent-ils ?  







Chapitre 15 La construction

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(§ 3.2). La question des modalités d’organisation des effets de sens entre eux ne sera pas abordée.  

3.1 Typologie des effets de sens en contexte La classification proposée s’inspire des travaux sur les prépositions prédicatives (en particulier spatiales et temporelles) de Borillo (1998), de Mélis (2003) et de Gross (2012). Nous distinguons trois critères, tous égaux entre eux : – le critère quantifié / non quantifié. Le manque quantifié peut être chiffré tandis que l’étendue du manque non quantifié n’est pas directement mesurable ; – le critère locatif / temporel / notionnel. Le terme « notionnel » regroupe ici les signifiés non spatiaux et non temporels ; – le critère interne / externe. Par « interne », on doit lire une relation générale de méronymie ; la partie entre dans la fonctionnalité du tout ou, si l’on veut, X est une partie essentielle de Y. C’est par exemple, en dehors de la construction, la relation qui s’établit entre pages et livre, dans les pages de ce livre. La représentation schématique (1a) indique que le locuteur travaille sur une totalité (Y), dont il détache ou isole un fragment (X), ce qui est matérialisé par la flèche qui va de droite à gauche.  















X (repéré)

Y (repère)

Figure 1a : Type interne

Par « externe », on entend une relation de proximité, d’adjacence entre le X et le Y (figure 1b). Le lien entre X et Y est en cela plus accidentel. C’est par exemple, en dehors de la construction, la relation qui s’établit entre vélo et Marie, dans le vélo de Marie.  



X (repéré) Figure 1b : Type externe

Y (repère)

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La combinatoire des trois séries de critères ci-dessus permet alors d’obtenir douze groupes de sens potentiels pour la construction :  

Manque – quantifié – locatif – externe Manque – quantifié – temporel – externe Manque – quantifié – notionnel – externe Manque – quantifié – locatif – interne Manque – quantifié – temporel – interne Manque – quantifié – notionnel – interne

Manque – non quantifié – locatif – externe Manque – non quantifié – temporel – externe Manque – non quantifié – notionnel – externe Manque – non quantifié – locatif – interne Manque – non quantifié – temporel – interne Manque – non quantifié – notionnel – interne

Toutefois, force est de convenir, avec les auteurs précités, que dans ces domaines (quantifié / non quantifié, locatif / temporel / notionnel, interne / externe), la distinction est avant tout théorique. On retiendra, par conséquent, que ce qui est présenté comme douze groupes de sens disjoints est davantage à appréhender comme un continuum. Nous nous bornerons à illustrer cette typologie à travers quelques exemples choisis parmi les groupes de sens les plus fréquemment observés dans le corpus. Sept cas de figure font l’objet de commentaires dans les lignes qui suivent. En (27), la construction exprime un manque non quantifié de type locatif externe :  

(27)

We pull into the Fort Loudon Marina, just (X) shy of the first dam (Y). (COCA) « On s’enfile dans le port de plaisance de Fort Loudon, non loin du premier barrage. »  



Le référent du sujet we se déplace en voiture non loin d’un barrage, sans pour autant l’atteindre ; il est toujours « en défaut » par rapport à cette référence externe. Il est à noter qu’on semble avoir affaire, plutôt qu’à un syntagme attributif, à un circonstant de lieu qui fournit un cadre à la prédication verbale. Ce bout de construction pourrait aussi se trouver en tête de phrase, à condition bien entendu que la construction du discours amène le complément de lieu à jouer le rôle de thème : just shy of the first dam, we pull into the Fort Loudon Marina.  







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Chapitre 15 La construction

L’exemple (28) exprime un manque quantifié de type temporel externe :  

(28)

Just six weeks (X) shy of graduation (Y), she dropped out of school. (COCA) « Tout juste six semaines avant d’obtenir son diplôme, elle a abandonné l’école. »  



Un cheminement antérieur a eu lieu et a mené à un terme (drop out of school) qui n’est pas dépassé et qui se situe à distance (six weeks) d’un objectif (graduation). On remarquera ici que le verbe drop out est un verbe d’achèvement droit (terme emprunté à Martin, 2009, p. 120), qui indique la frontière droite d’un événement duratif. D’autres verbes, tels que die (« mourir »), stop (« arrêter »), graduate (« obtenir un diplôme ») ou kill oneself (« se suicider ») se rencontrent dans le corpus exactement dans les mêmes conditions. L’exemple (29) illustre un manque non quantifié de type notionnel externe :  



















(29)

[…] with a nonchalance just (X) shy of rudeness (Y) (entendre : with a nonchalance which is just shy of rudeness). (COCA) « […] avec une nonchalance qui tend vers la grossièreté. »  





Il ne s’agit pas d’un manque de type interne, car les deux termes nonchalance et grossièreté n’entrent pas dans une relation d’inclusion, comme celle qui lie un hyperonyme à un hyponyme. La nonchalance n’entre pas dans la définition de la grossièreté ; elle s’en rapproche, mais il y a une réserve. L’exemple (30), en revanche, exprime un manque quantifié de type notionnel interne :  



(30)

[…] one grope (X) shy of being a child molester (Y). (COCA) « […] presque un pédophile, à un attouchement près ».  



L’attouchement (grope) entre dans la définition de pédophile (child molester). Le manque exprimé n’est pas de nature spatio-temporelle, d’où le choix de la catégorie « notionnel ». On pourrait dire alors que si l’attouchement était ajouté au portrait de la personne décrite, le portrait du parfait pédophile serait complet en tous points. L’exemple (31) exprime un manque quantifié de type locatif interne :  





(31)

That’s 19 players (X) shy of a full roster (Y). (COCA) « Il manque 19 joueurs pour constituer une liste complète. »  



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Il s’établit ici une relation partie (les joueurs) – tout (la liste). En d’autres termes, la liste des membres d’une équipe de sport est un ensemble constitué de joueurs (« les joueurs sont dans la liste »). L’exemple (32) exprime un manque quantifié de type temporel interne :  





(32)

He was a week (X) shy of 43 (Y). (COCA) « Il lui manquait encore une semaine avant d’avoir 43 ans » > « Il était à J moins 7 ».  







Le décompte des jours par rapport au moment-repère qu’est le jour des 43 ans est encodé dans a week. Le choix d’une vision interne tient au fait que les années qui constituent l’âge du référent du sujet sont elles-mêmes constituées d’un certain nombre de semaines et de jours. Enfin, l’exemple (33) illustre un cas de figure plus complexe où deux interprétations semblent possibles. Cet énoncé exprime un manque non quantifié de type notionnel ou temporel interne :  

(33)

Water heated to just shy of boiling travels through […] glass tubes. (COCA) « De l’eau que l’on fait chauffer jusqu’à la limite de l’ébullition passe par des tubes de verre. »  



L’événement exprimé par le verbe heat se rapproche d’une limite exprimée par la construction . En effet, la préposition to, qui pourrait être remplacée par until, fait fonction de transition en bornant une période de temps qui a été parcourue (l’action de faire chauffer de l’eau) et en introduisant un nouveau point de départ (le fait que l’eau, à ce point, soit presque en train de bouillir). La construction est donc ici dans la continuité temporelle et causale du procès heat. Il y a bien là l’illustration d’un cas plus complexe où, en fonction du point de vue adopté, on a affaire à du temporel (lien chronologique) ou à du notionnel (lien de cause à effet).

3.2 Contraintes sur la construction du sens Précisons que nous n’avons pas d’autre ambition ici que de suggérer quelques tendances. L’espace qui nous est imparti ne permet pas une étude de tous les cas possibles, ni la prise en compte des facteurs contextuels dans le calcul interprétatif.

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Chapitre 15 La construction

3.2.1 Description sémantique des noms qui instancient la construction Par souci de clarté, nous distinguerons d’abord les groupes de sens « locatif et temporel », puis les groupes de sens qui relèvent du « notionnel ».  







i) Manque locatif et manque temporel – Candidat X : Le candidat X semble jouer un rôle de premier plan pour que le sens « locatif » ou « temporel » puisse émerger. Les données relevées montrent que la place qu’occupe le X est alors instanciée très majoritairement par des noms discontinus désignant une quantité mesurable. Les candidats qui tombent dans ce domaine sont le plus souvent des subdivisions dans le calendrier (day, month…), des espaces de temps (minute, second…), des unités de distance (inch, mile, step…), mais aussi des sommes d’argent (dollar…), des fractions (one third…), des systèmes de points (vote, credit…). Les êtres humains (student…), en tant qu’entités individualisables et donc comptables, peuvent instancier la place de X. – Candidat Y : Il semblerait que ce soit principalement le nom qui instancie la place de Y qui permet de déterminer si le manque locatif ou temporel est de type externe ou interne.  











a) Manque de type externe Les objets doués d’une certaine stabilité dans le temps et / ou dans l’espace sont privilégiés. Ils constituent des points de repère par rapport auxquels on calcule le manque : pour l’espace, on relève surtout des lieux géographiques (summit « sommet »), des lieux fonctionnels (border « frontière »), mais aussi certains artefacts (cab « taxi ») et points de repère dans l’espace (ceiling « plafond »). Ainsi, the car stopped two inches (X) shy of the cab (Y) ne peut être compris que comme un manque quantifié (two inches) de type locatif externe (« il manquait quelques centimètres pour que la voiture entrât en collision avec le taxi »). Pour le manque temporel, on trouve tout naturellement des indicateurs temporels (midnight « minuit »), des noms de grandeur abstraits (goal « objectif », level « niveau », amount « quantité »), des événements organisés (graduation « obtention d’un diplôme ») ou fortuits (collision), par rapport auxquels le manque est exprimé de manière externe. Par exemple, one second shy of a collision « à deux doigts d’entrer en collision ». Si l’on peut prêter à la construction une grande capacité d’accueil, tout ne paraît pas cependant possible, comme le montre cet exemple :  















































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(34)

?Snow White stopped just shy of the poisoned apple. « Blanche-Neige ne mangea pas la pomme empoisonnée, mais il s’en fallut de peu. »  



L’exemple (34) a été en général rejeté par nos informateurs. La seule présence d’un objet physique comme poisoned apple ne suffit pas pour faire émerger un sens de type temporel externe. On aurait pu pourtant penser que la pomme puisse se retrouver, dans le cadre de cette construction, dotée d’une épaisseur temporelle pour être alors perçue comme un objet fonctionnel, un aliment destiné à être consommé. Or, pour que ce sens puisse émerger, le nom a besoin ici d’être pris en charge explicitement par le prédicat verbal eat : Snow White stopped just shy of eating the poisoned apple. Mais ce n’est pas le cas, par exemple, avec des objets de contemplation, sur lesquels l’être humain n’a que très peu de prise (cf. exemple supra : the car stopped two inches shy of the cab), ou encore avec des noms d’événements qui sont souvent perçus comme des déverbaux d’action qui présentent encore des traces de la valeur aspectuelle de leurs verbes d’origine (two days shy of graduation équivaut à two days shy of graduating « à juste deux jours de l’obtention du diplôme / d’obtenir un diplôme »). b) Manque de type interne Sont surtout concernées les entités qui dénotent des ensembles d’êtres ou d’objets dont il est possible d’extraire un élément : les noms collectifs (team « équipe »), les noms de listes (roster « liste »), des ensembles de pièces nécessaires pour constituer un tout (a deck « un jeu / paquet de cartes »). Sur le plan temporel, on doit noter des noms comme birthday (« anniversaire »)7 ou term (le « terme », en tant que moment où prend fin la gestation).  





























ii) Manque notionnel Ce qui suit est susceptible de concerner les candidats X et Y. Tout naturellement le manque notionnel a de grandes affinités avec les noms massifs intensifs, tels que les noms d’état (insanity « folie »), les noms évaluatifs (rudeness « grossièreté », comme dans (29), nonchalance just shy of rudeness), et les noms qui désignent une condition (father-fosterhood « la condition de père nourricier »).  











7 On observe une prédilection très marquée pour les « anniversaires » (two days shy of her 83rd birthday), qui apparaissent dans 121 occurrences, suivant notre décompte. C’est le type le plus représenté dans le corpus.  



Chapitre 15 La construction

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La présence d’un nom concret extensif, c’est-à-dire qui a une épaisseur temporelle et spatiale (Flaux et Van de Velde, 2000), n’empêche pas un manque notionnel de surgir. Notons en (35) ci-après que le nom chicken est recatégorisé en un nom massif de substance :  

(35)

That’s also how it chews—very chicken-like but somehow just shy of chicken. (COCA) (Au sujet d’un nouvel aliment découvert par le locuteur) « C’est comme ça que ça se mastique – ça rappelle le poulet, mais ce n’est pas exactement du poulet. »  



L’exercice du pouvoir coercitif de la construction est donc variable en fonction des candidats qui l’instancient.

