Les ambiguïtés de la vie selon Paul Tillich: Travaux issus du XXIe Colloque international de l'Association Paul Tillich d'expression française 9783110486254, 9783110479096

On the occasion of the 50th anniversary of the death of Paul Tillich, the French-speaking Association held a symposium o

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French Pages 406 [408] Year 2017

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Table of contents :
Table des matières
Introduction
Pluralité du monde, ambiguïtés de la vie, singularités des itinéraires. Pour un modèle sorti de l’onto-théologie et du théologico-politique
Partie 1 L’ambiguïté humaine
Does Life Imitate Art or Art Life? The Ambiguities in Paul Tillich’s Theology and in His Personal Life
Life, Sex, and Ambiguity
L’anthropologie essentialiste de Paul Tillich confrontée aux nouvelles approches empiriques de l’humain
Amenuiser l’agonie ou l’effacement du tragique Demande de suicide médicalement assisté, ambiguïtés en fin de vie
Partie 2 Les ambiguïtés de la morale
Les ambiguïtés de la loi morale. Paul Tillich mis en dialogue avec le romancier Robert Musil
Le leadership de l’amour
Quelle culpabilité? Les Allemands et le nazisme selon Arendt, Jaspers et Tillich
Partie 3 Les ambiguïtés du politique
Ambiguïtés de la vie politique
Le socialisme comme dénonciation de la non-ambiguïté politique
Ambiguity as Finite Freedom: Tillich and Adorno on Anthropology
Beyond the Boundary: Tillich and the Ambiguous Path to Self and Community
Ambiguities of Inequality: Connecting Tillich’s Analysis to Contemporary Discussions
Tillich on Spiritual Presence and Principled Theonomous Political Action
Partie 4 Les ambiguïtés de la religion
L’ambiguïté de la théologie chez Tillich et… aujourd’hui
Les ambiguïtés de la religion d’après les cours de Tillich sur la Théologie systématique IV
L’ambivalence du sacré et l’ambiguïté de la vie
Ambiguïté des images religieuses dans le catholicisme populaire à la lumière de la théologie de Paul Tillich: l’exemple de Notre-Dame «Aparecida» au Brésil
Ambiguïté de l’histoire et fonction missionnaire de l’Église : la teneur missiologique de la théologie des religions de Paul Tillich
Ambiguïtés de la vie et fondamentalisme religieux
L’ambiguïté du démonique chez Paul Tillich
Partie 5 L’ambiguïté peut-elle être dépassée ?
«Transcender l’ambiguïté?» Introduction et perspective
Les ambiguïtés de la vie et les sciences normatives
Spirit and the Ambiguities of Life: Reflections on Paul Tillich’s Pneumatology
Les ambiguïtés des processus de la vie et le «healing power» de l’esprit divin. Sur le rapport entre salut (Heil) et guérison (Heilen) chez Paul Tillich
How Tillich’s Theology Can Add as Well as Resolve Existential Ambiguity
Liste des contributeurs
Index
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Les ambiguïtés de la vie selon Paul Tillich: Travaux issus du XXIe Colloque international de l'Association Paul Tillich d'expression française
 9783110486254, 9783110479096

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Les ambiguïtés de la vie selon Paul Tillich

Tillich Research

Tillich-Forschungen Recherches sur Tillich Edited by Christian Danz, Marc Dumas, Werner Schüßler, Mary Ann Stenger and Erdmann Sturm

Volume 9

Les ambiguïtés de la vie selon Paul Tillich Travaux issus du XXIe Colloque international de l’Association Paul Tillich d’expression française Édité par Marc Dumas, Jean Richard et Bryan Wagoner

ISBN 978-3-11-047909-6 e-ISBN (PDF) 978-3-11-048625-4 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-048463-2 ISSN 2192-1938 Library of Congress Cataloging-in-Publication Data A CIP catalog record for this book has been applied for at the Library of Congress. Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available in the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2017 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Printing and binding: CPI books GmbH, Leck ♾ Printed on acid-free paper Printed in Germany www.degruyter.com

Table des matières Introduction

1

Introduction

4

Pierre Gisel Pluralité du monde, ambiguïtés de la vie, singularités des itinéraires. Pour un 7 modèle sorti de l’onto-théologie et du théologico-politique

Partie 1 L’ambiguïté humaine Frederick J. Parrella Does Life Imitate Art or Art Life? The Ambiguities in Paul Tillich’s Theology 25 and in His Personal Life Russell Re Manning Life, Sex, and Ambiguity

39

Gilles Bourquin L’anthropologie essentialiste de Paul Tillich confrontée aux nouvelles approches empiriques de l’humain 51 Réjean Boivin Amenuiser l’agonie ou l’effacement du tragique Demande de suicide médicalement assisté, ambiguïtés en fin de vie 71

Partie 2 Les ambiguïtés de la morale Michel Dion Les ambiguïtés de la loi morale. Paul Tillich mis en dialogue avec le romancier Robert Musil 87 Emmanuel Toniutti Le leadership de l’amour

101

VI

Table des matières

André Gounelle Quelle culpabilité? Les Allemands et le nazisme selon Arendt, Jaspers et 119 Tillich

Partie 3 Les ambiguïtés du politique Théo Junker Ambiguïtés de la vie politique

137

Benoît Mathot Le socialisme comme dénonciation de la non-ambiguïté politique

143

Bryan Wagoner Ambiguity as Finite Freedom: Tillich and Adorno on Anthropology

157

Matthew Lon Weaver Beyond the Boundary: Tillich and the Ambiguous Path to Self and Community 173 Mary Ann Stenger Ambiguities of Inequality: Connecting Tillich’s Analysis to Contemporary 195 Discussions Peter Slater Tillich on Spiritual Presence and Principled Theonomous Political 215 Action

Partie 4 Les ambiguïtés de la religion Marc Dumas L’ambiguïté de la théologie chez Tillich et… aujourd’hui

235

Jean Richard Les ambiguïtés de la religion d’après les cours de Tillich sur la Théologie systématique IV 249 Martin Leiner L’ambivalence du sacré et l’ambiguïté de la vie

263

Table des matières

VII

Etienne Higuet Ambiguïté des images religieuses dans le catholicisme populaire à la lumière de la théologie de Paul Tillich: l’exemple de Notre-Dame «Aparecida» au Brésil 275 Marc Boss Ambiguïté de l’histoire et fonction missionnaire de l’Église : la teneur 291 missiologique de la théologie des religions de Paul Tillich Jean-Paul Niyigena Ambiguïtés de la vie et fondamentalisme religieux Raymond Asmar L’ambiguïté du démonique chez Paul Tillich

305

319

Partie 5 L’ambiguïté peut-elle être dépassée ? Denis Müller « Transcender l’ambiguïté? » Introduction et perspective Marcela Lobo Bustamante Les ambiguïtés de la vie et les sciences normatives

337

349

Christian Danz Spirit and the Ambiguities of Life: Reflections on Paul Tillich’s 359 Pneumatology Werner Schüßler Les ambiguïtés des processus de la vie et le « healing power » de l’esprit divin. Sur le rapport entre salut (Heil) et guérison (Heilen) chez Paul Tillich 367 Robison B. James How Tillich’s Theology Can Add as Well as Resolve Existential Ambiguity 379 Liste des contributeurs Index

395

391

Introduction Du 10 au 13 aout 2015, l’Université de Sherbrooke (Canada) a accueilli les membres de l’Association Paul Tillich d’Expression Française, qui y ont tenu leur XXIe colloque à l’occasion du 50 anniversaire du décès de Paul Tillich. Des membres des deux autres Sociétés Tillich (allemande et américaine) ont aussi pris part à l’événement. Le colloque portait sur « Les ambiguïtés de la vie selon Paul Tillich ». Qu’estce que l’ambiguïté? Comment affecte-t-elle la vie dans ses différentes dimensions? Est-ce possible de la dépasser au moins partiellement? Si ce thème se déploie principalement dans la quatrième partie de la Théologie Systématique, les auteures et auteurs illustrent comment le thème de l’ambiguïté est une réalité transversale de toute la pensée tillichienne. Le présent volume collige la majorité des travaux présentés et est structuré selon les différentes sections du colloque. Le texte d’ouverture, par Pierre Gisel, utilise Tillich comme repoussoir et réfléchit par la suite sur des thèmes et des questions typiques de la postmodernité, et tout spécialement sur l’irréductible diversité culturelle et religieuse. La première partie du volume porte sur l’ambiguïté humaine en général. Frederick Parrella insiste pour dépasser une perception stéréotypée de la vie apparemment tumultueuse de Tillich. Opérer un tel correctif devient nécessaire pour éviter que la vie personnelle occulte la vie intellectuelle de Tillich et ses richesses. Russell Re Manning critique lui aussi une lecture dominante en Grande-Bretagne au sujet de la vie morale de Tillich. L’auteur s’applique à comprendre les arguments et préjugés pour corriger la réception théologique de Tillich. Gilles Bourquin compare l’horizon anthropologique des sciences positives avec celui de la théologie tillichienne. S’il insiste principalement sur les convergences et les divergences entre les deux horizons, il appert que le premier est fort utile et plus adéquat dans l’horizon actuel que l’horizon anthropologique de Tillich, qui n’est pas rejeté, mais est sévèrement dénoncé. Réjean Boivin propose une réflexion critique sur le sens à donner à la vie et au mourir dans le contexte de la nouvelle législation québécoise concernant le mourir dans la dignité. Pour lui, Tillich outille et interpelle à un dialogue critique en dépit des situations ambiguës de fin de vie. La deuxième partie traite des ambiguïtés de la morale. Michel Dion propose une comparaison entre Robert Musil et Paul Tillich pour mieux saisir l’ambiguïté morale en contrepoint à l’impératif catégorique kantien. Emmanuel Toniutti, à partir de son expertise sur le terrain avec les managers et leaders d’entreprises internationales, montre comment Tillich offre certains concepts utiles dans un tel horizon ambigu, voire potentiellement destructeur. André Gounelle présente DOI 10.1515/9783110486254-001

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Introduction

une comparaison entre Tillich, Arendt et Jaspers sur le thème de la culpabilité des allemands suite au nazisme. Cinq points sont synthétisés et ils illustrent clairement comment les auteurs sont tantôt en convergences, tantôt en divergences devant le thème de la culpabilité. L’auteur tire des considérations morales et éthiques de cette situation politique ambiguë. La contribution de Théo Junker constitue une magnifique introduction au thème de la troisième partie du volume qui traite des ambiguïtés politiques. Benoît Mathot concentre son attention sur le Tillich socialiste, tandis que Bryan Wagoner s’intéresse aux ambiguïtés de l’anthropologie de Tillich au début de sa période américaine. Matthew Lon Weaver, quant à lui, propose d’aller au-delà de la notion de frontière pour mettre en évidence avec Tillich les dynamiques des discours politiques. L’article de Mary Ann Stenger poursuit la discussion contemporaine sur les ambiguïtés que comportent les inégalités. Et Peter Slater aborde le thème de la présence spirituelle et de l’action politique théonome. La quatrième partie porte sur les ambiguïtés de la religion. Marc Dumas souhaite clarifier la dynamique de l’ambiguïté non seulement pour les objets de la théologie ou pour ses méthodes, mais aussi pour son identité elle-même. Le statut ambigu de l’exercice théologique peut expliquer en partie ses misères actuelles : un objet absent, une raison extatique, etc. Jean Richard présente les ambiguïtés de la religion d’après les différents cours de Tillich sur la partie IV de la Systematic Theology, cours sténographiés et retranscrits par Peter H John. Un regard attentif des différentes formulations d’un même thème permet de mieux saisir le développement de la pensée de Tillich. Cette investigation est souvent le moment de découvertes étonnantes et de liens fascinants. L’exposé de Martin Leiner sur Tillich et Appleby est précédé d’une analyse étymologique détaillée des termes « ambiguïté » et « ambivalence ». Cette procédure typique du travail théologique et philosophique renouvelle la problématique du colloque. Ce recadrage permet d’insister entre autre sur le thème de la vie bonne au lieu de la qualifier d’ambiguë dès le départ. Étienne Higuet raconte l’origine et l’histoire d’une statuette de la vierge de Parecida et il examine la liste des ambiguïtés qui entourent cette statuette dans le catholicisme populaire latino-américain. Marc Boss nous entraîne dans une analyse serrée d’un texte peu connu de Tillich «The Theology of Missions » et se sert de ce texte pour mieux saisir la continuité ou discontinuité entre la position de Tillich sur la théologie des religions, et celle de John Hick sur le pluralisme religieux. Jean-Paul Niyigena présente un exposé sur le fondamentalisme religieux. Il en ressort clairement que le fondamentalisme ne reconnaît pas le caractère existentiel de la religion, son insertion dans le temps. Raymond Asmar analyse l’ambiguïté du démonique et il fait bien voir comment, dans toute son œuvre, Tillich considère le démonique comme ambigu, c’est-à-dire comme comportant du positif et du négatif.

Introduction

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La dernière partie est consacrée à la question du dépassement de l’ambiguïté. Denis Müller s’est interrogé sur la possibilité de transcender l’ambiguïté. Référant à d’autres auteurs comme Pannenberg et Rendtorff, il souligne le caractère symbolique et fragmentaire de l’anticipation de ce dépassement. Marcela Lobo Bustamante étudie des éléments intéressants de la théologie comme science normative. Elle plaide en conclusion pour une activité théologique plus intégrative et moins exclusive. Christian Danz inscrit sa contribution dans la suite de ses réflexions amorcées ces dernières années. Sa thèse prend racine dans une lecture des perspectives élaborées philosophiquement dans les années dix. Danz conjugue l’œuvre de Tillich au rythme de la conscience réflexive de soi. Werner Schüßler brosse une esquisse du thème du salut et de la guérison. À partir de textes clés de Tillich, il lui est possible de montrer les différents niveaux ou différentes dimensions du salut et de la guérison. Enfin Robison James défend sa position sur la possibilité d’une résolution finale de l’ambiguïté chez Tillich. Le rapport Je-Tu entre Dieu et l’humain est au cœur de la réponse esquissée par James. En terminant, nous tenons à remercier l’Université de Sherbrooke, l’Agence Universitaire de la Francophonie et le Conseil de Recherches en sciences humaines du Canada pour leur soutien matériel et financier qui ont permis la tenue de l’événement. Que les membres du comité local de gestion du colloque soient aussi remerciés : Marie-Noëlle Bélanger-Lévesque, Sylvana Al Baba Douaihy, Suzanne Pinet, et Willy-Léonard Nunga Khal-Tambwe. Ils ont fait un travail organisationnel minutieux et remarquable. Remerciement spécial à Marie-Noëlle Bélanger-Lévesque pour sa relecture attentive des textes et ses suggestions éditoriales. Et merci aux membres du comité éditorial de la collection Tillich Research et à l’équipe du Dr. Döhnert chez Walter de Gruyter. Marc Dumas, Université de Sherbrooke Jean Richard, Université Laval Bryan Wagoner, Davis & Elkins College

Introduction From August 10 – 13, 2015, the University of Sherbrooke (Quebec, Canada) welcomed members of the Association of Paul Tillich in French Expression, who held their 21st Symposium, marking the 50th anniversary of the death of Paul Tillich. Members of both other Tillich societies (German and North American) also participated in the event. The symposium focused on “The ambiguities of life according to Paul Tillich.” What is ambiguity? How does it affect life in its various dimensions? Is it possible to surpass it, at least partially? Even though this theme unfolds primarily in the fourth part of Systematic Theology, all of the authors illustrate how the theme of ambiguity is a reality which cuts across all of Tillich’s thought. The present volume includes the majority of the essays presented in Sherbrooke, and it is structured according to the different thematic sections of the symposium. The opening text by Pierre Gisel uses as a foil Tillich’s thought on themes and issues typical of postmodernism, especially concerning the irreducible nature of cultural and religious diversity. The first part of the volume deals with human ambiguity in general. Frederick Parrella insists on overcoming a stereotypical perception of the apparently tumultuous life of Tillich. Carrying out such a corrective is necessary to prevent the hidden personal life from obscuring the richness of Tillich’s intellectual life. Russell Re Manning also challenges a reading of the moral life of Tillich dominant in Great Britain. The author analyses the arguments and prejudices to correct some theological receptions of Tillich. Gilles Bourquin compares the anthropological horizon of the positive sciences with that of Tillichian theology. He emphasizes the similarities and differences between the two horizons. It appears that the former is very useful and more appropriate in the present horizon than the anthropological horizon of Tillich, which is not rejected, but is severely criticized. Réjean Boivin provides a critical reflection on the meaning of life and death within the context of the new Quebec legislation concerning death with dignity. For him, Tillich equips and calls for a critical dialogue despite the ambiguous situations at the end of life. The second part of the volume concerns the ambiguities of morality. Michel Dion provides a comparison between Robert Musil and Paul Tillich for a better understanding of moral ambiguity against a Kantian categorical imperative. Emmanuel Toniutti, drawing upon his expertise in the field with managers and leaders of international businesses, shows how Tillich provides certain necessary concepts within such an ambiguous, and even potentially destructive, horiDOI 10.1515/9783110486254-001

Introduction

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zon. André Gounelle offers a comparison of Tillich, Jaspers, and Arendt on the theme of German guilt about Nazism. Five points are synthesized and they clearly demonstrate how authors sometimes converge, and sometimes diverge concerning the theme of guilt. The author draws moral and ethical considerations from this ambiguous political situation. The contribution of Théo Junker makes a wonderful introduction to the topic of the third part of the volume that deals with political ambiguities. Benoît Mathot focuses his attention on the socialist Tillich, while Bryan Wagoner explores the ambiguities of his anthropology in the early American period. Matthew Lon Weaver, meanwhile, proposes to go beyond the notion of ‘boundary’ to demonstrate the dynamics of political speech. The essay by Mary Ann Stenger continues the contemporary discussion of the ambiguities of inequality. And Peter Slater addresses the theme of spiritual presence and theonomous political action. The fourth part of the volume deals with the ambiguities of religion. Marc Dumas wishes to clarify the dynamics of ambiguity, not only for the objects of theology or its methods alone, but also for its very identity. The ambiguous status of the theological work may partially explain its current troubles: an absent object, an ecstatic reason, etc. Jean Richard presents the ambiguities of religion from the different courses of Tillich on Part IV of his Systematic Theology, shorthand courses transcribed by Peter H. John. A careful look at the various formulations of a common theme allows a better grasp of the development of the thought of Tillich. This investigation often discloses points of astonishing discoveries and fascinating connections. Martin Leiner’s presentation concerning Tillich and Appleby is preceded by a detailed etymological analysis of the terms ‘ambiguity’ and ‘ambivalence.’ This typical process of theological and philosophical work renews the key theme of the symposium. This refocusing insists, among other things, on the theme of the good life, rather than qualifications which prevent ambiguity from the start. Étienne Higuet recounts the origin and history of a statuette of the Virgin of Parecida and examines the variety of ambiguities surrounding this statuette in popular Latin American Catholicism. Marc Boss leads us into close analysis of a little-known text by Tillich, “The Theology of Missions,” and he uses this text to better capture the continuity or discontinuity between the position of Tillich on the theology of religions, and that of John Hick on religious pluralism. John Paul Niyigena presents on religious fundamentalism. It is clear that fundamentalism does not acknowledge the existential nature of religion, or its inclusion in time. Raymond Asmar analyzes the ambiguity of the demonic and he plainly shows how, throughout his work, Tillich considers the demonic as ambiguous, that is to say, as including both the positive and the negative.

