Les Mythes Du Deluge de l'Inde Ancienne: Histoire d'Un Comparatisme Semitico-Indien (Publications de L'Institut Orientaliste de Louvain) (French Edition) 9789042937277, 9789042937284, 9042937270

En Europe, durant les periodes moderne et contemporaine, les mythes du deluge de l'Inde ancienne ont joue un role n

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Title
AVANT-PROPOS
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION
DE L’ANTIQUITÉ AU MOYEN-ÂGE
DÉLUGES ET HISTOIRE DE L’HUMANITÉ AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES
MANUSCRITS ET TRADUCTIONS AU SIÈCLE DES LUMIÈRES
DÉLUGES INDIENS ET MONDE ĀRYA ANTÉDILUVIEN AU XIXe SIÈCLE
LE MYTHE DU DÉLUGE INDIEN À L’ÉPREUVE DES SCIENCES DU XXe SIÈCLE
COMPARAISONS ANCIENNES ET THÉORIES « NOUVELLES » AU XXIe SIÈCLE
CONCLUSION
CORPUS DES SOURCES
INDEX DES NOMS DE PERSONNES
TABLE DES ILLUSTRATIONS
TABLE DES MATIÈRES
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Les Mythes Du Deluge de l'Inde Ancienne: Histoire d'Un Comparatisme Semitico-Indien (Publications de L'Institut Orientaliste de Louvain) (French Edition)
 9789042937277, 9789042937284, 9042937270

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PUBLICATIONS DE L'INSTITUT ORIENTALISTE DE LOUVAIN

72

Les mythes du déluge de l’Inde ancienne Histoire d’un comparatisme sémitico-indien

Guillaume DUCŒUR

UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN LOUVAIN-LA-NEUVE PEETERS 2019

Les mythes du déluge de l’Inde ancienne

PUBLICATIONS DE L'INSTITUT ORIENTALISTE DE LOUVAIN

72

Guillaume DUCŒUR

Les mythes du déluge de l’Inde ancienne Histoire d’un comparatisme sémitico-indien

UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN LOUVAIN-LA-NEUVE PEETERS 2019

Couverture : représentation du matsyāvatāra (« mats-avtaer. de eerste »), f° 17 du manuscrit Batavia1658 du marchand hollandais Philip Angel conservé à l’abbaye de Postel (commune de Mol, province d’Anvers, Belgique) (Crédit photographique : Norbertijnabdij Postel)

Centre d’études orientales - Institut orientaliste de Louvain Place Blaise Pascal 1 B-1348 Louvain-la-Neuve © Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) & Peeters Publishers (Leuven) ISSN 0076-1265 ISBN 978-90-429-3727-7 eISBN 978-90-429-3728-4 D/2019/0602/34

À Jean-Marie HUSSER

AVANT-PROPOS Les mythes du déluge de l’Inde ancienne relatifs à l’histoire de Manu sauvé des eaux meurtrières par un poisson telle qu’elle est narrée dans ses nombreuses variantes tout au long de la littérature religieuse de langue sanskrite, à savoir pour l’essentiel le Śatapatha Brāhmaṇa, le Mahābhārata et les Purāṇa, attirèrent notre attention d’historien des religions, il y a maintenant un peu plus d’une vingtaine d’années. Ce récit nous parut alors être un bel exemple des réceptions multiples et variées qu’un récit traditionnel pouvait avoir subi aussi bien dans son propre milieu culturel d’élaboration qu’en dehors. Bien que nous ayons travaillé en premier lieu sur ces mythes afin d’en restituer l’histoire rédactionnelle par une approche historico-critique — ce qui fit l’objet de plusieurs séminaires de Master d’histoire comparée des religions à la Faculté des Sciences historiques de l’Université de Strasbourg de 2005 à 2008 puis de 2014 à 2016 —, nous nous étions également intéressé à ce que nos devanciers en avaient dit, mais aussi, indirectement, à l’histoire de leur réception, plus largement, dans les milieux intellectuels européens. Le présent volume expose donc la chronologie de ces réceptions à partir de l’Antiquité jusqu’à nos jours en dehors de la tradition brāhmanique. Ce retour épistémologique a ainsi pour finalité de saisir les contextes historiques qui favorisèrent l’insertion de ces récits traditionnels diluviens de l’Inde ancienne dans les constructions savantes d’histoires sacrées ou d’histoires universelles, dans les restitutions de l’origine de l’humanité ou d’une partie de cette dernière, tout en réévaluant la démarche comparative de leurs auteurs. La connaissance des mythes du déluge de l’Inde ancienne, qui précéda celle des versions sumériennes et assyro-babyloniennes à partir de 1872, joua un rôle non négligeable dans ces constructions orientées et idéologiques en Europe durant les périodes moderne et contemporaine. Et, par la récurrence des récits traditionnels relatant des inondations meurtrières répertoriés sur l’ensemble des continents, ces mythes diluviens indiens offrent, plus que tout autre mythème, une étude de cas, sur bien des points remarquable, des avancées de la mythologie comparée et plus largement de l’histoire comparée des religions en Occident.

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AVANT-PROPOS

Nous tenons vivement à remercier notre collègue Christophe Vielle, professeur de sanskrit et d’indologie à l’Université catholique de Louvain, de nous avoir offert l’opportunité de publier cette étude dans la présente collection, ainsi que d’en avoir fait une relecture minutieuse agrémentée d’utiles suggestions.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

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INTRODUCTION « L’Antiquité a tant expérimenté de châtiments de l’eau que si je voulais tous recenser par ordre, la parole me défaudrait plutôt que le sujet. »1 François de Belleforest (1530-1583)

Les récits traditionnels relatant des inondations meurtrières survenues dans un passé lointain sont très présents dans les littératures de l’Asie du Sud et du Sud-Est ainsi que de la Chine. Les sociétés de l’Inde eurent et ont encore à faire face à des phénomènes tout autant cycliques comme la mousson ou la fonte des neiges des hauts massifs himālayens que ponctuels tels les raz-de-marée ou les cyclones. Si, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, les ethnologues ont pu répertorier un grand nombre de récits d’inondation à portée ethnogonique, notamment en Inde centrale et du Sud, la littérature d’expression sanskrite montre, quant à elle, que cette catégorie d’histoire événementielle avait déjà cours dès la période védique comme en témoignent le Śatapatha Brāhmaṇa 1.8.1.1-11 et, à sa suite, le Mahābhārata et les Purāṇa. Or, bien que l’eau fût au fondement des récits cosmogoniques védiques, comme élément fécondant, la portée des récits d’inondation de langue sanskrite et d’obédience brāhmanique conservèrent toujours leur dimension ethnogonique notamment par le biais de la figure de Manu, considéré comme l’ancêtre commun des sociétés de langues indo-ārya. Il apparaît donc que si les contextes dans lesquels ces récits d’inondation furent développés diffèrent, à savoir commentaires ritualistes pour le Śatapatha Brāhmaṇa et cosmologiques pour le Mahābhārata, leurs auteurs perpétuèrent l’idée d’une origine commune des clans indo-ārya ou des descendants de Manu (manuja, manuṣya, mānava, mānuṣa). Seuls les moyens de procréation furent mis en corrélation avec la teneur spécifique du propos, la pratique sacrificielle pour le premier, l’échauffement ascétique pour le second. Les récits d’inondation tuant tous les êtres vivants à l’exception d’un seul rescapé, d’un couple ou de plusieurs membres d’une même famille ont ainsi pour particularité étiologique d’expliquer l’origine d’une lignée, d’un clan, d’un peuple voire plus rarement de tous les peuples connus. Les récits d’inondation d’expression sanskrite ne dérogent pas à la règle et s’inscrivent donc 1

BELLEFOREST 1575, p. 34.

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dans la longue liste de ces centaines de récits traditionnels du même genre répartis sur un vaste espace géographique du globe et s’échelonnant dans le temps en fonction de leur mise par écrit, du IIe millénaire av. J.-C. par des scribes de Mésopotamie, à nos jours dès lors que des ethnologues les retranscrivent à partir d’une transmission orale. Chacun d’eux faisait ou fait encore sens au moment même de leur lecture ou de leur énonciation pour la société qui l’a produit. Néanmoins, en dehors de phénomènes d’emprunt historiquement attestés ou supposés, les rencontres entre sociétés différentes entraînèrent parfois une réorientation de la portée signifiante de ces récits. Car si ces derniers touchent à l’origine de l’existence d’un clan ou d’un peuple, ils ont suscité un intérêt certain dans des sociétés avides d’établir l’origine commune de l’humanité elle-même. Ainsi, tout au long des siècles, la pluralité des récits d’inondation eut la particularité d’avoir donné à repenser continuellement l’histoire de l’humanité. En son temps déjà, Platon affirmait par la bouche de Critias comment les prêtres d’Égypte auraient reproché à Solon d’avoir oublié ses plus anciennes traditions et de ne plus connaître qu’une seule inondation cataclysmique : « D’abord, vous ne faites mémoire que d’un seul cataclysme de la terre, alors qu’il s’en produisit plusieurs auparavant »2. Platon exposa alors par l’intermédiaire de Timée, le plus savant des astronomes et le plus versé dans la science de la nature, quelles avaient été la naissance de l’univers (τῆς τοῦ κόσμου γενέσεως) et la nature des hommes (ἀνθρώπων φύσιν)3. Cette préoccupation de l’origine des choses et plus encore de l’origine des hommes, à savoir, en l’occurrence, des Athéniens, montre combien les Grecs eurent à cœur d’établir les circonstances de leur propre apparition et organisation sociale. Or, ceci n’est nullement une particularité grecque, mais vaut pour un très grand nombre de sociétés. Ce qui est assurément le plus notoire, dans les récits d’origine des sociétés humaines, est la récurrence du thème du cataclysme ou de l’inondation. En 1987, l’anthropologue Jacques Lemoine étudia les récits traditionnels d’inondation de la Chine ancienne et de l’Asie du Sud-Est4. Il montra comment ces histoires avaient pour finalité de définir le contrat social par excellence — formation des clans, règles d’exogamie — ou de justifier la fondation de lignées dynastiques et la hiérarchie des classes sociales. Il en conclut que « le type de mythe du déluge véhiculé par chaque société constitue un enseignement précieux sur sa structure présente, et permet une classification rapide des sociétés qui s’y réfèrent. Il serait intéressant de savoir si cette corrélation établie en Asie orientale et sud-orientale se confirme dans les sociétés des autres parties

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οἳ πρῶτον μὲν ἕνα γῆς κατακλυσμὸν μέμνησθε πολλῶν ἔμπροσθεν γεγονότων, Timée 23b. PLATON, Timée 27a. Depuis, Dang Ngheim Van a répertorié 307 récits de déluge en Asie du Sud-Est. VAN 1993.

INTRODUCTION

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du monde »5. En cela, la portée de ces récits de la Chine et du Sud-Est asiatique rejoint celle des récits d’inondation du ŚatapathaBrāhmaṇa et du Mahābhārata ainsi que des différents peuples de l’Inde centrale. Mais ce qui retient également l’attention est l’importance que joua ou joue la tradition orale dans l’actualisation continue de ces mythes6 en fonction des événements nouveaux qui s’imposèrent ou s’imposent à ces sociétés. Ainsi, par exemple, les Hmong de l’ancienne Indochine française n’avaient pas manqué d’introduire les colonisateurs français dans leur propre récit d’inondation expliquant ainsi non seulement l’origine de leurs propres clans, mais encore la présence parmi eux des Français7. Or, c’est bien la dichotomie entre présent historique des traditions orales et temps historique des traditions écrites qui tend à une double représentation temporelle difficilement comparable. Si l’anthropologue Jack Goody (1919-2015) écrivait que « l’opposition entre mythos et historia, en prenant les termes dans leur sens le plus littéral, est apparue à une époque où l’écriture alphabétique permettait de mettre côte à côte les diverses visions du monde et des dieux et par là d’en percevoir les contradictions »8, il ne fait aucun doute que Platon avait déjà entrepris ce difficile travail de confrontation — de comparatisme — entre les traditions anciennes à la lumière des avancées des écoles philosophiques de son temps. Dans son Timée, le récit du déluge et des origines de l’humanité était, dès ce temps, considéré non plus comme un récit — un mythe — imaginaire (πλασθέντα μῦθον), mais bel et bien comme un récit véridique (ἀληθινὸν λόγον)9, un fait historique qui advint à un moment précis de l’histoire des anciens Grecs et qui lui était donc possible de re-situer dans sa propre représentation de l’échelle du temps. Au sujet des récits traditionnels d’inondation, il convient donc de faire la différence entre les traditions de l’écrit — mésopotamienne, hébraïque, indienne, grecque, chinoise, etc. — relevant de sociétés ayant basculé de l’oralité à l’écriture, et ayant été fixées à un moment de leur histoire, et les traditions orales qui ont continué à les transmettre tout en les actualisant. Bien sûr, en retranscrivant des traditions orales de récits d’inondation, les ethnologues eux-mêmes les inscrivirent à ce moment-là dans la chronologie des temps, sans jamais cependant 5 6

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LEMOINE 1987, p. 81. Sur la notion de « mythe » en histoire comparée des religions, voir HUSSER 2017, p. 131-153. Si nous préférons employer le terme de « récit traditionnel », nous utiliserons, dans notre étude, celui de « mythe » pour plus de commodité et afin de reprendre un vocable usuel qui a traversé les périodes moderne et contemporaine de l’Europe. Il en sera de même pour le nom commun « déluge » qui renvoie depuis le XIIe siècle au cataclysme universel vécu par Noé selon Genèse 6-8 et qui, plus largement, traduit en français la notion d’« inondation » (dīlŭvĭēs, dīlŭvĭum < dīlŭo). LEMOINE 1987, p. 61. GOODY 1979, p. 55. PLATON, Timée 26e.

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pouvoir parvenir à en déterminer l’ancienneté historique. C’est pourquoi, il convient de reconnaître que la datation ancienne des récits d’inondation relevant de traditions rédactionnelles fut tout autant le résultat d’un même processus de transcription et de réécriture. Car si la plus ancienne version sumérienne du mythe du déluge dont Ziusudra est le principal protagoniste date archéologiquement du XVIIe siècle av. J.-C. et relate un fait qui se serait passé vers 2900 av. J.-C., selon les chroniques royales, il est bien certain que rien ne permet d’affirmer que cette version ne fut pas une réécriture d’un récit plus ancien. Tout comme les autres sociétés, la civilisation sumérienne a rendu compte de son propre passé, pour reprendre les termes de l’historien néerlandais Johan Huizinga10 (1872-1945), en édifiant sa propre histoire ou chronologie des temps. Ceci induit que les récits d’inondation, les plus nombreux parmi l’ensemble des sociétés, relevent très souvent de constructions identitaires, et qu’il est donc harsardeux de vouloir rechercher derrière le récit une quelconque réalité historique d’un phénomène atmosphérique ou géologique survenu au temps même de la rédaction ou de l’énonciation datable. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de catastrophes meurtrières dues à des pluies torrentielles, des raz-de-marée, des cyclones, etc. à l’origine de certains récits d’inondation. Mais, dans l’histoire de l’humanité, tous les cataclysmes de ce type n’ont pas donné naissance à des récits traditionnels d’inondation dont la visée première fut d’établir l’identité d’un clan ou d’un peuple, voire d’une dynastie étatique, et de justifier des conventions sociétales. En d’autres termes, là où des inondations meurtrières furent et sont toujours récurrentes ou cycliques — saison des pluies en Inde, tsunami au Japon, cyclones aux Amériques — chacune d’entre elles n’a pas donné lieu à un récit traditionnel. Cependant, bien que tous ces récits aient eu pour finalité de justifier l’identité ethnique ou clanique des différentes sociétés humaines, ces dernières n’entretinrent pas le même rapport avec leur propre récit traditionnel. Alors que les tenants des traditions orales demeurent dans un présent historique et continuent à rapporter leur récit d’inondation, par exemple, lors des rites de mariage, les récits traditionnels d’inondation écrits servirent progressivement à établir la réalité historique d’un vaste cataclysme, puis, par leur confrontation, un point de rencontre chronologique entre les sociétés afin de calculer la date des débuts de l’histoire de l’humanité. Une façon de construire d’autres histoires souvent à portée universelle, mais toujours motivées par les mêmes raisons de légitimité ethnique et identitaire. Les récits d’inondation seraient-ils alors indissociables de cette recherche incessante des origines des peuples ou plus généralement des origines de l’Homme ? C’est assurément ce que pensait un grand nombre de savants bien avant les 10

L’histoire, « c’est la forme intellectuelle dans laquelle une civilisation se rend compte à elle-même de son propre passé », HUIZINGA 1920, p. 9.

INTRODUCTION

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avancées majeures de la géologie, dans la seconde moitié du XIXe siècle, et de la paléontologie, au cours du XXe siècle. La fixation des récits traditionnels offrit, en effet, une possible confrontation et le comparatisme joua, dès lors, un rôle essentiel dans les constructions d’histoires universelles successives ou simultanées qui furent élaborées tout au long des siècles tant par les savants indiens, iraniens qu’européens11. À ce jeu, les récits d’inondation de langue sanskrite tinrent durant plusieurs siècles, depuis la période médiévale, au moins, jusqu’à décembre 1872, voire jusqu’à nos jours pour certains universitaires indiens, une place non négligeable dans ces constructions identitaires. Que les approches comparatives aient été analogiques, différentielles, linguistiques, structurales, elles aboutirent toujours au final à l’énonciation d’une origine que celle-ci soit indigène, mésopotamienne, biblique, sémitico-arienne, indo-européenne, boréale ou encore pangéenne. Quant aux études historicocritiques de la version la plus ancienne conservée dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, si elles ne purent éluder la question de l’originalité ou de la recomposition ritualiste d’un récit plus ancien, elles eurent bien des difficultés, après plus d’un siècle et demi d’indianisme, à trancher définitivement en faveur de l’une ou de l’autre de ces hypothèses, à savoir origine indigène ou mésopotamienne. C’est peut-être là toute la force d’une tradition orale ritualiste qui fut, certes, un jour mise par écrit, mais dont le présent historique, malgré sa fixation, ne s’est jamais laissé réinscrire dans aucune chronologie des temps. À la différence du roi de Šuruppak, Ziusudra, qui régna vers 2900 av. J.-C. selon les listes royales sumériennes, de Noé qui survécut au déluge en 2348 av. J.-C. et mourut à l’âge de 950 ans, selon les traditions juive et chrétienne, de l’empereur Yáo (堯) qui vint à bout d’un déluge survenu en 2298 av. J.-C., d’après les chroniques chinoises, le Manu védique n’a pas d’âge. Seuls les auteurs des Purāṇa essayèrent tardivement de l’inscrire dans leur représentation temporelle des kalpa et des yuga sans jamais cependant y arriver parfaitement. Et ce fut bien cette réinscription tardive du récit indien dans la chronologie purāṇique qui amena les savants européens à en déterminer une date précise sur leur échelle chronologique, à savoir 3101 av. J.-C. C’est essentiellement autour de la question des origines de l’humanité que les récits traditionnels d’inondation ont été répertoriés, étudiés, comparés afin de déterminer l’histoire même de l’Homme. À toutes les époques, il a suscité bien des théories et opposé nombre de savants. Moins étudiés pour eux-mêmes dans leur contexte historique, ces récits ont surtout servi comme argumentatio dans les constructions orientées d’histoires universelles relevant des milieux soit religieux 11

Sur les croyances des peuples américains comparées au christianisme, voir, par exemple, BORGEAUD & PETRELLA 2016.

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soit académiques. C’est donc sur cette dernière catégorie de constructions théoriques et idéologiques que nous avons travaillé en recherchant, dans la vaste production littéraire savante, à partir de la période médiévale, les érudits qui s’étaient intéressés aux récits traditionnels d’inondation de langue sanskrite. Cette première étape de repérage fut assurément la plus longue et demande encore à être poursuivie. Non exhaustive, elle nous a permis, à l’heure actuelle, de retrouver près d’une centaine d’auteurs depuis Bīrūnī (973-1051) à Yaroslav Vassilkov (1943-). Il convient cependant de noter qu’en dehors des missionnaires chrétiens qui furent les premiers Européens à collecter et à collationner les récits traditionnels d’inondation indiens aux XVIe et XVIIe siècles sur le sol de l’Inde même, et qui ont, de ce fait, leur place dans les prémices de ce que sera le comparatisme orienté biblicopurāṇique des savants du XVIIIe siècle, nous nous sommes abstenu d’exposer les réactions des théologiens chrétiens aux avancées de l’indianisme et de l’histoire comparée des religions au cours du XIXe siècle, tout autant que les théories ésotériques ou occultistes échafaudées en dehors des milieux académiques, à l’exception de très rares cas comme ceux de Friedrich Windischmann (1811-1861) et de Louis Jacolliot (1837-1890). Nous nous sommes ainsi restreint au champ des savoirs d’érudits rattachés à quelque institution académique que ce soit. Par ailleurs, considérant que beaucoup avaient déjà été publiés sur le contexte historique de tels ou tels universitaires, découvertes scripturaires, institutions académiques, particulièrement des XIXe et XXe siècles, nous avons opté pour une certaine économie en ce domaine bien connu des indianistes et plus largement des historiens des religions. Depuis leur composition, attestée dans le Śatapatha Brāhmaṇa puis dans les littératures épico-purāṇiques et poétiques, les récits traditionnels d’inondation de langue sanskrite traversèrent les siècles en Inde et firent l’objet de commentaires brāhmaniques ainsi que de nombreuses traductions et adaptations en d’autres langues spécialement dravidiennes et persane. Ils eurent également un retentissement certain en dehors de l’Asie du Sud, notamment en Europe à partir de la première moitié du XVIIe siècle. Bien que la chronologie que nous avons restituée commence dès l’Antiquité classique et se poursuive avec la période médiévale, les repérages que nous avons pu effectuer dans la littérature non indienne montrent que leur découverte par les Européens ne débuta véritablement qu’à partir du moment où les nombreuses fondations de comptoirs commerciaux permirent une assise plus sûre à l’évangélisation des autochtones, et donc à l’apprentissage des langues vernaculaires et du sanskrit ainsi qu’à la lecture des Purāṇa. Dès lors, et jusqu’à nos jours, les Européens ne cessèrent d’étudier ces récits traditionnels d’inondation indiens dans des optiques très variées. Notre état de la question sur les études de ces récits sanskrits et sur les constructions de théories qui en résultèrent tout au long des siècles se divise en six parties

INTRODUCTION

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chronologiques suivant un découpage tout à fait arbitraire en fonction des siècles et non des méthodes et des écoles, ceci afin de mieux apprécier la transmission des idées et les emprunts successifs : [1] En introduction, les périodes antique et médiévale qui mettent en avant le savoir d’Onésicrite et de Mégasthène, puis, bien plus tard, les commentaires de Bīrūnī ; [2] Les XVIe et XVIIe siècles durant lesquels les premiers résumés et interprétations de ces récits parvinrent en Europe par l’intermédiaire de missionnaires chrétiens et d’érudits — portugais, italiens, néerlandais, britanniques et français — tels Henry Lord, Abraham Roger, Heinrich Roth, Athanase Kircher, Philippus Baldaeus, Jean-Venant Bouchet et PierreDaniel Huet ; [3] Le XVIIIe siècle et l’arrivée en Europe d’une riche iconographie du matsyāvatāra, des premiers manuscrits sanskrits, bengalis, tamouls, telugus, et des premières traductions continues de ces récits de la main d’autochtones convertis au christianisme comme Mariyadās Piḷḷai ou d’administrateurs coloniaux européens (Abraham Pierre Porcher des Oulches, William Jones) ; [4] Le XIXe siècle se caractérise, quant à lui, par l’essor de la philologie, les gravures narratives accompagnées d’explications ou d’extraits de traduction laissant place aux sources textuelles mêmes. Les indianistes d’alors réévaluèrent les commentaires de leurs devanciers, étudièrent les manuscrits sanskrits, en firent des éditions et des traductions, et s’appuyèrent sur les avancées des sciences géologiques. Les récits traditionnels d’inondation sanskrits furent pris en compte par les tenants de la linguistique comparée, de la mythologie comparée, de l’histoire comparée des religions, mais aussi jouèrent un rôle important dans la construction identitaire des pays européens. Les indianistes se détachèrent progressivement de l’objectif premier et orienté de leurs prédécesseurs, à savoir sauver la chronologie biblique et, par-là, la véridicité de l’histoire sacrée chrétienne, tout en échafaudant, pour certains d’entre eux, de nouvelles histoires universelles (indo-européenne, sémiticoarienne, etc.). Cette partie est découpée en trois périodes : les avancées de l’indianisme (Julius Klaproth, Franz Bopp, Eugène Burnouf, Félix Nève, Albrecht Weber, Friedrich Windischmann, Max Müller) et de l’histoire comparée des religions (Alfred Maury, Ernest Renan, Jean-Baptiste-François Obry) dans la première moitié du XIXe siècle ; les années 1860 jusqu’à la traduction de Georg Smith en 1872 durant lesquelles les découvertes, notamment en biologie, en géologie et en paléontologie, furent fondamentales dans les débats académiques sur les récits d’inondation (John Muir, Adolphe Pictet, Friedrich Spiegel) ; l’après Georg Smith, de 1872 à 1900, marqué également par les avancées de la géologie (Eduard Suess), qui vit ces récits sanskrits perdre de leur intérêt en faveur de la théorie diffusionniste panbabylonienne (François Lenormant, Gustav Oppert) et rejoindre progressivement la longue liste des récits d’inondation répertoriés par les ethnologues (Richard Andree) en parallèle aux travaux des indianistes (Max Müller, Paul Regnaud, Sylvain Lévi) et mythologues (Hermann Usener) ; [5] Le XXe siècle

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d’avant la Seconde Guerre mondiale et le développement d’un grand nombre de théories comparatives tant européennes qu’indiennes. Ces dernières recouvrent pour l’essentiel les domaines de l’indianisme (Moriz Winternitz, Adam Hohenberger, Anantrao Parashurampant Karmarkar), du boréalisme (Bāl Gangādhar Tilak), de la mythologie (Ernst Böklen), de la psychologie (Georg Gerland), de l’ethnologie (James Frazer), du folklore (Alexandre Haggerty Krappe, Wilhelm Koppers), de la géologie (Raymond de Girard), de l’astronomie (Johannes Riem). Après la Seconde Guerre mondiale, les grandes théories de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle laissèrent place à un ensemble de commentaires de moindre ampleur, mais plus critiques, de la part des indianistes (Armand Minard, Jan Gonda, Johannes Cornelis Heesterman, Madeleine Biardeau). S’y joignirent des études ethnologiques d’envergure (Verrier Elwin) et parfois des analyses psychologiques fantasques (François Berge) ; [6] Enfin, les dix-huit premières années du XXIe siècle furent marquées pour l’essentiel par le retour des théories de l’origine proto-indo-européenne (Nicholas Allen) ou sumérienne (Yaroslav Vassilkov) des récits d’inondation de langue sanskrite ainsi que par une nouvelle théorie générale sur l’origine des mythes (Michael Witzel). Au vu des constructions identitaires pour l’essentiel européennes, nous constaterons donc que l’Inde et sa littérature ritualiste védique fournirent assez de matériaux, tout au long de ces cinq derniers siècles, pour nourrir l’espoir de parvenir à retracer l’histoire d’un déluge universel, l’origine des Indo-européens, l’existence oubliée d’un peuple sémitico-arien, les contacts entre les civilisations sumérienne et indusienne, voire même la diffusion de la mythologie pangéenne des premiers Homosapienssapiens au paléolithique moyen. Autant de théories historiques, en partie fondées sur une source ritualiste ne remontant pas au-delà du VIIe siècle av. J.-C. et dont le récit d’inondation échappe à toute tentative de chronologie historique, qui relèvent du fantasme des origines. Si Max Müller disait en 1878 qu’il était possible de remonter jusqu’aux « origines » d’une tradition religieuse, c’està-dire jusqu’à ses plus anciens témoignages littéraires historiquement attestés, et de suivre le cours de son évolution historique12, il s’avère que le récit traditionnel d’inondation de l’Inde védique dépassa de loin le seul milieu des écoles brāhmaniques ritualistes. Il nourrit grandement les théories cosmologiques des 12

« La religion est une chose en mouvement, qui a passé et passe encore par l’évolution historique, et tout ce que nous pouvons faire, c’est d’en remonter le cours jusqu’à ses origines, et là, d’essayer d’embrasser la suite de ses développements postérieurs. », MÜLLER 1879, p. 19. « Religion is something which has passed, and is still passing through an historical evolution, and all we can do is to follow it up to its origin, and then to try to comprehend it in its later historical developments. », MÜLLER 1878, p. 21.

INTRODUCTION

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auteurs du Mahābhārata et des Purāṇa, apporta matière à penser aux savants européens tant sur l’histoire sacrée chrétienne que sur l’histoire de leur propre origine, et donna quelques pistes de réflexions aux indianistes sur l’interprétation brāhmanique de la pratique rituelle de l’iḍā. Et pourtant, après plus de 2600 ans d’existence, l’histoire de Manu sauvé d’une inondation meurtrière par un petit poisson continue à être transmise en Inde par l’intermédiaire de représentations figurées, d’ouvrages, de journaux ou de courts-métrages accessibles via la Toile informatique mondiale. Et contre toute attente, la modernité n’a rien ôté à la finalité première de ces récits d’inondation védique et épique. Manu est toujours présenté comme l’ancêtre commun et le législateur du Pays des Bhārata (Bhāratavarṣa). Conservant sa fonction ethnogonique, ce récit traditionnel perpétue et maintient ainsi une certaine cohésion sociale et identitaire indienne. Par une démarche comparative analogique, dont le comparé fut pour l’essentiel le récit du déluge de Genèse 6-8, la plupart des savants européens des XVIeXVIIIe siècles, quant à eux, notamment de Henry Lord (XVIIe siècle) à William Jones (1746-1794), essayèrent de montrer que la tradition diluvienne de langue sanskrite avait été le résultat d’une diffusion de l’histoire de Noé jusqu’en Inde. L’indianisme naissant européen du XIXe siècle, sous le patronage scientifique d’Horace Hayman Wilson (1786-1860), de Franz Bopp (1791-1867) et d’Eugène Burnouf (1801-1852), aboutit, pour sa part, dès 1847, à une origine chaldéenne, bien avant le déchiffrement de la XIe tablette de l’épopée de Gilgameš par Georg Smith (1840-1876) en 1872. La théorie de l’origine mésopotamienne des versions diluviennes sanskrites fut, tout au long des siècles et jusqu’à aujourd’hui encore (Y. Vassilkov), l’une des hypothèses les plus récurrentes et les plus défendues. À l’inverse, Max Müller (1823-1900) et Edward W. Hopkins (1857-1932), en vinrent progressivement, par un comparatisme différentiel, à sortir les récits traditionnels d’inondation sanskrits, notamment la variante védique connue des Européens dès 1849, du panbabylonisme dans lequel ils avaient été rapidement rattachés dans le dernier tiers du XIXe siècle. Ces indianistes plaidèrent donc pour la reconnaissance du caractère indigène des versions brāhmaniques. Mais, ces dernières furent également sujettes à nourrir de nombreuses autres théories qui traversèrent tout le XIXe et le XXe siècles, du fonds commun sémitico-arien de Heinrich Ewald (1803-1875) et de Christian Lassen (1800-1876) aux origines indusienne d’Anantrao Karmarkar (XXe siècle) ou pangéenne de Michael Witzel (1943-), en passant par le solarisme de Hermann Usener (1834-1905), le boréalisme de Bāl Tilak (1856-1920), les théories géologiques d’Eduard Suess (1831-1914) ou de Johannes Riem (1868-1945), ethnologiques de Richard Andree (1835-1912) ou de James Frazer (1854-1941), hörbigerienne de Raymond de Girard (1862-1944), psychologiques de Georg Gerland (1833-1919) ou de François Berge (XXe siècle).

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Autant de savants qui puisèrent dans ces récits d’inondation sanskrits les éléments narratifs nécessaires à un comparatisme analogique afin d’étayer de nouvelles théories ou d’y appliquer des théories en vogue à leur époque. Ces récits de l’Inde védique et ancienne firent donc l’objet d’un grand nombre de comparatismes idéologiquement orientés. Ils contribuèrent à l’édification d’histoires universelles, pour la plupart occidentées, cherchant à restituer une histoire globale d’un passé historique différent du devenir de leurs auteurs afin d’éclairer et de guider leurs compatriotes dans la construction de leur présent et de leur avenir. Il est d’ailleurs remarquable que les mythes du déluge, d’un point de vue général, ont toujours conservé à travers le temps, et quelles que fussent les démarches idéologiques des comparatistes, une fonction ethnogonique et un lieu de recherche des origines des peuples, en somme de l’humanité entière. Aujourd’hui même, l’étude comparée des mythes du déluge, couplée aux derniers résultats de la phylogenèse du génome mitochondrial humain, propose, selon son auteur M. Witzel, d’y voir l’un des motifèmes de la pensée religieuse archaïque d’Homo sapiens sapiens qui devint autant d’allomotifs au cours de sa lente avancée sur l’ensemble des continents après son OutofAfrica. Un schéma historique globalisant qui ne laisse, pour ainsi dire, aucune place à d’autres représentations historiques, telle la théorie paléontologique du Outofnowhere, et, par là même, à la créativité, à l’opportunité et à l’accidentel chez le genre Homo. Ce qui induirait que, d’un point de vue ethnogonique et d’après les partisans d’une origine commune du mythème, Homosapienssapiens se serait toujours pensé, depuis le paléolithique moyen, comme un Homoreligiosusdiluvialis. Toutes ces théories qui furent développées à partir de la comparaison des sources textuelles anciennes relatives aux récits traditionnels d’inondation, et qui résultèrent des avancées de la linguistique comparée, de la mythologie comparée, de l’indianisme, de l’histoire comparée des religions, de la géologie, de l’archéologie et du structuralisme, aboutirent elles-mêmes à l’édification d’histoires universelles pour lesquelles le berceau de l’humanité fut alors déplacé tantôt au Proche-Orient, en Inde, en Asie Centrale, tantôt au pôle Nord ou en Afrique subsaharienne. Au-delà du fantasme des sociétés d’avoir voulu ou de vouloir remonter mythologiquement ou scientifiquement jusqu’aux origines de l’Homme et de ses croyances, la récurrence du mythe du déluge dans un grand nombre de civilisations pose nécessairement le problème historique de l’originalité, de l’héritage et de l’emprunt, trois facteurs que les savants essayèrent de délimiter et de déterminer notamment à partir de la méthode comparative. Aussi, portant sur les mythes du déluge de tradition sanskrite, notre présent travail tente de mettre en perspective comparative différentes approches comparées anciennes et contemporaines, en matière de religions et de mythologies. Ce retour épistémologique sur les méthodes inhérentes à la discipline qu’est l’histoire comparée des religions a donc pour

INTRODUCTION

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finalité de mieux saisir les contextes historiques des insertions des récits d’inondation de langue sanskrite dans les constructions savantes d’histoires universelles13 opérées par des milieux intellectuels extérieurs à la tradition brāhmanique. En d’autres termes, notre objectif premier est de mettre en évidence ce que devient un récit traditionnel ou mythe une fois extirpé de sa propre tradition religieuse. Pour quelles raisons l’extirpe-t-on, l’étudie-t-on, le compare-t-on ? Qu’en fait-on et que construit-on avec ? En prenant comme étude de cas les mythes du déluge de l’Inde védique et ancienne, nous proposons donc de retracer ce qui est advenu à ces récits traditionnels, depuis la période médiévale jusqu’à nos jours, une fois extirpés du milieu brāhmanique dans lequel ils ont été transmis et à quelle fin. Ces questionnements sont d’autant plus importants que les milieux brāhmaniques, viṣṇuites et śivaites avaient déjà fait leur ce récit d’inondation afin de construire leur propre représentation ritualiste, cosmologique, anthropologique et sotériologique. Le récit du ŚatapathaBrāhmaṇa fut déjà lui-même en son temps probablement une construction ritualiste à partir d’un récit traditionnel préexistant. Mais en l’état de la documentation conservée, il n’est guère possible de remonter plus avant dans le temps que la datation relative attribuée à ce commentaire brāhmanique, à savoir le VIIe s. av. J.-C. Toute tentative de rapprochement avec d’autres récits traditionnels d’inondation appartenant à des cultures non indo-ārya pour en expliquer les processus d’emprunt et de recomposition ne saurait être que conjecturale. Ce qui fait assurément défaut est l’absence d’autres comparants, notamment védiques. L’inexistence, dans le Ṛgveda, d’un tel mythème assure que ce dernier fut développé, peut-être assimilé, par les milieux ritualistes brāhmaniques du Yajur Veda blanc après le début de l’âge du Fer dans le nord de l’Inde. Ainsi le présent travail s’occupe-t-il de faire le bilan des hypothèses et des théories qui ont été avancées à partir de ces récits traditionnels d’inondation indiens. En conséquence de quoi, il n’ambitionne pas d’étudier par une approche historico-critique les différentes versions sanskrites dans leur contexte propre. Ceci sera l’objet d’un second ouvrage qui ne pouvait faire l’économie en premier lieu, comme on s’en rendra compte, d’un état de la question. Le lecteur trouvera, dans l’Appendice, nos traductions des différents récits traditionnels d’inondation dans leurs versions sanskrites successives — Śatapatha Brāhmaṇa, Mahābhārata, Matsya Purāṇa, Agneya Purāṇa, Bhāgavata Purāṇa, Padma Purāṇa et BhaviṣyaPurāṇa —, ainsi que ceux appartenant aux peuples de l’Inde centrale : Bhīl, Maria Corne-de-Buffle, Bondo, Gadaba, Kond, Lanjhia Saora, Muria et Raja Muria. Nous ne saurions que trop conseiller de prendre connaissance de leur contenu au préalable ou au fur et à mesure en fonction de leur apparition dans les différentes parties de l’ouvrage. 13

Sur la notion d’« histoire universelle », voir en dernier lieu INGLEBERT 2014.

CHAPITRE I

DE L’ANTIQUITÉ AU MOYEN-ÂGE 1.1. Onésicrite et Mégasthène face à la cosmologie brāhmanique Si les civilisations de l’Antiquité furent en contact à la suite de guerres ou d’échanges commerciaux voire d’alliances matrimoniales, il ne subsiste des rencontres entre brāhmanes et non-brāhmanes aucun témoignage littéraire avant l’Empire achéménide puis l’arrivée des armées d’Alexandre le Grand dans les territoires du Nord-Ouest indien à la fin de l’année 327 av. J.-C. Aussi, en l’état des sources textuelles parvenues jusqu’à nos jours, les premières connaissances cosmologiques brāhmaniques ne furent connues des milieux intellectuels du Bassin méditerranéen qu’à partir des récits de voyage rédigés par les compagnons du conquérant macédonien. Peu avant le début de la saison des pluies de 326 av. J.-C., Onésicrite fut chargé, en effet, par Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) de s’entretenir avec des ascètes-errants brāhmaniques (parivrājaka) au nord de la ville de Taxila (Takṣaśilā, Ταξίλης), dans la région du Gandhāra. Il rapporta en des termes cyniques, dus à ses propres représentations culturelles, la décadence des âges du monde : « Il raconte qu’il s’est entretenu avec l’un de ces sophistes, Calanos, celui qui accompagna le roi jusqu’en Perse et mourut selon l’usage traditionnel sur un bûcher. Au moment de sa visite, il le trouva allongé sur des pierres. Il s’approcha de lui, le salua et lui dit qu’il était envoyé par le roi pour entendre parler de leur sagesse et pour lui en faire le rapport. Donc, s’il n’y voyait pas d’inconvénient, lui-même était prêt à assister à son enseignement. Mais en le voyant porter la chlamyde, le chapeau à larges bords et les bottes de soldat, il se moqua de lui et parla ainsi : “Autrefois, tout était plein de farine d’orge et de froment, comme maintenant de poussière. Les sources elles aussi faisaient couler les unes de l’eau, les autres du lait ainsi que du miel, d’autres du vin et quelques-unes de l’huile. Mais sous l’effet de la satiété et de la mollesse, les hommes tombèrent dans la démesure (εἰς ὕβριν). Zeus, détestant cette situation, fit tout disparaître (ἠφάνισε πάντα) et assigna à la vie humaine un pénible labeur (πόνου). Or, la sagesse (σωφροσύνης) et les autres vertus (τῆς ἄλλης ἀρετῆς) ayant fait leur apparition, il y eut à nouveau abondance de biens. Mais à présent, le monde est proche de la satiété et de la démesure, et la disparition (ἀφανισμὸς) des biens existants risque de se produire” »14 14

STRABON, Géographie 15.1.64.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

Ce qui, aujourd’hui, rend malaisé l’identification de la représentation indienne des quatre temps successifs, à savoir kṛta-yuga, tretā-yuga, dvāpara-yuga et kaliyuga, dans ce court passage d’Onésicrite résumé par Strabon, réside dans l’existence de part et d’autre de ces deux cultures, grecque et indienne, d’une même conception de la dégénérescence de l’humanité au cours de quatre périodes successives voire cinq. Néanmoins, la description de l’abondance primordiale et de la décadence morale correspond tout à fait respectivement à l’âge parfait ou kṛta yuga durant lequel la terre produisait tout ce dont avait besoin l’humanité et l’injustice (adharma) n’existait pas, et à l’âge mauvais ou kaliyuga, temps de corruptions et d’injustices. Le dédoublement de cette conception cosmologique indienne retranscrite par Onésicrite — abondance, décadence, destruction puis de nouveau abondance, décadence et destruction à venir — pourrait renvoyer à la notion temporelle des ères cosmiques (kalpa), divisées elles-mêmes en mahāyuga ou période des quatre âges successifs. La fin d’un kalpa est toujours vouée à une dissolution cosmique ou pralaya, puis à une recréation (pratisarga) de l’univers par le dieu créateur Brahmā. Au cours d’un mahāyuga, les êtres humains observent, à son début, un ensemble de vertus (dharma) régissant le bon fonctionnement sociétal, pour progressivement l’abandonner et l’oublier, laissant libre cours à tous leurs penchants pervers ou adharmiques. Cette double révolution temporelle et cyclique que consigna Onésicrite pourrait donc correspondre au temps cyclique des kalpa divisés eux-mêmes en mahāyuga. Des incertitudes demeurent, certes, mais, si ces renseignements sont exacts, il conviendrait alors de reconnaître qu’Onésicrite fut l’un des tous premiers non-brāhmaniques à avoir rapporté dans sa propre culture la conception brāhmanique des ères cosmiques et l’action divine de détruire toute chose (ἠφάνισε πάντα). Sur la nature de cette destruction (ἀφανισμός), Onésicrite ne dit rien et n’employa ni la forme verbale (κατακλύζω) ni la forme nominale (κατακλυσμός) propre à qualifier l’inondation destructrice envoyée par les dieux telle qu’elle se retrouve, par exemple, dans le Timée de Platon : « Quand, au contraire, les dieux submergent la terre sous les eaux pour la purifier »15. Un quart de siècle après le passage d’Alexandre le Grand, des données plus évidentes sur la cosmologie brāhmanique furent transmises au monde méditerranéen par l’intermédiaire de Mégasthène (ca 350-290 av. J.-C.). Après avoir résidé auprès de Sibyrtios, satrape d’Arachosie16, et avoir été au fait des us et coutumes du Nord-Ouest indien au cours des dernières années du IVe siècle av. J.-C., Mégasthène fut envoyé comme ambassadeur de Séleucos Ier Nicator à la cour du roi maurya Candragupta. Les fragments conservés de ses Indianités (Ἱνδικά) 15 16

Ὅταν δ᾽ αὖ θεοὶ τὴν γῆν ὕδασιν καθαίροντες κατακλύζωσιν. PLATON, Timée 22d. ARRIEN, Anabase 5.6.2.

CHAPITRE I – DE L’ANTIQUITÉ AU MOYEN-ÂGE

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témoignent que Mégasthène avait soigneusement consigné ses propres observations tant sur la géographie de l’Inde que sur l’organisation sociale, militaire et religieuse de l’empire Maurya. Son séjour dans la capitale royale Paṭaliputra (Patna, dans l’actuel Bihar), l’une des villes les plus peuplées de l’Antiquité située au confluent du Gange et du Śona dans le Magadha, fut l’occasion pour lui de s’entretenir avec des brāhmanes et de rapporter leur conception de l’Univers : « Ils affirment eux aussi [à l’égal des Grecs] que l’Univers (ὁ κόσμος) a eu une naissance et qu’il est périssable, qu’il a la forme d’une sphère, que le dieu (θεὸς) qui le gouverne et le crée le parcourt dans toute son étendue, qu’il y a différents principes constitutifs de toutes choses, mais que l’eau (τὸ ὕδωρ) est le premier principe de la création du monde, qu’en plus des quatre éléments, il existe une cinquième substance, à partir de laquelle ont été faits le ciel et les astres, et que la terre se trouve au centre de l’Univers. »17

Ainsi, Mégasthène retint, si ce n’est Strabon lui-même en résumant les connaissances de l’ambassadeur séleucide, trois aspects essentiels de la cosmologie brāhmanique : la temporalité, l’Univers (κόσμος) ayant été créé (γενητός) et étant périssable (φθαρτός) ; la géométrie, en l’occurrence une forme sphérique (σφαιροειδής) ; et enfin la cosmogonie, l’Univers ayant eu pour élément primordial constitutif l’eau (ὕδωρ) et ayant été créé par un dieu (θεός) qui le gouverne. Au vu des autres renseignements sur les pratiques et les doctrines indiennes que Mégasthène a rapportés dans son ouvrage — unique dans les annales grecques —, nous pouvons admettre que ce dernier eut l’opportunité de connaître de la part des brāhmanes, certainement de ceux appartenant à la chancellerie Maurya, quelques éléments significatifs de leur cosmologie. Les croyances cosmogoniques brāhmaniques étaient certes d’une grande diversité en fonction des écoles védiques, mais si nous tenons le Ṛgveda (1750-1200 av. J.-C.) pour une anthologie d’hymnes composés au Pañjāb, dont les croyances alimentèrent les réflexions des brāhmanes tout au long des siècles suivants, il convient de reconnaître que l’eau a toujours été considérée, au moins à partir du dixième maṇḍala (vers 1200 av. J.-C.), plus tardif et plus spéculatif, comme l’élément primordial de la création de l’Univers : « Ni le non-Être n’existait alors, ni l’Être. Il n’existait ni l’espace aérien, ni le firmament au-delà. Qu’est-ce qui se mouvait puissamment ? Où ? Sous la garde de qui ? Était-ce l’eau, insondablement profonde (ámbhaḥ kím āsīd gáhanaṃ gabhīrám) ? Il n’existait en ce temps ni mort, ni non-mort ; il n’y avait de signe distinctif pour la nuit ou le jour. L’Un respirait de son propre élan, sans qu’il y ait de souffle. En dehors de Cela, il n’existait rien d’autre. À l’origine les ténèbres étaient cachées par les ténèbres. Cet univers n’était qu’onde indistincte (apraketáṃ saliláṃ). Alors, par la 17

Géographie 15.1.59.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

puissance de l’ardeur (tápasaḥ), l’Un prit naissance, [principe] vide et recouvert de vacuité. »18

Plus tard, les brāhmanes reprirent et enrichirent ces réflexions sur l’origine de l’Univers en composant de nouveaux mythes cosmogoniques dans lesquels l’eau fut toujours regardée comme élément premier bien que l’Un de l’hymne ṛgvédique laissât place à la figure démiurgique de Prajāpati, le Maître des créatures. C’est le cas pour Yajñavalkya, l’un des tenants de l’École du Yajur Veda blanc, qui vécut peut-être aux VIIe-VIe siècles av. J.-C., ou l’un de ses nombreux disciples, qui enseigna une création de l’Univers dans laquelle l’eau apparaît toujours comme élément primordial : « Au commencement, les eaux (āpaḥ), l’océan (salilam) existaient seuls. Les eaux désirèrent : “Comment parviendrons-nous à procréer ?” Elles firent effort, elles ardèrent l’ardeur (aśrāmyaṃs tās tapo ’tapyanta) et voici qu’en elles qui ardaient l’ardeur, un œuf d’or (hiraṇmayam āṇḍaṃ) apparut. Le temps certes n’existait pas alors, mais l’œuf flotta aussi longtemps que dure une année. Pendant cette année donc, un être apparut : c’était Prajāpati. […] Il en brisa la coquille mais, comme il n’y avait point d’appui, l’œuf d’or, le portant, flotta encore aussi longtemps que dure une année. Pendant cette année cependant, Prajāpati voulut parler. Il émit le son “Bhur !” et voici que la Terre apparut ; “Bhuvas !” et voici que l’espace apparut ; “Suvar !” et voici que le ciel apparut. »19

Néanmoins, Mégasthène ne semble pas avoir entendu parler du mythe du déluge tel qu’il était narré dans cette école védique dont la branche Mādhyandina était installée au Magadha et assez connue pour que l’ambassadeur grec en vînt à la citer en opérant une traduction phonétique de son nom : Μαδυανδινοί20. À cette époque, le monde grec connaissait déjà, depuis le Ve siècle av. J.-C. au moins, l’histoire du déluge de Deucalion : « On dit qu’une masse d’eau avait inondé la terre noire, mais que, grâce à Zeus, le flot bouillonnant fut absorbé tout à coup. »21. Quoi qu’il en soit, dès la période hellénistique, les Grecs surent par l’intermédiaire de Mégasthène que les brāhmanes croyaient en un Univers créé à partir de l’eau, l’un des cinq éléments ou mahābhūta (terre/pṛthivī, eau/āpas, feu/tejas, air/vāyu, espace/ākāśa), par un être divin et qu’il viendrait à disparaître. Mais à lire la littérature grecque postérieure, aucun auteur n’a retenu ces indications précises sur la cosmologie indienne. Tous se sont, au contraire, contentés de la constatation singulière de Mégasthène qui ne remettait nullement en cause ni les connaissances

18 19 20 21

ṚgVeda 10.129.1-3. ŚatapathaBrāhmaṇa 11.1.6.1-3. ARRIEN, L’Inde 4.4. Λέγοντι μὰν χθόνα μὲν κατακλύσαι μέλαιναν ὕδατος σθένος ἀλλὰ Ζηνὸς τέχναις ἀνάπωτιν ἐξαίφνας ἄντλον ἑλεῖν. PINDARE, Olympiques 9.70.

CHAPITRE I – DE L’ANTIQUITÉ AU MOYEN-ÂGE

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savantes ni la mythologie grecques à savoir que « sur bien des points, ils ont les mêmes idées que les Grecs. […] Sur le sperme et sur l’âme, ils tiennent des propos semblables [aux nôtres] et aussi d’autres plus nombreux. Et ils forgent aussi des mythes (μύθους), comme Platon, sur l’immortalité de l’âme (ἀφθαρσίας ψυχῆς), les jugements aux enfers et d’autres sujets de ce genre »22. Il apparaît donc que Mégasthène opéra un ensemble de comparaisons entre les savoirs grecs et indoārya et qu’il voyait dans les récits traditionnels brāhmaniques un équivalent des mythes grecs dans le sens platonicien de récits allégoriques. Il fallut donc attendre encore plusieurs siècles pour que les Occidentaux, c’està-dire les peuples vivant à l’ouest de l’Inde, pussent en savoir un peu plus sur la destruction cyclique de l’Univers par la montée des eaux.

1.2. Bīrūnī : la théorie des yuga et le déluge indien Si les Indianités de Mégasthène, qui avait visité l’Inde du Nord et avait vécu plusieurs années dans la plaine gangétique, avaient été l’ouvrage de référence durant les périodes hellénistique et romaine, seul le Livre de la vérification des traités sur l’Inde, rationnels ou non (Kitāb tahqīq mā li-l-Hind min maqālatin maqbūlatin fī-l-‘aql aw mardhūla) rédigé entre 1027 et 1032 par Abū-Rayhān Mohammad ibn Ahmad al-Bīrūnī (973-1051) peut être considéré comme son pendant de la période médiévale. Cet ouvrage apporta de nouveaux renseignements sur la cosmologie indienne, d’autant plus détaillés et précis que son auteur, qui vécut à la cour ghaznévide durant trente-quatre ans et qui voyagea dans la vallée moyenne de l’Indus (actuel Pakistan), fut l’un des plus savants mathématiciensastronomes de son temps. Vers l’an mil, Bīrūnī, qui avait déjà mesuré le méridien et la latitude de la ville de Kharezm (actuel Ouzbékistan), énoncé des procédés de cartographie et étudié des éclipses de lune, écrivit en la ville de Gorgānj, sur la rive ouest de l’Amu-Daryā, une chronologie intitulée Vestigesdessièclespassés (al-Athāral-Bāqiya), dans laquelle il confronta les données historiques des différentes traditions des civilisations orientales entre elles, mais aussi à ses propres connaissances d’alors basées sur les mathématiques, la géométrie et l’astronomie. Il notait alors que la diversité des calculs tant juifs que chrétiens23 ne permettait en rien de restituer une chronologie sûre du déluge et d’atteindre quelque vérité 22 23

STRABON, Géographie 15.1.59. Cf. CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates 1.15.49. Le temps entre l’expulsion d’Adam du Paradis et le déluge de Noé était estimé par les traditions juive à 1656 ans, chrétienne à 2242 ans et samaritaine à 1307 ans. De même, les calculs juifs et chrétiens ne concordaient pas entre eux au sujet du laps de temps qui séparait le moment du déluge de Noé et les débuts du règne d’Alexandre le Grand, 1792 ans pour les premiers et 2938 pour les seconds. BĪRŪNĪ 1879, p. 25 et 27.

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historique du phénomène. Cette incertitude était d’autant plus grande que Bīrūnī était persuadé, d’après ses lectures, que ni les Perses, ni les Indiens, ni les Chinois n’avaient fait mention, dans leur tradition, d’un quelconque déluge : « Les Perses, et la grande masse des Mages, nient complètement le Déluge ; Ils croient que la règle [du monde] est restée avec eux sans aucune interruption depuis Gayōmarth Gilshāh, qui a été, selon eux, le premier homme. En niant le Déluge, les Indiens, les Chinois, et les diverses nations de l’Orient, sont d’accord avec eux. » 24

Il est intéressant de constater que Bīrūnī ne pouvait avoir connaissance de la tradition indienne du déluge par l’intermédiaire de ses connaissances livresques et qu’il lui fallut attendre d’être en contact direct avec des savants indiens (paṇḍita), présents à la cour du sultān Mahmūd à Ghazna, puis de parcourir la vallée indusienne et de s’entretenir avec des brāhmanes pour parfaire ses connaissances sur la cosmologie brāhmanique. Ainsi, dans son ouvrage sur l’Inde, l’astronome iranien fit-il référence par deux fois à la tradition indienne du déluge. La première occurrence se rapporte à la transmission orale du Veda et, de ce fait, à la disparition récurrente de ce dernier. Sa sauvegarde et son retour parmi les brāhmanes auraient alors été assurés, au cours des kalpa, par dieu qui dépêcha un poisson afin de le remonter à la surface des eaux : « Les Hindous n’admettent pas qu’on puisse écrire le texte du Véda, de peur d’en perdre la mélodie. Ils refusent de se servir du roseau (qalam) dont le poids ferait, dans l’écriture, commettre des erreurs par excès ou par défaut. Le résultat, c’est qu’ils ont oublié et perdu le Véda plusieurs fois. Ils prétendent que Dieu a parlé à Brahmā au début de la Création. Il lui aurait dit — d’après Shaunaka, qui le tenait de la planète Vénus : “Tu oublieras le Véda quand la terre sera submergée. Le texte sacré s’enfoncera alors dans les entrailles de la terre, et seul le Poisson pourra l’en tirer. J’enverrai donc le Poisson te le rendre.” »25

La version que connut Bīrūnī, par la bouche de savants indiens (« Ils prétendent que »), fut donc celle des Purāṇa, notamment l’AgneyaPurāṇa et le Bhāgavata Purāṇa, dans lesquels le Veda est dit avoir été dérobé par le démon Hayagrīva à Brahmā alors que ce dernier sommeillait après la destruction périodique de l’Univers. Viṣṇu prit l’apparence d’un poisson, tua Hayagrīva et remonta le Veda du fond de l’océan afin de le rendre au dieu créateur Brahmā. La mention des noms de Śukra (Vénus) et du sage Śaunaka atteste qu’il eut connaissance de la version conservée dans le BhāgavataPurāṇa. Néanmoins, au sujet de cette histoire de déluge, ce qui attira avant tout l’attention de l’astronome iranien fut la conception indienne de la fin des temps et de la 24 25

BĪRŪNĪ 1879, p. 27. BĪRŪNĪ 1996, p. 136.

CHAPITRE I – DE L’ANTIQUITÉ AU MOYEN-ÂGE

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destruction de l’Univers par le feu et les eaux telle qu’elle se présente dans les Purāṇa : « Pour les Hindous, la fin du monde arrivera par suite de la conjonction des “douze Soleils” — un pour chaque mois — qui détruira la Terre et la réduira en cendres. […], et à cause de la fusion en une seule des quatre saisons des pluies : le déluge noiera les cendres dans ses eaux. Enfin, le monde périra par la disparition de la lumière et par le règne des ténèbres : il sombrera dans le néant. »26

Par ailleurs, à la lecture du MatsyaPurāṇa et du ViṣṇuPurāṇa, Bīrūnī constata que le savant astrologue iranien Abū Ma‘Shar27 (787-886) avait déjà eu connaissance en son temps de la théorie cosmologique indienne des kalpa et que celui-ci s’en était inspiré pour calculer les dates du déluge primordial et du cataclysme diluvien à venir qui apporterait, lors de la conjonction des sept planètes, la destruction de l’Univers. Aussi, pour Abū Ma‘Shar, le déluge de la fin des temps ne pouvait avoir lieu qu’à la seule condition de l’entrée en conjonction de l’ensemble des planètes : « Le contexte de ces passages montre clairement que cette destruction du monde a lieu à la fin d’un kalpa, et donc que de ces [passages] provient la théorie d’AbūMa‘shar selon laquelle un déluge a lieu à la conjonction des planètes, parce qu’elles sont, en fait, en conjonction à la fin de chaque caturyuga et au début de chaque kaliyuga. Si cette conjonction n’est pas complète, le déluge aussi n’atteindra évidemment pas le plus haut degré de sa puissance destructrice. »28

À lire Bīrūnī, les données astronomiques indiennes semblent avoir eu plus d’importance à ses yeux que le récit indien du déluge lui-même inséré par les auteurs des Purāṇa dans la représentation cyclique des temps. Ce qui demeurait fondamental était donc de pouvoir comprendre les raisons physiques d’un possible cataclysme à venir et de pouvoir le prédire grâce aux calculs astronomiques. Il n’a donc pas porté son attention sur la figure de Manu qu’il cita au sujet des Manvantara29. Dans son travail comparatiste, il mit plutôt en parallèle les récits grec des âges du monde et indien des caturyuga30, mais n’opéra aucun rapprochement entre l’histoire de Manu sauvé du déluge, qui est présente dans le MatsyaPurāṇa, mais non dans le ViṣṇuPurāṇa et le BhāgavataPurāṇa, et celle de Noé qu’il connaissait bien soit par l’intermédiaire du Coran31 soit directement par la Torah32 et qui 26 27 28 29 30 31 32

BÎRÛNÎ 1996, p. 222-223. PINGREE 1968. BÎRÛNÎ 1910a, p. 325. BÎRÛNÎ 1910a, p. 386-388. BÎRÛNÎ 1910a, p. 378-385. Sourate 71. Genèse 6-8.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

marquait dans les traditions juive, chrétienne et musulmane le début d’une nouvelle ère33, celle des fils de Noé. Durant la période médiévale tardive, les sources textuelles occidentales ne fournissent aucune référence ni aux systèmes cosmologiques indien des yuga et des kalpa ni aux différentes versions du mythe du déluge épico-purāṇique. Le marchand vénitien Marco Polo (1254-1324), par exemple, rapporta, certes, en Occident quelques traits caractéristiques des religions de l’Inde, notamment du brāhmanisme et du jaïnisme34, et donna une description sommaire de la biographie traditionnelle du Buddha perpétuée sur l’île de Ceylan35, mais guère plus. De passage en Inde du Sud, commerçant de son état avant tout, le Vénitien nota que « les Braaman sont les meilleurs marchands du monde et les plus véridiques, car ils ne diraient nul mensonge pour rien au monde, et ne disent que la vérité, même s’il leur en faut mourir. […] Ces Braaman ne mangent point de chair ni ne boivent de vin. Ils mènent une très honnête vie d’après leurs usages. Ils ne font de luxure qu’avec leurs femmes. Ils ne déroberaient rien à personne, n’abattent nul animal, bref, ne feraient aucune chose dont ils estiment que c’est péché. »36. Quelques ecclésiastiques, qui se rendirent en Chine, passèrent également par l’Inde37. En 1291, le franciscain italien Jean de Montecorvin (1247-1328) débarqua sur la Côte de Coromandel et séjourna treize mois à Meliapur avant de poursuivre sa mission apostolique vers Pékin. À partir de 1321, le dominicain catalan Jourdain de Séverac (1280- après 1330) baptisa trois cents hindous et musulmans (« Idolatrae et Sarraceni »)38 dans le Gujarāt avant d’être nommé, en 1328, évêque de Quilon. Tout comme Marco Polo, le missionnaire dominicain constata que « les gens de cette Inde-là sont très raffinés dans leur alimentation, vrais en parole et supérieurs en justice, observant fidèlement les libertés de chacun selon sa position sociale, qu’ils ont [reçues] depuis les temps anciens »39. De son propre aveu, une année entière n’aurait suffi à décrire l’Inde qu’il visita et Jourdain de Séverac acheva sa description ethnographique en ces termes : « Verùm, mulieres et homines quantò sunt nigriores, tantò sunt pulchriores »40. En 1322, il fut visité par 33 34 35 36 37

38 39

40

BÎRÛNÎ 1910a, p. 37 ; 112 ; 407. MARCO POLO, LedevisementduMonde 178. MARCO POLO, LedevisementduMonde 179. POLO 2004, p. 448-449. Sur le contexte historique de ces missions apostoliques en Asie du Sud et en Extrême-Orient durant la période médiévale occidentale voir GADRAT 2005. JORDAIN CATALANI 1839, p. 47. « Populus istius lndiae est in victu mundissimus ; verax in verbo, et in justitià praecipuus ; conservans libertates uniuscujusque, secundùm statum suum, quas habent ab antiquitate. » ; JORDAIN CATALANI 1839, p. 46. JORDAIN CATALANI 1839, p. 48.

CHAPITRE I – DE L’ANTIQUITÉ AU MOYEN-ÂGE

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le franciscain italien Odoric de Pordenone (1286-1331) qui, après être demeuré quelque temps dans la région de Bombay, continua sa mission d’évangélisation jusqu’en Chine. Mais à lire leurs témoignages sur les pratiques religieuses des Indiens et leurs croyances, aucun d’entre eux, pas plus que le grand voyageur tangérois Ibn Baṭūṭah (1304-1377) qui parcourut les territoires indiens de 1333 à 1345 et qui narra son long périple dans son récit de voyage (Riḥlat)41, n’eut connaissance du mythe du déluge indien ou de la première descente de Viṣṇu sous l’apparence d’un poisson.

41

IBN BATTÛTA 1982.

CHAPITRE II

DÉLUGES ET HISTOIRE DE L’HUMANITÉ AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES 2.1. Premiers contacts européens Le progressif renouveau des connaissances des Européens sur les religions indiennes fut redevable aux conquêtes portugaises de la côte ouest de l’Inde après l’ouverture d’une nouvelle voie maritime par Vasco de Gama (1460-1524)42 qui, à bord de la São Gabriel, contourna le continent africain par le cap de BonneEspérance pour débarquer le 28 mai 1498 sur la côte ouest indienne, non loin de la ville de Calicut. Durant tout le XVIe siècle, les marchands portugais parvinrent à édifier un vaste réseau commercial qui leur permit de rallier leurs ports et forteresses des deux côtes indiennes du Ponant et du Levant. Les missionnaires catholiques, qui se retrouvèrent face à leurs devanciers, chrétiens syro-malabars et musulmans, s’intéressèrent progressivement aux croyances indiennes afin de mieux évangéliser les populations autochtones43. Néanmoins, la première vague de missionnaires jésuites n’eut aucune considération pour les religions indiennes qu’ils qualifièrent de sataniques, les théologiens supputant que le Diable s’était immiscé en toute chose afin de tromper les non-chrétiens. À la différence de Marco Polo et du dominicain Jourdain de Séverac, François Xavier (1506-1552) avait en haine les brāhmanes : « Dans ce pays, il y a parmi les Gentils une engeance qu’on appelle Brahmanes. Ce sont eux qui animent toute la Gentilité. Ils ont la charge des maisons où se trouvent les idoles ; c’est la plus perverse gent du monde. C’est à eux que s’applique le psaume qui dit : “Des gens qui ne sont pas saints, de l’homme inique et trompeur, protège-moi.” Voici des gens qui ne disent jamais la vérité et qui ont perpétuellement à l’esprit de trouver comment mentir avec subtilité et comment tromper les pauvres simples et les ignorants. […] Ils possèdent certaines Ecritures qui

42

43

BOUCHON 1997 ; TEYSSIER & VALENTIN 1998 ; SUBRAHMANYAM 2012. Pour une vue d’ensemble des relations entre les Européens et l’Inde à partir du XVe siècle, voir MARKOVITS et MARGOLIN 2015. Sur la présence portugaise et les missionnaires jésuites, voir ŽUPANOV & BARRETO XAVIER 2015. CHANDEIGNE 1996.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

contiennent les commandements. La langue qu’on enseigne dans ces écoles est chez eux comme le latin chez nous. »44

De fait, François Xavier ne chercha pas à apprendre le sanskrit afin de pouvoir compulser les textes religieux des brāhmanes et de réfuter leurs croyances. Il développa plutôt une évangélisation radicale allant jusqu’à se flatter, dans sa correspondance adressée à ses frères de Rome, « d’avoir organisé de très jeunes néophytes indiens en brigades de choc, avec mission de cracher et de déféquer sur les statues et autres emblèmes religieux, jusque-là vénérés par leurs parents »45. De même, selon le rapport de perquisition du jésuite Luis d’Almeida (1525-1583) daté de 1559, les missionnaires cherchèrent bien plus à condamner les brāhmanes et à détruire les objets de cultes indiens et les textes brāhmaniques, déclarés mensongers, que d’investir du temps dans la connaissance et l’apprentissage des différents courants religieux : « Les pères, ayant appris par des néophytes que les païens avaient l’intention de célébrer une fête en l’honneur de leurs dieux Ganessa Vinacociti et Vinaico, pénétrèrent subitement dans une maison de brahmes et y trouvèrent une idole. Tous ceux présents furent punis, le brahme condamné aux travaux forcés à perpétuité et ses biens confisqués. La même nuit nous nous rendîmes chez un autre brahme et prîmes les gens en flagrant délit de cérémonies païennes. Nous saisîmes trois idoles, nommées Salgrama. Les brahmes s’étant enfuis, ordre fut donné de les arrêter partout où ils se trouveraient… Une autre fois nous interrompîmes une fête en l’honneur de Vali… La même nuit, d’autres furent également surpris à célébrer une fête nommée Cibe et furent punis, bien que plusieurs d’entre eux fussent d’honnêtes marchands. Dans cette même circonstance, on trouva dans la maison d’un hindou de rang, deux livres intitulés Anadipurana. Ceux-ci contiennent les fables mensongères de leurs dieux, etc. »46

Face aux brāhmanes, aux chrétiens syro-malabars et aux musulmans, les missionnaires catholiques portugais n’eurent qu’un seul objectif, celui de convertir et de baptiser au plus vite les Indes orientales, à l’égal de l’évangélisation des Indes occidentales, sans se préoccuper de savoir quels étaient les fondements de leur croyance. Ainsi, les entretiens qu’eut François Xavier avec les brāhmanes demeurèrent stériles. Habitués à débattre, ces derniers ne voyaient dans la doctrine énoncée par cet étranger qu’une confirmation de leur propre conviction religieuse : « Sur ma route, lorsque je vais rendre visite aux villages chrétiens, je passe par de nombreuses pagodes. Je suis une fois passé par une d’elles où il y avait plus de deux cents Brahmanes qui sont venus me voir. […] J’ai alors récité à pleine voix et dans leur langue le Credo et les commandements de la Loi, en m’arrêtant sur chacun d’eux.

44 45 46

FRANÇOIS XAVIER 2007, p. 108 et 111. DIDIER 2005, p. 33. SCHRIMPF 1996, p. 119-120.

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Les commandements achevés, je leur ai fait une exhortation dans leur langue pour leur expliquer ce qu’est le paradis et ce qu’est l’enfer, et leur dire qui sont ceux qui vont dans un endroit et qui sont ceux qui vont dans l’autre. Une fois terminée cette causerie, les Brahmanes se sont tous levés et m’ont cordialement embrassé ; ils m’ont dit que vraiment le Dieu des Chrétiens est un vrai Dieu, car ses commandements sont si conformes à toute raison naturelle. »47

2.2. Abul-Fazl-i-‘Āllami et le matsyāvatāra Coutumiers des joutes oratoires, certains brāhmanes participèrent aux débats religieux arbitrés par le grand Moghol Akbar (1542-1605), notamment à partir de 1575. Dans sa construction d’une idéologie impériale nouvelle et sa décision d’ôter aux ‘ulamā sunnites leur autorité religieuse, Akbar fit supprimer l’impôt de capitation des non-musulmans (ǧizyah), se substitua au prédicateur de la grande mosquée de la capitale, se proclama chef religieux en sa qualité de juriste (muǧtahid) et organisa des rencontres religieuses dans le Hall d’adoration (Ibādat khāna) de Fatehpur Sikrī en invitant chiites, brāhmanes, śramanes, mazdéens et jésuites. Parmi ses proches, se trouvait le savant littérateur Abul-Fazl-i-‘Āllami (1551-1602) qui, à la différence des missionnaires chrétiens portugais, avait une bien meilleure connaissance des croyances brāhmaniques et sectaires. Cet historiographe de la cour moghole consigna dans son ouvrage consacré à l’administration gouvernementale d’Akbar (‘Ain-i-Ākbari)la doctrine viṣṇuite des dix avatāra et décrivit correctement l’histoire de la première descente sous l’apparence d’un poisson (matsyāvatāra) : « Ils croient que l’Être suprême, dans la sagesse de son conseil, assume une forme élémentaire d’un caractère particulier pour le bien de la Création, et nombreux parmi les plus sages des Hindous acceptent cette doctrine. Une telle incarnation complète est appelée Purnāvatāra, et ce principe, qui dans certaines formes créées est scintillant par les rayons de la divinité et confère des pouvoirs extraordinaires, est appelé Aṃśāvatāra ou incarnation partielle. Cette dernière ne sera pas prise en considération ici. Du premier type, ils disent que dans l’ensemble des quatre Yuga, dix manifestations auront lieu, et que neuf sont, jusqu’à présent, apparues. Matsyāvatāra La divinité se manifesta ici sous la forme d’un poisson. Ils disent que dans le pays Drāvidā, à l’extrémité du Dekkan, dans la ville de Bhadrāvati, durant le SatyaYuga au onzième jour lunaire du mois de Phālguna (Février-Mars), Rājā Manu, s’étant retiré lui-même de toutes les préoccupations mondaines, et étant alors âgé de 47

FRANÇOIS XAVIER 2007, p. 109-110.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

100000 ans, vivait dans la pratique de grandes austérités. Il effectuait ses ablutions sur les bords de la rivière Kritamālā quand un poisson vint dans sa main et dit : “Protège-moi”. Il demeura dans sa main un jour et une nuit et comme il augmentait en taille, il le mit dans un pot, et quand il grandit, il le mit dans une cruche. Quand cette dernière ne put plus le contenir, il le mit dans un puits et, de-là, il le transféra dans un lac, puis ensuite au Gange. Comme le Gange ne pouvait plus le contenir, il lui donna place dans l’océan, et quand il remplit l’océan, le Rājā reconnut l’origine du miracle et il le vénéra et le pria d’une révélation. Il entendit la réponse suivante : “Je suis l’Être suprême. J’ai assumé la forme de cette créature pour ton salut et celui de quelques élus. Après sept jours, le monde sera détruit et un déluge submergera la terre. Monte dans un certain navire ensemble avec quelques-uns des justes et les livres divins et des plantes médicinales de choix, et fixe le navire à cette corne qui sort de moi.” Le déluge dura 1728000 ans avant de se retirer. »48

D’après les éléments narratifs, les toponymes, les potamonymes et les données temporelles, le récit qu’Abul-Fazl-i-‘Āllami retranscrivit à partir d’une source orale (« On dit que » ‫)ﮔﻭﻴﻧﺩ‬, provient de la version du BhāgavataPurāṇa qui situe l’histoire en Inde du Sud, au pays Draviḍa. Les 1728000 ans (4800 × 360) correspondent à la durée d’un Satya Yuga ou Kṛta Yuga, âge Parfait durant lequel l’homme vit 100000 ans49. Sa narration de l’histoire de la descente de Viṣṇu sous forme de poisson (pers. mâhi) fut assez précise tout comme sa connaissance du sanskrit grâce à laquelle il opéra un certain nombre de translittérations. Ainsi, il transcrivit en persan les composés purnāvatāra (pûrna avatâra), aṃśāvatāra50 (anša avatâra), matsyāvatāra ou macchāvatāra (machcha avatâra), satyayuga (stjg), les termes yuga (jagdeh) et phālguna (phâgn) ainsi que les noms propres51. Pour le reste, il conserva le vocabulaire de sa propre culture islamique. Ainsi, il employa les termes izad et dâdâr pour traduire le sanskrit īśvara, nâmhây-e izadi pour parler des Veda et âb-e tufâni pour désigner les eaux agitées par la tempête qui submergèrent le monde, conformément à la version du Bhāgavata Purāṇa 8.24.7 (samudropaplutās tatra lokā bhūrādayaḥ) et au vocable coranique ṭūfānu52. Ceci montre assez que depuis Bīrūnī, les sources à partir desquelles les personnes extérieures à la société brāhmanique au sens large prirent connaissance des récits traditionnels, provenaient des Purāṇa, vaste littérature en vogue sur le subcontinent indien dès le début de la période médiévale qui fut traduite dans les langues vernaculaires de l’Inde et en persan.

48 49 50 51

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ABUL-FAZL-I-‘ĀLLAMI 1948, p. 308-309. BhāgavataPurāṇa 3.11.19. GARG 1992, vol. 2, p. 399 ; VIELLE 2011. Drāviḍa (Drâvr), Dekkan (Dkhn), Bhadrāvati (Bhdrâvti), rājā Manu (râje Mn), Kṛtamālā (Krtmâlâ), Gange (Gang). Coran, Sūratu-l-‛ankabūt 29.14.

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2.3. Les missionnaires chrétiens et les aventures de Viṣṇu En Europe, durant ces mêmes années, le cardinal Henri (1512-1580), devenu roi du Portugal en 1578, fit la demande au supérieur général de la Compagnie de Jésus, Everard Mercurian (1514-1580) de lui envoyer un érudit afin de rédiger l’histoire des missions portugaises en Inde53. Ce dernier sollicita l’italien Giampietro Maffei54 (1538-1603) qui, entré à la SocietasJesu en 1565 à Rome, avait déjà publié, en 1571, la traduction latine du manuscrit portugais de Manuel da Costa (1541-1604) sur les missions des jésuites en Asie, accompagnée de la correspondance de plusieurs missionnaires œuvrant en Inde et au Japon55. Jean-Pierre Maffé arriva à Lisbonne en 1579 et compulsa les archives royales relatives aux différentes missions portugaises pour aboutir à la publication, en 1588, de son ouvrage intitulé HistoriarumIndicarumLibriXVI qui connut plusieurs rééditions56. À la lecture de cette œuvre majeure sur l’histoire de l’implantation des missions catholiques en Inde du Sud et de l’évangélisation des autochtones au XVIe siècle, non pas manuscrite, mais éditée en Italie même, à Florence, il s’avère que le jésuite italien passa outre toute étude des religions indiennes. Tout au plus nota-t-il que les brāhmanes avaient bien des livres, mais tous emplis d’antiques superstitions sans intérêt, et que ces « contes de vieilles », qui avaient déjà fait l’objet de récits en portugais, ne méritaient aucunement de s’y attarder : « Ils ont aussi plusieurs livres de leurs superstitions ; ouvrage d’un travail et d’un soin incroyable qui approchent en quelques choses des fables de la vieille Grèce, ou de la discipline Augurale des anciens Hetrusques. Mais un de leurs plus grands soins est d’empêcher qu’ils ne tombent dans les mains du vulgaire, satisfaits d’en tirer ce que bon leur semble, pour en abuser le peuple, soit dans les conférences, soit dans les sermons publics, où ils en étalent les mystères avec beaucoup de fierté dans la contenance et de pompe dans les paroles. Un Brachmane s’étant fait Chrétien, il y a quelques années, apprit aux nôtres une bonne partie de ces choses, qui depuis ont été amplement écrites en portugais et sont ainsi arrivées à ma connaissance. Certes, il était peu important de donner en cet endroit quelque place à ces bagatelles et à ces contes de vieilles. On peut toutefois profiter de cette réflexion : combien sont obligés à la divine bonté ceux auxquels, parmi tant d’autres qu’il laisse dans un si étrange aveuglement, il a daigné communiquer les lumières du Christianisme. »57

53 54 55

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57

Sur l’histoire de l’Empire portugais en Asie, voir SUBRAHMANYAM 1999. O’NEILL & DOMÍNGUEZ 2001, p. 2466. ACOSTA 1571. LACH 1965, p. 727. Néanmoins, ce travail recélait un grand nombre d’erreurs d’après le missionnaire jésuite Matteo Ricci (1552-1610), voir BATCHELOR 2014, p. 79. MAFFÉ 1590. Il fut traduit en français par François Arnault de la Borie, puis par Michel de Pure, voir MAFFÉ 1665. MAFFÉ 1665, p. 56. Texte latin MAFFÉ 1590, p. 58.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

De fait, si, dans la seconde moitié du XVIe siècle, les « aventures de Vixnu » commençaient à être connues des missionnaires eux-mêmes, comme l’attestent quelques allusions portugaises, le caractère diluvien du mythe ne fut aucunement rapproché du récit biblique : « On trouve aussi dans ces mêmes Livres, que Vixnu, dont la Secte est fort étendue, s’est incarné, ou métamorphosé jusqu’à neuf fois. Dans sa première incarnation, il prit la forme d’un poisson : mais on ne sait pas quel fut le motif de cette métamorphose »58. En effet, les missionnaires portugais n’eurent parfois accès qu’à la liste sommaire des avatāra et semblent avoir été plus préoccupés par le concept indien de trimūrti ou triple forme, à savoir Brahmā en tant que Créateur, Viṣṇu en tant que Conservateur et Śiva en tant que Destructeur, qui s’apparentait au dogme de la trinité chrétienne et qui se révéla être son grand adversaire. Ce fut donc dans la dispute théologique sur la nature de ces trois dieux indiens ne formant qu’un seul et même dieu, que les missionnaires catholiques s’intéressèrent aux avatāra de Viṣṇu mis en regard avec l’incarnatioverbidei. Si le concept même de trimūrti ne remonte guère au-delà du Xe siècle ap. J.-C., la mise en relation des trois dieux Brahmā, Viṣṇu et Śiva, quant à elle, date du début de l’ère chrétienne lorsque sous le règne des Kuṣāṇa, le brāhmanisme était entré en concurrence avec le viṣṇuisme et le śivaisme. Dans la MaitryUpaniṣad, dont les parties remontent pour certaines au IVe siècle av. J.-C., pour d’autres au IerIIe siècle ap. J.-C., les brāhmanes avaient déjà opéré dans leur théologie une concordance entre la théorie des trois propriétés d’existence (guṇa) composant la Nature (prakṛti) selon l’école philosophique du saṃkhya et cette croyance en une unique forme divine ternaire, attribuant alors une nature ténébreuse (tamas) à Rudra, une nature passionnée (rajas) à Brahmā et une nature de pureté (sattva) à Viṣṇu. Ils aboutirent à l’idée qu’« en vérité, cet [être] Unique est devenu triple (sa vā eṣa ekas tridhā bhūto) »59. Si les missionnaires portugais n’avaient pas encore eu accès aux Upaniṣad, ils trouvèrent néanmoins dans la littérature purāṇique l’exposition de cette croyance indienne en un dieu ternaire et dont l’une des personnes, Viṣṇu, s’était incarnée à plusieurs reprises sous différentes formes animales et humaines dans le monde des hommes afin de les sauver. Ils établirent donc la liste des dix incarnations de Viṣṇu parmi lesquelles figurait celle pisciforme. Cependant, les éléments narratifs de cette première descente ne semblent pas avoir été immédiatement rapprochés de ceux du récit biblique du déluge, ou plutôt, les chrétiens s’en gardèrent bien. L’urgence était de rédiger en langues indiennes des catéchismes qui aideraient les missionnaires à convertir les Indiens. Dès 1556, au Collegio de S. Paulo de Goa, fut rédigée en marathe et en konkani

58 59

ANONYME 1723, p. 85. Sur la traduction de cette dissertation portugaise, voir BERNARD 1807, p. 14. Maitryupaniṣad 5.2.

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une DoutrinaChristāa60. La lecture et l’étude des ouvrages brāhmaniques ou sectaires n’étaient donc pas prioritaires. Les Portugais, qui avaient interdit dès 1546 par ordonnance royale toutes constructions de temples, fabrications d’idoles et pratiques religieuses61, virent arriver parmi eux de nouveaux venus de la Compagnie de Jésus qui regardèrent ces exactions comme une barrière à l’évangélisation des Indiens issus de castes différentes. Les missionnaires portugais, qui avaient converti un certain nombre de paranghi, qui formaient une ethnie considérée par les brāhmanes comme impure, avaient eu le tort d’avoir laissé entendre que tout chrétien était un paranghi. Aucun indien de culture brāhmanique ne souhaitait, en se convertissant au christianisme, choir de son statut social. Dès lors, le jésuite italien Roberto de Nobili62 (1577-1656), qui débarqua à Goa le 20 mai 1605, saisit immédiatement que les usages des missionnaires catholiques étaient considérés par les brāhmanes comme impurs. Il adopta donc le mode de vie des renonçants (saṃnyāsin). Il investit également du temps dans l’apprentissage des langues vernaculaires et du sanskrit dans le but de pouvoir approcher et entrer en contact avec les hautes castes de la société indienne tenues par les brāhmanes et les kṣatriya, et ainsi d’éviter toute mésestime et tout écueil à l’évangélisation. Ses capacités linguistiques et le respect que les brāhmanes lui témoignèrent lui offrirent l’opportunité d’accéder à des entrevues théologiques et philosophiques ainsi qu’à la lecture de textes liturgiques d’écoles védiques (Smārta, Āpastamba, Sūtra63) et de la littérature purāṇique. « Par le moyen du sanscrit je puis scruter tous les livres secrets des brames qui expliquent l’institution, la nature et l’objet des rites et des usages du pays ; j’ai de plus la facilité de connaître à fond toutes ces choses par mes liaisons et mes rapports journaliers avec les brames les plus savants de Maduré, deux avantages que n’a eus aucun de nos pères, et peut-être aucun Européen jusqu’à ce jour. »64

À l’égal de ses devanciers, Roberto de Nobili réfuta le concept indien de trimūrti pour mieux assurer l’enseignement du dogme chrétien de la trinité. Ses recherches l’amenèrent à étudier les avatāra de Viṣṇu et à objecter que de telles descentes sous formes animales et humaines démontraient que Viṣṇu n’était en

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DOUTRINACRISTĀA 1556-1561. SCHRIMPF 1996, p. 119. Sur Roberto de Nobili, voir NOBILI 1862, NOBILI 1971, NOBILI 1972, DAHMEN 1924, DAHMEN 1926, DAHMEN 1931, BACHMANN 1972, RAJAMANICKAM 1972, AROKIASAMY 1986, SAULIÈRE 1995, ŽUPANOV 2001. NOBILI 1862, p. 274. NOBILI 1862, p. 265-266.

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rien de nature pleinement divine65. Il opposa donc l’incarnation unique du dieu des chrétiens à la multitude des descentes de Viṣṇu et avança qu’étant donné la nature de dieu, son unique incarnation en homme, qu’il nomma « manuṣa avatāram », afin d’intervenir dans l’histoire de l’humanité, avait suffi à sa rédemption. Là encore, le jésuite italien ne s’intéressa pas au mythe du déluge indien pour lui-même, mais à la figure de Viṣṇu dont l’un de ses avatāra avait consisté à prendre le corps d’un animal aquatique. Lors de l’arrivée de Nobili à Goa, un missionnaire jésuite anglais, Thomas Stephens (1549-1619), était en train de rédiger une grande épopée biblique composée de quarante-quatre mille vers. Il avait entrepris ce vaste travail à la demande de brāhmanes qui, convertis, avaient dû renoncer à la lecture et à la récitation de leurs illustres poèmes purāṇiques. Th. Stephens leur offrit dans leur langue konkani une épopée dans laquelle le héros divin fut Jésus-Christ (Jeju Kristarāyā) et l’intitula, de ce fait, Krista Purāṇa66. Divisé en deux parties totalisant quatrevingt-quatorze chants, l’une relatant quelques récits de l’AncienTestament, l’autre ceux du Nouveau, le jésuite anglais présenta l’épisode de Noé et du déluge. Dans les chants 2.2.43-49, il narra comment, après la chute d’Adam, les hommes avaient oublié Dieu (Deva) et comment ce dernier voulut envoyer un déluge de feu pour réduire en cendres la terre et ses habitants. Mais, Dieu, doué de justice (niti) et de compassion (kākuḷati) ne déversa sur la terre qu’un déluge d’eau et décida de sauver Noé et sa famille. Bien plus tard, Dieu envoya alors un déluge de compassion par l’intermédiaire de son Fils, la Lumière du monde (Jagajivana). Le Dieu Père (Deva Bāpa), le Fils de Dieu (Devasutā) et l’Esprit saint (Īsphari Saṅtā) formaient à eux trois un seul et même Dieu. Le travail de Th. Stephens consista avant tout à opérer un transfert culturel entre les croyances indiennes et chrétiennes. Pour ce faire, il employa le vocabulaire religieux des brāhmanes pour donner sens à l’histoire sacrée telle qu’elle se déploie tout au long des livres bibliques. Cette acculturation sémantique, qui suivait le procédé de conversion par accomodatio, se révéla nécessaire aux yeux des missionnaires jésuites s’ils voulaient amener les brāhmanes de la haute société à se convertir au christianisme. D’autres missionnaires de la même génération continuèrent à exposer les doctrines des différents courants religieux sectaires. C’est le cas du jésuite italien Jacobo Fenicio (1558-1632)67 qui, dans son Livro da seita dos Indos orientais 65 66

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AROKIASAMY 1986, p. 145. STEPHENS 1616. Malgré sa demande d’aide financière pour faire imprimer son KristaPurāṇa en écriture nāgarī, Th. Stephens fut dans l’obligation de l’éditer en caractères romains. Trois éditions se succédèrent en 1616, 1649 et 1654. Il ne sera publié en nāgarī qu’en 1956. FALCAO 2003. Arrivé à Cochin en 1584, il vécut à partir de 1600 à Calicut. Après avoir fondé la mission de Tanor en 1606 et travaillé à l’évangélisation des populations de la côte de Malabar, il mourut en 1632 à Cochin.

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(Livre de la secte des Indiens orientaux) achevé en 160968, fit un descriptif de quelques-uns des mythes cosmogoniques de la littérature purāṇique ainsi que des fonctions des principaux dieux d’après les croyances des habitants des côtes de Malabar. Ainsi, selon les indications des brāhmanes qu’il fréquenta et ses lectures des textes indiens, J. Fenicio décrivit la création de l’Univers à partir de l’élément eau69, le monde des dieux (deualogam, skt devaloka) et la fonction des dieux Brahmā, Viṣṇu et Śiva dans l’économie de la création. S’ensuit la représentation cyclique des temps cosmiques avec la description des quatre yuga (Quirudâ, Tredâ, Duaparam et Cali) et le nombre de leurs années célestes (4800 ; 3600 ; 2400 ; 1200) estimé en tout à 12000 ans70. Le missionnaire jésuite expliqua ensuite les avatāra de Viṣṇu ou transformations (transformação) du dieu pour lesquels le récit de la première descente sous la forme d’un poisson apparaît à nouveau le moins développé de tous les autres passages sur les avatāra : « Un Adiren [Āditya], également appelé Racxaden [rākṣasa], vola la loi aux dieux, appelés Deuagal [devakaḷ] ; et il se cacha avec elle au fond de la mer ; les Deuagal allèrent se plaindre à Vistnũ [Viṣṇu] dans la mer de lait, et, lui, transformé en poisson requin — poisson qui tue et mange les hommes —, il alla au fond de la mer ; et, apercevant le Racxade qui s’appelait Ireniacxen [Hiraṇyākṣa], il le tua, lui prit la loi et la rendit aux dieux. »71

Ireniacxen est la transcription de Hiraṇyākṣa, le nom de l’un des fils de l’asura Diti. Or, dans la littérature purāṇique relative au mythe du matsyāvatāra, seul l’auteur du Padma Purāṇa (6.230.10) établit une liste des fils de Diti parmi lesquels apparaît ce nom, même si ce n’est pas lui qui y est ensuite dit avoir dérobé le Veda. Que cet asura matronymiquement « daitya » soit improprement qualifié de rākṣasa se retrouve aussi dans le vers cité du Padma (cf. aussi v. 29) et, comme on va le voir, chez plusieurs témoins européens postérieurs72. 68 69 70

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SCHURHAMMER 1934, p. 143. FENICIO 1933, p. 13. FENICIO 1933, p. 17. Ce nombre d’années correspond bien à la tradition cosmologique d’un mahāyuga divisé en kṛtayuga (4000 années divines plus deux crépuscules (sandhyā) de 400 années divines soit 4800 années divines), tretāyuga (3000 années divines plus deux crépuscules de 300 années divines soit 3600 années divines), dvāparayuga (2000 années divines plus deux crépuscules de 200 années divines soit 2400 années divines) et kaliyuga (1000 années divines plus deux crépuscules de 100 années divines soit 1200 années divines). Soit un total de 12000 années divines. « Hum Adiren que por outro nome chamão Racxaden furtou a ley aos Deozes chamados Deuagal ; e se acolheo com ella no fundo do mar ; forão os Deuagal fazer queixumes a Vistnũ no mar de leite oqual transformado em peixe tubarão peixe que mata e come os homens foi no fundo do mar ; e achando ao Racxade que tinha nome Ireniacxen : o matou e tomandolhe a ley a entregou aos deozes », FENICIO 1933, p. 57. Noter la marque du pluriel en malayalam (et tamoul) dans le mot [deva-kaḷ]. Sur ces brèves connaissances du matsyāvatāra par les missionnaires portugais, voir également la notice sur le Vistnupiscisavataru d’un recueil manuscrit de traditions hindoues compilées par le

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Au-delà de leur caractère proprement littéraire, ces mythes furent également utilisés dans l’art indo-portugais pour décorer des textiles ou de la vaisselle. Au Bengale, par exemple, un couvre-lit fut tissé avec pour panneau central une représentation de la Justice de Salomon. Les scènes maritimes des bordures, quant à elles, juxtaposent l’épopée maritime des Portugais à la descente de Viṣṇu pisciforme sauvant du déluge Manu Vaivasvata et tuant l’asura voleur des Veda73. Les ateliers indiens produisirent ainsi un art hybride tout autant décoratif qu’édifiant et participèrent à la diffusion de l’histoire à travers le commerce de leurs créations. Mais après un siècle d’hégémonie, la CompagniedesIndesportugaises, qui tenta désespérément de fédérer ses différents comptoirs en 1624 dans l’objectif de faire face à la concurrence des autres pays européens, céda progressivement la place aux Hollandais et aux Anglais. L’East India Compagny (Compagnie des Indes orientales), fondée en 1600, et la toute puissante VereenigdeOost-IndischeCompagnie (CompagniehollandaisedesIndesorientales), créée en 1602, s’emparèrent du marché des épices et des textiles. En 1664, J.-B. Colbert (1619-1683), alors intendant des finances, institua la Compagnie française pour le commerce des Indes orientales qui ouvrit d’importants comptoirs à Pondichéry en 1674 et à Chandernagor en 168874. La France était assurément en retard sur ses voisins européens dans le domaine de la navigation au long cours et le commerce international. Ainsi, durant les XVIe et XVIIe siècles, le développement de plus en plus important du commerce direct des épices et des textiles entre les États européens et l’Inde permit à de nouveaux missionnaires chrétiens, notamment aux pasteurs protestants et aux jésuites catholiques, d’investir les comptoirs commerciaux et de poursuivre l’évangélisation de ses autochtones commencée par les missionnaires portugais. Pour y parvenir, la connaissance de leurs croyances s’avérait dorénavant indispensable comme l’avait démontré Robert de Nobili. De nets progrès avaient été faits dans l’apprentissage du sanskrit et des langues vernaculaires indiennes ainsi que dans la confection de grammaires structurées selon le modèle des manuels de grammaire latine. Convaincre les brāhmanes de leurs erreurs et les convertir au christianisme amenèrent donc les missionnaires à obtenir et à lire

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jésuite espagnol Dom Francisco Garcia (1580-1659), entre 1610 et 1633, qui évoque un gigas Sancassaru Deitiu (cf. infra note 117) et un quatrième livre de loi à jamais perdu (cf. aussi FENICIO 1933, p. 150). WICKI 1958, p. 313. Il est aussi mentionné vers 1615 dans la liste des huit « naissances » de Viṣṇu donnée par le jésuite portugais Diogo GONÇALVES (1955, p. 34), lui-même décédé en 1640. Le mythe n’est pas raconté dans le traité sur l’hindouisme du jésuite portugais (opposant à de Nobili) Gonçalo Fernandes Trancoso (1541-1621), daté de 1616, qui s’intéresse cependant au cycle des quatre âges et à la figure de Manu. WICKI 1973, p. 167-171. CURVELO, PEREIRA, PIMPANEAU & PINTO 2008, p. 50. Sur l’histoire des Compagnies européennes des Indes orientales voir ANNASSE 1975 ; MORINEAU 1999 ; MÉZIN, LE BOUËDEC & HAUDRÈRE 2005 ; HAUDRÈRE 2006. Sur la fondation de Pondichéry, voir en dernier lieu MORE 2014.

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leurs écrits sacrés comme en témoigne le jésuite Athanase Kircher (1601-1680) au sujet du but des recherches entreprises par son confrère Heinrich Roth (16201668) : « Ce très révérend, fort versé dans la langue des Brachmanes, a tiré de leurs plus secrets livres les principaux points de leur doctrine, à dessein de donner moyen aux Chrétiens, qui conversent parmi les Brachmanes, d’expliquer plus facilement et réfuter de si grandes absurdités »75. Ainsi, ce travail sur les écrits sacrés brāhmaniques et sectaires, notamment à partir des Purāṇa souvent obtenus par l’intermédiaire des commerçants vaiśya qui vivaient dans ou non loin de ces grands comptoirs ou bien de brāhmanes convertis, renouvela définitivement le savoir que les Européens76 avaient des religions de l’Inde, tributaires qu’ils avaient été jusque-là des sources grecques et latines ainsi que des rares écrits médiévaux. Les ouvrages des pasteurs hollandais et les lettres des Jésuites alimentèrent la curiosité des savants européens. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, il était donc possible d’accéder aux croyances des différents peuples indiens grâce, notamment, aux ouvrages de prêtres anglicans, comme Henry Lord77, des pasteurs hollandais Abraham Roger78 ( ?-1649) et Philippus Baldaeus79 (1632-1672) ou aux lettres80 et aux livres des jésuites allemands Athanase Kircher81 et Heinrich Roth82, ou encore, aux récits de voyageurs, notamment ceux des français Jean-Baptiste Tavernier83 (1605-1689) et François Bernier84 (1620-1688).

2.4. Les âges du monde indiens chez Henry Lord L’ouvrage d’Henry Lord85, A Discoverie of the Sect of the Banians86 (Une découvertedelasectedesBanians), publié en 1630 à Londres, fut l’un des premiers à décrire une cosmogonie brāhmanique pour un lectorat européen. Les réflexions théologiques de Robert de Nobili sur les doctrines des viṣṇuites et des śivaïtes ainsi que des māyāvādin et des tattvavādin, étaient restées, en effet,

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KIRCHER 1667, p. 156 ; KIRCHER 1670a, p. 215 ; KIRCHER 1670b, p. 356. Sur le pré-indianisme du XVIIe siècle, voir SCHWAB 1950 ; HALBFASS 1988 ; LACH & VAN KLEY 1993 ; APP 2010. LORD 1630. Traduction française : LORD 1667. ROGER 1651. Traduction française : ROGER 1671. BALDAEUS 1672a. Traduction anglaise : BALDAEUS 1672b. ANONYME 1715-1773 ; ANONYME 1809 ; ANONYME 1818-1823 ; VISSIÈRE 2000. KIRCHER 1667. Traductions françaises : KIRCHER 1670a et 1670b. CAMPS et MULLER 1988. TAVERNIER 1676. BERNIER 1670-1671. Sur Henry Lord voir RANDLE 1937, SWEETMAN 2003, p. 65-67. Pour l’édition critique du texte voir SWEETMAN 1999. Pour le contexte historique voir SWEETMAN 2003, p. 64-88.

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manuscrites et, dans son ouvrage imprimé, Giampietro Maffei avait éludé ce domaine. C’est pourquoi, en 1670, Pierre-Daniel Huet (1630-1721) se référa exclusivement à cet ouvrage lorsqu’il en vint à aborder, dans sa Demonstratio evangelica, la figure du législateur des indiens, Bremaw, qu’il rapprocha de celle de Moïse87 (voir ci-dessous §2.8). Henry Lord fut chapelain de l’EastIndiaCompany qui était alors sous la présidence du grand négociant Thomas Kerridge. Arrivé probablement en 1624 sur le sol indien, il s’établit à Surate, dans le Gujarāt, où il eut pour mission de comprendre et de consigner les croyances des Banians, c’est-à-dire des marchands indiens. Appartenant à la caste des vāṇiā (vāṇija, marchand)88, ces derniers commerçaient dans tout l’Océan indien et avaient des comptoirs dans certains ports situés le long des côtes du Golf persique et de la Mer rouge89. À la lecture de son ouvrage, il ressort que Henry Lord présenta ce qu’il avait saisi de la cosmogonie et de l’anthropogonie des vāṇiā dont il structura le récit en fonction de ses propres références bibliques. Cette présentation retrace les quatre âges du monde à savoir le kṛta- (curtain), le dvāpara- (duauper), le tretā- (tetraioo) et le kali- (kolee)90 yuga. Si ce n’est sa source orale ou écrite, H. Lord inversa le deuxième yuga (tretā) avec le troisième (dvāpara), ayant été probablement induit en erreur par la valeur croissante des nombres cardinaux dvi et tri les composant lors même que leur énumération cosmologique, provenant du quotient d’un jeu védique, est décroissante. Le premier âge débute avec la création de l’univers par Dieu au moyen des quatre éléments (terre, air, feu, air), sous forme d’un œuf cosmique. Après la séparation du ciel et de la terre, la mise en place des astres solaire et lunaire, H. Lord rapporta comment Dieu créa le premier homme, Pourous (puruṣa) et la première femme Parcoutee (prakṛti) et comment ils eurent ensemble quatre enfants incarnant les quatre castes de la société indienne, à savoir [1] Brammon (brāhmaṇa), élément terre, qui reçut de Dieu la sagesse, les lois et les commandements conservés en un livre et, ayant épousé Sauatree (Sāvitrī), peupla tout l’Orient ; [2] Cuttery (kṣatriya), élément feu, qui reçut de Dieu l’autorité de gouverner et une épée, et, s’étant marié avec Toddicastree, peupla l’Occident ; [3] Suddery (śūdra), élément eau, qui obtint de Dieu le statut de marchand ainsi qu’une balance, et, ayant épousé Visagundah, peupla le Septentrion ; enfin [4] Wyse (vaiśya), élément air, qui obtint de Dieu le statut de mécanicien et artisan 87 88

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DUCŒUR 2014a. La transcription du terme vāṇiā remonte au moins au Portugais Duarte Barbosa (1480-1521), en 1516, pour parler de la caste (casta = varṇa) des marchands indiens (Baneanes = vaiśya) aux côtés de celles des Bramenes (brāhmaṇa) et des Resbutos (Rājputs = kṣatriya) ; BARBOSA 1989, p. 110111. Voir SWEETMAN 2003, p. 67 et 76. Voir SERJEANT 1963 ; GOITEIN and FRIEDMAN 2007. LORD 1630, p. 91. LORD 1667, p. 133.

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ainsi qu’un sac d’objets mécaniques, et, s’étant marié à Ieiunogundah, peupla le Midi. Leurs descendances engendrèrent de tels méfaits que Dieu décida de détruire tous les hommes du premier âge (curtain) par un déluge : « Comme il se formait tous les jours de nouveaux desseins pleins de malice et de méchanceté, et que les péchés des hommes augmentaient à vue d’œil, Dieu se fâcha, les cieux furent couverts d’horreur et de ténèbres, la mer s’enfla comme si elle eut voulu se joindre avec les nuées, pour la destruction du genre humain, on entendit de grands bruits dans l’air semblables à ceux qui ont accoutumé d’arriver quand les méchants doivent périr, et le tonnerre et les éclairs sortaient des pâles du monde, comme s’ils eussent menacé la terre d’une entière désolation, et comme si le monde eut en besoin d’être lavé et nettoyé de toutes ses ordures ; il se fit un déluge qui engloutit dans ses abymes toutes les nations de la terre. Par ce moyen-là les corps furent punis de leurs crimes, mais les âmes furent reçues dans le sein du Tout-puissant. Voilà de quelle manière finit le premier âge du monde selon la tradition des Banians. »91

Lors du deuxième âge (duauper), Dieu créa Bremaw (Brahmā), qui reçut le pouvoir d’engendrer toute chose, Vysteney (Viṣṇu) qui obtint de veiller à la conservation des créatures et Ruddery (Rudra-Śiva) qui fut chargé de répandre des calamités et d’assurer la destruction cyclique de l’univers. Bremaw engendra à son tour Manow (Manu) qui, avec son épouse Ceteroupa (Śatarūpa), peupla à partir de la montagne de l’Orient Munderpurvool, la terre entière. Ils eurent trois fils (Priauretta, Outanapautba, Soomeraut) et trois filles (Cammah, Soonerettaw, Sumboo). Par ailleurs, sur la montagne Meropurbatee (Meruparvata) Dieu transmit à Bremaw le Shaster (śāstra), traité composé de trois livres portant respectivement sur la loi morale, les ordonnances cérémonielles et les préceptes particuliers pour chaque caste (brammon, shuddery, cuttery et wyse). Suite à la méchanceté des hommes, Rudra détruisit le deuxième âge par une effroyable tempête et les âmes furent conservées de nouveau par Viṣṇu. Au début du troisième âge (tetraioo), la caste des cuttery fut détruite et les rois à venir furent tirés de celle des brammon. Le premier roi de ce nouvel âge fut Ram (Rāma) qui gouverna les hommes avec mesure. Après plusieurs dynasties royales, les hommes n’observèrent plus leurs devoirs et Dieu décida de les anéantir par l’intermédiaire de Rudra qui ouvrit les entrailles de la terre afin de les y engloutir. Enfin, lors du quatrième âge (kolee), parmi les âmes qui avaient été conservées par Viṣṇu et qui repeuplèrent la terre, se distingua Kysteney (Kṛṣṇa) qui gouverna les hommes avec justesse et leur inculqua la piété religieuse. Lorsque ce dernier âge sera achevé, Rudra détruira l’univers par le feu et toutes les âmes prendront alors place au monde céleste (svarga) pour trouver leur repos en Dieu92. 91 92

LORD 1667, p. 46-47. LORD 1667, p. 134-135.

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Bien que H. Lord ait utilisé un vocable biblique, il retranscrivit fidèlement les noms attribués par la tradition purāṇique aux différentes notions ou concepts philosophiques présents dans les récits cosmogoniques. La description de la naissance de l’Univers ainsi que la création du Puruṣa, l’Être suprême, et de la Prakṛti, la matière originelle, qui engendrèrent l’ensemble des créatures dont la société indoārya composée des quatre varṇa, est rapportée avec exactitude. La structure du récit conditionne par contre les quatre âges avec les quatre éléments qui, pris séparément, participèrent à la dissolution (pralaya) de chacun des quatre univers. De fait, seule la destruction du premier âge repose sur l’élément eau et prend donc la forme d’un déluge. Néanmoins, cette représentation cosmologique des différents âges de l’univers ou yuga ne laisse aucune place au mythe du déluge dont Manu fut le survivant. Si Manu apparaît dans le deuxième âge et qu’il fut engendré par Brahmā, rien n’indique qu’il fut sauvé d’un quelconque déluge. Le chapelain H. Lord eut donc connaissance et mit à disposition de son lectorat européen des éléments de cosmologie purāṇique depuis la création de l’univers jusqu’à sa dissolution finale en passant par la description d’un māhayuga et du système des castes propre à la société indienne. Néanmoins, seuls les thèmes de la transmigration des âmes et du séjour final des âmes au monde céleste retinrent son attention. Il ne fit donc aucun rapprochement entre la destruction du premier âge par un déluge d’eau et le mythe biblique.

2.5. Abraham Roger et les avatāra de Viṣṇu Ce travail de diffusion de la cosmologie purāṇique et des croyances brāhmaniques en Europe fut poursuivi par un autre ecclésiastique, le pasteur hollandais Abraham Roger (ca 1609-1649). Ce dernier séjourna à Paliacatta (Pulicat), au nord de Madras, de 1631 à 1641. Si les Portugais y avaient ouvert un comptoir dès 1502, les Hollandais le leur ravirent en 1609 et utilisèrent le port de Pulicat pour acheminer des dizaines de milliers d’Indiens de la côte du Coromandel jusqu’à Batavia (Jakarta) afin de les faire travailler dans leurs plantations indonésiennes. Au plus fort de ces années de trafic d’esclaves par voie maritime, A. Roger eut l’occasion de rallier Batavia. Après cinq années passées dans les Indes orientales néerlandaises, il se rendit à Gonda, dans l’Uttar Pradesh, où il résida jusqu’à sa mort survenue en 164993. Son ouvrage majeur sur les religions indiennes accompagné d’une traduction de deux des trois centuries (Śatakatraya) — sentiment amoureux (śṛṅgāra), sagesse pratique (nīti) et renoncement au monde

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BEAUFILS 2009.

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(vairāgya) — du poète Bhartṛhari (IVe siècle ap. J.-C.94), à savoir sagesse pratique et renoncement au monde, fut rédigé à partir de 163995, publié après sa mort en 1651 à Leyde, puis traduit en allemand (Nuremberg, 1663) et en français (Amsterdam, 1670). A. Roger scinda en deux parties son livre, la première exposant le mode de vie des bramines et la seconde leur religion. Les connaissances assez précises qu’il put acquérir le furent directement auprès de brāhmanes dont l’un se nommait Padmanaba. Ce fut de lui qu’il apprit la liste des dix descentes de Viṣṇu : « Le Bramine Padmanaba m’a témoigné que Wistnou [Viṣṇu], qu’il tient pour le souverain Dieu a pris dix fois une forme corporelle ; et qu’il est venu en ce monde en cette forme-là ; et je trouve aussi que le payen Barthrouherri [Bhartṛhari] en fait mention en son livre de laConduiteraisonnable au chapitre 10, proverbe 2, où il dit : “Bramma [Brahmā] travaille comme un potier ; et Wistnou a pris sur soi la charge de naître dix fois”. Ces naissances ont été, selon le témoignage du Bramine, aux formes suivantes : 1. Il est né, et a paru dans le monde comme Matja [matsya], un poisson. 2. Comme Courma [kūrma], une tortue. […] J’ai tâché par toutes sortes de manières de découvrir les raisons pourquoi Wistnou a pris ces formes corporelles, et les histoires qui en dépendent, mais je n’y ai jamais pu parvenir ; mais j’en ai eu seulement quelques-unes, que j’ajouterai ici. La première apparition de Wistnou en ce monde a été sous la forme de Matsja, un poisson. Le Bramine me raconta touchant ceci, qu’un certain Raetsjasja [rākṣasa] avait emporté les quatre parties du Vedam ; et s’était enfui dans la mer avec : et Wistnou prit la forme de poisson pour le poursuivre, et l’ayant atteint le tua. »96

Le peu de renseignements qu’A. Roger put obtenir de Padmanaba montrent que ce dernier perpétuait l’histoire du ravissement des Veda par un rākṣasa qui les avait emportés au fond de l’océan, tel le récit du Bhāgavataou du PadmaPurāṇa (cf. Fenicio supra), mais non la trame narrative dans laquelle Manu fut l’unique rescapé du déluge et le progéniteur d’une nouvelle humanité. Les renseignements obtenus renvoient à ces passages purāṇiques où chacun des avatāra est sommairement énoncé comme dans le SkandaPurāṇa : « Pour plaire à Brahmā lors d’un kalpa des temps passés, le Tout-Puissant (Viṣṇu), après être devenu un poisson, [et] après avoir extirpé les Veda qui avaient été submergés par le grand océan, [les lui] rendit »97. Quoi qu’il en soit, Padmanaba semble donc avoir eu plus d’attrait à lui narrer les incarnations de Viṣṇu sous l’apparence du roi Rāma et surtout sous celle de Kṛṣṇa qu’il considérait comme la plus divine et la plus admirable. Dans le domaine de la cosmologie, le pasteur hollandais présenta les croyances en la 94 95

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LIENHARD 1984, p. 90-92. Durant leur entretien, le brāhmane Padmanaba lui assura que l’année 1639 correspondait à l’année 4739 du Kaliyuga. ROGER 1670, p. 179. ROGER 1670, p. 158-159. mīno bhūtvā purā kalpe prītyarthaṃ brahmaṇo vibhuḥ | samarpayat samuddhṛtya vedān magnān mahārṇave ||, SkandaPurāṇa 5.151.8.

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création de l’univers, le mythe de l’œuf cosmique ainsi que le cycle des quatre âges du monde (critaigom, traitagom, dwaparugom, kaligom98) à la fin desquels l’univers serait détruit par le feu et recouvert par les eaux avant que Brahmā luimême ne meure à son tour après avoir vécu ses cent années cosmiques : « Ils croient que le monde sera consommé par le feu : en quoi Heraclitus et les Stoïciens ont aussi été d’accord avec eux. Ils disent que le Soleil, lequel éclaire et échauffe maintenant le monde de quelques-uns de ses rayons, éclairera pour lors le monde de mille de ses rayons : et qu’ils causeront une telle chaleur, qu’ils brûleront le monde : la mer se séchera ; les montagnes froissées comme farine ; et tout sera digéré ou consommé : après cela tout sera couvert d’eau. Il pleuvra, comme si l’eau dégorgeait de la trompe d’un éléphant : et pour lors Bramma mourra aussi. »99

2.6. Heinrich Roth et Athanase Kircher ou la condamnation du « paganisme » indien Durant l’année 1651, alors que fut édité à Leyde le travail remarquable d’A. Roger, largement apprécié en Europe par les lettrés tel Pierre-Daniel Huet100 (1630-1721), le jésuite allemand Heinrich Roth101 (1620-1668) arriva à Goa après avoir traversé la Perse. Il rejoignit pour quelques années la mission de Moghol des jésuites qui avait été fondée par les premiers missionnaires invités dès 1580 à la cour de l’empereur Akbar. Installé dans l’antique ville d’Āgrā, sur les rives de la Yamunā dans l’actuel Uttar Pradesh, H. Roth devint recteur du collège jésuite en 1659. Dans cette région de l’Inde du Nord, il apprit l’hindustānī et le sanskrit. Après l’arrivée à Āgrā, en avril 1662, des explorateurs jésuites Johann Grueber (1623-1680) et Albert d’Orville (1621-1662), qui, partis de Chine, avaient eu pour objectif d’établir une voie terrestre commerciale possible entre Pékin et Goa en traversant le Tibet et le Népal, H. Roth accompagna J. Grueber à Rome, toujours par voie terrestre, A. d’Orville étant mort d’épuisement à Āgrā même. De retour à Rome en 1664, H. Roth y rencontra son compatriote, le savant jésuite Athanase Kircher (1601-1680) qui le dépêcha d’écrire une grammaire de sanskrit 98

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À la différence de H. Lord, A. Roger restitua l’ordre traditionnel des noms des quatre yuga. ROGER 1670, p. 178. ROGER 1670, p. 184. Selon les calculs de Padmanaba, en 1639 les Indiens entraient dans la cinquante et unième année de la vie de Brahmā. Dans son Traité de l’origine des romans, rédigé en 1666 et préfaçant le roman de Zaïde de Madame Lavergne de La Fayette publié en 1670, P.-D. Huet définissait l’œuvre du poète indien ainsi : « Les proverbes du bramine Barthrouherri, que nous lisons en notre langue, sont des dits sentencieux, revêtus d’images pour la plupart, et d’expressions peintes et figurées ». BROUWER, 1942, p. 140. VOGEL 2005.

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(GrammaticalinguaeSanscretanaeBramanumIndiaeOrientalis102) ainsi que ses connaissances acquises sur les doctrines religieuses de l’Inde. Celles-ci furent donc en partie recueillies par A. Kircher qui en donna de larges extraits dans sa Chinaillustrata, publiée en 1667. Bien qu’il fût reconnu en Europe pour son vaste savoir et ses tentatives de déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens, néanmoins parfois vivement critiqué pour son intolérance méprisante envers les non-chrétiens, notamment par P.-D. Huet103, A. Kircher, se référant à Hérodote104, véhiculait l’idée que les Égyptiens avaient été les inventeurs de la croyance en la transmigration des âmes. Les prêtres égyptiens la transmirent aux Indiens lorsque, chassés par le roi de Perse Cambyse II (mort en 522 av. J.-C.), ils trouvèrent refuge en Inde105. Développant une théorie diffusionniste, il affirma que les prêtres égyptiens avaient enseigné cette croyance à Pythagore (580-495 av. J.-C.), qui la répandit en Grèce. Prenant à témoin le récit de la Vied’ApolloniosdeTyane de Philostrate (170-249 ap. J.-C.), le savant jésuite avança que Pythagore professa également cette doctrine à un brāhmane qui la transmit à son tour dans tout le reste de l’Extrême-Orient, des pays du Sud-Est asiatique au Japon. Or, « ce monstre détestable », né sur le sol indien, était connu sous le nom de « Rama » en Inde, « Xē Kian » en Chine, « Xaca » au Japon et « Chiaga » chez les Tonkinois106. Prenant Rāma pour Buddha, A. Kircher narra quelques récits sur les vies antérieures et la naissance de Śākya[muni] dont la doctrine de la transmigration des âmes avait été alors largement acceptée dans toute l’Asie. Or, la réfutation d’une telle croyance amena inévitablement le jésuite allemand à aborder le sujet des nombreuses incarnations successives de Viṣṇu qui formait aux côtés de Brahmā et de Śiva une trimūrti concurrente de la trinité chrétienne. Ce fut donc à nouveau le problème

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CAMPS & MULLER 1988; ROULLAND 1994, p. 81. Dans sa Chinaillustrata, A. Kircher a publié également l’écriture syllabaire sanskrite en nāgarī ainsi que quelques ligatures. Ces planches sont suivies de la transcription phonétique en sanskrit du Pater noster et de l’Ave maria, et non de leur traduction en sanskrit comme l’affirmait SCHWAB 1950, p. 39. P.-D. Huet écrivit à l’encontre des travaux d’A. Kircher que ce dernier « n’avait pas mis dans la recherche et dans l’exposition de sa matière autant de science et de sel qu’il y avait mis de jactance et de pompe ». HUET 1993, p. 64. HÉRODOTE, Histoire 2.123.2-3. KIRCHER 1667, p. 205 ; KIRCHER 1670a, p. 206 ; KIRCHER 1670b, p. 342-343. Bien qu’A. Kircher eût développé cette théorie que P.-D. Huet reprit à son compte, un siècle plus tard, Voltaire attribua au seul Huet d’avoir avancé que les Indiens et les Chinois étaient les descendants des Égyptiens : « L’évêque d’Avranches, Huet, l’un de nos plus laborieux écrivains, fut le premier qui imagina que les Égyptiens avaient peuplé l’Inde et la Chine ; mais comme il avait imaginé aussi que Moïse était Bacchus, Adonis et Priape, son système ne persuada personne ». Lettre VII.Sur lafantaisiequ’onteuquelquessavantsd’EuropedefairedescendrelesChinoisdesÉgyptiens, in VOLTAIRE 1785, p. 265. KIRCHER 1667, p. 152 ; KIRCHER 1670a, p. 207 ; KIRCHER 1670b, p. 344.

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que posait cette « trinité » indienne qui anima les deux jésuites à Rome en 1664107, comme elle avait déjà animé les missionnaires catholiques portugais et italiens un siècle auparavant. Ainsi A. Kircher énuméra-t-il les dix descentes de Viṣṇu selon les explications (exinterpretatione) de H. Roth : « Ils disent publiquement et communément que la seconde personne de la Trinité s’est déjà incarnée neuf fois et qu’elle prendra encore une fois chair. Les personnes de la Trinité parmi eux sont Brahma, Bexno et Mahex. Ils disent que ceux-ci sont un même en nature, laquelle nature ils nomment de divers noms, à savoir Achar (immobile), Paramanand (en repos), Paramexuar (le Souverain Seigneur, ou être) et plusieurs autres noms, qu’ils disent être autant d’attributs de cet être. Ils déclarent ou expliquent d’une double façon les trois susdites personnes. Ils disent premièrement que Brahma est la nature ou l’essence de ce Souverain être ou de Dieu, que Bexno est l’appétit concupiscible et que Mahex est l’appétit irascible. Secondement, Brahma est en toutes choses, Bexno en est le conservateur et Mahex le dispensateur, et pour ce sujet ils feignent que la mort et la corruption sont ses serviteurs. Enfin, ils disent, comme en peu de mots, que toute la communauté des choses consiste en Sonnext et Beaxt, c’est-à-dire, en commun et en particulier : ils disent que le commun est la nature du Souverain être en soi. Le particulier est cette nature divisée par particules dans la différence des choses. Ils concluent que, pour ce sujet-là, qu’il n’y a point de distinction générique ni spécifique dans les choses créées, mais qu’elles sont toutes le même être ou la commune nature, individuée par parties, chacune desquelles prend la forme ou d’un homme, ou d’une pierre ou d’un arbre. Ils disent que la matière revêtue de ces divines particules n’est rien autre chose que tromperie ; d’où ils nomment la même nature divine Ram, c’est-à-dire, jouant ou trompant. Ils déclarent Dieu ou plutôt la nature faire chair dans cette conjonction : la plus grande particule prend en soi ou se revêt de la matière (lequel, comme ils disent, consiste en cinq éléments ou principes) et manifeste par là, comme par son instrument, ses propriétés ou attributs, plus que dans un autre être accoutumé, dans lequel il y a une moindre particule ; mais on aurait besoin d’une plus grande déclaration pour rapporter seulement les fictions ou les fables des païens. Je viens à présent à la déclaration des Incarnations en particulier. Le premier est Naraen, c’est-à-dire Prince des hommes. Le second Ramchandra. Le troisième Machautar, c’est-à-dire, le poisson. […] Le troisième, Matxautar, duquel ils feignent ce qui suit : Lorsque la déesse Bhavani allait au bain avec quatre servantes, le géant sauvage, nommé Bhensaser, qui la poursuivait, l’enleva ; mais le dieu, prenant la forme d’un poisson, parut hors de l’eau et coupa la tête du géant et pour ce sujet ils représentent sa forme de cette façon : A. Changement en poisson. 107

« Il y a dix Incarnations de Dieu que le très révérend père Henry Roth natif d’Ausbourg, fort laborieux et comme infatigable dans sa vocation, pour l’accomplissement de laquelle il fut envoyé au royaume de Mogor, m’a raportées ici à Rome, avec plusieurs autres choses semblables ». KIRCHER 1667, p. 156 ; KIRCHER 1670a, p. 215 ; KIRCHER 1670b, p. 356.

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B. Bhavani avec trois têtes et trois bras. C. La tête coupée de Bhavani, changée en une tête de bœuf. D. Le service ou les devoirs dus aux images. »108

Fig. 1 – Matsyāvatāra (KIRCHER 1670a, p. 217)

Il est mal aisé de savoir ce qui provient du savoir acquis en Inde même par H. Roth et de l’interprétation qu’A. Kircher put faire des renseignements obtenus par l’intermédiaire de son confrère. Cependant, ils ont porté tous deux leur attention sur Viṣṇu, seconde personne de la trimūrti indienne, et sur ses incarnations dont l’ordre d’énumération dénote assurément avec les listes traditionnelles épicopurāṇiques109 et celles antérieurement consignées par les missionnaires chrétiens 108

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KIRCHER 1670b, p. 357-359 (= KIRCHER 1670a, p. 215-217). Texte latin KIRCHER 1667, p. 157-158. Le BhāgavataPurāṇa 5.50-57 donne une liste beaucoup plus conséquente que celle arrêtée aux dix avatāra de Viṣṇu puisqu’il en énumère vingt-deux. Dans cette dernière énumération, le matsyāvatāra se trouve relégué en dixième position. Dans l’énumération des douze avatāra du SkandaPurāṇa (2.9.18.18), le matsya est en deuxième position, après l’avatāra du sanglier : « À

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dans leurs ouvrages. Cette méconnaissance est d’autant plus importante que les deux auteurs ont placé le matsyāvatāra en troisième position et ont rapporté une histoire qui ne correspond en rien à cette descente de Viṣṇu. Ainsi, le mythe dans lequel la déesse Bhavani est en proie aux assauts amoureux du démon Bhensaser ne peut renvoyer qu’au récit du combat entre la devī Bhavānī et l’asura Mahiṣa, c’est-à-dire le démon-buffle (Mahiṣāsura). Ce dernier, ne pouvant être tué ni par un dieu ni par un homme, défit Indra et terrorisa la Terre et ses habitants. Les dieux créèrent alors, à partir d’une parcelle d’eux-mêmes, la déesse Bhavānī. En la voyant, Mahiṣāsura tomba amoureux et dut la combattre pour pouvoir l’épouser. Cependant, la déesse entourée de son armée remporta la victoire et le tua. Ce mythe n’a donc aucun rapport avec le matsyāvatāra. Mais la méprise ne s’arrête pas là. En effet, l’illustration (fig. 1) montre combien H. Roth ou A. Kircher ont été dupés par la représentation traditionnelle de la tête cornue de tout asura qui ne fait nullement référence ici au démon-buffle. Les légendes A à D de cette iconographie du matsyāvatāra sont entièrement erronées. Ainsi Bhavānī a été substitué à Brahmā, et, selon le récit (version du BhāgavataPurāṇa), la tête coupée ne peut être celle de Bhavānī. Il convient donc de restituer les légendes comme suit : A – Viṣṇu sous l’apparence d’un poisson qui plongea dans l’océan afin de récupérer le Veda volé et qui tua le démon Hayagrīva ; B – Brahmā à qui le Veda fut volé ; C – La tête coupée du démon Hayagrīva qui avait volé le Veda et l’avait emporté au fond de l’océan ; D – Les quatre Veda anthropomorphisés vénérant Viṣṇu. Cette représentation de Viṣṇu mi-homme mi-poisson apparaît dans l’art monumental de l’Inde à partir du XVIe siècle. Elle se retrouve dans des temples du Sud de l’Inde comme celui de Viṭṭala au Karnataka (Hampi). Avant cette période, le matsyāvatāra était simplement représenté par un poisson plus ou moins énorme comme en témoigne un bas-relief du IXe siècle provenant de l’Inde centrale et conservé au British Museum. L’illustration du matsyāvatāra éditée dans l’œuvre d’A. Kircher provient de l’art pictural (kalamkārī) des peintres indiens spécialisés dans la reproduction des figures mythologiques épico-purāṇiques dont les centres artistiques les plus connus à cette époque étaient ceux de Golkonda et de Bijapur. Les artistes illustraient également les manuscrits de ces récits purāṇiques écrits en sanskrit ou en une langue dravidienne sur des feuilles de papier oblongues imitant la forme allongée de la feuille de palmier (tālapattra > tallipot, Coryphaumbraculifera) ou ôle (tamoul ōlei, « feuille ») qui était en usage dès le Ier siècle ap. la fin de ta journée [céleste], moi, étant devenu poisson, je maintiendrai la terre comme un bateau [à la surface des eaux] avec les plantes médicinales ainsi que Manu et les autres, jusqu’à la fin de [ta] nuit » (dinānte tava matsyo ’haṃ bhutvā kṣoṇīṃ tarīm iva | sahoṣadhiṃ dhārayiṣye manvādīṃś ca niśāvadhi ||). Mais il est plus rare que cet avatāra ne soit pas cité en première place dans une liste de dix.

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J.-C. sous le règne des rois Kuṣāṇa. Suite à la conquête turco-afghane de l’Inde, en effet, le papier fut employé à partir du XIVe siècle dans le nord de l’Inde. S’il fut d’abord importé d’Iran pour permettre la réalisation de copies du Coran, il s’imposa par la suite et supplanta en grande partie la feuille de palmier, surtout en Inde du Nord. Le BhāgavataPurāṇa dont la version sanskrite date probablement des IXe-Xe siècles, jouit d’une grande renommée sur l’ensemble des territoires du subcontinent indien. Il fut traduit partiellement ou intégralement, voire adapté, dans plusieurs langues : en tamoul (État du Tamilnadū) par le brāhmane viṣṇuïte Cevaiccūṭuvār de Vēppattūr (Veppathur, actuel district de Thanjavur), fin XVe siècle - début XVIe siècle (Viṇṭupākavatam en 4970 vers), puis par Varatarāca Aiyaṅkār de Nellinakar en 1543 (Makāpākavatam en 9151 vers)110 ; en kannaḍa (État du Karnataka) par Cātu Viṭṭhalanātha en 1530 ; en telugu (État d’Andhra Pradesh) par le célèbre poète Pothana (1450-1510) de Bammera, fin XVe siècle - début XVIe siècle (Andhramahabhagavatamu en 30000 vers) ; en bengali (Bangladesh) par Mālādhar Basū à la demande, en 1473, d’Alauddin Husain Shāh qui régna de 1494 à 1519 ; en oṛiā (État d’Odisha), au XVIe siècle, par le brāhmane Jagannāthdās ou encore en gujarātī (État du Gujarāt) par le poète Bhālan (1434-1514). Aussi, dès les XVe-XVIe siècles, l’épisode du matsyāvatāra était devenu très célèbre et était connu de toutes les populations du nord et du sud de l’Inde. Outre ces traductions ou adaptations, les manuscrits furent enluminés de miniatures par de grands peintres indiens. Aux XVIIe-XVIIIe siècles, les missionnaires et les militaires européens purent apprécier leur travail artistique et même passer commande. Parmi les nombreux manuscrits indiens conservés encore de nos jours111, certains contiennent des représentations du mythe du déluge. Le manuscrit Acc. N° 61/1907-15 conservé au Bhandarkar Oriental Research Institute en est l’exemple même. Cette copie du BhāgavataPurāṇa fut exécutée par Jasavanta à Udayāpura en 1648 et illustrée par le célèbre peintre Sāhībdīn qui œuvrait à Udaipur dans la région de Mewar (État du Rājasthān) plusieurs fois ravagée par l’empereur moghol Akbar en 1567. L’atelier d’Udaipur participa en son temps au renouveau de l’art pictural du Rājasthān, conservé à travers le savoir-faire artistique des jaïns et enrichi de motifs figuratifs musulmans112. Ce manuscrit contient aujourd’hui les seuls livres (skandha) VIII, IX, XI et XII du BhāgavataPurāṇa. À la fin du skandha VIII, se trouve le récit du matsyāvatāra qui fit l’objet de trois 110 111

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ZVELEBIL 1974, p. 191. Les Indiens furent tout au long des siècles d’inlassables copistes et aujourd’hui, l’Inde ne compte pas moins de cinq millions de manuscrits dont plus de la moitié en sanskrit. Soixante mille manuscrits indiens sont conservés en Europe, pour la plupart envoyés dès le XVIIe s. par les administrateurs des comptoirs coloniaux ou rapportés par des savants européens. SHIMIZU 1993, p. 9.

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miniatures (f. 79r, 81r et 83r) se rapportant respectivement au roi Satyavrata recueillant un poisson dans ses mains puis lui accordant protection en son ermitage, le vol du Veda par le démon Hayagrīva et Viṣṇu qui se révèle à Satyavrata (fig. 2) ; l’envoi du navire à Satyavrata et aux sages au moment du déluge ainsi que le sauvetage du navire guidé par le poisson cornu (fig. 3) ; enfin, l’enseignement de Viṣṇu dispensé à Satyavrata, arrivé sur la terre ferme, et la mort du démon Hayagrīva (fig. 4). Outre ces illustrations dans des manuscrits indiens, d’autres résultent de commandes passées par des sultans, des rāja ou bien encore par des administrateurs européens. Le fonds des manuscrits ayant appartenu à Sir Hans Sloane (16601753), aujourd’hui conservé au British Museum, contient un album de soixantesept peintures (21,2 cm × 16,7 cm) représentant des déesses et des dieux indiens, relié par une couverture de cuir frappée aux armoiries du médecin et naturaliste écossais. Ces peintures indiennes proviennent du Dekkan et datent probablement de la première moitié du XVIIe siècle. L’une d’elles, en effet, représente le Shāh ‘Abbās Ier (1571-1629), qui fut roi de la dynastie safavide à partir de 1588. Parmi les miniatures qui illustrent les récits mythologiques, se trouve celle figurant

Manuscrit (Acc. N° 61/1907-15) du BhāgavataPurāṇa (1648)

Fig. 2 – f. 79r (SHIMIZU 1993, fig. 51)

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Fig. 3 – f. 81r (SHIMIZU 1993, fig. 52)

Fig. 4 – f. 83r et BhP 8.24.51-53 (SHIMIZU 1993, fig. 53)

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Fig. 5 – Matsyāvatāra (British Museum, n° 1974, 0617, 0.2.58)

l’épisode de Viṣṇu pisciforme ayant terrassé le démon voleur du Veda (fig. 5), mi-bête mi-conque. Sur la rive, quatre individus le vénèrent et, en haut à droite, siège sur un lotus le dieu Brahmā quadricéphale. Cette illustration est très proche de celle (reproduite en couverture du présent ouvrage) du manuscrit Batavia1658 du marchand hollandais Philip Angel (1618-1664) qui rejoignit la Compagnie néerlandaise des Indes orientales implantée à Batavia en 1645 (ce manuscrit est conservé à l’abbaye de Postel, en Belgique). Le dessin au trait, édité en 1667 dans la Chinaillustrata d’A. Kircher, est donc une reproduction de cette peinture, ou plus généralement, de cette représentation figurée traditionnelle de la victoire de Viṣṇu, sous forme de poisson, sur le démon Hayagrīva ainsi que de la restitution du Savoir ou Veda à Brahmā telle qu’elle était peinte à cette époque en Inde. Elle diffère légèrement, par exemple, de la peinture murale du palais de Rāja Mahāl (Orchcha, Madhya Pradesh) datant du XVIIe siècle113. Il est donc certain que ces miniatures indiennes représentant des épisodes mythologiques, dont celui du déluge, circulaient déjà dans les milieux intellectuels européens dès le XVIIe siècle. Bien souvent, les éditeurs avaient pour habitude de faire recopier par leurs graveurs des images narratives déjà existantes dans des manuscrits voire publiées dans des ouvrages antérieurs. Ce fut assurément le cas des éditeurs d’Amsterdam 113

PIERUCCINI 2007, p. 206.

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Johannes Jansson van Waesberge (1644-1705), beau-fils du cartographe Jan Jansson (1588-1664), et Jacob van Meurs (1619-1680), qui publièrent la Chinaillustrata en 1667 et qui firent réaliser cette gravure d’illustration probablement à partir du manuscrit de Philip Angel114. C’est pourquoi, cette figuration de Viṣṇu pisciforme fut également reprise dans des ouvrages postérieurs à la China illustrata parmi lesquels celui du néerlandais Philippus Baldaeus (1632-1671) publié à Amsterdam en 1672, traduit en allemand la même année, puis en anglais en 1704115.

2.7. Philippus Baldaeus et la diversité des mythes indiens Arrivé aux Indes orientales néerlandaises, à Batavia, en 1655, le pasteur protestant P. Baldaeus vécut plusieurs années sur l’île de Ceylan, à Jafnapatna prise aux Portugais par les Néerlandais en 1658. Il visita les côtes de Malabar et de Coromandel et retourna aux Pays-Bas en 1665. Les dix années passées parmi les peuples des Indes orientales à lire les ouvrages des missionnaires chrétiens lui offrirent l’occasion de présenter le fonctionnement des sociétés indiennes et leurs croyances tout en faisant allusion à ce qui avait déjà été dit à ce sujet par ses devanciers. Son ouvrage, richement documenté, contient une partie consacrée à « l’idolâtrie des païens des Indes orientales » dans laquelle sont décrits les dieux. Y sont également abordés les descentes de Viṣṇu et les âges du monde116 : « La première métamorphose fut en un poisson, occasionnée par Raxiaxa [rākṣasa] alias Adirem [Āditya] qui, ayant emporté le livre de la Loi des dieux inférieurs, nommés Devagal [devakaḷ] ou Dewetas [devatā], se cacha lui-même au fond de la mer. Les dieux inférieurs s’en étant plaints à Vistnum [Viṣṇu], il se transforma lui-même en un poisson vorace tel le requin, et nageant alors jusqu’au fond de la mer, il saisit le Raxiaxa, aussi appelé Seremiaxen [= Ireniacxen, Hiraṇyākṣa] et Sancasoor 114

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Sur l’histoire de cette illustration et la source utilisée par les éditeurs d’Amsterdam, voir MITTER 1977, p. 55s et p. 297-298 ; KRATZSCH 1992 et 2007 ; STOLTE 2012 ; cette dernière a identifié à la Bibliothèque universitaire de Leiden un troisième manuscrit illustré (BPL Ms. 2881) qui serait, selon elle, la source à la fois de celui d’Angel et du Sloane (ID., p. 75). Une semblable image est aussi reproduite par PAULINUS A SANCTO BARTHOLOMAEO 1791 (Tab. IX.b) d’après une peinture alors conservée au Musée Borgia à Velletri. BALDAEUS 1672a (Partie III, p. 45) ; BALDAEUS 1672b (p. 471); BALDAEUS 1704 (p. 844). Les illustrations des dix avatāra chez Baldaeus reproduisent fidèlement celles du manuscrit d’Angel. Ph. Baldaeus compara les noms donnés par les Banians aux quatre yuga durant lesquels se produisirent les neuf métamorphoses (Kortesinge : 1728000 ans, Tretasinge : 1296000 ans ; Duapersinge : 8064000 ans ; Kallisinge : 4032000 ans) à ceux transmis par les habitants des côtes de Malabar et du Coromandel (Critagom, Treitagom, Dwaparugom, Kaligom). De même, il indiqua que selon le comput de Suratte, en 1657, les Banians se trouvaient en l’an 4758 et, en 1670, en l’an 4771, alors qu’en 1670, les habitants des côtes du Coromandel, se trouvaient en l’an 4770. Le comput du Coromandel correspond donc à celui utilisé par A. Roger en 1639. Par ailleurs, à Jafnapatna, en 1665, les habitants étaient en l’année 4864.

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[Śaṅkhāsura] par les Banians, le tua et s’empara du livre de la Loi divisé en quatre parties : la première où l’on traite des âmes des bienheureux, la deuxième des âmes transmigrantes, la troisième des bonnes actions et la quatrième des mauvaises actions. Mais ce que Roger dit (l. 1. c. 5), que la quatrième partie est perdue117, je n’ai jamais pu m’en convaincre. Le poisson est appelé Mat ou Mathia [matsa, matsya], quoique les Malabars et les Banians le nomment Zecxis [ṣaḍakṣīṇa]. Les Banians racontent que ces livres furent volés à Bramma [Brahmā], mais les Malabars aux dewetas ou dieux inférieurs. Les Banians disent que Bramma se transforma en poisson tandis que les Malabars attribuent ceci à Vistnum. Les Banians appellent ces métamorphoses Altars [avatāra], de sorte que, selon leur supposition, Mats Altar [matsyāvatāra], étant la première, compte maintenant 2500 ans. À cette occasion, je suis d’accord avec Roger (l. 2. c. 3) quand il dit qu’il ne put entrer dans les mystères des métamorphoses, parce que je sais bien que cela m’a également coûté beaucoup de mal avant que je ne pusse en obtenir la connaissance, et ceci non sans l’aide d’un certain brāhmane, qui, étant venu du Bengale, s’installa à Jafnapatna. Et comme je conversais fréquemment avec lui, j’avais souvent l’habitude de lui parler de l’animadversion de Roger à l’égard de son dieu. Il s’est ensuite converti à la foi chrétienne et fut baptisé en l’église de Vanarpone, et, notre discussion continuant sur les métamorphoses de Vistnum, il me raconta que ce Veda, ou livre de la Loi, était enfermé dans un Chanke [śaṅkha], ou corne de cheval de mer, le même qui fut découvert par Vistnum ; de là vient qu’ils disent que les empreintes des doigts sont encore aujourd’hui visibles sur ces cornes ; et qu’ils ont mis le Saccaram [śastra], ou épée, et le Chanki, ou corne, dans ses mains, comme vous le voyez sur l’illustration attenante, bien que certains attribuent le même à Bramma. »118

L’histoire narrée par Ph. Baldaeus ne diffère pas de celle rapportée par ses prédécesseurs, et la descente de Viṣṇu sous forme de poisson était toujours regardée comme la conséquence du vol du Veda par un rākṣasa. Le pasteur néerlandais avait cependant recueilli plusieurs traditions purāṇiques, à partir de ses lectures des rapports des missionnaires jésuites119, qu’il confronta. Pour la première fois, la version épique semble avoir eu quelque écho puisqu’il affirmait qu’à la différence des Malabars, les Banians soutenaient que ce fut Brahmā, et non Viṣṇu, qui assuma l’apparence d’un poisson afin de récupérer le Veda emporté au fond de 117

118 119

Cette qualification des quatre Veda ainsi que le nom Sanckassoor se trouvent chez Angel (cf. STOLTE 2012, p. 113, 222). La perte du quatrième Veda est aussi évoquée par Fenicio et Garcia (cf. supra note 72) BALDAEUS 1672b, p. 845. Ph. Baldaeus n’eut aucun scrupule à plagier les ouvrages des missionnaires portugais et d’en proposer une traduction néerlandaise sans jamais y faire allusion. Du fait de l’avoir publié à Amsterdam, son livre eut une diffusion importante et procura à son auteur une certaine notoriété qu’il ne méritait pas. Cela a amené J. Charpentier à considérer que le Pasteur hollandais « n’était ni honnête, ni un auteur digne de confiance, et que son travail sur l’idolâtrie des Hindous est une simple compilation – on pourrait plutôt l’appeller un plagiat. » (« was neither an honest nor a trustworthy author, and that his work on the idolatry of the Hindus is a simple compilation – one might rather call it a plagiarism. »). FENICIO 1933, p. lxxxv.