3.2.2 Questions de détermination ([Dét. quantifieur] + X SHY OF Y) Quelques remarques peuvent être à présent formulées au sujet des quantifieurs qui déterminent le candidat X. La majeure partie d’entre eux dénote une quantité considérée comme faible, inférieure à un standard conventionnel, mais qui est appréciée de manière positive8 : par exemple, les adjectifs numéraux, qui fournissent un très fort contingent, tendent à être bas dans l’échelle. Il va de soi que cette notion reste toute relative et ne peut être comprise que dans sa mise en rapport avec le repère (Y). Ainsi, 12 000 votes qui font défaut pour remporter une élection américaine, c’est, en définitive, un chiffre relativement peu élevé ; en la matière tout est question de point de vue. Les marqueurs non numériques dont a few (« quelques ») (85 occurrences) ou several (« plusieurs ») (8 occurrences) viennent également à l’appui de cette affirmation. L’élément repéré est donc souvent positionné aux abords immédiats du repère (« on est à deux doigts »). Pour ces raisons, le référent du sujet ne semble pas a priori affecté à titre de détrimentaire par l’état exprimé. Il n’est pas pour autant bénéficiaire de l’écart que constate l’énonciateur. En réalité, lorsque nous suggérerons plus loin une mise en regard avec des constructions voisines, nous montrerons que la construction reste souvent neutre de ce point de vue.  















8 A été inclus dans nos calculs le déterminant a lorsqu’il est utilisé de manière quantitative et qu’il reçoit, en conséquence, une lecture numérale, proche de one.

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3.2.3 Le candidat X est adverbial (X [Adv.] + SHY OF Y) Dans 385 occurrences, le candidat X n’est pas instancié par un nom, mais par un adverbe en incidence adjectivale qui marque une appréciation du locuteur sur le manque exprimé, sur son étendue : just se taille la part du lion avec 314 occurrences et est suivi, entre autres, par les adverbes slightly (« légèrement »), barely (« tout juste ») et somewhat (« quelque peu »). À l’évidence, les résultats révèlent la même idée de quasi-coïncidence que dans § 2.2. supra : une propriété gradable se rapproche de manière asymptotique d’un maximum, de la plénitude quantitative ou qualitative, tout en restant dans son voisinage, en-deçà de la référence donnée par le Y. Notons toutefois que, parallèlement à ces tendances fortes, le dépouillement des données révèle dix occurrences de well shy où l’adverbe well consiste, au contraire, à intensifier l’écart entre l’entité à localiser (X) et l’entité de référence (Y). L’ensemble du corpus ne compte en revanche aucune occurrence des approximateurs (Quirk et al., 1985) almost ou nearly (« presque »). Pourtant, ces deux adverbes renvoient également à une zone très proche d’une valeur-témoin, tout en maintenant une distance par rapport à celle-ci. Une explication, qui reste provisoire, serait que ce type d’adverbes, selon Noailly (1999, p. 59), se combine volontiers avec des adjectifs indiquant une valeur extrême (it’s almost perfect « c’est presque parfait »). Or, la construction , loin d’indiquer un degré ultime, exprime l’en-deçà par rapport à une référence. Employer almost ou nearly avec la construction reviendrait alors à verbaliser pour ainsi dire deux fois la même idée : « le sujet est presque (almost) presque proche d’une qualité / quantité () ». Ceci expliquerait l’absence notoire de almost et de nearly dans le corpus.  

































3.2.4 Absence de candidat X ([Ø] SHY OF Y) Les occurrences répondant à la configuration , c’est-à-dire lorsque le candidat X n’est pas instancié en surface, doivent être accueillies avec prudence en raison de leur petit nombre (50 occurrences). Quatre situations feront l’objet d’un développement dans les paragraphes qui suivent.

i) Rôle du cotexte Le cotexte peut jouer, assez banalement, un rôle déterminant dans la récupérabilité de X. Dans (36), la distance textuelle entre 69 percent et la construction shy of the 72 percent national average est suffisamment restreinte pour retrouver, par soustraction, que la quantité manquante équivaut à trois pour cent.

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Chapitre 15 La construction

(36)

[…] about 69 percent of households returned census forms – shy of the 72 percent national average. (COCA) « Environ 69 % des foyers ont retourné les formulaires pour le recensement, ce qui se situe en-deçà de la moyenne nationale de 72 %. »  







ii) Instanciations conventionnalisées et phénomènes d’analogie Ont également été relevées des instances spécifiques de la construction qui affichent un plus ou moins haut degré de conventionnalisation : fight Ø shy of sth (« se tenir à l’écart de qch »), mais aussi d’autres constructions, modelées sur des constructions idiomatiques, telles que stop Ø shy of, fall Ø shy of, ainsi que Ø shy of the mark (par analogie respectivement avec des constructions premières dans la langue comme stop short of, fall short of et wide of the mark). Le caractère compact de ces occurrences9, leur rigidité syntaxique, en somme leur dimension idiomatique, se traduirait par une moindre dépendance à l’égard des facteurs contextuels et une plus grande résistance à quelque modification que ce soit, notamment la présence d’un SN ou d’un adverbe occupant la place du X. Toutes ne sont pas pour autant dotées du même degré de figement et d’opacité sémantique. Ainsi, pour ne retenir qu’un seul exemple, *?fight SN / Adverbe shy of sth (*?fight a few inches shy) semble très peu acceptable, alors que fall shy of sth supporte l’insertion d’un SN (fall a few inches shy).  





iii) Recentrage sur le verbe au détriment de la quantification / qualification du manque Il est des cas, sans doute solidaires du point précédent, où la construction fonctionne avec des verbes autres que la copule be, parmi lesquels stay (« rester »), lie (« se trouver »), hold (« tenir ») et keep (« maintenir »). Ici encore, le candidat X n’est pas toujours exprimé. Il est possible de voir dans ces constructions des extensions analogiques des précédentes (par exemple, fight shy> hold shy, lie shy…), ce qui se traduirait notamment par un comportement similaire. Une autre hypothèse consiste à penser que dans ces occurrences, la spécification du manque n’est précisément pas le but recherché. Les verbes dont il est question sont des « verbes de localisation statique » (Borillo, 1998, p. 117– 129), qui fournissent par exemple des renseignements sur l’orientation du sujet dans l’espace, mais aussi des données aspectuelles, ici sur la persistance d’un  





















9 D’ailleurs, de tels exemples laissent à penser qu’ici shy n’est plus en emploi adjectival, mais en emploi adverbial. Nous n’entrerons pas dans ces considérations dans cette étude.

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état. Dotés d’un sémantisme plus riche que la simple copule be, ils indiquent donc à la fois une localisation, à l’instar de be, mais aussi une manière d’être. En témoigne cet exemple :  

(37)

While keeping his head shy of the rim of the tub. (COCA) « Tout en maintenant la tête à distance du bord de la baignoire. »  



Dans (37), on est fondé à croire que les propriétés enrichies d’un verbe comme keep, contrairement à be, mettent en relief la manière d’être du sujet, sa posture, ainsi que la durée de l’état dans lequel il se trouve. La construction indique tout de même iconiquement qu’il existe une discontinuité entre le sujet (he) et le point de référence, et c’est ici l’adjectif shy qui la matérialise. Comme dit supra, il est évident que l’expression perd en précision en reléguant dans l’implicite l’idée de manque ordinairement véhiculée par l’entremise de X, mais le but recherché est tout autre : il y a recentrage sur le verbe.  

iv) [Ø] SHY OF Y, employé au sens de « à l’exception de » Le dernier cas de figure (38a) ci-après, revêt un intérêt particulier ; on peut se demander si la construction signifie encore le « manque » ou s’il s’agit d’un autre emploi :  











(38)

Everyone shy of the president of the United States got a letter. (COCA) « Tout le monde à l’exception du président des Etats-Unis a reçu une lettre. »  



En outre, il semblerait que (X) et (Y) soient inversés : everyone serait le repère tandis que the president constitue le repéré, c’est-à-dire la mesure qui manque pour arriver à la totalité visée. Le rapprochement avec l’emploi prépositionnel de but dans une construction syntaxique contrainte (everyone / no one / nothing / nowhere + but) ne peut aussi que s’imposer :  



(38b) Everyone but the president of the United States got a letter. L’origine du marqueur but, be-útan, qui conjoint la notion d’extériorité útan avec celle de proximité be / by, est à la base de diverses colorations sémantiques (Lapaire et Rotgé, 2002 [1991], p. 323–334), dont l’idée d’exclusion retrouvée dans (38b). Ici encore, shy of est dépourvu du candidat X. L’idée de non-congruence par rapport au repère (Y) et de proximité par rapport à celui-ci reste par contre bien  

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présente : le locuteur parcourt mentalement les différents éléments d’une classe (everyone), qu’il traite de manière égalitaire, mais il y a une réserve, puisqu’en est exclu un élément, the president. Celui-ci est rejeté en dehors du champ. C’est ce qu’indique très clairement le marqueur but dans ses origines ; mais la construction comporte-t-elle, elle aussi, dans ses sèmes une idée d’extériorité, d’exclusion ? Serait-ce aller trop vite en besogne que de penser que shy of dans cet emploi prépositionnel se contente d’occuper la place syntaxique de but, dans un cadre syntaxique qui n’est pas le sien ? Ainsi, en empruntant la syntaxe de cet emploi de but, peut-être peut-on supposer que shy of finirait par être crédité du trait /+extériorité/, qui ne lui était pourtant pas associé à l’origine. Notons d’ailleurs que short of fonctionne aussi dans les mêmes conditions. Il est probable que short of ait ouvert la voie à shy of, par analogie. Une préposition « nouvelle » serait ainsi en train d’émerger : la séquence shy of hériterait son instruction sémantique de la construction dont elle est issue , mais elle s’en affranchirait ici, si bien qu’on obtiendrait deux éléments de natures différentes (une construction adjectivale, d’une part, et une préposition complexe, d’autre part) qui auraient des sens et des fonctions propres à leur catégorie respective, tout en conservant la trace de leur origine commune. Une recherche sur Google – qui constitue un échantillon sans prétention scientifique, mais révélateur – offre d’ailleurs d’autres occurrences analogues à (38a). Cependant, le processus n’est pas arrivé à complétion (et il n’y arrivera peut-être jamais), car des phrases sur le modèle you can blame no one but yourself (« tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même ») ne semblent pas (encore) recevables avec shy of, ?*you can blame no one shy of yourself, ni d’ailleurs avec short of.  



















4 La construction en diachronie C’est en recourant au Corpus of Historical American English (COHA), qui couvre la période de 1810 à 2009, et qui comporte 400 millions de mots, qu’il devient possible de formuler quelques hypothèses sur l’émergence (§ 4.1) et le développement de la construction (§ 4.2). Pareille entreprise doit être toutefois entourée de précautions, car l’on ne peut avoir accès qu’à des sources appartenant le plus souvent au registre littéraire.  



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4.1 Émergence de la construction 4.1.1 Relations d’héritage entre constructions Il s’agit de déterminer ici quels éléments, dans la langue, auraient permis à la construction d’exister. Selon Goldberg (1995), les constructions forment un ensemble hautement organisé et sont liées entre elles par des relations d’héritage qui peuvent être de quatre types : – les liens de polysémie (polysemy links) ; – les liens d’extension métaphorique (metaphorical extension links) ; – les liens de sous-partie (sub-part links) qui signifient qu’une construction peut être une sous-partie d’une autre ; – les liens d’instanciation (instance links) : « Instance links are posited when a particular construction is a special case of another construction » (Goldberg, 1995, p. 79). Il faut entendre par là que l’on peut faire apparaître un lien d’instanciation entre des constructions dès lors qu’une construction est une version plus spécifiée d’une autre construction.  















Parler d’un lien d’extension métaphorique signifierait, dans le cas présent, qu’un glissement métaphorique se soit produit d’une construction première vers la construction . Il nous semble très difficile, dans l’état actuel de nos connaissances, de concevoir comment un tel glissement aurait pu s’effectuer de la construction SHY OF SOMEONE (« timide en présence de quelqu’un », she’s shy of strangers), par exemple, vers la construction . Aussi cette hypothèse ne nous paraît-elle pas s’imposer. La possibilité complémentaire d’un lien de sous-partie n’est pas à exclure (cf. infra note 10), mais nous n’explorerons pas cette piste. Plus vraisemblable est l’hypothèse selon laquelle la construction serait une extension d’instanciations lexicalisées prototypiques, qui lui servent d’exemplaires. La recherche doit alors se concentrer sur des matrices qui lui préexistent. Fait fort surprenant, il n’existe, à notre connaissance, qu’une seule structure de l’anglais isomorphe à la construction : la construction X SHORT OF Y. Leur congruence étant maximale, cette dernière aurait prêté sa structure syntaxique à notre construction.  