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Introduction

The final part of the volume is devoted to the question of exceeding ambiguity. Denis Müller has questioned the possibility of transcending ambiguity. Referencing other authors such as Pannenberg and Rendtorff, he emphasized the symbolic and fragmentary character of the anticipation of that excess. Marcela Lobo Bustamante examines some interesting elements of theology as a normative science. She argues for a more inclusive and less exclusive theological pursuit. Christian Danz registered his contribution in the continuation of his reflections begun in recent years. His thesis is grounded in an interpretation of the perspectives developed philosophically by Tillich in the 1910s. Danz combines the work of Tillich with the rhythm of reflexive self-consciousness. Werner Schüßler provides a sketch of the theme of salvation and healing. Starting with key texts of Tillich, he shows the different layers and dimensions of salvation and healing. Finally, Robison James defends his position on the possibility of a final resolution of ambiguity in Tillich. The I-Thou relationship between God and the human is at the heart of the response outlined by James. In closing, we wish to thank the University of Sherbrooke, l’Agence Universitaire de la Francophonie, and the Social Sciences and Humanities Research Council of Canada for their financial and material support that enabled the convening of the Symposium. The following members of the local conference management committee are also thanked: Marie-Noëlle Bélanger-Lévesque, Sylvana Al Baba Douaihy, Suzanne Pinet, and Willy-Léonard Nunga Khal-Tambwe. They did meticulous and remarkable organizational work. Special thanks to Marie-Noëlle Bélanger-Lévesque for her careful reading of the texts and her editorial suggestions. And thank you to the members of the editorial board of the ‘Tillich Research’ collection and Dr. Döhnert’s team at Walter de Gruyter. Marc Dumas, Université de Sherbrooke Jean Richard, Université Laval Bryan Wagoner, Davis & Elkins College

Pierre Gisel

Pluralité du monde, ambiguïtés de la vie, singularités des itinéraires. Pour un modèle sorti de l’onto-théologie et du théologico-politique

Résumé: Le texte reprend les motifs décisifs de la consistance du monde et de la diversité des voies qui s’y inscrivent, toutes deux à valider, pour reprendre une réflexion sur le statut de la transcendance qui souligne le rapport d’asymétrie et non seulement d’altérité – un rapport du coup indirect – entre le monde et ce qui l’excède ou y marque une hétérogénéité. Le texte ouvre alors sur une considération large mais précise sur le religieux et sur le social aujourd’hui, une considération qui se veut renouvelante tant quant à la manière de les considérer que quant à ce qu’il convient d’y opérer et comment. Abstract: The text borrows the decisive themes of the consistency of the world and the diversity of the paths it comprises -both to validate- in order to pursue a reflection on the status of the transcendence which emphasizes asymmetry, and not only otherness –which is as such an indirect hit– between the world and what exceeds it or marks heterogeneity. The text opens with a broad but precise consideration of religious and social conditions today, a consideration that intends to renew both the manner to consider them and to deal with them.

Notre colloque est placé à l’enseigne des ambiguïtés de la vie. Dans cette conférence d’ouverture, je me propose de baliser, sur l’arrière-plan de la posture tillichienne, une orientation d’ensemble touchant ce qu’il en est du monde, en sa consistance, et ce qu’il en est des déploiements de la vie humaine, avec leurs ambiguïtés, non réductibles et même à certains égards constitutives, ainsi qu’avec, en même temps, leurs singularités ou leurs tracés propres, à chaque fois particuliers et assumés personnellement, donc en liberté.¹

 Sur ces deux axes, positivité du monde et liberté humaine, il convient de renvoyer à la thèse de Marc Boss, Au commencement la liberté. La religion de Kant réinventée par Fichte, Schelling et Tillich, Genève, Labor et Fides, 2014. DOI 10.1515/9783110486254-002

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Pierre Gisel

L’orientation supposera une posture théologique que je fais mienne, mais qui me paraît rejoindre celle de Tillich, une posture dont on peut dire qu’elle se démarque de l’onto-théologique² ou qu’elle se tient au-delà du théisme. Et elle ouvrira sur des propositions relatives à notre organisation sociale, voire politique, et touchant la place à y attribuer au religieux. Comme on se sera démarqué de l’onto-théologique, on s’y démarquera du théologico-politique.

1 Une consistance du monde irréductible et féconde La consistance du monde est ici décisive et quasiment première. J’entends le monde dans son extériorité à l’humain et dans son infini, le monde en sa positivité, riche et dense, pouvant provoquer malheur et réjouissance. Un monde non réductible à appropriation humaine. Un monde qui résiste aussi à toute maîtrise complète et assurée, et qui, ainsi même, nourrit nos œuvres, ce qui s’y dit comme riposte à ce qui nous arrive ou à ce avec quoi nous sommes aux prises, et ce qui s’y cristallise comme expression ou mise en forme de son donné. Classiquement, en christianisme, souligner une consistance du monde irréductible à l’humain, c’est penser que ce qu’on appelle le « salut » – mais plus globalement tout ce qui peut être fait en et de ce monde – s’articule au monde, mais ne le résorbe pas, ni ne l’intègre, ne l’annihile pas non plus au profit d’une vérité toute spirituelle ou d’un projet idéal. Il y a ici articulation, mais en différence, et cela doit rejaillir sur la manière même de penser les deux termes en cause (en registres et vocabulaires traditionnels : le « salut » et la « création »). On touche là un motif décisif à mon sens, mais qui est aussi le lieu d’opérations frauduleuses, qui ne cessent de se nouer toujours à nouveau au long de l’histoire chrétienne, comme d’ailleurs en ses formes sécularisées, les « quasireligions », ainsi que les nomme Tillich. Le salut, ou ce qui peut en être l’équivalent fonctionnel, psychologique pour commencer, mais avec effets sociaux, y est alors au principe, et seul principe, d’une totalité ou d’une totalisation du monde. D’où les formes du théologico-politique d’une organisation théocratique ou d’une Église vue comme « société parfaite » et ainsi modèle social justement, alors que sa vocation est autre. D’où aussi, plus subtiles et moins visibles, des dénégations évitant le heurt avec le réel du monde, ce qui s’y inscrit d’inconnu et

 Une vision unifiée pouvant renvoyer à un principe externe, hétéronome, ou à une raison qui tient le tout et en consacre l’autonomie, hétéronomie et autonomie figurant ici deux positions antithétiques que Tillich s’efforce justement de dépasser, en en repensant les termes.

Pluralité du monde, ambiguïtés de la vie, singularités des itinéraires

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ce qui en déborde. J’ai toujours pensé qu’une lecture de Nietzsche était, sur ce point, une bonne thérapie. Prendre au sérieux, ou non, la consistance du monde – en partir même – commande, on l’aura compris, le type de rapport que la piété, l’Église et la théologie nouent avec le monde. Mais la même prise au sérieux, ou non, commande aussi la manière de comprendre la « voie de salut » en cause et les réalités internes à la croyance. En l’occurrence, c’est parce que le monde se tient et est affirmé en sa différence que la Théologie systématique de Tillich tend à fortement distinguer l’homme Jésus de Nazareth et la figure christologique (le « symbole Christ », dit Tillich), avec ce qui s’y dit en termes d’« Être Nouveau »,³ à l’encontre une hypostase Jésus-Christ où primerait en fin de compte la « nature divine », selon « la tendance cryptomonophysite de l’Église », écrit Tillich⁴. C’est pour la même raison que se marque une différence, à articuler également, entre un pôle christologique et un pôle pneumatologique qui a sa réalité propre (à l’encontre d’une vision de l’Esprit comme actualisation seulement, voire doublet ou supplétif du Christ en son absence), ce qui se développe à l’enseigne de l’Esprit n’étant en outre rien sans son inscription au cœur – voire du cœur – des « dimensions » de la vie, multiples et en interactions les unes avec les autres, des dimensions elles-mêmes traversées de « polarités » constitutives.⁵ La vie est ici vue comme cristallisation spécifique, assurant une unité différenciée comme « auto-intégration »⁶, « auto-créativité »⁷ et « auto-transcendance »⁸, à l’encontre d’une conception selon laquelle elle aurait à passer d’un « niveau » à l’autre⁹, ou

 Cf. Paul Tillich, Théologie systématique III. L’existence et le Christ (1957), Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 2006 (et, déjà, Paul Tillich, Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1997, 305ss., et les deux séries de thèses de 1911 retranscrites en « Annexes » A et B, in Madeleine Laliberté, Jésus le Christ entre l’histoire et la foi, Montréal, Médiaspaul, 1997, 253 – 285).  Paul Tillich, Théologie systématique III, 217.  Cf. Paul Tillich, Théologie systématique IV. La vie et l’Esprit (1963), Paris-Genève-Québec, CerfLabor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1991, dès le départ pour les « dimensions », 13 – 34, et 35 – 119 pour les « polarités », spécifiquement énumérées p. 37 et respectivement reprises, p. 37ss., 57ss. et 97ss.  Terme tiers, par-delà l’opposition de l’« individuation » et de la « participation », la décalant et en reprenant les termes autrement.  Terme tiers également, par-delà cette fois l’opposition de la « dynamique » et de la « forme », la décalant et en reprenant les termes autrement.  Terme tiers encore, par-delà, ici, l’opposition de la « liberté » et du « destin », la décalant et en reprenant les termes autrement.  Ibid., 15 – 18.

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qui la comprendrait comme pure actualisation d’un possible¹⁰, qu’il soit d’origine humaine ou divine. Et c’est encore parce qu’il y a une prise en charge qui ne résorbe pas le monde, mais lui donne forme particulière – sur fond de ce qui y résiste et participe même de ce qui vient se nouer – que l’eschatologique apparaîtra décalé et supposera transformation (à l’encontre d’un pur prolongement ou d’une réalisation en termes de simple complétude à assurer).¹¹ Plus globalement d’ailleurs, c’est bien parce qu’il y a consistance du monde irréductible et féconde que chacune des cinq parties de cette Systématique se présente en deux volets, la première consacrée à explorer, comprendre et prendre en compte les réalités du monde et de l’humain (la raison, l’être, l’existence, la vie, l’histoire) avant que soient reprises et retravaillées, en regard mais au gré d’un rapport d’interdépendance, les données symboliques et structurantes du christianisme. Ajoutons que c’est la même consistance du monde qui se tient derrière la prise au sérieux et la validation qu’en matières religieuses, Tillich fait de ce qu’il appelle la part ou le type « sacramentel », le « plus fondamental » et qui, s’il doit certes être « critiqué » et « purifié », ne disparaîtra pas, ni n’a à disparaître¹², une part ou un type qu’il nomme aussi « substance catholique », à mettre là encore en tension dialectique avec un principe critique absolument requis, principe alors dit « protestant » ou « prophétique »¹³, mais sans que le moment « substantiel » ait vocation à disparaître, ayant plutôt à être travaillé à l’interne de la croyance. Quant au religieux lui-même, on sait bien qu’il n’existe, chez Tillich, ni comme objet ni comme espace propres, mais qu’il est de bout en bout exprimé au travers d’une culture, qu’il traverse, subvertit de l’intérieur et prend en

 Cf. tout ce qui est dit de la « Présence spirituelle » dans la même partie IV et ce qui est mis en avant à l’enseigne de la « théonomie ». On sait que ce motif est central chez Tillich, mais il peut à mon sens provoquer des malentendus, vu la présence de la racine « -nomie », d’autant qu’il est mis en alternative à « hétéronomie » et à « autonomie » ; il convient dès lors de bien voir qu’il déclasse cette opposition, pour occuper là aussi une position tierce, passant par la validation des réalités du monde comme moment constitutif (classiquement, on pourrait parler de posture « théologale », au sens où le Dieu en cause est indirect justement, ou médiatisé, et que s’y articuler passe par une posture, à valider, quant à la réception du monde).  Paul Tillich, Théologie systématique V. L’histoire et le Royaume de Dieu (1963), Paris-GenèveQuébec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 2009, cf. surtout sa partie III, 147– 190.  Cf. les textes (1957– 1965) rassemblés in Paul Tillich, Le christianisme et la rencontre des religions (Marc Boss, Jean Richard et André Gounelle éd.), Genève, Labor et Fides, 2015, 216s. et 252s.  Cf. les textes (1928 – 1965) rassemblés in Paul Tillich, Substance catholique et principe protestant (André Gounelle éd.), Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1996.

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charge.¹⁴ On peut et doit en parler, certes – j’y reviendrai, y compris pour ce qui permet socialement et institutionnellement d’en assurer le jeu –, mais ce sera toujours au titre d’une réflexion seconde, décalée et, au final, en vue d’une socialité ou d’une culture qui soit alors novatrice et fructueuse, et qui le sera parce qu’on aura pris en compte ce qui est le plus radical en l’humain (ce qui le tient ultimement). J’évoquerai encore, pour terminer, l’écart net marqué par Tillich à l’endroit de Karl Barth touchant le recours ou le renvoi à la dialectique à mettre en œuvre, un point qui me paraît en fin de compte assez décisif pour le type de posture théologique engagé. Pour Tillich, il convient non seulement de dire un « non » à une situation sociale et culturelle donnée, mais d’y assurer également un « oui », les deux faces étant autant requises l’une que l’autre, et allant se conditionner l’une l’autre. Ni donc un pur « oui », ni un pur « non », d’autant que, justement, il y a et « oui » et « non », et qu’il faudra du coup à la fois préciser en quoi il y a « non » et en quoi il y a « oui », et en user de manière telle que ce qui va être repris positivement d’un donné socioculturel passera par une transformation de cette donne même et que, semblablement, ce qui sera l’objet d’une critique et d’un refus devra l’être selon une négation différenciée et transformante, à l’encontre de ce qui serait un pur « non » extérieur et quasi principiel.¹⁵ Au cœur du monde et des déploiements de vie qui s’y inscrivent, il y a ainsi assurément de la critique à instruire, mais elle doit opérer à même le monde et le socioculturel, et en en prenant sur soi les réalités, fût-ce pour les déplacer ou y inscrire une subversion, du renouvellement ou d’autres manières de les assumer et d’y donner forme.

 Cf. les textes de La dimension religieuse de la culture. Ecrits du premier enseignement (1919 – 1926), Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1990, ainsi que de Christianisme et socialisme. Ecrits socialistes allemands (1919 – 1931), Paris-Genève-Québec, CerfLabor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1992.  J’ai pour ma part souligné ce point à plusieurs reprises et depuis assez longtemps (cf. « Quelle méthode pour la théologie? », in La méthode de Paul Tillich, XIIe colloque international, Luxembourg, 30 mai –1er juin 1997 ; ou « Première guerre mondiale et apories de la modernité », in Mutations religieuses de la modernité tardive [Marc Boss, Doris Lax et Jean Richard éd.], Münster, LIT, 2002, 50 – 77, ici p. 53s. et 75s.) ; les textes de la controverse, un échange public de 1923 – 1924, ont, depuis, parus en français, in Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), GenèveQuébec, Labor et Fides-Les Presses de l’Université Laval, 2012, 67– 119 (cf. aussi « Kairos I », de 1922 et de 1948, et « Kairos II », de 1926, in Christianisme et socialisme, 113 – 161 et 253 – 267).

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2 Une diversité des manières de vivre le monde et l’humain La diversité qu’on aborde maintenant est également irréductible, comme l’est la consistance du monde, et elle doit elle aussi s’avérer féconde, ou est à faire fructifier. Ce qui a été assuré en termes de consistance du monde excluait tout programme totalisant et intégrateur, fût-il réalisé au nom d’un idéal. Mais s’y trouve aussi récusée une interpellation directe et toute revendicante, hors des médiations et du tiers qu’elles peuvent sanctionner. Au cœur du XXe siècle protestant, une telle interpellation fut volontiers couplée à l’évocation d’une altérité pensée comme ce qui surgit, bouscule, interpelle, se donnant comme sommation adressée au sujet – quasiment en forme de trauma ¹⁶ –, un moment qui a pu alors être d’une certaine manière valorisé comme tel. Ce point touche à la question du statut de la transcendance. S’il y a foncièrement articulation au monde, à ses données auxquelles il est à chaque fois requis de dire un « oui » et un « non » tous deux différenciés, la transcendance ne pourra avoir le statut d’un vis-à-vis en simple polarité, et que cela le soit selon une distance infinie et une altérité validée en tant que telle n’y change rien. La transcendance sera plutôt décalée, plus en asymétrie que posée en polarisation. Du coup, les manières de donner forme à la vie, à l’humain et au monde, ne pourront qu’être plurielles, chacune étant particulière, et ce qui en commande le déploiement ne se tiendra pas, tel quel, fût-il archétypal, au principe d’un tout du monde et de l’humain, mais sera chaque fois rapporté à une constellation foncièrement située et singulière, avec ses partialités et ses ambiguïtés. Dans les mots de la tradition théologique chrétienne ancienne – ou byzantine qui en a gardé l’usage et le sens –, l’« économique » (la « voie de salut », ses figures et le déploiement de la croyance auquel elles président) sera alors décalé du « théologique » dont il atteste et qui le sous-tend.¹⁷ La particularité des « voies de

 Sur cet agencement, alors instruit en lien à des héritages de la théologie dialectique, en l’occurrence barthiens et pensés au meilleur, cf. Isabelle Ullern, « Le défi précieux et le coût récusable d’une philosophie »protestante« ou le refus d’assigner la pensée à l’intime par son ouverture traumatique », in « Pierre Thévenaz (1913 – 1955). »Penser sans absolu«. Après le centenaire de sa naissance » (Pierre Gisel et Jean-Pierre Thévenaz éd.), Revue de théologie et de philosophie 146, 2014/III-IV, 277– 299.  Je l’ai souvent souligné, à l’encontre de la réception courante d’un axiome rahnérien, ainsi dans deux études critique, « Le christianisme comme style [Christoph Theobald] », et « Dieu qui vient à l’homme [Joseph Moingt] », Revue de théologie et de philosophie, respectivement 141/1, 2009, 63 – 72, ici p. 70 – 72, et 142/1, 2010, 53 – 63, ici p. 62s.