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l’océan. Cette version est propre à l’épopée du Mahābhārata, qui cependant ne rapporte pas le ravissement du Veda par un asura. Ses interlocuteurs indiens lui précisèrent également que le Veda avait été enfermé dans une conque (śaṅkha, turbinellapyrum) par un rākṣasa. Cet élément narratif et les épithètes mentionnées permettent d’identifier l’épisode. Celui-ci renvoie dans la mythologie indienne à l’histoire de Śaṅkhāsura. Ainsi, dans le Padma Purāṇa, nous trouvons deux récits différents au sujet des incarnations de Viṣṇu sous forme de poisson. En 6.90-91.6, l’auteur raconte comment l’asura Śaṅkha, fils de l’océan, vainquit les dieux (deva) en leur volant le Veda et en emportant ce dernier dans les profondeurs de l’océan alors que Viṣṇu était endormi. Les dieux s’en plaignirent à Viṣṇu et celui-ci leur annonça qu’il prendrait l’apparence d’un poisson afin d’aller tuer le démon et leur ramener le Veda. Or, à ce moment de l’histoire, la trame narrative reprend celle du mythe du déluge et par extension celle de la première descente de Viṣṇu relatée en 6.230.1-14 et 23cd-30 : « Nārada dit : Après avoir ainsi parlé, le bienheureux Viṣṇu, ayant pris la forme d’une carpe, échoua dans le creux des mains de Kaśyapa en son ermitage sur le mont Vindhya. Par compassion, l’ascète la jeta aussitôt dans une cruche. Lorsque [la taille de] cette [carpe] ne correspondit plus aux dimensions de cette [cruche], il la fit séjourner dans un puits. De même, lorsque [la taille de] cette [carpe] ne correspondit plus aux dimensions de ce [puits], il la jeta dans un étang. Ainsi, elle fut jetée dans la mer, et, là même, elle croissait encore et encore. Alors, Viṣṇu, qui avait pris la forme d’un poisson, tua Śaṅkha. Ensuite, l’ayant saisi dans sa main, il se rendit à la forêt Badarī. Là, après avoir interpellé tous les sages, le Tout-Puissant leur ordonna ceci : Śrī Kṛṣṇa dit : “Vous, nettoyez les Veda qui étaient dispersés dans les eaux. Ramenez les quatre Veda avec les traités ésotériques de l’intérieur des eaux, jusqu’à ce que je me trouve, avec la troupe des dieux, à Prayāga.” »120

Il apparaît donc que les traditions ont emprunté les unes aux autres. Les kṛṣṇaïtes n’ont pas manqué d’attribuer à Kṛṣṇa, avatāra de Viṣṇu, la victoire sur l’asura Pañcajana qui, sous l’apparence d’une conque, erre dans les profondeurs de l’océan et tue ceux qui s’y aventurent. Dans le BhāgavataPurāṇa (10.45.3146), il est ainsi raconté comment Kṛṣṇa se rendit avec son frère Balarāma chez 120

Nārada uvāca | ity uktvā bhagavān viṣṇuḥ śapharītulyarūpadhṛk | sa papātāñjalau vindhye nivāse kaśyapasya ca ||1|| sa taṃ kamaṇḍalau kṣipraṃ kṛpayā kṣiptavān muniḥ | tāvat sa na mamau tatra tataḥ kūpe nyaveśayat ||2|| tatrāpi na mamau tāvat kāsāre prākṣipat sa tām [tam ?] | evaṃ sa sāgare kṣiptas tatra so ’py anvavarddhata ||3|| tato ’vadhīt sa taṃ śaṃkhaṃ viṣṇur vai matsyarūpadhṛk | atha taṃ svakare dhṛtvā badarīvanam āgataḥ ||4|| tatrāhūya ṛṣīn sarvān idam ājñāpayad vibhuḥ | Śrīkṛṣṇa uvāca | jalāntare viśīrṇāṃs tu yūyaṃ vedān pramārjatha ||5|| ānayadhvaṃ ca tvaritāḥ [catvārakaṃ ?] sarahasyaṃ jalāntarāt | tāvat prayāge tiṣṭhāmi devatāgaṇasaṃyutaḥ ||6|| [en 6.91].

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leur précepteur, le brāhmane Sāndīpani, qui leur enseigna le Veda et les sciences auxiliaires. Celui-ci leur demanda en retour de lui rendre son fils, mort en mer au large du pays de Prabhāsa. Arrivés sur la côte, l’océan vint rendre hommage aux deux frères et leur apprit que l’asura Pañcajana, qui erre dans les eaux sous la forme d’une conque (antarjalacaraḥ kṛṣṇa śaṅkharūpadharo ’suraḥ), avait été le véritable auteur de l’enlèvement du fils de Sāndīpani. Kṛṣṇa pénétra alors dans l’eau et tua le démon, mais ne trouva point l’enfant dans son ventre (jalam āviśya taṃ hatvā nāpaśyad udare ’rbhakam). S’étant emparé du corps de Pañcajana, il se rendit ensuite chez le roi des morts, Yama. Là, il sonna de la conque et obtint de ce dernier l’enfant qu’il ramena à son père121. La littérature purāṇique connaît encore une autre descente de Viṣṇu sous l’apparence d’un poisson qui n’a aucun lien avec le récit du déluge ou la fin des temps cosmiques. Dans le SkandaPurāṇa, un mythe étiologique explique l’origine de la plante Damanaka (Artemisiaindica). Celle-ci serait née du contact entre les mains de Viṣṇu et le démon (daitya) Damanaka qui fut broyé sur le sol : « Autrefois, le Daitya Damanaka errait dans l’eau de l’océan. Il oppressait les êtres vivants. En effet, il excellait [dans le domaine du] pouvoir d’illusion. Le Bienheureux, qui possédait aussi le pouvoir d’illusion, répondant à la requête de l’aïeul [Brahmā], après être entré dans l’océan par [sa] descente [sous la forme] d’un poisson, lui le Tout-Puissant, après avoir recherché [Damanaka], l’avoir tiré sur le rivage, il l’écrasa sur la surface de la terre. Le suprême Dānava chut le quatorzième jour de la quinzaine claire du mois de Madhu. »122

Nous retrouvons donc dans ce récit explicatif tout autant la descente de Viṣṇu sous la forme d’un poisson que le combat contre un démon aquatique. Il parait évident que le matsyāvatāra devint un topos (tarka) de la littérature purāṇique. Ces différents mythes montrent donc qu’au récit ancien du déluge tel qu’il est narré dans le ŚatapathaBrāhmaṇa et le Mahābhārata a été adjointe dans certains Purāṇa l’histoire du vol du Veda par Śaṅkhāsura. Lorsque les missionnaires interrogèrent les brāhmanes des différentes régions de l’Inde, qui avaient mémorisé les mythes relatifs à la tradition à laquelle ils appartenaient, ils leur récitèrent la version des descentes de Viṣṇu qu’ils connaissaient. Parmi ces dernières, l’épisode du matsyāvatāra pouvait donc varier en fonction de l’obédience sectaire. Il paraît évident que les brāhmanes rencontrés, qui appartenaient à des courants sectaires

121 122

Voir également BrahmaPurāṇa 87.18-32. Purā damanakaṃ daityaṃ samudrodakacāriṇam | bādhitāraṃ janānāṃ vai māyābalaparākramam || bhagavān api māyāvī pitāmahanideśataḥ | matsyāvatāreṇa vibhuḥ praviśya varuṇālayam || anviṣyākṛṣya velāyāṃ niṣpipeṣa mahītale | madhoḥ śuklacaturdaśyāṃ patito dānavottamaḥ ||, SkandaPurāṇa 2.2.38.113-115.

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et non à des écoles védiques, perpétuaient non pas le mythe du déluge ancien, mais avant tout le récit du vol du Veda par un asura aquatique qui fut terrassé par Viṣṇu ayant pris, à cette occasion, la forme d’un poisson. Il en ressort que les missionnaires chrétiens n’ont pas eu directement connaissance de la version diluvienne telle qu’elle apparaît dans le Mahābhārata et certains Purāṇa. Ils ne purent opérer d’autant moins de rapprochements entre le mythe du déluge biblique et les différentes versions indiennes, qu’ils avaient porté leur attention sur le concept de trimūrti. Les descentes de Viṣṇu, ridiculisées par A. Kircher, n’avaient d’intérêt pour eux que dans la mesure où elles représentaient les incarnations de la deuxième personne de cette trinité indienne. Or, les différentes variantes de ces avatāra dont ils prirent acte avaient surtout été mises en étroite corrélation avec les âges du monde (yuga)123. Le comparatisme que les missionnaires chrétiens entreprirent au cours du XVIe siècle et du XVIIe siècle porta donc essentiellement sur le problème que leur posait la trimūrti indienne, concurrente de la trinité chrétienne, et sur la représentation indienne du temps, depuis la Création jusqu’aux temps derniers, durant lequel la deuxième personne de la trimūrti intervint à plusieurs reprises afin de sauver les hommes. Le médecin François Bernier124 (1620-1688), disciple de Pierre Gassendi (1592-1655), qui avait eu l’occasion, lors de son séjour à la cour de l’empereur Aurangzeb (1618-1707), de s’entretenir à ce sujet avec quelques pandits, n’entendait guère de la même façon ces rapprochements : « Touchant ces trois Êtres j’ai vu des missionnaires européens qui prétendent que les Gentils ont quelque idée du Mystère de la Trinité, et qui disent qu’il est expressément porté dans leurs Livres, que ce sont trois Personnes en un seul Dieu. Pour moi j’ai fait assez discourir les Pandits sur cette matière, mais ils s’expliquent si pauvrement que je n’ai jamais pu comprendre nettement leur sentiment ; j’en ai même vu quelques-uns qui disent que ce sont trois véritables Créatures très parfaites qu’ils appellent Deutas [devatā], sans pourtant bien expliquer ce qu’ils entendent par ce mot de Deutas ; comme nos anciens Idolâtres n’ont, à mon avis, jamais bien expliqué ce qu’ils entendaient par ces mots de Genius et de Numina, qui est, je pense, le même que Deuta chez les Indiens. Il est vrai que j’en ai vu d’autres, et des plus savants, qui disaient que ces trois Êtres n’étaient effectivement qu’un même Dieu considéré en trois façons, 123

124

Cette chronologie des temps cycliques, recueillie par les missionnaires chrétiens, avait aussi été mise par écrit par certains autochtones. Un brāhmane, interprète de la Compagnie de Jésus, écrivit un court papier sur ses propres croyances qui fut remis au gouverneur néerlandais Arnaud Heussen et publié sous le titre « Un abrégé de la religion des païens qui habitent sur les côtes de Chormandel », in ROGER 1670, p. 366-371. Il présenta notamment les quatre âges du monde à la fin desquels Brahmā viendrait à mourir et les âmes seraient sauvées. Ce brāhmane fournit donc les calculs traditionnels de ces yuga, à savoir, pour le Cretaigum, 4000 années divines soit 1440000 années humaines (4000 × 360), pour le Tretaigum, 3000 annés divines, pour le Duapaigum, 2000 années divines et pour le Casygum, 1000 années divines. Ces chiffres suivent la tradition purāṇique. ROGER 1670, p. 368. Sur les voyages de Fr. Bernier aux Indes orientales, voir TINGUELY 2008.

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à savoir en tant qu’il est Producteur [Brahmā], Conservateur [Viṣṇu] et Destructeur des choses [Śiva], mais ils ne disaient rien des trois Personnes distinctes en un seul Dieu. »125

Le philosophe sceptique français rencontra H. Roth à Āgrā avec qui il s’entretint au sujet de ces correspondances théologiques. Le jésuite allemand lui confirma alors que, d’après ses lectures des textes sanskrits, le dieu des brāhmanes était bel et bien en trois personnes et que la seconde personne de cette trinité s’était déjà incarnée neuf fois126. Un autre missionnaire, carme résidant à Chiras, avait appris, selon le disciple de Gassendi, l’histoire de l’incarnation de Viṣṇu sous l’apparence de Kṛṣṇa dont la teneur calquait quelques-uns des grands épisodes de la vie de Jésus le nazaréen, à savoir naissance virginale, combat contre le mal, blessure au côté, descente aux enfers, ascension au ciel et parousie : « Les Gentils, dit-il, tiennent que la seconde Personne de la Trinité s’est incarnée neuf fois, et cela pour diverses nécessités du monde desquelles elle l’a délivré. La huitième Incarnation est la plus célèbre, car ils soutiennent que le Monde étant asservi sous la puissance des Géants, il fut délivré par la seconde Personne incarnée et née d’une Vierge à minuit, les Anges chantant dans les airs et les Cieux versant une pluie de fleurs pendant toute la nuit. Cela sent beaucoup le christianisme, mais voici la fable qui retourne. Ils ajoutent que ce Dieu incarné tua premièrement un Géant qui volait dans l’air et qui était si grand qu’il obscurcissait le Soleil, que par sa chute il fit trembler toute la terre, et que même de son grand poids il la pénétra si avant qu’il tomba dans l’Enfer, que ce Dieu incarné blessé au côté dans le premier conflit avec ce Géant tomba, mais que par sa chute il mit en fuite ses ennemis, qu’après s’être relevé et avoir délivré le Monde, il monta aux cieux et qu’à cause de sa blessure il est appelé ordinairement, blessé au côté. La dixième Incarnation, qui sera lorsque suivant notre supputation l’Ante-Christ viendra, ce sera, disent-ils, pour délivrer le Monde de l’esclavage des Mahumetans, mais ce n’est qu’une Tradition vulgaire qu’on ne trouve point dans leurs livres »127

À ce témoignage, Fr. Bernier recueillit aussi une liste des dix avatāra de Viṣṇu dans laquelle ne figure nullement celui du poisson128. Quoi qu’il en soit, le médecin français attribua toutes ces manifestations divines à la richesse de la mythologie indienne. Pour lui, le fait que le jésuite H. Roth employât le terme même d’incarnation le laissait dubitatif, car jamais il n’avait entendu de la part des 125 126 127 128

BERNIER 1671,p. 82-83. BERNIER 1671,p. 83. BERNIER 1671,p. 85-87. « Ils ajoutent encore que la première incarnation de la seconde personne fut dans la nature d’un lion, la seconde dans celle d’un pourceau, la troisième en celle d’une tortue, la quatrième dans un serpent, la cinquième dans un pygmée brahmane haut d’une coudée, la sixième dans un monstre homme-lion, la septième dans un dragon, la huitième comme nous avons dit, la neuvième en un singe et que la dixième se sera celle d’un grand cavalier ». BERNIER 1671,p. 88-89.

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pandits indiens, avec lesquels il avait devisé, un tel concept. À la différence du missionnaire allemand, il retint que des grandes âmes héroïques avaient pu être divinisées et que le terme deutas (devatā) pour les désigner devait correspondre à ce que les Latins nommaient nūmĭna129. Certains indiens lui révélèrent que l’âme (ātman) qui réside en l’homme n’était en fait qu’une portion de dieu (bráhman) et que ces apparitions relevaient incontestablement de la mystique. Mais en tant que philosophe sceptique, il préféra encore l’explication d’autres savants plus critiques et probablement védāntistes qui lui assurèrent que ces incarnations n’étaient que des fables inventées par des législateurs pour maintenir le peuple dans la religion. Il paraîtrait ridicule, lui dirent-ils, que si l’homme, de par la nature de son âme, eût été dieu, il se serait imposé à lui-même le fardeau d’une religion130. Toutes ces considérations sur la nature et la fonction des personnes de la trimūrti laissèrent donc peu de place au mythe du déluge en tant que tel. Ce fut donc sous l’impulsion d’un autre angle d’approche que les mythes du déluge biblique et purāṇique furent confrontés. Le premier à avoir tenté un tel rapprochement fut assurément le jésuite Jean-Venant Bouchet (1654-1734) sous l’influence du comparatisme de PierreDaniel Huet (1630-1721).

2.8. P.-D. Huet et J.-V. Bouchet ou le comparatisme biblico-purāṇique Le savant normand P.-D. Huet joua un rôle important dans l’étude comparée des religions chrétienne et non chrétiennes au XVIIe siècle. Bien que son comparatisme fût apologétique, les trois volumes qu’il y consacra — Demonstratioevangelica (Démonstration évangélique) publiée en 1679, Alnetanae quaestiones de concordia rationis et fidei (Les questions d’Aulnay, de l’accord de la raison et de la foi) éditées en 1690 et Traité philosophique de la faiblesse de l’esprit humain, publié, après sa mort, en 1723 — témoignent des connaissances acquises par les lettrés européens sur les us et coutumes, les croyances et les pratiques cultuelles des différents peuples se répartissant sur des territoires allant des Amériques au Japon. Dans son premier ouvrage qu’il rédigea de 1670 à 1679131 alors qu’il secondait Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704) dans sa charge d’éducation 129 130 131

BERNIER 1671,p. 90-91. BERNIER 1671,p. 93. Durant ces mêmes années, P.-D. Huet fut reçu à l’Académie française en août 1674, institution qui lui demanda de situer le Paradis terrestre, ce qu’il fit dans son Tractatus de situ paradisi terrestris publié en 1694. Il fut ordonné prêtre en 1676 à l’âge de quarante-six ans puis nommé abbé commendataire de l’abbaye d’Aulnay près de Caen en 1678. En 1689, à cinquante-neuf ans, il fut élu évêque d’Avranches, charge épiscopale à laquelle il se soustraira en 1699. Sa bibliothèque privée ne comptait pas moins de 8271 ouvrages et 200 manuscrits. L’ensemble est actuellement conservé à la Bibliothèque nationale de France.

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de Louis de France (1661-1711), P.-D. Huet avait voulu démontrer l’ancienneté et l’authenticité des livres du Pentateuque dont la paternité, attribuée par la tradition judéo-chrétienne à Moïse, avait été remise en cause par Baruch Spinoza (16321677)132. Pour ce faire, il restitua les voies commerciales entre les peuples de l’Antiquité133 et en déduisit qu’au cours des siècles, la loi mosaïque avait été diffusée de plus en plus loin de son foyer originel. Son étude de mythologie comparée l’entraîna à formuler trois types de diffusion selon l’importance des distances géographiques. Les peuples qui furent au contact avec le peuple hébreu avaient dû conserver leurs croyances tels les Égyptiens qui avaient retenu captif le peuple hébreu et dont la mythologie, de ce fait, relevait directement de la memoria. Les peuples qui eurent à côtoyer le peuple hébreu tels les Grecs, eurent l’occasion à maintes reprises de prendre connaissance de la loi mosaïque et de la plagier (imitatio). Quant aux peuples plus éloignés, ils connurent la loi mosaïque par l’intermédiaire de leurs voisins frontaliers auxquels ils l’empruntèrent (deprehensio). Établir l’antiquité de cette diffusion et l’emprunt à la loi mosaïque n’était certes pas novateur134, mais ceci lui offrit, pensait-il, l’opportunité de prouver l’ancienneté et l’antériorité des livres du Pentateuque sur tout autre. L’originalité de son comparatisme, quant à elle, réside dans la tentative de ramener toutes les grandes figures civilisatrices, présentes dans la mythologie des peuples, à la seule figure de Moïse. Cette théorie des Moïses lui permit d’assurer aux livres bibliques concernés l’authenticité de leur paternité. Car si les peuples les plus anciens avaient puisé aux livres du Pentateuque et avaient construit leurs propres dieux, héros et législateurs sur le modèle de Moïse, cela attestait inévitablement que Moïse avait été la figure originelle et la plus ancienne. Dans son chapitre consacré 132 133

134

Sur les circonstances de la rédaction de cet ouvrage voir DUCŒUR 2014a. Cette approche historique des voies de communication dans l’Antiquité, à la demande de J.-B. Colbert que P.-D. Huet connaissait depuis 1662, date à laquelle il fonda avec son aide l’Académie de physique de Caen, fit l’objet d’une publication sous le titre Histoireducommerce etdelanavigationdesAnciens, œuvre de jeunesse qui ne fut néanmoins publiée qu’après sa mort, en 1763. P.-D. Huet avait déjà écrit une étude pour J.-B. Colbert sur le commerce maritime des Hollandais à travers le monde à une période où la France était en retard dans le domaine de la construction navale et du commerce maritime international. Alors inspecteur et surintendant général du commerce et de la navigation, J.-B. Colbert institua la CompagniefrançaisepourlecommercedesIndesorientales en 1664 et les premiers comptoirs français en Inde furent ouverts en 1674. Hugo Grotius (1583-1645) avait déjà émis une telle hypothèse : « Outre cela, on trouve dans les écrits de plusieurs auteurs païens, beaucoup de choses conformes à celles que Moïse nous apprend, et qui ne pouvant être regardées que comme les restes d’une tradition très ancienne et très universelle, sont fort propres à confirmer ce que cet auteur a écrit. Ce qu’il nous dit de l’origine du monde se trouve en substance, quoi qu’un peu déguisé, dans les plus vieilles histoires des Phéniciens que Sanchionation avait compilées, et Philon de Biblos a traduites. On en voyait aussi quelques traces parmi les Indiens, au rapport de Mégasthène et de Strabon ; et parmi les Égyptiens, selon le témoignage de Laërce et de Diodore de Sicile ». GROTIUS 1728, p. 41-46.

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à la figure construite de Brahmā135, la source première sur l’Inde, outre les écrits grecs et latins, utilisée par l’académicien fut l’ouvrage d’H. Lord qui avait présenté Bremaw recevant sur le mont Meru le livre de la loi (Shaster) des mains de Dieu136. Tous ces rapprochements eurent pour conséquence d’établir des catégories spécifiques, de repérer et de classifier parmi les civilisations antiques et contemporaines les figures construites des législateurs et des fondateurs de religion, les structures sociétales et les pratiques cultuelles. Son approche comparée des religions fut donc vivement critiquée dans les milieux ecclésiastiques français. Plus appréciée à l’étranger, elle enthousiasma le philosophe allemand Wilhelm Leibniz (1646-1716) : « Je vous témoignais souvent, Monsieur, lorsque j’étais en France, et que je jouissais de vos savantes conversations, avec quel empressement j’attendais l’édition du bel ouvrage dont vous aviez bien voulu me faire voir le prospectus ; et je ne vous dissimulais pas qu’un tel ouvrage n’était guère facile qu’à vous seul, parce que vous êtes le seul peut-être dans notre siècle qui possédiez le vaste fond d’érudition et de philosophie qu’il exige. Enfin, je l’ai lu, et j’ai été parfaitement confirmé dans la grande idée que j’en avais conçue. »137

Ce fut néanmoins dans son deuxième ouvrage comparatiste, Les questions d’Aulnay, que P.-D. Huet put mener, dans les domaines des croyances (Dogmatum christianorumetethnicorumcomparatio) et des pratiques cultuelles ou des observances morales (Praeceptorumchristianorumetethnicorumadvitampierecteque instituendampertinentiumcomparatio), un véritable comparatisme entre le christianisme et les religions non chrétiennes138. Au sujet du déluge, il constata que les anciens peuples, tant chinois, perse, indien, chaldéen, grec, etc. avaient conservé le souvenir (memoria) d’une vaste inondation et qu’ils devaient donc tous descendre de Noé, « le restaurateur de la race humaine » (reparator humani generis)139. Il est l’un des rares auteurs à citer l’Inde, car les débats qui animèrent tout le XVIIe siècle sur la chronologie de l’histoire de l’humanité et sur la date du déluge biblique face à celles des récits diluviens d’autres civilisations, notamment chinoise avec la publication en 1658 des travaux de Martin Martini140 (1614-1661), n’investirent nullement les nouvelles données indiennes transmises par les missionnaires jésuites soit dans leurs lettres, soit lors d’entretiens quand ils étaient de passage 135 136 137 138 139 140

HUET 1679, p. 161. Voir aussi HUET 1690, p. 214. DUCŒUR 2014a. ÉMERY 1772, p. 93-94. DUCŒUR 2013a. HUET 1690, p. 187. MARTINI 1692, p. 6-8. Dans les chroniques chinoises anciennes, Martini signala l’existence d’une vaste inondation qui aurait eu lieu sous le règne du septième empereur Yaus (Yŭ, 禹, IIIe millénaire av. J.-C.), MARTINI 1692, p. 63-64.

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en Europe. Si le grand défenseur de la tradition biblique du déluge, Jean Le Pelletier (1633-1711), en appela effectivement au témoignage des nations dans son chapitre intitulé : « Que la Tradition constante de toutes les Nations, démontre la vérité de l’histoire du Déluge », il ne fit mention que des seules occurrences trouvées dans les livres antiques, à savoir les traditions grecque (Deucalion), assyrienne (Sisithrus [Xisouthros < Ziusudra]) et chinoise (Puon Cuus [Pángǔ, 盤古]), ainsi que des indications provenant des missionnaires des Amériques141. Le mythe du déluge indien, occulté par les évangélisateurs qui s’étaient focalisés sur la trimūrti indienne et les incarnations de Viṣṇu n’eut, de ce fait, que très peu d’écho, voire aucun, dans les controverses savantes sur le calcul de la date du déluge universel, charnière temporelle entre les temps mythiques ou pré-historiques et l’histoire sacrée142. Malgré les incertitudes des chronologies chinoises, celles-ci demeuraient préférables aux dates démesurées des quatre yuga avancées par la tradition purāṇique. Il était plus aisé, en effet, de rapprocher l’empereur Yŭ (禹), dont le règne remontait entre 2357 et 2267 av. J.-C., avec Noé, sauvé du déluge en 2348 av. J.-C. selon les calculs des théologiens chrétiens, en particulier ceux de James Ussher (1581-1656)143. Ces estimations offraient l’avantage de concilier les différents événements locaux en un grand cataclysme universel et de sauver ainsi la véridicité de l’histoire sacrée dont les débuts de la seconde humanité postdiluvienne étaient relatés dans la Genèse. Loin de s’être restreint à un seul événement ou à un seul dogme chrétien, P.-D. Huet investit l’ensemble des possibles et chercha, pour sa part, à réconcilier raison et foi en prenant chacun des dogmes chrétiens les uns après les autres qu’il confronta aux croyances de tous les peuples antiques et contemporains. Selon sa démarche comparative, l’universalité ou du moins la récurrence d’une croyance ou d’une pratique cultuelle ayant été partagée, ou l’étant encore par différents peuples inscrits dans l’histoire de l’humanité, offrait une forte probabilité de mener au vrai. Si le jésuite A. Kircher avait dénoncé, par exemple, les avatāra de Viṣṇu comme des diableries144, P.-D. Huet y voyait au contraire un parallèle possible avec le Dieu chrétien qui se fit homme (Dedeohumananaturainduto145) afin de sauver l’humanité. Ayant lu l’ouvrage d’A. Roger, il rappela que selon la doctrine 141 142

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LE PELLETIER 1700, p. 503-507. Au cours du Grand Siècle, seul l’épisode du déluge biblique marquait le passage entre la préhistoire sacrée et l’histoire sacrée. Il fallut attendre encore plusieurs siècles pour que l’écriture devint un critère épistémologique afin de marquer une séparation chronologique, somme toute toujours arbitraire, entre la pré-histoire et l’histoire. L’archevêque anglican J. Ussher calcula que la création de l’Univers remontait à 4004 av. J.-C. et que le déluge se produisit 1656 ans plus tard, soit durant l’année 2348 av. J.-C. USSHER 1650, p. 4. KIRCHER 1667, p. 156. HUET 1690, p. 234-237.

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des brāhmanes, Dieu pouvait prendre une apparence humaine, ce que fit neuf fois Viṣṇu146, la deuxième personne de la trinité indienne147, en s’incarnant en Varāha, Narasiṃha, Paraśurāma et Rāma148 afin de terrasser des géants qui opprimaient les hommes. Ces terribles et gigantesques démons ou rākṣasa n’étaient pas sans rappeler les nephiliym (γίγαντες, gigantes) de Genèse 6.1-4 qui vécurent peu de temps avant le déluge. Quant à la cosmologie — création (« De origine mundi »), destruction et recréation de l’univers (« De conflagratione et renovatione mundi »), l’érudit canneais savait, d’après le témoignage de Mégasthène, que les Indiens enseignaient la même théorie à ce sujet que les Grecs149 et que le temps imparti au dernier âge, d’après les cacluls des Indiens, était de mille ans150. Les Questions d’Alnay, qui mettaient à pied d’égalité les dogmes chrétiens et les croyances non chrétiennes, furent une abomination pour les jansénistes. Dans une lettre du 1er novembre 1691, adressée à Denis Dodart (1634-1707), le théologien Antoine Arnauld (1612-1694) dénonça la folie comparatiste de l’ancien sous-précepteur du Dauphin, nommé depuis évêque d’Avranches : « Si l’auteur protestant [Jacques Basnage de Beauval] n’a point altéré ce qu’il rapporte de la seconde et de la troisième partie de ce livre, ce sont d’horribles choses et capables d’inspirer à de jeunes libertins, qu’il faut avoir une religion, mais qu’elles sont toutes bonnes, et que le paganisme même peut entrer en comparaison avec le christianisme. […] Je ne m’étonnerais pas de trouver ces choses dans quelque ouvrage de La Mote Le Vayer. Ses discours sceptiques, sous le nom d’HoratiusTubero, ainsi que son livre, De la vertu des païens, font assez voir qu’il n’était pas chrétien ; et cependant, quelque avertissement que j’en eusse donné, je ne pus empêcher qu’il ne fût pris pour précepteur de Monsieur [Philippe d’Orléans (1640-1701)]. Est-ce qu’un sous-précepteur de Monseigneur le Dauphin ne vaudrait pas mieux et qu’il aurait si peu de jugement, que, sans y penser, il détruirait sa propre religion, en employant tout ce qu’il a d’érudition à faire voir, que la raison ne s’accommodait pas moins bien du paganisme, qu’elle s’accommode du christianisme, et que c’est pour cette raison qu’il recommande la philosophie des sceptiques, qui lui est d’un grand secours pour avancer les paradoxes les plus ridicules, jusqu’à dire de cette proposition : Jepense  ;donc jesuis, n’est pas évidemment vraie ? Je m’imagine que si on avait lu avec soin les autres ouvrages de cet auteur, on y trouverait bien des folies et de méchantes choses. Mais je ne crois pas qu’il en ait jamais fait un si méchant que celui-ci, à en juger par l’extrait que j’en ai eu. Je vous prie de montrer cette lettre à des personnes capables 146

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« Brachmanum sententia est, Deum saepe sub magnorum quorumdam hominum specie et habitu delitescere, ac inter homines conversari, et Wistnavium, quem Dei trini et unius secundam esse personam ajunt, novies jam assumsisse corpus, et aliquando etiam humanum, ac semel idem adhuc ab eo factum iri. Mysterium istud non uno modo exponunt Brachmanes, uti nec ubique consentiens eorum doctrina est ». HUET 1690, p. 234. Sur P.-D. Huet et la trimūrti voir DUCŒUR 2014b. HUET 1690, p. 237. HUET 1690, p. 143. Le temps du Kaliyuga moins ses deux crépuscules. HUET 1690, p. 290.

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d’être touchées de ces excès, comme à M. Nicole, à M. de Meaux, etc. Pour moi, j’en suis percé jusqu’au cœur, et ce serait une chose bien déplorable que l’on vit à Avranches, ce que l’on vit au Mans du temps du cardinal Mazarin. »151

Initié durant les années 1660 à la philosophie sceptique des Anciens par le pyrrhonien Louis de Cormis († 1669), grand admirateur de Sextus Empiricus (IIe siècle ap. J.-C.), plus historien, géographe et astronome152 que théologien, P.-D. Huet poursuivit néanmoins ses recherches sur les correspondances possibles entre les religions et aboutit progressivement dans les deux premières décennies du XVIIIe siècle à un scepticisme philosophique antique153. Ce fut le 14 mars 1704154, qu’il rencontra le missionnaire jésuite Jean-Venant Bouchet, de retour des Indes orientales. Ensemble ils discoururent sur les doctrines indiennes de l’immortalité de l’âme et de la transmigration. Les sources grecques attestaient, en effet, que les philosophes grecs, les prêtres d’Égypte et les brāhmanes de l’Inde avaient tenu à ce sujet les mêmes propos et plus encore que les uns avaient été les maîtres des autres155. En 1687, J.-V. Bouchet avait accompagné la seconde ambassade française dépêchée à la cour royale du Siam par Louis XIV et J.-B. Colbert. Après l’échec de cette dernière, dû à des bouleversements politiques et à de vives controverses entre les Églises chrétiennes elles-mêmes, J.-V. Bouchet dut reprendre la mer et se réfugier à Pondichéry. Il rejoignit par la suite la mission de Madurai (dans l’actuel État du Tamil Nadu) où il évangélisa et convertit plusieurs milliers d’Indiens. Ce fut durant les années 1690 qu’il se familiarisa avec les langues indiennes et qu’il entreprit quelques recherches sur les mythologies et les croyances de l’Inde, telles qu’elles lui furent accessibles dans les Purāṇa d’obédience viṣṇuïte, kṛṣṇaïte et śivaïte, gardant l’espoir, à partir de ces connaissances, d’évangéliser plus facilement les Indiens156. Tributaire de sa lecture de la Demonstratioevangelica, il fut amené à repérer les mythes purāṇiques et les pratiques cultuelles qui pouvaient être rapprochés des livres bibliques :

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ARNAULD 1775, p. 401-402. DUCŒUR 2010. MAIA NETO 2008. Selon une glose qu’il rédigea sur son propre exemplaire de ses Alnetanaequaestiones. DUPRONT 1930, p. 263. Pour sa part, J.-V. Bouchet fit mémoire de leurs conversations dans sa lettre sur la métempsychose qu’il lui adressa de Carnate après 1704 : « Je me rappelle de temps en temps avec plaisir Monseigneur, les entretiens que j’eus alors avec Vôtre Grâce sur la même matière ; c’est pour cela qu’étant de retour aux Indes, j’employai une partie de mon loisir aux recherches nécessaires pour me mettre en état de satisfaire une curiosité si louable ». BOUCHET s.d.(b), p. 464. DUCŒUR & MUCKENSTURM-POULLE (éd.) 2016. BOUCHET s.d.(a), p. 345.

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« Je me souviens, Monseigneur, d’avoir lu dans votre savant livre de la Démonstration Évangelique, que la doctrine de Moïse avait pénétré jusqu’aux Indes ; et votre attention à remarquer dans les auteurs tout ce qui s’y rencontre de favorable à la Religion, vous a fait prévenir une partie des choses que j’aurais à vous dire. J’y ajouterai donc seulement ce que j’ai découvert de nouveau sur les lieux, par la lecture des plus anciens livres des Indiens, et par le commerce que j’ai eu avec les savants du Pays. »157

Pour le missionnaire jésuite, il ne faisait aucun doute que « l’Auteur de la Nature » avait gravé dans l’esprit des hommes l’idée d’un Dieu unique et que le polythéisme indien auquel il avait à faire face n’était que la résultante d’une corruption de leur cœur158. Ainsi, bien qu’il conçût que les Indiens avaient été monothéistes à l’origine, comme en témoignaient les livres anciens rédigés en sanskrit auxquels il eut accès et dont les mythes cosmogoniques attestaient la croyance en un monisme, J.-V. Bouchet accepta également l’hypothèse d’une possible diffusion de la loi mosaïque en Inde par le biais du commerce avec les Égyptiens et les Juifs. Ces recherches eurent donc pour visée de trouver dans la littérature sanskrite des récits qui avaient conservé un certain nombre d’éléments vétérotestamentaires, mais qui avaient néanmoins été défigurés au fur et à mesure des temps. À cette théorie diffusionniste, s’ajoute, dans son écrit, un plausible héritage chrétien dû à la fondation des premières communautés chrétiennes par l’apôtre Thomas puis Pantène. Selon la tradition chrétienne, en effet, Pantène aurait prêché l’Évangile jusqu’en Inde même, à la demande de légats du pays159, et aurait été devancé en cela par l’apôtre Barthélémy qui avait déjà évangélisé les Indiens et leur avait laissé l’Évangile selon Matthieu160. C’est pourquoi le missionnaire jésuite, qui avait visité certaines régions de l’Inde pendant plusieurs années et avait constaté un possible rapprochement entre les pratiques rituelles chrétiennes et indiennes, voire même la croyance en un dieu trinitaire, s’était persuadé « que les Indiens les plus avancés dans les terres ont eu dès les premiers temps de l’Église la connaissance de la religion chrétienne, et qu’eux, aussi bien que les habitants de la côte, ont reçu les instructions de S. Thomas et des premiers disciples des Apôtres »161. De fait, les comparaisons analogiques, qu’il opéra sans aucun recul critique, demeuraient très « sauvages ». Cependant, leur auteur ne manqua pas de justifier ses choix et d’affirmer que des comparaisons parfaitement concordantes auraient 157 158 159 160 161

BOUCHET s.d.(a), p. 345. BOUCHET s.d.(a), p. 346. JÉRÔME, Viedeshommesillustres 36. EUSÈBE, Histoireecclésiastique 5.10. BOUCHET s.d.(a), p. 352. « Je vous y ai rendu compte des connaissances que j’ai acquises au milieu des peuples de l’Inde, autrefois apparemment chrétiens et replongés depuis longtemps dans les ténèbres de l’Idolâtrie ». BOUCHET s.d.(a), p. 353.

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été bien plus suspectes que des parallèles défectueux, mais néanmoins explicables par le fait historique d’une lente dégénérescence de la loi mosaïque ou des dogmes chrétiens chez les Indiens162. Cette perspective méthodologique entraîna donc J.-V. Bouchet à ouvrir sa liste des légendes purāṇiques comparables aux récits bibliques par l’inévitable mythe du déluge : « Vous voyez, Monseigneur, qu’à mesure que nous avançons les choses s’éclaircissent toujours un peu. Ayez la patience d’écouter une nouvelle fable que je vais vous raconter. Car, certainement je vous tromperais, si je m’engageais à vous dire quelque chose de plus sérieux. Vous n’aurez pas de peine à y démêler l’histoire du déluge, et les principales circonstances que nous en rapporte l’Écriture. Le dieu Routren [RudraŚiva] — c’est le grand destructeur des êtres créés — prit un jour la résolution de noyer tous les hommes, dont il prétendait avoir lieu de n’être pas content. Son dessein ne put être si secret, qu’il ne fût présenti par Vichnou [Viṣṇu], conservateur de créatures. Vous verrez, Monseigneur, qu’elles lui eurent dans cette rencontre une obligation bien essentielle. Il découvrit donc précisément le jour auquel le déluge dévoit arriver. Son pouvoir ne s’étendait pas jusqu’à suspendre l’exécution des projets du dieu Routren. Mais aussi sa qualité de dieu conservateur des choses créées lui donnait droit d’en empêcher, s’il y avait moyen, l’effet le plus pernicieux, et voici la manière dont il s’y prit. Il apparut un jour à Sattiavarti [Satyavrata] son grand confident et l’avertit en secret qu’il y aurait bientôt un déluge universel, que la terre serait inondée, et que Routren ne prétendait rien moins, que d’y faire périr tous les hommes et tous les animaux. Il l’assura cependant qu’il n’y avait rien à craindre pour lui et qu’en dépit de Routren, il trouverait bien moyen de le conserver et de se ménager à soi-même ce qui lui serait nécessaire pour repeupler le monde. Son dessein était de faire paraître une barque merveilleuse au moment que Routren s’y attendrait le moins, d’y enfermer une bonne provision d’au moins huit cent quarante millions d’âmes et de semences d’êtres. Il fallait au reste que Sattiavarti se trouvât au temps du déluge sur une certaine montagne fort haute, qu’il eût soin de lui faire bien reconnaître. Quelques temps après, Sattiavarti, comme on le lui avait prédit, aperçut une multitude infinie de nuages qui s’assemblaient. Il vit avec tranquillité l’orage se former sur la tête des hommes coupables. Il tomba du ciel la plus horrible pluie qu’on ne vit jamais. Les rivières s’enflèrent et se répandirent avec rapidité sur toute la surface de la terre, la mer franchit ses bornes et, se mêlant avec les fleuves débordés, couvrit en peu de temps les montagnes les plus élevées. Arbres, animaux, hommes, villes, royaumes, tout fut submergé : tous les êtres animés périrent et furent détruits. Cependant, Sattiavarti, avec quelques-uns de ses pénitents, s’était retiré sur sa montagne. Il y attendait le secours 162

« Quoi qu’il en soit, Monseigneur, je ne crois pas que pour reconnaître dans la doctrine des Indiens celle des anciens Hébreux, il soit nécessaire que tout se rencontre parfaitement conforme de part et d’autre. Les Indiens partagent souvent à différentes personnes ce que l’Écriture nous raconte d’une seule ; ou bien rassemblent dans une seule, ce que l’Écriture divise dans plusieurs. Mais cette différence, bien loin de détruire nos conjectures, doit servir, ce me semble, à les appuyer. Et je crois qu’une ressemblance trop affectée, ne serait bonne qu’à les rendre suspectes ». BOUCHET s.d.(a), p. 348.

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dont le dieu l’avait assuré. Il ne laissa pas d’avoir quelques moments de frayeur. L’eau, qui prenait toujours de nouvelles forces, et qui s’approchait insensiblement de sa retraite, lui donnait de temps en temps de terribles alarmes. Mais dans l’instant qu’il se croyait perdu, il vit paraître la barque, qui devait le sauver. Il y entra incontinent avec les dévots de sa suite, les huit cent quarante millions d’âmes et de semences d’êtres s’y trouvèrent renfermées. La difficulté était de conduire la barque et de la soutenir contre l’impétuosité des flots, qui étaient dans une furieuse agitation. Le dieu Vichnou eut soin d’y pourvoir, car, sur le champ, il se fit poisson et il se servit de sa queue comme d’un gouvernail, pour diriger le vaisseau. Le dieu poisson et pilote fit une manœuvre si habile, que Sattiavarti attendit fort en repos dans son asile, que les eaux s’écoulassent de dessus la face de la Terre. »163

Dans sa présentation du mythe du déluge indien, J.-V. Bouchet opta pour un certain nombre d’éléments narratifs au détriment d’autres qui ne pouvaient être directement mis en lien avec le récit biblique. La mention du nom du roi Satyavrata confirme qu’il eut accès à la version du Bhāgavata Purāṇa originaire de l’Inde du Sud. Cependant, si l’auteur du texte sanskrit prit pour récit-cadre la dissolution de l’univers lors de la nuit de Brahmā, il ne spécifia nullement que Rudra-Śiva en fut l’acteur. Or, si, dans le Purāṇa, le temps de la dissolution n’a pas pour justification l’impiété des êtres humains, J.-V. Bouchet avança néanmoins cette unique raison comme origine de la colère de Rudra-Śiva. Là encore, la lecture qu’il fit du mythe fut certainement altérée par l’attrait qu’il manifesta à rapprocher les deux traditions concernées. Car, dans la tradition purāṇique, la dissolution (pralaya) par l’eau est considérée comme le passage sinequanon à la fin de chaque kalpa, et ne relève donc pas d’une ire divine. Cette destruction de la création (prākṛtasarga), au contraire, donnera naissance à une recréation (pratisarga) de l’univers pendant que les âmes seront dûment conservées en Brahmā durant son sommeil. J.-V. Bouchet connaissait parfaitement cette conception cosmologique des yuga puisqu’il écrivit, après 1704, une seconde lettre à P.-D. Huet dans laquelle il l’entretint des dissolutions cycliques des créations successives dans la doctrine brāhmanique : « Ils s’imaginent que ce monde doit finir, et qu’ensuite Dieu en créera un nouveau ; ils déterminent même le temps où ce changement doit arriver : car ils prétendent qu’après que les quatre âges, d’or, d’argent, de cuivre et de fer, seront expirés, il y aura un jour de la vie de Brama qui doit durer cent ans ; que quand cette multitude d’années sera écoulée, le monde sera détruit par le feu. C’est une chose remarquable, que presque toutes les nations conviennent ensemble sur cette manière dont le monde sera détruit ; c’est une tradition que les anciens philosophes se sont laissée les uns aux autres, et Ovide dit en termes formels, que c’est une chose arrêtée par la force d’une fatalité inévitable, que le ciel, la mer et la terre doivent être consumés par le

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BOUCHET s.d.(a), p. 347-348.

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feu. […] Ce monde étant donc détruit par le feu, Dieu en fera reparaître un nouveau de la même manière qu’il a créé celui-ci, et cela se renouvellera toujours ; de même qu’avant que cet univers où nous sommes eût été créé, il y en avait un autre, et avant ce dernier un plus ancien. »164

Quant aux avatāra de Viṣṇu, le supérieur de la mission de Carnate en savait suffisamment pour les comparer à des métempsycoses volontaires. Les trois dieux Brahmā, Viṣṇu et Rudra animèrent ainsi « différents corps d’hommes et de bêtes. Brumma a animé le corps d’un cerf et celui d’un cygne. Vistnou, le plus accoutumé aux métempsycoses, a paru sous la figure de Matcham, c’est-à-dire, de poisson : ce fut, disent quelques-uns, au temps du déluge, lorsque ce dieu conduisit la barque qui sauva le genre humain. »165 Il faut donc attribuer cette différence notoire entre les différentes versions purāṇiques et son propre récit soit à un choix délibéré de présenter sous cette forme le mythe du déluge indien afin de mieux calquer la colère de Dieu contre les impies en Genèse, soit à ses interlocuteurs indiens, peut-être convertis au christianisme, qui ne suivaient pas toujours les variantes conservées dans les sources textuelles. Comme tous ses prédécesseurs, il passa également sous silence l’histoire du poisson venu se réfugier dans le creux des mains de l’ascète au moment où celui-ci fit ses ablutions. Il tut aussi l’histoire du vol des Veda par un rākṣasa qui est présente dans le BhāgavataPurāṇa(où il s’agit plus précisément d’un asura/daitya). Pour le reste, les éléments narratifs retenus sont conformes au récit purāṇique — annonce du déluge à venir à Satyavrata par Viṣṇu, montée des eaux et pluies torrentielles, refuge sur le sommet d’une montagne, arrivée du navire et embarquement des semences, laps de temps à dériver avec Viṣṇu sous forme d’un poisson comme pilote, résorption progressive des eaux — et, de ce fait, ceux-ci ont offert au missionnaire jésuite l’opportunité de les mettre en corrélation avec ceux de la Genèse et de conclure : « La chose est claire, comme vous voyez, Monseigneur, et il ne faut pas être bien pénétrant, pour apercevoir dans ce récit mêlé de fables et des plus bizarres imaginations, ce que les Livres Sacrés nous apprennent du déluge, de l’arche et de la conservation de Noé avec sa famille. Nos Indiens n’en sont pas demeurés-là et après avoir défiguré Noé sous le nom de Sattiavarti, ils pourraient bien avoir mis sur le compte de Brama [Brahmā] les aventures les plus singulières de l’histoire d’Abraham. »166

Bien que ces conclusions fussent trop hâtives et orientées, J.-V. Bouchet fut cependant le seul missionnaire à avoir établi un tel rapprochement historique, et surtout à avoir présenté la quasi-totalité de la trame narrative du mythe du déluge 164 165 166

BOUCHET s.d.(b), p. 470. BOUCHET s.d.(b), p. 471. BOUCHET s.d.(a), p. 348.

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indien. Nous verrons que son confrère Jean Calmette, pour des raisons évidentes liées à l’évangélisation des brāhmanes, s’en garda bien. Aussi, les intentions de J.-V. Bouchet étaient motivées par l’approche comparative des mythes, initiée par P.-D. Huet, et au souhait que ce dernier put étayer davantage encore sa théorie diffusionniste de la loi mosaïque dans l’optique de défendre le catholicisme face à ses détracteurs d’alors167. Son objectif n’était pas de prouver, comme d’autres le firent en son temps, la véridicité historique d’un déluge universel par de savants calculs chronologiques, mais d’étayer et de renforcer la théorie diffusionniste de la loi mosaïque. Deux approches historiques différentes qui avaient néanmoins pour finalité commune de démontrer l’authenticité du Pentateuque. Mais, après 1704, P.-D. Huet, âgé de soixante-quatorze ans, avait déjà achevé d’écrire sa quatrième partie des Questions d’Aulnay qui parut deux ans après sa mort, en 1723 à Amsterdam, sous le titre Traitéphilosophiquedelafaiblessede l’esprithumain168 et dans laquelle il exposait les doctrines comparées des différentes écoles philosophiques anciennes. À partir de ses lectures de Strabon (64 av. J.-C.-24 ap. J.-C.) et de Diogène Laërce (IIIe siècle ap. J.-C.), il nota qu’au IVe siècle av. J.-C., Anaxarque et Pyrrhon avaient été les élèves des brāhmanes de l’Inde169 qui leur avaient enseigné leur doctrine philosophique sceptique :

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« J’ai cru que des réflexions, qui peuvent servir à confirmer et à défendre notre sainte Religion, devaient naturellement vous être présentées. Vous y prendrez plus de part que personne, après avoir démontré, comme vous l’avez fait, la vérité de notre foi par la plus vaste érudition, et par la plus exacte connaissance de l’antiquité sacrée et profane ». BOUCHET s.d.(b), p. 345. « Vous voyez, Monseigneur, qu’en même temps que nous faisons goûter à ces peuples abandonnés la douceur du joug de Jésus-Christ, nous tâchons de rendre quelque service aux savants d’Europe, par les découvertes que nous faisons dans les pays qui ne leur sont pas assez connus. Il n’appartient qu’à vous, Monseigneur, de suppléer par votre profonde pénétration, et par votre commerce assidu avec les savants de l’Antiquité, à ce qui pourrait manquer de notre part aux lumières que nous acquérons parmi ces peuples. Si ces nouvelles connaissances sont de quelque usage, pour le bien de la Religion, personne ne saura mieux les faire valoir que vous ». BOUCHET s.d.(b), p. 353. Le personnage principal, mis en scène dans cet ouvrage de philosophie comparée, n’est autre que Louis de Cormis. Cet ouvrage fit scandale et son éditeur, l’abbé d’Olivet, dut prouver son authenticité comme le rappela Voltaire : « On lui (Joseph d’Olivet [1682-1768]) doit aussi l’édition du livre de La faiblesse de l’esprit humain, composé par l’évêque d’Avranches, Huet, lorsqu’une longue expérience l’eut fait enfin revenir des absurdes futilités de l’école, et du fatras des recherches des siècles barbares. Les jésuites, auteurs du Journal des Trévoux, se déchaînèrent contre l’abbé d’Olivet, et soutinrent que l’ouvrage n’était pas de l’évêque Huet, sur le seul prétexte qu’il ne convenait pas à un ancien prélat de Normandie d’avouer que la scolastique est ridicule, et que les légendes ressemblent aux QuatrefilsAimon, comme s’il était nécessaire, pour l’édification publique, qu’un évêque normand fût imbécile. C’est ainsi à peu près qu’ils avaient soutenu que les MémoiresducardinaldeRetz n’étaient pas de ce cardinal. L’abbé d’Olivet leur répondit, et sa meilleure réponse fut de montrer à l’académie l’ouvrage de l’ancien évêque d’Avranches, écrit de la main de l’auteur. », VOLTAIRE 1817, p. 1089. HUET 1741, p. 164.

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« Les brachmanes, selon le témoignage de Strabon et de Mégasthène, soutenaient qu’il n’y a rien de bon ni de mauvais ; parce que ce qui semble bon à l’un, semble mauvais à l’autre. Ce que je viens de dire fait voir que la philosophie sceptique a pénétré jusqu’aux extrémités de l’Orient. »170

Aux yeux de P.-D. Huet, le scepticisme dont se réclamait le siècle naissant, n’était en rien nouveau, et nombreux avaient été les philosophes de l’antiquité à l’avoir érigé en méthode. Le scepticisme antique lui apparut dès lors comme un inévitable aboutissement puisque les sages d’Orient et d’Occident, qui avaient réfléchi sur la nature même de la raison et sur ses limites, en étaient arrivés à la même conclusion : si la vérité échappe à la raison, le philosophe doit alors suspendre tout jugement. Mais, pour le Normand, cet inéluctable scepticisme que rencontre tout savant, d’autant plus intensément qu’il est comparatiste, devait au contraire conduire à envisager tous les possibles en fonction des facteurs de probabilités rencontrés171. En ces premières décennies du XVIIIe siècle, le comparatisme global qu’il avait mené sur les croyances des civilisations passées ou contemporaines et leurs mythes en forgeant des catégories et des typologies, sans pour autant avoir abandonné l’idée de venir au secours de l’histoire sacrée, ne reparaîtra qu’à partir du XIXe siècle avec des savants comparatistes tels que Max Müller (1823-1900) ou James Frazer (1854-1941). Quelques années avant sa mort, P.-D. Huet eut tout à fait conscience que l’ensemble des rapprochements qu’il avait tentés durant sa vie intellectuelle, n’intéresserait, pour les temps à venir, plus personne : « Qu’y-a-t-il en moi ou dans ma vie qui intéresse ce siècle et la postérité ? Les érudits s’inquiètent bien, vraiment, de mes pensées, de mes études, de mes écrits, enfin si je suis blanc ou noir »172. En cherchant à prouver historiquement, par la restitution des voies commerciales empruntées durant l’Antiquité, la diffusion du Pentateuque, P.-D. Huet ôta toute spécificité au mythe indien du déluge. Il ne pouvait servir, à la différence de ceux des Amériques ou de la Chine, à prouver l’universalité du cataclysme, pas plus qu’à attester son caractère local. Cette théorie diffusionniste entraîna J.-V. Bouchet à voir dans les pratiques rituelles

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HUET 1741, p. 165. « Les soupçons que l’on formera contre nous et les plaintes que nous entendrons, ne nous feront pas abandonner le dessein où nous sommes, de suivre ce qui nous paraîtra probable, jusqu’à ce que nous soyons attiré par une plus grande probabilité. Cependant rien ne nous fera avouer que nous sachions ce que nous ne savons point et nous préférerons toujours la liberté de notre jugement à l’approbation des gens prévenus de leurs vaines idées ». Huet 1741, p. 295. HUET 1993, p. 154. Voltaire avoua qu’il aurait aimé rencontrer P.-D. Huet et deviser avec lui. Dans la notice qu’il lui consacra, Voltaire fit mémoire de ce « savant universel » qui fut assurément « un des hommes illustres qui contribuèrent à l’éducation du Dauphin. Jamais Prince n’eut de pareils maîtres », et dont le « Traité sur la faiblesse de l’esprit humain a fait beaucoup de bruit, et a paru démentir sa Démonstrationévangélique ». VOLTAIRE 1817, p. 1076.

CHAPITRE II – AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES

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des Indiens le lointain souvenir des rites chrétiens173, et dans les livres du Veda les vestiges du Pentateuque. Il identifia ainsi l’Iroucouvedam (Ṛg Veda) à la Genèse, le Samavedam (SāmaVeda) à l’Exode, l’Adaranavedam (AtharvaVeda) au Lévitique et au Deutéronome174. Quant aux premiers manuscrits du Veda, ils furent expédiés par le jésuite Jean Calmette (1692-1740) de la mission de Pondichéry. Archivés à la Bibliothèque royale de Paris au cours des années 1732-1733, ces milliers d’ôles incisées d’écriture telugu ne firent l’objet d’aucune attention de la part des savants qui étaient dans l’incapacité de les déchiffrer. Un an auparavant, en 1731, un manuscrit intitulé EzourVedam y fut également déposé et, à la différence des manuscrits védiques en langues indiennes, cette soi-disante traduction française d’un des Veda enflamma les esprits des savants européens durant le dernier quart du Siècle des Lumières.

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Au cours de ces années, de La Crequinière (1704) avait également tenté des rapprochements entre certains us et coutumes indiens et ceux des Juifs et des autres peuples de l’Antiquité, sans pour autant aborder le mythe du déluge et les avatāra de Viṣṇu. BOUCHET s.d.(a), p. 350.

CHAPITRE III

MANUSCRITS ET TRADUCTIONS AU SIÈCLE DES LUMIÈRES 3.1. La réfutation de l’avatāra du poisson de Jean Calmette À partir de 1727, les bibliothécaires du roi et académiciens, Jean-Paul Bignon (1662-1743) et Étienne Fourmont (1683-1745), cherchèrent à enrichir la bibliothèque royale d’ouvrages et de manuscrits. Parmi leurs nombreux contacts à travers le monde, ils invitèrent les missionnaires jésuites œuvrant en Inde à leur envoyer des manuscrits en langues indigènes175. Leur interlocuteur et pourvoyeur à Pondichéry fut le jésuite Étienne Le Gac, supérieur de la mission, qui leur fit parvenir dès 1729 quelques manuscrits sur ôles et papier (Rāmāyaṇa, Purāṇa) et grammaires de tamoul et de telugu. Parmi les envois de 1731 se trouvait une traduction d’un manuscrit soi-disant védique intitulé Ezour Vedam. La masse des œuvres collectées de par le monde laissa l’ouvrage dans l’ombre. Ce ne fut que trente ans plus tard, fin 1760, que Voltaire (1694-1778) eut l’occasion de lire un exemplaire de l’EzourVedam que lui offrit Louis-Laurent de Féderbe, chevalier de Modave (1725-1777) de retour des Indes orientales176. À soixante-sept ans, Voltaire, qui avait lutté sa vie durant contre le christianisme et l’obscurantisme religieux, l’Infâme, découvrit dans ce Veda, qu’il datait de quatre cents ans avant Alexandre le Grand177, la preuve que les Indiens avaient été monothéistes avant d’avoir été plus tard submergés par le polythéisme. Dans son chapitre « Des bracmanes, du Vedam et de l’Ezourvedam »178, qui succède à ses réflexions sur la civilisation chinoise, Voltaire donna un court aperçu du contenu de l’EzourVedam. Il mit donc en avant le déisme des antiques Indiens et détermina que les mythes indiens cosmogoniques et diluviens furent à l’origine de tous les récits des autres nations portant sur les mêmes sujets. L’Inde devint chez Voltaire le berceau de la religion déiste :

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OMONT 1893, p. 43-44 et 55-56 ; OMONT 1902, p. 828-851 et p. 1179-1192 ; FILLIOZAT 1941, p. i-vi ; BALAYÉ 1988, p. 212-221 ; COLAS 1997. DELOCHE 1971. VOLTAIRE 1761, p. 58. VOLTAIRE 1761, p. 49-60.

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« Si l’Inde de qui toute la terre a besoin, et qui seule n’a besoin de personne, doit être par cela même la contrée la plus anciennement policée, elle doit conséquemment avoir eu la plus ancienne forme de religion. Il est très vraisemblable que cette religion fut longtemps celle du Gouvernement chinois, et qu’elle ne consistait que dans le culte pur d’un Être suprême dégagé de toute superstition et de tout fanatisme. […] J’ai entre les mains la traduction d’un des plus anciens manuscrits qui soient au monde ; ce n’est pas le Védam dont on parle tant dans l’Inde, et qui n’a encore été communiqué à aucun savant de l’Europe ; c’est l’Ezourvédam, ancien commentaire composé par Chumontou, sur ce Védam, sur ce livre sacré que les brames prétendent avoir été donné de Dieu aux hommes. Ce commentaire a été rédigé par un brame très savant, qui a rendu beaucoup de services à notre Compagnie des Indes ; et il l’a traduit lui-même de la langue sacrée en français. Dans cet Ezourvédam, dans ce commentaire, Chumontou combat l’idolâtrie ; il rapporte les propres paroles du Védam. C’estl’Êtresuprêmequiatoutcréé,lesensible etl’insensible  ;ilyaeuquatreâgesdifférents  ;toutpéritàlafindechaqueâge, toutestsubmergé,etledélugeestunpassaged’unâgeàl’autre. […] Que de choses curieuses dans ce peu de paroles ! On y aperçoit d’abord cette grande vérité, que Dieu est le Créateur du monde ; on voit ensuite la source primitive de cette ancienne fable des quatre âges, d’or, d’argent, d’airain et de fer. Tous les principes de la théologie des Anciens est renfermée [sic] dans le Védam. On y voit ce Déluge de Deucalion, qui ne figure autre chose que la peine extrême qu’on a éprouvée dans tous les temps à dessécher les terres, que la négligence des hommes a laissé longtemps inondées. »179

Si son approche rationnalisante du mythe du déluge biblique180 s’inscrit dans les recherches de physique et de géologie de son temps, elle est aussi fondée sur l’histoire de la civilisation chinoise. Depuis la publication de M. Martini en 1692, il était connu en Europe que les Chinois avaient eu à faire face à de vastes inondations sous le règne de l’empereur Yŭ (禹) au IIIe millénaire av. J.-C. À la lumière de l’EzourVedam, le mythe du déluge devint pour Voltaire la conséquence de la négligence des hommes qui n’avaient pas encore procédé à la mise en place de vastes réseaux d’irrigation. Dans sa lutte contre les croyances religieuses et superstitions absurdes des hommes, tout autant issues des monothéismes abrahamiques que des polythéismes, l’EzourVedam reflétait assurément un allié majeur remontant à la plus haute antiquité. En 1775, Voltaire voyait dans les propos tenus par le sage indien Chumontou, qui réfutait systématiquement les croyances du brāhmane Biache, ceux mêmes qu’il tenait en tant que philosophe des Lumières contre la théologie chrétienne de son temps :

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VOLTAIRE 1761, p. 49 ; 52-54. Voir ses articles « Inondation » (VOLTAIRE 1764) et « Déluge universel » (VOLTAIRE 1789) dans son Dictionnairephilosophique.

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« L’Ezour-veidam est tout autre chose. C’est l’ouvrage d’un vrai sage qui s’élève avec force contre toutes les sottises des brachmanes de son temps. Cet Ezour-veidam fut écrit quelques temps avant l’invasion d’Alexandre. C’est une dispute de la philosophie contre la théologie indienne ; mais je parie que l’Ezour-veidam n’a aucun crédit dans son pays, et que le Veidam y passe pour un livre céleste. »181

Mais déjà, le naturaliste et explorateur Pierre Sonnerat (1748-1814), qui voyagea en Chine et en Inde, de 1774 à 1781, à la requête de l’académie royale, brisa les illusions de Voltaire. Fin connaisseur de l’Inde, de ses peuples, de sa faune et de sa flore pour l’avoir étudiée et croquée avec précision, P. Sonnerat nota dans son compte rendu de voyage publié en 1782 combien les renseignements des voyageurs et surtout des missionnaires relatifs aux croyances religieuses indiennes étaient erronés. Il décela immédiatement dans l’Ezour Vedam une supercherie apostolique et dénonça cette soi-disante traduction du Veda comme étant un faux : « Il faut bien se garder de mettre au nombre des livres canoniques indiens l’ézourvédam, dont nous avons la prétendue traduction à la bibliothèque du roi, et qui a été imprimé en 1778. Ce n’est bien certainement pas l’un des quatre védams, quoiqu’il en porte le nom ; mais plutôt un livre de controverse écrit à Masulipatam par un missionnaire. C’est une réfutation de quelques pouranons à la louange de Vichenou, qui sont de bien des siècles postérieurs aux védams. On voit que l’auteur a voulu tout ramener à la religion chrétienne, en y laissant cependant quelques erreurs, afin qu’on ne reconnût pas le missionnaire sous le manteau du brame. C’est donc à tort que M. de Voltaire, et quelques autres, donnent à ce livre une importance qu’il ne mérite pas, et le regardent comme canonique. »182

La polémique autour de cet ouvrage se poursuivit jusqu’à la fin de la première moitié du XIXe siècle. Si le célèbre indo-iranologue français Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731-1805) avait accepté l’authenticité du texte incriminé dès 1771, tout en ayant émis quelques réserves quant à la qualité de la traduction, ce n’est qu’à partir des années 1820 que les administrateurs britanniques, parmi lesquels Alexander Johnston (1775-1849) purent avoir accès à la bibliothèque des jésuites de Pondichéry. Là, ils découvrirent un nouvel exemplaire de l’Ezour Vedam ainsi qu’un ensemble d’autres textes apologétiques rédigés en langues indiennes, notamment en sanskrit, en tamoul ou encore en bengali. Ces pseudoVeda avaient été écrits en langues indigènes avant d’être traduits en français, ou bien rédigés en français puis traduits intégralement ou partiellement en langues indiennes. L’EzourVedam était donc le résultat du travail d’accomodatio des missionnaires jésuites et ne pouvait donc plus être considéré comme authentique. En 181

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Lettres IX. Sur un livre des brachmanes, le plus ancien qui soit au monde, in VOLTAIRE 1785, p. 285. SONNERAT 1806, p. 360.

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1838, l’indianiste écossais John Muir (1810-1882) plaidait encore pour voir dans le titre Ezour Vedam la transcription maladroite de Yajur Veda, le Savoir des formulessacrificielles. Dans son ouvrage consacré à l’histoire de la réception de ce manuscrit en France et des querelles qu’il suscita, Ludo Rocher a démontré que ce texte ne fut, en aucune façon, une traduction française d’un quelconque écrit indien, mais qu’il fut rédigé en français sans pour autant avoir fait l’objet d’une traduction en une langue indienne. Pour le titre, il proposa de restituer une transcription tamoule à partir du portugais et respectant les règles de saṃdhi (« s » final > « r »), soit *Y-ezous Vedam, c’est-à-dire la Religion de Jésus183. Restait encore à identifier l’auteur de cet écrit apologétique. De nombreux noms furent cités à commencer par celui de Robert de Nobili184, mais progressivement celui de Jean Calmette (1692-1740) s’imposa. Aujourd’hui encore les avis divergent et il apparaît bien conjectural de vouloir identifier l’auteur de l’EzourVedam alors que les missionnaires avaient délibéremment voué tous ces pseudo-Veda à l’anonymat. Il convient surtout de reconnaître, qu’au-delà d’un unique auteur, ce travail catholique d’accomodatio fut avant tout collectif et que chacun des missionnaires assez avancés dans la connaissance des langues indiennes, depuis l’initative de Robert de Nobili, y participa. Ces ouvrages de conversion s’enrichirent du savoir que les missionnaires acquirent lentement au contact des autochtones ainsi que de leurs inlassables lectures des textes religieux indiens185. L’auteur, probablement Jean Calmette, rédigea donc l’Ezour Veda sous une forme littéraire dialogique, mettant en scène le brāhmane Biache (Vyāsa) qui, livrant ses croyances à Chumontou (Sumantu), se voit réprimandé pour ses superstitions et inculqué les dogmes ou la religion (Vedam) sur le vrai Dieu qu’il devra dorénavant apprendre afin de l’enseigner à son tour aux autres indiens. Il pourra ainsi expier son péché pour avoir induit en erreur ses semblables186. Ces procédés 183 184

185 186

ROCHER 1984, p. 66. Max Müller était contre cette identification. Sur la méprise de Voltaire, il s’exprima ainsi : « How a man of Voltaire’s taste could have been taken in by such a work is difficult to understand to any one who takes the trouble to read the two volumes. Yet Voltaire spoke of it as “the most precious gift for which the West has ever been indebted to the East”, and he placed its date four centuries before Alexander. In plain English, the whole book is childish drivel ». MÜLLER 1898, p. 40. AMALADASS & ŽUPANOV (eds.) 2014. Cette réprimande morale chrétienne assénée par les missionnaires jésuites vaut également pour les croyances touchant aux descentes de Viṣṇu qui ont toujours fait l’objet d’adoration par les dévots viṣṇuïtes. « N’as-tu pas ajouté que ceux qui les liraient ou les entendraient lire, auraient une vénération particulière pour Vichnou, et ne leur as-tu pas appris en effet à en faire leur divinité ? Tu as plus fait : tu as inventé plusieurs incarnations que tu attribues toutes à Vichnou. Tu as entretenu le monde dans ces rêveries, et tu es venu à bout de les leur faire goûter. Tu leur as enseigné différentes pratiques extérieures, dans lesquelles tu as fait consister toutes les vertus ;

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littéraire et apologétique permettent aujourd’hui de mieux cerner les points d’achoppement théologiques contre lesquels butaient encore les missionnaires chrétiens. Viṣṇu et ses avatāra en étaient un de taille comme nous avons déjà pu le constater. Ainsi, lorsque Jean Calmette en vint à réfuter les âges du monde (yuga) participant de la création, il en profita pour rétablir la vérité biblique en précisant qu’après le déluge, Dieu créa Adimo (ādimat [qui est au commencement] = Adam) et Prokriti (prakṛti [nature originelle] = Ève) : « (Chumontou :) On doit d’abord distinguer quatre différents âges. À la fin de chaque âge tout périt, tout est submergé ; c’est pour cela qu’on a donné au passage d’un âge à l’autre le nom de déluge. Le temps est aussi regardé comme une espèce de sommeil de l’Être suprême, parce qu’il est le seul qui existe, et que rien n’existe avec lui. Dans le temps donc que Dieu existait seul, et que nul autre être existait avec lui, ayant formé le dessein de créer le monde, il créa d’abord le temps et rien de plus ; il créa ensuite l’eau et la terre. Ayant jeté les yeux sur son ouvrage, il vit que la terre était toute submergée, et qu’elle n’était encore habitée par aucun être qui eût vie. Il ordonna donc que les eaux se retirassent d’un côté, et que la terre devînt stable et solide. […] Biache : rien n’échappe à vos lumières, et vous pesez tout à la balance de la raison. Dites-moi donc quel est le premier homme que Dieu a créé ? Quels sont les ordres qu’il lui a donnés ? Quelle fut sa femme, et quel en est le nom ? Chumontou : Adimo est le nom du premier homme sorti des mains de Dieu. Il le doua, en le créant, de connaissances extraordinaires, et le mit sur la terre pour être le principe et l’origine de tous les autres hommes. Prokriti est le nom de son épouse. Voilà ce que nous enseigne le Védam. Tu as trompé jusqu’ici le monde, en enseignant que Rada [rādhā], Dourga [durgā], Chororboti [śrīvatī], etc. étaient cette Prokriti. Mais j’ai consenti qu’on tirât le rideau sur tout cela. Cherche donc désormais à détromper les hommes des erreurs où tu les as plongés, ou du moins sois assez réservé et assez sage pour les tenir cachées et n’en plus parler. »187

Les Indiens qui avaient été égarés par des croyances erronées pouvaient donc reconnaître dans les propos tenus par Chumontou les vérités ancestrales perdues. Outre que J. Calmette donna aux Indiens et certainement aux catéchumènes des prières188 qui apportaient à ces derniers les moyens de rectifier leurs erreurs sur le Dieu unique et créateur de toute chose, il dénonça également le culte dévotionnel rendu à Viṣṇu et à ses avatāra. Il passa donc en revue chacune des descentes du dieu indien et les réfuta. En ce qui concerne le matsyāvatāra, il est intéressant de noter que sa réfutation a été insérée dans celle de la méditation ou dévotion vouée au poisson, incarnation de Bramma (Brahmā) et non de Viṣṇu. Cette version de

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et tu ne leur as pas dit un seul mot des grandeurs de Dieu et de son essence. Pourquoi viens-tu donc me demander aujourd’hui de t’enseigner le Védam et de t’instruire de la vérité ? ». CALMETTE 1778, tome I, p. 182. CALMETTE 1778, tome I, p. 189-190 et 195-196. CALMETTE 1778, tome I, p. 242-243 et 248.

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l’histoire est conforme à celle narrée dans le Mahābhārata que les Banians véhiculaient aux dires de Ph. Baldaeus. Mais le terme chapori (śapharī), renvoyant ici à l’espèce des cyprinidés n’est pas attesté dans le récit épique du déluge à la différence de ceux du Matsya Purāṇa 1.17 et du Bhāgavata Purāṇa 8.24.9. De même, la fuite des sujets du roi hors du pays, causée par la terreur que leur inspirait le poisson devenu immense, ne se retrouve nullement dans les textes sanskrits relatifs au mythe du déluge ayant Manu comme protagoniste, non plus la mort du dit poisson une fois les Veda rapportés aux hommes ni même le nom du roi Sobono (Śobhana [?]), excepté dans le Kālikākhaṇḍa se réclamant du Skanda Purāṇa. Quoi qu’il en soit, l’ensemble prend place au temps du déluge qui frappa la création au moment de la nuit de Brahmā, elle-même mentionnée en Agneya Purāṇa 1.2.13 et en Bhāgavata Purāṇa 8.24.37. Ces indications porteraient à penser que la trame narrative proviendrait encore une fois de la version du BhāgavataPurāṇa : « Biache : “J’ai enseigné aux hommes une façon de méditer moins abstraite et plus sensible, d’autant plus qu’elle ne roule que sur les corps dont il est plus aisé de se former une idée, et qu’on peut avoir sous les yeux. Il n’est besoin pour cela d’aucun raisonnement. Voici ce que je leur en ai dit : Bramma, l’Être suprême, parut autrefois sous la figure d’un poisson. On n’a donc qu’à se représenter l’Être suprême sous cette figure. Cette manière de méditer est, comme vous voyez, aisée et commode, et on peut jouir en même temps de la vue de la divinité.” Chumontou : “Comment as-tu forgé cette fable ? Raconte-la-moi.” Biache : “Le déluge, qui arrive toujours à la fin de chaque âge, est appelé la nuit et le sommeil de Bramma, l’Être suprême. Pendant ce sommeil, toutes les sciences furent submergées. C’est pour les retirer et les rendre aux hommes, que l’Être suprême se changea en poisson, et naquit dans une rivière. Sobono, brame de naissance, fut prendre son bain dans cette rivière, et après il versa de l’eau en l’honneur de ses ancêtres, selon la coutume, avec un vase dont on se sert en pareille occasion. L’Être suprême, né sous la figure d’un poisson, chapori [śapharī], sauta dans le vase. Le brame, porté d’inclination à faire du bien à tous les animaux, le conserva avec soin, et remplit son vase d’eau pour qu’il y pût subsister. Cependant le poisson crut d’une manière si prodigieuse, que le vase ne put plus le contenir. ‘Quelle est cette merveille, dit le brame, étonné et pénétré de crainte ?’ Il en fut faire rapport au roi et lui donna ce poisson. Le roi le reçut avec respect et le mit dans une barque. Continuant à croître, le poisson devint d’une grandeur si prodigieuse, qu’il inspira de la terreur à tout le monde. Le roi en fut saisi comme les autres, lui rendit ses hommages, et lui adressa la parole en ces termes : ‘Qui êtes-vous, seigneur, d’où venez-vous et quelle raison vous amène ici ? Votre vue jette partout la terreur, et tous mes sujets ont déjà déserté le pays.’ ; ‘Ne craignez point, grand roi, je suis l’Être suprême, je suis l’Éternel, répondit le poisson. Les Védams ont été submergés. Je viens pour les sauver et les remettre entre les mains des hommes.’ À ces paroles, le roi adora profondément le dieu poisson et s’en alla. Peu de temps après ce poisson tira les Védams de l’eau et mourut. Telle est en abrégé l’incarnation en poisson.

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Chumontou : “Que viens-tu de dire, ô le plus insensé de tous les hommes et le plus entêté ! Je veux bien cependant t’instruire là-dessus et te faire comprendre toute l’absurdité de tes rêveries. Si ce poisson est l’Être suprême, pourquoi se donner la peine de tirer les Védams des eaux ? Sa parole est la parole de vie, c’est le Védam, il n’avait qu’à parler. Tu as dit toi-même que dans le déluge tout périt. Pourquoi places-tu un brame sur le bord d’une rivière, et dans quel pays du monde subsistait le roi qui vint rendre ses hommages au poisson, lequel est, comme le reste des animaux, sans parole et sans connaissance ? Comment donc lui fais-tu lier conversation avec le roi ? Si tu donnes le nom d’Être suprême à ce poisson à cause de sa grandeur, pourquoi ne donnes-tu aussi le même nom aux éléphants et aux montagnes ? Si ce que je viens de te dire, ne suffit pas pour te tromper, je ne sais plus comment m’y prendre pour te faire revenir. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que tu jettes tous les hommes dans l’erreur, et je ne sais pas comment tu pourras obtenir le pardon d’un péché aussi énorme et qui entraîne de si terribles suites. Écoute donc la vérité que je t’annonce et règle désormais là-dessus tes sentiments et ta conduite. Les poissons, ni le reste des animaux, les différentes statues de bois, de terre, de pierre, ou de quelque matière que ce soit, ne sont et ne furent jamais des dieux. Je ne saurais trop te le répéter et te le dire ; heureux si enfin je puis te faire comprendre et convenir que c’est une folie et une impiété de leur rendre les honneurs qui ne sont dûs qu’à la Divinité !” »189

Par l’utilisation du mythe du matsyāvatāra, le missionnaire jésuite condamna les dévotions des Indiens envers toute représentation iconique de leurs dieux. Comme pour les autres descentes divines, le culte rendu à Viṣṇu sous forme de poisson était chose courante dans les temples qui lui étaient dédié. Ce qui était donc proscrit par l’auteur fut de prendre des êtres vivants ou des éléments naturels pour le Dieu unique. Cet interdit chrétien touchant au culte polythéiste n’est pas nouveau. Les Pères de l’Église tel Clément d’Alexandrie190 avaient déjà dénoncé ces pratiques sans valeur à leurs yeux. Ainsi, bien que le récit-cadre soit celui du mythe du déluge ou de la dissolution du monde à la fin d’un yuga, J. Calmette porta son attention tout autant sur la dévotion rendue au poisson et sur l’absurdité de cette histoire dans laquelle un poisson était dit avoir eu la faculté de parler, que sur les contradictions théologiques évidentes. Si Brahmā, l’Être suprême, avait été la parole ou le Veda même, il n’eut pas nécessité de s’incarner en poisson pour récupérer au fond de l’océan ce dont il était lui-même le créateur. Pour le missionnaire jésuite, cette objection montrait à elle seule que les Indiens avaient été gravement trompés sur la véritable nature de leur dieu suprême. Mais il convient également de noter que le missionnaire sélectionna délibérément les éléments narratifs qui lui permirent de réfuter cette dévotion ou bakti rendue au matsyāvatāra. En effet, il ne reprit pas la trame narrative telle qu’elle 189 190

CALMETTE 1778, tome I, p. 315-321. Protreptique 4.50.5.4 et 10.103.2.

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structure les différentes versions épico-purāṇiques du mythe. Ainsi, l’annonce par le poisson du cataclysme à venir, la construction du navire, les semences embarquées, le déluge d’eau qui survient et la sauvegarde du roi qui sera alors le nouveau progéniteur de la race humaine furent passés sous silence. Le missionnaire ne pouvait, en effet, reprendre l’ensemble des éléments narratifs qui étaient trop proches de ceux du récit biblique du déluge. S’il l’avait fait, il se serait contredit lui-même et aurait dû reconsidérer l’histoire sacrée à laquelle il croyait. Les Indiens auraient pu, en effet, lui rétorquer au sujet du texte biblique, narrant comment Noé et sa famille ainsi que chaque couple d’animaux avaient été sauvés du déluge dans un étrange parallélépipède rectangle en bois à trois étages, que celui-ci était tout aussi incohérent191. Aussi, à travers le mythe purāṇique, J. Calmette ne réfuta-t-il que la seule dévotion envers un animal regardé comme incarnation divine. À aucun moment, il n’eut, tel son confrère J.-V. Bouchet, la démarche comparative de rapprocher les deux récits, voire de démontrer que le texte indien n’était qu’un lointain souvenir dégénéré de l’histoire de Noé. Les approches des missionnaires au sujet des croyances indiennes différaient donc en fonction de leur objectif premier qui pouvait se décliner soit en procédé d’évangélisation offensif par la réfutation théologique, soit en recherche comparative afin de mieux restituer l’histoire sacrée biblique judéo-chrétienne, notamment celle du repeuplement de la terre par les fils de Noé après le déluge. Ces deux conceptions théologiques ont animé les missionnaires comme les jésuites de La Lane et Étienne Le Gac. Pour le Père de La Lane, arrivé à Pondichéry en 1703, les Indiens avaient effectivement eu connaissance des livres bibliques puisqu’ils affirmaient qu’un déluge avait eu lieu autrefois et que Viṣṇu était alors venu sauver les hommes : « Au travers de toutes les fables grossières qu’ils débitent, on remarque que nos livres sacrés ne leur ont pas été inconnus ; car ils font mention du déluge, d’une arche, et de plusieurs autres choses semblables. Ils assurent que leur Dieu Vichnou a paru plusieurs fois sur la terre pour le bien des hommes, tantôt sous la figure d’un homme, tantôt sous celle d’une bête ou d’un poisson. Ils s’attendent qu’il paraîtra bientôt parmi eux sous la figure d’un cheval. »192

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De fait, les brāhmanes auraient pu faire les mêmes objections que fit Voltaire à ce propos : « Je ne comprends pas comment Dieu créa une race pour la noyer, et pour lui substituer une race plus méchante encore ; Comment sept paires de toutes les espèces d’animaux non immondes vinrent des quatre quarts du globe, avec deux paires des immondes, sans que les loups mangeassent les brebis en chemin, et sans que les éperviers mangeassent les pigeons, etc., etc. ; Comment huit personnes purent gouverner, nourrir, abreuver tant d’embarqués pendant près de deux ans : car il fallut encore un an, après la cessation du déluge, pour alimenter tous ces passagers, vu que l’herbe était courte. Je ne suis pas comme M. Le Pelletier : j’admire tout, et je n’explique rien ». VOLTAIRE 1829, p. 317. DE LA LANE 1705, p. 335-336.

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Mais, en 1718, Étienne Le Gac, supérieur de la mission jésuite de Pondichéry de 1726 à 1730, relata une joute théologique entre un missionnaire et des brāhmanes arbitrée par le prince des lieux. Lors de ce débat, le jésuite dénonça l’absurdité de la croyance dans les avatāra de Viṣṇu sous forme animale : « “Peut-on se persuader, poursuivit le missionnaire, qu’un Dieu se soit métamorphosé en lion, en poisson, en pourceau ? Telle est donc la majesté des dieux que vous adorez !” Il s’éleva alors un murmure confus dans l’assemblée. Le prince, de son côté, affectait un air sévère et gardait un profond silence : “J’ose me promettre, continua le père en regardant le prince, que vous serez de mon sentiment. N’examinons point quelle créance méritent ceux qui ont composé l’histoire de ces métamorphoses ; que la seule vérité soit notre règle. Si, pour vous donner quelque idée de ce que je suis, je paraissais devant vous sous la figure d’un pourceau et affectant les gestes de cet animal, pour qui passerais-je dans votre esprit ?” Le prince fit signe au père d’en demeurer là. »193.

Tous ces débats autour de la figure de Viṣṇu occultèrent grandement le caractère diluvien du récit dans lequel était placé l’avatāra du poisson. Ainsi, début des années 1750, dans le long article consacré au déluge194 rédigé par l’ingénieur Nicolas-Antoine Boulanger195 (1722-1759) pour l’Encyclopédie de Denis Diderot (1713-1784) et de Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783), le physicien français ne cita parmi les récits de l’Antiquité ni les inondations de la Chine ancienne, ni les histoires diluviennes propres à la tradition purāṇique pourtant connue à cette époque en Europe. Son approche de l’histoire du déluge universel reposait avant tout sur les théories de la terre d’alors et sur la possibilité de concilier ainsi les nouvelles découvertes géologiques de son temps et le récit biblique et, par extension, l’antique mémoire que certains peuples avaient conservée de ce cataclysme géologique. Mais plus encore, N.-A. Boulanger voyait dans son diluvianisme l’opportunité de démontrer que toutes les croyances religieuses de l’humanité étaient nées de la terreur universelle qu’avait suscitée cette effroyable catastrophe. Pour l’ingénieur français, les pratiques cultuelles rendues à une divinité courroucée par la plupart des peuples avaient donc eu pour origine la peur d’une nouvelle punition. Des ecclésiastiques comme Alexandre Jean Mignot (1725-1791), neveu de Voltaire, continuèrent, quant à eux, à rechercher l’origine des croyances indiennes. L’abbé Mignot lut quatre mémoires à l’Académie royale des inscriptions et belles lettres les 27 février et 2 juin 1761196 ainsi que les 19 février, 15 juin et 14 décembre

193 194 195 196

LE GAC 1718, p. 371. DIDEROT & D’ALEMBERT s.d., p. 795-803. SADRIN 1986. MIGNOT 1761a et 1761b.

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1762197, dans lesquels il tenta de démontrer à son tour que la religion des brāhmanes venait de celle des Égyptiens. Reprenant le mythe du déluge tel qu’il fut rapporté et confronté au récit biblique par J.-V. Bouchet dans sa lettre à P.-D. Huet, Mignot se persuada également que la source du récit indien ne put être que la Genèse transmise aux brāhmanes par des émigrants Juifs au cours des VIIIe et VIIe siècles av. J.-C.198. Plus d’un siècle après A. Kircher, la théorie diffusionniste fondée sur l’histoire des guerres entre les différents pays du Proche-Orient et les voies de communications entre l’Égypte et l’Inde, continuait à séduire et à contrecarrer les théories géologiques et l’ancienneté relative des textes indiens. Le matsyāvatāra auquel Mignot fit allusion en citant les quelques renseignements qu’en avait donné l’érudit français Mathurin Veyssière de La Croze (1661-1739) 199, ne pouvait donc que faire mémoire du déluge survenu au temps de Noé : « Ce que j’ai rapporté dans le Mémoire précédent de la tradition des Indiens sur le déluge, ne permet point de douter que la première manifestation de Vischnou sous la forme d’un poisson ne représente le jugement que Dieu a exercé contre ce genre humain au temps de Noé, et ce qu’il fit alors pour la conservation de l’espèce humaine. »200

3.2. Les militaires français et la diffusion du savoir Avec la fondation du comptoir français de Pondichéry et les combats incessants contre les Britanniques puis la Guerre de Sept ans (1756-1763), de nombreuses troupes militaires furent régulièrement envoyées de France afin d’assurer la défense des villes des Indes françaises, voire pour consolider ou accroître les limites de son territoire. Quelques-uns des gouverneurs et des militaires qui œuvrèrent à la défense des comptoirs français profitèrent de leur présence sur le sol indien pour parfaire leur propre connaissance sur la civilisation de l’Inde, son histoire, sa société et ses croyances religieuses. Moins sélectifs que les

197 198

199 200

MIGNOT 1762a, 1762b et 1762c. « Cette fable n’a constamment point d’autre origine que l’histoire du déluge, telle qu’elle nous a été transmise par Moïse. On pourrait peut-être la regarder avec les précédentes, comme un reste de l’ancienne tradition du genre humain, mais ce que je vais ajouter indique nécessairement une origine judaïque. […] Les dix tribus emmenées en captivité par Salmanazar, vers l’an 721 avant l’ère vulgaire, et les sujets des rois de Juda ayant été aussi faits captifs cent quinze ans après, furent aussi dispersés en différents cantons de l’Assyrie. Plusieurs d’entre eux ont pu facilement passer de-là dans l’lnde qui en était voisine, et instruire les Indiens des différentes circonstances de leur histoire, et même leur transmettre quelques-unes de leurs pratiques. », MIGNOT 1762a, p. 208-209. CROZE 1724, p. 497. MIGNOT 1762b, p. 256.

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missionnaires, les administrateurs et les militaires prirent progressivement le relais dans la transmission du savoir sur l’Inde en Europe. Au sujet du mythe du déluge, l’avancée la plus notoire fut celle réalisée par Abraham Pierre Porcher des Oulches qui fut, de 1754 à 1759, gouverneur de Karikal, au royaume de Tanjore (Tañcāvūr, État du Tamil Nadu), situé à environ cent quarante kilomètres au sud de Pondichéry, sur la côte de Coromandel. Dès 1732, alors qu’il commandait le comptoir français de Masulipatam201, A. P. Porcher des Oulches eut l’occasion de s’intéresser à la kalamkārī ou art pictural indien exécuté à l’aide d’un calame. En effet, à la fin du XVIIe siècle, un grand nombre de peintres indiens avaient fuit les villes de Golkonda et Bijapur, conquises par l’empereur moghol Aurangzeb en 1687, pour migrer vers les côtes de Coromandel. Lorsque Porcher des Oulches fut gouverneur de Karikal, il commanda à un peintre indien un ensemble de six cent soixante-quatre miniatures racontant les principaux épisodes de la mythologie purāṇique tels qu’ils étaient figurés dans les temples monumentaux. À ces aquarelles formant les quatre volumes de son Histoire et figuresdesdieuxdesIndiensouthéogoniedesMalabariquois202 fut mis en regard un texte en tamoul accompagné de sa traduction française. L’exemplaire acquis en 1769 par la Bibliothèque royale de France provient de la collection de Louis-Laurent de Féderbe, chevalier de Modave. Nous savons d’après M. de La Flotte que le manuscrit fut amené de Pondichéry en France au cours de l’année 1767203. Le premier volume intitulé « Histoire du Monde ou Création de l’Univers suivant la commune opinion de Gentils du Royaume de Tanjaour par Porcher des Oulches, commandant des villes, fort et des dépendances de Karikalle, Royaume de Tanjaour, 1758 » introduit le lecteur au vocabulaire religieux indien. Il est à noter qu’après avoir donné une définition du terme devaka qui renvoie aux puissances diurnes (« Dêvaka : être qui est la clarté même »), le gouverneur français opéra immédiatement un rapprochement de filiation directe avec les termes grec et latin : « le mot dérive du grec et du latin Theos et Deus »204. Si A. P. Porcher des Oulches décela bien une parenté génétique entre ces trois langues, il ne voyait cependant pas en elles des sœurs. Ce qu’il dit des Veda ne diffère guère des connaissances de son temps. S’il énuméra quatre Veda — Ezourvedam (Yajur Veda), Roucouvedam (Ṛg Veda), Samavedam (Sāma Veda) et Andarnavedam (Atharva Veda) — nous constatons que l’Ezourvedam tient la place du YajurVeda. La justification que les brāhmanes 201

202 203 204

Ce port est antique puisqu’il assurait déjà un commerce maritime avec l’Empire romain. Il figure chez Ptolémée (Géographie 7.1.79), sous l’ethnonyme Maisôloi (Μαισώλοι). Il est également cité par l’auteur du PéripledelamerÉrythrée 62 sous le nom de Masalia (Μασαλία). PORCHER DES OULCHES 1758. LA FLOTTE 1769, p. 167, note a. PORCHER DES OULCHES 1758, folio 1.

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lui donnèrent quant à l’absence actuelle de l’AtharvaVeda, reposait sur sa nature céleste à l’égal de celle du Coran : « Les trois premiers existent, dit-on, sur la terre, le quatrième qui traite de magie est au Ciel. On les dit tous quatre incréés et coéternels avec Dieu, à qui ils sont égaux »205. L’histoire du matsyāvatāra se déploie tout au long de neuf miniatures colorées qui représentent, de ce fait, l’un des rares documents figurés parvenu en France dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Cette véritable bande dessinée relate la version du BhāgavataPurāṇa dans laquelle le roi Satyavrata (Sattya/Sattia/Sattivirouda) réside près de la rivière Kṛtamālā (Croudamatina) au pays Draviḍa (Drala). L’artiste indien dut scinder en deux parties l’histoire de cette descente de Viṣṇu (Vishenou) dont le paradis est le Vaikuṇṭha (vaigoudant/vaygoundant). La première partie (fig. 6-10) décrit la rencontre entre le roi et le poisson qui croît en taille et qui lui annonce la venue d’un déluge. Le roi et les sept sages, montés sur un navire tiré par le poisson, sont alors sauvés du cataclysme cosmique. La seconde partie (fig. 10-14) narre le vol des Veda par le démon Hayagrīva (Ayacriben) et leur récupération par Viṣṇu pisciforme qui les rendit à Brahmā (Bruma). Le cycle diluvien purāṇique était donc devenu accessible en Europe, tout du moins en France, dès 1767-1769, avant même la traduction condensée du Bhāgavata Purāṇa de Mariyadās Piḷḷai (1721-1796), publiée en 1788.

205

PORCHER DES OULCHES 1758, folio 1, note en marge.

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HistoireetfiguresdesdieuxdesIndiensouThéogoniedesMalabariquois par Abraham Pierre Porcher des Oulches – 1758 (Manuscrit de la BnF, département Estampes et photographie, PETFOL-OD-39) Traduction du n° 1 : de l’incarnation ou métamorphose de Vishenou en poisson. « Sattiavirouda était un roi du pays de Drala, qui gouvernait son royaume avec équité, conjointement avec ses ministres et avait beaucoup de dévotion envers Vishenou. »

Fig. 6 – Satyavrata et son épouse Traduction du n° 2 : de l’incarnation ou métamorphose de Vishenou en poisson. « Sattyavirouda se baignant un jour dans la rivière qui passe auprès de Croudamatina, ville de sa résidence, un petit poisson se jeta en ses mains. Le roi le rejetant aussitôt dans l’eau, le poisson lui dit qu’il s’était réfugié entre ses mains ne pouvant rester davantage dans cette rivière pour quoi il implorait sa protection. Le roi le reprenant, le mit dans un vase plein d’eau, où le poisson s’étant aussitôt accrû de façon qu’il ne pouvait remuer dans le vase, il dit au roi de l’en tirer n’y pouvant plus rester. Le roi l’ayant repris, le mit dans un petit étang où ce poisson en une heure de temps accrût de trois brasses de long. Il représenta encore au roi que cet étang était trop petit pour lui. »

Fig. 7 – Le poisson se réfugie auprès du roi

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Traduction du n° 3 : de l’incarnation ou métamorphose de Vishenou en poisson. « Sattyavirouda, reprenant derechef ce poisson, le mit dans un plus grand étang. Mais voyant qu’il s’accroît toujours de plus en plus, il le mit dans une grande rivière où il s’accrût encore prodigieusement, ce qui fit résoudre ce roi à le mettre dans la mer. Ce poisson lui dit alors qu’il ne pourrait vivre dans la mer qui d’ailleurs était remplie de méchants poissons, comme le crocodile entre autres, qui le dévoreraient. Le roi considérant alors que ce poisson s’accroît toujours en longueur et en grosseur, lui dit qu’il voit bien à présent qu’il n’est point un poisson, mais le dieu marayonamourty, le créateur et le sauveur des bons qui est venu pour le sauver. »

Fig. 8 – Le poisson s’accroît en taille

Traduction du n° 4 : de l’incarnation ou métamorphose de Vishenou en poisson.

Fig. 9 – Le roi rend hommage à Viṣṇu

« Vichenou qui s’était mis sous la figure de ce poisson, ayant repris sa vraie forme, le roi l’adora et lui dit qu’étant le Tout-Puissant, il s’étonnait qu’il eût pris la forme d’un vil poisson pour lui apparaître. Vichenou lui répondit que lorsque les quatre âges du monde, qui font ensemble cinq millions d’années, seront écoulés par mille fois différentes, ce ne sera qu’un jour pour Bruma et que ce dit jour étant passé il y aura une nuit qui durera autant de temps pendant laquelle Bruma dormira. Qu’alors il y aura un déluge qui couvrira les sept mondes inférieurs et trois des hauts : qu’alors il créera une embarcation dans laquelle seront placés sept fameux pénitents qui sont les sept étoiles du Chariot avec toutes sortes de semences pour pouvoir reproduire après le déluge et qu’afin de les sauver dans cette embarcation, il prendra la figure de poisson sous laquelle il l’avait actuellement, lui promettant le don de les voir au temps du déluge, tandis qu’il conduira l’embarcation où seront les sept pénitents qui le reverront avec eux. Après le discours Vichenou disparaît et laisse ce roi fort étonné de ce qu’il vient d’entendre et entreprend néanmoins de faire pénitence jusqu’à l’arrivée du déluge. »

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Traduction du n° 5 : de l’incarnation ou métamorphose de Vishenou en poisson. « Le déluge étant commencé, les sept pénitents étant dans l’embarcation furent prendre le roi Sattivirouda suivant la promesse de Vichenou qui, sous la figure d’un poisson, conduit cette barque avec une corde qu’il tient à la main. Les pluies tombèrent en abondance pendant le sommeil de Bruma. Les eaux inondèrent dix mondes. Mais Bruma s’éveillant, la pluie cessa et les eaux se retirèrent. Vichenou quitta alors l’embarcation et les pénitents s’en furent à vaigoudant son paradis. Pendant que Bruma dormit [sic] le fameux géant Ayacriben ou Samagafouren lui vola le livre des lois et fut se cacher dans la mer. »

Fig. 10 – Vol du Veda et déluge

Traduction du n° 6 : de l’incarnation ou métamorphose de Vishenou en poisson. « Bruma, à son réveil, ne trouvant plus le livre des lois, se douta que c’était le géant Ayacriben qui le lui avait enlevé. Pourquoi il fut accompagné des pénitents, emporter ses plaintes à Vichenou, et après l’avoir salué, lui dit qu’Ayacriben lui avait volé ce livre et avait été le cacher dans la mer et que, comme il n’y avait que lui qui y fut assez puissant, il le priait de le lui faire retrouver. Vichenou lui répondit qu’il pouvait retourner chez lui et y rester tranquille, l’assurant qu’il lui ferait retrouver son livre. »

Fig. 11 – Brahmā vient trouver Viṣṇu

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Traduction du n° 7 : de l’incarnation ou métamorphose de Vishenou en poisson. « Vichenou étant sorti de son vaygoundant et ayant parcouru toutes les mers, les anges viennent à lui et lui montrent le lieu où le géant fit caché. Vichenou reprend aussitôt la figure de poisson et entre dans la mer. »

Fig. 12 – Viṣṇu pisciforme poursuit Hayagrīva

Traduction du n° 8 : de l’incarnation ou métamorphose de Vishenou en poisson. « Vichenou sous la figure de poisson entre dans la mer, trouve le géant, le tue et lui reprend le livre des lois. »

Fig. 13 – Viṣṇu pisciforme tue Hayagrīva

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Traduction du n° 9 : de l’incarnation ou métamorphose de Vishenou en poisson. « Vichenou rend le livre des lois à Bruma qui en était en de grandes inquiétudes. Il l’en remercie dans les termes les plus reconnaissants et en lui donnant beaucoup de louanges, après quoi, ils s’en vont chacun chez eux. »

Fig. 14 – Viṣṇu restitue le Veda à Brahmā

Parmi les militaires engagés sur le sol indien contre les Britanniques, un jeune noble d’à peine quinze ans206, d’origine étrangère, mais dont l’éducation avait été assurée à Paris dès ses trois ans207, se vit attribuer le commandement de deux cents soldats208 et embarqua avec son contingent en septembre 1754 sur le vaisseau l’Ulysse209. Après sept mois de navigation210, durant lesquels ils firent escale aux ports de Saint-Iago (Santiago, île du Cap Vert), de Foule Pointe (Foulpointe [Mahavelona], Madagascar) et à Ceylan211, ils débarquèrent à Pondichéry peu après la nomination de Georges Duval de Leyrit comme gouverneur de la ville de Pondichéry en février 1755212, soit probablement en mars 1755. Lors de ses années passées à commander des troupes sur les territoires des Indes françaises et à tenir

206 207 208 209 210 211 212

ANONYME 1771, p. 8 et 42. ANONYME 1771, p. 7. ANONYME 1771, p. 31. ANONYME 1771, p. 8. ANONYME 1771, p. 45. ANONYME 1771, p. 23 ; 39 ; 44. ANONYME 1771, p. 54-55. Georges Duval de Leyrit avait succédé en février 1655 au gouverneur intérimaire Charles Godeheu, après le départ de Joseph-François Dupleix (1697-1763) le 14 octobre 1754. Il est particulièrement étonnant que le document de sa nomination par la Compagnie française des Indes orientales, en tant que gouverneur des ville et fort de Pondichéry, porte, dans l’angle en haut à gauche, la date du 15 janvier 1741 (références : FR ANOM COL E 285).

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un fort213, il rédigea214 un ouvrage sur la politique et les religions de l’Inde qui fut publié anonymement215 en 1771. À sa lecture, il est indéniable que l’auteur avait lu un certain nombre d’ouvrages sur les croyances indiennes. Il fit référence, en effet, au comparatisme du jésuite J.-V. Bouchet entre les religions juive et indienne216. De même, il s’insurgea à plusieurs reprises contre les méconnaissances de Voltaire au sujet du Veda217 et en donna la liste traditionnelle218, à savoir le RogioVedam (ṚgVeda), le JassouraVedam (YajurVeda), le SamegaVedam (Sāma Veda) et l’Adidaravane Vedam (Atharva Veda), considéré comme perdu, que complètent les commentaires ou Jacastra(Śāstra). Sa description des quatre âges du monde, dont le deuxième se termina par un déluge219, suit celle d’H. Lord qui les avait mis en corrélation avec les quatre éléments primordiaux220, et l’auteur ne manqua pas d’y adjoindre les métamorphoses de Viṣṇu en précisant le rôle de ce dernier dans la récupération du Veda : « Ce Vistnou, dans l’hypothèse des Indiens, s’est changé une fois en poisson pour aller chercher le Vedam »221. Bien qu’il ait employé le terme « déluge » pour désigner la destruction du deuxième âge222, il ne connaissait guère le récit diluvien purāṇique mêlant destruction de l’univers par les eaux et sauvetage des Veda par Viṣṇu pisciforme. Ce qu’il raconta des avatāra demeure donc conforme à ce qui avait déjà été exposé par ses devanciers. Si la transcription de Viṣṇu par Vistnou est indentique à celle utilisée par A. Roger (Wistnou), Ph. Baldaeus (Vistnum) et J.-V. Bouchet (Vistnou), les translittérations de Mirouwasaya [Meruviṣaya] et de Meitga [matsya] demeurent, quant à elles, singulières : « Je finirai ce chapitre par un abrégé des Métamorphoses de Vistnou. La première forme sous laquelle Vistnou parut sur la terre, fut celle d’un poisson ; il prit cette 213 214 215

216 217

218 219 220 221 222

ANONYME 1771, p. 188. ANONYME 1771, p. 51. La BnF attribue cet ouvrage à A.-H. Anquetil-Duperron (1731-1805) d’après une note manuscrite sur la couverture. La bibliothèque de l’ÉFEO et la New York Public Library donnent pour auteur le botaniste Pierre Poivre (1719-1786). On voit combien les bibliothécaires n’ont pas lu l’ouvrage. A.-H. Anquetil-Duperron embarqua en novembre 1754 à l’âge de vingt-trois ans sur le vaisseau leDucd’Aquitaine et non sur l’Ulysse. Par ailleurs, si l’auteur anonyme, de noble origine étrangère, n’avait pas encore atteint sa quinzième année lorsqu’il prit la mer en septembre 1754, cela induit qu’il naquit entre octobre 1739 et août 1740. Or, A.-H. Anquetil-Duperron est né à Paris en 1731 et P. Poivre à Lyon en 1719. Il ne peut donc s’agir d’aucun de ces deux hommes qui, en outre, n’étaient nullement militaires de carrière ni même commandant d’une troupe de soldats. ANONYME 1771, p. 159. ANONYME 1771, p. 184. Il critiqua également Voltaire sur sa méprise au sujet des bourgeoises de Babylone (p. 40) et de la bataille de Vandavachie (p. 261). ANONYME 1771, p. 189. ANONYME 1771, p. 204. ANONYME 1771, p. 204. ANONYME 1771, p. 206. ANONYME 1771, p. 203.

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forme pour courir après un Devetas qui avait ravi les quatre parties du Vedam, et s’était réfugié avec sa proie au fond de la mer. Vistnou, devenu poisson, vainquit le Devetas, le tua, reparut victorieux sur la montagne de Mirouwasaya, et le rendit à Brama. Cette première forme est nommée Meitga. »223

L’officier de La Flotte qui avait accompagné le commandant général Thomas Arthur de Lally (1702-1766) publia également un ouvrage historique sur l’Inde. Parti de la rade de l’île de Grouais en mai 1757, il effectua la traversée sur le navire le Saint-Luc, suivant ainsi avec sept autres bateaux armés de la Compagnie des Indes, le vaisseau de guerre le Zodiaque sur lequel avaient pris place le chef d’escadre Anne-Antoine d’Aché (1701-1780) et le gouverneur Lally ainsi que son État major224. En tout ce fut quatre mille soldats qui mirent le cap sur le port de Pondichéry qu’ils atteignirent après sept mois de navigation. Dans ses essais, de La Flotte fit une description des côtes de Coromandel et donna quelques éléments sur la mythologie des brāhmanes à partir du manuscrit d’A. P. Porcher des Oulches qu’il consulta entre 1767 et 1769225. Il retint donc que « la première incarnation de Vichenou fut en poisson, pour servir de gouvernail à l’arche du déluge. NaraAvadaram est le nom que les Indiens donnent à ce Dieu ainsi transformé »226. Bien que le terme Nara-Avadaram ne renvoie aucunement à la transcription de matsyāvatāra, des éléments narratifs, de La Flotte conserva l’image de l’arche guidée par Viṣṇu sur les eaux du déluge. Le terme Nara pourrait ici renvoyer à l’étymologie traditionnelle (nirukti) de Viṣṇu Nārāyaṇa en tant que « Celui qui a son refuge sur les eaux » (āpo nārā iti proktāḥ…, « les eaux sont appelées nārāḥ…  », en Mbh 3.187.3 etc.), ainsi qu’il en sera question infra (note 280). Parmi les explorateurs227, le botaniste Pierre Sonnerat (1748-1814), ami de Pierre Poivre, doit être cité, car il eut l’opportunité de résider à Pondichéry lors de son voyage scientifique qui le conduisit des territoires chinois à ceux de l’Inde de 1774 à 1781, tant sur la côte occidentale que sur l’orientale. Parti à la demande du secrétaire d’État à la marine Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781), afin de collecter et étudier plantes et animaux pour le Cabinet du Roi228, P. Sonnerat s’intéressa également aux croyances indiennes et fit paraître, en 1782, son compte rendu de voyage dans lequel il aborda la mythologie indienne qu’il mit en regard avec celles des Égyptiens, des Grecs et des Romains, considérant alors que loin 223 224 225 226 227

228

ANQUETIL-DUPERRON 1771, p. 211. LA FLOTTE 1769, p. 2-3. LA FLOTTE 1769, p. 167, note a. LA FLOTTE 1769, p. 172-173. Sur les voyageurs qui ont visité l’Inde entre la seconde moitié du XVIIIe s. et les premières décennies du XIXe s., voir DELEURY G. 1991. SONNERAT 1806, p. XVII.

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d’être de pures absurdités, la mythologie au contraire devait être perçue comme un langage allégorique ingénieux sous lequel les Indiens auraient « enveloppé l’histoire des grands hommes déifiés, et des révolutions terribles dont le globe que nous habitons conserve encore les empreintes »229. Après avoir précisé que les Indiens croyaient en un Dieu trinitaire, trimourti ou tritvam, qu’il traduisit par « réunion des trois puissances »230, il supposa que les dieux Brouma, Chiven et Vichenou n’étaient que des allégories renvoyant respectivement à la toute-puissance de Dieu désignée par l’acte de création, à sa providence par l’acte de conservation et à sa juctive par l’acte de destruction. Trois hypostases du Dieu des Indiens qui, selon P. Sonnerat, se retrouvaient également dans le Psaume 103 récité par les juifs le soir même du commencement du sabbat231. La description de chacun des trois dieux de la trimūrti l’entraîna donc à présenter à son tour les « incarnations » (avatāra) de Viṣṇu dont il en dénombrait vingt et une, parmi lesquelles neuf principales qui faisaient l’objet d’un culte dans les temples qu’il visita. Il rapporta donc également une version du matsyāvatāra qu’il illustra d’un dessin232. « La première [incarnation] fut en poisson, pour sauver du déluge le roi Sattiaviraden et sa femme. Pendant tout le temps que dura cette révolution, arrivée à la fin du troisième âge, Vichenou fut leur protecteur sous la forme d’un poisson, et servit de gouvernail au bâtiment qu’il leur avait envoyé. Quand les eaux se furent retirées, Sattiaviraden descendit à terre, et ne s’occupa qu’à la repeupler ; dans cette transformation, on adore Vichenou sous le nom de Matchia-Vataram [matsyāvatāra] : il détruisit sous cette forme le géant Canagacchen [Kanakākṣa = Hiraṇyākṣa] — il a été nommé par quelques auteurs Calakegen [Kālakākṣa] et Aycriben [Hayagrīva] —, qui avait enlevé les quatres védams à Brouma, et les avait avalés. Vichenou après avoir vaincu le géant, lui ouvrit le ventre pour les retirer ; mais il n’en trouva que trois, le quatrième était digéré. »233

L’auteur présenta une version qui ne sied pas à ce que nous connaissons du mythe du matsyāvatāra puisqu’il avance que le roi Sattiaviraden (Satyavrata) fut sauvé avec son épouse à la fin du troisième âge ou dvāparayuga. Or, non seulement il n’est nullement fait mention de la femme de l’ascète d’origine royale Satyavrata au moment du déluge, à part dans l’art pictural dans lequel le roi est représenté au côté de son épouse dans son palais (fig. 6), mais encore Satyavrata

229 230 231

232 233

SONNERAT 1806, p. 264. SONNERAT 1806, p. 264. C’est-à-dire le Psaume 104 de la bible hébraïque dans lequel Yahweh est tour à tour exhalté comme dieu créateur de l’univers et de tous les êtres vivants (v. 5 et suivants), pourvoyeur de leurs moyens de subsistance (v. 27-28), mais également menaçant voire destructeur (v. 32). SONNERAT 1782, tome 1, Pl. 35 en reg. p. 158. SONNERAT 1806, p. 276-277.

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est devenu par sa dévotion envers Viṣṇu le Manu Vaivasvata du septième manvatara d’un kalpa qui en compte quatorze. Nous avons vu que l’auteur, quant à lui, affirmait que le déluge, élément eau, s’était abattu à la fin du deuxième âge. Il semble bien que P. Sonnerat ait eu écho d’une version non sanskrite dans laquelle le roi Satyavrata vivait avec son épouse en son palais et alla un jour faire ses ablutions dans la rivière lorsqu’un poisson s’échoua dans ses mains. Si nous nous en tenons, par exemple, à la traduction de la version tamoule de Mariyadās Piḷḷai, le roi Satyavrata alla bien faire pénitence sur les bords de la rivière, mais lui seul et les sept sages furent sauvés du déluge. Le botaniste français s’imagina peut-être que le roi et sa reine furent tous deux sauvés du déluge à l’égal de Noé et de sa femme. Selon le BhāgavataPurāṇa, qui est le seul texte à mentionner le nom du roi Satyavrata, la femme (postdiluvienne) de ce dernier fut Śraddhā. Cela renvoie au mythe tel qu’il apparaît déjà dans le ŚatapathaBrāhmaṇa qui a pour protagoniste Manu. Selon l’auteur du Bhāgavata Purāṇa, Satyavrata et Śraddhā eurent dix fils qui repeuplèrent la terre234. La récupération des Veda, quant à elle, obtenue grâce à l’anéantissement du démon qui les avait dérobés est conforme au mythe. Comme d’autres, l’auteur fournit à son lecteur plusieurs noms de démons en fonction des différentes traditions. Là encore, il semble bien qu’il y ait eu des confusions avec les démons tués par Kṛṣṇa. Pour ce qui est des Veda eux-mêmes, l’histoire montre que la tradition des écoles ritualistes brāhmaniques acceptait les trois Veda ou triple science — Ṛg Veda, YajurVeda et SāmaVeda — comme seule autorité et rejetait le quatrième, l’AtharvaVeda. Dans le BhāgavataPurāṇa (1.4.20), les Veda créés par Brahmā (8.5.41) sont au nombre de quatre (3.12.37), les trois premiers relèvent des compétences des meilleurs d’entre les brāhmanes (dvijottama), le dernier du seul brāhmane domestique (purohita)235. La disparition du quatrième Veda, digéré par le démon, renvoie à cette tradition que connurent certains missionnaires dans le sud de l’Inde. Il leur paraissait alors impossible de mettre la main sur ce quatrième et dernier livre du Veda, considéré comme définitivement perdu. Il reste que l’auteur savait pertinemment que cette incarnation de Viṣṇu en poisson appartenait au cycle diluvien indien puisqu’il nota à son sujet que « tous les peuples conservent la tradition d’un déluge ». Conformément aux travaux des théologiens et des savants comme N.-A. Boulanger, qu’il cite par ailleurs, l’auteur de ce Tableauhistorique rappela que le déluge des chrétiens avait eu lieu en 1656 après la création, celui d’Ogygès en 2208, celui de Deucalion en 2448. Quant aux déluges survenus en Inde et en Chine, ceux-ci remontaient, selon lui, respectivement à 4883 ans et 4000 ans. Pour le militaire qui accepta les conclusions de 234 235

BhāgavataPurāṇa9.1.11-12. BhāgavataPurāṇa 10.53.12. On trouve également la mention de triple Veda en 9.22.37.

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N.-A. Boulanger, ces différents déluges locaux laissèrent des traces géologiques indéniables, et les hommes qui survécurent à de tels cataclysmes furent les initiateurs des pratiques religieuses236. Telles étaient les recherches menées sur le terrain même. Ainsi, au Kaśmīr, le missionnaire jésuite autrichien Joseph Tieffenthaler (1710-1785), géographe qui cartographia l’Inde durant plusieurs décennies, rapporta une tradition brāhmanique selon laquelle toute cette région montagneuse formait une vaste étendue d’eau que le roi Caschap (Kaśyapa), descendant de Brahmā, libéra, rendant ainsi le sol cultivable. Connaissant l’avis de Fr. Bernier, qui, lors de son voyage au Kaśmīr en 1664-1665, avait vu dans ce phénomène géologique quelque conséquence de grands tremblements de terre et non l’œuvre du sage Kacheb (Kaśyapa)237, J. Tieffenthaler supposa plutôt que la masse des eaux fut à elle seule responsable de son propre écoulement vers les plaines, sans pour autant savoir « si c’est après le Déluge que le Cachemire s’est trouvé dans le premier état ou dans le second »238.

3.3. La première traduction française du Bhāgavata Purāṇa par Mariyadās Piḷḷai Les missionnaires chrétiens avaient, pour beaucoup, évangélisé des communautés dans l’Inde du Sud et s’étaient donc familiarisés avec les langues locales. Les ouvrages religieux qu’ils eurent l’opportunité de lire, notamment les Purāṇa qui étaient accessibles aux vaiśya et aux śudra, ceux qu’ils écrivirent, grammaires et dictionnaires, pour aider à l’apprentissage de la langue, traductions de la Bible et œuvres apologétiques, pour contrecarrer les doctrines des brāhmanes, étaient en tamoul. C’est donc de Pondichéry qu’arriva également pour la première fois en Europe en 1771 la traduction condensée, mais néanmoins suivie, d’un Purāṇa réalisée par Mariyadās Piḷḷai239 (1721-1796) à partir d’un manuscrit en tamoul240. 236 237

238 239

240

SONNERAT 1806, p. 277-278. « Les histoires des anciens rois de Cachemire veulent que tout ce pays n’ait été autrefois qu’un grand lac, et que ce soit un certain pire ou saint vieillard nommé Kacheb, qui donna issue aux eaux en coupant miraculeusement la montagne de Ba-amoulé ; c’est ce que vous pourrez voir dans l’abrégé de ces histoires que Jehan-Guire avait fait faire, et que je traduis du persan. Pour moi, je ne voudrais pas nier que toute cette terre n’eût autrefois été couverte d’eaux ; on le dit bien de la Thessalie et de quelques autres pays, mais j’ai de la peine à croire que cette ouverture soit l’ouvrage d’un homme, parce que la montagne est très large et très haute : je croirais plutôt que quelque grand tremblement de terre, comme ces lieux y sont assez sujets, aurait fait ouvrir quelque caverne souterraine où la montagne se serait enfoncée. », BERNIER 1830, p. 253-254. TIEFFENTHALER 1786, p. 79-80. Sur M. Piḷḷai, ou M. Poullé en français suite à sa conversion au christianisme, voir HOSTEN 1921, p. XXXVII-XL. IRISH 2004, p. 5, ROCHER 1986, p. 150.

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Converti au christianisme, ce pondichérien apprit, dans sa jeunesse, le latin et le français auprès des missionnaires jésuites. Souhaitant devenir à son tour missionnaire, il se maria finalement et devint interprète du conseil supérieur de Pondichéry à partir de 1767. Parmi ses travaux intellectuels, la traduction française du Bhāgavata Purāṇa, commandée par Foucher d’Obsonville (1734-1802), lui demanda de nombreuses années. Elle fut achevée en 1769, rapportée en France par Madame de Surville en 1770, présentée au ministre Henri Bertin (1720-1792) qui en remercia l’auteur dans une lettre qui lui fut personnellement adressée241, et publiée à Paris en 1788, quelques années après le retour en France de Foucher d’Obsonville. Bien que ce dernier apposât dans le titre que cette traduction avait été faite à partir d’un « ouvrage indien canonique », évitant ainsi la polémique qui avait touché la publication de l’Ezour Vedam242, le Bagavadam n’eut guère de succès à la vente aux dires de l’éditeur243. M. Piḷḷai retravailla sa traduction au cours des années 1793 à 1795 en y ajoutant une introduction et des notes. Cette seconde version ne fut publiée par les soins d’Henri Hosten qu’en 1921244. Cette adaptation tamoule du Bhāgavata Purāṇa245 diffère du texte sanskrit. Comme le nota Eugène Burnouf (1801-1852), qui ne put compter sur l’édition de 1788 pour l’aider dans son propre travail de traduction de la version sanskrite, « cet ouvrage m’a été tout à fait inutile, même sous ce point de vue déjà si restreint, non pas seulement à cause de la manière incorrecte et barbare dont les noms propres y sont transcrits, mais encore à cause des suppressions qu’y a subies l’original. Ces suppressions ne viennent pas, autant du moins que j’en puis juger, de la traduction française ; elles paraissent dues à l’interprète tamoul, qui n’a voulu donner qu’un extrait du Bhâgavata »246. Il s’avère, en effet, que si le texte sanskrit rapporte que la descente sous l’apparence d’un poisson fut le dixième avatāra de Viṣṇu247, l’auteur tamoul la mentionna en neuvième position dans sa liste. Il compléta le 241 242

243 244 245

246 247

Voir l’introduction de M. Piḷḷai à sa traduction du Bâgavadam dans HOSTEN 1921, p. 1. Durant cette décennie, les britanniques John Zephaniah Holwell (1711-1798) et Alexander Dow (1735-1779) de l’EastIndiaCompany écrivirent essentiellement sur l’histoire politique de l’Inde et sur les traités (śāstra), la mythologie et la cosmogonie brāhmaniques sans pour autant s’intéresser au mythe du déluge et aux avatāra de Viṣṇu. Quant au suisse Jean-Rodolphe Sinner (17301787), bibliothécaire de Berne, il publia en 1771 une anthologie critique des textes parus depuis Fr. Bernier sur la doctrine des brāhmanes en reprenant notamment ce que J.-V. Bouchet avait dit au sujet de l’origine biblique du mythe du déluge indien. SINNER 1793, p. xvi. BAGAVADAM 1788, p. 349-350. HOSTEN 1921. Le manuscrit tamoul à partir duquel M. Piḷḷai fit sa traduction est aujourd’hui conservé à la BnF (ms. Indien 259). Voir CABATON 1912, p. 40. BURNOUF 1840, p. CLXXV-CLXXVI. Bhāgavata Purāṇa1.3.15 se situe entre les neuvième et onzième avatāra : « Lors du débordement de l’océan [après l’ère] Cākṣuṣa, il prit la forme d’un poisson. Après [l’]avoir fait monter sur le navire qu’est la terre, il sauva Manu, fils de Visvasvat. », rūpaṃ sa jagṛhe mātsyaṃ cākṣuṣodadhisamplave | nāvy āropya mahīmayyām apād vaivasvataṃ manum ||

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texte dans sa seconde traduction248. Cette dernière, plus précise, se réfère au déluge et donne le nom de Vayvassouda Manou conformément à la version sanskrite « vaivasvataṃ manum » : « [1] Paricchitou [Parīkṣit] très satisfait de ce récit, pria Souguen [Śuka] de vouloir bien aussi lui raconter l’histoire de la métamorphose de Vichnou [Viṣṇu] en poisson. [2] “Prince, dit Souguen, ne soyez pas scandalisé d’entendre que Vichnou a paru sous une forme aussi ignoble, que celle d’un poisson : il n’y a rien de vil et d’abject essentiellement. Dieu fait ce qu’il fait, et tout ce qu’il fait est bien. Je me bornerai à vous faire un récit court de cette transformation et du motif, qui l’a occasionnée dans le précédent Dinacalpam [dinakalpa] (ère d’un jour de Brahma [Brahmā]). [3] Dans ce temps un roi nommé Satievaraden[Satyavrata], gouvernait le royaume de Dravadam [Draviḍa]. Ce prince fort religieux résolut de faire pénitence au bord du fleuve de Croudamaly [Kṛtamālā]. [4] Un jour en faisant son ablution, il trouva dans sa main un petit poisson, que, sans s’en apercevoir, il avait pris avec l’eau destinée à l’aspersion ; le prince voulait le rejeter dans le fleuve ; mais le poisson lui adressant la parole, le pria de le prendre sous sa protection, et de le retirer d’un lieu où il se trouvait entouré d’un grand nombre d’ennemis acharnés. [5] Satievaraden surpris d’un pareil prodige, le mit dans le vase qu’il portait toujours avec lui ; mais bientôt il grandit tellement qu’il fallut le mettre dans un plus considérable. Deux heures après on fut obligé de lui en donner un autre beaucoup plus grand. [6] Ce poisson croissait à vue d’œil, et déjà le roi fort embarrassé pour trouver un étang qui le pût contenir, était décidé à le faire porter dans la mer. [7] Alors le poisson lui parla en ces termes : ‘Je suis Vichnou, l’objet de votre dévotion ; votre piété envers moi, et votre charité envers les âmes vivantes me sont agréables ; ainsi écoutez mes paroles : je vous annonce que dans sept jours, le Dinacalpam (l’ère d’un jour de Brahma) finit, ainsi il y aura une révolution dans l’univers ; et la mer submergera le monde. J’ai dessein de vous sauver de ce déluge, vous et les sept patriarches, c’est pourquoi préparez-vous à cet événement. Je vous enverrai un bâtiment où vous rassemblerez une provision de toutes sortes de semences, de fruits et de racines ; vous y monterez ensuite et serez porté sur les eaux. Pendant cette révolution, le soleil ni la lune n’éclaireront point. Vous serez dans les ténèbres. C’est moi qui vous protégerai contre tous les dangers, tant des tempêtes que des grands poissons et amphibies. Un énorme serpent tentera de renverser votre bâtiment ; ne témoignez aucune crainte ; vous le prendrez hardiment et le lierez à ma corne qui, par un filet tiendra au mât du bâtiment que je conduirai. Ainsi, ajouta Vichnou, c’est en votre faveur et pour vous conserver la vie jusqu’au réveil de Brahma, que je prends la forme de poissons, (le sommeil de Brahma dure 12000000 ans divins). J’ai encore un autre motif dans cette transformation ; vous en serez instruit dans le temps’ ; en finissant ces mots, le poisson disparut. 248

BAGAVADAM 1788, p. 13 et IRISH 2004, p. 19 : « Neuvièmement, il se fit poisson pour sauver le roi Sattievaraden ». HOSTEN 1921, p. 14 : « Il prit la forme d’un poisson pour sauver du déluge SattiaViraden autrement nommé VayvassoudaManou ».

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[8] Le prince fit provision de toutes sortes de semences, de racines et fruits nécessaires, tant pour sa nourriture que pour la reproduction dans le renouvellement du monde. [9] À la fin du septième jour, les cataractes des cieux furent ouvertes ; les nuées déchargèrent une pluie si abondante, que la mer couvrit toute la terre. [10] Mais le bâtiment sous la sauvegarde de Vichnou était porté au-dessus des eaux, et tout ce qui avait été prédit arriva. [11] Le Dieu qui protégeait si visiblement ces huit personnes, leur donna en même temps diverses instructions : la doctrine qu’il leur enseigna se trouve dans le livre nommé Mathiam [Matsya] (c’est un des Pooranams [Purāṇa]). [12] Cependant le géant Ayireben [Hayagrīva], voyant que Brahma dormait et que les Vedam, sortis de sa bouche par le souffle de sa respiration, étaient sans garde, il les enleva. [13] Vichnou encore sous sa forme de poisson, tua le géant et reprit les Vedam, qu’il rendit à Brahma au moment de son réveil. [14] Le déluge étant fini, les huit personnes conservées descendirent du bâtiment et adorèrent Vichnou. Aussitôt Brahma commença à repeupler le monde. [15] Le roi Satievaraden, étant depuis devenu fils du Soleil, a été chef de la septième grande Dynastie qui subsiste encore.” »249

En ce qui concerne les passages relatifs au déluge dans l’ensemble de l’œuvre, les termes utilisés varient en fonction des deux traductions réalisées par M. Piḷḷai à quelques décennies d’intervalle. C’est le cas au sujet du cataclysme final qui touche chaque période des quatre yuga. À l’expression « déluge universel »250, qui renvoie au vocabulaire chrétien dont il fut imprégné par sa formation auprès des jésuites, est substituée l’idée de submersion de l’univers par l’eau251, qui est plus conforme au texte indien tant tamoul que sanskrit : « Aussitôt, les mers qui grossirent par [le temps de] la fin du kalpa et dont les vagues poussées par un vent violent avaient atteint une augmentation démesurée, submergèrent les trois mondes »252. Dans le récit même du matsyāvatāra, le terme « déluge » est soit maintenu253 soit déplacé254. Le vocabulaire chrétien « À la fin du septième jour, 249 250

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BAGAVADAM 1788, p. 211-216 (= rééd. IRISH 2004, p. 114-116). BAGAVADAM 1788, p. 68 et IRISH 2004, p. 47 : « Ces âges réunis embrassent 12000 ans divins, et se nomment mahayougam ou plutôt sadiryougam, (période des quatre âges). Une révolution de mille sadiryougam forme pour Brahma un jour d’un matin au soir. Sa nuit venue, ce Dieu se repose. Pendant son sommeil, l’univers est submergé, et comme détruit par un déluge universel ». HOSTEN 1921, p. 53 : « Les quatre âges ensemble se nomment Xadiryougam ; mille Xadiryougam fait un jour de douze heures de temps à Brahma ; à la fin duquel temps Brahma se repose. Pendant son sommeil, tout l’univers se trouve submergé dans l’eau ». Bhāgavata Purāṇa 3.11.30 (tāvat tribhuvanaṃ sadyaḥ kalpāntaidhitasindhavaḥ | plāvayanty utkaṭāṭopacaṇḍavāteritormayaḥ ||). BAGAVADAM 1788, p. 213 (= IRISH 2004, p. 115) et HOSTEN 1921, p. 150 : « J’ai dessein de vous sauver de ce déluge, vous et les sept Patriarches » ; BAGAVADAM 1788, p. 326 (= IRISH 2004, p. 168) et HOSTEN 1921. BAGAVADAM 1788, p. 215 et IRISH 2004, p. 116 : « Le Dieu qui protégeait si visiblement ces huit personnes, leur donna en même temps diverses instructions » devient dans HOSTEN 1921, p. 151 :

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les cataractes des cieux furent ouvertes »255 est remplacé par une traduction plus littérale : « À la fin du septième jour, il s’éleva un vent terrible ; les cieux furent ouverts de tout côtés »256. Enfin, la seconde traduction de M. Piḷḷai, à la différence de la première, fait allusion au quatrième Veda digéré par le démon257. Cela confirme que P. Sonnerat eut également connaissance de cette version tamoule du récit du matsyāvatāra. Le récit tamoul suit d’assez prêt celui du texte sanskrit et montre combien l’épisode de la descente de Viṣṇu sous forme de poisson était célèbre eu égard aux autres récits mythologiques du Bhāgavata Purāṇa qui n’ont pas été traduits en tamoul de façon aussi littérale. Il est donc possible d’en donner les concordances en fonction de la numérotation des paragraphes que nous avons apposée entre crochets à la traduction française ci-dessus : Bâgavadam [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11]

255 256 257

BhāgavataPurāṇa 8.24.1 8.24.5 8.24.10 8.24.12-14 8.24.16 8.24.23 8.24.31-39 8.24.42 8.24.41 ——— 8.24.54

« Vichetnou après le déluge apprit à ces huit personnes tout ce qu’il a de plus sublime dans la voie de perfection ». BAGAVADAM 1788, p. 215-216 et IRISH 2004, p. 116 : « Le déluge étant fini, les huit personnes conservées descendirent du bâtiment et adorèrent Vichnou. Aussitôt Brahma commença à repeupler le monde » est remplacé dans HOSTEN 1921, p. 152 par : « Le temps de la nuit de Brahma était déjà fini et il se réveilla. Vichetnou lui remit les Vedam. Il les reçut avec beaucoup de reconnaissance et rendit à ce Dieu tous les respects dus à son caractère et à sa bonté. Après quoi Brahma recommença son ouvrage ordinaire de repeupler le monde ». BAGAVADAM 1788, p. 215 et IRISH 2004, p. 116. HOSTEN 1921, p. 151. HOSTEN 1921, p. 151-152 : « Tandis que l’univers était submergé dans les eaux, Brahma se mettait dans son lit et sa femme Sarasvady assise auprès de son époux jouait son violon. Tandis que Brahma dormait les quatre Vêdam sortaient par sa respiration hors de son cœur. Le Géant nommé Aycriben prit furtivement les quatre Vêdam et se cacha dans le fond de la mer. Vichetnou prit la forme d’un poisson, attaqua le Géant, déchira son ventre et reprit les Vêdam que le Géant avait avalés de crainte de les perdre. Mais, Vichetnou n’a trouvé que trois Vêdam en tout son entier ; car le quatrième nommé Adarvanam était déjà presque digéré ».

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[12] [13] [14] [15]

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8.24.8 8.24.57 ——— 8.24.58

Dans son « Appendice ou rapprochement chronologique des grandes crises périodiques de la nature selon le Bagavadam »258, l’éditeur de la traduction, Foucher d’Obsonville, revint sur les calculs temporels indiens afin de clarifier les différents cycles cosmiques, yuga et kalpa. Il fit la nette distinction entre ces deux notions, celle des mahāyuga, composés chacun des quatre yuga successifs — kṛta, tretā, dvāpara et kali —, et celle des kalpa ou jour de Brahmā qui comprend mille mahāyuga successifs. À ces cycles s’ajoutent les quatorze manvantara durant lesquels un législateur enseigne les lois sociales (dharma) aux hommes, tel le roi Satyavrata, énième Manu sauvé du déluge lors de la destruction de l’univers à la fin du sixième kalpa259. Foucher d’Obsonville attira donc l’attention des Européens sur la distinction qui n’était pas toujours faite entre les détériorations physiologiques, politiques, religieuses et morales, au cours des âges du monde (yuga), que subissent les générations successives des êtres humains, et le cataclysme diluvien surgissant à la fin d’un kalpa et conduisant à la destruction cyclique de l’univers puis à la recréation d’un nouveau : « Plusieurs voyageurs Européens ont prétendu que l’époque du déluge universel et de la création est la même selon les Indiens que celle du commencement de la période des quatre âges actuels du monde qui, comme on a vu, date de 3892888 années communes. Quelques uns ont même présumé que chacun de ces âges était séparé du suivant par un déluge, et suivi d’une nouvelle création »260. Si l’édition de la première traduction complète d’un manuscrit tamoul contenant une version abrégée du BhāgavataPurāṇa ne fut réalisée qu’en 1788, il n’en demeure pas moins que l’ouvrage avait été considéré assez important dans le domaine de la connaissance des religions de l’Inde pour que le manuscrit, rapporté dès 1770 en France et offert au ministre H. Bertin, fût utilisé par l’éditeur lors de la publication de l’EzourVedam en 1778261. C’est à travers cette traduction que les savants français purent directement entrevoir le contenu des Purāṇa et se faire une vague idée de ce que devait contenir le Veda lui-même : « Les pouranams 258 259 260 261

BAGAVADAM 1788, p. 337. BAGAVADAM 1788, p. 341-342. BAGAVADAM 1788, p. 341-343. « Sans négliger les secours que les livres imprimés ou manuscrits pouvaient nous fournir, nous nous sommes servis, surtout dans ce travail, d’une traduction manuscrite du Bagavadam, dont nous devons la communication aux bontés de M. Bertin, ministre aussi éclairé que zélé pour le progrès de nos connaissances. », CALMETTE 1778, tome I, p. XII.

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nous seraient presque inconnus, sans la traduction manuscrite du Bagavadam, d’après lequel on peut s’en former quelqu’idée. Ce dernier est, selon l’auteur, la substance du Védam et le plus excellent des dix huit pouranams »262. Les commentaires de l’édition de l’Ezourvedam dont ceux sur le récit du déluge, furent donc faits à partir du contenu du Bâgavadam. Durant ces mêmes années 1780, alors que la gente intellectuelle française ne pouvait entrapercevoir la richesse de la littérature religieuse indienne qu’à travers la lentille d’une traduction partielle du BhāgavataPurāṇa, au Bengale, William Jones consacrait son temps à la lecture de cette même littérature et fondait l’Asiatick Society à Calcutta.

3.4. William Jones et les prémices de la mythologie comparée Lettré et juriste, William Jones263 (1746-1794) arriva à Calcutta en 1783 pour occuper son siège de juge à la Cour suprême. Passionné de linguistique, maîtrisant parfaitement le persan avant même son arrivée au Bengale, W. Jones s’attela à lire et traduire des traités de lois (dharmaśāstra) pour mieux asseoir le pouvoir juridique britannique en place. Il s’intéressa également aux religions indiennes et à la poésie, traduisant quelques unes des grandes œuvres de la littérature sanskrite. En janvier 1784, il fonda l’Asiatick Society qui avait pour objectif de renforcer l’emprise coloniale britannique par une meilleure connaissance des us et coutumes, de la géographie, de l’histoire de l’Inde ou plus largement de l’Asie du Sud. Dès cette date, il rédigea un long article « On the Gods of Greece, Italy and India ». Cet essai de mythologie comparée fut au cours des années enrichi et publié, en 1788, dans le premier volume des AsiatickResearches,or,TransactionsoftheSociety instituted in Bengal, for inquiring into the history and antiquities, the arts, sciences,andliteratureofAsia264, puis traduit en français en 1805 et accompagné de notes de la main de l’orientaliste Louis-Matthieu Langlès (1763-1824) 265. W. Jones se proposa donc de confronter quelques-uns des dieux de la Grèce et de la Rome antiques avec des divinités indiennes. Peu familiarisé encore avec la langue sanskrite, il eut recours à des traductions persanes des Purāṇa266. Lorsqu’il prit connaissance de la mythologie indienne, il pensa immédiatement qu’il était possible de montrer les correspondances entre les différents systèmes polythéistes 262 263

264 265 266

CALMETTE 1778, tome I, p. 126-127. Sur W. Jones voir MUKHERJEE 1968, CANNON & BRINE 1995, FRANKLIN 1995 ; et aussi SCHWAB 1950, VIELLE 1994, TRAUTMANN 1997, APP 2010, DEMOULE 2014. JONES 1806. JONES 1805a. Notes de L.-M. Langlès, p. 214-299. « Dans le fait, si l’on peut s’en rapporter à une traduction persane du Bhagavat (car l’original n’est pas encore en ma possession), … », JONES 1805a, p. 188.

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(« systems of polytheism »). Conscient que la théorie de l’emprunt était toujours téméraire, et souvent sans fondement, face à la richesse des productions imaginaires des hommes en matière de religion, W. Jones ne put s’empêcher de penser que toutes ces ressemblances (« similarities ») ne pouvaient relever que du fruit du hasard ou n’être qu’accidentelles (« accidental »). Il entreprit donc de comparer trois sphères culturelles — Grèce, Italie et Inde —, afin de montrer « l’affinité générale entre les habitants les plus distingués du monde primitif, à l’époque trop reculée où ils s’écartèrent de l’adoration raisonnable du seul vrai Dieu »267. Avant de procéder à la comparaison de cas particuliers, il énuméra quatre origines possibles à la mythologie, à savoir [1] des vérités historiques ou naturelles converties en fables, [2] une surinterprétation astronomique, [3] le langage poétique donnant naissance à des divinités poétiques, et enfin [4] les interprétations métaphoriques et allégoriques des moralistes et des métaphysiciens qui ont personnifié des concepts abstraits268. Il s’agissait donc pour l’orientaliste britannique de comparer des systèmes et, notamment en ce qui concerne les dieux antiques, leurs facultés et leurs attributs269. Après avoir mis en perspective comparative Janus et Gaṇeśa, W. Jones en vint à la figure de Saturne qu’il rapprocha de celle de Noé et immanquablement du roi Satyavrata. Pour ce faire, le Britannique avait sous les yeux l’ouvrage du jésuite François-Antoine Pomey (1618-1673), le Pantheum mythicum, édité en 1659, dans lequel il avait, à la suite de Samuel Bochart (1599-1667), dans sa Geographiasacra270 publiée en 1646, rapproché les figures de Saturne et de Noé271. W. Jones ne fit donc que poursuivre la comparaison en ajoutant comme nouveau comparant celle de Satyavrata. Pour lui, l’attribut caractéristique de Saturne demeurait la poupe d’un vaisseau ou d’une galère figurée sur le revers de monnaies antiques. Or, s’il jugea sans intérêt l’opinion d’Ovide272, affirmant que Saturne ne se serait guère rendu en Italie à cheval ou par la voie des airs, il préféra le témoignage d’Alexandre Polyhistor plus antique et convaincant. Cyrille d’Alexandrie (376-444) écrivait, en effet, dans son ContreJulien 1.7, que l’érudit grec avait rapporté que Saturne prédit des pluies abondantes et construisit un 267 268 269 270 271 272

JONES 1805a, p. 163. JONES 1805a, p. 163-164. JONES 1805a, p. 165. BOCHART 1681, p. 2. POMEY 1732, p. 222. « Janus avait cessé de m’instruire ; du ton respectueux que j’avais conservé jusqu’alors, j’adressai ces mots au dieu porte-clef : “Vous m’avez beaucoup appris déjà, et pourtant je ne sais pas encore pourquoi, sur les pièces d’airain, on voit gravé d’un côté un vaisseau, de l’autre une figure à deux têtes.” – “Tu pourrais, dit-il, me reconnaître dans cette double image, si la vétusté n’en avait altéré les traits. Quant à l’explication du navire, la voici : le dieu qu’on représente armé d’une faux, chassé par Jupiter du ciel, son empire, avait déjà erré dans tout l’univers, quand son vaisseau entra dans le fleuve de l’Étrurie.” ». OVIDE, Fastes 1.227-234 (trad. M. Nisard, 1857).