4.1.2 Analogies entre X SHORT OF Y et Comment rendre compte du choix de l’adjectif shy dans le cadre syntaxique X ADJ (short) OF Y, et non d’un autre adjectif sémantiquement plus proche de short

497

Chapitre 15 La construction

(« court », « petit »), comme narrow (« étroit »), tight (« serré ») ou small (« petit ») 10 ? Plusieurs raisons peuvent être avancées. Il faut savoir que la construction a d’abord été attestée dans l’argot des tripots (cf. § 4.2 infra). Ce choix aurait pu être influencé par un autre emploi argotique de shy plus ancien, lui-même dérivé de shy, « timide » : « peu recommandable » (disreputable) ou « dont la quantité et ou la qualité est plus que douteuse » (doubtful in quantity and / or quality) :  





































Disreputable; not quite honest: 1849, Thackeray, Mr Wagg… said, Rather a shy place for a sucking county member, ay, Pynsent? Doubtful in quantity and / or quality: 1850, Thackeray, That uncommonly shy supper of dry bread and milk-and-water; Mark Lemon, 1865, Her geography is rather shy, and I can make her believe anything. (Partridge, 1972, p. 841).  

Pour en arriver à ce sens argotique, les locuteurs auraient tiré parti d’un trait saillant du lexème shy, « timide », celui qui est précisément lié au recul, à l’attitude de fuite par rapport à quelque chose. Par un jeu de glissements sémantiques successifs, le recul en serait venu à signifier tout ce qui relève d’un caractère défiant, ombrageux et qui reste à l’écart, ce qui est susceptible de paraître, en conséquence, douteux, peu recommandable. L’argot des joueurs se serait saisi de ce sens, les maisons de jeux étant considérées comme des lieux clandestins et mal famés. D’autres facteurs ont pu également militer en faveur du choix de l’adjectif shy dans le cadre syntaxique : – sur le plan phonique : présence d’une consonne fricative post-alvéolaire sourde à l’initiale, [ʃ], dans shy et short ; deux monosyllabes ; – sur le plan morphologique : shy et short sont monomorphémiques. Ce sont deux adjectifs primaires, non dérivés ; – sur le plan étymologique : shy et short sont deux lexèmes d’origine germanique.  

















L’idée est donc qu’un événement linguistique nouveau aurait été produit en « se connectant » iconiquement à la construction X SHORT OF Y, engrangée dans la mémoire des locuteurs, ou à une instance spécifique de celle-ci. Comme on vient de le voir, divers éléments de nature morphologique, sémantique  



10 En outre, l’adjectif narrow figure aussi dans des expressions qui expriment une action accomplie de justesse : it was a narrow squeak / a narrow escape (« c’était juste »). On trouve aussi, plus rarement, a tight squeak.  





498

Vincent Hugou

ou phonologique auraient alors fonctionné comme autant de facteurs analogiques qui auraient facilité l’émergence de la construction . Si X SHORT OF Y sert d’exemplaire à , sa continuatrice, cela ne signifie pas pour autant que les deux constructions sont aujourd’hui superposables. L’idée qu’une construction puisse être dans la lignée de ses exemplaires, sans pour autant les imiter fidèlement, n’a rien d’anormal. Il n’y a guère de répétition stérile.  

4.1.3 De la copie conforme à la différenciation Tout comme Muller (2015), nous choisissons de nous interroger sur la différence de démarche susceptible d’exister entre la construction et la construction X SHORT OF Y. Pour l’auteur, « [l]’énoncé en SHY OF s’interprète […] comme la manifestation de l’adversité, voire du destin et l’énonciateur regrette le maintien de l’hiatus quantifié par Z [le X dans notre travail], ce qui signifie qu’un autre possible était attendu dans la situation de référence ». L’utilisation de la construction manifesterait alors une attente déjouée, un manque à gagner, un « regret de l’énonciateur » (Muller, 2015), et c’est ce qui l’opposerait alors à la construction X SHORT OF Y, avec laquelle « [l]a réalité de la situation ne peut être remise en question » et où l’écart est perçu comme stable et ne pouvant varier avec le temps. La construction serait en ce sens un « marqueur de discernement » (Muller, 2015), cependant que sa concurrente serait un « marqueur de division » (Muller, 2015), ce qui revient à associer le premier au qualitatif et le second au quantitatif. Nos analyses sur les fonctionnements des deux constructions sont différentes. Tout d’abord, selon nous, la construction ne communique pas plus l’idée que l’énonciateur eût souhaité atteindre Y que la construction X SHORT OF Y ne le fait. Les deux exemples suivants en apportent la preuve :  





















(39)

Just six weeks (X) shy of graduation (Y), she dropped out of school. (COCA) « Précisément six semaines avant d’obtenir son diplôme, elle a quitté l’école. »  



(39b) At the age of 28, a few weeks (X) short of getting his degree (Y), he left school. (COCA) « À 28 ans, quelques semaines avant d’obtenir son diplôme, il quitta l’école. »  



499

Chapitre 15 La construction

L’auteur en convient, semble-t-il, lorsqu’il avance que, moyennant certains contextes, X SHORT OF Y peut être « réanalysé » (Muller, 2015) comme un marqueur indiquant, à l’instar de , une tension sous-jacente, une frustration, un regret de l’énonciateur par rapport à la non-atteinte d’un objectif, encodé dans Y. Dit différemment, avec la construction X SHORT OF Y, « les repérages qualitatifs peuvent aussi parfois dominer, au détriment des repérages quantitatifs attendus ». Il en va ainsi, toujours selon l’auteur, des adverbes just, well ou a little, qui, combinés avec la construction X SHORT OF Y, confèrent à l’écart constaté une dimension qualitative (entendu au sens de la TOPE), comme avec la construction . Ce que l’on peut reprocher à ces analyses, stimulantes par ailleurs, est qu’elles se fondent sur un nombre vraiment très restreint d’occurrences de la construction issues du British National Corpus (BNC), ce qui est fort dommageable. Nous en avons comptabilisé douze au total. À preuve, l’explication que fournit l’auteur pour rendre compte du très faible contingent de marqueurs adverbiaux (just, well, a little) combinés avec la construction : la construction a « pour raison d’être de coder ‘plus directement’ le repérage QLT ». Or, nos résultats (cf. § 3.2.3) indiquent, bien au contraire, que la construction fait montre d’une très grande affinité avec des éléments adverbiaux comme just. Pour rappel, nous avons comptabilisé 314 occurrences de just dans le COCA. Les exemples de notre corpus, le COCA, qui est plus représentatif de la construction , aux origines américaines, nous invitent donc à écarter ces hypothèses et à chercher d’autres raisons qui rendent compte de la complémentarité des deux constructions.  















i) Complémentarité sémantico-pragmatique des deux constructions Le tableau 2 retrace l’évolution de la construction X SHORT OF Y dans le COHA.

500

Vincent Hugou

Tableau 2 : Occurrences de X SHORT OF Y dans le COHA (quelques exemples)

1810–20

Nothing

Anything

Little

Far

Just

Well

Somewhat

Month(s)

short of

short of

short of

short of

short of

short of

short of

short of

Vote(s) short of

1

3

4

3

0

0

0

0

0

1820–30

21

0

13

10

0

0

1

0

0

1830–40

41

1

24

27

0

0

0

0

0

1840–50

32

6

24

44

1

0

2

0

0

1850–60

44

11

17

26

0

0

2

0

0

1860–70

38

9

19

32

3

0

2

0

0

1870–80

38

8

15

24

1

0

0

0

0

1880–90

46

13

25

25

2

1

3

0

1

1890–00

54

11

39

30

3

0

2

1

2

1900–10

47

5

48

21

3

0

1

1

3

1910–20

50

8

29

35

4

2

0

1

1

1920–30

61

14

29

29

16

0

0

0

2

1930–40

61

16

21

25

13

2

3

0

1

1940–50

32

14

23

32

27

0

3

0

1

1950–60

26

11

10

46

29

2

1

3

3

1960–70

18

12

11

36

35

4

4

6

6

1970–80

26

4

10

41

39

6

3

6

9

1980–90

35

12

3

27

35

13

2

1

2

1990–00

43

11

5

19

32

5

0

7

1

1990–09

58

9

10

15

53

7

0

3

2

On note tout d’abord que la construction X SHORT OF Y était déjà attestée dans la langue au début du XIX e siècle, et bien avant, dès 156011, comme l’indique l’Oxford English Dictionary. Du reste, il semble que jusque dans les années 1860 environ cette construction fonctionnait surtout avec un mot restrictif ou négatif, à la place de X (nothing, anything, little short of Y). Elle se serait par la suite émancipée en ouvrant son paradigme à des adverbes comme just, well ou slightly exprimant une intensité ou une quantité faible, à l’instar de nothing, anything et little. Les candidats nominaux, et en particulier les noms pluriels discontinus, 11 L’origine de la construction X SHORT OF Y mérite une réflexion qui dépasse le cadre de cette étude. L’intuition conduirait à penser que les constructions fonctionnant avec un SN et des adjectifs de mesure (two meters long, wide, deep, « long, large, profond de deux mètres »), et qui sont en partie structurées identiquement à la construction X SHORT OF Y, auraient pu ouvrir la voie.  



501

Chapitre 15 La construction

qui marquent aussi le nombre, ont emboîté le pas vers la fin du XIX e siècle. Remarquons cependant que ces évolutions plus récentes ne se sont jamais faites de manière très spectaculaire et sont restées relativement stables. La construction X SHORT OF Y s’associe donc le plus fréquemment, encore aujourd’hui, avec nothing, anything, little et far. La construction X SHORT OF Y se combine donc surtout avec des adverbes très bas ou très haut sur l’échelle scalaire et argumentativement orientés du côté du négatif (little, nothing, far). Elle manifeste aussi une prédilection particulière pour d’autres adverbes intensifs-appréciatifs, de contenu négatif : woefully (« déplorablement »), seriously (« sérieusement »), dramatically (« considérablement »), tragically (« tragiquement »), comme dans woefully short of the amount necessary. Comme nous l’avons vu tout au long de ce travail, la construction possède, elle, un éventail d’emplois beaucoup plus large, et surtout supporte mal de fonctionner avec les unités nothing, anything, little et far. Le SN occupant la place de X dans la construction à l’étude comporte souvent un quantifieur dénotant une quantité faible, mais appréciée de manière positive, a few par exemple. D’ailleurs, la construction ne se combine pas facilement avec des adverbes négatifs du type woefully, contrairement à sa concurrente. Une seule occurrence de woefully shy of sth a été trouvée dans le COCA. Les données chiffrées suivantes sont éclairantes.  

















Tableau 3 : Occurrences de nothing / anything / little / far short of / shy of (COCA et COHA) Nothing / anything / little / far SHORT of

Nothing / anything / little / far SHY of

COCA

1556

7

COHA

1876

1

Certaines dimensions sémantiques de l’adjectif shy (« timide », « craintif ») et de l’adjectif short (« court », « petit ») conditionneraient donc les emplois des deux constructions. En effet, l’adjectif shy, « timide », traduit un affect, provoqué par une cause externe (Mary is shy around boys « Mary est timide en présence de garçons ») ou interne (Mary is painfully shy « Mary est maladivement timide »). L’adjectif short n’implique pas cette dimension affective. Il est traité comme un adjectif de mesure physique et tend à être valué négativement : en termes de scalarité, short est en effet orienté vers une quantité nulle, c’est-à-dire zéro, sans jamais l’atteindre. C’est un adjectif à échelle fermée qui possède une borne finale intrinsèque. Cette valuation négative se retrouve dans la définition même de short, qui se définit par négation à partir de long (« ce qui est court n’est pas long ») [Rivara, 1993]. L’adjectif short tend aussi à être employé dans des expres 

































502

Vincent Hugou

sions orientées négativement, comme to make short work of sth « expédier qch », short-handed « à court de personnel », to short-change sb « ne pas rendre assez de monnaie à qn ». On serait donc en présence de deux manières différentes d’appréhender le manque : si la construction est moins axiologiquement engagée que la construction X SHORT OF Y, le locuteur a la possibilité, en l’employant, de donner une coloration plus affective à son évaluation du manque. Autant d’éléments qui signalent sinon une complémentarité parfaite, du moins une spécialisation sémantique et pragmatique de chacune des constructions.  













ii) Complémentarité registrale et dialectale X SHORT OF Y, en synchronie du moins, appartient à la langue courante, alors que conserve en partie ses origines familières, selon nos informateurs et les dictionnaires consultés (cf. bibliographie). Par ailleurs, la construction est rare ou exceptionnelle dans le British National Corpus, et bien plus fréquente en anglais américain. En revanche, pour autant que l’on puisse en juger12, la construction X SHORT OF Y est aujourd’hui – et peut-être l’a-t-elle d’ailleurs toujours été – connue et répandue dans l’ensemble du monde anglophone.