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salut » ou des manières d’être humain, dont les religions bien sûr, sera alors à jamais non sursumable, sur fond de multiplicités et de diversités, et ce seront les différences qu’il conviendra de valider et de valoriser, chacune pour sa part, leur diversité étant à faire fructifier sur fond de confrontation et de partage. Ajoutons que les différentes manières de donner forme à l’humain et au monde – et c’est un point dont on a plus conscience qu’au temps de Tillich – ne sont pas seulement celles d’agencements différents venant se cristalliser sur un arrière-fond semblable, mais sont déterminées par des dispositifs de fond eux aussi divers.¹⁸ Une histoire de longue durée l’a fait voir : les dispositifs en cause ne sont pas les mêmes dans l’Antiquité pré-chrétienne des cités¹⁹, dans l’Antiquité tardive, au Moyen Age, avec les Temps modernes ou au cœur d’un contemporain à la fois « sortant de la religion », comme dit Marcel Gauchet, et lieu de « spiritualités sans Dieu » ou « laïques », comme l’avancent André ComteSponville ou Luc Ferry. Une comparaison d’aires de civilisation conduit à un constat semblable : ces dispositifs ne sont pas les mêmes dans notre histoire occidentale, en Inde, en Chine ou en Afrique noire. On ne peut dès lors en rester à la seule considération d’un religieux traversant la culture et à certains égards la portant (du religieux et de la culture alors quasiment définis quant à un « essentiel »), d’une culture donnant lieu à des expressions diverses et typologisables sur un même horizon, d’un séculier lieu d’utopies où inscrire du neuf, tout en étant en même temps lieu de dérives totalisantes, d’auto-enfermements ou de replis sur soi, à critiquer toujours à nouveau, mais sans travail plus différencié sur ce séculier même, ce qui lui arrive et le redispose. Le travail critique à mener ne sera du coup pas d’abord instruit en vue d’un dépassement²⁰, mais s’opérera délibérément à même les différences, prises dans leurs positivités et directement confrontées les unes aux autres sur ce plan là. En en sachant le fait indépassable, seul moment au demeurant où se nouent réellement l’humain, nos existences, le social, ou un usage du monde. À mon sens, nous avons à prendre en compte les particularités en tant que telles, à en penser les différences et à les gérer socialement. Par rapport au temps de Tillich, c’est un déplacement, même si la posture mise en avant peut s’en

 Pour l’usage du mot dispositif, je renvoie aussi bien à Giorgio Agamben, cf. Qu’est-ce qu’un dispositif? (2006), Paris, Payot & Rivages, 2007, qu’à Michel Foucault, cf. Paule Veyne, Foucault. Sa vie, sa pensée, Paris, A. Michel, 2008, p. 19ss. et 139ss.  Cf. les travaux de Jean-Pierre Vernant, Marcel Detienne ou John Scheid.  D’un dépassement en vue d’un terme propre s’entend, meilleur, plus haut, etc. S’il y a « dépassement », c’est en effet au gré et au cœur des cristallisations de l’existence, à l’enseigne de l’« auto-intégration », de l’« auto-créativité » et de l’ « auto-transcendance » dont j’ai rappelé le statut dans mon premier point ci-dessus.

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revendiquer. On va en effet au-delà d’un jeu principiel entre une « substance », admise comme nécessaire, et un « principe critique », à mettre en œuvre, au-delà du refus de s’enfermer dans les positivités et du souci de restituer un mouvement de transcendance qui les travaille. Au reste, la question de la transcendance ne peut plus aujourd’hui être considérée comme un « ultime » conditionnant ou réquisitionnant chacun et chaque constellation de monde : elle est plutôt une manière parmi d’autres de rendre compte ou de répondre de ce qui est en excès du monde, le déborde ou en déborde. Le religieux même, ou ce que nous pouvons appeler tel, ne se conjugue pas toujours ni partout avec transcendance, quelle qu’en soit la forme, pas plus qu’il ne convoque d’ailleurs toujours adhésion ou engagement d’un sujet, quelle qu’en soit la modalité. Prendre en compte les particularités en tant que telles, dans chacune de leurs positivités, c’est faire voir que s’y noue à chaque fois une manière de répondre du monde (non seulement de répondre à une injonction, d’où qu’elle vienne). D’en faire quelque chose. À partir de son donné même, fût-ce pour y marquer écart, et au gré de cristallisations plurielles, diverses et toutes différentes. Parce qu’à chaque fois on répond du monde et qu’on en prend en charge une part, ce qui advient ne peut qu’être chargé d’ambiguïtés. On aura ici coupé avec divers fantasmes, en ce qu’on sait et qu’on a éprouvé, quelles qu’en soient les leçons tirées, que le monde est riche et complexe, non transparent ; et en ce qu’on a abandonné les rêves d’un geste pur, inconditionné, et d’une visée intégralement rapportée à idéal, ou à la seule volonté libre. Aux ambiguïtés liées au poids du monde et non surmontées (on aura compris que c’est là une condition et qu’elle est à mon sens positive) s’ajoute alors de l’ambivalence, intrinsèque à tout geste humain et à toute forme qu’on imprime à même la vie (ce point est également positif à mon sens, en ce que s’y marque l’humanité de ce qui advient et se cristallise, offert à évaluation, et que s’en trouve sanctionnée la singularité, hors une vérité directe qui en tuerait le geste même). Toute tradition, religieuse ou non, s’offre comme la cristallisation d’une manière de répondre du monde – fût-ce pour le tenir à distance – et comme portant ainsi un advenir humain de la vie et du monde. Ce qui y est central et décisif est irréductiblement partiel, donc partial, présentant des forces et des faiblesses intrinsèques, des créativités et des pathologies propres. Elles sont à évaluer à ce niveau, et une confrontation mutuelle de leurs positivités mêmes peut y conduire et le permettre. En tout cela, on va plus loin que Tillich – ou l’on se tient ailleurs, probablement parce que le monde a changé –, un Tillich de fait souvent un peu trop principiel et où le religieux apparaît d’abord travaillé selon une seule et même dialectique, habitée par l’opposition entre sécularisme (avec, à l’arrière-plan, les formes totalitaires qui ont pu s’en déployer) et ce qui peut y marquer heureu-

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sement une brisure. On se trouve aujourd’hui de fait dans un monde au total moins consistant, de plus en plus neutralisé et indifférencié, voué même à une homogénéité envahissante, au surplus sur fond mondialisé, le social étant déconnecté de tout projet, de toute visée, voire comme tel évidé de toute réalité pouvant être prise en compte, que ce soit déjà comme limite (ce qui ne serait pas rien, renvoyant à ce qui doit être fait et pour quoi) ou que ce soit comme lieu de fécondation (ce qui apparaît désormais hors validation possible). Ne compte que chacun, dont les droits individuels sont sanctionnés quasiment comme dernière et seule instance. Ce qui peut et doit être ici repris à mon sens, si l’on ne veut pas mourir étouffé ou disqualifié, ni laisser le social être la proie de « retours » et de « revanches » inattendus, c’est la singularité d’itinéraires et de tracés à maintenir sur le fond d’une multiplicité non coordonnable d’usages du monde. Ces tracés peuvent présenter aujourd’hui un visage renvoyant à des formes de culture underground, ou se déployer simplement à contre-emploi et selon des réseaux parallèles. Ils sont parfois rebelles, mais toujours instructifs. S’y affirment à la fois de la liberté et des nouages corporés, mais le plus souvent juxtaposés et ne portant pas d’ambition pour un ensemble social, d’aucuns y voyant du coup la confirmation d’un nouveau pessimisme quant à l’horizon social.²¹ On tiendra cependant avant tout qu’ils se situent de fait ailleurs, et que ce sont aussi des manières de s’ajuster à un donné du monde et d’y faire quelque chose. Hors pure résignation donc. Mais hétérogènes, sûrement, et hétérogènes comme le deviennent ou le sont devenues les traditions, religieuses notamment, qu’elles soient de références chrétienne, musulmane, ésotérique ou autre. Ces tracés singuliers et divers, donnant forme à des types de regroupements et d’affinités inédits, dont il convient de prendre la mesure (certains observateurs parlent de nos sociétés comme étant traversées de nouveaux tribalismes), de même que ces nouvelles présences de traditions mal intégrées et peut-être inintégrables, sont à travailler. Pour dépasser une pure juxtaposition, où n’est pas rendu productif ce qui les tient, positivement ou en termes de protestation, le social étant au surplus laissé au seul marché économique et idéologique, un social frappé de présentisme émasculant toute nouveauté, d’enflures médiatiques ayant neutralisé tout enjeu, de désenchantement politique, d’effondrement des institutions intermédiaires, avec la consistance des instances et visées ou finalités propres que chacune pouvait représenter, l’ensemble se déployant hors

 Ainsi, typique, la Revue des Deux Mondes, ce pessimisme déterminant une part de sa nouvelle ligne éditoriale qui donne significativement souvent la parole à des auteurs tels Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut, voire Éric Zemmour.

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sens humain et attentant au surplus dramatiquement à la biosphère. Au cœur des tracés singuliers et multiples que j’ai évoqués, comme au cœur des traditions désormais mal intégrées ou folklorisées²², se tiennent directement ou indirectement de bonnes questions, le plus souvent enfouies par l’officialité contemporaine, universités malheureusement comprises, que ces questions soient bien ou mal posées et, a fortiori, qu’elles ne portent pas comme telles les réponses à attendre.

3 Que faire au cœur du social d’aujourd’hui Que faire au cœur du social d’aujourd’hui? Et quelle place y attribuer au religieux, selon quel statut et quelle fonction, selon quelles formes aussi? Comme on le verra, la question de ce qui est à faire du religieux est à bien des égards centrale pour le social même, aussi vrai que le religieux est lieu de symptômes, faisant voir ce qui ne va pas dans le social tel qu’il est, et qu’il est en même temps lourd de visées et de désirs non accomplis, et alors volontiers confisqués.

3.1 Pour un regard renouvelé porté sur le religieux et le social Il convient ici, d’abord, de retravailler chaque tradition ou circonscription religieuse en faisant résonner au cœur de chacun de leurs symboles, de leurs rites, de leurs doctrines ou de leurs agencements institutionnels, les questions humaines qui y sont en jeu et dont de fait elles répondent. Et de le faire en décalage de la conscience et de la volonté effective des croyants, même si leurs traditions ont pu déployer à l’interne un travail réflexif qui l’anticipait (en christianisme, c’est là le lieu et la grandeur de l’entreprise théologique). Et, par delà, il convient de déchiffrer aussi ces traditions comme participant d’un ensemble socioculturel où elles assument un « intérêt » humain général et d’y faire voir les différences de visages qu’elles ont pu y prendre et, surtout, les fonctions assurées et leur statut, avec là aussi leurs variations. Cela pourra marquer un nouvel écart par rapport à la conscience croyante et ses visées explicites, tout en pouvant là encore prolonger, sur un autre mode, un travail déjà à l’œuvre dans du réflexif interne à la croyance (en christianisme, la théologie a pu également y pourvoir, au moins en

 Cf. les diagnostics de Michel de Certeau déjà, La faiblesse de croire (Luce Giard éd.), Paris, Seuil, 1987, p. 194– 208 et 249 – 252 (p. 200 et 249 pour le vocabulaire de la folklorisation).

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partie). En tout cela, on n’aura pas focalisé sur des « biens de salut » valant pour eux-mêmes, renvoyant du coup à extrinsécisme hors monde, se tenant en principe hors ambiguïtés (sauf à ce qu’elles soient imputées à infidélité !), et se déployant au surplus selon un système auto-référencié. Parallèlement, on travaillera la société en fonction de questions portées par le religieux, mais qui sont justement d’impact large, à commencer par celle de savoir quelles place et fonction sont attribuées au religieux, celle aussi de la manière dont se dit ce qui excède toute société, celle encore de l’organisation des instances qui la traversent et la tiennent, avec ses jeux de pouvoirs – c’est ici, tout compte fait, celle de son ou de ses modes d’institutionnalisation –, celle, également, de ce qui, par delà, préside aux identités et aux différences (sur leurs frontières externes et les procès de leurs délimitations internes), celle, enfin, de ce qu’il en est là de l’humain, de sa différence à l’endroit du non-humain avec, selon les cas, ce qu’il en est de son investissement, ou non, comme sujet. Sur ces deux champs de travail, celui que représente le religieux et celui qu’occupe la société, on fera jouer des questions décalées et transversales. Sur le religieux, ce seront, par exemple, et alors décalées d’une focalisation sur ce qui s’y donne à voir en première ligne (sa propre proclamation, ses ritualités, ses expériences intérieures ou extatiques), la question de ce qui s’y est symbolisé d’un rapport au temps et d’un rapport à l’espace, celle de ce qui s’y est constitué d’une communauté et de ses dissidences, celle de la régulation voulue ou effective des transformations, des réformes et de l’utopique, celle, bien sûr et centralement, de ce qu’on a fait là de ce qui échappe (entre symbolisation régulatrice et confiscation frauduleuse), ou encore celle de son type de rapport au social comme tel. Sur le second champ – la société comme telle –, et alors décalées du simple souci d’organisation fonctionnelle ou de gouvernance optimale, les questions pourront être tout au fond les mêmes, mais à décliner autrement, vu le terrain alors occupé. On y retrouvera, à mon sens décisives dans la conjoncture présente, la question de ce qui est hors champ – aujourd’hui le plus souvent non conscient et non pris en charge, quitte à secréter des stratégies d’expulsion pouvant passer par boucs émissaires ou constructions de ce qui devrait être refusé comme contraire à une identité d’abord investie comme homogène –, la question du lien et d’un commun – et alors de quel type et pour quelle effectivité –, la question du rapport au temps à nouveau – et ici spécifiquement des modes d’investissement du présent et de ce qui en est fait, mais du coup aussi de la mémoire, des traditions et des transmissions – ainsi que du rapport à l’espace – et ici spécifiquement de ce qui est fait des différences et en vue de quoi –, ou encore la question des formes mêmes de l’humain dont on répond, d’autant que la science en a cassé le spécifique et que les techniques en promettent – à l’infini? – la transformation. Par-delà, ou en cela, on aura

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compris que se trouvent reposées les questions de ce qui définit et circonscrit le social même et les figures qu’il se donne, ou ne se donne plus. De toutes ces questions et de leurs prises en charge, ou non, et par ailleurs explicites ou implicites, se donnent des histoires, qui déterminent notre présent – fût-ce dans ses refus – et les manières qu’il a de se comprendre. C’est que chacune de ces questions a donné lieu à bien des dispositifs, ainsi qu’à bien des agencements et des formes effectives, et que les figures du passé qui en ont résulté sont de fait objet d’appréciations dont on hérite, mais qu’il s’agit justement de mettre en perspective. On construira à cet effet des généalogies, articulées à des problèmes dont elles seront la scène, avec les pulsions, désirs et pathologies qui en portent les déploiements. De telles généalogies, et ainsi mises en place ou restituées, feront mieux voir la particularité de ce qui nous définit, avec ses impasses, mais avec, aussi, des possibilités qui pourraient être activées, ce qu’un détour de ce type est susceptible de favoriser, au moins indirectement. On s’en va aujourd’hui volontiers répétant qu’il n’y a plus de « grands récits », ni du coup les mises en scènes et les intrigues foncières qui s’en dégageaient. Mais ce qui était en travail derrière ce type de récit et de représentation reste à reprendre. C’est que le laisser en panne ou en déshérence se « venge ». Il convient donc d’en assumer le souci, avec ce qui s’y cristallise d’un « intérêt » humain et incontournable, de le reprendre autrement bien sûr, et dans une société qui, quand elle ne les a pas étouffés, connaît de fait des mises en scènes, mais diverses et juxtaposées, ainsi que des récits, mais singuliers et épars, la laissant elle-même à la fois fragile, malgré toutes ses mobilisations techniques et fonctionnelles, et exposée à des irruptions d’étrangetés qui lui sont incompréhensibles ou à des protestations qu’elle reçoit comme inassimilables, ne sachant qu’en faire.

3.2 Faire fructifier les différences Au cœur du monde et du social, on ne partira pas aujourd’hui d’un universel qui serait commun. Ni en termes de donné, qu’il soit naturel ou historique, ni en termes de projet à viser ou à mettre en place. Le religieux a pu porter une telle veine, notamment en ses formes chrétiennes. Et la modernité séculière, des Lumières au communisme (le commun-isme), l’a fortement relayé à sa ou ses manières. Le dispositif en était globalement théologico-politique, avec ses formes diverses et ses scènes conflictuelles propres.²³

 Pour plus, en termes de démarcation et d’ouverture sur une autre disposition, cf., en lien

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C’est au contraire des particularités qu’il convient de partir, avec les différences qui y sont tapies, vagabondes ou éparses, résiduelles ou émergentes, ou en (ré‐)affirmations identitaires. Tout ce que j’ai dit jusqu’ici y conduit. Partir des particularités, mais pour les rendre fécondes. Non pour ouvrir sur de simples particularismes, chacun auto-suffisant, auto-référé, en soi homogène et en principe préservé des ambiguïtés qui ne seraient alors que le fait de syncrétismes ou autres métissages, l’ensemble prenant place sur le fond d’un communautarisme social que permet la tolérance postmoderne. C’est qu’on aura au contraire fait fructifier les différences, en travaillant chacune des particularités en cause comme une manière, spécifiée, de répondre de questions de tous. Se sera dès lors profilé un espace de confrontations et d’interpellations réciproques possibles, potentiellement fructueuses, pour soi d’abord, avec ses affirmations, ses émergences d’existence et la tradition dans laquelle on peut s’inscrire, mais du coup également pour le rapport à l’autre et les uns aux autres, ainsi que pour la mise en place d’un espace social différencié, à faire respirer et à faire vivre selon des interactions au gré d’intérêts divers et de cristallisations positives différentes, non à mener à une homogénéité assimilant tout ce qui lui serait étranger. Le politique, spécifiquement l’État, a ici une tâche décisive de régulation ou d’arbitrage, donc en neutralité (sa forme sera du coup laïque), mais au service des différences qui s’expriment sur la scène civile à laquelle il n’y a pas à étendre une visée de laïcité qui ne pourrait alors que se faire subrepticement religieuse (de la « quasi-religion », en vocabulaire tillichien) et sur le mode d’une communauté idéale à viser, et à viser ici pour tous. On partira des particularités – et non sans les valoriser comme telles –, mais ce sera hors résignation à un fond purement et simplement éclaté, et hors un repli peu critique et vite satisfait de soi, seul et à court terme s’agissant de chacun, seule et n’étant obligée par rien d’autre s’agissant de telle ou telle communauté, la diversité des autres manières d’être humain ne l’interpellant pas en son cœur même, pas plus que ne la requérant l’extériorité du social pourtant non résorbable, sauf fantasme ou impérialisme. Ce qui peut alors à mon sens commander aux stratégies à mettre ici en œuvre tournera autour d’un motif que j’emprunte à Jean-Luc Nancy – il le tient pour un transcendantal de la vie humaine –, celui de l’exposition, l’exposition de chacun à chacun (exposition à l’autre, à partir de ses particularités respectives), sur fond d’une exposition commune de l’humain au monde (pris en sa consi-

avec la donne socio-politique contemporaine, ma contribution « Mutations du théologico-politique. Quels déplacements, quels défis, quelles tâches? », Archives de sciences sociales des religions 169, 2015/1, 63 – 83.