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navire afin de sauver hommes, animaux et plantes273. En son temps, l’évêque d’Alexandrie avait déjà rapproché les figures de Noé et de Xisouthros274. Il pensait alors qu’Alexandre Polyhistor et Abydènos appelaient Noé Xisouthros d’après une transcription assyrienne. Par ailleurs, il dénonça leur erreur lorsqu’ils avaient écrit que ce fut Kronos et non le Dieu de l’Univers qui avait prévenu Xisouthros des fortes pluies (πλῆθος ὄμβρων) et de l’inondation (κατακλυσμός) à venir. Ainsi, s’appuyant sur le comparatisme de Cyrille d’Alexandrie et l’identification que fit S. Bochart entre l’histoire de Noé et celle de Saturne, W. Jones conclut que « par conséquent, si nous offrons un roi indien de naissance divine, illustre par sa piété et sa bienfaisance, dont l’histoire semble être évidemment celle de Noé, déguisée par l’imagination asiatique, nous pouvons conjecturer en toute sûreté qu’il fut aussi le même personnage que Saturne. Ce roi est Menou ou Satyavrata »275. Le matsyāvatāra du Bhāgavata Purāṇa lui offrit donc l’opportunité, comme l’avait fait avant lui le jésuite J.-V. Bouchet, de confirmer cette identification et d’assurer également au récit biblique toute son authenticité. L’enjeu était donc de taille. Le juriste britannique était au fait des théories remettant en cause l’historicité des livres attribués à Moïse. S’il était démontré que ces derniers n’étaient nullement authentiques et qu’ils ne reflétaient en rien la vie primitive pré- et postdiluvienne, « tout l’édifice de notre religion nationale serait empreint de fausseté. […] Mais ce n’est pas la vérité de notre religion nationale, envisagée comme telle, que j’ai à cœur, c’est la vérité elle-même ; et si un raisonneur de sans-froid et exempt de préjugés réussit à me convaincre clairement que Moïse, à l’aide des Égyptiens, puisa son récit dans les antiques sources de la littérature indienne, je l’estimerai comme un ami qui m’aura délivré d’une erreur capitale, et je promets d’être un des premiers à propager la vérité qu’il aura établie »276. Nous ne savons pas quelle version persane du Bhāgavata Purāṇa, W. Jones utilisa pour réaliser sa propre traduction du matsyāvatāra. Il en existait alors plusieurs277. Celle de Todar Mal (1523-1589), ministre des finances de l’empereur moghol Akbar, était alors fort célèbre. L’absence, dans la traduction de W. Jones, des louanges que Satyavrata rendit à Viṣṇu (8.24.46-53) semble confirmer qu’il eut sous les yeux une version persane du texte sanskrit dont l’auteur musulman aurait soustrait le caractère dévotionnel et doctrinal. À moins que le Britannique n’ait lui-même ôté ces huit vers intentionnellement. La publication de cette 273

274 275 276 277

JONES 1805a, p. 170. De fait, W. Jones reprit ici les données sur le déluge de Xisouthros (Ξίσουθρος) consignées par Alexandre Polyhistor et Abydènos qui furent tous deux redevables à Bérose. ContreJulien 1.8. JONES 1805a, p. 170. JONES 1805a, p. 166. Au moins onze différentes selon B. Sheik Ali. SHEIK ALI 2008, p. 232.

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traduction anglaise du matsyāvatāra en 1788, puis française en 1805, apporta aux Européens une énième version du mythe du déluge indien, bien plus complète et plus littérale que celle qu’avait proposée M. Piḷḷai dans son Bâgavadam : « Désirant la conservation des troupeaux et des Brahmanes, des génies et des hommes vertueux, des Vêdas, de la loi, et des choses précieuses, le seigneur de l’univers prend plusieurs formes corporelles ; mais quoique, comme l’air, il passe à travers une multitude d’êtres, il demeure toujours lui-même, parce qu’il n’a point de qualité sujette au changement. À la fin du dernier calpa, il y eut une destruction générale occasionnée par le sommeil de Brâmah. Ses créatures de différents mondes furent noyées dans un vaste océan. Brâmah ayant envie de dormir, et souhaitant le repos après une longue suite d’âges, le fort démon Hayagrîva s’approcha de lui, et déroba les Vêdas qui avaient coulé de ses lèvres. Lorsque Héri, le conservateur de l’univers, découvrit cette action du prince de Dânavas, il prit la forme d’un petit poisson appelé sap’harî. Un saint monarque, nommé Satyavrata, régnait alors ; c’était un serviteur de l’esprit qui marchait sur les eaux, et si pieux que l’eau était sa seule nourriture. Il était fils du Soleil ; et dans le calpa actuel, il est investi par Narâyan de l’emploi de Menou, sous le nom de Srâddhadêva, ou dieu des funérailles. Un jour qu’il faisait une libation dans le fleuve Critamâla, et qu’il tenait de l’eau dans la paume de sa main, il y vit remuer un petit poisson. Le roi de Dravira jeta sur-le-champ le poisson et l’eau dans le fleuve où il les avait pris. Alors le sap’harî adressa d’un ton pathétique ces paroles au bienfaisant monarque : Ô roi, qui montres de la compassion pour les opprimés, comment peux-tu me laisser dans l’eau de ce fleuve, moi trop faible pour résister aux monstres qui l’habitent, et qui me remplissent d’effroi ? Le prince, ne sachant pas qui avait pris la forme d’un poisson, appliqua son esprit à la conservation du sap’harî, tant par bonté naturelle que pour le salut de son âme ; et après avoir entendu sa prière, il le plaça obligeamment sous sa protection, dans un petit vase plein d’eau : mais, dans l’espace d’une seule nuit, il grossit tellement que le vase ne pouvait plus le contenir. Il tint ce discours à l’illustre prince : Je n’aime point à vivre misérablement dans ce petit vase ; procure-moi une demeure où je puisse habiter avec plaisir. Le roi, l’ôtant du vase, le plaça dans une citerne ; mais il devint si grand de cinquante coudées en moins de cinquante minutes, et dit : Ô roi, il ne me plaît point de demeurer inutilement dans cette étroite citerne ; puisque tu m’as accordé un asile, donne-moi une habitation spacieuse. Le roi le changea de place, et le mit dans un étang, où, ayant assez d’espace autour de son corps, il devint d’une grosseur prodigieuse. Ô monarque, dit-il, encore, ce séjour n’est pas commode pour moi, qui dois nager au large dans les eaux ; travaille à ma sûreté, et transporte-moi dans un lac profond. À ces mots, le pieux monarque jeta le suppliant dans un lac ; et lorsque sa grosseur égala l’étendue de cette pièce d’eau, il jeta l’énorme poisson dans la mer. Quand il fut au milieu des vagues, il parla ainsi à Satyavrata : Ici les goulus armés de cornes, et d’autres monstres très forts, me dévoreront. Ô vaillant homme, tu ne me laisseras point dans cet océan. Trompé ainsi, à plusieurs reprises, par le poisson qui lui avait adressé des paroles flatteuses, le roi dit : Qui es-tu, toi qui m’abuses sous cette forme empruntée ? Jamais, avant toi, je n’ai eu le spectacle ou je n’ai entendu parler d’un aussi prodigieux habitant des eaux, qui, comme toi, ait rempli en un seul jour un lac de cent lieues de circonférence. Sûrement, tu es Bhagavat qui m’apparais, le grand Héri, dont la

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demeure était sur les vagues, et qui maintenant, par commisération pour tes serviteurs, prends la forme des habitants de l’abîme. Salut et louange à toi, ô premier mâle, seigneur de la création, de la conservation et de la destruction ! Tu es, ô gouverneur suprême, le plus sublime objet que nous ayons en vue, nous tes adorateurs, qui te cherchons pieusement. Toutes tes descentes illusoires dans ce monde donnent l’existence à différents êtres ; mais je suis curieux de savoir pour quel motif tu as emprunté cette forme. Ô toi qui as des yeux de lotus, que je n’approche point en vain des pieds d’un dieu dont la bienfaisance parfaite s’est étendue à tous, quand tu nous as montré, à notre grande surprise, l’apparence d’autre corps, non pas existants en réalité, mais présentés successivement ! Le seigneur de l’univers, aimant l’homme pieux qui l’implorait ainsi, et désirant le préserver de la mer de la destruction causée par la perversité du siècle, lui dit en ces termes ce qu’il avait à faire : Ô toi qui domptes les ennemis, dans sept jours les trois mondes seront plongés dans un océan de mort ; mais, au milieu des vagues meurtrières, un grand vaisseau, envoyé par moi pour ton usage, paraîtra devant toi. Tu prendras alors toutes les plantes médicinales, toute la multitude des graines ; et accompagné de sept saints, entouré de couples de tous les animaux, tu entreras dans cette arche spacieuse, et tu y demeureras à l’abri du déluge d’un immense océan, sans autre lumière que la splendeur de tes saints compagnons. Lorsqu’un vent impétueux agitera le vaisseau, tu l’assujettiras à ma corne avec un grand serpent de mer ; car je serai près de toi. Tirant le vaisseau, avec toi et tes compagnons, je demeurerai sur l’océan, ô chef des hommes, jusqu’à ce qu’une nuit de Brâmah soit complètement écoulée ; tu connaîtras pour lors ma véritable grandeur, justement nommée la Divinité suprême. Par ma faveur il sera répondu à toutes tes questions, et ton esprit recevra des instructions en abondance. Héri disparut, après avoir donné ces ordres au monarque ; et Satyavrata attendit avec humilité l’époque assignée par celui qui règle nos sens. Le pieux monarque, ayant répandu vers l’est les tiges pointues de l’herbe darbha, et tourné son visage vers le nord, était assis et méditait sur les pieds du dieu qui avait pris la forme d’un poisson. La mer, franchissant ses rivages, inonda toute la terre ; et bientôt elle fut accrue par les pluies que versaient des nuages immenses. Le roi, méditant toujours les commandements de Bhagavat, vit le vaisseau s’approcher, et y entra avec les chefs des Brahmanes, après y avoir porté les plantes médicinales, et s’être conformé aux préceptes de Héri. Les saints lui adressèrent ce discours : ô roi, médite sur Césava, qui nous délivrera sûrement de ce danger, et nous accordera la prospérité. Le dieu, invoqué par le monarque, apparut encore distinctement sur le vaste océan, sous la forme d’un poisson brillant comme l’or, s’étendant à un million de lieues, avec une corne énorme, à laquelle le roi, comme Héri le lui avait commandé, attacha le vaisseau avec un câble fait d’un grand serpent, et, heureux de sa conservation, il se tint debout, louant le destructeur de Madhou. Quand le monarque eut achevé son hymne, le premier mâle, Bhagavat, qui veillait à sa sûreté sur la grande étendue des eaux, parla tout haut à sa propre divine essence, prononçant un Pourâna sacré, qui contenait les règles de la philosophie Sànk’hya ; mais c’était un mystère infini qui devait être caché dans le sein de Satyavrata ; assis dans le vaisseau avec les saints, il entendit le principe de l’âme, l’être éternel, proclamé par le pouvoir suprême. Ensuite Héri, se levant avec Brâhmah du sein du déluge destructeur, qui était apaisé, tua le démon Hayagrîva, et recouvra les livres sacrés. Satyavrata, instruit dans toutes les connaissances divines et humaines, fut choisi dans

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le calpa actuel, par la faveur de Vichnou, pour septième Menou, et surnommé Vaicasaouata ; mais l’apparition d’un poisson cornu au religieux monarque, fut Mâyâ (ou illusion) ; et celui qui entendra dévotement ce récit historique et allégorique, sera affranchi de l’esclavage du péché. »278

W. Jones qui avait annoncé dans son introduction qu’il viserait à l’exactitude, ne semble pas y être parvenu. En effet, plusieurs termes utilisés dans sa traduction trahissent des choix délibérés qui eurent pour conséquence d’orienter le texte purāṇique vers des possibles correspondances avec le récit biblique. Il donne à penser que Satyavrata était « a servant of the spirit which moved on the waves »279, là où le texte indien dit qu’il « était voué à Nārāyaṇa », un des noms attribués à Viṣṇu. Il est vrai que la tradition brāhmanique a eu tôt fait de comprendre l’étymologie de ce nom védique par « celui qui habite sur les eaux primordiales » selon un mythe cosmogonique dans lequel le Puruṣa sépara en deux l’œuf cosmique : « [Le Puruṣa] demeura sur ces eaux créées par lui durant mille années. C’est pourquoi il est nommé Nārāyaṇa parce que les eaux sont nées du Puruṣa »280. Les eaux étant également appelées nārā, ou filles de l’homme (nara) primordial (āpo vai narasūnavaḥ, Mbh 12.328.35), les brāhmanes scindèrent Nārāyaṇa en deux phonèmes nārā (pl. eaux) et ayana (refuge), faisant alors de Nārāyaṇa « celui qui demeure sur les eaux » (cf. supra). En prenant le terme ātman (Soi) qui qualifie également le Puruṣa (BhP 2.10.9), il était alors tentant de traduire Nārāyaṇa par « l’Esprit qui se meut (avec ayana dans le sens d’« allant ») à la surface des eaux », traduction qui ne pouvait faire écho qu’à Genèse 1.2 (« Et l’Esprit de Dieu planait à la surface des eaux » (‫פּנֵ י ַה ָמּיִ ם‬-‫ל‬ ְ ‫ֹלהים ְמ ַר ֶח ֶפת ַע‬ ִ ‫רוּח ֱא‬ ַ ְ‫ ; ו‬καὶ πνεῦμα Θεοῦ ἐπεφέρετο ἐπάνω τοῦ ὕδατος ; Et spiritus Dei ferebatur super aquas). Plus loin, W. Jones traduisit à nouveau Nārāyaṇa par « the great Heri, whose dwelling was on the waves »281. L’allusion au mythe du déluge biblique est flagrante lorsqu’il écrivit : « Encircled by pairs of all brute animals, thou shalt enter spacious ark and continue in it, secure from the flood, on one immense ocean »282. Non seulement W. Jones extrapola en parlant de « pairs of all brute animals », qui renvoie immanquablement à Genèse 7.2 ; 9 et 15, alors que le BhāgavataPurāṇa 8.24.34 ne mentionne que « tous les êtres vivants » (sarvasattva°), mais encore, il employa le terme « ark » alors qu’il n’utilisa, dans le reste de sa traduction, que les seuls substantifs « vessel » (quatre fois, p. 232 et 233) et « ship » (deux fois, p. 232 et

278 279 280

281 282

JONES 1805a, p. 170-174. JONES 1806, p. 230. BhāgavataPurāṇa 2.10.11 : tāsv avātsīt svasṛṣṭāsu sahasraṃ parivatsarān | tena nārāyaṇo nāma yad āpaḥ puruṣodbhavāḥ || JONES 1806, p. 232. JONES 1806, p. 232.

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233). De même, il qualifia Satyavrata d’homme « humble »283, ce que ne dit pas BhP 8.24.39, et traduisit par « from the destructive deluge which was abated » ce que la version persane avait elle-même retranscrit du texte sanskrit : « Lorsque la fin de la dissolution fut arrivée »284. Enfin, il est tout à fait singulier que W. Jones ait rendu « [celui qui] écouterait le grand récit de l’entretien »285 par « he who shall devoutly hear this important allegorical narrative »286. En employant l’adjectif « allegorical », il insinuait que ce mythe n’était que le résultat de la transformation en une fable d’un récit historique : « l’histoire, quoique bizarrement rédigée en forme d’allégorie, semble prouver qu’il existe dans l’Inde une tradition primitive du déluge universel décrit par Moïse »287. À cette remarque orientée, le savant britannique ajouta une étude comparée entre les quatre yuga et les quatre âges de l’humanité, développés dans le mythe des races d’Hésiode. Il souligna que dans les deux cas, indien et grec, les auteurs avaient voulu souligner la dégradation du genre humain. Ainsi, il conclut que « la véritable histoire du monde » peut être divisée en quatre périodes qu’il nomma [1] âge diluvien très pur, des temps prédiluviens à la chute de Babel, [2] âge patriarcal pur, des patriarches descendants de Sem jusqu’aux grands empires issus des fils de Cham, [3] l’âge Mosaïque moins pur, couvrant la période historique de Moïse, et enfin [4] l’âge prophétique impur, à partir des avertissements des prophètes jusqu’aux temps à venir qui doivent réaliser toutes les prophéties authentiques288. Cette concordance chronologique obligea W. Jones à prendre comme référents les quatre âges du monde indiens. Finalement, ces derniers restructurèrent l’histoire sacrée judéo-chrétienne. Il en déduisit alors que les Veda avaient dû être composés après le déluge289 et que si le législateur Me-nou (Manu) correspondait à Minos, il se pourrait également qu’il ait eu la même origine linguistique que le « Noùhh » des Hébreux et des Arabes290. Après avoir développé un certain nombre de parallèles entre des divinités grecques, romaines et indiennes, W. Jones ne put se décider à désigner parmi ces trois sphères culturelles l’auteur du système mythologique original. L’idée même d’un passage possible entre un système dit simple à un système complexifié ne pouvait être suivie étant donné que les trois systèmes mythologiques étaient complexes par eux-mêmes. Il préféra donc s’interroger sur les plausibles liens 283 284 285 286 287 288 289 290

JONES 1806, p. 232. BhāgavataPurāṇa 8.24.57 : atītapralayāpāya. BhāgavataPurāṇa 8.24.59 : saṃvādaṃ mahad ākhyānaṃ. JONES 1806, p. 234. JONES 1805a, p. 174. JONES 1805a, p. 177. JONES 1805a, p. 178. JONES 1805a, p. 179.

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historiques entre l’Égypte et l’Inde qui avaient déjà été largement débattus par A. Kircher et P.-D. Huet plus d’un siècle auparavant. Il supposa donc, d’après des renseignements qu’il avait pu obtenir de pandits, notamment de Rādhākānta Śarmā, que des prêtres égyptiens des bords du Nil étaient venus s’installer sur les rives du Gange et de la Yamunā, et qu’ils devisèrent, non pas avec des brāhmanes, mais avec des śramanes291. Ce dont il fut persuadé était l’existence historique des relations entretenues entre les sages de l’Inde, de l’Égypte et de la Grèce bien avant la naissance de Moïse, et de poursuivre : « Mais la preuve de cette proposition n’affectera en aucune manière la vérité et la sainteté de l’histoire Mosaïque, qu’elle tendrait plutôt à confirmer, s’il en était besoin »292. Dès lors, seuls les récits de la création et du déluge dans le système mythologique des Égyptiens, commun à l’Inde et à la Grèce, pouvaient être considérés comme fondés sur la vérité, sans pour autant remettre en cause l’authenticité des livres mosaïques : « Il n’y a donc pas le moindre motif de penser que Moïse ait emprunté de la littérature des Égyptiens les neuf ou dix premiers chapitres de la Genèse. À plus forte raison, les colonnes de diamant de notre foi chrétienne ne sauraient-elles être ébranlées par le résultat d’une discussion quelconque sur l’antiquité comparative des Hindous et des Égyptiens, ou par celui des recherches qu’on pourrait faire sur la théologie indienne. »293

Le problème que posait le mythe du déluge indien demeurait toujours prégnant parmi les savants. Les analogies marquées entre le récit biblique et celui du Bhāgavata Purāṇa laissaient entrevoir un possible passage d’une sphère à une autre et pouvaient donc remettre en cause la véridicité de la figure même de Moïse, auteur supposé du Pentateuque. L’Inde dont la langue archaïque était « plus parfaite que le grec, plus riche que le latin, et plus délicatement raffinée qu’aucun des deux »294, affirmait W. Jones, en 1786, devait progressivement, en cette fin du XVIIIe siècle, devenir le nouveau berceau de l’humanité et concurrencer sérieusement celui du Proche-Orient. Il convient de rappeler que la découverte décisive du récit mésopotamien du déluge par George Smith (1840-1876) n’eut lieu qu’en 1872. Jusqu’à cette date, toutes les spéculations sur l’origine du mythe et sur la véracité historique d’un déluge universel ou de déluges locaux alimentèrent les débats des savants, des ecclésiatiques et des pseudohistoriens anticléricaux. Ce qui était en jeu n’était alors en rien l’histoire de l’Inde pour ellemême, mais toujours et encore l’authenticité des livres bibliques. De cette vérité dépendait la légitimité de poursuivre l’évangélisation de l’Asie. Croyant en la 291 292 293 294

JONES 1805a, p. 209. JONES 1805a, p. 209. JONES 1805a, p. 210. JONES 1799, vol. 1, p. 422.

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divinité du Messie et en la réalisation historique des prophéties de l’AncienTestament295, W. Jones travaillait lui-même à cette évangélisation de l’Inde par ses traductions de la littérature sanskrite. La question qui l’occupait au final dans cet article de mythologie comparée qui avait, en réalité, en arrière fond, la Genèse comme véritable comparant, était de savoir comment parvenir à convertir, à l’aube du XIXe siècle, l’ensemble des hindous et des musulmans : « Nous pouvons être sûrs que ni les Musulmans ni les Hindous ne seront convertis par les missionnaires de l’église romaine ou de toute autre église ; et la seule manière, peut-être, dont les hommes puissent venir à bout d’une aussi grande révolution, sera de traduire en sanskrit et en persan les chapitres des prophètes, en particulier d’Isaïe, qui sont incontestablement évangéliques, en y joignant un des évangiles, et une introduction écrite avec simplicité, qui renferme la preuve complète de la haute antiquité des siècles où furent publiées et les prédictions et l’histoire du personnage divin qui en était l’objet. Il faudrait ensuite répandre paisiblement cet ouvrage parmi les Hindous qui ont reçu une bonne éducation ; et si, avec le temps, il ne produisait pas des effets salutaires par son influence naturelle, nous aurions à déplorer plus que jamais la force du préjugé et la faiblesse de la raison abandonnée à elle-même. »296

W. Jones tenta également de mettre en ordre une chronologie de l’histoire indienne qu’il présenta à l’Asiatick Society en janvier 1788. Il fut l’un des premiers à essayer non seulement de comprendre le fonctionnement du système chronologique (« Chronological System ») des brāhmanes, mais encore d’établir une datation plausible de l’histoire de l’Inde telle qu’elle était narrée dans les Purāṇa. Néanmoins, sa référence des temps archaïques ne s’appuyait que sur la seule chronologie biblique. Aussi, vouloir faire rentrer l’histoire de l’Inde dans l’histoire de l’humanité était, en réalité, la concilier avec la chronologie biblique. Il commença donc par exposer les divisions des temps humain et divin qu’il découvrit à la lecture de Mānavadharmaśāstra 1.64-86. Il en déduisit que les périodes des âges et les calculs des brāhmanes reposaient sur des observations astronomiques et que ces derniers ne pouvaient donc renvoyer à des faits historiques datables. Quoi qu’il en soit, il prit comme point de départ le mythe du déluge indien, seul récit commun aux traditions biblique et brāhmanique. Mais à la différence de sa traduction littérale réalisée en 1784, W. Jones proposa, dans ce nouvel article, un abrégé du récit du BhāgavataPurāṇa dont la partie centrale donnait à penser qu’il existait une évidente similitude entre les récits biblique et purāṇique : 295

296

JONES 1805a, p. 166 : « Pour moi, qui ne puis m’empêcher de croire à la divinité du Messie, d’après l’antiquité incontestable de plusieurs prophéties, et leur accomplissement manifeste, en particulier de celles d’Isaïe, à l’égard du seul personnage historique à qui elles puissent s’appliquer, je suis obligé de croire à la sainteté des livres respectables que cette personne sacrée cite comme authentiques. » JONES 1805a, p. 212-213.

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« Dans sept jours, un déluge détruira toutes les créatures qui m’ont offensé ; mais tu seras mis en sûreté dans un vaisseau merveilleusement construit. Prends-donc des herbes médicinales et des grains de toute espèce, et entre sans crainte dans l’arche avec les sept personnages recommandables par leur sainteté, vos femmes, et des couples de tous les animaux. Tu verras alors Dieu face à face, et tu obtiendras des réponses à toutes tes questions. »297

Cette traduction condensée de BhP 8.24.32-38 ne reflète en rien le récit indien, mais apparaît bel et bien comme une manipulation du texte afin de calquer au plus près Genèse 7.1-10. Ainsi, dans le mythe du déluge indien, il n’est jamais fait mention d’une quelconque « violence » ou « injustice » (‫ח ָמס‬, ָ ἀδικίας, iniquitate298) des hommes qui aurait offensé Dieu et aurait été la cause de leur destruction. Aussi, le savant britannique n’hésita pas à écrire dans sa traduction abrégée qu’à la fin du sixième manvantara, « toute la race des hommes devint corrompue, hormis les sept richis et Satyavrata »299. Cela n’apparaît nullement dans le texte sanskrit et est donc issu d’une confusion voulue entre la dégradation morale au cours des quatre yuga et la fin d’un kalpa durant laquelle se produit la dissolution de l’univers par l’eau. De même, W. Jones extrapola en prenant les sept ṛṣi pour « the seven holy men », en ajoutant que, dans l’arche (« ark »), monteraient également leurs épouses et celle de Manu (« your respective wives ») ainsi que des couples de tous les animaux (« pairs of all animals »). Nous avons déjà constaté que dans le récit indien il n’était aucunement fait mention d’épouses ni même de couples d’animaux. Enfin, la rencontre entre Manu et Viṣṇu fut rendue par un « face à face » (« Then shalt thou know God face to face »300) tout biblique, à l’égal de Jacob en Genèse 32.30 (‫פּנִ ים‬-‫ל‬ ָ ‫ֹלהים ָפּנִ ים ֶא‬ ִ ‫יתי ֱא‬ ִ ‫ר ִא‬-‫י‬ ָ ‫ ; ִכּ‬εἶδον γὰρ Θεὸν πρόσωπον πρὸς πρόσωπον ; Vidi Deum facie ad faciem), mais non indien. Autant d’extrapolations301 qui montrent combien W. Jones avait pour dessein de prendre le mythe du déluge indien comme le récit d’un unique événement historique302 afin de déterminer un point de datation commun aux deux traditions. Il 297 298 299 300 301

302

JONES 1805b, p. 172. Gn 6.11 et 13. JONES 1805b, p. 171. JONES 1807, p. 118. Il en est de même de sa traduction de Gītagovinda 1.5.1-4 dans laquelle le Veda aurait été déposé dans l’arche lors du déluge (« Tu couvres, ô Césava, qui prends la forme d’un poisson, le Véda dans les ondes de l’océan de destruction ; tu le places joyeusement dans le sein d’une arche fabriquée par toi. Sois victorieux, ô Héri, seigneur de l’univers ! », JONES 1805b, p. 174.). Mais l’auteur indien Jayadeva (XIIe s.) n’avait pas composé ses vers en ce sens : « Durant les eaux de l’océan de la dissolution, tu as soutenu le Veda, convoyé sans fatigue le navire abandonné [aux flots], ô Keśava, en prenant le corps d’un poisson. [Que la] victoire [soit tienne], ô Maître de l’univers, ô Hari ! » (pralayapayodhijale dhṛtavān asi vedam | vihitavahitracaritram akhedam || keśava dhṛtamīnaśarīra | jaya jagadīśa hare ||). JONES 1805b, p. 181.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

partageait cette opinion avec l’indianiste John Bentley, qui travaillait sur l’astronomie indienne et qui avançait également que, durant le premier âge (kṛta-yuga), tous les récits indiens qui s’y rapportaient, n’avaient rien d’historiques et relevaient de la fable, excepté l’événement du déluge allégoriquement narré dans le matsyāvatāra303. C’est donc par l’identification du septième Menou (Manu) avec Noé et l’étude du commentaire des Purāṇa (Purāṇārthaprakāśa304) composé par le pandit Rādhākānta Śarmā à la demande du gouverneur général de l’Inde britannique, Warren Hastings (1732-1818), en 1784, que W. Jones poursuivit sa restitution de la chronologie indienne. Il data ainsi les différents avatāra de Viṣṇu qu’il répartit sur une échelle chronologique enrichie des généalogies purāṇiques des dynasties royales solaire (sūryavaṃśa) et lunaire (candravaṃśa) relevées dans les Purāṇa par Rādhākānta Śarmā. Il arriva aux conclusions qu’Adam ou Manu I apparut en 4007 av. J.-C. lors du Kṛtayuga, que Noé ou Manu II naquit en 2950 av. J.-C. et mourut en 2000 av. J.-C. et enfin que le déluge universel aurait eu lieu en 2351 av. J.-C. Par conséquent, la première fondation d’un empire indien remonterait quelques décennies avant la mort de Noé/Manu II lorsque Rāma devint roi vers 2030 av. J.-C. lors du Dvāparayuga, et Buddha, neuvième avatāra de Viṣṇu et fondateur du bouddhisme, aurait vécu en 1028 av. J.-C.305 durant le Kaliyuga. Dans un supplément à son article, W. Jones identifia également les démons (asura) Hiranyacacipou (Hiraṇyakaśipu) et Vali (Vālin) avec les monarques Nemrod et Belus ayant régné durant le Tretāyuga, et avança que Sâcya (Śākya[muni] Buddha) ou Sîsak (Shishak, roi d’Egypte) importa personnellement en Inde ou par l’intermédiaire d’une colonie égyptienne « la douce hérésie des anciens bouddhistes »306. Par ces différentes correspondances, il réaffirma que « la chronologie de Moïse et celles des Indiens étaient parfaitement d’accord »307. 303 304 305 306 307

ASIATICRESEARCHES 1808, vol. 8, p. 225. ASIATICRESEARCHES 1809, vol. 3, p. 109-177. JONES 1805b, p. 197. JONES 1805c, p. 442. JONES 1805c, p. 441. On notera ici que le carme déchaux indianiste Paulinus a Sancto Bartholomaeo (1748-1806), qui fut missionnaire au Malabar, dans son Systema Brahmanicum traite de façon répétée du déluge « universel » (en sa réalité biblique) dont témoigne la tradition indienne, en renvoyant notamment à Jones (qu’il ne nomme jamais ; il dit « les Anglais de Calcutta » ou fait référence aux AsiatickResearches) et à Sonnerat, et en expliquant historiquement les similitudes des traditions égyptiennes, indiennes et d’ailleurs de manière semblable : « [Quomodo] accidere potuit, ut (…) unus denique & idem Manu, Menu, Menes, vel Mannus rex Aegyptiis, Indis, & extremis Scandinavianis primus fit gentis conditor et institutor, si hic idem Manu Noach non est, quem ut liber Bhagavadam tradit, Vishnu a diluvio universali liberavit ? (…) Paullo ante hoc tempus Noach floruit, qui certe idem et unus est cum Manu, Menu vel Menes Aegyptio et Indico, quem libri Indici a diluvio liberatum fuisse prodiderunt. (…) nam Indici libri eam [legem] Manu regi adscribunt, et a Noach derivant. » Quant au symbole de la conque : « Concha igitur illa navigium Noah Indicae gentis conditoris repraesentat, per quod ipse in diluvio universali a

CHAPITRE III – AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

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Ainsi, la chronologie biblique était sauve et l’histoire de l’Inde à ses débuts prédiluviens pouvait sans difficulté avoir été calquée sur la Genèse narrée par Moïse. En cette fin du XVIIIe siècle, les administrateurs britanniques avaient certes pris le relais des missionnaires chrétiens, mais ils n’avaient pas pour autant abandonné l’espoir de concilier l’histoire sacrée chrétienne et celle de l’Inde et d’en faire une nouvelle histoire universelle. À cette tentative s’ajouta celle de concilier également la langue sanskrite avec les autres langues alors connues. W. Jones clama à ce sujet que le sanskrit « entretient avec l’une [langue grecque] et l’autre [langue latine] une affinité plus forte dans les racines de ses verbes et ses formes grammaticales que ce qu’aurait pu produire le hasard ; si forte même, qu’aucun philologue ne peut les examiner tous les trois sans penser qu’ils ont dû jaillir d’une source commune, qui peut-être n’existe plus »308. Et s’il s’averrait difficile de démontrer que cette source commune dérivait de l’hébreu, langue mère de tous les peuples après le déluge universel selon S. Bochart, il faudrait alors aux savants envisager la découverte d’un foyer linguistique indépendant qui ferait de l’Inde un nouveau berceau de l’humanité, plus ancien encore, d’après sa chronologie, que celui du Proche-Orient. Tel fut l’enjeu des débats de tout le XIXe siècle.

308

Vishnu deo mundi servatore liberatus fuit. » PAULINUS A SANCTO BARTHOLOMAEO 1791, p. 79-80, 84, 207-209, 216, 283. JONES 1799, vol. 1, p. 422.

CHAPITRE IV

DÉLUGES INDIENS ET MONDE ĀRYA ANTÉDILUVIEN AU XIXe SIÈCLE Siècle riche d’inventions dans les télécommunications, les moyens de transport, de découvertes scientifiques majeures en physique, en biologie et en géologie, d’industrialisation et d’explosion démographique, de guerres territoriales et d’idéologies nationalistes, le XIXe siècle fut aussi, dans le domaine des études orientales, un temps d’essor considérable grâce au déchiffrement de langues anciennes tels l’avestique, le védique, le pali, l’égyptien hiéroglyphique, l’akkadien, le vieuxperse, l’élamite, le sumérien, etc. Les manuscrits indiens continuèrent à être déposés dans les bibliothèques d’Oxford, de Londres et de Paris, ou bien à être conservés dans des collections privées. Les savants européens s’attelèrent à déchiffrer, traduire et commenter une littérature sanskrite jusque-là inconnue d’eux. Linguistes et philologues, détachés des préoccupations coloniales et d’évangélisation, qui furent celles des administrateurs français et britanniques sur le sol indien, purent progressivement établir une histoire de la littérature sanskrite et en proposer une chronologie non plus calquée sur les temps bibliques, mais fondée sur les caractéristiques linguistiques propres à chacun des grands ensembles textuels. Cependant, en Inde même, certains administrateurs britanniques poursuivaient le comparatisme biblico-indien dans le but de renforcer leur emprise idéologique sur la société indienne et de continuer le travail de conversion des autochtones au christianisme. Ce fut le cas du lieutenant-colonel Francis Wilford309 (1761-1822) qui arriva en 1781, se maria avec une indienne et fut l’un des membres actifs de l’Asiatic society à partir des années 1790. Ses études, menées grâce à des pandits qui le trompèrent parfois sur le contenu mythologique des textes purāṇiques, essayèrent encore de concilier l’histoire sacrée biblique, les mythologies indienne, grecque et égyptienne voire même de faire un pont entre l’Inde et les Îles britanniques310. L’identification entre Noé et Vaivaswata-Manu ou Satyavrata311 était,

309 310 311

SCHWAB 1950, p. 362 ; BAILY 2000 ; APP 2010, p. 335-336. WILFORD 1808. WILFORD 1808, p. 296 ; 318 et 319.

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pour lui, une certitude et avait été suffisamment démontrée par ses devanciers pour poursuivre les corrélations dans le domaine de la cosmologie et de la géographie312. Quant à l’histoire de Noé et de ses trois fils, son pandit lui narra qu’elle se retrouvait telle quelle dans le PadmaPurāṇa313. L’orientaliste britannique n’y découvrit finalement qu’une des nombreuses versions du mythe du déluge indien, mais non le récit biblique en tant que tel. En 1810, quelques années après son retour des Indes orientales, le major Edward Moor (1771-1848), de l’East India Company, rédigea également un ouvrage sur les divinités brāhmaniques qu’il intitula Śrīṃsarvadevaṃsabhā (The HinduPantheon) et qui fut publié à Londres. Il y présenta les différents avatāra de Viṣṇu et reproduisit ce qu’en avait dit avant lui W. Jones. Au sujet du matsyāvatāra, il rejoignit l’avis de son prédécesseur et affirma à sa suite que le récit diluvien renvoyait au déluge universel de la Genèse. E. Moor véhicula l’idée d’une période corrompue durant laquelle Manu Satyavrata avait embarqué avec sept ṛṣi et leurs épouses ainsi qu’avec une paire de tous les animaux. L’étymologie comparée analogique entre Nuh et Menu confirmait, selon lui, cette identification314. Il illustra le résumé du récit du déluge purāṇique d’une planche315 sur laquelle furent représentés les trois premiers avatāra dont Viṣṇu pisciforme.

4.1. Les avancées de l’indianisme et de l’histoire comparée des religions En Europe, au cours des années 1820, les orientalistes français, britanniques et allemands commencèrent à mettre en place des réseaux savants grâce auxquels ils purent échanger leurs questionnements sur un domaine encore si inconnu qu’était l’étude des sources textuelles orientales. La Société asiatique fut fondée à Paris en 1822 par le linguiste Antoine-Isaac Silvestre de Sacy (1758-1838) et le sinologue Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832), et la Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland à Londres en 1823 par Henry Thomas Colebrooke (1765-1837)316.

312 313 314 315 316

LEASK 2000. WILFORD 1808, p. 254. MOOR 1810, p. 181-182. MOOR 1810, Pl. XLVIII. L’American Oriental Society et la Deutsche Morgenländische Gesellschaft, quant à elles, ne virent le jour que vingt ans plus tard, respectivement en 1842 et 1845.

CHAPITRE IV – AU XIXe SIÈCLE

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4.1.1. JuliusKlaprothetlachronologiedesdéluges 317 Parmi les premiers membres de la Société asiatique de Paris figura l’allemand Julius Klaproth318 (1783-1835) qui voyagea jusqu’en Chine de 1805 à 1807, explora le Caucase en 1808, puis s’établit à Paris à partir de 1815. Outre ses publications sur les monts caucasiens, il rédigea une notice sur les déluges et les inondations locales que connut l’histoire de l’humanité (« Fluthen und überschwemmungen »), insérée dans son Asiapolyglotta et publiée en 1823319. Loin de ce que sera l’orientalisme scientifique à partir des années 1830, son étude demeurait encore héritière des savoirs de la fin du XVIIIe siècle. Dans son étude, J. Klaproth fit la distinction entre plusieurs phénomènes diluviens et organisa sa chronologie des déluges et des inondations en fonction des datations possibles. Ainsi, à la différence de Cyrille d’Alexandrie, de S. Bochart et de W. Jones, il n’identifia pas Xisouthros à Noé. Pour lui, ces deux personnes auraient été sauvées de déluges différents advenus à des périodes distinctes. Cette différenciation lui permit de mettre en corrélation des événements cataclysmiques survenus au Proche-Orient, en Inde et en Chine. Mais son comparatisme porta avant tout sur l’Asie occidentale et méridionale. Au sujet de cette vaste aire géographique, il notait que les peuples qui y vivaient avaient conservé dans leur tradition l’histoire de la destruction de la race primitive des hommes par un déluge. Par une approche comparative, J. Klaproth réduisit les éléments des récits de la Genèse et du BhāgavataPurāṇa à une structure narrative commune, à savoir que « quelques individus seulement, échappèrent au désastre. Ils se réfugièrent dans un vaisseau, que les flots, en se retirant, déposèrent sur le sommet d’une montagne, d’où ces hommes, après la catastrophe, descendirent de nouveau dans la plaine »320. En ce qui concerne les montagnes, le savant allemand énuméra le mont arménien Ararat qui serait cité en Genèse 8.4 (‫ )אררט‬et qu’il visita en 1808321, ainsi que le mont tibétain Marpo-ri sur lequel se trouve, près de Lhassa, le monastère Buddala, c’est-à-dire le Palais du Potala. J. Klaproth traduisit le nom tibétain de ce mont par « Archen oder Schiffsträger »322 (« l’arche ou le porte-bateau »). De fait, il faut comprendre qu’il ne 317 318 319 320 321

322

Pour une analyse plus détaillée, voir DUCŒUR 2017. WALRAVENS 1999. KLAPROTH 1823b. KLAPROTH 1823b, p. 19 ; KLAPROTH 1824, p. 238. « L’Elbrouz et le Mqinwari sont les sommets les plus élevés de la chaine des montagnes neigeuses : personne n’a monté l’Elbrouz ; et les Caucasiens croient que l’on ne peut pas parvenir à sa cime sans une permission particulière de Dieu : ils disent aussi que ce fut là que l’arche s’arrêta d’abord, et qu’ensuite elle fut poussée sur l’Ararat ». KLAPROTH 1823a, p. 131. KLAPROTH 1823b, p. 20.

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fait aucunement référence au nom tibétain de la Colline rouge (Marpo-ri) sur laquelle fut édifié, au XVIIe siècle, le Palais du gouvernement du Tibet par Lobsang Gyatso (1617-1682), cinquième Dalaï-Lama, mais au terme même « po-ta-la ». Ce dernier, d’origine indienne, désigne en sanskrit le nom d’une ville portuaire sur l’une des îles formées par le delta de l’Indus que la flotte impériale d’Alexandre le Grand rallia à l’été 325 av. J.-C. et que les compagnons du conquérant macédonien transcrivirent par Πάταλα323. Ptolémée, quant à lui, nommait la région des bouches de l’Indus Patalênê (Πάταλήνη324) et localisa également la ville de Patala (Πατάλα325) sur l’une des îles formées par l’embouchure de l’Indus. Dans le bouddhisme indien le mont Potala ou Potalaka est la résidence du bodhisattva Avalokiteśvara et est cité pour la première fois dans l’AvataṃsakaSūtra326, texte mahāyāna datant des premiers siècles de l’ère chrétienne. Or, en sanskrit, le substantif « pota » signifie bateau et compose le nom de la ville portuaire327. Si les traducteurs chinois et tibétains ont retranscrit phonétiquement le toponyme de la montagne bouddhique mythique Potala respectivement par bǔ-tuó-luò shān (補陀 落山) et po-ta-la (‫ؚ‬ŎѬŎঋ), les bouddhistes tibétains l’ont également traduit sémantiquement, en décomposant Potala en pota + √lā- (« qui reçoit les bateaux »), par gru-ḥdsin (˖Ŏࡈ‫)֚ޜ‬, « qui porte (ḥdsin = skt dhṛti, tenir ou soutenir) un bateau (gru) », c’est-à-dire un port. Cette traduction sémantique tibétaine est donc à l’origine de la méprise de J. Klaproth qui vit dans le toponyme bouddhique de la montagne tibétaine le souvenir lointain du bateau du survivant du déluge, déposé sur le sommet de la montagne au moment de la décrue, faisant ainsi du mont Potala le « Schiffsträger » (« porte-bateau »). Le hongrois Sándor Kőrösi Csoma (1784-1842), fondateur de la tibétologie européenne, avait d’ailleurs rapporté qu’une tradition bouddhique tibétaine affirmait que le roi Ikṣvāku était originaire de la ville portuaire de Potala et que ses fils, connus sous le patronyme Śakya, allèrent fonder dans le nord de l’Inde la ville de Kapilavastu où naquit plus tard le Buddha historique328. De même, selon la tradition bouddhique, le bodhisattva 323 324 325 326 327

328

ARRIEN, L’Inde 2.6 et 8. PTOLÉMÉE, Géographie 7.1.55. PTOLÉMÉE, Géographie 7.1.59. Gaṇḍavyūhasūtra 159.2.6-11. CLEARY 1993, p. 1280. Héphaestion de Pella fut chargé par Alexandre le Grand de faire construire une flotte en juillet 325 av. J.-C. à Patala. Cette ville portuaire devait être connue pour ses chantiers navals. Selon le Rājavaṃśa (lignée des rois [Śākya]) du Mahāvastu, après la recréation de l’univers, les hommes se disputèrent les moindres biens qu’ils possédaient. Un chef fut alors désigné pour rendre la justice et maintenir l’ordre. Ce roi fut Mahāsammata duquel fut issu le roi Ikṣvāku, fondateur de la dynastie solaire (sūryavaṃśa) à laquelle appartenait le roi Rāma, le héros du Rāmāyaṇa qui fut mis par les viṣṇuites au compte des avatāra de Viṣṇu. Ce fut donc du roi Ikṣvāku que descendaient tous les rois Śākya qui fondèrent la ville de Kapilavastu, après en avoir demandé l’autorisation au sage Kapila dont l’ermitage était construit non loin. Les bouddhistes expliquaient ainsi le toponyme Kapila-vastu.

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Avalokiteśvara aurait habité un temps la ville indusienne de Potala avant de se rendre au Tibet. Nous constatons combien les bouddhistes tibétains avaient eu bien du mal à concilier le nom de la montagne Potala ou Potalaka (potalakaḥ parvataḥ) de l’Avataṃsaka Sūtra avec la célèbre capitale portuaire de la basse vallée de l’Indus. Aujourd’hui, les bouddhologues, notamment Shu Hikosaka329, penchent plutôt pour identifier le mont indien Potala à la montagne Potiyil (État du Tamilnadū), lieu de culte bouddhisé durant le règne du roi Aśoka330. Il n’y aurait donc aucun lien linguistique entre le sanskrit pota (« bateau ») et le nom de la montagne Potala qui dériverrait du tamoul Potiyil, c’est-à-dire « le lieu [il] des bouddhistes [poti < bodhi] ». Bien que J. Klaproth mentionnât également l’étude d’Alexander von Humboldt (1769-1859) sur le mythe du déluge en Amérique331 dans lequel le bateau de Coxcox et de sa femme Xochiquetzal s’arrêta également sur le sommet d’une montagne — le mont Culhuacan —, il considéra, à la différence de certains de ses devanciers, qu’étant donné les rapprochements possibles entre les récits biblique et purāṇique, les deux traditions avaient puisé à une même source332. Après avoir présenté les quatre âges du monde ou yuga, il narra à sa manière et sans citer ses sources le récit du déluge indien d’après les traductions du Bhāgavata Purāṇa réalisées par Mariyadās Piḷḷai et W. Jones. Cependant, l’orientaliste allemand ajouta quelques termes et phrases qui montrent combien il surinterpréta le texte sanskrit afin d’en faire un calque du récit biblique. Ainsi, là où la version sanskrite ne parle nullement du caractère dépravé des hommes, J. Klaproth soutenait qu’une fois les Veda volés par le géant Haja-Griwa, la race humaine devint corrompue et « alors Viṣṇu décida de détruire la génération débauchée et dépravée des hommes par un déluge »333, exceptés les sept ṛṣi et le roi Satyavrata. Nous retrouvons également les couples des divers animaux, et la phrase « Et à la fin du septième jour (Gen. VII.4) les écluses du ciel furent ouvertes »334 d’après la traduction de M. Piḷḷai. Afin de ne pas s’éloigner du texte biblique, J. Klaproth passa sous silence l’amarrage du navire à la corne du poisson. Il précisa simplement que Viṣṇu protégea le navire. Il en conclut que la ressemblance avec le déluge de Noé était indéniable et qu’une telle inondation était aujourd’hui attestée historiquement par les traces géologiques laissées à la surface de la terre et par la découverte de 329 330 331 332 333

334

HIKOSAKA 1989 ; 1993 et 1998. LÄÄNEMETS 2006, p. 304-310. HUMBOLDT A. von, 1816, p. 175-176. KLAPROTH 1823b, p. 20 ; KLAPROTH 1824, p. 238. « Da beschloss Wiщnu das lasterhafte und verdorbene Geschlecht der Menschen durch eine Fluth zu vertilgen », KLAPROTH 1823b, p. 22. Cf. p. 23. « Und dam Ende des siebenten Tages (Gen. VII.4) öffneten sich die Schleussen des Himmels », KLAPROTH 1823b, p. 242.

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vestiges d’animaux fossilisés. Restait alors la datation d’un tel cataclysme. J. Klaproth opta pour la version samaritaine du texte biblique qui place le déluge en 3044 av. J.-C.335. Le déluge indien ayant eut lieu au commencement du Kaliyuga, en 3101 av. J.-C.336, et les chronologies chinoises signalant un déluge au début de la fondation de l’empire chinois en 3082 av. J.-C., le savant allemand en déduisit une moyenne et conclut que le déluge dont il est question aussi bien dans les textes hébreu et indien que chinois eut lieu en 3076 av. J.-C. Quant aux autres inondations, celles-ci auraient été dues à des typhons et des crues importantes des fleuves. Ainsi, il distingua quatre périodes différentes, à savoir [1] celle du déluge de Noé, du commencement du Kaliyuga et de la fondation de l’empire chinois en 3076 av. J.-C., [2] celle du typhon ayant entraîné des inondations en Chine et un déluge au temps de Xisouthros en 2297 av. J.-C., [3] celle de l’inondation locale et partielle sous le règne du roi Ogygès en 1796 av. J.-C. et enfin [4] celle du déluge de Deucalion en 1521 av. J.-C. Le sinologue J.-P. Abel-Rémusat fut évidemment critique quant au rapprochement entre tous ces cataclysmes dont certains, probablement historiques et locaux, avaient été conservés par la mémoire des différentes civilisations : « Poussant plus loin ce genre de comparaison, il croit remarquer une coïncidence du même genre entre l’époque du déluge de Xisuthrus, et celle du second déluge des Chinois, au temps de l’empereur Yao. Elles s’accordent à quatre ans près, et cela suffit pour autoriser de pareils rapprochements, lesquels, n’étant susceptibles d’aucune démonstration, ne peuvent se présenter qu’avec un certain degré de vraisemblance. Au reste, M. Klaproth ne paraît pas tenir beaucoup à celui-là, puisqu’il fait remarquer lui-même que le déluge de Yao dut son origine à des atterrissements qui avaient obstrué les embouchures des grands fleuves de la Chine : si cela est, il serait difficile de voir quel rapport cet événement, tout local et purement partiel, pourrait avoir eu avec des inondations de l’Égypte ou de la Chaldée. »337

De fait, les découvertes des versions du déluge, en 1829, du Mahābhārata, puis surtout, en 1849, du Śatapatha Brāhmaṇa, eurent pour conséquence d’amener progressivement les indianistes à orienter leur recherche vers la restitution de l’histoire rédactionnelle du mythe diluvien indien, issue de la tradition des écoles brāhmaniques, et de les éloigner de plus en plus des tentatives de comparaison avec les autres récits du mythe tant proche-orientaux, grecs que chinois.

335 336

337

KLAPROTH 1823b, p. 28. En 1822, l’année où J. Klaproth rédigea son article, les Indiens étaient en 4923 du Kaliyuga. D’où 1822 – 4923 = 3101 av. J.-C. ABEL-RÉMUSAT 1825, p. 303.

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4.1.2. LadécouvertedurécitdiluvienduMahābhārataparFranzBopp Alors que, dans son étude « Uber den Mythos der Sündflut »338, insérée dans son ouvrage Mythologus oder gesammelte Abhandlungen über die Sagen des Alterthums publié à Berlin en 1828, le philologue Philipp Buttmann (1764-1829) ne fit aucunement mention du mythe du déluge indien, mais rechercha une origine proche-orientale au mythe grec et à l’Ur-Mythos, l’indianiste Franz Bopp (17911867), publiait un an après, en 1829, la première traduction en langue européenne du mythe du déluge extrait du Mahābhārata339. Après son séjour à Londres, où il rencontra notamment les orientalistes Charles Wilkins (1749-1836) et Henry Thomas Colebrooke (1765-1837), ainsi que l’ambassadeur de Prusse, Wilhelm von Humboldt (1767-1835), et durant lequel il publia, en 1819, une traduction latine de l’histoire de Nala et Damayantī, tirée du Mahābhārata, puis, en 1820, une étude de grammaire comparée des langues indoeuropéennes, Fr. Bopp fut nommé, à son retour à Berlin, en 1821, professeur de sanskrit et de grammaire comparée. Le maître de Friedrich August Rosen (18051837), et, plus tard, de Max Müller (1823-1900), deux pionniers des études ṛgvédiques340, accompagna ses éditions du texte sanskrit de l’épisode du déluge du Mahābhārata et de sa traduction allemande, d’une introduction sur l’histoire rédactionnelle du mythe indien. En effet, si les différents récits des Purāṇa pouvaient laisser supposer un UrText purāṇique, la découverte d’une nouvelle version conservée dans le Mahābhārata ouvrait la perspective d’une tradition diluvienne indienne plus ancienne et remontant, de ce fait, bien avant l’ère chrétienne. Fr. Bopp ne s’intéressa pas à déterminer l’origine du mythe. Dès le début de son introduction, il considéra que la tradition indienne avait, elle aussi, conservé le souvenir d’une inondation universelle à travers la diffusion d’un Ur-Mythos et que le récit épique sanskrit, tout comme les versions purāṇiques, concordait avec le texte mosaïque341. L’indianiste allemand s’occupa donc de présenter la spécificité du récit du Mahābhārata mis en regard avec celui du BhāgavataPurāṇa. En reprenant la traduction du texte purāṇique proposée par W. Jones, Fr. Bopp arriva à l’évidence que, bien que la tradition indienne attribuât la paternité du Mahābhārata et du Bhāgavata Purāṇa au célèbre Vyāsa, le texte épique devait être antérieur à celui du Purāṇa. Le récit-cadre, relatant les raisons de l’intervention de Viṣṇu et les considérations cosmologiques, montrait assez, selon l’indianiste allemand, que le texte purāṇique fut l’œuvre d’une école sectaire, alors que 338 339 340 341

BUTTMANN 1828, p. 180-214. BOPP 1829a et 1829b. DUCŒUR 2013b. BOPP 1829b, p. III.

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la version épique, moins ornementée, relevait du domaine plus ancien du brāhmanisme. La figure de Manu, fils du Soleil (Vaivasvata), seul progéniteur de la nouvelle race humaine après le déluge, à l’égal d’un dieu, et dont le patronyme fut à l’origine de tous les dérivés signifiant l’homme (manuja, manuṣya, mānava, mānuṣa, etc.) ne pouvait remonter qu’à un archaïque souvenir d’un ancêtre commun, plus ancien que la figure du roi Satyavrata des Purāṇa. La preuve de son ancienneté résidait également, selon Fr. Bopp, dans le fait que la signification même du mythe brāhmanique avait échappé aux commentateurs indiens du Mahābhārata tel Nīlakaṇṭha Caturdhara qui, au XVIIe siècle, en avait fait une lecture allégorique tout empreinte de la doctrine de l’advaita vedānta. Dans son Bhāratabhāvadīpa, il avait, en effet, identifié Manu à l’ipséité (ahaṃkāra), le poisson à la vie, le navire et les eaux aux organes sensoriels et les semences embarquées aux actes passés342. Si son élève A. Rosen avait montré que le MārkaṇḍeyaPurāṇa accordait une grande autorité au Mahābhārata, Fr. Bopp considéra également que la grande épopée formait le vestige littéraire indien le plus ancien après les Veda et qu’il avait sûrement été le dépositaire d’un grand nombre de légendes et de poèmes certainement encore plus anciens. La découverte, en 1849, du mythe du déluge, dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, confirmerait parfaitement l’intuition de l’érudit allemand. Comme il l’écrivit dans son introduction, sans toutefois réinvestir le problème de ses origines, cette nouvelle version épique du déluge demeurait d’une importance primordiale, assez en tout cas à ses yeux pour la faire connaître au monde savant. Et le philologue de Berlin le fit d’une manière remarquable. Sa traduction du mythe du déluge fut la première à respecter grammaticalement la langue sanskrite et à ne pas surinterpréter son champ sémantique dans le but de faire écho au texte biblique. Bien que le Mahābhārata fût tout à fait nouveau pour les Européens à cette période, la somme des Purāṇa, quant à elle, connue depuis le XVIIe siècle, ne laissait pas en reste les érudits qui s’efforcèrent d’en présenter les grandes lignes et de publier des éditions et traductions tel E. Burnouf lui-même qui se lança dans la traduction du BhāgavataPurāṇa. En 1831, le jeune allemand Anton Wollheim (1810-1884), élève de Fr. Bopp, travailla sous sa direction sur un manuscrit sanskrit du PadmaPurāṇa, en écriture bāṅgalī, conservé à la Bibliothèque royale de Berlin. Il fut certainement le premier Européen à faire connaître le matsyāvatāra (piscis-incarnatio) dans sa version pādmapurāṇique343. Si le texte de ce Purāṇa ne narre pas l’épisode du déluge en tant que tel, mais le vol du Veda par le démon qui plongea dans l’Océan et qui fut tué par Viṣṇu pisciforme, A. Wollheim rappela 342 343

BOPP 1829b, p. XXI. WOLLHEIM 1831, p. 15-17.

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comment Manu et les sept ṛṣi furent sauvés du déluge. Il sélectionna, pour sa part, le récit de la naissance des démons (daitya) à travers huit stances dont il donna le texte en nāgarī accompagné d’une traduction latine et de brèves notes. À la différence du Mahābhārata et du BhāgavataPurāṇa, cette version montrait que l’auteur avait fait abstraction du récit diluvien pour ne conserver que le vol du Veda lors de la dissolution de l’univers et du sommeil de Brahmā. C’est assurément une telle version purāṇiqueque connurent deux siècles plus tôt un grand nombre de missionnaires chrétiens installés sur le sol indien. En septembre 1832, l’orientaliste Guillaume Pauthier (1801-1873), membre de la Société asiatique de Paris, publia, dans LaRevuedeParis, une traduction française du mythe du déluge du Mahābhārata à partir du texte sanskrit édité par Fr. Bopp. À la lecture de sa traduction française, il est aisé de constater que l’orientaliste traduisit le texte épique à partir de la version allemande. Bien qu’il ait, dans sa brève présentation, stipulé que le Mahābhārata était daté par Ch. Wilkins de 2000 ans av. J.-C. et qu’« il n’est guère présumable que la tradition rapportée dans l’épisode qui suit ait été empruntée aux Hébreux, car cette tradition se retrouve dans tous les poèmes religieux de l’Inde »344, cet extrait épique fit rapidement l’objet d’une récupération chrétienne par Augustin Bonnetty (17981879). Afin de défendre le bien-fondé du christianisme, ce dernier publia cette traduction française dans ses AnnalesdePhilosophieChrétienne345 à deux reprises, en 1832 et en 1849. Du côté britannique, le révérend Henry Hart Milman (1791-1868), qui avait été professeur de poésie à l’université d’Oxford avant d’être nommé ministre de St. Margaret’s à Westminster, donna une traduction anglaise du récit diluvien du Mahābhārata346. Il présenta le texte indien comme l’une des versions du mythe universel du déluge et affirma que Manu, comme Noé, fut le seul survivant du temps de la dépravation universelle de l’humanité. À la différence des autres épisodes épiques dont il donna une traduction accompagnée de notes abondantes, il ne rédigea aucun commentaire au sujet de cette légende du déluge indien comme si celle-ci se passait d’explications au vu du célèbre récit biblique tenu pour historique. Toute autre version ne pouvait qu’être imparfaite et relever du plagiat. Dans sa préface à sa traduction du ViṣṇuPurāṇa, publiée en 1840, l’indianiste Horace Hayman Wilson (1786-1860), alors professeur à l’Université d’Oxford et

344 345 346

PAUTHIER 1832, p. 429. PAUTHIER 1832. MILMAN 1835, p. 112-116.

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bibliothécaire en chef de l’East India Company347, fit le descriptif des dix-huit Purāṇa parmi lesquels le MatsyaPurāṇa. La particularité de ce dernier réside dans le fait que son contenu même aurait été révélé à Manu par Viṣṇu sous l’apparence d’un poisson (matsya) lors du déluge. Aussi, H. H. Wilson, qui avait pris connaissance de la traduction du texte épique réalisée par Fr. Bopp et qui n’ignorait rien de la version du Bhāgavata Purāṇa, saisit-il l’occasion pour les confronter. En effet, le problème, qui s’imposait aux indianistes, était la mention par l’auteur du Mahābhārata, à la fin du mythe du déluge (3.185.53), que ce qu’il venait de réciter était connu sous le nom de Purāṇa du poisson (mātsyakaṃ nāma purāṇam), c’està-dire le MatsyaPurāṇa. De ce fait, il paraissait évident que ce Purāṇa devait être antérieur à l’épopée indienne elle-même. Mais le savant britannique ne voyait pas dans cette référence qui suivait le récit mythique à proprement parler, une preuve de la postériorité du Mahābhārata. Car, en comparant les deux versions, il constata inévitablement que le récit épique était le plus simple des deux et qu’il n’était en rien interpolé par la doctrine du yoga et des conceptions cosmologiques comme, par exemple, releva-t-il, l’amarre, dans le Mahābhārata, qui devint le serpent cosmique, dans le MatsyaPurāṇa. D’où la conclusion sans appel de H. H. Wilson qu’« il ne peut y avoir de doute que la plus grande partie du Mahābhārataest plus ancienne que n’importe quelPurāṇa existant »348.

347

348

En avril 1835, E. Burnouf, âgé de trente-quatre ans, se rendit à Oxford et à Londres pour compulser plusieurs manuscrits sanskrits et avestiques, notamment du yasna. À Oxford, il visita H. H. Wilson, alors dans sa quarante-neuvième année, qui avait amassé une collection de manuscrits indiens remarquables du temps où il séjournait en Inde : « Wilson a été charmant ; il a causé de ses travaux, de ses manuscrits, de l’Inde enfin, en homme qui a lu et qui a vu. Je ne pouvais lui en parler que comme ayant lu un peu ; mais cependant il a pu s’apercevoir que je n’avais pas tout à fait perdu son temps. Il nous a montré ensuite sa collection de manuscrits indiens ; c’est la plus belle chose que j’aie jamais vue. Après la collection de deux mille volumes que Colebrooke a donnée à la Compagnie des Indes, celle de Wilson est certainement la plus belle qui existe en Europe. Il y a beaucoup de manuscrits anciens ; ceux qui sont modernes ont été copiés pour lui par les plus savants brahmanes de Benarès, puis collationnés et corrigés ; ils sont tous du même format in-folio, et reliés en cuir de Russie. Il y a là de quoi occuper plusieurs générations d’érudits. Wilson a été très complaisant pour moi ; il m’a prêté deux manuscrits. J’en avais grand besoin, car aujourd’hui, demain et après-demain les bibliothèques sont fermées ». DELISLEBURNOUF 1891, p. 214. Lorsqu’en 1845, E. Burnouf demanda à Max Müller d’éditer le ṚgVeda, ce fut immédiatement auprès de H. H. Wilson qu’il l’envoya afin que le jeune indianiste allemand pût travailler sur des manuscrits de qualité. Voir DUCŒUR 2013b. « There can be no doubt that the greater part of the Mahābhārata is much older than any extant Purāṇa », WILSON 1840, p. li. On notera ici que Paulinus a Sancto Bartholomaeo voyait encore en 1803, dans un Cataloguscodicumindicorummss.resté inédit (en cours d’édition par le chercheur de l’université de Louvain Toon Van Hal), le Matsya Purāṇa comme un extrait du Mahābhārata : « Malsyapurána, cod. ms.; qui de theophania Vishnu dei, in piscem incarnati agit. Pars est Mahábháratae et in eo commendatione digna, quod diluvii universalis, Pralaya dicti, notitiam det ac confirmet ; utpote in quo Vishnu formam piscis assumpti ut Manu regem, Satyavrta, id est, iustum, a diluvio liberaret. »

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Depuis la découverte de la grande épopée indienne et des textes védiques, le travail des indianistes prit une toute autre dimension. La littérature purāṇique, sur laquelle les savants du XVIIe et du XVIIIe siècles avaient porté leur attention, commençait à perdre un certain intérêt. Plus encore, l’étude du Ṛgveda, des Brāhmaṇa, des Upaniṣad, des Śāstra et du Mahābhārata offrait assez de points de comparaison — linguistiques, stylistiques et doctrinaux — pour ouvrir le débat d’une chronologie qui permettrait alors d’esquisser une histoire de la littérature religieuse indienne. L’Inde pouvait prétendre, comme d’autres civilisations, à une vaste histoire compositionnelle puis rédactionnelle qui émergeait au fur et à mesure des découvertes des indianistes européens. Fr. Bopp, H. H. Wilson et E. Burnouf en étaient pleinement conscients. Mais encore fallait-il déchiffrer les manuscrits indiens qui arrivaient par dizaines en Europe, tant dans les bibliothèques royales que dans les collections privées, et qui concernaient des domaines fort disparates. Malgré ce travail de diffusion de la littérature diluvienne sanskrite349 et de son histoire rédactionnelle par les indianistes, les savants continuèrent à ne se référer qu’au seul récit du déluge du BhāgavataPurāṇa. Ainsi, dans le premier volume, intitulé Religionsdel’Inde, de la collection de l’Histoireuniverselledesreligions, publié en 1845, sous la direction de l’historien Jean Alexandre Buchon (17911846), l’écrivain Eugène Pelletan (1813-1884) et le bibliothécaire de l’Institut, Alfred Maury (1817-1892), abordèrent l’histoire du mythe du déluge indien à travers la seule tradition purāṇique. Dans son introduction, J. A. Buchon engagea ses rédacteurs à retracer l’histoire de la « faculté religieuse » de l’espèce humaine et les différentes formes que celle-ci revêtit, leurs naissances, leurs transformations, leurs disparitions. Après avoir rappelé les avancées de la géologie et de la paléontologie dues à Georges Cuvier (1769-1832) et Alexandre Brongniart (17701847), la connaissance des ères successives durant lesquelles des espèces entières furent détruites par des cataclysmes, J. A. Buchon en vint à la période historique, postdiluvienne, pendant laquelle les différentes familles des hommes se répartirent sur les continents. Il s’imagina alors que celles originaires de l’Inde et des contreforts himālayens auraient émigré vers le Ponant : « Dans cette presqu’île, au pied de l’Himalaya et du mont Mérou, prit peut-être naissance cette autre famille qui continue encore aujourd’hui à propager dans la chaîne du Caucase, où elle a remplacé la première famille, les plus beaux types des races humaines, et qui par diverses émigrations s’étendit, par l’Asie-Mineure et la Méditerranée dans la Grèce et l’Italie, par les bords de la mer Noire dans toute l’Europe 349

En 1844, le linguiste et indianiste Albert Hoefer (1812-1883) donna une traduction poétique du récit diluvien du Mahābhārata. HOEFER 1844, vol. I, p. 29-42.

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septentrionale et occidentale sous les noms divers de Celtes, de Germains et de Slaves, par le midi de l’Asie dans toute la vallée du Gange. »350

En ce milieu du XIXe siècle, l’Inde était devenue le berceau d’une vaste famille humaine dont la langue primitive se laissait entr’apercevoir par l’étude de la grammaire comparée des langues indo-européennes. C’est pourquoi, aux yeux de J. A. Buchon, cette Histoireuniverselledesreligions ne pouvait débuter que par l’exposition des religions de l’Inde351 : « L’Inde la première appellera notre attention. Ce fut dans ses hautes vallées que se manifestèrent les plus antiques sociétés humaines. Là on retrouve dans la langue, dans les monuments, dans les institutions, les traces de la plus vieille civilisation. »352

Dans leur traité sur les religions indiennes, E. Pelletan et A. Maury partirent du postulat que, dès ses origines, « l’homme est un être religieux »353, c’est-à-dire un être qui possède une faculté religieuse qui n’est autre qu’« une faculté intellectuelle appliquée aux plus hautes questions »354. Et là encore, pour ces deux auteurs, seule la civilisation indienne reflèterait encore, par ses richesses tant religieuses qu’animales et végétales, ce que dut être le monde antédiluvien : « Cependant, quoique la science historique nous refuse des assertions positives sur l’origine des religions, nous pouvons assigner une patrie, sinon une date, au premier culte du monde. Cette patrie est l’Inde. De même que l’homme résume la création terrestre, l’Inde résume les productions de toutes les contrées : au midi, les fruits des tropiques ; au nord, la végétation de l’Europe. On y trouve les animaux antérieurs au dernier cataclysme, de manière que par eux l’Inde rattache cette création-ci à la création précédente. »355

La présentation de la cosmologie indienne qu’ils publièrent reposa donc sur les quatre yuga dans lesquels ils voyaient les quatre âges des poètes grecs et un semblant d’âges successifs admis par le christianisme. Le temps des patriarches, s’achevant avec Noé et le déluge, correspondait, selon eux, à celui du dernier des Manu sauvé du déluge. Les auteurs forcèrent immanquablement les textes purāṇiques, puisque Manu Vaivasvata n’est que le septième Manu d’une liste qui en comporte quatorze. Mais il est assurément celui qui ouvrit le Kaliyuga, l’âge actuel. En ce sens seulement, il peut être considéré comme le progéniteur de la 350 351

352 353 354 355

BUCHON 1845, p. 21-22. Le deuxième volume porte sur les religions de la Chine, du Tibet et du Japon ; le troisième sur celles de l’Océanie et de l’Amérique ; le quatrième sur les religions du Nord ; et le cinquième sur celles de la Perse, de la Chaldée et de l’Égypte. BUCHON 1845, p. 37. BUCHON 1845, p. 50. BUCHON 1845, p. 49. BUCHON 1845, p. 51.

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race humaine actuelle à l’égal des fils de Noé. Quant au cycle de création, destruction et renouvellement de l’univers, les deux auteurs supposèrent que cette conception cosmologique indienne avait dû être empruntée à l’Inde par les stoïciens356. Reprenant le comparatisme déjà pluriséculaire entre la trimūrti indienne et la trinité chrétienne, ils constatèrent que l’idée même de rédemption opérée par un Dieu, seconde personne de la trinité, n’appartient en rien au christianisme, mais qu’elle naquit sur les bords du Gange et qu’elle fut le germe des doctrines philosophiques de l’Occident avant de se propager en Judée, puis une fois transformée, conquérir le monde civilisé357. Et, dans cette concurrence entre les religions indiennes et le christianisme qu’ils développèrent à souhait, il devenait évident que si le dieu des chrétiens ne s’incarna et se sacrifia pour la redemption de l’humanité qu’une seule fois, Viṣṇu, par sa bienveillance, le fit dix fois. Ce fut donc à partir des avatāra de Viṣṇu qu’E. Pelletan et A. Maury évoquèrent le mythe du déluge. Ils le firent en résumant la traduction de W. Jones, publiée en français en 1805 dans les Recherches asiatiques. À partir de cette version dans laquelle certains passages calquaient des expressions proprement bibliques, les deux auteurs furent à leur tour frappés par la ressemblance entre le texte du Bhāgavata Purāṇa et « la légende biblique de Noé »358. Leurs points de comparaison reposèrent donc sur l’envoi d’un déluge pour punir les fautes des hommes, les protagonistes, à savoir Manu, les sept ṛṣi et leurs épouses face à Noé, ses fils et leurs épouses, les animaux embarqués dans le navire, et enfin les sept jours accordés par Viṣṇu et Yahweh, respectivement à Manu et à Noé, pour s’affairer aux préparatifs du sauvetage. Là encore, ils furent victimes de la lecture d’une traduction orientée dans laquelle W. Jones avait interpolé le texte sanskrit en faisant croire que Manu et les sept ṛṣi avaient été accompagnés par leurs épouses. À moins que ceci ne fût déjà imputable à la culture coranique de l’auteur de la traduction persane. Or, si E. Pelletan et A. Maury avaient lu le texte sanskrit, ils auraient pu trouver comme parallèle plus incontestable que le nombre même des protagonistes était de huit, Manu et les sept ṛṣi, d’un côté, Noé, son épouse et leurs trois fils et leurs épouses respectives, de l’autre. Tout comme leurs devanciers, ils se retrouvèrent face au problème des origines de ces deux versions diluviennes. La question était alors de savoir si l’une des deux nations avait emprunté à l’autre ou s’il s’agissait du souvenir de deux cataclysmes différents si commun dans la mémoire de nombreux peuples359. À cette 356 357 358 359

BUCHON 1845, BUCHON 1845, BUCHON 1845, BUCHON 1845,

p. p. p. p.

138. 139-140. 143. 145.

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interrogation, ils prirent en considération la chronologie des sources textuelles. Force était de reconnaître que le texte de la Genèse était de beaucoup antérieur à celui du Purāṇa. Leur ignorance de la version épique du Mahābhārata ne leur permit pas de faire remonter le mythe indien au IIe millénaire av. J.-C. comme l’avaient fait Ch. Wilkins et G. Pauthier. Les Hébreux pouvaient donc logiquement prétendre à la paternité du mythe360. Mais, afin de ne pas donner la primauté au texte biblique, E. Pelletan et A. Maury émirent deux hypothèses différentes. Puisque la Genèse, qui faisait mention du mont Ararat, plaçait en Perse l’événement et qu’en ce vaste territoire apparut la plus ancienne civilisation, l’hypothèse première était donc de reconnaître dans les versions biblique et indienne l’emprunt à un même fonds, celui de la Perse dont l’ancêtre de l’humanité, sauvé du déluge, était connu sous le nom de Xisuthrus. Les Grecs l’appelèrent Deucalion. En ce cas, « les Juifs ne faisaient qu’accepter une tradition qu’ils avaient trouvée en vigeur avant eux » 361. Cette dernière remarque serait effectivement confirmée en 1872 par la découverte de G. Smith. Mais, ils supposèrent, en second lieu, que les mythes du déluge pouvaient tout aussi bien avoir été des tentatives d’expliquer les constatations que les peuples anciens firent en leur temps, des traces géologiques laissées par quelques cataclysmes locaux et occasionnels362. Ces mythes « géomorphologiques » auraient alors eu pour fonction d’éclairer les peuples sur les causes des différentes stratigraphies géologiques visibles et, de là, sur le passé de leurs ancêtres. Dans les deux cas, l’Inde demeurait pour eux le creuset d’une antique civilisation qui ne devait plus rien au monde biblique. 4.1.3. EugèneBurnoufetl’originedumythedudélugeépico-purāṇique De 1840 à 1847, parurent les premiers volumes de la traduction des livres un à neuf363 du Bhāgavata Purāṇa réalisée par l’indianiste Eugène Burnouf (18011852), alors professeur de langue et littérature sanskrites au Collège de France. Pour réaliser ce travail, il eut recours à quatre manuscrits indiens d’inégale valeur364. Parmi ceux-ci, le manuscrit de la Société asiatique de Paris, copie datée 360 361 362 363

364

BUCHON 1845, p. 146. BUCHON 1845, p. 146. BUCHON 1845, p. 146. Après la mort d’E. Burnouf, la traduction ne fut poursuivie qu’en 1880 par son élève EugèneLouis Hauvette-Besnault (1820-1888), puis par Abel Bergaigne (1838-1888), pour le livre dix, et enfin par Alfred Roussel (1849-1921) pour les livres onze et douze parus en 1898. [1] Manuscrit sanskrit en écriture nāgarī de 1472 (BnF Sanscrit 476 [BhP 1-5] et 478 [BhP 6-12] ; 340 × 130 mm) ; [2] Manuscrit sanskrit en écriture bāṅgalī du XVIIe-XVIIIe s. (BnF Sanscrit 151 [BhP 1-7 et 9] ; 440 × 145 mm ; et BnF Sanscrit 152 [BhP 10-12] ; 420 × 140 mm) ; [3] Manuscrit sanskrit en écriture télinga du XVIIIe s. sur ôles (BnF Sanscrit 487 [BhP 1-7] ; 400 × 39 mm) ; [4] Manuscrit sanskrit de la Société asiatique de Paris en écriture nāgarī de 1823 (Ms C 25 [BhP 8-10]).

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Fig. 15 – Matsyāvatāra (Ms C 25 de la Société asiatique de Paris – 1823)

de 1823 et achetée par le naturaliste français Alfred Duvaucel (1793-1824), mort à trente et un ans à Madras, était regardé par E. Burnouf comme « probablement le plus beau manuscrit indien qui existe en France »365 (fig. 15). Si l’incurie du copiste avait entaché le texte de fautes, l’indianiste put aisément constater à sa lecture qu’il avait été réalisé à partir d’un excellent manuscrit plus ancien à l’égal de celui de 1472 alors conservé à la Bibliothèque royale. Outre la qualité indéniable de sa belle écriture, tant du texte du Bhāgavata Purāṇa que du commentaire de Śrīdhara Svāmin (XIVe-XVe siècle) qui l’encadre, ce manuscrit contient quelques miniatures colorées de grande finesse. L’histoire du déluge jouissait d’une telle notoriété pluriséculaire que le texte en bénéficia. Satyavrata et deux ṛṣi sont ainsi représentés se tenant dans une barque tirée par un poisson bicornu à l’aide, non pas du serpent Vāsuki, selon le récit mis en regard, mais d’un simple cordage faisant écho à la version épique (fig. 16). Mais, E. Burnouf ne fit pas qu’offrir aux lettrés une traduction de ce Purāṇa, il donna également, dans la préface du volume troisième rédigée courant octobre 1847366, son sentiment sur l’origine du mythe du déluge épico-purāṇique. Son analyse comparée des versions diluviennes du Mahābhārata et du Bhāgavata Purāṇa se divise en deux parties distinctes, l’une portant sur l’histoire rédactionnelle du mythe indien, la seconde sur son origine endogène ou exogène. 365 366

BURNOUF 1840, p. CLXI. Dans une lettre adressée à l’orientaliste allemand Theodor Benfey (1809-1881), en date du 4 novembre 1847, E. Burnouf écrivait : « Je viens, en outre, de terminer la préface du troisième volume du Bhâgavata Purâna ». DELISLE-BURNOUF 1891, p. 374. Cette préface bénéficia également d’un tiré à part. DELISLE-BURNOUF 1891, p. 560.

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Fig. 16 – Le navire tiré par le poisson sur les eaux du déluge

Tout comme Fr. Bopp et H. H. Wilson, le savant français reconnaissait l’antériorité de l’épopée indienne sur les Purāṇa. Le récit épique était avant tout brāhmanique et n’avait pas encore été viṣṇuisé, comme le montraient les substitutions de l’avatāra de Viṣṇu pisciforme à Brahmā, le serpent mythique Vāsuki à la simple amarre ou encore la figure du roi Satyavrata à Manu vaivasvata367. Pour lui, la preuve la plus concluante de la postériorité du récit purāṇique, qui avait échappé à Fr. Bopp, reposait sur les lieux où les auteurs respectifs avaient situé l’action. Dans le Mahābhārata, la scène se déroulait en Inde du Nord, alors que, dans le Bhāgavata Purāṇa, elle avait lieu en Inde du Sud. E. Burnouf avait, en effet, acquis la conviction, au fur et à mesure de ses lectures de la littérature indienne, que l’histoire de cette dernière avait suivi l’histoire politique de l’Inde au cours des siècles, et que la brāhmanisation se fit du Nord-Ouest indien vers l’Inde du Sud en passant par la plaine gangétique et le Dekkan. Une scène se déroulant dans le sud de l’Inde pouvait donc n’avoir été, à un moment de l’histoire rédactionnelle du mythe, qu’une réécriture géographique postérieure. Bien qu’il acceptât l’idée de Fr. Bopp sur l’ancienneté du mythe qui dut être encore bien antérieur à l’époque de la rédaction du Mahābhārata368, il demeura cependant 367 368

BURNOUF 1847, p. BURNOUF 1847, p.

XXIV-XXV. XXV.

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rétissant à le reporter au temps des Brāhmaṇa : « Le récit du déluge, selon ce grand poème, repose sans doute sur une tradition ancienne ; mais il n’a rien de ces vieux Itihâsas racontés dans les Brâhmanas vêdiques, et je ne sache pas qu’on l’y ait encore rencontré »369. Albrecht Weber prouverait le contraire deux ans plus tard, en 1849, à la lecture du Śatapatha Brāhmaṇa. Si la géniale intuition de Fr. Bopp fut confirmée par cette nouvelle découverte, les commentaires d’E. Burnouf dépassèrent de loin tout ce qui en avait déjà été dit. Il retint de l’étude comparée des deux versions six éléments narratifs fondamentaux, à savoir [1] Manu vaivasvata est sauvé des eaux qui submergent la terre entière ; [2] Manu doit d’être sauvé par un dieu ; [3] Ce dieu lui apparaît sous l’apparence d’un poisson ; [4] Un bateau lui permet de traverser les eaux jusqu’à un pic montagneux ; [5] Manu sauve avec lui les sept ṛṣi et les semences de toutes les plantes ; [6] Une fois sauf, Manu procède à la régénération de toutes choses. Ces six éléments lui permirent d’accepter ce récit comme un mythe du déluge et d’entreprendre des rapprochements éventuels avec des mythes diluviens d’autres civilisations. Deux éventualités lui parurent envisageables. Soit les éléments étaient si généraux qu’ils pouvaient avoir été produits par tous les peuples, soit ils seraient si spécifiques qu’ils résulteraient d’un unique événement vécu par un seul peuple. De fait, E. Burnouf demeura critique face à l’hypothèse de W. Jones qui voulait que le mythe du déluge indien fût emprunté au récit biblique. Selon le savant français, en effet, les avancées des dernières décennies dans l’étude des textes sanskrits demandaient d’être plus critiques : « Nous ne pouvons donc plus procéder comme W. Jones, qui affirme du premier coup, et presque sans examen, que la tradition du déluge indien n’est qu’une forme embellie de la tradition du déluge mosaïque, et que le roi Satyavrata est le même que Noé. »370

Comme il le souligna également, W. Jones, prisonnier du carcan de sa propre religion chrétienne, ne se sentait pas autorisé à établir des ressemblances entre la tradition biblico-chrétienne et les religions indiennes sans immédiatement proclamer que les Indiens avaient emprunté aux Hébreux371. Or, E. Burnouf suivait également de près les avancées dans le domaine de l’exégèse biblique et constatait que les incertitudes des érudits s’avéraient de plus en plus importantes quant à l’histoire rédactionnelle des livres du Pentateuque. À cette prudence scientifique s’ajoutait certainement une défiance à l’égard de la tradition chrétienne. Son élève Max Müller, qui le rencontra pour la première fois à Paris, le 20 mars 1845, 369 370 371

BURNOUF 1847, p. XXVII. BURNOUF 1847, p. XXXIII. BURNOUF 1847, p. LIII.

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rapporta que l’homme était spirituel, aimable, tout à fait français. Et d’ajouter qu’il appartenait à ce genre de personne qui pouvait déclamer : « Je suis un brāhmane, un bouddhiste, un zoroastrien. Je hais les Jésuites »372. Pour E. Burnouf, les possibilités déjà avancées étaient aussi nombreuses que ceux qui les avaient énoncées. Ainsi, selon W. Jones, le récit indien aurait emprunté à la tradition biblique ; suivant l’indo-iranologue allemand Othmar Frank (17701840), il aurait été originaire de l’Inde ; d’après l’exégète biblique allemand Heinrich Ewald (1803-1875) et l’indianiste norvégien Christian Lassen (1800-1876), il aurait appartenu à un fonds commun des peuples de l’Asie antéhistoriques avant leur séparation aux temps historiques373. Loin de vouloir et de pouvoir trancher la question des origines du mythe du déluge indien, l’indianiste français eut plutôt comme objectif de démontrer ce qui relevait spécifiquement des doctrines indiennes. Évitant ainsi l’écueil des analogies trop évidentes, il eut le souci d’entreprendre un comparatisme différentiel qui rendrait déjà à l’Inde ce qui lui appartenait en propre. Ceci fut assurément une avancée méthodologique majeure en matière de méthode comparative. Le premier fait qu’il nota fut l’incohérence évidente entre ce récit diluvien et les théories indiennes des âges du monde (yuga) et des ères cosmiques (kalpa). Si le Mahābhārata présentait Manu vaivasvata, fils du soleil, premier homme et roi de l’âge actuel, comme le progéniteur de la nouvelle race humaine, le Bhāgavata Purāṇa mettait en avant le roi Satyavrata qui, parce qu’il survécut au déluge, deviendrait, dans un futur kalpa, Manu vaivasvata. E. Burnouf montra avec beaucoup de pertinence comment le compilateur du texte purāṇique s’efforça d’intégrer, dans la théorie des kalpa et des quatorze manvantara, chacun gouverné par un Manu différent, ce mythe du déluge. Il prit alors soin de faire appel aux commentaires du Bhāgavata Purāṇa de Śrīdhara Svāmin qui avait déjà relevé deux problèmes au sujet du récit diluvien et de son contexte cosmologique. Il ne pouvait s’agir, en effet, du cataclysme final surgissant à la fin de la vie de Brahmā puisque le navire put encore accoster sur une hauteur. Par ailleurs, l’auteur avait stipulé que cet événement eut lieu lors du sommeil de Brahmā, c’est-à-dire à la fin d’une de ses cent journées. Devait-on voir alors dans ce déluge, s’interrogea-t-il, un cataclysme se produisant lors d’une des nuits de Brahmā ? Pas plus, rétorquait le savant brāhmane, car le poisson avait révélé à Satyavrata qu’au septième jour, les trois mondes seraient entièrement et subitement submergés, sans mentionner aucunement les signes avant-coureurs récurrents comme la sécheresse, la famine, la mort des êtres humains, etc. Śrīdhara Svāmin se vit donc obligé de donner une explication à ces incohérences narratives. En tant que védāntiste, il en déduisit 372 373

MÜLLER 1902, vol. I, p. 34. BURNOUF 1847, p. XXXIV.

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qu’il ne pouvait s’agir ni d’un cataclysme cosmique, ni d’un déluge réel, mais d’une vision que Viṣṇu accorda à Satyavrata pour lui inspirer le détachement du monde. L’érudit indien avait donc déjà relevé l’incompatibilité notoire entre le récit du déluge et la théorie des manvantara. Pour E. Burnouf, cette confirmation de sa propre analyse, le porta immédiatement à ôter toute « couleur indienne »374 au mythe du déluge tel qu’il apparaît dans le BhāgavataPurāṇa. Par conséquent, il ne pouvait avoir été à l’origine de la théorie des manvantara. Qu’en était-il de la version du Mahābhārata ? Il admit que la théorie des âges du monde devait être antérieure à celle des manvantara, puisqu’elle était connue du brāhmanisme et du bouddhisme. Mais force était de reconnaître que, dans les mahāyuga, s’opérait une progressive dépravation graduelle de la morale. Or, à aucun moment, le déluge était présenté comme un châtiment dû à la perversité humaine. Cela induisait, pour E. Burnouf, que non seulement le mythe ne répondait pas aux critères cosmologiques des mahāyuga, mais encore qu’il différait de la tradition biblique. Ce qui, par contre, s’avérait, à ses yeux, tout à fait indien, était la figure de Brahmā sous forme de poisson. C’est pourquoi, en conclut-il, les viṣṇuites n’hésitèrent pas à réécrire l’histoire et à l’insérer dans leurs ouvrages en faisant de cette intervention divine l’un des avatāra de leur dieu Viṣṇu. Cependant, ils eurent bien des difficultés à unifier l’ensemble du récit à leur propre conception cosmologique. Ils n’y arrivèrent d’ailleurs jamais tout à fait. Enfin, la fonction procréative de Manu lui apparut également indienne. Mais, dans ce cas, elle ne pouvait s’accorder avec la nécessité d’embarquer les semences de toutes les plantes. Quant à supposer le souvenir d’un déluge local, notamment au Kaśmīr, E. Burnouf l’écarta immédiatement. Nous avions vu qu’après son voyage au Kaśmīr, en 1664-1665, aux côtés de l’empereur moghol Aurangzeb, Fr. Bernier avait exposé, dans une lettre adressée à l’armateur marseillais François de Merveilles, la légende de l’origine du Kaśmīr. Selon le récit persan qu’il lut, Kaśyapa libéra les eaux qui submergeaient cette région. Étant donné la situation géologique de cette haute vallée himālayenne, le disciple de Gassendi supposa alors qu’un tremblement de terre avait dû délivrer la masse des eaux retenues pour faire de ce bassin naturel montagneux une terre arable et habitable. Les orientalistes continuèrent à s’intéresser à cette légende kaśmīrienne. En 1801, Fr. Wilford avait énuméré dans son article relatif au mont Caucase les récits mythologiques au sujet de la montagne appelée Naubandhana du nom donné au pic montagneux sur lequel Manu amarra son bateau au cours du déluge375. Dans le Nīlamata

374 375

BURNOUF 1847, p. XLIII. WILFORD 1801, p. 521-523.

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Purāṇa (VIe-IXe siècle ap. J.-C), qui narre l’histoire du Kaśmīr376, l’officier britannique trouva plusieurs allusions au pic Naubandhana377 qu’il situa à trois jours de marche au nord-nord-est de la ville de Lar378 située à 1650 mètres d’altitude dans l’État actuel du Jammu-et-Cachemire. La montagne Naubandhana qui était un lieu de pèlerinage aux dires de Fr. Wilford appartient à la chaîne Pir Panjal qui entoure la plaine du Kaśmīr et dont le pic Indrasan culmine à 6221 mètres. En suivant les versions purāṇique et bouddhique, il en déduisit que le lieu de relâche du bateau fut donc sur une montagne de l’Āryavarta, le pays des Ārya, toponyme qui ferait écho à l’« Araraut » du récit biblique379. Ne sachant pas sur quelle autorité Fr. Wilford se fondait, E. Burnouf resta sceptique quant à cette localisation du pic Naubandhana dans le voisinage du Kaśmīr380. Il en appela alors à Larivièredes rois du Kaśmīr (Rājataraṅgiṇī381) éditée et traduite par Antoine Troyer en 1840382. Dans cette chronique sanskrite composée par le kaśmīrien Kalhaṇa (XIIe siècle) au cours des années 1148-1149, est évoquée l’origine mythique du Kaśmīr : « [25] Autrefois, dès le commencement de l’ère cosmique, le pays formait le lac de Satī [qui était situé] dans une vallée de l’Himālaya [et] qui fut rempli par les eaux durant six périodes de Manu. [26] Lorsqu’arriva cette période-ci de Manu, fils de Vivasvat, le Créateur des êtres [Brahmā] fit descendre les divinités à commencer par Druhina, Upendra et Rudra. [27] Après avoir fait tuer, par Kaśyapa, l’Aquatique (jalodbhava), qui se trouvait à l’intérieur [des eaux lacustres], alors, il [Brahmā] façonna, sur le fond du lac, le territoire [appelé] : Kaśmīr. »383

Cette histoire avait déjà été rapportée, dans sa version persane, par Fr. Bernier au XVIIe siècle. En 1825, H. H. Wilson édita et traduisit en anglais la variante persane rédigée, en 1747, par le soufi kaśmīrien Muhammad Azam dans son Histoire du Kaśmīr (Waqiat-i-Kashmir). Cette version raconte comment Cashef 376

377 378 379 380 381 382 383

Pour l’édition du texte sanskrit, la traduction et l’étude du NīlamataPurāṇa voir KANIILAL and ZADOO 1924 ; VREESE 1936 ; VEDAKUMĀRĪ 1968 et 1973 ; IKARI 1994. Des versets 151 à 170. WILFORD 1801, p. 521. WILFORD 1801, p. 523. BURNOUF 1847, p. XLVI. Pour l’édition du texte sanskrit voir TROYER 1840, tome 2 ; BANDHU 1963. TROYER 1840, 2 vol. purā satīsaraḥ kalpārambhāt prabhṛti bhūr abhūt | kukṣau himādrer arṇobhiḥ pūrṇā manvantarāṇi ṣaṭ || atha vaivasvatīye ’smin prāpte manvantare surān | druhiṇopendrarudrādīn avatārya prajāsṛjā || kaśyapena tad antaḥsthaṃ ghātayitvā jalodbhavaṃ | nirmame tat sare bhūmau kaśmīrā iti maṇḍalaṃ ||, Rājataraṅgiṇī 1.25-27. Nous différons ici de la traduction d’A. Troyer (TROYER 1840, tome 2, p. 4-5) qui a identifié Kaśyapa au Créateur des êtres (prajāsṛj-) en 1.26. Mais, le complément d’agent kaśyapena, en 1.27, ne peut être sujet du verbe nirmā-. Il semble donc que ce soit Brahmā, le grand-père de Kaśyapa, qui façonna le territoire du Kaśmīr, après qu’il ait envoyé son petit-fils Kaśyapa tuer Celui qui est né des eaux (jalodbhava).

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(Kaśyapa), petit-fils de Brahmā, vint à visiter ce pays couvert d’eau où vivait le démon Jaladeo (Jalodbhava) qui empêchait quiconque de s’y installer et attaquait les peuples circonvoisins. Les gens allèrent demander assistance à Cashef qui, ayant accepté de les aider, implanta son ermitage à Noubadan (Naubandhana). Là, il pratiqua les austérités durant mille ans. Mahādeo (Śiva) accepta alors de répondre à sa requête et envoya ses serviteurs Brahmā et Viṣṇu combattre Jaladeo. Après une lutte qui dura cent ans, le démon fut vaincu, les eaux furent libérées et le pays devint habitable384. Ce qui retint l’attention de H. H. Wilson fut la chronologie indienne relative à la création du Kaśmīr, c’est-à-dire au début du septième et actuel manvantara385, celui de Manu Vaivasvata sauvé du déluge. A. Troyer avait émis un doute quant à l’identification du mont Naubandhanam par Fr. Wilford et voyait avant tout, dans la tradition kaśmīrienne, un événement local et non une allusion au déluge universel : « Je crois donc pouvoir admettre que tout le Kachmir a été jadis un grand lac, sans être obligé de rapporter la tradition de ce fait à celle d’un déluge universel, indépendamment duquel ce grand amas d’eau peut avoir existé, comme on le voit encore aujourd’hui dans plusieurs vallons élevés. Le nom de Nâubandhanam, donné à une montagne qui, située dans le pays ou dans le voisinage de Kachmir, est un lieu très-fréquenté par des pèlerins, ne prouve rien sinon la tradition dominante, là comme ailleurs, que, pendant une inondation, des hommes se sont sauvés, au moyen d’un navire, sur le point le plus élevé du terrain inondé. »386

Pour A. Troyer, le phénomène géologique qui arriva au Kaśmīr fut certainement dû, comme l’avait pensé avant lui Fr. Bernier, à quelque tremblement de terre, et peut-être à un travail des habitants de la région qui abaissèrent le niveau des eaux par l’ouverture d’un passage creusé dans la roche. Il prit pour preuve les travaux d’irrigation et de terrassement dans l’histoire des peuples du bassin méditerranéen, de la Chine et de l’Inde. Puis, il cita l’exemple de l’assèchement artificiel du lac de Lungerndans, dans le canton suisse d’Obwald, au moyen d’un tunnel creusé dans la roche de 1790 à 1836387. E. Burnouf se rangea donc à l’avis d’A. Troyer qui fit « voir que l’inondation qu’on dit avoir eu lieu dans le Kachemire, a dû être, physiquement parlant, tout à fait étrangère à un déluge universel »388. De même, il récusa toute allusion à un déluge dans un passage de l’Aitareya Brāhmaṇa. La terre y menace, en effet, Viśvakarman de se retirer sous les eaux 384 385 386 387 388

WILSON 1825, p. 93-94. WILSON 1825, p. 9-10. TROYER 1840, vol. 2, p. 296. TROYER 1840, vol. 2, p. 299-300. BURNOUF 1847, p. XLVIII.

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après la promesse que ce dernier fit à Kaśyapa de la lui offrir pour l’avoir consacré roi : « On déclare que la Terre dit alors : “Aucun mortel n’a le droit de me donner. Ô Viśvakarman Bhauvana, tu as voulu me donner. Je m’enfoncerai au milieu des eaux. Vaine est la promesse que tu as faite à Kaśyapa.” »389. Si le nom de Kaśyapa renvoie à nouveau à la région du Kaśmīr, comme en convint le savant français, la menace, elle, devrait être entendue comme un mouvement inverse au bon déroulement de la création, la terre menaçant alors de retourner là d’où elle avait été tirée390. Demeurait alors la question d’un héritage commun asiatique avant la séparation « des peuples ariens et sémites »391. L’hypothèse du bibliste H. Ewald restait acceptable pour le professeur au Collège de France. Mais là encore, Burnouf la réfuta, car si tel avait été le cas, cette tradition diluvienne asiatique aurait dû être présente dans les Veda eux-mêmes, « où il ne me semble pas qu’on l’ait encore trouvé, et où il n’y a pas beaucoup d’apparence qu’on la trouve »392. Bien qu’elle fût trouvée deux ans plus tard dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, commentaire ritualiste néanmoins bien plus tardif que le ṚgVeda même, E. Burnouf avait eu la précaution de relever le fait suivant. Si l’on en venait à la découvrir dans les Veda, une interrogation devrait alors s’imposer. Au vu de l’importance du principe générateur qu’est l’élément eau dans les Veda, pourquoi n’a-t-elle pas joué, par la suite, un rôle aussi fondamental dans la cosmologie indienne qu’elle le joua dans le monde biblique ? L’indianiste français en vint donc à la conclusion que l’Inde assimila ce mythe après la séparation des peuples asiatiques en deux grandes branches, arienne et sémite. Mais à la différence de W. Jones, il conçut plutôt que les Indiens empruntèrent le mythe, non pas aux Hébreux, mais aux Chaldéens à travers le récit diluvien de Xisuthros393. D’ailleurs, pour lui, Brahmā sous l’apparence d’un poisson rappelait le dieu Oannès des Assyriens. Le verdict du savant français, qui pesa lourd, était donc tombé en faveur d’une origine non indienne du mythe du déluge. Restait à établir, avoua-t-il, l’époque et les voies de communications qui favorisèrent cet emprunt. Mais en l’absence de toute datation fiable du Mahābhārata, ceci se révélait, à son avis, bien trop conjectural pour aboutir.

389

390 391 392 393

Bhūmir ha jagāv ity udāharanti | na mā martyaḥ kaścana dātum arhati viśvakarman bhauvana māṃ didāsitha | nimaṅkṣye ’haṃ salilasya madhye moghas ta eṣa kaśyapāyāsa saṃgara iti ||, AitareyaBrāhmaṇa 8.21. BURNOUF 1847, p. XLIX. BURNOUF 1847, p. LII. BURNOUF 1847, p. LII. BURNOUF 1847, p. LIII.

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4.1.4. Lathéoriediffusionnistedumythedudéluged’AlfredMaury Si l’hypothèse de l’origine chaldéenne du récit du déluge épico-purāṇique proposée par E. Burnouf a suscité des réactions positives dans les milieux académiques, elle a aussi été réutilisée par certains universitaires catholiques afin de sauver la véridicité de l’histoire sacrée biblico-chrétienne. Dans cette partie relative aux institutions académiques, nous ne retiendrons que l’étude de mythologie comparée d’Alfred Maury, l’avis assez bref de l’indianiste allemand Rudolf von Roth (1821-1895) et la position chrétienne défensive de Félix Nève. L’article « Déluge » que le naturaliste et géologue Jean-Baptiste Bory de SaintVincent (1778-1846) rédigea pour l’Encyclopédie moderne394 du magistrat Eustache-Marie Courtin (1769-1839), publiée en 1826, n’avait nullement été fondé sur la même approche critique que celui qui le remplaça, en 1848, dans la nouvelle édition dirigée par l’épigraphe Léon Renier (1809-1885). Ce fut Alfred Maury (1817-1892) qui écrivit ce long article395 novateur — eu égard au précédent qui réflétait encore la pensée voltairienne — au fait des dernières analyses textuelles. Les avancées entre l’étude qu’il réalisa en collaboration avec E. Pelletan dans les Religionsdel’Inde et cet article plus pointu traitant des mythes du déluge à travers les civilisations et des nouvelles données géologiques sont tout à fait notoires. Sa contribution à l’Encyclopédie moderne poursuivait également le travail de déconstruction de l’histoire sacrée chrétienne dans la droite ligne du positivisme scientifique d’Auguste Comte (1798-1857). Son article, qui relève de la mythologie comparée, visait à confronter, dans un premier temps (p. 52-76), les témoignages dits historiques, en particulier le mythe biblique aux autres récits diluviens répertoriés par les missionnaires, explorateurs et savants. Dans un second temps (p. 76-89), l’auteur récapitula les avancées de la géologie et de la paléontologie qui permirent, au sortir de la Restauration, de détacher définitivement le récit pseudo-historique biblique de l’histoire de la formation de la terre et de la diversité des espèces animales éteintes ou encore vivantes. Dans sa première partie, A. Maury prit donc le récit biblique comme comparé. Il considérait, en effet, que les tentatives, ayant eu pour but d’identifier tous les autres cataclysmes à ce dernier, justifiait de commencer par la réfutation du caractère historique de celui-ci. D’emblée, il prévint son lecteur qu’aucun récit de déluge dont le souvenir avait été altéré par l’imagination des hommes, et d’autant plus celui biblique dont l’historicité avait été « accréditée par la foi chrétienne et

394

395

L’article « Déluge » se trouve au tome neuf de l’édition parisienne de 1826 (BORY VINCENT 1826) et au tome huit de la réédition bruxelloise de 1828. MAURY 1848, p. 52-89. Cet article fut réimprimé tel quel dans l’édition de 1861.

DE

SAINT-

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acceptée pour cette raison sans aucun contrôle »396, ne résistait à la critique moderne. Suivant les conclusions des exégètes allemands, A. Maury énuméra les incohérences du texte de la Genèse, dues, pour une part, au travail de compilation du Pseudo-Moïse, pour l’autre, à des éléments narratifs, en particulier ceux relatant le parcage des animaux dans l’arche, outrepassant toute vraisemblance et contribuant au final à former un récit absurde397. L’auteur du déluge biblique n’avait eu donc connaissance, poursuivit le bibliothécaire, ni de la répartition et de la quantité des animaux dispersés sur la terre et dans les mers, ni de l’étendue géographique des continents, ni même des phénomènes hydrologiques. Relevant du mythe et non de l’histoire, le récit biblique du repeuplement de la terre devait être également regardé comme invraisemblable dès l’instant où son auteur avait ignoré l’existence « des races mongole et noire »398. Rien d’étonnant alors, conclut-il, que les théologiens chrétiens en soient venus à en faire une lecture allégorique voyant dans l’arche l’image de leur Église. Quant à l’inondation, elle devait avoir été partielle et avoir eu lieu en Arménie, c’est-à-dire, selon les peuples babylonien et mésopotamien, « le haut pays de montagnes qui borde au nord les plaines qu’arrose l’Euphrate »399. Cette localisation lui paraissait être confirmée par le récit chaldéen dans lequel Xixouthros fut sauvé d’un déluge après avoir enterré le Savoir écrit à Sisparis et construit un navire au moyen duquel il put embarquer parents, amis et animaux. Or, dans cette version chaldéenne, le navire s’arrêta sur le mont Korkoura, situé en Arménie. Maury considéra donc que la tradition du mythe du déluge fut bien antérieure au récit de la Genèse, « le peuple ayant dû la recevoir lors de la captivité à Babylone »400. Quant au récit grec de Deucalion, il le regarda comme une réécriture des versions chaldéenne et de la Genèse ayant permis à son auteur de surinterpréter quelque inondation locale historique survenue dans la Phocide, l’Attique et la Béotie comme en témoignait encore Aristote401 en son temps. Ainsi, les autres histoires de déluges — grecque (Ogygès), égyptienne (Thṓth), chinoise (Yu), océanique, taïtienne, amérindienne — n’appartiendraient aucunement à la même tradition, quoi qu’en aient dit les missionnaires chrétiens trop opportunistes pour les faire remonter au récit biblique. Ils feraient plus simplement mémoire d’inondations locales arrivées chez ces différents peuples. De ce dernier ensemble relèveraient également les traditions scandinave et galloise qui racontent le sauvetage des eaux à l’aide d’un navire nommé respectivement Naglfar et Caer-sidi. Par contre, pour ce qui était du domaine 396 397 398 399 400 401

MAURY 1848, MAURY 1848, MAURY 1848, MAURY 1848, MAURY 1848, MAURY 1848,

p. p. p. p. p. p.

52. 56. 57. 59. 68. 62.

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indo-iranien, A. Maury, voyait donc dans l’histoire du Boun-Dehesch 402 (Bundahišn), relatant la destruction des Kharfesters par un déluge de pluie précipité par Taschter (Tištar) et les Izeds (Yazata), et dans la littérature épicopurāṇique, mettant en scène Vaivasvata ou Satyavrata403, la conservation de la tradition chaldéenne. Pour A. Maury, la possibilité de rattacher la tradition indienne à celle chaldéenne venait d’analogies entre les mythes chaldéen, biblique et indien tout à fait frappantes. Néanmoins, si celui-ci prit en exemple les versions du Mahābhārata et des Purāṇa, il convient de noter qu’il amalgama les deux traditions mythologiques indiennes. De fait, la citation qu’il rattacha à la variante épique provient de BhāgavataPurāṇa 8.24.32-34 selon la traduction d’E. Burnouf. D’où la méprise quand il affirma que Vaivasvata exécuta les ordres de Viṣṇu lors même qu’il distingua bien la substitution opérée entre Brahmā et Viṣṇu dans la littérature purāṇique. Outre les analogies entre les textes épico-purāṇiques et les versions chaldéenne et biblique, notamment au sujet de la structure du récit et du sauvetage des différentes espèces animales, le vol du Veda, son enfouissement au fond de l’océan par le démon Hayagrīva puis sa restitution par Viṣṇu, relatés dans les Purāṇa, attirèrent vivement son attention. Il les identifia à l’enterrement des écrits du savoir dans le sol de la ville de Sisparis avant le déluge et à leur exhumation après que les eaux se fussent retirées selon la narration du mythe chaldéen. Il prit d’ailleurs la liberté d’établir une équivalence étymologique entre le patronyme Vaivasvata (fils du soleil) et le toponyme Sisparis (cité du soleil), mêlant ainsi la tradition du Mahābhārata dont le principal protagoniste est Vaivasvata au vol du Veda par Hayagrīva de la tradition purāṇique ! Quoi qu’il en soit, cette analogie l’invita à prendre la version chaldéenne comme la plus ancienne et à supposer que cette dernière se diffusa d’un côté chez les Hébreux, de l’autre chez les Indiens : « Il est donc aisé de concevoir qu’une légende répandue dans la Chaldée ait été portée chez les peuples qui confinaient à ce pays »404. Cette diffusion en Inde était d’autant plus plausible, souligna-t-il, que les sources textuelles (Mahābhārata et Purāṇa) étaient récentes, quelques siècles avant l’ère chrétienne, et que la version indienne du déluge n’était nullement attestée dans les écrits védiques. Restait alors le problème que posaient les différentes variantes du récit diluvien des Mexicains dans lesquelles Coxcox et son épouse ou bien Tezpi et sa femme, entourés de leurs enfants et d’espèces animales et végétales, survécurent à un terrible déluge en se réfugiant dans une barque ou sur un radeau405. Conscient que 402 403 404 405

MAURY 1848, MAURY 1848, MAURY 1848, MAURY 1848,

p. p. p. p.

66. 66-67. 67. 73-74.

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les missionnaires, qui en avaient rapporté les faits, avaient pu participer à un amalgame entre traditions diluviennes autochtones et récit biblique, A. Maury supposa cependant la possibilité d’une diffusion du mythe à partir du continent asiatique à haute époque. Cette hypothèse l’entraîna à présumer une tradition plus ancienne encore que celle de Chaldée. Originaire de Bactriane ou de Médie, elle se serait répandue tout autant vers le Ponant que le Levant. La théorie diffusionniste d’A. Maury peut donc être schématisée comme suit :

Si cette restitution d’une diffusion historique du mythe du déluge permit à A. Maury de montrer que le récit génésiaque n’était en rien original, la seconde partie consacrée aux avancées de la géologie depuis le XIVe siècle eut pour finalité de démontrer que ce dernier n’avait aucune valeur historique. La complexité et la diversité des stratigraphies étudiées à travers les continents, l’absence d’ossements humains dans les couches les plus anciennes, attestaient, en effet, que la terre n’avait pu être formée en sept jours ni qu’un déluge universel n’avait pu recouvrir son entière surface. Les « traités de paix géologico-religieux » d’un Georges Cuvier ou d’un William Buckland n’étaient plus de mise et tout concordait — recherches en mythologie comparée et études géologiques —, pour reconnaître au sujet du déluge universel biblique que « tout homme sans prévention qui lira la

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Genèse n’y verra que le tableau fidèle des croyances naïves, des idées cosmologiques grossières d’une époque d’ignorance, et rien qui ressemble aux théories savantes de la géologie moderne »406. Les recherches des indianistes sur la littérature sanskrite confortèrent, pour une grande part, l’idée d’un fonds commun ancien d’histoires, de fables et de mythes qui aurait circulé dans tout le ProcheOrient et en Asie. Non seulement elles offraient de nouveaux comparants et enrichissaient l’histoire de la pensée des grandes civilisations, mais elles donnaient aussi l’opportunité de déconstruire ce que les missionnaires chrétiens s’étaient efforcés d’édifier au cours des siècles par un travail d’analogies, à savoir la preuve de l’authenticité du plan divin que leur dieu révéla aussi en partie aux Gentils les plus éloignés de la Judée et l’affirmation de la diffusion de la loi mosaïque et de la Révélation chrétienne jusque dans les contrées les plus reculées. Dans son article, A. Maury rendit ainsi hommage aux recherches de l’indianisme qui permirent progressivement d’aboutir à une telle déconstruction : « Depuis les beaux travaux de M. Eugène Burnouf sur le bouddhisme, on n’a plus rien trouvé dans cette religion qui ressemblât à ces traditions chrétiennes que les missionnaires disaient avoir été apportées dans l’Inde par saint Thomas ou les nestoriens »407. Les ouvrages historiques ou de traductions du professeur du Collège de France, qui contribuèrent à mieux appréhender la complexité des traditions diluviennes des civilisations antiques, ne laissèrent donc indifférent ni ses proches collègues ni ses collègues européens comme, par exemple, Rudolf von Roth. Ce fut en février 1849, que l’indianiste allemand, alors professor extraordinarius à l’Université de Tübingen, publia, dans les Gelehrte Anzeigen de l’Académie des sciences de Munich, un compte rendu408 du troisième volume de la traduction française du Bhāgavata Purāṇa édité par E. Burnouf en 1847. Sa recension de cinq pages porta presque exclusivement sur le problème posé par l’origine du mythe du déluge indien et sur l’hypothèse avancée par l’érudit français. Mais, pour l’essentiel, il se contenta de résumer l’argumentation d’E. Burnouf sans vraiment donner son propre avis. Il accepta l’idée d’une possible influence ouest-sémitique tout en rappelant qu’un grand nombre de textes indiens, surtout védiques, restaient encore inconnus et se devaient d’être pris en considération avant de pouvoir se prononcer définitivement. R. von Roth demeura donc prudent sur chacune des hypothèses avancées.

406 407 408

MAURY 1848, p. 84. MAURY 1848, p. 72. ROTH 1849.

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4.1.5. FélixNève,défenseurdelaprimautédudélugegénésiaque Plus importante fut la contribution de Félix Nève409 (1816-1893), professeur ordinaire d’histoire des littératures grecque et latine à l’Université catholique de Louvain, qui dispensa, à partir de 1841, un enseignement de la langue sanskrite. En 1849, dans les Annalesdephilosophiechrétienne, il publia un article étendu dans lequel il reprit en grande partie les arguments d’E. Burnouf. Bien que F. Nève fût élève de Ch. Lassen et E. Burnouf ainsi que membre de la Société asiatique de Paris, de la Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland et de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, nouvellement réorganisée par le roi Léopold Ier (1790-1865), il n’en demeura pas moins un fervent défenseur du christianisme. Étant donné son statut académique et ses travaux reconnus dans le domaine de l’orientalisme, nous l’inscrivons néanmoins dans la catégorie des indianistes. La frontière entre sciences et confession religieuse était parfois très ténue chez certains savants du XIXe siècle. Nous avons vu combien W. Jones avait constamment défendu la primauté de la tradition judéochrétienne dans ses recherches sur le mythe du déluge indien. Il en fut de même chez cet indianiste belge à la nette différence, par exemple, d’A. Maury qui soutenait, quant à lui, que la séparation entre foi chrétienne et sciences était dorénavant consommée et sans retour possible. En 1849, il postula donc l’existence passée d’un déluge universel dont le souvenir fut conservé par tous les peuples et qui laissa des traces jusque dans les profondeurs de la terre. Les études qui occupèrent ses devanciers avaient relevé de la théologie, des sciences et de l’histoire. Reconnaissant que le déluge universel appartenait aux grandes scènes de l’histoire primitive et qu’il devait être regardé comme un fait miraculeux dans la vie du monde physique, F. Nève cita les recherches de l’allemand Joseph Görres (1776-1848) qui, dans son Über die Grundlage,GliederungundZeitenfolgederWeltgeschichte (Surlefondement,la division et la succession des périodes de l’histoire du monde) publié en 1830, voyait dans le déluge, pris comme punition d’un mal moral, la fin de la troisième période de l’âge primitif. Dans le domaine des sciences de la physique et de la géologie, les études avaient, pour l’essentiel, porté sur les calculs de la masse des eaux et les observations des strates successives des sols dans lesquelles étaient encore conservés des vestiges des anciens règnes animal et végétal. Enfin, les traditions du déluge véhiculées chez un grand nombre de peuples concernaient directement l’histoire. Reprenant les propos de Friedrich zu Stolberg (1750-1819), dans sa GeschichtederReligionJesuChristi de 1817, l’orientaliste belge affirma alors que « l’universalité du Déluge est une donnée bien acquise à la science 409

ISEBAERT 1995 ; VIELLE 2012.

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historique »410. Ce fut donc dans cette dernière catégorie que F. Nève fit entrer sa présente recherche sur la tradition indienne du déluge qui avait été recueillie, dit-il, depuis une cinquantaine d’années, c’est-à-dire par l’indianiste W. Jones, faisant fi des connaissances acquises par les missionnaires chrétiens depuis le XVIIe siècle. Ainsi donna-t-il l’impression de ne prendre en considération que les seules avancées scientifiques des milieux des orientalistes — linguistes et historiens —, acquises depuis le début du XIXe siècle. Pourtant, en s’appuyant sur les conclusions de Fr. zu Stolberg, de J. Klaproth, du missionnaire français Jean-Antoine Dubois411 (1766-1848) et du théologien Adolphe Kastner412, il ne put s’empêcher d’avouer que ces découvertes tant géologiques qu’historiques étaient des plus favorables à la critique sacrée et mit la version indienne au premier plan de toutes les traditions diluviennes afin de conforter la véridicité historique du récit biblique. À la lecture de cet article, il apparaît que son auteur se contenta de résumer la préface d’E. Burnouf. Après avoir cité les deux versions du BhāgavataPurāṇa et du Mahābhārata, les quelques variantes du MatsyaPurāṇa et du PadmaPurāṇa, il donna des extraits de la traduction française, publiée en 1847, et accentua les critiques formulées par le professeur au Collège de France à l’encontre des théories développées par Othmar Frank (1770-1840), Peter von Bohlen (1796-1840), H. Ewald et Ch. Lassen. Mais à la différence d’E. Burnouf, sa propre réfutation eut pour finalité orientée de « démontrer la priorité et l’authenticité du déluge mosaïque »413. Alors que l’indianiste français proposait, dans le contexte assyrien, de rapprocher le dieu indien pisciforme avec Oannès, F. Nève y ajouta également les figures de Dagon chez les Philistins, d’Ichthon chez les Égyptiens et de Derceto chez les Phéniciens. Puisque Ch. Lassen avait avancé dans son chapitre sur les «  Astronomische Kenntnisse  » («  Connaissances astronomiques  ») que les Indiens avaient reçu la science astronomique des Babyloniens414, l’évidence était de reconnaître que la tradition diluvienne de l’Inde provenait indéniablement de populations sémitiques, peut-être des Chaldéens dont la version narrative n’était qu’une « contre-façon du récit de la Genèse »415. À la tradition d’un déluge universel conservé dans la mémoire des peuples, se substitue progressivement un diffusionnisme de la version biblique chez tous les peuples sémitiques ou d’Asie occidentale puis chez les Indiens. De fait, pour l’orientaliste belge, il ne faisait aucun doute que cette « tradition ne s’était maintenue nulle part avec plus de pureté qu’au sein du peuple hébreu, et qu’elle n’a trouvé nulle part un historien 410 411 412 413 414 415

NÈVE 1849, p. 268. DUBOIS 1825, tome 2, p. 101-102. KASTNER 1845, p. 36-46. NÈVE 1849, p. 337. LASSEN 1847, p. 828. NÈVE 1849, p. 342.

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exact et véridique comme Moïse »416. Cela l’amena à réfuter l’argument fort d’E. Burnouf qui avait montré à la lecture des versions épico-purāṇiques que le mythe diluvien indien se différenciait en cela du texte biblique que leurs auteurs n’avaient jamais pris comme cause première un quelconque châtiment moral. Or, F. Nève força les textes sanskrits pour démontrer le contraire. À partir du verset 28 du Mahābhārata, qu’il reprit de la traduction française de G. Pauthier faite sur la version allemande de Fr. Bopp, à savoir « le temps de la purification des créatures s’approche », il proposa d’y voir une allusion à « la ruine des êtres intelligents devenus coupables »417. Cependant le verset ne parle nullement de « purification », mais du temps de la dissolution de l’univers et, de ce fait, des créatures, sans aucune connotation de culpabilité comme l’avait déjà noté E. Burnouf. Pourtant F. Nève ne s’arrêta pas là et prit le vol du Veda par Hayagrīva, dans la version du Bhāgavata Purāṇa, pour un sacrilège, un crime qui, menaçant l’univers, fut alors puni par Viṣṇu pisciforme. Il déduisit de cette surinterprétation textuelle que les fictions mythologiques d’invention indigène contiennent l’idée même « d’un châtiment, d’une punition, inhérente au souvenir d’un déluge cosmique chez les Hébreux et chez d’autres peuples de l’Asie occidentale »418, et de conclure : « Il est clair eu égard à la portée des curieuses investigations que nous venons de passer en revue tour à tour, qu’une étude détaillée et consciencieuse de la tradition indienne du Déluge tend à mettre en lumière la véritable tradition qui est rapportée dans le Pentateuque avec tant de simplicité, de précision et de grandeur. »419

Le comparatisme entre les traditions indiennes et sémitiques du mythe du déluge avait donc abouti à la reconnaissance de l’ancienneté du récit biblique et plus encore à sa véracité. Finalement, les conclusions des indianistes confirmaient la vieille théorie diffusionniste des missionnaires chrétiens du XVIIe siècle, à savoir que le récit mosaïque avait été la source de toutes les autres versions de l’Asie tant occidentale qu’orientale. Néanmoins, à la différence d’A. Kircher, de P.-D. Huet ou de J.-V. Bouchet, Eugène Burnouf, puis, dans une certaine mesure, à sa suite Félix Nève, plaida pour la diffusion d’une version diluvienne de la Chaldée vers l’Inde et non directement à partir du texte génésiaque. Les hypothèses en étaient restées là lorsqu’en 1849, Albrecht Weber découvrit une variante indienne encore plus ancienne dans le texte védique du ŚatapathaBrāhmaṇa.

416 417 418 419

NÈVE 1849, NÈVE 1849, NÈVE 1849, NÈVE 1849,

p. p. p. p.

342. 343. 343-344. 344.

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4.1.6. AlbrechtWeberetlaversiondiluvienneduŚatapatha Brāhmaṇa En 1846, le jeune indianiste allemand Albrecht Weber (1825-1901) profita d’un voyage d’étude à Londres, subventionné par l’Académie des Sciences de Berlin, pour travailler sur les manuscrits indiens et suivre les enseignements de l’indianiste H. H. Wilson. Lors de son retour à Berlin, il eut également l’opportunité de rencontrer E. Burnouf à Paris. En 1849, il édita le texte du ŚatapathaBrāhmaṇa de l’école (śākhā) mādhyandina du Yajur Veda blanc420 à partir de plusieurs manuscrits conservés dans les bibliothèques d’Oxford, de Londres, de Paris et de Berlin. Ce fut à cette occasion qu’il découvrit une nouvelle version indienne du mythe du déluge dont il donna une traduction et un bref commentaire dans les IndischeStudien421 en 1850. Son commentaire reprenait en substance les conclusions auxquelles était arrivé E. Burnouf en comparant les versions épico-purāṇiques. Néanmoins, ce nouveau récit offrit à l’indianiste allemand l’opportunité d’une approche comparative encore inédite. De fait, cette version védique était bien plus succincte que celles du Mahābhārata et des Purāṇa. Les éléments narratifs les plus significatifs, qui avaient été mis en parallèle avec ceux du texte biblique et qui avaient amené à supposer un emprunt de la tradition sémitique par l’Inde, en étaient littéralement absents. Cette lecture plus archaïque tant par sa langue sanskrite que par sa brièveté ne laissa pas d’interroger A. Weber sur ses origines. La première remarque qu’il fit porta sur les toponymes. À la différence du Mahābhārata qui citait l’Himālaya comme lieu de relâche de Manu durant le déluge, le texte védique affirmait, quant à lui, que Manu « dé-passa » (ati-dudrāva) avec sa barque la montagne du Nord (uttaraṃ girim). Cela posait un problème de compréhension, car s’il était convenu que le Manu épique partit de la plaine du Gange, noyée par les eaux diluviennes, vers l’Himālaya, le Manu védique semblait avoir vogué de nulle part pour aboutir au-delà de la montagne du Nord qui désignait habituellement dans cette littérature védique la chaîne himālayenne. Le représentant de la race humaine indo-ārya n’était donc pas venu, en conclut-il, du Nord-Ouest indien, à travers le Kaśmīr et le Pañjāb, comme le soutenait Ch. Lassen, mais des régions d’au-delà du Nord, et se serait alors installé dans la région connue sous le nom de Kuru. Bien que l’hypothèse ne tînt qu’à la seule valeur d’un affixe verbal, cette précision géographique pouvait être considérée, selon A. Weber, comme un « souvenir historique » (« historischen Erinnerung »422). À cette constatation s’en ajoutait une autre tout aussi importante. Après avoir élevé le

420 421 422

WEBER 1849. WEBER 1850. WEBER 1850, p. 165.

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poisson dans une fosse, le Manu védique le porta directement à l’océan, sans l’avoir jeté entre temps dans une quelconque rivière. Le fait est, constata-t-il, que le mythe du Śatapatha Brāhmaṇa, à la différence du Mahābhārata, ne faisait aucunement mention de la Gaṅgā. De même, il fit remarquer que, d’après les études de R. von Roth, la Gaṅgā n’était que rarement citée dans le ṚgVeda. Par ailleurs, si ce potamonyme était attesté dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, cela n’était qu’à travers une ancienne chanson populaire qui confirmait que les bords du Gange étaient déjà fort peuplés lors de la composition de ce Brāhmaṇa. A. Weber en conclut donc que le mythe du déluge qui ignorait tout de la Gaṅgā et dans lequel cette dernière ne jouait donc aucun rôle de premier ordre, devait remonter à une date bien antérieure à celle de la composition de ce traité ritualiste423. À ces remarques s’ensuivit la constatation de l’absence de toute allusion aux semences embarquées, aux sept ṛṣi et à la révélation de l’identité du merveilleux poisson. Seule était commune, dans le ŚatapathaBrāhmaṇa et le Mahābhārata, l’idée d’un Manu créateur de toute chose y compris d’une race humaine renouvelée. Néanmoins les moyens de médiation pour y parvenir diffèraient grandement, le texte védique mettant en avant le rite efficient grâce à la « Lobgebet »424 ou « prière de louange » (ilā ou iḍā), fille de Manu qui naquit de son sacrifice de matières laitières au bout d’un an, le poème épique exaltant l’échauffement ascétique (tapas) et la puissance yogique de Manu. L’indianiste A. Weber exposa ainsi quelques-unes de ses réflexions à la lecture du mythe. Laissant ouverte la discussion sur les différents points qu’il releva dans son approche comparée des deux textes indiens et bien conscient que trop de textes védiques demeuraient encore pour l’heure inconnus, il se garda bien de spéculer sur les origines possibles de cette nouvelle version diluvienne. Dans ce domaine, F. Nève s’en chargea largement en publiant, un an après, une seconde étude intitulée « La tradition indienne du Déluge dans sa forme la plus ancienne »425 et insérée à nouveau dans les Annalesdephilosophiechrétienne. En s’appuyant sur les observations d’A. Weber, les arguments d’E. Burnouf et en remaniant ce qu’il avait déjà écrit dans son premier article, il essaya de montrer que, malgré la brièveté de langage et la narration fruste du mythe védique, celuici devait tout autant provenir du monde sémitique que les versions épicopurāṇiques.

423 424 425

WEBER 1850, p. 166. WEBER 1850, p. 169. NÈVE 1851. Les quatre livraisons de janvier à avril 1851 dans les Annalesdephilosophiechrétienne firent également l’objet d’un tiré à part la même année par le libraire de la Société asiatique de Paris, Benjamin Duprat,

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De fait, F. Nève était gêné par l’absence des principaux éléments narratifs comparables à ceux du récit biblique. Mais, pour lui, la brièveté du langage laissait au contraire supposer bien des détails426. Il en vint donc à supposer deux traditions. L’une orale, la plus ancienne, qui aurait traversé le temps pour aboutir aux compositions versifiées du Mahābhārata et des Purāṇa, l’autre écrite due au narrateur du ŚatapathaBrāhmaṇa qui aurait omis et passé sous silence un certain nombre de détails propres à la tradition orale427. Ainsi, il supposa que l’auteur du Brāhmaṇa avait conservé l’idée d’une puissance surhumaine qui sauva Manu du déluge et gardé le silence sur la cause historique et morale à l’origine du cataclysme. L’indianiste belge n’hésita pas à forcer les textes. Non seulement il était possible d’admettre un anéantissement dû à un débordement moral, jusqu’à ce que fût trouver un autre texte védique tout aussi ancien qui le confirmerait ou l’infirmerait, mais encore les versions épico-purāṇiques donnaient comme raison du déluge la punition d’un mal moral. Ce qui avait été réfuté par E. Burnouf et qui apparaissait comme une évidence à la lecture des sources textuelles, à savoir l’absence de toute idée de châtiment punitif, fut érigé par F. Nève en une certitude irréfutable. Par ailleurs, le sacrifice de beurre fondu lui permit d’avancer que l’époque à laquelle se déroula le déluge védique se situait au temps de « la vie patriarcale des tribus ariennes »428, avant l’instauration sacerdotale du grand sacrifice de Soma. Tout concordait à tirer le texte védique vers le monde sémitique. À tel point, qu’il alla jusqu’à écrire que les détails omis comme les semences embarquées, les sept sages et le délai de sept jours avaient été volontairement effacés par le rédacteur du Brāhmaṇa et conservés par la tradition orale. Aussi, en jouant sur ce que taisaient les éléments narratifs, il put affirmer qu’« il n’est pas dit que Manou ait reçu défense de faire entrer avec lui dans le vaisseau quelques-uns des êtres créés, bien que l’anéantissement des créatures lui ait été prédit par le poisson »429. Il rappela alors qu’A. Weber s’était lui-même posé la question de savoir si Manu n’avait pas fait monter des vaches dans le navire, puisqu’il était dit qu’il fit un sacrifice de matières laitières après que les eaux diluviennes se fussent retirées. En reprenant la remarque d’E. Burnouf sur le caractère peu important du récit du déluge dans la tradition indienne et de l’absence d’un cataclysme cosmique dans les ouvrages zoroastriens, il réitéra l’hypothèse d’un emprunt au monde sémitique. En fait, malgré la découverte de cette version védique, F. Nève ne chercha pas à l’étudier pour elle-même, mais à la concilier avec sa théorie de l’origine sémitique de la tradition diluvienne indienne. Dans cette optique, il réaffirma que 426 427 428 429

NÈVE 1851, NÈVE 1851, NÈVE 1851, NÈVE 1851,

p. p. p. p.

15. 15. 26. 37.

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le récit chaldéen n’était probablement qu’un plagiat de la Genèse et que l’Inde recueillit donc « une forme déjà fort éloignée du récit primitif » par l’intermédiaire de « propagateurs du paganisme occidental » 430. La démarche orientée et, au final, apologétique de F. Nève, l’entraîna à conclure d’une manière peu scientifique. Il participa grandement à éluder les vraies questions au sujet de l’histoire rédactionnelle du récit védique et à fermer les voies menant à des perspectives de recherche nouvelles et inédites. Prisonnier de son conservatisme chrétien à l’égal de W. Jones quelque cinquante ans plus tôt, il ne put achever son étude qu’en mettant en exergue le texte biblique comme source véritable et authentique de l’histoire du déluge : « L’Inde n’a pas donné naissance à l’histoire du déluge, comme à une histoire nationale qui lui fut propre ; c’est reconnaître en même temps la prépondérance de la tradition sémitique de cet événement, dont la Bible nous enseigne la haute portée non seulement historique, mais encore religieuse et morale. »431

L’indianisme naissant était encore tributaire des inclinations confessionnelles de ses représentants, et, si E. Burnouf avait abouti à l’idée d’une influence chaldéenne sur la rédaction des versions épico-purāṇiques, ce ne fut guère pour sauver l’histoire sacrée biblico-chrétienne, mais simplement après avoir épuisé les possibilités qui s’offraient à la critique grâce à l’étude des sources textuelles alors disponibles. Durant l’hiver 1851-1852, A. Weber exposa l’histoire de la littérature indienne à l’université de Berlin. Or, la difficulté première que rencontraient les indianistes européens était de placer les productions littéraires de l’Inde ancienne, à commencer par les compositions védiques, sur l’échelle du temps élaborée par les savants européens. A. Weber y travailla, après avoir préparé le catalogue des manuscrits indiens, ayant appartenu au juriste Robert Chambers (1737-1803), que la bibliothèque royale de Berlin avait acquis en 1842 grâce à la libéralité du roi de Prusse Friedrich Wilhelm IV (1795-1861) par l’intermédiaire de son ambassadeur en Angleterre, le chevalier von Bunsen (1791-1860). Les leçons qu’il dispensa à l’université de Berlin étaient donc le fruit de ses lectures de ces manuscrits sanskrits et des travaux de ses devanciers européens. La chronologie relative devait intégrer deux paramètres, celui de la grammaire comparée des langues indoeuropéennes et celui de l’étude historique des compositions sanskrites. C’est pourquoi A. Weber commença son histoire de la littérature indienne par admettre un temps pendant lequel avait vécu un peuple indo-européen primitif avant de se diviser progressivement en plusieurs ramifications dont l’une s’implanta en Inde 430 431

NÈVE 1851, p. 61. NÈVE 1851, p. 69.

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du Nord. Mais sa connaissance du mythe du déluge védique l’amena également à supposer un temps encore plus reculé durant lequel peuples indo-européen et sémitique ne formaient qu’un seul ensemble : « Enfin appartenaient encore probablement à cette antique époque l’idée d’un Manu, premier homme et premier père, et celle d’un grand déluge, qui dévasta et engloutit l’univers et auquel il échappa seul. Nous retrouvons aussi ces deux idées chez les Sémites, et, jointes à d’autres raisons tirées du langage, elles doivent sans doute être regardées comme une preuve, que les Sémites se rattachaient à une époque encore plus reculée à la race indo-européenne, mais dont ils ont dû se séparer, avant que la langue commune aux deux peuples fût encore parvenue à une précision grammaticale. »432

En admettant ce passé et ce fonds d’idées communs, A. Weber évitait de donner au texte biblique la primauté de l’ancienneté et de suivre ses devanciers quant à l’hypothèse d’une influence de la version chaldéenne sur la védique. Il était alors évident que certaines légendes, dont celle du déluge, étaient encore plus archaïques que les ouvrages ritualistes dans lesquels elles avaient été insérées : « Les nombreuses légendes répandues ça et là dans le Brâhmana sont d’une grande importance : quelques-unes se présentent dans un langage fort ancien, et de là on voit qu’elles avaient déjà une forme indépendante avant leur introduction dans cet ouvrage : celles qui sont particulièrement traitées avec détails, et que pour cela l’on doit faire ressortir, sont les légendes sur le déluge et la délivrance de Manu. »433

Ainsi, l’auteur du ŚatapathaBrāhmaṇa de l’école du Yajur Veda blanc avait puisé dans un fonds commun de vieux mythes afin d’étayer ses explications touchant au rituel védique. Certains matériaux étaient donc plus anciens que la composition du traité ritualiste qui, selon les conclusions d’A. Weber, était « né en grande partie dans la nation des Kurupantchâlas et de leurs voisins, les KosalaVidehas, et y avait été achevé »434. Enfin, l’indianiste allemand réagit aux deux articles publiés par F. Nève. Dans ses IndischeStreifen 435 portant sur les ouvrages parus à partir de 1849, il exposa les arguments de l’orientaliste belge en faveur d’une influence sémitique. Si A. Weber accepta cette dernière hypothèse, il fit remarquer néanmoins que rien ne l’autorisait en l’état de la documentation du ŚatapathaBrāhmaṇa. Il regretta, par ailleurs, que F. Nève n’ait pas pris le temps de consulter à Paris les manuscrits de l’école Kaṇva du Yajur Veda blanc afin d’y déceler de possibles variantes intéressantes. Il est un fait que ce dernier publia ses deux articles à partir des traductions en langues européennes faites par Fr. Bopp 432 433 434 435

WEBER 1859a, p. 11. WEBER 1859a, p. 236. WEBER 1859a, p. 237. WEBER 1869, p. 23-25.

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pour le Mahābhārata, E. Burnouf pour le BhāgavataPurāṇa et A.Weber pour le Śatapatha Brāhmaṇa ainsi qu’en reprenant et en amplifiant leurs principaux arguments. Le bibliste H. Ewald réagit également à la nouvelle publication de F. Nève par un bref compte rendu publié en 1852 dans ses JahrbücherderBiblischenwissenschaft436 [sic] (Annales de science biblique). Déplorant le décès prématuré d’E. Burnouf, il rappela que le savant sanskritiste français avait supposé une possible influence sémitique sur les récits indiens du déluge, puisque la version védique ne lui était pas encore connue. Mais depuis la découverte par A. Weber, le mythe indien devait être considéré comme beaucoup plus ancien. C’est pourquoi, il dénonça « l’étroitesse d’esprit romaine » (« der Römischen engherzigkeit ») de F. Nève qui défendait encore et toujours la primauté du texte biblique. H. Ewald pensait, au contraire, que, si l’auteur indien du Śatapatha Brāhmaṇa avait pu faire sien un mythe parvenu jusqu’à lui, il en fut probablement de même des rédacteurs du Pentateuque. De fait, l’exégète allemand renvoyait, dans un passé encore plus lointain, la tradition du mythe du déluge universel qui avait dû former au cours des temps un fonds commun auquel avaient certainement puisé en leur temps les deux traditions juive et brāhmanique. Il rejoignait en cela l’hypothèse d’A. Maury qui serait confirmée, en ce qui concerne le domaine biblique, par la découverte de 1872. 4.1.7. L’équationlinguistique*Aughajas=ὬγυγοςdeFriedrichWindischmann La même année, l’orientaliste Friedrich Windischmann (1811-1861), ecclésiastique437 proche de l’archevêque de Munich Karl August von Reisach (1800-1869), édita ses recherches sur les UrsagenderarischenVölker (Légendesprimitivesdes peuplesaryens). Au vu de la parenté linguistique des peuples grec et indien, là où les mythes apparaissaient identiques, Windischmann en déduisit que la Grèce avait délibérément emprunté à l’Inde438. Il débuta donc son étude de mythologie comparée, dont la méthode s’appuyait sur une approche comparée des langues grecque et sanskrite, par l’inévitable mythe du déluge qui renvoyait au temps des origines de l’humanité. 436 437

438

EWALD 1852, p. 227. Nous avons fait le choix d’inclure cet orientaliste allemand dans cette partie relative aux théories des savants rattachés à quelque institution académique. Bien qu’il fût ecclésiatique, Fr. Windischmann fut un temps professorextraordinarius d’exégèse néotestamentaire à Freising et membre de la Bayerische Akademie der Wissenschaften de Munich. Son approche de linguistique comparée mérite certainement d’être ici rappelée. « Il y aurait eu un emprunt intentionnel de l’indien vers la Grèce » (« Es habe eine absichtliche Entlehnung des indischen nach Griechenland stattgefunden »), WINDISCHMANN 1852, p. 4.