4.2 Développement de la construction Les attestations fournies par le COHA nous ont permis de faire la somme, décennie par décennie, des occurrences de la construction, en fonction des groupes de sens établis dans la partie précédente. Nous avons délibérément gommé le critère « manque quantifié / manque non quantifié », afin de faciliter la lecture du tableau, et parce que nous n’avions pas suffisamment de données numériques à notre disposition pour pouvoir voir se dessiner des tendances.  



12 Une requête dans le Corpus of Global Web-Based English (GloWbE) permet de s’en assurer.

Chapitre 15 La construction

503

Tableau 4 : Recherche d’occurrences dans le COHA en fonction des groupes de sens Manque locatif

Manque temporel

Manque notionnel

Interne

Interne

Interne

Externe

Externe

Externe

1840–50

0

0

0

0

0

0

1850–60

0

0

0

0

0

0

1860–70

0

0

0

0

0

0

1870–80

0

0

0

0

0

0

1880–90

0

0

0

0

0

0

1890–00

0

0

0

0

0

0

1900–10

0

0

0

0

0

0

1910–20

0

0

0

0

0

0

1920–30

1

0

0

0

0

0

1930–40

1

0

0

0

0

0

1940–50

2

0

0

0

0

0

1950–60

4

0

2

0

0

0

1960–70

8

1

0

3

0

0

1970–80

5

4

0

1

0

1

1980–90

7

0

3

6

0

1

1990–00

12

10

7

10

1

6

2000–09

30

14

28

17

3

11

Ce tableau appelle un premier commentaire général : comme dit plus tôt, selon le Online Etymology Dictionary, la construction a émergé dans l’argot du jeu à la fin du XIX e siècle : « Meaning “lacking, short of” is from 1895, American English gambling slang ». Cette date correspond plus ou moins à sa première attestation dans le COHA, dans les années 1920 (exemple 40 ci-après). Le décalage d’une trentaine d’années serait dû au temps qu’il a fallu pour que la construction s’institutionnalise, c’est-à-dire sorte de son domaine spécialisé, celui du jeu, pour se diffuser dans la communauté linguistique et se départir de son caractère argotique.  







(40) The New York Centrals fleet of nine daily twenty-hour trains between New York and Chicago seemed all right until we looked into it and found that five of the trains are from Chicago and four from New York. This city is one train shy of breaking even (1929, New Yorker [(COHA]). « Il manque un train à la ville de New York pour que les deux villes soient à égalité. »  



504

Vincent Hugou

Il ressort également de la lecture de ce tableau, et dans les limites des sources utilisées, que le paradigme s’est ouvert en accueillant progressivement des nouveaux membres, qui n’étaient peut-être pas originellement destinés à instancier la construction. Ainsi, le manque locatif de type interne est observé en premier, dans les années 1920 ; les autres emplois sont apparus plus tard, le manque notionnel étant le plus récent, à partir des années 1970–1980. On serait donc allé dans le sens d’un enrichissement de l’aire sémantique de , et vers la création d’effets de sens de plus en plus explicites et distincts. Nous ne prenons pas le parti ici de rechercher une organisation de la polysémie à partir, par exemple, d’un sens initial ; soulignons malgré tout que les données historiques conduisent à penser que le manque locatif de type interne serait, en plus de sa primarité diachronique, le membre le plus représentatif de la construction. Ceci tiendrait notamment à sa simplicité conceptuelle et à son degré de concrétude : il est en effet plus facile d’isoler un ou plusieurs éléments (X, le repéré) d’un ensemble concret (Y, le repère), que d’un ensemble qui relève de l’abstraction, comme pour le manque notionnel. Dans la perspective ainsi ouverte, il ne nous semble pas non plus impossible de concevoir comment le pas a pu être franchi pour passer d’un emploi à un autre. Il est bien connu par exemple qu’un mot dénotant un phénomène spatial est très facilement apte à dénoter un phénomène temporel. Ainsi une phrase comme you’re still shy of the summit (« tu es encore à quelque distance du sommet ») répond-elle autant à la question quand (en raison de l’adverbe de temps still), qu’à la question où (on parle d’un sommet de montagne par rapport auquel le sujet you se situe). Évidemment, tous ces éléments paraissent cohérents et plausibles sur le plan de la réflexion, mais ils restent fragmentaires et il nous faudrait davantage de données pour aboutir à des conclusions plus fermes.  









4.3 Vue d’ensemble des liens à l’œuvre entre et d’autres constructions Reprenons, au moment de clore cette contribution, l’ensemble des liens qui s’établissent entre la construction et d’autres constructions. En voici, tout d’abord, une vision non hiérarchique. On ne manquera pas de noter que si une logique fondée sur l’analogie est à l’œuvre, il faut tenir compte des lacunes dans la distribution.

505

Chapitre 15 La construction

Tableau 5 : Aperçu des analogies à l’œuvre entre constructions SHORT

SHY

AUTRE ELEMENT (par ex. CLEAR ou WIDE)

TRADUCTION

X short of Y

*X clear of Y *X wide of Z

« Manque X par rapport à Y »  



*Steer short of sth

Steer shy of sth

Steer clear of sth *Steer wide of sth

« Se tenir à l’écart de qch »

*Fight short of sth

Fight shy of sth

*Fight clear of sth *Fight wide of sth

« Reculer devant qch »

Stop short of sth

Stop shy of sth

*Stop clear of sth *Stop wide of sth

« Ne pas aller jusqu’à faire qch »

Short of the mark

Shy of the mark

*Clear of the mark Wide of the mark

« Loin du compte »

















Les formes en gras sont celles que nous jugeons premières sur le plan diachronique et qui ont donc servi de modèles aux autres formes. La figure 2 – simplifiée par souci de clarté – tente de rendre compte des connexions qui sont établies avec la construction . Les constructions sont organisées de manière hiérarchique, selon une dimension « générale / spécifique » (les constructions davantage schématiques sont tout en haut et les instances plus spécifiques tout en bas) et selon une dimension diachronique (les formes plus anciennes tendent à être placées vers le haut).  



506

Vincent Hugou

Figure 2 : Organisation des données en paradigmes, une esquisse

IL = instance link ou lien d’instanciation ; IM = metaphorical extension link ou lien d’extension métaphorique. IS = subpart link ou lien de sous-partie (d’après Goldberg, 1995). Les flèches qui ne sont accompagnées d’aucune indication matérialisent également des influences, mais dont la nature reste indéterminée. Les flèches à double embout ne disent rien sur la directionnalité de l’influence. Entre crochets : premières attestations dans l’Oxford English Dictionary. V. A. = vieil-anglais.  





On ne peut plus vraiment exclure l’idée que la construction a été soumise et est peut-être toujours soumise à de fortes interventions d’analogies qui se sont instaurées dans et entre les paradigmes.

507

Chapitre 15 La construction

Conclusion C’est en procédant à l’étude minutieuse d’un corpus, ainsi qu’en faisant appel aux locuteurs natifs que nous sommes parvenu à présenter un reflet assez fidèle de la construction , telle qu’elle est employée dans les discours par les locuteurs à l’heure actuelle. En différents points, nous avons voulu montrer que la motivation, plutôt que l’arbitraire, règne dans la construction . Celle-ci allie harmonieusement des éléments qui concourent, à des degrés divers, à l’établissement de son sens global, que l’on peut rappeler : le référent du sujet se trouve dans une situation temporaire non canonique. Le sens de « manque » se construit par inférence, (X) et (Y) étant repérés l’un par rapport à l’autre par le biais de shy, qui indique un retrait / une non-proximité de (X) et (Y). On observe soit une partition sur l’entité de référence soit une relation de voisinage par rapport à l’entité de référence. Cette inadéquation, qui peut se manifester sur le plan spatial, temporel ou notionnel, est évaluée avec une orientation en général neutre. La productivité de la construction est grande et semble s’être accrue au fil des années, mais il y aurait toujours au moins des zones de prédilection où la construction s’actualise avec plus ou moins de facilité. Ont été mises au jour des contraintes argumentales (par exemple, le sujet désigne normalement un être animé). Certains candidats imposent également une acception aux dépens d’une autre (par exemple, lorsqu’un objet concret et stable dans l’espace et le temps instancie la place de Y, le repère, c’est un manque de type externe qui s’impose). Enfin, l’éclairage projeté par une construction voisine, X SHORT OF Y, a procuré une compréhension plus complète des phénomènes. La perspective diachronique a montré que la construction hériterait directement de X SHORT OF Y, son exemplaire, mais puiserait également dans d’autres éléments de la langue, tout en acquérant ses propres propriétés. Ainsi, même si elles entretiennent dans certains contextes des relations de para-synonymie, les constructions et X SHORT OF Y ne sont pas exactement en variation libre ; elles ont des fonctionnements distincts, la première possédant une dimension affective que la seconde ne semble pas avoir. D’autres éléments ont donné matière à réflexion. La construction a permis de reconsidérer des questions chères à la linguistique, dont l’étanchéité de la frontière entre copules, verbes attributifs et autres verbes, ainsi qu’entre le spatial, le temporel et le notionnel. La réflexion amorcée sur les différentes variantes de la construction (X SHY FROM Y, X SHY OFF Y) renvoie également à des questionnements plus généraux sur le caractère labile des prépositions dans une langue comme l’anglais. C’est d’ailleurs peut-être parce que la préposition of employée de manière prototypique  







508

Vincent Hugou

dans la construction est d’un emploi très général (un simple relateur ?) qu’elle accepte facilement d’alterner avec d’autres prépositions d’un emploi plus spécifique, bien que celles-ci soient beaucoup moins fréquentes dans le corpus : from et off, par exemple. Il a également été révélé que la construction , dans certaines conditions, aurait tout lieu d’être considérée comme une préposition complexe qui introduirait une exception à la manière de sauf. La présente étude a été enfin l’occasion d’esquisser certains prolongements possibles. Les traductions ou gloses proposées ont souvent mis en évidence le fait qu’une approche contrastive entre deux langues est révélatrice de phénomènes latents, difficilement décelables dans la pratique unilingue. Une étude contrastive gagnerait alors à être menée, la construction trouvant son expression linguistique dans des prépositions prédicatives, locatives (à proximité de, au côté de, au voisinage de, aux abords de…) et temporelles (à l’aube de, au seuil de, à la veille de…), mais aussi dans des locutions verbales (friser quelque chose, être à deux doigts de, faire défaut, se rapprocher dangereusement de…), et dans diverses locutions plus ou moins familières (à un poil près, à ceci près que, J moins 5…). Il nous semble enfin que ce travail sur la construction et sur des constructions voisines contient, en quelque sorte en germe, une autre recherche plus générale sur les constructions qui décrivent un état anormal, un déséquilibre (l’en-deçà ou inversement le trop-plein).  



L’en-deçà / l’insuffisance

L’adéquation

Le trop-plein / l’excès

Déséquilibre

Équilibre

Déséquilibre

Si l’on prend la peine de considérer, par exemple, les moyens linguistiques dont le locuteur dispose pour parler des états physiques et psychologiques dysfonctionnels (états de santé, états de fatigue, états mentaux, états d’humeur, états d’ébriété…), force est de constater que ces constructions, dans la perspective théorique qui est la nôtre, sont fréquemment plus complexes formellement et, en tous les cas, bien plus productives que les constructions marquant l’équilibre, l’adéquation, la coïncidence entre la quantité / qualité jugée et la limite de référence. Parler d’un état considéré comme normal (« il ne manque rien », « tout est en ordre », « tout va bien », « je suis en forme ») serait donc pragmatiquement moins intéressant pour l’usager. Une telle hypothèse demanderait cependant à être étayée par une étude de grande envergure, un objet de recherche qui nous paraît prometteur.  















509

Chapitre 15 La construction

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510

Vincent Hugou

Corpus électronique British National Corpus : [corpus.byu.edu/bnc]. Corpus of Contemporary American English : [http://corpus.byu.edu/coca]. Corpus of Global Web-Based English : [http://corpus.byu.edu/glowbe]. Corpus of Historical American English : [http://corpus.byu.edu/coha/].  







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Autres sources citées Online Etymology Dictionary, [www.etymonline.com]. Oxford English Dictionary.