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stance et sa positivité) et aux singularités qui le traversent (avec leurs ambiguïtés constitutives).²⁴ C’est sur cet axe que l’existence est appelée à se nouer à chaque fois, en toute réalité humaine et selon un geste singulier, au gré d’un avènement toujours composite parce que répondant alors d’un donné et de ce qui y arrive, tout en se nouant comme identité assumée et ainsi centrée. Une identité non déjà constituée – et encore moins une fois pour toutes –, non homogénéisée non plus, et encore moins parce qu’elle aurait expulsé ce qui lui est extérieur (elle en répond plutôt, en son cœur même). Une identité ainsi, pour tout dire, non réductible à un principe simple, mais lourde d’ambiguïtés prises sur soi et travaillée des ambivalences hors lesquelles il n’y a ni force de vie, ni projet. La différence s’avérera ici productive. Elle le sera à partir des particularités, et le sera pour tous. Mais on aura délibérément dû abandonner tout rêve d’un social homogène, tel que l’entendait une conception de la nation s’épanouissant au XIXe siècle – plongeant ses racines dans les royautés européennes du « Une foi, une loi, un roi » de Louis XIV, de l’Espagne d’une reconquista conduisant à la chute du Royaume andalou de Grenade et à l’expulsion des Juifs, ou d’une Angleterre pourvue d’une Église constitutivement nationale et ayant du mal avec ses dissidences – ou tel que le veut aujourd’hui un modèle qui sous-tend bien des rêves républicains explicites, récurrents et souvent réactifs, ou qui se tient implicitement derrière les mises en place de pure gouvernance ou soi-disant telle. On aura compris qu’il y va de manière analogue pour les réalités religieuses comme telles. Qui ne sauraient en effet, sauf pour leur perte, ni se vouloir uniques, ni se penser et se vivre comme modèle parfait, récapitulatif ou final. Chacune n’existe au contraire que de se savoir et de s’assumer différente. Sauf à ne plus faire voir qu’elle est une manière de répondre du monde et de la vie humaine – alors même que, comme religieuse justement, elle ne peut en répondre que si elle ne confisque aucun savoir ni aucun projet derniers – et sauf à oublier qu’elle ne peut être qu’en confrontation et interaction avec d’autres sur un fond à jamais différencié, alors qu’elle est elle-même traversée de ce qu’on appelle le « croire », une pulsion humaine engageant l’existence s’entend, non l’adhésion à des données, quelles qu’elles soient. Comme il m’est arrivé de le dire ailleurs, si tout le monde était chrétien, ce serait diabolique, pour les autres qu’on aurait réduits sinon tués, mais tout autant pour soi, plus rien n’empêchant alors qu’on se pense hors les ambiguïtés du monde et hors les ambivalences de  Cf. Penser en commun? Un « rapport sans rapport ». Jean-Luc Nancy et Sarah Kofman lecteurs de Blanchot (Isabelle Ullern et Pierre Gisel dir.), Paris, Beauchesne, 2015. Notons que Jean-Luc Nancy construit ce motif et l’espace qu’il commande en passant par une « déconstruction du christianisme », ici sur le thème du commun, ou de la communauté justement.

Pluralité du monde, ambiguïtés de la vie, singularités des itinéraires

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l’existence, non plus traversé d’un geste particulier à assumer, mais se retrouvant installé dans du savoir ou de la certitude.

3.3 Pour une validation de l’hétérogène et pour des réalités religieuses en formes d’hétérotopies non sectaires L’orientation d’ensemble proposée, touchant le social et le religieux, s’adosse à une remise en valeur de l’hétérogène.²⁵ À faire fructifier. Ce qui vaut pour ultime ou peut être convoqué en dernière instance en est marqué. Et c’est pourquoi on se tient, quant au rapport au monde, au-delà du théisme ou hors onto-théologique et, socialement et politiquement, en rupture à l’endroit du théologicopolitique. Dieu, dira-t-on, n’est pas normalisable, ni n’est, en fin de compte, normalisant. C’est là une vérité décisive au regard du religieux et de ses confiscations, comme au regard du social et de ses rêves de cité idéale ou de sa propension à homogénéisation sous prétexte de « bien-vivre », cool, sécuritaire, sans aspérités et domestiquant, ayant réduit les différences ou les récusant, à moins de les avoir folklorisées et désamorcées. Se repose ici la question de la place des religions dans nos sociétés. Relancée notamment du fait de leur diversité et d’une étrangeté ainsi plus visible. Sauf réaffirmations identitaires ou idéologiques, on est aujourd’hui prêt à les reconnaître un peu plus, à condition de les réguler et de les inscrire – ou qu’elles s’inscrivent – dans un ordre social qui les dépasse et les subordonne. Souci et exigence socio-politiquement légitimes, et même requis, et qui, au surplus, correspondent à la donne d’ensemble que j’ai brossée (un décalement du religieux à l’endroit du social et de ce qui s’y sanctionne de l’extériorité du monde), sous-tendue d’une veine permettant en même temps de valoriser les réalités religieuses au meilleur de ce qu’elles sont. Mais nos sociétés risquent de le faire en émoussant ce que les religions portent d’hétérogène. On parlera alors d’adaptations, policées et libérales. Ou, au Québec, d’« accommodements raisonnables ». Ce n’est pas rien, et ce peut être pragmatiquement heureux. Mais je

 Par-delà, on pourra faire résonner ici ce que Michel de Certeau appelle une « hétérologie » (1973), cf. Histoire et psychanalyse entre science et fiction (Luce Giard éd.), Paris, Gallimard, 1987, 210 – 215, et sachant que le religieux et le théologique bien conçus comprennent toujours de l’« hérétique » par rapport aux évidences et autres convenances spontanées (ici en accord avec une donne soulignée par François Nault).

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suis d’avis qu’il convient de plaider pour un penser renouvelé de l’hétérogène²⁶, dans le cadre social donné bien sûr, mais selon potentialité critique et renouvelante, pour ce social même et l’être-ensemble²⁷, ce qui suppose certes que les affirmations religieuses soient métabolisées, mais, justement, ici, non émasculées et dès lors renvoyées à de simples descriptions. Reste à penser le statut du religieux. Si doit s’y concrétiser de l’hétérogène, il faudra qu’il ait sa consistance dans le jeu social et institutionnel, une consistance à assurer, singulière et ainsi en écart de ce qui vaut pour tous, ou ne s’y fondant pas. D’où des risques sectaires. À mon sens, le religieux devra bien, aujourd’hui, trouver son lieu selon « hétérotopies »²⁸, il faudra simplement – mais c’est décisif, et hors de cela, on sortirait de la perspective d’ensemble que j’ai tenté de mettre en place – que la consistance assurée, la différence propre qu’elle constitue et donc l’écart qu’elle marque, soient eux-mêmes pensés quant à ce qu’ils peuvent apporter au social de tous et à partir de ce social même. C’est plutôt inhabituel et inattendu, tant pour la société qui n’aime pas la différence, surtout quand elle est cristallisée par du religieux, que pour les traditions religieuses qui pensent au mieux en termes de message pour tous, à étendre alors au-delà de leurs frontières communautaires et de façon ouverte, mais à partir de ce qu’elles sont et sans autres procédures. On aura compris que j’en appelle à une autre disposition, probablement plus exigeante, pour les deux partis en présence.

 A titre d’exemple, je m’y suis essayé à propos de la circoncision, en dépassant justement la question socio-juridique de sa tolérabilité et de ses éventuelles conditions, pour tenter de mettre en avant ce que cette pratique condense, à sa manière, de motifs anthropologiques refoulés au cœur du social contemporain, cf. « Le christianisme comme scène d’une spiritualisation de la circoncision. Examen d’enjeux humains et sociaux radicalisés par une modernité exacerbée », à paraître dans un collectif dirigé par Danielle Cohen-Levinas et Jacques Ehrenfreund, chez Hermann, Paris.  Membre de la commission d’experts auprès du gouvernement du Canton de Vaud (Suisse) pour les affaires religieuses, et plus particulièrement sa problématique constitutionnelle d’une « reconnaissance des communautés religieuses d’intérêt public », je sais que ce n’est pas simple.  Cf. Michel Foucault, Le corps utopique suivi de Les hétérotopies (1966, 2004), Fécamp, Lignes, 2013, où les « hétérotopies » cristallisent du corps, particulier à chaque fois (du corps biologique, du corps social, voire du corps cosmique), au contraire des « utopies » qui déclassent les corps, ce qui nous y assigne et ce qui s’y noue (dès p. 9), le corps étant ici investi comme, à la fois, circonscrit, particulier ou propre, et fait, voire pénétré, d’échanges, d’interactions, d’altérités (dès p. 12).

Partie 1 L’ambiguïté humaine

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Does Life Imitate Art or Art Life? The Ambiguities in Paul Tillich’s Theology and in His Personal Life Abstract: This essay explores the complex issue of the relationship between Tillich’s brilliant theological thought, his art, and his often confused and morally ambiguous personal life, especially his relationship with women. Three psychologists – two former students and his own son – examine the struggles in his marriage, his encounters with women, and the ambiguities in his soul. As a theologian on so many “boundaries,” the one boundary he failed to consider between the masculine and the feminine, was a source of his inner turmoil. He lived and sought the clarity he needed in his life, “one step removed,” in and through his thought, “where he explained himself with a courage and a rigor that are awesome, refusing to make nice what was not nice in the human soul and, by extension, in himself.” Résumé: L’auteur explore le rapport complexe entre la brillante pensée théologique de Tillich, son art, et sa vie personnelle souvent moralement ambiguë et confuse, en particulier sa relation avec les femmes. Trois psychologues, deux anciens étudiants et son propre fils, analysent les luttes à l’intérieur de son mariage, ses rencontres avec les femmes et les ambiguïtés de son âme. Comme théologien sur tant de “ frontières ”, la frontière qu’il négligea d’aborder entre le masculin et le féminin fut celle-là même à la source de tant de troubles intérieurs pour lui. Il vécut et a cherché la lumière dont il avait besoin dans sa vie, de manière indirecte, à travers sa pensée, “ où il s’expliquait à lui-même avec courage et rigueur ce qu’il y a de terrifiant, refusant d’embellir ce qui ne l’est pas dans l’âme humaine et par extension en lui-même. ”

1 Introduction The Irish author, Oscar Wilde, in his 1889 essay, The Decay of Lying, uttered the oft quoted words that, “Life imitates Art far more than Art imitates Life.”¹ These

 This famous quote is from Oscar Wilde, The Decay of Lying (New York: Brentano, 1905 [1889]) Accessed on the website: http://www.online-literature.com/wilde/1307/, on 12 July 2015. DOI 10.1515/9783110486254-003

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words have inspired many wise and witty remarks from pundits and populace alike. In similar fashion, Rollo May, more than a half-century later, stated that art serves a predictive function in the culture; because of its sensitivity to the inner spirit of the culture, art can articulate the shape and mood of the broad cultural fabric before common people grasp their situation. May cites the 1947 work of poet W. H. Auden, Age of Anxiety, and Leonard Bernstein‘s Second Symphony of 1949, named after Auden’s book-length poem.² By the 1950s, anxiety had become all the rage on psychoanalysts’ couches, and the decade ushered in the first generation of anti-anxiety drugs such as Miltown in the 1950s, Librium and Valium in the 1960s and early 1970s, and SSRIs such as Prozac today.³ The life and work of Paul Tillich follows a similar pattern of ambiguity and anxiety. To consider the ambiguities in his life and in his theological lectures and publications, one must ask candidly whether Tillich’s life imitated his creative work in theology and philosophy or whether his work imitated his life. His theology, particularly in his third volume of his Systematic Theology, is filled with the theme of the ambiguities of life. Is the source of the universal ambiguity in his writings to be found in his own lived experience, with its own moral struggles? Or were his moral struggles a product of his intellectual work? Did Tillich’s system produce Tillich, or Tillich his system? He himself understood, as Alexander Irwin remarks, “the intimacy of this connection between lived experience and intellectual production.”⁴ As Irwin writes, “Tillich’s creative achievements [cannot] be disentangled from the weave of erotic relationships out of which they emerged. Life and work form an inextricable unity whose questions remain unresolved.”⁵ Thus, Tillich’s life and art are inseparable. After the publication of Hannah Tillich‘s two volumes,⁶ Rollo May‘s Reminiscences,⁷ and René Tillich‘s Harvard Lecture,⁸ Tillich’s personal moral struggles

 W. H. Auden, The Age of Anxiety: A Baroque Eclogue, ed. Alan Jacobs (Princeton: Princeton University Press, 2011); first published, 1947. Leonard Bernstein, Symphony No. 2: The Age of Anxiety (after W. H. Auden) For Piano and Orchestra (1949, rev. 1965). “For Serge Koussevitzky, in tribute,” and commissioned by the Koussevitzky Foundation.  See Allan V. Horwitz‘s review of three books on the age of tranquilizers in The New England Journal of Medicine 360 (February 19, 2009): 841– 44.  Alexander Irwin, “Life in its Divine–Demonic Ambiguity”, in Spurensuche. Lebens-und Denkwege Paul Tillichs, ed. Ilona Nord and Yorick Spiegel (Münster: LIT Verlag, 2001), 37.  Ibid., 46.  Hannah Tillich, From Time to Time (New York: Stein and Day, 1973). Hannah Tillich, From Place to Place: Travels with Paul Tillich, Travels without Paul Tillich (New York: Stein and Day, 1976).  Rollo May, Paulus, Reminiscences of a Friendship (New York: Harper and Row, 1973).

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clashed publicly with his theological accomplishments.⁹ Because he developed the reputation as a philanderer, some critics rejected his theology because they condemned what they saw as his immoral life. Others believed that, while he had many relationships – and not necessarily sexual – with women, he was somewhat naïve with no predatory intentions; furthermore, they affirmed that his personal life and his intellectual contributions to theology and philosophy should be kept distinct. Of course, the facts are never all black or white, and in Tillich’s case, one is tempted to say, there are at least “Fifty Shades of Grey.”¹⁰ My comments are in three sections: first, the theme of ambiguity in his thought; second, his ambiguous moral life; and third, some conclusions on what Alexander Irwin has aptly described as “life in its divine–demonic ambiguity.”¹¹

2 Ambiguity in Tillich’s Thought¹² While the theme of estrangement, or the separation of essence and existence, is pervasive in Tillich’s writings – indeed he claims it is the backbone of his entire system¹³ – the theme of ambiguity is more restricted to the third volume of his  René Tillich, “My Father, Paul Tillich,” a lecture at Harvard University in 1998, in Spurensuche. Lebens-und Denkwege Paul Tillichs, 9 – 22.  At my doctoral defense a few months after the appearance of Hannah Tillich‘s and Rollo May‘s book, the examiners were clearly more interested in the moral life of such a famous theologian than they were in the topic of my dissertation.  From the trilogy by E. L. James published in 2011.  In addition to these works, other texts that examine Tillich’s theology and his life of eros include: Alexander Irwin, “Life in its Divine–Demonic Ambiguity,” in Spurensuche, 37– 55; Grace Calí, Paul Tillich First-Hand. A Memoir of the Harvard Years (Chicago: Exploration Press, 1996); Jean-Paul Gabus, “L’Attitude de Tillich face à l’amour et à la sexualité,” in Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses 58 (1978): 65 – 79; Ann Belford Ulanov, “Between Anxiety and Faith: The Role of the Feminine in Tillich’s Theological Thought,” in Jacquelyn Ann K. Kegley, Paul Tillich on Creativity (Lanham, Maryland: The University Press of America, 1989), 131– 55. See a fuller bibliography in Irwin, “Life in its Divine-Demonic Ambiguity,” in Spurensuche, 53, n. 1. Finally, for a very negative opinion of Tillich’s life with women, see British theologian, Donald MacKinnon, “Tillich, Frege, Kittel: Some Reflections on a Dark Theme,” written in 1975. He condemns Tillich’s “shameless and heartless sexual promiscuity.” MacKinnon’s article has been reprinted in Explorations in Theology 5 (Eugene, Oregon: Wipf and Stock, 2011). See also Russell Re Manning‘s essay, “Life, Sex, and Ambiguity,” in this volume.  I have already covered much of this material in my chapter, “Tillich’s Theology of the Concrete Spirit,” in The Cambridge Companion to Tillich, ed. Russell Re Manning (Cambridge, U.K.: Cambridge University Press, 2009), 74– 90.  Paul Tillich, Systematic Theology, 3 vols. (Chicago: The University of Chicago Press, 1951, 1957, 1963), vol. 3 204.

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Systematic Theology. While estrangement is the condition of being in existence, ambiguity describes being in life. Being and existence are abstractions; they appear in reality in an ambiguous mixture called life.¹⁴ Life is the actualization of being and is subject to the distortions of estranged existence. This mixture of essential and existential being creates an all-pervasive ambiguity in life.¹⁵ For Tillich, life has three basic movements: self-integration, self-creation, and self-transcendence. As I have written earlier: Self-integration is a circular quest for centeredness; it actualizes the polarity in all beings… between individualization and participation; in the realm of the spirit, it is morality. Selfcreation is a horizontal quest for growth; it actualizes the polarity of dynamics and form; in the realm of the spirit, it is culture. Finally, self-transcendence is a vertical quest for the sublime; it actualizes the polarity of freedom and destiny; in the realm of the spirit, it is religion. The basic movements of life…share in the distortions of existence: disintegration in the moral order, destruction in the cultural order, and profanization and demonization in the sphere of religion.¹⁶

While the emphasis in my earlier work was the transforming power of the Spirit, here I want to concentrate on the nature of living estrangement or the ambiguity of life itself; put differently, according to Tillich’s method of correlation, we are more concerned with the question, the ambiguity, than the answer, the Spiritual Presence.

2.1 Ambiguities in Self-Integration The ambiguities in self-integration or the polarity of individualization and participation are visible in both the individual and collective moral order. The scourge of cancer, so widespread among many today, gives ample evidence of the disintegration of the self at the physical level. Psychologically, too many people in our

 Systematic Theology, vol. 1, 66 – 7.  Tillich is careful to avoid the word “levels,” preferring the metaphor “dimension” or “realm.” In each dimension – the inorganic, the organic, and the spiritual – all dimensions are potentially present, while some are actualized. Each dimension cuts through the others. One could say, for example, that the dimension of the inorganic interpenetrates the dimension of the spiritual and vice versa. Only a human being is actualized in the dimension of the spirit, which is the “unity of life-power and life in meanings.” We will discuss life’s ambiguities only in this dimension.  Frederick Parrella, “Tillich’s Theology of the Concrete Spirit,” 76 – 7.