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Lorsqu’A. Weber avait édité sa traduction du mythe diluvien du Śatapatha Brāhmaṇa accompagnée de quelques remarques, il avait été conscient qu’il n’avait aucunement épuisé le sujet et s’était contenté d’ouvrir le débat. À son tour, Fr. Windischmann s’engagea dans une étude linguistique comparée entre quelques termes grecs et sanskrits se rapportant aux déluges, terrain qu’A. Weber n’avait pas exploré ou voulu explorer. Ce qui motiva avant tout l’ecclésiastique allemand fut donc de déterminer les parentés entre les radicaux grecs et indiens. Ainsi, il tenta de rapprocher le substantif sanskrit masculin ogha ou augha, désignant le flot ou le courant rapide dans les récits diluviens védique et épique, d’une forme grecque. Sa première réflexion porta sur le grec ὠκεανός, qu’il scinda en ὠκεανός à l’égal d’οὐρ-ανός et σέφ-ανος. La forme ὠκε pouvait alors être rapprochée du sanskrit neutre okas, la maison, faisant d’ὠκε-ανός « la résidence des eaux » (« der Aufenthalt der Gewässer »439). Mais, cette interprétation étymologique aurait ôté inévitablement l’idée de courant rapide. Une autre de ses solutions fut de rapprocher ὠκε de l’adjectif ὠκύς, rapide. Mais là encore, cette forme adjectivale ὠκύς avait son pendant indien en āśu. Si le « ā » équivalait à « ω », reconnut-il, la diphtongue sanskrite « o » correspondait, quant à elle, au grec et au latin « au » comme dans ojas pour αὐγή/augĕo. Parmi les termes propres à la lexicographie grecque, Fr. Windischmann releva les substantifs ὠγήν, chez le grammairien Hesychios (VIe siècle ap. J.-C.), ὠγένος et ὠγῆνος dans des fragments de Phérécyde de Syros (VIe siècle av. J.-C.) conservés chez Clément d’Alexandrie, τὰ Ὠγηνοῦ δώματα440, et Origène, εἰς τὸν Ὠγηνὸν441. Bien que la forme grecque *ὦγος (= oghas) ne fût guère attestée, il fit remarquer qu’il existait certainement un parallèle sémantique entre les termes sanskrits okas et ogha et ceux grecs ὠκεανός et ὠγῆνος. Cela le conduisit à réévaluer le sens inexpliqué d’Ὠγύγης ou Ὤγυγος, patronyme du protagoniste d’une des versions grecques du déluge. Ainsi, il supposa que le terme indo-européen perdu, mais attesté, dans le Śatapatha Brāhmaṇa, sous la forme augha, aurait 439 440

441

WINDISCHMANN 1852, p. 5. « Zeus fabrique un large et magnifique manteau. Il y représente avec des couleurs diverses la terre, l’océan, et les palais de l’océan. » (Ζᾶς ποιεῖ φᾶρος μέγα τε καὶ καλὸν καὶ ἐν αὐτῷ ποικίλλει γῆν καὶ Ὠγηνὸν καὶ τὰ Ὠγηνοῦ δώματα), Stromates 6.2.469. « Phérécyde, beaucoup plus ancien qu’Héraclite, représente, dans une fable mystérieuse, deux armées ennemies, dont l’une a pour chef Saturne, et l’autre Ophionée : il raconte leurs défis et leurs combats suivis de cette convention mutuelle, que celui des deux partis qui serait repoussé dans l’Océan se confesserait vaincu; et que les autres qui y auraient précipité leurs ennemis, demeureraient, comme vainqueurs, les maîtres du ciel. » (Φερεκύδην δὲ πολλῷ ἀρχαιότερον γενόμενον Ἡρακλείτου μυθοποιΐαν, στρατείαν στρατείᾳ παραταττομένην, καὶ τῆς μὲν ἡγεμόνα Κρόνον διδόναι τῆς ἑτέρας δὲ Ὀφιονέα, προκλήσεις τε καὶ ἁμίλλας αὐτῶν ἱστορεῖν, συνθήκας τε αὐτοῖς γίνεσθαι, ἵν´ ὁπότεροι αὐτῶν εἰς τὸν Ὠγηνὸν ἐμπέσωσι, τούτους μὲν εἶναι νενικημένους, τοὺς δ´ ἐξώσαντας καὶ νικήσαντας τούτους ἔχειν τὸν οὐρανόν), Contre Celse 6.42.

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servi, chez les peuples de langues indo-européennes, à désigner ensuite le rescapé du déluge sous la forme *aughajas, « zur Zeit der Flut gebornen »442 (« Né au moment du déluge »). Cette désignation fut conservée, supposa-t-il, en grec sous les formes Ὤγυ-γος ou Ὠγύ-γης. Mais l’orientaliste allemand ne s’arrêta pas là, car ses recherches l’entraînèrent à d’autres identifications étymologiques et mythologiques. Il émit l’hypothèse que les alternances vocalique ω/ā et consonantique γ/y pouvait faire également admettre les équations ὠγυ = āyu et Ὤγυγος = *āyujas. Or, poursuivit-il, dans la mythologie indienne, Āyus, qu’il traduisit par « der Alte »443, était le père de Nahuṣa, lui-même père de Yayāti qui eut cinq fils (Yadu, Yavana et Druhyu, Anu et Puru), chefs des cinq tribus indiennes. Puisque manuṣa (l’homme) était formé sur le patronyme Manu, Fr. Windischmann en conclut que Nahuṣa devait également provenir de Nahu-ṣa. La ressemblance phonétique entre Nahu et Noaḥ (‫)נח‬ frappa son imagination, tout comme l’histoire de Nahuṣa transformé en serpent l’amena à y voir un lointain écho du serpent nāḥāš (‫ )נחש‬de Genèse444. Plus encore, écrivit-il, Yayāti relevait d’une forme intensive de la racine verbale yā- et équivalait de ce fait au grec ἰάπτω et ἰαπετός. Dans la mythologie indienne, Yayāti fut atteint par une malédiction qui le transforma en vieil homme. Ainsi, Fr. Windischmann entrevit des possibles équivalences entre Yayāti, Ἰαπετός et Yapheth (‫)יפת‬. Enfin, il s’inspira des remarques formulées par A. Weber sur le sacrifice opéré par Manu après le déluge et comment en sortit, au bout d’un an, une femme nommée ilā ou iḍā, la louange personnifiée. L’exégète allemand joua alors avec l’alternance des semi-voyelles « l » et « r » pour aboutir à la forme irā qu’il rapprocha du grec Ἶρις, l’arc-en-ciel. Ainsi expliqua-t-il pourquoi Mitra, dieu du soleil, et Varuṇa, dieu du ciel, selon A. Weber, revendiquèrent, dans le mythe du Śatapatha Brāhmaṇa la paternité de la belle Ilā. Pour Fr. Windischmann, ceci était une correspondance évidente avec l’arc-en-ciel (‫ )קשת‬de Genèse 9.13 qui, après le déluge, manifesta l’alliance que Dieu passa avec Noé et son peuple à venir. Il en conclut que les mythes du déluge concordaient entre eux et qu’il avait enfin pu découvrir une nouvelle analogie entre le récit biblique et la tradition indienne du déluge. Cette étude fut reprise par le philologue allemand Adalbert Kuhn (1812-1881) dans son article sur la linguistique comparée et la préhistoire des peuples indo-germaniques publié en 1855. Néanmoins, A. Kuhn réfuta la théorie de Fr. Windischmann. S’il admettait volontiers que la linguistique comparée des 442 443 444

WINDISCHMANN 1852, p. 5. WINDISCHMANN 1852, p. 7. WINDISCHMANN 1852, p. 8.

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langues indo-européennes justifiait les recherches de mythologies comparées dont l’objectif premier était de restituer au mieux la préhistoire des peuples indoeuropéens, il préférait rester prudent quant aux possibles analogies entre des mythologies n’appartenant pas aux mêmes sphères culturelles et linguistiques. Ainsi, pour lui, l’hypothèse d’une équation linguistique relative à l’arc-en-ciel ne pouvait être retenue. La théorie de Fr. Windischmann relevait de l’abus des règles phonologiques de la grammaire comparée des langues indo-européennes appliquées entre les langues indo-ārya, grecque et hébraïque. Cette confiance dans les alternances consonantiques et vocaliques était doublée de l’espoir idéologique de pouvoir ramener les mythologies indo-européennes à la tradition biblique comme l’avait fait également avant lui F. Nève. La grammaire comparée des langues indo-européennes fut à l’origine d’enjeux idéologiques de plus en plus marqués chez les savants européens. Elle eut pour visée première de déterminer les origines non seulement des langues et des peuples, mais aussi et surtout de la pensée religieuse. L’opposition linguistique et mythologique entre mondes sémitique et indo-européen qui s’instaura progressivement en Europe eut, en fait, pour cause la divergence idéologique entre monothéisme et polythéisme, ou, sociologiquement parlant, la lutte réciproque entre christianisme et esprit libre. 4.1.8. Latraditiondiluviennesémitico-ariennechezErnestRenan Alors que les orientalistes et les exégètes poursuivaient leurs travaux sur les manuscrits nouvellement découverts et les langues anciennes afin d’établir l’histoire des peuples du Proche-Orient et de l’Asie, les explorateurs et botanistes enrichissaient les savoirs sur les espèces végétales et animales ainsi que sur l’histoire et les croyances religieuses des ethnies qu’ils rencontrèrent au hasard de leurs itinéraires. Ce fut le cas de l’éminent botaniste anglais Joseph Dalton Hooker (1817-1911), ami et fervent défenseur de Charles Darwin (1809-1882). De 1847 à 1851, J. D. Hooker sillonna les pays himālayens et étudia essentiellement la flore de ces contrées. Mais il ramena également quelques indications intéressantes sur les légendes des peuples visités. Ainsi, il rapporta au sujet des Lepcha, ethnie minoritaire des régions himālayennes, notamment le Sikkim — les Rongpa (ࢍఝ̀Ŏؑ) —, parlant une langue de la famille tibéto-birmane, qu’ils avaient perpétué une légende du déluge. Le botaniste fit, en effet, halte près de la montagne Ten-dong (« Qui s’élève comme une corne »), lieu de pèlerinage où étaient célébrés des rites chamaniques muns et bouddhiques, avant la saison des pluies, afin d’écarter tout risque d’inondation. Par ces cérémonies, le peuple lepcha souhaitait éviter de subir un déluge identique à celui qui avait frappé autrefois leurs ancêtres. J. D. Hooker consigna, dans ses récits de voyage, cette légende lepcha lorsqu’il se trouvait, en

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1848, au pied de la montagne Tendong connue également, dit-il, sous le toponyme de mont Ararat : « Les Lepcha ont une curieuse légende d’un homme et d’une femme qui s’étaient sauvés sur son sommet [mont Tendong], durant une inondation qui jadis submergea le Sikkim. La coïncidence de cette histoire avec le nom anglais d’Ararat suggère qu’il y a de fortes chances que la légende soit fabuleuse. Mais je suis positivement certain que ce n’est pas le cas et que cette [légende] était commune parmi les Lepcha avant que le nom anglais ne soit connu, ce dernier ayant été suggéré à partir de la forme de son sommet ressemblant à ce qui, dans les livres pour enfants, est donné comme le lieu de relâche de l’arche [de Noé]. »445

J. D. Hooker arriva donc en Inde du Nord en 1847, lorsque le jeune Ernest Renan (1823-1892) achevait d’écrire sa première esquisse de son Histoiregénéraleetsystèmecomparédeslanguessémitiques dans le but d’obtenir le prix Volney de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Comme il le précisa dans la préface de cet ouvrage remanié, augmenté et publié en 1855, cette étude des langues sémitiques lui avait été inspirée par les travaux de l’indianiste allemand Franz Bopp : « Je m’étais proposé de faire, selon la mesure de mes forces, pour les langues sémitiques ce que M. Bopp a fait pour les langues indo-européennes, c’est-à-dire un tableau du système grammatical, qui montrât de quelle manière les Sémites sont arrivés à donner par la parole une expression complète à la pensée. »446

La grammaire comparée des langues indo-européennes et le déplacement géographique des origines de l’humanité — le foyer proche-oriental cédant la place à l’Inde — eut pour conséquence non seulement d’établir une grammaire comparée des langues sémitiques ou, selon la terminologie d’E. Renan, syro-arabes447, mais encore de faire naître, dans les milieux intellectuels européens, une dichotomie marquée et idéologique entre les deux sphères linguistiques relevant pour l’une des langues indo-européennes, pour l’autre des langues chamito-sémitiques. L’époque durant laquelle S. Bochart avait pu encore tenter de ramener toute forme substantive ou verbale à l’hébreu était révolue. La grammaire comparée des langues indo-européennes avait définitivement abouti à la restitution d’une langue commune archaïque non sémitique qui ouvrait de nouvelles perspectives historiques quant aux origines des peuples qui en étaient les héritiers. Pris dans ce courant d’idées qu’imposaient les résultats de la linguistique comparée et l’étude des peuples et de leurs croyances, sur fond de politique coloniale, E. Renan accepta

445 446 447

HOOKER 1855, p. 30. RENAN 1855, p. I. RENAN 1855, p. 2.

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la théorie de l’inégalité des races. La linguistique comparée et l’histoire comparée des religions l’amenèrent à considérer qu’à la différence des peuples héritiers du proto-indo-européen, les peuples de langue sémitique avaient condensé leur pensée dans l’idéologie de l’unité : « Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine. Elle n’a ni cette hauteur de spiritualisme que l’Inde et la Germanie seules ont connue, ni ce sentiment de la mesure et de la parfaite beauté que la Grèce a légué aux nations néo-latines, ni cette sensibilité délicate et profonde qui est le trait dominant des peuples celtiques. La conscience sémitique est claire, mais peu étendue ; elle comprend merveilleusement l’unité, elle ne sait pas atteindre la multiplicité. Le monothéisme en résume et en explique tous les caractères. »448

La dichotomie linguistique renforça chez E. Renan la conception d’une opposition marquée entre monothéisme et polythéisme. Pour lui, la conquête arabe avait été rendue possible par cette incapacité langagière et donc intellectuelle à saisir la diversité qui était parfaitement condensée et résumée dans des formules confessionnelles comme « Dieu est Dieu »449 ou « Dieu est puissant ! »450. Ainsi expliqua-t-il par la singularité morphologique et lexicale des langues sémitiques l’origine même du monothéisme et la raison pour laquelle aucun autre peuple de langue non sémitique, pas même l’Inde, n’ait abouti à la croyance en un dieu suprême et unique : « On n’invente pas le monothéisme : l’Inde, qui a pensé avec tant d’originalité et de profondeur, n’y est pas encore arrivée de nos jours »451. Alors que l’évolutionnisme amenait certains savants à penser que le monothéisme avait été l’aboutissement de la pensée religieuse de l’homme, confortant ainsi leur christianocentrisme, E. Renan regardait ce même monothéisme, propre au judaïsme, au christianisme et à l’islam, comme un abus de langage et un obstacle à la liberté de penser, préférant de loin le polythéisme des peuples de langues indo-européennes, avant leur conversion au christianisme et à l’islam, qui laissait sauve la diversité et donc la tolérance : « L’intolérance des peuples sémitiques est la conséquence nécessaire de leur monothéisme. Les peuples indo-européens, avant leur conversion aux idées sémitiques, n’ayant jamais pris leur religion comme la vérité absolue, mais comme une sorte d’héritage de famille ou de caste, devaient rester étrangers à l’intolérance et au prosélytisme : voilà pourquoi on ne trouve que chez ces peuples la liberté de penser, l’esprit d’examen et de recherche individuelle. »452 448 449 450 451 452

RENAN 1855, RENAN 1855, RENAN 1855, RENAN 1855, RENAN 1855,

p. p. p. p. p.

4-5. 7. 9. 5. 7.

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E. Renan réfuta les démonstrations de ressemblances phonologiques entre ces deux familles de langues et mit en garde les érudits sur le jeu arbitraire des étymologies. Pour le linguiste, seules devaient être prises en compte les lois des alternances consonantiques telles qu’elles avaient été brillamment mises en lumière pour les langues indo-européennes. Selon l’opinion du savant français, puisque l’« étymologie sémitico-arienne »453 n’atteignait nullement un aussi « haut degré de certitude »454, il fallait reconnaître que la théorie anté-grammaticale restait infondée455. Aussi, il convenait de supposer que les différentes familles de langues s’étaient formées « d’un seul coup » et que les langues sémitiques et ariennes avaient dû apparaître séparément. Si les traditions des trois monothéismes revendiquaient l’unité de l’espèce humaine par un dieu unique qui créa, dans un paradis unique, un homme unique, Adam, ne parlant qu’une unique langue456, la science devait, quant à elle, rester indépendante de toute influence dogmatique. Et si l’origine de l’humanité sémitico-arienne ne pouvait être démontrée linguistiquement, les récits conservés de part et d’autre se devaient alors d’être interrogés afin de restituer une possible parenté dont les peuples respectifs auraient depuis perdu le souvenir457. C’est donc dans ce contexte de linguistique comparée que le jeune savant français reprit les avancées sur les récits des premiers livres de la Genèse, à savoir le jardin d’Éden et le mythe du déluge. Les recherches pour localiser géographiquement le paradis terrestre ne datent nullement du XIXe siècle et les Pères de l’Église avaient déjà émis quelques hypothèses sur l’identification des quatre fleuves, notamment en y incluant leurs connaissances sur l’Indus et le Gange. Au XVIIe siècle, lorsque P.-D. Huet fut nommé à l’Académie française, en 1674, l’institution lui demanda sans attendre de situer ce paradis. Dans son traité paru en 1691, il rappela que le premier à avoir avancé que le Phison avait dû être le Gange fut Flavius Josèphe et que cette opinion fut suivie par les Pères de l’Église458. Mais comme il le notait déjà, à identifier les fleuves du jardin d’Eden, pour l’un au Nil, pour l’autre au Gange, ce jardin finissait par être « presqu’aussi grand que la terre »459. À ce rapprochement succédèrent les potamonymes de l’Hydaspe, de l’Hyphasis, de l’Oxus, etc. Le savant caennais préféra donc localiser le paradis terrestre au confluent de l’Euphrate et du Tigre. Mais les relevés topographiques de la première moitié du XIXe siècle invitèrent les indianistes Ch. Lassen et F. Eckstein (1790-1861), et à leur suite 453 454 455 456 457 458 459

RENAN 1855, p. 441. RENAN 1855, p. 441. RENAN 1855, p. 443. RENAN 1855, p. 447. RENAN 1855, p. 449. HUET 1691, p. 97. HUET 1691, p. 101.

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E. Renan, à identifier le Phison avec le cours supérieur de l’Indus, le Gihon avec l’Oxus et à localiser le paradis perdu quelque part « dans les monts Belourtag, à l’endroit où cette chaîne se réunit à l’Himālaya, vers le plateau de Pamir »460. Les correspondances avec les traditions iranienne et indienne, notamment celle concernant le mont Meru entouré des eaux, « le point central du monde, l’ombilic, le seuil de l’univers »461 incitèrent à voir dans les récits des Hébreux et des Indiens un souvenir conjoint faisant encore mémoire du « point d’attache commun de la géographie primitive des races sémitiques et indo-européennes »462. Ainsi le berceau de l’humanité se retrouvait-il déplacé en Asie centrale. E. Renan se tourna donc vers les recherches comparatives de H. Ewald et de Ch. Lassen. Il accepta leur hypothèse d’un contact anté-historique entre les Hébreux, les Perses et les Indiens qui tous parvinrent plus ou moins à conserver une partie de leur héritage commun. Ce patrimoine mythologique collectif aurait consisté en « la croyance en un état primitif de perfection, l’idée d’âges fabuleux qui ont précédé l’histoire, […] la tradition du déluge »463. Si E. Burnouf avait démontré que le mythe indien du déluge tel qu’il l’avait connu dans ses versions épico-purāṇiques résultait d’un emprunt au monde chaldéen, E. Renan donna raison à H. Ewald suite aux études des indianistes R. von Roth, A. Weber, Fr. Windischmann et A. Kuhn sur le récit védique464. Néanmoins, étant conscient que de nombreux peuples avaient également conservé l’histoire d’un cataclysme primordial dans leur mythologie et leurs annales, il demeura prudent sur l’idée d’une tradition diluvienne commune sémitico-arienne. Pour lui, les analogies repérées (Tubalcaïn = Vulcain = Το-ὁλκανος ; krubim (‫ = )כרב‬γρύψ = garuḍa ; seraphim = sarpas ; Japhet = Ἰαπετός)465 ne constituaient aucunement des preuves évidentes de « la cohabitation primitive des deux races »466. Le seul rapprochement qu’il considéra comme acceptable fut donc celui du mythe des fleuves du paradis. Aussi, la conclusion à laquelle E. Renan aboutit, fut de reconnaître que ce comparatisme analogique « n’offre une base vraiment scientifique »467 pour déterminer un héritage commun. Il supputa donc que des emprunts auraient pu se faire à l’époque historique étant entendu que les mythes avaient la particularité de s’échanger aisément entre peuples. Pour le savant français, ni la grammaire comparée ni la mythologie comparée ne permettaient au final de restituer 460 461 462 463 464 465 466 467

RENAN 1855, RENAN 1855, RENAN 1855, RENAN 1855, RENAN 1855, RENAN 1855, RENAN 1855, RENAN 1855,

p. p. p. p. p. p. p. p.

453. 454. 454. 457-458. 458. 460-461. 459. 462.

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une quelconque « parenté primitive entre la race sémitique et la race indoeuropéenne »468. Il en conclut donc que « pour les mythes comme pour la langue, un abîme sépare les deux races »469. Le mythe védique du déluge garda donc, pour E. Renan, son origine toute indienne470. À ce titre, dans son ouvrage sur les Veda publié en 1854, Jules Barthélemy Saint-Hilaire471 (1805-1895), s’il se garda bien d’entrer dans une étude comparée biblico-védique et s’il renvoya son lecteur aux remarques énoncées par les seuls E. Burnouf et A. Weber, pointa la distinction fondamentale qui séparait, pour lui, le récit védique de la version biblique. L’absence totale de toute notion de châtiment expiatoire fit dire à l’ancien professeur de philosophie grecque et latine du Collège de France que le récit diluvien védique perpétuait le souvenir « purement historique » du grand cataclysme qui avait submergé la terre à un moment de l’histoire de l’humanité : « Le Çatapatha-Brâhmana ne présente point le déluge comme un châtiment infligé aux hommes. Le genre humain, selon lui, est bien aussi détruit tout entier, puisque Manou doit ensuite repeupler la terre avec sa fille ; mais cette destruction, suite toute naturelle d’une grande catastrophe n’est point une expiation. Il convient de noter cette différence essentielle. Comme le déluge a certainement couvert toutes les parties de la terre rien d’étonnant que la tradition s’en soit partout conservée ; mais ce qu’il importe de savoir, ce sont les idées religieuses et morales que les peuples ont rattachées à ce souvenir, dont tout leur attestait la certitude évidente. Le récit du Çatapatha-Brâhmana est purement historique ; et, à ce titre, il n’en est pas moins curieux, malgré l’absence de toute chronologie, même un peu probable. »472

4.1.9. L’influencechristianocentriquedeF.NèvesurA.Maury Du côté des hellénistes, Alfred Maury (1817-1892) publia en 1857, l’année même où il fut élu membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres, le premier tome de son HistoiredesreligionsdelaGrèceantique473. Il y aborda à 468 469 470

471 472 473

RENAN 1855, p. 463. RENAN 1855, p. 462. L’ecclésiastique et historien anglais Charles Hardwick (1821-1859), quant à lui, poursuivait la théorie de l’emprunt du texte biblique par les Indiens. Dans son ouvrage apologétique de 1855, intitulé ChristandotherMasters:anhistoricalinquiryintosomeofthechiefparallelismsand contrastsbetweenChristianityandtheReligiousSystemsoftheancientworld, il donna la traduction orientée et surannée que W. Jones avait faite du récit diluvien du BhāgavataPurāṇa ainsi que la traduction de la version du Śatapatha Brāhmaṇa à partir de la traduction d’A. Weber. HARDWICK 1882, p. 219-225. Sur la vie et les travaux de J. Barthélemy Saint-Hilaire, voir PICOT 1898. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE 1854, p. 90. MAURY 1857.

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son tour le problème des récits du déluge dans la mythologie grecque. Ses réflexions suivaient et reprenaient en substance ce qu’il avait déjà exposé, en 1848, dans son article « Déluge » de l’Encyclopédie moderne, et, en 1853, dans son EssaihistoriquesurlareligiondesAryaspourserviràéclairerlesoriginesdes religionshelléniques,latine,gauloiseetslave474. Au fait des études védiques, il considérait alors que « la religion des Védas, c’est celle d’une population de même sang que les Grecs, mais qui est placée dans des conditions semblables à celle des premiers Hébreux ; ce sont, en un mot, les doctrines indo-européennes telles qu’elles pouvaient s’offrir dans la vie pastorale des Sémites et des Chaldéens »475. Cependant, ses suppositions de 1848 au sujet des origines communes des traditions diluviennes chaldéenne, biblique et indienne laissèrent place, en 1857, à de nouvelles perspectives assimilant les avancées de la grammaire comparée des langues indo-européennes. L’étude qu’il proposa sur le mythe du déluge grec s’orienta donc vers une recherche plus étymologique qu’historique visant à rendre compte du phénomène indo-européen de personnification des éléments naturels dont la Grèce ancienne fut héritière. Les textes védiques reflétaient, à ses yeux, l’héritage indo-européen ayant été le mieux conservé et à partir duquel il convenait de procéder au comparatisme. Influencé qu’il fut par les études des indo-européanistes A. Kuhn et Ch. Lassen, la mythologie grecque se révélait être également un conservatoire de vieux récits « aryens ». Aussi, avant d’avoir été un roi dans les traditions attiques, Égée (Αἰγέυς) devait avoir été une des formes de Poséidon, à savoir la personnification des eaux agitées (αἶγες) dont le terme dériverait de « la racine sanskrite vig, qui implique l’idée d’agitation et de mouvement »476. En reprenant l’étude linguistique de l’indianiste allemand Theodor Benfey (18091881)477, A. Maury admit donc que le grec dérivait du sanskrit et acceptait l’équation αἶγες = vīj (vega), là où nous aurions plutôt attendu αἰγίζω = ej-. Cette corrélation avec le sanskrit l’invita à voir dans la personnification grecque des eaux agitées un héritage indo-européen tout comme, dans le Ṛg Veda, le mythe du déluge n’aurait été que « la personnification du phénomène de la pluie »478. Bien que ceci le conduisît à revenir sur les récits diluviens indiens, son approche fut largement influencée non seulement par la lecture des deux longs articles de F. Nève, lors même qu’il avait tenté neuf ans auparavant une approche plus historique des sources sanskrites, mais aussi par la traduction naturaliste du ṚgVeda réalisée par Alexandre Langlois (1788-1854), dont Louis Renou dira qu’elle fut

474 475 476 477 478

MAURY 1853. MAURY 1853, p. 77. MAURY 1857, p. 90. BENFEY 1839, p. 343-344. MAURY 1857, p. 91.

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« la plus déplorable entreprise qu’on ait risquée sur le domaine védique »479. Maury fit donc une nette distinction évolutionniste entre la période ṛgvédique créatrice de mythes et la période épico-purāṇique durant laquelle ces vieux mythes védiques auraient été historicisés. Le mythe d’Indra frappant de son foudre les nuages ennemis qui se déversent sur la terre lui apparut également, à la suite de F. Nève et d’A. Langlois, comme la strate mythologique la plus ancienne des récits de grands cataclysmes, la tradition mazdéenne attestant du passage évolutionniste entre cette dernière strate mythologique védique et l’historicisation plus tardive de la période épico-purāṇique. Dans cette dernière variante, les humains et les géants, aux dires de F. Nève repris par A. Maury, furent substitués aux nuages et les eaux furent précipitées pour les punir et les détruire. Contredisant ce qu’il avait tout à fait bien remarqué neuf ans plus tôt, victime du christianocentrisme de F. Nève, il revint sur la chronologie des différents mythes, acceptant finalement l’idée que le récit chaldéen était bien plus récent que le biblique. Pire, alors qu’il avait procédé à une classification critique des différents mythes relevant soit du diffusionnisme de la version chaldéenne soit de récits d’inondations locales indépendants de cette version, il énuméra également les souvenirs diluviens de tous les autres peuples acceptant que « l’extrême diffusion de cette dernière forme de la tradition est très frappante »480 et de conclure au sujet du mythe grec : « C’est au cycle, dont elle est comme le centre, que se rapporte la fable de Deucalion. Quoique locale, cette fable découle très vraisemblablement d’un mythe qui venait d’Asie, mais il faut reconnaître qu’il s’enrichit peu à peu d’emprunts faits à la donnée biblique »481. La multiplication des études dans les domaines de l’assyriologie, de l’exégèse biblique, de l’indianisme et de l’indo-européanisme complexifièrent progressivement la recherche des origines du mythe du déluge indien. Les données linguistiques et étymologiques de plus en plus abondantes, les théories diffusionnistes ou au contraire ethnocentriques de plus en plus nombreuses entraînèrent Maury vers une reconnaissance de l’origine « aryenne » du mythe des grands cataclysmes qui fut, au fur et à mesure des temps, historicisé pour aboutir finalement aux différents récits d’un déluge universel. S’il acceptait l’idée d’une localisation géographique en Asie, il ne put abandonner la primauté du texte biblique. Il tira donc d’autant le mythe grec vers les croyances indo-européennes qui commençaient à se dessiner, qu’il perpétua la tradition ancienne du diffusionnisme génésiaque. Au monde indo-européen revenait l’origine des récits naturalistes faisant mémoire des grands cataclysmes antiques, au monde biblique l’historicisation de cette vision naturaliste asiatique. Une telle théorie permettait ainsi de concilier mythologie 479 480 481

RENOU 1928, p. 4. MAURY 1857, p. 92. MAURY 1857, p. 93.

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indo-européenne absconse et tentative théologique d’une représentation linéaire de l’histoire de l’humanité édifiée par l’auteur de la Genèse. 4.1.10.J.-B.-Fr.Obryàlarechercheduberceaudel’humanité Les travaux d’indianisme qu’Eugène Burnouf publia jusqu’à sa mort survenue en 1852, furent autant d’invitations pour les membres des sociétés savantes et des académies françaises à les poursuivre et à les enrichir. Parmi les admirateurs et élèves de l’indianiste, Jean-Baptiste-François Obry (1793-1871), membre de la Société asiatique de Paris et avoué au tribunal d’Amiens, eut à cœur de présenter les résultats linguistiques, philologiques et historiques qu’E. Burnouf offrit au monde scientifique. Dès 1835, J.-B.-Fr. Obry présenta à l’Académie d’Amiens l’impressionnant déchiffrement de la langue iranienne ancienne par l’indianiste normand. Ce dernier, qui était aussi membre correspondant de cette Académie des sciences du département de la Somme, avait fait parvenir à sa présidence les deux volumes de son commentaire sur le Yasna482. Ainsi, comme Obry le précisa, il fut chargé d’en faire une présentation savante afin de montrer combien les avancées d’E. Burnouf dans le domaine des études iraniennes, indo-iraniennes et indoeuropéennes permettaient d’espérer non seulement de restituer l’histoire ancienne des peuples centrasiatiques, mais aussi de retracer les origines linguistiques et historiques des peuples européens : « Dès lors, c’est de ces données qu’il faudra partir dans toutes les recherches ultérieures qui auront pour objet la filiation des peuples, des langues et des religions de l’antiquité. C’est de la chaîne des monts Himalaya que l’on verra descendre ces antiques colonies Indo-Bactriennes qui, à des époques inconnues à l’histoire, sont venues répandre en Grèce, en Italie, en Allemagne et dans le nord de l’Europe, les débris de ce langage primitif dont les diverses branches ont reçu la dénomination de langues Indo-Germaniques pour marquer approximativement les deux points extrêmes de leur extension en Asie et en Europe. »483

Ces découvertes philologiques de la première moitié du XIXe siècle furent donc accueillies dans les milieux intellectuels avec un enthousiasme certain et J.-B.Fr. Obry ne manqua pas de souligner combien la philologie moderne portée à sa perfection par des hommes d’exception renouvellerait pour toujours les connaissances sur l’histoire des peuples : « C’est une science toute nouvelle qui ne s’arrête aux mots que pour arriver aux choses, qui fait de l’étude des langues un moyen et non un but, et qui, par son alliance avec la philosophie, la géographie et l’histoire, qu’elle éclaire et qu’elle dirige, semble 482 483

BURNOUF 1833 et 1835. OBRY 1835, p. 540-541.

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être appelée à dissiper les ténèbres qui couvrent encore l’origine des anciennes civilisations de l’Europe et de l’Asie. Honneur donc ! Honneur aux savants laborieux et modestes qui, dédaignant une vaine et trop facile renommée, consacrent noblement, leurs veilles à l’interprétation des antiques monuments de l’Inde et de la Bactriane ! Honneur et encouragement aux Burnouf, aux Bopp, aux Schlegel, aux Lassen et aux Rosen, qui ont bien compris toute l’étendue de la tâche que le progrès des sciences et des lumières impose aux explorateurs des littératures orientales ! »484

À la mort d’E. Burnouf, J.-B.-Fr. Obry fut l’un des premiers à lui rendre hommage par une notice sur ses travaux485 qu’il présenta le 12 août 1852 aux membres de l’Académie d’Amiens. Le disciple de Burnouf, Théodore Pavie (1811-1896) qui assurait alors l’enseignement du sanskrit au Collège de France, ne publia sa notice qu’en février 1853486. Le juriste d’Amiens, ami d’Alfred Maury, fut assurément attiré par l’indianisme et le comparatisme pour avoir rédigé, en 1856, un ouvrage sur le concept de nirvāṇa dans le brāhmanisme et le bouddhisme487, qui remettait en cause l’analyse nihiliste que l’académicien Jules Barthélemy SaintHilaire en avait fait et sa théorie du culte indien du néant488, ainsi que deux études comparatives, l’une, en 1858, sur le berceau de l’espèce humaine489, l’autre, en 1869, sur les dieux Jehovah et Agni490. Son ouvrage Duberceaudel’espècehumaine,selonlesIndiens,lesPerseset lesHébreux prit forme dès 1834 et fut revu, corrigé et augmenté durant près d’un quart de siècle pour aboutir à l’édition de 1858. En somme, son auteur put ainsi suivre les débats scientifiques autour de la question de la localisation géographique du Paradis terrestre anté-diluvien. Comme il le précisa dans son introduction, le travail initial, lu à l’Académie d’Amiens en 1834, fut revu et présenté à la même institution en 1842 et aurait dû s’achever par la publication d’un important ouvrage en 1854. Mais endeuillé, J.-B.-Fr. Obry ne put mener à bien son étude comparée sémitico-aryenne qui fut entre-temps supplantée par les publications successives d’E. Renan491. Sa recherche visait à inventorier tour à tour les représentations cosmologiques indiennes, iraniennes et assyro-babyloniennes qui avaient en 484 485 486 487

488 489 490 491

OBRY 1835, p. 541-542. OBRY 1852. PAVIE 1853. OBRY 1856. Pour Arthur Schopenhauer (1788-1860), J.-B.-Fr. Obry avait été bien trop poli contre la néantise bouddhique obsessionnelle de Jules Barthélemy Saint-Hilaire. Le philosophe allemand, qui lut l’ouvrage de l’académicien de la Somme, le fit remarquer à son disciple Adam von Doss dans une lettre qu’il lui adressa le 19 mars 1857 : « Je vois que cet écrit est dirigé contre lui, mais de façon beaucoup trop paisible, à cause de cette regrettable politesse française ». Voir DROIT 1997, p. 178. OBRY 1863. OBRY 1858. OBRY 1869. OBRY 1858, p. 14.

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commun un espace montagneux, respectivement le Meru, la Harā Bǝrǝzaitī et le Gan-Eden, d’où s’écoulaient quatre fleuves et qui fut considéré comme le lieu où vécut le premier couple humain, à savoir Manu et Śatarupā, Mašyā et Mašyānē, Adam et Ève. L’étude comparée de ces traditions orographiques amenèrent J.-B.Fr. Obry à reconnaître, à la suite de ses devanciers, le plateau du Pamir, entouré de grands lacs et où les fleuves centrasiatiques prennent leur source, comme le berceau de l’humanité à partir duquel des migrations progressives eurent lieu. Les anciennes traditions sémitico-aryennes reflèteraient donc le souvenir de ce lieu géographique originel bien qu’elles fussent l’objet de relectures orographiques et potamographiques au fur et à mesure de l’avancée des différentes migrations tant vers le Proche-Orient que vers le Caucase et la plaine indo-gangétique. Le mythe du déluge génésiaque posait inévitablement un problème puisqu’il était placé entre le récit du lieu originel de l’humanité, le jardin d’Eden du côté de l’Orient en Gn 2.8 (‫מ ֶקּ ֶדם‬-‫ן‬ ִ ‫בּ ֵע ֶד‬-‫ן‬ ְ ַ‫ ; גּ‬ἐν ᾿Εδὲμ κατὰ ἀνατολὰς ; paradisum voluptatis a principio) et la migration des fils de Noé à partir des montagnes d’Ararat en Gn 8.4 (‫ָה ֵרי‬ ‫ ; ֲא ָר ָרט‬ἐπὶ τὰ ὄρη τὰ Ἀραράτ ; super montes Armeniae). L’académicien supposa donc que ce qui fut conservé fut le souvenir du massif montagneux d’où partirent les migrations après le grand cataclysme. Ces hauts plateaux du Pamir auraient alors été considérés par les migrants comme la terre ancestrale et donc par extension le lieu de l’origine de l’humanité : « Je n’ai pas d’ailleurs prétendu soutenir que le paradis terrestre aurait été réellement situé dans la haute région où je l’ai placé. Je me suis moins occupé des réalités antéhistoriques que des croyances religieuses, abstraction faite des modifications que le déluge a pu apporter à la surface de nos continents. Or, j’ai vu les plus anciennes traditions venir converger vers le plateau de Pamir, comme vers un centre commun, et j’en ai conclu que ce plateau avait été le point de départ de la migration des peuples après le dernier cataclysme. De là à la croyance que ce point central avait été le berceau de l’espèce humaine, il n’y avait qu’un pas, et ce pas a été franchi par les Sémites aussi bien que par les Aryas. »492

Malgré cette restitution « historique » des mouvements migratoires sémiticoaryens, J.-B.-Fr. Obry ne s’intéressa guère aux récits diluviens en tant que tels, car, à ses yeux, il avait été déjà démontré par la plupart des indianistes que les récits indo-iraniens faisaient mémoire du grand cataclysme au même titre que les traditions biblique et assyro-babylonienne. Néanmoins, dans son introduction, il rappela, à partir de l’ouvrage d’E. Renan493, le débat qui avait animé les savants du début de son siècle et les avancées de son temps, à savoir les discussions qui avaient opposé E. Burnouf, Ch. Lassen et F. Nève, défenseurs de l’emprunt 492 493

OBRY 1858, p. 198. RENAN 1855, p. 458.

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chaldéen ou biblique, à H. Ewald qui privilégiait et maintenait toujours une origine ārya. Les études védiques de R. von Roth, A. Weber, Fr. Windischmann et A. Kuhn avaient depuis confirmé la théorie de H. Ewald, selon Obry d’après les propos d’E. Renan. Une conclusion s’imposait donc à ces débats : « Il paraît en résulter que les récits indiens du Çatapâtha-Brâhmana, du Mahâbhârata et du Bhâgavata-Pourâna, sur le déluge de Manou-Vâivasvata, ne seraient que les échos partiels, plus ou moins altérés, de la tradition générale sur le grand cataclysme »494. Cette supposition permit à J.-B.-Fr. Obry d’entreprendre son comparatisme sans être tributaire d’un quelconque emprunt historique. En effet, si Sémites et Aryens avaient conservé chacun dans leur culture le souvenir d’un grand cataclysme, alors ils avaient tout aussi bien pu garder en mémoire et transmis de génération et génération celui du lieu originel d’où ils avaient migré après s’être réfugiés sur une hauteur. De fait, l’académicien renversa l’origine même, par ailleurs douteuse, précisa-t-il, du mot hébreu Ararat. Si les traditions puisaient dans un fonds commun, alors il fallait certainement voir dans le terme Ararat une altération du mot indo-iranien « Aryāratha, char des Aryas », désignant une haute montagne autour de laquelle tourne « le char des sept Mahârchis Brâhmaniques, des sept Amschaspands persans et des sept Kôkabim chaldéens, c’est-à-dire le char des sept astres de la grande Ourse »495. Il fut d’autant plus conforté dans son équation linguistique que le récit diluvien épico-purāṇique racontait que Manu avait été accompagné par les sept ṛṣi qui l’aidèrent à amarrer, au moment opportun, le navire au sommet de la montagne496. Ainsi, à la différence d’E. Renan, J.-B.-Fr. Obry accepta l’idée d’une cohabitation primitive sémitico-aryenne. Toutes les analogies repérées entre les différentes traditions indo-iranienne et sémitique ne relèveraient donc pas d’un emprunt, mais bel et bien d’un « souvenir commun que les races aryennes et sémitiques ont rapporté de l’Airyanem-Vaêdjô, leur commune patrie »497. 4.1.11. MaxMülleretlachronologiedesVeda La théorie d’un lieu commun primitif s’imposa au monde scientifique lorsque les avancées philologiques et linguistiques ne laissèrent plus aucun doute sur l’existence ancienne d’une famille de langues parlées depuis la plus haute antiquité et perpétuées parmi les nations réparties sur une vaste aire géographique s’étendant de l’Irlande à l’Inde. Dans le deuxième quart du XIXe siècle, suite aux études de plus en plus précises des indo-iranologues, l’Inde perdit progressivement son 494 495 496 497

OBRY 1858, OBRY 1858, OBRY 1858, OBRY 1858,

p. p. p. p.

3. 5-6. 6. 204.

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statut de berceau de l’humanité et le sanskrit celui de langue mère au profit de l’Asie centrale et d’une langue commune proto-indo-européenne. À la lecture du ṚgVeda et de l’Avesta, la mise en évidence d’un fonds commun linguistique et religieux indo-iranien ancien prouvait qu’à un moment de l’histoire, Iraniens et Indo-ārya avaient été en contact ou bien que des clans se séparèrent pour poursuivre leur migration chacun de leur côté, les uns vers les hauts plateaux de la Perse, les autres vers la haute vallée de l’Indus. Les études comparées indoeuropéennes et sémitico-aryennes tendaient, comme nous l’avons vu, à démontrer l’existence d’une humanité primitive qui, originaire de quelque région centrasiatique, se serait dispersée sur l’ensemble des territoires proche-orientaux et asiatiques, invitèrent à l’inverse certains savants, tel E. Renan, à réfuter tout fonds commun sémitico-aryen et demandèrent aux indo-iranologues de préciser encore et toujours les différentes routes migratoires empruntées notamment par les deux groupes dont les vestiges linguistiques conservés dans l’Avesta et le Ṛg Veda, assuraient une antiquité certaine498. L’enjeu était de taille parmi les milieux intellectuels non confessionnels et confessionnels, car de l’une ou de l’autre hypothèse résultait le lieu géographique du supposé berceau de l’humanité, soit le ProcheOrient, gardant ainsi sauve l’histoire biblique des premiers temps, soit l’Asie centrale, bouleversant l’histoire sacrée chrétienne en la rattachant au monde aryen. Néanmoins, dans le domaine de la mythologie comparée indo-iranienne, le mythe du déluge y faisait défaut. Nulle part dans le ṚgVeda, n’était fait mention d’un quelconque cataclysme qu’il aurait été possible de rapprocher du récit diluvien du Śatapatha Brāhmaṇa et des versions biblique, chaldéenne et grecque. Bien que cette absence dans la strate la plus archaïque du Veda eût enlevé toute primauté 498

En 1856, dans sa MythologiedesaltenIndien, l’orientaliste et diplomate allemand Wollheim da Fonseca (1810-1884), qui avait enseigné à l’université de Berlin, présenta brièvement le mythe du déluge indien à partir des seules versions du Mahābhārata et des Purāṇa et, comme d’autres avant lui, affirmait qu’il s’agissait là du souvenir le plus ancien que l’humanité avait conservé du grand cataclysme : « Cette légende du déluge est, comme je l’ai signalé plus haut, l’une des plus anciennes réminiscences de l’humanité et une connaissance commune de presque toutes les légendes religieuses du monde » (« Diese Fluthsage ist, wie ich bereits oben bemerkt habe, eine der ältesten Reminiscenzen der Menschheit und ein Allgemeingut fast aller Religionssagen der Welt », FONSECA 1856, p. 27). En 1969, A. Weber fit un compte rendu négatif de cet ouvrage relevant au passage que l’auteur n’était visiblement pas au courant des débats qui animaient les indianistes au sujet de l’origine du mythe indien : « L’auteur défend la tendance à faire dériver tous les mythes étrangers des prototypes indiens, à un degré très douteux, ainsi par exemple pour ce qui est de l’histoire de la Création dans la Genèse et dans la légende du déluge. L’auteur ne semble même pas avoir une vague idée de l’état actuel de la critique sur l’histoire et la littérature indiennes. » (« Der Verfasser huldigt der Neigung, alle fremden Mythen aus indischen Prototypen herzuleiten, in einem sehr bedenklichen Grade, so z. B. auch bei der Schöpfungsgeschichte in der Genesis und bei der Flutsage ! Von dem jetzigen Stande der Kritik über indische Geschichte und Literatur scheint derselbe überhaupt nicht eine blasse Ahnung zu haben. », WEBER 1869, p. 133).

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au mythe diluvien indien, il restait à déterminer pour les indianistes une datation approximative de l’ensemble des textes védiques. La datation du monument littéraire le plus ancien de l’Inde, à savoir le Ṛg Veda, pouvait, en effet, apporter quelque éclaircissement sur la date de formation des Brāhmaṇa. À ce titre, les efforts poursuivis dans ce sens par Max Müller499 (1823-1900) méritent d’être soulignés, car ils sont à l’origine d’une chronologie textuelle qui fit concensus dans les milieux académiques européens500 durant tout le XIXe siècle et une bonne partie de la première moitié du XXe siècle. À la fin des années 1850, les recherches sur le Ṛg Veda avaient grandement avancé eu égard au début du siècle. Les manuscrits védiques qui furent collectés par Antoine-Louis Polier (1741-1795), Robert Chambers (1737-1803), Williams Jones (1746-1794) et Henri Thomas Colebrooke (1765-1837), tous rattachés à l’East India Company, et qui furent déposés au British Museum et à la bibliothèque de l’East India Company de Londres ainsi qu’à la Bodleian Library d’Oxford, rendirent d’immenses services à deux jeunes indianistes allemands, tous deux élèves de Fr. Bopp : Friedrich August Rosen (1805-1837)501 et Friedrich Maximilian Müller. Si H. Th. Colebrooke502 fut certainement le premier à avoir donné une description du Ṛg Veda et à avoir proposé une traduction anglaise d’un choix d’hymnes dont la langue archaïque lui résistait en de nombreuses occurrences, ce fut assurément Fr. A. Rosen qui s’engagea dans le long et difficile travail d’édition et de traduction intégrales de l’hymnaire indien. Après avoir publié, en 1830, une traduction latine de sept hymnes (sūkta)503 sur mille vingt-huit d’après un manuscrit d’A.-L. Polier conservé au British Museum504, il se démit de sa charge d’enseignement des langues orientales à l’université de Londres, qu’il assurait depuis 1927, pour se consacrer exclusivement à cette édition. Devenu secrétaire de la Royal Asiatic Society de Grande-Bretagne, il ne put malheureusement préparer que le premier des dix maṇḍala. De santé fragile depuis son enfance et s’étant épuisé à la tâche, il mourut à l’âge de trente-deux ans, en 1837, sans avoir achevé sa monumentale œuvre basée sur la lecture de deux manuscrits, l’un conservé à la bibliothèque de l’East India House de Londres, l’autre provenant de la collection privée de R. Chambers. L’année suivante, ses collègues, profondément attristés par 499

500

501 502 503 504

Sur la vie de M. Müller voir HARRIS 1867, MÜLLER 1901, MÜLLER G. A. 1902, CHAUDHURI 1974, VAN DEN BOSCH 2002 et STONE 2002. Nous n’aborderons pas ici la chronologie des textes védiques proposée par les savants indiens. Voir DUCŒUR 2014c et 2016. Pour sa biographie, voir BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE 1843b. COLEBROOKE 1805. ROSEN 1830. Voir la lettre de Fr. Rosen adressée de Londres à Fr. Bopp en date du 26 février 1830 dans LEFMANN 1891, p. 191*.

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cette disparition si prématurée, publièrent le travail505 qu’il avait déjà accompli : l’édition des cent vingt et un premiers hymnes en une écriture indienne (nāgarī) non accentuée, leur transcription en lettres latines, leur traduction en latin « précise et serrée506 » et des notes jusqu’à l’hymne trente-deux. Ses amis E. Burnouf et Horace Hayman Wilson (1785-1860), Boden Professor of Sanskrit de l’université d’Oxford, avaient pensé poursuivre son œuvre. Mais, accablés eux-mêmes par de longs travaux d’éditions et de traductions de sources sanskrites, ils durent se résigner. Le jeudi 20 mars 1845507, huit ans après le décès de Fr. Rosen, E. Burnouf retrouva l’espoir de voir, un jour, édité le ṚgVeda. Il venait d’accorder un entretien à un jeune allemand qui, sur le conseil de son professeur Fr. Bopp, était arrivé à Paris pour suivre ses cours au Collège de France et dont il apprécia très vite les capacités intellectuelles et linguistiques. Ce fut donc à Max Müller, « son élève de cœur », que Burnouf confia personnellement cette longue et difficile tâche d’une édition intégrale que l’Europe savante attendait avec impatience depuis plus d’un siècle. Et si Max Müller avait osé dire à E. Burnouf lors de cette entrevue qu’il jugeait les hymnes ṛgvédiques « verystupid », il ne tarda pas à saisir toute l’urgence d’une édition du Ṛg Veda telle que la formulait son nouveau maître : « We know what is in the Upanishads, but we want the Hymns and their native Comments »508. Le jeune allemand suivit donc les cours de son nouveau professeur français et régla sur ses avis la suite de sa carrière intellectuelle : « J’ai attentivement suivi ses leçons, qui étaient sur les hymnes du Rig-veda et qui m’ont ouvert à un monde complètement nouveau. Nous avions le premier livre du Rig-Veda publié par Rosen, et les explications de Burnouf étaient, de toute évidence, délectables. […] Je ne pourrai jamais suffisamment exprimer toute ma gratitude à son égard. Il m’a été d’une grande assistance pour clarifier et rassembler mes pensées. “Soit une chose, soit l’autre”, disait-il. “Soit vous étudiez la philosophie indienne et commencez avec les Upanishads et lecommentairedeSankara, soit vous étudiez la religion indienne et vous vous tenez au Rig-vedaet copiez les hymnes et lecommentairedeSayana,et alors vous serez notre grand bienfaiteur.” Un grand bienfaiteur ! C’était bien trop pour moi, un simple nain en présence de géants. Mais les mots de Burnouf ont renforcé de plus en plus mon désir de m’abandonner au Veda. » 509 505 506 507 508 509

ROSEN 1838. RENOU 1928, p. 3. MÜLLER G. A. 1902, vol. 1, p. 33. MÜLLER 1901, p. 169. « I [Müller] carefully attended his [Burnouf] lectures, which were on the Hymns of the Rig-veda and opened an entirely new world to my mind. We had the first book of the Rig-veda as published by Rosen, and Burnouf’s explanations were certainly delightful. […] I never can adequately express my debt of gratitude to him. He was of the greatest assistance to me in clearing my thoughts and directing them into one channel. “Either one thing or the other,” he said. “Either study Indian philosophy and begin with the Upanishads and Sankara’s commentary, or study Indian religion and keep to the Rig-veda, and copy the Hymns and Sayana’scommentary, and

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L’engagement de Müller dans ce travail d’édition fut total. Il dura vingt-neuf ans. Après avoir recopié les manuscrits du ṚgVeda et du commentaire de Sāyaṇa conservés à la Bibliothèque royale de Paris, E. Burnouf le recommanda à son collègue H. H. Wilson afin qu’il pût travailler sur des manuscrits de bonne qualité conservés en Angleterre. En juin 1846510, M. Müller débarqua à Londres. Grâce à l’appui de H. H. Wilson et surtout du chevalier von Bunsen (1791-1860), alors ambassadeur de Prusse en Angleterre, il obtint enfin l’accord financier511 de la puissante East India Company pour la publication de l’édition du ṚgVeda, accompagné du commentaire médiéval intégral de Sāyaṇa. Le premier volume fut achevé dès l’automne 1847 et le dernier en février 1873 — sorti de chez l’imprimeur en 1874 —, les six volumes comptant pas moins de 6469 pages d’écriture nāgarī inquarto. Cette édition du Ṛg Veda, à partir de laquelle l’indianiste anglais Ralph Thomas Griffith (1826-1906) réalisa sa traduction de l’hymnaire publiée en 1889, n’a pas seulement permis aux indianistes de prendre connaissance de son contenu et de le confronter au reste de la littérature indienne postérieure, elle a été l’instrument qui permit un nouveau départ tant en linguistique qu’en histoire comparée des religions. Les vingt-neuf années passées à lire le ṚgVeda, à en comprendre la langue, la poétique, les doctrines religieuses ont conduit M. Müller à formuler quelques hypothèses et théories dans ces deux domaines de recherche, poursuivant ainsi le travail de son maître E. Burnouf, comme il en témoigna dans la préface de son deuxième volume publié en 1854 : « Il n’y avait pas alors en Europe de savant qui fût plus versé que Burnouf dans la langue et dans les traditions du Véda. Ami intime de Rosen, lui seul perpétua, après la mort de Rosen, la tradition des études védiques. Il voulait que tous ceux qui venaient travailler sous lui fussent pénétrés de l’importance de ces études, et il leur prouvait que, pour avoir une intelligence vraie de l’histoire primitive de l’humanité, et pour faire une étude comparative des religions de l’Orient, la connaissance du Véda était indispensable. »512

Comme le notait George Rawlinson (1812-1902), frère de l’assyriologue Henry Rawlinson (1810-1895), des études védiques initiées par Burnouf et continuées par Rosen et Müller, « sortit l’étude comparée des religions, qui exerça sur la

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512

then you will be our great benefactor.” A great benefactor! That was too much for me, a mere dwarf in the presence of giants. But Burnouf’s words confirmed me more and more in my desire to give myself up to the Veda. », MÜLLER 1901, p. 169 et 178. MÜLLER G. A. 1902, vol. 1, p. 48. La première édition en six volumes, tirée en cinq cents exemplaires, aura coûté à l’East India Company et au gouvernement britannique 7500 livres sterling. HARRIS 1867, p. 17 (= RVS II-1854, p. xl).

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pensée moderne une action à laquelle on ne peut comparer que celle de l’Origine desEspèces de Darwin » 513. Le chevalier von Bunsen, ami et bienfaiteur de M. Müller514, entretint avec ce dernier une longue correspondance. S’il travaillait, pour sa part, dans le domaine de l’égyptologie et du christianisme, notamment sur l’Elenchos, il s’intéressait de très près aux découvertes des indo-iranologues afin d’enrichir son œuvre majeure BibelwerkfürdieGemeinde. Le 10 et 12 mars 1856, il écrivit de sa résidence de Charlottenberg à M. Müller pour lui demander si le Veda renfermait quelques traditions sur le déluge, la création et la chute de l’Homme ainsi que son opinion sur cette importante question de la localisation du berceau de l’humanité telle qu’elle se posait à la lecture des différentes variantes du récit diluvien indien : « Je ne trouve notamment rien de similaire à l’histoire du déluge, que vous m’avez bien évidemment racontée. Je m’en remets conséquemment à vous et à votre amitié, en espérant que vous pourrez rédiger pour moi les points les plus indispensables, qui jusqu’à présent n’existent pas chez Colebrooke et Wilson, que je peux commander de Berlin. (1.) Sur la tradition du Déluge ; (2.) Sur la Création de l’Homme, s’il y en a (3.) Sur la Chute de l’Homme ; (4.) Sur les souvenirs des Habitatsprimitifsde l’autre coté du Meru et de la Bactrie, s’ils existent. Je sais, bien sûr, ce que Lassen dit. Je ne m’attends pas à beaucoup, comme vous le savez, de la part de ces émigrants passionnés, mais toute information est la bienvenue. » 515

Avant même la réponse de Müller, l’ambassadeur allemand eut l’opportunité de lire les traductions du mythe du déluge indien publiées par A. Weber en 1850 et par R. von Roth en 1847. À ses yeux, ces versions indiennes du déluge tant védique qu’épico-purāṇiques, n’étaient qu’historiette d’enfant probablement rapportée du Golf persique ou de Babylonie en Inde et reprenant à bon compte la 513 514

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SCHWAB 1950, p. 140-141. M. Müller dédicaça son premier volume ChipsfromagermanWorkshop publié en 1867 à von Bunsen qui avait longuement et patiemment argumenté auprès de l’East India Company afin d’obtenir d’elle la garantie du financement intégral de l’édition du ṚgVeda qu’il ne put obtenir auprès du roi de Prusse. Aussi le titre donné à ses travaux d’indianisme et d’histoire des religions, publiés de 1867 à 1875, en cinq volumes, rendait hommage à ce bienfaiteur des études védiques. Von Bunsen lui déclara, en effet, le jour de l’obtention de ce précieux financement : « Maintenant, vous avez un travail à vie – un large bloc qui prendra des années à planifier et à polir. Mais souvenez-vous, donnez nous de temps en temps quelques copeaux de votre atelier » (« Now, you have got a work for life – a large block that will take years to plane and polish. But mind, let us have from time to time some chips from your workshop. »), MÜLLER 1867, p. vii. « I find in particular nothing analogous to the history of the Deluge, of which you most certainly told me. I therefore throw myself on your friendship, with the request that you will write out for me the most necessary points, so far as they do not exist in Colebrooke and Wilson, which I can order from Berlin. (1.) On the Deluge tradition; (2.) On the Creation of Man, if there is any; (3.) On the Fall of Man; (4.) On recollections of the PrimitiveHomeson the other side of Meru and Bactria, if such are to be found. I know of course what Lassen says. I do not expect much, as you know, from these enthusiastic emigrants; but all is welcome. », MÜLLER 1871, p. 454.

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figure du dieu Oannès. Rien de bien consistant au final qui aurait pu l’aider dans son long travail d’exégèse biblique516 : « J’ai lu, depuis, l’essai de Weber sur le déluge des Hindous, dans le second volume des Étudesindiennes, et je puis vraiment vous dire maintenant que je comprends un peu de sanskrit, car l’essai est écrit en jargon brahmanique jonché de nombreux termes allemands et français. Oh, quel style ! Je lis toujours à ce jour Roth (Münchener Gelehrte Anzeigen). Je sais donc ce qu’il y a dedans. C’est-à-dire, un conte pour enfants venu de l’Inde par le Golfe persique, ou au moins par Babylone, à propos d’Oannes, l’homme transformé en poisson, qui leur apporte leur révélation et les sauve. N’avez-vous vraiment rien de mieux ? »517

Ce ne fut que le 14 mars que von Bunsen reçut une courte réponse de M. Müller envoyée depuis sa nouvelle demeure d’Oxford, située au 55 de la St. John’s Street. Il lui indiqua et confirma que l’hymnaire ṛgvédique ne faisait aucune allusion à un quelconque mythe du déluge et que ce dernier, présent dans le Śatapatha Brāhmaṇa, texte védique relativement récent, devait avoir été le résultat d’un emprunt comme l’avait déjà affirmé son maître E. Burnouf : « La légende du déluge n’apparaît pas dans les hymnes du Veda, mais dans les Brâhmanas.Burnouf la considère empruntée, et il est bien possible qu’il ait raison, car elle n’apparaît que dans un Brâhmanamoderne. La Chute est insinuée, non pas moralement, mais uniquement métaphysiquement. »518. Max Müller lui assura donc qu’il n’y avait également aucune notion de jugement moral divin dans la version brāhmanique la plus ancienne à la différence du récit génésiaque. Cette divergence était, semblet-il, d’importance pour le savant indianiste d’Oxford. En 1894, lors d’une entrevue pour le ChristianCommonwealth, il prit en exemple cette différence notoire pour bien marquer la distinction entre les écrits sacrés indiens et l’AncienTestament519. 516

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De ce fait, dans son BibelwerkfürdieGemeinde, von Bunsen ne fit aucune allusion au mythe du déluge indien. BUNSEN 1858, p. 19-21. « I have since read W.[eber]’s essay on the Deluge of the Hindús, in the second volume of the “Indian Studies;” and can really say now that I understand a little Sanskrit, for the essay is written in a Brahmanic jargon, thickly strewn with very many German and French foreign terms. O, what a style! I am still to-day reading Roth(Münchener Gelehrte Anzeigen). I know therefore what is in it; that is, a child’s tale which came to India from the Persian Gulf, or at least from Babylonia, about Oannes, the man in the shape of a fish, who gives them their revelation and saves them. Have you really nothing better? », MÜLLER 1871, p. 457. « The Flood-legend does not occur in the Hymns of the Veda, but in the Brâhmanas. Burnouf considers it borrowed, and he may be right, as it only occurs in a modern Brâhmana. The Fall is hinted at, not morally but only metaphysically », MÜLLER G. A. 1902, vol. 1, p. 176. « D’autres livres sacrés sont généralement des collections des souvenirs des temps anciens. Par exemple, dans le Veda, vous avez une description d’inondation simplement comme un déluge ; Dans l’AncienTestament, cela prend une signification éthique, c’est une punition et une récompense ; Il y a une différence entre les deux ; Et cette distinction se retrouve dans la totalité des livres sacrés. Il y a également, bien sûr, une profusion d’enseignements moraux dans les autres livres sacrés, mais la caractéristique qui distingue l’AncienTestament est que les Juifs se

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Restait donc à déterminer la datation du ŚatapathaBrāhmaṇa pour réinscrire ce commentaire ritualiste brāhmanique dans la chronologie générale de l’histoire de l’humanité. Or, aucun texte védique, pas plus que le Mahābhārata, n’offrait aux indianistes de quelconques indications de datation. Néanmoins, la clé de la chronologie de l’histoire indienne fut découverte, dès 1837, par l’administrateur britannique James Prinsep (1799-1840). En 1801, un fac-similé d’une inscription sur pilier de grès rose située à Delhi fut publié dans les Asiatic Researches, mais il fallut attendre 1837 pour que J. Prinsep (1799-1840), après plusieurs années de travail épigraphique acharné sur des inscriptions kuṣāṇa et gupta, d’études numismatiques et grâce à une géniale intuition520, parvint à percer le mystère de celle-ci521, puis à déchiffrer les inscriptions d’Allahabad, de Girnar et de Dhauli. Son déchiffrement exceptionnel des alphabets indiens anciens, la brāhmī et la kharoṣṭhī, lui permit de restituer un dialecte qu’il situa entre le sanskrit et le pāli et pour lequel, aidé de pandits indiens522, il finit par trouver un sens. Ces découvertes et avancées prodigieuses enthousiasmèrent les indianistes européens. Le 27 décembre 1837, E. Burnouf écrivait au découvreur : « Le jour où je 1’ai reçu523, j’allais à l’Académie. Quoique ce savant corps ne prête son attention en ce moment qu’au grec et à l’arabe, j’ai demandé la parole, et j’ai trouvé de la verve pour exposer tout ce que vous veniez de faire de beau et de grand par votre découverte. J’ai été écouté avec une religieuse attention, et je sais que la communication a fait quelque effet.

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considèrent eux-mêmes comme le peuple choisi de Dieu. Cette idée se retrouve dans le livre entier. » (« Other sacred books are generally collections of whatever was remembered of ancient times. For instance, in the Veda you get a description of the Flood simply as a deluge; in the Old Testament it takes an ethical meaning, it is a punishment and a reward; there is the difference between the two; and that distinction runs through the whole of the sacred books. There is, of course, plenty of moral teaching in the other sacred books also, but the distinguishing feature of the Old Testament is that the Jews feel themselves the chosen people of God. That idea runs through the whole book. », MÜLLER G. A. 1902, vol. 2, p. 323). Considérant que les constructions de Sānchī avaient été des commandes de donateurs zélés, il supposa que le terme qui se répétait systématiquement en finale de chacune des inscriptions des piliers devait être dānam (don). Cela lui permit d’identifier deux caractères et lui fournit une clé d’entrée dans cet alphabet ancien. PRINSEP 1837a, p. 452. PRINSEP 1837b, p. 567. Lorsqu’il dut rentrer en Angleterre à cause de son état de santé alarmant, James Prinsep savait qu’il n’aurait plus l’occasion de poursuivre ses travaux de déchiffrement et surtout de traduction en consultant les savants indiens : « C’est une immense interruption de mes recherches, car je ne serai pas assez longtemps en Europe pour augmenter la somme de mes connaissances, et, faute d’un Pandit à côté de moi, je serai incapable d’y poursuivre mon projet de lire les inscriptions, dont j’ai encore un si grand nombre entre les mains ! », Lettre de James Prinsep à Eugène Burnouf datée 24 octobre 1838 de Calcutta. DELISLE 1891, p. 533. Le cahier de juin 1837 du TheJournaloftheAsiaticSocietyofBengal.

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Chose singulière ! J’avais déjà fait des essais infructueux sur les copies du VIIe volume des AsiaticResearches.J’avais huit lettres, mais m’étant lourdement trompé sur l’une et ne sachant que faire d’une autre, je n’avais pu passer outre… Votre Nest un véritable trait de vive lumière, qui a rendu à ce caractère le même service que le ndes inscriptions cunéiformes de Rask. »524

Par recoupement avec les données du Mahāvaṃsa, J. Prinsep arriva à la conclusion que le roi qui avait fait graver ces inscriptions sur des piliers et des rochers et qui commençait ses proclamations royales par « devānaṃpiye piyadassi lāja hevaṃ āhā » (« Le roi ami des dieux au regard amical parle ainsi ») devait avoir été le roi Aśoka525, petit-fils de Candragupta auprès duquel Mégasthène avait séjourné à la fin du IVe siècle av J.-C. L’intérêt de ces inscriptions aśokéennes devint inestimable lorsque J. Prinsep déchiffra les deuxième et treizième édits sur rocher de Girnar dans lesquels Aśoka mentionnait le nom de plusieurs rois grecs (Aṃtiyako/Antiochos II de Syrie, Turamāyo/Ptolémée II Philadelphe d’Égypte, Aṃtekin/Antigone Gonatas de Macédoine, Magā/Magas de Cyrène) qui, tous, vivaient encore vers 260 av. J.-C. Ces identifications et ce synchronisme entre ces rois grecs, auxquels il convient d’ajouter Alikasudaro/Alexandre d’Épire, donnèrent enfin la clé de la chronologie de l’Inde ancienne. Dès lors, puisque Aśoka déclarait, huit ans après son sacre, avoir fait promulguer par ses émissaires sa loi socio-politique (dharma) jusque chez les rois grecs (yonarājā), son sacre avait dû avoir lieu en 268 av. J.-C. À partir de cette date plausible, il était devenu possible de calculer approximativement le parinirvāṇa du Buddha en fonction des indications temporelles de la tradition bouddhique conservée dans le Mahāvaṃsa (218 ans avant le sacre d’Aśoka), 268+218, soit en l’année 486 av. J.-C. La tradition bouddhique rapportant également que le Buddha aurait vécu 80 ans, il était alors aisé de calculer pareillement son année de naissance, 486+80, soit 566 av. J.-C.526 Cette datation de la vie du fondateur du bouddhisme, qui pouvait dorénavant faire son entrée dans la chronologie générale de l’humanité, restituée par les savants européens, ouvrait également une autre perspective, celle de la datation du Veda.

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DELISLE 1891, p. 312-313. Il fallut, néanmoins, attendre la découverte de l’inscription de Maski, en 1915, pour confirmer cette conjecture. En effet, ce texte est le seul à mentionner le nom du roi, devānaṃpiyassa asokassa (« de l’ami des dieux Asoka »). Les chiffres avancés par la tradition bouddhique sont probablement eux-mêmes construits (218 = 100 + 100 + 18). Les traditions sanskrite et tibétaine donnent 100 et 110 ans entre le parinirvāṇa du Buddha et le sacre d’Aśoka et non 218. La durée de vie du Buddha, 80 ans, est elle aussi sujette à caution. Elle signifie que le fondateur de ce mouvement śramanique aurait vécu assez longtemps. D’après les dernières recherches archéologiques, les indianistes datent aujourd’hui la mort du Buddha entre 400 et 380 av. J.-C. Voir BECHERT 1991.

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Ainsi, après les tentatives de H. Th. Colebrooke, Max Müller, qui travaillait depuis une dizaine d’années sur le ṚgVeda et sa littérature secondaire, établit à son tour une chronologie relative du Veda qu’il publia, en 1859, dans son ouvrage A History of Ancien Sanskrit Literature527 (Histoire de la littérature ancienne sanskrite). Aidé par les découvertes de J. Prinsep, les travaux sur l’histoire du bouddhisme d’E. Burnouf, il supposa que le Veda était assurément antérieur au Buddha. Il remonta le temps en répertoriant les textes védiques selon quatre grandes périodes : les Sūtra, entre 200 et 600 av. J.-C., les Brāhmaṇa, entre 600 et 800 av. J.-C., les Mantra, entre 800 et 1000 av. J.-C., et enfin les Chandas supposés avoir été composés entre 1000 et 1200 av. J.-C. Cette chronologie relative, qui avait le seul tort de voir dans toutes ces productions religieuses des périodes successives distinctes, fut largement acceptée par ses collègues indianistes. Selon l’hypothèse émise, la composition des hymnes (sūkta) ṛgvédiques remontait donc vers la fin du deuxième millénaire avant notre ère528. Ces sūkta étaient, de ce fait, bien plus anciens que tous les textes grecs et latins connus jusque-là529. Offrant à la grammaire comparée des langues indo-européennes une datation historique, M. Müller pouvait alors déclarer : « Dans la mesure où nous sommes Aryens par le langage, c’est-à-dire, en pensée, jusqu’à présent, le ṚgVeda est notre livre le plus ancien »530. Au vu des rapprochements possibles entre les mythes appartenant à tous ces anciens peuples dont les langues dérivaient toutes d’une langue commune, M. Müller supposa que les compositeurs des sūkta, qui se déclaraient eux-mêmes ārya, avait dû investir les territoires du Nord-Ouest indien puis s’installer au Pañjāb au cours du deuxième millénaire av. J.-C. Mais à la différence de certains de ses collègues européens, il ne voyait aucunement, dans ces nombreux peuples anciens répartis de la Scandinavie à l’Inde, la preuve d’une quelconque race āryenne, car, pour cet historien et linguiste, seules les langues anciennes ou modernes issues d’une langue mère dite indo-européenne pouvaient être qualifiées d’ārya et par extension, dans son souci continu d’atténuer la fracture entre Occident et Orient, et surtout entre l’Angleterre et sa colonie indienne 527 528

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MÜLLER 1859. Aujourd’hui, grâce à des études dialectologiques plus minutieuses et à l’appui de découvertes archéologiques, les spécialistes s’accordent pour donner une datation encore plus haute. Les hymnes auraient été composés durant la période chalcolithique et l’âge du Bronze de 1700 av. J.-C. à 1200 av. J.-C., date de l’apparition du fer dans les régions du Nord-Ouest indien. Voir WITZEL 1989. Les tablettes comportant des inscriptions dites Linéaire B ne seront découvertes par Arthur John Evans (1851-1941) qu’en 1900 et le Linéaire B déchiffré par Michael Ventris (1922-1956) qu’en 1952. Et encore, ces quelques inscriptions n’ont rien de comparable avec la richesse poétique des 1017 hymnes du ṚgVeda. Quant au hittite, il ne sera déchiffré qu’à partir de 1914 par Bedřich Hrozný (1879-1952). « In so far as we are Aryans in speech, that is, in thought, so far the ṚgVeda is our own oldest book », KAEGI 1886, p. 25.

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que des administrateurs britanniques dirigeaient d’une main de fer, toute personne sans exception parlant une langue héritière de la dite langue mère archaïque : « J’ai déclaré encore et encore que, si je dis Aryas, je ne parle ni de sang ou d’os ni de cheveux ou de crâne : je veux simplement dire ceux qui parlent un langage aryen. La même chose s’applique aux Hindous, aux Grecs, aux Romains, aux Allemands, aux Celtes et aux Slaves. Quand je parle d’eux, je ne m’engage à aucune caractéristique anatomique. Les scandinaves aux yeux bleus et cheveux blonds étaient peut-être des conquérants ou des conquis, ils ont peut-être adopté le langage de leurs sombres seigneurs ou de leurs sujets, ou vice-versa. Je n’affirme rien au-delà de leur langage quand je les appelle Hindous, Grecs, Romains, Allemands, Celtes et Slaves. Et en ce sens, et en ce sens uniquement, je dis que même les Hindous les plus noirs représentent une étape plus ancienne du langage et de la pensée Aryenne que le plus blond des Scandinaves. Ceci peut paraître un langage un peu fort, mais quand il s’agit de questions d’une telle importance, nous ne pouvons pas être trop tranchés dans le choix de nos termes. Pour moi un ethnologue qui parle de race aryenne, de sang aryen, d’yeux et de cheveux aryens, est aussi loin de la vérité qu’un linguiste qui parle de dictionnaire dolichocéphale ou de grammaire brachycéphale. »531

Ainsi, pour lui, le ŚatapathaBrāhmaṇa, texte récent parmi les Brāhmaṇa, ne pouvait pas remonter plus haut que le IXe siècle av. J.-C.532 et devait donc être situé plutôt entre le VIIIe et le VIIe siècle av. J.-C., période qui correspond au plein essor de l’empire néo-assyrien et, plus particulièrement, de la dynastie des Sargonides. Si, dans cet ouvrage sur l’histoire de la littérature sanskrite, il donna la traduction de l’histoire de Manu sauvé du déluge533, il ne fit néanmoins aucun commentaire à son propos. Il prit ce mythe pour illustrer avant tout le caractère hétéroclite du ŚatapathaBrāhmaṇa et montrer que ce texte de l’école du Yajur Veda blanc fut 531

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« I have declared again and again that if I say Aryas, I mean neither blood nor bones, nor hair nor skull; I mean simply those who speak an Aryan language. The same applies to Hindus, Greeks, Romans, Germans, Celts, and Slaves. When I speak of them I commit myself to no anatomical characteristics. The blue-eyed and fair-haired Scandinavians may have been conquerors or conquered, they may have adopted the language of their darker lords or their subjects, or vice versa. I assert nothing beyond their language when I call them Hindus, Greeks, Romans, Germans, Celts, and Slaves; and in that sense, and in that sense only, do I say that even the blackest Hindus represent an earlier stage of Aryan speech and thought than the fairest Scandinavians. This may seem strong language, but in matters of such importance we cannot be too decided in our language. To me an ethnologist who speaks of Aryan race, Aryan blood, Aryan eyes and hair, is as great a sinner as a linguist who speaks of a dolichocephalic dictionary or a brachycephalic grammar. », MÜLLER 1888, p. 120. M. Müller se gardait néanmoins une certaine marge de liberté : « Si, par conséquent, nous limitons l’âge des Brahmanas aux deux siècles compris entre 600 et 800 av. J.-C., il est plus probable que par la suite ces limites devront être étendues plutôt que considérées comme trop larges. » (« If, therefore, we limit the age of the Brahmanas to the two centuries from 600 to 800 b.c, it is more likely that hereafter these limits will have to be extended than that they will prove too wide. », MÜLLER 1859, p. 445). MÜLLER 1859, p. 425-427.

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l’objet d’un long processus de composition probablement sur plusieurs siècles, eu égard à la longue liste de maîtres d’école védique y figurant, et de conclure : « Ces extraits des Brâhmaṇas seront suffisants pour montrer qu’il y a de nombreuses informations singulières à recueillir de ces recueils »534. Quant au mythe du déluge indien lui-même, M. Müller l’aborda à deux reprises, la première, en 1864, lorsqu’il réfuta l’analyse du récit diluvien faite par Fr. Spiegel, la seconde, en 1883, quand il émit des objections à l’idée d’une influence babylonienne dans les compositions des hymnes du ṚgVeda, à une période où s’imposait progressivement la théorie panbabylonienne développée par l’assyriologue allemand Eberhard Schrader (1836-1908).

4.2. Considérations générales sur les années 1860 Les années 1860 furent la dernière décennie — avant la découverte de George Smith en 1872 —, durant laquelle le déluge indien fut encore comparé au déluge biblique ou étudié pour établir l’origine des Ārya. Mais elles furent également des années fondamentales dans le domaine de la biologie, de la géologie et de la paléontologie. La publication, en novembre 1859, de OntheOriginofSpeciesby MeansofNaturalSelection,orthePreservationofFavouredRacesintheStruggle for Life535 (De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie) par Charles Darwin (1809-1882), les travaux de ses confrères Alfred Russel Wallace (1823-1913), Joseph Dalton Hooker (1817-1911) et Thomas Henry Huxley (1825-1895) entraînèrent un renouveau sans précédent en biologie et par extension dans la connaissance de l’évolution des espèces animales et végétales dans leur milieu ambiant. L’éminent géologue Charles Lyell (1797-1875), qui, par sa théorie de l’uniformitarisme, avait infirmé la thèse du catastrophisme de Georges Cuvier et qui s’intéressa de près aux recherches de Ch. Darwin et d’A. R. Wallace publia, en 1863, son nouvel ouvrage The Geological Evidences of the Antiquity of Man with RemarksofTheoriesoftheOriginofSpeciesbyVariation536 (Lespreuvesgéologiquesdel’antiquitédel’hommeaveccommentairessurlesthéoriesdel’origine desespècesparvariation). Les théories du déluge universel ou de déluges locaux et la représentation catastrophiste développée par G. Cuvier, laissèrent place à la théorie sur l’extension des glaciers initiée par les savants suisses Ignaz Venetz 534

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« These extracts from the Brâhmaṇas will be sufficient to show that there is much curious information to be gathered from these compilations. », MÜLLER 1859, p. 427. DARWIN 1859. LYELL 1863.

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(1788-1859), Jean de Charpentier (1786-1855) dans les années 1830 et confirmée par les géologues William Buckland (1784-1856), Louis Agassiz (1807-1873), et Charles Lyell entre 1840 et 1860. Dès lors, dans les années 1860, la dissociation sémantique entre le mythe du déluge biblique et le terme géologique dilivium utilisé pour la première fois par W. Buckland, en 1823, pour désigner une couche géologique qu’il pensait avoir été formée au temps du déluge noachique, fut définitivement acquise537. La théorie des glaciers et des ères glaciaires ainsi que la naissance de la discipline de la préhistoire, notamment grâce aux découvertes de fossiles d’hominidés dits antédiluviens par Jacques Boucher de Perthes538 (17881868) et Alfred Gaudry (1827-1908), eurent définitivement raison de la vieille conception des temps anté et postdiluviens bibliques, du moins dans les milieux scientifiques de la géologie et de la paléontologie539. Ces avancées furent assez rapidement livrées au grand public comme en témoigne l’ouvrage du vulgarisateur scientifique Louis Figuier (1819-1894), LaTerreavantleDéluge, publié en 1863. Mais pour les philologues et les indo-européanistes, les études des sources textuelles anciennes, encore trop peu appuyées par l’archéologie, qui avaient pour objectif premier de déterminer soit l’origine du peuple Ārya, soit les voies historiques de diffusions possibles du mythe du déluge, tâtonnaient encore. Si la figure de Manu, en tant que législateur et auteur mythique d’un traité normatif brāhmanique, le Mānavadharmaśāstra, avait enrichi, dès 1843, la seconde édition de la Biographie universelle ancienne et moderne de Louis-Gabriel Michaud (1773-1858) par un article de six colonnes rédigé par J. Barthélemy Saint-Hilaire540, ce ne fut finalement que dans la Nouvellebiographiegénérale des frères Ambroise Firmin (1790-1876) et Hyacinthe Firmin Didot (1794-1880), publiée en 1860, que Delattre541 mentionna brièvement l’histoire diluvienne à 537 538

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RUDWICK 2009. L’intuition de J. Boucher de Perthes, formulée au début des années 1830 et supposant l’existence de l’homme à l’époque du pléistocène (à partir de 12 000 av. J.-C.), bien antérieure au déluge de Noé daté de 2348 av. J.-C. par J. Ussher et plus encore de la Création remontant à 4004 av. J.-C. selon la tradition chrétienne, fut confirmée par ses découvertes comme il le rappela en 1860 : « Près d’un quart de siècle s’est écoulé depuis qu’ici même je vous entretenais de l’ancienneté de l’homme et de sa contemporanéité probable avec ces mammifères gigantesques, dont les espèces, anéanties lors de la grande catastrophe diluvienne, n’ont pas reparu sur la terre. Ce système que je soumettais à votre examen était nouveau : cet homme antérieur au déluge, cet homme qui vivait, au milieu de ces colosses ses aînés dans la création, n’était pas reconnu par la science. », BOUCHER DE PERTHES 1860, p. 1. Sur les débats autour du déluge universel et les découvertes géologiques et paléontologiques au XIXe siècle, voir en dernier lieu PIZANIAS 2012. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE 1843a. Nous n’avons pu identifier ce rédacteur, peut-être s’agit-il de Charles Delattre qui, dans le troisième tome de L’univers ou le spectacle de la nature et de l’industrie humaine, écrivit sur la société indienne et les LoisdeManou. DELATTRE 1838, p. 39.

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laquelle échappa le législateur Manu : « Un bel épisode du Mahabharata nous apprend comment Manou se sauva du déluge en construisant une arche qu’un poisson intelligent conduisait par une bride à travers l’abîme des eaux »542. Mais en dehors de cette brève mention du déluge, l’auteur fut loin d’avoir eu l’approche critique sur le Mānavadharmaśāstra, qu’en avait eu J. Barthélemy Saint-Hilaire. En 1843, ce dernier avait, en effet, dénoncé la haute antiquité que W. Jones, H. Th. Colebrooke et Antoine-Léonard Chézy (1773-1832) lui avaient prêtée en le situant vers le XIIe siècle av. J.-C. Il estima pour sa part que la qualité du sanskrit classique avec lequel ce traité normatif brāhmanique avait été rédigé, rendait impossible toute datation aussi haute et qu’il fallait, de ce fait, le situer, au plus tôt, peu après l’apparition du bouddhisme, c’est-à-dire entre le VIe siècle et le Ve siècle av. J.-C. Or, dans l’article de Delattre, publié en 1860, l’ouvrage indien est prétendu remonter entre 1500 et 1200 av. J.-C. comme l’avait supposé W. Jones en son temps. Il y a donc toute probabilité que cette notice sur la figure de Manu ait été rédigée après la découverte de la version épique du déluge indien, en 1829, et avant la publication de la traduction française du Mānavadharmaśāstra par Auguste Loiseleur-Deslongchamps (1805-1840), publiée en 1833, que l’auteur semble ignorer, c’est-à-dire certainement entre 1831 et 1833. Dans leur introduction, les frères Didot avaient précisé qu’ils avaient tiré certaines notices d’ouvrages savants et reconnus. Il semble bien que ce fut le cas pour l’article sur l’ancêtre commun et législateur des Indo-ārya. Ainsi, l’amalgame entre le mythe du déluge, dont le principal protagoniste, dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, le Mahābhārata, le Matsya Purāṇa et l’Agni Purāṇa, est Manu, et l’auteur mythique du Mānavadharmaśāstra vit le jour aussi bien dans cette Nouvellebiographiegénérale que dans l’ouvrage d’Adolphe Franck (1810-1893), Étudesorientales, paru en 1861 : « Je veux parler du Manava-Dharma-Sastra ou du Livre des lois de Manou. Manou est pour les peuples qui habitent les bords de l’Indus et du Gange, ce que sont à la fois Moïse et Noé pour le peuple hébreu. Après avoir sauvé le genre humain du déluge universel, dont la tradition s’est conservée dans ces contrées comme dans le monde entier, il a fondé la première société et lui a donné ses premières lois. Il est quelque chose de plus encore ; car le génie indien semble se plaire dans les complications les plus merveilleuses ; il est le premier des Maharchis ou personnages surnaturels qui ont, chacun son tour, pendant une période déterminée, produit et gouverné le monde ; et comme le père de cette génération divine, il descend directement, il est le petit-fils de Brahma. »543

Professeur de philosophie du droit au Collège de France, A. Franck présenta dans ses leçons quelques-unes des caractéristiques du droit brāhmanique tel qu’il 542 543

DELATTRE 1860, p. 245. FRANCK 1861, p. 12-13.

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était alors accessible à travers la lecture du Mānavadharmaśāstra dans sa traduction française réalisée par A. Loiseleur-Deslongchamps. Mais, si, dans ce traité normatif, il est effectivement question des âges du monde ou yuga et de la dissolution périodique de l’univers, aucune allusion n’est faite à un quelconque déluge, encore moins à l’histoire de Manu sauvé de la montée des eaux. Il faut donc plutôt considérer que le ou les auteurs du Mānavadharmaśāstra, loin d’avoir repris ce thème mythologique, ont plutôt adjoint à la figure de l’ancêtre commun et du sacrifiant archétypal, la fonction de premier législateur. Ce genre d’imprécision n’était pas le seul fait d’A. Franck. En 1863, en effet, dans son EssaisurleVêda544, Émile Burnouf (1821-1907), cousin d’Eugène Burnouf, ne semblait pas connaître la version védique du mythe du déluge. Dans son dernier chapitre, intitulé « Ce qui n’est pas dans le Vêda »545, il s’efforça de réfuter l’idée de toute concomitance entre les hymnes ṛgvédiques et les écrits bibliques. D’ailleurs, fit-il remarquer, le Ṛg Veda ne faisait aucune référence aux peuples sémitiques, notamment aux Hébreux, pas plus que la Bible aux Indo-ārya établis dans la haute vallée indusienne au cours du IIe millénaire av. J.-C. Bien qu’il datât le ṚgVeda de 1600 av. J.-C. et qu’il acceptât que le contenu de la Genèse dût reposer lui-même sur d’antiques matériaux, tout, écrivit-il, dans les conceptions monothéistes bibliques et panthéistes ṛgvédiques, divergeait. Et É. Burnouf alla même plus loin puisqu’il prit à témoin l’inexistence du mythe du déluge dans le Vêda, comprenons sous sa plume ṚgVeda, et dans les Brāhmaṇa. Si la première affirmation est vraie, la seconde ne l’est pas. L’auteur semble être resté aux hypothèses émises par son cousin Eugène en un temps où la version du Mahābhārata était connue, mais non celle du Śatapatha Brāhmaṇa, c’est-à-dire entre 1829 et 1849. Pourtant l’ouvrage qu’il publia en 1863 fut confectionné à partir de ses cours de littérature ancienne qu’il avait dispensés à la faculté des Lettres de Nancy à partir de 1854, bien après la découverte d’A. Weber, en 1849. Cette méconnaissance réelle ou feinte, dans le domaine des études indiennes, montre que, dans tous les cas, elle servit sa thèse selon laquelle tout n’était que divergence entre la pensée des Ārya et celle des Sémites : « Je ne sais pourquoi l’on dit toujours que la tradition du déluge se trouve dans les plus anciens écrits de tous les peuples : car elle n’est point dans le Vêda. Elle n’est pas non plus dans ceux des Brâhmanas ou commentaires vêdiques qui ont été lus en Europe jusqu’à ce jour. Or, il est bien surprenant qu’un fait de ce genre, s’il a été connu des anciens Aryas de l’Oxus, n’ait laissé aucune trace dans la cosmogonie du Vêda, et soit même demeuré tout à fait oublié des Aryas tant qu’ils ont été confinés dans le Saptasindu. »546 544 545 546

BURNOUF 1863. BURNOUF 1863, p. 441-469. BURNOUF 1863, p. 457-458.

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De même que ces propos font écho aux remarques formulées par son cousin547 seize ans plutôt, de même en est-il lorsque le futur directeur de l’École française d’Athènes prit comme point de départ de la tradition diluvienne indienne, le Mahābhārata : « La tradition du déluge apparaît pour la première fois dans un épisode du Mahābhārata : cet épisode d’un poème composé de morceaux de toutes les époques, est assez ancien et probablement antérieur au temps où la secte des Viṣṇuvites était florissante »548. Il nota que cette tradition était postérieure au ṚgVeda, puisque le sauveur de Manu, Brahmā, n’apparaît pas dans l’hymnaire en tant que personne divine, et antérieure à la doctrine des avatāra viṣṇuites propre aux versions purāṇiques plus tardives. Et le Valognais de conclure à la normande : « On peut donc admettre que le récit dont nous parlons n’est pas très-récent ; mais on est également forcé de conclure qu’il n’est pas très ancien »549. En outre, reprenant les indications topographiques du Mahābhārata et des Purāṇa, il en déduisit que le lieu où se déroula le grand cataclysme se serait situé respectivement soit au nord des monts Vindhya, soit au sud de cette chaîne montagneuse. Preuve que le mythe du déluge indien n’était nullement ancien puisque les éléments narratifs auraient, dans ce dernier cas, fait mémoire de la haute vallée de l’Indus où avaient résidé, un temps, les Ārya védiques auteurs du ṚgVeda550. Cela l’invita à regarder ce mythe du déluge épico-purāṇique comme une tradition venue de l’extérieur de l’Inde et plus particulièrement d’Assyrie puisque Brahmā ou Viṣṇu, sous forme de poisson, rappelait le dieu-poisson Oannès551. Il est aisé d’établir qu’É. Burnouf reprit en substance les arguments de son cousin552. Mais cette constatation montre combien ses connaissances sur le sujet étaient surannées. En 1864, dans une série d’articles sur la science des religions, publiée dans la RevuedesdeuxMondes, il défendit l’idée que le brāhmanisme avait su conserver ses doctrines originelles āryennes tout au long des siècles. Cependant, au vu de ce qu’il venait d’écrire à ce sujet l’année passée, il fut obligé de reconnaître que la légende sémitique du déluge pénétra jusqu’en Inde : « Quand se manifesta, au VIe siècle avant Jésus-Christ, la révolution bouddhique préparée depuis bien longtemps, les influences du dehors ne s’étaient exercées sur les religions brâhmaniques que dans des proportions insignifiantes et tout au plus par

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« Le mythe du déluge […] n’a rien de ces vieux Itihâsas racontés dans les Brâhmanas vêdiques, et je ne sache pas qu’on l’y ait encore rencontré », BURNOUF 1847, p. XXVII. BURNOUF 1863, p. 458. BURNOUF 1863, p. 458. BURNOUF 1863, p. 458-459. BURNOUF 1863, p. 459. BURNOUF 1847, p. LIV. De même en est-il de la mention du commentaire de Śrīdhara Svāmin cité par E. Burnouf. BURNOUF 1847, p. XXXVII.

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l’introduction de quelques légendes plutôt poétiques que sacrées, comme celle du déluge. »553

Ainsi, chez les universitaires, les avancées et les hypothèses nouvelles côtoyaient immanquablement amalgames, approximations et partis pris. L’indianiste Monier Monier-Williams (1819-1899), qui fut élu sur la chaire de sanskrit de l’université d’Oxford en 1861, suite au décès de H. H. Wilson, pour avoir été plus enclin à travailler en faveur de l’évangélisation de l’Inde à la différence de son concurrent M. Müller554, avait tout à fait conscience de ces confusions. Dans son IndianEpicPoetry de 1863, regroupant des leçons données à Oxford, il présenta à son tour la tradition du déluge indien en indiquant au sujet de Manu qu’il ne s’agissait pas du petit-fils de Brahmā et de l’auteur mythique du Mānavadharmaśāstra, mais du septième Manu, l’un des progéniteurs de la race humaine555. M. Monier-Williams ne rédigea aucun véritable commentaire sur les récits diluviens du ŚatapathaBrāhmaṇa et du Mahābhārata qu’il donna par extraits. Mais les allusions à la version génésiaque montrent assez qu’il chercha à comparer les deux traditions. Il plaça la tradition indienne au temps du roi David, soit vers le Xe siècle av. J.-C. Néanmoins, alors que ses prédécesseurs à partir d’E. Burnouf avaient insisté sur l’inexistence de toute idée de châtiment divin à l’encontre d’une génération dépravée, l’indianiste britannique n’hésita pas à calquer l’idée maîtresse de la Genèse sur le récit indien en présentant Manu à l’égal de Noé : « Manu, le Noé des hindous […], est représenté comme regagnant les faveurs de l’Être suprême par sa pénitence dans un âge de débauche universelle. »556. En opérant ainsi, tant par la datation qu’il supputa que par l’énonciation d’une idée directive identique, il renforçait inévitablement la thèse diffusionniste chrétienne du récit biblique et conférait à ce dernier la primauté. Après avoir donné une traduction de la version du ŚatapathaBrāhmaṇa, il résuma celle de l’épopée indienne accompagnée d’un court extrait, tout en faisant remarquer que Manu ne monta pas 553 554

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BURNOUF 1864, p. 997 (= BURNOUF 1872, p. 146). Trop libéral, ses recherches sur le langage et sur les origines de la religion lui valurent de vives critiques de la part des ministres des Églises qui mirent en doute sa foi chrétienne, tout comme le père de celle qu’il aimait, Georgina Adelaide Benfell, en s’opposant à leur mariage pendant plusieurs années. Dans une lettre datée du 8 janvier 1861, J. Muir écrivit à A. Weber au sujet de M. Müller qu’il n’était en rien théologiquement orthodoxe (« not theologically orthodox »), POWELL 2010, p. 150. Ses positions d’historien des religions et ses critiques ouvertes à l’encontre de l’administration coloniale britannique en Inde l’empêchèrent de succéder à H. H. Wilson. « Non pas le petit fils de Brahmá, connu comme l’auteur du Code, mais le septième Manu, ou Manu de la période présente, appelé Vaivaswata, et considéré comme l’un des géniteurs de la race humaine. » (« Not the grandson of Brahmá, and reputed author of the Code, but the seventh Manu, or Manu of the present period, called Vaivaswata, and regarded as one of the progenitors of the human race », MONIER-WILLIAMS 1863, p. 34). « Manu, the Noah of the Hindús […], is represented as conciliating the favour of the Supreme by his penances in an age of universal depravity », MONIER-WILLIAMS 1863, p. 34.

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à bord du navire avec son épouse et ses enfants, mais entouré des sept ṛṣi ou patriarches (« the seven Rishis or patriarchs ») et qu’il n’y fit pas plus monter des couples d’animaux, mais les semences de tous les êtres vivants557. La leçon qu’il donna en partie sur la tradition indienne du déluge à l’université d’Oxford, en mai 1862, fut donc d’une grande pauvreté eu égard aux travaux de ses prédécesseurs et contemporains et aux interrogations qu’ils avaient soulevées ou soulevaient encore. Nommé depuis une petite année grâce à l’éviction du trop libéral M. Müller, M. Monier-Williams voulait probablement, au sujet des traditions biblique et indienne du déluge, ne pas faire de vague. L’objectif premier de sa leçon sur le Rāmāyaṇa et le Mahābhārata était, en effet, d’offrir aux gentlemen une connaissance non négligeable des épopées indiennes à l’égal de l’Iliade et de l’Odysée d’Homère ainsi qu’aux Britanniques servant aux Indes : « Il n’est pas besoin d’arguments pour démontrer qu’un certain degré de connaissance des deux grandes épopées indiennes devrait être exigé de ceux qui occupent des fonctions en Inde, que ce soit dans la fonction publique ou ailleurs »558. Sa leçon s’appuya largement sur les deux volumes, OriginalSanskritTexts, que John Muir venait de publier. Aussi, en ce début des années 1860, deux études sur l’origine des Ārya, prenant en compte le mythe du déluge védique, doivent retenir particulièrement l’attention, l’une, Original Sanskrit Texts, de l’indianiste écossais John Muir (1810-1882), publiée en 1860, l’autre, Les origines indo-européennes, du linguiste suisse Adolphe Pictet (1799-1875), parue en 1863. 4.2.1. JohnMuir  :laroutemigratoiredesĀryaetlesvarṇaindo-ārya À son retour des Indes britanniques, en 1853, où il avait servi dans l’Indian Civil Service dès 1829, J. Muir commença la rédaction de son œuvre majeure en cinq volumes, OriginalSanskritTexts, publiée de 1858 à 1870, qui fut revue et augmentée lors d’une seconde édition. L’indianiste écossais s’était essentiellement intéressé à la société indienne, qu’il avait côtoyée durant presque un quart de siècle, et notamment aux varṇa ou castes dont il tenta de restituer l’histoire dans son premier volumeMythicalandlegendaryAccountsoftheOriginofCaste,with anEnquiryintoitsExistenceintheVedicAge(Récitsmythiquesetlégendairesde l’originedescastes,avecuneanalysedesonexistencedansl’âgevédique) : « L’objet principal que je me suis donné dans ce volume est de recueillir, traduire, et illustrer les principaux passages des différents livres indiens de la plus grande 557 558

MONIER-WILLIAMS 1863, p. 36. « It needs no argument to show that some knowledge of the two great Indian Epics ought to be required of all who hold office in india, whether in the Civil Service, or in any other capacity », MONIER-WILLIAMS 1863, p. iv.

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antiquité, aussi bien que ceux dotés d’une formulation comparativement moderne, qui décrivent la création de l’humanité et des origines des classes, ou qui tendent à éclairer la manière dont le système des castes a pu prendre naissance. »559

Ainsi, l’histoire rédactionnelle du mythe du déluge qu’il fut assurément le premier à avoir présenté à travers la traduction des principales versions védique, épique et purāṇiques, eut pour finalité de saisir la fonction de Manu en tant que progéniteur des Indo-ārya. Néanmoins, cette étude comparée des différentes versions du déluge indien ne fut réalisée que dans la seconde édition du premier volume, parue en 1868560, à partir de leçons présentées en 1863 et publiées dans le JournalofRoyalAsiaticSociety561. En 1860, dans son deuxième volume, TheTrans-HimalayanOriginoftheHindus, and their Affinity with the Western Branches of the Arian Race (L’origine transhimalayenne des Hindous, et leurs affinités avec les branches occidentales delaracearyenne), J. Muir s’attacha à déterminer les origines indo-européennes des Indo-ārya et leur point de départ migratoire : « L’objet général du présent volet est de prouver que les Hindous n’étaient pas originaires de l’Inde, mais avaient migré dans ce pays depuis l’Asie centrale, où leurs ancêtres avaient formé à un certain moment une communauté avec les aïeuls des Perses, Grecs, Romains, Allemands, etc. »562. C’est donc ce travail sur l’origine des Indo-ārya qui ouvrit les premières recherches de J. Muir sur le mythe du déluge. La question à laquelle il tenta de répondre fut de savoir si les sources textuelles védiques pouvaient renfermer quelque indice sur le lieu d’origine d’où seraient venus les Indo-ārya. Car le constat des indianistes était décevant. Le ṚgVeda ne fournissait aucune indication historique voire mythologisée sur les premiers temps des clans indo-ārya, dont la langue appartenait pourtant bien à la famille des langues indo-européennes. L’hymnaire assurait donc qu’aux origines, les Indo-ārya avaient dû être des allogènes venus par la suite s’installer dans les territoires du Nord-Ouest indien. Ce que recherchait J. Muir dans le Veda fut donc des détails qui, bien qu’ils aient pu subir ce qu’il appelait le « processus d’obscurcissement »

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« The main object which I have proposed to myself in this volume is to collect, translate, and illustrate the principal passages in the different Indian books of the greatest antiquity, as well as in others of comparatively modern composition, which describe the creation of mankind and the origin of classes, or which tend to throw light upon the manner in which the caste system may have arisen. », MUIR 1868, p. v. MUIR 1868, p. 181-220. MUIR 1863a et 1863b. « The general object of the present Part is to prove that the Hindus were not indigenous in India, but have immigrated into that country from Central Asia, where their ancestors at one time formed one community with the progenitors of the Persians, Greeks, Romans, Germans, &c. », MUIR 1860, p. vi-vii.

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(« process of obscuration »563), dû à la distorsion de la mémoire collective au cours des siècles, pouvaient encore sous-entendre une lointaine tradition d’origine étrangère. Le premier indice qu’il tira du ṚgVeda — l’expression « cent hivers » (śataṃ himāḥ) — renvoyait, pensait-il, aux temps anciens durant lesquels les clans indo-ārya habitaient encore des régions froides : « Ceci est peut-être une forme plus récente de la phrase, datant d’une période où le souvenir des régions plus froides d’où ils proviennent, échappait peu à peu aux Aryens »564. Le repérage, effectué par J. Muir et ses collègues indianistes, d’éléments narratifs se rapportant à d’anciens souvenirs hypothétiques d’un pays froid d’où les Indo-ārya auraient migré, participa à la lente élaboration de ce boréalisme védique. Mais encore fallait-il retracer le chemin par lequel les Indo-ārya étaient arrivés de ces lointaines contrées froides pour s’installer progressivement dans la vallée indo-gangétique. Le mythe du déluge du Śatapatha Brāhmaṇa était à même de fournir un renseignement non négligeable sur ce trajet migratoire. À ce sujet, J. Muir reprit les observations qu’A. Weber avait déjà formulées dès 1849. Après avoir donné le texte en nāgarī non accentué et une traduction565 du mythe diluvien conservé dans la littérature la plus ancienne après le ṚgVeda566, précisa-t-il, — ce qui dénote assurément avec la datation du Śatapatha Brāhmaṇa que M. Müller avait proposée —, J. Muir revint sur le fait que Manu était dit avoir traversé la montagne du nord pour ensuite en descendre. L’idée était donc de supposer que l’ancêtre des Indo-ārya aurait été porté par les flots du déluge des territoires centrasiatiques vers la face nord de la montagne septentrionale — l’Himālaya selon une glose d’un commentateur indien567 —, qu’il aurait ensuite traversée. Lorsque les eaux se retirèrent, il serait descendu par la face sud pour poursuivre vers le midi. Ainsi Manu serait-il venu d’une région située au nord de la chaîne himālayenne pour s’installer finalement dans la haute vallée de l’Indus voire même dans la vallée gangétique : « Manu, donc, est rattrapé par l’inondation dans l’Inde du Nord, et après avoir été emporté dans le bateau pendant de nombreuses années, il échoue sur le plus haut pic de l’Himālaya. Comme il n’est pas indiqué qu’il aurait traversé par le Nord, nous devons supposer qu’il continua vers le Sud. Si, par conséquent, la légende, comme narrée dans le Brāhmaṇa, contient quelques réminiscences de l’immigration des

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MUIR 1860, p. 323. « This may perhaps be a more recent form of the phrase, dating from a period when the recollection of the colder regions from which they had migrated, was becoming forgotten by the Aryas. », MUIR 1860, p. 324. MUIR 1860, p. 324-327. MUIR 1860, p. 324. MUIR 1860, p. 331.

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Aryens depuis le Nord jusqu’en Inde, il est clair que cet aspect a été perdu dans le poème épique. »568

Pour J. Muir, comme pour A. Weber avant lui, l’absence de tout potamonyme dans la version du ŚatapathaBrāhmaṇa, à la différence du texte du Mahābhārata, mentionnant la Gaṅgā, et le fait que Manu ne jeta pas le poisson dans une rivière, mais directement dans la mer, attestaient que le récit védique aurait eu pour cadre géographique un lieu fort éloigné de la vallée indo-gangétique. Cette région ancestrale se devait donc d’être située bien plus au nord et au-delà de l’Himālaya. L’indianiste écossais continua ses investigations sur l’histoire rédactionnelle du mythe du déluge dans son article de 1863, intitulé « Manu, le progéniteur des Indiens aryens, comme figuré dans les hymnes du Rigveda »569, qu’il reprit en substance dans la seconde édition du premier volume de ses Original Sanskrit Texts. L’ensemble visait à démontrer que Manu avait été considéré par la tradition védique comme le progéniteur des Indo-ārya et, plus encore, que son patronyme pouvait être rapproché d’autres noms ancestraux conservés dans la sphère indogermanique. Les remarques que J. Muir fit dans son article de 1863 touchent donc aux mêmes problématiques que celles de 1860. L’idée principale était de prouver à travers les récits diluviens duŚatapathaBrāhmaṇa et du Mahābhārata que la tradition brāhmanique avait bien vu en la personne de Manu un ancêtre commun qui procréa la génération indo-ārya postdiluvienne dénuée de toute distinction de varṇa ou castes. Les divergences entre les versions védique et épique donnaient à penser que deux hypothèses de rédaction avaient pu être à l’œuvre. Dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, nota-t-il, Manu fit un sacrifice après le déluge et engendra avec Iḍā une nouvelle race indo-ārya alors que, dans le Mahābhārata, il engendra toute chose par l’échauffement ascétique. Par ailleurs, la version épique demeurait plus proche du texte génésiaque avec la mention de huit personnes (Manu + 7 ṛṣi = Noé + épouse + 3 fils + 3 brus) et de toutes les semences embarquées. Néanmoins, l’immédiateté de la mise en branle d’un sacrifice après la baisse des eaux est propre aux récits brāhmanique et génésiaque, la variante épique y ayant substitué la pratique des austérités. J. Muir en vint donc à supposer que l’absence des sept ṛṣi et des semences dans le texte du Śatapatha Brāhmaṇa ne signifiait pas forcément que ces éléments narratifs aient été ajoutés par l’auteur du Mahābhārata, 568

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« Manu therefore is overtaken by the flood in northern India; and after being carried about in the ship for many years, is landed on the highest peak of the Himālaya. As no mention is made of his having crossed to the northern, we must suppose that he continued on the southern side. If, therefore, the legend, as narrated in the Brāhmaṇa, contains any reminiscence of the immigration of the Aryas from the north into India, it is clear that this feature of it has been lost in the epic poem. », MUIR 1860, p. 332. « Manu, the progenitor of the Aryan Indians, as represented in the hymns of the Rigveda », MUIR 1863b.

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mais qu’ils avaient pu tout aussi bien avoir été omis par celui du traité ritualiste. Aussi, l’auteur de l’épopée indienne aurait puisé à une source aujourd’hui perdue. Sur cette possibilité, J. Muir était ouvertement en accord570 avec F. Nève et A. Pictet et plutôt, de ce fait, partisan d’une influence sémitique. Pour étayer cette difficile conjecture, il rappela à son lecteur la remarque que H. H. Wilson avait faite, en 1854, au sujet de Ṛg Veda 2.33.13 qu’il avait traduit de la manière suivante : « Ô Maruts, je sollicite de toi ces médicaments qui sont purs ; ceux, ô Grand donneurs (d’avantages), qui donnent de grands plaisirs, ceux qui confèrent la félicité, ceux que (notre) seigneur, Manu, choisit ; et ceux (médicaments) de Rudra qui atténuent (les maladies), et défendent (contre le danger). »571

H. H. Wilson avait donc rendu la forme verbale du temps du passé ávṛṇītā dans le pāda « yāni mánur ávṛṇītā pitā naḥ » par « selected », voyant alors dans ces remèdes (bheṣajā) sélectionnés par Manu, les plantes que ce dernier aurait également emportées avec lui sur le navire au moment de la montée des eaux diluviennes : « Ceci fait allusion, sans aucun doute, aux graines légumineuses que Manu, selon le Mahábhárata, a été sommé de prendre avec lui dans le navire dans lequel il fut protégé lors du déluge : Il est important de noter que la référence de cet incident particulier n’est pas mentionnée dans la narration de l’événement dans le Śatapatha Bráhmana. »572

Pour l’avoir annoncé dans l’introduction de son ouvrage573, ce constat revêtait à ses yeux une certaine importance. Cette corrélation assurait ainsi une plus grande ancienneté à la tradition du déluge védique que ne pouvaient offrir le récent traité 570 571

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MUIR 1863b, p. 428, note 1. « Maruts, I solicit of you those medicaments which are pure; those, showerers (of benefits), which give great pleasure; those which confer felicity; those which (our) sire, Manu, selected; and those (medicaments) of Rudra which are the alleviation (of disease), and defence (against danger). », WILSON 1854, p. 292. Yā vo bheṣajā marutaḥ śúcīni yā śáṃtamā vṛṣaṇo yā mayobhú | yāni mánur ávṛṇītā pitā nas tā śáṃ ca yóś ca rudrásya vaśmi || ṚV 2.33.13. « This alludes, no doubt, to the vegetable seeds which Manu, according to the Mahábhárata, was directed to take with him into the vessel in which he was preserved at the time of the deluge: the allusion is the more worthy of notice, that this particular incident is not mentioned in the narrative that is given of the event in the ŚatapathaBráhmana. », WILSON 1854, p. 292, note b. « Par rapport également à sa supervision des plantes médicinales, il existe un passage qu’il est bon de noter, car parmi les herbes sont celles, il est dit, que Manu choisit, faisant allusion, très probablement, aux graines des plantes que Manu, selon la légende rapportée dans le Mahábhárata, prit avec lui dans le navire au moment du déluge. » (« With respect also to his presiding over medicinal plants, there occurs a passage worthy of note, as among the herbs are those, it is said, which Manu selected, alluding, most probably, to the seeds of the plants which Manu, according to the legend as related in the Mahábhárata, took with him into his vessel at the time of the deluge. », WILSON 1854, p. ix-x).

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ritualiste du ŚatapathaBrāhmaṇa et l’épopée du Mahābhārata. Mais les bheṣajā de Rudra, le médecin des médecins, sont-ils les semences ou les graines (bījāni) de Mbh 3.185.30 ? Car si bheṣajá (< √bhiṣaj- ; bhiṣajyáti, guérir) désigne, dans le ṚgVeda, avant tout le remède grâce auquel on recouvre la santé, il n’a jamais le sens de semence en tant que germe végétal. Quant au substantif, bīja, celui-ci n’est attesté qu’à seulement quatre reprises dans le ṚgVeda, et encore, pour trois d’entre elles, dans le dixième maṇḍala plus spéculatif et plus récent. Le terme renvoie tantôt aux germes végétaux consistant en céréales (« dhānyàm bījam », ṚV 5.53.13), aux graines ensemencées (« vápanto bījam iva dhānyākŕtaḥ », « comme des faiseurs de moisson semant la graine », ṚV 10.94.13 ; « kṛté yónau vapatehá bījam », « dans le sillon préparé semez ici la graine », ṚV 10.101.3), tantôt à la semence que les descendants de Manu sèment dans le ventre de la femme (« yásyām bījam manuṣyā vápanti », ṚV 10.85.37). Quoi qu’il en soit, les poètes faisaient la nette distinction entre ce qui relevait du remède médicinal, des semences céréalières et du liquide séminal. Reste le sens à donner au verbe conjugué ávṛṇītā. La racine vṛ2- veut effectivement dire « choisir », mais aussi « obtenir quelque chose de son choix ». Or, ces remèdes sont dits être des dons des Marut. Il convient donc de comprendre que Manu, l’ancêtre commun, a obtenu, autrefois, des dieux les remèdes attendus, et que le poète demande aux dieux de réitérer ce même don, aujourd’hui, pour lui. C’est ce sens qu’ont retenu, en 1848, A. Langlois574, en 1883, A. Bergaigne575 et, en 1966, L. Renou576. Enfin, dans le Mahābhārata, Manu n’a eu aucun choix à faire, pas une seule sélection, puisqu’« il embarqua toutes les semences » (« bījāny ādāya sarvāṇi », Mbh 3.185.34). La corrélation opérée par H. H. Wilson et reprise par J. Muir n’est donc pas probante. En dehors de cette comparaison biblico-védique, J. Muir poursuivit ses recherches sur le Manu indien en s’interrogeant sur d’éventuels souvenirs dans la sphère indo-germanique. Là encore, il rappela les études comparatives qui avaient déjà été réalisées. Il commença par citer le constat négatif de R. von Roth, dans son article de 1850 intitulé : « Die Sage von Dschemschid »577 (« La légende de Dschemschid »). Pour ce dernier, l’absence d’occurrence de la figure de Manu 574

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« Ô bienfaisants Marouts, ces plantes qui viennent de vous, pures, salutaires, merveilleuses, (ces plantes) que Manou notre père a préférées, je les demande pour nous à l’heureux Roudra », LANGLOIS 1848, p. 507. « Vos remèdes brillants, ô Maruts, vos remèdes bienfaisants, ô taureaux, calmants, que notre père Manu a souhaités, le bienfait et la bénédiction de Rudra, voilà ce que je demande », BERGAIGNE 1883, p. 37. « Les purs remèdes qui sont vôtres, ô Marut’s, les très bénéfiques, ô mâles, les réconfortants, ceux que Manu (notre) père a voulus-comme-faveur, je les veux (ces remèdes) de Rudra, pour (mon) bonheur et salut. », RENOU 1966, p. 160. ROTH 1850, p. 430.

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dans l’Avesta montrait à elle seule que le personnage n’appartenait en rien à un fonds commun indo-iranien et qu’il fallait donc y voir une invention védique récente578. Mais, il suivit les avis d’A. Weber et d’Adalbert Kuhn (1812-1881) qui voyaient dans Mánu ou Mánus (< √man : « penser ») le pendant du roi Minos et de Mannus, ancêtre des Teutons selon Tacite, ainsi qu’un possible rapprochement avec les formes anglaise « man » et allemandes « Mann » et « Mensch ». Cinq ans plus tard, en 1868, J. Muir fit paraître la seconde édition de son premier volume579 avec une étude comparative des mythes du déluge védique et épico-purāṇique bien plus détaillée. Il fut le premier à donner le texte sanskrit accompagné de sa traduction de la plupart des versions du récit diluvien indien : Śatapatha Brāhmaṇa580, Mahābhārata581 avec le commentaire de Nīlakaṇṭha582, Matsya Purāṇa583, Bhāgavata Purāṇa584 avec le commentaire de Śrīdhara Svāmin585, AgniPurāṇa586. Néanmoins, cette énumération n’avait pas pour objectif d’étudier le mythe pour lui-même, mais de toujours déceler quelques renseignements sur la naissance des varṇa ou castes. J. Muir montra donc que l’auteur du récit du ŚatapathaBrāhmaṇa, la plus archaïque des versions, n’avait pas présenté Manu sous les traits du fondateur de la division sociale des castes (brāhmaṇa, kṣatriya, vaiśya et śūdra) comme cela était relaté dans l’Ādiparvan du Mahābhārata587, mais sous ceux d’un être tout à fait humain, appartenant à la génération antédiluvienne, qui, après le déluge, donna naissance, grâce à Iḍā, à une nouvelle génération. Si humain, nota-t-il, qu’une force surnaturelle incarnée en un poisson fut nécessaire pour le sauver des eaux dévastatrices. Son auteur n’avait pas même indiqué la raison pour laquelle Manu fut choisi parmi l’ensemble des êtres humains. Fut-ce pour sa sagesse supérieure, sa sainteté ou sa position sociale, s’interrogea J. Muir. Il lui apparaissait donc évident à la lecture de cette variante que « nous sommes par conséquent autorisés à voir cette légende du S’atapatha Brāhmaṉa comme divergente de la fable ordinaire concernant l’origine 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587

MUIR 1863b, p. 429. MUIR 1868, p. 181-220. MUIR 1868, p. 181-184. MUIR 1868, p. 196-201. MUIR 1868, p. 201-202. MUIR 1868, p. 203-207. MUIR 1868, p. 208-210. MUIR 1868, p. 213-214. MUIR 1868, p. 211-212. « Par conséquent cette (famille) d’hommes devint connue comme la race de Manu. Les Brahmanes, Ksattriyas et d’autres hommes émanèrent de ce Manu. » (« Hence this (family) of men became known as the race of Manu. Brahmans, Kshattriyas, and other men sprang from this Manu », MUIR 1868, p. 126). Manor vaṃśo mānavānāṃ tato ’yaṃ prathito ’bhavat | brahmakṣatrādayas tasmān manor jātās tu mānavāḥ || Mbh 1.70.11.

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séparée des Brāhman, Kshattriyas, Vaiśya, et Sʼūdras »588. La version du Mahābhārata était là pour confirmer cette conclusion, car si Manu, fils de Vivasvat, créa bien toutes les créatures à l’aide de sa puissance ascétique, remarqua-t-il, l’auteur ne dit rien sur la création des quatre varṇa. Quant aux commentaires de Nīlakaṇṭha, ils se révélaient n’être qu’une lecture allégorique védāntique du mythe du déluge sans aucun intérêt historique589. En ce qui concerne les Purāṇa, J. Muir ne chercha pas à déterminer les possibles emprunts et, par là même, à restituer l’histoire rédactionnelle des différents récits purāṇiques. Ainsi, les parallèles entre les textes de l’Agni Purāṇa et du Bhāgavata Purāṇa, auraient pu l’amener à un tel travail historique. Il n’en fut rien : « Lequel des deux a emprunté à l’autre, ou bien les deux dérivent-ils d’une source commune, je ne saurais le dire »590. Dans cette partie de son étude, il revint avant tout sur les interrogations de Śrīdhara Svāmin au sujet des contradictions entre la théorie des dissolutions périodiques de l’univers et le récit du déluge qu’E. Burnouf avait déjà analysées. Les conclusions que J. Muir en tira, furent que le récit du déluge n’appartenait aucunement au système cosmique des manvantara et que ce dernier, n’apparaissant ni dans le Ṛg veda ni dans les Brāhmaṇa, ne pouvait être très ancien. Fort des remarques d’A. Weber, l’indianiste écossais ne retint donc pas l’idée d’une origine sémitique du mythe du déluge indien comme l’avait supposée E. Burnouf en son temps. La comparaison singulière que J. Muir effectua entre les éléments narratifs des différentes versions suit en quelque sorte l’étude comparative qu’E. Burnouf avait faite entre les récits diluviens du Mahābhārata et du Bhāgavata Purāṇa. Les avancées dans l’édition et la connaissance des textes sanskrits lui permirent de mettre en parallèle quatre des variantes les plus importantes du mythe. Bien qu’il n’ait tiré aucune conclusion sur le mythe lui-même à partir de cette mise en perspective comparative des éléments narratifs, en dehors de l’inexistence du système des castes à la période archaïque védique, nous synthétisons néanmoins le résultat de son comparatisme dans le tableau ci-après.

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« We are consequently entitled to regard this legend of the S’atapatha Brāhmaṉa as at variance with the common fable regarding the separate origin of the Brāhmans, Kshattriyas, Vaiśyas, and S’ūdras », MUIR 1868, p. 185. MUIR 1868, p. 201-203. Pour Nīlakaṇṭha, Manu est le Moi (ahaṃkāra) ; le poisson, l’Âme incarnée, à savoir le suprême Brahmā (parabrahmā) ; les différents récipients toujours plus grands, les corps (deha) ; le déluge, l’anéantissement de l’ignorance (avidyānāśa) ; les sept ṛṣi, les organes des sens ; les graines, le résidu karmique (prārabdhakarman) ; le bateau, le dernier corps ; la corde, la conscience du résidu karmique ; l’Himālaya, le dernier haut lieu de repos (same’cale), etc. « Which of the two has borrowed from the other, or whether both are derived from a common source, I am unable to say », MUIR 1868, p. 210-211.

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Théorie des Manvantara Théorie du Pralaya Nombre de jour avant le déluge

Śatapatha Brāhmaṇa ——— ——— ———

Matsya Purāṇa ——— oui oui oui Rapidement Cent ans (acirāt) accompagnés de signes annonciateurs Vaivasvata Vaivasvata Rivière Ciriṇī Malaya (?) (Malabar) Mahābhārata

Bhāgavata Purāṇa oui oui Sept jours

Patronyme de Manu Localité de l’événement

——— ———

Nom de la rivière dans laquelle le poisson est jeté Présence des sept ṛsi Présence des semences Montagne

———

Gaṅgā

Gaṅgā

Satyavrata Rivière Kṛtamālā (Draviḍa) ———

——— ——— Montagne du Nord « La descente de Manu » (manor avasarpaṇa) ———

oui oui Himavant

——— oui ———

oui oui ———

« L’attache du bateau » (naubandhana) Brahmā Prajāpati Ascétisme (tapas)

———

———

Viṣṇu Janārdana ———

Viṣṇu

Toponyme

Dieu incarné en poisson Mode de création de la nouvelle génération humaine

Oblation (iḍā)

———

4.2.2. «  Manu  » passé au crible de la paléontologie linguistique d’Adolphe Pictet En 1859 et 1863, Adolphe Pictet (1799-1875), de la famille genevoise des Pictet591, fit paraître deux volumes sur Lesoriginesindo-européennesoulesAryas primitifs. Essai de paléontologie linguistique dans lesquels il restituait, par une étude de linguistique comparée des formes nominales et verbales, le mode d’existence et les connaissances des Indo-européens primitifs. Le travail accompli était immense. En cinq livres, A. Pictet passa en revue tous les domaines sociétaux 591

CANDAUX 1974.

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restituables à partir de la somme des textes alors consultables, des sources premières issues de la sphère linguistique indo-européenne aux dictionnaires des hellénistes, indo-iranologues, celtologues, germanistes qui ne cessaient de s’enrichir. Dans le premier volume, il aborda des thèmes propres à l’ethnographie et la géographie (p. 27-145), l’histoire naturelle (p. 147-532), dans le second volume, la civilisation matérielle des anciens Aryas (p. 1-323), l’état social (p. 325-533), la vie intellectuelle, morale et religieuse (p. 535-720). La méthode comparative se voulait exemplaire. A. Pictet distingua deux groupes, l’oriental formé des langues indiennes et iraniennes, l’occidental rassemblant les langues anciennes comme le grec et le latin, et les langues médiévales et modernes européennes. La première démarche visait donc à réunir les termes provenant des familles des deux groupes, puis, à partir du terme sanskrit, lorsqu’il était attesté, de restituer le thème primitif et d’en découvrir l’étymologie. Si le terme sanskrit faisait défaut, A. Pictet prenait alors comme comparant un terme d’une autre famille du groupe oriental. La règle fondamentale qui régissait sa méthode comparative reposait, en outre, sur l’observation stricte des lois phoniques, en étant toujours attentif aux possibles interventions du hasard. Quant aux inductions historiques qu’il tira de cette paléontologie linguistique, elles devaient ne pas outrepasser les limites imposées par les faits592. Malgré cette rigueur méthodologique qu’il observa tout au long de ses deux volumes, son imagination dépassa largement les bornes qu’il s’était lui-même fixées. Enthousiaste, qu’il fut, à re-construire la langue ārya des origines et prisonnier de sa vision de l’histoire marquée par la supériorité coloniale des pays européens de son temps, il ne put s’empêcher de dépeindre, dès son introduction, la société ārya primitive sous les traits d’une race qui, grâce à ses aptitudes intellectuelles, serait destinée à dominer un jour le monde entier : « À une époque antérieure à tout témoignage historique, et qui se dérobe dans la nuit des temps, une race destinée par la Providence à dominer un jour sur le globe entier, grandissait peu à peu dans le berceau primitif où elle préludait à son brillant avenir. Privilégiée entre toutes les autres par la beauté du sang, et par les dons de l’intelligence, au sein d’une nature grandiose mais sévère, qui livrait ses trésors sans les prodiguer, cette race fut appelée dès le début à conquérir par le travail les conditions matérielles d’une existence assurée, à mettre en jeu les ressources d’une industrie persévérante pour s’éléver au-dessus des premières nécessités de la vie. De là un développement précoce de la réflexion qui prépare, et de l’énergie qui accomplit, puis, sans doute, les difficultés du début une fois vaincues, un état de bien-être paisible au sein d’une existence patriarcale. »593

592 593

PICTET 1859, p. 23. PICTET 1859, p. 1.

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Malgré cette vision toute colonialiste, les restitutions linguistiques d’A. Pictet firent date et nombreux y virent l’aboutissement d’un demi-siècle d’efforts continus à déchiffrer les monuments littéraires de l’Inde et de l’Iran. Elle fit également des émules parmi la jeune génération. Âgé de quinze ans, Ferdinand de Saussure (1857-1913) envoya à son mentor A. Pictet594, ami de la famille, son « Essai pour réduire les mots du grec, du latin et de l’allemand à un petit nombre de racines »595. En 1878, il rédigea un compte rendu de la seconde édition des Origines indoeuropéennes, dans le Journal de Genève596. Dans ses Souvenirs d’enfance et d’études, publiés en 1903, F. de Saussure rappela encore l’impression que lui avait laissée la lecture de l’œuvre de Pictet : « Je nourrissais à son insu une admiration aussi profonde qu’enfantine pour son livre, dont j’avais sérieusement étudié quelques chapitres. L’idée qu’on pouvait, à l’aide d’une ou deux syllabes sanscrites, — car telle était l’idée même du livre et de toute la linguistique de cette époque — retrouver la vie des peuples disparus m’enflammait d’un enthousiasme sans pareil en sa naïveté ; et je n’ai pas de souvenirs plus exquis ou plus vrais de jouissance linguistique que ceux qui me viennent encore aujourd’hui par bouffées de cette lecture d’enfance. »597

Adolphe Pictet traita du mythe du déluge au livre cinq, dans un chapitre consacré aux traditions. Pour lui, les traditions ārya primitives étaient définitivement perdues, car celles-ci ne survécurent pas à la dispersion des clans qui recommencèrent une nouvelle existence. Ce qui subsistait encore sur l’origine de l’humanité dans les traditions mythiques indigènes indo-européennes devait donc être regardé comme les vestiges d’une source primitive commune, non pas propre aux Ārya, mais à toutes les races. Faisant mémoire des conclusions de H. Ewald et Ch. Lassen au sujet d’un fonds commun primitif — paradis terrestre, quatre âges du monde, dix patriarches, déluge, nouvelle race humaine —, A. Pictet ne retint que la seule tradition du déluge dont il était encore possible de restituer le souvenir historique à partir des sources textuelles indo-européennes. La récurrence de récits sur le déluge chez un grand nombre de peuples invita Pictet à y voir le souvenir d’un fait historique advenu. Il se garda bien, cependant, d’entrer dans les débats des géologues et des théologiens sur le caractère universel du grand cataclysme dont faisaient mémoire les peuples de l’ancien et du nouveau monde. Il aborda donc le sujet dans les limites que sa recherche lui imposait, à savoir repérer ce que les traditions des peuples ārya en avaient rapporté et procéder à la comparaison avec les témoignages de la Genèse. Selon sa méthode, il débuta 594 595 596 597

JOSEPH 2003. CAHIERS FERDINAND DE SAUSSURE 32, 1978, p. 78. Voir FOURNET 2012. FEHR 1996, p. 186.

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par l’énumération des différentes versions indiennes — Mahābhārata, Bhāgavata Purāṇa, MatsyaPurāṇa et ŚatapathaBrāhmaṇa–, puis grecques — Ogygès, Deucalion —, cymrique, scandinave et enfin lituanienne. À la différence de J. Muir, A. Pictet ne donna ni le texte sanskrit ni la traduction des versions épico-purāṇiques, mais se contenta d’en résumer les principaux éléments narratifs en insistant sur les divergences. Il rappela alors l’hypothèse d’une possible influence babylonienne émise par E. Burnouf en un temps où la version védique découverte par A. Weber n’était pas encore connue. C’est par cette transition qu’il donna une traduction française du récit diluvien du Śatapatha Brāhmaṇa réalisée à partir de la traduction anglaise publiée par M. Müller dans son ouvrage AHistoryofAncienSanskritLiterature. Parfaitement au courant des travaux d’A. Weber et de J. Muir, il revint donc sur les deux principales constatations qu’il était toujours permis de formuler au sujet de la version védique. Primo, l’absence d’éléments narratifs (nature divine du poisson, ṛṣi, semences) et les contradictions évidentes puisque Manu en vint à sacrifier, après le déluge, des matières laitières lors même que tous les animaux avaient été tués par la montée des eaux et qu’il n’avait embarqué aucune vache dans son navire, l’amenèrent à supposer également, à la suite d’A. Weber, que les auteurs des versions épicopurāṇiques avaient emprunté leur récit à une tradition plus ancienne et que l’auteur du ŚatapathaBrāhmaṇa n’en avait retenu que les seuls éléments narratifs qui lui seyaient. La « coïncidence remarquable »598 entre les récits de la Genèse et le BhāgavataPurāṇa en ce qui concerne l’annonce imminente de la catastrophe sous sept jours, prouvait à elle seule que l’auteur de ce Purāṇa avait puisé à une source autre que le Brāhmaṇa et qui demeure encore inconnue. Secundo, dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, le lieu de la catastrophe se situait au nord de l’Inde et faisait donc allusion au chemin migratoire des Ārya. Si A. Pictet accepta l’argument d’A. Weber allant dans ce sens — l’absence de tout potamonyme indien dans la version védique —, il lui opposait néanmoins le fait que l’océan (samudra) était bel et bien cité, un océan que les Ārya « n’ont pu connaître qu’assez longtemps après leur immigration »599. Ainsi, il conclut, sans pour autant le prouver, que les Indo-ārya « ont apporté avec eux une tradition du déluge dont l’origine première est la même que pour celle des Hébreux et des Chaldéens, et qu’ils n’ont pas empruntée à ces derniers »600. Le genevois tendait donc, comme nous le verrons ci-dessous, vers l’hypothèse d’un fonds commun primitif antérieur à la séparation des races sémite et aryenne. Vient ensuite la présentation des versions grecques, cymrique, scandinave et lituanienne sur lesquelles nous ne nous étendrons pas, 598 599 600

PICTET 1863, p. 368. PICTET 1863, p. 368. PICTET 1863, p. 368.

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mais qui participent, dans le travail général d’A. Pictet, à la restitution d’une tradition indo-européenne du déluge. Cette dernière est d’ailleurs renforcée par un paragraphe consacré à « l’homme sauvé du déluge ». Là encore, le linguiste suisse commença son étude par récapituler l’ensemble des données, publiées par ses contemporains indianistes, sur le nom de Manu. Partant de l’étymologie supposée de la racine verbale sanskrite man- (« penser »), A. Pictet accepta l’idée que manu- devait à l’origine désigner l’« homme intelligent », le « penseur » avant de glisser vers un patronyme, Manu, désignant alors l’ancêtre commun des Indo-ārya, le père des hommes (manuṣpitar) qui sacrifia le premier aux dieux et qui avait lui-même pour père le Soleil (Vivasvat) et pour frère Yama, le dieu des morts601. Pour le reste, il énuméra les rapprochements déjà établis entre la nature et la fonction du Manu indien et des ancêtres ou rois tels que Mannus, ancêtre des anciens Germains ; Minos, roi et législateur des Crètois ; Minyas, père et premier roi des Minyens ; Dis (< Pluton = Yama), ancêtre des Gaulois ; ou encore Menw, ancêtre des Cymris. Enfin, il fit un excursus sur le nom de Japhet qui, selon la tradition biblique (Gn 10.1-3), aurait été le père des peuples du nord parmi lesquels ceux des Ārya appartenant aux deux groupes, l’occidental et l’oriental. Les mentions de Japetosthê602, fils de Xisuthrus, chez l’historien arménien Moïse de Khorène (Ve siècle ap. J.-C.) et du titan ʼΙαπέτος603, fils d’Ouranos et de Gaïa, père de Μενοίτιος et de Prométhée, et ancêtre de la race humaine, chez Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.) indiquaient, pour A. Pictet et avant lui H. Ewald, que le nom même de l’un des trois fils de Noé, ‫יפת‬, relevait d’une étymologie étrangère à la langue hébraïque. Dès lors qu’il se retrouvait dans des langues indo-européennes, il convenait d’en rechercher un équivalent sanskrit. Pictet proposa donc jāspati604, chef de famille, qu’il rendit par « le maître ou le chef de la race »605, et la forme superlative jāpatiṣṭa pour l’arménien Japetosthê, « le chef de la race par excellence »606. Pour le linguiste genevois, la seule corrélation possible entre tous ces patronymes issus des langues indoeuropéennes reposait sur l’idée « de chefs de race ou d’anciens législateurs » et 601

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PICTET 1863, p. 374. A. Pictet se trompe en faisant de Yama un dieu des morts, car, dans la littérature ṛgvédique, sa fonction n’est nullement divine, mais royale. Yama fut le premier mortel et, de ce fait, il obtint de régner sur le monde des trépassés (preta). Nous donnons la traduction du texte en question : « Or, maintenant il m’est agréable de commencer mon récit avec ma chère sibylle bérosienne, plus véridique que beaucoup d’historiens : “Avant la tour, dit-elle, et la multiplication des langues dans le genre humain, depuis la navigation de Xisuthre en Arménie, Zérouan, Titan et Japhétos étaient princes de la terre”. Ces personnages me semblent être Sem, Cham et Japhet. », LANGLOIS V. 1869, livre I, chap. VI. HÉSIODE, Théogonie v. 132-133 et 571. Le composé jāspati ou jāspáti se retrouve respectivement en ṚV 1.185.8 (= maître de maison) et 7.38.6 (= Maître des créatures = Prajāpati, ici Savitar). PICTET 1863, p. 381. PICTET 1863, p. 381.

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non sur le nom de celui qui fut autrefois sauvé du déluge. Cela montrait assurément que cette tradition diluvienne était primitive, mais que les éléments qui la constituaient, s’étaient progressivement disloqués en autant de variantes qu’il y avait eu de peuples ārya. Quant aux équations que Fr. Windischmann (Noé et Japhet = Nahuṣa et Yayāti ; Ὤγυγος = Aughajas ; Irā [Iḍā] = ἶρις) avait établies en 1852, elles lui semblaient, certes ingénieuses, mais tout à fait douteuses. Il tira de ces faits philologiques et linguistiques plusieurs observations. La tradition du déluge était attestée dans cinq branches de la famille aryenne. L’absence du mythe diluvien dans l’Avesta s’expliquait par son caractère fragmentaire, et chez les peuples italiens et slaves par un manque notoire de documentation. Bien que le ṚgVeda lui-même n’y fît aucune allusion, cette tradition du déluge remontait à la période védique par la version du ŚatapathaBrāhmaṇa. Aussi, ces cinq traditions indo-européennes suffisaient à prouver qu’il avait bel et bien existé une tradition du déluge primitive chez les Ārya qui avaient ainsi conservé tout au long des siècles le souvenir du grand cataclysme. Car c’est bien au déluge universel que se rapportaient, selon lui, tous ces mythes ārya à l’égal du récit biblique et des légendes du Nouveau Monde. Tous ces mythes reposaient sur une trame unique : « la destruction est universelle, et un seul homme ou un seul couple s’échappe dans un navire, avec ou sans animaux, pour recommencer la vie sur terre »607. Restait à déterminer si la tradition diluvienne primitive, propre aux Hébreux et aux Ārya, avait été modifiée par les premiers ou altérée par les seconds. Mais le linguiste n’alla pas plus loin dans ses réflexions qui l’auraient fait sortir des limites méthodologiques qu’il s’était lui-même imposées. Il livra, cependant, l’arrièrefonds chrétien de sa pensée : « C’est là une question que l’on peut élever et débattre, comme plusieurs autres du même genre, sans ébranler en rien l’autorité véritable de la Bible, laquelle repose heureusement sur une base plus profonde et plus solide que celle des faits purement historiques ou scientifiques »608.

L’objectif premier d’A. Pictet n’était pas, en effet, de s’aventurer dans la difficile et jeune discipline qu’était la mythologie comparée et dont les tenants à son époque étaient, comme il l’indiqua avec respect et admiration, M. Müller et A. Kuhn609. Mais la tradition du déluge relevait-elle pour lui du mythe ? Il semble 607 608 609

PICTET 1863, p. 386. PICTET 1863, p. 386-387. « Il faut, pour le mener à bien, posséder des qualités qui se trouvent rarement réunies ; une érudition forte et étendue, une connaissance spéciale du sanscrit et des monuments vêdiques, un esprit de critique sage et circonspecte, en même temps qu’un sens poétique exercé, et cette imagination intuitive qui sait découvrir l’idée sous la forme symbolique. Ces conditions se trouvent réunies à un haut degré chez les deux savants qui s’occupent principalement de ces recherches, Max Müller et Kuhn. », PICTET 1863, p. 688.

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qu’il la rattachait plutôt à un souvenir historique du grand cataclysme eu égard au récit génésiaque. La primitivité de ce souvenir la classait en dehors de sa définition du mythe : « Tout ce qu’il y a de mystérieux dans l’origine et l’ordonnance des choses est attribué à l’action des dieux dans le passé, et donne lieu à autant de mythes explicatifs. Un mythe n’est ainsi qu’une idée, ou un fait, présentés sous la forme d’un récit, d’une légende, qui en devient comme l’expression poétique. La mythologie d’un peuple se compose de l’ensemble de ces légendes traditionnelles passées à l’état de croyances. »610

Selon Pictet, ce qui rendait donc délicat l’explication des mythes ārya était de comprendre les modifications que chacune des familles des deux groupes avait apportées au fonds traditionnel commun depuis le temps de leur dispersion. Or, à quelle date remontait cette dernière ? Dans sa partie finale réservée aux « hypothèses chronologiques », A. Pictet essaya de déterminer une datation approximative de cette dispersion des groupes occidentaux et orientaux ārya. Là encore, malgré les avancées en géologie et en paléontologie, la datation traditionnelle du déluge biblique lui servit de repère. Si l’arrivée des peuples grecs dans les territoires situés à l’extrémité sud de la péninsule des Balkans était datée du XIXe siècle av. J.-C., il restait à déterminer depuis combien de temps ils avaient quitté le berceau primitif ārya. Or, puisque Javan (‫)יון‬, fils de Japhet, était dit être le père de la race des Ioniens, d’après Genèse 10.2, l’apparition de ces derniers datait de la seconde génération après le déluge. A. Pictet choisit alors de prendre la datation la plus haute du récit biblique du déluge, à savoir, selon les Septante, 3716 av. J.-C., date qui lui laissait « plus de place pour y faire rentrer l’ensemble des faits irrécusables de l’ancienne histoire des peuples »611. Puis, il se tourna vers le groupe oriental des Ārya, Iraniens et Indiens ayant dû demeurer en contact bien après la séparation d’avec le groupe occidental. Du côté iranien, la tradition grecque relative à Zoroastre (Zaraθuštra) donnait une chronologie qui allait de 6000 ans avant Platon à 600 ans avant la guerre de Troie. En somme un intervalle qui ne laissait aucune place à quelque certitude historique. La datation biblique de l’apparition des Mèdes, descendants de Madai (‫)מדי‬, fils de Japhet, posait les mêmes interrogations que celle de Javan. Du côté indien, la seule chronologie viable était la datation du règne de Candragupta Maurya auprès duquel avait séjourné Mégasthène. Les dates de naissance et de mort du Buddha n’étant pas fixées avec certitude, A. Pictet se référa aux recherches historiques de M. Müller qui plaçait la composition des premiers hymnes ṛgvédiques vers 1200 av. J.-C. Le linguiste genevois en déduisit donc que les Indo-ārya, installés probablement vers 610 611

PICTET 1863, p. 687. PICTET 1863, p. 722.