Olivier Polge

Chapitre 16 Les équivalents anglais de manquer *  

Cette étude est une tentative de modélisation de l’expression du manque en anglais qui rende compte de la distribution des marqueurs concernés. Les opérations en jeu seront symbolisées par des représentations métalinguistiques dans le cadre de la Théorie des Opérations Énonciatives (TOE) d’Antoine Culioli. Dans ce cadre, nous ferons appel aux concepts, entre autres, de repérage, de prise en charge en lien avec la distinction entre événement et propriété, et de domaine notionnel, qui implique les concepts d’altérité et de bifurcation. Le point de départ de notre étude est le questionnaire commun de base (QCB) dont les exemples sont en français1. Le QCB permettra d’introduire des considérations d’ordre contrastif entre le français et l’anglais. Nous explorerons ensuite la distribution des marqueurs en anglais. L’objectif de cette étude est de proposer une représentation unique2 qui rende compte des différents emplois du prédicat français manquer et de ses équivalents en anglais3, à savoir fail, lack, miss, need et want. Cette représentation vise à expliquer la diversité des emplois de ces marqueurs sans avoir recours aux concepts de polysémie, de continuum de valeurs, de valeur centrale4, d’emplois métaphoriques ou de systèmes de traits codés dans le lexique. Pour l’anglais, le corpus est constitué d’exemples contemporains personnels, recueillis dans la littérature britannique et américaine contemporaine et sur Internet. Pour ces derniers, seuls ont été retenus les énoncés provenant de sites britanniques dont la source a été vérifiée. Certains exemples sont également tirés du British National Corpus, corpus représentatif d’anglais britannique contemporain de la période 1987–1993. Mis à part les exemples contemporains cités, les

* Je remercie mes relecteurs, entre autres Alain Delplanque, Sû-tõõg-Nooma Kaboré, Sylvester Osu, pour leurs remarques et critiques. 1 Les énoncés qui sont tirés du QCB seront indiqués entre crochets droits. 2 Nous entendons par représentation unique une représentation qui fait appel à un minimum d’opérations qui rendent compte des points communs et des différences entre les marqueurs au sein de ce système. 3 Il ne s’agit donc pas de proposer une étude complète des deux systèmes de prédicats en anglais et en français qui exprimeraient le manque et le raté. Par exemple, les emplois du verbe louper ne seront pas abordés. 4 Concept utilisé dans le cadre de la psychomécanique du langage de G. Guillaume. https://doi.org/10.1515/9783110727609-016

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Olivier Polge

exemples historiques sont empruntés au corpus électronique d’anglais diachronique Helsinki Corpus, à l’Oxford English Dictionary (OED), ainsi qu’aux compilations de Visser (1963–1973) et de Bertschinger (1941). Pour le français, on constate à travers le QCB une grande variété d’emplois pour manque(r). Ces emplois sont classés en fonction de critères formels que sont la catégorie grammaticale, verbale ou nominale, la complémentation, qu’elle soit verbale, verbo-nominale (colonne de gauche) ou nominale (colonne de droite), et les registres d’emploi du nom manque. Au-delà de ces critères notamment formels, on remarque également une grande variation du point de vue du sens : au sein des formes verbales, les exemples renvoient aussi bien à des procès dynamiques ayant échoué (série [1]) qu’à des états, notamment subjectifs, également nommés sentiments (série [4]). L’expression de constats situationnels, mais aussi d’états internes et subjectifs concerne aussi les formes nominales (notamment la série [18]). Afin de résorber cette hétérogénéité apparente des emplois du prédicat étudié, nous proposerons dans un premier temps un classement complémentaire basé sur la distinction entre énoncés de type événement et de type propriété proposée par Danon-Boileau (1987, p. 10)5, sans que ce deuxième classement entre en contradiction avec les critères formels proposés par le QCB. Après avoir expliqué ces différents emplois d’un même verbe par sa subjectivisation, on proposera une modélisation de l’expression du manque en § 2. Celle-ci sera justifiée et précisée en § 3 et 4. Nous verrons en § 5 que cette modélisation permet de mettre en lumière différents modes de construction de l’altérité, ou construction du complémentaire, selon les termes de Delmas (1998, p. 161). Alors qu’en français, manquer est compatible avec différents modes de construction de l’altérité, les prédicats exprimant le manque en anglais fail, lack, miss, need et want sont chacun la trace d’un travail sur un mode spécifique d’altérité. En § 6, nous examinerons en particulier la construction d’un écart faible, ou adjacence entre l’effectif et le fictif envisagé. Enfin, ces descriptions permettront de mettre en lumière les phénomènes de valuation associés à l’expression du manque en § 7.  















5 Danon-Boileau (1987, p. 10) : « toute forme (verbale), qu’elle soit simple ou auxiliée, peut avoir une valeur ponctuelle (spécifique) [événement] ou une valeur non-ponctuelle (générique) [propriété]. Cela dépend du contexte ».  







Chapitre 16 Les équivalents anglais de manquer

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1 Distinction événement / propriété Relèvent essentiellement d’un fonctionnement de type événement ponctuel les catégories [1], [3], [9] et les exemples [5a, b, et d]. Relèvent globalement d’un fonctionnement de type propriété les séries [4], [6] et [8]. Les séries [4] et [8] ont en commun la présence d’un complément indirect introduit par la préposition à. S’il s’agit d’un pronom personnel, il est à la forme complément. Ce complément désigne l’expérient de l’état de manque. Le premier fonctionnement, de type événement ponctuel, est assimilable à un fonctionnement discret. Le deuxième, de type propriété, a un fonctionnement compact dans le cadre de la typologie discret-dense-compact6. Cette distinction entre événement et propriété a l’avantage, selon Wyld (2001, p. 23, note de bas de page), de dépasser le caractère rigide des distinctions entre, d’une part, état et processus et, d’autre part, spécifique et générique. Elle permet également d’éclairer la distinction discret-dense-compact, essentiellement classificatoire, par les opérations de repérage en jeu, que nous mettrons en lumière en § 2. Cette distinction s’applique aussi aux prédicats anglais : comme manquer, miss connaît en synchronie des emplois en termes de raté, de constat d’absence d’un élément dans une situation et d’état subjectif. Le glissement sémantique qu’ont subi manquer et miss entre un constat d’absence et un état subjectif, comme en [4b], peut s’expliquer par la subjectivisation de ces prédicats en diachronie.  





1.1 Subjectivisation de manquer À la suite de Traugott (1995, p. 32), Groussier (2000, p. 73) définit la subjectivisation comme une « évolution conduisant les valeurs des [marqueurs] à être de plus en plus centrées sur l’animé-humain, et, en particulier, sur une intervention de plus en plus claire du Sujet énonciateur ». Nous émettons l’hypothèse que manque(r) est passé de l’expression d’une propriété de l’expérient du manque, désigné par son complément indirect, comme en [8c], à celle de son état subjectif, comme en [4b] et [4e]. Le premier énoncé où manquer exprime un état subjectif que j’ai pu recenser date de 1834, ce qui suggère un emploi plus tardif que les autres emplois de manquer :  









6 La typologie discret-dense-compact, dégagée par de Vogüe (1989), correspond à différents fonctionnements possibles pour un même marqueur, nominal ou verbal. Ces différents fonctionnements s’accompagnent pour le même terme de variations au niveau du sens.

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(1)

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Le plus beau jour du voyage sera celui du retour. Tu me manques essentiellement, et pourtant je ne puis me repentir de ne pas t’avoir amenée. (Michelet, 1834, Journal, p. 750 [http://www.cnrtl.fr/definition/manquer]).  

1.2 Propriétés de manquer, prédicat subjectif À propos des prédicats subjectifs believe et think en anglais, Doro-Mégy (2008, p. 15) indique que : « Un prédicat a un fonctionnement subjectif lorsqu’il renvoie à un état interne qui ne peut être asserté que par le sujet affecté par cet état ». Manquer ne fonctionne pas exactement comme les prédicats believe et think puisque l’expérient du manque est désigné non pas par son sujet syntaxique mais par son complément d’objet indirect. Malgré cela, une recherche sur les sites français recensés par Google établit des résultats très inférieurs lorsque ce deuxième argument est à la deuxième personne pour les expressions exactes suivantes. Le statut d’assertion principale des énoncés n’a pas pu être vérifié pour tous les exemples. Les cas d’assertion non principale7 qu’incluraient ces chiffres supposent un résultat encore inférieur :  









Tableau 1 : Nombre d'occurrences des expressions exactes indiquées (sites français recensés par Google) Elle me manque (1re personne du singulier)

Elle te manque (2e personne du singulier)

Elle lui manque (3e personne du singulier)

57 000 occurrences

4 740 occurrences

18 000 occurrences

Elle nous manque (1re personne du pluriel)

Elle vous manque (2e personne du pluriel)

Elle leur manque (3e personne du pluriel)

20 000 occurrences

120 occurrences

60 occurrences

Les raisons en sont simples : un état subjectif, a priori inaccessible8, dont le coénonciateur ou une tierce personne est le siège, ne peut pas être asserté a priori par l’énonciateur, qui n’y a pas directement accès. Cette évolution supposée de manquer est proche de celle de miss en anglais. Pour autant, l’inversion des arguments entre les énoncés équivalents que sont Tu me manques et I miss you mérite d’être expliquée. Alors que manquer en français prend comme sujet grammatical l’argument renvoyant à l’élément  

7 C’est-à-dire dans le cadre de subordonnées, notamment compléments de verbes. 8 Sauf par le biais d’indices, de suppositions ou d’affirmations mensongères.

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Chapitre 16 Les équivalents anglais de manquer

manquant, miss prend comme sujet grammatical l’argument renvoyant à l’animé humain qui subit l’absence d’un élément situationnel, désigné par son deuxième argument.

1.3 Subjectivisation de miss L’Oxford English Dictionary (OED) définit un emploi originel de miss en termes de constat situationnel comme « to perceive that (a person or thing) is not in the expected or accustomed place9 » :  



(2)



The farmer thrust his hand in his pocket and missed his purse (Greene, Conny Catch ii. 21, 1592 [OED]). « L’agriculteur plongea sa main dans sa poche pour constater qu’il y manquait son porte-monnaie. »  



(3)

He missed his watch, and suspecting the prisoner he followed him, shouting “Stop thief”. [www.bl.uk/learning/images/21cc/crime/transcript1604.html]. « Sa montre avait disparu ; soupçonnant le prisonnier, il se mit à le poursuivre en criant “Au voleur”. »  





(4)

The chief […] and Ensign Maccombich […] were ta’en somewhere beside the English border, when it was sae dark that his folk never missed him till it was ower late. (W. Scott, Waverley, lxiii., 1814 [OED]). « Le chef […] et l’Enseigne Maccombich […] avaient été pris quelque part, du côté de la frontière d’Angleterre, dans une nuit si obscure, que ses soldats ne s’en étaient aperçus que longtemps après avoir quitté le champ de bataille. »  



Cet emploi de miss, qui s’est raréfié en anglais actuel, permettait d’exprimer la perception de l’absence ou de la perte d’un élément. L’élément manquant pouvait être soit inanimé, soit animé humain. Dans les exemples ci-dessus, les personnes concernées s’aperçoivent que leur porte-monnaie ou leur montre, élément habituel, a disparu. Dans le cas d’un animé humain, comme en (4), la présence de cet animé humain est considérée comme habituelle. Cette expression au prétérit d’un constat ponctuel, de type événement, a été relayée au XV e siècle par l’expression de l’état subjectif du référent de son premier

9 « S’apercevoir qu’une personne ou un objet n’est pas à l’endroit attendu ou habituel ».  



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argument, qui subit la disparition de l’élément manquant. Le référent animé humain du premier argument de miss devient alors le siège du manque, ce qui fait évoluer l’emploi de miss vers un fonctionnement de type propriété. Miss renvoie alors à l’état subjectif du référent animé humain du premier argument du verbe, à l’origine dans des énoncés au présent simple à la première personne, puis à la troisième :  

(5)

I miss thee here, Not pleas’d, thus entertained with solitude (J. Milton, Paradise Lost, x. 104, 1667 [OED]). « Tu me manques là où je suis, triste, seulement diverti par la solitude. »  

(6)



Milton was too busy to much miss his wife (Johnson L. P., Milton [1868] 44, 1779 [OED]). « Milton était trop occupé pour que sa femme lui manque. »  



L’emploi de ce prédicat à la première personne et au présent pouvait aller de pair avec un deuxième argument renvoyant au coénonciateur. La co-présence de deux arguments renvoyant aux deux partenaires animés humains de la relation interénonciative, à savoir l’énonciateur et le coénonciateur, est un facteur déterminant dans l’évolution vers l’expression de cet état subjectif10. Cette collusion est également présente dans les énoncés comme I want you ou I need you. Nous pensons que ces conditions particulières jouent également dans le glissement de manquer vers un état subjectif en français. La subjectivisation de miss, need et want a également développé leur emploi au passif : selon Bertschinger (1941, p. 102), le passif implique l’expression de l’état subjectif du référent du premier argument du prédicat : « As soon as human interest intervenes, attributing to a lacking thing a material or emotive value, the passive is at once practicable (cf. wanted, needed, missed) ». Outre l’emploi de miss au passif en (7), on remarque la présence de l’adverbe sorely, dérivé d’un adjectif exprimant une appréciation subjective. Celui-ci ne peut d’ailleurs être incident qu’au complément d’agent s’il était exprimé :  











10 Ces conditions d’emploi peuvent faire penser à des théories linguistiques telles que la transitivité sémantique de Lazard. Toutefois, à propos de want en anglais, Merle (2002, p. 160) indique que l’expression du manque par ce prédicat rend la transitivité sémantique peu pertinente du fait de l’absence de nombreux critères énumérés par Hopper et Thompson (1980). Néanmoins, si ces critères (kinesis, aspectualité télique, procès ponctuel, intentionnel, affirmation, mode réel, agent puissant, objet affecté…) étaient présents, le renvoi par les deux arguments d’un même prédicat à l’énonciateur et au coénonciateur représenterait un degré élevé de transitivité sur leur échelle de transitivité sémantique établie.  