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culture are driven by “daemonic, chthonic [p]owers,”¹⁷ unable to return to their whole and integrated self. Addictions of all kinds – to substances like alcohol and both legal and illegal drugs, to power, to sexual pleasure, and to religion itself – leave individuals morally crippled. As Terry Cooper points out, in Tillich’s later works the concept of concupiscence “is very close to our contemporary understanding of addiction.” Individuals become immobile in their “inordinate desire for finite things,” where they “are convinced that [they] cannot simply live without [them]”; sadly, “something becomes everything.”¹⁸ As Tillich makes clear, law is no solution to ambiguities in the moral sphere; rather, law is a sign of human estrangement and the very ambiguities in life it seeks to overcome.¹⁹ For example, my experience of teaching undergraduates in the Millennial generation has revealed to me their profound confusion about sexual morality, their compulsive need to have the right answers to life, and a whole range of addictions, to alcohol, to work, to success, and to the comfortable life. Collectively, in spite of some social advances, today we witness profound moral ambiguities in racism, sexism, and nationalism.

2.2 Ambiguities in Self-Creativity The ambiguities in self-creativity, or the polarity of dynamics and form, are visible in the cultural sphere. If “religion is the depth of culture and culture the form of religion,”²⁰ then both religion and culture distort one another and reveal ambiguities in life. In culture, ambiguity always results from the separation or split of subject from object, occurring in both cognitive and aesthetic acts, as well as in personal and communal acts.²¹ The separation that makes truth and beauty, humanity and justice possible, is simultaneously the condition that makes their unambiguous attainment existentially impossible.²² If anyone looks at culture today, filled as it is with smart phones and an array of social media sites, who would be surprised that the cultural form distorts the religious depth in many cases more than it expresses it? (Why do people have to update their pro-

 T. S. Eliot, “The Dry Salvages,” in The Four Quartets (1943) in The Complete Poems and Plays 1909 – 1950 (New York: Harcourt, Brace and World, 1971), 136  Terry D. Cooper, Paul Tillich and Psychology. Historic and Contemporary Explorations in Theology, Psychotherapy and Ethics (Macon, Georgia: Mercer University Press, 2006), 93.  Paul Tillich, Morality and Beyond (New York: Harper and Row, 1963), 48.  Paul Tillich, Theology of Culture (New York: Oxford University Press, 1959), 42.  See Systematic Theology, vol. 1, 76 – 79.  Frederick Parrella, “Tillich’s Theology of the Concrete Spirit,” 78.

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file or change their photos all the time?) Likewise, so much of what is culturally religious remains on the surface with too many people lacking the courage to go into the depth of things that Tillich’s understanding of religion requires. No wonder they are so many people who identify as SBNR (spiritual but not religious) today, especially among 20 and 30-somethings. They fail to see, as Tillich did, that spirituality, religion, and faith all involve ultimate concern.²³ Many educated young people today are strangely attracted to the superficial and shallow culture in which they live, yet are repulsed by it at the same time. Unfortunately, few cultural substitutes are readily available. If Tillich were with us today, I am certain he would be quite disturbed by some of what passes for music, entertainment, and art in 2015.

2.3 Ambiguities in Self-Transcendence The ambiguities in self-transcendence, reflected in the polarity of freedom and destiny, are abundant in the religious sphere. In fact, nowhere are the ambiguities of life more visible and more tragic than in religion itself. Religion, which purports to rescue us from estrangement and ambiguity, must itself participate in estrangement and ambiguity and succumb to these powers. For Tillich, religion ideally provides morality with its ultimate seriousness and culture with its ultimate depth. In their essential nature, religion, morality, and culture interpenetrate one another, but in ambiguous life, they separate and often do battle with each other for control. The particular tragedy of religion’s ambiguity is visible in two expressions: first, religion seeks the profane instead of the holy, and second, religion engages the demonic, elevating the finite to the infinite. In seeking the profane, religion becomes self-satisfied, offering people what they want, not what they need. For many today, the transcendent “is excluded, not usually through hostility or ill will, but simply because it is unimaginable, given their reigning presuppositions about the self and the culture.”²⁴ Sometimes this is visi-

 See Owen C. Thomas, “A Tillichian Critique of Contemporary Spirituality,” in Religion for the New Millennium: Theology in the Spirit of Paul Tillich, ed. Frederick J. Parrella and Raymond F. Bulman (Macon, Georgia: Mercer University Press, 2001), 221– 34. Frederick J. Parrella, “Tillich and Contemporary Spirituality,” in Paul Tillich: A New Catholic Perspective, ed. Raymond F. Bulman and Frederick J. Parrella (Collegeville, Minn.: The Liturgical Press, 1994), 241– 67.  Frederick J. Parrella, “Spirituality in Crisis: The Search for Transcendence in Our Therapeutic Culture.” Spirituality Today 35 (1983): 296. Reprinted in Shalem Institute Spiritual Guidance Program (Bethesda, Maryland: Shalem Institute for Spiritual Formation, 1995).

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ble by ritualization in Catholicism and secularization in Protestantism. Today, in place of religion that should unlock the transcendent, many are trapped in the immanent and finite order where religion is reduced to social science, especially psychology. As Philip Rieff puts it succinctly, “Religious man is born to be saved; psychological man is born to be pleased.”²⁵ Tillich’s grasp of the ambiguity of the holy and the profane more than a half-century ago made him a prophet. He understood that the safest place to hide from God is in the shadow of the altar itself. As he says, “Religion as the self-transcendence of life needs the religions and needs to deny them” at the same time.²⁶ The second form of religious ambiguity can be found in the demonic, the elevation of anything finite to the infinite. It identifies the bearer of the holy with the holy itself; or, worse, it selects something thoroughly profane and transforms it into the holy. Every individual, as well as every culture and society, has its own golden calf that threatens it with estrangement and self-destruction. Sadly, as both individuals and as a culture, we can never fully recognize our own chosen golden calf that entices us with its demonic charm. We see the most destructive form of the demonic in religion itself, with a new wave of fundamentalisms that offer security at the price of the freedom of the self.²⁷ While the world struggles politically with radical Islam, no religion, even the quasi-religion of secularism, escapes the demonic in some form. Thus, Tillich proclaimed the New Being or, in life, the Spiritual Presence, to answer the ambiguities of life in every sphere. The Spirit provides the courage to accept life with its tensions and ambiguities, its “fascination and its horror,” without being conquered by it.²⁸ Tillich not only understood these ambiguities conceptually, he also experienced and lived them in the depths of his own being.

3 Ambiguity in Tillich’s Life How can one compare and contrast the ambiguities in Tillich’s systematic thought with his own personal and private life? Although his focus and terminology shifted from his earlier works, from the political and social Tillich to the theological and psychological Tillich, there is a remarkable continuity in his

 Philip Rieff, The Triumph of the Therapeutic: Uses of Faith After Freud (New York: Harper and Row, 1966; reissued, 1987), 24– 5.  Systematic Theology, vol. 3, 97– 98.  Martin Marty and Scott Appleby‘s massive five-volumes, Fundamentalisms Observed, 1991 ff., is the definitive work on the subject.  Paul Tillich, The New Being (New York: Charles Scribner’s Sons, 1955), 57.

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thinking. As David Hopper suggests, Tillich’s ontology or understanding of Being in his 1912 dissertation on Schelling “find[s] expression and help[s] illumine Tillich’s definitive work, the three volume Systematic Theology” four decades later.”²⁹ Estrangement and ambiguity were a constant theme in all his writings. His traumatic experience of World War I was a crucial turning point in his life. The demons he witnessed in the war helped to unlock the demons within his own soul. As Marion and Wilhelm Pauck write candidly: At the beginning of the war Tillich was a shy, grown boy, truly a dreaming innocent… When he returned to Berlin four years later he was utterly transformed. The traditional monarchist had become religious socialist, the Christian believer a cultural pessimist, and the repressed puritanical boy a ‘wild man.’ These years represent the turning point in Paul Tillich’s life – the first, last, and only one.³⁰

A Faustian “two souls within me dwell” has always been part of Tillich’s life and legacy: the private man and the professional theologian, a man who ecstatically enjoyed the beauty of nature and a man consumed by depression and guilt, a professional academic and a man with childlike qualities, a man married to the same woman for 41 years, and one who relished the company of many women in his life. Grace Calí, his secretary, once asked Tillich in his Harvard years, “‘I’ve often wondered how you have kept from becoming schizophrenic.’ [He replied] ‘But that’s just it – I am!’”³¹ When she asked him about being a celebrity, he replied: “‘This Paul Tillich,’” he said reflectively, ‘Who is he? He is a stranger to me…This Tillich they write about – it’s not really me. I am two persons. And the one has nothing to do with the other.’“³² Likewise, Tillich told her that, “everything that is in my sermons is what I am not.”³³ Throughout most of years of their marriage, in Irwin’s words, “Hannah Tillich suffered the anguish of jealousy, Tillich the torment of guilt.”³⁴ According to the Paucks, Hannah sought retribution for her anger and suffering by involving herself in a number of affairs, but they failed to quiet her jealousy.³⁵ Her son,

 David Hopper, Tillich: A Theological Portrait (Philadelphia: Lippincott, 1968), 128.  Marion Pauck and Wilhelm Pauck, Paul Tillich: His Life and Thought (New York: Harper and Row, 1976), 41.  Grace Calí, 20. Marion Pauck, in a recent conversation with this author, suggested that Ms. Calí was a very devoted secretary and may lack some of the objectivity of some other sources. I thank her for this insight.  Ibid., 59.  Ibid., 19.  Alexander Irwin, “Life in its Divine–Demonic Ambiguity”, 45.  Marion Pauck and Wilhelm Pauck, 88.

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René, the psychologist, paints a dark picture of his mother: as an adult molested as a child by her father, “she was physically, emotionally and sexually abused.” She suffered from a “borderline personality disorder, paranoia…a pathological jealousy, a tendency to sexualize her experience and distort reality,” severely impairing her capacity to love.³⁶ As Grace Calí says, “Watching them when they spoke to each other I could often sense the undertow of a titanic struggle.”³⁷ When the subject of divorce arose around the 1959 Time magazine article, Tillich told Ms. Calí: “If this comes out…it will be a disaster! Our whole life in Germany was a scandal.”³⁸ And then, some years after Tillich’s death, Hannah published her two very critical volumes. In my 1985 interview with 88 year-old Mrs. Tillich in East Hampton, when I asked her to autograph one of her books, she appeared embarrassed and told me that she regretted having written both books. She said she was bitter at the time and needed some money she thought the books would bring in. So, in spite of everything, their marriage survived – in part because Tillich was concerned about the scandal of divorce – but also because they reached a certain accommodation and interdependence that triumphed over their earlier conflicted times. Tillich dedicated the third volume of his Systematic Theology to her: “For Hannah, the companion of my life.” Here are the personal ambiguities in Tillich’s life writ large. For Tillich, hubris and concupiscence appear as negative elements in volume II of his System, while in volume III, “they appear in their ambiguity – hubris united with greatness and concupiscence with eros.”³⁹ Why this division, this ongoing tension in Tillich between the public and private man? Rollo May suggests that the death of his mother at 17 was, in some ways, the most formative event of his life. His mother’s death before he “wins” her subsequently forces him to constantly win other women.⁴⁰ After her death, he was very close to his sister, Johanna, two years younger, with whom he shared a deep, “almost mystical relationship.”⁴¹ Tillich and Hannah had agreed at the time they wed on an “open marriage,” though they had very different understandings of what this meant. Throughout their marriage, she was always jealous of Tillich and both his male and female friends.⁴² With his marriage, he established the basic pattern of what he termed as the “erotic sol-

      

René Tillich, 14. Grace Cali, 15. Ibid., 61. Systematic Theology, vol. 3, 93. Rollo May, Paulus. Reminiscences of a Friendship (New York: Harper and Row, 1973), 40 – 3. Marion Pauck and Wilhelm Pauck, Paul Tillich: His Life and Thought, 7. Ibid., 87.

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ution.”⁴³ Alexander Irwin describes this “solution” this way: “The essential traits of the pattern remained unchanged through his lifetime: the form of an outwardly stable marriage, combined with the freedom Tillich demanded to pursue friendships, often sexual friendships with other women when opportunities presented themselves.”⁴⁴ In contrast, René Tillich strongly takes his father’s side: “Hannah,” he writes, “frequently and angrily accused Paul of being sexually involved with women with whom he had no such relations at all; her accusations were groundless.”⁴⁵ At the core of Tillich’s unity of thought and his life was both the conceptual presentation of eros and his lived reality of a very erotic life. For Tillich, like art and life, theory and practice were inseparable. Interestingly, Tillich had very little to say about sex, and Grace Calí brought this to his attention.⁴⁶ Pauck speculates that, “he seldom wrote directly about his conception of marriage or sex” because his terrible “fear was that his story might one day be made public and bring ruin upon his work.”⁴⁷ Eros, on the other hand, was a constant theme in many of his writings, describing it as “the driving force in all cultural creativity and in all mysticism.” In a speech at Union Seminary, Tillich proclaims eros “the source of every movement in the world,” insofar as “every finite being has a desire for infinite reality and moves toward it.”⁴⁸ For Tillich, eros unlocks the door to the eternal, as he writes: For we experience the presence of the eternal in us and in our world here and now. We experience it in moments of silence and hours of creativity. We experience it in the conflicts of our conscience and in the hours of peace with ourselves…We experience it…in the ecstasy of love.⁴⁹

For Tillich, ecstasy meant a standing outside of one’s self,⁵⁰ being rescued from the drudgery of life, from the burdens of daily relationships. While nature certainly afforded Tillich many ecstatic experiences, perhaps his relationships with women provided him with the unique rapture and bliss that nourished his soul. There is a certain irony in Tillich’s remark in the first part of his System

 Ibid., 92.  Alexander Irwin, 45.  René Tillich, 11.  Grace Calí, 15 – 16.  Marion Pauck and Wilhelm Pauck, 90.  Alexander Irwin, 39.  Paul Tillich, “The Right To Hope,” in Theology of Peace, ed. Ronald H. Stone (Louisville, Kentucky: Westminster John Knox Press, 1990), 189.  Systematic Theology, vol. 1, 111.

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that “there is no revelation without ecstasy.”⁵¹ Tillich saw this abstractly, theologically, but he also knew it in the depths of his being. When he speaks of the ecstasy, he means eros or “the movement of that which is lower in power and meaning to that which is higher.”⁵² Eros “drives towards union with the forms of nature and culture and with the divine sources of both.” Tillich saw the erotic at work in art and literature, complementing the mystical communion with nature. As Irwin writes: “Nowhere was Tillich’s erotic power more evident than in the classroom or the lecture hall…Authentic cognition could not be isolated from Eros…Bringing students to grasp the subject meant teaching them to love it.”⁵³ As Pauck says, “As a teacher, he did precisely what he did in his friendships with men and women: he made potential spiritual riches actual.”⁵⁴ Eros includes epithumia or libido but eros transcends epithumia. It was eros that Tillich shared with women whether libido was explicit or not; all of his relationships were sensual, but not necessarily sexual.⁵⁵ The sensual nature of these relationships will remain; any sexuality will long be forgotten. As May says, “He was genuinely devoted to the sensual in life by contrast with the sexual.”⁵⁶ While Tillich was attracted to women, all women, the question remains as to why so many women were attracted to him. Clearly, Tillich was not simply interested in sex. He could attract women by his “extraordinary capacity for fantasy” as well as “the childlike quality in him.”⁵⁷ To each one he gave something individual so she discovered something new and different. With each one, as Pauck says, “his manner was gentle, his generosity great, his concern for the other was intertwined with the inevitable admiration he received and of which he had an insatiable need.”⁵⁸ He could weave “an extraordinary web of emotional power over a woman,” with the ability to look “not at but into a woman.”⁵⁹ If Tillich were guilty of seduction, it should be properly called “spiritual seduction.”⁶⁰ As psychologist Ann Belford Ulanov writes: “From what we know, we can say women felt affirmed by Tillich, so they were taken seriously, sometimes for

         

Ibid., 112. Ibid., 280. Alexander Irwin, 48. Marion Pauck and Wilhelm Pauck, 114. Rollo May, 51. Ibid. Ibid. Marion Pauck and Wilhelm Pauck, 89. Rollo May, 51, 53. Ibid., 54.

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the first time, too often for the last time.” A woman who read several of the letters that Tillich wished destroyed said that “she was…struck by the overwhelming gratitude and love these women expressed to him.”⁶¹ Tillich’s women friends were rarely jealous of one another. In the words of one woman, “‘He had enough Eros for all.’”⁶² What deep drive or desire within Tillich served as the source for such eros toward women? One obvious answer is that he was searching for his mother who died when he was 17.⁶³ Perhaps some of his attitude also stems from his rigid and aloof Prussian father. Certainly, the feminine captivated him his entire life. As Ulanov points out, the one boundary that Tillich did not discuss in his autobiographical reflections was the boundary between the masculine and the feminine, man and woman.⁶⁴ For Tillich, this may have been too close to life in all its lived ambiguity for him to consider. Ulanov’s diagnosis is Tillich’s lack of a sufficient feminine complement within himself: “A man who really has his own feminine motive being presented to him in a real woman has it both in her and in himself. Tillich’s exaggerated need for women showed he did not have enough of this connection, of a secure receiving of being in himself.” Women appealed so much to Tillich because he felt, in what is a remarkable statement from “a good friend of Tillich in his later life,” that “women were closer to being itself than men.”⁶⁵ Thus, Ulanov can say that, “Tillich struggled to receive the feminine within himself, which accounted in part for his great appeal to women.”⁶⁶ Women nourished Tillich because they carried his own feminine side: their receptions of being provided food for his abstract thought. Moving from his life to his thought, this would help to clarify his concern about the loss of the feminine dimension in the Protestant tradition. As he says: “When the Protestants gave up many of the Catholic symbols at the Reformation, an empty space was left in Protestantism. There was an absence of the female element, for example, which is so important for Catholic piety … [Protestantism] is a very masculine religion.”⁶⁷ Tillich’s existential and passionate longing for the presence of women in his life ideally is mirrored in the essential and abstract

 Ann Belford Ulanov, 141– 142.  Rollo May, 51.  Ibid., 56.  Ann Belford Ulanov, 133.  Ibid., 136.  Ibid., 133.  Paul Tillich in Dialogue, ed. D. Mackenzie Brown (New York: Harper and Row, 1965): 148. See also, “Nature and Sacrament” (German, 1929), in The Protestant Era (Chicago: The University of Chicago Press, 1957 [1948]), 94– 114.

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need for his theology to include the mystical and more feminine Catholic Substance with the masculine Protestant Principle.