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le XIVe siècle av. J.-C. dans le nord de l’Inde, avaient dû quitter le berceau primitif plusieurs siècles auparavant, étant entendu qu’aucun souvenir d’une quelconque migration n’apparaissait dans le Ṛg Veda. Aussi, en se basant sur les travaux d’astronomie de J.-S. Bailly, vérifiés en 1790 par l’astronome écossais John Playfair (1748-1819), dans son article « Astronomy of the Brahmins » (« Astronomie des brāhmanes ») publié dans la jeune revue Transactions of the Royal SocietyofEdinburgh (TravauxdelaSociétéroyaled’Édimbourg), il accepta que les premières observations astronomiques indiennes (jyotiṣa) remonteraient aux alentours de 3000 av. J.-C. Toutes ces données l’amenèrent à conclure que la dispersion des Ārya devait être placée vers 3000 av. J.-C., une date moyenne qui laissait sauve celle du déluge universel biblique : « Ce qui est certain, c’est qu’il est impossible de les ramener jusqu’à la date de 2000 ans, tout comme il est improbable de leur assigner une époque plus reculée que 3000 ans, ce qui les rapprocherait par trop de celle du déluge, même estimée à 3716 ans d’après la version des Septante. Il faut, en effet, concéder un bon nombre de siècles pour rendre compte de la multiplication des Aryas dans leur patrie primitive, ainsi que la formation si avancée de leur langue à partir de leur séparation d’avec la race sémitique. »612

La longue restitution de la société primitive des Ārya, à laquelle s’attacha durant des années A. Pictet, avait également pour objectif de montrer d’où étaient sortis les différents peuples de l’Europe contemporaine qui dominaient alors la plupart des continents. Les Européens étaient, selon le linguiste genevois, les descendants directs de familles issues du groupe occidental qui avait quitté la région de la Bactriane aux alentours de 3000 ans av. J.-C. Menant une vie pastorale, habitant des maisons et élevant petit et gros bétails, les Ārya auraient été monothéistes avant de céder au polythéisme. Cette vague idée primitive d’un dieu unique serait restée en germe chez les différents peuples aryens « jusqu’au moment où la plupart d’entre eux l’ont reçue dans toute sa pureté par l’événement du christianisme »613. Comme J.-B.-Fr. Obry, A. Pictet acceptait volontiers une origine commune aux races sémites et ārya que confirmaient les analogies repérées entre les récits diluviens aryens et biblique. Pour lui, l’histoire de l’humanité semble avoir débuté selon les indications de l’auteur de la Genèse et se serait poursuivie par le repeuplement des trois grands espaces territoriaux du ProcheOrient, de l’Europe et de l’Asie par les fils et les petis-fils de Noé après le grand cataclysme universel, suivant en cela finalement les traditions juive (Philon d’Alexandrie) et chrétienne (Hippolyte de Rome) : 612 613

PICTET 1863, p. 734-735. PICTET 1863, p. 751.

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« Il est difficile qu’un peuple qui s’était développé régulièrement pendant plusieurs siècles, sans perturbations venues du dehors, ainsi que le prouve la parfaite homogénéité de sa langue, n’ait pas eu des traditions historiques ou mythiques sur son passé. Une seule, toutefois, celle du déluge, peut être attribuée avec sûreté aux anciens Aryas, sans qu’il soit possible d’en retrouver la forme primitive autrement que par la comparaison des traditions plus récentes. Les traits essentiels de celles-ci s’accordent, soit entre eux, soit avec le récit de la Genèse, et nous reportent ainsi jusqu’aux communes origines des Aryas et des Sémites. Le nom de l’homme sauvé des eaux était celui de l’homme même en général, et il n’est pas impossible que celui de Japhet n’ait appartenu à l’ancienne langue arienne, où il aurait désigné le chef de la race. »614

Mais là s’arrête assurément le destin commun primitif de la race sémiticoaryenne, car, pour A. Pictet, les Ārya avaient su, grâce à leurs qualités de liberté, de réceptivité, d’activité incessante, dépasser les Hébreux autoritaires, intolérants, ethnocentriques615, et, surtout, devenir les acteurs premiers du plan du dieu unique des chrétiens. Ces Ārya auxquels fait référence le linguiste étaient bien sûr les peuples européens industrialisés qui étaient parvenus au cours des siècles à coloniser et à dominer le monde, puis à répandre le christianisme sur toute la surface du globe : « Cette religion du Christ, destinée à rester le flambeau de l’humanité, c’est le génie grec qui l’accueille, c’est la puissance romaine qui la propage au loin, c’est l’énergie germanique qui lui donne une nouvelle force, c’est la race entière des Aryas européens qui, sous une influence bienfaisante, et à travers mille combats, s’élève peu à peu jusqu’à la civilisation moderne. Encore aujourd’hui, ce sont eux qui répandent sur le globe entier, et la lumière religieuse, et le progrès universel, destinés qu’ils sont à en devenir les dominateurs. Et n’est-il pas curieux de voir les Aryas de l’Europe, après une séparation de quatre à cinq mille ans, rejoindre par un immense circuit leurs frères inconnus de l’Inde, les dominer en leur apportant les éléments d’une civilisation supérieure, et retrouver chez eux les anciens titres d’une commune origine ? Que ces grands mouvements ne se soient accomplis qu’au prix de bien des résistances, de bien des luttes sanglantes, de bien des perturbations formidables, c’est ce qui résulte nécessairement des conflits de la liberté humaine ; mais, en se continuant de nos jours, ils tendent, et tendront de plus en plus, à s’opérer dans un esprit de justice et de tolérance. C’est ainsi que cette race des Aryas, privilégiée entre toutes les autres, aura été l’instrument principal des desseins de Dieu sur les destinées de l’homme terrestre. »616

La paléontologie linguistique ne mena finalement pas Adolphe Pictet, qui se voulait rigoureux quant à la méthode comparative et historique à suivre, qu’à l’établissement d’une longue liste de corrélations étymologiques indo-européennes, elle l’entraîna vers une [re]construction idéologique du portrait de l’Ārya primitif 614 615 616

PICTET 1863, p. 750. PICTET 1863, p. 753. PICTET 1863, p. 754.

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au naturel heureux, à l’imagination vive, à l’intelligence active, à l’esprit ouvert aux impressions du beau, au sentiment vrai du droit et du devoir, à la moralité saine, aux instincts religieux d’un caractère élevé, tout à fait conscient de sa propre valeur, possédant l’amour de la liberté et désireux d’un progrès constant617. En somme tout ce qu’un membre d’une riche famille genevoise dont les ascendants avaient été nommés à des fonctions de haute magistrature pouvait attendre d’une éducation protestante au milieu du XIXe siècle. Dans cette restitution de l’histoire primitive des anciens Ārya, les différentes versions du mythe du déluge tant sémitiques qu’indo-européennes s’étaient rapidement révélées bien malaisées à démêler du fait de leurs convergences. Pris entre son sentiment du devoir vis à vis de la tradition biblique et les résultats obtenus en mythologie et linguistique comparées, il n’eut d’autre solution que de postuler, comme d’autres avant lui, un fonds commun de souvenirs du grand cataclysme universel. Il est notoire que, dans l’ensemble des rapprochements linguistiques et mythologiques qu’il opéra tout au long de ses deux volumes, seul le mythe du déluge de la race aryenne eut à voir avec celui des Sémites sans pour autant en dépendre. Les Ārya, descendants du Japhet biblique, au patronyme aryen, s’étaient donc rapidement détachés du vieux tronc sémitique et avaient vécu en autarcie dans les hautes montagnes et vallées de la Bactriane pour en sortir un jour et conquérir de vastes territoires tant au ponant qu’au levant, jusqu’à devenir bien des millénaires plus tard, grâce à leur intelligence supérieure, les maîtres du monde, un monde que Pictet regardait du haut de sa Suisse natale. 4.2.3. L’iranophiliadeFr.SpiegeletlaréfutationdeM.Müller Parmi les orientalistes qui se sont occupés de la question du mythe du déluge, l’iranologue allemand Friedrich Spiegel (1820-1905), professeur à l’université d’Erlangen, s’intéressa aux relations possibles entre les textes de l’Avesta et de la Genèse dans un chapitre — « Avesta und die Genesis oder die Beziehungen der Erânier zu den Semiten »618 (« Avesta et la Genèse ou la relation entre les Iraniens et les Sémites ») —, de son ouvrage Érân das Land zwischen dem Indus und Tigris (Iran, le pays entre l’Indus et le Tigre) publié en 1863. Spécialiste de l’Avesta dont il édita le texte accompagné d’une traduction allemande et de commentaires de 1852 à 1868, Fr. Spiegel eut pour objectif de déterminer son contexte historique de rédaction tout au long de sa carrière universitaire619. En 1863, il émit

617 618 619

PICTET 1863, p. 755. SPIEGEL 1863, p. 274-290. KELLENS 2006, p. 49-56.

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l’idée d’une correspondance possible entre les toponymes Haran620 (‫)חרן‬, point de départ d’Abram, et l’Arran (Airyanǝm vaējah, Ērān vēj), région où serait né Zaraθuštra. Ce toponyme commun aux traditions juive et mazdéenne aurait été le lieu où Abram et Zaraθuštra se seraient rencontrés et expliquerait ainsi les convergences entre l’Avesta et la Genèse, à savoir les quatre âges du monde, le temps de la création, le jardin d’Éden et le mont Ararat du récit du déluge. Pour Fr. Spiegel, la raison principale de l’absence, dans l’Avesta, d’une quelconque allusion au déluge conservée aussi bien dans la Genèse que dans les textes indiens, provenait de l’aridité de la region de l’Ērān. Seul le Bundahišn en 6B.6 faisait mention d’un déluge de pluie précipité par Tištar qui tua les êtres mauvais lors de la Création (« Ces créatures maléfiques sur la terre ont toutes été tuées par cette pluie [créée par Tištar]. »621). Mais, comme le faisait remarquer l’iranologue allemand, cette catastrophe advint bien avant l’existence de la race humaine. Rien de comparable, de ce fait, du côté iranien à la tradition védique et épico-purāṇique. Après avoir rappelé l’opinion d’E. Burnouf sur un possible emprunt du récit diluvien sémitique par les Indiens et la découverte d’A. Weber de la version du ŚatapathaBrāhmaṇa, confirmant par là même le caractère parfaitement indigène du mythe du déluge védique, il porta son attention sur les rapprochements faits par Fr. Windischmann entre le nombre de générations successives des chronologies biblique et avestique : dix générations d’Adam à Noé et de Yima à Θraētaona ; douze de Sem à Isaac et de Θraētaona à Manuščiθra ; treize d’Isaac à David et de Manuščiθra à Zaraθuštra. Ces corrélations et sa connaissance de l’Avesta l’invitèrent à poursuivre en ce sens. Il fit donc le parallèle entre le nom de la montagne Ararat, sur laquelle débarqua Noé, et le nom iranien de la montagne Hara (Harā Bǝrǝzaitī), voyant dans Hara haraithyâo l’origine du toponyme hébreux. Quant à Noé et ses trois fils ou Terah et ses fils Abram, Nahor et Haran, il les rapprocha du roi Θraētaona (Frēdōn) et de ses trois fils ainsi que du roi indien Yayāti et de ses cinq fils, chacun d’entre eux ayant donné en partage à leurs fils une partie de leur royaume. La familiarité que Fr. Spiegel acquit de l’Avesta lui donna l’occasion de tenter quelques comparaisons nouvelles avec la Genèse et ainsi préciser l’histoire de la diffusion du savoir du prophète622 Zaraθuštra auprès du peuple des Hébreux. Pris par son iranophilia, il pensait à son tour que les Sémites et les Aryens s’étaient côtoyés à la période d’Abraham. Installé dans l’Airyanǝm vaējah, ce dernier aurait 620 621

622

Gn 11.31-32. « Those evil creatures on earth were all killed by that rain (made by Tištar) » (ān xrafstarān ī zamīg hamāg pad ān wārān bē ōzad), STAUSBERG 2004, p. 269. Cf. WEST 1880, p. 26 ; ANKLESARIA 1956, p. 73. « Die Stellung keines anderen Religionsstifters ähnelt so sehr dem ächt semitischen Begriffe eines Propheten, wie die Zarathustra’s. », SPIEGEL 1863, p. 289.

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alors devisé avec Zaraθuštra et emporté avec lui au pays de Canaan un ensemble de croyances iraniennes dont la Genèse avait conservé le souvenir. Si la tradition d’un Paradis, situé aux sources de l’Oxus et de l’Iaxarte, put se maintenir chez les deux peuples, seuls les Sémites gardèrent intact le récit historique du grand cataclysme. En avril 1864, M. Müller réagit immédiatement aux hypothèses de l’iranologue allemand. Reprenant tour à tour l’ensemble de sa démonstration, le savant d’Oxford réfuta un à un les arguments avancés. Au sujet du mythe du déluge, il demeurait campé sur l’avis de son maître E. Burnouf : « Le déluge n’est mentionné ni dans les livres sacrés des Zoroastriens, ni dans les hymnes du Rig-véda. Il en est question une seule fois dans un des Brâhmanas les plus modernes ; et les arguments soigneusement balancés d’Eugène Burnouf, qui considérait la tradition du déluge comme emprunté par les Hindous aux Sémites leurs voisins, nous semblent plutôt corroborés qu’affaiblis par cette mention isolée de l’histoire du déluge dans un passage unique de toute la littérature védique. Cependant on n’a encore allégué aucune raison qui force à admettre une origine sémitique pour le récit du déluge dans le Satapatha-brâhmana, récit répété plus tard dans le Mahâbhârata et les Purânas. Le nombre de jours que dura le déluge est réellement le seul point sur lequel la narration de la Genèse et celle du brahmana soit d’une conformité frappante. »623

Il convient de rectifier ici la traduction française de G. Harris qui impute à M. Müller une énormité dont il ne fut aucunement l’auteur. G. Harris traduisit « The number of days being really the only point on which the two accounts startle us by their agreement. »624 par « Le nombre de jours que dura le déluge est réellement le seul point sur lequel la narration de la Genèse et celle du brahmana soit d’une conformité frappante. ». Les gloses « que dura le déluge » et « de la Genèse et celle du brahmana » trahissent la pensée de M. Müller et montrent que le professeur d’anglais au lycée Condorcet n’avait pas idée de ce que l’indianiste allemand voulait dire. Il s’agit non pas de la durée du déluge, mais des sept jours au bout desquels le déluge s’abattrait sur la terre d’après les versions de la Genèse et du BhāgavataPurāṇa, et non d’après celle du ŚatapathaBrāhmaṇa. Face à l’enthousiasme de Fr. Spiegel pour les traditions iraniennes qu’il pensait pouvoir retrouver sous une forme ou une autre dans la Genèse, le verdict de l’historien et comparatiste M. Müller fut sans appel : « Nous ne nions pas qu’il soit possible de découvrir des analogies frappantes entre la Genèse et le Zend-Avesta ; mais nous devons protester quand nous voyons diriger une enquête sur un débat

623 624

MÜLLER 1872b, p. 221 (= MÜLLER 1872a, p. 155). MÜLLER 1868, p. 158.

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aussi plein d’intérêt et d’importance avec aussi peu de rigueur scientifique que l’a fait M. Spiegel »625. 4.2.4. LesdernièresannéesavantladécouvertedeGeorgSmith La plupart des hypothèses sur le déluge indien ne tenaient souvent qu’à l’interprétation philologique de telle ou telle forme verbale ou nominale. Ce fut le cas de la lecture difficile de la phrase « tena etam uttaraṃ girim atidudrāva » du ŚatapathaBrāhmaṇa qui déterminait à elle seule toute la théorie de l’origine des Indo-ārya ou du moins de son représentant Manu dont les flots du déluge l’auraient fait passer du nord au sud de l’Himālaya. Alors que la lecture du manuscrit [M] de J. Mill donnait « atidudrāva », telle qu’A. Weber la publia dans son édition de 1855, l’indianiste allemand eut l’occasion, lors d’un nouveau séjour en Angleterre, de compulser les deux manuscrits [B et C] de H. H. Wilson et d’y lire la forme « adhidudrāva » qu’il publia en 1859 dans un addendum : « 76,3 BC lesen girimadhidudrāva (Sāy. adhijagāma), M aber wie Edit. »626. En octobre 1866, J. Muir examina à son tour le texte du ŚatapathaBrāhmaṇa dans sa recension de l’école Kāṇva et découvrit une autre variante : « abhidudrāva »627. Les trois affixes ati-, adhi-, et abhi- posaient dès lors un problème d’interprétation du verbe dru- (« courir »). En 1850, A. Weber traduisit la phrase comme suit : « Par cela, il (le poisson) passa au-dessus de cette montagne du Nord »628; en 1851, F. Nève : « [le vaisseau] avec lequel le (poisson) dépassa cette montagne du Nord »629 ; en 1859, M. Müller : « Le poisson le porta au-dessus de la montagne du Nord. »630 ; en 1860, J. Muir : « Par ce moyen il passa au-dessus de cette montagne du Nord. »631 ; en 1863, M. Monier-Williams : « Par son moyen, il passa au-delà de cette montagne du Nord. »632 et A. Pictet : « par ce moyen, celui-ci le fit passer par-dessus la montagne du nord »633. En 1868, J. Muir précisa en note les variantes des manuscrits. La forme verbale adhidudrāva devait donc être traduite, selon lui, par « Il se hâta de »634. La même année, A. Weber fit également remarquer que la lecture de l’école Kāṇva relevée par J. Muir, « abhidudrāva », obligeait de 625 626 627 628 629 630

631 632 633 634

MÜLLER 1872b, p. 224. WEBER 1859b, p. 63. WEBER 1868, p. 10-11, note 1. « Damit setzte er (der Fisch) über diesen nördlichen Berg », WEBER 1850, p. 163. NÈVE 1851b, p. 12. « The fish carried him by it over the northern mountain », MÜLLER 1859, p. 426 (= MÜLLER 1860, p. 426). « By this means he passed over this northern mountain », MUIR 1860, p. 326. « By its means he passed beyond this northern mountain », MONIER-WILLIAMS 1863, p. 35. PICTET 1863, p. 615. « He hastened to », MUIR 1868, p. 183, note 38.

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traduire par : « Par cela, il se depêcha d’aller à la montagne du Nord »635. Ces dernières versions démontraient que la tradition manuscrite ne s’accordait nullement sur l’affixe verbal et que la lecture de « dépasser » n’était assurément pas la plus sûre. Par conséquent, la théorie du chemin migratoire de Manu, qui serait venu des régions situées bien au-delà du nord de l’Himālaya, devenait difficilement défendable. Les affixes ati- marquant l’intensité, abhi- indiquant la direction ou l’intensité et adhi- ajoutant la notion d’intensité ou de supériorité, accolés au verbe dru-, tendaient finalement vers l’idée de se mouvoir avec vélocité, de « se hâter vers la montagne du nord ». En 1871, dans sa nouvelle édition de son deuxième volume, J. Muir n’hésita plus à émettre quelques doutes sur le sens à donner à cette forme verbale : « Il est incertain si la lecture correcte dans le passage du Śatapatha Brāhmaṇa i.8,1,5, est atidudrāva“il passa au-delà” ou adhidudrāva qui ne porterait pas précisément le même sens, et nous laisserait dans le doute quant à l’intention de l’auteur de représenter Manu comme ayant traversé l’Himālaya depuis le Nord »636. Les hésitations de certains indianistes n’étaient pas partagées par tous les savants et le mythe du déluge indien à la fin des années 1860 tenait toujours sa place dans le schéma historique des origines communes des peuples sémites et ārya. En 1868, l’assyriologue François Lenormant (1837-1883), alors sous-bibliothécaire de l’Institut de France, publia son Manueld’histoireanciennedel’Orient jusqu’aux guerres médiques dans lequel il présenta en premier lieu la période antédiluvienne d’après la géologie et les monuments littéraires de l’Orient, spécialement la Bible. Il partit du constat des géologues et paléontologues qui avaient mis au jour des restes d’hominidés antédiliviens ainsi que des ossements de mammouths, rhinocéros laineux et tigres à dents de sabre, monstres qui avaient été anéantis par le déluge. Ce grand cataclysme, auquel réchappèrent Noé et les siens, fut donc le dernier des flots diluviens que la terre avait connus637. Reprenant la théorie de J.-B.-Fr. Obry, Fr. Lenormant dressa le tableau du juste Noé sauvé des eaux sur la montagne Ararat, non pas à localiser en Arménie, mais sur l’Airyaratha de la tradition indo-iranienne situé en Asie centrale : « Au huitième mois, l’arche s’arrêta sur le mont Ararat, non pas sur la montagne de ce nom située en Arménie, mais sur l’Airyaratha des tribus japhétiques primitives, le Mérou des Indiens et l’Albordj des Perses, c’est-à-dire sur le Belourtagh ou le plateau 635 636

637

« Damit eilte er zum nördlichen Berge hin », WEBER 1868, p. 11, note 1. « It is doubtful whether the correct reading in the passage of the Śatapatha Brāhmaṇa i.8,1,5, is atidudrāva “he passed over”, or adhidudrāva, which would not so distinctly convey the same sense ; and would leave it doubtful whether the writer intended to represent Manu as having crossed the Himālaya from the northward », MUIR 1871, p. 323-324, note 96. LENORMANT 1868, p. 4-7.

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alpestre de Pamir dans la Petite-Boukharie. Là, en effet, les traditions de tous les peuples qui ont conservé des souvenirs de quelque netteté et conformes aux données bibliques sur les âges primitifs, comme les Indiens et les Perses, convergent pour placer le berceau de l’humanité postdiluvienne. »638

Pour l’assyriologue français, les études sur le lieu géographique où l’arche s’était arrêtée confirmaient que Noé avait échoué quelque part sur l’une des hautes montagnes centrasiatiques et que par la suite, lorsque les eaux se retirèrent, accompagné de sa famille, il avait marché vers l’ouest, selon Genèse 11.2, en direction de la plaine de Šin‘ar (‫ )שנער‬située entre le Tigre et l’Euphrate. Du côté des exégètes, les travaux d’H. Ewald dominaient largement encore le domaine des études bibliques et la troisième édition de sa GeschichtedesVolkes Israel(Histoiredupeupled’Israël) publiée de 1864 à 1868, fut traduite en anglais, en 1869, par Russell Martineau, ancien élève de Fr. Bopp et professeur d’hébreu au Manchester New College de Londres. Au vu des nouvelles découvertes, H. Ewald avait apporté, dans sa partie consacrée à la Genèse, de nouveaux arguments à sa théorie des quatre âges bibliques mis en parallèle avec les quatre âges du monde grecs et indiens, ainsi qu’à son analyse du récit du déluge. Cependant, bien qu’il mentionnât639 la découverte de la version védique par A. Weber, les mythes indiens ne lui fournissaient malheureusement aucun élément narratif justifiant la raison première de la destruction des êtres vivants à l’égal du dessein du dieu biblique précipitant une masse d’eau afin de détruire une humanité corrompue. 4.2.5. MaxMülleretlecomparatismedes«  gold-diggers  » Face au comparatisme orienté, M. Müller rappela que toute méthode comparative devait être avant tout rigoureuse et scientifique. En 1870, il écrivit un article intitulé « A Chapter Of Accidents In Comparative Theology »640 (« Un chapitre des accidents en théologie comparée ») dans The Contemporary Review, revue fondée en 1866 par l’écossais presbytérien Alexander Strahan (1833-1918). Cette contribution fut rééditée en 1881, dans le cinquième volume de ses Chipsfroma Germanworkshop (Copeauxd’unatelierallemand), sous le titre « On False Analogies In Comparative Theology »641 (« Des analogies erronées en théologie comparée »). En préambule aux différents cas qu’il prit comme exemples afin de 638 639 640 641

LENORMANT 1868, p. 8. EWALD 1869, p. 270, note 2. MÜLLER 1870a. MÜLLER 1881.

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montrer les erreurs dues au comparatisme analogique, il retraça les grandes idées maîtresses, à savoir les théories des théologiens qui avaient vu dans les religions non chrétiennes soit un emprunt au judaïsme ancien, soit la preuve d’une révélation primitive. M. Müller énuméra les méprises de S. Bochart (Saturne = Noé), de J. Vossius (Janus = Noé) et de P.-D. Huet (Zoroastre, Orphé = Moïse), concluant que, finalement, bien qu’il y ait eu la découverte du sanskrit et l’établissement de la philologie comparée depuis, « le problématique fantôme de Huet n’était en aucun cas dissipé en même temps »642. Il cita pour l’essentiel les travaux comparatifs de W. Jones et Fr. Wilford. Loin de simplement critiquer les recherches philologiques et mythologiques de ces pionniers, reconnaissant les difficultés qu’ils eurent à surmonter en leur temps, le sanskritiste allemand aboutit néanmoins à la constatation que leurs études comparées n’étaient qu’« une comparaison superficielle de la mythologie de l’Inde et de celle des autres nations, à la fois aryenne et sémitique, sans aucune valeur scientifique »643. Or, en ce domaine, W. Jones avait poursuivi le travail comparatif orienté de S. Bochart. M. Müller ne s’y trompa pas et nota que cette continuité s’était poursuivie par l’établissement de nouveaux comparants. À Saturne identifié à Noé, W. Jones avait alors ajouté Manu Satyavrata sauvé du déluge644. Et cet intérêt, suscité par le fondateur de la Société asiatique du Bengale, à vouloir retrouver dans la littérature sanskrite les vestiges de l’AncienTestament, tel le récit du déluge, entraîna à sa suite un grand nombre de savants qui, selon M. Müller, se précipitèrent à la tâche « avec toute l’ardeur de chercheurs d’or » (« with all the eagerness of gold-diggers »645). Ce qui pouvait être acceptable au début du XIXe siècle ne l’était cependant plus en 1870. Le savant d’Oxford critiqua donc ouvertement tous ces parallèles établis sans aucune critique textuelle dont ceux du prolixe écrivain Louis Jacolliot (18371890), ancien magistrat dans l’Inde française entre 1865 et 1869, qui venait de publier son ouvrage à sensation LaBibledansl’Inde.ViedeIezeusChristna646, reprenant et multipliant les correspondances arbitraires entre les textes bibliques et la littérature sanskrite, réécrivant librement les textes indiens au gré de ses visées rédactionnelles. Dans sa partie « Genèse indoue », il donna une libre lecture du récit du déluge selon les Veda, assurait-il, mais s’inspirant, en réalité, de la traduction française de la version du Mahābhārata réalisée par G. Pauthier647 642 643

644 645 646 647

« […] the troublesome ghost of Huet was by no means laid at once », MÜLLER 1870a, p. 2. « Ce que nous trouvons est simplement une comparaison superficielle de la mythologie de l’Inde et de celle d’autres nations, aryennes et sémitiques, sans aucune valeur scientifique. » (« What we find is merely a superficial comparison of the mythology of India and that of other nations, both Aryan and Semitic, without any scientific value. », MÜLLER 1870a, p. 4). MÜLLER 1870a, p. 5-6. MÜLLER 1870a, p. 6. JACOLLIOT 1869. JACOLLIOT 1876, p. 341.

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qu’il réécrivit en y calquant des passages du BhāgavataPurāṇa et de Genèse 6-7. Il n’était pas difficile de reconnaître à travers ce récit diluvien le plus ancien témoignage du grand cataclysme et d’affirmer que cette version indienne était « le mythe retrouvé et adopté par le judaïsme et le dogme chrétien »648. La seconde partie de l’article de M. Müller fut donc consacrée à réfuter le comparatisme analogique de Jacolliot dans lequel il ne voyait qu’un nouveau Fr. Wilford, abusé en Inde par les traditions orales de quelques brāhmanes malicieux, mais néanmoins inexcusable : « C’est simplement la sempiternelle histoire du Lieutenant Wilford, mais bien moins excusable cette fois qu’il y a une centaine d’années. »649. Plus que M. Müller, ce fut l’orientaliste Charles de Harlez (1832-1899), prêtre et professeur de langues orientales à l’université de Louvain, qui s’attaqua à l’œuvre comparative de Jacolliot par la publication de comptes rendus critiques dans la Revuedelinguistique de 1875 et la Républiquefrançaise du 12 mai 1876, ainsi que par l’édition d’un ouvrage plus argumenté650, voyant dans les « élucubrations » de l’ancien magistrat français un travail de sape du christianisme651. En 1876, L. Jacolliot écrivit son énième volume ésotérisant sur l’Inde dans lequel il traita du déluge. Plaçant la composition du Veda et du Mānavadharmaśāstra avant le déluge universel, il avançait que le récit diluvien indien fut repris par les Sémites. Il prétendit donner la traduction du Hari-Pourana qui se révèle n’être qu’un calque indianisé du récit de la Genèse rédigé par sa propre main. Si les traductions de la fin du XVIIIe siècle avaient subi quelques interpolations chrétiennes de la part de M. Piḷḷai et de W. Jones, le texte présenté par le mystificateur et anticlérical Jacolliot fut assurément unique en son genre en ce dernier quart du XIXe siècle : « Vichnou descendit alors sur la terre sous la forme de l’oiseau garouda, et étant arrivé au pays de Canyacoubdja, il dit au saint homme Vaïwasvata : “Lève-toi, prends ta cognée, et ordonne à tes fils de te suivre jusqu’à la prochaine forêt. Choisis parmi les arbres les plus gros ceux que tu dois abattre, et hâte-toi de construire un vaisseau assez grand pour contenir toute ta famille, un couple de tous les animaux, et des graines de toutes les plantes, car toi seul, avec les tiens que tu auras recueillis, échapperez à la colère de Brahma. N’oublie pas d’emporter également les livres de la loi, que Swayambhouva lui-même a extraits de sa pure essence, et Manou, fils de Pouroucha (mâle céleste).” Vaïwasvata, ayant compris que cet avis lui venait du ciel, et était la récompense de ses vertus, fit ainsi qu’il avait été dit : il construisit le vaisseau, dans lequel il fit entrer 648 649

650 651

JACOLLIOT 1869, p. 251. « It is simply the story of Lieutenant Wilford over again, only far less excusable now than a hundred years ago. », MÜLLER 1870a, p. 16. HARLEZ [1882]. HARLEZ 1894, p. II.

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ses quatre fils, avec leurs femmes et leurs enfants, et les serviteurs de la famille. Et il confia les livres de la loi extraits de la pure essence à Soma, son fils aîné, et de même il lui donna à garder le livre de Manou, fils de Pouroucha. Et un couple de tous les animaux et des graines de toutes les plantes y trouvèrent place également, et Vaïwasvata ayant fermé le navire, la pluie commença à tomber sans relâche, les mers à déborder, et le globe tout entier disparut sous les eaux. Et cela dura ainsi des jours et des mois, et cela dura ainsi des années, car rien de ce qui était mauvais ne devait survivre, car ce qui était mauvais était la corruption, et la corruption pouvait gagner les mondes supérieurs. Enfin, l’eau cessa de tomber, la mer et les fleuves rentrèrent dans leur lit, et le vaisseau de Vaïwasvata s’arrêta au sommet de l’Hymavat. Et Vaïwasvata ayant ouvert les portes du navire aperçut une traînée lumineuse aux mille couleurs, qui partageait la voûte des cieux. Vichnou lui apparut de nouveau sous la forme de l’oiseau Garouda, et lui dit : “Ceci est la ceinture de l’immortelle déesse Lakmy, c’est un signe de pardon ; lorsque la tourterelle ne rentrera pas au navire tu iras droit devant toi et tes fils repeupleront la terre.” Et l’oiseau appelant ces derniers par leur nom leur dit : “Soma, tu marcheras en gardant l’orient à ta gauche. Vamadéva, tu marcheras en gardant l’orient à la droite. Sacra, tu marcheras à l’Orient. Tchandra, tu marcheras au couchant. Et nos enfants seront les seigneurs de la terre, et tous les peuples naîtront d’eux.” Vaïwasvata, ouvrant alors les mains, laissa échapper la tourterelle, mais la tourterelle revint sur le soir les pieds humides. Il lâcha alors le radjouvala, mais le radjouvala revint sur le soir avec de la boue aux ailes. Et il lâcha encore une paire de sârasas (grues), et ils revi[n]rent le soir voltiger autour du navire, mais ils ne rentrèrent pas. Et ayant lâché encore le balaca, le corbeau et le héron, ils ne revinrent pas. Il jugea que le moment était venu, et de nouveau il laissa échapper la tourterelle, qui revint sur le soir voltiger avec des cris joyeux autour du vaisseau, et elle reprit sa course vers l’orient, elle avait à son bec une tige de l’herbe sacrée du cousa. Vaïwasvata comprit que la terre était de nouveau habitable, il ouvrit les portes du navire, et ayant partagé le troupeau entre ses quatre fils, il leur divisa le monde ainsi que l’avait dit l’envoyé céleste, et les oiseaux s’élancèrent dans les plaines de l’air, et les bêtes fauves s’enfoncèrent en hurlant de joie dans la terre humide et l’herbe verte. Vaïwasvata, ayant retenu trois fois son haleine en murmurant à chaque fois, le mystérieux monosyllabe AUM qui est l’invocation par excellence, fit une offrande aux dieux, en mémoire de l’événement, et une libation aux mânes des morts frappés par la vengeance divine. Puis, ayant pris un jeune chevreau à toison rouge qui était né dans le vaisseau, il l’égorgea sur la pierre du sacrifice en disant : “Que ce sang répandu soit un signe d’alliance éternelle entre la terre et les cieux. Que mes descendants à perpétuité offrent ce sacrifice à Vichnou, âme du monde, esprit de la prière, essence subtile émanée de l’incréé, pensée éternelle de ce qui est, manifestation perpétuelle du Grand Tout, qui a sauvé le monde de la destruction par les eaux.” »652

Aux interpolations chrétiennes, Jacolliot opposa donc une réécriture brāhmanisante du récit de la Genèse. Ce contre-coup, en pleine période anticléricale

652

JACOLLIOT 1876, p. 335-341.

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française, n’était certes pas nouveau, mais il était la conséquence directe des théories des missionnaires et théologiens chrétiens qui avaient, durant plus de trois cents ans, entretenu l’idée que tous les peuples et leurs croyances religieuses avaient été issus du repeuplement de la terre par les fils de Noé après le déluge universel. Pour M. Müller, le comparatisme orienté que les théologiens chrétiens s’étaient acharnés à nourrir au fur et à mesure de leur découverte des textes sacrés anciens non chrétiens dans le but d’étayer leur théorie de l’histoire universelle chrétienne et d’asseoir l’évangélisation des peuples, avait été un procédé dangereux qui s’était finalement retourné contre eux : « C’était une procédure dangereuse — dangereuse parce que superficielle, dangereuse parce qu’entreprise avec une conclusion prévue d’avance ; et très vite les mêmes arguments qui avaient été utilisés pour prouver que toute vérité religieuse était issue de l’AncienTestament se retournèrent contre les érudits et les missionnaires chrétiens pour montrer que ce n’était pas le brahmanisme ou le bouddhisme qui avait emprunté à l’Ancien et au NouveauTestament, mais bien l’Ancien et le NouveauTestament qui avaient emprunté aux plus anciennes religions des brahmanes et des bouddhistes. »653

Inspirateur de l’occultisme en France, suivi dans ses constructions ésotériques par Helena Blavatsky (1831-1891), L. Jacolliot s’appuya, de son côté, sur les découvertes les plus récentes, notamment celles de G. Smith, les travaux des universitaires, tels ceux de Fr. Lenormant, pour édifier sa théorie pseudoscientifique du déluge. Après avoir juxtaposé les récits indiens, mésopotamiens et biblique, il en vint à la conclusion que seuls les Veda et le Mānavadharmaśāstra étaient des ouvrages antédiluviens, remontant au berceau de l’humanité, qui furent au fondement non seulement des civilisations du Proche-Orient, après que des clans indiens vinssent s’installer sur tous les territoires à l’ouest de l’Inde654, mais encore du droit civil européen, dépassant de loin les croyances chaldéennes. Jacolliot s’opposait ainsi au panbabylonisme naissant655. 653

654

655

« This was a dangerous proceeding – dangerous because superficial, dangerous because undertaken with a foregone conclusion; and very soon the same arguments that had been used on one side in order to prove that all religious truth had been derived from the Old Testament were turned against Christian scholars and Christian missionaries, in order to show that it was not Brahmanism and Buddhism which had borrowed from the Old and New Testament, but that the Old and the New Testament had borrowed from the more ancient religions of the Brahmans and Buddhists. », MÜLLER 1870a, p. 3. « Ils allèrent droit devant eux, emportant leurs croyances, les vieilles traditions de leur berceau, les statues de leurs dieux, déposant partout en Chaldée, en Asie Mineure, en Égypte, en Grèce, ces légendes cosmiques, génésiques et diluviennes que nous retrouvons aujourd’hui dans ces différentes contrées, avec ce signe ineffaçable que portent au front toutes les conceptions du génie indou. », JACOLLIOT 1876, p. 376. « Alors que l’Inde avait ses rois crééspourlajustice,ses prêtres crééspourlavérité ;Que ses pagodes entendaient prêcher la morale laplus pure, basée sur l’abnégation et la charité ;Que ses sages jetaient les bases d’un droit civil qui domine encore l’économie tout entière du droit

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La même année, M. Müller publia également dans le Fraser’sMagazine quatre conférences, intitulées « Introduction to the Science of Religion »656, qu’il délivra à la Royal Institution de Londres. En 1873, l’ensemble fut corrigé et augmenté de notes, réédité à plusieurs reprises en 1882, 1893 et 1899. Dans une partie consacrée à la mythologie polynésienne, il aborda à nouveau la légende du déluge et fit remarquer qu’il convenait d’éviter tout empressement à voir dans de simples analogies des emprunts directs. Il admit qu’un grand nombre de ressemblances entre les récits du déluge indiens et biblique étaient possibles, mais qu’il était bien plus difficile d’en expliquer les différences pour supposer une origine commune ou un emprunt direct. Il illustra son argumentation en prenant comme exemple l’annonce de la venue du déluge dans sept jours qui apparaît tout autant dans la Genèse que dans le BhāgavataPurāṇa. Pour lui, ce détail aurait pu passer pour la preuve que l’auteur indien avait emprunté cet élément narratif à la tradition biblique ou coranique d’autant plus que le Bhāgavata Purāṇa remontait à la période médiévale. Mais en matière de comparatisme, il fallait, continua-t-il, expliquer également tous les autres éléments narratifs indiens qui n’avaient aucun point commun avec ces deux traditions. Il en conclut donc que cet hapax purāṇique ne garantissait en rien que la légende indienne du déluge la plus ancienne, celle du Veda, fût également le résultat d’un emprunt, et qu’à lire l’ensemble des récits diluviens à travers le monde, la présence des sept jours, dans le Bhāgavata Purāṇa, pouvait être tout autant fortuite ou provenir d’un calcul de durée temporelle identique. Ainsi M. Müller continuait-il à mettre en garde ceux qui allaient trop vite dans la recherche des analogies et qui ne prenaient guère en compte le comparatisme différentiel. Tout comparatisme était inévitablement faussé tant que les savants n’auraient pas achevé le relevé encore possible de toutes les légendes et croyances des anciennes civilisations : « Je mentionne tout ceci dans l’unique but de prôner la patience et la prudence. Et je me le prône à moi-même presque autant qu’à d’autres comme un avertissement contre les théories exclusives »657.

656 657

européen… la Chaldée ne nous offre que l’imagedes superstitions les plus grotesques. Les pasteursnomades de ces déserts de sables salés parsemésd’oasis rabougries, ne savaient que s’agenouiller devantles gigims, les alals,les tlals,les maskimset tousces ridicules démons dont les exploits remplissentles inscriptions de Babylone. », JACOLLIOT 1876, p. 371. MÜLLER 1870b. « I mention all this for the sole purpose of preaching patience and caution; and I preach it against myself quite as much as against others, as a warning against exclusive theories », MÜLLER 1893, p. 257.

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4.2.6. LeDelphinus Gangeticusd’AngelodeGubernatis Parmi les mythologues, l’indianiste italien Angelo de Gubernatis (1840-1913), qui eut pour professeur de linguistique et de sanskrit Fr. Bopp et A. Weber à l’université de Berlin, tient une place particulière. Professeur de sanskrit et de littérature comparée à l’université de Florence, il publia, en 1872, une étude thématique originale sur les différentes espèces animales présentes dans les récits mythologiques : Zoologicalmythologyorthelegendsofanimals (Mythologiezoologique ou les légendes des animaux). La troisième partie présente les animaux aquatiques et notamment les nombreux poissons figurant dans les récits indiens. Connaissant les versions du ŚatapathaBrāhmaṇa, du Mahābhārata et des Purāṇa, A. de Gubernatis fut plus intéressé par la lecture du BhāgavataPurāṇa. Il indiqua en premier lieu que le śaphara (masc.) ou śapharī (fém.), poisson mentionné dans la légende du déluge indien, correspondait à l’une des espèces de cyprinidés, le cyprinussophore. Mais son interprétation la plus intéressante reste celle de l’accroissement nocturne du volume du petit poisson que Manu recueillit dans ses mains alors qu’il faisait ses ablutions dans une rivière. Pour le savant italien, ce développement de la taille de la carpe devait être mis en rapport avec les phases croissantes de la lune qui changeaient chaque nuit. Dans la mythologie indienne, remarqua-t-il, le dieu Viṣṇu, dont le premier avatāra était celui du poisson venu sauver Manu du déluge, avait un caractère lunaire et avait pour fonction de régler le temps de la saison des pluies, parfois diluviennes. Quant à ce poisson cornu qui tira à l’aide d’une amarre le navire de Manu, il rappelait assurément le śiṃśumāra désignant l’oursin à baguettes, le hérisson et surtout le Delphinus Gangeticus658 qui, aux côtés d’un taureau, tirait à l’aide de son rostre le char des Aśvin, selon ṚV 1.116.18 (« Le char qui vînt avec vous amena des richesses splendides : un marsouin et un taureau étaient ensemble attelés », revád uvāha sacanó rátho vāṃ vṛṣabháś ca śiṃśumāraś ca yuktā). Dans le ṚgVeda, les Aśvin avaient également un navire pour moyen de transport. Dès 1781, le naturaliste écossais William Roxburgh (1751-1815) fut le premier à décrire le dauphin du Gange659 (fig. 17). Toutes ces interrogations et théories sur les origines sémitiques ou ārya du mythe du déluge qui conditionnaient encore la représentation de l’histoire de l’humanité et la valeur des systèmes religieux et qui nourrissaient la dichotomie entre races sémitique et aryenne, furent remises en question au lendemain de la communication retentissante de l’assyriologue Georg Smith (1840-1876), prononcée le mardi 3 décembre 1872 devant les membres de la Society of Biblical Archaeology en présence du premier ministre William Ewart Gladstone (1809-1898). 658 659

Voir LÜDERS 1942, p. 61-81 ; THIEME 1942. ROXBURGH 1803.

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Fig. 17 – DelphinusGangeticus (dessin de W. Roxburgh, 1781)

4.3. L’après Georg Smith Cette découverte de la version akkadienne du déluge, conservée sur la tablette de l’épopée de Gilgameš provenant des fouilles archéologiques de la bibliothèque de Ninive sous la direction de l’assyrien Hormuzd Rassam (18261910) en 1853, a été suffisamment relatée depuis le XIXe siècle pour faire l’économie de sa présentation660. Nous n’aborderons pas non plus les études comparatives qui s’ensuivirent, celles de G. Smith661 en tout premier lieu — qui ne fit d’ailleurs aucune allusion à la version indienne —, entre les nombreuses tablettes de Ninive et le texte biblique de la Genèse. Ce qui retiendra assurément plus notre attention demeure les répercussions qu’eut ce nouveau départ en assyriologie et en exégèse biblique sur l’histoire rédactionnelle du mythe du déluge indien et plus largement sur l’hypothétique tradition aryenne du déluge. XIe

4.3.1. L’assyriologueFr.LenormantetlepeuplekouschitedesMatsya L’assyriologue français Fr. Lenormant réagit immédiatement aux révélations de décembre 1872. Dans la revue catholique Lecorrespondant du 23 janvier 1873, il rédigea un article intitulé « Le Déluge et l’épopée babylonienne. Recherches sur les tablettes cunéiformes, ayant trait au déluge, découvertes par M. Smith »662. Cet article, revu et augmenté, servit de première partie dans le second tome de son ouvrage Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie, publié l’année suivante, en 1874. 660 661 662

Voir SMITH 1875 et 1876 ; CONTENAU 1941 ; DAMROSCH 2007 ; CREGAN-REID 2013. SMITH 1876. LENORMANT 1873.

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Après avoir présenté l’ensemble de la documentation nouvelle relative au déluge akkadien, il réinvestit le dossier indien. Pour lui, le déluge de l’épopée de Gilgameš était la preuve formelle que le mythe diluvien brāhmanique ne pouvait être indigène, mais qu’il avait été véhiculé de la Babylonie à l’Inde. Il débuta sa démonstration par situer la version du ŚatapathaBrāhmaṇa bien après le temps de la composition des hymnes du ṚgVeda qu’il datait entre 1300 et 800 av. J.-C. Puis il reproduisit la traduction française d’A. Pictet — sans nommer le traducteur ni indiquer les références bibliographiques — et cita les autres lectures surchargées « de traits fantastiques et parasites »663 et conservées dans le Mahābhārata, le Bhāgavata Purāṇa et le Matsya Purāṇa. Il rappela alors l’étude comparée d’E. Burnouf et les différents arguments qui avaient conduit le savant français à y voir une importation babylonienne : absence du mythe du déluge dans le Ṛg Veda et inclusion du mythe dans le système plus ancien des manvantara. La découverte de G. Smith apportait donc une preuve supplémentaire au dossier Burnouf dont la mémoire et les travaux étaient encore bien vivants une vingtaine d’années après sa disparition : « Les documents nouveaux me paraissent confirmer l’opinion du grand indianiste, dont le nom restera l’une des plus hautes gloires scientifiques de notre pays »664. L’élément narratif le plus primitif du mythe, pour l’assyriologue français, demeurait la figure divine métamorphosée en poisson. Bien qu’il reconnût que le Brāhmaṇa restait muet sur la nature divine du poisson, il accepta l’idée que le poisson de cette version védique était déjà à entendre comme une métamorphose d’un dieu sous forme de poisson qui prendrait pour nom Brahmā dans l’épopée brāhmanique et Viṣṇu dans les textes sectaires purāṇiques. Or, Lenormant vit dans cette tradition du matsyāvatāra un caractère non indien et étranger à sa symbolique habituelle. Il réfuta la théorie ārya d’Angelo de Gubernatis, car, nulle part dans ses relevés indo-européens, le poisson ne servait de guide à la manière babylonienne comme dans le mythe du déluge indien, mais était constamment considéré comme « un être inférieur et méprisé, qui a une signification phallique et mauvaise »665. De même, l’histoire religieuse de l’Inde n’offrait aucune trace d’un quelconque culte du poisson. Par contre, la découverte de G. Smith confirmait que le rôle d’avertissement de l’imminence d’un déluge par un poisson à Manu avait son pendant dans la version babylonienne avec le dieu Êa prévenant Sisithrus. Retraçant les diverses significations du dieu Êa selon les différentes traditions mésopotamiennes tant mythologiques qu’astrologiques, Lenormant arriva à la conclusion que le dieu akkadien Êa ou son équivalent assyrien Nouah, « le maître des eaux » 663 664 665

LENORMANT 1874, p. 125. LENORMANT 1874, p. 126. LENORMANT 1874, p. 127, note 1.

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ou « le souverain de la mer », restait la divinité la plus ichthyomorphe du panthéon assyro-babylonien et se rapprochait ainsi du dieu-poisson indien. Il fallait donc rechercher l’origine du mythe du déluge indien en Babylonie comme l’avait déjà supposé E. Burnouf. Selon lui, le mythe mésopotamien aurait pu être diffusé à la période historique, notamment lors du commerce maritime du bois de teck entre Babylone et l’Inde sous les règnes des grands rois assyriens Teglath-Phalasar III et Sennachérib aux VIIIe-VIIe siècles av. J.-C. Mais, loin de se contenter de rapports commerciaux attestés dans les textes cunéiformes, Fr. Lenormant échaffauda une nouvelle théorie. Puisqu’il n’existait aucune trace du mythe du déluge dans le ṚgVeda, il supposa donc que celui-ci avait pu être conservé par d’autres peuples que celui des Indo-ārya. Or, parmi les peuples anté-aryens qui auraient pu être « allié[s] par le sang aux Babyloniens », il y avait, selon lui, les Indiens de souche kouchite dont le plus connu était le peuple des Matsya ou Poissons, composé de navigateurs et commerçants et dont les sages étaient des astronomes à l’égal de ceux de la Chaldée666. Leurs traités astronomiques qui diffèrent des textes védiques pourraient bien avoir été ce savoir volé par le démon Hayagrīva et caché au fond des eaux avant d’avoir été āryanisé sous la forme des Veda. Comme certains de ses prédécesseurs, Lenormant vit dans l’histoire du vol du Veda des versions purāṇiques l’āryanisation du vol du savoir astrologique et scientifique des Matsya, lui-même résultant d’une indianisation de cette version babylonienne — conservée par Bérose —, qui relate l’enfouissement des écritures sacrées par Sisithrus dans la ville de Sippara (Zimbir)667. Ainsi, les Matsya auraient conservé une antique tradition commune, antérieure à leur établissement en Inde, qui conférait au dieu-poisson la fonction d’enseignement du savoir comme elle apparaissait encore dans l’histoire des sorties successives de la mer d’Erythrée du dieu-poisson Oannès venant offrir les livres sacrés aux hommes, selon Bérose668. L’analogie entre l’annonce de l’arrivée du déluge au septième jour, dans le BhāgavataPurāṇa — texte du sud de l’Inde —, et en Genèse 7.4 avec les trois fois sept jours que durèrent respectivement la construction du navire, le déchaînement du déluge et la décroissance de sa puissance, selon le nouveau texte édité par G. Smith, était un fait incontestable du lien historique qui unissait ces différentes traditions. Le peuple des Matsya aurait donc perpétué le mythe du déluge babylonien en l’indianisant, puis les Indo-ārya l’auraient à leur tour āryanisé au temps des Brāhmaṇa, période où des mythes anārya commençèrent à pénétrer l’élite brāhmanique. Telle fut l’hypothèse de diffusion de Fr. Lenormant, au lendemain de l’annonce de la découverte de l’assyriologue 666 667 668

LENORMANT 1874, p. 142. LENORMANT 1874, p. 146. LENORMANT 1874, p. 143.

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anglais, qui laissait sauve la théorie d’E. Burnouf669 et qui tentait d’expliquer la résurgence d’éléments narratifs communs aux traditions mésopotamiennes, biblique et purāṇiques, absents du ŚatapathaBrāhmaṇa et du Mahābhārata. Pour Lenormant, la découverte de la version akkadienne invitait les savants à tout repenser : « Je m’arrête ici, sans oser me prononcer d’une manière absolument décidée entre les deux hypothèses par lesquelles on peut expliquer l’existence dans l’Inde d’un récit du déluge qui n’est pas vêdique et tient d’aussi près à celui de Babylone. Il faut attendre des découvertes nouvelles pour donner plus de corps et de certitude aux rapprochements que je n’ai fait qu’indiquer. Aussi bien me suis-je déjà laissé entraîner trop loin par la nouveauté du sujet de cette étude et par l’importance des aperçus qu’ouvre la découverte de M. Smith. La littérature babylonienne nous tient en réserve encore bien d’autres révélations. C’est peine si on a commencé à entamer l’étude de quelques-unes de ses pages, et déjà l’on reconnaît que d’après elle il faudra refaire sur des documents positifs, et non plus sur des théories moins solides que brillantes, toute l’histoire des premières civilisations de l’Asie. »670

En 1880, Fr. Lenormant publia le premier volume de son étude Lesoriginesde l’histoired’aprèslaBibleetlestraditionsdespeuplesorientaux671, qui retraçait l’histoire de l’humanité de la création de l’homme au déluge. Dans sa préface, il prit cependant quelques précautions, avouant qu’il était chrétien tout en étant un savant qui n’admettait qu’une seule science. Ne cherchant nullement à faire concorder les résultats de la science et la religion chrétienne, Fr. Lenormant confessa sa croyance en « l’inspiration divine des Livres Saints » et sa « soumission aux décisions doctrinales de l’Église »672. Dans le chapitre sur le déluge, Lenormant reprit en grande partie ce qu’il avait déjà présenté dans ses ouvrages antérieurs. L’idée première était de démontrer que les différents récits du déluge, que l’on retrouvait dans toutes les civilisations, excepté les cultures africaines et océaniques, se référaient à un fait réel et précis qui survint avant la dispersion des peuples. Il exclut cependant de cette tradition primitive les récits de déluges locaux, notamment ceux de la Chine et de 669

670 671 672

« Ceci laisserait intactes les observations d’Eugène Burnouf, que nous venons de voir si bien confirmées par les découvertes cunéiformes, sur le caractère étranger de la légende du déluge telle qu’elle se lit dans les épopées de l’Inde et sa parenté avec la légende chaldéenne ; on assignerait seulement une voie différente à son importation : au lieu de venir directment de babylone, elle aurait été apportée dans le bassin du Gange par un peuple allié par le sang aux Babyloniens. », LENORMANT 1874, p. 138. LENORMANT 1874, p. 146. LENORMANT 1880. LENORMANT 1880, p. VII-VIII. C’est dire combien les découvertes de nouveaux monuments de la littérature mésopotamienne entraînèrent inévitablement l’exégèse biblique de nouveau vers une radicale remise en question des traditions juive et chrétienne relatives à l’histoire rédactionnelle des textes du Pentateuque.

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l’Amérique méridionale. Après avoir traité avec précision du déluge chaldéen à partir de la version traduite par G. Smith complétée par les nouvelles lectures fragmentaires qui se révélaient toutes être des copies datant du VIIe siècle av. J.-C. d’un récit bien plus ancien remontant au moins au XVIIe siècle av. J.-C., il aborda la tradition diluvienne indienne. L’étude qu’il en fit est identique à celle de 1874. Tout au plus donna-t-il une datation du ŚatapathaBrāhmaṇa — vers le IXe siècle av. J.-C.673 —, et changea-t-il le nom de Sisithrus par Hasisatra. Pour le reste, il ne revint aucunement sur son hypothèse du peuple des Matsya conservateur du récit chaldéen. Il préféra admettre un emprunt indien par voie commerciale. Mais l’existence de versions du déluge chez les autres peuples aryens l’obligea à nuancer sa théorie. Les Indo-ārya auraient adopté « d’autant plus facilement ce récit chaldéen qu’il s’accordait avec une tradition que, sous une forme un peu différente, leurs ancêtres avaient apportée du berceau primitif de la race aryenne »674. De fait, l’effervescence de décembre 1872 passée, les affirmations de Lenormant devenaient plus hésitantes et inévitablement contradictoires, car le savant était tiraillé entre l’absence d’une tradition diluvienne ṛgvédique, et donc ārya, mais néanmoins présente dans un texte védique, et les analogies entre les récits purāṇiques et les versions biblique et chaldéenne. Reprenant les analyses comparées d’A. Pictet sur l’ensemble des récits du déluge aryens et américains, soumis plus que jamais à la doctrine de l’Église, il campa sur la position universaliste : « C’est nécessairement le souvenir d’un événement réel et terrible, qui frappa assez puissamment l’imagination des premiers ancêtres de notre espèce pour n’être jamais oublié de leur descendance. Ce cataclysme se produisit près du berceau premier de l’humanité, et avant que les familles-souches, d’où devaient descendre les principales races, ne fussent encore séparées. »675

L’absence de récits diluviens en Afrique, justifiait le caractère historique du texte biblique. Les trois races — indo-européenne, syro-arabe et kouschite —, qui en conservèrent le souvenir, remontaient donc à une souche primitive commune qui avait, elle, connu le grand cataclysme et qui vivait aux alentours du plateau de Pamir, non loin de le ‛Êden, localisé dans les monts Belour-tagh676. Ce sont ces trois races, « qui constituent l’humanité vraiment supérieure »677, que les auteurs de la Genèse avaient rattachées, selon lui, aux fils de Noé. Dans son travail comparatif, Fr. Lenormant ne réussit guère à passer outre les restitutions hypothétiques indo-européennes d’A. Pictet sur le souvenir du déluge 673 674 675 676 677

LENORMANT 1880, LENORMANT 1880, LENORMANT 1880, LENORMANT 1882, LENORMANT 1880,

p. 53. p. 429. p. 489-490. p. 144-145. p. 491.

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universel chez les Ārya. Malgré la découverte de G. Smith, le savant genevois n’en prit aucunement toute la mesure dans la réédition revue et augmentée de son ouvrage Les origines indo-européennes, publiée en 1877. Il indiqua simplement dans une note de bas de page que la question des origines de la tradition du déluge s’était enrichie et surtout compliquée depuis la découverte de G. Smith et qu’il fallait attendre l’avis des assyriologues au sujet de « ce curieux document »678 lacunaire. Pourtant, G. Smith avait déjà complété le récit du déluge babylonien par la découverte de nouveaux fragments et publié, dès 1876, son étude majeure TheChaldeanaccountofGenesis (LerécitchaldéendelaGenèse). Adolphe Pictet ne souhaitait pas, semble-t-il, réviser sa théorie des origines ārya de la tradition diluvienne. Il préféra au contraire l’étayer d’avantage en précisant que Fr. Spiegel avait démontré « l’existence réelle d’un Manu iranien »679 et qu’il fallait ajouter à la liste indo-européenne des « Manu », le Μάνης des Phrygiens680 et les trois Menw des Cymris681. Durant ces premières années qui suivirent la découverte de G. Smith, le théologien protestant allemand Ludwig Diestel (1825-1879) fut obligé, tel F. Nève en son temps avec la découverte de la version diluvienne du ŚatapathaBrāhmaṇa, de revoir son travail à la lumière des nouvelles données. En 1871, en effet, alors qu’il était encore professeur à l’université d’Iéna, il publia une étude comparée des récits de déluge sous le titre DieSintflutunddieFlutsagendesAlterthums682 (Ledélugeetleslégendesd’inondationdel’Antiquité). Mais, après la publication de la version akkadienne par G. Smith en 1872, date à laquelle L. Diestel fut nommé professeur à l’université de Tübingen, ce dernier se vit obligé de reconsidérer son étude qu’il réédita dans une mouture largement augmentée683 en 1876. Son étude comparée des récits diluviens de l’Antiquité l’amena immanquablement à présenter les sources textuelles indiennes. Comme ses prédécesseurs, il présenta rapidement les versions du ŚatapathaBrāhmaṇa, du Mahābhārata et du Bhāgavata Purāṇa. Le fait que le ṚgVeda, dit-il, n’attestait aucune trace du récit, prouvait que les Indo-ārya avaient dû être confrontés à un cataclysme après avoir quitté les montagnes de l’Hindukush et s’être installés dans la plaine indusienne ouverte sur la mer684. Pour cet exégète biblique, rien ne permettait de rapprocher la version védique de celle de la Genèse. Le seul parallèle qui s’avérait certain demeurait les 678 679 680 681 682 683 684

PICTET 1877, p. 369, note PICTET 1877, p. 374, note PICTET 1877, p. 378, note PICTET 1877, p. 379, note DIESTEL 1871. DIESTEL 1876. DIESTEL 1876, p. 26.

1. 5. 2. 1.

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flots dévastateurs. En dehors de cette correspondance, ni la figure du poisson — acteur central du récit —, ni le caractère naturel du cataclysme dénué de toute morale, ne pouvaient entrer dans la comparaison avec le texte biblique. Même l’idée d’un nettoyage du Monde comme ablution expiatoire sacrée685 que certains savants avaient soutenu, ne renvoyait, pour lui, à aucun parallèle avec l’Ancien Testament. Tout au plus ce concept pouvait faire écho au passage du Timée de Platon ou de la PremièreépîtredePierre 3.21 sans pour autant renvoyer au même symbolisme. Dans ces conditions, L. Diestel se posa la question de savoir si on pouvait encore prétendre à une origine sémitique des récits indiens comme l’avaient supposé évidemment les apologistes chrétiens, mais aussi E. Burnouf. L’éxégète allemand préféra se ranger à l’avis de M. Müller qui avait clairement établi qu’aucune correspondance sérieuse ne permettait une telle hypothèse. Plus encore, L. Diestel avança que les inondations du delta de l’Indus apparaissaient comme une raison suffisante à l’émergence du motif du déluge chez les Indiens686. Du côté des indianistes allemands, l’étude du mythe du déluge védique se cantonnait à la difficile question du chemin migratoire des Indo-ārya, descendants historiques des Ārya de la préhistoire. L’indianiste et celtologue Heinrich Zimmer (1851-1910), élève des professeurs Siegfried Goldschmidt (1844-1884) de l’université de Strasbourg, Rudolf von Roth de l’université de Tübingen et Albrecht Weber de l’université de Berlin, publia, en 1879, son ouvrage AltindischesLeben. Die Cultur der vedischen Arier nach den Saṁhitā dargestellt (La vie de l’Inde ancienne.LaculturedesAryensvédiquesétablied’aprèslesSaṁhitā), qui avait, entre autres, pour finalité d’éclairer le passé préhistorique des anciens Germains pour lesquels il déplorait le peu de connaissance conservé à leur sujet, tel le témoignage orienté de Tacite687. Pour l’origine des Indo-ārya qui transmirent la composition des hymnes ṛgvédiques à leurs descendants, il était guère possible, pensait-il, de voir avec A. Weber une indication d’un quelconque mouvement géographique dans la forme verbale atidudrāva attestée dans un unique manuscrit. Les variae lectiones des autres manuscrits soulignaient suffisamment la fragilité de l’argumentation d’A. Weber. Aussi, pour H. Zimmer, il était peu probable que le récit du déluge ait conservé quelque renseignement sur la venue des Indo-ārya dans le Pañjāb. Il indiqua donc qu’il était beaucoup plus favorable à l’hypothèse d’un emprunt possible au peuple araméen ou phénicien688.

685 686 687 688

« […] eine heilige sühnende Abwaschung », DIESTEL 1876, p. 28. DIESTEL 1876, p. 29. ZIMMER 1879, p. V-VII. ZIMMER 1879, p. 101.

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D’origine allemande, Han Julius Eggeling (1842-1918), professeur de sanskrit à l’université d’Edimbourg de 1875 à 1914, fut le grand traducteur au « courage méritoire »689 de l’imposant Śatapatha Brāhmaṇa. Il entreprit ce travail à la demande de Max Müller qui voulait enrichir la collection des SacredBooksofthe East d’au moins un Brāhmaṇa. Commencée en 1879, cette collection en cinquante volumes690, publiée par les Clarendon Press d’Oxford, comptait déjà, en 1880, dans le domaine indien, la traduction de quelques Upaniṣad et Sūtra védiques ainsi que des textes bouddhiques. Il fallut plus de dix-huit années à J. Eggeling pour venir à bout du ŚatapathaBrāhmaṇa qui représenta au final un dixième de la collection (SBE XII, XXVI, XLI, XLIII, XLIV). Il accompagna sa traduction, d’une « rigoureuse fidélité », de notes « brèves et savantes »691. Édité en 1882, le premier volume comprenait les deux premières parties (kāṇḍa) du Brāhmaṇa et donc le récit du déluge692. Dans ses notes, Eggeling indiqua que ce texte avait déjà été traduit par A. Weber, M. Müller et J. Muir. Ce qui caractérise la qualité des remarques formulées par le savant allemand est à mettre en rapport avec son souci de précision dans la traduction. S’il se réfèra à ses trois prédécesseurs et au Sanskrit-Wörterbuch d’O. Böhtlingk, il nota scrupuleusement chacune des traductions possibles en fonction de la valeur déictique des pronoms démonstratifs, du sens abscons des termes védiques et des hapax ou encore des variantes propres à tel ou tel autre manuscrit. Ainsi s’interrogea-t-il sur le sens à donner au substantif jhaṣa-, espèce inconnue de poisson, au verbe upa+ās- et surtout à la forme verbale abhi/ati/adhi+dudrāva, etc. Il ressort de son travail de traduction un certain nombre de questions philologiques qui montre combien le sens des termes rencontrés demandait encore à être précisé en 1882. Aussi, tout comparatisme avec des récits de déluge n’appartenant pas à la sphère culturelle brāhmanique s’avérait-il tout à fait prématuré. Du côté des auteurs français, il convient de signaler une recherche originale d’hippologie. En 1883, dans son ouvrage Les chevaux dans les temps préhistoriquesethistoriques, Charles-Alexandre Piétrement693 (1826-1906), ancien vétérinaire de régiment d’artillerie et membre de la Société d’anthropologie de Paris, retraça l’histoire de la domestication du cheval par les différents peuples à partir de la période de la pierre polie en Asie et en Europe grâce aux données de 689 690

691 692 693

LÉVI 1897. Lorsqu’en 1876, Max Müller forma le projet de publier les traductions de plusieurs textes sacrés de l’Orient par les meilleurs philologues de son temps, il avait tablé sur vingt-quatre volumes et huit ans de travail. Au total, ce fut donc quarante-neuf volumes qui furent édités jusqu’en 1904 puis complétés par un index général établi par M. Winternitz, en 1910. LÉVI 1897. EGGELING 1882, p. 216-219. Sur Ch.-A. Piétrement voir HAMY 1906.

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l’archéologie, de la zoologie et de la philologie. Cette restitution historique devait permettre de mieux comprendre les migrations des différents peuples et l’avantage que ces derniers surent tirer de la puissance du cheval, véritable moteur animé, tant dans le domaine de l’agriculture que dans celui de la guerre. Dans son étude, il réfuta l’idée même d’une race aryenne composée d’« hommes grands, blancs, blonds, aux yeux bleus, à l’aspect belliqueux »694 telle que l’avait décrite Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882). Bien au contraire, pour lui, et d’après les sources textuelles indo-iraniennes, les Ārya avaient été « des hommes au type brachycéphale aux cheveux bruns ou noirs » et les habitants du nord de l’Europe, formant la « race dolichocéphale à cheveux blonds »695, n’avaient jamais été au final que des peuples āryanisés. De même, dans sa recherche historique, il mit la tradition d’un déluge soi-disant universel au compte de nombreuses inondations annuelles et réduisit à néant la croyance en un ancêtre commun — Xisuthrus ou Noé — qui aurait embarqué chaque couple d’animaux, cheval et jument compris, dans son navire et aurait été le géniteur de tous les peuples : « La science moderne a fait justice de cette légende, dont tous les faits relatifs au cataclysme sont un tissu d’impossibilités physiques et dont les déductions ethnologiques sont en contradiction avec ce que l’on sait de l’état ancien et de l’état actuel des populations humaines »696. Ainsi, Sémites ou Syro-Arabes n’étaient pas issus de la séparation d’avec les Ārya et les Mongols. Pour le savant hippologue, Lenormant se contredisait lorsqu’il affirmait d’un côté que les récits biblique et chaldéen faisaient « allusion aux phénomènes climatologiques annuels de la vallée du Tigre et de l’Euphrate »697 et de l’autre que ce phénomène fut universel et qu’il frappa l’imagination des ancêtres des trois races. Au sujet du récit indien, il reprit les arguments, en partie erronés, d’Émile Burnouf et les analyses d’Eugène Burnouf qui n’avait vu dans le mythe qu’une influence assyrienne. Il préféra cette dernière hypothèse à celle d’A. Pictet qui avançait une origine commune sémitico-aryenne. Car, pour Piétrement, les Syro-Arabes, « originaires de la péninsule Arabique », qui parlaient une langue différente de celle des Ārya, ne furent pas à leur contact durant la période antédiluvienne. Leur civilisation se développa en dehors de tout rapport avec les Ārya et les Mongols comme le prouvait l’étude de la domestication du cheval qui ne commença dans l’histoire de la Mésopotamie qu’avec l’introduction du cheval de race mongolique, bien avant les migrations aryennes et l’introduction de leurs chevaux dits de race aryenne vers le milieu du IIIe millénaire av. J.-C.698. 694 695 696 697 698

PIÉTREMENT 1883, PIÉTREMENT 1883, PIÉTREMENT 1883, PIÉTREMENT 1883, PIÉTREMENT 1883,

p. p. p. p. p.

177. 180. 383. 383. 409-410 et 412.

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4.3.2. MaxMüllerfaceauxfutursadministrateursdel’Inde Max Müller s’était à plusieurs reprises prononcé sur l’origine du mythe du déluge indien, acceptant la théorie d’un emprunt indien au monde proche-oriental telle que l’avait énoncée son maître E. Burnouf. Au début des années 1870, il revint cependant sur cette plausible influence sémitique dans des conférences d’histoire comparée des religions et défendit l’originalité védique de la version du Śatapatha Brāhmaṇa. Dans le tumulte des découvertes textuelles, des théories concurrentes sur les religions et l’histoire culturelle des peuples au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, le savant d’Oxford fut l’un des rares à s’être astreint à une réflexion et à des prérequis méthodologiques en matière de comparatisme que les « gold-diggers » se gardaient bien d’observer. Dans son ouvrage India what can it teach us? (L’Inde que peut-elle nous apprendre  ?), publié en 1883 et regroupant un ensemble de leçons prononcées à l’université de Cambridge devant les candidats au concours de l’IndianCivilService organisé par l’UnionPublicServiceCommission, M. Müller eut pour visée de rendre attentifs les futurs administrateurs de l’Empire des Indes à l’histoire de la civilisation indienne. Cette dernière méritait leur respect699 eu égard à son ancienneté et surtout sa parenté avec les cultures européennes dont elle éclairait le lointain passé par les vestiges de sa littérature védique. La connaissance du Veda était donc, pour M. Müller, indispensable dans la formation des futurs administrateurs britanniques : « Je maintiens que pour une étude de l’homme, ou, si vous préférez, pour une étude sur l’humanité aryenne, il n’y a rien au monde comparable au Veda. Je maintiens que pour toute personne qui s’intéresse à elle-même, à ses ancêtres, à son histoire, ou à son développement intellectuel, une étude de la littérature védique est indispensable ; et que, comme élément d’éducation libérale, c’est bien plus important et bien plus bonifiant que les règnes des rois Babyloniens ou Perses, ou encore que les dates et les actes de beaucoup de rois de Juda et d’Israël. »700

Dans sa quatrième leçon, l’indianiste d’Oxford présenta quelques objections à l’idée d’une tradition védique entièrement isolée et indépendante de toute influence étrangère. S’il admit que les poètes védiques et leurs compositions ṛgvédiques étaient tout à fait primitifs, c’est-à-dire qu’il convenait de les considérer comme 699 700

MÜLLER 1883, p. 21. « I maintain then that for a study of man, or, if you like, for a study of Aryan humanity, there is nothing in the world equal in importance with the Veda. I maintain that to everybody who cares for himself, for his ancestors, for his history, or for his intellectual development, a study of Vedic literature is indispensable; and that, as an element of liberal education, it is far more important and far more improving than the reigns of Babylonian and Persian kings, aye even than the dates and deeds of many of the kings of Judah and Israel. », MÜLLER 1883, p. 112.

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les plus anciens poètes connus jusqu’alors dans la sphère linguistique indo-européenne, ceux-ci auraient pu assimiler au cours des siècles suivants quelques termes babyloniens voire certains mythes. Il revint, par exemple, sur le parallèle que firent des sanskritistes entre l’hapax manā (ṚgVeda 8.78.2 : « Ô Indra, amène-nous un brillant joyau, une vache, un cheval, un ornement, ensemble avec une Manâ en or. »701, ā no bhara vyáñjanaṃ gām áśvam abhyáñjanam | sácā manā hiraṇyáyā ||), et le terme akkadien d’unité de mesure manū(m) (> ‫ > מנה‬μνᾶ > mina) valant environ 480 grammes. Cependant, M. Müller réfuta cette identification, car historiquement, cet hapax ne valait pas que pour le seul ṚgVeda, mais pour l’ensemble de la littérature sanskrite. Par ailleurs, il fallait accepter que sácā pût régir un instrumental. Il préféra donc voir dans sácā manā hiraṇyáyā un duel qu’il traduisit par « [Donne-nous aussi] deux brassards en or. »702. Au sujet des mythes, il se référa au récit du déluge qui avait depuis longtemps été pris comme l’argument le plus évident d’une influence, si ce ne fut babylonienne, au moins sémitique. Il fit immédiatement remarquer que le ṚgVeda était dépourvu de toute allusion à un quelconque déluge à la différence de la littérature poétique postérieure comme le Mahābhārata et les Purāṇa. Parmi les avatāra de Viṣṇu, il considéra que les trois premiers — poisson, tortue et sanglier — étaient en rapport avec l’histoire du déluge duquel la divinité sauva l’humanité à trois reprises. Ceci avait conduit à reconnaître que la légende du déluge avait dû pénétrer en Inde bien après la période de composition du ṚgVeda. Mais la découverte dans les anciens Brāhmaṇa du récit diluvien dont les principaux protagonistes sont Manu et le poisson, tout comme des récits originels sur la tortue et le sanglier, rendit l’hypothèse d’une importation étrangère beaucoup moins plausible. La traduction anglaise qu’il donna fut identique à celle qu’il avait publiée en 1859 dans son ouvrage AHistoryofAncientSanskritLiterature, à l’exception de la dernière phrase du cinquième paragraphe pour laquelle dorénavant il préférait la lecture kāṇva de « abhidudrāva ». Devant son auditoire, il souligna que si des ressemblances pouvaient être établies entre les récits diluviens du Brāhmaṇa et de la Genèse, il convenait avant tout d’en expliquer les divergences. Là encore, M. Müller opta pour une approche comparative différentielle des sources textuelles et ne s’arrêta pas aux seules analogies. De fait, pour lui, rien ne permettait d’affirmer une quelconque influence du texte biblique sur celui brāhmanique, et si une importation sémitique devait être à envisager, celle-ci devrait provenir d’une source encore inconnue des savants européens et être considérée comme le seul et

701

702

« O Indra, bring to us a brillant jewel, a cow, a horse, an ornament, together with a golden Manâ », MÜLLER 1883, p. 125. « [Give us also] two golden armlets », MÜLLER 1883, p. 126.

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unique emprunt dans l’ensemble de la littérature védique. Il poursuivit en citant les extraits de la TaittirīyaSaṃhitā et du ŚatapathaBrāhmaṇa relatant l’intervention de Prajāpati, sous la forme respectivement d’un sanglier pour tirer la terre de sous la surface des eaux, et d’une tortue afin de créer toutes les créatures. Enfin, il rappela qu’A. Weber avait trouvé dans une portion brāhmaṇa de la Kāṭhaka Saṃhitā (11.2) une probable allusion à la légende du déluge : « Les eaux nettoyèrent ceci, Manu seul demeura » (āpo vā idaṃ niramṛjan, sa manur evodaśiṣyata)703. Tout ceci démontrait que la pensée védique avait aussi développé l’idée même d’une submersion de la terre par les eaux et d’une intervention divine en faveur des êtres vivants. La richesse des récits diluviens dans l’ensemble des productions de l’humanité confirmait pour M. Müller le caractère tout à fait unique et indien de la version brāhmanique. Cette dernière ne se référait nullement à un cataclysme historique unique, tel qu’il transparaissait dans le récit biblique, mais bel et bien à un phénomène naturel et récurrent propre à l’Inde qui ne pouvait renvoyer qu’au phénomène annuel de la saison des pluies. Devant les futurs administrateurs de l’Inde, il ne put s’empêcher de défendre la cause indienne et de déduire de ses objections que non seulement la littérature védique la plus ancienne n’avait nullement souffert de quelque pénétration linguistique et religieuse étrangère, mais encore que les Indo-ārya de la période védique avaient offert finalement aux Européens une véritable relique historique dans laquelle était conservé le parachèvement de la pensée humaine qui eût fait de la vie de l’homme un paradis sur terre, et d’ajouter avec force conviction en ces années d’intransigeance coloniale britannique sur le sol indien lui-même, « si l’homme ne possédait pas l’art étrange de transformer même un paradis en un endroit de misère »704. Ainsi, le savant oxonien réitéra son opinion selon laquelle la légende diluvienne brāhmanique la plus ancienne ne pouvait être rapprochée des récits biblique et babylonien aussi facilement comme d’autres auteurs l’avaient soutenue et soutenaient encore. La découverte d’un nombre grandissant de récits du déluge chez la plupart des peuples répartis sur l’ensemble des continents rendait dorénavant tout comparatisme plus complexe et délicat. Pour M. Müller l’heure était encore à la collecte de tous ces témoignages d’inondations qui frappèrent l’humanité dans son histoire. Deux grands savants participèrent à ce travail considérable, l’un, géologue, Eduard Suess, l’autre, géographe, Richard Andree.

703 704

« The waters cleaned this, Manu alone remained. », MÜLLER 1883, p. 138. « If man did not possess the strange art of turning even a paradise into a place of misery. », MÜLLER 1883, p. 140.

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4.3.3 L’analysegéologiquedesphénomènesdiluviensd’EduardSuess Comme nous l’avons vu précédemment, la géologie prit son essor en tant que discipline académique au cours des années 1860, notamment grâce à des érudits comme Charles Lyell. Les récits de déluges intéressèrent les géologues car ils demeuraient les premiers témoignages directs que l’humanité avait conservés de quelques grands bouleversements cataclysmiques. Ils représentaient une opportunité de corréler repérages stratigraphiques, phénomènes atmosphériques et témoignages antiques. En 1883, le géologue autrichien, d’origine anglaise, Eduard Suess (1831-1914), professeur à l’université de Vienne dès 1857, faisait paraître le premier volume de son œuvre majeure DasAntlitzderErde (LafacedelaTerre). Rééditée en 1892, elle fut traduite en français, en 1897, et en anglais, en 1904. Ses recherches sur les Bassins houillers de l’Inde, de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, l’amenèrent à développer sa théorie de l’existence, durant la période du Lias (201-174 millions d’années), d’un vaste continent qu’il nomma Gondwana705, en référence à l’ancien royaume Gondwāna des aborigènes de l’Inde centrale où la houille datant du Jurassique avait été échantillonnée : « L’Inde, Madagascar et l’Afrique australe ont en commun les caractères d’un plateau autrefois continu. Dans l’Inde, l’effondrement a commencé entre la série inférieure et la série supérieure de Gondwana, c’est-à-dire, probablement, pendant ou après le Lias. »706. Cette théorie fut plus tard supplantée par celle de la dérive des continents que le climatologue allemand Alfred Wegener (1880-1930) exposa pour la première fois, en 1912, lors d’une conférence, puis, plus en détail, dans son ouvrage DieEntstehungderKontinente undOzeane707 (Lagenèsedescontinentsetdesocéans708). L’analyse entreprise par E. Suess avait en son temps un grand intérêt, car elle tentait d’identifier les phénomènes sismiques et atmosphériques décrits dans les récits diluviens. Inversement, ces témoignages restaient les seuls souvenirs de grands événements naturels. Ce qui rendait possible leur étude était la récurrence de phénomènes identiques au cours de l’histoire géologique de la terre. Le savant autrichien ouvrit donc la première partie (« Les mouvements de la croûte extérieure du globe ») de son traité de géologie par le déluge auquel il consacra soixante-dix pages. Suite aux découvertes de G. Smith et aux indications linguistiques de son collègue assyriologue Paul Haupt (1858-1926), professeur à l’université de Göttingen, il se pencha avant tout sur la description physique du déluge 705

706 707 708

« Nous lui donnons le nom de continentdeGondwana, d’après l’ancienne flore de Gondwana, commune à ses différentes parties. », SUESS 1897, p. 814. SUESS 1897, p. 535. WEGENER 1915. WEGENER 1924.

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de la XIe tablette de l’épopée de Gilgameš. Les éléments narratifs lui permirent d’établir les facteurs géologiques et les phénomènes atmosphériques à l’origine du déluge relaté dans cet antique récit. Il laissa de côté le texte génésiaque qui n’était qu’« un récit d’emprunt »709 et pour lequel « on ne pouvait pas admettre que l’arche aurait pu être portée sur le sommet de l’Ararat par une vague séismique, et il n’était pas possible non plus d’expliquer l’événement par des précipitations atmosphériques »710. En effet, comme il le nota, les précipitations atmosphériques ne pouvaient entraîner qu’une inondation limitée puisque les eaux s’écoulaient, dans un tel cas, toujours en suivant la pente des vallées. Les inondations les plus violentes et les plus meurtrières étaient donc dues, d’une part, aux cyclones, et, d’autre part, aux tremblements de terre. Il fit remarquer qu’étant donné la masse des alluvions déposée au cours des millénaires, l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate ne devait pas se situer là où elle se trouvait en 1883, mais bien plus au nord, dans tous les cas, plus proche des grandes villes de la civilisation sumérienne711. Les côtes du golfe Persique se trouvaient alors à un peu plus de trois cents kilomètres des côtes actuelles. Par ailleurs, du fait de la faible pente des lits du Tigre et de l’Euphrate, le phénomène des marées était perceptible dans ces deux fleuves sur près de trois cents kilomètres. Toutes les conditions étaient donc réunies pour qu’il arrivât un jour une vaste inondation, non pas provoquée par quelque débordement des fleuves, mais par un séisme dans le golfe Persique accompagné d’un cyclone tel qu’en subissait régulièrement le golfe du Bengale. Sa grande connaissance des phénomènes sismiques, des raz-de-marée et des cyclones ainsi que la lecture attentive du récit du déluge l’invitèrent donc à entrevoir un phénomène soudain et extrêmement violent. Les masses d’eau jaillissant des profondeurs du sol étaient caractéristiques des tremblements de terre qui se produisaient dans de grandes vallées fluviales dont les sols, constitués de couches sédimentaires, recouvraient d’importantes nappes phréatiques712. La mention de Ramman, dieu de la tempête, indiquait également un événement atmosphérique conjoint, de type cyclonique, qui serait venu du golfe Persique : « Soudaines et terribles sont les inondations que causent les cyclones. Elles se produisent seulement dans le voisinage de la mer, dans les îles ou dans les basses vallées des grands fleuves. Sur une largeur de plusieurs centaines de kilomètres, la vague soulevée par le cyclone aborde le continent ; à mesure qu’elle pénètre en des sinuosités plus étroites de la côte, elle s’élève à une hauteur plus grande, jusqu’à ce qu’enfin elle se précipite sur la plaine en dévastant tout devant elle. Les ravages causés par ces 709 710 711 712

SUESS 1897, SUESS 1897, SUESS 1897, SUESS 1897,

p. p. p. p.

87. 29. 36. 45.

216

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

ras de marée sont effrayants, ainsi qu’on l’a observé aux Antilles et aux embouchures des fleuves de l’Inde ; je donnerai plus loin de ces phénomènes des exemples contemporains où, dans une seule nuit, de cent à deux cent mille vies humaines ont été détruites. En règle générale il tombe en même temps des pluies torrentielles, que les observateurs d’aujourd’hui qualifient sans hésiter de diluviennes ; ces pluies occupent principalement la région située en avant du cyclone ; de violents orages ont souvent lieu en même temps. »713

Pour Eduard Suess, le récit décrivait donc un phénomène bien connu, celui d’un tremblement de terre accompagné d’un cyclone qui se précipita du golfe Persique sur la plaine mésopotamienne. Ceci permettait d’expliquer l’inexpliquable : comment le navire de ceux qui en réchappèrent put voguer « vers l’intérieur des terres, en sens inverse du cours des fleuves »714. Le raz-de-marée, qui dévasta cette plaine, repoussa tout sur son passage et entraîna le ou les navires plus au nord jusqu’aux premières pentes miocènes des montagnes de Nizir qui bordent au nord et au nord-est la vallée du Tigre715. Pour étayer sa lecture géologique et climatologique de cet événement, il fit une description des phénomènes de tremblement de terre, de raz-de-marée et de cyclone survenus aux embouchures des deux grands fleuves indiens que sont l’Indus et le Gange. Le golfe du Bengale fut le théâtre de nombreux cataclysmes tout au long de son histoire. Aux XVIIIe et XIXe siècles, ceux-ci furent consignés par l’administration britannique qui avait répertorié cent douze cyclones en un laps de temps de cent trente-neuf ans. Il revint donc sur une quinzaine de tremblements de terre, raz-de-marée et cyclones qui frappèrent l’embouchure du Gange et du Brahmapoutre, détruisirent des dizaines de villes et de villages jusque loin à l’intérieur des terres, et tuèrent parfois des centaines de milliers d’êtres humains et d’animaux. Date 1737 (11-12/10) 1762 (02/04)

Tremblement Raz-dedeterre marée × ×

1787 (19-20/05)

1800 (19/10)

713 714 715

SUESS 1897, p. 48. SUESS 1897, p. 53. SUESS 1897, p. 55 et 95.

×

×

Cyclone

Province/ville

Nbdemorts

×

Calcutta De Chittagong à Dacca Coringa

300000 ?

×

×

Ongole, Masulipatam

20000 500000 animaux ?

217

CHAPITRE IV – AU XIXe SIÈCLE

Date 1810 (03/04) 1822 1829 1831 1832 1837 1842 1864

Tremblement Raz-dedeterre marée × ×

(18/09) (31/10) (21/05) (12-17/11) (11/11) (02/10)

1869 (10/01) 1876 (23/10)

Cyclone

Province/ville

Nbdemorts ? 50000

×

× × ×

Calcutta Burrisal, Bakergunge Calcutta Calcutta Delta du Gange Coringa Calcutta Houghly

×

×

Cachar Megna, Tipperah

×

× × × × ×

×

? 50000 10000 6700 ? 40000 100000 animaux ? 215000

De ces constatations, il conclut que ces phénomènes récurrents en Inde dont il cartographia certains d’entre eux716 n’avaient guère abouti à l’édification d’une véritable tradition diluvienne à l’égal de celle assyro-babylonienne. S’il admit que le Veda conservait un récit diluvien, tout comme les Purāṇa, il ne pouvait y voir ni l’histoire d’un déluge universel, ni le récit d’un déluge local, mais probablement un emprunt du récit mésopotamien717. Car pour E. Suess, la répétition annuelle des cataclysmes dans le golfe du Bengale ou à l’embouchure de l’Indus ôtait tout caractère catastrophique au phénomène naturel. Les Indiens y étaient familiers et subissaient régulièrement tremblements de terre, raz-de-marée et cyclones à la grande différence des peuples de la Mésopotamie. Il convient ici de préciser que la récurrence d’événements naturels semblables qui ont frappé et frappent encore le Japon n’a guère non plus laissé de trace dans la mythologie nippone. Beaucoup de mythologues se sont interrogés sur l’absence de récit diluvien au Japon, île qui a subi au cours de son histoire d’importants tsunami et cyclones. La répétition de ces phénomènes enlevait assurément tout caractère exceptionnel, voire divin. Ceci ne fut pas le cas en Mésopotamie et E. Suess conclut donc que le tremblement de terre, accompagné d’un cyclone et d’un raz-de-marée qui frappèrent à partir du golfe Persique l’intérieur des terres et les grandes villes sumériennes, avait dû être véritablement exceptionnel :

716 717

SUESS 1897, p. 73. SUESS 1897, p. 92.

218

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

« Le pays dans lequel sont nées les traditions du Déluge qui nous ont été conservées doit être un pays dans lequel un tel événement est d’une extrême rareté, où il est, si j’ose dire, quelque chose d’inouï ; c’est là, en effet, ce qui seul peut expliquer qu’il laisse dans le souvenir des traces ineffaçables. La mer a dû se précipiter en les ravageant sur des campagnes richement cultivées, qui n’avaient jamais été le théâtre de pareils événements et où de telles catastrophes ne se sont pas reproduites depuis que la divinité a promis qu’elles ne se reproduiraient point ; or, c’est là une promesse qui ne se pouvait guère retrouver dans une tradition qui aurait eu pour berceau le delta du Gange, si fréquemment inondé. »718

Les conclusions, auxquelles E. Suess aboutit, permirent de sortir définitivement d’une représentation universelle du déluge de la tradition sémitique. Elles ouvraient des perspectives d’analyses et de compréhension d’un phénomène, bien connu des géologues et des climatologues, qui advint dans le golfe Persique alors même qu’il s’abattait régulièrement sur le golfe du Bengale et en maint autre endroit sur la surface de la terre, notamment aux Amériques. Elles expliquaient pourquoi ce cataclysme avait été si exceptionnel dans l’histoire de cette civilisation et pourquoi les dieux avaient promis de ne plus recommencer. Cette inondation qui avait été locale devait donc être simplement ajoutée à la longue liste des autres récits diluviens que nombre de cultures avaient conservés dans leur tradition orale ou écrite. Mais la critique chrétienne laissa pour compte la théorie du grand géologue viennois comme le déplora, en 1892, le géologue suisse Raymond de Girard (18621944) qui, dans son étude géologique du déluge719 ouvertement orientée, pensait possible de concilier exégèse biblique et découverte scientifique : « La théorie sismique de Suess, nous croyons l’avoir prouvé maintenant, est donc réellement le pivot de la question du déluge à l’heure actuelle. Aussi, les exégètes ne sauraient assez s’en pénétrer et c’est pour en faciliter l’étude aux lecteurs français, en même temps que pour la rajeunir des résultats acquis depuis son apparition, que nous en avons fait l’objet d’un travail détaillé et critique. »720

4.3.4. LecatalogueethnographiquedesdélugesdeRichardAndree En 1891, le petit ouvrage DieFlutsagen (Leslégendesdudéluge) de Richard Andree (1835-1912) fut le premier à répertorier quatre-vingt-huit récits de déluges classés selon une répartition géographique des continents : Asie, Europe, Afrique, Australie et mers du Sud, Amérique. La présentation du récit védique fut placée en quatrième position, à la suite des traditions chaldéenne, biblique et iranienne. Après avoir expliqué que le récit védique en prose appartenait à la période des 718 719 720

SUESS 1897, p. 77. GIRARD 1892. GIRARD 1892, p. 225.

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Brāhmaṇa, et non à celle plus ancienne des hymnes ṛgvédiques dans lesquels il n’y avait aucune trace d’une quelconque allusion à un déluge, R. Andree reprit les données de l’étude que M. Müller avait faite dans son ouvrage Indiawhatcanit teachus  ?, traduit en allemand par l’indianiste Carl Cappeller (1840-1925), dès 1884, sous le titre IndieninseinerweltgeschichtlichenBedeutung721 (L’Indedans sasignificationdel’histoireuniverselle). Le géographe donna donc la traduction allemande722 du récit du Śatapatha Brāhmaṇa qu’il fit suivre de quelques-uns des arguments opposés, déjà émis par E. Burnouf, Fr. Lenormant et M. Müller. Si les deux premiers s’étaient prononcés en faveur d’une influence sémitique, plutôt chaldéenne, Müller en était revenu et avait depuis pris position pour l’hypothèse de l’indépendance du récit védique. Par sa connaissance des nombreuses versions des récits de déluges et d’inondations, R. Andree pencha plutôt en faveur de M. Müller. Il était bien difficile pour lui d’arriver à un consensus entre les deux hypothèses, car certains éléments ne pouvaient être qu’indiens tel le poisson ou encore l’absence d’une portée éthique à la différence du texte biblique723. Après avoir brièvement présenté les éléments narratifs de la version plus récente du Mahābhārata absents du Śatapatha Brāhmaṇa — la mention du Gange, l’idée d’un nettoyage expiatoire de la terre, les sept ṛṣi, les semences des plantes, l’absence d’Iḷā après le déluge —, il aborda celle du BhāgavataPurāṇa. Or, là aussi, le géographe allemand reconnut à la suite de ses prédécesseurs que cette dernière version se rapprochait beaucoup plus du texte biblique. La mention des sept jours notamment pouvait provenir d’un emprunt. Néanmoins, il préféra se ranger à l’avis de M. Müller et voir dans cet élément narratif le résultat du hasard, acceptant l’idée qu’il ne fallait pas qu’une seule correspondance, probablement fortuite, pût occulter tous les autres éléments narratifs, quant à eux, dissemblables, d’autant plus lorsque cet élément était absent de la version la plus ancienne et pouvait donc résulter, soit du hasard, soit d’une assimilation postérieure. R. Andree fut donc favorable aux arguments du savant d’Oxford contre la trop facile « théorie d’emprunt »724. Après avoir exposé les différentes légendes de déluges et d’inondations à travers les continents, R. Andree livra ses impressions de géographe et d’ethnologue en faisant immédiatement remarquer qu’il n’y avait pas d’universalité du déluge à partir du moment où certains peuples n’en avaient aucunement gardé le souvenir. Ainsi, l’Asie centrale, la Chine, le Japon mais encore l’Arabie saoudite, l’Afrique 721 722 723 724

MÜLLER 1884. MÜLLER 1884, p. 12-13. ANDREE 1891, p. 18-19. « Entlehnungstheorie », ANDREE 1891, p. 21. Après le mythe du déluge indien, R. Andree donna une version transylvanienne du déluge que l’ethnologue roumain Heinrich von Wlislocki (18561907) avait supposé être une réécriture du mythe indien. WLISLOCKI 1890, p. 269-270.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

ne semblaient pas avoir conservé une quelconque mémoire d’un déluge. À l’inverse, des récits diluviens furent répertoriés dans les Amériques, depuis les peuples Eskimo du nord jusqu’aux Araucaniens du Sud (Chili actuel). Cette répartition géographique des légendes attestait, pour Andree, qu’il ne pouvait y avoir d’origine commune biblique. L’ethnologie comparée faisait un trait définitif sur la primauté de l’histoire biblique tout comme sur l’hypothèse émise par les géologues au sujet de la période dite diluvium. Pour Andree, la plupart des récits de déluge étaient avant tout liés à d’anciens phénomènes locaux qui furent surinterprétés pour devenir un événement universel. La difficulté pour les ethnologues du XIXe siècle était parfois de pouvoir indentifier l’inclusion du récit biblique due au passage des missionnaires chrétiens dans des légendes de peuples plus ou moins christianisés. Quoi qu’il en soit, il classa le récit du déluge indien du ŚatapathaBrāhmaṇa dans les productions originales et sans lien direct avec les milieux proche-orientaux à la différence des versions plus récentes comme celle du Bhāgavata Purāṇa qui auraient été influencées par le récit babylonien725. Quant aux causes premières, les pluies qui augmentaient le niveau des fleuves et submergeaient les plaines n’étaient pas aussi dévastatrices que les tremblements de terre qui provoquaient d’importants raz-de-marée. Ces derniers pouvaient frapper des côtes à plusieurs centaines de kilomètres de distance. De ce fait, il rappela qu’en 1755, un raz-de-marée dû au tremblement de terre de Lisbonne atteignit les côtes des Antilles, qu’en 1854, celui provoqué par un séisme au Japon avait frappé les côtes de Califormie, qu’en 1868, un tremblement de terre au Pérou avait entraîné également un raz-de-marée qui se brisa sur les côtes des îles Sandwich, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. L’onde de choc se répandit durant près de soixante heures. Les récits de déluge de type tsunami se retrouvaient donc chez les peuples de la côte ouest des Amériques, comme chez les Eskimo, les Péruviens et les Araucaniens. De même, le géographe allemand vit dans les ruptures de plateaux montagneux l’origine de certaines légendes diluviennes locales comme à Bogota (Colombie), au Tibet ou au Kaśmīr. Enfin, le troisième phénomène atmosphérique à l’origine des inondations dévastatrices demeurait les cyclones. R. Andree fit mémoire du cyclone qui frappa l’Inde le 1er novembre 1864. Celui-ci causa la mort de soixante mille personnes en une heure de temps et entraîna un raz-de-marée dans le golfe du Bengale détruisant barrages et huttes indigènes et balayant entièrement la ville portuaire de Masulipatam (Andra Pradesh actuel) située sur la côte du Coromandel. Pour Andree, l’étude comparée des nombreux récits et des phénomènes naturels démontrait qu’il y avait eu, au cours de l’histoire de l’humanité, assez d’inondations locales provoquées par des pluies torrentielles, 725

ANDREE 1891, p. 140-141.

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des cyclones et des raz-de-marée pour ne plus voir dans toutes ces légendes le souvenir unique d’un déluge universel survenu à un moment précis de l’histoire des hommes. Ceci n’excluait en rien, selon lui, les nombreuses possibilités de diffusion de telle ou telle histoire diluvienne d’un peuple à un autre au cours des temps. Le phénomène d’évangélisation en était l’exemple même. Mais la diversité l’emportait assurément sur l’unicité. Ces recherches ethnologiques de la fin du XIXe siècle eurent pour conséquence d’ouvrir les chercheurs à un comparatisme toujours plus étendu. Quelques années après la parution de cet ouvrage, l’indianiste M. Winternitz ou encore l’ethnologue J. Frazer s’engagèrent à sa suite dans cette même approche méthodologique. 4.3.5. Gustav Oppert et l’origine chaldéenne du mythe diluvien des Gauda- dravidiens Les indianistes de la fin du siècle, de leur côté, poursuivirent l’étude du mythe diluvien védique. Gustav Oppert (1836-1908), professeur de sanskrit et de philologie comparée au Presidency College de Madras, avait fait sa formation universitaire à Leipzig puis Berlin avant de travailler à la Bibliothèque bodléienne d’Oxford ainsi qu’à la Bibliothèque de la reine Victoria du château de Windsor. Au début des années 1870, il partit pour Madras où il enseigna tout en assumant la charge d’éditeur du MadrasJournalofLiteratureandScience. En 1893, dans son ouvrage OntheOriginalInhabitantsofBharatavarṣaorIndia726, G. Oppert eut pour principal objectif de démontrer que les habitants de l’Inde remontaient à une même origine ethnique montagnarde, l’une des branches du peuple qui se répandit sur toute l’Asie et l’Europe, et qui devait être, selon lui, appelé Bharatan, terme dérivé des langues « gauda-dravidiennes » signifiant « montagne »727 (malayālam : paṟa ; tamoul : pāṟai ; telugu : pāru). Après avoir présenté les peuples dravidiens et les peuples « gaudiens » (< √kō-, montagne [Kōdu ou Gōndu = Khond]), il exposa, dans une troisième partie, la théogonie indienne, notamment la figure du dieu Viṣṇu, ses avatāra et ses liens avec le mythe du déluge. Pour l’indianiste allemand, l’intérêt particulier du premier avatāra de Viṣṇu était de pouvoir déterminer le terminusaquo des débuts de l’histoire des Ārya en Inde728. Sur la tradition diluvienne indienne, il résuma la version du Śatapatha Brāhmaṇa et donna quelques unes des variantes propres au Mahābhārata, au Matsya Purāṇa et au BhāgavataPurāṇa729. S’ensuivit une brève présentation de l’étendue de la légende 726 727 728 729

OPPERT 1893. OPPERT 1893, p. 32-33. OPPERT 1893, p. 311. OPPERT 1893, p. 311-313.

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du déluge à travers le monde attestant que toutes ces traditions provenaient soit d’une source commune se référant à un même événement historique, soit de différents phénomènes sans aucun lien entre eux. Pour lui, il arriva bien souvent dans l’Antiquité qu’un auteur, tributaire de ses connaissances géographiques limitées, ait décrit une inondation locale comme universelle. Par ailleurs, certaines traditions diluviennes paraissaient nettement être le résultat d’emprunts et de diffusions. Fort de son savoir et de ses liens familiaux avec son frère aîné, l’assyriologue Jules Oppert (1825-1905), professeur au Collège de France, en 1869, et membre de l’Académie des incriptions et belles-lettres, en 1881, qui avait notamment traduit en français Lepoèmechaldéendudéluge730, l’indianiste revint donc longuement sur les traditions égyptiennes, grecques, chaldéennes et biblique. Face aux versions mésopotamiennes et biblique, il demeura assez prudent sur leur possible diffusion en Inde, faisant remarquer la différence philologique notoire entre les noms Adrahasis, Noah et Manu. Les variantes entre les différentes lectures sanskrites invitaient également à redoubler de prudence. Ce fut donc sur les indications géographiques qu’il fonda ses remarques. Comme les versions purāṇiques situaient le déluge dans le sud de l’Inde, il fallait admettre un déplacement de la légende du nord au sud. De même, puisque l’auteur du Śatapatha Brāhmaṇa n’avait pas précisé le nom de la montagne à la différence de celui du Mahābhārata, il fallait encore voir dans cette nouveauté un déplacement du récit diluvien de l’ouest vers l’est. Ainsi, Gustav Oppert admit la possibilité d’une origine chaldéenne ou tourano-sémitique de la tradition indienne du déluge. Suivant l’opinion d’E. Burnouf, il considéra donc que la légende du déluge retrouvée dans la littérature indienne avait été soit apportée en Inde par les Ārya lors de leur migration, soit empruntée par les Ārya en Inde même où elle aurait été diffusée depuis le Proche-Orient bien avant leur arrivée. Quoi qu’il en soit, le récit indien lui semblait être une combinaison des deux traditions chaldéenne (Ōannēs ou Ea = poisson) et biblique (Noah = Manu). Le rapprochement qu’il fit entre la figure d’Oannès, un être pisciforme parlant avec une voix humaine, et le dieu pisciforme indien (Brahmā ou Viṣṇu), l’amena à reconnaître, d’une part, que la doctrine des incarnations divines indiennes provenait aussi de Mésopotamie, et d’autre part, que les habitants de l’Inde, les Gauda-dravidiens, appartenaient à l’origine à la même race que celle des Akkadiens731. Pendant que G. Oppert essayait de retracer l’origine des Gauda-dravidiens, en Europe, l’indianiste allemand Edmund Hardy (1852-1904), professeur d’indologie à l’université de Fribourg, terminait son huitième chapitre sur les mythes, dans son

730 731

OPPERT J. 1885. OPPERT 1893, p. 328.

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ouvrage DieVedisch-brahmanischePeriodederReligiondesaltenIndiens732 (La périodevédico-brāhmaniquedelareligiondel’Indeancienne), par l’histoire de Manu sauvé du déluge. Il rappela que cette légende avait été regardée tantôt comme un témoignage historique de la pénétration des Indo-ārya en Inde à partir du Nord, tantôt comme le souvenir d’une culture sémitico-aryenne préhistorique. Mais, après avoir donné la traduction de Śatapatha Brāhmaṇa 1.8.1.1s, il en conclut que bien que le texte ne donnât guère l’impression d’une pure invention littéraire indienne, rien ne permettait d’affirmer qu’il résultait d’un emprunt à une source étrangère, notamment biblique, ou bien qu’il reflétait un souvenir commun d’un temps préhistorique durant lequel Sémites et Aryens auraient vécu ensemble. Cette incertitude ou prudence, quant à l’origine du mythe du déluge védique, ne fut aucunement celle de l’indianiste français Paul Regnaud. 4.3.6 PaulRegnaudetl’origineṛgvédiquedumythedudélugeindien En 1897, Paul Regnaud (1838-1910), professeur de sanskrit et de grammaire comparée à la Faculté des Lettres de Lyon, publia une étude de mythologie comparée sous le titre : Comment naissent les mythes. Les sources védiques du PetitPoucet,lalégendehindouedudéluge,PurūravasetUrvaçī 733. Élève d’Abel Bergaigne (1838-1888), P. Regnaud fut assurément un original dans ses recherches védiques, parfois même fut-il traité d’insensé par certains collègues tel Marcel Mauss (1872-1950) qui écrivit un jour de 1898 à Henri Hubert (1872-1927) au sujet de cet ouvrage nouvellement publié : « Au fonds, Regnaud est fou mais il a quelques fois raison »734. Sur près d’une centaine de pages, P. Regnaud essaya de démontrer que la légende du déluge brāhmanique puisait sa thématique dans les formules liturgiques du Veda, à savoir le déroulement de l’acte sacrificiel durant lequel les éléments du sacrifice sont mis en branle. C’est donc, pour P. Regnaud, le langage métaphorique du ṚgVeda qui fut à l’origine du développement de la légende du déluge dans le Śatapatha Brāhmaṇa, comme d’autres mythes explicatifs de ce corpus composés par des brāhmanes ritualistes afin de justifier l’acte sacrificiel et sa liturgie d’accompagnement. L’indianiste français rattacha la figure de Manu, père (« manuṣ pitā », ṚV 1.80.16), à celle d’Agni, le feu sacrificiel, selon ṚV 1.13.4 et 2.18.2 (« sacrificateur établi par Manu » ; « le sacrificateur de Manu »). Ce sont, pour lui, ces deux 732 733 734

HARDY 1893. REGNAUD 1897. Lettre de Marcel Mauss à Henri Hubert, non datée, fonds du Collège de France. Voir BEAUFILS 2015, p. 66.

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thèmes fondamentaux qui furent à l’origine de l’écriture du récit anthropogonique du Śatapatha Brāhmaṇa. Car, le mythe du déluge, loin d’avoir une quelconque valeur cosmogonique, avait pour visée « de rendre compte de l’établissement par Manu du sacrifice Iḍā (la libation) et des effets qui y sont attachés »735. Le récit de la naissance de l’espèce humaine par le sacrifice mis en place par Manu à l’aide de sa fille Iḍā demandait donc d’exposer les raisons pour lesquelles l’espèce humaine avait été à créer. Le déluge dévastateur, en tant que récit-cadre, n’avait donc d’autre fonction, pour P. Regnaud, que « de raconter ce que sont devenus les hommes d’autrefois, et à quelle cause est due leur disparition et la nécessité de les remplacer »736. Ainsi, le sens primitif du védique manu renvoyait, selon son maître A. Bergaigne, au sacrificateur divin, et pour lui, à la personnification de l’élément liquide se transformant au cours du sacrifice en élément igné. Manu désignait donc, dans le langage métaphorique des poètes du Ṛg Veda, Agni lui-même. Influencé probablement par la théorie de la maladie du langage de M. Müller, P. Regnaud avança que les brāhmanes des écoles ritualistes telle celle du Yajur Veda blanc, avaient réinterprété le langage métaphorique de leurs lointains devanciers et avaient par méprise calqué à la figure de Manu-Agni celle du progéniteur de l’espèce humaine, là où les poètes ṛgvédiques avaient seulement affirmé que Manu-Agni était père, en tant que mâle, c’est-à-dire fécondateur du sacrifice. De cette constatation, il vit donc, dans les eaux diluviennes, le développement des liquides sacrés, et, dans la personne de Manu, le feu sacré sortant de la libation pour monter sur « la montagne de ses flammes »737. Après avoir donné une traduction suivie du texte sanskrit du Śatapatha Brāhmaṇa, il résuma les versions du Mahābhārata, du Matsya Purāṇa et du BhāgavataPurāṇa. Puis, il aborda les récits du déluge des traditions mazdéenne, grecque et sémitique. Les commentaires qu’il fit sur les différentes traditions et sur les hypothèses déjà émises avant lui par E. Burnouf, Fr. Lenormant ou E. Monseur réorientaient l’approche comparative. Au sujet des textes épicopurāṇiques, il nota que la mention des semences embarquées coïncidait parfaitement avec le récit génésiaque, mais qu’elle se révélait incohérente dans le récit épique puisque seul l’ascétisme de Manu, sans aucun concours d’Iḍā, fut à l’origine de la re-création de tous les êtres vivants. Trois explications possibles s’offraient à lui, un emprunt, une inclusion de la tradition d’Atharva Veda 2.36.5ab (« Monte sur le navire de Bhaga, [qui est] plein [et] intarissable », bhágasya nāvam ā roha pūrṇām ánupadasvatīm |) ou enfin un redoublement du repeuplement de la terre par la sauvegarde des semences et la re-création finale du 735 736 737

REGNAUD 1897, p. 60. REGNAUD 1897, p. 61. REGNAUD 1897, p. 64.

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Manu-démiurge738. Pour l’indianiste français, cette inclusion des semences embarquées dans l’ensemble des éléments narratifs eut une conséquence évidente dans la version du MatsyaPurāṇa. L’auteur garda le silence sur la fin du déluge et la manière dont Manu repeupla la terre ou plutôt fit le choix d’une cohérence narrative qui faisait défaut au récit épique. De fait, comme P. Regnaud le souligna à juste titre, cette thématique du repeuplement par Manu était devenue inutile dès l’instant où les semences avaient été sauvegardées : « La circonstance amorcée en quelque sorte dans le Mahābh. et relative aux semences embarquées par Manu a pris ici toute l’extension dont elle était susceptible et s’est substituée ainsi aux détails correspondants des récits antérieurs »739. Ainsi, P. Regnaud voyait, dans la tradition diluvienne indienne, une progressive évolution littéraire et doctrinale au cours de laquelle le récit primitif brāhmanique fut retravaillé afin de l’harmoniser avec la théorie plus récente des nuits de Brahmā et celle des manvatara. L’analyse qu’il fit du deuxième fargad du Vendidad lui permit de rapprocher les figures du Yima iranien, fils de Vivaṅhat, de celle du Manu indien, fils de Vivasvat et frère de Yama, voyant alors dans les deux protagonistes la personnification du feu sacrificiel progéniteur de tous les êtres vivants. L’idée iranienne de l’élargissement de la terre par Yima afin que toutes les créatures, plusieurs fois multipliées, pussent y tenir, sans être à l’étroit, trouvait alors son pendant indien dans l’élargissement des différents réceptacles que les multiples accroissements successifs du poisson avaient nécessité. De même, le Var construit par Yima figurait, d’après lui, le feu sacré grâce auquel les êtres nouvellement créés retrouveraient le brillant séjour d’où l’hiver et la fonte des neiges avaient chassé leurs devanciers, et aurait eu la même fonction que le sacrifice à partir duquel Manu recréa tous les êtres vivants qui avaient été tués par les flots740. Quant à la tradition diluvienne grecque, elle offrait un parallèle intéressant entre Manu/Iḍā et Deucalion/Pyrrha ainsi qu’une structure narrative identique : prévision du déluge, construction du navire, déluge, abordage sur une haute montagne, sacrifice au dieu. Plus encore, P. Regnaud voyait dans le vœu de repeupler la terre ou de sauver tous les êtres vivants, choisi par Deucalion et Manu (MatsyaPurāṇa) et accordé respectivement par Zeus et Brahmā, une possible source commune. Néanmoins, la cause du déluge commune aux traditions grecque de Deucalion et biblique, reposant toutes deux sur la perversité de l’espèce humaine, l’obligea à admettre une possible influence ou un rapport direct entre les traditions judéo-babyloniennes et grecques, bien plus qu’avec l’indienne qui n’attribuait au cataclysme aucune raison. 738 739 740

REGNAUD 1897, p. 75. REGNAUD 1897, p. 77-78. REGNAUD 1897, p. 86.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

Avant de poursuivre sur les rapports entre le récit du ŚatapathaBrāhmaṇa et le ṚgVeda, P. Regnaud réfuta les arguments de ses prédécesseurs. Ainsi, l’analyse d’E. Burnouf était devenue caduque depuis la découverte de la version brāhmanique. Le mythe du déluge s’était révélé être bien plus ancien que les théories des kalpa et des manvatara épico-purāṇiques et rien ne permettait d’affirmer qu’il faisait référence à une quelconque catastrophe réelle dont les peuples primitifs auraient conservé le souvenir. En avançant ce contre-argument, Regnaud gardait toute la liberté de voir dans le récit du déluge un mythe construit à partir des éléments de la liturgie sacrificielle. À l’encontre de l’hypothèse émise par Fr. Lenormant selon laquelle la métamorphose indienne du poisson devait être rapprochée du dieu ichtyomorphe chaldéen Ea, il opposa la légende de la Bṛhad-Devatā 5.30 dans laquelle une goutte de semence de Mitra et Varuṇa, tombée dans l’eau d’une cruche, se transforma en poisson. Cette occurrence obligeait, selon P. Regnaud, à ne plus considérer l’analogie entre les traditions chaldéenne et indienne comme une preuve de la transmission de la légende d’une culture à l’autre. Il fit remarquer qu’il était assurément contestable de vouloir voir un quelconque lien entre le texte du Brāhmaṇa et la version chaldéenne du déluge dans laquelle aucun poisson n’apparaissait, mais était supposé se retrouver dans la figure du dieu Ea. De même, il mit en garde contre la soi-disante ressemblance entre les rois Satyavrata et Hasisatra. Il rappela que seule la tradition du sud de l’Inde, conservée dans le Bhāgavata Purāṇa, faisait mention du roi Satyavrata là où toutes les autres avaient maintenu la figure ancienne de Manu. D’ailleurs, l’auteur du Purāṇa l’identifia au Manu du kalpa durant lequel se déroula le déluge. Plus curieuse restait, à ses yeux, l’occurrence de l’annonce temporelle des « sept jours » avant le cataclysme. Mais tout comme Max Müller l’avait souligné, l’analogie pouvait être fortuite, et du côté indien, ce laps de temps devait être rapproché d’autres occurrences où le chiffre sept apparaissait également comme, dans le Matsya Purāṇa, les « sept rayons destructeurs », les « sept nuages diluviens » et bien sûr les « sept ṛṣi » accompagnant Manu dans le navire741. P. Regnaud trouva de la part de Fr. Lenormand qu’il était paradoxal de prétendre que la légende du déluge indienne aurait emprunté à la version chaldéenne, là où dans cette dernière l’annonce des sept jours n’apparaissait pas, mais était seulement présente dans la version biblique. S’il fallait absolument admettre une influence, en conclut-il, il convenait alors de voir une « infiltration tardive »742 de l’annonce temporelle des sept jours dans la tradition du BhāgavataPurāṇa. L’observation de Regnaud était tout à fait prudente et il aurait pu continuer à argumenter dans ce sens en prenant en compte l’ensemble des 741 742

REGNAUD 1897, p. 97. REGNAUD 1897, p. 98.

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textes sanskrits relatifs au déluge. En effet, si le Mahābhārata ne connaît que les sept ṛṣi, le Matsya Purāṇa, quant à lui, ne fait mention que des « sept terribles rayons du soleil » et des « sept nuages » diluviens. Par contre, à partir de l’Agni Purāṇa, apparaît la mention du « septième jour », ainsi que des sept ṛṣi, tout comme dans le Bhāgavata Purāṇa et a fortiori dans la traduction sanskrite du déluge biblique insérée dans le Bhaviṣya Purāṇa, qui, elle, nécessairement, ne mentionne nullement les sept ṛṣi, mais le seul Nyuha (Noé), dévot de Viṣṇu. Enfin, le rapprochement opéré par Fr. Lenormant entre le vol des Veda emportés dans le fond de l’océan et l’enfouissement des écritures sacrées à Sippara par Hasisatra (Atra-Hasis) avant l’arrivée du déluge fut également réfuté par l’indianiste français. Ce qui ressortait de ces deux événements était l’explication, de part et d’autre, de la sauvegarde de la tradition sacrée qui, non altérée lors du grand cataclysme, pourrait à nouveau être transmise à la nouvelle génération humaine. Les conclusions de Lenormant, à savoir l’emprunt par l’Inde de la version chaldéenne, ne tenaient pas pour Regnaud qui ne voyait aucun point commun d’ensemble entre un récit sémitique extrêmement développé et le caractère très rudimentaire du texte du ŚatapathaBrāhmaṇa. Aux arguments743 du folkloriste belge Eugène Monseur (1861-1912) sur « l’idée d’une purification morale par le déluge », dont il affirmait la présence « dans toutes les versions hindoues » à l’égal des récits biblique et cunéiforme, P. Regnaud contre-argumenta que la légende du ŚatapathaBrāhmaṇa n’en faisait aucune allusion, pas plus que le terme saṃprakṣālana du Mahābhārata (3.185.27) et les versions purāṇiques. Aussi, il ne fallait nullement regarder les formules laudatives (« la destruction du coupable et la protection du pieu », AgniPurāṇa 1.2.2 et 11), en l’honneur de Viṣṇu et de sa descente parmi ses dévots, comme la cause première de l’arrivée du déluge. Qui plus est, toutes ces relectures purāṇiques étaient de très loin postérieures au récit védique du ŚatapathaBrāhmaṇa. P. Regnaud n’était donc pas enclin à accepter l’idée d’un fonds commun sémitico-aryen qui aurait permis de conserver et de transmettre le lointain souvenir d’un événement historique même partiel. Pour lui, le langage mythique et métaphorique de la liturgie sacrificielle à lui seul suffisait à expliquer le développement des éléments narratifs du mythe étiologique védique. Ce fut donc par un relevé philologique de formules, d’expressions et de termes védiques, essentiellement tirés du Ṛg Veda, qu’il essaya de trouver la clé d’interprétation de ce mythe du déluge et qu’il tenta d’en restituer l’histoire rédactionnelle. Il retint particulièrement dix thèmes structurant les onze versets du Śatapatha Brāhmaṇa : [1] Les ablutions faites par Manu proviendraient de celles effectuées par Indra ; [2] Le poisson qui s’échoue dans les mains de Manu s’originerait dans le mythe de la 743

MONSEUR 1891.

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goutte de semence lachée par Mitra et Varuṇa qui, tombée dans l’eau d’une cruche, se transforma en poisson ; [3] La traversée des flots aurait été suggérée par celle de Bhujyu, fils de Tugra, sauvé par les Aśvin ; [4] L’étroitesse des réceptacles dans lesquels fut gardé le poisson aurait été inspirée des formules liturgiques dans lesquelles des personnages mythiques furent tirés de la gêne par Indra et les Aśvin ; [5] Le sauvetage des eaux à l’aide d’un navire proviendrait de celui de Bhujyu grâce au navire des Aśvin ; [6] L’animal cornu sortant de la mer renverrait au taureau aux mille cornes qui s’élève de la mer ; [7] L’arbre entouré d’eau trouverait son origine dans l’arbre entouré des flots que rechercha Bhujyu pour s’y accrocher ; [8] L’intervention de Mitra et Varuṇa auprès d’Iḍā aurait été suggérée par celle de ces deux mêmes dieux auprès d’Urvaśī ; [9] Iḍā, fille de Manu puiserait à une stance ṛgvédique ; [10] Manu, progéniteur des hommes continuerait cette même fonction ṛgvédique. Nous résumons les rapprochements qu’il opéra dans le tableau suivant :

[1] [2] [3] [4] [5]

[6] [7] [8] [9] [10]

Śatapatha Brāhmaṇa 1.1.8.1 1.1.8.1 1.1.8.2 1.1.8.3 1.1.8.4

ṚgVeda

Taittirīya Bṛhad Saṃhitā Devatā 7.5.15.3 5.30

10.49.7 7.33.10-13 1.182.6 ; 1.46.7 ; 1.118.6 ; 7.69.7 ; 1.180.5 1.116.8 ; 7.68.5 ; 1.105.17 ; 1.117.3 ; 10.68.8 1.116.3-5 ; 1.117.14-15 ; 1.158.3 ; 10.39.4 ; 1.182.5-7 ; 6.62.6 ; 7.68.7 ; 7.69.7 ; 8.5.22 ; 1.118.6 ; 10.143.5 1.1.8.5 7.55.7 1.1.8.6 1.182.7 1.1.8.7 7.33.11 ; 10.95.16 2.6.7.1 1.1.8.8 2.10.1 1.1.8.10-11 1.36.19 ; 10.53.6 ; 1.36.10 ; 1.96.2 ; 1.180.16 ; 1.114.2 ; 2.33.13 ; 10.100.5

5.30

L’étude comparative de P. Regnaud eut pour conséquence de recentrer le mythe du déluge indien autour de la question de ses origines ṛgvédiques tout en l’écartant de ce fait d’un possible emprunt à la sphère culturelle sémitique. Bien que son comparatisme philologique fût peu étayé et relevât plus d’un repérage d’occurrences ṛgvédiques, parfois accompagné de tournures somme toute bien légères telles que « un peu d’imagination aidant » ou « et à imaginer que »744, il est indéniable que le langage liturgique métaphorique du Ṛg Veda offrait plusieurs 744

REGNAUD 1897, p. 116 et 136.

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allusions au sauvetage de Bhujyu par les Aśvin, et surtout à l’idée de traversée des flots, c’est-à-dire d’atteindre la rive opposée, comme expression imagée de l’action d’être sauvé745. Si nous pouvons admettre que le champ sémantique du ŚatapathaBrāhmaṇa reposait en partie sur celui du ṚgVeda, le mythe du déluge ne peut être, quant à lui, considéré comme une simple juxtaposition de termes liturgiques et de tournures métaphoriques. Celui-ci répond à l’agencement et à la structuration précis d’un ensemble d’éléments narratifs qui lui donnent sens et qui, en tant que tel, ne se retrouve dans aucune source sanskrite antérieure au Brāhmaṇa. Mais pour P. Regnaud, pris qu’il fut dans sa théorie panvédique des légendes indoeuropéennes, seul le développement de ces formules liturgiques du ṚgVeda aurait suffi pour aboutir à une telle composition. Ainsi, les brāhmanes de l’école du Yajur Veda blanc auraient composé ce mythe du déluge à partir de leur unique connaissance ṛgvédique. Si nous pouvons admettre que ces derniers furent les fondateurs d’un nouveau mythe étiologique, ayant eu pour finalité d’expliquer la fonction liturgique de l’oblation (iḍā), il n’est guère possible de suivre la théorie de l’indianiste français. Car les brāhmanes de l’école du Yajur Veda blanc ont assurément repris, recomposé — d’autant plus facilement que le ṚgVeda faisait allusion aux flots et à des sauvetages en mer —, et inséré dans leurs commentaires liturgiques un récit de déluge dont l’histoire rédactionnelle, brāhmanique ou non brāhmanique, devait probablement être antérieure à la fondation de leur école ritualiste. Par les corrélations philologiques qu’il opéra, P. Regnaud pensait pouvoir rattacher directement le mythe du ŚatapathaBrāhmaṇa au ṚgVeda lui-même, là où d’autres y voyaient encore une origine non indienne. En 1895, l’année même où il fut nommé professeur de sanskrit à l’université de Yale, l’indianiste américain Edward Washburn Hopkins (1857-1932) avait déjà tiré, dans son ouvrage ReligionsofIndia746 (Religionsdel’Inde), l’histoire du déluge du Brāhmaṇa vers un passage de l’Atharva Veda (19.39.8) qu’A. Weber avait signalé, dès 1868, dans une note747. Ce verset dont la lecture de nāvaprabhráṃśanaṃ reste incertaine748 ferait allusion au mythe du déluge, et notamment au lieu himālayen où le navire de Manu, tiré par le poisson, aurait abordé. Il se retrouverait, dans le Śatapatha Brāhmaṇa, sous la forme « la descente de Manu » (mánor avasárpaṇam), et, dans le Mahābhārata, sous la tournure « l’attache du navire » (naubhandanam) : « Là où [est] la descente du navire, là où [est] le sommet de l’Himālaya, là [est] 745 746 747 748

DUCŒUR 2008. HOPKINS 1895, p. 160. WEBER 1868, p. 11, n. 2. Le passage est aussi cité par ZIMMER 1879, p. 30. WHITNEY 1905, p. 961. Cf. MACDONELL & KEITH 1912, II p. 130.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

l’apparition de la non-mort, d’ici [la plante] kúṣṭha [Cheilocostus speciosus] est née. » (yátra nāvaprabhráṃśanaṃ yátra himávataḥ śíraḥ | tátrāmŕtasya cákṣaṇaṃ tátaḥ kúṣṭho ajāyata |). Comme l’avait signalé A. Weber dans cette même note, le verset précédent fait également référence à un navire et à son attache : « Un navire en or, à l’amarre en or, se déplaçait dans le ciel, là [est] l’apparition de la nonmort, d’ici [la plante] kúṣṭha est née. » (hiraṇyáyī náur acarad dhíraṇyabandhanā diví | tátrāmŕtasya cákṣaṇaṃ tátaḥ kúṣṭho ajāyata |). E. W. Hopkins en avait conclu que recourir à l’hypothèse d’une origine babylonienne du mythe diluvien indien s’avérait donc inutile et avait préféré défendre son autochtonie : « La supposition que l’histoire du déluge est dérivée de Babylone, semble, par conséquent, être une hypothèse inutile (bien qu’admissible), car le récit est assez vieux en Inde pour justifier une croyance dans ses origines indigènes »749. Il avait d’ailleurs mis cette croyance en un déluge au compte d’un fonds commun ārya propre aux Iraniens, aux Grecs et aux Hindous750. Écarté de tout emprunt sémitique, le mythe du déluge védique avait repris, en cette fin du XIXe siècle, toute son indianité. Le savant américain en avait donné une traduction complète751 sans autre commentaire. Tout au plus avait-il remarqué qu’il s’agissait là de l’une des plus anciennes histoires d’avatāra, que des auteurs postérieurs identifieraient avec Brahmā puis Viṣṇu. Il avait donc invité son lecteur à comparer ce mythe avec la croyance en un déluge chez les tribus amérindiennes d’après la vaste étude du géographe et ethnologue américain Henry Schoolcraft (1793-1864), publiée de 1851 à 1857752. En cette année 1897, date de parution de l’étude de P. Regnaud, l’indianiste britannique Arthur Anthony MacDonell (1854-1930), professeur de sanskrit à l’université d’Oxford, consacra, quant à lui, dans son ouvrage VedicMythology753, paru à Strasbourg dans la collection « Grundriss der indo-arischen Philologie und Altertumskunde » (« Abrégé de philologie et d’archéologie indo-aryennes ») de l’indianiste allemand Georg Bühler (1837-1898), un paragraphe sur la figure de Manu et afortiori sur le mythe du déluge védique. Après avoir rappelé que Manu fut considéré par la tradition védique comme le premier homme et le législateur des hommes, qu’il fut sauvé d’un déluge ayant emporté toutes les autres créatures, par un poisson, d’après le récit du ŚatapathaBrāhmaṇa, A. A. MacDonell supposa que la légende devait avoir été connue au moins depuis la composition de l’Atharva 749

750 751 752 753

« The supposition that the story of the flood is derived from Babylon, seems, therefore, to be an unnecessary (although a permissible) hypothesis, as the tale is old enough in India to warrant a belief in its indigenous origin. », HOPKINS 1895, p. 160. HOPKINS 1895, p. 161. HOPKINS 1895, p. 214-215. SCHOOLCRAFT 1851, p. 17 ; Voir également DRAKE 1884, p. 31-33. MACDONELL 1897, p. 139-140.

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Veda dont il donna la référence AV 19.39.8 à partir de sa lecture de l’étude toute récente d’E. W. Hopkins754. Il préféra l’hypothèse de l’origine indo-européenne du mythe à celle de l’emprunt au monde sémitique (« an unnecessary hypothesis » suivant Hopkins). L’indianiste britannique connaissait assez bien les travaux sur la question de la figure de Manu et du déluge pour citer la plupart des indo-iranologues et des linguistes qui l’avaient précédé sur ce dossier : Graziadio Isaia Ascoli (1829-1907), A. Bergaigne, E. Burnouf, W. P. Corssen (1820-1875), A. Kuhn, B. Lindner, J. Muir, M. Müller, H. Oldenberg, R. von Roth, Fr. Spiegel et A. Weber. 4.3.7. Lafonctiond’IḍādanslesacrificevédiqueselonSylvainLévi En France, Sylvain Lévi (1863-1935), alors professeur de langue et littérature sanskrites au Collège de France, achevait son étude sur Ladoctrinedusacrifice danslesBrâhmaṇas755, parue en 1898, qui profita grandement aux anthropologues Marcel Mauss (1872-1950) et Henri Hubert (1872-1927) pour rédiger leur Essai sur la nature et la fonction du sacrifice756, édité en 1899. L’indianiste français s’intéressa au mythe du déluge du ŚatapathaBrāhmaṇa, dans sa partie portant sur le mécanisme du sacrifice, et plus particulièrement sur le concept de śraddhā : la confiance que le sacrifiant (yajamāna) met dans l’efficience de l’acte sacrificiel (kṛta) pour son propre bénéfice. La śraddhā se substituant aux divinités diurnes (deva) elles-mêmes, le yajamāna par excellence, Manu, avait donc « pour divinité la confiance » (śraddhādeva). Or, comme le souligna avec justesse S. Lévi, l’offrande (iḍā), simple dans sa réalisation car ne reposant que sur les seuls ingrédients laitiers que sont le beurre, le petit-lait, la crème sure et le fromage mou, personnifiait par sa simplicité même et ses effets extraordinaires la śraddhā du yajamāna. Dès lors, Manu dont la seule divinité était la confiance, avait été considéré par les brāhmanes comme le père d’Iḍā grâce à qui il put obtenir tout ce qu’il avait désiré obtenir pour lui-même. S. Lévi replaça donc le récit de la légende diluvienne au cœur de l’explication brāhmanique des notions de śraddhā et d’iḍā. Néanmoins, il ne se prononça pas sur l’histoire rédactionnelle du mythe. Il accepta l’idée d’une inclusion dans le traité ritualiste brāhmanique de l’épisode du déluge indépendant à l’origine de tout concept de śraddhā et d’iḍā : « L’histoire de Manu traduit en action la doctrine de la confiance. Le célèbre épisode du déluge n’y est introduit que pour glorifier la vertu de l’ida ; seule et sans autre 754

755 756

MACDONELL 1897, p. 139. Il reviendra néanmoins ensuite sur cette référence de l’AtharvaVeda pour l’abandonner, suivant WHITNEY 1905, p. 961. Voir MACDONELL & KEITH 1912, II p. 130. LÉVI 1898. MAUSS & HUBERT 1899.

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secours, elle rend à Manu une postérité et des troupeaux, après le cataclysme qui a submergé toutes les créatures. »757

Bien qu’il ne portât pas son attention sur le récit du déluge lui-même et qu’il notât tout au plus que ce dernier « ne se retrouve dans aucun autres Brāhmaṇas connus jusqu’ici », S. Lévi offrit à son lecteur la traduction de la légende brāhmanique illustrant ainsi la puissance merveilleuse d’une simple offrande de produits laitiers présentée avec confiance par le sacrifiant à qui elle apporte tout ce dont il désire obtenir, jusqu’à la procréation (prajan-) d’une nouvelle postérité (prajāti-). À sa lecture, il est aisé de constater combien la controverse savante sur le sens à donner à la forme verbale « atidudrāva » n’avait plus lieu d’être en cette fin de siècle. S. Lévi employa tout simplement le verbe « arriver » pour la rendre : « Il arriva ainsi à la montagne du nord »758. Par ailleurs, son relevé, dans la tradition brāhmanique, de trois occurrences attestant la puissance réparatrice de la parole de Manu lors d’erreurs commises pendant le déroulement de sacrifices est intéressant. S. Lévi ne semble pas avoir été très au fait de la controverse sur le problème des semences embarquées ou non, bien qu’il convienne de souligner que cette question ne faisait nullement partie de son étude sur le sacrifice brāhmanique en tant que tel. Nous avions vu qu’en 1854, H. H. Wilson avait tenté de rapprocher les semences du récit diluvien épique des remèdes de Rudra (ṚV 2.33.13) sélectionnés par Manu et J. Muir avait repris cette corrélation à son tour tout en avançant l’idée d’une omission voulue de l’auteur du Śatapatha Brāhmaṇa. Pour F. Nève, elles auraient été passées sous silence ou du moins leur absence dans le texte ne voulait pas dire qu’elles n’avaient pas été embarquées. Dans la tradition des écoles brāhmaniques d’époque védique, Manu fut toujours dispensateur des remèdes (bheṣaja). Mais ces remèdes n’ont aucun lien avec les semences des plantes embarquées par Manu dans le navire avant l’arrivée du déluge selon le Mahābhārata. Car c’est la parole elle-même de Manu qui est un remède à toute erreur rituelle : « Tout ce que Manu a dit est un remède »759 (yad vai kiṃ ca manur avadat tad bheṣajam, TaittirīyaSaṃhitā 2.2.10.2). Ceci montre que le terme bheṣaja se chargea de signifiants différents au cours des siècles. Si pour le poète de ṚV 2.33.13, qui exhorte Rudra à lui accorder une pleine durée de vie, à savoir cent hivers760, les remèdes qui chassent la maladie obtenus par Manu renvoient au domaine médical, pour les brāhmanes ritualistes de la période des Brāhmaṇa ces

757 758 759 760

LÉVI 1898, p. 115. LÉVI 1898, p. 116. LÉVI 1898, p. 121. « Grâce aux remèdes donnés par toi, ô Rudra, les très bénéfiques, puissé-je atteindre cent hivers ! » (tvấdattebhī rudra śáṃtamebhiḥ śatáṃ hímā aśīya bheṣajébhiḥ |), ṚV 2.33.2. RENOU 1966, p. 158.

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mêmes remèdes relèvent du domaine de la parole efficiente au sein même du rite sacrificiel. Ainsi Manu est-il toujours en possession de bheṣaja. Qu’en est-il de l’épopée indienne du Mahābhārata ? Faut-il y voir un emprunt au mythe du déluge sémitique ou bien à la continuité d’une vieille tradition védique qui voulait que Manu fût toujours le possesseur de bheṣaja, tantôt simples, tantôt parole efficiente, tantôt semences ? Comme le notait S. Lévi, Manu était sujet aux changements en fonction des bouleversements sociaux survenus en Inde ancienne : « Quand les changements sociaux substituèrent la loi au rite, l’autorité conférée à Manu se maintint, mais elle changea de nature. Manu passa pour le type du législateur, et les aphorismes de droit ou de morale pratique se recommandèrent de son nom »761. Aussi, les soi-disantes semences embarquées n’avaient finalement peutêtre aucun lien avec celles mentionnées dans les versions assyro-babylonienne et biblique. Les analogies opérées par certains savants relevaient en fait du « mirage »762 du comparatisme et d’une interprétation évhémérique ou rationalisante763. Un ami de Sylvain Lévi, l’indianiste Alfred Roussel (1849-1921), ancien élève d’Eugène-Louis Hauvette-Besnault (1820-1888) et prêtre de l’Oratoire, publia la même année son étude sur la Cosmologiehindoued’aprèsleBhâgavataPurâna764. Dans son chapitre sur les pralaya, les destructions cycliques des univers successifs, il présenta succinctement le mythe du déluge purāṇique. Alors que les discussions sur l’origine des différents mythes diluviens de la littérature sanskrite n’avaient cessé d’alimenter les théories sur l’histoire de l’humanité depuis plus d’un siècle, A. Roussel ne se prononça aucunement sur cette interrogation et renvoya son lecteur à « la savante dissertation de Burnouf »765, datant d’un demi-siècle et depuis largement surannée. En éludant cette question, le prêtre de l’Oratoire, qui s’était vu confier la charge de poursuivre la traduction française du Bhāgavata Purāṇa toujours inachevée766, évita ainsi de devoir donner son avis sur le texte 761 762 763 764 765 766

LÉVI 1898, p. 121. DUMÉZIL 1987, p. 182. Voir ci-dessous l’analyse de M. Biardeau. ROUSSEL 1898. ROUSSEL 1898, p. 368, note 1. Lorsqu’en 1852, E. Burnouf décéda, il laissa inachevée sa traduction du BhāgavataPurāṇa dont il avait traduit les neuf premiers livres. Au début des années 1880, à la demande de l’Imprimerie nationale qui souhaitait publier la fin de l’ouvrage indien pour clore les volumes de sa Collection orientale, E.-L. Hauvette-Besnault, professeur de sanskrit à l’École pratique des hautes études et ancien élève d’E. Burnouf, reprit le travail de traduction. Mais le 28 juin 1888, la mort emporta l’indianiste français qui n’eut le temps de ne traduire que la première moitié du dixième livre. Son élève Abel Bergaigne (1838-1888) décida de continuer le travail. Mais une terrible nouvelle ébranla l’indianisme européen : le 6 août 1888, moins de deux mois après le décès de son maître, le savant védisant fit une chute mortelle lors d’une randonnée d’alpinisme dans le massif des

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biblique lui-même en un temps où se préparait depuis plusieurs décennies déjà ce qui aboutirait quelques années plus tard à la crise moderniste. A. Roussel affirma seulement que toutes les similitudes entre les récits diluviens purāṇique et biblique étaient probablement dues à la mémoire d’« un fait unique », c’est-à-dire d’un déluge universel, ou bien étaient tout à fait fortuites : « Ceux qui aiment les rapprochements relèveront les similitudes qui existent entre ce déluge et celui de la Bible. Des deux côtés le monde submergé ; tous les êtres périssent à l’exception de huit personnes, Satyavrata et les sept Rishis ou Noé, sa femme, ses trois fils et ses trois belles-filles, ainsi qu’à celle des animaux renfermés dans le vaisseau ou dans l’Arche : autant de traits de ressemblance qui semblent appartenir à un fait unique, une tradition commune, à moins qu’on veuille les attribuer au hasard ! »767

4.3.8. HermannUseneretleleverdufilsdusoleil Les recherches en mythologie comparée du philologue allemand Hermann Usener (1834-1905) poursuivaient les grands travaux comparatistes entrepris au XIXe siècle. En 1899, dans son ouvrage Die Sintfluthsagen768 (Les légendes du déluge), l’helléniste de l’université de Bonn rééxamina les différentes traditions grecques des récits de déluge à l’épreuve des versions babyloniennes, biblique et indiennes. Il porta son attention sur les éléments narratifs communs aux différents récits sémitiques, et plus particulièrement à l’envoi répété des oiseaux, ainsi que sur la thématique du navire et du poisson dans les versions grecques et indiennes. Au sujet de la tradition sanskrite, il rappela les théories de Theodor Nöldeke (1836-1930), alors professeur à la Kaiser Wilhelms Universität de Strasbourg, qui s’était prononcé sur le caractère original du récit biblique peu avant la découverte de G. Smith en 1872, tout comme par la suite Fr. Lenormant, et leur opposa les hypothèses plus récentes de B. Lindner et P. Regnaud qui soutenaient l’indépendance de l’Inde dans la production de sa mythologie brāhmanique769. Dans une première partie, il présenta les différents récits diluviens, à commencer par les recensions assyro-babyloniennes et bibliques tant yavhiste qu’élohiste, poursuivit avec les versions du Śatapatha Brāhmaṇa et du Mahābhārata, et termina par l’exposition des différentes traditions grecques des mythes de Deucalion et d’Ogygès dont il était plus spécialiste.

767 768 769

Ecrins. Ce fut donc A. Roussel, autre élève d’E.-L. Hauvette-Besnault, qui termina la traduction du BhāgavataPurāṇa dont l’édition s’échelonna au final de 1840 à 1898, soit sur près de soixante ans. ROUSSEL 1898, p. 367-368. USENER 1899. USENER 1899, p. 5. Bruno Lindner (1853-1930) était aussi celui qui avait alors mis en évidence les traces de l’équivalent d’une tradition du déluge dans l’Avesta. LINDNER 1893.