Chapitre 16 Les équivalents anglais de manquer

(7)

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England lost their most important batsman and bowler from the last two Tests, for apart from Gooch’s broken hand Fraser pulled a rib muscle, and his accuracy was very sorely missed. (BNC) « L’Angleterre a perdu son batteur et son lanceur les plus importants lors des deux derniers tests, car mis à part la fracture à la main de Gooch, Fraser s’est étiré un muscle intercostal, et sa précision a fait cruellement défaut. »  



Maintenant que la distinction entre événement et propriété a été présentée, nous pouvons en proposer une modélisation.

2 Représentation métalinguistique de l’expression du manque 2.1 Distinction entre événement et propriété Wyld (2001, p. 28ff, 2010 et 2020) propose une représentation métalinguistique de la distinction entre événement et propriété sur la base de l’opération de repérage11. Pour rendre compte de cette opposition, il suggère que les énoncés de type événement sont caractérisés par la mise en jeu d’un repère spatio-temporel de rang 2  

11 La TOE ramène l’activité de langage à une opération fondamentale : le repérage. Culioli (1999a, p. 97) la définit de la façon suivante : « L’observation minutieuse de langues variées et la théorisation de phénomènes en apparence éloignés, m’ont amené à poser une relation fondamentale appelée : relation de repérage, construite par l’opération élémentaire primitive dite opération de repérage. Le concept de repérage est lié au concept de localisation relative et à celui de détermination. Dire que x est repéré par rapport à y signifie que x est localisé (au sens abstrait du terme), situé par rapport à y, que ce dernier, qui sert de repère (point de référence) soit lui-même repéré par rapport à un autre repère, ou à un repère origine ou qu’il soit lui-même origine. » L’opération de repérage est notée Î. Dans le repérage x Îy, y est l’élément repère et x l’élément repéré. La formule de repérage, ou référentiel, que donne Culioli (1990, p. 80) pour une lexis, notée λ, et qu’il appelle « cascade de sits » (1991, p. 130), est la suivante : λ ÎSit2 (S2, T2) ÎSit1 (S1, T1) ÎSit0 (S0, T0) (repère de l’événement) (repère de l’acte de locution) (repère de l’énonciation origine)  





















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(repère de l’événement) dans la cascade de repérages. La relation entre le complément de rang 0 et le prédicat est obligatoirement repérée par rapport au moment d’énonciation T0 via ce paramètre12 :  

(événement) ÎT0> « Liz joue du piano. » (Liz is playing the piano)  



tandis que dans le cas des énoncés de type propriété, la relation entre le complément de rang 0 et le prédicat est repérée directement par rapport au moment d’énonciation T0, sans entremise d’un repère de rang 2 :  

(propriété) ÎT0 (Liz plays the piano.) (Liz plays the piano, Liz played the piano when she was a child, etc.) « Liz joue du piano, Liz jouait du piano dans sa jeunesse. »  



2.2 Problèmes soulevés par cette distinction Toutefois, cette opposition entre événement et propriété gagnerait à être affinée pour les formes qui nous occupent car : – la catégorie propriété ne rend pas compte d’énoncés qui expriment un état situationnel temporaire, ou propriété validée par rapport à un repère de validation unique, ou encore occurrence de propriété, selon les termes de Wyld (2010), par exemple [2a], [4c] ou [5c]. Dans ces cas-là, la relation entre le complément de rang 0 et le prédicat est donnée par l’énonciateur comme valable pour un repère érigé en classe T0d k, d’après Wyld ; – les énoncés relevant de la catégorie événement impliquent que les événements sont manqués, donc qu’il n’y a pas véritablement de procès ponctuel. L’événement envisagé est donc fictif. Cet élément absent ou ce procès non validé, désigné par un argument de manquer, soit le premier, soit le deuxième, constitue donc une altération de ce qui est le cas. Par contre, le constat du raté est, lui, bien effectif. Cette nuance nécessite d’envisager, à la suite de Deschamps (2006a et b), la forme schématique des prédicats comme un faisceau de relations entre des relations prédicatives à l’intérieur d’un système  



12 Wyld (2001, p. 24) : « – dans le cas des énoncés de type événement, en revanche, la validation de l’occurrence passe d’abord par la localisation de la relation prédicative en bloc par rapport à un repère lui servant d’ancrage spatio-temporel – en l’occurrence T2 – , le calcul « supplémentaire » de la localisation de ce repère par rapport à l’origine énonciative fondant la problématique de l’aspect ».  









Chapitre 16 Les équivalents anglais de manquer

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dynamique établissant un repérage entre deux instants de la classe des instants dotés de coordonnées énonciatives, spatio-temporelles et subjectives. Un seul de ces deux instants est repéré directement par rapport à la situation d’énonciation. L’autre instant est souvent désigné par le verbe subordonné, qui apparaît donc à une forme non finie. Deschamps (2006b, p. 141) analyse ces formes subordonnées non finies comme dépourvues de coordonnées énonciatives, spatio-temporelles et subjectives autonomes.  

2.3 Représentation unique de l’expression du manque Dans le cadre de cette représentation générale des prédicats, on peut rendre compte de la diversité des valeurs que peuvent prendre les prédicats exprimant le manque par deux opérations que sont : – un constat d’absence (cf. § 3) ; – l’appréciation favorable d’une altérité (cf. § 7).  







Ces deux opérations distinctes13 peuvent être complexifiées et pondérées. Seul le constat de manque est pourvu d’un système autonome de coordonnées énonciatives, spatio-temporelles et subjectives par rapport à la situation d’énonciation. L’élément manquant représente quant à lui un élément apprécié favorablement, soit attendu, ou préconstruit, soit reconstruit, soit à atteindre.

3 Le constat d’absence 3.1 Constat d’absence en anglais L’expression du manque, en anglais en tout cas, illustre depuis au moins l’anglais moderne un constat d’absence explicite par rapport à un système de coordonnées énonciatives, spatio-temporelles et subjectives. Ce constat situationnel est indiqué par l’emploi comme sujet syntaxique de it ou there comme pronoms impersonnels avec want verbal et nominal mais aussi fail, lack et miss en anglais moderne :  

13 Cette approche en termes d’opérations distinctes s’oppose à d’autres théories linguistiques, par exemple des auteurs se situant en Grammaire Cognitive, notamment Desagulier (2005), qui raisonne en termes de fusion de valeurs.

520

(8)

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There wants unanimity in every parish to remedy their Evil, which I fear is not attainable at this juncture. [virtualnorfolk.uea.ac.uk/long18thcent/ povertyriot/shortage/fawsettd.html]. « Il manque l’unanimité dans chaque paroisse pour remédier à leur mal, ce qui, j’en ai peur, est irréalisable, en l’occurrence. »  



(9)

There is both straw and prouender for our asses, and there is bread and wine also for me and for thy handmaid..: there is no want of anything. (Bible Judges xix. 19, 1611 [OED]) « Nous avons pourtant de la paille et du fourrage pour nos ânes, et du pain et du vin pour moi et pour ta servante. Nous ne manquons de rien. »  



(10)

Let there not faile from the house of Ioab one that hath an issue. (Bible Sam. iii. 29, 1611 [OED]) « Qu’il y ait toujours quelqu’un dans la maison de Joab, qui soit atteint d’un flux ou de la lèpre […]. » [www.saintebible.com/2_samuel/3–29.htm].  



(11)

There failed not ought of any good thing which the Lord had spoken unto the house of Israel. [www.grovebaptist.freeserve.co.uk/800by600/iw018.htm]. « Il ne manqua aucune des bonnes choses dont le Seigneur eût parlé à propos de la maison d’Israël. »  



(12)

Peraduenture there shall lacke fiue of the fiftie righteous. (Bible Gen. xviii. 28, 1611 [OED]) « Supposons que des cinquante justes il en manque cinq. » [https://www. jw.org/fr/publications/bible/bi12/livres/Gen%C3 %A8se/18/].  





(13)

And their myssed nothinge of all the good that the Lorde had promysed. (Coverdale Josh. xxi. 45, 1535 [OED]) « Et il ne manqua rien de tout ce que le Seigneur avait promis. »  



On peut estimer que it et there renvoyaient à l’origine à la situation, comme la terminaison impersonnelle -th, portée par le verbe nedeth, dont le fonctionnement en (14) est impersonnel : it est étymologiquement lié à la terminaison -th des verbes dans leur emploi impersonnel. Parmi les prédicats anglais exprimant le manque, c’est surtout need qui vérifiait la prédication impersonnelle. Les autres prédicats, tels que want, l’ont illustrée de manière plus marginale. L’emploi généralisé de la prédication impersonnelle en anglais a malgré tout eu des répercussions indirectes sur le fonctionnement des prédications étudiées.  

Chapitre 16 Les équivalents anglais de manquer

521

3.2 Prédication impersonnelle et renvoi à la situation Selon J. van der Auwera et M. Taeymans (2006, p. 10 et 15), neadian, l’ancêtre de need, exprimait en vieil-anglais l’idée de forcer quelqu’un à faire quelque chose. Il a ensuite développé en moyen-anglais une variante impersonnelle, qui exprimait la (non-)nécessité d’une action dans une situation. (14) illustre cette variante impersonnelle, où need, dépourvu de premier argument, est accompagné d’une terminaison -th tout en étant suivi, comme précédemment, d’un complément propositionnel infinitif :  

(14)

Of Rowlande nedeth not to speke. (Caxton, Sonnes of Aymon vii. 167, 1489 (OED]) « Il est inutile de parler de Roland. »  



Lehmann (1974) explique le fonctionnement de la prédication impersonnelle à propos de certains verbes en proto-indo-européen dotés selon lui d’un fonctionnement impersonnel : la terminaison -th de ces verbes provenait d’un pronom déictique postposé, renvoyant à la situation d’énonciation. La prédication impersonnelle mettait donc en relation une occurrence de procès avec la situation. Groussier (2000, p. 75–76) en propose une analyse en termes de repérages dans le cadre de la TOE :  





Le verbe n’établit pas de relation entre les éléments nominaux, chacun lui étant seulement lié par un repérage, indépendant pour chaque complément […]. C’est l’occurrence de procès qui est thématisée et […] ce qui est prédiqué, c’est, avant tout, le repérage de cette occurrence de procès par rapport à la Situation d’énonciation (indiqué par la marque de temps) […].

Du fait du développement du schéma prédicatif, la présence d’un premier argument s’est imposée de plus en plus, d’où son instanciation par it ou there. It se retrouve dans des exemples récents en anglais contemporain avec des verbes comme need. Dans l’énoncé suivant, malgré la présence d’une proposition infinitive dont on peut se demander si elle est extraposée ou pas, it a gardé en tout cas son emploi déictique. L’absence de besoin s’inscrit de fait dans un bilan de la situation. On peut en effet reformuler l’énoncé par there was no need :  

(15)

It didn’t need the car parked at the terrace edge to tell Dalgliesh that Reckless was there. (P. D. James, Unnatural Causes, p. 68, Penguin, 1967) « Dalgliesh n’eut pas besoin de remarquer que la voiture était garée aux abords de la terrasse pour sentir la présence de Reckless. »  





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(15a) There was no need for the car to be parked at the terrace edge to tell Dalgliesh that Reckless was there. De manière assez proche, want illustrait en anglais moderne des énoncés qui contiennent une construction extraposée. Ils sont proches de [7a] du point de vue de la construction, même s’ils renvoient au passé, alors que [7a] constitue un irréel du présent :  

(16)

It wanteth litel I wole thee sloo. (Rom. Rose 3150, c. 1380, cité par Berstchinger [1941, p. 23]) « Il s’en est fallu de peu que je ne te massacre. »  



(17)



It wanted but a lytell that I was nat taken. (Palsgr. 771/1, 1530 [OED]) « Peu s’en fallut que je ne m’échappe. »  



L’énoncé (18), plus récent, est plus proche de [7a] car il y est fait un bilan, celui des personnes qui pourraient compromettre l’énonciateur et le coénonciateur. La construction en it indique clairement un (non) repérage de l’élément manquant, Cubitt, par rapport à des coordonnées spatio-temporelles. On remarque dans le contexte avant la présence de l’expression There were, qui permet de poser l’existence d’un élément à partir d’un repère situationnel :  

(18)