4 Conclusion As his biography states, Tillich “never gave himself entirely to his friends any more than he gave himself entirely to his wife.”⁶⁸ In this way, there is something similar in Tillich to the Roman Catholic tradition of celibacy. If we eliminate the sexual dimension, the celibate and Tillich have much in common: they share themselves with individuals as fully as they can but always without an unconditional commitment. This would explain why there were so many women in Tillich’s life. An unconditional commitment to one person, to share the depths of oneself with the depths of only one other human being, unlocks one’s mortality because love and death are the same movements of our being. Therefore, Tillich’s defense against this threat was the “sheer multiplication of the number of relationships.”⁶⁹ As some individuals are capable of taking more being into themselves, both in breadth and depth, Tillich’s appetite for being was immense; indeed, one might say that he was a glutton at the table of being. He lived with the ambiguity between this breadth and depth his whole life; whether he ever regretted his failure to make an unconditional commitment to one other person, especially to his wife, remains in the shadows as well as in the sadness his son, René, experienced in putting the portrayal of his father together.⁷⁰ He struggled all his life to overcome estrangement, to love as fully as he could, to wrestle with the paraphilia that afflicted him at times. His son sums up his portrait of his father, the world-famous theologian, in these humbling words: “Paul did honest self-exploration, only one step removed. He did it in his theology – it’s there in his work, very clear – where he explained himself with a courage and a rigor that are awesome, refusing to make nice what was not nice in the human soul and, by extension, in himself.”⁷¹ Grace Calí once asked Tillich in one of his dark moods, “Is there no hope?” Tillich replied: “There is only one way. Everywhere, in every way possible, we as individuals must fight against the forces of destruction. First in ourselves, then on a group level. We must work for anything that will bring people together –

   

Marion Pauck and Wilhelm Pauck, 89. Ulanov, 143. René Tillich, 10. Ibid., 18.

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but only in encounters where love and justice become creatively one.”⁷² For Tillich, there is no imitation between art and life; they are simultaneously inseparable yet indeed separate. In his soul, he thought and he lived, he lived and he thought, with this profound ambiguity. We are all in his debt because of this.

 Grace Calí, 93.

Russell Re Manning

Life, Sex, and Ambiguity

Abstract: This essay responds to Donald MacKinnon‘s influential critique of Tillich in his 1975 essay “Tillich, Frege, Kittel: Some Reflections on a Dark Theme,” in which MacKinnon laments Tillich’s “failure at the level of faith” on account of his sexual lifestyle. After outlining MacKinnon‘s argument in detail, I suggest four possible strategies of response available to those who wish to affirm the value of Tillich’s theology in light of the biographical considerations of his sexual ethos. I conclude with a suggestion – contra MacKinnon – of the centrality of ambiguity to Tillich’s life and his theology. Résumé: L’auteur répond à l’influente critique de Donald MacKinnon contre Tillich. Dans son article de 1975 intitulé Tillich, Frege et Kittel : quelques réflexions sur un thème sombre, MacKinnon déplore le “ manquement de Tillich au niveau de la foi ” en revenant sur sa vie sexuelle. Après avoir esquissé l’argument de MacKinnon en détail, l’auteur propose quatre différentes stratégies de réponses disponibles pour ceux et celles qui souhaitent encore affirmer la valeur de la théologie de Tillich à la lumière des considérations biographiques de son éthos sexuel. L’auteur conclut en rappelant – contra MacKinnon – la centralité de l’ambiguïté pour la vie de Tillich et sa théologie.

In his highly influential essay “Tillich, Frege, Kittel: Some Reflections on a Dark Theme” (written in 1975), the Scottish theologian Donald MacKinnon passed judgement on Paul Tillich’s sex life and ambiguity.¹ Identifying Tillich as “Weimar’s theologian,” MacKinnon finds in Tillich a “calculated, elaborately defended, yet always elaborately hidden perpetuation of a lifestyle involving an unacknowledged contempt…for the elementary, demanding sanctities of human existence.”² Glossing MacKinnon‘s assertion of Tillich’s “shameless and heartless sexual promiscuity,” the Oxford historian of theology Diarmaid MacCulloch has more recently wondered “how far any of Tillich’s theological work can be taken seriously.”³ MacCulloch suggests that “one can without too many ethical

 Donald MacKinnon, “Tillich, Frege, Kittel: Some Reflections on a Dark Theme,” in Explorations in Theology 5 (London: SCM Press, 1979): 129 – 137.  Ibid., 134– 5.  Diarmaid MacCulloch, Silence. A Christian History (London: Allen Lane, 2013), 202. DOI 10.1515/9783110486254-004

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problems rely on the professional expertise of a hypocritical car mechanic, but the stock in trade of theologians is honesty, and the same rules do not apply.”⁴ MacCulloch goes on to use the issue of Tillich’s supposed sexual corruption to introduce a discussion of clerical child abuse, ecclesial collusion with the Nazi Holocaust and Christian attitudes towards slavery. His endorsement of MacKinnon‘s judgement is widespread and for many, this is enough to deny Tillich a place as a legitimate theological voice.⁵ This essay will take up MacKinnon‘s critique. I begin with a brief reprisal of MacKinnon‘s critique before considering four different strategies of response open to those who wish nonetheless to continue to engage with Tillich. I suggest that MacKinnon‘s objection to Tillich hinges on his claim that Tillich “suppresses ambiguity” and consequently, in a more speculative final section, I take up the question of ambiguity raised by MacKinnon to suggest an alternative, hermeneutical image for understanding Tillich as the theologian of ambiguity par excellence.

1 Life MacKinnon begins his essay with a brief discussion of Plato‘s Republic as “pinpointing one central problem of human existence, namely the relationship of moral goodness to intellectual insight.”⁶ After a preliminary discussion of the moral failings of Frege and Kittel, he turns to his main (dark) theme: This topic is of peculiar significance at this time, as surely I am not alone in being deeply disturbed by the books treating of the life of the theologian and philosopher Paul Tillich, one by his wife Hannah, and one by an American psychiatrist who was his friend, Dr Rollo May.⁷

MacKinnon notes that Tillich’s work is “very much discussed” and that he himself was present in Aberdeen when Tillich delivered his Gifford Lectures in 1953 and 1954.⁸ He gives a brief overview of Tillich’s career and concludes with these telling words:

 Ibid.  See also Frederick J. Parrella, “Does Life Imitate Art or Art Life? The Ambiguities in Paul Tillich’s Theology and in His Personal Life,” in this volume.  Donald MacKinnon, “Tillich,” 133.  Ibid.  Ibid.

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His [Tillich’s] boldness in exploration, his frequent insights, his readiness to try to hold together seeming incompatibles – all have contrived to win him praise as well as to occasion exasperation. It is an exploratory quality that has always marked his best writing, and it came through full measure in his lecturing. Yet when I recall now his lectures at Aberdeen twenty years ago, I ask myself what I am to make of the startling contrast between the staid, sombrely dressed, elderly Professor, and the man living in those same years in the USA the life his wife describes.⁹

And here, MacKinnon gets to his point: Tillich emerges as ready to use his unquestioned powers as a teacher, as an intellectual prophet, to attract women into his orbit, whom it would seem that he often seduced. He emerges as wilfully promiscuous, and in his promiscuity coldly cruel towards his wife.¹⁰

Reflecting on incidents recounted in Hannah’s book and the “discernible elision of awkward material” in Rollo May‘s, MacKinnon is led to conclude that “it is simply NOT enough to say that one now sees him ‘warts and all.’” Rather, “the flaws of which Hannah Tillich writes inevitably infect the texture of her husband’s oeuvre. We are aware of an element of fraud, of hypocrisy here as so often ‘the tribute vice pays to virtue.’”¹¹ Warming to his theme, MacKinnon goes further: But one is also aware of something that is of deeper significance…. Paulus and Hannah Tillich belonged to the world of [the] Weimar [Republic]: but it is not enough to say that Paulus carried its ethos over into the world of his exile. It is the calculated, elaborately defended, yet always equally elaborately hidden perpetuation of a life-style involving an unacknowledged contempt not for traditional churchly forms (the sort of thing that the young Tillich had known as a boy in his father’s house), but for the elementary, demanding sanctities of human existence, that demands comment.¹²

Here MacKinnon turns to compare Tillich to Kittel, arguing that whilst Kittel’s anti-Semitism was “a deadly infection” traceable to a widely shared misinterpretation of Luther‘s two Kingdom doctrine, in Tillich’s case, by contrast, “we have to reckon with the built-in risk of a deep corruption in a theology that would cultivate a temper of exploration.”¹³

 Ibid.  Ibid.  Ibid., 134.  Ibid., 134– 5.  Ibid., 135.

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This, then, finally seems to be MacKinnon‘s real concern: Tillich’s theological temper – which he labels as “romantic” and “heroic” – presumably intending a promethean attempt at daring originality. I quote at length: The temptation that must beset the theologian whose temper is that of the explorer of the unknown, even the forbidden territories of the world of ideas, is not to be identified too quickly with a superior disdain for the proved simplicities of traditional wisdom. Rather it is one of self-dramatization, of seeing himself in his own eyes as one taking upon himself the most demanding and most frightening tasks, emancipated both by the aims, and indeed by the content of his enterprise from the discipline of a self-questioning that reaches the very substance of what he is in himself…¹⁴

Against the Christian model of Christ’s “acceptance of unbearable ambiguity” in his refusal of Satan’s temptation to cast himself down from the pinnacle of the temple, MacKinnon sees in Tillich’s theology the “total emancipation from ambiguity” as the key that unlocks his “failure at the level of faith.”¹⁵ He concludes his essay with the following invocation: All human faith depends upon, and is hardly decipherable mimesis, of the fides Christi, the faith of Christ, that is itself human expression of God’s total fidelity to himself and to his creation. And this faith of Christ we have most painfully to see as something that if we rest our hope upon it, and find in it the source of our flickering charity, we must affirm for what it was, and through the Resurrection, eternally is: response after the manner of God’s being and of human need, no wilful wrestling of an unambiguous triumph over circumstance that will, by its seeming transparency, satisfy our own conceit.¹⁶

Not quite a straight-forward attack on Tillich’s sexual mores, MacKinnon‘s underlying argument is more subtle and seemingly of greater consequence than an expression of distaste at Tillich’s behaviour. In essence, MacKinnon‘s argument seems to be that Tillich’s sexual life is emblematic of his basic anthropology; derived, MacKinnon affirms, from Tillich’s immersion in the decadent culture during the Weimar Republic, symbolized by the images of cabarets and avant-garde expressionism in Berlin after the First World War – a long way from the cultural ambience of Aberdeen in the same period, I imagine! Tillich’s anthropology is itself indicative of an even more basic theological metaphysics that MacKinnon labels “romantic” and identifies with a suppression of ambiguity. The implication (which MacKinnon does not fully spell out for us) is that there is a “Chris-

 Ibid., 136.  Ibid.  Ibid., 136 – 7.

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tian” alternative to Tillich’s un-Christian “heroism” that embraces theological ambiguity and thus avoids objectification and ensures unexploitative sexual relations.

2 Sex As someone who values Tillich’s theology (and the prominent place of ambiguity within it) and who is troubled by the apparently problematic nature of his sexual life, I propose to explore underlying argument of MacKinnon‘s essay by considering four responses to MacKinnon in turn, before in conclusion taking up an implication of MacKinnon‘s characterisation of the temper of Tillich’s theology as one of exploration of the unknown by suggesting that far from suppressing ambiguity, Tillich’s theology is perhaps best characterised by the theme of ambiguity. The first possible response to MacKinnon‘s reflections is to affirm that MacKinnon defames Tillich, who led a relatively normal and unproblematic sexual life. It is not my intention to develop this response, but I do think that it is important to note a number of cautions to the unrestrained acceptance of Tillich’s sexual life as unambigiously problematic. Hannah Tillich‘s account and Rollo May‘s response, which provide the context for MacKinnon‘s reflections, are far from unbiased neutral texts – both have a stake in presenting Tillich in a certain light, which must be acknowledged. At the same time, care must be taken to avoid tarring Tillich with the unambiguous brush of sexual predator; he was clearly a charismatic and to some extent naive character – a powerful and potentially dangerous combination. Finally, it is worth pausing to reflect before casting the first stone: however one characterises Tillich’s sexual life, one must consider to what extent is it uniquely problematic compared to those of other theologians, much less subject to the kind of intense scrutiny that MacKinnon‘s essay epitomises.¹⁷ MacKinnon concludes his Reflections with reference to Christian life as

 A recent review of a volume of essays on the Mennonite theologian John Howard Yoder commends the collection for including an essay engaging with claims of Yoder’s sexual abuse of women, before noting that “Tillich, Bonhoeffer and Barth‘s reputations have also been tarnished by subsequent discoveries of their treatment of women.” Robin Gill, “Review: J. Denny Weaver (ed.), John Howard Yoder: Biblical [sic.] Theologian (Cambridge: Lutterworth Press, 2015),” in Theology 119:1 (Jan-Feb 2016): 78. The essay referred to is Ted Grimsrud, ‘Reflections from a Chagrined “Yoderian” in Face of his Sexual Violence,’ in John Howard Yoder. Radical Theologian, ed. J. Denny Weaver (Eugene, Oregon, Cascade Books, 2014), 334– 351. To my knowledge, there is scant published reflection on this aspect of the lives (and theology) of Bonhoeffer and Barth.

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the “hardly decipherable mimesis of the faith of Christ:” we may at least question what such a faith might look like in sexual terms. MacKinnon does not give us an account, save to insist that it will have little to do with the “emancipation from ambiguity” that he (mistakenly) identifies as characteristic of Tillich.¹⁸ A second possible response would be to assert that MacKinnon is wrong to link Tillich’s sexual life to his theology and to suggest rather that the two should be kept apart, much like the non-overlapping magisteria of the science-and-religion literature. To some extent, this approach repeats a laudable articulation of the dangers of the ad hominem fallacy and it is surely necessary to affirm some degree of separation between a thinker’s life and their ideas to be able constructively to engage with anything written or taught by an imperfect person. As MacKinnon himself confirms, Kittel’s racism does not invalidate the usefulness of the Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, and as another example, it is at least plausible to argue that the philosophical significance of Martin Heidegger‘s work is not diminished by his own political stance (a question that has, of course, recently been revived by the publication of the so-called ‘black notebooks’).¹⁹ However, it is equally clear that when a person’s basic theoretical positions impact on their basic interpersonal relations, something needs to be said. It is not that we should somehow expect better from religious leaders or theologians (as opposed to car mechanics and philosophers); rather this response would insist that it is precisely Tillich’s own theology that demands that we rec-

For some information and commentary on Bonhoeffer‘s late engagement to and relationship with Maria von Wedemeyer, see the editorial materials in Love Letters from Cell 92: Dietrich Bonhoeffer and Maria von Wedemeyer, ed. Ruth-Alice von Bismarck and Ulrich Kabitz, trans. John Brownjohn (London: HarperCollins, 1994). See also Charles Marsh‘s recent biography for further suggestions about Bonhoeffer‘s relationship with Eberhard Bethge, as well as Bethge’s own reflections on friendship: Charles Marsh, Strange Glory. A Life of Dietrich Bonhoeffer (New York: Vintage, 2015), and Eberhard Bethge, Friendship and Resistance: Essays on Dietrich Bonhoeffer (Grand Rapids, MI: Eerdmans, 1995). For Barth, the discussion concerns his relationship with his academic secretary Charlotte von Kirschbaum and its implications for his family. See the discrete references from Barth‘s later assistant Eberhard Busch: Eberhard Busch, Karl Barth: His Life from Letters and Autobiographical Texts, trans. John Bowden (London: SCM Press, 1976), and Eberhard Busch, Meine Zeit mit Karl Barth. Tagebuch 1965 – 68 (Göttingen: Vandenhoeck und Ruprecht, 2011). For more details, see Renate Köbler, In the Shadow of Karl Barth. Charlotte von Kirschbaum, trans. Keith Crim (Louisville, KY: Westminster / John Knox Press, 1989), and Suzanne Selinger, Charlotte von Kirschbaum and Karl Barth. A Study in Biography and the History of Theology (Philadelphia: Penn State University Press, 1998).  Ibid., 136.  For a recent, balanced engagement with the controversy caused by these publications, see Reading Heidegger’s Black Notebooks 1931 – 41, ed. Ingo Farin and Jeff Malpas (Cambridge, MA: MIT Press, 2016).

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ognise that everyday acts of making our way through the world have theological significance for us and for others. The theologian of culture could hardly expect us to prise apart sex and God, without cutting against the grain of the fundamental theological insight that religion and culture (including thereby theology and sex) are inextricably interdependent. Thus, to claim that Tillich’s sexual ethos and his theology have no relation would be to seek to isolate religion from culture – precisely that which Tillich railed against his whole life. An alternative third response would accept that MacKinnon is correct to be concerned about the relation between Tillich’s sexual life and his theology, but would affirm that MacKinnon is wrong in his diagnosis of the problem. Instead of MacKinnon‘s claim that Tillich’s theology undergirds and supports his lifestyle, this response asserts by contrast that Tillich is inconsistent in applying his theology to his life and, in effect, fails to live up to his theology. Had Tillich lived consistently according to the fundamentals of his theology, then there would be a very different story to tell. The claim here would be that Tillich’s theology is not “romantic” in MacKinnon‘s problematic portrayal of that position, but is instead “romantic” in a more genuine sense of being riven by ambiguity. Tillich’s sexual life is, on this view, far from consistent with his theology and represents not its expression but its betrayal. With MacKinnon, then we might well be disappointed in discovering tales of Tillich’s sexual lifestyle, but against MacKinnon we could affirm in Tillich’s thought precisely the corrective criteria that militate against such sexual failings. Tillich’s status as a thinker of the boundaries, his persistent attention to the ways in which Christian faith falls foul of its own prescriptions (epitomised in his notion of the Protestant Principle) and his unflinching recognition of the impermanence even of the most apparently unshakeable religious symbols, all give us reason to question MacKinnon‘s appellation of Tillich as a “romantic” (in MacKinnon‘s sense). Indeed against MacKinnon‘s claim that Tillich suppresses ambiguity, MacKinnon‘s account of Christian faith as the “acceptance of unbearable ambiguity” could well have been written by Tillich himself.²⁰ The real scandal, then, would be not that Tillich’s theology undergirds his sexual life, but that it fails to do so.

 Possible citations in support of this claim abound, see, for instance the following characteristically Tillichian discussion of doubt as a structural element in faith: “There is no faith without an intrinsic ‘in spite of’ and the courageous affirmation of oneself in the state of ultimate concern. This intrinsic element of doubt breaks into the open under special individual and social conditions. If doubt appears, it should not be considered as the negation of faith, but as an element which was always and will always be present in the act of faith.” Paul Tillich, Dynamics of Faith (New York: Harper and Row, 1957), 24– 5.