CHAPITRE IV – AU XIXe SIÈCLE

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Dans son paragraphe troisième portant sur les récits diluviens indiens, H. Usener expliqua que le mythe était attesté dès les Veda et, après avoir présenté brièvement le déroulement des principaux éléments narratifs, donna la traduction d’A. Weber. Au fait des commentaires de M. Müller, de J. Muir, de J. Eggeling et de P. Regnaud, il retint pour l’essentiel qu’aucune indication d’une quelconque dépravation de l’humanité ayant motivé sa propre destruction par un déluge ne se rencontrait dans la version du Śatapatha Brāhmaṇa, pas plus que dans celles postérieures. D’ailleurs, pour lui, le récit du Mahābhārata n’offrait guère d’importantes variantes : seuls les ajouts du Gange, des sept ṛṣi et des semences embarquées restaient notoires. Demeurait également remarquable la révélation finale de la vraie nature de ce poisson qui n’était autre que Brahmā. H. Usener cita cette version épique d’après la traduction770 de son collègue indianiste Hermann Jacobi (1850-1937). Dans la partie réservée à l’étude du motif du poisson sauveur, notamment dans les mythes et le monnayage grecs, il fit remarquer que la version du Śatapatha Brāhmaṇa devait également s’enraciner dans cette antique image qui aurait perduré à travers le temps et que Jacob Grimm (1785-1863) retrouva dans plusieurs contes populaires771. Mais ce fut assurément dans la dernière partie de son étude, présentant les résultats de son comparatisme, qu’il revint plus amplement sur le mythe diluvien brāhmanique. Des versions sémitiques, il dégagea cinq motifs : [1] Cause et but : la dépravation et la destruction des hommes ; [2] Avertissement à un homme pieux et juste et instructions pour la construction d’une caisse ou d’un navire ; [3] La conservation de toutes les espèces animales par couple ; [4] L’envoi des oiseaux ; [5] L’abordage sur de hautes montagnes. Les motifs 2 et 5 se retrouvaient, écrivit-il, dans les différentes versions énumérées dans son étude. Par contre, les motifs 1, 3 et 4 étaient propres aux textes sémitiques. Au sujet du récit du ŚatapathaBrāhmaṇa, il nota que les trois derniers motifs en étaient totalement absents : aucun plan divin, aucun couple d’animaux, aucun oiseau envoyé vers la terre. Quant au motif 3, dans le Mahābhārata, à savoir les seules graines, il relevait d’une incohérence évidente puisque Manu recréa tous les êtres vivants après le déluge grâce à son ascétisme. De cette constatation, H. Usener en conclut : « Je ne comprends pas comment des chercheurs avisés purent penser à une influence sémitique sur le mythe du déluge indien »772. À cette affirmation forte, il convenait de déterminer une autre explication du mythe primitif certainement repris et 770

771 772

Probablement sur les indications bibliographiques de H. Jacobi, H. Usener connaissait les traductions allemandes d’A. Weber et d’A. Hoefer et anglaises de H. H. Milman, J. Muir et celle de Babu Kisari Mohan Ganguli publiée, en 1884, à la demande de l’éditeur Pratap Chandra Roy (1842-1895). USENER 1899, p. 28. USENER 1899, p. 138. « Ich verstehe nicht, wie verständige forscher an eine beeinflussung der indischen fluthsage durch die semitische denken konnten » [sic], USENER 1899, p. 241.

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repensé par les auteurs du ŚatapathaBrāhmaṇa et du Mahābhārata. L’historien des religions allemand proposa donc de reconsidérer la nature et la fonction de Manu. Pour lui, Manu, fils du dieu Soleil, avait la même fonction que son père et l’histoire racontait donc qu’il fut porté des flots à la plus haute des montagnes. Devait aussi être prise en considération la fonction du poisson divin qui était en quelque sorte le véritable navire du fils du Soleil, puisque sans lui, Manu serait resté dans son propre navire prisonnier des flots et n’aurait pu être sauvé. Comme pour les mythes grecs, H. Usener pensa qu’à l’origine Manu fut simplement sauvé par un poisson et qu’il put y avoir par la suite un dédoublement du support du sauvetage dès l’instant où le navire fut ajouté aux côtés du poisson qui, lui, fut toujours conservé. Quand ce navire fut-il ajouté ? À cette question, le chercheur allemand ne répondit pas, mais constata qu’il y avait déjà dans l’Atharva Veda une allusion à un navire en or qui circulait dans le ciel et qui vint aborder à la cime de la montagne neigeuse. De même, le Ṛg Veda attestait que les poètes avaient usé de l’image de Bhujyu sauvé par le navire des Aśvin. Par ailleurs, son ami H. Jacobi l’avait également rendu attentif au fait que uḍupa désignait le « bateau » puis au temps du Mahābhārata la « lune ». Pour H. Usener, les Indiens avaient donc fait un rapprochement entre le croissant lunaire et la forme des navires. L’auteur de la version du Mahābhārata aurait alors ajouté dans ce navire-lune les sept ṛṣi ou les sept étoiles de la Grande Ours. Il en déduisit que la forme primitive du mythe devait narrer comment Manu, en tant que fils du Soleil s’éleva des flots de la mer dans le ciel vers le sommet de la plus haute montagne, puis en tant qu’ancêtre commun de l’humanité, il en descendit. Cette descente des hauteurs, cette condescendance du dieu qui, redescendu, donna naissance à la race humaine, aboutit, selon H. Usener, au nom même de la haute montagne : « la descente de Manu ». Ainsi l’interprétation qu’il donna des récits diluviens védique et grec, non seulement ôtait toute influence sémitique, mais encore permettait de retrouver, derrière le récit d’un simple cataclysme meurtrier, si commun dans l’histoire des civilisations, une image mythique archaïque : celle du lever de la lumière773. Sa lecture du mythe du déluge védique s’inscrivait donc dans le mouvement du naturalisme mythologique, et notamment dans la théorie du héros solaire et du solarisme que M. Müller avait développée dans ses Contributions to the Science of Mythology774, publiées à Londres en 1897. 773

774

« Non seulement la légende du déluge indienne, mais aussi celle grecque, sont, comme nous l’avons vu, arrivées à leur formation sans influence sémitique. Les deux sont logiquement issues de l’image mythique ancienne renvoyant au lever de la lumière. » (« Nicht nur die indische, sondern auch die griechische fluthsage ist, wie wir gesehen, ohne semitischen einfluss zu ihrer ausbildung gelangt. Beide sind folgerichtig aus dem alten mythischen bilde für den aufgang des lichtes erwachsen. » [sic]), USENER 1899, p. 256. MÜLLER 1897. Traduction française par Léon Job publiée en 1898.

CHAPITRE V

LE MYTHE DU DÉLUGE INDIEN À L’ÉPREUVE DES SCIENCES DU XXe SIÈCLE Par leur ampleur, les travaux de R. Andree et de H. Usener ouvrirent de nouvelles perspectives de recherche en mythologie comparée à la fin du XIXe siècle. Loin de se restreindre à la seule sphère sémitico-aryenne, le repérage de dizaines de récits diluviens à travers l’histoire de l’humanité donnait à repenser à nouveau l’histoire universelle.

5.1. Le tour du monde en quatre-vingts mythes de Moriz Winternitz L’indianiste autrichien Moriz Winternitz (1863-1937), collaborateur de Max Müller à la fin des années 1880775, privat-docent à l’université de Prague où il enseigna l’indianisme et l’ethnologie à partir de 1899, poursuivit l’étude comparée sur les déluges initiée par ses devanciers. En 1901, l’année précédant sa nomination comme professeur de sanskrit dans la dite université suite au départ à la retraite d’Alfred Ludwig (1832-1912), il écrivit, dans MittheilungenderAnthropologischenGesellschaftinWien (CommunicationsdelaSociétéanthropologique àVienne), un article substantiel « Die Flutsagen des Alterthums und der Naturvölker »776 (« Les légendes du déluge de l’Antiquité et des peuples primitifs ») reprenant les données de R. Andree et H. Usener. Néanmoins, il ne partagea pas l’affirmation de H. Usener selon laquelle les légendes diluviennes se retrouvaient réparties sur l’ensemble du globe et préféra la prudence et l’étude de R. Andree qui avait montré que certaines régions géographiques ne semblaient pas avoir subi de vastes inondations à la différence d’autres plus exposées aux éléments naturels. Cette constatation était d’importance, car M. Winternitz y voyait là les raisons d’une production d’anciens témoignages éclectiques qui ne permettaient nullement de prendre les seules traditions diluviennes des Babyloniens, des Hébreux, des

775

776

Il participa à la seconde édition du ṚgVeda en quatre volumes de M. Müller publiée de 1890 à 1892. En 1910, il édita l’index général de la collection des Sacred Books of the East (Livres sacrésdel’Orient). WINTERNITZ 1901.

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Indiens, des Perses et des Grecs comme source première et de laisser de côté le grand nombre de récits de déluges locaux transmis parmi les peuples dits primitifs. Sa démarche fut donc de procéder à une classification de soixante-treize légendes du déluge en comparant systématiquement leurs éléments narratifs. Mais au préalable, l’indianiste autrichien définit la méthode comparative qu’il suivrait : « La comparaison n’est rien d’autre que la collecte de tous les phénomènes similaires ou quasiment similaires à des fins d’explication »777. La première étape de sa recherche fut donc de repérer des éléments narratifs analogues et de les classer avant de se prononcer sur la question de l’origine des mythes du déluge et plus particulièrement des récits diluviens babyloniens, indiens et grecs. En reprenant les histoires compilées par R. Andree, M. Winternitz établit une liste de récits diluviens. Il est à noter qu’il débuta cette dernière par les légendes [1] babylonienne et [2] hébraïque suivies immédiatement par celles indiennes extraites [3] du Śatapatha Brāhmaṇa, [4] du Mahābhārata, [5] du Matsya Purāṇa, [6] du Bhāgavata Purāṇa, [7] et du récit kaśmīrien. Les mythes grecs, six versions au total, n’apparaissent qu’en dix-neuvième position. Ce tour du monde en quatre-vingts mythes (fig. 18), qui reprend l’itinéraire continental de R. Andree, est tout à fait révélateur de l’importance qui était alors accordée, en ce début du XXe siècle, aux versions du Proche-Orient et de l’Inde, considérées comme les plus anciennes car datables, face à la multitude des traditions orales diluviennes des peuples primitifs qui se répartissaient tant en Océanie qu’aux Amériques et dont la mise par écrit, dès le XVIe siècle, par des missionnaires chrétiens et des ethnologues ne pouvait assurer une grande antiquité. Par ailleurs, la théorie panbabylonienne s’était depuis imposée magistralement. Elle avait non seulement replacé les récits génésiaques dans la chronologie générale de la littérature proche-orientale, mais encore hissé la civilisation mésopotamienne au sommet de l’histoire en laissant derrière elle la longue période de la pré-histoire. M. Winternitz différencia en premier lieu les légendes qui relèvent de la simple inondation liée à un phénomène naturel comme, par exemple, celle du Kaśmir778, ou bien appartenant à un mythe cosmogonique, des récits diluviens sans héros, essentiellement transmis parmi les peuples d’Amérique du Nord, et avec héros. C’est la dernière catégorie qui retint le plus son attention et qu’il divisa en dix sous-catégories, à savoir [1] la cause de l’inondation, [2] l’inondation et sa 777

778

« Die Vergleichung ist ja nichts anderes, als das Zusammentragen aller gleichartigen oder doch vermuthlich gleichartigen Erscheinungen, eben zum Zweck der Erklärung. », WINTERNITZ 1901, p. 306. WINTERNITZ 1901, p. 312.

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CHAPITRE V – AU XXe SIÈCLE

Fig. 18 – Répartition des récits de déluge selon M. Winternitz

description, [3] la propagation de l’inondation, [4] le héros, [5] les moyens matériels du sauvetage, [6] la prédiction de l’inondation, [7] le transport de semences, [8] la durée de l’inondation, [9] la fin de l’inondation, l’envoi d’oiseaux, [10] le destin du héros, des personnes secourues et de l’humanité après l’inondation. En ce qui concerne les éléments narratifs des mythes indiens, ils se répartissaient, selon l’indianiste autrichien, comme suit :

[1]

Śatapatha Brāhmaṇa ———

[2]

———

[3]

[4] [5]

Mahābhārata samprakṣālaṇakāla

mer gonflée par la tempête l’inondation l’inondation recouvre la terre recouvre la terre entière et tue toute entière et tue toute vie vie un héros un héros et sept ṛṣi un navire attaché à un navire attaché à la corne d’un la corne d’un poisson poisson

MatsyaPurāṇa

BhāgavataPurāṇa

pralaya du pralaya du kaliyuga kaliyuga pluie et flot pluie et flot océanique océanique l’inondation l’inondation recouvre la terre recouvre la terre entière et tue toute entière et tue toute vie vie un héros et sept ṛṣi un héros et sept ṛṣi un navire attaché à un navire attaché à la corne d’un la corne d’un poisson poisson

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Śatapatha Mahābhārata MatsyaPurāṇa BhāgavataPurāṇa Brāhmaṇa [6] un dieu apparaît un dieu apparaît un dieu apparaît un dieu apparaît sous la forme d’un sous la forme d’un sous la forme d’un sous la forme d’un poisson cornu poisson cornu poisson cornu poisson cornu [7] ——— plantes plantes plantes [8] ——— nombreuses ——— ——— années [9] ——— ——— ——— ——— [10] Procréation par un Héros procréateur ——— ——— héros et un être d’une nouvelle humanité mythique Héros offre un sacrifice

Suivant cette classification, il apparaît que les seuls éléments narratifs du Śatapatha Brāhmaṇa comparables à ceux du récit biblique recouvrent les souscatégories [3] et [6], encore que M. Winternitz considérât le poisson comme la manifestation d’une divinité, ce que le texte brāhmanique ne dit pas, à la différence des mythes épico-purāṇiques. L’unique évidence entre les deux traditions demeure donc, selon ce travail classificatoire, l’inondation et la destruction de toute vie. Or, cet événement cataclysmique meurtrier est propre à une cinquantaine de récits diluviens répartis sur l’ensemble des continents et un grand nombre d’îles779. Par ailleurs, il fit une autre classification divisée en neuf catégories ayant pour trame le récit génésiaque lui-même : [A] navire verrouillable, [B] embarquement des germes de la vie, [C] envoi d’oiseaux, [D] sacrifice, [E] arc-en-ciel, [F] motif éthique, [G] sauvetage d’un héros, [H] prédiction, [I] renouvellement de l’humanité780. Les mythes indiens [3 à 6] regrouperaient les éléments [B] [D] [F] [G] [H] [I]. Mais, le comparatisme mené par Winternitz montre ses limites car ce dernier ne fit aucune distinction entre les différentes versions sanskrites. Il est évident que le récit du ŚatapathaBrāhmaṇa ne connaît ni le [B], ni le [F]. À la différence de R. Andree, il en conclut néanmoins un lien évident entre les récits indiens et sémitiques. Pour lui, l’auteur du ŚatapathaBrāhmaṇa aurait délibéremment laissé de côté les semences, car, dans le cas contraire, il ne s’expliquait pas pourquoi l’auteur du Mahābhārata aurait, quant à lui, emprunté simplement à la tradition sémitique la sauvegarde des semences alors même que le Manu épique 779 780

WINTERNITZ 1901, p. 317-318. WINTERNITZ 1901, p. 325-326.

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n’en avait eu aucune utilité lors de la recréation de tout être vivant. Ainsi, seule la visée rédactionnelle des différents auteurs aurait été à l’origine du choix des éléments narratifs retenus ou tus. La mise en exergue de l’efficience de l’iḍā et du sacrifice excluait la conservation de semences dans le Brāhmaṇa. Dans les récits épico-purāṇiques, ce fut l’intervention des dieux Brahmā et Viṣṇu, sans qui aucun sauvetage n’aurait été possible, qui fut mis en avant. Quant au motif éthique, il conçut qu’il était bel et bien présent dans le Mahābhārata et, antérieurement à cette épopée, tout à fait explicite dans la Kāṭhaka Saṃhitā 11.2. De même, le rapprochement entre la figure du dieu Ea ou Oannès de Bérose et celle du dieupoisson indien, au moins dans les versions épique et purāṇiques, restait, pour lui, d’importance. Cette figure divine mésopotamienne renvoyait assurément à la représentation d’un dieu bienfaiteur qui offrait sa protection à son peuple et qui lui apportait de surcroît la sagesse à l’égal des dieux Brahmā et Viṣṇu pisciformes. Cependant, il réfuta l’identification faite par l’exégète anglais Thomas Kelly Cheyne (1841-1915) qui dans son article « Deluge » de l’EncyclopaediaBritannica781 affirmait que le dieu Oannès de Bérose était également un être cornu. Il accepta plutôt l’idée que le dieu Oannès avait pu faire l’objet d’un culte proche de celui rendu au dieu cornu Moloch. Selon M. Winternitz, la représentation picturale d’Oannès (fig. 19), telle qu’il put la voir sur l’une des planches de l’ouvrage de l’archéologue Austen Henry Layard (1817-1894) publié en 1854 sous le titre Niniveh und seine Ueberreste782 (Ninive et ses vestiges), faisait apparaître une coiffe surmontée de trois cornes. Il en déduisit donc que l’origine du mythe diluvien indien pouvait tout à fait provenir de la tradition sémitique. Ces rapprochements avec le domaine sémitique étaient également à faire, selon lui, avec l’histoire avestique de Yima. Certains éléments narratifs, déjà relevés par Karl Friedrich Geldner (1852-1929) et James Darmesteter (1849-1894), comme l’ancêtre commun, les graines et les animaux préservés, les conseils d’Ahura Mazdā avant la catastrophe, dénotaient une possible influence. De même en était-il de la version grecque de Deucalion, et particulièrement du point [D], c’est-à-dire 781

782

CHEYNE 1899. Th. K. Cheyne, spécialiste de l’AncienTestament, avança dans son article de cette encyclopédie britannique, dans son édition de 1910, que nombre de mythes du déluge étaient liés à des cosmogonies et qu’à l’origine le ciel était regardé comme un vaste océan sur lequel voguaient le soleil, la lune et les étoiles. Néanmoins, il s’intéressa pour l’essentiel aux mythes indiens, babyloniens et cananéens. Pour le domaine indien, il résuma, à partir de l’étude de J. Muir, les versions du Śatapatha Brāhmaṇa, du Mahābhārata et du Bhāgavata Purāṇa qu’il data du XIIe siècle et pour lequel il fit des parallèles avec le texte génésiaque. Mais son analyse le porta à supposer que le mythe le plus ancien, antérieur à celui-même de la tradition mésopotamienne historicisante, devait être proche des mythes nord-américains et devait renvoyer à une conception céleste mettant en scène l’océan cosmique, le serpent ou dragon et des personnages solaires. LAYARD 1854.

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Fig. 19 – Représentation d’Oannès (LAYARD 1854, fig. 88)

du sacrifice effectué après le grand cataclysme. Par son comparatisme, Winternitz avait montré que les légendes babylonienne, biblique, indienne, perse et grecque étaient plus proches les unes des autres que des autres récits diluviens conservés à travers le monde. Cependant, la prudence restait de mise, car les éléments narratifs des uns et des autres se retrouvaient aussi dans des légendes géographiquement très éloignées. Face à la question des origines de tous ces récits de déluge, le savant autrichien commença par écarter la théorie de l’astronome allemand Franz von Schwarz (1847-1903) qui parcourut l’Asie centrale de 1877 à 1880783. Dans son ouvrage SintfluthundVölkerwanderungen784 (Délugeetmigrationsdespeuples) publié en 1894, ses études des strates géologiques l’avaient amené à émettre l’hypothèse, qu’une grande catastrophe eut lieu vers 2297 av. J.-C. lorsque la mer de Mongolie, équivalente à la Mer méditerranée, entourée de hautes montagnes et située à six mille pieds au-dessus du niveau de l’océan, créa un vaste déluge suite à un tremblement de terre et à la rupture de l’isthme de la Manych. Les eaux submergèrent les régions alentours et se déversèrent jusque dans la Méditerrannée. Les populations se répartirent alors dans des territoires plus éloignés, des hauteurs himālayennes à la Mésopotamie et de la Sibérie à la Scandinavie. Schwarz expliquait ainsi comment tous ces peuples originaires de Mongolie conservèrent le souvenir de cette grande catastrophe géologique après leur migration vers des zones plus habitables. De même, il porta un regard critique envers les explications mythologiques qui ne voyaient dans l’ensemble de ces légendes diluviennes qu’un mythe solaire, d’après Carl Schirren (1826-1910) et H. Usener, ou bien qu’une 783 784

GORSHENINA 2003, p. 268-269. SCHWARZ 1894.

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allégorie céleste selon Georg Gerland785 et T. K. Cheyne. Il n’adhérait pas plus à la théorie de M. Müller qui avait vu dans les mythes indiens le souvenir d’inondations cycliques dues à la saison des pluies. Restait donc, pour l’indianiste autrichien, l’explication de phénomènes géologiques et atmosphériques qui s’étaient produits durant toute la préhistoire et qui continuaient à se produire dans le temps. Les causes premières, à savoir tremblement de terre, pluie, cyclone, raz-de-marée, éruption volcanique, présentes dans tous ces récits diluviens attestaient que l’origine était à chercher dans de vastes catastrophes d’inondations dues aux éléments et que ces dernières furent par la suite reprises pour expliquer, dans des mythes cosmogoniques, la formation des reliefs, dans des mythes anthropogoniques, l’origine des hommes, et, dans des mythes eschatologiques, la destruction finale ou périodique de l’univers. M. Winternitz plaidait donc pour l’émergence d’une multitude de mythes diluviens locaux, à travers l’espace et l’histoire de l’humanité en fonction d’événements cataclysmiques, et rejetait la théorie d’une origine commune. Cependant, en 1905, dans son ouvrage GeschichtederindischenLiteratur786 (Histoiredelalittérature indienne), il admit tout de même que les versions sanskrites pouvaient remonter à une source sémitique787. Le débat était donc loin d’être clos. Ce qui caractérise néanmoins le comparatisme de Winternitz est le traitement systématique qu’il fit des éléments narratifs afin de les classifier et ainsi de pouvoir mieux les confronter. Cette tentative de viser à l’exhaustivité et de répertorier des éléments narratifs identiques au sein d’un même mythème fut assurément une avancée méthodologique dans le comparatisme touchant aux mythes du déluge.

5.2. La théorie boréaliste du mythe du déluge védique de B. G. Tilak Nous avions vu que J. Muir n’insista pas sur l’hypothèse de l’origine arctique des clans indo-ārya qui tirait ses origines de l’ancienne théorie boréaliste initiée dès le XVIIIe siècle par l’astronome et académicien français Jean Sylvain Bailly (1736-1793). Au XVIIe siècle, en effet, si les tenants du christianisme tel S. Bochart, dans sa Geographiasacra de 1646, voyaient encore dans le Proche-Orient le territoire de l’origine de tous les peuples et l’hébreu leur langue mère, d’autres savants tentèrent de déplacer le berceau de l’humanité. Pour le monde scandinave, 785 786 787

GERLAND 1872, p. 272. WINTERNITZ 1905. « Dans le Śatapatha-Brāhmaṇa, nous trouvons également la légende du déluge indienne, qui remonte selon toute probabilité, à une source sémitique, dans sa forme la plus ancienne. » (« Im Śatapatha-Brāhmaṇa finden wir auch die indische Flutsage, die aller Wahrscheinlichkeit nach auf eine semitische Quelle zurückgeht, in ihrer ältesten Gestalt. »), WINTERNITZ 1905, p. 182.

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Olof Rudbeck (1630-1702) entreprit de démontrer, dans son AtlandellerManheim (L’Atlantideoul’humanité) de 1679, que l’antique Ἀτλαντίς de Platon n’était autre que la Suède et que la langue suédoise avait été la langue mère de toutes les autres. Suite à une meilleure connaissance des textes iraniens, indiens et chinois, les savants européens du XVIIIe siècle n’hésitèrent plus à voir, dans les lointaines contrées de l’Asie, les origines de l’humanité. Reprenant les données d’O. Rudbeck, J. S. Bailly apporta sa pierre à cette théorie des origines nordiques des peuples asiatiques et surtout de la philosophie et des sciences : « L’existence d’un peuple savant, qui a éclairé tous les autres, et surtout son habitation sous le parallèle de 50 à 60°, est un fait trop singulier, pour omettre aucune des preuves et des probabilités qui peuvent le confirmer. Olaüs Rudbeck a prétendu trouver dans la Suède la fameuse Atlantique des anciens. Nous ne sommes point de ce sentiment, mais nous pensons que les nombreux passages des historiens, des poètes, recueillis et expliqués par le savant Suédois, sont de nouvelles probabilités à ajouter aux faits qui nous ont fait trouver dans le nord de l’Asie l’origine de la philosophie et des sciences. »788

Ses travaux sur l’histoire des sciences astronomiques des peuples antiques — notamment grec, perse, indien et chinois — l’entraînèrent vers la reconnaissance d’une transmission d’un savoir qui aurait été originaire du nord de l’Asie par un peuple antérieur aux grandes civilisations antiques connues. Son intérêt pour l’astronomie indienne, telle qu’il pouvait alors l’appréhender à travers les écrits des missionnaires chrétiens présents sur le sol indien, le porta également à lire les traductions des ouvrages sanskrits dont le BhāgavataPurāṇa, traduit en français par le pondichérien Mariyadās Piḷḷai. Les références géographiques et astronomiques, qui se lisaient dans ce Bagavadam789, ne laissèrent pas de l’intriguer comme elles continueraient à intriguer les savants indianistes du XIXe et du XXe siècle. La tradition indo-ārya rapportait, en effet, qu’autour du mont Meru tournaient sept étoiles et qu’un jour durait six mois, de quoi amener le savant astronome français vers l’idée d’un souvenir lointain des contrées polaires : « Le méridien passe […] par le mont Merou qu’on croît être le pôle Boureka, c’està-dire sans doute, le pôle boréal. Le traducteur du Bagavadam (liv. V, p. 100) dit en effet que cette montagne est sous l’étoile polaire, et qu’elle doit avoir un jour de six mois. M. Sonnerat (VoyageauxIndes I, p. 123) assure également que selon les Indiens cette montagne est dans le nord et du côté du pôle septentrional. »790

Ainsi, J. S. Bailly ne déplaça pas seulement l’origine des sciences vers l’Asie centrale, il supputa l’existence d’un peuple nordique ancestral qui aurait vécu 788 789 790

BAILLY 1781, p. 323. L’académicien J. S. Bailly eut accès au manuscrit avant même sa publication. BAILLY 1787, p. 33.

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au-dessus du cinquantième parallèle nord et qui aurait transmis son savoir scientifique et philosophique aussi bien aux peuples d’Asie qu’aux Chaldéens, et de conclure : « Lorsqu’on réunit ces traditions souvent vagues et confuses, on voit avec étonnement qu’elles tendent toutes vers un même but, qui est de placer les origines dans le Nord »791. L’importance accordée au grand Nord dans la recherche des peuples et des savoirs ancestraux au cours du XVIIIe siècle ouvrit les savants à l’hypothèse nordique de l’origine des peuples aux côtés des théories plus anciennes du Proche-Orient ancien et de l’Asie centrale formant à eux seuls une aire géographique immense dans laquelle quelques-uns pensaient pouvoir localiser le jardin d’Éden biblique792. À ce titre et sans revenir sur la représentation des ethnographes grecs et romains sur les peuples nordiques793, nous pouvons considérer que le boréalisme, en tant que concept et discipline à part entière s’opposant à l’orientalisme, prit un véritable essor en Europe, notamment à la suite des travaux d’O. Rudbeck, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle pour se poursuivre tout au long des XIXe et XXe siècles notamment dans le domaine de l’anthropologie et de la grammaire comparée des langues indo-européennes pour aboutir progressivement à l’idéologie de la race aryenne et à l’aryanisme nazi à partir des années 1920. En 1873, l’anthropologue Clémence Royer (1830-1902), réinterprétant les théories darwiniennes et s’appuyant sur la grammaire comparée des langues indoeuropéennes, tentait de retrouver l’origine de la race blonde européenne et opposait l’homo glabrus meridionalis à l’homo pilosus borealis794 afin de rejeter l’origine centrasiatique d’un hypothétique peuple indo-européen que soutenaient certains linguistes de son temps. Ce contre quoi s’insurgeait Max Müller en 1888 : « Aryen, dans le langage scientifique, est totalement inapplicable à la race. Ceci signifie langage et rien d’autre que cela ; et si nous parlons de race aryenne, nous devrions savoir que ceci ne signifie rien d’autre que x + langage Aryen »795. Du côté indien796, Bāl Gangādhar Tilak (1856-1920) orienta progressivement ses recherches vers l’astronomie védique pour essayer de retrouver les origines de ses ancêtres indo-ārya. Par sa formation universitaire britannique, Tilak fut à même de compulser les ouvrages des indianistes européens et les dernières avancées de la géologie et des théories glaciaires. Il put alors proposer sa propre 791 792 793 794 795

796

BAILLY 1779, p. 473. Voir à ce sujet POULOIN 1998 et SEGUIN 2001. KREBS 2010. ROYER 1873. « Aryan, in scientific language, is utterly inapplicable to race. It means language and nothing but language; and if we speak of Aryan race at all, we should know that it means no more than x + Aryan speech », MÜLLER 1888, p. 90. Voir DUCŒUR 2016a.

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hypothèse chronologique du Veda. En 1893, basant ses recherches sur l’astronomie védique et la mythologie comparée entre les mondes védique, iranien et grec, il publia The Orion or Researches into the Antiquity of the Vedas797 (Orion ou recherchessurl’antiquitédesVeda798) dans lequel il avança une datation éminemment plus haute que celle proposée par M. Müller. Puis, en 1903, dans son nouvel ouvrage The Arctic Home in the Vedas799 (Origine polaire de la tradition védique800), il affina cette chronologie en la scindant en quatre périodes qui se seraient succédé après la « destruction du pays arctique par la dernière glaciation et le début de la période post-glaciaire »801 entre 10000 et 8000 av. J.-C. La période dite pré-Orion, de 8000 à 5000 av. J.-C., n’aurait laissé de trace que dans les seuls hymnes ṛgvédiques des Aryens indiens à la différence des sources grecques et iraniennes. Cette période correspondrait à l’époque de l’émigration durant laquelle « les survivants de la race aryenne errent en Europe et en Asie du Nord, à la recherche de nouveaux territoires »802. La deuxième période dite Orion, entre 5000 à 3000 av. J.-C., « lorsque l’équinoxe de printemps se trouve dans Orion », aurait été la plus importante de la civilisation aryenne durant laquelle Grecs, Iraniens et Indiens auraient développé une nouvelle mythologie à partir de celle de la période précédente. Ces mythes seraient encore consignés tout autant dans le Ṛg Veda que dans les sources grecques et iraniennes. Pour Tilak, « de nombreux hymnes védiques remontent à la première partie de cette période, et les bardes semblent n’avoir pas encore oublié l’importance ou la signification des traditions du pays arctique qui leur ont été transmises »803. Durant la troisième période, appelée Krittika (3000 à 1400 av. J.-C.), « lorsque l’équinoxe de printemps se trouve dans les Pléiades »804, les brāhmanes, qui n’auraient plus eu les capacités de comprendre le sens des vieux hymnes ṛgvédiques, auraient alors composé les Saṃhitā et les Brāhmaṇa, et se seraient orientés vers la spéculation. Enfin, la quatrième et dernière période, dite période prébouddhique de 1400 à 500 av. J.-C., aurait été celle des Sūtra et de l’émergence des systèmes philosophiques. Tilak fut assurément l’un des premiers nationalistes hindous à avoir voulu accorder aux Indo-ārya la conservation de la civilisation aryenne depuis les périodes mésolithique et néolithique et pendant les périodes préboréale et boréale. Toute sa

797 798 799 800 801 802 803 804

TILAK 1893. TILAK 1988. TILAK 1903. TILAK 1979. TILAK 1979, TILAK 1979, TILAK 1979, TILAK 1979,

p. p. p. p.

355. 355. 355. 356.

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démonstration reposait sur les nouvelles données de la géologie des époques glaciaires confrontées aux sources textuelles indo-iraniennes : « Il y a de nombreux passages dans le ṚgVeda qui, bien qu’ils aient été considérés comme obscurs et inintelligibles, maintenant qu’ils sont interprétés à la lumière de recherches scientifiques récentes, révèlent clairement les attributs polaires des divinités védiques ou les traces d’un ancien calendrier arctique ; l’Avesta nous dit expressément que le pays heureux de l’Airyana Vaejo, ou paradis aryen, était situé dans une région où le soleil ne brillait qu’une fois par an, et que ce pays fut détruit par l’invasion de neige et de glace, qui rendit son climat rude et nécessita une migration vers le Sud. Ce sont des faits évidents, et si nous les confrontons avec ce que nous savons des époques glaciaire et post-glaciaire d’après les récentes recherches géologiques, nous ne pouvons nous empêcher de conclure que l’origine géographique des Aryens était à la fois arctique et interglaciaire. […] Des érudits du Zend ont passé très près de la réalité, simplement parce que, il y a quarante ou cinquante ans, ils ne pouvaient pas comprendre comment une contrée agréable à habiter pouvait se situer à la limite des glaces, près du Pôle Nord. Les progrès de la géologie pendant la seconde moitié du siècle dernier ont maintenant résolu la difficulté en montrant que le climat polaire durant la période interglaciaire était doux, et donc nullement défavorable à la vie humaine. »805

Pour Tilak, les vestiges littéraires avestiques faisaient donc mémoire de cette lointaine contrée, l’Airyana Vaejo (Airyanǝm vaējah, Ērān vēj), où vécurent les Aryens avant la dernière période glaciaire durant laquelle ils durent migrer plus au sud. Mieux, le récit du Vendidad, dans lequel Yima construisit un Var pour survivre au terrible hiver, demeurait le plus ancien témoignage du phénomène de glaciation qui avait fini par détruire la patrie arctique des Aryens806. Et Tilak alla encore plus loin dans sa théorie boréaliste. Il mit en parallèle les traditions avestiques et védiques pour confirmer la véracité et l’ancienneté des sources indo-iraniennes : « On peut fort bien comparer ce récit de la destruction du pays originel par la glace à celui du déluge que l’on trouve dans la littérature indienne »807. Connaissant parfaitement les travaux de J. Muir, Tilak s’attarda sur la version védique du mythe du déluge dont il résuma les principaux éléments narratifs significatifs. Il traduisit « atidudrāva » par « passes over (ati-dudrâva) to “this northern mountain” (etamuttaramgirim) »808. C’était renouer avec la lecture centrasiatique voire boréaliste de la forme verbale809. Manu serait donc bien venu des 805 806 807 808 809

TILAK 1979, p. 21. TILAK 1979, p. 305. TILAK 1979, p. 307. TILAK 1903, p. 359. Les traducteurs français Jean et Claire Rémy ne se sont nullement rendu compte des enjeux qui se cachaient derrière cet affixe verbal lorsqu’ils rendirent « passes over » par « navigua ». TILAK 1979, p. 308.

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contrées plus au nord pour échouer sur l’une des hauteurs de l’Himālaya dont le souvenir perdura à travers les siècles et fut consigné tout autant dans l’Atharva Veda (nāvaprabhráṃśanaṃ), le ŚatapathaBrāhmaṇa (mánor avasárpaṇam) que le Mahābhārata (naubhandanam). Le problème insoluble auquel restait néanmoins confronté Tilak était le silence et sur le lieu et sur le moment du départ du navire. Mais le savant indien avait bien d’autres ressources. Il fit valoir que le grammairien Pāṇini (IVe siècle av. J.-C.), dans son Aṣṭādhyāyī (7.3.2), faisait dériver « prāleya- » de « pralaya- » (dissolution). Or, « praleya- » signifiait la « neige », la « glace » ou la « grêle » dans la littérature sanskrite. Bien que le terme « pralaya » n’ait été utilisé, dans la tradition diluvienne sanskrite, qu’à partir du Mahābhārata (3.185.26), cette corrélation linguistique lui ouvrait une perspective nouvelle, celle de voir dans le récit du ŚatapathaBrāhmaṇa le même événement rapporté dans le Vendidad : « Dans ce cas, nous pouvons considérer le texte brâhmanique comme une variante du déluge de glace décrit dans l’Avesta »810. Excluant tout emprunt au monde sémitique, puisque le ŚatapathaBrāhmaṇa avait été composé, selon sa théorie, avant 2500 av. J.-C. — la constellation des Kṛttikā (Pléiades) étant située plein Est dans ce commentaire ritualiste —, il en conclut que « l’histoire du déluge est d’origine aryenne, et en ce cas les textes avestique et védique doivent remonter à une même source »811. Aussi, cette lecture des sources textuelles indo-iraniennes relatives à un même phénomène hivernal confirmèrent sa théorie boréaliste selon laquelle les peuples aryens avaient été originaires des régions du Pôle Nord qui devinrent inhabitables lors de la dernière période glaciaire à la fin du Pléistocène et du Paléolithique supérieur. Ils émigrèrent alors progressivement vers l’Asie centrale pour s’installer ensuite dans les vallées de l’Oxus et de l’Indus812.

5.3. E. Böklen et Fr. H. Woods : exégèse biblique et mythologie comparée Malgré plusieurs décennies d’études mythologiques, la découverte de G. Smith, les avancées de la géologie et de l’ethnologie, le récit diluvien de la Genèse demeurait toujours au cœur des préoccupations des exégètes. Nous retiendrons pour cette période l’allemand Ernst Böklen (1863-1936), pasteur de Großbottwar (Bade-Wurtemberg), et l’anglais Francis Henry Woods (1850-1915), ancien « lecturer of St. John’s College » d’Oxford. Tout deux publièrent une étude sur les mythes du déluge : le premier, en 1903, « Die Sintflutsage. Versuch einer neuen 810 811 812

TILAK 1979, p. 309. TILAK 1979, p. 309. TILAK 1979, p. 311.

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Erklärung »813 (« Le mythe du déluge. Tentative d’explication nouvelle »), dans ArchivfürReligionswissenschaft (Archivesdessciencesreligieuses), le second, en 1908, « Deluge »814 dans l’Encyclopædia of Religion and Ethics (Encyclopédie de la Religion et d’éthiques) éditée par le bibliste écossais James Hastings (1852-1922). E. Böklen fut assurément influencé par la lecture naturaliste de H. Usener qu’il développa à l’excès. Son idée était d’appliquer aux récits de l’AncienTestament les analyses des mythologues indo-européanistes qui avaient tenté d’expliquer un grand nombre de mythes par les cultes du soleil et de la lune. L’exégète allemand ne fut pas le premier à avoir appliqué une telle grille de lecture. Avant lui, le pasteur orientaliste Julius Grill (1840-1930), professeur d’AncienTestament et de sinologie à l’université de Tübingen de 1888 à 1913, avait cherché à expliquer les fonctions des personnages bibliques par leur nature soit solaire (Adam, Samson) soit lunaire (Eve [la côte = croissant de lune]). L’assyriologue et hittitologue Hugo Winckler (1863-1913) de l’université de Berlin, avait vu également en Jacob un héros lunaire815. E. Böklen ne se satisfaisait aucunement des théories communes mettant en avant la mémoire historique soit d’un déluge universel soit de déluges locaux. Pour lui, les récits du déluge relevaient d’un mythe de la nature (« Naturmythus »), plus précisément d’un mythe de la lune (« Mondmythus »)816, et l’alliance passée entre Dieu et Noé renvoyait donc à la conjonction du soleil et de la lune. Pour étayer sa théorie, E. Böklen s’employa à comparer les récits entre eux et utilisa donc les données indiennes pour éclairer le texte génésiaque. Les versions védique et épico-purāṇiques servirent ainsi son comparatisme heuristique. Que l’arche de Noé fût un coffre ne l’empêcha guère au contraire d’avancer qu’elle était la lune ou plutôt le croissant de lune qui avait été regardé, notamment par les poètes védiques, comme un bateau se déplaçant dans l’océan du ciel. De même, dans les récits diluviens indiens, le petit poisson cornu qui grandissait incarnait tout autant la lune et ses nombreuses phases. Il rapprocha d’ailleurs ce poisson souriant (Mahābhārata 3.185.24), telle la lune brillante817, à un poisson aux yeux en forme de lune décrit dans un passage du TalmuddeBabylone dont l’histoire faisait quelque écho à celle du ŚatapathaBrāhmaṇa :

813 814 815 816 817

BÖKLEN 1903. WOODS 1908. BÖKLEN 1903, p. 2. BÖKLEN 1903, p. 3-4. BÖKLEN 1903, p. 16-17.

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« R. Johanan raconta : Une fois que nous voyagions à bord d’un navire, nous vîmes un poisson qui sortit sa tête hors de la mer. Ses yeux étaient telles deux lunes et de l’eau coulait de ses deux narines comme [des] deux rivières de Sura. R. Safra raconta : Une fois que nous voyagions à bord d’un navire, nous vîmes un poisson qui sortit sa tête hors de la mer. Il avait des cornes sur lesquelles était gravé : « Je suis une petite créature de la mer, je fais trois cents parasanges818 [de longueur] et je vais [maintenant] entrer dans la bouche du Léviathan. »819

Cette lecture lunaire touchait également aux trois étages de l’arche, identifiés aux trois phases de la lune croissante820, au calfatage de l’arche avec du bitume, représentant l’éclipse de lune821, ou encore au remplissage de l’arche, renvoyant à la pleine lune, cette même lune sur laquelle vivaient les défunts selon une croyance largement répandue822. E. Böklen revint donc sur le nombre des passagers et l’importance dans les récits diluviens des chiffres sept et huit ou plutôt sept plus un, le chiffre sept étant le diviseur des vingt-huit jours lunaires. Quant aux montagnes sur lesquelles tous ces navires de sauvetage amarrèrent, il y voyait des corps célestes823. Enfin, il mit en parallèle l’ivresse et la nudité de Noé avec le navire de Manu ballotté par les flots telle une prostituée ivre (Mahābhārata 3.185.40), image du phénomène écliptique durant lequel la lune est dénudée de son vêtement824. Tout au long de sa longue démonstration, Böklen nourrit son comparatisme analogique de nombreuses citations tirées des textes védiques et des versions diluviennes sanskrites. Les récits de l’Ancien Testament s’originaient, pour lui, dans des cultes archaïques du soleil et de la lune qu’il était encore possible de retrouver grâce à la comparaison avec les mythologies d’autres peuples, et plus spécifiquement avec les mythes « indo-européens »825. La notice rédigée par Fr. Woods diffère grandement de l’article d’E. Böklen. Dans cette encyclopédie chrétienne, l’exégète anglais focalisa son attention sur le déluge biblique et énuméra les arguments pour et contre sa véracité historique. 818 819

820 821 822 823 824 825

Soit 1680 kilomètres. « R. Johanan related: Once we were travelling on board a ship and we saw a fish that raised its head out of the sea. Its eyes were like two moons, and water streamed from its two nostrils as [from] the two rivers of Sura. R. Safra related: Once we travelled on board a ship and we saw a fish that raised its head out of the sea. It had horns on which was engraven: “I am a minor creature of the sea, I am three hundred parasangs [in length] and I am [now] going into the mouth of Leviathan.” ». Talmud de Babylone (Baba Bathra, folio 74a). BABYLONIANTALMUD s.d., p. 83. BÖKLEN 1903, p. 19. BÖKLEN 1903, p. 25. BÖKLEN 1903, p. 26. BÖKLEN 1903, p. 105. BÖKLEN 1903, p. 134. BÖKLEN 1903, p. 149.

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Ainsi, l’existence d’espèces animales fossilisées dans des couches géologiques dites antédiluviennes et la fréquence des récits diluviens, dans la littérature ancienne et folklorique, s’opposaient à l’existence de peuples inconnus de la Bible et aux avancées de la géologie qui avait démontré que les espèces animales fossilisées avaient vécu bien avant l’apparition de l’homme. À ces derniers arguments s’ajoutaient ceux des plantes, qui n’avaient fait l’objet d’aucune attention de la part de Noé à la différence d’Uta-Napishtim, et des incohérences du sauvetage des animaux dans une arche, sorte de large caisse en bois à trois étages. Pour essayer de clarifier, en ce début du XXe siècle, un débat rendu de plus en plus complexe par le foisonnement des théories — traditions bibliques, traditions de déluges locaux, phénomènes naturels, cosmogonies, mythes de la nature — Woods partit de l’étude ethnologique et géographique de R. Andree ainsi que de celles de H. Usener et d’E. Suess. Au sujet de la tradition indienne du déluge, il exposa celle-ci après avoir présenté les versions sémitiques — akkadienne, biblique et bérosienne —, grecques et perses. Il la fit suivre des traditions chinoises et folkloriques. Cet ordre d’énumération était conforme à l’idée d’après laquelle les récits sémitiques demeuraient les plus anciens alors connus et méritaient ainsi d’être pris comme comparés. Suivant les traductions d’A. Weber, J. Eggeling, M. Müller et J. Muir, il résuma le récit du Śatapatha Brāhmaṇa et conclut, des différents éléments narratifs qui se retrouvaient dans d’autres traditions non indiennes mais dont la combinaison restait unique, que sa rédaction avait dû être indigène. Il s’attarda sur le problème des variantes du verbe ati- ou abhi-dudrāva qui était depuis longtemps dépassé. La présentation de la version épique, plus élaborée et plus merveilleuse826, fut relativement brève et tourna autour de la nature et de la fonction de Manu. Au sujet du Bhāgavata Purāṇa, il renvoya son lecteur aux traductions anglaises de Ch. Hardwick (1821-1859) et de J. Muir. Rappelant que Th. K. Cheyne avait daté ce Purāṇa au plus tôt du XIIe siècle, il fit remarquer que l’on retrouvait dans cette version tardive des éléments proches du récit génésiaque, en particulier une inondation causée par les pluies et la mer, l’annonce des sept jours précédant la catastrophe, la dépravation de l’humanité, les animaux embarqués par paires dans l’arche. Bien que toutes ces convergences fussent dues, selon lui, à une influence chrétienne tardive, elles ne remettaient nullement en cause le caractère indigène de la version la plus ancienne827. Il est notoire que Fr. Woods fut encore, en 1908, victime de ses sources de troisième main. En effet, il se référa à l’ouvrage de Ch. Hardwick qui, en 1855, avait repris la traduction orientée de W. Jones publiée en 1788 ! Alors qu’il cita, en références bibliographiques, la traduction de 826 827

WOODS 1908, p. 555. WOODS 1908, p. 556.

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J. Muir828 qui ne comportait aucune de ces interpolations chrétiennes de la fin du XVIIIe siècle, Fr. Woods se basa sur une traduction fautive de plus d’un siècle. Si son article paraît aborder quelques-unes des discussions majeures sur la multitude des récits diluviens et sur la place à accorder, de ce fait, à la version biblique, bien des points d’incertitude étaient largement surannés. Aussi, malgré le travail des indianistes tout au long du XIXe siècle et du début du XXe siècle, des imprécisions restaient encore importantes chez les nonspécialistes. L’archéologue Salomon Reinach (1858-1932) en est l’exemple même. Dans son ouvrage Orpheus. Histoire générale des religions, publié en 1905, il classa le mythe du déluge indien parmi la catégorie des cosmogonies, ce qu’il n’est assurément pas dans sa version brāhmanique. L’archéologue, qui s’essaya à une synthèse de l’histoire des religions, surtout du judaïsme et du christianisme, condensa les récits diluviens indiens en privilégiant la lecture viṣṇuite plus récente du matsyāvatāra — d’où sa lecture cosmogonique —, et en renvoyant son lecteur à la théorie de l’emprunt qui remontait déjà à E. Burnouf : « L’Inde connaît une histoire du Déluge : Manu, le Noé indou, est sauvé par le dieu Vishnu qui, sous forme d’un poisson, traîne la barque de Manu jusqu’au sommet d’un rocher. Cette légende est peut-être d’origine babylonienne ; Vishnu poisson rappelle le dieu babylonien Oannès. »829

Parallèlement, les avatāra de Viṣṇu furent présentés dans des travaux ne relevant aucunement de l’histoire des religions, mais, par exemple, des sciences naturelles. En 1909, dans l’ouvrage Les Animaux, dans la légende, dans la science, dansl’art,dansletravail,leurutilisationetleurexploitationparl’homme, édité par le lieutenant Chollet, l’inspecteur général des Beaux-Arts Armand Dayot (1851-1934), le naturaliste du Museum national d’histoire naturelle Henri Neuville (1872-1946), l’américanologue Alfred Schalck de la Faverie et le docteur Emil Adolf von Behring (1854-1917), prix nobel de médecine en 1901, une notice fut réservée aux formes animales que Viṣṇu revêtit : « Ainsi c’est sous la forme d’un poisson que le dieu annonça le grand déluge au premier homme, à Manou, et qu’il traina l’arche jusqu’au moment où elle aborda sur une montagne du Cachemire »830. Ces métamorphoses de Viṣṇu provenaient selon les auteurs de l’assimilation par les brāhmanes de cultes aborigènes. Ils citèrent à ce sujet le témoignage d’Alfred Lyall (1835-1911) de l’IndiaCivilService : « Quand les Brahmanes, dit Lyall, veulent convertir à leur religion une tribu aborigène qui adore le cochon de

828 829 830

MUIR 1868, p. 209-210. REINACH 1909, p. 74-75. CHOLLET et al. 1909, p. 57.

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lait, ils commencent par affirmer que le cochon de lait est une personnification de Vichnou »831. De quoi sous-entendre que le mythe du déluge, dans lequel apparaît Viṣṇu pisciforme, devait son origine à la brāhmanisation d’un culte du poisson de quelque tribu aborigène. Ceci n’était pas sans rappeler la théorie du peuple des Matsya de l’assyriologue François Lenormant et préfigurait les correspondances que les ethnologues feraient entre les versions brāhmaniques et les nombreux récits de déluge aborigènes à partir de la fin des années 1930.

5.4. L’interprétation psychologisante de Georg Gerland En 1872, l’ethnologue et géographe allemand Georg Gerland (1833-1919), alors professeur au lycée de Halle, avait publié une étude sur les peuples des mers du Sud (Die Völker der Südsee), complétant ainsi les travaux de son collègue anthropologue et psychologue Theodor Waitz (1821-1864). Dans ce travail descriptif, il avait tenté de montrer que les nombreux mythes du déluge transmis parmi les peuples insulaires reflétaient un ensemble de représentations célestes et astronomiques. En 1875, nommé à la nouvelle chaire de géographie et d’ethnologie832 créée à la Faculté de philosophie (« Die Philosophische Facultaet ») de l’université wilhelminienne de Strasbourg, G. Gerland avait été dans l’obligation d’abandonner quelque peu son travail de mythologie pour se consacrer à la physique du Globe et à la sismologie ainsi qu’à la création de la station sismologique de Strasbourg qui centralisa les données sismologiques du monde entier grâce à la Société internationale de sismologie qu’il fonda à Berlin en 1899. Ayant également enseigné l’ethnologie, notamment asiatique (« Geographie und Ethnologie Asiens »833), l’ethnologie comparée (« Vergleichende Ethnologie »834) et exposé les croyances religieuses des peuples primitifs (« Ueber die religiösen Anschauungen der Naturvölker »835) à l’université de Strasbourg, il partit à la retraite en 1909 et put alors reprendre un certain nombre de sujets qui avaient animé ses premières années de recherches universitaires. En 1912, il fit donc paraître son ouvrage Der MythusvonderSintflut836 (Lemythedudéluge) dans lequel il reprit en substance ses données ethnologiques déjà vieilles de plusieurs décennies et auxquelles il ajouta quelques-unes des nouvelles données acquises entre-temps par ses collègues. Ami des frères Grimm, formé en anthropologie et psychologie par Th. Waitz, 831 832 833 834 835 836

CHOLLET et al. 1909, p. 57. VOGT 1999. UNIVERSITÄT STRASSBURG 1876, p. 29. UNIVERSITÄT STRASSBURG 1875, p. 28. UNIVERSITÄT STRASSBURG 1878, p. 29. GERLAND 1912.

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géographe et ethnologue, Gerland proposa, dans cette étude, de revenir sur la pluralité des récits diluviens pour définir ce qui relevait soit de la légende, comme embellissement d’un fait historique, soit du mythe, comme production inconsciente de l’humanité visant à expliquer une réalité supra-humaine837. Le tour du monde effectué par le professeur strasbourgeois diffère de ceux de R. Andree et de M. Winternitz. S’il entama ce voyage ethnologique également à partir de [1] l’Asie ouest-sémitique, il le poursuivit par [2] l’Afrique, [3] l’Australie, [4] la Mélanaisie, la Micronésie et la Polynésie, [5] la Malaisie puis remonta vers [6] l’Asie centrale et orientale avant de le continuer par les [7-8] Amériques du Nord et du Sud pour finir par revenir et de le terminer dans [9] le monde indogermanique (fig. 20). Les récits diluviens furent donc présentés en fonction d’un ordre d’énumération des zones géographiques très différent de ses devanciers ethnologues. Le sien s’acheva, non pas en Amérique du Sud, mais par une brève évocation des légendes de déluges en Europe et plus particulièrement dans les littératures grecque, germanique, lituanienne, slave et celte. En somme, un parcours qui débuta par le monde biblique pour s’achever avec le monde germanique.

Fig. 20 – Ordre de présentation des zones géographiques de G. Gerland

Dans la section concernant les récits diluviens indo-germaniques, une large place fut donnée aux mythes indiens et, dans une moindre mesure, à ceux iraniens. Il est à noter que cette neuvième partie de l’ouvrage demeure la moins longue en

837

GERLAND 1912, p. 3-4.

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comparaison de celles relatives aux autres régions du monde, notamment l’Amérique du Nord et la Mélanaisie. Georg Gerland commença sa présentation des mythes diluviens indiens par préciser qu’ils étaient absents du Ṛgveda et résuma brièvement les éléments narratifs communs aux différentes versions d’après l’étude ancienne de Fr. Bopp. Puis il donna la traduction allemande du Śatapatha Brāhmaṇa tirée de l’ouvrage de M. Müller, Indien in seiner weltgeschichtlichen Bedeutung838. S’ensuivent un résumé du récit du Mahābhārata et les remarques de M. Müller au sujet des formes prises par Prajāpati dans la littérature védique ainsi que la référence de la Kāṭhaka Saṃhitā 11.2. Il fit donc l’impasse sur la littérature purāṇique. Tout comme ses prédécesseurs ethnologues, Gerland se contenta d’exposer la trame narrative de ces deux variantes sans y adjoindre un quelconque commentaire. Revenant sur la question de l’origine des mythes de déluges, la dixième et dernière partie conclut donc cette longue énumération de ces récits diluviens largement répartis sur la plupart des continents. Sa première constatation fut d’affirmer qu’aucun déluge universel ne s’était jamais produit dans l’histoire des hommes, mais seulement des déluges locaux qui finirent par former un mythologème universel. Il reconnut cependant que la diffusion d’un récit pouvait également avoir été répandue, au cours des temps, sur de vastes espaces géographiques, comme par exemple la version de la Genèse suite à une évangélisation massive des populations des différents continents. Son approche psychologisante des mythes l’amena à supposer que les récits diluviens devaient être mis en corrélation avec les représentations psychologiques que les hommes s’étaient faites des puissances célestes et des éléments dès lors qu’ils les avaient grandement anthropomorphisées et leur avaient attribué un caractère ambivalent, parfois lumineux et bienfaisant, parfois sombre et colérique. Le ciel et ses eaux avaient été identifiés aux océans et à ses vagues, le tout pouvant se confondre en une même masse. Les mythes diluviens ne faisaient donc qu’expliquer le phénomène de la descente des unes ou la montée des autres qui, dans leur fureur, avaient ôté la vie à maintes reprises. Ce fut donc, pour lui, la personnification du ciel sous forme de divinité ambivalente qui avait dû aboutir à l’idée d’un châtiment divin et, par conséquent, à l’énonciation de fautes morales imputables aux êtres humains, responsables qu’ils avaient été de leur propre malheur. Mais plus encore, le mythe avait pour fonction d’expliquer le monde céleste ou divin et l’océan du ciel était habité tantôt du soleil, tantôt de la lune, des étoiles et de la rivière céleste ou Voie lactée. C’est pourquoi Gerland voyait, dans le sauvetage embarqué d’une ou de plusieurs personnes, la transposition de l’observation du croissant de lune horizontal qui flottait dans la mer du ciel telle une 838

MÜLLER 1884, p. 12-13.

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barque, parfois même pouvait-on l’avoir observé à l’horizontale, dans les régions équatoriales, comme échoué sur le plus haut sommet d’une montagne. Or, cette lune dont la lumière était semblable à celle du soleil et des dieux lumineux, devait avoir transporté les survivants de la grande épopée céleste, comme le furent également les rescapés des grandes inondations. Pour l’ethnologue allemand, les mythes du déluge reflétaient une accumulation d’interprétations successives, de la montée des ancêtres dans le monde céleste ou divin par l’intermédiaire de l’océan céleste aux explications étiologiques des grands phénomènes naturels et cataclysmiques en passant par d’anciennes traditions anthropogoniques. La théorie céleste de G. Gerland était très éloignée des travaux des biblistes et des indianistes de cette époque. En 1913, l’exégète américain Crawford Howell Toy (1836-1919), qui avait été professeur d’hébreu à l’université de Harvard, publia un volumineux ouvrage intitulé IntroductiontotheHistoryofReligions839 (Introductionàl’histoiredesreligions) dans lequel il classa simplement les mythes du déluge dans la catégorie des cosmogonies considérant qu’ils participaient au récit général sur la création du monde et de l’humanité. Renvoyant à l’étude de R. Andree et à l’article de Fr. H. Woods, il admettait que toutes les légendes diluviennes provenaient d’inondations locales et furent donc des productions indépendantes. Néanmoins, il regardait comme probable la diffusion de la version sémitique qui passa des Babyloniens aux Hébreux puis en Inde, tout en reconnaissant que le mythe indien pouvait tout aussi bien être expliqué par des circonstances locales840. Largement tributaire de ses deux lectures, C. H. Toy ne parvint pas à trancher entre les deux hypothèses possibles et sembla accepter la théorie panbabylonienne sans en être vraiment convaincu. En 1915, dans son ouvrage EpicMythology841 publié à Strasbourg, le sanskritiste américain Edward Washburn Hopkins, qui s’était, pour sa part, déjà prononcé ouvertement pour l’autochtonie du mythe diluvien brāhmanique en 1895, étudia les avatāra des dieux et la figure de Manu dans le contexte restreint des deux épopées indiennes que sont le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa. Il nota que si l’idée d’un dieu créateur apparaissant sous forme animale, tel Prajāpati sous l’apparence d’une tortue et d’un sanglier, était pré-épique, il n’en était pas de même pour le poisson, puisque le dieu pisciforme n’était attesté qu’à partir du Mahābhārata842. Par ailleurs, Manu étant l’ancêtre sauvé du déluge par Brahmā sous forme de 839 840 841 842

TOY 1913. TOY 1924, p. 365. HOPKINS 1915. HOPKINS 1915, p. 210.

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poisson, E. W. Hopkins supposa donc que ce dernier était probablement un totem843 et que les mythes diluviens védiques et épiques — mettant en scène tortue, sanglier et poisson —, relevaient du totémisme, théorie développée, dès 1887, par James Frazer dans son Totemism844 suite aux travaux845 de son compatriote John Ferguson MacLennan (1827-1881). Cette thèse totémique des trois premiers avatāra de Viṣṇu fut également émise par l’indianiste écossais Arthur Berriedale Keith (1879-1944), professeur à l’université d’Édimbourg et auteur, en 1917, du volume IndianMythology846. Il pensait que les divinités — poisson, tortue et sanglier — auxquelles un culte était rendu, avaient été assimilées au panthéon brāhmanique comme dieux inférieurs847. Ce qui demeure, néanmoins, le plus curieux, dans cet ouvrage d’indianisme, demeure la réédition de l’illustration du matsyāvatāra du major E. Moor qui datait déjà d’un siècle. Plus étonnant encore est la légende qui indique que le déluge épargna seulement le bateau dans lequel avaient pris place Manu, les sept ṛṣi et leurs épouses848. Des données erronées qui remontaient à W. Jones. En pleine Première Guerre mondiale, cette méprise futelle due à l’éditeur américain ? Quoi qu’il en soit, Keith ne rédigea aucun résumé des récits diluviens purāṇiques. Ce fut, en effet, dans sa partie sur la mythologie des Brāhmaṇa qu’il écrivit un condensé849 de la version du ŚatapathaBrāhmaṇa sans pour autant l’étudier. Quant à la variante du Mahābhārata, « version de la célèbre histoire du déluge » (« version of the famous story of the deluge »850), il y fit, certes, allusion en trois lignes, mais, là encore, sans commentaire aucun.

5.5. James Frazer et le triomphe du comparatisme ethnologique Les exégètes de l’AncienTestament de la fin du XIXe siècle tels Ernst Böklen ou William Robertson Smith (1846-1894) avaient ouvert le texte biblique à des interprétations nouvelles, mythologiques ou folkloriques, tout comme l’avaient déjà fait avant eux, dès le XVIIe siècle, John Spencer (1630-1693) ou P.-D. Huet. L’anthropologue écossais James Frazer (1854-1941), disciple de W. R. Smith, poursuivit la tradition de Cambridge dans le domaine des religions comparées. En

843

844 845 846 847 848 849 850

HOPKINS 1915, p. 201. Sur le totémisme en Inde, voir FERREIRA 1965. Sur l’hypothèse totémique de E. W. Hopkins, voir FERREIRA 1965, p. 263. FRAZER 1887. MACLENNAN 1869 et 1870. KEITH 1917. KEITH 1917, p. 169. KEITH 1917, p. 167. KEITH 1917, p. 99. KEITH 1917, p. 124.

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1918, il publia son ouvrage Folk-lore in the Old Testament851 (Le folklore dans l’AncienTestament) dans lequel il chercha à montrer que le texte vétéro-testamentaire contenait un grand nombre de pratiques et de croyances qui pouvaient être mises en parallèle avec celles des peuples primitifs. Une telle comparaison donnait donc à penser que le peuple des Hébreux était également passé par les mêmes stades évolutifs que d’autres civilisations avaient connus et connaissaient encore selon le darwinisme et le tylorianisme. Ceci ôtait, par conséquent, toute idée de révélation et d’élection divines : « Dans le présent ouvrage, nous nous sommes efforcés, dans le cadre du folklore, de faire remonter certaines des croyances et des institutions de l’ancien peuple d’Israël jusqu’à des étapes de pensée et de pratiques antérieures et plus grossières, qui trouvent leur analogie dans les croyances et les coutumes de sauvages existant encore. Si nous avons, en quelque mesure, réussi dans notre effort, on devrait maintenant pouvoir regarder l’histoire d’Israël sous un jour plus vrai et moins romantique, comme celle d’un peuple qui n’a pas été miraculeusement distingué de tous les autres par une révélation divine, mais qui, comme eux, est sorti, par une lente sélection naturelle, d’une condition embryonnaire d’ignorance et de barbarie. »852

Au chapitre quatre (« The Great Flood »853), il présenta les mythes du déluge selon l’ordre suivant : babyloniens, hébraïque, grecs, européens, iranien, indiens anciens et modernes, extrême-orientaux, insulindiens, australiens, néo-guinéens et mélanésiens, polynésiens et micronésiens, sud-américains, centraméricains et mexicains, nord-américains, africains (fig. 21). Cette contribution de deux cent cinquante-huit pages représente à elle seule près de la moitié de l’ouvrage. Comme il s’en expliqua en introduction, cette vaste étude débuta en 1916 lorsqu’il fut invité par le Conseil de l’Institut anthropologique royal à donner la conférence Huxley annuelle854. La partie qu’il avait consacrée aux récits diluviens babyloniens, hébraïque et grecs à cette occasion, fut donc complétée par l’étude des autres sphères culturelles. Pour ce faire, il bénéficia grandement de l’ouvrage de R. Andree : « Je tiens en particulier à reconnaître ce que je dois à l’éminent géographe et anthropologue allemand Richard Andree, dont la monographie sur les traditions diluviennes, comme tous ses ouvrages est un modèle de science et de bon sens, exprimé avec une clarté et une précision parfaite. »855 Cependant, il ne suivit aucunement l’ordre d’énumération de ce dernier, pas plus que celle de M. Winternitz ou de G. Gerland. S’il reconnut l’importance des travaux 851 852 853 854

855

FRAZER 1919. FRAZER 1924, préface du 5 juin 1923. FRAZER 1919, p. 104-361. En 1891, Th. H. Huxley avait lui-même écrit une contribution sur le mythe du déluge babylonien : « Hasisadra’s Adventure » (HUXLEY 1896, p. 239-286). FRAZER 1924, p. 43.

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Fig. 21 – Ordre de présentation des zones géographiques de J. Frazer

de R. Andree et de M. Winternitz, il fut plus critique envers ceux de H. Usener, d’E. Böklen et de G. Gerland, reconnaissant néanmoins à ce dernier le mérite d’avoir complété la longue liste des légendes diluviennes par de nouvelles données ethnologiques. L’objectif que J. Frazer se fixa fut d’établir l’origine de tous ces récits et la raison de leur récurrence à travers les civilisations. Le folklore comparé devait, selon lui, apporter sa contribution à ces deux remarques fondamentales et devait éclaircir deux interrogations majeures : [1] S’agissait-il d’une transmission directe ou indirecte de peuple à peuple ? [2] S’agissait-il de la résultante d’un fonctionnement identique de l’esprit humain face à des circonstances semblables ? Pour y répondre, il préconisa d’étudier chaque cas pris séparément afin de le classer dans l’une ou l’autre des catégories. La possibilité d’une combinaison des deux restait néanmoins ouverte. Pour l’Inde ancienne856, Frazer précisa la chronologie de la version diluvienne du ŚatapathaBrāhmaṇa, à savoir le VIe siècle av. J.-C., après l’arrivée des Indoārya dans la plaine indo-gangétique et avant l’arrivée d’Alexandre le Grand, en un temps où les contacts entre l’Inde brāhmanique et le monde grec étaient encore rares voire inexistants. Ces détails historiques avaient pour finalité d’exclure toute transmission d’une sphère culturelle à une autre. Quant à la traduction du récit diluvien brāhmanique qu’il donna dans sa forme complète, celle-ci fut extraite du volume de J. Eggeling. Puis vient la présentation de la version du Mahābhārata 856

FRAZER 1919, p. 183-193.

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d’après la traduction anglaise de J. Muir. Comme à son habitude, il situa le texte dans le temps reprenant les arguments d’A. A. MacDonell qui inscrivait l’épopée indienne dans un intervalle chronologique large, pour sa partie ancienne, vers le Ve siècle av. J.-C., pour sa rédaction finale et sa fixation, au cours des premiers siècles après. J.-C. et pas au-delà du Ve siècle ap. J.-C. James Frazer nota simplement que, dans cette variante, Manu avait reçu, par son ascétisme et la faveur de Brahmā, la fonction de Créateur de toute chose. Au sujet des Purāṇa, il donna les traductions anglaises réalisées par J. Muir du Matsya Purāṇa, du Bhāgavata Purāṇa et de l’AgniPurāṇa, en précisant que le plus ancien des Purāṇa, le Vāyu Purāṇa, ne remontait pas au-delà du IVe siècle ap. J.-C. Au sujet de l’Inde moderne857, le savant écossais relata les légendes diluviennes des Bhīls et des Kamars de l’Inde centrale, des Hos et des Santals du Bengale, des Lepchas du Sikkim, des Singphos, des Anals et des Ahoms de l’Assam ainsi que le récit du déluge kaśmīrien. La légende des Bhīls, dont l’avertissement d’une inondation à venir par un poisson à un homme pieux qui avait nourri les poissons sa vie durant, restait très proche de la version brāhmanique, trop proche même, pour que Frazer s’abstînt de supposer, à bon droit, un emprunt possible soit des Indo-ārya, soit des Bhīls lors de la conquête du territoire de ceux-ci par ceux-là. Mais, puisque la littérature sanskrite védique antérieure au ŚatapathaBrāhmaṇa ne contenait aucune histoire de déluge, il pencha plutôt pour l’hypothèse d’un emprunt par les Indo-ārya de la légende diluvienne aborigène. Cette légende avait déjà été recueillie par l’officier britannique Charles Eckford Luard (1869-1927) et publiée, en 1909, dans sa monographie sur les tribus de la région de Malwa858 (Mālvā, Madhya Pradesh). Dans les deux dernières parties (« The Geographical Diffusion of Flood Stories »859 et « The Origin of Stories of a Great Flood »860), Frazer tenta de répondre aux deux problématiques qu’il avait exposées au préalable dans son introduction. Après avoir remarqué, comme ses prédécesseurs, que les traditions de l’ExtrêmeOrient étaient dépourvues de tout récit diluvien à l’égal de l’Afrique et de l’Égypte, à l’inverse des Amériques où ils abondaient, il exclut toute diffusion intercontinentale de la tradition biblique au cours de l’Antiquité, celle-ci n’ayant eu lieu qu’à partir de la christianisation des différents continents à l’époque moderne. Les éléments narratifs étaient bien trop variés pour maintenir une quelconque théorie diffusionniste aussi bien de la version biblique que de celle babylonienne à haute époque. Bien qu’il reconnût méritoire le travail de classification que M. Winternitz 857 858 859 860

FRAZER 1919, p. 193-207. LUARD 1909, p. 17. FRAZER 1919, p. 332-338. FRAZER 1919, p. 338-361.

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avait mené, l’érudit écossais se méfia grandement des spéculations statistiques pour déterminer si une version relevait d’un emprunt ou bien d’une composition originale. C’est pourquoi, il insista sur les contradictions entre les traditions babylonienne et indienne que nombre de savants avaient voulu rapprocher et faire dériver. Pour lui, le lien entre le poisson indien et le dieu Ea restait encore à prouver ; la figure esseulée du Manu védique, tout autant que celle ascétique du Manu épique accompagné des seuls ṛṣi, dénotait trop fortement avec la personne du héros babylonien ou biblique entourée des siens qui assurèrent la continuation de l’humanité. Par ailleurs, il fit valoir un argument majeur face à la théorie panbabylonienne : « Quand on pense que les Babyloniens n’ont jamais réussi, que nous sachions, à transmettre leur légende diluvienne aux Egyptiens, avec qui ils sont restés en communication directe pendant des siècles, il ne faut pas s’étonner s’ils n’ont pu la passer aux Grecs et aux Hindous, dont ils étaient plus éloignés, et avec qui, jusqu’aux jours d’Alexandre le Grand, ils n’eurent que peu de relations. »861

À la question de la diffusion, J. Frazer demeura donc prudent et préféra admettre quelques sources communes dans le monde sémitique ou bien en Amérique du Nord. Pour le reste, il y voyait surtout des productions autonomes. Quant à la question de l’origine des traditions diluviennes, il écarta d’emblée la vieille théorie d’un déluge universel qui avait tant influencé les travaux des géologues du siècle dernier. Il reconnut que « jamais erreur dans aucune science n’entrava plus gravement l’observation exacte et la classification des faits »862. De même, il rejeta les « absurdités savantes » (« learned absurdities »863) à l’origine des théories solaire et lunaire. Il plaida donc pour reconnaître dans les légendes diluviennes originales et non dérivées une cause physique due à une inondation locale, une catastrophe — tremblements de terre, raz-de-marée, cyclones — qui obligea soudainement les habitants à se réfugier dans les hauteurs. À ce titre, il épousa les vues du géologue E. Suess. Ainsi fit-il la distinction entre la tradition légendaire — réminiscences d’une inondation locale historique — et la tradition mythique — description d’un déluge universel qui n’eut jamais lieu. Nous pourrions ajouter que, s’il y eut, comme le soutenait E. Suess, un cataclysme historique à l’origine du récit diluvien sumérien, qui bascula ensuite progressivement de la légende au mythe, en ce qui concerne la tradition biblique, le rédacteur réécrivit le mythe pour en faire un récit légendaire, c’est-à-dire la réminiscence d’un événement historique dont son peuple avait été témoin, prétendit-il, au temps des patriarches et duquel certains réchappèrent. Enfin, d’après Frazer, d’autres légendes ou mythes diluviens 861 862 863

FRAZER 1924, p. 118. FRAZER 1924, p. 119. FRAZER 1919, p. 342.

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devaient être classés parmi les mythes d’observation qui émettent une interprétation erronée d’une observation de la nature. J. Frazer conclut que les légendes diluviennes ne remontaient pas au-delà de la période pléistocène et que les plus anciens souvenirs de quelque cataclysme meurtrier conservés à travers les écrits et les traditions orales devaient donc dater de seulement quelques milliers d’années. Il fit donc la nette distinction entre les témoignages contemporains de ces diverses catastrophes géologiques et atmosphériques, qui ponctuèrent et ponctuent encore l’histoire de la terre, et leur reprise, souvent plus récente, par des penseurs qui les intégrèrent dans leurs spéculations intellectuelles.

5.6. Les calculs statistiques de l’astronome Johannes Riem Durant l’entre-deux-guerres, les études sur la tradition indienne du déluge connurent une régression certaine. Les mythes qui avaient été repérés dans la vaste littérature sanskrite et qui avaient fait l’objet de traductions par les meilleurs indianistes européens jusqu’à la fin du XIXe siècle, avaient fini par être simplement classés dans la longue liste des traditions diluviennes répertoriées à travers le monde par les ethnologues. Mais les débats philologiques et historiques qui animèrent les sanskritistes et qui avaient permis de sortir progressivement le mythe brāhmanique d’une quelconque influence sémitique avaient de nouveau cédé la place à bien des hypothèses hasardeuses. Depuis R. Andree, les différentes versions avaient été énumérées sans pour autant avoir été étudiées pour elles-mêmes. Si J. Frazer les situa dans une chronologie relative afin d’en déterminer l’origine, il se garda bien de les commenter. Astronomes et géologues avaient d’autres desseins que de poursuivre le difficile travail des indianistes en ce domaine. Ils cherchaient avant tout à déterminer soit la véracité d’un cataclysme majeur, dans l’espoir d’établir ou de rétablir une certaine histoire universelle, soit les phénomènes naturels locaux à l’origine de chacune des légendes. Lorsqu’en 1919, J. Frazer avait exprimé sa défiance envers les statistiques et les calculs de M. Winternitz, et qu’il avait invité ses lecteurs qui s’y intéresseraient à procéder à leur propre analyse mathématique, l’astronome allemand Johannes Riem (1868-1945) avait déjà publié, en 1906, une première mouture sur les mythes du déluge (Die Sintflut. Eine ethnographisch-naturwissenschaftliche Untersuchung864, Le déluge. Une étude scientifique ethnographique) dont il révisa et augmenta le contenu pour finalement éditer, en 1925, un second ouvrage intitulé 864

RIEM 1906.

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DieSintflutinSageundWissenschaft 865 (Ledélugedanslalégendeetlascience). Or, la particularité de son étude résidait essentiellement dans des calculs de statistiques. J. Riem866 fit ses études à Halle puis à l’université wilhelmienne de Strasbourg où il soutint, en 1894, sa thèse sur le calcul de l’orbite d’une comète. Assistant, dès 1905, il fut nommé, en 1913, professeur à l’Institut de calcul astronomique de l’université de Berlin et fut émérite en 1932. Opposé à la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein (1879-1955), il fut un temps séduit par la théorie de Hans Hörbiger dans une Allemagne où le Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei commençait progressivement à prendre de l’essor. Force est de constater que la bibliographie de son étude sur les récits diluviens ne fait référence qu’aux seuls ouvrages en langue allemande portant sur le même sujet, notamment ceux de R. Andree, E. Böklen, L. Diestel, G. Gerland ou encore E. Suess. Ainsi, le parcours proposé débuta par les légendes diluviennes des peuples indo-germaniques de l’Ouest puis de l’Est. Comme il s’en expliqua dans son introduction, il préférait, non pas suivre l’énumération des continents comme l’avaient fait avant lui R. Andree et G. Gerland, mais celle des « cercles ethniques » (« Völkerkreis »867) en en respectant l’ordre géographique interne. Ce concept faisait écho à celui diffusionniste de « cercle culturel » (« Kulturkreis ») formulé par ses collègues ethnologues Leo Frobenius (1873-1938) et Fritz Graebner (1877-1934). En tout, ce fut donc 303 légendes du déluge qu’il présenta suivant douze familles de peuples : indo-germanique, proche-orientale, européenne non indo-germanique, nord-asiatique, sud-asiatique et extrême-orientale, malaisienne, australienne, insulaire des mers du Sud, africaine, nord-américaine, centraméricaine et sud-américaine. Ce tour du monde fut accompagné, pour la première fois, d’une carte (fig. 22) sur laquelle il marqua les lieux où des récits de déluges étaient soit bien attestés soit supposés, ainsi que les régions où un arc-en-ciel était dit être apparu après le grand cataclysme. Comme ses prédécesseurs non indianistes, J. Riem dut travailler à partir de sources de troisième voire même de quatrième main. De ce fait, il semble qu’il n’ait pas su de quel Purāṇa avait été tiré le premier texte qu’il présenta868 à partir de l’ouvrage d’A. Stenzel, datant de 1894. Celui-ci reprenait, en fait, la traduction du BhāgavataPurāṇa de W. Jones datant de la fin du XVIIIe siècle ! Or, A. Stenzel semble avoir repris les données de W. Jones dans le livre869 du prêtre catholique et bibliste Heinrich Lüken (1815-1882) qui avait également répertorié un certain 865 866 867 868 869

RIEM 1925. KAHRSTEDT 1947, p. 96 ; WAZECK 2009, p. 172. RIEM 1925, p. 9. RIEM 1925, p. 15-16. LÜKEN 1856, p. 185-189 ; LÜKEN 1862, p. 271-276 ; LÜKEN 1869, p. 206-209.

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Fig. 22 – Ordre de présentation des récits diluviens de J. Riem surimposé sur sa propre carte

nombre de récits diluviens dès 1856. Riem passa ensuite aux versions du Śatapatha Brāhmaṇa, du Mahābhārata puis, enfin, résuma de nouveau le récit diluvien du BhāgavataPurāṇa870, trois textes qu’il reprit de l’étude de R. Andree. Nous avions vu que ce dernier avait lui-même cité la traduction du ŚatapathaBrāhmaṇa réalisée par M. Müller. Dans le premier extrait, il mentionna donc, victime qu’il fut de ses sources, les paires d’animaux embarquées dans le navire et releva également, dans le dernier extrait, celui du Bhāgavata Purāṇa, une résonnance toute hébraïque. L’annonce de la venue du déluge au septième jour et les paires d’animaux — ce dernier élément narratif étant erroné — le portèrent à y voir une relecture indienne postérieure influencée par la tradition biblique. Pourtant, R. Andree s’était rangé à l’avis de M. Müller qui avait rejeté l’analogie du septième jour dans le domaine du fortuit. Après avoir présenté les 303 légendes de déluge, il aborda, dans son dernier chapitre, les explications qu’avaient formulées avant lui G. Gerland, E. Böklen, le paléontologue allemand Edgar Dacqué (1878-1945) qui avait alors tenté de 870

RIEM 1925, p. 16-18.

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rapprocher foi chrétienne et science, E. Suess, L. Diestel, R. Andree, A. Stenzel et le chimiste et naturaliste allemand Hanns Fischer871 (1888-1944) qui avait travaillé sur la théorie de Hans Hörbiger. Puis, il acheva son ouvrage par des statistiques à partir de 268 légendes circonstanciées sur 303. Il releva ainsi 77 marées, 80 inondations, 58 pluies, 3 chutes de neige, 5 tremblements de terre, 16 incendies et 21 arcs-en-ciel marquant le moment de la réconciliation. Il compta également 42 récits dans lesquels le dieu suprême avait envoyé un déluge contre 7 légendes racontant que la même catastrophe fut dépêchée par le dieu de la mer. Toutes ces convergences attestaient un unique phénomène historique et l’astronome allemand espérait que d’autres récits pussent à l’avenir augmenter la liste afin de confirmer ses calculs. Pourtant, à puiser dans des sources de seconde ou de troisième main, il avait fini par augmenter artificiellement son recensement puisqu’il compta, par exemple, comme nous l’avons vu, deux fois le récit du Bhāgavata Purāṇa. De quoi fausser le résultat de ses statistiques.

5.7. Adam Hohenberger et le Matsya Purāṇa Le pasteur allemand Adam Hohenberger (1888-1966), élève de l’indo-européaniste Ernst Windisch (1844-1918), professeur à l’université de Leipzig et membre de la SächsischeAkademiederWissenschaftenzuLeipzig, soutint sa thèse Viṣṇu nach dem Matsya-Purāṇa. Ein Beitrag zur indischen Religionsgeschichte, en 1918. Il la publia en 1930 sous le titre plus évocateur : DieindischeFlutsageund das Matsya Purāṇa872. Comme son titre l’indique, ce travail est divisé en deux parties. La première, plus courte, présente les différentes versions du mythe du déluge d’après les sources textuelles védique et épico-purāṇiques (Śatapatha Brāhmaṇa, Mahābhārata, Matsya Purāṇa, Bhāgavata Purāṇa, Agni Purāṇa, PadmaPurāṇa). Il fut le premier à donner une traduction du matsyāvatāra composé par le poète kaśmīrien Kṣemendra (XIe siècle ap. J.-C.) dans son Daśāvatāracarita. La seconde, de fait la plus importante, étudie la figure du dieu Viṣṇu dans l’ensemble de ce Purāṇa. Des différentes variantes diluviennes, il dégagea quelques-unes des thématiques propres au mythe indien du déluge. Sa première remarque porta sur l’évolution de la nature divine du poisson devenant, dès le Mahābhārata, la grande figure de Brahmā, puis, à partir des Purāṇa, relevant du seul avatāra de Viṣṇu. Le Matsya Purāṇa restait tout à fait singulier puisque l’histoire de Manu sauvé des eaux par un poisson servit de récit-cadre au Purāṇa lui-même. La doctrine présentée 871 872

FISCHER 1924. HOHENBERGER 1930.

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dans ce texte fut donc considérée comme l’enseignement que le poisson avait dispensé à Manu durant le temps de l’inondation. Néanmoins, comme le souligna A. Hohenberger, la présente version témoignait du passage entre le récit épique et les relectures purāṇiques postérieures. Si Brahmā n’incarnait nullement la figure du poisson, il apparaissait cependant dès le début de l’histoire. L’auteur lui avait attribué le rôle d’accorder un vœu à Manu. Ce dernier choisit donc de sauver tous les êtres vivants lors de la dissolution de l’univers. Ainsi, la figure de Brahmā restait encore présente dans cette réécriture purāṇique. Sur les régions de l’Inde, citées dans les différentes versions, l’indianiste allemand en déduisit, à la suite de ses prédécesseurs, que le mythe diluvien avait été transmis du nord au sud de l’Inde. Quant à la chronologie des textes, celle-ci était plus difficile à établir, notamment en ce qui concernait la tradition purāṇique postérieure au Śatapatha Brāhmaṇa et au Mahābhārata. Puisque le Daśāvatāracarita datait de 1066 et que son auteur s’inspirait de l’Agni Purāṇa et du Padma Purāṇa, ces derniers étaient donc antérieurs au XIe siècle. Mais ce qui posait assurément problème était la soi-disante mention du Matsya Purāṇa luimême à la fin de l’épisode épique du déluge. L’argument principal était de faire valoir l’amplification de la durée de l’ascèse de Manu passant de dix mille ans, dans le Mahābhārata, à dix fois cent mille ans, dans le Matsya Purāṇa. Ceci prouvait assez que ce dernier texte devait avoir été postérieur à l’épopée. Par l’argumentation de quatre autres relevés philologiques, entre le Mahābhārata, le Matsya Purāṇa et le Bhāgavata Purāṇa, Hohenberger conclut que le Matsya Purāṇa devait être considéré comme une version intermédiaire entre le texte épique et le BhāgavataPurāṇa. Il ne fit donc pas remonter l’histoire rédactionnelle purāṇique du mythe diluvien à une période antérieure à la rédaction de la grande épopée indienne. Cette position excluait ainsi toute hypothèse d’une possible tradition diluvienne qui aurait été issue d’un Ur-Purāṇa et aurait été véhiculée durant des siècles parallèlement et au ŚatapathaBrāhmaṇa et au Mahābhārata. Enfin, au sujet du BhaviṣyaPurāṇa, il confirma les avis des indianistes allemand Theodor Aufrecht (1822-1907), professeur à l’université d’Édimbourg, et suisse Emil Abegg (1885-1962), professeur à l’université de Zurich, qui y avaient vu respectivement une fraude littéraire et un emprunt. Pour E. Abegg, ce plagiat avait été rendu possible par l’absence de toute idée de propriété intellectuelle en Inde et par la faculté d’assimilation des courants brāhmaniques et viṣṇuites face à des croyances étrangères. Adam Hohenberger n’apporta pas de commentaires vraiment nouveaux sur l’histoire rédactionnelle des mythes de déluge en Inde védique, ancienne et médiévale. Il s’abtint d’ailleurs de tout comparatisme avec les récits diluviens non indiens. Il faut cependant reconnaître que la partie principale de sa thèse portait sur le contenu doctrinal du MatsyaPurāṇa lui-même et non sur l’étude des mythes

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diluviens indiens. Ces derniers furent simplement présentés comme prélude à son analyse de la figure divine de Viṣṇu. À ce propos, son travail de recherche fut remarquable tout comme celui qu’il fit bien des années plus tard sur le Bhaviṣya Purāṇa873. Quoi qu’il en soit, sa traduction des différentes versions du mythe du déluge devint rapidement une référence et fut d’un grand secours pour nombre d’indianistes et ethnologues allemands tout au long du XXe siècle.

5.8. Le comparatisme analogique des folkloristes A. H. Krappe et W. Koppers Pour leur part, les commentaires sur la tradition diluvienne indienne du folkloriste américain Alexandre Haggerty Krappe (1894-1947), professeur à l’université du Minnesota, montrent combien l’ethnologie comparée faisait fi de toute approche historico-critique des sources textuelles concernées et procédait à un comparatisme analogique et diachronique visant à une classification généalogique cherchant à définir une ou plusieurs identités. Né à Boston, A. H. Krappe874 était d’origine allemande par son père qui, après son divorce, l’emmena en Allemagne. Il eut donc une scolarité toute berlinoise et fit ses études à l’université de Berlin durant la première moitié de la Grande Guerre avant de repartir aux États-Unis d’Amérique où il poursuivit ses recherches doctorales à l’université de l’Iowa puis de Chicago. Dans son manuel Mythologie universelle, publié en 1930, A. H. Krappe se donna pour objectif de synthétiser les différents systèmes mythologiques que l’humanité avait produits dans son histoire afin de poser les bases d’un projet plus ambitieux de mythologie et d’ethnologie comparées : présenter La genèse des mythes. Cette étude fut finalement éditée huit ans plus tard, en 1938. Ces deux volumes enrichirent la collection « Bibliothèque scientifique » des éditions parisiennes Gustave Payot. En 1930, dans sa partie sur les mythologies indiennes, l’une « aryenne, c’est-à-dire indo-européenne »875, l’autre « non aryenne », il acheva sa présentation par le mythe du déluge indien qui lui posait un problème bien plus complexe que les autres mythes, dits aryens ou indo-européens, pour être absent du Veda. Le folkloriste germano-américain était d’ailleurs fasciné par la mythologie aryenne. Il la qualifiait en outre de « noble système témoignant d’une hauteur d’âme et d’une imagination peu communes ; il s’y joint la profondeur de la spéculation philosophique, qui fait regarder comme de simples enfantillages,

873 874 875

HOHENBERGER 1967. BURSON 1982. KRAPPE 1930, p. 135.

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les spéculations analogues juives et chrétiennes »876. À partir des travaux de M. Winternitz, il fit brièvement référence aux différentes sources textuelles — Śatapatha Brāhmaṇa, Mahābhārata, Matsya Purāṇa, Bhāgavata Purāṇa, Agni Purāṇa — pour lesquelles il résuma succinctement la trame narrative et finit par se ranger à la vieille thèse de l’emprunt sémitique voyant, dans les analogies entre les diverses variantes, une influence babylonienne évidente et bien marquée : « Il est difficile de ne pas voir là des influences sémitiques très nettement accusées. C’est que le poisson n’est évidemment autre qu’Ea, le dieu babylonien qui joue un rôle analogue dans le mythe mésopotamien du déluge et qui dans un autre texte babylonien prend la forme d’un poisson (Oannès) pour enseigner aux hommes les bienfaits de la civilisation. Les sept sages du Mahâbhârata proviennent, comme les sept sages de la Grèce, du Proche-Orient. Le sacrifice du SatapathaBrahmana rappelle celui du héros sémitique, babylonien ou juif, sauf, bien entendu, que les prêtres indiens ont eu soin d’y ajouter l’élément ascétique. »877

Dans son étude de mythologie comparée de 1938, il réserva un chapitre aux cataclysmes, et, suivant la théorie de l’uniformitarianism du géologue écossais Charles Lyell, il admit que les mythes du déluge avaient reposé, pour la plupart d’entre eux, sur des faits réels, bien qu’exagérés, pour d’autres, sur un phénomène d’emprunts878. Car, pour expliquer les analogies entre les différentes légendes diluviennes, A. H. Krappe adhéra à la théorie allemande du panbabylonisme développé par Hugo Winckler (1863-1913), défendu par Alfred Jeremias (1864-1935) et porté à son extrême par son disciple Eduard Stucken (1865-1936). En reprenant les suppositions éparses de M. Winternitz, du philologue allemand Oskar Dähnhardt (1870-1915), du folkloriste américain Stith Thompson (1885-1976) et de J. Frazer, il affirma avec conviction que la tradition mésopotamienne s’était répandue en Syrie, en Grèce, en Inde, en Asie du Nord puis, par le détroit de Béring, « parmi les Peaux-Rouges »879. De même en fut-il des calculs astrologiques mésopotamiens qui avaient abouti aux croyances en une fin cataclysmique du monde. Ces dernières avaient ensuite « pénétré en Perse, où elles ont été reçues par le mazdéisme, et dans l’Inde, où la doctrine des kalpas n’est pas autre chose »880. Pour justifier la diffusion du récit diluvien sémitique en Inde, il s’appuya sur l’autorité d’E. Burnouf à qui il attribua la connaissance de la version du ŚatapathaBrāhmaṇa  ! De l’Inde, le mythe se serait alors répandu en Indo-Chine, puis à Tahiti et aux Îles Fiji. Quant aux Chinois, ils en auraient pris connaissance

876 877 878 879 880

KRAPPE 1930, KRAPPE 1930, KRAPPE 1952, KRAPPE 1952, KRAPPE 1952,

p. p. p. p. p.

158. 158. 311-312. 312. 313.

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« dès une époque assez reculée, peut-être grâce à la mission nestorienne »881. Autant de raccourcis qui justifiaient sa démarche comparative en mythologie et ethnologie et qui permettaient de rapprocher des données mythologiques et d’en restituer une origine commune. Car la méthode comparative qu’il appliqua avait eu pour finalité d’expliquer les traditions dites « civilisées », devenues incompréhensibles, par leur confrontation avec les traditions dites « sauvages », qui, ayant conservé leurs traits primitifs, en délivrait encore la clé d’interprétation882. Mais, la réciproque pouvait également être vraie. Ainsi, le folkloriste américain prit pour exemple un récit diluvien australien dans lequel une grenouille, qui avait retenu les eaux en elle, causa un déluge meurtrier lorsqu’elle les rejeta. Or, l’identification de cette grenouille était rendue possible, d’après lui, par la comparaison avec une tradition bretonne qui rapportait comment la lune avait avalé la mer pour punir cette dernière d’avoir causé un naufrage. La conclusion s’imposait d’elle-même : « la grenouille australienne est donc la Lune »883. À ces abus du comparatisme analogique des folkloristes durant les années trente, période pendant laquelle Stith Thompson répertoriait des centaines de contes pour en établir des motifs narratifs ou contes-types, s’ajoutaient parfois ceux d’indianistes et d’ethnologues de terrain. Le géologue et métaphysicien srilankais Ananda Kentish Coomaraswamy (1877-1947), influencé par les travaux de l’ésotériste René Guénon (1886-1951) et l’un des fondateurs du pérennialisme, écrivit une note The Flood in Hindu Tradition peu après 1933. Celle-ci ne fut publiée à titre posthume qu’en 1972884. Il y avait développé l’idée que le voyage de Manu sur les eaux du déluge était un exemple de pitṛyāna, de voyage des ancêtres au monde des morts situé sur la lune. Les correspondances avec les versions sémitiques l’invitèrent à y voir non pas une influence d’une civilisation sur une autre, mais une source commune. C’est pouquoi il supposa que la légende indienne avait dû être beaucoup plus ancienne que les Veda eux-mêmes. Pour lui, le niveau de l’inondation des trois mondes avait dû s’arrêter juste avant la lune. Ainsi, Manu y fut conduit avec sa barque et en revint lorsque les eaux se retirèrent progressivement. Il appuya sa thèse sur des passages de la Bṛhad-āraṇyaka Upaniṣad (6.2.12-16) et de la Chāndogya Upaniṣad (4.15.5-6 et 5.10.1-10) qui exposaient pour la première fois le chemin aller-retour des ancêtres ou défunts sur la lune, première conception brāhmanique d’un cycle de transmigration885. Pour sa part, l’indianiste allemand Heinrich Zimmer (1890-1943), professeur de 881 882 883 884 885

KRAPPE 1952, p. 319. KRAPPE 1952, p. 320. KRAPPE 1952, p. 321. COOMARASWAMY 1972. Voir DUCŒUR & MUCKENSTURM-POULLE 2016, p. 20-23.

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philologie indienne à l’université de Heidelberg, publia un ouvrage intitulé Maya: Der Indische Mythos886 en 1936. Il donna une interprétation psychologique du mythe diluvien et du vol des Veda des versions purāṇiques, influencée par les commentaires vedāntiques. Ainsi, « incapable en elle-même de progresser jusqu’au complet achèvement de son Moi et du monde, la conscience, avide de formation mais arrachée à elle-même et entraînée par les flots d’en bas, implore l’aide de la puissance supérieure qui préside au tout, contre le démonisme des profondeurs prêt à la fruster de son développement ». Quant aux Veda volés puis rendus, ils représentaient le savoir qui « a constamment desoin d’être conjuré et exorcisé pour éviter que le Moi, encore dans l’enfance, ne se dissolve, submergé par ses flots »887. En somme, une lecture allégorique à l’égal de celle que le védāntiste Nīlakaṇṭha avait donnée au XVIIe siècle. D’octobre 1938 à décembre 1939, le prêtre catholique et ethnologue Wilhelm Koppers (1886-1961) assura une mission en Inde centrale parmi les Bhīls, « certainement pré-Aryens à l’origine quoiqu’ils parlent aujourd’hui une langue Indoaryenne »888. Disciple du prêtre catholique Wilhelm Schmidt (1868-1954), avec lequel il dirigea la revue Anthropos durant dix-huit ans, W. Koppers avait été nommé, en 1928, professeur d’ethnologie à l’université de Vienne. Ses études de terrain889, près de Rambhapur (Madhya Pradesh), furent publiées en 1941, dans Anthropos, sous le titre subjectif « Bhagwan, the Supreme Deity of the Bhils: A Contribution to the History of Indian and Indo-European religions »890, puis, en 1948, dans un volume DieBhilinZentralindien891. Dans son article, Koppers rapporta les légendes de déluge qu’il put recueillir auprès de plusieurs membres de tribus bhīls. À l’inverse de J. Frazer, l’ethnologue de l’École de Vienne, supposait qu’après la brāhmanisation de leur région, les Bhīls avaient emprunté leur légende diluvienne aux brāhmanes et qu’ils avaient substitué à Manu, faisant ses ablutions au bord de la rivière, une blanchisseuse bhīl de basse-caste892. Il notait également que, dans ce récit bhīl, aucune raison n’avait été donnée sur l’envoi d’un déluge par le dieu suprême Bhagwān (skt. 886 887 888

889

890 891 892

ZIMMER 1936. ZIMMER 1987, p. 178-179. « The Bhils are certainly pre-Aryan in origin although they speak today an Indo-Aryan language ». KOPPERS 1940-1941, p. 266 (= DUNDES 1988, p. 282). Soit 3000 pages de notes manuscrites, 500 mesures anthropologiques d’hommes et de femmes, 270 analyses de groupes sanguins, 80 examens de cheveux, 30 enregistrements sonores de chants bhīls, 3000 photographies, 700 mètres de film (16 mm). KOPPERS 1940-1941, p. 267. KOPPERS 1940-1941. KOPPERS 1948. KOPPERS 1940-1941, p. 283 (= DUNDES 1988, p. 283-284).

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Bhagavān). Ceci concordait donc également avec les versions Indo-ārya. Après son exposé des différentes versions transmises chez les Bhīls, il en vint à présenter le mythe de la tradition sanskrite. Or, sa démarche comparative mérite attention, car il confronta la légende bhīl au seul récit du Mahābhārata qu’il connaissait par sa lecture de Fr. Bopp. Il remarqua que, dans la tradition épique, [1] le dieu apparut sous la forme d’un poisson à Manu, [2] Brahmā était le dieu-poisson que Viṣṇu supplanterait plus tard, [3] le motif du déluge était le « temps du nettoyage », [4] Manu devint le père de la nouvelle humanité sans qu’il fût question de femme, [5] en souvenir, les être humains furent appelés Manujās, « nés de Manu », [6] flottant sur les eaux, Manu attendit l’aide du dieu-poisson. À partir de ce relevé, W. Koppers établit six points de ressemblance et cinq points de dissemblance.

1

Pointsderessemblance Brahmā = Bhagwān

2

Un poisson annonce le déluge à venir

3

Manu et la blanchisseuse sont pieux

4

Le poisson conseille d’emporter des semences dans le bateau ou dans un potiron évidé Le bateau de Manu = le potiron évidé

5 6

Pointsdedissemblance Brahmā disparaît après le déluge ≠ Bhagwān institue le mariage Brahmā pisciforme ≠ Bhagwān n’a aucun lien avec le poisson Manu par son ascétisme crée la nouvelle humanité, les dieux et toute chose ≠ Bhagwān créa les êtres humains et ordonne aux deux blanchisseurs de procréer après leur mariage Caractère punitif du récit épique ≠ pas de raison au déluge Le poisson guide le bateau de Manu ≠ le poisson ne guide pas le bateau

Manu, père de la nouvelle humanité = frère et sœur, parents de la nouvelle humanité

À la lecture de son comparatisme, il ressort que l’ethnologue ne chercha nullement à mettre en parallèle les traditions bhīls et le récit du ŚatapathaBrāhmaṇa, qu’il écarta délibérément. En effet, Koppers le connaissait pour l’avoir évoqué dans sa troisième remarque sur les dissemblances au sujet du problème que posait le mariage incestueux du frère et de la sœur blanchisseurs afin de repeupler le monde après le déluge. À cette occasion, il fit allusion à la nécessité qu’eut Manu de procréer une nouvelle génération grâce à sa fille qu’il avait fait naître par la mise en place d’un sacrifice. Dans sa note de bas de page, il renvoya son

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lecteur à l’ouvrage, IstdieBibelvonIndienabhängig?893 (LaBibledépend-elle de l’Inde  ?), publié en 1932, par le pasteur allemand Hilko Wiardo Schomerus (1879-1945), professeur à l’université de Halle. Ce dernier s’était intéressé aux influences possibles des croyances de l’Inde sur les autres religions, notamment le christianisme. Or, la version du Śatapatha Brāhmaṇa, que H. W. Schomerus citait, était extraite elle-même de l’étude d’A. Hohenberger894. Mais alors que les sanskritistes, depuis A. Weber, avaient accordé à cette variante brāhmanique la primauté de l’ancienneté, l’ethnologue de Vienne remit cette dernière en question : « Mais que cette variante représente la version la plus ancienne du mythe du déluge indien doit apparaître extrêmement douteux »895. En effet, sûr de l’antiquité des légendes transmises oralement, Koppers considéra que cette variante ritualiste ne représentait que la version la plus anciennement portée à l’écrit, mais non la plus archaïque. C’est pourquoi il préféra mener son comparatisme avec la lecture épique qui lui fournissait bien plus de parallèles et qui, surtout, mentionnait, à la différence du Śatapatha Brāhmaṇa, la présence et l’intervention d’un dieu suprême, Brahmā, à l’égal du dieu bhīl Bhagwān et indirectement du dieu biblique. L’intervention divine lui donnait ainsi l’opportunité de raccrocher le mythe diluvien des Bhīls à celui plus large de la création du monde. En effet, la version du Śatapatha Brāhmaṇa ne faisait intervenir aucun dieu, ni ne précisait les raisons du grand cataclysme. Il conclut donc que la légende des Bhīls devait être fort ancienne bien que des éléments narratifs brāhmaniques y aient été inclus. Quant aux possibles liens, du fait de son ancienneté, avec les autres traditions diluviennes, notamment perses, babyloniennes et grecques, il renvoya son lecteur à l’étude de M. Winternitz. Il y a donc derrière ce comparatisme une orientation singulière : celle de montrer que les Bhīls avaient connu et un monothéisme assez pur (« Bhagwan, the Supreme Deity of the Bhils ») et la monogamie. Tous ces soi-disants repérages et analogies avaient, en fait, pour but de renforcer la théorie de son maître W. Schmidt. Comme d’autres relevés par les ethnologues de l’École de Vienne, ils garantissaient un retour à la vieille thèse chrétienne de la révélation primitive qui permettait de pallier à la diversité des systèmes religieux en concurrence dont l’histoire de l’humanité témoignait. De fait, les analyses des traditions diluviennes brāhmaniques et bhīls opérées par J. Frazer et W. Koppers étaient diamétralement opposées. Le savant écossais, en effet, avait admis un possible emprunt par les brāhmanes de la tradition du

893 894 895

SCHOMERUS 1932. HOHENBERGER 1930, p. 4-6. « But that this variant represents the oldest version must appear extremely doubtful. », KOPPERS 1940-1941, p. 288 (= DUNDES 1988, p. 290).

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déluge des Bhīls. Or, cette supposition fut peut-être la seule qui apparut véritablement novatrice à cette période. Elle n’eut cependant aucun écho. Sans entrer dans les détails, les deux traditions montrent également que le récit du déluge fut intégré dans une pratique rituelle : le sacrifice de la nouvelle et de la pleine lune dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, le rite de mariage chez les Bhīls. Ces mythes pourraient donc avoir été bien plus anciens et avoir eu une autre portée. Le caractère incestueux du récit-cadre est tout aussi remarquable. S’il est spéculatif dans le texte ritualiste brāhmanique, existe-t-il vraiment chez les Bhīls ? Nous voudrions ici proposer une autre lecture du texte puisque le rite de mariage est perceptible dans la légende : 896 897 VersionchezJ.Frazer « Alors Rama le fit se tourner successivement vers le nord, l’est et l’ouest et jurer que la femme qui l’accompagnait était sa sœur. Alors Rama le fit se tourner vers le sud ; du coup l’homme revint sur sa première affirmation et dit qu’elle était son épouse. »896

VersionchezW.Koppers « Dieu demanda : “Y-a-t-il quelqu’un à l’intérieur (du panier) ?” Alors la fille répondit : “Nous sommes deux à l’intérieur, mon frère et moi.” Et Bhagwān trouva à l’intérieur du panier deux jeunes gens dans la prime jeunesse et la force de l’âge. […] Dieu tourna la fille la face à l’ouest et le jeune homme la face à l’est. Quand il les fit se retourner l’un en face de l’autre, il demanda à l’homme : “Qui est celle-ci ?” et il répondit : “Elle est ma femme.” Alors Bhagwān interrogea la fille : “Qui est celui-ci ?” Et elle répondit : “Il est mon mari.” Alors Dieu les fit homme et femme. De cette manière, ils devinrent les progéniteurs de la race humaine. »897

Il apparaît clairement que ce rite de mariage fait passer les jeunes gens du statut social de la fratrie clanique, pour lequel ils étaient regardés et se considéraient eux-mêmes comme frère et sœur, c’est-à-dire membres de la grande famille, à celui de mari et de mariée, c’est-à-dire de futur père ou géniteur et de future mère ou génitrice. Nous serions donc plutôt en faveur d’une analyse structurale de l’organisation sociale des sociétés claniques anciennes pour lesquelles prévaut le système classificatoire de la parenté. Dans cette optique, Sergey Kullanda de l’Académie des Sciences de Russie a émis l’hypothèse que, dans les sociétés proto-indo-européennes, une fois mariés, les jeunes hommes, qui, à l’âge de quinze ou seize ans, formaient la gente 896 897

FRAZER 1924, p. 71. KOPPERS 1940-1941, p. 282-283 (= DUNDES 1988, p. 284).

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guerrière, passaient alors du statut social de *bhréh2tēr (frère) à celui de *ph2tḗr (père) tout comme les jeunes mariées du statut social de *dhugh2tḗr(fille) à celui de*méh2tēr (mère)898. Dans le cadre du rite de mariage des Bhīls, le mythe du déluge illustrerait et justifierait le passage entre une catégorie sociale et une autre, et ne relèverait donc pas directement du problème de l’inceste, que le mythe ne règle d’ailleurs pas, bien au contraire. Il inviterait ainsi les deux jeunes gens à ne plus se considérer comme frère et sœur, membre de la grande fratrie clanique, mais comme deux nouveaux membres du clan, au statut social différent, dorénavant liés et voués à engendrer la génération suivante selon l’ordonnancement divin établi après le grand cataclysme.

5.9. Déluge tropical et théorie hörbigerienne chez le géologue Raymond de Girard Depuis la fin du XIXe sècle, la géologie avait fait d’énormes progrès, mais, comme toute science, avait engendré un grand nombre de théories parfois fort singulières. Dès ses recherches doctorales, le géologue fribourgeois Raymond de Girard899 (1862-1944) s’intéressa au phénomène géologique du déluge à l’appui des sources textuelles. Après des études à l’École supérieure des Mines de Paris, il soutint, à l’université de Leipzig, une thèse sur la Théoriesismiquedudéluge. En 1896, lors de la création de la Faculté des sciences (MathematischNaturwissenschaftliche Fakultät) de l’université catholique de Fribourg, initiée par le conseiller d’État Georges Python (1856-1927), il fut nommé professeur de géologie. Outre ses recherches sur le canton de Fribourg et, plus largement, en Suisse, R. de Girard poursuivit tout au long de sa vie ses études diluviennes à l’égal du grand géologue E. Suess. Il reste de ses travaux plusieurs publications : Lecaractère naturel du déluge900, Le déluge devant la critique historique901, La théorie sismique du déluge902 et enfin « Les déluges. Étude géologique »903. En février 1920, il présenta l’avancement de ses recherches sur le sujet devant les membres de la Sociétédephilosophieetthéologie rassemblés pour l’occasion à l’Aula de l’université de Genève. Il y travailla encore en 1936, puis exposa sa nouvelle théorie géologique du phénomène du déluge devant la Sociétédegéographie de 898 899 900 901 902 903

KULLANDA 2013, p. 137-144. GIRARDIN 1945-1946. GIRARD 1892. GIRARD 1893. GIRARD 1895. GIRARD 1942.

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Genève en 1939 et en 1941. La synthèse de ses découvertes fut publiée dans Le Globe.Revuegenevoisedegéographie. Durant la Seconde Guerre mondiale, le géologue fribourgeois fit donc la synthèse de ses recherches et proposa une nouvelle théorie. Fervent catholique, il avait, dès la fin du XIXe siècle, essayé de concilier tradition biblique et géologie en reconnaissant l’historicité du déluge universel. S’il distinguait l’« École réaliste », qui, « se tenant à la lettre des textes, admet que le cataclysme eut lieu réellement »904, de l’« École mythiste », qui réfutait tout caractère historique au déluge et inscrivait ce dernier dans la catégorie des mythes cosmogoniques, il s’était toujours prévalu de la première. Il avait alors réparti les récits en trois groupes : le groupe des traditions d’origine chaldéenne, le groupe d’importation parmi lequel les mythes du déluge de l’Inde, le groupe des traditions pseudo-diluviennes renvoyant à des inondations locales. À partir de 1936, il travailla sur le troisième groupe et isola dix-neuf traditions aborigènes d’Amérique et d’Océanie. Il redéfinit ainsi deux nouveaux groupes qu’il nomma « Déluge tropical » (Amérique et Océanie) et « Déluge subtropical » (Chaldée et Inde). Cette classification l’amena à déterminer l’importance de la Zone tropicale dans le phénomène des déluges. Après la présentation du déluge chaldéen, il en vint à celle du « déluge hindou ». Au sujet de l’histoire rédactionnelle, il rappela que le récit n’apparaissait guère dans les Veda, à comprendre Ṛg Veda, qu’il n’aurait laissé qu’une trace incertaine dans l’AtharvaVeda, et qu’il était attesté, par contre, dans sa forme la plus ancienne dès le ŚatapathaBrāhmaṇa, puis dans des récits plus récents comme le Mahābhārata, le MatsyaPurāṇa et le BhāgavataPurāṇa. Pour lui, l’essentiel de la tradition reposait sur l’annonce d’un déluge à venir par un dieu pisciforme (Brahmā ou Viṣṇu) à Manu et le remorquage de son navire sur les eaux du déluge jusqu’à la « Montagne du Nord »905. Alors que l’ethnologue W. Koppers avait basé son analyse sur la seule version épique, le géologue regroupa finalement les éléments narratifs des divers récits en un tout unique « quel que soit l’âge relatif de ces versions »906. Par ailleurs, loin de la controverse qui avait animé les indianistes du XIXe siècle, il se garda bien d’entrer dans le débat de l’importation babylonienne ou de l’origine indigène. Contrairement à ce qu’il avait donc écrit dans les années 1890, il partit du postulat que la tradition indienne « était sûrement aborigène et entièrement véridique »907. D’un point de vue géographique et géologique, Girard admit, à la suite d’E. Suess, que la vallée du Gange qui s’ouvre 904 905 906 907

GIRARD 1942, GIRARD 1942, GIRARD 1942, GIRARD 1942,

p. p. p. p.

75. 88. 89. 89.

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sur l’océan, tout comme la vallée du Tigre et de l’Euphrate, avait les caractéristiques nécessaires pour subir une inondation d’origine océanique. De même en était-il au vu de leur similarité tectonique. Toutes ces classifications en déluges tropicaux et subtropicaux avaient pour seul et unique but de parvenir à définir « un système permettant de réunir les différents déluges en un seul cataclysme et les expliquer par une même cause »908. Ce fut donc sciemment que R. de Girard mena un tel comparatisme entre les différents récits diluviens, son objectif premier ayant été d’énoncer une théorie générale d’un déluge historique total. Il l’atteignit en appliquant à sa zone tropicale la théorie de l’ingénieur autrichien Hans Hörbiger (1860-1931). En 1913, l’astronome amateur allemand Philipp Fauth909 (1867-1941) publia la théorie de la glace cosmique (Welteislehre) de H. Hörbiger, dans un important volume intitulé HörbigersGlacial-Kosmogonie910. Bien que celle-ci relevât de la pseudoscience, elle eut un large accueil à son époque et fut reprise et poursuivie par les chercheurs de la ForschungsgemeinschaftDeutschesAhnenerbe fondée, en 1935, par le Reichsführer-Schutzstaffel Heinrich Himmler (1900-1945). Ce dernier donna d’ailleurs le titre de professeur à Ph. Fauth, en 1938. Selon H. Hörbiger, la terre aurait connu plusieurs lunes successives qui, prisonnières de l’attraction terrestre et s’étant rapprochées inexorablement de la terre, auraient fini par s’y désagréger. Néanmoins, durant plusieurs milliers d’années, pendant lesquels ces lunes successives s’approchèrent, leur propre force d’attraction entraîna une modification importante des fluides terrestres qui formèrent un bourrelet liquide sur l’équateur. H. Hörbiger expliquait ainsi non seulement la tradition biblique du déluge, mais encore la présence des nephilim (‫ )נּפלים‬de Genèse 6.4, des hommes dont la taille avait fini par atteindre trois à cinq mètres de hauteur sous la force d’attraction lunaire911. R. de Girard appliqua donc la théorie hörbigerienne à sa propre zone tropicale des récits diluviens et supposa que le trop-plein d’eau du bourrelet liquide produisit sur toute cette surface géographique de la terre une vaste inondation : « Les déluges américain, chaldéen et indou sont donc, tous au même titre,

908 909 910 911

GIRARD 1942, p. 94. KLEE 2005, p. 145. HÖRBIGER 1913. Cette théorie enrichit le courant occultiste des années 1920 et eut un impact significatif sur les recherches archéologiques nazies durant les années 1930. Dans leur livre pseudoscientifique Le matindesmagiciens (1960), les journalistes Louis Pauwels (1920-1997) et Jacques Bergier (19121978) consacrèrent à H. Hördiger et à sa théorie un chapitre entier (voir PAUWELS & BERGIER 1960). Cette dernière renouait avec les soi-disantes découvertes de squelettes de géants du XIXe siècle, et fut reprise par des auteurs ésotéristes comme Cyril Henry Hoskin (1910-1981), alias Tuesday Lobsang Rampa, dans son ouvrage à succès, publié en 1956, TheThirdEye (voir son chapitre dix-sept « Final Initiation », RAMPA 1956).

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la conséquence de l’établissement d’un bourrelet équatorial unique »912. Quant à la différence de temps que dura ce déluge d’origine océanique selon les textes biblique et sanskrit, respectivement une année et plusieurs années, elle s’expliquait aisément par la situation géographique plus méridionale de l’Inde qui « devait, par conséquent, être moins tôt exondée »913. La théorie de Raymond de Girard est l’exemple même de la récupération des données philologiques sans approche historico-critique mêlée aux lentes avancées de la géologie et de l’astronomie afin de construire une explication rationnelle à des phénomènes décrits dans des récits traditionnels. Quant aux avancées de l’archéologie dans le bassin de l’Indus, elles allaient également ouvrir une nouvelle voie d’explication.

5.10. A. P. Karmarkar et la théorie de l’origine indusienne du mythe du déluge Durant les trois premières décennies du XXe siècle, les fouilles archéologiques à Mohenjo-Daro et Harappa, dirigées par John Marshall (1876-1958) et Ernest Mackay (1880-1943), avaient permis, en effet, de mettre au jour de grands centres urbains datant du IIIe millénaire avant notre ère. L’histoire de l’Inde avait ainsi gagné non seulement plus d’un millénaire d’ancienneté, mais aussi des vestiges archéologiques et, plus encore, tout un système de pictogrammes, quatre cents environ qui attendaient d’être déchiffrés. Dès 1932, l’assyriologue anglais Cyril John Gadd914 (1893-1969) avait remarqué que certains sceaux retrouvés en Mésopotamie étaient de style indusien. L’idée d’échanges commerciaux entre ces deux grandes civilisations à partir de la seconde moitié du IIIe millénaire avant notre ère s’imposa rapidement. Des tentatives de déchiffrement des pictogrammes s’ensuivirent, chaque savant proposant ses propres interprétations tel le missionnaire jésuite Henry Heras915 (1888-1955), fondateur de l’IndianInstituteofHistorical Research de Bombay. La découverte d’une civilisation antique indienne, dont on ignorait encore tout, offrit de nouvelles perspectives de recherches. Elle s’avérait être antérieure à la période de composition de l’hymnaire ṛgvédique et avoir connu l’écriture. Face à la théorie de l’origine indo-européenne des Indo-ārya, les Indiens pouvaient espérer retrouver à travers elle leur lointain passé en un temps où le Congrès national indien, sous la présidence de Jawaharial Nehru (1889-1964) et la figure charismatique de Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948), les 912 913 914 915

GIRARD 1942, p. 98. GIRARD 1942, p. 100. GADD 1932. SANKALIA, MORAES & CORREIA-AFONSO 1976.

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acheminait lentement vers l’indépendance. Le nombre de contributions sur l’histoire de la civilisation de l’Indus et ses apports à la culture indienne tout au long des millénaires se multiplièrent alors. L’indianiste Anantrao Parashurampant Karmarkar, élève de H. Heras et membre du Karnataka Vidyavardhaka Sangha de Dharwad pour la promotion de la culture karnataka, publia, en 1941, un premier article sur l’origine proto-indienne du matsyāvatāra de Viṣṇu916, puis, en 1943, un second intitulé « The Fish in Indian Folklore and the Age of the Atharvaveda »917. Son hypothèse tournait autour des représentations figurées de poissons retrouvées sur des sceaux en stéatite indusiens, à la lumière des traductions de H. Heras qui y voyait des dieux, de l’emblême (lāñchana) du poisson du peuple des Mīnas — ethnonyme qui, en sanskrit, signifie poisson, mais le mot est reconnu comme un emprunt au proto-dravidien (mīn) —, et du matsyāvatāra de Viṣṇu. Pour lui, la version diluvienne du Śatapatha Brāhmaṇa représentait la forme la plus ancienne et la base de tous les autres récits postérieurs. Après avoir donné une traduction du texte brāhmanique et précisé les variantes propres aux Purāṇa (Matsya, Agni, Bhāgavata), Karmarkar essaya de montrer combien le poisson cornu (Kombu Mīna) dans l’héraldique des Mīnas avait un lien avec le dieu Āṇ aux yeux de poisson de la civilisation indusienne identifié par H. Heras. Étant entendu que la légende du déluge indiquait que le bateau de Manu avait été tiré par le poisson cornu jusqu’à la montagne du Nord, il devait donc être parti d’une région du sud de l’Inde, probablement de l’un des sites proto-historiques de la vallée de l’Indus dont les habitants étaient les ascendants du peuple des Mīnas918. Et de conclure que ceci attestait le caractère tout à fait indien de la légende du poisson919. Plus encore, le déluge dont il était question avait dû reposer sur un événement réel dont le souvenir avait également été conservé chez les Bhīls et les Tamouls. Contre la théorie de l’emprunt à la culture mésopotamienne, Karmarkar rappela que M. Müller avait défendu le caractère Indo-ārya du mythe, que Vaidyanatha Ayyar avait supposé plutôt sa diffusion à partir des peuples dravidiens vers la Mésopotamie avant d’avoir adopté la version des Indo-ārya et que B. G. Tilak y avait vu une origine uniquement indo-iranienne. Aussi, étant donné que le ṚgVeda ne mentionnait aucunement cette histoire, mais qu’elle apparaissait néanmoins pour la première fois dans une brève allusion de l’Atharva Veda, il convenait d’en déduire que l’inondation avait dû avoir lieu après la composition des hymnes ṛgvédiques. Ainsi, la légende diluvienne indienne 916 917 918

919

KARMARKAR 1941. KARMARKAR 1943. « But in our opinion, the original habitat of this proto-Indian tribe [Mīnas] can be located in Northern India, e. g. somewhere roundabout the Harappa site, wherein part of the Indus Valley discoveries are made. », KARMARKAR 1941, p. 254. KARMARKAR 1943, p. 203.

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aurait été transmise par les peuples de la civilisation indusienne, après l’inondation de leurs grands centres urbains, aux Indo-ārya qui finirent progressivement par la brāhmaniser. L’Inde pouvait donc prétendre à une proto-histoire antérieure à l’arrivée des Indo-iraniens directement apparentés aux peuples indo-européens dont les pays européens, alors plongés en pleine guerre mondiale, avaient fait leurs lointains aïeux. Le passé de l’Inde montrait que les Indiens avaient appartenu à une autre civilisation, bien plus brillante, puisqu’en partie équivalente à celle de la Mésopotamie avec laquelle elle avait échangé dès le milieu du IIIe millénaire avant notre ère920. Les découvertes archéologiques avaient donc permis aux Indiens de rattacher leurs origines à un passé illustre et surtout indépendant et de la caste brāhmanique qui le leur avait ôté, et des indo-européanistes européens des XIXe et XXe siècles qui l’avaient dédaigné921.

5.11. Les recherches sur le mythe du déluge indien après la Seconde Guerre mondiale Durant la Seconde Guerre mondiale, les études sur la tradition indienne du déluge ne furent guère nombreuses chez les indianistes. Pour les autres disciplines, notons qu’en 1937, dans son ouvrage Mitra-Varuna922 qui ne fut publié qu’en 1940, puis réédité dans une version remaniée en 1948, Georges Dumézil (18981986) étudia les figures de Manu et d’Iḍā. Il les rapprocha respectivement de celles de Numa et d’Egeria ainsi que du « dictateur de la ligue latine » Mānius Egerius923. Ce fut à cette occasion qu’il cita un passage du mythe du déluge en Śatapatha Brāhmaṇa 1.8.1.10, indiquant simplement qu’il s’agissait là d’un « document unique : on sait que l’histoire du déluge ne se trouve pas ailleurs dans les Brāhmana »924. Du côté des assyriologues, dans Le déluge babylonien925 publié en 1941, Georges Contenau (1877-1964) ne fit qu’une brève allusion au déluge brāhmanique 920

921

922 923 924 925

Sur les échanges commerciaux et l’implantation de communautés harappéennes en Mésopotamie, voir OPPENHEIM 1954 ; COLLON 1996 ; PEYRONEL 2000 ; MASSIMO VIDALE 2004 ; ALEXANDER & VIOLET 2012. Sur la langue harappéenne exportée en Mésopotamie, voir GLASSNER 1999. Cette nouvelle histoire de l’Inde aboutit à un autre extrême. Les nationalistes indiens prétendirent rapidement que le ṚgVeda lui-même avait été une production purement indienne et que les Indoārya n’avaient de ce fait aucun lien de parenté avec les autres peuples de langues indo-européennes. La civilisation indusienne, renommée Indus-Sarasvatī, devint donc le berceau de toute l’histoire de l’Inde, y compris celle des Indo-ārya. Voir DUCOEUR 2014c. DUMÉZIL 1940. DUMÉZIL 1948, p. 100. DUMÉZIL 1948, p. 99. CONTENAU 1941.

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au début de sa notice sur les déluges autres que ceux mésopotamiens. Il rappela simplement l’existence du « déluge hindou du Satapatha Brâhmana où un poisson pris par Manu lui annonça le déluge et lui promit de le sauver s’il prenait soin de lui. Manu accepta, construisit un bateau et put ainsi échapper. Le Mahâbhârata donne une autre version de la légende »926. Mais, le savant archéologue n’en écrivit guère plus et s’abstint d’entrer dans la complexité de la possible diffusion du mythe babylonien au-delà du Proche-Orient voire du monde grec, et des rapprochements qui avaient déjà été opérés entre les versions mésopotamiennes et indiennes, notamment au sujet de la figure du poisson indien et du dieu Ea. Le temps du comparatisme durant lequel les savants européens avaient confronté les traditions mythologiques des grandes civilisations et des peuples « primitifs » afin de restituer l’origine des peuples et conforter leur propre histoire nationale, semblait révolu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’Europe était à reconstruire et le fut sur un modèle tout différent. Le mythe du déluge de la tradition sanskrite n’eut plus l’attrait qu’il avait produit un siècle auparavant. Dans son Anthologiesanskrite927 comme dans L’Indeclassique928, toutes deux publiées en 1947, l’indianiste Louis Renou (1896-1966), professeur en Sorbonne et membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, s’il traduisit la légende diluvienne du ŚatapathaBrāhmaṇa, demeura néanmoins avare de commentaires à son sujet. Dans son premier ouvrage, transparaissent, si l’on peut dire, ses origines normandes, balançant entre origine non indienne et coloration toute indienne : « Voici un épisode célèbre : la légende indienne du déluge dont le héros est Manu, le premier homme. On s’est demandé si elle est d’origine sémitique. Elle s’achève en tout cas de manière typiquement “védique” »929. Dans le second, bien qu’il en ait dit encore moins, il laissait entendre l’existence d’un mythe primitif qui se serait diffusé jusqu’en Inde : « Voici la forme que donne le Brâhmana (Çat.-Br. I.8,1) à la célèbre légende du déluge, que reprendra l’épopée »930. Louis Renou n’en écrirait jamais plus. En 1945, le phénoménologue Mircea Eliade (1907-1986) avait été invité par G. Dumézil à présenter ses recherches en mythologie comparée à la cinquième section de l’École pratique des hautes études. Celles-ci firent l’objet d’une publication, en 1949, sous le titre Traitéd’histoiredesreligions931. Loin de l’approche historique qui sied à cette discipline, il aborda le déluge à travers le symbolisme 926 927 928 929 930 931

CONTENAU 1941, p. 117. RENOU 1947. RENOU & FILLIOZAT 1947. RENOU 1947, p. 28. RENOU & FILLIOZAT 1947, p. 294. ELIADE 1949.

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de l’eau. Le long et ingrat travail de répertoriage de centaines de légendes diluviennes, énoncées dans leur contexte historique qui fut celui de ses devanciers assyriologues, indianistes, ethnologues, anthropologues et mythologues, fut réduit à une simple approche symbolique mettant en avant représentation lunaire et réintégration périodique. L’idée maîtresse d’Eliade était d’affirmer, sans le démontrer pour autant, que toutes les traditions de déluge reposaient sur le concept de résorption de l’humanité dans l’eau afin de la purifier de ses péchés et d’en faire renaître une « humanité nouvelle, régénérée »932. Une conception généralisante très chrétienne et initiatique qui, dans tous les cas, ne seyait nullement à la version brāhmanique ! 5.11.1. VerrierElwinetlesmythesdudélugedel’Indecentrale Dans son ouvrage MythsofMiddleIndia933, publié en 1949, l’ethnologue Verrier Elwin (1902-1964) classifia plusieurs centaines de mythes qu’il recueillit auprès de populations tribales de l’Inde centrale — Provinces centrales, Chhattisgarh, Orissa — au cours des années 1930-1940. Son travail fut achevé en 1945, avant l’Indépendance officielle de l’Inde. À ce vaste ensemble, il y ajouta un certain nombre d’autres versions qui avaient déjà été consignées par ses devanciers ethnologues en Inde centrale, mais aussi dans des régions circonvoisines comme le Bihar. Il donna également des parallèles provenant de contrées plus éloignées tels le Pañjāb, la Province de Bombay, l’Inde du Sud ou l’Assam. Son index des motifs, reprenant la classification de S. Thompson, montre la richesse de ses relevés et leur importance dans la compréhension des traditions orales et de l’histoire de leur transmission. Parmi les quatre-vingt-dix motifs généraux, celui des « Calamités universelles » (A1000-A1099) regroupe seize récits du déluge que V. Elwin retranscrivit de ses entretiens avec des membres des tribus indiennes des Maria Corne-de-Buffle, Bonda, Gadaba, Kondha, Lanjia Saora, Muria et Raja Muria934. Parmi ces différents mythes, nous retrouvons l’histoire commune de deux frère et sœur qui réfugiés à l’intérieur d’un potiron évidé parvinrent à survivre aux eaux dévastatrices. Après le déluge, ils donnèrent naissance à une nouvelle humanité. Ce mythe du déluge est très répandu en Asie et est connu, par exemple, jusqu’au Laos parmi les clans Hmong. Certains éléments narratifs des récits de ces tribus de l’Inde centrale peuvent être mis en parallèle avec ceux des mythes diluviens et cosmogoniques 932 933 934

ELIADE 1949, p. 183. ELWIN 1991. Voir ci-dessous la partie « Corpus des sources ethnologiques ».

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brāhmaniques dont les principaux acteurs sont le poisson, la tortue935 et le sanglier, futurs avatāra de Viṣṇu. Souvent le cataclysme est dû au dieu Mahapurub (Mahāpuruṣa), c’est-à-dire la divinité suprême qui a pour messager-espion un corbeau. De même, il convient de relever l’importance de la hauteur où échoua le potiron ainsi que le rôle joué par l’arbre qui y avait poussé. Rocher et arbre font assurément écho à la haute montagne sur laquelle débarqua Manu et à l’arbre auquel il amarra son navire. Mais c’est le récit des Kondha, plus moderne — référence à un pistolet — qui peut être plus facilement rapproché de celui du Śatapatha Brāhmaṇa et de celui des Bhīls : avertissement d’un déluge à venir dans un délai de huit jours par le petit porté dans le ventre d’une chevrette à un jeune garçon, exhortation à construire un navire, vivres embarqués, déluge meurtrier, frère et sœur seuls rescapés. Pour le reste, ces mythes relatent pour l’essentiel la difficulté qu’eurent les deux enfants à trouver de la nourriture après la grande inondation. Ce problème des moyens de subsistance fut l’occasion d’expliquer comment étaient nées les terres arables et l’agriculture. Malgré leur datation très récente, ces récits sont d’un grand intérêt. Ils permettent de resituer le mythe du déluge indo-ārya, apparaissant pour la première fois dans un texte ritualiste brāhmanique au VIIe-VIe siècle av. J.-C., dans un ensemble de récits diluviens beaucoup plus riche et recouvrant une aire géographique du subcontinent indien bien plus vaste. Pour ce qui est du travail philologique sur la tradition sanskrite et afortiori sur le texte du ŚatapathaBrāhmaṇa, celui-ci reprit, en cette même année 1949, avec l’édition de l’ouvrage des Trois Énigmes sur les Cent Chemins936 d’Armand Minard937 (1906-1998), élève d’Antoine Meillet (1866-1936) et professeur de sanskrit et de grammaire comparée de l’université de Lyon. Dans son analyse de la langue védique de cette École brāhmanique, il précisa un certain nombre de particularismes grammaticaux dont ceux propres au récit du déluge. Cependant, les apports les plus significatifs furent consignés dans son second volume paru en 1956. Mais la poursuite de ces études vint également du côté de l’Inde. En 1950, Suryakanta Shastri (1901- ?), directeur du département de sanskrit de l’université du Pañjāb, délocalisé à Jalandhar durant la partition des Indes, parvint, malgré un grand nombre de difficultés, à publier son ouvrage TheFloodLegendinSanskrit Literature938. Son objectif fut d’offrir la traduction anglaise de l’ensemble des 935 936 937 938

Sur la théorie totémique de la tortue chez les Maria, voir FERREIRA 1965, p. 135. MINARD 1949. PINAULT 1997 et 1999. SHASTRI 1950.

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textes sanskrits relatif à la tradition diluvienne indienne. Ce travail complétait celui de J. Muir en donnant une traduction de quatorze versions : Śatapatha Brāhmaṇa, Mahābhārata, Matsya Purāṇa, Agneya Purāṇa, Padma Purāṇa, Viṣṇu Purāṇa, Bhāgavata Purāṇa, Skanda Purāṇa, Bhaviṣya Purāṇa, Kālikā Purāṇa, Vāyu Purāṇa, Padma Purāṇa, Kūrma Purāṇa et Brahmāṇḍa Purāṇa. Shastri prit comme base tout récit relatant une inondation cosmique. C’est pourquoi certains textes purāṇiques traduits dans son volume n’ont aucun lien direct avec l’épisode de Manu sauvé des eaux du ŚatapathaBrāhmaṇa, mais racontent simplement le cataclysme de la fin d’un kalpa avant la re-création de l’univers. Le savant indien connaissait les recherches d’E. Burnouf, de M. Müller, de M. Monier-Williams, de J. Muir, de R. Andree et de J. Frazer, pour lesquels il avait beaucoup d’estime et qu’il considérait comme les véritables pionniers dans le domaine de l’indianisme. Dans son introduction, il partit de la version sumérienne dont la datation était certaine, assez en tout cas, pour faire remonter la tradition diluvienne mésopotamienne au IIIe millénaire avant notre ère. Mais, si la théorie diffusionniste avait eu un franc succès, S. Shastri défendit l’origine indienne de la tradition sanskrite du déluge. D’abord, parce que l’Inde était familiarisée avec le phénomène de la saison des pluies, de la fonte des neiges des hauts plateaux himālayens, des cyclones et des raz-de-marée. Il rapporta au passage le débordement meurtrier du Gange survenu en septembre 1924 — il était alors âgé de vingt-trois ans — qui fit périr 100000 têtes de bétail et des milliers de personnes et qui détruisit 242400 habitations939. À cette occasion malheureuse, il put constater combien les gens enjolivèrent de détails extravagants cette inondation, l’attribuant à la colère divine qui, ayant vu combien l’humanité était devenue débauchée et cupide, lui envoya une pluie meurtrière pour lui donner une leçon940. Après une brève présentation des différentes versions sanskrites, Shastri revint sur la question de leur origine. Il fit remarquer que la comparaison des éléments narratifs entre les traditions babylonienne et biblique était suffisante pour conclure avec certitude que celle-ci dérivait de celle-là. Il n’en était pas de même avec la tradition indienne. À la question de savoir si l’on retrouvait des ressemblances entre le récit babylonien et le texte du ŚatapathaBrāhmaṇa, « la réponse à cette question est un non catégorique »941. Il alla même plus loin en émettant l’hypothèse que la tradition indienne devait être plus ancienne que celle mésopotamienne eu égard probablement aux inondations cycliques dont l’Inde fut l’objet depuis des 939

940 941

SHASTRI 1950, p. iv. L’Inde connaît en moyenne sept inondations par an. À celles-ci s’ajoutent les cyclones tropicaux. Sur les études concernant ces phénomènes naturels au cours de ces dernières décennies voir notamment RAKHECHA 2002 ; DE, KUBE & PRAKASA RAO 2005. SHASTRI 1950, p. v. « The answer to this question is an emphatic no », SHASTRI 1950, p. vii.

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millénaires. Cela n’induisait aucunement, précisa-t-il, que la tradition babylonienne dérivait de l’indienne. Dans ces années post-coloniales, il préférait voir, au contraire, dans ces légendes de déluge, deux traditions aux origines indépendantes. 5.11.2. LamythanalysedudélugedeFrançoisBerge Parmi la diffusion du savoir scientifique, l’article « Les légendes de déluge » rédigé, en 1952, par le folkloriste du Musée de l’Homme, François Berge, pour le cinquième tome de l’Histoiregénéraledesreligions942, tient une place singulière. La maison d’édition de l’encyclopédiste val-d’oisien Aristide Quillet (1880-1955) publia, en effet, sous la direction de Raoul Mortier943 (1881-1951) et du prêtre catholique Maxime Gorce (1898-1979) un ensemble de cinq volumes944 dont le dernier comportait une entrée « Folklore et religion ». Ce fut donc dans la partie consacrée au folklore que furent insérées les traditions religieuses relatives aux déluges. Fr. Berge commença son tour du monde par le récit biblique, considérant qu’il était « le plus dramatique, celui dont la signification morale est la plus haute. Il nous servira de terme de comparaison »945. Ceci n’est pas sans rappeler une certaine démarche comparative chrétienne vieille déjà de plus de deux siècles. De fait, le folkloriste s’était largement inspiré de ses lectures d’ouvrages aux théories soit dépassées — A. Maury, F. Nève, Fr. Lenormant —, soit toujours d’actualité — R. Andree, E. Böklen, G. Gerland, M. Winternitz, J. Riem ou encore J. Frazer qui participa, d’ailleurs, à la rédaction de ce cinquième et dernier volume. Suivent la Mésopotamie, les Indes, la Grèce, l’Égypte, l’Europe et le folklore occidental — Scandinavie, Lituanie, Tziganes, Pays Basque, folklore des lacs, folklore judéochrétien —, les civilisations de l’Extrême-Orient — Chine, Japon —, l’Asie méridionale et l’Océanie, l’Amérique et ses civilisations précolombiennes — Aztèques, Nicaraos, Chibcha, Pérou —, les tribus diverses d’Amérique — Amérique du Sud, Amérique du Nord —, les Terres septentrionales — Amérique boréale, Sibérie, Europe boréale —, et enfin l’Afrique. Aux dires du folkloriste français, la tradition indienne du déluge reposerait, selon l’avis de certaines personnes qu’il ne nomma pas mais dont on devine 942 943 944

945

GORCE & MORTIER 1952. POLET 2000, p. 494-495. Tome 1 : Introduction générale. Les primitifs. L’ancien Orient. Les Indo-européens. Tome 2 : Grèce. Rome. Tome 3 : Indo-Iraniens. Judaïsme. Origines chrétiennes. Christianismes orientaux. Tome 4 : Christianisme médiéval. Réforme protestante. Catholicisme moderne. Islam. ExtrêmeOrient. Tome 5 : Folklore et religion, magie et religion, tableaux chronologiques de l’histoire des religions, index général des noms cités. BERGE 1952, p. 466.

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derrière J. Frazer, sur des légendes locales conservées en partie dans le Śatapatha Brāhmaṇa. Il résuma le récit du texte brāhmanique qu’il situa entre le VIIIe et le Ve siècle av. J.-C. et poursuivit avec la description sommaire des caractéristiques propres aux versions du Mahābhārata et des Purāṇa, à savoir, pour l’essentiel, le système des avatāra et des manvantara. D’après l’indianiste strasbourgeois Auguste Barth (1834-1916), écrivit-il, ce système cosmologique proviendrait de l’astrologie chaldéenne qui aurait dérivé, en Grèce, vers la spéculation philosophique, et, aux Indes, vers la mythologie946. Cette hypothèse lui permit de revenir sur l’origine de la tradition indienne du déluge. En effet, la trame narrative des légendes sanskrites et chaldéennes qui lui semblait trop analogue, l’absence d’une tradition indoeuropéenne du déluge et les découvertes des vestiges de la civilisation de l’Indus l’invitèrent à y voir une possible parenté entre les deux grandes sphères culturelles : « C’est à cette première antiquité, à ses échanges très actifs et audacieux que l’on doit penser maintenant si l’on veut expliquer par une diffusion à partir de l’Asie moyenne, l’expansion de thèmes de Déluge vers l’océan Indien, l’Indonésie, et même le Pacifique »947. Avec Fr. Berge, pour qui les pictogrammes indusiens et pascuans frappaient l’esprit par leur ressemblance, le panbabylonisme restait encore d’actualité. Ainsi, s’écartant de la théorie de la production indigène de la tradition diluvienne indienne, il rattacha au contraire cette dernière à un vaste ensemble culturel proche-oriental : « Les déluges des civilisations juive, mésopotamienne, hindoue et grecque forment un ensemble indissociable »948. Dans sa partie « Histoire et géographie du déluge », il énuméra les thèses bibliques et géologiques. Il souligna combien ces dernières avaient grandement sous-estimé le caractère affectif et émotif du drame. Pris dans sa vision diffusionniste et évolutionniste des peuples, Berge supposa que « la transmission a plutôt dû se faire de la civilisation la plus développée vers la plus arriérée, en quelque sorte en sens inverse de l’évolution »949. Le point de départ de cette diffusion du mythe du déluge fut assurément le Proche-Orient où « le rayonnement de la culture suméro-chaldéenne, dont la culture juive est un rameau, se manifeste dès l’abord avec éclat dans toutes les directions »950. Le folkloriste se basa sur les dernières études de l’histoire de l’Inde qui avait gagné plus d’un millénaire après les découvertes des grands centres urbains de Mohenjo-Daro et d’Harappa. Lors des fouilles archéologiques, un nombre important de sceaux en stéatite avait été mis au jour. Dans les années 1940, le hittitologue tchèque Bedřich Hrozný (18791952) avait essayé de déchiffrer la centaine de pictogrammes les recouvrant. Dans 946 947 948 949 950

BERGE 1952, BERGE 1952, BERGE 1952, BERGE 1952, BERGE 1952,

p. p. p. p. p.