“There were only two people could hang us, Spicer and the girl. I’ve killed Spicer and I’m marrying the girl. Seems to me I’m doing everything.” “Well, we’ll be safe, now.” “Oh yes, you’ll be safe. It’s me who runs all the risk. You know I killed Spicer. Prewitt knows. It only wants Cubitt and I’ll need a massacre to put me right this time.” (G. Greene, Brighton Rock, BCA, 1938, p. 125) « … Tu sais que j’ai tué Spicer. Prewitt est au courant, aussi. Il ne manque plus que Cubitt pour que j’aie besoin d’un massacre pour me remettre cette fois-ci. »  





3.3 Constat d’absence en français Apparemment, la construction impersonnelle de manquer en français date du siècle. Malgré cela, cette analyse en termes de constat d’absence en situation s’applique au moins au français contemporain : on peut dans un premier temps

XVII e



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remarquer que dans l’exemple [10b]14, manquer est utilisé intransitivement pour constater le manque d’un élément. Il se situe toutefois dans une proposition subordonnée relative introduite par le pronom relatif où, qui exprime un point de repère spatial15. On peut également s’intéresser au fonctionnement de manquer impersonnel (séries [7] et [8]). L’emploi impersonnel de manquer a davantage lieu avec il que sans. [8a’] est soit inacceptable, soit a un sens différent, à savoir que l’ami en question est une occurrence spécifique validée :  

[8a’] *Un véritable ami lui manque. [8b’] *Trois doigts lui manquent. Ces impossibilités découlent d’une part du degré faible de détermination du nom renvoyant à l’élément manquant, d’où la nécessité de commencer l’énoncé avec un élément référentiellement déterminé, à savoir le pronom il. Ce pronom garantit donc la bonne formation de l’énoncé. On peut tenter d’en expliquer les raisons : il, issu du pronom démonstratif latin illud, renvoie étymologiquement à un repère spatio-temporel, naturellement déterminé. Même si l’on peut s’interroger sur ce qu’il reste de cette étymologie au niveau du sens, l’expression du manque repose dans tous les cas sur un constat situationnel, notamment celui de l’absence de doigts en [8b] pour envisager par reconstruction les doigts manquants. L’exemple [7a], qui apparaît au conditionnel,  

14 L’exemple [10d] exprime l’absence de manque et donc l’abondance, qui dispense de toute localisation. 15 Méry (2006, p. 132) estime à propos de être en français que le fait de poser l’existence implique une opération de localisation, même en l’absence de repère explicite : « Au-delà de l’étymologie, ce qui pousse à croire que Ê TRE signifie fondamentalement « exister », c’est que lorsque l’on se ÊT RE comme entrée de dictionnaire, hors pose la question de ce que veut dire ÊT RE , on pense à ÊTRE TRE veut contexte, c’est-à-dire forcément hors relation, parce que l’on cherche à savoir ce que ÊÊTRE dire par lui-même, quel est son sens propre […]. L’étymon latin existere = ex-sistere fait apparaître en effet deux éléments, un verbe locatif (sistere) qui sert de relateur, et un marqueur locatif, qui fait office de localisateur, à savoir ex-. Le cas est donc bien différent, et l’on n’a plus ici l’effet de relation incomplète que nous avons vu plus haut avec l’emploi absolu de BE . D’où la différence. EXIS T (comme EXISTER ) est en fait le seul verbe qui permet de poser l’existence comme si c’était une EXIST propriété, le seul qui permette à proprement parler de « prédiquer l’existence », mais c’est seulement parce qu’il implique une localisation, même si celle-ci est en un sens purement circulaire (cf. la glose de Culioli, 1999b, p. 45, Dieu est là où il est), et ne fait en réalité que poser le principe de la localisabilité. »  

















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envisage des personnes absentes16. De manière similaire, Delmas (1998, p. 154), à propos de l’exemple :  



(19)

You lack brain cells. « Il te manque quelques neurones. »  



parle de reprise de faits réels17 qui permettent l’inférence d’une cause non observable directement et qui est donc à reconstruire.

4 Modélisation du constat situationnel d’absence 4.1 Non-repérage de l’élément manquant Les prédicats étudiés illustrent donc la caractéristique du langage qui consiste à « mettre en relation par référence des substituts de la réalité et une réalité », selon les termes de Culioli (2002, p. 51). On désignera ci-dessous cette réalité par l’effectif et le substitut de cette réalité comme un fictif. L’absence de l’élément manquant dans la situation implique en tout cas sa non-localisation par rapport à un expérient du manque ou une situation. Il reste à déterminer à quel niveau a lieu cette opération de non-localisation, qui peut intervenir soit au niveau prédicatif, soit au niveau énonciatif dans le cadre du référentiel de repérage. Groussier et Rivière (2008) distinguent en effet trois niveaux : notionnel, où un mot isolé renvoie à une notion ; prédicatif, où les mots isolés entrent en relation dans une structure grâce à des relateurs tels que les verbes ; énonciatif, où les groupes ainsi mis en relation subissent des déterminations tels que le temps, la modalité, l’aspect, la personne, la négation, la voix, pour le groupe verbal. Ces trois niveaux non équivalents interviennent en succession dans la construction d’un énoncé. Culioli (1999a, p. 98) et Wyld (2001) considèrent que les opérations de repérage peuvent intervenir au niveau soit prédicatif, donc au sein du schéma prédicatif, soit énonciatif, soit les deux, dans une séquence d’opérations. En outre, l’opérateur de repérage dans la TOE symbolise des valeurs relevant de différents degrés d’abstraction, d’après Wyld (2020, p. 87) :  

















16 Avec des conséquences fâcheuses si elles venaient s’ajouter aux personnes effectivement présentes. 17 Le § 7.1 nuance toutefois cette affirmation.  

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[…] In T. O. E. the all-purpose location operator Îcan be used to symbolise relational values of varying degrees of abstraction. Among these, the following four levels may usefully be distinguished: (i) the mere mention of the existence of a relation (notated “loc” or simply “-” in what follows); (ii) the specification of the existence or non-existence of a relation: Î, ∉; (iii) the specification of the orientation of an existing relation: Î, ∋; (iv) the specification of the “micro-value” of location of an existing relation: identification (=), differentiation (≠) or disconnection (ω).  



Alors qu’on peut à première vue estimer que les valeurs (ii) et (iv) interviennent surtout au niveau énonciatif, c’est-à-dire dans le cadre de la cascade de sits, nous allons montrer que cette opération de non-repérage (ii) se situe au niveau prédicatif. Elle est donc à distinguer de la valeur de rupture (ω) du repérage au niveau énonciatif (iv), qui rend compte par exemple du prétérit en anglais, lequel implique l’absence de lien entre la situation de l’événement et la situation d’énonciation, opération qui peut prendre un sens temporel pour renvoyer au passé, ou modal, pour exprimer l’irréel. Il sera en outre question d’inversion de l’orientation des repérages (iii) en 4.218. Cela étant dit, on peut tenter de modéliser le constat d’absence du fictif par l’énonciateur comme une opération de non-repérage par rapport à un expérient ou une situation. Ce non-repérage est noté ∉ par Culioli (1990, p. 94) :  



Si l’on se place d’un point de vue métalinguistique, on constate qu’il n’est pas possible de construire un système de représentation qui ne contiendrait pas un opérateur négatif, que j’ai noté ∉ : ainsi, ∉ Sit pourra se gloser « n’est pas repéré par rapport au système de coordonnées énonciatives », « n’est pas validé », « n’est pas le cas ».  













On peut s’interroger sur l’adéquation de ce marqueur, qui est relativement peu exploité par Culioli, pour analyser les marqueurs étudiés. Tout d’abord, l’opération de non-repérage n’implique pas l’absence de repérage. Elle permet d’une part de rendre compte d’assertions négatives au niveau énonciatif, formes que nous utilisons plus bas pour gloser les exemples d’expression du manque (cf. [29]). En outre, au niveau prédicatif, les prédicats sont souvent analysés comme des marqueurs de mise en relation d’arguments. Un grand nombre de prédicats sont donc la trace du repérage d’un argument par rapport à un autre. Les prédicats exprimant le manque ont donc pour point commun avec des prédicats tels que être et avoir d’être la trace de la prédication d’un repérage. Les prédicats

18 À ces valeurs s’ajoutent aussi les trois types de relation primitive que sont identification/différenciation (cf § 5.2), localisation et téléonomie/intentionnalité (cf § 4.3 et § 7.2).  





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exprimant le manque diffèrent toutefois par le fait qu’ils impliquent un nonrepérage entre leurs arguments. Ces verbes signalent donc le non-repérage de b, élément manquant, par rapport à a, expérient du manque, dans le schéma prédicatif . Le prédicat manquer, qui correspond au relateur r dans le schéma prédicatif, a pour fonction d’indiquer le non-repérage de a par rapport à b. Cela donne : . Il sera toutefois question de l’inversion de l’orientation de ce repérage en § 4.2. Alors qu’on s’est concentré jusqu’ici sur les énoncés de type propriété, ce repérage est aussi valable pour la construction transitive de manquer, qui exprime le raté dans la série [1] et où le deuxième argument de manquer renvoie à un lieu ou objet à atteindre par un sujet agentif. Dans le cadre de cette série [1], notamment le cas où ce deuxième argument renvoie à un prédicat nominalisé, par exemple rencontre en [1g], on peut estimer que rencontre est un relateur. On aboutit donc aux repérages suivants, où le premier argument du prédicat r n’est pas instancié du fait de sa nominalisation : . Manquer fonctionne donc comme un opérateur de non-repérage entre a et r b au sein du schéma prédicatif , dont le prédicat apparaît à l’infinitif dans la série [5], par exemple entre il et épouser en [5a]. Cette analyse peut permettre d’expliquer le caractère atypique de [4d] en série [4], d’une part car il est proche de [3b], et d’autre part, à est paraphrasable par envers, ce qui n’est pas le cas pour les autres exemples de la série [4] : à dépend donc plus de respect que de manquer. Cette anomalie est certainement explicable par le fait qu’on a une structuration différente de l’énoncé avec les prédicats nominalisés d’avec un deuxième argument nominal, vers lequel on va se tourner : manquer effectue une opération sur la relation il – me respecter, de même qu’avec les autres prédicats nominalisés19. On se tourne maintenant vers la question de l’ordre d’apparition des arguments de manquer. Les différents ordres d’apparition possibles de ses arguments peuvent être expliqués par une orientation différente de l’opération de repérage dont il est la trace.  







19 On applique ici l’analyse de Wyld (2001, p. 58) d’imbrications de compléments propositionnels à forme non finie en termes de subordination inverse, où l’enchâssante au niveau prédicatif joue le rôle de l’enchâssée au niveau énonciatif. À l’appui de cette hypothèse pour l’anglais, on peut proposer les reformulations suivantes, où (a) est proche de (a’), et (b) de (b’) : (a) He failed the test. Il a échoué au test. (a’) He failed to pass the test. Il n’a pas réussi au test. (b) He lacked patience. Il a manqué de patience. (b’) He lacked being patient. La patience lui a manqué.  



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4.2 Orientation différente des repérages entre manquer de et manquer à Lorsque le premier argument de manquer ne renvoie pas à la situation, il renvoie à l’expérient du manque par rapport auquel l’élément manquant est localisé, comme dans les exemples [6a] et [6b] dans la construction manquer de. Manquer de peut alors introduire un adjectif nominalisé renvoyant à l’élément manquant, comme en [4d]. L’élément manquant peut aussi être prédiqué en premier s’il est suffisamment déterminé du fait de son caractère préconstruit et prérequis. On peut donc comparer l’énoncé (20) à (20a) :  

(20)

Il a manqué de temps.

(20a) Le temps lui a manqué. Un groupe prépositionnel introduit par à permet de localiser l’élément manquant par rapport à l’expérient du manque, par exemple dans la série [4]. Manquer à dans Le temps lui a manqué implique un non-repérage du premier argument a de manquer par rapport à l’argument b introduit par à20 : . Manquer de dans Il a manqué de temps implique le non-repérage de l’argument b introduit par de par rapport au premier argument a de manquer, qui renvoie à l’expérient thématisé du manque, dont l’existence est déjà acquise, mais qui reste en cours de détermination. On postulera donc avec manquer de une inversion des repérages du fait du caractère très déterminé du nom renvoyant à cet expérient et du degré moins élevé de détermination du nom temps en (20) : . Afin d’analyser des prédicats tels que avoir, Culioli (1999a, p. 99–100) a en effet été conduit à associer à l’opérateur de repérage Îun opérateur dual ∋, epsilon miroir. Avoir et have impliquent que l’élément repère, référentiellement plus déterminé, correspond au premier argument. De manière similaire, les prédicats exprimant le manque peuvent thématiser l’expérient du manque, plus déterminé, pour le spécifier, ce qui va de pair avec l’ordre argumental siège du manque-élément manquant. On est donc amené à avoir également recours à un opérateur epsilon miroir barré21.  