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Perhaps, but finally, I want to suggest there is a fourth, more risky alternative response that would move us beyond Tillich specifically and towards a more constructive consideration of the difficult issues surrounding the theological implications of sexual embodiment. In essence, my suggestion is that maybe MacKinnon is actually simply a prude, whose attack on Tillich’s theology via his sexual life is motivated more by his bourgeois morality than it is by genuinely theological considerations. To put the point in a less ad hominem manner, my claim is that Tillich’s sexual lifestyle does indeed enact his theology, precisely as it moves beyond morality into theology of culture. Here a parallel is affirmed between Tillich and Kierkegaard, in the recognition of a religious movement beyond ‘the ethical,’ that returns us to the first response, but from a different perspective. No longer is the concern one of condemning or justifying Tillich’s sexual life in terms of the accepted criteria of morality; rather the issue now becomes one of an interrogation of a theological account of sexual relations beyond the perspectives determined by morality. When considering Tillich’s immersion in the “often widely experimental period of the Weimar Republic,” MacKinnon refers to the welcome given to the Nazi attainment of power in 1933 by many theologians, notably Karl Heim, who endorsed the ‘moral renovation’ of German society by the purification of morals being meted out by the Brownshirts.²¹ Heim and others, of course, were tragically mistaken in their conflation of their repulsion at the lax morality (in particular sexual morality) in the Weimar Republic with an embrace of Nazi puritanism. In their moralistic distaste for the sexual experimentation of the post-War period, they were too quick to reach for an apparently wholesome alternative. MacKinnon shares their distaste, even as he resolutely turns to his understanding of the demands of Christian theology (and not an alternative alluring political programme) as his source of moral renovation. For MacKinnon, the Weimar ethos is characterised by a contempt for “the elementary, demanding sanctities of human existence” but we are never really given the reasons for this claim, although we are to presume that it is related to his later characterisation of Tillich’s theological temper as that of exploration.²² But why, and specifically why in the arena of sexual relations, should Weimar experimentation (and its associated theology of exploration) be any less respectful of the sanctities of human existence? Why, in other words, should such sanctities be grounded in (presumed) moral certainties (as exemplified in its extreme form by the Nazi neo-puritanism) and not in cultural and theological uncertainty?

 Donald MacKinnon, “Tillich,” 134.  Ibid., 135.

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For MacKinnon, it seems, exploration (in theology as much as in sex) is unavoidably detrimental to life. To venture beyond accepted convention is for MacKinnon to contest the authority of a given positum (be that of a particular society or a particular received version of Christianity). We might share MacKinnon‘s concerns about a theologian who, knowing better than the tradition, seeks single-handedly to reinterpret it for himself (I use the male pronoun deliberately!); and yet surely we must be equally wary of the theologically quietistic model of unquestioning acceptance. Of course, MacKinnon was no fideist and nor was he a Kulturprotestant, and yet his confidence that experimentation can only cause harm resonates with precisely the kind of theological positivism that Tillich’s whole theological programme seeks to resist. For Tillich, theology is intrinsically uncertain and it is perhaps precisely by embracing that uncertainty in life – as well as in thought – that its basic demanding sanctities can be respected.

3 Ambiguity In my third and final section, I turn more explicitly to the main theme of our Colloque: ambiguity. And here I wish to move beyond the debate about Tillich’s sexual life and take up a line of thought provoked by MacKinnon‘s characterisation of Tillich’s ethos (both his life and thought) as marked by a “total emancipation from ambiguity.” The context is very different, but I cannot help but hear here echoes of the postmodern condemnation of Hegelian modernity for its hubristic desire comprehensively to enfold the world and all its ambiguities into the allembracing arms of sameness. This point is made specifically of Tillich and his understanding of eros in the context of a 2010 article in Modern Theology by Jan-Olav Henriksen.²³ In the course of comparing Tillich to Jean-Luc Marion, Henriksen, without further elaboration, writes that “as a typically modern thinker, Tillich is more concerned with unity than difference.”²⁴ Henricksen does not elaborate, but such a view resonates with Thomas J. J. Altizer‘s disappointment with the third volume of Tillich’s Systematic Theology, with its apparent collapse of all of Tillich’s dialectical subtleties into the “end of history and the final conquest of the ambiguities of life.”²⁵

 Jan-Olav Henriksen, “Eros and/as Desire – A Theological Affirmation: Paul Tillich Read in the Light of Jean-Luc Marion‘s The Erotic Phenomenon,” in Modern Theology 26:2 (2010): 220 – 242.  Ibid., 225.  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3 (Chicago: University of Chicago Press, 1963), 4.

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All three (MacKinnon, Altizer, and Henriksen) in their very different ways seem to lament Tillich’s ‘heroic’ ‘modern’ ‘systematicity’ and, to the extent that Tillich’s theology is read backwards as one of the last great monuments to the power of human reason to comprehend and encompass the mysteries of the Christian faith, the charge is perhaps not without merit. However, it is my suggestion that such approaches significantly overemphasise Tillich’s ‘liberal’ system-building aspirations by, in effect, portraying him as always a crypto-confessional theologian in thrall to that dangerous (Hegelian) temptation to identify the insights of supposedly universal reason with the specifics of one particular tradition. Of course, Tillich is, undoubtedly, a Christian theologian and he does, undeniably, have a penchant for systemic structures (his thought is remarkable for the rigour of its formal architecture, notwithstanding its frequent essayistic presentation), and there is a fairly strong dose of Hegelian modernism in Tillich’s unstinting endeavour to correlate the message of the Christian faith to the situation of “modern man.” And yet, there is another Tillich – more radical perhaps? – whose life and thought subvert the liberal modern project and for whom unresolved ambiguity is key. Far from an emancipation from ambiguity in favour of speculative unity, this Tillich is unflinchingly committed to the embrace of difference and to the fractured – and fracturing – polyvalence of life, in all its forms, conditioned and unconditioned.²⁶ John Thatamanil affirms Tillich’s postmodern credentials as ‘JewGreek;’ Mike Grimshaw writes of the ‘impurity’ of Tillich’s thought, and Dan Whistler identifies Tillich as a ‘critical’ thinker, in whose work the drive for system is always held in tension with its crisis in freedom.²⁷ Perhaps, ambiguity can provide an interpretative key to understanding – and appreciating – Tillich afresh: no longer as a liberal accommodationist who either subdues traditional Christianity to the latest shiniest forms of cultural expression or who answers such cultural

 For a related discussion of Tillich’s embrace of ambiguity, even in his doctrine of God, see my ‘‘The Incompleteness of the Completed’: Eternal God, Eternal Life, and the Eternal Now,’” in Eternal God, Eternal Life. Theological Investigations into the Concept of Immortality, ed. Philip Ziegler (London: Bloomsbury T & T Clark, 2016), 169 – 187. More concretely, see the evidence for Tillich’s ambiguous lifestyle as displayed during his trip to Japan in 1960, somewhat perplexingly to his hosts: Paul Tillich – Journey to Japan in 1960, ed. Tomoaki Fukai (Berlin: de Gruyter, 2013).  John Thatamanil, “Tillich and the Postmodern,” in The Cambridge Companion to Paul Tillich, ed. Russell Re Manning (Cambridge: Cambridge University Press, 2009), 288 – 302; Michael Grimshaw, “The Irrelevance and Relevance of the Radical, Impure Tillich,” in Retrieving the Radical Tillich. His Legacy and Contemporary Importance, ed. Russell Re Manning (New York: Palgrave Macmillan, 2015), 113 – 132; Daniel Whistler, “The Critical Project in Schelling, Tillich and Goodchild,” in Retrieving the Radical Tillich, 209 – 232.

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impermanence with the comforting balm of a newly palatable traditional Christianity. Instead, this is the Tillich for whom theology is always theology of culture (even when presented as ‘Systematic Theology’) and for whom nothing – neither contemporary culture nor traditional Christianity – can be allowed to ossify as the last word. Tillich’s systematicity is constantly self-subverting; he is constantly drawn to re-writing, spinning out system after system; not merely in light of new circumstances but rather on account of the basic instability of his thought. Here, the helpful comparison is not with Hegel, who sought to impose the self-same structural rigour in every domain he encountered, but with Tillich’s real mentor, Schelling, whose own career was marked – as was Tillich’s – by a constant resystematizing. Ambiguity is defined by The Oxford English Dictionary as “the quality of being open to more than one interpretation; inexactness” and this, I suggest, gets us to the heart of Tillich. From the Latin ambigere (ambi and agere) ‘to dispute about,’ ‘to wander about,’ [or] ‘to err,’ ambiguity captures perfectly the ‘double dealing’ that makes Tillich matter (and, perhaps, accounts for MacKinnon‘s inability to recognise the staid professor he heard lecturing in Aberdeen as the same man whose sexual lifestyle he read about with such distaste). A final reflection. To characterise Tillich as a theologian of ambiguity presents a hermeneutical alternative to the predominantly topological images of Tillich that we have become habituated to, notably the image of the boundary, which Tillich himself invoked of course.²⁸ The boundary image has served us well, but perhaps it is time to supplement it with an alternative that allows Tillich’s genuinely dialectical duplicity to take centre stage. The image of the boundary captures well the dual-faceted Tillich, but boundaries just as they demarcate are also themselves located; to be on the boundary is, in the end, to be somewhere – and not somewhere else; it is, albeit in the most qualified sense possible, still nonetheless an identity, an either/or. By contrast, the image of ambiguity allows for a thoroughgoing both/and; to be ambiguous just simply is to be unresolvable – like the ambiguous image of the Necker Cube or the duck-rabbit. I finish with a few lines from Philip Roth, another master of ambiguity, from his 1986 novel The Counterlife, that capture the thoroughgoing sense of ambiguity characteristic of Tillich – his theology and his life: The burden isn’t either/or, consciously choosing from possibilities equally difficult and regrettable – its and/and/and/and/and as well. Life is and: the accidental and the immutable, the elusive and the graspable, the bizarre and the predictable, the actual and the po-

 Paul Tillich, On the Boundary (London: Collins, 1967).

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tential, all the multiplying realities, entangled, overlapping, colliding, conjoined – plus the multiplying illusions!²⁹

 Philip Roth, The Counterlife (New York: Vintage Books, 1986), 306.

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L’anthropologie essentialiste de Paul Tillich confrontée aux nouvelles approches empiriques de l’humain Résumé: Renvoyant dos à dos le dualisme et le monisme anthropologique, Paul Tillich défend la thèse de l’unité multidimensionnelle de la vie. Dans cet article, nous interrogeons la portée théorique des interactions de la dimension de l’esprit avec les autres dimensions qui la précèdent dans l’ontogénèse. Ces dernières sont-elles reliées par des rapports de causalité ou d’interactivité, ou sont-elles simplement juxtaposées ? Je soutiens que Paul Tillich, dans sa «Théologie systématique », organise bien un cadre formel permettant de penser les interactions entre la théologie et les sciences empiriques, mais qu’il se garde d’entamer un véritable dialogue avec les disciplines scientifiques qui renvoient les phénomènes de l’esprit à des explications de nature biologique ou psychique. Or, la dimension de l’esprit apparaît aujourd’hui de moins en moins cloisonnée et distincte du reste de l’espace anthropologique. Abstract: Refusing to stand with neither monism nor dualism, Paul Tillich defends the thesis of the multidimensional unity of life. In this article, the author questions the theoretical implications of the interactions of the dimension of spirit with the other dimensions preceding it in ontogeny. Are the latter connected by causal relationships or of interactivity, or are they simply juxtaposed? The author contends that Paul Tillich, in his «Systematic Theology,» although holding a formal framework for thinking about the interactions between theology and the empirical sciences, refrains from starting a meaningful dialogue with the scientific disciplines that reduce phenomena of spirit to biological or psychic explanations. However, the dimension of the spirit today appears less and less compartmentalized and distinct from other aspects of anthropology.

Traiter des relations de l’anthropologie que Paul Tillich développe dans le tome IV de sa Théologie systématique avec les nouvelles approches empiriques de l’humain est particulièrement délicat. En effet, dans cette partie consacrée comme l’indique son titre à « La vie et l’Esprit », Tillich associe deux théorisations très différentes de l’humain : une approche essentialiste, de facture philosophico-théologique, et une approche émergentiste et évolutionniste, de facDOI 10.1515/9783110486254-005

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ture scientifique. Par sa grande habileté, Tillich parvient à réduire leurs tensions en les assumant à l’intérieur de son système, donnant ainsi l’impression d’une théorisation unifiée. Dans quelle mesure cette anthropologie théologique à la fois essentialiste, émergentiste et évolutionniste est-elle satisfaisante pour les sciences empiriques? Tel est l’objet de notre questionnement. Nous y apporterons quelques réponses partielles tout au long de l’article, lesquelles seront reprises dans la conclusion finale. Après une brève présentation introductive des deux principaux problèmes théoriques liés à l’essentialisme tillichien qui sous-tendent l’ensemble de nos considérations, nous suivrons premièrement une approche synchronique, considérant les interactions entre les dimensions de l’être humain telles que le système théologique de Tillich et les disciplines empiriques les envisagent. Puis, en second lieu, nous aborderons une approche diachronique en réfléchissant aux conceptions différentes du dynamisme évolutif de la vie que l’on rencontre dans le système théologique de Tillich et dans la biologie évolutionniste.

1 Les difficultés de la notion tillichienne d’essence multidimensionnelle de la vie La pensée dominante de l’anthropologie de Tillich semble être sa composante essentialiste, qui structure l’ensemble de la Théologie systématique. L’existence réelle est l’émanation d’un fond métaphysique dont elle constitue l’actualisation partielle, progressive, ambiguë et inachevée, mais aussi déterminée, au moins dans les grandes lignes, en direction de l’avènement de l’homme. Donnée à priori, par-delà toute caractérisation spatiale ou temporelle, l’unité multidimensionnelle de la vie dit son essence non ambiguë. Elle n’en définit pas seulement la qualité indépendamment de l’existence, mais aussi l’idéal, l’être tel qu’il devrait être et tel qu’il aspire à être. La vie réelle se distingue de son essence par les ambiguïtés de ses processus existentiels. L’essentialisme de Tillich soulève deux types de problématiques nous concernant, selon qu’on le considère du point de vue de sa logique interne, d’abord, puis dans ses rapports avec les paradigmes épistémiques des sciences empiriques. En premier lieu, nous pouvons nous demander s’il est pertinent d’avoir désigné cette essence non ambiguë de la vie au moyen du concept le plus ambigu qui soit, l’« unité multidimensionnelle », qui suppose l’identité de l’un et du multiple, la coïncidence des contraires. L’essence risque ainsi d’apparaître tout autant ambiguë que l’existence. Manifestement, cette essence non ambiguë

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se trouve décrite à partir du point de vue de notre existence¹. En partant de la considération de l’être humain réel, en lutte avec ses tensions entre les besoins du corps, les pulsions de l’âme et les intentions de l’esprit, Tillich se représente un être humain accompli qui serait parvenu à réconcilier les diverses tensions qui menacent la cohésion de son être, et forge ainsi le concept d’unité nonambiguë des diverses dimensions de la vie. Il s’agit d’une sorte de modèle jamais atteint et pourtant contraignant pour la réalité. Cette représentation de l’essence, sur le plan logique, demeure cependant paradoxale dans la mesure où la parfaite union des dimensions coïnciderait avec leur fusion en une seule réalité humaine départie de toute compartimentation en structures ontologiquement différenciées. En second lieu, quelle que soit sa structure logique interne, les sciences empiriques, à commencer par la biologie et la psychologie, sont très critiques envers un tel concept d’essence de frappe aristotélicienne. Elles lui reprochent une détermination fixiste de type normatif paralysant le réel dans un canevas métaphysique qui ne s’adapte pas aux résultats falsifiables de l’expérimentation. Par exemple, l’essence de l’arbre, l’« arborité » que Tillich évoque dès les premières lignes du Tome IV,² est tout-à-fait exclue en biologie.³ Les espèces évoluant à chaque génération et les individus étant de surcroit tous génétiquement et corporellement différents, il n’y a pas d’essence à priori à laquelle les êtres réels puisse être identifiés. Leur existence réelle est purement contingente. Ce refus de l’essence est d’une certaine façon lié au paradigme même des sciences empiriques, lequel consiste à ne reconnaître à l’existence des êtres que des causes immanentes au monde, résultant des interactions fortuites entre les éléments cosmiques, et non des déterminations essentielles, c’est-à-dire indépendantes de la contingence des événements et émanant par conséquent d’un ordre transcendant ou supranaturaliste. Cette incompatibilité foncière entre l’essentialisme de l’anthropologie de Tillich et les paradigmes épistémiques des sciences empiriques est sans conteste l’obstacle le plus profond à leur complète harmonisation. Dans l’un ou l’autre de

 L’étude des rapports des concepts tillichiens d’essence non ambiguë et d’existence ambiguë avec les concepts chrétiens de « création » et de « chute » trouverait ici sa place mais dépasse le cadre de cet article.  Paul Tillich, Théologie systématique IV. La vie et l’Esprit, Genève, Labor et Fides, 1991, 14.  À titre d’exemple : Douglas J. Futuyma, Evolution. Das Original mit Übersetzungshilfen, München, Elsevier GmbH, Spektrum Akademischer Verlag, 20051, 2007, 4 : «Plato’s philosophy of essentialism became incorporated into Western philosophy largely through Aristotle, who developed Plato’s concept of immutable essences into the notion that species have fixed properties.»

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ces univers de pensée, la notion de dimension de l’humain ne revêt pas la même signification. Ontologiquement constitutive selon Tillich, elle relève davantage, selon les sciences empiriques, d’une compartimentation sans connotation essentialiste des perspectives d’analyse du vivant. Plus qu’une « vérité » sur l’homme, elle révèle la partialité foncière des observations scientifiques.

2 Approche synchronique : La dimension de l’esprit face aux autres dimensions de l’humain L’enjeu décisif du concept d’unité multidimensionnelle de Tillich est sa fonction de structure formelle sous-jacente permettant la gestion des relations entre la dimension de l’esprit et les autres dimensions physiques, biologiques et psychiques de l’humain. Il ressort du titre et de la structure du Tome IV de la Théologie systématique que l’ensemble de son dispositif théorique vise à clarifier les liens et les distinctions entre « la vie et l’Esprit ».⁴ L’existence d’une dimension essentielle de l’esprit clairement distincte et non reconductible aux autres dimensions de l’humain constitue la thèse décisive de cette partie de la systématique. Elle s’oppose aux diverses formes de réductionnisme matérialiste, vitaliste ou psychologiste. Pour justifier sa thèse métaphysique de la dimension essentielle de l’esprit, Tillich déploie plusieurs types d’argumentation. Après une présentation de la genèse du concept de dimension dans la pensée de Tillich, nous analysons dans cette partie la pertinence relative de ces argumentations en les confrontant à certaines théorisations propres aux sciences empiriques.

2.1 La genèse du concept de « dimension » chez Tillich Le tome IV de la Théologie systématique, après une brève introduction, s’ouvre avec la critique de la métaphore de « niveau » (level), que Tillich remplace par celle de « dimension » (dimension). Il reproche à la notion de « niveau » de

 Tillich souligne par ailleurs l’étroite dépendance du concept théologique d’« Esprit » par rapport au concept anthropologique d’« esprit » : « On ne peut savoir ce qu’ʽEsprit’ signifie sans savoir ce que signifie esprit avec un ‘e’ minuscule. » Paul Tillich, Théologie systématique IV, 26.