472. 474. 476. 497. 497.

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Fig. 23 – Les grandes voies de diffusion du mythe du déluge mésopotamien d’après Fr. Berge

son ouvrage Histoiredel’Asieantérieure, il avait affirmé que l’épopée de Gilgameš avait été connue des habitants de la vallée de l’Indus. La connaissance des échanges commerciaux entre les vallées de l’Euphrate et de l’Indus ainsi que les sceaux en stéatite indusiens le prouvaient. Pour B. Hrozný, les représentations d’un « Gilgameš » proto-indien luttant contre deux tigres ou d’un « Enkiku » — homme-taureau — proto-indien combattant un tigre cornu confirmaient la diffusion du grand récit babylonien951. D’après Fr. Berge952, ce fut donc à partir de la vallée indusienne que le mythe du déluge mésopotamien fut à nouveau véhiculé vers les îles de l’océan Indien pour gagner l’Insulinde puis l’Océanie, l’île de Pâques953 et enfin les côtes occidentales de l’Amérique (fig. 23). Dans sa dernière partie, « Interprétation du mythe », le folkloriste rappela que, historique ou non, le Déluge était avant tout un mythe, « le mythe le plus émouvant »954, dont il convenait de définir la valeur et de découvrir « la signification

951 952 953

954

HROZNÝ 1947, p. 268-269. BERGE 1952, p. 498. « L’on a pu, avec stupeur, comparer les pictographies des hommes de l’Indus et celles de l’île de Pâques. », BERGE 1952, p. 498. Vers 1950, les mesures par le carbone 14 laissaient déjà à penser que le peuplement de Rapa Nui eut lieu vers 400 ap. J.-C. Depuis 2006, la nouvelle datation par le radiocarbone, réalisée par les anthropologues T. Hunt, université de Hawai’i Manoa, et C. Lipo, université de Californie (Long Beach), tourne autour du début du XIIIe siècle ap. J.-C. (HUNT and LIPO 2006). L’itinéraire restitué par Fr. Berge était donc fondé sur un fantasme diffusionniste. BERGE 1952, p. 499.

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universelle cachée »955. Pour ce faire, il entreprit une mythanalyse du déluge, fondée sur les théories des tendances instinctuelles et des pratiques rituelles de Sigmund Freud (1856-1939), de l’insconcient collectif de Carl Gustav Jung (18751961) et de la valeur sentimentale et symbolique des « quatre éléments » de Gaston Bachelard (1884-1962) en reprenant tour à tour les motifs y apparaissant : les eaux tueuses et fécondantes, les navigations mythiques de la naissance vers la mort et vice versa, les animaux sauveurs, etc. Mais tout ceci ne représentait que des prérequis pour découvrir le vrai sens caché du mythe du déluge qui manifeste « le destin promis à l’homme religieux »956. Ainsi, il fallait comprendre que le mythe diluvien exprimait le drame psychique de l’enfant aux prises avec la force de ses parents et qui se voit obligé, pour vaincre la puissance paternelle, de s’attribuer une nouvelle naissance. Reprenant la psychanalyse d’Otto Rank (1884-1939), il développa l’idée que l’arche n’était autre que le symbole de la gestation. Le déluge symbolisait la seconde naissance et l’arc-en-ciel, le monde irrationnel qui « se réconcilie avec la raison dans un élan spirituel »957. Le déluge fut donc pour l’humanité et l’individu une « initiation » et un « rite de passage »958, il est « le baptême du monde et l’initiation de l’humanité »959. Autant de lectures psychochrétiennes d’une unique version issue de la Genèse. Fr. Berge qui pensait ainsi avoir retrouvé l’élément originel et primordial, et donc universel, traversant le mythe du déluge, fut cependant bien obligé de conclure sur la véracité de la transmission historique du récit sur laquelle il avait disserté longuement. En effet, sa mythanalyse avait abouti à un archétype produit par l’insconcient collectif et qui, par conséquent, se passait de toute théorie diffusionniste. Or, de même que l’humanité était issue d’un unique couple primitif, de même, les récits diluviens furent issus d’un prototype mésopotamien qui se répandit jusqu’aux extrêmités de la terre et qui fut, plus tard, supplanté par sa version biblique lors de la christianisation des peuples. Au final, dans sa démarche tout orientée, Fr. Berge commença ce long article sur les mythes du déluge par l’exposition, non pas de la version sumérienne, mais du récit génésiaque, pris comme comparé, pour terminer avec le triomphe du christianisme.

955 956

957 958 959

BERGE 1952, p. 499. BERGE 1952, p. 504. Dans son livre LesymbolismedanslaBible, Paul Diel (1893-1972) voyait dans les eaux diluviennes un symbole de châtiment, « une sanction frappant la collectivité coupable ». DIEL 1975, p. 23 ; 117 ; 219. BERGE 1952, p. 506. BERGE 1952, p. 506. BERGE 1952, p. 507.

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5.11.3. Lesindianistesetlatraditionindiennedudélugedanslesannées1950à 1970 Les recherches qu’A. Minard menait sur le texte du Śatapatha Brāhmaṇa depuis des années, furent l’occasion pour lui de présenter leurs résultats lors de ses conférences données à l’École pratique des hautes études. En 1953, l’une d’elles fut « consacrée à la légende brahmanique du Déluge (Çatapatha, I,8,1,111). Elle a permis de caractériser la prose védique et d’évoquer les textes parallèles hors de l’Inde »960. Nous n’avons malheureusement retrouvé aucune note sur le contenu même de cette conférence. Mais celui-ci se retrouve certainement dispersé dans les quelques annotations qu’A. Minard fit sur les versets du texte dans son second volume des TroisénigmessurlesCentchemins961, publié en 1956. Nous en retiendrons ici deux. Le terme augha- qui ne se rencontre que dans le récit diluvien apparaît sous sa forme ogha- dès le KauṣītakiBrāhmaṇa. Cette dernière dont l’étymologie était restée incertaine, fut mise en lien définitivement avec la racine verbale vah- : « La pseudo-racine *wegh- est, au vrai, une base *ǝw-egh-, renversement de *ǝeu-gh- »962. Le sens à donner au substantif augha- était donc bien « ce qui emporte », à savoir le flot d’eau dévastateur. Par ailleurs, les termes udaká- et áp-, qui désignent l’eau, posaient un problème selon A. Minard. En effet, udaká- était employé trois fois dans le récit, une fois pour désigner l’eau ablutoire amenée à Manu (ŚB 1.8.1.1) lors de son rite d’ablution matinale (udakārtha) et, deux fois, pour l’eau de l’inondation (ŚB 1.8.1.6). Or, après le déluge, l’eau employée par Manu pour l’oblation était par deux fois nommée áp- (ŚB 1.8.1.7 et 9) : « On aimerait voir là l’opposition du profane et du sacré, du laïque au religieux. Mais l’eau d’ablution du présent passage fait justement difficulté »963. Pour A. Minard l’eau ablutoire (āp-) devait s’opposer aux eaux du déluge (udaká-). Et pourtant, l’eau ablutoire du matin que Manu reçut était aussi appelée udaká-. L’explication n’est certainement pas due, comme le pensait A. Minard, à une opposition entre sacré et profane, ni même à l’histoire rédactionnelle du texte. Nous pourrions, en effet, scinder le récit en deux parties distinctes, ŚB 1.8.1.1-6 et ŚB 1.8.1.7-11, voyant alors en ŚB 1.8.1.1-6 une inclusion qui aurait permis de développer la partie ritualiste ŚB 1.8.1.7-11, à savoir l’obligation pour Manu de procéder à un sacrifice duquel sortirait la nouvelle humanité. Dans ce cas, il faudrait considérer que l’eau utilisée le matin par Manu et les eaux de l’inondation qui avaient tout emporté possèderaient la même valeur significative. Le déluge devrait être alors entendu comme une grande ablution à laquelle seul Manu 960 961 962 963

BENVENISTE, LEJEUNE & MINARD 1953, p. 51. MINARD 1956. MINARD 1956, p. 142, n° 334a. MINARD 1956, p. 302, n° 830a.

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survécu. Nous aurions là le retour à l’image des eaux primordiales relevant d’un mythe cosmogonique. Mais, une telle explication ne permet pas de saisir la dangerosité des eaux diluviennes qui, non seulement, emportèrent toute vie, mais aussi se révélèrent encore meurtrières pour Manu tant qu’elles entoureraient la montagne du Nord et ne se seraient pas retirées. Comment dans ces conditions admettre une même valeur significative ? Celle-ci ne peut être acceptée que si nous opposons radicalement udaká- à āp-, c’est-à-dire si nous regardons les deux parties distinctes du récit, non pas comme deux compositions historiquement séparées dans le temps ou simplement juxtaposées, mais comme un tout cohérent et significatif pour les tenants de l’École du Yajur Veda blanc qui opposaient littéralement deux pratiques rituelles, celle du temps d’avant le déluge avec l’udakārtha et celle du temps d’après le déluge avec l’utilisation de l’eau (āp-) dans le sacrifice d’Iḍā. Dans le domaine des Purāṇa, l’indianiste Madeleine Biardeau (1922-2010) travailla sur les concepts de création originelle (sarga/prākṛtasarga) et de recréation (pratisarga) tout au long des années 1960. Elle dispensa les résultats de ses recherches à la section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études tout en répondant à l’attente d’un cercle de religions comparées réuni autour de Louis Dumont (1911-1998) et Jean-Pierre Vernant (1914-2007). L’ensemble fut rassemblé et édité dans deux volumes d’Étudesdemythologiehindoue, l’un portant sur les cosmogonies purāṇiques964, l’autre sur la bhakti et les avatāra965. L’indianiste française apporta un véritable éclaircissement sur la cosmologie purāṇique et surtout sur les différentes strates conceptuelles la composant (yuga, kalpa, manvantara). Elle mit en évidence le réemploi par les auteurs des Purāṇa des catégories upaniṣadiques pour rendre compte de l’origine du monde ainsi que le fonctionnement de sa dissolution (pralaya) ou résorption puis de son émission calqué sur les phases respiratoires mises en pratique par les yogi. Dans ses deux volumes, il n’est donc aucunement question de la tradition indienne du déluge telle qu’elle fut transmise à travers l’histoire de Manu sauvé par un poisson, mais des récits décrivant la fin d’un kalpa durant laquelle les trois mondes et les enfers sont détruits par un grand incendie cosmique puis submergés par une onde unique966 (ekārṇava), l’image même de la crémation suivie de l’immersion des cendres ou du résidu (śeṣa) dans l’eau. Ce śeṣa — nom également du serpent sur lequel repose Nārāyaṇa allongé sur l’onde unique — était le fondement primordial de la cosmogonie originelle (pradhāna) qui servirait à la recréation des trois mondes. Biardeau voyait dans le Manu des manvantara purāṇiques, qui se superposaient mal à la 964 965 966

BIARDEAU 1981. BIARDEAU 1994. BIARDEAU 1981, p. 158-161.

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théorie des kalpa, un réemploi voulu du « véritable homme primordial »967 de la tradition védique. C’est parce qu’il était le principal protagoniste des récits cosmogoniques et anthropogoniques brāhmaniques et épiques, qu’il fut intégré dans la cosmologie purāṇique et qu’il devint le premier avatāra de Viṣṇu : « Les premiers avatāra ne sont que la reprise des mythes cosmogoniques des Brāhmaṇa ou des Saṃhitā du Yajurveda : celui du Poisson, qui s’origine au mythe de Manu et du déluge du Śatapatha-brāhmaṇa I.8.1.1-10, celui de la Tortue du barattage de la Mer de lait, qui transpose la tortue utilisée dans le rituel de l’agnicayana (ŚB VII.5.1.1-11), le Sanglier, dont nous avons vu les antécédents védiques et une première transposition dans le pratisarga purāṇique, le Nain enfin, qui reprend les trois pas créateurs de Viṣṇu dont les textes de śruti nous donnent déjà de multiples variantes. Le ré-emploi de ces thèmes dans les mythes d’avatāra se justifie parfaitement, dans la mesure où une incarnation de Viṣṇu remet en marche un mode neuf et se trouve donc avoir un rôle cosmogonique. »968

Du côté indien, le savant Veṭṭaṃ Māṇi (1921-1987) fit paraître sa Purāṇic Encyclopaedia en langue malayalam en 1964 à Koṭṭayam (État du Kerala). Cette encyclopédie969 fut traduite en anglais en 1975. Il donna une version du matsyāvatāra, « la première et la plus importante incarnation de Mahāviṣṇu »970, dans sa notice sur les avatāra de Viṣṇu. Il fit référence au Mahābhārata, l’Agni Purāṇa et le Bhāgavata Purāṇa ainsi qu’à l’épopée moderne hindi, Kāmāyanī, composée, en 1936, par le poète Jayaśaṅkar Prasād (1890-1937). Celui-ci avait repris la trame du mythe du déluge du ŚatapathaBrāhmaṇa et construit toute une allégorie autour du devenir, après le déluge, des trois principaux protagonistes qu’étaient Manu, Iḍā et Śraddhā. Sûr de l’ancienneté de sa propre tradition diluvienne indienne, Veṭṭaṃ Māṇi cita en comparaison le texte de la Genèse en l’introduisant par cette simple phrase : « This story of the incarnation of Viṣṇu as fish is seen in the Bible figuratively »971. Le sanskritiste indien Govind Vinayak Devasthali, professeur de sanskrit à l’université de Poona, publia, en 1965, une courte étude972 sur la mythologie des Brāhmaṇa et plus précisément sur les mythes eux-mêmes en tant qu’unité littéraire. Pour lui, le mythe de Manu sauvé du déluge, ayant ses contreparties dans toutes les civilisations, devait certainement narrer un événement historique qui remontait à la plus haute antiquité. Car, l’indianiste considérait que ce mythe n’avait rien à voir avec les rites sacrificiels bien que sa fin relatât le sacrifice mit 967 968 969 970 971 972

BIARDEAU 1981, p. 12. BIARDEAU 1994, p. 63-64. VETTAM MANI 1975. VETTAM MANI 1975, p. 493. VETTAM MANI 1975, p. 79. DEVASTHALI 1965.

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en branle par Manu lui-même973. Pour sa part, Sukumari Bhattacharji (1921-2014), professeur de sanskrit à l’université Jadavpur de Calcutta, compara les récits védiques et purāṇiques dans son ouvrage TheIndianTheogony974. Elle en conclut que l’incarnation d’un dieu sous l’apparence d’un poisson, notamment de Prajāpati et de Viṣṇu, était un emprunt sectaire et que ce dernier, par conséquent, était tardif. Du côté européen, en 1967975, Jean Varenne (1926-1997), alors maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, sortait ses Mythesetlégendesextraits desBrāhmaṇa976 dans la collection « série indienne » des éditions Gallimard. Sa traduction française977 de Śatapatha Brāhmaṇa 1.8.1.1-11 fut accompagnée de cinq courtes notes et d’une introduction. Cette dernière montre combien ce récit, qui faisait d’ores et déjà partie de la longue liste des traditions diluviennes depuis l’entre-deux-geurres, n’était que l’un des pendants du texte biblique, même s’il conservait sa coloration tout indienne : « C’est ici la forme la plus ancienne (VIIIe siècle avant notre ère ?) de la légende indienne du déluge. Certains éléments sont identiques au récit biblique : un juste est averti, de façon miraculeuse ; il construit une arche, qui flotte sur les eaux et le sauve ; il repeuple la terre. Mais la signification théologique est toute différente : le déluge n’est pas une punition ; Manu reste absolument seul et c’est, comme il se doit, en célébrant un sacrifice qu’il reçoit, telle une bénédiction, la femme avec laquelle il pourra engendrer une race nouvelle. Ceux donc, conclut le texte, qui désirent une descendance se doivent d’offrir le sacrifice qu’instaura Manu. »978

Suite à leur traduction979 de l’histoire de Sāvitrī, en 1968, les indo-iranologues belges Michel Defourny (1944-) et Jean Kellens (1944-), alors boursier du Patrimoine de l’université de Liège, publièrent, en 1969, une traduction du mythe du déluge extrait du Mahābhārata aux éditions Guy Lévis Mano (1904-1980) sous le titre : Le dit du poisson980. Bien que les deux auteurs n’aient apporté aucun commentaire au récit diluvien, il s’agit là de la traduction en langue française la plus fidèlement épique, s’inspirant de la composition versifiée des chansons de geste. Dans un article sur le symbolisme de la corne dans la mythologie épique, 973 974 975

976 977 978 979 980

DEVASTHALI 1965, p. 8. BHATTACHARJI 1970. Cette année sortit des presses Das Bhaviṣyapurāṇa, l’étude d’A. Hohenberger qui venait de s’éteindre quelques mois auparavant. Sur l’inclusion dans le Pratisargaparvan du récit génésiaque du déluge, l’indianiste allemand avait conservé la même thèse qu’en 1930, à savoir la capacité d’assimilation des brāhmanes confrontés aux autres religions. HOHENBERGER 1967, p. 12. VARENNE 1967. VARENNE 1967, p. 37-39. VARENNE 1967, p. 175. DEFOURNY & KELLENS 1968. DEFOURNY & KELLENS 1969.

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paru en 1976, M. Defourny s’intéressa également à l’origine du mot śārṅgikā, nom donné à quatre oiseaux cornus qui avaient échappé à l’incendie d’une forêt causé par Kṛṣṇa et Arjuna. Ceci l’amena à s’interroger sur la valeur de la corne du poisson — appelé śṛṅgin, « porteur de corne » — qui sauva Manu du déluge. Ces oiseaux cornus pouvaient également être mis en parallèle avec le sanglier (varāha) qui à l’aide de son unique défense ou corne (ekaśṛṅga) souleva la terre qui avait été submergée par les eaux, ou bien encore avec Ṛśyaśṛṅga portant une corne sur sa tête, fils d’un brāhmane et d’une gazelle, qui sauva un royaume de la sécheresse. Il fit remarquer que, dans ces récits brāhmaniques, la corne unique est « un élément surajouté » à la personne qui lui confère un caractère mythique et qu’elle se révèle être un « instrument de salut »981. Plus encore, l’auteur de la version diluvienne du Mahābhārata joua sur l’ambivalence du terme tantôt comparant la corne du poisson à une montagne dressée, tantôt l’utilisant pour désigner le sommet, le pic de la montagne vers laquelle le poisson tira le navire de Manu. Alors que Manu avait amarré, à la demande du poisson, son bateau à sa corne (śṛṅga), il l’amarra ensuite au pic (śṛṅga) de la montagne, toujours sur son conseil. Or, Defourny nota que, dans le MatsyaPurāṇa, la corne du sanglier était assimilée au poteau sacrificiel (yūpa), « unique et vertical lui aussi »982. Renvoyant aux travaux de M. Mauss et H. Hubert, de M. Eliade, de J. Auboyer, d’O. Viennot ou encore de J. Gonda, il conclut que cette corne pouvait symboliser un axismundi, qui, dans le système sacrificiel brāhmanique, devait être compris comme le moyen de monter au monde céleste. Aux États-Unis, en 1974, le rabbin Daniel Polish (1938-) soutint sa thèse doctorale The Flood Myth in the Traditions of Israel and India983 à l’université de Harvard. Cette recherche, qui n’a malheureusement pas été publiée et à laquelle nous n’avons donc pu avoir accès, fit cependant l’objet d’un bref compte rendu dans TheHarvardTheologicalreview984. Pour l’essentiel, Polish releva les similarités liées aux éléments narratifs et aux structures des récits. Dépassant l’hypothèse de l’origine mésopotamienne des deux traditions diluviennes biblique et indienne, il supposa un possible contact entre ces deux dernières traditions. Il s’intéressa également aux différences contextuelles et aux évolutions dans chacune des traditions afin de déterminer les caractéristiques au fondement même du développement de tout système mythologique. Pour sa part, l’École de Chicago n’était pas en reste au sujet des mythes du déluge. En 1976, dans son Histoire des croyancesetdesidéesreligieuses985, M. Eliade présenta la version sumérienne du 981 982 983 984 985

DEFOURNY 1976, p. 20. DEFOURNY 1976, p. 21. POLISH 1974. « Summaries of Doctoral Dissertations » 1974. ELIADE 1976.

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déluge comme le premier mythe du genre et précisa qu’« un certain nombre de variantes semblent être le résultat de la diffusion, d’abord à partir de la Mésopotamie et puis de l’Inde »986. L’indianiste Wendy Doniger O’Flaherty (1940-), nommée à la chaire Mircea Eliade en 1978, publia trois ans plus tôt une anthologie de mythes indiens parmi lesquels figurait le matsyāvatāra. Elle y voyait un mythe d’une grande antiquité qu’elle datait d’avant même la dispersion des peuples proto-indo-européens et de la civilisation du Croissant fertile987. Elle donna les traductions des versions du ŚatapathaBrāhmaṇa et du MatsyaPurāṇa. En Inde, la tradition du récit diluvien continuait à être transmis dans la population de tous âges. Après plus d’un millénaire de diffusion sous différentes variantes, il fit encore l’objet d’une publication en 1975 dans Chandamama988, magazine de contes pour la jeunesse fondé en 1947 par le producteur cinématographique Bommireddy Nagi Reddy (1912-2004). La version du Mahābhārata servit de récit-cadre à la présentation de Manu, l’un des législateurs et des fondateurs de la société indienne. Le mythe diluvien avait déjà été narré quelques années auparavant dans ce même magazine. Sa représentation figurée restait fidèle à la version du Mahābhārata alors que celle de 1975 renvoyait à la version du Śatapatha Brāhmaṇa. Néanmoins le poisson fut représenté bicornu selon un modèle déjà présent dans certaines miniatures telle celle du manuscrit du Bhāgavata Purāṇa d’E. Burnouf conservé à la Société asiatique de Paris. Il semble que certains artistes aient eu assez de mal à saisir le sens à donner à un poisson unicorne et qu’ils aient eu plus de facilité à l’assimiler à des animaux bicornes. Il est intéressant de noter que la transmission de cette histoire de Manu se perpétue aujourd’hui, en dehors de la caste brāhmanique, dans une large portion de la société indienne dès le plus jeune âge. Actuellement, le magazine Chandamama est traduit en douze langues indiennes ainsi qu’en anglais et peut parfois atteindre plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Dans la version de 1976, l’auteur reprit le récit du Mahābhārata, à ceci près qu’il précisa que le poisson possédait une paire de cornes. C’est donc une nouvelle variante qui fut véhiculée parmi les populations lectrices du magazine qui, à leur tour, la transmettront aux futures générations. L’auteur dont la visée fut de présenter la figure de Manu législateur et fondateur de la société indienne, indiqua au sujet du déluge que nombre de civilisations du passé avaient ainsi disparu. De grands esprits auraient alors été chargés d’enseigner les lois à la nouvelle civilisation989. Le récit 986 987 988 989

ELIADE 1976, p. 75. DONIGER O’FLAHERTY 1975, p. 180. REDDI 1976. « Certains savants pensent que la légende que nous avons brièvement narrée a une signification symbolique. Dans les siècles passés, de nombreuses civilisations ont disparu. De grands esprits ont été chargés de donner de nouvelles lois grâce auxquelles les hommes de la nouvelle

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traditionnel de Manu sauvé du déluge du ŚatapathaBrāhmaṇa et du Mahābhārata identifié au Manu législateur du Mānavadharmaśāstra demeure encore bien présent en Inde et continue son lent cheminement dans la représentation de l’histoire ancienne de la société indienne qui participe à la construction de son identité. 5.11.4. L’approchehistorico-critiquedeJanGonda Le néerlandais Jan Gonda990 (1905-1991), professeur de sanskrit à l’université d’Utrecht, fut l’un des indianistes les plus renommés de son temps. Son approche historique de la civilisation indienne faisait alors contrepoids au structuralisme et à des théories comme la trifonctionnalité indo-européenne de G. Dumézil. Dans une lettre adressée à Jan de Vries, ce dernier ne cacha pas son amertume lorsqu’il apprit, en 1958, que le pasteur Christel-Matthias Schröder (1915-1996), directeur de la collection « Die Religionen der Menschheit » publiée par la maison d’édition W. Kohlhammer, avait déjà confié la rédaction du volume sur les religions de l’Inde à J. Gonda : « Mons. Schröder m’écrit qu’il a confié l’Inde à… J. Gonda : cet excellent sanscritiste ne comprend rien aux faits religieux dont, malheureusement, il s’occupe beaucoup… »991. Car J. Gonda étudiait les vestiges littéraires de l’Inde védique et ancienne dans leur contexte historique et non de manière synchronique comme pouvait le faire un structuraliste cherchant à établir une théorie générale. Dans l’introduction de cet ouvrage (DieReligionenIndiens.I.Vedaund ältererHinduismus992), finalement paru en 1960, et traduit en français en 1962993, J. Gonda, s’il reconnut l’importance des travaux de G. Dumézil, n’en restait pas moins critique envers sa méthode comparative : « La tendance de Dumézil à accorder une importance décisive à certains détails ou à des passages isolés, et à ne pas toujours être impartial en face des opinions divergentes, donne assez souvent l’impression qu’il veut trop prouver »994. Dans ce volume, il n’aborda guère le mythe du déluge indien, tout au plus le mentionna-t-il lors de la présentation

990 991 992 993 994

civilisation pourraient se gouverner eux-mêmes. Très probablement le terme Manu est directement lié à Manas qui signifie l’esprit. L’homme, l’être mental, a été enseigné par les grands esprits-voyants du passé, les Manus, sur le sens et le but de la vie » (« Some scholars think that the legend which we have briefly narrated has a symbolic meaning. In ages gone by many civilisations have vanished. Great minds have been responsible for giving new laws by which the men of a new civilisation would govern themselves. Most probably the term Manu is directly related to Manas which means the mind. Man, the mental being, has been taught by the great seer-minds of the past, the Manus, about the meaning and the goal of life. »), REDDI 1976, p. 11-12. BODEWITZ 1992. DUCŒUR 2015, p. 113. GONDA 1960. GONDA 1962. GONDA 1962, p. 14.

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des avatāra de Viṣṇu indiquant que le récit-cadre du matsyāvatāra provenait, en fait, d’un plus ancien récit du déluge conservé dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, puis dans le Mahābhārata. J. Gonda restait ainsi fidèle à son approche diachronique de la mythologie indienne. En 1975, dans son étude VedicLiterature995, il résuma la trame du récit védique, précisa le contexte rituel dans lequel apparaissait le mythe et mit en doute son origine sémitique telle qu’affirmée par M. Winternitz ou A. Hohenberger (« origin from a Semitic source, though more than one supposed, is incapable of proof »). Ce ne fut vraiment qu’en 1978 que l’indianiste néerlandais, désormais retraité, écrivit un article plus conséquent sur le mythe du déluge indien : De Indische Zondvloed-Mythe996. Cette publication, issue d’une conférence prononcée au département de littérature de l’Académie royale des sciences des Pays-Bas dont il était membre depuis 1957, fit l’objet d’un résumé anglais dans le compte rendu de la vingt-neuvième AllIndiaOrientalConference de Poona. Dès son introduction, J. Gonda posa les préalables méthodologiques nécessaires à l’approche d’une telle tradition mythologique. Pour lui, les savants qui avaient relevé et comparé des centaines de mythes (G. Gerland, J. Frazer, J. Riem) l’avaient fait avant tout pour établir des influences, des emprunts dans le but de déterminer une origine commune. Ce qui avait indéniablement manqué à tous ces auteurs avait été de recontextualiser historiquement toutes ces histoires et d’en préciser la place et la fonction dans l’ensemble des traditions de chacune des sociétés concernées. Par ailleurs, ils auraient dû se demander si les auteurs mêmes de ces récits diluviens les avaient regardés comme de vraies histoires, donc remontant à un événement historique, ou comme des histoires inventées donnant à réfléchir. De même, ils auraient dû préciser la terminologie qu’ils avaient employée — « mythe » (« mythe »), histoire mythique (« mythisch verhaal »), légende (« legende »), conte (« volksverhaal »)997 —, car trop souvent ceux-ci avaient utilisé des termes de manière indifférenciée sans jamais les définir au préalable. En effet, la légende d’une inondation locale, devenue conte populaire, ne pouvait être simplement comparée à un mythe cosmogonique ayant l’eau pour élément primordial de la création. Ainsi, il convenait pour J. Gonda d’établir au préalable des critères qui permettraient de pouvoir comparer ce qui était comparable afin d’éviter tout comparatisme analogique orienté, visant souvent à retrouver une origine commune et à retracer des voies de transmission. Une grande partie des récits rassemblés par ces savants relevait donc, pour Gonda, de simples inondations.

995 996 997

GONDA 1975. GONDA 1978. GONDA 1978, p. 27.

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Au sujet de la tradition indienne du déluge, pour laquelle nous ne pourrons ici exposer en détail l’ensemble trop important de ses arguments, il fit tout d’abord remarquer qu’étant donné la fréquence des récits diluviens produits par les civilisations à travers le temps et l’espace, il n’était nullement étonnant d’en retrouver un ou plusieurs dans la littérature sanskrite. Cependant, l’indianiste se devait en premier lieu, avant même de vouloir rechercher une quelconque origine, s’intéresser à ce que ces récits avaient pu signifier aux Indiens en leur temps. La démarche consisterait alors à identifier les liens entre les éléments narratifs des différents récits et d’en définir l’évolution historique. Son approche diachronique l’amena donc à revenir en premier lieu sur la version védique qu’il datait de 600 av. J.-C. puis sur celles du Mahābhārata (IVe siècle av. J.-C. – IVe siècle ap. J.-C.), du Matsya Purāṇa (entre 200 et 600 ap. J.-C.) et du Bhāgavata Purāṇa (vers le IXe siècle). Après avoir donné la trame narrative du ŚatapathaBrāhmaṇa, il fit quelques observations sur les différences entre les quatre récits. Nous retiendrons ici qu’en ce qui concerne le récit brāhmanique, il scinda bien ŚB 1.8.1.1-11 en deux ensembles textuels distincts, à savoir ŚB 1.8.1.1-6 et ŚB 1.8.1.7-11. Il supposa que le second avait été ajouté au premier et qu’à l’origine, le premier devait se terminer simplement par un don fait par Manu au poisson. Nous ne le pensons pas, car Manu avait déjà fait un don inestimable au poisson en le protégeant et en le gardant tout au long de sa croissance. Si l’auteur fit valoir la formule rituelle du don et du contre-don, à savoir « dehi me dadāmi te » (« Donne-moi, je te donne »), alors le don fait par Manu au poisson trouve sa contrepartie dans le don de sauvetage que le poisson fit à l’encontre de Manu. Il n’est donc guère besoin d’ajouter un énième don final de la part de Manu au poisson. Les brāhmanes qui composèrent ce récit diluvien le fondèrent assurément sur cette formule rituelle de leur propre École du Yajur Veda blanc (VājasaneyīSaṃhitā), et par-là même l’illustrèrent : le poisson vient demander à Manu son aide (« Donne-moi » ta protection contre le danger que représentent les gros poissons) et lui assure qu’il l’aidera en contrepartie (« Je te donne » ma protection contre le flot dévastateur). Sur le poisson indien, dont le rôle est ici unique par rapport à l’ensemble des récits de déluge non indiens, J. Gonda énonça plusieurs explications en relation directe avec la culture indienne. Premièrement, il lui paraissait évident que le poisson ait été désigné comme l’animal le plus à même de sauver des eaux Manu, puisqu’il représentait l’animal aquatique par excellence. D’ailleurs, il nota qu’à la différence du dieu mésopotamien Ea dont on avait voulu rapprocher la figure, le rôle du poisson védique ne se limitait pas à la seule annonce d’un déluge à venir, mais comprenait également le remorquage du navire jusqu’à la montagne du Nord. Ceci est d’importance, car dans d’autres variantes de récits diluviens, le navire ou

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les navires voguaient sur les eaux jusqu’à s’échouer sur une hauteur. Il y avait donc, pour J. Gonda, derrière ce rôle une signification singulière. Deuxièmement, en Inde ancienne, le poisson symbolisait la vie, la prospérité et la fécondité, tout ce qui seyait à la situation catastrophique à laquelle serait confronté Manu. Enfin, il avait été gardé par Manu dans trois endroits différents un pot, une fosse et la mer qui formaient tous trois une triade célèbre (« in een kruik, een kuil en de zee : de bekende triade »998). L’indianiste ne précisa pas sa pensée. Il faut reconnaître qu’il venait de publier deux ans plus tôt une étude importante sur les triades dans le Veda (TriadsintheVeda999), qui avait eu pour objectif, entre autres, de donner à réfléchir sur les apories védiques de la théorie de la trifonctionnalité développée par G. Dumézil. Mais nulle part dans cet ouvrage, il ne fit mention de cette triade du pot, de la fosse et de la mer ! Quant à la corne que le poisson portait, il y voyait la marque de sa puissance divine qui fut à l’origine de son réemploi sous les figures successives de Brahmā et de Viṣṇu. Enfin, sur les origines de la tradition diluvienne indienne, l’indianiste néerlandais pointa du doigt la récurrence d’y avoir sans cesse recherché une influence non brāhmanique, souvent mésopotamienne ou plus largement sémitique. Les principaux arguments reposaient sur l’absence de toute allusion à un déluge quelconque dans la littérature védique antérieure au ŚatapathaBrāhmaṇa et sur l’inexistence assurée d’une tradition indo-européenne. Et, écrivit-il, par la réimpression systématique de ces deux arguments, cette hypothèse est devenue une vérité, qu’il trouvait, pour sa part, insoutenable. Tout ceci n’était au final qu’une construction à partir de similarités choisies ayant eu pour but de démontrer un emprunt et l’existence d’une origine unique. J. Gonda passa donc en revue les différentes tentatives qui avaient été faites au cours du XIXe siècle et des dernières décennies. Il accepta néanmoins l’hypothèse indusienne de Karmarkar tout en objectant qu’à l’heure où en étaient les recherches sur cette civilisation et son écriture, tout ceci relevait encore de la spéculation. Ces remarques sur le texte du Śatapatha Brāhmaṇa l’amenèrent donc à conclure que cette version, la plus ancienne connue jusqu’à ce jour, s’avérait être historiquement la plus originelle de toute la tradition indienne et qu’elle contenait « tous les éléments nécessaires sans la moindre trace de dégénérescence » (« Hij bevat alle noodzakelijke elementen zonder enig spoor van degeneratie. »1000). J. Gonda avait, en effet, raison d’insister sur le fait qu’à la différence des éléments narratifs des versions épico-purāṇiques postérieures, ceux du texte védique ne souffraient d’aucune incohérence. Cette mise au point historique et philologique ôtait toute idée d’emprunt, de transmission et d’origine 998 999 1000

GONDA 1978, p. 34. GONDA 1976. GONDA 1976, p. 43.

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commune. Elle demandait au contraire à étudier le texte dans son propre contexte rédactionnel, celui de l’École du Yajur Veda blanc aux alentours du VIIe siècle av. J.-C. 5.11.5. L’analyseritualistedeJohannesCornelisHeesterman Le collègue de J. Gonda, Johannes Cornelis Heesterman (1925-2014), professeur de langues et d’histoire culturelle de l’Asie du Sud à l’université de Leyde, publia, en 1983, une analyse détaillée sur l’insertion du mythe du déluge dans le rituel védique1001. L’indianiste néerlandais étudia donc le récit diluvien dans son contexte proche, à savoir le premier kāṇḍa du Śatapatha Brāhmaṇa, et dans son contexte plus lointain, celui des traités ritualistes des Brāhmaṇa. Il fut assurément le seul, après S. Lévi, à avoir véritablement analysé les éléments narratifs et la terminologie ritualiste dans leur milieu comme l’avait suggéré J. Gonda cinq ans plus tôt. En conséquence de quoi, il s’agit de la plus importante étude textuelle du XXe siècle dans le domaine de l’indianisme n’ayant pas eu pour objectif premier ni d’établir de possibles analogies avec d’autres récits diluviens non brāhmaniques, ni de déterminer quelque emprunt voire l’origine même du mythe. Et à ce titre, Heesterman apporta un ensemble important de considérations, notamment sur l’histoire rituelle de l’École du Yajur Veda blanc, qui méritent amplement d’être soulignées. La première remarque qu’il fit, fut de réfuter la trop simpliste théorie d’un mythe cosmogonique relatant une recréation d’un nouveau monde après la destruction de l’ancien. Dans ce mythe brāhmanique, en effet, le monde ne souffrait d’aucun désordre, à la différence par exemple des versions mésopotamiennes ou biblique. Mieux encore, J. C. Heesterman indiqua que le monde semblait suivre le bon ordonnancement tout comme la pratique rituelle qui, à travers Manu procédant à ses ablutions matinales, n’était entachée d’aucune erreur de manipulation ou de récitation qui aurait justifié une réparation de type purificatoire. Le déluge brāhmanique ne pouvait donc être aucunement regardé comme une expiation divine à l’égal d’autres traditions. De fait, ceci débouchait sur une véritable interrogation. Pourquoi avait-on accordé une place à un récit de déluge dans un traité sur le rituel alors que le système ritualiste lui-même n’était ni au centre de l’histoire, ni menacé ? La seule réponse possible résidait dans l’articulation entre les deux parties qui composaient ce mythe, à savoir le déluge et l’invocation d’Iḍā. L’ensemble formait ce que Heesterman appela un « founding charter » d’un rite nouveau dans l’histoire de l’École du Yajur Veda blanc. L’épisode du déluge ne pouvait plus être classifié aussi simplement dans la catégorie des mythes 1001

HEESTERMAN 1983.

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cosmogoniques. Il relevait, d’après l’indianiste, d’un « charter myth »1002, selon la formule de l’anthropologue Bronislaw Malinowski (1884-1942), et rejoignait ainsi la catégorie plus générale du mythe de fondation, ou Gründungsmythos, relatif à une pratique rituelle singulière. Restait néanmoins à saisir le lien apparemment factice entre les deux parties distinctes du mythe et à mieux comprendre la réorientation fondamentale du rituel sacrificiel qu’il illustrait. Son étude se divise en deux parties : la place du poisson dans le rituel védique (ŚB 1.8.1.1-6) et la fonction d’Iḍā dans le système sacrificiel brāhmanique (ŚB 1.8.1.7-11). Dans la première partie, Heesterman résuma le récit en Śatapatha Brāhmaṇa 1.8.1.1-11. On ne s’étonnera que d’une seule chose : la mention des eaux du Gange dans lesquelles Manu aurait jeté le poisson ! Cet élément narratif n’apparaît, de fait, ni dans la recension mādhyandina, ni dans celle kāṇva, mais seulement à partir du Mahābhārata. Quoi qu’il en soit, son rapprochement de ce récit avec un mythe des VādhūlaSūtra (VIe-Ve siècle av. J.-C.) de l’École du Yajur Veda noir apporta de nouvelles pistes à explorer. Ce dernier narrait comment deux poissons, qui, l’un appelé Rohita (carpe rouge), l’autre nommé Caṣa, avaient avalé respectivement un grain de riz et un grain d’orge, furent attrappés par les dieux qui étaient en train de réordonner les éléments constitutifs de l’univers par des sacrifices répétitifs desquels s’échappèrent continuellement medha (sacrifice) et asu (vie). Mais Rohita et Caṣa, grain de riz et grain d’orge, personnification du sacrifice lui-même puisque résidus de medha échappé lors du dernier sacrifice des dieux, étaient bien trop petits pour être sacrifiés. Après avoir révélé aux dieux comment les aider à grandir et à se multiplier, en leur révélant le secret de la charrue et l’art de l’agriculture, le poisson-riz et le poisson-orge, qui portaient sur leur tête un instrument sacrificiel, grandirent et se multiplièrent pour enfin être sacrifiés et permettre le réordonnancement de l’univers. Outre le nom caṣa, qui rappelle fortement celui de jhaṣa, dû à la sonorisation et à l’aspiration de la palatale, Heesterman trouva significatif le fait que les poissons avaient également, dans ce mythe, une nature porteuse de vie, une fonction sacrificielle fondamentale, mise en rapport avec leur accroissement et l’instrument sacrificiel porté sur leur tête, ou encore un rôle cosmogonique. Mais ce qui retint surtout son attention fut la portée étiologique de cet autre « charter myth » qui expliquait le passage du sacrifice animal (medha) au sacrifice végétal pratiqué dans cette École du Yajur Veda noir. Tout un ensemble de correspondances avec le mythe diluvien de la jeune École du Yajur Veda blanc montrait combien ce dernier n’était nullement isolé dans la littérature ritualiste brāhmanique. Par ailleurs, dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, l’accroissement était double et ambivalent : l’eau ablutoire matinale versée en petite quantité dans les mains de Manu et le petit poisson vivant dans cette eau 1002

HEESTERMAN 1983, p. 26.

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s’enflèrent et devinrent respectivement un flot dévastateur et un poisson monstrueusement grand qui pourrait dorénavant dévorer les plus petits que lui. Toutes les caractéristiques, comme le souligna bien Heesterman, de la dangerosité même d’un sacrifice mis en branle. À la différence de M. Defourny, il ne pensait pas que la corne du poisson, malgré le parallèle avec les instruments sacrificiels sur la tête de Rohita et de Caṣa, pût renvoyer au poteau sacrificiel (yupa). Car l’admettre obligerait à voir en Manu, monté sur son navire attaché à la corne du poisson, puis à l’arbre sur le sommet de la montagne du Nord, la victime sacrificielle. Ce qu’il ne semble être en aucune façon dans le récit. Nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec cet argument. En effet, Manu, en tant que personnification du premier sacrifiant (yajamāna) se révèle être la véritable victime de ce double enflement dangereux du poisson et des eaux. Ce qui devait doublement le sauver, eau ablutoire et poisson, le priva finalement et de bétail à sacrifier et de descendance, car « le flot emporta alors toutes les créatures et Manu resta seul ici-bas » (aughó ha tāḥ sárvāḥ prajā niruvāhātheha mánur evaíkaḥ páriśiśiṣe). La dangerosité de l’udakārtha matinal en vue de sacrifier s’est donc retournée contre lui et lui a ôté toute possibilité d’une descendance, le privant ainsi du bénéfice des rites funéraires au jour de sa mort et, par conséquent, toute occasion d’atteindre le monde des ancêtres (pitṛloka). La seule victime sacrificielle qu’il eût pu encore sacrifier eût donc été lui-même. Le sacrifice qui avait l’udaka pour base se révélait être un échec. Ce fut donc un autre type de sacrifice que mit en place l’école du Yajur Veda blanc par l’intermédiaire de la seule iḍā. Pour Heesterman, restait encore à trouver un lien entre les deux parties distinctes, car, si les poissons Rohita et Caṣa avaient révélé non seulement l’art de l’agriculture, mais aussi la manière de sacrifier autrement, le poisson n’enseigna rien à Manu au sujet d’un quelconque rite sacrificiel nouveau à mettre en place après le déluge. Il y avait donc là, pour l’indianiste néerlandais, la preuve d’une inclusion singulière d’un récit de déluge, dans un ensemble plus large qui portait avant tout sur la nature et la fonction d’Iḍā dans le schème du sacrifice lui-même. Dans la seconde partie de son article, il revint donc sur la pratique de l’iḍā, ce moment — après le sacrifice des oblations principales pour le maintien de la vie des deva et du bon ordonnancement (ṛta) de l’univers — durant lequel le hotṛ invoque la déesse Iḍā et l’adhvaryu découpe de petites tranches qui sont alors mangées par le sacrificateur (yajamāna) et les officiants pour le maintien de leur propre vie. Ceci pouvait expliquer l’importance d’Iḍā, après le récit du déluge, qui avait donc pour fonction de maintenir la vie. Mais, si l’auteur avait eu pour visée de préciser la fonction de l’iḍā dans le déroulement du sacrifice de la nouvelle et de la pleine lune, Heesterman ne voyait pas pourquoi son apparition aurait dû être

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précédée de quelque idée d’inondation. En effet, les autres traités ritualistes, comme par exemple la TaittirīyaSaṃhitā, mentionnaient également l’apparition d’Iḍā, mais sans pour autant faire allusion à la moindre inondation. Dans un long développement, l’indianiste néerlandais montra les liens entre Mitra-Varuṇa et Iḍā ainsi que l’importance des empreintes de pas, notamment celles de la vache-Iḍā et de la femme-Iḍā, dans la ritualité védique. Il fit ressortir l’importance mythologique du thème de la lutte violente entre deva et asura pour l’obtention des offrandes et de la violence de l’immolation avant le partage communautaire de l’Iḍā tout autant que durant la cérémonie de l’Iḍā. Or, l’idée directrice des ritualistes śrauta fut justement d’ôter toute violence rituelle. Dans le récit du Śatapatha Brāhmaṇa, cette violence latente, au moment de l’iḍā, est détournée par Iḍā ellemême, qui, se détournant de Mitra et Varuṇa qui voulaient se l’approprier et se la partager, se rendit auprès du sacrifiant Manu pour se livrer entièrement à lui. Les auteurs jouèrent alors avec habileté sur un autre registre, celui de la double imbrication du sacrifice et de la procréation à travers la figure féminine d’Iḍā. Heesterman en conclut que « l’histoire du déluge est censée être une intrusion, une fois pour toute, du chaos à partir duquel émerge l’ordre permanent du rituel »1003. L’insertion d’un récit de déluge dans le traité ritualiste de l’École du Yajur Veda blanc aurait donc eu pour finalité, selon lui, d’expliquer une pratique nouvelle du repas communautaire fondée dorénavant sur une doctrine novatrice qui accordait une place, singulière et bien circonscrite, à toute force destructrice, néanmoins reconnue comme nécessaire dans le processus de perpétuation de la vie. L’étude de J. C. Heesterman ouvrit d’importantes pistes de recherche sur l’histoire de la formation du mythe du déluge dans l’École du Yajur Veda blanc. Cependant, comme il le laissa entendre, la trame narrative de ŚB 1.8.1.1-6 pouvait très bien être antérieure à la composition de ŚB 1.8.1.1-11 et, donc, remonter à une tradition diluvienne plus ancienne, déjà présente, sous forme allusive, en KāṭhakaSaṃhitā 11.2 et en AtharvaVeda 19.39.8. 5.11.6. RéflexionssurlemythedudélugeindienàlafinduXXesiècle Malgré ces avancées, la légende du déluge brāhmanique continua à être mentionnée dans des ouvrages d’indianisme sans autre intérêt que d’en présenter le principal protagoniste, Manu, comme Naama Drury1004, en 1981, ou de mettre en avant sa célébrité face à la version sumérienne, telle Sukumari Bhattacharji1005, 1003

1004 1005

« The flood story is meant to be a once-for-all intrusion of chaos out of which arises the permanent order of the ritual », HEESTERMAN 1983, p. 37. DRURY 1981, p. 46. BHATTACHARJI 1984, p. 48-49.

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en 1984. Du côté des biblistes, Bernhard Lang (1946-), professeur d’AncienTestament à la Faculté de théologie catholique de l’université de Paderborn, rédigea un court récapitulatif1006 des études comparées sur les mythes du déluge en dehors de la sphère sémitique depuis les travaux de Heinrich Lüken (1869) jusqu’à l’étude plus récente de Gian Andrea Caduff (1985). Il en conclut que les recherches sur les récits diluviens avaient visé notamment à l’établissement de collections d’histoires de déluges, à des études spécifiques sur telle ou telle sphère culturelle, particulièrement Grèce, Inde et Afrique, ou encore à l’identification des « synchrétismes » entre tradition indigène et tradition biblique qui s’opérèrent lors de l’évangélisation de populations diverses par les missionnaires chrétiens. Dans son volume TheCriticalandCulturalStudyofthe ŚatapathaBrāhmaṇa1007, publié en 1988, le chimiste et saṃnyasin Svami Satya Prakash Sarasvati, de l’université d’Allahabad (Uttar Pradesh), donna une traduction anglaise des quatre premiers paragraphes du mythe1008. Ceci s’explique du fait qu’il mentionna ce texte dans le cadre de son chapitre relatif à la faune. L’élevage du poisson par Manu, écrivit-il, se passait de tout commentaire. Dans son chapitre sur les paraboles, il juxtaposa plusieurs mythes dont celui du déluge mettant en scène Manu, le poisson et Iḍā1009. Mais là encore, il ne fit aucun commentaire. L’indianiste David Shulman (1949-), professeur d’études indiennes à l’université hébraïque de Jérusalem, participa au volume TheFloodMyth1010 édité en 1988 par l’ethnologue et folkloriste américain Alan Dundes (1934-2005). Dans son article1011, D. Shulman répertoria les principales légendes d’inondations propres à la tradition tamoule qui firent l’objet de commentaires à la période médiévale. Deux principales traditions sont attestées : l’une narrant la destruction complète de la ville de Maturai par une inondation, l’autre rapportant comment la culture tamoule survécut à cette catastrophe pour prendre un nouvel essor. Par ailleurs, la mythologie cosmogonique tamoule décrit les créations cycliques de l’univers au centre duquel se trouvent toujours les ruines de la ville de Maturai. Aruṇācalakkavirāyar (1712-1779) raconte, dans son Cīkāḷittalapurānam, comment Śiva et son épouse Umā furent les seuls rescapés d’un déluge qui recouvrit l’univers. Ils y échappèrent en construisant un bateau à partir de la syllabe praṇava. Vogant sur les flots, ils découvrirent les ruines d’une cité et Śiva s’exclama alors : « Cette ruine est la racine de l’univers »1012. Śiva exonda le pays à l’aide de son troisième 1006 1007 1008 1009 1010 1011 1012

LANG 1985. SARASVATI 1988. SARASVATI 1988, p. 301-302. SARASVATI 1988, p. 312-313. DUNDES 1988. SHULMAN 1988. SHULMAN 1988, p. 297.

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œil. S’il semble assez sûr que la tradition tamoule du déluge repose sur l’idée d’une inondation cosmique1013 provenant de la littérature épico-purāṇique, elle n’a cependant conservé, à la différence de la tradition des Bhīls, aucun récit dont la trame narrative serait proche de la version du ŚatapathaBrāhmaṇa. Ces inondations de villes et la découverte de leurs ruines s’originent certainement plus dans des phénomènes de crues cycliques dus à la saison des pluies accompagnée de cyclones1014. C’est pourquoi, la plupart de ces légendes appartiennent à des mythes cosmogoniques racontant la destruction cyclique de l’univers ou la disparition récurrente d’avatāra1015. Le « reste » urbain de la création précédente demeure néanmoins toujours le lieu sacré à partir duquel l’humanité peut de nouveau croître et recevoir le Veda. Dans son travail d’habilitation, DieErzählungvonManuunddemFisch.Die beiden ältesten Versionen der indischen Flutsage1016 (L’histoire de Manu et du poisson.Lesdeuxplusanciennesversionsdumythedudélugeindien), soutenu à l’université de Zürich en 1989, mais non publié, Annemarie Etter (1939-) présenta, dans sa première partie1017, quelques généralités sur les mythes du déluge, puis des comparaisons possibles entre la tradition diluvienne indienne et celle procheorientale. Ayant suivi pour l’essentiel les ouvrages de R. Andree, M. Winternitz et J. Gonda, l’auteur en conclut que des parallèles entre les différentes traditions indiennes, proche-orientales, indo-européennes, voire chinoises1018, étaient envisageables, mais que rien n’indiquait avec certitude une quelconque influence extra-indienne sur le mythe diluvien brāhmanique. Elle déclina ensuite, en un peu plus d’une centaine de pages, les quelques points clés de la recherche indianiste sur les versions diluviennes du Śatapatha Brāhmaṇa (« Die Flutsage in den Brāhmaṇatexten »1019) et du Mahābhārata(« Die Flutsage im Mahābhārata »1020) afin de saisir la continuité rédactionnelle entre ces deux textes. Pour le Śatapatha Brāhmaṇa, l’auteur replaça dans son contexte textuel le mythe du déluge en en faisant alors un commentaire linéaire, très sommaire, « kaṇḍikā » par « kaṇḍikā » 1013 1014 1015

1016 1017 1018 1019 1020

DESSIGANE, PATTABIRAMIN & FILLIOZAT 1960b, pl. XI. Voir à ce sujet Eduard Suess. Dvārakā (Gujarāt), la ville fondée par Kṛṣṇa, aurait été submergée par la mer sept jours après sa mort. Mahābhārata 16.8.40-41. « Aussitôt l’océan submergea Dvārakā, abandonnée de Hari, ô puissant roi, à l’exception de la demeure du fortuné Bhagavat » (dvārakāṃ hariṇā tyaktāṃ samudro ’plāvayat kṣaṇāt | varjayitvā mahārāja śrīmadbhagavadālayam ||), Bhāgavata Purāṇa 11.31.23. ETTER 1989. ETTER 1989, p. 10-47. Sur les mythes du déluge en Chine ancienne, voir en dernier lieu LEWIS 2006. ETTER 1989, p. 48-105. ETTER 1989, p. 106-156.

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( ? = khaṇḍikā). Suit une brève présentation de la figure de l’iḍā. En ce qui concerne le Mahābhārata, après une présentation contextuelle, A. Etter aborda les thématiques récurrentes traversant le récit comme les rapports entre Manu et le poisson, la prophétie du déluge (« Die Prophezeihung des Flut »), les directives du poisson, le sauvetage, la révélation de la nature du poisson, la création, etc. L’ensemble de ce travail est suivi de la traduction allemande des principaux textes étudiés1021 (ŚatapathaBrāhmaṇa 1.8.1.1-44 ; Mahābhārata 3.185.1-54 ; Kāṭhaka Saṃhitā 11.2 ; Taittirīya Saṃhitā 1.7.1-2 et 2.6.7 ; Agni Purāṇa 2.1-17 ; BhāgavataPurāṇa 8.24.1-61 ; MatsyaPurāṇa 1.1-34 et 2.1-24 ; BhaviṣyaPurāṇa 3.1.4.43-60). Au cours des années 1990, d’autres indianistes firent quelques allusions à la tradition diluvienne sanskrite. Stephanie Jamison (1948-), de l’université de Californie de Los Angeles, aborda rapidement le récit du ŚatapathaBrāhmaṇa, dans son ouvrage The Ravenous Hyenas and the Wounded Sun. Myth and Ritual in AncienIndia1022. Elle nota que les premiers mots adressés par le poisson à Manu « bibhṛhí mā » (« Préserve-moi ») étaient une formule coercitive qui se retrouvait également telle quelle dans la supplique que Yati adressa à Indra dans le Vārāha Śrautasūtra. Par ailleurs, dans ces années où les études de genre (Gender studies) prirent leur essor aux États-Unis, Jamison rapprocha la jarre et la fosse dans lesquelles Manu garda le petit poisson trop faible pour pouvoir survivre parmi la faune aquatique, à une sorte de récipient in-utero. Grâce à ces deux « womblike containers »1023, le poisson put bénéficier d’une seconde gestation avant de pouvoir ré-entrer dans son milieu naturel. Il y avait, selon elle, derrière cette histoire et ce vocable employé l’idée d’une seconde naissance, si fondamentale dans les pratiques rituelles védiques. En 1996, Christophe Vielle (1967-), dans sa thèse de doctorat soutenue à l’université de Louvain-la-Neuve et consacrée au « mytho-cycle héroique » dans l’aire (mythologique) indo-européenne, inscrivit comparativement (sans prétention génétique) les déluges grecs et indiens dans leur combinaison structurelle avec des embrasements en tant que mythèmes (ou « motifèmes ») marqueurs correspondants de fin des âges mythiques successifs dans l’une et l’autre traditions1024. En 1998, John Brockington (1940-), alors professeur de sanskrit à l’université d’Édimbourg, publia une étude1025 importante sur les épopées sanskrites, Mahābhārata, Harivaṃśa et Rāmāyaṇa. Parmi les références anciennes citées dans le Mahābhārata se trouvait celle relative à un texte ancien (purāṇa) d’où aurait été 1021 1022 1023 1024 1025

ETTER 1989, p. 179-222. JAMISON 1991. JAMISON 1991, p. 237. VIELLE 1996, p. 11 n. 43, 36-37, 67-70, 84-85, 157-158. BROCKINGTON 1998.

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extrait le récit du déluge : « C’était le Purāṇa connu sous le nom de poisson » (ity etan mātsyakaṃ nāma purāṇaṃ parikīrtitam | Mbh 3.185.53). J. Brockington pencha davantage pour voir dans cette soi-disante référence textuelle, non pas celle à un Purāṇa ancien, et plus particulièrement au MatsyaPurāṇa, mais une manière générale de renvoyer à un récit traditionnel ancien qui venait d’être exposé à nouveau1026. Il aurait été intéressant, par ailleurs, de connaître ses arguments lorsqu’il affirma que l’auteur du ŚatapathaBrāhmaṇa identifia le poisson à Prajāpati1027, car une telle identification n’apparaît que dans le seul Mahābhārata. La même année, l’historienne indienne Romila Thapar (1931-), professeur à l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi, cita l’histoire de Manu sauvé du déluge dans une perspective plus historiographique. Son article1028 avait, en effet, pour visée de montrer quelle avait été la conception ancienne de l’histoire en Inde et que les Indiens avaient eu une conscience historique tout autant que les Occidentaux, mais à partir de référents et de registres différents. Si la tradition des Itihāsa-Purāṇa, cinquième Veda de la caste des kṣatriya, débutait par la création puis le déluge1029, c’était parce qu’ils avaient pour fonction d’être des marqueurs temporels. L’histoire ancienne de l’Inde se poursuivait alors avec les descendants de Manu et les lignées royales qui jalonnaient les événements passés. En dénonçant la construction d’une Inde anhistorique par les savants européens du XIXe siècle, ou encore la conception erronée de M. Eliade, pour qui toute idée de temps cyclique fait obstacle à l’histoire, R. Thapar démontra que les auteurs indiens s’étaient également préoccupés d’inscrire à leur manière les bouleversements qui frappèrent leur civilisation. Celui qui s’intéresserait aujourd’hui à la démarche historique des auteurs de l’Inde ancienne, ne devrait donc pas rechercher dans les sources textuelles des modèles historiographiques gréco-romains, arabes ou chinois. Il devrait avant tout étudier et définir le modèle indien. Enfin, en 1999, dans sa notice « Matsya. Le poisson et le déluge. Le travail de l’imagination mythique »1030 des Dictionnairesdesmythologies, M. Biardeau livra un ensemble d’interprétations des différentes versions védique, épique et purāṇiques du mythe du déluge. Après avoir résumé la version du Śatapatha Brāhmaṇa, elle donna le ton en affirmant immédiatement que « ce déluge est bien indien, malgré l’universalité du thème »1031. Elle vit donc dans le bateau le moyen du salut qui permit à Manu de traverser les flots jusqu’au pays du salut, à savoir 1026 1027 1028 1029 1030 1031

BROCKINGTON 1998, p. 10. BROCKINGTON 1998, p. 279. THAPAR 1998. THAPAR 1998, p. 355. BIARDEAU 1999. BIARDEAU 1999, p. 1309.

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la montagne du Nord qui, dans la représentation cosmologique védique, incarne « la barrière infranchissable qui sépare l’humanité ordinaire du monde du salut »1032. Or, la corne du poisson montrait assez, pour l’indianiste française, que celui-ci était porteur des valeurs sacrificielles grâce auxquelles il put guider le navire, lui faire traverser les flots et le conduire jusqu’au pays du salut. Portant son attention sur « la loi du poisson » (matsyanyāya) à laquelle voudrait se soustraire le petit poisson, elle fit le lien entre cette version de la fin de la période védique et la variante épique dans laquelle cette même loi de la jungle était citée. Elle supposa que la fonction royale de Manu, non affirmée dans le texte védique1033, devait déjà être sous-jacente puisque l’auteur fit adresser le poisson à Manu, futur législateur des lois brāhmaniques. Le caractère plus cosmologique de la version épique, rattachée à la nuit de Brahmā, avait entraîné de nouveaux éléments narratifs comme la mention des graines embarquées. Si les savants du XIXe siècle avaient immédiatement opéré un rapprochement entre les semences chargées par Noé dans son arche et celles qu’emporta Manu, M. Biardeau s’en garda bien, et, en tant que spécialiste du Mahābhārata, fit au contraire le lien entre ces « bīja » et le « reste » ou « résidu » qui doit impérativement subsister durant la nuit cosmique afin de permettre le commencement d’une nouvelle ère cosmique. Une telle interprétation ôtait toute analogie possible avec les versions biblique et mésopotamienne. Si la version védique ne les mentionnait pas, ce n’était pas parce que cet élément narratif avait été omis, comme l’avait supposé F. Nève, mais bien parce que celui-ci avait été ajouté par l’auteur du Mahābhārata afin de conserver une cohérence parfaite avec la théorie cosmique des kalpa. De Brahmā à Viṣṇu, il n’y eut qu’un pas, si l’on peut dire. Le passage de l’un à l’autre fut d’autant plus aisé que Viṣṇu devient lui-même Brahmā lorsqu’il se réveille pour recréer l’univers. L’auteur du Matsya Purāṇa fit donc de ce Brahmā pisciforme l’un des avatāra de Viṣṇu. Et selon la doctrine viṣṇuite, puisque toute essence vitale devait être préservée en Viṣṇu, au moment de la destruction de l’univers et avant sa recréation, il devenait évident que Manu dût embarquer « toutes les créatures ». Le « résidu » cosmique, quant à lui, fut personnifié par la figure du serpent Śeṣa ou Ananta qui supplanta l’amarre présente dans les versions védique et épique. Mais pour l’indianiste, le caractère véritablement avatārique de Viṣṇu fut développé par l’auteur du Bhāgavata Purāṇa. C’est lui qui ajouta à ce mythe traditionnel diluvien un élément primordial à tout schéma type d’un récit d’avatāra, à savoir la disparition du dharma due à l’intervention d’un asura. Manu incarna dès lors la fonction royale propre à tout récit d’avatāra. M. Biardeau voyait donc dans l’histoire rédactionnelle du déluge 1032 1033

BIARDEAU 1999, p. 1310. Elle l’est en ŚB 13.4.3.3.

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indien, un « mythe exemplaire »1034 qui « montre bien comment travaille l’imagination mythique »1035. Son analyse, certes courte mais remarquable, reprenait en substance ce qu’elle avait déjà développé dans ses deux volumes sur la mythologie purāṇique et confirmait l’origine tout indienne du mythe.

1034 1035

BIARDEAU 1999, p. 1311. BIARDEAU 1999, p. 1310.

CHAPITRE VI

COMPARAISONS ANCIENNES ET THÉORIES « NOUVELLES » AU XXIe SIÈCLE Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le mythe du déluge indien a été principalement étudié ou du moins mentionné par des indianistes. Au cours de ces quinze dernières années, il en fut de même. Les principaux auteurs contemporains ont tous une formation initiale d’indianisme. Néanmoins, leurs recherches sur la tradition diluvienne sanskrite relèvent essentiellement de la mythologie comparée indo-européenne. À ce titre, la plupart d’entre eux ont participé à l’un des colloques organisés par l’International association for comparative mythology de l’université de Harvard, fondée par Michael Witzel en 2006.

6.1. Du mythe de catastrophe proto-indo-européen à la mythologie mônkhmer L’anthropologue Nicholas Allen (1939-), University Reader en anthropologie sociale de l’Asie du Sud à Oxford (Wolfson College), publia en 2000 un article intitulé « Imra, pentads and catastrophes »1036 dans lequel il essaya de montrer les correspondances entre la mythologie des Kafirs et celles des Iraniens, des Indiens et des Grecs. Reprenant un dossier déjà ancien sur lequel avait travaillé G. Dumézil à la fin des années 1960, N. Allen investit plus particulièrement les mythes de catastrophe (« catastrophe myths »). Dans la sphère culturelle du Kāfiristān, un mythe raconte comment un frère et une sœur, Brok et Wrok, s’étant cachés dans une grotte, purent échapper à la brûlure du soleil qui tua l’humanité entière. Leurs descendants peuplèrent les régions du Kāfiristān. De cette trame narrative, dérive un autre mythe, recueilli en 1937, qui narre la destruction d’un village et de ses habitants dépavrés par le dieu Imra. Seuls une vieille femme et ses enfants, Brok et Wrok, qui accueillirent selon les rites de l’hospitalité le dieu Imra déguisé, survécurent au tremblement de terre dont il les prévint. Les enfants de Brok et de Wrok peuplèrent le Kāfiristān.

1036

ALLEN 2000.

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Le comparatisme de N. Allen porta donc sur les similitudes entre ces mythes kafirs et les histoires iranienne de Yima, indienne de Manu et grecque de Deucalion. La particularité des recherches de l’anthropologue oxonien repose sur l’élargissement de la trifonctionnalité dumézilienne en structure pentadique : trois fonctions encadrées par une quatrième fonction dédoublée positivement et négativement. Une fois appliquée au récit diluvien du Śatapatha Brāhmaṇa et à la théorie des yuga de la version épique, il classifia les éléments suivants : 4e fonction + 1ère fonction 2e fonction 3e fonction 4e fonction -

ManuetMatsya Monde originel Pot Tranchée Océan Inondation

ThéoriedesYuga Brahmā Kṛta Tretā Dvāpara Kali

N. Allen mit alors en parallèle les traditions mythologiques iranienne et indienne : Ahura Mazdā = poisson/dieu donnant leurs instructions respectivement à Yima et à Manu ; Terre (= Spǝnta Ārmaiti) = récipient tri-dimensionnel (pot, tranchée, océan) fait de terre ; population animale et humaine = poisson qui s’accroissent tous deux. Ces mises en équivalence l’amenèrent donc à conclure qu’outre la quintuple structure retrouvée, les deux dieux avertissent leurs protégés d’une catastrophe imminente et leur indiquent le moyen d’y échapper. Assez d’éléments analogiques pour reconnaître dans ces deux mythes de catastrophe une origine commune probablement proto-indo-iranienne1037. Restait à y insérer également le récit kafir. Il fit donc un détour par les mythes [1] de Philémon et Baucis qui, selon la version d’Ovide, accueillirent Jupiter et Mercure (Zeus et Hermès) et furent ainsi sauvés d’un déluge, et [2] de Lycaon et Deucalion, l’un mort pour avoir manqué à ses devoirs d’hospitalité envers Jupiter (Zeus) qui envoya un déluge, l’autre sauvé avec son épouse Pyrrha pour avoir été un juste et pieux mortel. Ce qui attira son attention furent les liens entre les récits grecs du déluge et la théorie du temps cosmique développée à travers le mythe des races dont la quintuple structure se déclinerait, selon lui, comme suit : or, argent, bronze, fer, pierre (= Deucalion et Pyrrha). Ainsi, les récurrences de l’annonce d’un cataclysme, dans les mythes indo-iraniens, grecs et kafirs, mis en rapport parfois avec une théorie des ères cosmiques, et de structures pentadiques r-établis laissèrent à penser que de tels mythes de catastrophe pouvaient remonter à l’époque proto-indo-européenne. Plus encore, N. Allen, qui écarta l’idée d’un emprunt possible au Proche-Orient ancien, 1037

ALLEN 2000, p. 293.

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émit l’hypothèse que cette structure temporelle pentadique proto-indo-européenne, dans laquelle apparaissait une catastrophe, pouvait être antérieure à la version sumérienne du mythe du déluge. Mais les textes sumériens attestant l’existence d’une liste pentadique — les cinq cités antédiluviennes —, il en conclut que « les ressemblances, évidemment étroites, pourraient avoir été dues à des emprunts, dans l’un ou l’autre sens, [remontant] à — ou au voisinage de — la période proto-indo-européenne, ou plus tôt, ou à des origines communes très éloignées »1038. L’anthropologue oxonien rejoignait ici les théories déjà anciennes sur une possible origine sémitico-ārya des mythes du déluge proche-orientaux et indo-européens. En faveur de l’indépendance de la tradition indienne du déluge, Paolo Magnone (1952-), professeur de langue et de littérature sanskrites à l’université catholique de Milan, rédigea un article paru également en 2000 sous le titre : « Floodlighting the Deluge: Traditions in Comparison »1039. L’objectif premier de son travail fut de comparer les versions védique et akkadienne. Connaissant les ouvrages de H. Usener, A. Hohenberger, S. Shastri, il évoqua, pour ce qui est du domaine indien, les variantes du Śatapatha Brāhmaṇa, du Mahābhārata, des Purāṇa — Matsya, Viṣṇudharmottara, Bhāgavata, Agni, Gāruḍa, Skanda, Kālikā, Bhaviṣya —, des poètes Kṣemendra (XIe siècle), Jayadeva (XIIe siècle) ainsi que Sūrdās (XVIe siècle) et Tulsīdās (XVIe-XVIIe siècle). Après avoir rappelé que les pères de l’indologie, A. Weber, H. Oldenberg, A. B. Keith et M. Winternitz, avaient accepté l’idée d’un emprunt aux versions suméro-akkadienne, puisque le mythe diluvien n’apparaissait pas avant le ŚatapathaBrāhmaṇa, il fit valoir que d’autres s’étaient portés en faveur d’une production indépendante. Il prit l’exemple de J. Gonda qui avait préconisé de commencer par étudier les différentes lectures dans leur propre contexte historique et doctrinal avant de commencer à rechercher d’éventuels emprunts. P. Magnone compara néanmoins les éléments narratifs des versions du ŚatapathaBrāhmaṇa et de l’épopée de Gilgameš. Il en conclut que les deux structures divergeaient entièrement : dans la version brāhmanique, l’absence de toute justification éthique de l’envoi d’un déluge ; de conflit interne entre les dieux ; des semences et des animaux embarqués ; et surtout de l’utilisation d’oiseaux ne 1038

1039

« The resemblances, obviously close, could have been due to borrowings in one direction or the other in or close to proto-Indo-European times, or earlier, or to very remote common origins. », ALLEN 2000, p. 294. MAGNONE 2000. Lors d’un colloque d’indianisme qui se tint à Gênes, en 1997, P. Magnone présenta une première mouture de son travail de recherche sur les mythes indiens du déluge, éditée, en 1999, sous le titre : « Matsyāvatāra: scenari indiani del diluvio » (MAGNONE 1999). Après la publication de l’article en anglais de 2000, il rédigea une troisième version abrégée en espagnol six ans plus tard (MAGNONE 2006).

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laissait plus qu’une trame commune générique plus apparente que réelle : « Un homme pieux choisi est averti d’un déluge imminent, construit un bateau et navigue à travers le cataclysme pour enfin débarquer en haut d’une montagne, où il célèbre un sacrifice »1040. Et là encore, l’indianiste italien fit remarquer que même l’élément narratif commun du sacrifice conservait de part et d’autre sa propre valeur : pour le récit akkadien, l’obtention d’une réconciliation avec les dieux, pour le récit brāhmanique, l’obtention d’une descendance. Quant à la version du Mahābhārata, dans laquelle apparaissaient l’idée de destruction cosmique et les semences, elle restait en accord avec la conception de la résorption de l’univers et de la nécessité d’un résidu à partir duquel un nouvel univers pût être créé. Les éléments ajoutés dans les versions purāṇiques allaient également dans le sens des doctrines sectaires. Enfin, il nota que l’une des particularités physiques du poisson, à savoir sa corne, avait été scrupuleusement conservée tout au long de cette tradition indienne séculaire. Sa signification symbolique était, pour lui, sexuelle et cosmique, et devait être mise en rapport avec le sanglier à une défense ainsi qu’avec l’identification, dans certaines versions purāṇiques, du navire et de la terre. Magnone aboutit donc à la conclusion d’une origine indépendante et autochtone de la tradition diluvienne védique. Ceci n’était pas vraiment l’avis des sanskritistes Gilles Schaufelberger (1931-) et Guy Vincent (1954-) qui traduisirent le récit épique du déluge dans le troisième tome de leur ouvrage LeMahābhārata1041, paru en 2005. Dans l’introduction de leur traduction de l’épisode du déluge, ils évoquèrent les variantes sumérienne, biblique et grecque. À savoir si l’une de ces traditions provenait de celle des autres, ils se gardèrent bien d’entrer dans le débat. Ils renvoyèrent leurs lecteurs aux hypothèses de N. Allen qui supposait une possible origine proto-indoeuropéenne des mythes du déluge, des deux géophysiciens William Ryan et Walter Pitman (1931-), de l’univerité de Columbia, qui avaient montré que, vers 5600 ans avant notre ère, se produisit un déversement brutal de la mer Méditerranée dans la Mer Noire à l’origine de la tradition diluvienne biblique1042, et de l’assyriologue G. Contenau pour qui les fréquentes inondations du Tigre et de l’Euphrate avaient eu pour conséquence l’invention du mythe du déluge qui fut par la suite diffusé chez d’autres peuples1043. Ils proposèrent, par ailleurs, une autre interprétation du récit épique indien. Puisque Manu Vaivasvata était le septième Manu sur quatorze 1040

1041 1042 1043

« A chosen pious man is warned of the impending deluge, builds a ship and sails through the cataclysm to lastly alight atop a mountain, where he celebrates a sacrifice. », MAGNONE 2000, p. 237. SCHAUFELBERGER & VINCENT 2005. RYAN & PITMAN 1997. SCHAUFELBERGER & VINCENT 2005, p. 325.

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manvantara, celui-ci se situait au milieu des révolutions de l’univers qui en connaîtrait encore sept. Les auteurs portèrent donc leur attention sur la manière indienne d’appréhender une telle conception cosmologique. Pour eux, la transformation du petit poisson en monstre marin gigantesque relevait d’une « dilatation spatiale » de substitution à un univers en voie de disparition ; la fabrication de l’arche contenant les germes des créatures renvoyait à un « processus de densification » de l’univers ; et enfin, l’amarre reliant l’arche à la corne du poisson puis à la montagne, appartenait à un ensemble d’« images ombilicales » figurant l’attente d’un entre-deux. Selon leur explication psychologisante, le mythe du déluge épique aurait tendu à détourner la peur devant un cataclysme « au profit d’une approche imagée de la permanence et d’une assurance possible »1044. Professeur de ReligiousStudies à l’université de Californie de Berkeley, Luis González-Reimann travailla, quant à lui, sur le développement et les transformations de l’histoire du déluge indien des Brāhmaṇa aux Purāṇa. Publié de 2006, son article1045 n’est malheureusement qu’une longue paraphrase des différentes versions du Śatapatha Brāhmaṇa, du Mahābhārata, du Matsya Purāṇa et du Bhāgavata Purāṇa. Ce qui rend cette étude stérile est assurément son approche littéraire comparée dénuée de toute dimension historique. Au final, l’auteur dégagea des contextes textuels différents : ritualiste (yajña) pour le Śatapatha Brāhmaṇa, ascétique (tapas) pour le Mahābhārata et dévotionnel (bhakti) pour les Purāṇa1046. À cette constatation bien sommaire, s’ajoute ce qu’il considéra comme la transformation la plus significative de cette légende, le changement progressif de l’identité du poisson aux pouvoirs extraordinaires devenu Brahmā puis Viṣṇu. Cet article de ReligiousStudies, faisant fi de la méthodologie philologique et historique, n’apporta aucun élément nouveau, tout comme, en 2009, la partie descriptive consacrée au matsyāvatāra dans l’ouvrage sur la mythologie de Viṣṇu1047 de Manohar Laxman Varadpande (1936-), spécialiste de l’histoire du théâtre indien. Plus intéressant est le travail de recherche de l’ethnolinguiste Anne Baladier (1952-), directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique et rattachée à l’UMR 7107 — Langues et civilisations à tradition orale, qui étudie, depuis 1999, les langues môn-khmers des Meghalaya, notamment les langues wars et pnars. En 2007, dans un article1048 de fond sur les interactions entre la mythologie môn-khmer et indienne, elle relata un mythe de fondation war dans lequel 1044 1045 1046 1047 1048

SCHAUFELBERGER & VINCENT 2005, p. 327. GONZÁLEZ-REIMANN 2006. GONZÁLEZ-REIMANN 2006, p. 230. VARADPANDE 2009. BALADIER 2007.

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un homme attrapa un poisson femelle tout en oubliant de le manger. Or, ce dernier, ancêtre de la pureté rivulaire, s’incarna en femme et donna naissance aux clans pnars-wars tout le long de cette rivière et de ses affluents. A. Baladier vit dans ce récit war un lien évident avec l’histoire de Manu qui trouve dans ses mains un poisson et qui grâce à lui deviendra le progéniteur d’une descendance nouvelle. Cependant, son idée que le matsya de la tradition brāhmanique fut « une déesse incarnée en poisson qui conduit le bateau de Manu »1049 reste bien singulier eu égard aux sources textuelles sanskrites qui ne font jamais du matsya une forme féminine divine. Elle proposa également une étymologie du sanskrit « matsya » à partir du môn-khmer mat + si/siεʡ, faisant de Matsya « le nom d’une ancêtre austroasiatique de clan fondateur désigné comme “la voyante des plantations, la voyante des générations” »1050. Elle en conclut que ce récit war s’originerait dans la pratique rituelle de fondation d’un nouveau village et qu’il fut peut-être repris par un roi indien qui l’aurait inséré dans un récit de déluge : « La conception brahmanique de l’arche des créatures sauvées du déluge par Manu porte des éléments anciens qu’on retrouve dans d’autres récits indo-européens et sémitiques du déluge mais porte peut-être aussi la voyance d’une Ancêtre de territoires claniques »1051. Cette conclusion montre assez que son auteur connaissait peu et le récit brāhmanique du déluge, dans lequel le navire ne transporte que le seul Manu, et les débats autour de la question de l’existence d’une tradition du déluge indoeuropéenne. Quoi qu’il en soit, et bien que ce mythe de fondation war ne fît aucune allusion à une quelconque inondation, il vient compléter la liste des histoires aborigènes dont la trame narrative a pu être assimilée par certaines Écoles brāhmaniques. Cependant, à moins de leur attribuer arbitrairement une grande ancienneté, l’absence de datation de ces traditions orales rend tout comparatisme incertain voire même impossible. Mais tel est le pari que fit, pour sa part, Michael Witzel.

6.2. La théorie de l’origine pangéenne du mythe du déluge de Michael Witzel Depuis une trentaine d’années, Michael Witzel (1943-), professeur de sanskrit à l’université de Harvard et président de l’AssociationfortheStudyofLanguage inPrehistory et de l’InternationalAssociationforComparativeMythology, s’est attelé à comparer l’ensemble des mythologies pour essayer d’en retracer le développement et par-là même d’en retrouver les origines. Que le chercheur soit encore 1049 1050 1051

BALADIER 2007, p. 376. BALADIER 2007, p. 377. BALADIER 2007, p. 378.

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une fois indianiste par sa formation initiale universitaire allemande n’est pas fortuit. Ses travaux sur les mythologies védiques et indo-européennes, ses connaissances sur les rites brāhmaniques et himālayens contemporains, ses recherches sur l’histoire des dialectes indo-ārya et la reconstruction de la langue proto-indoeuropéenne l’avaient progressivement préparé à entreprendre une plus vaste étude étayée par les derniers résultats de la mythologie comparée, de la linguistique comparée, de la paléoanthropologie et de la phylogenèse du génome mitochondrial humain. En 2012, la synthèse de ses recherches fut donc publiée en un volume de plus de six cents pages sous le titre évocateur TheOriginsoftheWorld’sMythologies1052. Sa reconstruction d’une mythologie originelle se présente donc comme une théorie généralisante novatrice proposant une histoire universelle inédite. La théorie de M. Witzel repose sur la comparaison de centaines de mythèmes répertoriés, qui couvrent plusieurs siècles d’histoires de l’humanité, répartis sur l’ensemble des continents, superposée à l’hypothèse de l’origine unique récente (RecentSingle-OriginHypothesisouOutofAfrica1053). À partir des années 2000, les recherches phylogénétiques mirent au jour, par l’étude de l’ADN mitochondrial humain, l’existence d’une ancêtre matrilinéaire commune (« Mitochondrial Eve » ou « Ève mitochondriale ») qui vécut en Afrique sub-saharienne vers 150000 ans avant le présent. Elles restituèrent également les différentes périodes de migrations de groupes d’individus qui se répartirent progressivement sur l’ensemble des continents. Une importante sortie d’Afrique eut lieu vers 65000 ans. En suivant les côtes de l’Océan indien, des groupes d’Homo sapiens sapiens migrèrent jusqu’en Océanie et en Australie. Puis, durant la dernière période glaciaire, vers 40000 ans, une nouvelle sortie d’Afrique se produisit. Des groupes d’individus se répandirent progressivement au Moyen-Orient puis migrèrent en Eurasie et passèrent, grâce aux ponts terrestres dus à la glaciation, notamment en Amérique par la Béringie entre 30000 et 10000 ans avant le présent. Pour M. Witzel, la correspondance entre des structures de mythes et, plus encore, entre des systèmes entiers ou des séquences de mythes, relevés chez des populations distantes de plusieurs milliers de kilomètres et séparées dans le temps de plusieurs milliers d’années, avait été jusque-là expliquée soit par une théorie 1052 1053

WITZEL 2012. Cette théorie n’est pas partagée par tous les paléoanthropologues. Certains, comme Yves Coppens, défendent la théorie plus complexe de l’origine multirégionale d’Homo sapiens sapiens : « Pour la majorité des auteurs, Homo sapiens serait apparu en Afrique et se serait répandu ensuite à travers le monde par la route d’Homohabilis, deux millions d’années après lui. Pour quelques autres, dont je suis, Homoerectus se serait sapientisé là où il était. La première hypothèse s’appelle Out of Africa, la mienne Out of nowhere. […] en tout cas une chose est certaine, entre quelques centaines et quelques dizaines de milliers d’années, quatre humanités, conscientes, intelligentes, cultivées, coexistaient sur notre planète : Homosapiens, Homoneandertalensis, Homosoloensis, Homofloresiensis. », COPPENS, 2006, p. 60-62.

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diffusionniste (L. Frobenius ou H. Baumann) qui avait buté sur le problème de la séparation des continents, soit par l’hypothèse d’archétypes propres à l’esprit humain (G. Jung). En reprenant les derniers résultats phylogénétiques, l’indianiste d’Harvard proposa donc une nouvelle théorie diffusionniste à partir d’une origine commune remontant à l’« Ève mitochondriale ». S’il était possible pour les linguistes de restituer des proto-langues par la comparaison morphologique (p. e., langues indo-européennes < Proto-indo-européen < Nostratique…) et de remonter ainsi jusqu’à des superfamilles de langues voire même à la langue parlée par les groupes d’Homo sapiens sapiens sortis d’Afrique à la période interglaciaire, les mythologues pouvaient également espérer reconstruire la collection cohérente de mythes qui avaient formé le « premier roman » (« first novel ») de l’humanité. Par la comparaison de la structure séquentielle de mythes, M. Witzel en vint donc à reconstruire trois ensembles. Le plus récent appartiendrait aux groupes d’Homosapienssapiens issus du second OutofAfrica. Reprenant la terminologie géologique du supercontinent Laurasie de la période mésozoïque, il attribua donc le nom de mythologie laurasienne à la production intellectuelle de ces hommes qui avaient migré au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, en Europe, en Asie et en Amérique entre 40000 et 10000 avant le présent. Ces Homo sapiens sapiens auraient développé tout un ensemble de mythes qui auraient formé une histoire linéaire de l’univers, de sa création jusqu’à sa destruction finale : création de l’univers, concept de Père-Ciel et Mère-Terre, séparation du Ciel et de la Terre, Démiurge et quatre âges durant lesquels plusieurs générations de divinités se succédèrent, création de l’homme, déluge, divinité rusée transmettant la culture à la nouvelle humanité, héros civilisateurs et enfin destruction finale. Ce « premier roman » d’histoire universelle, datant du paléolithique supérieur, se serait par la suite fragmenté en plusieurs macro-groupes de mythes, puis en sous-groupes et enfin en une multitude de variantes. Ces nombreuses versions issues d’une même trame narrative mythologique ancienne se seraient ensuite plus ou moins influencées mutuellement lors de contacts entre les différentes sphères culturelles laurasiennes à la période historique. L’autre superstructure mythologique qui ne correspond pas à celle de la mythologie laurasienne et qui ne se rencontre qu’en Afrique sub-saharienne, dans les îles Andaman et de Tasmanie, en Australie et en Nouvelle-Guinée appartiendrait donc à une autre production intellectuelle. Celle-ci remonterait à la période du premier OutofAfrica qui eut lieu au cours du paléolithique moyen. Calquant toujours ses néologismes sur la terminologie du géologue Eduard Suess, Witzel la nomma donc mythologie gondwanienne. Moins préoccupé de cosmologie que les tenants de la mythologie laurasienne, ce cycle gondwanien aurait plutôt mis en avant un dieu suprême détaché de toute création et la naissance de l’homme sur une terre et sous

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un ciel préexistant. À cause de sa perversion, l’humanité fut noyée par des pluies diluviennes, puis une divinité rusée apporta la culture à la nouvelle humanité naissante. Enfin, à partir des éléments communs aux mythologies laurasienne et gondwanienne, il reconstruisit la strate mythologique la plus ancienne qu’il appela pangéenne et qui remonterait alors à la période précédant le premier Out of Africa durant le paléolithique moyen, c’est-à-dire entre 150000 et 65000 ans avant le présent. Cette mythologie commune archaïque aurait tourné autour d’un dieu suprême, d’êtres humains nés de la terre ou des arbres, d’une divinité qui aurait apporté la culture à l’homme, d’une faute commise et de l’arrivée d’un cataclysme de type diluvien, puis de l’émergence d’une nouvelle humanité. Par son caractère universel, le mythe du déluge tient une place singulière dans la théorie de reconstruction de M. Witzel. Sa première constatation fut d’admettre que le mythème du déluge était l’un des seuls à remonter aussi haut dans l’antiquité et à avoir été retrouvé sur l’ensemble des continents, même dans des aires où les peuples n’avaient guère souffert d’inondations comme à Hawaï ou en Australie centrale1054. Cela induisait une probable importation d’une histoire sans aucun lien avec les conditions géologiques et atmosphériques des régions. Les récits diluviens, attestés dans l’aire géographique dite laurasienne, demeuraient les plus nombreux. M. Witzel introduisit sa partie sur le déluge par les versions bien connues biblique, mésopotamiennes et indiennes. Au sujet de ces dernières, il renvoya son lecteur aux études récentes de J. Gonda, A. Etter, N. Allen et P. Magnone. Si le récit sumérien demeurait la plus ancienne version écrite attestée, les récits védique et biblique, quant à eux, auraient été composés, selon Witzel, durant la même période. Toutes ces variantes renvoyaient à la croyance commune qu’il y eut autrefois un déluge auquel survécurent plusieurs humains qui accostèrent avec leur bateau sur le sommet d’une montagne. Les correspondances montraient assez que ces versions appartenaient à un sous-groupe du Grand Proche-Orient issu de la mythologie laurasienne. L’idée même d’un châtiment divin propre à ces variantes se retrouvait d’ailleurs également dans les versions polynésiennes1055. Une preuve de la récurrence de ce motif mythologique. Suivant les repérages de S. Thompson, Witzel en conclut que le mythe du déluge avait bel et bien été un des éléments du « roman » mythologique laurasien. Qu’en était-il de la mythologie gondwanienne ? Dans sa partie consacrée au mythe du déluge gondwanien, l’indianiste étudia plus particulièrement les variantes d’Australie, de Nouvelle-Guinée, des îles mélanésiennes, des Philippines, des îles Andaman et d’Afrique. La comparaison des 1054 1055

WITZEL 2012, p. 49. WITZEL 2012, p. 177-178.

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structures et des motifs mythologiques dans lesquels était mentionnée une inondation meurtrière l’invita à remarquer que la trame narrative était de beaucoup simplifiée. Il s’agissait, dans l’ensemble, de l’envoi de pluies diluviennes par le dieu suprême en raison d’une faute commise par un homme ou une femme. Dans tous les cas, certains purent échapper aux flots à l’aide d’un bateau qui accosta sur une hauteur1056. Une fois comparées, les versions laurasienne et gondwanienne livraient un schème diluvien identique : les humains pervertis furent punis par un déluge envoyé par le dieu suprême. Ce mythème entrait dans une plus vaste séquence mythologique gondwanienne, plus développée encore dans la mythologie laurasienne1057. Leur mise en perspective comparative le conduisit à admettre une mythologie encore plus ancienne, dite pangéenne, dont la séquence mythologique se réduirait à la sequence suivante : « The High God, first living on a preexisting earth, moves up to heaven and sends down his child to create humans, who do some mischief and are therefore punished by a flood and/or death »1058. Ainsi, le mythème du déluge remonterait à la strate mythologique la plus ancienne, celle de la période de l’« Ève mitochondriale » ou « Ève africaine » (« African Eve ») entre 160000 et 130000 ans avant le présent. Antérieur à la dernière période glaciaire, ce mythe ne pouvait donc être expliqué ni par des théories de phénomènes naturels comme la fonte subite des glaces ou bien le déversement de la mer Méditerranée dans la mer Noire, ni par des hypothèses diffusionnistes, notamment le panbabylonisme1059, ni enfin par quelque archétique jungien de l’esprit humain. Sa fréquence sur l’ensemble des continents et sa durée dans l’histoire de l’humanité étaient dues, selon Witzel, à sa continuelle transmission parmi les groupes d’Homosapienssapiens depuis leurs sorties d’Afrique à la période paléolithique. Dans cette théorie pangéenne, le mythe védique du déluge fut donc mis au compte des mythes laurasiens. M. Witzel ne s’encombra pas de savoir quelle avait pu être son histoire compositionnelle à la différence de ses prédécesseurs qui avaient toujours hésité entre une production autochtone ou une influence procheorientale. De fait, la reconstruction witzélienne dépasse les hésitations des historiens, car celle-ci englobe dans un vaste espace géographique et culturel toutes les variantes et ne conserve que les seuls éléments communs. Le plus petit dénominateur, se réduisant à un déluge envoyé par un dieu pour punir une humanité pervertie, lui offrit l’opportunité de laisser de côté tous les autres éléments 1056 1057 1058 1059

WITZEL 2012, WITZEL 2012, WITZEL 2012, WITZEL 2012,

p. p. p. p.

348-355. 323. 372. 179.

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narratifs qui n’ôtaient rien au schème principal et qui ne relevaient finalement, pour Witzel, que de l’histoire de la diversité des fragmentations progressives du premier roman mythologique de l’humanité. Ainsi en fut-il de la figure mythique japonaise de Ninigi (瓊瓊杵) rapprochée de celle indienne de Manu. Si M. Witzel reconnut qu’il n’y avait pas de récit de déluge dans la mythologie japonaise, il convenait néanmoins de restituer par la comparaison un mythème commun qui jouxtait toujours le récit du déluge, celui de la figure construite de l’ancêtre à partir duquel naquit toute la lignée clanique. De même que les ancêtres Manu et Noé accostèrent sur le sommet d’une montagne, puis en descendirent pour repeupler la terre, de même l’ancêtre Ninigi arriva du ciel et accosta avec son bateau en pierre au sommet du mont Takachiho (高千穂) pour en descendre également et donner naissance à la lignée impériale ainsi qu’à tous les sujets. Les figures de Manu, Noé et Ninigi avaient donc en commun d’appartenir à un motif ancien, en l’occurrence eurasien, voire peut-être laurasien, de la descente du ciel de l’ancêtre commun débarquant sur le sommet d’une montagne1060. Telle est donc la reconstruction de ce mythème s’inscrivant dans une séquence anthropogonique laurasienne beaucoup plus étendue que le comparatisme analogique que M. Witzel parvint à établir. L’élément narratif des flots n’apparaissait plus ici fondamental, mais devenait secondaire. Celui-ci aurait surtout servi à expliquer comment l’ancêtre commun débarqua un jour sur la plus haute montagne avant de donner naissance à la lignée clanique. D’autres variantes pouvaient donc exister. Par exemple, dans la mythologie japonaise, précisa-t-il, Itsu-no-wo-ha-bari-no-kami descendit de la rivière céleste (= Sarasvatī = Voie lactée) sur terre avec son bateau en pierre1061. À l’égal de G. Dumézil, M. Witzel présenta sa recherche comme une théorie à tester (« countercheck »). Conscient de la faiblesse de son comparatisme, fondé sur le repérage synchronique de séquences mythologiques formant des superstructures laurasienne, gondwanienne et pangéenne, réinscrites néanmoins dans un schéma temporel diachronique, il étaya cependant fortement sa démonstration sur les reconstructions contemporaines de superfamilles linguistiques et sur les avancées significatives de la phylogenèse. Le résultat, présenté dans la presse française1062 comme un nouveau départ en mythologie comparée, ne fit l’objet que de quelques recensions de la part de mythologues1063. Mais, quant à savoir si cette théorie renouvelant entièrement l’histoire universelle des croyances d’Homo sapienssapiens, fera consensus parmi les scientifiques, cela est encore bien trop tôt pour le dire. Resterait à déterminer si Homo neanderthalensis — 250000 à 1060 1061 1062

1063

WITZEL 2012, p. 175. WITZEL 2012, p. 175. Voir, par exemple, FOUCART S., « Dans les rêves de Cro-Magnon », Le Monde du 13 mars 2014 ; LE QUELLEC 2014. Voir notamment CUSACK 2013 ; SMITH 2013 ; ALLEN 2014.

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28000 ans avant le présent — qui demeura, près de 12000 ans, au contact d’Homo sapiens sapiens et qui lui transmit une partie de ses gènes, lui aurait également légué quelques unes de ses séquences mythologiques encore bien plus anciennes, parmi lesquelles peut-être celle d’un déluge ?

6.3. Retour à Sumer pour Yaroslav Vassilkov Bien que la théorie witzélienne considère évidente l’idée d’un fonds mythologique commun entre le sous-groupe laurasien du Grand Proche-Orient, notamment entre les civilisations proche-orientale, centrasiatique et indienne, les indianistes continuent encore aujourd’hui à s’interroger sur l’origine aborigène ou mésopotamienne de la version védique du déluge ! Plus de deux siècles après Williams Jones, l’hypothèse diffusionniste de la légende du déluge à partir du monde sémitique est loin d’être abandonnée. Lors du huitième colloque1064 de l’International Association for Comparative Mythology, qui se tint à Yerevan (Arménie), en mai 2014, l’indianiste Yaroslav Vassilkov (1943-), chercheur au Musée d’ethnographie et d’anthropologie de l’Académie des sciences de Russie, réouvrit le dossier de l’origine du mythe diluvien indien et ses possibles relations avec celui de Mésopotamie. Comme il le précisa dans son article publié, en 2014, sous le titre « Some observations on the Indian and the Mesopotamian flood myths »1065, son choix de présenter une communication sur ce sujet fut doublement motivé, d’une part, suite à une controverse amicale datant d’une quinzaine d’années avec Paolo Magnone qui défendait l’autochtonie du mythe du déluge indien, et, d’autre part, au vu du lieu où se tint le colloque, à savoir au pied du mont Ararat. Suivant les classifications du folkloriste américain Stith Thompson (18851976) complétées par l’anthropologue russe Yuri Berezkin de l’Académie des sciences de Russie, les mythes de déluge offraient une grande diversité de motifs et de thèmes. Cependant, Y. Vassilkov considérait qu’il existait parmi ce vaste ensemble une petite unité d’histoires diluviennes constituée par trois sous-groupes : Proche-Orient, Asie du Sud et Grèce ancienne. Le motif général des différentes variantes conservées dans ces aires culturelles, pouvait être ramené à la formule suivante : « Un dieu/un animal avertit un homme d’une inondation imminente et l’aide à sauver sa vie »1066, reprenant ainsi en substance le motif C9 énoncé par 1064

1065 1066

Le thème général du colloque avait porté sur « Fighting Dragons and Monsters: Heroic Mythology ». VASSILKOV 2014. « God/Animal warns a man of the impending Flood and helps him to save his life », VASSILKOV 2014, p. 263.

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Y. Berezkin : « Un dieu, un animal ou quelqu’un avertit un homme d’un danger approchant ou autre, l’aide à survivre à l’inondation ou autre catastrophe »1067. Y. Vassilkov divisa son étude en trois parties : la présentation des mythes du déluge [1] mésopotamiens — sumérien, assyro-babylonien, Bérose — et [2] indiens — ŚatapathaBrāhmaṇa, Mahābhārata, MatsyaPurāṇa — puis [3] leur comparaison. C’est cette dernière partie qui retiendra notre attention. Après avoir reproduit le tableau comparatif de P. Magnone, il s’interrogea sur la pertinence de ne comparer entre elles que les seules versions du ŚatapathaBrāhmaṇa et du récit akkadien de Gilgameš. Peut-être, supposa-t-il, que l’indianiste italien avait fait le choix de comparer deux variantes contemporaines. Mais il avait alors à formuler une importante objection à un tel comparatisme. En effet, l’indianiste russe n’avait pas la même conception de l’approche historique des mythes. Tout mythe devait être étudié en prenant en compte l’ensemble de ses variantes, car souvent un mythe ancien avait pu être conservé dans une version récente, alors qu’une version plus anciennement attestée avait pu faire l’objet d’une réécriture religieuse ou idéologique. Dans ce dernier cas, pour Vassilkov, des détails importants pouvaient avoir été omis1068. Si nous suivons son raisonnement, cela revenait à dire que le textus simplicior du ŚatapathaBrāhmaṇa (VIIe-VIe siècle av. J.-C.) ne refléterait pas forcément l’état le plus ancien du mythe, état qui pourrait alors avoir été préservé dans le textusornatior des Purāṇa (IVe-IXe siècle ap. J.-C.) ! Cette méthode offre évidemment au chercheur une grande liberté d’analyse. Il peut passer outre toute étude de l’histoire rédactionnelle des textes et déterminer les éléments narratifs qui auraient pu être omis anciennement et conservés dans des variantes plus récentes. G. Dumézil ne procédait pas autrement méthodologiquement dans le domaine de la mythologie comparée indo-européenne. Ainsi, pour Y. Vassilkov, comme bien avant lui pour F. Nève, en introduisant le mythe du déluge dans leur traité ritualiste, les brāhmanes compilateurs du ŚatapathaBrāhmaṇa auraient supprimé plusieurs éléments narratifs qui seyaient mal avec leur doctrine sacrificielle. En effet, il nota qu’en ŚB 13.4.3.3, Manu Vaivasvata était dit être roi. Il en déduisit que les auteurs avaient délibéremment omis cette fonction royale dans l’histoire du déluge, car Manu était alors regardé simplement comme le premier sacrificateur. Et, puisque, dans les versions épicopurāṇiques, Manu était un ascète royal1069 et, dans la version sumérienne, Ziusudra était un roi-prêtre (« priest-king ») de la cité de Šuruppak1070, il était aisé de conclure que, dans les versions mésopotamiennes et indiennes, le protagoniste 1067

1068 1069 1070

« God, animal, or some person warns a man about approaching danger or otherwise helps him to survive the flood or other disaster ». VASSILKOV 2014, p. 271. VASSILKOV 2014, p. 267. VASSILKOV 2014, p. 263.

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« était toujours un roi, mais avec des fonctions sacerdotales : un roi sacré, un roiprêtre, un roi qui accomplit des sacrifices, qui est le porteur et le gardien des valeurs religieuses les plus hautes »1071. Il convient ici de rectifier que, contrairement à ce que Vassilkov affirme, Manu n’est jamais qualifié de roi ou de lignée royale dans la version du Mahābhārata. Il ne devient un ascète de lignée royale (rājarṣi) qu’à partir des Purāṇa. Qu’en est-il de l’argument védique ? En ŚB 13.4.3.3, la formule récitée par le hotṛ en réponse à la demande de l’adhvaryu commence ainsi : « “Le roi Manu Vaivasvata”, répond-il, “Son peuple sont les hommes, ils se tiennent ici” » (mánur vaivasvato rājéty āha tásya manuṣyā víśas tá imá āsata iti). Le terme rājan est bien attribué dans cette occurrence à Manu Vaivasvata, le sacrificateur et progéniteur de l’humanité qui avait survécu au déluge selon le récit du livre premier. Ceci posa-t-il réellement problème aux auteurs du traité ritualiste comme le prétendit Vassilkov1072 au point d’omettre sa fonction royale dans la légende diluvienne afin de ne conserver que sa seule fonction sacerdotale ? Une telle explication est doublement douteuse. D’abord, parce que l’ĀśvalāyanaSūtra (10.7) et le ŚāṅkhāyanaSūtra (16.2) de l’École védique Taittirīya, ne mentionnent nullement le substantif « rājan » dans cette même formule. Ensuite, parce qu’il faut prendre en considération le contexte ritualiste de la formule sacrificielle commençant par les mots « Le roi Manu Vaivasvata… ». Or, celle-ci est prononcée durant le rite de l’aśvamedha, le sacrifice royal par excellence. Dans un tel contexte, il conviendrait plutôt d’admettre que loin d’avoir omis sa fonction royale en ŚB 1.8.1.1-11, les auteurs du Śatapatha Brāhmaṇa en seraient venus à ajouter à la fonction sacerdotale de Manu, premier sacrificateur et père de l’humanité depuis le Ṛgveda, un statut royal. En faisant de lui un sacrificateur-roi, ce dernier dépassait alors la simple fonction royale de tout simple chef de clan (rāj-) ou d’un grand roi (samrāj-) qui aurait pris l’initiative de mettre en branle le long et coûteux sacrifice de l’aśvamedha. Dans un tel contexte concurrentiel entre le pouvoir sacerdotal des brāhmanes et le pouvoir exécutif des chefs de clan, l’affirmation de Vassilkov selon laquelle Manu Vaivasvata aurait toujours été un prêtre-roi n’emporte nullement la conviction. En opérant des choix arbitraires sur l’histoire rédactionnelle des textes, Y. Vassilkov avança également que les rédacteurs du ŚatapathaBrāhmaṇa avaient volontairement omis de mentionner des « êtres vivants » ou des « semences de vie » embarqués sur le navire. En procédant ainsi, le problème que leur avait posé cet élément narratif, « conservé » dans les versions épico-purāṇiques, aurait été définitivment réglé et leur aurait permis de mettre en exergue la seule figure d’Iḍā, 1071

1072

« He is always aking, butwithsomepriestlyfunctions: a sacral king, a priest-king, a king who performs sacrifices, who is the bearer and the guardian of the highest religious values », VASSILKOV 2014, p. 272. VASSILKOV 2014, p. 272.

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la bénédiction grâce à laquelle Manu put tout recréer. Nous pourrions ajouter à ceci, comme l’avait déjà relevé F. Nève, que cette omission aurait entraîné une incohérence majeure à laquelle les auteurs n’auraient pas songé : après le déluge qui emporta tout, Manu sacrifia, en effet, des produits laitiers. Les rédacteurs auraient-ils délibéremment omis de préciser un tel détail — produits laitiers ou vache embarqués — dont l’absence rompt indubitablement la suite logique des éléments narratifs ? Mais, là encore, rien n’est moins sûr, car ŚB 1.8.1.1-11 pourrait tout aussi bien être composé de deux péricopes à l’origine indépendantes. Dans tous les cas, ce qui était certain pour les rédacteurs, et qui transparaît dans les deux recensions mādhyandina et kāṇva de la version la plus ancienne du déluge indien, est que Manu était seul dans le bateau et qu’il fut le seul survivant humain après le cataclysme. Prendre en considération les représentations cosmologiques des périodes védiques et épico-purāṇiques apparaît somme toute un préalable indispensable avant toute analyse, car si la mention des semences fut tributaire des nouvelles conceptions cosmologiques post-védiques, celle-ci devrait alors être regardée comme un ajout postérieur comme l’avait supposé M. Biardeau, et non comme une omission délibérée. Fort de la théorie panbabylonienne, Vassilkov déclina donc toutes les autres correspondances possibles entre les deux traditions : les figures du poisson indien et du dieu suméro-babylonien Enki/Ea qui avait pour symbole le poisson et pour compagnon Kululu, mi-homme, mi-poisson ; l’annonce d’un déluge dans sept jours dans ces deux traditions et de même dans le récit biblique ; les sept ṛṣi et les sept apkallu babyloniens bien que ces derniers ne soient pas cités dans la version diluvienne mésopotamienne ; le mont Nitsir situé au nord de Šuruppak et la montagne du Nord ; le sacrifice final sur la montagne, « un motif absolument unique ». Dans les deux cas, les dieux furent attirés par l’odeur des oblations versées dans le feu. Vassilkov semble avoir encore une fois surinterprété le texte védique, car Manu ne sacrifia qu’après être descendu de la montagne. En prenant en compte l’ensemble des éléments narratifs de toutes les versions, il aboutit donc à une séquence commune de motifs de base : un protagoniste royal aux fonctions sacerdotales, un bienfaiteur divin sous forme de poisson, la construction d’un navire par le protagoniste, des semences ou une paire d’animaux ou d’humains embarquées, l’emploi du chiffre sept, la sauvegarde des fondements de la religion et de la civilisation d’un déluge, la descente de la montagne et le sacrifice final. Enfin, l’indianiste russe s’intéressa au motif mésopotamien de l’envoi des oiseaux qui furent lâchés afin de trouver une terre sur laquelle accoster après le déluge. Une ancienne technique maritime, écrivit-il, qui n’apparaît que dans les versions proche-orientales, mais qui était également connue des Vikings1073. Le

1073

VASSILKOV 2014, p. 277.

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commerce maritime entre les civilisations mésopotamienne et indusienne étant aujourd’hui bien établi, il supposa que cette pratique fut apportée par les marins de la vallée de l’Indus (sumérien Meluḫḫa) en Mésopotamie. Il tint pour preuve non seulement la distance que ces navigateurs indusiens parcouraient pour atteindre le golf persique, mais aussi la figuration d’un bateau avec deux oiseaux sur un sceau en stéatite retrouvé à Harappa. Vassilkov considéra que cette représentation était mythologique et qu’elle attestait ainsi la connaissance du mythe du déluge mésopotamien par les artisans de la vallée indusienne. Restait à retracer la voie de transmission du mythe mésopotamien conservé par la tradition indusienne jusqu’aux rédacteurs du ŚatapathaBrāhmaṇa. Les découvertes archéologiques ont montré que les descendants de la civilisation de l’Indus (« Late Harappans »1074) avaient été en contact avec les premiers Indo-ārya installés dans la vallée de la Sarasvatī, producteurs de la céramique grise peinte1075. Mais pour expliquer l’absence de ce motif de l’envoi des oiseaux dans la version védique, Vassilkov avança que les brāhmanes ritualistes de l’École du Yajur Veda blanc, qui, au cours des siècles, avaient progressé dans la vallée gangétique en direction de l’est, n’auraient eu qu’une vague connaissance de l’océan et des techniques maritimes. Ils auraient donc supprimé le motif de l’utilisation des oiseaux qui se serait avéré sans intérêt pour l’explication spéculative de leur pratique sacrificielle. Ainsi la théorie de l’omission venait-elle encore une fois à bout de toutes les difficultés que posait l’histoire rédactionnelle du récit védique. Enfin, il conclut que ce mythe indien remontait bien plus haut dans l’antiquité que la période du ŚatapathaBrāhmaṇa, puisqu’il était brièvement mentionné dans la KāṭhakaSaṃhitā (11.2) et dans l’AtharvaVeda (19.39.8). En addendum, il fit référence à l’article1076 de l’indianiste Evgenia R. Kryuchkova publié en 2014, qui 1074

1075

1076

VASSILKOV 2014, p. 278. Il s’agit de ce que les archéologues appellent la Cimetery H culture. Datant de la période de l’âge du Bronze, entre 1900 et 1300 av. J.-C., cette culture, installée dans le Pañjāb, se caractérise notamment par des productions qui continueraient celles de l’ancienne civilisation de l’Indus. Les archéologues ont mis au jour deux types de poterie datant d’époques différentes. Le premier se caractérise par une céramique noire et rouge (BRW = Black and Red Ware) retrouvée dans le Nord-Ouest de l’Inde et dont l’utilisation s’est étalée sur une période allant du XIIe au IXe siècle av. J.-C. Certaines de ces poteries étaient associées à des céramiques harapéennes. La céramique noire et rouge aurait influencé la céramique grise (PGW = Painted Grey Ware) faite à la tournette et décorée de signes peints en rouge ou en noir. Cette céramique a été retrouvée en présence d’outillage encore en cuivre dans la région du Pañjāb et son utilisation remonterait au Xe siècle av. J.-C. pour disparaître vers la fin de la période védique, au Ve s. av. J.-C. Le second type de poterie est caractérisé par une céramique noire et polie (NBPW = Northern Black Polished Ware) faite au tour et dont l’engobe est à base d’enduit ferrugineux. Il correspond à une période durant laquelle l’emploi du fer était connu. Ces céramiques ont été découvertes à l’est du Doāb, dans la plaine du Gange, et leur apparition daterait du début du VIIe siècle av. J.-C. Elles étaient encore en usage durant la période Maurya. KRYUCHKOVA 2014.

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reprit en substance ce que nous avions nous-même déjà montré, à savoir l’importance, dans l’hymnaire ṛgvédique, de la métaphore sotériologique du navire permettant d’atteindre l’autre rive1077. Mais Vassilkov surinterpréta cette idée védique de la traversée du fleuve, c’est-à-dire des dangers, dans le but de confirmer que le mythe d’un grand déluge avait été connu des premiers Indo-ārya dès les débuts de la culture védique1078. Ainsi, selon le scénario historique reconstruit par l’indianiste russe, il faudrait admettre que la technique maritime de l’envoi d’oiseaux fut transmise par les marins indusiens aux Sumériens, que ces derniers y firent référence lors de la rédaction de leur propre mythe du déluge avant que celui-ci ne fût transmis en retour dans la vallée de l’Indus. Là, ce mythe diluvien sumérien aurait été figuré sur des sceaux en stéatite, puis repris par les Indo-ārya qui auraient eux-mêmes développé à partir de ce dernier — aucunement attesté — tout un langage métaphorique de la traversée des flots. Après de rares allusions dans l’AtharvaVeda et dans la Kāṭhaka Saṃhitā, il aurait été recomposé par les tenants de l’École du Yajur Veda blanc vers le VIIe-VIe siècle av. J.-C. pour enfin entrer définitivement dans la postérité suite à des relectures successives réalisées par les auteurs du Mahābhārata et des Purāṇa, entre le IVe siècle av. J.-C. et le XIIe siècle ap. J.-C., qui en avaient cependant conservé une version plus ancienne et plus complète que les brāhmanes ritualistes de la période védique. De fait, le comparatisme analogique opéré par Vassilkov s’inscrivit dans une double démarche conséquente. La première fut de reprendre et de poursuivre la théorie diffusionniste du panbabylonisme. La seconde eut pour visée de confirmer que cette séquence mythologique liée aux récits de déluge était propre au sous-groupe laurasien de la Grande Asie. En renouant avec l’hypothèse de l’emprunt, Vassilkov confortait ainsi un peu plus la théorie witzelienne.

1077 1078

DUCŒUR 2008. VASSILKOV 2014, p. 279.

CONCLUSION Les différentes versions relatives à des inondations meurtrières dont réchappe un sacrifiant, soit seul (Śatapatha Brāhmaṇa), soit accompagné de ṛṣi (Mahābhārata), ou bien un roi (BhāgavataPurāṇa), montrent combien les milieux intellectuels de langue sanskrite ont su adapter cette catégorie de récit traditionnel à leur propre doctrine religieuse. Ces recompositions successives s’inscrivent donc dans l’histoire des courants religieux de l’Inde — de la fin de la période védique à la période médiévale — qui se sont approprié cette tradition rédactionnelle, et se doivent, de ce fait, d’être étudiées dans leur contexte historique afin de définir le choix des éléments narratifs opéré par leur rédacteur respectif et ainsi d’en dégager la portée signifiante que ces derniers leur ont donnée. Or, cette démarche de recontextualisation des textes sanskrits n’a nullement été la priorité de la plupart de ceux qui se sont intéressés à ces différentes versions qu’ils aient vécu avant la naissance de l’indianisme en tant que discipline académique fondée à la fin du XVIIIe siècle en Europe ou après son plein essor durant la première moitié du XIXe siècle. Nous avons vu que dès les premiers contacts culturels entre l’Inde et des savants extérieurs aux milieux intellectuels indiens mêmes, les versions purāṇiques ont immédiatement servi de comparants afin de conforter leur propre représentation du temps et de l’histoire de l’humanité. Remarquable est la constance avec laquelle les savants occidentaux tentèrent non seulement de rapprocher ces versions sanskrites de récits diluviens qui leur étaient grandement familiers, à l’égal du texte de la Genèse, mais encore de restituer l’origine même de l’histoire de l’humanité à travers un comparatisme basé sur de simples repérages analogiques. Ainsi, il apparaît clairement qu’à leur réception, les versions diluviennes de langue sanskrite ne furent guère étudiées pour elles-mêmes, mais enrichirent, dès l’époque moderne, un comparatisme orienté visant à défendre l’ancienneté et la véridicité de la tradition biblique et donc de l’histoire sacrée. Ces rapprochements n’eurent donc pas pour objectif de définir la portée signifiante de ces récits indiens, mais de renforcer celle de versions extra-indiennes. Il en résulta des transferts de significations non indiennes sur des éléments narratifs issus de la culture brāhmanique, occultant ainsi toute analyse spécifique. Non seulement les Occidentaux de la période moderne ne s’intéressèrent aucunement à ces versions en tant que récit à part entière, mais encore ils restituèrent à l’Inde un invraisemblable passé historique qu’ils réinsérèrent ensuite dans l’histoire

328

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

sacrée universelle chrétienne. Cette tentative de restitution christianocentrique suivait en cela les avancées des connaissances nouvelles acquises par les savants européens dans les domaines des écritures, des langues et des littératures inconnues d’eux, mais également ignorées de la tradition biblique. Que les écrits vétérotestamentaires ne mentionnassent nullement le vaste territoire et l’histoire plurimillénaire de la Chine ainsi que son système graphique, il n’appartenait qu’aux Occidentaux de les rattacher historiquement à des peuples connus ayant été en contact avec les Hébreux. Au milieu du XVIIIe siècle, Joseph de Guignes (17211800), professeur de syriaque au Collège de France, ne manqua pas d’identifier les idéogrammes chinois aux hiéroglyphes égyptiens qui résistaient encore aux orientalistes, et d’en déduire ainsi que les Chinois n’étaient finalement que les lointains descendants d’une colonie égyptienne. Un tel procédé n’avait pas pour finalité de restituer l’histoire ancienne de la Chine, mais bel et bien, par un comparatisme analogique, d’éclairer le sens à donner à l’écriture égyptienne antique afin d’en saisir le contenu. En 1759, Friedrich Melchior Grimm (1723-1801) dénonça sévèrement ce type de démarche comparative qui était en vigueur dans les institutions académiques et qui visait indirectement à confirmer l’origine commune des peuples, origine qui remontait aux temps et du déluge auquel survécut Noé et du repeuplement des territoires par ses fils : « Un homme d’esprit de la Chine n’aurait-il pas beau jeu de se moquer de ces platitudes si elles pouvaient mériter son attention, et ne trouverait-il pas notre grave académie bien ridicule, de statuer sur l’origine d’un peuple dont elle ne peut avoir que des connaissances très-superficielles ? Mais c’est notre fureur en ce pays-ci, de décider en dernier ressort sur des choses dont nous n’avons aucune idée, avec une hardiesse digne de notre ignorance. »1079

Les intérêts divers et variés qui ont amené les érudits à s’intéresser aux versions diluviennes indiennes montrent assez que ces dernières furent constamment l’objet de comparatismes avant même d’être étudiées pour ce qu’elles sont. Aux XIXe et XXe siècles, seuls les indianistes E. Burnouf, M. Müller, P. Regnaud, J. Gonda, J. Heesterman et M. Biardeau eurent pour démarche de saisir ces récits de langue sanskrite dans leur propre contexte culturel. Si G. Dumézil affirmait que « toute ressemblance aperçue pour la première fois est un rêve et peut-être un mirage. Il faut lâcher la bride à l’imagination. Et ensuite laisser reposer la bête et l’étriller — ou la tuer »1080, nous avons pu constater combien nombreux furent ceux qui lâchèrent délibérément la bride à leur imagination dans le but d’étayer leur théorie des origines, quelle qu’elle fût. Tous ces adeptes de l’étrillage participèrent par leur démarche comparative à déplacer le berceau des origines de l’humanité et à 1079 1080

CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE 1813, p. 441-442. DUMÉZIL 1987, p. 182.

CONCLUSION

329

extirper les traditions diluviennes brāhmanique, viṣṇuïte, śivaïte, etc. de leur milieu de composition. Ceci pose inévitablement la question de la pertinence du comparatisme comme méthode d’analyse dans le domaine des sciences humaines et plus particulièrement dans celui de l’histoire comparée des religions et de la mythologie comparée. Cette interrogation est d’autant plus fondamentale que l’historien ne peut restituer des faits qu’à partir des vestiges que lui a laissés, bien souvent sous forme fragmentaire, l’histoire de l’humanité. Or, dans le cas qui nous occupe, nous avons vu que les données comparées changèrent inévitablement au fur et à mesure des connaissances acquises par les savants européens. Les résultats obtenus n’étaient pas identiques avant et après leur lecture des versions du Mahābhārata et du ŚatapathaBrāhmaṇa. De même, le comparatisme et les hypothèses qui en résultèrent ne furent pas les mêmes avant et après le déchiffrement de la version assyro-babylonienne du déluge par G. Smith. Quant aux versions diluviennes du Nouveau Monde puis aux centaines de récits répertoriées par les ethnologues au cours du XXe s., si elles offrirent un temps le mirage d’un cataclysme universel, elles amenèrent à y voir soit la récurrence des dégâts meurtriers des eaux dans l’histoire de l’humanité répartie sur l’ensemble des continents, soit la diffusion d’un récit traditionnel à mesure que l’espèce humaine conquit de nouveaux espaces vitaux. À ce jeu, bien que structural, le comparatisme d’Y. Vassilkov n’a pas dépassé celui de ses devanciers du XIXe s. et le résultat auquel l’anthropologue russe a abouti ne diffère guère des leurs. Là encore, la production littéraire de l’Inde ne fut pas étudiée en tant que telle et les convergences attribuées entre mondes mésopotamien et indien durent se plier à la volonté de retrouver une structure commune pour laquelle tous les éléments narratifs ne purent être pris en compte. La conséquence pour Y. Vassilkov fut d’établir et de proposer l’histoire de la diffusion d’une version mésopotamienne vers la vallée indusienne puis, plus tard, à partir de cette dernière localisation, vers la plaine gangétique par des canaux de communication qui ne sont pas attestés historiquement. En l’absence des chaînons manquants, toute cette démonstration n’est que simple conjecture et alimente plutôt aujourd’hui la théorie du sous-groupe du Grand Proche-Orient ayant conservé certains mythes laurasiens selon M. Witzel. Si nous avions à calquer la diversité des productions de récits traditionnels d’inondation meurtrière sur les théories actuelles des paléontologues, qui s’opposent sur l’origine d’Homo sapiens, à savoir Out of Africa et Out of nowhere, il faudrait alors admettre, soit une unique origine du mythe du déluge dont dériveraient tous les autres suite à une longue chaîne de transmissions qui aurait abouti à de nombreuses variantes au cours des temps, suivant la théorie witzelienne, soit des productions de récits, ayant eu comme thématiques communes l’eau meurtrière et ses conséquences pour le genre humain ainsi que l’origine des clans, qui auraient varié en fonction de l’environnement et des contingences vécues par des groupes

330

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

d’individus, sans exclure que certains récits aient pû être empruntés et recomposés par d’autres cultures au cours des millénaires passés. Deux schémas qui, en l’état actuel des matériaux, demeurent des hypothèses sur lesquelles aucun travail de recontextualisation historique ne peut et ne doit s’appuyer. Deux constructions qui ne sont en rien novatrices eu égard à la finalité première du comparatisme en cette matière tel que le formulait déjà l’égyptologue George Foucart (1865-1943), en 1909, dans saMéthodecomparativedansl’histoiredesreligions  : « L’objet essentiel et le but final d’une Histoire des Religions nous paraît être de rechercher si les religions sont nées et se sont développées au hasard des influences extérieures ; ou bien si leur évolution a été déterminée par des lois générales constantes ; ou bien enfin si elles ne seraient pas le produit complexe de deux éléments : la nature de l’esprit humain et les circonstances contingentes ; et en ce dernier cas, de déterminer, si faire se peut, en quelles proportions les deux éléments se sont combinés. »1081

La loi générale constante est ici aux religions ce que l’origine commune est aux récits traditionnels. La méthode comparative notamment analogique eut donc pour finalité de déterminer l’origine des mythes du déluge et de re-construire ainsi l’histoire des hommes. L’important n’est donc pas la remise en question de la méthode comparative dont ne peuvent se passer les sciences humaines, mais reste que tout comparatiste doit être pleinement conscient des constructions qu’il opère lui-même en comparant des traditions appartenant à des sphères culturelles différentes. Il doit avoir tout à fait conscience qu’un tel comparatisme peut faire basculer d’une tentative de restitution historique à une ultra-histoire et de l’étude de mythes à un métamythe. Afin d’éviter l’un et l’autre, il convient donc en premier lieu d’étudier les récits traditionnels dans leur propre contexte historique. Ceci est une condition sine qua non et préalable à toute tentative de comparatisme. Pris dans les débats de leur temps mettant à mal leur héritage culturel chrétien ou voulant s’en émanciper en partant à la quête d’un proto-héritage indo-européen, les savants des époques modernes et contemporaines commencèrent assurément par la comparaison là où les sources textuelles indiennes demandaient à être analysées pour elles-mêmes. C’est pourquoi, après ce vaste état de la recherche que nous avons proposé dans le présent volume et en vue d’éprouver la théorie récurrente et toujours actuelle de l’emprunt au monde sémitique ou plus largement mésopotamien aujourd’hui mieux connu, notamment par les récentes découvertes archéologiques et scripturaires, nous nous attelerons prochainement à la restitution précise, une fois replacés dans leur contexte religieux respectif, de l’histoire rédactionnelle de chacun de ces mythes du déluge de l’Inde ancienne.

1081

FOUCART 1909, p. 6.

APPENDICE

CORPUS DES SOURCES 1. CORPUS DES SOURCES SANSKRITES 1.1. Śatapatha Brāhmaṇa1082 1.8.1.1-11 Éditionstextuelles – Recension mādhyandina 1855 :

1868 :

1877 : 1936 :

TheŚatapatha-BrāhmaṇaintheMādhyandina-śākhāwithextractsfromthecommentaries of Sāyaṇa, Harisvāmin and Dvivedaganga, edited by Dr. Albrecht WEBER, Berlin, Ferd. Dümmler’s Verlagsbuchhandlung / London, Williams and Norgate. MUIR J., Original Sanskrit Texts, on the Origin and History of the People of India, their Religion and Institutions, Vol. I, Second Edition, Rewritten and Greatly Enlarged, London, Trübner & Co., p. 181-182. BÖHTLINGK O., Sanskrit-Chrestomathie, Zweite, gänzlich umgearbeitete Auflage, St. Petersburg, Eggers & Co., J. Issakoff, J. Glasunoff, p. 27-28. Śatapathabrāhmaṇa, edited by ŚRI CANDRADHARASARMA, 2 vol., Bénarès.

– Recension kāṇva 1997 :

1998 :

KāṇvaŚatapathabrāhmaṇam, vol. II, Edited and Translated by C. R. SWAMINATHAN, New Delhi, Indira Gandhi National Centre for the Arts / Delhi, Motilal Banarsidass. TheŚatapathaBrāhmaṇainthekanviyarecension, Edited for the First Time by Dr. W. CALAND, revised by Dr. Raghu VIRA, Delhi, Motilal Banarsidass.

Traductions WEBER 1849, p. 9-10 ; NÈVE 1851, p. 11-14 ; MÜLLER 1860, p. 425-427 ; MONIERWILLIAMS 1863, p. 34-35 ; MUIR 1863, p. 182-184 ; Pictet 1863, vol. 2, p. 366-367 ; MUIR 1868, p. 182-184 ; WEBER 1868, p. 9-10 ; EGGELING 1882, Part I, Books I and II, p. 216219 ; MÜLLER 1883, p. 134-137 ; HOPKINS 1895, p. 214-215 ; REGNAUD 1897, p. 66-74 ; LÉVI, p. 115-117 ; WINTERNITZ 1909, p. 182-183 ; HERTEL 1921, p. 18-19 ; FRAZER 1924, p. 70 ; HOHENBERGER 1930, p. 4-6 ; RENOU & FILLIOZAT 1947, p. 294 ; RENOU 1947, p. 28-30 ; SHASTRI 1950, p. 1-3 ; VARENNE 1967, p. 37-39 ; DONIGER O’FLAHERTY 1975, p. 180-181 ; DRURY 1981, p. 46 ; SARASVATI 1988, p. 301-302 ; ETTER 1989, p. 179-181 ; SWAMINATHAN 1997, p. 187 ; 189 et 191. 1082

Pour une présentation générale voir GONDA 1975.

332

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

mánave ha vaí prātáḥ | avanégyam udakam ājahrur yáthedám pāṇíbhyām avanéjanāyāháranty evaṃ tásyāvanénijānasya mátsyaḥ pāṇī āpede ||1||

« [1] À Manu, en vérité, un matin, ils apportèrent l’eau ablutoire ; tout comme [aujourd’hui] ils apportent celle-ci pour les mains pour l’ablution, ainsi [ils lui apportèrent]1083. À lui qui faisait [son] ablution, un poisson échoua dans [ses] mains.

sá hāsmai vācam uvāda | bibhṛhí mā pārayiṣyāmi tvéti kásmān mā pārayiṣyasīty aughá imāḥ sárvāḥ prajā nirvoḍhā tátas tvā pārayitāsmīti káthaṃ te bhṛtiríti ||2||

[2] Et alors, celui-ci dit cette parole : « – Préserve-moi, je te ferai traverser. » « – De quoi me feras-tu traverser ? » « – Un flot va emporter toutes les créatures ici-bas1084. Et c’est alors que je te ferai traverser. » « – Quelle est à toi la préservation ? »

sá hovāca | yāvad vaí kṣullakā bhávāmo bahvī vaí nas tāvan nāṣṭrā bhavaty uta mátsya eva mátsyaṃ gilati kumbhyām māgre bibharāsi sá yadā tām ativárdhā átha karṣūṃ khātvā tásyām mā bibharāsi sa yádā tām ativárdhā átha mā samudrám abhyávaharāsi tárhi vā atināṣṭró bhavitāsmīti ||3||

[3] Celui-ci dit alors : « – Tant que nous sommes petits, autant grande est pour nous la déperdition : le poisson dévore le poisson. D’abord, tu me mettrais dans un pot. Quand je serai trop grand pour lui, alors, après avoir creusé une fosse, tu m’y garderas1085. Quand je serai trop grand pour elle, alors tu me transporteras à l’océan. À ce moment-là, j’aurai passé outre la déperdition. »

śáśvaddha kaṣá āsa | sa hi jyéṣṭhaṃ várdhaté’thetithīṃ sámāṃ tád aughá āgantā tán mā nāvam upakalpyópāsāsai sá augha útthite nāvam āpadyāsai tátas tvā pārayitāsmīti ||4||

[4] C’était, croit-on, un jhaṣa1086 car c’est celui-ci qui s’accroît le plus. « – Telle année, le flot arrivera. Alors, après avoir fabriqué un navire, tu viendras me chercher. Quand le flot enflera, tu monteras dans le navire1087 et c’est ainsi que je te ferai traverser. »

1083 1084 1085 1086 1087

1083 1084 1085 1086 1087

Voir MINARD 1956, Voir MINARD 1949, Voir MINARD 1956, Voir MINARD 1949, Voir MINARD 1956,

n° n° n° n° n°

830. 595c. 179. 589b. 334.

APPENDICE

333

tám evám bhṛtvā samudrám abhyávajahāra | sá yatithīṃ tat sámām parididéśa tatithīṃ sámāṃ nāvam upakálpyopāsāṃ cakre sá augha útthite nāvam āpede taṃ sa mátsya upanyāpupluve tásya śṛṅge nāvaḥ pāśam prátimumoca ténaitam úttaraṃ girim átidudrāva ||5||

[5] Après l’avoir ainsi élevé, il le descendit à la mer1088. Et alors, en l’année qu’il lui avait indiqué, il vint le chercher ; après avoir construit le navire cette même année, quand le flot enfla, il monta dans le navire1089. Le poisson surnagea en s’approchant de lui. Il attacha l’amarre du navire à sa corne. Au moyen de celle-ci, il se hâta vers la montagne du nord.

sá hovāca | ápīparaṃ vaí tvā vṛkṣe nāvam prátibaghnīṣva taṃ tú tvā mā girau sántam udakám antáś caitsīd yāvad udakáṃ samavāyāt tāvat tāvad anvávasarpāsīti sá ha tāvat tāvad evānvávasasarpa tad ápy etad úttarasya girer mánor avasárpaṇam íty aughó ha tāḥ sárvāḥ prajā niruvāhātheha mánur evaíkaḥ páriśiśiṣe ||6||

[6] Alors celui-ci dit : « – Voilà, je t’ai fait traverser. Attache le navire à l’arbre. Ainsi, toi, étant sur la montagne, l’eau ne te brise pas. Autant que l’eau se retirera, autant tu descendras peu à peu. » Ainsi, il descendit peu à peu. Voici pourquoi le [versant] de la montagne nord est appelé “La descente de Manu”. Le flot emporta alors toutes les créatures et Manu resta seul ici-bas.

só ’rcaṃ crāmyaṃś cacāra prajākāmaḥ | tatrāpi pākayajñéneje sá ghṛtaṃ dádhi mástv āmikṣām íty apsú juhavāṃ cakāra tátaḥ saṃvatsaré yoṣit sámbabhūva sā ha píbdamānevodéyāya tásyai ha sma ghṛtám pade sáṃtiṣṭhate táyā mitrāváruṇau sáṃjagmāte ||7||

[7] Il vécut en pratiquant l’ascèse et la prière, désireux d’avoir une descendance. Là même, il fit un sacrifice à l’aide d’une oblation cuite. Il sacrifia dans les eaux : du lait caillé, du beurre clarifié, de la crème, du fromage. Au bout d’un an, une femme en naquit1090. Alors, elle, devenant solide, elle s’est levée, du beurre clarifié se tenait dans son pas. Avec elle, Mitra et Varuṇa vinrent la rejoindre.

tāṃ hocatúḥ kāsīti | mánor duhitéty āváyor brūṣvéti néti

[8] Ils lui dirent : « – Qui es-tu ? » « – La fille de Manu. » « – Dis que tu es à nous deux. » « – Non. »

1088 1089 1090

1088 1089 1090

Voir MINARD 1956, n° 57. Voir MINARD 1956, n° 334. Voir MINARD 1956, n° 486.

334

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

hovāca yá eva mām ájījanata tásyaivāhámasmīti tásyām apitvám īṣāte tád vā jajñau tád vā ná jajñāv áti tv eveyāya sā mánum ājagāma ||8||

Alors elle dit : « – Moi, je suis à celui qui m’a engendrée. » Ils voulaient avoir une part essentielle en elle. Elle consentit ou ne consentit pas. En tout cas, elle passa outre et s’en vint trouver Manu1091.

tāṃ ha mánur uvāca kāsīti | táva duhitéti kathám bhagavati máma duhitéti yā amūr apsv āhutīr áhauṣīr ghṛtaṃ dádhi mástv āmíkṣāṃ táto mām ajījanathāḥ sāśīr asmi tām mā yajñé’vakalpaya yajñe ced vaí māvakalpayiṣyási bahúḥ prajáyā paśúbhir bhaviṣyasi yām amúyā kāṃ cāśíṣam āśāsiṣyáse sā te sárvā sámardhiṣyata íti tām etan mádhye yajñasyāvākalpayan mádhyaṃ hy etád yajñásya yád antarā prayājānuyājān ||9||

[9] Alors, Manu lui dit : « – Qui es-tu ? » « – Ta fille. » « – Comment, ô ma chère, es-tu ma fille ? » « – Ces oblations que tu as sacrifiées dans les eaux : lait caillé, beurre clarifié, crème, fromage, c’est d’elles que tu m’as engendrée. Je suis la prière. Utilise-moi dans le sacrifice et si tu m’utilises dans le sacrifice, tu seras avec beaucoup de descendance et de bétails. Quelle que soit la bénédiction que tu désireras par elle, tout te sera accordé. » Il l’utilisa au milieu du sacrifice. Le milieu du sacrifice est entre les oblations initiales et celles qui concluent.

tayārcaṃ crāmyaṃś cacāra prajākāmaḥ | táyemām prájātim prájajñe yeyam mánoḥ prájātir yām venayā kāṃ cāśíṣam āśāsta sāsmai sárvā sámārdhyata ||10||

[10] Il vécut avec elle, en pratiquant l’ascèse et la prière, désireux d’avoir une descendance. Par elle, il engendra cette génération qui est la génération de Manu. Et, quelle que fût la bénédiction qu’il requit avec elle, toutes lui furent accordées.

saiṣā nidānenā yad íḍā | sa yó haiváṃ vidvān íḍayā cáraty etāṃ haiva prájātim prájāyate yām mánuḥ prājāyata yām v enayā kāṃ cāśíṣam āśāste sāsmai sárvā sámṛdhyate ||11||

[11] Celle-ci par son origine est la libation. Celui qui sait ainsi, vit avec la libation et engendre précisément la génération que Manu a engendrée et quelles que soient les bénédictions qu’il requiert avec elle, toutes lui sont accordées. »

1091

1091

Voir MINARD 1949, n° 169.

APPENDICE

335

1.2. Mahābhārata1092 3.185.1-54 Éditionstextuelles 1829 :

1908 :

1942 :

Diluvium cum tribus aliis Mahâ-bhârati praestantissimis episodiis. Faseiculus prior,quocontineturtextussanscritus, edidis Fr. Bopp, Berolini, F. Dümmler, p. 1-7. SrimanMahabharatam, a New Edition mainly based on the South Indian Texts, with footnotes and Readings. Vanaparva III, Edited by T. R. KRISHNACHARYA and T. R. VYASACHARYA, Bombay, Printed at the Javaji Dadaji’s “Nirnaya-sagar” Press, p. 303-305. TheMahābhāratafortheFirstTimeCriticallyEdited, vol. 3: The Āraṇyakaparvan (Part 1), edited by V. S. SUKTHANKAR, S. K. BELVALKAR, and P. L. VAIDYA, general editors, and Franklin EDGERTON, Raghu VIRA, S. K. DE, R. N. DANDEKAR, H. D. VELANKAR, V. G. PARANJPE, and R. D. KARMARKAR, Poona, Bhandarkar Oriental Research Institute, p. 631-636.

Traductions BOPP 1829, p. 1-10 ; PAUTHIER 1832, p. 430-434 ; MILMAN 1835, p. 112-116 ; HOEFER 1844, p. 29-42 ; PAUTHIER 1849, p. 280-286 ; FAUCHE 1865, P. 198-203 ; ROY 1884, p. 552-556 ; DUTT 1896, p. 272-274 ; HOHENBERGER 1930, p. 6-9 ; SHASTRI 1950, p. 4-9 ; DEFOURNY & KELLENS 1969 ; BUITENEN 1975, p. 582-585 ; ETTER 1989, p. 189-194 ; SCHAUFELBERGER & VINCENT 2005, p. 349-355 ; DEBROY 2011, p. 298-302. vaiśaṃpāyana uvāca | tataḥ sa pāṇḍavo bhūyo mārkaṇḍeyam uvāca ha | kathayasveha caritaṃ manor vaivasvatasya me ||1||

« Vaiśaṃpāyana dit : [1] Alors le fils de Pandu dit encore à Mārkaṇḍeya : Maintenant, raconte-moi l’exploit de Manu, le fils de Vivasvat.

mārkaṇḍeya uvāca | vivasvataḥ suto rājan paramarṣiḥ pratāpavān | babhūva naraśārdūla prajāpatisamadyutiḥ ||2||

Mārkaṇḍeya dit : [2] Le fils de Vivasvat, ô roi, était un suprême sage, doué de puissance, qui avait l’éclat du Maître des créatures, ô tigre parmi les hommes.

ojasā tejasā lakṣmyā tapasā ca viśeṣataḥ | aticakrāma pitaraṃ manuḥ svaṃ ca pitāmaham ||3||

[3] En force, en vigueur, en beauté et surtout en ascèse, Manu dépassait ses propres père et grand-père.

ūrdhvabāhur viśālāyāṃ badaryāṃ sa narādhipaḥ | ekapādasthitas tīvraṃ cacāra sumahattapaḥ ||4||

[4] Bras levés, en [la forêt de] jujubiers de Viśālā, ce maître des hommes, debout sur une seule jambe, s’adonnait à une ascèse intense [et] sevère.

1092

Pour une présentation générale voir BROCKINGTON 1998.

336

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

avākśirās tathā cāpi netrair animiṣair dṛḍham | so ’tapyata tapo ghoraṃ varṣāṇām ayutaṃ tadā ||5||

[5] Ainsi, la tête inclinée, sans même cligner des yeux, il pratiqua une terrible et inébranlable ascèse durant dix mille ans.

taṃ kadācit tapasy antam ārdracīrajaṭādharam | vīriṇītīram āgamya matsyo vacanam abravīt ||6||

[6] Un jour, au milieu de son ascèse, un poisson, parvenu à la rive de la Vīriṇī, tint à ce porteur de chignon aux guenilles mouillées [ce] discours :

bhagavan kṣudramatsyo’smi balavadbhyo bhayaṃ mama | matsyebhyo hi tato māṃ tvaṃ trātum arhasi suvrata ||7||

[7] “Ô bienheureux, je suis un petit poisson qui a peur des gros poissons. Or donc, daigne me protéger, toi fidèle à tes vœux.

durbalaṃ balavanto hi matsyaṃ matsyā viśeṣataḥ | bhakṣayanti yathā vṛttir vihitā naḥ sanātanī ||8||

[8] En effet, les poissons forts dévorent toujours le poisson faible suivant le mode d’existence éternel qui nous a été attribué.

tasmād bhayaughān mahato majjantaṃ māṃ viśeṣataḥ | trātum arhasi kartā asmi kṛte pratikṛtaṃ tava ||9||

[9] C’est pourquoi daigne me protéger des grands flots de la peur dans lesquels je suis constamment plongé. [Si] cela est fait, je te rendrai la pareille.”

sa matsyavacanam śrutvā kṛpayābhipariplutaḥ | manur vaivasvato ’gṛhṇāt taṃ matsyaṃ pāṇinā svayam ||10||

[10] Après avoir entendu la requête du poisson, Manu, le fils de Visvavat, submergé par la compassion, prit ce poisson dans ses mains.

udakāntam upānīya matsyaṃ vaivasvato manuḥ | aliñjare prākṣipat sa candrāṃśusadṛśaprabham ||11||

[11] Après l’avoir ramené sur la rive, Manu, le fils de Vivasvat, jeta le poisson, qui resplendissait pareil à un rayon de lune, dans une jarre.

sa tatra vavṛdhe rājan matsyaḥ paramasatkṛtaḥ | putravac cākarot tasmin manur bhāvaṃ viśeṣataḥ ||12||

[12] Là, ô roi, le poisson, qui fut hautement honoré, grandit et, comme pour un fils, Manu eut pour lui une affection toute particulière.

atha kālena mahatā sa matsyaḥ sumahān abhūt | aliñjare jale caiva nāsau samabhavat kila ||13||

[13] Mais longtemps après, le poisson devint si grand qu’il n’eut plus de place ni dans l’eau, ni dans la jarre [même].

atha matsyo manuṃ dṛṣṭvā punar evābhyabhāṣata | bhagavan sādhu me ’dyānyat sthānaṃ saṃpratipādaya ||14||

[14] Alors, ayant vu Manu, le poisson [lui] dit de nouveau : “Ô bienheureux, [toi qui es] bienveillant, mets-moi en un autre lieu.”