20 Nous rendrons compte du sens de manque partiel et non absolu des exemples (20), (23), (24), (25) par le décalage constaté entre situation préconstruite et situation réelle en § 5.4 et § 5.5. 21 L’opération marquée par l’epsilon miroir barré serait à même de rendre compte des différents emplois de miss : celui de raté, ainsi que celui de constat d’absence d’un élément manquant. Elle  





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Si l’on applique cette variation aux prédicats nominalisés qui peuvent suivre manquer comme en [4d], on s’aperçoit que la reformulation de [4d] avec à n’est pas acceptable :  

[4d]

Les enfants m’ont manqué de respect.

[4d’] ???Le respect a manqué aux enfants. Nous émettons l’hypothèse suivante : [4d’] est moins acceptable du fait que manquer à implique un élément manquant dont dispose normalement le référent du complément de la préposition à. Les éléments argent, eau, temps, vivres sont considérés comme allant de soi22. Cette impossibilité nous amène à approfondir la question des relations possibles entre les termes a et b dans le schéma prédicatif et donc, puisqu’un des deux arguments renvoie à un élément manquant, à nous intéresser en § 5 aux différents modes de construction de l’altérité.  



5 Travail sur différents modes de construction de l’altérité Le non-repérage de l’élément manquant, fictif par rapport à l’expérient, effectif, lui donne le statut d’altérité. L’altérité est envisagée ici en termes topologiques comme le complémentaire ou extérieur p’ de l’intérieur p d’un domaine notionnel, résultant de la partition de ce domaine en un intérieur et un extérieur par un bornage. Ces deux valeurs contradictoires doivent être envisagées à partir d’une position neutre p, p’. Ce bornage peut être construit selon des modes différents. Alors qu’en français, manquer est compatible avec différents modes de construction de l’altérité,

est également à même de rendre compte des emplois de want et need, qui, à la différence des autres prédicats, illustrent surtout le fonctionnement de type propriété et adoptent comme premier argument le siège du manque. 22 La présence systématique remarquée en § 2.5. d’un adjectif possessif coréférent au premier argument de manquer devant les prédicats nominalisés obligations, promesse, respect, devoir en série [3] n’implique pas forcément le caractère intrinsèque de ces éléments, mais plutôt leur caractère attendu et l’agentivité du sujet. De même, dans j’ai cassé mes lunettes, lunettes ne renvoie pas à un élément intrinsèque. Pour les éléments intrinsèques tels que les parties du corps, on dira d’ailleurs plutôt je me suis cassé la jambe tandis qu’on ne peut pas dire je me suis cassé les lunettes.  

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les prédicats exprimant le manque en anglais fail, lack, miss, need et want sont chacun la trace d’un travail sur un mode spécifique d’altérité. Il en découle en synchronie une distribution quasi-complémentaire. La mise en évidence de ces différents modes d’altérité permettra de mieux cerner les nuances de sens que peut prendre manquer en français. Ces différents modes d’altérité semblent découler des repérages qu’impliquent les constructions de ces verbes. On peut d’abord examiner le mode d’altérité sur lequel est basé l’emploi transitif direct de manquer et ses équivalents anglais, à savoir fail et miss.

5.1 Expression du raté : altérité radicale entre valeur préconstruite et valeur effective  

Les séries [1] et [3] expriment le raté, qui s’oppose à la réussite. Dans ces exemples, aucune autre valeur entre réussite et raté n’est prise en compte. Manquer pris dans le sens de rater a pour équivalents anglais fail et miss, avec des différences entre les deux qui seront expliquées en 7.3.2. En raison de cette opposition binaire entre deux valeurs, la construction fail to est donc souvent comparée à l’assertion négative :  

(21)

Each time the dog failed to obey, the power of the correction was increased. [www.oozemagazine.co.uk/obeyorbecorrected1.htm]. « Chaque fois que le chien manquait d’obéir, l’intensité de la correction était augmentée. »  



(21a) Each time the dog didn’t obey, the power of the correction was increased. « Chaque fois que le chien n’obéissait pas, l’intensité de la correction était augmentée. »  



Même si (21) n’est pas strictement équivalent à (21a) en raison de phénomènes de valuation sur lesquels on reviendra en § 7.2, la comparaison avec l’assertion négative indique néanmoins une opposition entre deux valeurs mutuellement exclusives que sont la validation attendue et la non-validation effective d’un procès23. Dans cet emploi de fail, le non-repérage est dans le sens .  

23 En § 6, nous verrons cependant que cette opposition entre deux valeurs peut être dépassée par des déterminations supplémentaires.  

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Comme le montrent les séries [3] et [4], trois autres modes de reconstruction de l’élément manquant sont possibles. Les deux premiers constituent des relations d’implication24 relevant de représentations interpersonnelles : 1) entre le siège du manque et une propriété définitoire mais manquante du siège du manque (cf. § 5.2 ; exemples [8b] et [8c]) ; 2) entre le siège du manque et un élément manquant extrinsèque au siège du manque, donc non définitoire, mais habituel (cf. § 5.3 ; exemple [8a]) ; 3) l’élément manquant, qu’il soit intrinsèque ou extrinsèque au siège du manque, est calculé comme l’écart entre l’effectif et un fictif visé (cf. § 5.4 ; exemples [6a] et [6c])25.  

















5.2 Élément manquant définitoire de l’expérient du manque [8c] illustre l’altérité notionnelle. Celle-ci implique l’absence d’une propriété définitoire mais aliénable du siège du manque. La relation entre les deux relève donc d’une relation primitive à valeur d’identification / différenciation. Want illustrait ce mode d’altérité en moyen anglais : (22) est une allusion directe à la vie d’Isaac qui, aveugle, souhaite donner sa bénédiction à son fils aîné Esaü, alors que Jacob se substitue à lui :  



[8c]

Il lui manque simplement une case.

(22)

Him wantes sight, als i said yow, And cald on his son esau. (Cursor Mundi, c. 1325 [HC]) « Il était aveugle, comme je vous le disais, et appela son fils Esaü. »  





En [8c], lui renvoie à un référent illustrant la notion26 /animé humain/. Les occurrences de la notion entraînent la présence attendue des propriétés qui les

24 C’est-à-dire des relations de cause à effet. 25 Certains de ces modes sont établis par Salkie (1995, p. 23–24) et Doro-Mégy (2008). En fait ils correspondent aux différents types de propriétés associées à une notion, notamment des propriétés : définitoires ou inhérentes, potentielles et/ou habituelles, subjectives et/ou gradables. Par exemple, une voiture a nécessairement un moteur, des roues, est potentiellement décapotable et doit être si possible confortable. 26 Cet énoncé exprime une relation attendue par l’énonciateur entre une occurrence et une propriété : sight renvoie à une propriété que doit normalement posséder l’occurrence phénoménale désignée par him, pronom personnel renvoyant à une occurrence de la notion animé humain. Une notion constitue une « représentation non linguistique liée à l’état de connaissance et à l’activité d’élaboration d’expériences de tout un chacun », d’après Culioli (1999b, p. 10), qui l’a définie  











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constituent. L’altérité notionnelle est construite à partir de ce « faisceau de propriétés physico-culturelles » par l’isolement d’une propriété définitoire, donc préconstruite, mais manquante. Son absence distingue cette occurrence d’animé humain des autres relevant de la même notion. Cette occurrence se retrouve alors dans la frontière du domaine notionnel associé aux animés humains. Il s’agit là d’énoncés de type propriété. Dans cet emploi, le non-repérage est dans le sens . L’expression du raté, dont le fonctionnement est de type événement, peut impliquer la défaillance d’un élément définitoire d’un animé humain, ce que l’on retrouve dans les énoncés suivants, assimilables aux séries [4] et [8] :  





(23)

Il s’est trouvé indisposé au point que la voix lui a manqué et qu’on n’a pu avoir qu’une faible idée de son talent. (La France musicale, Red.: Jules Maurel, Marie et Leon Escudier, Volume 8, p. 330, 1843)  

(24)

His memory failed him as he claimed to be 105 while a bracelet on his wrist gave his birth date as 1931. [observer.guardian.co.uk/waronterrorism/story/0,,825196,00.html]. « Il a eu un trou de mémoire lorsqu’il a affirmé avoir 105 ans, alors que le bracelet à son poignet indiquait qu’il était né en 1931. »  



(23) et (24) expriment l’absence partielle d’une propriété définitoire. Plus exactement, ils renvoient à un procès attendu mais qui n’est que partiellement validé. Voix et memory peuvent être considérés comme des prédicats nominalisés : en (24), le référent du deuxième argument de fail comptait sur l’aide apportée par sa mémoire et cette attente est déçue. Fail provient d’ailleurs du latin fallĕre, qui signifiait trahir. Ces énoncés impliquent la validation attendue de  

auparavant (1999a, p. 100) comme un « système complexe de représentation structurant des propriétés physico-culturelles d’ordre cognitif ». Les occurrences d’une notion sont dotées de propriétés que l’énonciateur considère comme leur état définitoire. Par conséquent, les occurrences d’une notion entraînent la présence attendue des propriétés constitutives de cette notion. Cette relation d’entraînement est appelée relation primitive par Culioli (1985, p. 19) : « Si l’on prend un terme, il y a un ensemble d’associations qui vont permettre certaines constructions. Ce terme ne va pas être libre de ses mouvements, et ses degrés de contrainte, ses degrés de liberté permettent la construction même d’énoncés. Vous allez avoir en même temps associé à cela tout un ensemble de relations : en particulier, la relation primitive qui est “entraîne normalement” […]. Nous avons bien là un système de représentation, ça s’organise selon des critères de très grande stabilité. C’est ça donc que j’indique au niveau lexical. Les mots sont des sortes de résumés de ces systèmes de représentation notionnelle. »  















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l’acte de parole ou de mémoire. Dans cet emploi de fail, le non-repérage est dans le sens . Alors que ces énoncés expriment une absence irrémédiable, les énoncés [8a] et [8d] permettent une remédiation au manque, dans la mesure où l’on peut trouver un vrai ami ou compléter la recette. Dans les énoncés exprimant un manque remédiable, on retrouve néanmoins une relation intra-notionnelle entre l’élément manquant, qui est cette fois une propriété potentielle, et un éventuel siège du manque.

5.3 Elément manquant extrinsèque à l’expérient mais habituel L’exemple [8a] implique un élément manquant extrinsèque, mais qui relève de l’habituel. En anglais actuel, ce mode d’altérité est illustré par need et want. En (25), la relation primitive entre un animé humain et le sommeil est explicitée par la présence d’un pronom personnel au génitif pour déterminer le groupe nominal renvoyant à cet élément manquant qu’est le sommeil, remède habituel à la fatigue :  

(25)

Caesar wanted Annie to come home with him for the night, but Annie said Montcalm Gardens was much too far from her hospital and she wanted her sleep anyway. (R. Rendell, Make Death Love Me, in The Third Ruth Rendell Omnibus, BCA, 1993, p. 298) « … mais Annie répondit que Montcalm Gardens était beaucoup trop loin de son hôpital et qu’elle manquait de sommeil de toute façon. »  





Dans cet emploi, le non-repérage est dans le sens . Puisque l’élément manquant est extrinsèque, le manque est remédiable, comme c’est parfois le cas avec le mode d’altérité suivant.

5.4. Élément manquant reconstruit par rapport à un ensemble préétabli [8d] exprime également un manque remédiable. Le piment, ingrédient disponible, fait partie de la recette, dont le sel et l’huile sont d’autres ingrédients. L’élément manquant, souvent quantifié, est reconstruit par rapport à un ensemble plus large mais préétabli qu’est la recette, qui vise à être complétée. De manière similaire, want a vérifié en anglais moderne, du début du XV e siècle jusqu’au

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début du XIX e siècle, une complémentation par of qui indique un ensemble préétabli :  

(26)

For there wanted aboue sixe thousand souldiers of them which had been leuied. (E. Blount, tr. Conestaggio 153, 1600 [OED]) « Car il manquait plus de six mille soldats parmi ceux qui avaient été conscrits. »  



I now want only three months of sixty. (G. Swift, Letter to Sheridan, 29th August 1727 [OED]) « Je suis à trois mois de mes soixante ans. »

(27)





Dans la construction étudiée, l’élément manquant constitue la partie d’un tout préétabli dont elle a été extraite. Cet ensemble préétabli est désigné par un groupe nominal introduit par of. On considère souvent que of, proche de off, indique une origine. C’est pourquoi la complémentation de want par of est décrite par Merle (2002, p. 156) comme pouvant exprimer un manque par rapport à une intégrité attendue. Au niveau des opérations, of indique le repérage de la partie par rapport au tout dont elle est dissociée. La partie prélevée pouvait être explicite, voire précisée par des adjectifs numéraux, comme en (26) et (27). r b>. Toutefois, Dans cet emploi, le non-repérage est dans le sens