APPENDICE

337

uddhṛtyāliñjarāt tasmāt tataḥ sa bhagavān muniḥ | taṃ matsyam anayad vāpīṃ mahatīṃ sa manus tadā ||15||

[15] Alors le bienheureux ascète Manu, après avoir retiré le poisson de cette jarre, le transporta à un vaste étang.

tatra taṃ prākṣipac cāpi manuḥ parapuraṃjaya | athāvardhata matsyaḥ sa punar varṣagaṇān bahūn ||16||

[16] Là, Manu le jeta, ô conquérant de villes ennemies. Alors, le poisson grandit de nouveau pendant de nombreuses années.

dviyojanāyatā vāpī vistṛtā cāpi yojanam | tasyāṃ nāsau samabhavan matsyo rājīvalocana | viceṣṭituṃ vā kaunteya matsyo vāpyāṃ viśāṃ pate ||17||

[17] Bien que l’étang fût long de deux yojana et large d’un, le poisson n’y trouva plus assez de place, ô toi aux yeux de lotus. Ô fils de Kunti, le poisson ne pouvait plus bouger dans l’étang, ô maître des peuples.

manuṃ matsyas tato dṛṣṭvā punar evābhyabhāṣata | naya māṃ bhagavan sādho samudramahiṣīṃ prabho | gaṅgāṃ tatra nivatsyāmi yathā vā tāta manyase ||18||

[18] Alors, ayant vu Manu, le poisson [lui] dit de nouveau : “Ô bienheureux ascète, toi qui es puissant, conduis-moi au Gange, l’épouse de l’océan. Là, je séjournerai, si tu penses ainsi, ô père.”

evam ukto manur matsyam anayad bhagavān vaśī | nadīṃ gaṅgāṃ tatra cainaṃ svayaṃ prākṣipad acyutaḥ ||19||

[19] Ainsi interpellé, le bienheureux Manu, obéissant, transporta le poisson jusqu’à la rivière du Gange et, inébranlable, l’y jeta lui-même.

sa tatra vavṛdhe matsyaḥ kiṃcit kālam ariṃdama | tataḥ punar manuṃ dṛṣṭvā matsyo vacanam abravīt ||20||

[20] Là, le poisson grandit quelque temps, ô maître des ennemis. Puis, voyant de nouveau Manu, le poisson [lui] dit cette parole :

gaṅgāyāṃ hi na śaknomi bṛhattvāc ceṣṭituṃ prabho | samudraṃ naya mām āśu prasīda bhagavann iti ||21||

[21] “A cause de ma taille, je ne peux plus remuer dans le Gange, ô puissant. Conduis-moi vite à l’océan, ô bienheureux, je t’en prie.”

uddhṛtya gaṅgāsalilāt tato matsyaṃ manuḥ svayam | samudram nanyat pārtha tatra cainam avāsṛjat ||22||

[22] Alors, Manu, ayant retiré lui-même le poisson des eaux du Gange, le transporta à l’océan, ô Pārtha, et là le laissa aller.

sumahān api matsyaḥ san sa manor manasas tadā | āsīd yatheṣṭa hāryaś ca sparśagandhasukhaś ca vai ||23||

[23] Bien que le poisson fût immense, dans la pensée de Manu, [celui-ci] était transportable à souhait ainsi qu’agréable et au toucher et à l’odeur.

338

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

yadā samudre prakṣiptaḥ sa matsyo manunā tadā | tata enam idaṃ vākyaṃ smayamāna ivābravīt ||24||

[24] Dès que le poisson fut jeté par Manu dans l’océan, celui-ci, avec un semblant de sourire, lui dit cette parole :

bhagavan kṛtā hi me rakṣā tvayā sarvā viśeṣataḥ | prāptakālaṃ tu yat kāryaṃ tvayā tac chrūyatāṃ mama ||25||

[25] “Ô bienheureux, c’est grâce à toi en particulier que j’ai reçu toute protection. Ce que tu devras accomplir au moment venu, apprends-le de moi.

acirād bhagavan bhaumam idaṃ sthāvarajaṅgamam | sarvam eva mahābhāga pralayaṃ vai gamiṣyati ||26||

[26] Sous peu, ô bienheureux, la dissolution [de l’Univers] viendra [détruire] toute chose terrestre, animée et non animée, ô éminent [ascète].

saṃprakṣālanakālo ’yaṃ lokānāṃ samupasthitaḥ | tasmāt tvām bodhayāmy adya yat te hitam anuttamam ||27||

[27] Le temps de l’ablution des mondes est proche. C’est pourquoi je vais te révéler maintenant ce qui te sera le plus profitable.

trasānāṃ sthāvarāṇāṃ ca yac ceṅgaṃ yac ca neṅgati | tasya sarvasya saṃprāptaḥ kālaḥ paramadāruṇaḥ ||28||

[28] Pour les [êtres] animés et inanimés, pour ce qui est mobile et immobile, pour eux tous, l’effroyable temps est arrivé.

nauś ca kārayitavyā te dṛḍhā yuktavaṭākarā | tatra saptarṣibhiḥ sārdham āruhethā mahāmune ||29||

[29] Tu dois faire construire un solide navire équipé de cordages. Avec les sept Sages, embarques-y, ô grand ascète.

bījāni caiva sarvāṇi yathoktāni mayā purā | tasyām ārohayer nāvi susaṃguptāni bhāgaśaḥ ||30||

[30] Toutes les semences telles qu’elles furent jadis énumérées par moi, fais les monter dans le navire, bien conservées [et] en part distincte.

nausthaś ca māṃ pratīkṣethās tadā munijanapriya | āgamiṣyāmy ahaṃ śṛṅgī vijñeyas tena tāpasa ||31||

[31] Alors, te tenant sur le navire, attends-moi, ô toi qui es cher à la gent des ascètes. Moi, portant une corne, je viendrai [et], grâce à elle, [je serai] reconnaissable, ô ascète.

evaṃ etat tvayā kāryam āpṛṣṭo ’si vrajāmy aham | nātiśaṅkyam idaṃ cāpi vacanaṃ te mamābhibho ||32||

[32] Ainsi dois-tu agir. Salut à toi, je m’en vais. Ne doute nullement de ma parole, ô puissant [ascète].”

evaṃ kariṣya iti taṃ sa matsyaṃ pratyabhāṣata | jagmatuś ca yathākāmam anujnāpya parasparam ||33||

[33] “Ainsi ferai-je !”, répondit-il au poisson. Et, ils s’en allèrent à leur gré, après s’être salué mutuellement.

APPENDICE

339

tato manur mahārāja yathoktaṃ matsyakena ha | bījāny ādāya sarvāṇi sāgaraṃ pupluve tadā | nāvā tu śubhayā vīra mahormiṇam ariṃdama ||34||

[34] Alors, ô haut roi, Manu, ayant pris toutes les semences, suivant ce qui avait été dit par le petit poisson, ô héros, vogua avec un navire bien apprêté sur l’océan aux grandes vagues, ô maître des ennemis.

cintayāmāsa ca manus taṃ matsyaṃ pṛthivīpate | sa ca tac cintitaṃ jñātvā matsyaḥ parapuraṃjaya | śṛṅgī tatrājagāmāśu tadā bharatasattama ||35||

[35] Puis, Manu pensa à ce poisson, ô maître de la terre, et, ayant pris connaissance de cette pensée, ô conquérant de villes ennemies, le poisson cornu arriva aussitôt, ô le meilleur des Bharata.

taṃ dṛṣṭvā manujendrendra manur matsyaṃ jalārṇave | śṛṅgiṇaṃ taṃ yathoktena rūpeṇādrim ivocchritam ||36||

[36] Après avoir vu sur les flots, ô roi des rois, ce poisson portant une corne aussi haute qu’une montagne, selon la forme qui avait été annoncée,

vaṭākaramayaṃ pāśam atha matsyasya mūrdhani | manur manujaśārdūla tasmiñ śṛṅge nyaveśayat ||37||

[37] Manu fixa l’amarre en corde à cette corne sur la tête du poisson, ô tigre parmi les hommes.

saṃyatas tena pāśena matsyaḥ parapuraṃjaya | vegena mahatā nāvaṃ prākarṣal lavaṇāmbhasi ||38||

[38] Attaché à cette amarre, ô conquérant de villes ennemies, le poisson tira le navire par une grande impulsion sur l’océan.

sa tatāra tayā nāvā samudraṃ manujeśvara | nṛtyamānam ivormībhir garjamānam ivāmbhasā ||39||

[39] Il traversa l’océan avec le navire, ô seigneur des hommes, dansant, pour ainsi dire, avec les vagues [et] grondant avec les flots.

kṣobhyamāṇā mahā vātaiḥ sā naus tasmin mahodadhau | dhūrṇate capaleva strī mattā parapuraṃjaya ||40||

[40] Agité par des vents violents, le navire tanguait sur ce grand océan comme femme excitée remuante, ô conquérant de villes ennemies.

naiva bhūmir na ca diśaḥ pradiśo vā cakāśire | sarvam āmbhasam evāsīt khaṃ dyauś ca narapuṃgava ||41||

[41] Ni la terre, ni le ciel, aucun point de l’espace, n’étaient visibles. Tout n’était plus qu’eau — air et ciel —, ô taureau parmi les hommes.

evaṃ bhūte tadā loke saṃkule bharatarṣabha | adṛśyanta saptarṣayo manur matsyaḥ sahaiva ha ||42||

[42] Alors que le monde était devenu ainsi confus, ô taureau des Bharata, seuls les sept sages, Manu et le poisson étaient encore visibles.

340

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

evaṃ bahūn varṣagaṇāṃs tāṃ nāvaṃ so ’tha matsyakaḥ | cakarṣātandrito rājaṃs tasmin salilasaṃcaye ||43||

[43] Aussi, durant de nombreuses années, l’infatigable petit poisson tira ce navire sur ces eaux accumulées.

tato himavataḥ śṛṅgaṃ yat paraṃ purusarṣabha | tatrākarṣat tato nāvaṃ sa matsyaḥ kurunandana ||44||

[44] Puis, ô taureau des hommes, vers un haut pic de Himālaya, le poisson tira le navire, ô joie des Kuru.

tato ’bravīt tadā matsyas tān ṛṣīn prahasañ śanaiḥ | asmin himavataḥ śṛṅge nāvaṃ badhnīta māciram ||45||

[45] Alors, le poisson dit aux sages en souriant légèrement : “Attachez vite le navire à ce pic de l’Himālaya.”

sā baddhā tatra tais tūrṇam ṛṣibhir bharatarṣabha | naur matsyasya vacaḥ śrutvā śṛṅge himavatas tadā ||46||

[46] Ayant entendu l’ordre du poisson, ô taureau des Bharata, le navire fut alors rapidement attaché par ces sages au pic de l’Himālaya.

tac ca naubandhanaṃ nāma śṛṅgaṃ himavataḥ param | khyātam adyāpi kaunteya tad viddhi bharatarṣabha ||47||

[47] Ce haut pic de l’Himālaya est encore aujourd’hui connu sous le nom « amarrage du navire », ô fils de Kunti. Sache-le, ô taureau des Bharata.

athābravīd animiṣas tān ṛṣīn sahitāṃs tadā | ahaṃ prajāpatir brahmā matparaṃ nādhigamyate | matsyarūpeṇa yūyaṃ ca mayāsmān mokṣitā bhayāt ||48||

[48] Alors, sans cligner des yeux, il dit aux sages ainsi réunis : “Moi, je suis Brahmā, le Maître des créatures. Rien qui soit supérieur à moi, ne se trouve. Sous l’apparence d’un poisson, je vous ai sauvé de ce péril.

manunā ca prajāḥ sarvāḥ sadevāsuramānavāḥ | sraṣṭavyāḥ sarvalokāś ca yac ceṅgaṃ yac ca neṅgati ||49||

[49] Par Manu doivent être créées toutes les créatures parmi lesquelles les dieux, les démons et les hommes, ainsi que tous les mondes et ce qui se meut et ne se meut pas.

tapasā cātitīvreṇa pratibhāsya bhaviṣyati | mat prasādāt prajāsarge na ca mohaṃ gamiṣyati ||50||

[50] Grâce à sa très sévère ascèse, l’intelligence lui adviendra, et, par ma faveur, il ne fera aucune erreur lors de la création des êtres.”

ity uktvā vacanam matsyaḥ kṣaṇenādarśanaṃ gataḥ | sraṣṭukāmaḥ prajāś cāpi manur vaivasvataḥ svayam | pramūḍho ’bhūt prajāsarge tapas tepe mahat tataḥ ||51||

[51] Après avoir dit [cette] parole, soudain le poisson disparut. Ainsi, désireux de créer les êtres, Manu lui-même, le fils de Vivasvat, fut stupéfié lors de la création des êtres et s’adonna à de grandes austérités.

APPENDICE

341

tapasā mahatā yuktaḥ so ’tha sraṣṭuṃ pracakrame | sarvāḥ prajā manuḥ sākṣād yathāvad bharatarṣabha ||52||

[52] Attelé à une grande ascèse, Manu commença à créer réellement toutes les créatures comme il convient, ô taureau des Bharata.

ity etan mātsyakaṃ nāma purāṇaṃ parikīrtitam | ākhyānam idam ākhyātaṃ sarvapāpaharaṃ mayā ||53||

[53] C’était le vieux [récit] connu sous le nom de Poisson. Cette histoire que j’ai narrée ôte tout mal.

ya idaṃ śṛṇuyān nityaṃ manoś caritam āditaḥ | sa sukhī sarvasiddhārthaḥ svargalokam iyān naraḥ ||54||

[54] L’homme qui écouterait constamment cet exploit de Manu à partir du début, sera heureux, verra tous ses souhaits se réaliser et ira au monde céleste.

1.3. Purāṇa1093 1.3.1. Matsya Purāṇa 1.10-34 et 2.1-20 Éditionstextuelles 1895 : 1954 : 2007 :

MatsyaPurāṇa, Bombay, Veṅkaṭeśvara Press. MatsyaPurāṇa, Calcutta, Caukhamba Vidyabhavan. MatsyaMahāpurāṇa, (An Exhaustive Introduction, Sanskrit Text, English Translation, Scholarly Notes and Index of Verses), Vol. I; Chapters: 1-150, Translated into English by a Board of Scholars, an Exhaustive Introduction by Shantilal NAGAR, Edited with Scholarly Notes by K. L. JOSHI, Delhi, Parimal Publications.

Traductions HOHENBERGER 1930, p. 9-12 ; SHASTRI 1950, p. 24-28 ; ETTER 1989, p. 213-219 ; JOSHI 2007, p. 2-5. sūta uvāca | puṇyaṃ pavitram āyuṣyam idānīṃ śṛṇuta dvijāḥ | mātsyaṃ purāṇam akhilaṃ yaj jagāda gadādharaḥ ||10||

« Sūta dit : [10] Maintenant, ô Deux-fois-nés, écoutez dans [son] intégralité le vieux [récit] du poisson, auspicieux, moyen de purification [et] procurant longue vie, que chanta le Porteur de massue (Kṛṣṇa).

purā rājā manur nāma cīrṇavān vipulaṃ tapaḥ | putre rājyaṃ samāropya kṣamāvān ravinandanaḥ ||11||

[11] Autrefois, un roi nommé Manu, le patient fils du soleil, qui, après avoir attribué la royauté à son fils, pratiquait une intense ascèse

1093

Pour une présentation générale voir ROCHER 1986.

342

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

malayasyaikadeśe tu sarvātmaguṇasaṃyutaḥ | samaduḥkhasukho vīraḥ prāptavān yogam uttamam ||12||

[12] en un certain endroit du Malaya. Possédant toutes les vertus, [ce] héros, qui était égal dans la douleur comme dans le bonheur, avait atteint le plus haut degré du yoga.

babhūva varadaś cāsya varṣāyutaśate gate | varaṃ vṛṇīṣva provāca prītaḥ sa kamalāsanaḥ ||13||

[13] Lorsque cent fois dix mille ans furent passés, Celui qui accorde des vœux (Brahmā), fut favorablement disposé envers lui. « Choisis un vœu ! » [lui] dit [alors] Celui qui est assis sur un lotus (Brahmā).

evam ukto ’bravīd rājā praṇamya sa pitāmaham | ekam evāham icchāmi tvatto varam anuttamam ||14||

[14] Ainsi interpellé, le roi, s’étant incliné devant le Grand-père [de l’Univers], répondit : « Moi, je ne désire de toi qu’un seul vœu éminent :

bhūtagrāmasya sarvasya sthāvarasya carasya ca | bhaveyaṃ rakṣaṇāyālaṃ pralaye samupasthite ||15||

[15] Pour la multitude des êtres vivants — tous ceux qui demeurent immobiles et se meuvent — puissè-je être de taille à [leur] protection quand la dissolution [de l’Univers] arrivera. »

evam astv iti viśvātmā tatraivāntaradhīyata | puṣpavṛṣṭiḥ sumahatī khāt papāta surārpitā ||16||

[16] « Qu’il en soit ainsi ! » [déclara] l’Âme universelle qui s’établit alors dans l’espace intermédiaire. [Et] une pluie abondante de fleurs, lancée par les dieux, tomba du ciel.

kadācid āśrame tasya kurvataḥ pitṛtarpaṇam | papāta pāṇyor upari śapharī jalasaṃyutā ||17||

[17] Un jour, dans son ermitage, [alors que Manu] faisait une libation d’eau aux ancêtres, une carpe, qui était dans l’eau, s’échoua dans ses mains.

dṛṣṭvā tac chapharīrūpaṃ sa dayālur mahīpatiḥ | rakṣaṇāyākarod yatnaṃ sa tasmin karakodare ||18||

[18] Ayant vu [dans ses mains] ce [poisson] de l’espèce de la carpe, le roi, compatissant, agit avec zèle pour [sa] protection [en le mettant] à l’intérieur d’un vase.

ahorātreṇa caikena ṣoḍaśāṅgulavistṛtaḥ | so ’bhavan matsyarūpeṇa pāhi pāhīti cābravīt ||19||

[19] En un seul jour et une seule nuit, celui qui avait l’apparence d’un poisson devint large de seize doigts et dit : « Protège[-moi] ! Protège[-moi] ! »

APPENDICE

343

sa tam ādāya maṇike prākṣipaj jalacāriṇam | tatrāpi caikarātreṇa hastatrayam avardhata ||20||

[20] L’ayant retiré [du vase, Manu] jeta l’animal aquatique dans une jarre. Cependant, en une seule nuit, il grandit de trois mains.

punaḥ prāhārtanādena sahasrakiraṇātmajam | sa matsyaḥ pāhi pāhīti tvām ahaṃ śaraṇaṃ gataḥ ||21||

[21] De nouveau, dans un cri de détresse, ce poisson dit au fils du soleil : « Protège[-moi] ! Protège[-moi] ! Moi qui suis venu trouver refuge auprès de toi. »

tataḥ sa kūpe taṃ matsyaṃ prāhiṇod ravinandanaḥ | yadā na māti tatrāpi kūpe matsyaḥ sarovare ||22||

[22] Alors, le fils du soleil jeta ce poisson dans une fosse [remplie d’eau] et quand le poisson ne trouva plus de place dans cette fosse-même, [il le jeta] dans un bel étang.

kṣipto ’sau pṛthutām āgāt punar yojanasaṃmitām | tatrāpy āha punar dīnaḥ pāhi pāhi nṛpottama ||23||

[23] Jeté là, il atteignit de nouveau une largeur équivalente à un yojana. Alors, de nouveau il dit d’un ton affligé : « Protège[-moi] ! Protège[-moi], ô le meilleur des rois ! »

tataḥ sa manunā kṣipto gaṅgāyām apy avardhata | yadā tadā samudre taṃ prākṣipan medinīpatiḥ ||24||

[24] Alors, jeté par Manu même dans le Gange, il grandit sans cesse. [C’est pourquoi] le maître de la terre le jeta dans l’océan.

yadā samudram akhilaṃ vyāpyāsau samupasthitaḥ | tadā prāha manur bhītaḥ ko ’pi tvam asureśvaraḥ ||25||

[25] Quand celui-ci se trouva contenu dans l’océan entier, alors Manu, pris de peur, déclara : « Qui es-tu ? Le Seigneur des démons

atha vā vāsudevas tvam anya īdṛk kathaṃ bhavet | yojanāyutaviṃśatyā kasya tulyaṃ bhaved vapuḥ ||26||

[26] ou Vāsudeva ? Comment pourrait-il y avoir un autre [que toi] d’une telle nature ? Qui pourrait avoir un corps égal à deux cent mille yojana ?

jñātas tvaṃ matsyarūpeṇa māṃ khedayasi keśava | hṛṣīkeśa jagannātha jagaddhāma namo ’stu te ||27||

[27] Tu es reconnu sous [cette] apparence de poisson, toi qui me tourmentes, ô Keśava ! Hommage à toi, ô Hṛṣīkeśa, maître de l’Univers, splendeur de l’Univers.

evam uktaḥ sa bhagavān matsyarūpī janārdanaḥ | sādhu sādhv iti covāca samyag jñātas tvayānagha ||28||

[28] Ainsi interpellé, le bienheureux Janārdana, sous l’apparence d’un poisson, répondit : « Bravo ! Bravo ! Tu [m’]as parfaitement reconnu, ô immaculé.

344

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

acireṇaiva kālena medinī medinīpate | bhaviṣyati jale magnā saśailavanakānanā ||29||

[29] Dans peu de temps, ô roi, la terre avec ses montagnes, ses forêts et ses bois sera immergée sous les eaux.

naur iyaṃ sarvadevānāṃ nikāyena vinirmitā | mahājīvanikāyasya rakṣaṇārthaṃ mahīpate ||30||

[30] Ce navire a été construit par les dieux, tous ensemble, en vue de la préservation de l’intégralité de toute vie.

svedāṇḍajodbhido ye vai ye ca jīvā jarāyujāḥ | asyāṃ nidhāya sarvāṃs tān anāthān pāhi suvrata ||31||

[31] Après y avoir placé tous les êtres vivants sans protecteur — insectes, ovipares, plantes et vivipares — protège[les], ô toi fidèle à ton vœu.

yugāntavātābhihatā yadā bhavati naur nṛpa | śṛṅge ’smin mama rājendra tademāṃ saṃyamiṣyasi ||32||

[32] Ô roi, quand le navire sera frappé par le vent de la fin de l’ère cosmique, tu l’attacheras à cette mienne corne, ô roi.

tato layānte sarvasya sthāvarasya carasya ca | prajāpatis tvaṃ bhavitā jagataḥ pṛthivīpate ||33||

[33] Alors, à la fin de la dissolution [de l’Univers], ô roi, tu seras, pour tout ce qui se tient immobile et tout ce qui se meut, le Maître des créatures.

evaṃ kṛtayugasyādau sarvajño dhṛtimān nṛpaḥ | manvantarādhipaś cāpi devapūjyo bhaviṣyasi ||34||

[34] Ainsi, au commencement de l’âge parfait, toi qui es omniscient, un roi résolu et même le maître des ères cosmiques, tu deviendras un [être] que les dieux vénèreront. »

sūta uvāca | evam ukto manus tena papraccha madhusūdanam | bhagavan kiyadbhir varṣair bhaviṣyaty antarakṣayaḥ ||1||

Sūta dit : [1] Ainsi interpellé par ce dernier, Manu demanda à Madhusūdana : « Ô Bienheureux, dans combien d’années aura lieu la destruction de [cette période] intermédiaire ?

sattvāni ca kathaṃ nātha rakṣiṣye madhusūdana | tvayā saha punar yogaḥ kathaṃ vā bhavitā mama ||2||

[2] Et comment, ô Protecteur, préserveraije les êtres vivants, ô Madhusūdana ? Comment trouverai-je le moyen d’être de nouveau avec toi ? »

matsya uvāca | adyaprabhṛty anāvṛṣṭir bhaviṣyati mahītale | yāvad varṣaśataṃ sāgraṃ durbhikṣam aśubhāvaham ||3||

Le poisson répondit : [3] « À partir de [ce] jour, il y aura la sécheresse à la surface de la terre durant cent ans puis une famine qui apportera le malheur.

APPENDICE

345

tato ’lpasattvakṣayadā raśmayaḥ sapta dāruṇāḥ | saptasapter bhaviṣyanti prataptāṅgāravarṣiṇaḥ ||4||

[4] Alors, les sept terribles rayons du soleil, qui causeront la destruction des êtres faibles, feront pleuvoir des charbons ardents.

aurvānalo ’pi vikṛtiṃ gamiṣyati yugakṣaye | viṣāgniś cāpi pātālāt saṃkarṣaṇamukhacyutaḥ | bhavasyāpi lalāṭotthas tṛtīyanayanānalaḥ ||5||

[5] À la fin de l’ère cosmique, le feu sous-marin sera agité tout comme le feu empoisonné s’écoulant de la bouche de Saṃkarṣaṇa aux enfers et le feu jaillissant du troisième œil sur le front de Bhava.

trijagan nirdahan kṣobhaṃ sameṣyati mahāmune | evaṃ dagdhā mahī sarvā yadā syād bhasmasaṃnibhā ||6||

[6] Les trois mondes seront entièrement brûlés [et] arriveront à une commune fusion, ô grand ascète. La terre entière sera alors consumée quand tout ne sera plus que cendre.

ākāśamūṣmaṇā taptaṃ bhaviṣyati paraṃtapa | tataḥ sadevanakṣatraṃ jagad yāsyati saṃkṣayam ||7||

[7] Ô toi qui tourmente les ennemis, lorsque le monde avec ses dieux et ses corps célestes sera brûlé par la chaleur ardente de l’éther, viendra alors la destruction totale [de l’Univers].

saṃvarto bhīmanādaś ca droṇaś caṇḍo balāhakaḥ | vidyutpatākaḥ śoṇas tu saptaite layavāridāḥ ||8||

[8] Les sept [nuages] — Saṃvarta, Bhīmanāda, Droṇa, Caṇḍa, Balāhaka, Vidyutpatāka et Śoṇa —, qui apporteront l’eau de la dissolution [et]

agniprasvedasaṃbhūtāḥ plāvayiṣyanti medinīm | samudrāḥ kṣobham āgatya caikatvena vyavasthitāḥ ||9||

[9] qui seront produits par l’évaporation [des mers] due au feu, inonderont la terre. Arrivés à un tel état d’agitation, les océans finiront par être réunis [et]

etad ekārṇavaṃ sarvaṃ kariṣyanti jagattrayam | vedanāvam imāṃ gṛhya sattvabījāni sarvaśaḥ ||10||

[10] ces trois mondes ne formeront [alors] plus qu’une seule onde. Après avoir pris ce navire du Veda, et les semences des être vivants, dans leur intégralité,

āropya rajjuyogena matpradattena suvrata | saṃyamya nāvaṃ macchṛṅge matprabhāvābhirakṣitaḥ ||11||

[11] y avoir fait monter, [puis] après avoir attaché, ô toi fidèle à ton vœu, ce navire à ma corne à l’aide d’une corde par moi fournie, protégé par ma puissance,

346

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

ekaḥ sthāsyasi deveṣu dagdheṣv api paraṃtapa | somasūryāv ahaṃ brahmā caturlokasamanvitaḥ ||12||

[12] seul, tu demeureras lors même que les dieux seront brûlés, ô toi qui tourmentes les ennemis. La lune et le soleil, moi, Brahmā avec les quatre mondes

narmadā ca nadī puṇyā mārkaṇḍeyo mahān ṛṣiḥ | bhavo vedāḥ purāṇāni vidyābhiḥ sarvatovṛtam ||13||

[13] la rivière sacrée Narmadā, l’éminent sage Mārkaṇḍeya, Bhava, les Veda, les Purāṇa, tout ce qui est pourvu de toute part de sciences,

tvayā sārdham idaṃ viśvaṃ sthāsyaty antarasaṃkṣaye | evam ekārṇave jāte cākṣuṣāntarasaṃkṣaye ||14||

[14] se tiendront près de toi à la fin de la dissolution [de l’Univers]. Ainsi, lorsqu’il n’y aura plus qu’une seule onde à la fin de la dissolution [de l’Univers nommée] Cākṣuṣa,

vedān pravartayiṣyāmi tvat sargādau mahīpate | evam uktvā sa bhagavāṃs tatraivāntaradhīyata ||15||

[15] je promulguerai les Veda au commencement de la création [de l’Univers, créé de nouveau] par toi, ô seigneur de la terre. » Après avoir parlé ainsi, le Bienheureux s’établit alors dans l’espace intermédiaire.

manur apy āsthito yogaṃ vāsudevaprasādajam | abhyasan yāvad ābhūtasaṃplavaṃ pūrvasūcitam ||16||

[16] Manu, qui se tenait alors dans l’union [yogique] née de la faveur de Vāsudeva, porta son attention [sur les signes annonciateurs de] l’arrivée du déluge tels qu’ils avaient été prédits.

kāle yathokte saṃjāte vāsudevamukhodgate | śṛṅgī prādur babhūvātha matsyarūpī janārdanaḥ ||17||

[17] Comme annoncé, quand le temps [de la dissolution] fut venu, jaillissant de la bouche de Vāsudeva, alors, sous l’apparence d’un poisson portant une corne, Janārdana apparut.

bhujaṃgo rajjurūpeṇa manoḥ pārśvam upāgamat | bhūtān sarvān samākṛṣya yogenāropya dharmavit ||18||

[18] Un serpent, ayant la forme d’une corde, s’approcha à proximité de Manu. [Ce] vertueux [Manu], ayant attiré [à lui] et fait monter grâce à son pouvoir [yogique] tous les êtres vivants,

bhujaṃgarajjvā matsyasya śṛṅge nāvam ayojayat | upary upasthitas tasyāḥ praṇipatya janārdanam ||19||

[19] attacha le navire à la corne du poisson grâce au serpent-corde. Se tenant [alors] sur ce [navire], il se prosterna devant Janārdana.

APPENDICE

ābhūtasamplave tasminn atīte yogaśāyinā | pṛṣṭena manunā proktaṃ purāṇaṃ matsyarūpiṇā | tad idānīṃ pravakṣyāmi śṛṇudhvam ṛṣisattamāḥ ||20||

347

[20] Durant le temps de ce déluge, le Purāṇa fut enseigné par [le dieu] pisciforme qui, dormant dans l’union [yogique], fut interrogé par Manu. C’est ce même [Purāṇa] que je vais maintenant [vous] enseigner. Écoutez, ô vous les meilleurs des sages.

1.3.2. Agneya Purāṇa 1.2.1-17 Éditiontextuelle MITRA 1870-1879. Traductions DUTT 1903 ; HOHENBERGER 1930, p. 17-18 ; SHASTRI 1950, p. 29-30 ; GANGADHARAN 1984, p. 3-4 ; ETTER 1989, p. 203-204. vasiṣṭha uvāca | matsyādirūpiṇaṃ viṣṇuṃ brūhi sargādikāraṇam | purāṇaṃ brahma cāgneyaṃ yathā viṣṇoḥ purā śrutam ||1||

« Vasiṣṭha dit : [1] Parle-moi de Viṣṇu dont l’apparence première fut celle du poisson, lui qui est la cause originelle de la création [de l’Univers], et de l’AgniPurāṇa, ô Brahmā, tel qu’il fut jadis entendu de Viṣṇu.

agnir uvāca | matsyāvatāraṃ vakṣye ’haṃ vasiṣṭha śṛṇu vai hareḥ | avatārakriyā duṣṭanaṣṭyai satpālanāya hi ||2||

Agni dit : [2] Ô Vasiṣṭha, je vais [te] narrer la descente [sous forme] de poisson de Hari, écoute donc. Les descentes ont lieu pour la destruction du coupable et la protection du pieu.

āsīd atītakalpānte brāhmo naimittiko layaḥ | samudropaplutās tatra lokā bhūrādikā mune ||3||

[3] À la fin du kalpa précédent eut lieu la dissolution [de l’Univers] déterminée par la cause bien particulière [qu’est la nuit de] Brahmā. La terre et les autres mondes furent alors submergés par l’océan, ô ascète.

manur vaivasvatas tepe tapo vai bhuktimuktaye | ekadā kṛtamālāyāṃ kurvato jalatarpaṇaṃ ||4||

[4] Manu, le fils de Vivasvat, pratiquait l’ascèse afin [d’obtenir] la libération des jouissances [mondaines]. Un jour, alors qu’il faisait des offrandes d’eau [aux dieux] dans la [rivière] Kṛtamālā,

348

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

tasyāñjalyudake matsyaḥ svalpa eko ’bhyapadyata | kṣeptukāmaṃ jale prāha na māṃ kṣipa narottama ||5||

[5] un petit poisson s’échoua dans l’eau [contenue] dans le creux de ses mains. [Ce dernier] dit à celui qui désirait le rejeter à l’eau : “Ne me rejète pas, ô le meilleur des hommes !

grāhādibhyo bhayaṃ me ’dya tac chrutvā kalaśe ’kṣipat | sa tu vṛddhaḥ punar matsyaḥ prāha taṃ dehi me vṛhat ||6||

[6] [car] j’ai peur des prédateurs et autres [carnivores].” Ayant entendu cette [requête], il le jeta dans une cruche. Mais, ayant grandi [en taille], le poisson dit de nouveau à ce dernier : “Donne-moi une [plus] vaste

sthānam etad vacaḥ śrutvā rājāthodañcane ’kṣipat | tatra vṛddho ’bravīd bhūpaṃ pṛthu dehi padaṃ mano ||7||

[7] place.” Ayant entendu cette parole, le roi le jeta alors dans une jarre. Mais, ayant [encore] grandi, il dit au roi : “Ô Manu, donne[-moi] un [autre] endroit.”

sarovare punaḥ kṣipto vavṛdhe tatpramāṇavān | ūce dehi vṛhat sthānaṃ prākṣipac cāmbudhau tataḥ ||8||

[8] De nouveau jeté dans un bel étang, il grandit d’autant que mesure celui-ci. [Le poisson] dit : “Donne[-moi] une [plus] vaste place.” Et [Manu le] jeta alors dans l’océan.

lakṣayojanavistīrṇaḥ kṣaṇamātreṇa so ’bhavat | matsyaṃ tam adbhutaṃ dṛṣṭvā vismitaḥ prābravīn manuḥ ||9||

[9] En un instant, ce dernier devint long de cent mille yojana. Après avoir vu ce mystérieux poisson [grandir ainsi], Manu, étonné, [lui] dit :

ko bhavān nanu vai viṣṇur nārāyaṇa namostute | māyayā mohayasi māṃ kim arthaṃ tvaṃ janārdana ||10||

[10] “Qui êtes-vous ? N’êtes-vous pas Viṣṇu ? Ô Nārāyaṇa, hommage à toi. Pourquoi m’as-tu égaré par [ton] pouvoir d’illusion, ô Janārdana ?

manunokto ’bravīn matsyo manuṃ vai pālane ratam | avatīrṇo bhavāyāsya jagato duṣṭanaṣṭaye ||11||

[11] [Ainsi] interrogé par Manu, le poisson dit à Manu qui avait pris plaisir à [sa] sauvegarde : “[Je suis] descendu pour le maintien de ce monde et la destruction du mal.

saptame divase tv abdhiḥ plāvayiṣyati vai jagat | upasthitāyāṃ nāvi tvaṃ vījādīni vidhāya ca ||12||

[12] Au septième jour [après celui-ci], en vérité, le monde sera entièrement submergé par les eaux. Dans le navire [qui aura] approché, après que tu y eus déposé les semences et tout le reste,

APPENDICE

349

saptarṣibhiḥ parivṛto niśāṃ brāhmīṃ cariṣyasi | upasthitasya me śṛṅge nibadhnīhi mahāhinā ||13||

[13] entouré des sept sages, tu passeras la nuit de Brahmā à errer [sur l’océan]. À mon approche, amarre [le navire] à ma corne à l’aide du grand serpent.

ity uktvāntardadhe matsyo manuḥ kālapratīkṣakaḥ | sthitaḥ samudra udvele nāvam āruruhe tadā ||14||

[14] Après avoir ainsi parlé, le poisson disparut. Manu, qui attendait le temps [du déluge], monta alors dans le navire quand l’océan [commença] à s’enfler.

ekaśṛṅgadharo matsyo haimo niyutayojanaḥ | nāvam babandha tac chṛṅge matsyākhyaṃ ca purāṇakam ||15||

[15] Le poisson, qui portait une unique corne d’or et qui était long de plusieurs yojana [vint et Manu] amarra le navire à cette corne. Puis, le Purāṇa connu sous le nom de poisson,

śuśrāva matsyāt pāpaghnaṃ saṃstuvan stutibhiś ca taṃ | brahmavedaprahartāraṃ hayagrīvañ ca dānavaṃ ||16||

[16] qui anéantit [tout] mal, il apprit du poisson. Ensuite, [Manu] lui rendit hommage par des louanges. Le démon Hayagrīva qui avait volé le Veda à Brahmā,

avadhīt vedamantrādyān pālayām āsa keśavaḥ | prāpte kalpe ’tha vārāhe kūrmarūpo ’bhavad dhariḥ ||17||

[17] Keśava tua et il protégea [la Śruti] à commencer par les formules incantatoires du Veda. Puis, lorsque le kalpa du sanglier fut venu, Hari prit l’apparence d’une tortue.

1.3.3. Bhāgavata Purāṇa 8.24.4-61 Éditionstextuelles 1847 : 1937 :

Le Bhāgavata-Purāṇa ou histoire poétique de krĭchṇa, traduit et publié par E. BURNOUF, tome 3, Paris, Imprimerie Royale. BhāgavataPurāṇa, Edited by V. Ramaswami SASTRULU, 2 vol., Madras.

Traductions PIḶḶAI 1769, p. 211-216 ; JONES 1784 (= 1805a, p. 170-174) ; POULLÉ 1788, p. 211-216 ; BURNOUF 1847 (= BURNOUF 1981, p. 191-197) ; HOHENBERGER 1930, p. 12-17 ; SHASTRI 1950, p. 52-58 ; TAGARE 1976, p. 1116-1124 ; ETTER 1989, p. 205-212.

350

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

śrīrājovāca bhagavan chrotum icchāmi harer adbhutakarmaṇaḥ | avatārakathām ādyāṃ māyāmatsyaviḍambanam ||1||

« Le roi dit: [1] “Ô Bienheureux, je désire entendre la première histoire des descentes de Hari aux actes merveilleux [lorsqu’il descendit] sous l’apparence trompeuse d’un poisson.

yadartham adadhād rūpaṃ mātsyaṃ lokajugupsitam | tamaḥprakṛtidurmarṣaṃ karmagrasta iveśvaraḥ ||2||

[2] Pour quelle raison le Seigneur, [comme s’il eut été] happé par ses actes, prit-il l’apparence d’un poisson qui est détestée des gens [et] dont la nature ténébreuse est difficile à supporter ?

etan no bhagavan sarvaṃ yathāvad vaktum arhasi | uttamaślokacaritaṃ sarvalokasukhāvaham ||3||

[3] Daigne, ô Bienheureux, nous narrer avec exactitude tout cela, cette histoire hautement renommée qui apporte le bonheur au monde entier.”

ity ukto viṣṇurātena bhagavān bādarāyaṇiḥ | uvāca caritaṃ viṣṇor matsyarūpeṇa yat kṛtam ||4||

[4] Le bienheureux fils de Bādarāyaṇa ainsi questionné par Viṣṇurāta, raconta quelle fut l’histoire de Viṣṇu sous l’apparence d’un poisson.

śrīśuka uvāca goviprasurasādhūnāṃ chandasām api ceśvaraḥ | rakṣām icchaṃs tanūr dhatte dharmasyārthasya caiva hi ||5||

Śuka dit : [5] “C’est lorsqu’il désire la protection des vaches, des officiants, des dieux, des hommes vertueux et même des Veda ainsi que de la justice et des biens, que le Seigneur prend des formes corporelles [diverses].

uccāvaceṣu bhūteṣu caran vāyur iveśvaraḥ | noccāvacatvaṃ bhajate nirguṇatvād dhiyo guṇaiḥ ||6||

[6] Pénétrant comme le vent dans [toutes] les créatures supérieures et inférieures, le Seigneur ne reçoit ni supériorité ni infériorité liées aux qualités mentales parce qu’il est [lui-même] dépourvu de qualité.

āsīd atītakalpānte brāhmo naimittiko layaḥ | samudropaplutās tatra lokā bhūrādayo nṛpa ||7||

[7] À la fin du kalpa précédent eut lieu la dissolution [de l’Univers] déterminée par une cause bien particulière [qu’est la nuit de] Brahmā. La terre et les autres mondes furent alors submergés par l’océan, ô roi.

APPENDICE

351

kālenāgatanidrasya dhātuḥ śiśayiṣor balī | mukhato niḥsṛtān vedān hayagrīvo ’ntike ’harat ||8||

[8] Alors que le créateur, désireux de dormir, sombra dans le sommeil que lui apportait le temps, le puissant Hayagrīva déroba les Veda qui sortaient de sa bouche et qui étaient près [de lui].

jñātvā tad dānavendrasya hayagrīvasya ceṣṭitam | dadhāra śapharīrūpaṃ bhagavān harirīśvaraḥ ||9||

[9] Après avoir pris connaissance de ce qu’avait fait Hayagrīva, le chef des [démons] Dānava, le bienheureux Hari, qui est le Seigneur, prit la forme d’une carpe.

tatra rājaṛṣiḥ kaścin nāmnā satyavrato mahān | nārāyaṇaparo ’tapat tapaḥ sa salilāśanaḥ ||10||

[10] À ce moment-là, un certain sage d’origine royale du nom de Satyavrata, grand et voué à Nārāyaṇa, pratiquait l’échauffement consistant à ne se nourrir que d’eau.

yo ’sāv asmin mahākalpe tanayaḥ sa vivasvataḥ | śrāddhadeva iti khyāto manutve hariṇārpitaḥ ||11||

[11] C’est le même qui, dans le grand kalpa, était le fils de Vivasvat, connu sous le nom de Śrāddhadeva, et qui fut élevé par Hari à la dignité d’un Manu.

ekadā kṛtamālāyāṃ kurvato jalatarpaṇam | tasyāñjalyudake kācic chaphary ekābhyapadyata ||12||

[12] Un jour, alors qu’il faisait des offrandes d’eau [aux dieux] dans la [rivière] Kṛtamālā, une certaine carpe s’échoua dans l’eau [contenue] dans le creux de ses mains.

satyavrato ’ñjaligatāṃ saha toyena bhārata | utsasarja nadītoye śapharīṃ draviḍeśvaraḥ ||13||

[13] Satyavrata, roi du Draviḍa, relâcha la carpe, qui était venue au creux de ses mains, dans l’eau de la rivière avec l’eau qu’il y avait puisée.

tam āha sātikaruṇaṃ mahākāruṇikaṃ nṛpam | yādobhyo jñātighātibhyo dīnāṃ māṃ dīnavatsala | kathaṃ visṛjase rājan bhītām asmin sarijjale ||14||

[14] Ce [poisson] dit très pitoyablement au roi doué d’une grande compassion : “Comment peux-tu, ô roi, toi qui es voué à la compassion, me relâcher, moi qui suis affligé et apeuré par les [poissons] qui dévorent [mon] espèce, dans l’eau de cette rivière ?”

352

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

tam ātmano ’nugrahārthaṃ prītyā matsyavapurdharam | ajānan rakṣaṇārthāya śapharyāḥ sa mano dadhe ||15||

[15] Ne sachant pas que, pour lui témoigner sa faveur, ce [dieu] avait pris la forme d’un poisson par plaisir, [Satyavrata] ne pensa qu’à la sauvegarde de la carpe.

tasyā dīnataraṃ vākyam āśrutya sa mahīpatiḥ | kalaśāpsu nidhāyaināṃ dayālur ninya āśramam ||16||

[16] Après avoir entendu sa requête très pitoyable, le roi, compatissant, le mit dans l’eau de [son] vase [et] l’emmena à [son] ermitage.

sā tu tatraikarātreṇa vardhamānā kamaṇḍalau | alabdhvātmāvakāśaṃ vā idam āha mahīpatim ||17||

[17] Mais là, en une seule nuit, il grandit dans la cruche à eau tant et si bien que la place lui manqua. Il dit au roi :

nāhaṃ kamaṇḍalāv asmin kṛcchraṃ vastum ihotsahe | kalpayaukaḥ suvipulaṃ yatrāhaṃ nivase sukham ||18||

[18] “Je ne puis plus demeurer sans difficulté dans cette cruche à eau. Prépare une habitation plus large afin que je puisse y séjourner à [mon] aise.”

sa enāṃ tata ādāya nyadhād audañcanodake | tatra kṣiptā muhūrtena hastatrayam avardhata ||19||

[19] Après l’avoir retiré de là, il la déposa dans l’eau d’une jarre. Dès qu’elle y fut jétée, elle grandit de trois mains en une heure.

na ma etad alaṃ rājan sukhaṃ vastum udañcanam | pṛthu dehi padaṃ mahyaṃ yat tvāhaṃ śaraṇaṃ gatā ||20||

[20] “Cette jarre n’est plus assez [grande], ô roi, pour que j’y demeure à [mon] aise. Donne-moi une [plus] vaste place puisque je suis venu trouver refuge auprès de toi.”

tata ādāya sā rājñā kṣiptā rājan sarovare | tadā vṛtyātmanā so ’yaṃ mahāmīno ’nvavardhata ||21||

[21] Après avoir été retirée de là, elle fut jetée par le roi dans un très bel étang, ô roi. Alors par son mode de croissance propre, ce grand poisson grandit de nouveau.

naitan me svastaye rājann udakaṃ salilaukasaḥ | nidhehi rakṣāyogena hrade mām avidāsini ||22||

[22] “Cette eau, ô roi, ne [suffit] plus à mon bien-être. Par un [autre] moyen de sauvegarde, dépose-moi dans une pièce d’eau qui ne se tarit jamais.”

ity uktaḥ so ’nayan matsyaṃ tatra tatrāvidāsini | jalāśaye ’sammitaṃ taṃ samudre prākṣipaj jhaṣam ||23||

[23] Ainsi interpellé, il emmena le poisson d’une [pièce d’eau] à une autre [dont les eaux] ne se tarissent pas. Lorsque celui-ci eut [atteint] les mêmes dimensions que le fond de l’eau, il jeta le jhaṣa dans l’océan.

APPENDICE

353

kṣipyamāṇas tam āhedam iha māṃ makarādayaḥ | adanty atibalā vīra māṃ nehotsraṣṭum arhasi ||24||

[24] Une fois jeté [dans l’océan], ce [dernier] lui dit : “Ici, les [créatures] plus fortes [que moi] à commencer par les monstres marins vont me dévorer, ô héros. Tu ne peux m’abandonner ici.

evaṃ vimohitas tena vadatā valgubhāratīm | tam āha ko bhavān asmān matsyarūpeṇa mohayan ||25||

[25] Ainsi troublé par le beau langage de ce [dernier], [le roi] lui dit : “Qui êtes-vous pour m’égarer [ainsi] sous l’apparence d’un poisson ?

naivaṃ vīryo jalacaro dṛṣṭo ’smābhiḥ śruto ’pi vā | yo bhavān yojanaśatam ahnābhivyānaśe saraḥ ||26||

[26] Je n’ai jamais vu ni même entendu [parler] d’un animal aquatique aussi vigoureux [que toi] qui, grandissant de cent yojana en un [seul] jour, remplit entièrement un étang !

nūnaṃ tvaṃ bhagavān sākṣād dharir nārāyaṇo ’vyayaḥ | anugrahāya bhūtānāṃ dhatse rūpaṃ jalaukasām ||27||

[27] Certainement tu es le bienheureux Hari en personne, Nārāyaṇa, l’Immuable. En faveur des créatures, tu as pris l’apparence d’un animal aquatique.

namas te puruṣaśreṣṭha sthityutpattyapyayeśvara | bhaktānāṃ naḥ prapannānāṃ mukhyo hy ātmagatir vibho ||28||

[28] Hommage à toi, ô le meilleur des êtres, ô Seigneur de la conservation, de la création et de la destruction ! [Tu es], ô Tout-puissant, pour nous [tes] adorateurs qui [t’]implorons le meilleur des refuges pour [nôtre] âme.

sarve līlāvatārās te bhūtānāṃ bhūtihetavaḥ | jñātum icchāmy ado rūpaṃ yadarthaṃ bhavatā dhṛtam ||29||

[29] Toute tes descentes [que tu accomplis] en te jouant [du monde phénoménal] ont pour motif le bien-être des créatures. [Aussi], je désire savoir pour quelle raison tu as pris cette apparence.

na te ’ravindākṣa padopasarpaṇaṃ mṛṣā bhavet sarvasuhṛtpriyātmanaḥ | yathetareṣāṃ pṛthagātmanāṃ satām adīdṛśo yad vapur adbhutaṃ hi naḥ ||30||

[30] Ô toi dont les yeux ressemblent au lotus, toi qui es l’ami agréable de tous [les êtres], le culte que l’on rend à tes pieds ne serait être vain tel celui [rendu] aux êtres dont la forme les distingue les uns des autres, c’est pourquoi tu nous as montré [cette] forme [corporelle] merveilleuse.”

354

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

śrīśuka uvāca | iti bruvāṇaṃ nṛpatiṃ jagatpatiḥ satyavrataṃ matsyavapur yugakṣaye | vihartukāmaḥ pralayārṇave ’bravīc cikīrṣur ekāntajanapriyaḥ priyam ||31||

Śuka dit : [31] Au roi Satyavrata qui avait ainsi parlé, le Maître du monde, qui à la fin du yuga [avait pris] la forme d’un poisson, désireux qu’il était de séjourner dans l’océan de la destruction [de l’Univers], répondit avec amabilité, lui qui a pour ceux qui lui sont dévoués de l’affection.

śrībhagavān uvāca | saptame hy adyatanād ūrdhvam ahany etad arindama | nimaṅkṣyaty apy ayām bhodhau trailokyaṃ bhūrbhuvādikam ||32||

Le Bienheureux dit : [32] “Au septième jour à partir du jour d’aujourd’hui, ô toi qui maîtrise l’ennemi, sache que ce triple monde — terre, espace médian et ciel — sera submergé.

trilokyāṃ līyamānāyāṃ saṃvartāmbhasi vai tadā | upasthāsyati nauḥ kācid viśālā tvāṃ mayeritā ||33||

[33] Lorsque les trois mondes auront disparu dans les eaux de la destruction, un grand navire envoyé par moi s’approchera de toi.

tvaṃ tāvad oṣadhīḥ sarvā bījāny uccāvacāni ca | saptarṣibhiḥ parivṛtaḥ sarvasattvopabṛṃhitaḥ ||34||

[34] Lorsque tu auras rassemblé toutes les plantes et les semences grandes et petites, entouré des sept sages, accompagné de tous les êtres,

āruhya bṛhatīṃ nāvaṃ vicariṣyasy aviklavaḥ | ekārṇave nirāloke ṛṣīṇām eva varcasā ||35||

[35] après être monté sur le grand navire, tu parcourras sans aucune crainte [cette] unique masse d’eau ténébreuse grâce à la seule splendeur des sages.

dodhūyamānāṃ tāṃ nāvaṃ samīreṇa balīyasā | upasthitasya me śṛṅge nibadhnīhi mahāhinā ||36||

[36] Comme ton navire sera agité par un vent très fort, me tenant auprès [de toi], tu l’amarreras à ma corne à l’aide du grand serpent.

ahaṃ tvām ṛṣibhiḥ sārdhaṃ sahanāvam udanvati | vikarṣan vicariṣyāmi yāvad brāhmī niśā prabho ||37||

[37] Moi, en traînant le navire [sur lequel] toi et les sages [vous vous tiendrez], je parcourrai l’océan durant la nuit de Brahmā.

madīyaṃ mahimānaṃ ca paraṃ brahmeti śabditam | vetsyasy anugṛhītaṃ me sampraśnair vivṛtaṃ hṛdi ||38||

[38] Tu découvriras dans ton cœur ma grandeur que l’on nomme ‘le suprême Brahmā’ et que ma bienveillance [t’]aura révélée par [tes] questions.”

APPENDICE

355

śrīśuka uvāca | ittham ādiśya rājānaṃ harir antaradhīyata | so ’nvavaikṣata taṃ kālaṃ yaṃ hṛṣīkeśa ādiśat ||39||

Śuka dit: [39] Après avoir instruit de la sorte le roi, Hari s’établit [alors] dans l’espace intermédiaire. [Satyavrata] attendit donc cette période que Hṛṣīkeśa avait annoncée.

āstīrya darbhān prākkūlān rājarṣiḥ prāgudaṅmukhaḥ | niṣasāda hareḥ pādau cintayan matsyarūpiṇaḥ ||40||

[40] Après avoir étendu des herbes auspicieuses les pointes tournées vers l’Est, le sage d’origine royale, la face tournée vers le Nord-Est, s’assit et médita sur les pieds de Hari pisciforme.

tataḥ samudra udvelaḥ sarvataḥ plāvayan mahīm | vardhamāno mahāmeghair varṣadbhiḥ samadṛśyata ||41||

[41] Alors, débordant [de ses côtes], l’océan submergea la terre entière, s’accroissant des pluies que déversaient d’immenses nuages.

dhyāyan bhagavadādeśaṃ dadṛśe nāvam āgatām | tām āruroha viprendrair ādāyauṣadhivīrudhaḥ ||42||

[42] Se rappelant les instructions du Bienheureux, [le roi] vit un navire qui s’approchait. Il y monta avec les maîtres des officiants, après avoir pris les plantes et les herbes.

tam ūcur munayaḥ prītā rājan dhyāyasva keśavam | sa vai naḥ saṅkaṭād asmād avitā śaṃ vidhāsyati ||43||

[43] Réjouis, les ascètes lui dirent : “Ô roi, médite sur Keśava. C’est lui qui nous protégera de cette passe difficile [et] qui nous procurera le salut.”

so ’nudhyātas tato rājñā prādur āsīn mahārṇave | ekaśṛṅgadharo matsyo haimo niyutayojanaḥ ||44||

[44] Alors que [Keśava] fut l’unique objet de la pensée du roi, un poisson d’or, [long] de plusieurs milliers de yojana [et] portant une unique corne, apparut [au milieu] du grand océan.

nibadhya nāvaṃ tac chṛṅge yathokto hariṇā purā | varatreṇāhinā tuṣṭas tuṣṭāva madhusūdanam ||45||

[45] Après avoir amarré le navire à cette corne au moyen du serpent comme filin, selon ce qui avait été dit autrefois par Hari, [Satyavrata], content, fut satisfait de Madhusūdana.

356

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

śrīrājovāca | anādyavidyopahatātmasaṃvidas tanmūlasaṃsārapariśramāturāḥ | yadṛcchayopasṛtā yam āpnuyur vimuktido naḥ paramo gurur bhavān ||46||

Le roi dit : [46] “Par [ta] volonté, les âmes qui se savent égarées par l’ignorance sans commencement et affligées par les fatigues de la transmigration ayant [l’ignorance] pour origine, [et] qui se sont approchées [de toi pour prendre refuge], peuvent [t’]obtenir, [toi] qui nous donnes la délivrance et qui es notre maître suprême.

jano ’budho ’yaṃ nijakarmabandhanaḥ sukhecchayā karma samīhate ’sukham | yat sevayā tāṃ vidhunoty asanmatiṃ granthiṃ sa bhindyād dhṛdayaṃ sa no guruḥ ||47||

[47] Par son désir de bonheur, l’homme ignorant, attaché par ses propres actions, fait des efforts malheureux. Que celui dont le culte dissipe la fausse opinion [sur le bonheur], tranche le nœud du cœur, lui qui est notre maître.

yat sevayāgner iva rudrarodanaṃ pumān vijahyān malam ātmanas tamaḥ | bhajeta varṇaṃ nijam eṣa so ’vyayo bhūyāt sa īśaḥ paramo guror guruḥ ||48||

[48] Que celui dont le culte est semblable au feu qui purifie l’or [sans altérer] sa propre couleur, chasse les ténèbres qui souillent l’âme de l’homme. Que celui qui est le Seigneur immuable soit [notre] maître, lui qui est supérieur à [tout] maître.

na yatprasādāyutabhāgaleśam anye ca devā guravo janāḥ svayam | kartuṃ sametāḥ prabhavanti puṃsas tam īśvaraṃ tvāṃ śaraṇaṃ prapadye ||49||

[49] C’est parce que les autres dieux et personnes vénérables ne sont pas euxmêmes capables, réunis ensemble, de témoigner à l’homme une fraction d’un atome de [ta] bonté, [et] que tu es [de ce fait] le Seigneur, que je viens chercher refuge auprès de toi.

acakṣur andhasya yathāgraṇīḥ kṛtas tathā janasyāviduṣo ’budho guruḥ | tvam arkadṛk sarvadṛśāṃ samīkṣaṇo vṛto gurur naḥ svagatiṃ bubhutsatām ||50||

[50] Lorsqu’il est dépourvu de l’éveil, un maître des hommes ignorant est semblable à un guide privé de vue [qui conduit] un aveugle. Toi qui, comme le soleil qui voit, fais voir à tous ceux qui voient, nous t’avons choisi pour maître afin que nous puissions connaître [ta] propre voie.

APPENDICE

357

jano janasyādiśate ’satīṃ gatiṃ yayā prapadyeta duratyayaṃ tamaḥ | tvaṃ tv avyayaṃ jñānam amogham añjasā prapadyate yena jano nijaṃ padam ||51||

[51] L’homme enseigne à l’homme une fausse voie par laquelle il tombe dans des ténèbres insurmontables. Mais toi, tu [enseignes] un savoir inaltérable, infaillible, à l’aide duquel l’homme parvient sans détour à sa propre demeure.

tvaṃ sarvalokasya suhṛt priyeśvaro hy ātmā gurur jñānam abhīṣṭasiddhiḥ | tathāpi loko na bhavantam andhadhīr jānāti santaṃ hṛdi baddhakāmaḥ ||52||

[52] Toi, [tu es] pour tout le monde, l’ami, le Seigneur aimé, l’âme, le maître, la connaissance, la réalisation désirée. Et cependant, les gens enchaînés à leurs désirs [et] dont l’esprit est aveuglé ignorent que [tu] résides dans [leur] cœur.

taṃ tvām ahaṃ devavaraṃ vareṇyaṃ prapadya īśaṃ pratibodhanāya | chindhy arthadīpair bhagavan vacobhir granthīn hṛdayyān vivṛṇu svamokaḥ ||53||

[53] Ainsi, moi, je viens prendre refuge auprès de toi, le meilleur des dieux, le [dieu] désirable, le Seigneur, pour l’éveil. Ô Bienheureux, coupe par tes paroles — lumières [éclairant mon] intérêt — les nœuds de [mon] cœur [et] ouvre[-moi] ta propre demeure.”

śrīśuka uvāca | ity uktavantaṃ nṛpatiṃ bhagavān ādipūruṣaḥ | matsyarūpī mahāmbhodhau viharaṃs tattvam abravīt ||54||

Śuka dit : [54] Au roi qui avait achevé son discours, le Bienheureux, l’Âme primordiale, qui sous l’apparence d’un poisson se trouvait dans le vaste océan, enseigna la vraie nature [du monde phénoménal] :

purāṇasaṃhitāṃ divyāṃ sāṅkhyayogakriyāvatīm | satyavratasya rājarṣer ātmaguhyam aśeṣataḥ ||55||

[55] La divine collection des Purāṇa, le sāṅkhya, le yoga, la théorie de l’action, la science mystérieuse de l’Âme, [il les enseigna] à Satyavrata, le sage d’origine royale, sans rien omettre.

aśrauṣīd ṛṣibhiḥ sākam ātmatattvam asaṃśayam | nāvy āsīno bhagavatā proktaṃ brahma sanātanam ||56||

[56] Assis dans le navire avec les sages, [le roi] apprit du Bienheureux la doctrine indubitable sur la nature de l’Âme qui est appelée l’éternel Brahmā.

atītapralayāpāya utthitāya sa vedhase | hatvāsuraṃ hayagrīvaṃ vedān pratyāharad dhariḥ ||57||

[57] Lorsque la fin de la dissolution fut arrivée, Hari, après avoir tué le démon Hayagrīva, rendit les Veda au Créateur qui s’était réveillé.

358

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

sa tu satyavrato rājā jñānavijñānasaṃyutaḥ | viṣṇoḥ prasādāt kalpe ’sminn āsīd vaivasvato manuḥ ||58||

[58] Quant au roi Satyavrata, qui possédait [désormais toute] la science sacrée et profane, il devint par la faveur de Viṣṇu le Manu, fils de Vivasvat, durant ce kalpa.

satyavratasya rājarṣer māyāmatsyasya śārṅgiṇaḥ | saṃvādaṃ mahad ākhyānaṃ śrutvā mucyeta kilbiṣāt ||59||

[59] [Celui qui] écoutera le grand récit de l’entretien entre Satyavrata, le sage d’origine royale, et le [dieu] porteur de l’arc [sous l’apparence] trompeuse d’un poisson, sera délivré de ses fautes.

avatāraṃ harer yo ’yaṃ kīrtayed anvahaṃ naraḥ | saṅkalpās tasya sidhyanti sa yāti paramāṃ gatim ||60||

[60] L’homme qui récitera cette descente de Hari [ainsi] énoncée, ses projets se réaliseront et il obtiendra le suprême salut.

pralayapayasi dhātuḥ suptaśakter mukhebhyaḥ | śrutigaṇam apanītaṃ pratyupādatta hatvā | ditijam akathayad yo brahma satyavratānāṃ | tam aham akhilahetuṃ jihmamīnaṃ nato ’smi ||61||

[61] Ce [dieu] qui, après avoir tué le fils de Diti, rendit la masse des textes révélés qui étaient tombés de la bouche du Créateur endormi sur les eaux de la dissolution [de l’Univers], qui enseigna le Veda à Satyavrata et aux siens, qui est la cause de toute chose et qui prit l’apparence trompeuse d’un poisson, je m’incline devant lui.

1.3.4. Padma Purāṇa 6.230.1-14 et 23cd-30 Editiontextuelle 1895 :

PadmaPurāṇa, Bombay, Veṅkaṭeśvara Press.

Traductions SHASTRI 1950, p. 125-126 ; DESHPANDE 1991, p. 3174-3176. pārvaty uvāca | bhagavan yatra deveśo rākṣasān madhusūdanaḥ | jaghāna kena rūpeṇa yathāvad vaktum arhasi ||1||

« Pārvati dit : [1] « Ô Bienheureux, daigne me raconter, comme il se doit, où et sous quelle apparence le Seigneur des dieux, Madhusūdana (Viṣṇu), tua les démons.

vaibhavaṃ ca sthavīyasya matsyakūrmādirūpakam | vistareṇa samākhyāhi mama prītyā maheśvara ||2||

[2] Ô Maheśvara, énumère[-moi] en détail, pour mon plaisir, la puissance du plus grand [dieu qui est descendu], sous l’apparence d’un poisson, d’une tortue, et ainsi de suite. »

APPENDICE

359

mahādeva uvāca | śṛṇu devi pravakṣyāmi vaibhavaṃ svasthamānasā | matsyakūrmādi yadrūpam avatārātmakaṃ hareḥ ||3||

Mahādeva dit : [3] « Écoute, ô déesse, avec un esprit heureux. Je vais [te] relater la puissance de Hari, notamment la nature de [ses] descentes sous l’apparence d’un poisson, d’une tortue, et ainsi de suite.

dīpād utpādyate dīpo yathāvat tad bhaviṣyati | parāvasthā pareśasya savyūhāvibhavādayaḥ ||4||

[4] De même qu’une lampe est allumée à partir d’une [autre] lampe, ainsi en sera-t-il de la nature transcendentale de [ce] dieu, à commencer par ses formes et ses manifestations.

uktā devāvatārās tu vividhākārakāḥ śubhāḥ | ārcāvatārā devasya vaibhavāḥ paramātmanaḥ ||5||

[5] Ont [déjà] été présentés les descentes auspicieuses de [ce] dieu sous diverses formes, les hommages rendus aux descentes de [ce] dieu [et] les grandeurs de [cette] âme suprême.

prājāpatyena vai brahmāsa samrāṭ paramotsavaḥ | bhṛguṃ marīcim atriṃ ca dakṣaṃ kardamam eva ca ||6||

[6] Par [sa nature de] Prajāpati, Brahmā — le souverain et la joie suprême — engendra Bhṛgu, Marīci, Atri, Dakṣa, Kardama,

pulastyaṃ pulahaṃ caiva giriśaṃ ca tathā kratum | navaprajānāṃ pataya ime proktā yathākramam ||7||

[7] Pulastya, Pulaha, Giriśa et Kratu. Ceux-ci sont dits être, dans cet ordre, les maîtres des neuf familles claniques.

marīcir bhagavāṃs tatra janayāmāsa kaśyapam | kaśyapasyābhavañ jāyāś ca catasraḥ śubhadarśane ||8||

[8] Alors, Marīci le Bienheureux engendra Kaśyapa et les quatre épouses de Kaśyapa, ô [ma] belle, furent

aditiś ca ditiś caiva kadruś ca vinatā tathā | aditir janayāmāsa devāṃs tu śubhadarśanān ||9||

[9] Aditi, Diti, Kadru ainsi que Vinatā. Puis Aditi engendra les dieux à la belle apparence

ditiś ca rākṣasān putrāṃs tāmasān sumahāsurān | śaṃbūkas tu hayagrīvo hiraṇyākṣo mahābalaḥ ||10||

[10] Diti [engendra] des fils démoniaques, ténébreux et éminemment malins : Śaṃbūka, Hayagrīva, le puissant Hiraṇyākṣa

hiraṇyakaśipur jaṃbho mayādyāḥ sumahātapāḥ | makaras tu mahāvīryo brahmalokam upāgataḥ ||11||

[11] ainsi que Hiraṇyakaśipu, Jaṃbha, Maya et d’autres dont l’ardeur ascétique était immense. Ainsi, le très puissant Makara atteignit le monde de Brahmā.

360

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

brahmāṇaṃ mohayitvā ’sau vedāñ jagrāha vīryavān | grasitvā ca śrutiṃ so ’tha praviveśa mahārṇavam ||12||

[12] Après avoir dupé Brahmā, ce puissant [démon] s’empara des Veda, et, après avoir dévoré les textes révélés, il plongea dans le profond océan.

tataḥ sarvaṃ jagac chūnyam abhavad dharmasaṃkaraḥ | nādhītaṃ na vaṣaṭkāraṃ varṇāśramavivarjitam ||13||

[13] Alors le monde entier devint désolation, les devoirs [des classes sociales] furent mélangés. Il n’y eut plus aucune étude [du Veda], ni offrande [versée dans le feu en récitant la formule] vaṣaṭ et les classes sociales et les ermitages furent abandonnés.

tataḥ prajāpatir devaḥ sarvadevagaṇair vṛtaḥ | gatvā dugdhāmbudhiṃ devaṃ tuṣṭāvaśaraṇaṃ gataḥ ||14||

[14] Alors, le divin Seigneur des êtres vivants (Brahmā), accompagné de toute la troupe des dieux, après s’être rendu à l’océan de lait, chercha refuge auprès du dieu (Viṣṇu).

brahmovāca | [15-23ab] daityenopadrutā vedāḥ praviṣṭā mahad arṇavam ||23cd||

Brahmā dit : [15-23ab : long hommage rendu à Viṣṇu] [23cd] « Les Veda, attaqués par le fils de Diti, ont été emportés dans le profond océan.

vedādhāram idaṃ sarvaṃ jagat sthāvirajangamam | vedāś caiva hi sarveṣāṃ dharmāṇāṃ paritaḥ sthitiḥ ||24||

[24] Ce monde entier — mobile et immobile — repose sur les Veda, et les Veda, en vérité, sont partout le dépôt de toutes les lois.

vedeṣu sarvadevānāṃ nitya tṛptir bhaviṣyati | tasmād vedān samānetuṃ tvam evārhasi keśava ||25||

[25] À travers les Veda, tous les dieux reçoivent continuellement satisfaction. C’est pourquoi, daigne, ô Keśava, ramener les Veda.

śrīmahādeva uvāca | evam ukto hṛṣīkeśo brahmaṇā parameśvaraḥ | matsyarūpaṃ samāsthāya praviveśa mahodadhim ||26||

Mahādeva dit : [26] Ainsi interpellé par Brahmā, le suprême Seigneur Hṛṣīkeśa, après avoir assumé l’apparence d’un poisson, plongea dans le profond océan.

APPENDICE

361

taṃ daityaṃ sumahāghoraṃ mākaraṃ rūpam āsthitaḥ | tuṇḍāgreṇa vidāryātha jaghānāmarapūjitaḥ ||27||

[27] Ayant assumé l’apparence d’un makara, puis perforé à l’aide de son museau le terrifiant fils de Diti, [Viṣṇu], lui qui est honoré par les dieux, tua alors [ce démon]

taṃ hatvā sarvavedāṃś ca sāṅgopāṅgasamanvitān | gṛhītvā pradadau tasmai brahmaṇe sa mahādyutiḥ ||28||

[28] Après l’avoir tué et avoir récupéré tous les Veda, accompagnés de leurs annexes et des textes secondaires, lui, le très glorieux, les redonna à Brahmā.

anyonyamiśritā vedā grasitās tena rakṣasā | vyaktā bhagavatā tena vyāsarūpeṇa dhīmatā ||29||

[29] Les Veda, qui avaient été dévorés par ce démon, étaient mélangés entre eux. Ils furent reclassés par l’intelligent Bienheureux sous l’apparence de Vyāsa.

pṛthagbhūtāsamaṃ vedā vyāsenaiva mahātmanā | evaṃ matsyāvatāreṇa rakṣitāḥ sarvadevatāḥ ||30||

[30] Par Vyāsa le magnanime, les Veda furent à nouveau distincts. C’est ainsi que tous les dieux furent protégés par la descente du poisson.

1.3.5. Bhaviṣya Purāṇa 3.4.45-59 Éditiontextuelle 1879 :

BhaviṣyaPurāṇa, Bombay, Veṅkaṭeśvara Press.

Traductions SHASTRI 1950, p. 99-101 ; ETTER 1989, p. 220-222. tasmāj jātaḥ suto nyūho nirgatas tūha eva saḥ ||45cd||

[45cd] De lui [Lomaka] naquit un fils, Nyuha, qui, parce qu’il fut délivré de la poussée [des flots],

tasmān nyūhaḥ smṛtaḥ prājñaiḥ rājyaṃ pañcaśataṃ kṛtam | sīmaḥ śamaś ca bhāvaś ca trayaḥ putrā babhūvire ||46||

[46] est connu sous le nom de Nyuha par les sages. [Son] règne dura cinq cents ans. Trois fils, Sīma, Śama et Bhāva, naquirent de lui.

nyūhaḥ smṛto viṣṇubhaktaḥ so’ haṃ dhyānaparāyaṇaḥ | ekadā bhagavān viṣṇus tat svapne tu samāgataḥ ||47α||

[47α] Nyuha était connu pour avoir été un dévot de Viṣṇu, dont le seul objet de concentration fut “Lui, je suis”. Une fois, le Seigneur Viṣṇu vint le visiter en rêve :

362

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

vatsa nyūha śṛṇuṣvedaṃ pralayaṃ saptame ’hāni | bhavitā tvaṃ janais sārdhaṃ nāvam āruhya satvaram ||47β||

[47β] “Nyuha, mon enfant, écoute cette mienne [parole]. Dans sept jours, se produira une dissolution. Toi, accompagné de tes gens, après être monté dans un navire, en hâte

jīvanaṃ kuru bhaktendrasarvaśreṣṭho bhaviṣyasi | tatheti matvā sa munir nāvaṃ kṛtvā supuṣṭitām ||48||

[48] sauve la vie ; tu seras le meilleur d’entre les meilleurs de tous mes dévots.” Après avoir pensé : “Soit !”, le sage construisit un vaste navire,

hastatriśatalambāṃ ca pañcāśaddhastavistṛtām | triṃśaddhastocchritāṃ ramyāṃ sarvajīvasamanvitām ||49||

[49] de trois cents mains de longueur, cinquante de largeur et trente de hauteur, agréable [à vivre et] entièrement pourvu de tous les êtres vivants.

āruhya svakulais sārddhaṃ viṣṇudhyānaparo ’bhavat | sāṃvartako meghagaṇo mahendreṇa samanvitaḥ ||50||

[50] Après être monté avec sa famille dans le navire, il s’adonna à la concentration de Viṣṇu. Des amas de nuages de la dissolution cosmique furent dépêchés par Mahendra.

catvāriṃśaddināny eva mahadvṛṣṭim akārayat | sarvaṃ tu bhārataṃ varṣaṃ jalaiḥ plāvyatu sindhavaḥ ||51||

[51] Il déversa une pluie torrentielle durant quarante jours. Alors les fleuves avec leurs eaux inondèrent le pays tout entier des Bhārata,

catvāro militāḥ sarve viśālāyāṃ na cāgatāḥ | aṣṭāśītisahsrāṇi munayo brahmavādinaḥ ||52||

[52] et se mélèrent aux quatre océans, mais ne se répandirent pas dans la Viśālā. Quatre vingt huit mille sages qui enseignaient le Veda

nyūhaś ca svakulais sārdhaṃ śeṣās sarve vināśitaḥ | tadā ca munayas sarve viṣṇumāyāṃ pratuṣṭuvuḥ ||53||

[53] ainsi que Nyuha, accompagné de sa famille, furent épargnés ; tous [les autres] furent anéantis. Alors tous les sages louèrent la puissance de Viṣṇu.

munaya ūcuḥ | namo devyai mahākālyai devakyai ca namo namaḥ | mahālakṣmyai viṣṇumātre rādhādevyai namo namaḥ ||54||

Les sages dirent : [54] “Hommage à la déesse Mahākālī et hommage à Devakī ! Hommage ! À la vénérable Lakṣmī, la mère de Viṣṇu, à la déesse Rādhā hommage, hommage !

APPENDICE

363

revatyai puṣpavatyai ca svarṇavatyai namo namaḥ | kāmākṣāyai ca māyāyai namo mātre namo namaḥ ||55||

[55] À Revatī, Puṣpavatī et Svarṇavatī hommage, hommage ! Et hommage à Kāmākṣā, hommage à Māyā, hommage à la Mère, hommage !

mahāvātaprabhāvena mahāmegharaveṇa ca | jaladhārābhir ugrābhir bhayaṃ jātaṃ hi dāruṇam ||56||

[56] Par la puissance de la tempête, le grondement des masses nuageuses et les torrents d’eau terrifiants, un effroyable péril a surgi.

tasmād bhayād bhairavi tvam asmān saṃrakṣa kiṃkarān | tadā prasannā sā devī jalaṃ śāṃtaṃ tayā kṛtam ||57||

[57] De ce danger, ô Bhairavī, protègenous, tes serviteurs.” Alors la déesse fut satisfaite et les eaux furent calmées par elle.

abdāntare mahī sarvāsthalī bhūtvā pradṛśyate | ārāc ca śiṣiṇā nāma himādres taṭabhūmayaḥ ||58||

[58] Et, au bout d’un an, on vit que la terre redevint un sol entièrement ferme, de même que le sol des pentes de la haute montagne appelée Śiṣiṇa.

nyūhas tatra sthito nāvam āruhya svakulaiḥ saha | jalāṃ te bhūmim āgatya tatra vāsaṃ karoti saḥ ||59||

[59] En ce lieu, se tint Nyuha qui était monté dans le navire avec sa famille. Après avoir atteint [la limite entre] l’eau et la terre, il habita là.

2. CORPUS DES SOURCES ETHNOLOGIQUES 2.1. BHĪL 2.1.1. Version générale « Bhagwān avait créé à partir de la terre deux blanchisseurs : homme et femme. De ce frère et de cette sœur la race humaine naquit. Ils vivèrent heureux et étaient très charitables. C’était le travail de la fille de tirer l’eau et, quand elle allait à la rivière, elle prenait du riz avec elle pour nourrir les poissons. Ceci dura pendant un long moment. Alors, un jour, le poisson Ro lui demanda : “Vierge, quelle récompense désires-tu ? As-tu pensé à quelque chose de précis ?” Elle répondit : “Je n’en sais rien.” Alors, le poisson dit : “À travers l’eau, la terre se retournera à l’envers. Prends les graines de potiron avec toi et fais une cage. Alors, monte avec ton frère dans la cage, en prenant des graines et de l’eau avec vous. Et n’oubliez pas d’emmener également un coq.” Les pluies commencèrent à tomber, doucement au début, puis en torrents de plus en plus importants. C’était comme si la terre et le ciel avaient fusionné en un. Alors dieu parla : “Ainsi ai-je tourné le monde à l’envers. Mais quelqu’un a-t-il survécu ? Le chant du coq me l’informe.”

364

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

Alors, Bhagwān lui-même partit afin d’en savoir plus à ce sujet. Il arriva là où la cage se trouvait et demanda : “Y-a-t-il quelqu’un à l’intérieur ?” Alors, la fille répondit : “Nous sommes deux à l’intérieur, mon frère et moi.” Alors, Bhagwān trouva dans la cage deux jeunes gens dans la prime jeunesse et la force de l’âge. Alors, dieu dit : “J’ai détruit le monde entier. Qui vous a prévenus et vous a donné le conseil de construire une telle cache ? Vous devez m’expliquer ce mystère. Car mon plan était caché des hommes.” Alors, la fille répondit : “C’était le poisson qui m’a instruite.” Bhagwān appela alors le poisson et demanda : “Était-ce toi qui apportas cette connaissance à ces deux-là ?” Le poisson répondit : “Oh ! non, Dieu Père, ce n’était pas moi qui aie fait cela.” Alors, dieu battit le poisson et il devint disposé à avouer : “Oui, Dieu Père, je l’ai vraiment fait.” Alors, dieu dit : “Si tu m’avais dit la vérité immédiatement, rien ne te serait arrivé.” Alors, dieu coupa la langue du poisson et la jeta. De cette langue les sangsues prennent leur origine. Mais le poisson demeura sans langue depuis ce moment et jusqu’à maintenant. Dieu tourna le visage de la fille vers l’ouest et le visage du jeune homme vers l’est. Quand il les retourna de nouveau pour se faire face, il demanda à l’homme : “Qui est-ce ?” Et il répondit : “C’est ma femme.” Alors, Bhagwān demanda à la fille : “Qui est-ce ?”, “C’est mon mari.” Alors, dieu les fit mari et femme. De cette façon, ils devinrent les progéniteurs de la race humaine. Les générations suivirent les générations et les différents langages advinrent. »1094 2.1.2. District de Barwani « Jadis, il y a longtemps, le monde était entièrement sous l’eau. Seulement deux collines pouvaient être vues au-dessus du déluge, celle nommée pāwaṇ ḍuṅgar (cette colline est dans les environs de Dohad) et l’autre Matapheṇ (qui signifie le chaperon du serpent). Ces deux collines étaient homme et femme. Dès que (au temps du déluge) l’eau montait d’un verre (une moitié de main) plus haut, pāwaṇ ḍuṅgar montait de l’intervalle d’une main, tandis que Matapheṇ montait d’un ḥāth (une aune). Sur la plus haute colline, il y avait un panier en bambou qui n’avait pas été touché par l’eau. Dieu vit ce panier et, s’en approchant, regarda à l’intérieur et demanda : “Qui êtes-vous ?” Il reçut la réponse : “Nous sommes Balahis, frère et sœur.” Alors qu’ils parlaient à dieu, les deux étaient dos à dos. Dieu dit : “Regardez-vous et dites (une fois encore) qui vous êtes.” Alors, ils se regardèrent et dire : “Nous sommes homme et femme.” »1095 2.2. MARIA CORNE-[DE]-BUFFLE 2.2.1. Rewali (État de Bastar) [4] « Il y eut une grande pluie et le premier monde fut englouti. Mais Gajabhimul mit un frère et une sœur — leurs noms étaient Kawachi et Kurhami — dans un potiron appelé Dadha Burka Kawachi. Ce potiron dériva de-ci, de-là jusqu’à finalement échouer sur un grand rocher. Mahapurub envoya un corbeau à la recherche d’hommes. Le corbeau vola et vola et vola : que vit-il ? Il vit de l’eau et un potiron sur un grand rocher. Il essaya de s’asseoir sur le rocher, mais la pierre était trop chaude. Mahapurub renvoya le corbeau pour 1094 1095

KOPPERS 1940-1941, p. 282-283. Voir également KONRAD 1939, p. 93. KOPPERS 1940-1941, p. 284.

APPENDICE

365

voir s’il y avait des êtres vivants dans le potiron. Entre-temps, un banian avait fleuri près du potiron. Le corbeau s’y percha et l’ouvrit en picorant. Du potiron, Kawachi et Kurhami apparurent. Le rocher était tellement chaud qu’ils grimpèrent dans l’arbre. Ils avaient faim et commencèrent à boire la sève de l’arbre. Le corbeau s’en alla. La sève fut bientôt terminée et les deux enfants commencèrent à pleurer. Quand Mahapurub entendit le bruit, il fut en colère comme un sahib et envoya le corbeau pour l’arrêter. Mais le corbeau était avide et voulait que les enfants meurent afin de se nourrir sur leur corps. Il retourna à Mahapurub et lui dit que tout allait bien. Mais de nouveau les pleurs des enfants affamés dérangèrent Mahapurub et, cette fois, il envoya un aigle. Mais l’aigle était également avide et voulait que les enfants meurent afin de se nourrir sur leur corps. Lui aussi retourna à Mahapurub et lui dit que tout allait bien. Mais de nouveau les pleurs des enfants affamés dérangèrent Mahapurub et, cette fois, il envoya un tigre. Mais le tigre était également avide et voulait que les enfants meurent afin de se nourrir sur leur corps. Lui aussi retourna à Mahapurub et lui dit que tout allait bien. Mais quand les pleurs des enfants continuèrent, Mahapurub envoya finalement un singe. Le singe s’assit sur le rocher et demanda aux enfants ce qu’ils avaient. Le rocher était si chaud que le derrière du singe fut brulé ainsi que ses mains et ses pieds. Il toucha son visage de ses mains brûlantes et son visage devint noir. Le singe sauta dans l’arbre. “Nous n’avons pas d’endroit où aller”, dirent les enfants. “Il n’y a pas de nourriture”. Le singe retourna à Mahapurub. Mahapurub envoya un sanglier. “Près du rocher est une tortue”, lui dit-il. “Elle a construit d’elle-même une maison de boue et d’argile. Enlève la boue et étale-la sur le rocher”. “Mais comment puis-je vivre sans nourriture ?”, dit le sanglier. “Les enfants planteront des graines”, dit Mahapurub. “Il y aura une récolte sur le rocher, et tu seras le premier à y goûter”. Voila pourquoi les sangliers ravagent toujours les récoltes avant que les hommes puissent en profiter. Le sanglier trouva la tortue et se roula dans la boue sur son dos. Il vint sur le rocher et se secoua violemment et la boue vola dans toutes les directions et le monde fut à nouveau. Les enfants plantèrent des graines et moissonnèrent leurs récoltes. Gaja Bhimul se demanda comment obtenir des êtres vivants dans le monde. Il demanda aux deux enfants de se marier mais ils refusèrent. N’étaient-ils pas frère et sœur ? Il appela Budi Matal. Elle leur donna la variole et les envoya errer à travers le monde. Un jour, ils se rencontrèrent et ne se reconnurent pas, alors ils se marièrent. D’abord, douze garçons naquirent en une fois et ensuite douze filles. Les noms des garçons étaient Kawachi, Marvi, Oyami, Kartami, Kunjami, Poriami, Kalmumi, Nendi Markami, Kurhami, Barse, Vetti et Karti. »1096 2.2.2. Gadapal (État de Bastar) « Comme ci-dessus, avec les variantes suivantes : [5] « Les sangliers (il y en avait deux) venaient de Warangal, où il y avait un peu de terre. La terre était collée sur leurs poils. Ils se secouèrent et le monde fut. Une vache buvait un peu d’eau qui devint du lait. Avant cela, la vache n’avait pas de lait.

1096

ELWIN 1991, p. 30.

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

Il n’y avait pas de collines au début. Le garçon et la fille attelèrent un ours et un tigre à leur herse et un peu de la terre qui fut soulevée devint des collines. »1097 2.2.3. Killepal (État de Bastar) « Comme dans le numéro 4 avec les variantes suivantes : [6] « Les enfants furent mis dans le potiron par les dieux Ardalkosa, Patraj, Pirusi et Tuldokari. Mais Mahapurub voulait détruire les enfants : il essaya d’éventrer le potiron pour les noyer. Mais les dieux saisirent le potiron à temps et le lancèrent dans l’eau. D’abord, il flotta vers l’est ; puis le courant l’amena vers l’ouest. Deux sangliers échappèrent au déluge. Ils vivaient sur une très haute montagne. Comme ils creusaient pour des racines la terre fut prise dans leurs poils, et quand ils se secouèrent elle survola tout autour de l’eau et se fixa pour former la terre à nouveau. La terre est maintenue en place par des racines sauvages que les sangliers mangent encore. Il n’y avait alors pas de jungle. Les villageois avaient monté des tas d’herbes qui devinrent des arbres par eux-mêmes. »1098 2.2.4. Gogonda (État de Bastar) « Comme dans le numéro 4 avec les variantes suivantes : [7] « Les dieux Iru Sirma et Marka Raj vivaient dans de petites huttes faites de feuillage. En les observant, les deux enfants surent comment fabriquer des habitations. Les sangliers créèrent la terre, non pas de la tortue, mais de Karngakike Kanyang (le poisson dandai), de Lu Lugekike Kanyang (le poisson turi) et de Yerepuri Kanyang qui avaient retenu un peu de la terre dans leur ventre. »1099 2.3. BONDO 2.3.1. Kadamguda (District de Koraput) [8] « Un Raja avait un fils et une fille et les deux avaient l’habitude de jouer ensemble. Un jour, la fille reçut une graine de potiron et la jeta sur le tas d’ordures. Elle poussa et une grande fleur, en ayant éclos, devint un puissant potiron. Le garçon fit un trou dans le potiron et le creusa de l’intérieur. Il dit : “Si jamais il pleut trop, nous pourrons nous cacher dans le potiron”. Un jour, la pluie tomba et le frère et la sœur allèrent jouer dans le potiron. Comme ils jouaient, plusieurs jours passèrent, mais la pluie ne cessa pas et le monde entier fut englouti sous l’eau. Le potiron flottait à la surface et les enfants commencèrent à avoir faim et se mirent à pleurer. Mahaprabhu les entendit et vint pour voir ce qui se passait. “Qui êtes-vous ?”, demanda-t-il. “Nous sommes frère et soeur et nous avons faim”. Mahaprabhu alla voir le sanglier et lui dit ce qui s’était passé. Le sanglier alla dans le monde souterrain et, à Kermo Deota, il lui vola de la terre. Avec la terre, il vola sept espèces d’arbres, le manguier, le tamarinier, le mahua, le palmier sagou, le dumar, le pipal et le banian.

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Le sanglier enduisit son corps de boue et se baigna. Quand il sortit de l’eau, il se secoua et la terre survola l’océan et le monde fut créé. Quelques-uns des poils du sanglier apparurent et devinrent de l’herbe. Les graines des sept arbres étaient aussi éparpillées à travers le monde et de celles-ci vient la jungle. Alors, Mahaprabhu sortit le frère et la sœur du potiron et changea leurs apparences avec la variole pour qu’ils ne se connaissent plus. Ils se marièrent et l’humanité vint de cette union. »1100 2.3.2. Mundlipada (District de Koraput) [9] « La terre était submergée par les eaux et Mahaprabhu ne pouvait voir personne. Il frotta un peu de terre de son bras et créa un corbeau. Le corbeau dit : “Où dois-je me poser ?”, et Mahaprabhu le laissa se poser sur son épaule. Comme il volait au-dessus de l’eau, il devint très fatigué et dit à nouveau : “Où dois-je me poser ?” Mahaprabhu tira un poil de dessous son aisselle et créa un cotonnier pour qu’il s’y pose. Comme il volait, il vit un grand panier recouvert qui flottait sur l’eau. À l’intérieur du panier, il y avait un frère et une sœur. Le corbeau retourna à Mahaprabhu et lui dit ce qu’il avait vu et Mahaprabhu le renvoya pour trouver un peu de terre. Il prit un lombric et l’amena à Mahaprabhu. Mahaprabhu gratta le ver avec ses ongles et en sortit un peu de terre. Il la lança dans toutes les directions et le monde fut créé. Il ouvrit le panier et trouva le frère et la sœur. Il leur dit : “Pourquoi ne vous mariezvous pas ?” Ils répondirent : “Nous sommes frère et sœur, alors comment pouvons-nous être ensemble ?” Mahaprabhu les envoya dans des directions différentes et la fille fut atteinte de strabisme et le garçon devint un lépreux. Quand ils se rencontrèrent de nouveau, ils ne se reconnurent pas et alors ils se marièrent. Ils eurent douze fils et douze filles et leur race était les Remo. À partir d’eux tous les peuples du monde naquirent. »1101 2.4. GADABA 2.4.1. Alsidusra (District de Koraput) [14] « Quand la terre sombra sous les eaux, un Gadaba appelé Janglu et sa mère se cachèrent dans un cotonnier creux. Il n’avait pas de branches ni de feuilles et flottait comme un bateau. Il dériva jusqu’à Murimatikona et échoua là. La mère et le fils sortirent et bâtirent un camp, mais, pendant longtemps, ils n’eurent pas de nourriture. La mère dit à son fils : “Fils, fais quelque chose pour créer un monde”. Janglu prit un peu de peau de son côté gauche et écrivit une lettre. De la poussière du coin de ses yeux, il fit un maina et attachant la lettre autour de son cou l’envoya à Kesu Raja dans le monde souterrain. L’oiseau vola et vola et atteint l’endroit en huit jours et neuf nuits. Le Raja lut la lettre et aussitôt envoya sept femmes avec des pots remplis d’eau et des chariots pour porter l’eau. Les femmes purent suivre la route jusqu’au monde, mais il n’y avait pas assez d’espace pour les chariots. Le Raja par conséquent alla voir Bhim et le lui dit. Bhim tira sa propre 1100 1101

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langue et l’étira jusqu’à ce qu’elle devienne une route accessible aux chariots depuis le monde souterrain jusqu’au ciel. Les chariots et les femmes portèrent l’eau qui avait submergé la terre jusqu’à Bhim. Quand tout fut asséché et qu’il n’y eut plus que de la boue au fond, Janglu coupa le bois du cotonnier et le répandit partout. À Murimatikona, il y avait du gravier rouge, il le creusa et le dispersa. De cette façon, le monde fut assemblé. Quand le monde fut prêt, l’apparence de la mère de Janglu changea. Elle avait été vieille, maintenant, elle devenait jeune et belle. Bhim et Kesu Raja se demandèrent comment les hommes devaient naître. “Faisons de ces deux mari et femme”, pensèrent-ils. Ils dirent à Janglu “Est-ce que cette femme est ta femme ?” “Non, c’est ma mère”, et ils dirent à la femme “Est-ce que cet homme est ton mari ?” “Non, c’est mon fils”. Ils les amenèrent dans sept bazars et leur posèrent les mêmes questions, mais ils donnèrent toujours les mêmes réponses. Finalement, Bhim et Kesu Raja remplirent l’esprit de la femme de péchés et, alors, les deux se marièrent et allèrent vivre à Murimatikona. Leurs enfants furent les premiers Gadaba. »1102 2.4.2. Gunaipada (District de Koraput) [15] « Larang le grand Dano dévora le monde, et rien ne subsista que l’eau. Mais dans un potiron flottant sur l’eau étaient une fille et un garçon. Sur la queue de Larang poussait un cotonnier. Il émergeait hors de l’eau et s’étendait vers le ciel. Des fleurs poussèrent sur l’arbre. Quand Mahaprabhu ne vit rien d’autre que de l’eau, il réfléchit et réfléchit. Finalement, il créa un corbeau de la poussière de son corps et l’envoya pour trouver la terre. Ce corbeau vola et vola, il vit le potiron, mais ne se posa pas dessus. Au lieu de cela, il vit les fleurs rouges du cotonnier et, pensant que c’était de la viande, vola jusqu’à l’arbre et s’y posa. Il but le jus des fleurs de coton et le trouva doux. Alors, il retourna à Mahaprabhu et lui raconta tout. Mahaprabhu alla voir l’arbre et y descendit jusqu’où se trouvait Larang le Dano. Il l’attrapa et le serra si fort qu’il excréta la terre qu’il avait dévorée. Alors Mahaprabhu serra le corps entier de Larang tellement violemment que pas un os ne demeura intact et qu’il ne resta rien que de la peau. Il pressa sa tête jusqu’à ce qu’elle devint toute petite. De la terre que Larang excréta, le monde fut formé à nouveau. Mais il tremblait de part et d’autre, alors Mahaprabhu créa le Kamar. Le Kamar créa des soufflets, les recouvrant de tissu. Mais, quand il commença à cracher son feu pour faire des clous, le tissu se rompit. Alors, Mahaprabhu créa une vache noire, et le Kamar tua la vache et utilisa sa peau pour couvrir ses soufflets, et bientôt il eut quatre clous qu’il plongea dans les quatre coins du monde. Maintenant, la terre était stable, mais elle se gonflait en son milieu. Il prit ses soufflets et fit baisser le gonflement. Quelques-uns demeurèrent et cette portion est la montagne. La portion qui devint plate est la plaine. Mais tout était dû aux soufflets du Kamar. »1103

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2.5. KOND 2.5.1. Meriahpatta (District de Koraput) [20] « Le premier garçon dans le monde était un jour dans son champ de légumineuses gardant sa récolte avec son pistolet. Un chevreuil vint pour voler la récolte et le garçon courut vers lui avec son pistolet prêt à tirer. Le chevreuil portait un petit et la vie dans son ventre parla au garçon lui disant : “Ne tire pas et je te dirai quelque chose que tu dois connaître”. C’était le dieu Soleil qui était dans le ventre du chevreuil. Le garçon baissa son arme et la vie dans le ventre dit : “Dans huit jours, le monde se retournera et tout sera eau. Fais un bateau en peuplier, remplis-le de toutes choses à manger et toi et ta sœur asseyezvous dedans.” Le garçon rentra chez lui et quand sa mère vit qu’il avait les mains vides, elle le tourmenta en lui disant : “Pourquoi n’as tu pas apporté de nourriture ?” Le garçon lui dit ce qui s’était passé et sa mère dit : “Ce ne sont rien que des mensonges.” Mais le garçon et sa sœur préparèrent le bateau et y mirent de la nourriture et des graines. Ils s’y installèrent et, quand la terre se retourna, ils furent les seuls rescapés au monde. Le bateau dériva jusqu’à heurter un grand figuier qui poussait hors de l’eau. Bientôt le soleil commença à réduire le niveau de l’eau, car, en ces jours, il y avait sept soleils et ils étaient très chauds. Bientôt la terre apparut et le bateau échoua, mais la chaleur des sept soleils était si forte que les arbres et l’herbe avaient séché avec l’eau. Alors la lune prétendit avoir mangé ses enfants et alla au soleil avec sa bouche rouge, en pleurant : “Regarde, j’ai mangé mes enfants”, et le soleil mangea ses six frères également. Mais quand la nuit arriva, la lune fit ressortir ses enfants les étoiles, et le soleil fut très en colère, car il ne pouvait plus faire ressortir ses frères. »1104 2.5.2. Bandagaon (District de Koraput) [21] « Au début quand le monde sombra sous les eaux un frère et une sœur se cachèrent dans un cotonnier creux. Leur nom était Dakpaska et Dakadidi. L’arbre flotta sur l’eau et finalement échoua sur une colline. Le frère et la sœur se marièrent et de leur union naquirent Gogerenga et Jagarenga. Ils pleurèrent en disant : “Comment pouvons-nous vivre sans terre à cultiver ?” La mère terre leur dit : “Donnez-moi une vierge en sacrifice”. Par conséquent, ils sacrifièrent la fille de Gogerenga et Jagarenga et l’eau s’assécha. Mais la terre était toujours instable et ce n’est qu’après avoir enfoncé des clous d’épines dans le sol qu’elle devint stable. »1105 2.6. LANJHIA SAORA 2.6.1. Rumrumba (District de Koraput) [24] « Quand les eaux vinrent, les Morts mirent des graines et de la terre avec un garçon et une fille, frère et sœur, dans un potiron et le firent flotter. Quand ils sortirent, le frère et la sœur couchèrent ensemble. Le soleil s’assombrit à cette vision. Le crabe amena la terre aux Morts et ils firent la terre et la nivelèrent. Alors, ils montrèrent à ces deux comment faire des clairières dans la forêt et comment les brûler et semer des graines dans les cendres. 1104 1105

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Comme les Morts nous enseignèrent, nous faisons encore. Les Saora étaient les premiers dans toute l’humanité, nous étions unis, sans caste ou clans pour nous diviser. »1106 2.6.2. Munisingi (District de Ganjam). [25] « Au début, il y avait un monde au-dessus des eaux du monde souterrain. Mais le rat de Kittung creusa en dessous des montagnes et de l’eau monta du dessous et la terre fut submergée. Mais Kittung et Kittungboi vivaient dans un potiron. Dans le ciel, le grand Kittung créa un corbeau et l’envoya pour voir ce qui se passait. Il trouva le potiron et retourna à Kittung pour lui dire où il se trouvait. De Kittung et Kittungboi dans le potiron naquirent Rama et Bhimo. Un jour Bhimo voulut se soulager. “Je veux me soulager”, dit Bhimo. Rama dit : “Fais-le sur ma tête”, et, quand ce fut fait, il jeta le moule dans l’eau. L’eau s’assécha immédiatement et la terre réapparut. Ils trouvèrent que là où le rat avait amassé le sol, il y avait des montagnes et que les cavités qu’il avait faites devenaient des rivières. Mais Rama et Bhimo pensèrent : “Comment sommes-nous censés savoir si cela est bien ?”. Ils avaient peur de marcher sur le nouveau monde. D’abord, ils créèrent une poule et l’envoyèrent, la terre supporta son poids. Ensuite, ils créèrent un cochon et l’envoyèrent, la terre supporta son poids. Ensuite, ils créèrent un buffle et l’envoyèrent, la terre supporta son poids. De cette manière, ils découvrirent que la terre était utilisable. Peu après cela, Bhimo voulut uriner. “Je veux uriner”, dit Bhimo. Rama pensa : “S’il urine, la terre sera submergée de nouveau”. Il dit : “Urine dans mon oreille”. Bhimo urina dans l’oreille gauche de Rama et immédiatement de l’oreille droite deux filles naquirent. Rama dit : “L’une de ces filles sera ma femme et l’autre sera la tienne”. Les quatre vécurent ensemble. Un jour, comme ils allaient quelque part, Bhimo se procura un cheval et monta sur son dos. Rama pensa : “Ce compagnon sera plus important que moi”. Alors, il grimpa sur le dos d’une montagne et vécut là. Il trouva un forgeron et le persuada de lui faire une hache. Un jour, il rencontra Kittung qui lui montra comment couper la forêt et faire des clairières pour ses récoltes. Les Saora sont les enfants de Rama et coupent la jungle. Les fils de Bhimo sont les Rajas et les chefs Bissoyi. »1107 2.6.3. Olleida (District de Ganjam) [26] « Il y avait un potiron gros comme une petite colline. Quand la terre coula sous les eaux, un garçon Saora et sa sœur firent un trou sur le côté du potiron et s’y cachèrent. Le potiron flotta sur la face des eaux. Après un moment, Kittung Mahaprabhu fit un milan de la poussière de son corps et l’envoya pour voir s’il y avait des hommes dans le monde. Le milan vola et vola jusqu’à finalement atteindre le potiron, et se percha dessus. Il entendit le frère et la sœur parler à l’intérieur. Il retourna à Kittung et dit : “Il y a quelque chose comme une colline et un bruit à l’intérieur. Il doit certainement y avoir quelques créatures vivantes”. Mahaprabhu créa une mouche et une fourmi et les envoya dans le potiron. Le garçon dormait dans un berceau et la fille par terre. La mouche bourdonna dans l’oreille de la fille et la fourmi la mordit et elle s’écria “Frère, je n’arrive pas à dormir”. Il dit : “Alors viens et dors avec moi dans le berceau”. De cette manière ils devinrent homme et femme. Le moment venu, la sœur fut enceinte. Quand Kittung entendit parler de cela, il 1106 1107

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abaissa les eaux et le potiron s’ouvrit en se brisant. Le jeune et sa femme sortirent et les morceaux cassés du potiron se transformèrent en terre. De nombreux enfants naquirent et bientôt le monde fut peuplé. »1108 2.6.4. Parisal (District de Ganjam) [27] « Kittung Mahaprabhu vivait avec sa sœur sur la montagne Mahendra. Quand la terre sombra et l’eau monta par dessus, les deux, frère et sœur, allèrent dans un potiron qui flottait à la surface. Bientôt, de l’herbe dupi poussa hors de l’eau et un rat parcourut la tige de haut en bas. Le rat creusa profondément dans la terre et se remplit la panse, puis se dirigea vers Kittung. Kittung prit la terre du ventre du rat et la répandit sur l’eau autour de l’herbe dupi.L’eaurecula et il y avait de la terre à nouveau. Du potiron le frère et la sœur allèrent sur le sol sec. Là, ils prirent l’habitude de dormir avec le rat, tous les trois ensemble. Graduellement, l’amour crût entre la fille et le rat, et un jour elle fut enceinte. Kittung se sentit honteux, pensant que le monde rirait de lui s’ils savaient que sa sœur avait couché avec un rat, et il dit : “Prends mon nom et, toi et moi, nous deviendrons mari et femme”. Ainsi, frère et sœur se marièrent et l’enfant fut le premier Saora. »1109 2.7. MURIA 2.7.1. Kokori (État de Bastar) [29] « Autrefois, il y avait une terre. À l’époque où Lingo et son frère naquirent, Mahapurub tourna le monde tête-bêche et il fut mangé par le lombric, alors le monde du milieu ne devint rien que de l’eau. Il y avait deux jeunes enfants sur la terre. Dieu avait mis la vie dans leur corps en les touchant dans le dos : les traces de ses doigts étaient encore présentes. Ils se cachèrent dans un potiron qui poussait hors de l’eau comme une grande plante grimpante et ils atteignirent les cieux. Bientôt, le lombric excréta de la terre et un peu de cette terre tomba sur une feuille de siari. Cette terre commença à se lamenter : “Qui est là pour me servir, car toute l’humanité s’est noyée ?” Quand Lingo entendit ces lamentations, il alla voir ce qui se passait. Entretemps, Mahapurub avait cueilli le potiron qui poussait sur la plante grimpante dans les cieux et trouva à l’intérieur les deux petits enfants. “Où ces enfants peuvent-ils bien vivre ?”. En pensant à cela, il envoya son corbeau pour chercher la terre. Le corbeau vola et vola au-dessus de l’océan jusqu’à finalement voir Lingo et son frère qui enfonçaient leur herse à travers la mer. Là où la herse s’enfonçait, il y avait de la terre, là où elle se tordait ou manquait un endroit, il y avait de l’eau et une rivière, là où la terre était entassée sur le coté, il y avait une montagne. Quand le corbeau vit cela, il retourna et dit à Mahapurub que la terre était formée à nouveau et les deux enfants furent envoyés là-bas pour y vivre. »1110

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ELWIN 1991, p. 44-45. ELWIN 1991, p. 45. ELWIN 1991, p. 46-47.

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2.8. RAJA MURIA 2.8.1. Chitrakot (État de Bastar) [30] « Ceci s’est passé il y a très longtemps. À cette époque, tout était eau. La terre était dans le ventre d’un Dano en gestation. Son nom était Kaitab. Elle s’assit sur l’eau. Alors, douze années s’écoulèrent. Mahapurub créa les hommes. Il pensa : “Ici, il y a de l’eau, ici, dans le ventre de Kaitab, il y a la terre”. Comment pouvait-il obtenir la terre d’elle ? De la poussière de son front, Mahapurub fit un homme. Pendant douze ans, il le garda sur ses genoux et l’homme grandit. Alors Mahapurub dit : “Je t’ai créé et je t’ai nourri pendant douze ans. Maintenant, fais quelque chose pour moi. Tue cette Kaitab et je te ferai seigneur sur la terre.” Alors, l’homme alla combattre Kaitab et la tua. Quand elle mourut, sa peau devint de la terre et ses os des rochers. Bientôt la terre fut prête, mais elle tremblait et frémissait toujours. Mahapurub tira neuf poils de sa jambe droite et les enfonça dans les neuf coins du monde, et il devint stable. Mahapurub fit de l’homme le seigneur du monde, et il fut capable de l’attraper avec son petit doigt. Alors, les hommes naquirent partout. »1111

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ELWIN 1991, p. 47.

INDEX DES NOMS DE PERSONNES ‘Abbās Ier, 44 Abegg E., 266 Abel-Rémusat J.-P., 108, 112 Abū Ma‘Shar, 19 Abul-Fazl-i-‘Āllami, 25, 26 Agassiz L., 168 Akbar, 25, 38, 43, 96 Alauddin Husain Shāh, 43 Alexandre le Grand, 13, 14, 17, 67, 110 Allen N., 8, 309, 310, 311, 312, 317, 319 Anaxarque, 63 Andree R., 7, 9, 213, 218, 219, 220, 237, 238, 240, 251, 254, 256, 258, 259, 262, 263, 264, 265, 283, 284, 303 Angel Ph., 46, 47, 48 Anquetil-Duperron A.-H., 69, 84, 85 Aristote, 130 Arnauld A., 57, 58 Arrien, 14, 16, 110 Aruṇācalakkavirāyar, 302 Ascoli G. I., 231 Aśoka, 111, 164 Auboyer J., 292 Aufrecht Th., 266 Aurangzeb, 51, 77, 125 Ayyar V., 278 Bachelard G., 287 Bailly J. S., 188, 243, 244, 245 Baladier A., 313, 314 Baldaeus Ph., 7, 33, 47, 48, 72, 84 Barth A., 285 Barthélémy (apôtre), 59 Barthélemy Saint-Hilaire J., 150, 154, 168, 169 Baumann H., 316 Behring E. A. von, 252 Belleforest (Fr. de), 1 Benfey Th., 121, 151 Bentley J., 104

Berezkin Y., 320, 321 Bergaigne A., 120, 178, 223, 224, 231, 233 Berge Fr., 8, 9, 194, 284, 285, 286, 287 Bernier Fr., 33, 51, 52, 53, 88, 89, 125, 126, 127 Bérose, 96, 204, 241, 321 Bhālan, 43 Bhartṛhari, 37 Bhattacharji S., 291, 301 Biardeau M., 8, 289, 290, 305, 306, 307 Bignon J.-P., 67 Bīrūnī, 6, 7, 17, 18, 19 Blavatsky H., 199 Bochart S., 95, 96, 105, 109, 146, 196, 243 Bohlen P. de, 135 Böhtlingk O., 209 Böklen E., 8, 248, 249, 250, 257, 259, 263, 264, 284 Bonnetty A., 115 Bopp Fr., 7, 9, 113, 114, 115, 116, 117, 122, 123, 136, 141, 146, 154, 158, 159, 195, 201, 255, 271, 335 Bory de Saint-Vincent J.-B., 129 Bossuet J.-B., 53 Boucher de Perthes J., 168 Bouchet J.-V., 7, 53, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 74, 76, 84, 89, 96, 136 Brockington J., 304, 305, 335 Brongniart A., 117 Buchon J. A., 117, 118, 119, 120 Buckland, 132, 168 Bühler G., 230 Bunsen von, 140, 160, 161, 162 Burnouf É., 170, 171, 172, 210 Burnouf Eu., 7, 9, 89, 116, 117, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 131, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 142, 149, 150, 153, 154, 155, 159, 160, 162, 163, 165, 170, 171, 172, 180, 184, 191, 192, 203, 204, 205, 208, 210,

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LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

211, 219, 222, 224, 226, 231, 233, 252, 268, 283, 349 Buttmann Ph., 113

Dumont L., 289 Dundes A., 270, 272, 273, 302 Duvaucel A., 121

Caduff G. A., 302 Calanos, 13 Calmette J., 63, 65, 67, 70, 71, 73, 74, 93, 94 Cambyse II, 39 Candragupta, 14, 164, 187 Cappeller C., 219 Cātu Viṭṭhalanātha, 43 Cevaiccūṭuvār, 43 Chambers R., 140, 158 Charpentier J. de, 48, 168 Cheyne Th. K., 241, 243, 251 Chézy A.-L., 169 Chollet (Lieutenant), 252, 253 Clément d’Alexandrie, 17, 73, 143 Colbert J.-B., 32, 54, 58 Colebrooke H. Th., 108, 113, 116, 158, 161, 165, 169 Comte A., 129 Contenau G., 202, 279, 280, 312 Coomaraswamy A. K., 269 Coppens Y., 315 Cormis L. de, 58, 63 Corssen W. P., 231 Courtin E.-M., 129 Critias, 2 Cuvier G., 117, 132, 167

Eckstein F., 148 Eggeling H. J., 209, 235, 251, 259, 331 Eliade M., 280, 281, 292, 293, 305 Elwin V., 8, 281, 365, 366, 367, 368, 369, 370, 371, 372 Etter A., 303, 304, 317, 331, 335, 341, 347, 349, 361 Everard Mercurian, 27 Ewald H., 9, 124, 128, 135, 142, 149, 156, 183, 185, 195

Dacqué E., 264 Darwin Ch., 145, 161, 167 Dayot A., 252 Defourny M., 291, 292, 300, 335 Delattre C., 168, 169 Devasthali G. V., 290, 291 Didot (Frères), 168, 169 Diestel L., 207, 208, 263, 265 Diogène Laërce, 63 Dodart D., 57 Doniger O’Flaherty W., 293, 331 Drury N., 301, 331 Dubois J.-A., 135 Dumézil G., 233, 279, 280, 294, 297, 309, 319, 328

Gadd C. J., 277 Gadrat C., 20 Gandhi M. K., 277, 331 Garcia F., 31, 48 Gassendi P., 51, 52, 125 Gaudry A., 168 Geldner K. Fr., 241 Gerland G., 8, 9, 243, 253, 254, 255, 256, 258, 259, 263, 264, 284, 295 Gilgameš, 9, 202, 203, 215, 286, 311, 321 Girard R. de, 8, 9, 218, 274, 275, 276, 277 Gladstone W. E., 201 Gobineau J. A. de, 210 Goldschmidt S., 208

Fauth Ph., 276 Féderbe de Modave, L.-L. de, 67, 77 Fenicio J., 30, 31, 48 Figuier L., 168 Firmin A., 168 Firmin H., 168 Fischer H., 265 Fourmont É., 67 Franck A., 169, 170 François Xavier, 23, 24, 25 Frank O., 124, 135 Frazer J., 8, 9, 64, 221, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 268, 270, 272, 273, 283, 284, 295, 331 Freud S., 287 Frobenius L., 263, 316

INDEX DES NOMS DE PERSONNES

Gonçalves D., 32 Gonda J., 8, 36, 292, 294, 295, 296, 297, 298, 303, 311, 317, 331 González-Reimann L., 313 Goody J., 3 Gorce M., 284 Görres J., 134 Graebner Fr., 263 Griffith R. Th., 160 Grill J., 249 Grimm (frères), 253 Grimm J., 235 Grueber J., 38 Gubernatis A. de, 201, 203 Guénon R., 269 Hardwick Ch., 150, 251 Hardy E., 222, 223 Harlez Ch. de, 197 Harris G., 158, 160, 192 Hastings J., 104, 249 Haupt P., 214 Hauvette-Besnault E.-L., 120, 233, 234 Heesterman J. C., 8, 298, 299, 300, 301 Heras H., 277, 278 Hérodote, 39 Himmler H., 276 Hippolyte de Rome, 188 Hohenberger A., 8, 265, 266, 267, 272, 291, 295, 311 Homère, 173 Hooker J. D., 145, 146, 167 Hopkins E. W., 9, 229, 230, 231, 256, 257, 331 Hörbiger H., 263, 265, 276 Hrozný B., 165, 285, 286 Hubert H., 223, 231, 292 Huet P.-D., 7, 34, 38, 39, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 61, 63, 64, 76, 101, 136, 148, 196, 257 Hugo V., 54 Huizinga J., 4 Humboldt A. von, 111 Humboldt W. von, 113 Huxley Th. H., 167, 258 Ibn Baṭūṭah, 21

375

Jacobi H., 235, 236 Jacolliot L., 196, 197, 198, 199, 200 Jagannāthdās, 43 Jamison S., 304 Jayadeva, 103, 311 Jean de Montecorvin, 20 Jones W., 7, 9, 94, 95, 96, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 108, 109, 111, 113, 119, 123, 124, 128, 134, 135, 140, 150, 158, 169, 196, 197, 251, 257, 263, 320, 349 Jourdain de Séverac, 20, 23 Jung C. G., 287, 316 Kalhaṇa, 126 Karmarkar A., 8, 9, 277, 278, 297, 335 Kastner A., 135 Keith A. B., 257, 311 Kellens J., 190, 291, 335 Kerridge Th., 34 Kircher A., 7, 33, 38, 39, 40, 41, 42, 46, 51, 56, 76, 101, 136 Klaproth J., 7, 109, 110, 111, 112, 135 Kohlhammer W., 294 Koppers W., 8, 267, 270, 271, 272, 273, 275, 364 Kőrösi Csoma S., 110 Krappe A. H., 8, 267, 268, 269 Kryuchkova E. R., 324 Kṣemendra, 265, 311 Kuhn A., 144, 149, 151, 156, 179, 186, 231 Kullanda S., 273, 274 La Flotte, M. de, 77, 85 La Lane, P. de, 74 Lang B., 302 Langlois A., 151, 152, 178 Lassen Ch., 9, 124, 134, 135, 137, 148, 149, 151, 154, 155, 161, 183 Layard A. H., 241 Le Gac É., 67, 74, 75 Le Pelletier J., 56, 74 Leibniz W., 55 Lemoine J., 2, 3 Lenormant Fr., 7, 194, 195, 199, 202, 203, 204, 205, 206, 210, 219, 224, 226, 227, 234, 253, 284 Lévi S., 7, 209, 231, 232, 233, 298, 331

376

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

Lévis Mano G., 291 Lindner B., 231, 234 Lobsang Gyatso, 110 Loiseleur-Deslongchamps A., 169, 170 Lord H., 7, 9, 33, 34, 35, 36, 38, 55, 84 Louis de France, 54 Louis XIV, 58 Luard Ch. E., 260 Ludwig A., 207, 237 Luis d’Almeida, 24 Lüken H., 263, 302 Lyall A., 252 Lyell Ch., 167, 168, 214, 268 MacDonell A. A., 230, 231, 260 Mackay E., 277 Maffé J.-P., 27 Magnone P., 311, 312, 317, 320, 321 Mahmūd, 18 Mālādhar Basū, 43 Malinowski B., 299 Māṇi V., 290 Mannus, 104, 179, 185 Manu, 5, 9, 19, 25, 26, 32, 35, 36, 37, 41, 72, 87, 89, 93, 100, 103, 104, 107, 108, 114, 115, 116, 118, 119, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 137, 138, 139, 141, 144, 155, 156, 166, 168, 170, 171, 172, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 184, 185, 193, 194, 196, 201, 203, 207, 212, 213, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 229, 230, 231, 232, 235, 240, 247, 250, 251, 252, 256, 260, 261, 265, 266, 269, 270, 271, 275, 278, 279, 280, 282, 283, 288, 289, 290, 291, 292, 293, 294, 296, 298, 299, 300, 301, 302, 303, 304, 305, 306, 310, 312, 314, 319, 321, 323, 332, 333, 334, 335, 336, 337, 338, 339, 340, 341, 342, 343, 344, 346, 347, 348, 349, 351, 358 Marco Polo, 20, 23 Marshall J., 277 Martini M., 55, 68 Maury A., 7, 117, 118, 119, 120, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 142, 150, 151, 152, 154, 284 Mauss M., 223, 231, 292

Mégasthène, 7, 13, 14, 15, 16, 17, 54, 57, 64, 164, 187 Meillet A., 282 Michaud L.-G., 168 Mill J., 193 Milman H. H., 115, 235, 335 Minard A., 8, 282, 288, 332, 333, 334 Minos, 100, 179, 185 Monier-Williams M., 172, 173, 193 Monseur E., 224, 227 Moor E., 108, 257 Mortier R., 284 Muhammad Azam, 126 Muir J., 7, 70, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 184, 193, 194, 209, 231, 232, 235, 241, 243, 247, 251, 252, 260, 283, 331 Müller M., 7, 8, 9, 64, 70, 113, 116, 123, 124, 156, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 165, 166, 167, 172, 173, 175, 184, 186, 187, 190, 192, 193, 195, 196, 197, 199, 200, 208, 209, 211, 212, 213, 219, 224, 226, 231, 235, 236, 237, 243, 245, 246, 251, 255, 264, 278, 283, 331 Nehru J., 277, 305 Neuville H., 252 Nève F., 7, 129, 134, 135, 136, 138, 139, 140, 141, 142, 145, 150, 151, 152, 155, 193, 207, 232, 284, 306, 321, 323, 331 Nīlakaṇṭha Caturdhara, 114, 179, 180, 270 Nobili R. de, 29 Noé, 5, 9, 17, 19, 30, 55, 62, 74, 76, 87, 95, 100, 104, 107, 109, 111, 115, 118, 119, 123, 144, 146, 155, 168, 169, 172, 176, 185, 188, 191, 194, 195, 196, 199, 206, 210, 227, 234, 249, 250, 251, 252, 306, 319 Nöldeke Th., 234 Obry J.-B.-Fr., 7, 153, 154, 155, 156, 188, 194 Odoric de Pordenone, 21 Oldenberg H., 231, 311 Onésicrite, 7, 13, 14 Oppert G., 7, 221, 222 Oppert J., 222

INDEX DES NOMS DE PERSONNES

Orville A. d’, 38 Padmanaba, 37, 38 Pantène, 59 Paulinus a Sancto Bartholomaeo, 47, 104, 116 Pauthier G., 115, 120, 136, 196, 335 Pavie Th., 154 Payot G., 267 Pelletan E., 117, 118, 119, 120, 129 Phérécyde de Syros, 143 Philon d’Alexandrie, 188 Philostrate, 39 Pictet A., 7, 173, 177, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 193, 203, 206, 207, 210, 331 Piétrement Ch.-A., 209, 210 Piḷḷai M., 7, 78, 87, 88, 89, 91, 92, 97, 111, 197, 244 Pitman W., 312 Platon, 2, 3, 14, 17, 187, 208, 244 Playfair J., 188 Polier A.-L., 158 Polish D., 292 Porcher des Oulches A. P., 7, 77, 78, 79, 85 Pothana, 43 Prasād J., 290 Prinsep J., 163, 164, 165 Ptolémée, 77, 110, 164 Pyrrhon, 63 Pythagore, 39 Python G., 274 Rādhākānta Śarmā, 101, 104 Rank O., 287 Rassam H., 202 Rawlinson G., 160 Rawlinson H., 160 Reddy B. N., 293 Regnaud P., 7, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 234, 235, 331 Reinach S., 252 Reisach K. A. von, 142 Renan E., 7, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 154, 155, 156, 157 Renier L., 129 Renou L., 151, 152, 159, 178, 232, 280, 331

377

Riem J., 8, 9, 262, 263, 264, 284, 295 Robert de Nobili, 32, 33, 70 Roger A., 7, 33, 36, 37, 38, 47, 48, 51, 56, 84 Rosen Fr. A., 113, 114, 154, 158, 159, 160 Roth H., 7, 33, 38, 40, 41, 42, 52, 133, 138, 149, 156, 161, 162, 178, 208, 231 Roussel A., 120, 233, 234 Roxburgh W., 201 Royer Cl., 245 Rudbeck O., 244, 245 Ryan W., 312 Sāhībdīn, 43 Sarasvati S. S. P., 302, 331 Saussure F. de, 183 Sāyaṇa, 160, 331 Schalck de la Faverie A., 252 Schaufelberger G., 312, 313, 335 Schmidt W., 270, 272 Schomerus H. W., 272 Schoolcraft H., 230 Schröder Ch.-M., 294 Schwarz Fr. von, 242 Séleucos Ier Nicator, 14 Sextus Empiricus, 58 Shastri S., 282, 283, 311, 331, 335, 341, 347, 349, 358, 361 Shulman D., 302 Silvestre de Sacy A.-I., 108 Sloane H., 44 Smith G., 7, 9, 101, 120, 167, 193, 199, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 214, 234, 248, 319 Smith W. R., 257 Solon, 2 Sonnerat, P., 69, 85, 86, 87, 92, 104 Spencer J., 257 Spiegel Fr., 7, 167, 190, 191, 192, 193, 207, 231 Spinoza B., 54 Śrīdhara Svāmin, 121, 124, 171, 179, 180 Stenzel A., 263, 265 Stephens Th., 30 Stolberg Fr. zu, 134, 135 Strabon, 13, 14, 15, 17, 54, 63, 64 Strahan A., 195

378

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

Suess E., 7, 9, 213, 214, 215, 216, 217, 218, 251, 261, 263, 265, 274, 275, 303 Sūrdās, 311 Tacite, 179, 208 Tavernier J.-B., 33 Thapar R., 305 Thomas (apôtre), 59, 133 Thompson S., 268, 269, 281, 317, 320 Tilak B. G., 8, 9, 243, 245, 246, 247, 248, 278 Timée, 2, 3, 14, 208 Toy C. H., 256 Trancoso G. F., 32 Troyer A., 126, 127 Turgot, 85 Usener H., 7, 9, 234, 235, 236, 237, 242, 249, 251, 259, 311 Ussher J., 56, 168 Varadpande M. L., 313 Varatarāca Aiyaṅkār, 43 Varenne J., 291, 331 Vasco de Gama, 23 Vassilkov Y., 6, 8, 9, 320, 321, 322, 323, 324, 325 Venetz I., 167 Vernant J.-P., 289 Vielle C., 304 Viennot O., 292 Vincent G., 312, 313, 335 Voltaire, 39, 63, 64, 67, 68, 69, 70, 74, 75, 84 Vossius J., 196

Vyāsa, 70, 113, 361 Waitz Th., 253 Wallace A. R., 167 Weber A., 7, 123, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 149, 150, 156, 157, 161, 162, 170, 172, 175, 176, 179, 180, 184, 191, 193, 194, 195, 201, 208, 209, 213, 229, 230, 231, 235, 251, 272, 311, 331 Wegener A., 214 Whitney W. D., 229, 231 Wilford Fr., 107, 108, 125, 126, 127, 196, 197 Wilkins Ch., 113, 115, 120 Wilson H. H., 9, 115, 116, 117, 122, 126, 127, 137, 159, 160, 161, 172, 177, 178, 193, 232 Winckler H., 249, 268 Windisch E., 265 Windischmann Fr., 7, 142, 143, 144, 145, 149, 156, 186, 191 Winternitz M., 8, 209, 221, 237, 238, 240, 241, 242, 243, 254, 258, 259, 260, 262, 268, 272, 284, 295, 303, 311, 331 Witzel M., 8, 9, 165, 309, 314, 315, 316, 317, 318, 319 Wollheim A., 114, 157 Woods Fr. H., 248, 249, 250, 251, 252, 256 Yajñavalkya, 16 Yŭ, 55, 56, 68 Zimmer H. (1851-1910), 208, 229 Zimmer H. (1890-1943), 269, 270

TABLE DES ILLUSTRATIONS Fig. 1 : Fig. 2-4 :

Fig. 5 :

Fig. 6-14 :

Fig. 15-16 :

Fig. 17 : Fig. 18 : Fig. 19 : Fig. 20 : Fig. 21 : Fig. 22 :

Fig. 23 :

Matsyāvatāra ou Descente du Poisson, gravure, in KIRCHER 1670a, p. 217. p. 41 Matsyāvatāra ou Descente du Poisson, manuscrit du Bhāgavata Purāṇa, 1648, Bhandarkar Oriental Research Institute, Acc. N° 61/1907-15, peintures de Sāhībdīn, in SHIMIZU 1993, fig. 51-53. p. 44-45 Matsyāvatāra ou Descente du Poisson, XVIIe s., collection de Sir Hans Sloane (1660-1753), British Museum, n° 1974, 0617, 0.2.58, peinture (crédit photographique : The British Museum). p. 46 Matsyāvatāra ou Descente du Poisson d’après une version en tamoul du Bhāgavata Purāṇa, manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, 1758, PETFOL-OD-39, in PORCHER DES OULCHES A. P. 1758. p. 79-83 Le navire tiré par le poisson sur les eaux du déluge, manuscrit du BhāgavataPurāṇa, Société asiatique de Paris, 1823, Ms C. 25, photographie de G. Ducœur. p. 121-122 Delphinus Gangeticus, dessin de William Roxburgh, in ROXBURGH 1803. p. 202 Répartition géographique des récits traditionnels d’inondation selon Moritz Winternitz, dessin G. Ducœur. p. 239 Représentation d’Oannes, in LAYARD 1854, fig. 88. p. 242 Ordre de présentation des zones géographiques des récits traditionnels d’inondation selon Georg Gerland, dessin G. Ducœur. p. 254 Ordre de présentation des zones géographiques des récits traditionnels d’inondation selon James Frazer, dessin G. Ducœur. p. 259 Ordre de présentation des zones géographiques des récits traditionnels d’inondation selon Johannes Riem surimposé sur sa propre carte (in RIEM 1925), dessin G. Ducœur. p. 264 Les grandes voies de diffusion du mythe du déluge mésopotamien d’après François Berge, dessin G. Ducœur. p. 286

TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

VII

BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

IX

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1

CHAPITRE I. DE L’ANTIQUITÉ AU MOYEN-ÂGE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1. Onésicrite et Mégasthène face à la cosmologie brāhmanique . . . . 1.2. Bīrūnī : la théorie des yuga et le déluge indien . . . . . . . . . . . . . . .

13 13 17

CHAPITRE II. DÉLUGES ET HISTOIRE DE L’HUMANITÉ AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. Premiers contacts européens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2. Abul-Fazl-i-‘Āllami et le matsyāvatāra . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3. Les missionnaires chrétiens et les aventures de Viṣṇu . . . . . . . . . . 2.4. Les âges du monde indiens chez Henry Lord . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5. Abraham Roger et les avatāra de Viṣṇu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.6. Heinrich Roth et Athanase Kircher ou la condamnation du « paganisme » indien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.7. Philippus Baldaeus et la diversité des mythes indiens . . . . . . . . . . 2.8. P.-D. Huet et J.-V. Bouchet ou le comparatisme biblico-purāṇique CHAPITRE III. MANUSCRITS ET TRADUCTIONS AU SIÈCLE DES LUMIÈRES . . . . . 3.1. La réfutation de l’avatāra du poisson de Jean Calmette . . . . . . . . . 3.2. Les militaires français et la diffusion du savoir . . . . . . . . . . . . . . . 3.3. La première traduction française du Bhāgavata Purāṇa par Mariyadās Piḷḷai . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4. William Jones et les prémices de la mythologie comparée . . . . . .

23 23 25 27 33 36 38 47 53 67 67 76 88 94

CHAPITRE IV. DÉLUGES INDIENS ET MONDE ĀRYA ANTÉDILUVIEN AU XIXe SIÈCLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 4.1. Les avancées de l’indianisme et de l’histoire comparée des religions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108

382

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

4.1.1. Julius Klaproth et la chronologie des déluges. . . . . . . . . . . . 4.1.2. La découverte du récit diluvien du Mahābhārata par Franz Bopp . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1.3. Eugène Burnouf et l’origine du mythe du déluge épicopurāṇique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1.4. La théorie diffusionniste du mythe du déluge d’Alfred Maury . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1.5. Félix Nève, défenseur de la primauté du déluge génésiaque 4.1.6. Albrecht Weber et la version diluvienne du Śatapatha Brāhmaṇa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1.7. L’équation linguistique *Aughajas = Ὤγυγος de Fr. Windischmann . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1.8. La tradition diluvienne sémitico-arienne chez Ernest Renan 4.1.9. L’influence christianocentrique de F. Nève sur A. Maury . . 4.1.10. J.-B.-Fr. Obry à la recherche du berceau de l’humanité . . . 4.1.11. Max Müller et la chronologie des Veda . . . . . . . . . . . . . . . 4.2. Considérations générales sur les années 1860 . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.1. John Muir : la route migratoire des Ārya et les varṇa indoārya . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.2. « Manu » passé au crible de la paléontologie linguistique d’Adolphe Pictet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.3. L’iranophilia de Fr. Spiegel et la réfutation de M. Müller . . 4.2.4. Les dernières années avant la découverte de Georg Smith . 4.2.5. Max Müller et le comparatisme des « gold-diggers » . . . . . 4.2.6. Le DelphinusGangeticus d’Angelo de Gubernatis . . . . . . . . 4.3. L’après Georg Smith . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.1. L’assyriologue Fr. Lenormant et le peuple kouschite des Matsya . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.2. Max Müller face aux futurs administrateurs de l’Inde . . . . . 4.3.3. L’analyse géologique des phénomènes diluviens d’Eduard Suess . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.4. Le catalogue ethnographique des déluges de Richard Andree . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.5. Gustav Oppert et l’origine chaldéenne du mythe diluvien des Gauda-dravidiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.6. Paul Regnaud et l’origine ṛgvédique du mythe du déluge indien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.7. La fonction d’Iḍā dans le sacrifice védique selon Sylvain Lévi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.8. Hermann Usener et le lever du fils du soleil . . . . . . . . . . . .

109 113 120 129 134 137 142 145 150 153 156 167 173 181 190 193 195 201 202 202 211 214 218 221 223 231 234

TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE V. LE MYTHE DU DÉLUGE INDIEN À L’ÉPREUVE DES SCIENCES DU XXe SIÈCLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.1. Le tour du monde en quatre-vingts mythes de Moriz Winternitz. . 5.2. La théorie boréaliste du mythe du déluge védique de B. G. Tilak . 5.3. E. Böklen et Fr. H. Woods : exégèse biblique et mythologie comparée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.4. L’interprétation psychologisante de Georg Gerland . . . . . . . . . . . . 5.5. James Frazer et le triomphe du comparatisme ethnologique . . . . . 5.6. Les calculs statistiques de l’astronome Johannes Riem . . . . . . . . . 5.7. Adam Hohenberger et le MatsyaPurāṇa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.8. Le comparatisme analogique des folkloristes A. H. Krappe et de W. Koppers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.9. Déluge tropical et théorie hörbigerienne chez le géologue Raymond de Girard. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.10. A. P. Karmarkar et la théorie de l’origine indusienne du mythe du déluge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.11. Les recherches sur le mythe du déluge indien après la Seconde Guerre mondiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.11.1. Verrier Elwin et les mythes du déluge de l’Inde centrale . 5.11.2. La mythanalyse du déluge de François Berge . . . . . . . . . . 5.11.3. Les indianistes et la tradition indienne du déluge dans les années 1950 à 1970 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.11.4. L’approche historico-critique de Jan Gonda . . . . . . . . . . . . 5.11.5. L’analyse ritualiste de Johannes Cornelis Heesterman . . . . 5.11.6. Réflexions sur le mythe du déluge indien à la fin du XXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE VI. COMPARAISONS ANCIENNES ET THÉORIES « NOUVELLES » AU XXIe SIÈCLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.1. Du mythe de catastrophe proto-indo-européen à la mythologie môn-khmer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.2. La théorie de l’origine pangéenne du mythe du déluge de Michael Witzel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.3. Retour à Sumer pour Yaroslav Vassilkov . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

383 237 237 243 248 253 257 262 265 267 274 277 279 281 284 288 294 298 301 309 309 314 320

CONCLUSION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

327

APPENDICE : CORPUS DES

.................................

331

1. CORPUS DES SOURCES SANSKRITES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1. ŚatapathaBrāhmaṇa 1.8.1.1-11 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

331 331

SOURCES

384

LES MYTHES DU DÉLUGE DE L’INDE ANCIENNE

1.2. Mahābhārata3.185.1-54 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3. Purāṇa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.1. MatsyaPurāṇa 1.10-2.24 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.2. AgneyaPurāṇa 1.2.1-17 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.3. BhāgavataPurāṇa 8.24.4-61. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.4. Padma Purāṇa 6.230.1-14 et 23cd-30 . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.5. BhaviṣyaPurāṇa3.4.45-59 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

335 341 341 347 349 358 361

2. CORPUS DES SOURCES ETHNOLOGIQUES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. BHĪL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1.1. Version générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1.2. District de Barwani . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2. MARIA CORNE-DE-BUFFLE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.1. Rewali (État de Bastar) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2. Gadapal (État de Bastar) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.3. Killepal (État de Bastar) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.4. Gogonda (État de Bastar) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3. BONDO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.1. Kadamguda (District de Koraput) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.2. Mundlipada (District de Koraput) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4. GADABA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.1. Alsidusra (District de Koraput) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.2. Gunaipada (District de Koraput) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5. KOND. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5.1. Meriahpatta (District de Koraput) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5.2. Bandagaon (District de Koraput). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.6. LANJHIA SAORA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.6.1. Rumrumba (District de Koraput). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.6.2. Munisingi (District de Ganjam). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.6.3. Olleida (District de Ganjam) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.6.4. Parisal (District de Ganjam) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.7. MURIA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.7.1. Kokori (État de Bastar) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.8. RAJA MURIA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.8.1. Chitrakot (État de Bastar) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

363 363 363 364 364 364 365 366 366 366 366 367 367 367 368 369 369 369 369 369 370 370 371 371 371 372 372

INDEX DES NOMS

...................................

373

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379

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DE PERSONNES.

TABLE DES

ILLUSTRATIONS .

TABLE DES

MATIÈRES .

PUBLICATIONS DE L’INSTITUT ORIENTALISTE DE LOUVAIN Domaine Indianisme et bouddhisme P.I.O.L. no. • 2, 12, 24, 25, 26 - É. LAMOTTE,LeTraitédelaGrandeVertudeSagessede Nāgārjuna(Mahāprajñāpāramitāśāstra), 5 t., 1944-1980 (1981). • 8 - É. LAMOTTE,LaSommeduGrandVéhiculed’Asaṅga(Mahāyānasaṃgraha), 1938-1939 (1973). • 14 - É. LAMOTTE,Histoiredubouddhismeindien,I,desoriginesàl’èreŚaka, 1958 (1976). • 15 - J. VAN DEN BROECK, La Saveur de l’Immortel (A-p’i-t’an Kan Lu Wei Lun).Laversionchinoisedel’AmṛtarasadeGhoṣaka(T.1553)traduiteet annotée, 1977. • 16 - M. VAN VELTHEM, LeTraitédelaDescentedanslaProfondeLoi(Abhidharmāvatāra-śāstra), 1977. • 23 - Indianisme et bouddhisme. Mélanges offerts à Mgr. Étienne Lamotte, 1980. • 28, 38 - M. HOFINGER, LecongrèsduLacAnavatapta(Viesdessaintsbouddhiques), 2 t., 1954 (1982), 1990. • 29 - J. DANTINNE, LaSplendeurdel’Inébranlable(Akṣobhyavyūha)traduitet annoté, t. 1 : ChapitresI-III.Commentaire.Lesauditeurs(śrāvaka), 1983. • 35 - É. LAMOTTE, L’Enseignement de Vimalakīrti (Vimalakīrtinirdeśa), 1962 (1987). • 36 - É. LAMOTTE, HistoryofIndianBuddhism, 1988. • 42 - Actesdu1erColloqueÉtienneLamotte, 1993. • 46 - C. VIELLE, Lemytho-cyclehéroïquedansl’aireindo-européenne. Correspondancesettransformationshelléno-aryennes, 1996. • 49 - G. TOFFIN, Entre hindouisme et bouddhisme. La religion néwar, Népal, 2000. • 53 - É. LAMOTTE,OperaIndologica(NotessurlaBhagavadgītā,Bouddhisme etUpaniṣad), avec une nouvelle préface de Minoru HARA, 2004. • 60 - J.-M. VERPOORTEN, Acterétributif,RenaissanceetTransmigrationdansle bouddhismedesorigines, 2012. • 63 - S. SMETS, La question de la non-dualité dans la Jaiminīyasaṃhitā du Brahmāṇḍapurāṇa.LeJanakapraśna édité,traduitetcommenté, 2013. • 64, 65 - E. FRANCIS, Lediscoursroyaldansl’IndeduSudancienne.Inscriptions et monuments pallava (IVème-IXème siècles), t. 1 : Introduction et sources, 2013 ; t. 2 : Mythesdynastiquesetpanégyriques, 2017.

• 70 - J.-M. VERPOORTEN, LaPrakaraṇapañcikādeŚālikanātha,chapitre6,section1  :lemoyendeconnaissancevalideetlaperception.TraitéMīmāṃsaka d’épistémologieprésenté,traduitetcommenté, 2018 (Textesphilosophiques sanskrits, éd. C. Vielle, t. 1). Éditeur : Christophe VIELLE Institut orientaliste de Louvain, Place Blaise Pascal 1, B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique

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