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constituer des « strates » ontologiques qui « n’incluent pas le niveau inférieur ».⁵ Cette superposition de « couches » a pour conséquence une « interférence des activités mentales dans les processus biologiques et psychiques, une thèse qui suscite la réaction passionnée et justifiée des biologistes et des psychologues contre l’instauration d’une ‘âme’ conçue comme une substance distincte exerçant une causalité particulière »⁶. Tillich souhaite éviter ces interférences. En substituant à la métaphore de « niveau » celle de « dimension », sa tentative consiste donc à décrire « la différence entre les domaines de l’être de telle façon qu’il ne peut plus y avoir d’interférence mutuelle, la profondeur n’intervient pas dans la largeur puisque toutes les dimensions se coupent en un même point. »⁷ Par cette affirmation, qui est une des clefs de la théorisation du tome IV, Tillich nous renseigne sur son intention de justifier théoriquement un stricte cloisonnement entre l’étude des diverses dimensions, tout en garantissant leur recoupement dans la structure ontique de l’être vivant. A l’hermétisme qu’il reproche aux niveaux, Tillich substitue donc une thèse relativement semblable : celle de l’absence d’interférence entre les dimensions de la vie.⁸ L’origine intellectuelle de cette substitution est double. D’une part, comme le montre un passage de son ouvrage antérieur Dynamique de la foi, Tillich essaie, à l’instar d’autres penseurs de son temps, d’établir une séparation nette entre la science et la foi : « La science n’a ni le droit ni le pouvoir de s’ingérer dans les affaires de la foi, pas plus que la foi dans celles de la science. Une dimension de sens n’a pas la capacité d’interférer avec une autre. »⁹ D’autre part, Tillich semble résolument hostile à toute notion de hiérarchie. Plusieurs de ses arguments à l’encontre de la métaphore de « niveau » sont tirés des domaines politique et théologique : « Le principe protestant et le principe démocratique nient l’un et l’autre la stratification du pouvoir d’être en une hiérarchie de niveaux mutuellement indépendants. »¹⁰ Mais ce qui est pertinent sur le plan politique l’est-il forcément sur le plan ontologique? Dans son œuvre la plus achevée, Tillich est amené à réintroduire certaines interactions entre les dimensions de la vie, au point que son usage de

 Paul Tillich, Théologie systématique IV, 16.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 17.  Ibid., 18.  Encore faut-il préciser qu’en français, une confusion est entretenue par le fait que « dimension » peut parfois signifier « niveau » au sens d’« échelle de grandeur » (dimension ou niveau atomique, cellulaire, planétaire, etc.).  Paul Tillich, Dynamique de la foi, Québec-Genève, Les Presses de l’Université Laval-Labor et Fides, 2012, 84.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 16.

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la métaphore « dimension » finit par ressembler à celle de « niveau ». Non seulement il reconnaît que la métaphore « niveau » se justifie partiellement¹¹, mais en admettant que les dimensions se greffent dans un ordre précis à la structure sous-jacente de la précédente dimension, Tillich en vient à postuler que « le rejet de la métaphore »niveau« n’entraine pas un refus des jugements de valeur fondés sur des degrés de pouvoir d’être »¹². L’homme a ainsi plus de valeur que l’animal ou que l’élément matériel car il actualise plus de dimensions. Personnellement, je pense que Tillich a été conduit à réintroduire progressivement deux correctifs à sa théorie de l’indépendance des dimensions de la vie. Premièrement, les interférences entre les dimensions de la vie sont une des causes de ce qu’il a appelé à juste titre « les ambiguïtés des fonctions fondamentales de la vie »¹³, précisément celles qui intéressent les sciences empiriques. Secondement, Tillich reconnait que les dimensions représentent moins des coordonnées indépendantes que des échelons de complexité imbriqués.¹⁴ Il semble donc être parvenu à la conclusion que la dimension de l’esprit ne peut être jugée radicalement indépendante des dimensions qui la précèdent dans la genèse biologique et psychique de l’être humain. Sa théorisation suppose une indépendance et une interaction relatives des dimensions. Leur interdépendance ne compromet pas leur existence distincte. Ce recoupement des dimensions sur le plan ontologique se traduisant par une interaction des disciplines sur le plan épistémique, l’absence d’interférence souhaitée entre la science et la foi s’en trouve à nouveau compromise. Or, la part de pertinence d’une explication biologique ou psychique des phénomènes de l’esprit est précisément la question critique que les sciences empiriques posent à la thèse d’une forte indépendance de la dimension de l’esprit avancée par Tillich.

2.2 La théorie scientifique de l’émergence de la complexité La théorie tillichienne des dimensions de la vie trouve une certaine correspondance dans la théorie scientifique de l’émergence, qui suscite des problémati-

 Ibid., 18.  Ibid., 20.  Ibid., 35 – 37.  Par exemple, si nous analysons au niveau psychique une situation de contrainte exigeant une réponse rapide de l’organisme, nous observons un état de stress. Si nous analysons la même situation au niveau biochimique, nous observons une production d’adrénaline. Les interférences entre ces niveaux ou dimensions psychique et biochimique soulignent leur étroite interdépendance.

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ques semblables. On appelle propriétés émergentes des caractères d’un système complexe que ne possède aucun des composants du système pris isolément. Par exemple, les propriétés géométriques du triangle sont émergentes par rapport à celles de trois points. Autre exemple, la propriété désaltérante de la molécule d’eau est dite émergente, car elle n’est pas vérifiée pour les atomes d’hydrogène et d’oxygène qui la composent.¹⁵ Il semble dès lors pertinent d’affirmer que les propriétés chimiques sont émergentes par rapport aux propriétés physiques, ainsi que les propriétés biologiques le sont par rapport aux chimiques.¹⁶ Les propriétés émergentes suscitent un débat d’ordre métaphysique en sciences du vivant.¹⁷ Sont-elles dépendantes des propriétés des éléments de base, ou sont-elles réellement émergentes, c’est-à-dire nouvelles, non corrélables aux propriétés des composants de base du système.¹⁸ Il en va de l’intelligibilité du réel. Soit l’émergence est une illusion liée à notre manque de connaissance exhaustive des propriétés des composants d’un système, soit les propriétés systémiques sont réellement nouvelles et non compréhensibles à partir des niveaux inférieurs. Certains scientifiques critiquent d’ailleurs cette dernière inter-

 Exemple dans le domaine technique : Alors qu’un véhicule se déplace rapidement sur une route, aucun de ses composants considéré isolément n’en est capable.  Dans l’exemple de la note 14, il semble par contre inapproprié d’affirmer que le stress est une propriété émergente de l’adrénaline et du cerveau, car le stress ne se situe pas à un niveau de complexité supérieur aux échelons biochimique et neurologique, mais plutôt dans une autre « dimension » au sens de Tillich.  Voir par exemple Jean-Nicolas Tournier, Le vivant Décodé. Quelle nouvelle définition donner à la vie ?, Les Ulis, EDP Sciences, 2005, 109 – 135 (Chap. 7. L’origine de la vie: Quelle problématique pour l’émergence ?) ; Christian Sachse, Philosophie de la biologie. Enjeux et perspectives, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011, 129 – 139 (Chap. 11. Les propriétés biologiques et leurs bases physiques) ; Michael Esfeld, Philosophie des sciences. Une introduction, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 20092, 207– 241 (Partie III. La métaphysique de la nature et l’épistémologie des sciences : l’unité du monde et l’unité des sciences) ; et pour une approche introductive : Revue Sciences et Avenir, Hors-série No 143, L’énigme de l’émergence. Comment comprendre l’apparition spontanée de formes naturelles sans invoquer un ordre caché ou une force occulte ?, Paris, juillet-août 2005.  L’enjeu peut être formulé ainsi : À supposer que l’on puisse connaître l’ensemble des propriétés des composants d’un système, peut-on en déduire l’ensemble des propriétés de ce système ? Ou au contraire, certaines de ces propriétés du système global, dites « émergentes », ne sont-elles pas déductibles de celles des composants du système ? En d’autres termes, l’ensemble des composants est-il plus que leur somme ? La thèse émergentiste, qui suppose la non-déductibilité de certaines propriétés du système, s’oppose à la thèse réductionniste.

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prétation ontologique de l’émergence en y voyant une forme secrète d’essentialisme contraire à l’esprit scientifique.¹⁹ Que faut-il en conclure? À l’intérieur des sciences empiriques, le débat au sujet de la nature épistémologique ou ontologique de l’émergence rejoint d’une certaine manière le débat au sujet de la thèse essentialiste de Tillich, lequel serait sans doute partisan d’une lecture ontologique de l’émergence. Il faut toutefois remarquer que le concept d’émergence n’est pas équivalent à celui d’essence multidimensionnelle de Tillich. La théorie de l’émergence ne concerne que des propriétés et non de nouvelles réalités ontologiques. Elle se prête mal à expliquer l’apparition de la conscience et ne parvient plus du tout à rendre compte de la dimension de l’esprit. Je serais donc porté à supposer que la métaphore de « dimension » telle que Tillich la conçoit est plus appropriée pour décrire l’irruption du psychisme et de l’esprit, tandis que la métaphore émergentiste de « niveau » systémique rend compte plus adéquatement de la complexité à l’intérieur de la dimension physique, chimique et biologique. On peut ainsi définir que l’objectif des sciences empiriques consiste à repérer des interactions causales au sein de l’imbrication dynamique des niveaux subatomique, atomique, moléculaire, cellulaire, histologique, anatomique, et au sein des dimensions physique-chimique-biologique, psychique, spirituelle et historique qui échelonnent la complexité de l’être humain.

2.3 Les interactions causales entre les dimensions de la vie selon Tillich Comment Tillich envisage-t-il ces interactions entre les dimensions essentielles de l’être humain? Commençons par observer que plus une théorisation accentue les relations inter-dimensionnelles, plus la notion même de « dimension » s’en trouve fragilisée. Avec son concept d’« unité multidimensionnelle de la vie », Tillich tente d’établir un équilibre entre les poids respectifs qu’il attribue à l’unité de la vie et à la multiplicité de ses dimensions. De mon point de vue, dans l’ensemble du tome IV de la Théologie systématique, Tillich décrit davantage une juxtaposition qu’une interaction des dimensions de l’être humain. Si sa théorisation établit bien un cadre formel permettant de penser les interactions causales entre les dimensions, Tillich ne leur

 Michel Blay, Un bien mol oreiller, in : Revue Sciences et Avenir, Hors-série No 143, L’énigme de l’émergence, Paris, juillet-août 2005, 83 : « derrière l’idée d’émergence se cache une théologie. »

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accorde pas une grande importance et les développe relativement peu. Il explicite peu d’interactions ou de véritables dépendances causales entre des phénomènes appartenant à des dimensions différentes.²⁰ Il dit peu de choses de la manière dont les processus neurochimiques sont corrélés aux expériences psychiques et de la façon dont la psychologie influence la religiosité. Une fois atteinte la dimension de l’esprit²¹, Tillich n’opère plus que des retours anecdotiques aux dimensions précédentes. Cette évaluation, qui décrit une tendance générale, est pourtant excessive et souffre de plusieurs exceptions. Nous mentionnons ci-après les deux exemples des conceptions de l’« amour » et de la « maladie » où Tillich fait intervenir de fortes corrélations entre les dimensions. Il est ambigu de déterminer si l’« amour » appartient à la seule dimension de l’esprit. Tillich le définit à la fois comme le contenu de l’impératif kantien et comme une manifestation de la Présence Spirituelle, tout en ajoutant que l’amour « s’enracine au plus profond du cœur de la vie elle-même », au point que « [l]’amour est le ‘sang’ de la vie».²² Son approche n’est donc pas entièrement incompatible avec les explications biologiques de la morale. Cependant, il s’agit ici davantage d’une imprégnation conjointe des diverses dimensions juxtaposées par la catégorie de l’« amour » que d’une véritable causalité inter-dimensionnelle. La thématique qui offre la plus grande proximité avec une causalité entre les dimensions est celle de la maladie, que Tillich décrit à la fin du tome IV comme « une désintégration de la centricité sous toutes les dimensions de la vie ».²³ Il souligne dans ce passage que « l’unité multidimensionnelle de la vie est très remarquable dans le domaine de la santé, de la maladie et de la guérison. »²⁴ Cette conception très large de la maladie, qui en vient quasiment à identifier guérison et salut²⁵, pourrait prendre des accents holistiques si Tillich n’en limitait pas la portée : « Les différentes dimensions qui constituent l’être humain ne sont pas seulement unies, elles sont aussi distinctes et susceptibles d’être affectées ou de réagir dans une relative indépendance. Certes, il n’existe pas d’indépendance absolue dans la dynamique des différentes dimensions, mais il

 Ce constat d’absence est par nature difficile à étayer à partir de citations des textes (elles font défaut).  Aux environs de la page 65 de l’édition française.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 148.  Ibid., 300.  Ibid., 300.  « La santé au sens ultime du mot – la santé identique au salut – est la vie dans la foi et dans l’amour » : Paul Tillich, Théologie systématique IV, 303.

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n’existe pas non plus de dépendance absolue. »²⁶ Cette notion de « dépendance » s’approchant de celle de causalité des sciences empiriques, ce passage a le mérite de clarifier la conception que Tillich se fait de l’interactivité des dimensions. D’autres passages permettent de préciser la nature des rapports de causalité que Tillich envisage entre les différentes dimensions de l’être. Au concept de causalité, dont il juge l’emploi trop mécaniste au-delà des dimensions matérielles, Tillich préfère les notions plus systémiques d’« enracinement », comme dans le passage précité au sujet de l’« amour », et de « pénétration », comme dans le passage suivant : « Le centre psychologique, le sujet de la conscience de soi, pénètre dans le domaine de la vie animale supérieure comme un ensemble équilibré, dépendant organiquement ou spontanément (mais jamais mécaniquement) de la situation globale. »²⁷ L’« enracinement » et la « pénétration » sont des conceptions des relations de « dépendance » plus floues que celle de causalité.²⁸ Elles garantissent un degré de liberté plus élevé aux éléments sur lesquels agissent les causes que n’en possèdent de simples effets entièrement déterminés. Du coup, leur imprécision risque de ne pas convenir aux sciences empiriques, qui cherchent à établir des rapports de causalité plus nets entre les divers niveaux d’émergence. Dans le tome IV de la Théologie systématique, Tillich amorce d’ailleurs une théorie de la variation des propriétés des catégories (temps, espace, causalité, substance, etc.) en fonction des dimensions au sein desquelles elles s’appliquent : « Ces catégories changent de caractéristiques sous la prédominance de chaque dimension. »²⁹ Afin d’y inclure la dimension historique³⁰, il ne développe complètement cette théorie que dans le tome V, où il montre que « la causalité organique s’effectue à travers un tout centré »³¹ et non entre des éléments singuliers du système considérés isolément. La stricte causalité physique ne peut

 Ibid., 300. Le passage se prolonge par cet exemple : « Une blessure corporelle très localisée (par exemple, une coupure à un doigt) exerce toujours un effet sur la dynamique biologique et psychologique de la personne toute entière, même si elle ne la rend pas totalement malade et si son traitement est limité (par exemple, à une intervention de petite chirurgie). » La notion d’« effet exercé » ici employée traduit précisément la causalité.  Ibid., 31.  La conception tillichienne du divin comme « profondeur de l’être » participe de cette même expression romantique de rapports de causalité souple entre éléments étroitement conjoints.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 21.  Paul Tillich, Théologie systématique V, L’histoire et le Royaume de Dieu, Québec-Paris-Genève, Presses de l’Université Laval-Cerf-Labor et Fides, 2009, 35.  Ibid., 48.

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donc pas s’appliquer dans les dimensions psychiques, spirituels et historiques³², ce qui constitue un des arguments les plus solides en faveur de l’existence des dimensions anthropologiques, à l’encontre de « toutes les formes d’ontologie réductionniste, qu’elles soient naturalistes ou idéalistes. »³³

2.4 Le repérage empirique des traits distinctifs de l’esprit Malgré leur pertinence, les critères d’ordre théorique que nous venons d’évoquer ne sont pas suffisants pour justifier l’existence d’une dimension de l’esprit distincte des dimensions qui la précèdent « dans l’ordre des conditionnements ».³⁴ La dimension de l’esprit n’étant pas repérable en tant que telle, il est nécessaire d’en rechercher les marques tangibles.³⁵ Tillich est donc amené à définir les domaines empiriques qui distinguent irrémédiablement son actualisation. À ce titre, il mentionne notamment le langage symbolique, la morale, la culture, la religion, la technique et l’esthétique. Ces thématiques occupent la majeure partie du tome IV de la Théologie systématique. Tillich cherche conjointement à rendre ces domaines spirituels représentatifs de ce qui distingue l’humain de l’animal : « Cette même lutte des dimensions provoqua à la fin une séparation nette entre les êtres doués de langage et ceux qui ne le sont pas ».³⁶ À

 « Il n’existe pas une relation quantitativement mesurable entre un stimulus et la réponse qu’il reçoit dans une conscience de soi centrée. Ici également, la cause externe agit à travers l’ensemble psychologique qui évolue d’un état à l’autre sous l’impact déclencheur, ce qui n’exclut pas la validité de l’élément calculable dans les processus d’association, de réaction et autres ; mais ces processus se produisent à l’intérieur d’un cercle où le centre individuel de conscience de soi limite cette calculabilité. La causalité organique et psychologique agit dans un soi centré qui est une substance individuelle avec une identité définie. […] Si dans la dimension de la conscience de soi la substance enferme à l’intérieur d’elle-même la causalité, dans la dimension de l’esprit la causalité brise cet enfermement. La causalité doit participer à la qualité de l’esprit pour être créative » : Paul Tillich, Théologie systématique V, 48 – 49. La calculabilité de la causalité est limitée par la centration organique, la conscience de soi et la créativité de l’esprit.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 21.  Ibid., 29.  Rappelons que la conscience de soi n’est pas chez Tillich la marque de la dimension de l’esprit mais celle de la dimension psychique : « Sous certaines conditions, la dimension de la conscience, ou le domaine du psychisme, actualise en son sein une autre dimension, celle de la personne-communauté, qu’on appelle encore la dimension de l’»esprit« », Paul Tillich, Théologie systématique IV, 24.  Ibid., 30.

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plusieurs reprises, il précise que la dimension de l’esprit est le propre de l’homme.³⁷ Or, la possibilité d’isoler sans ambiguïté ces marqueurs de l’esprit est fortement compromise aujourd’hui. Dans son livre Les origines animales de la culture, l’éthologue Dominique Lestel s’emploie à monter que non seulement le langage³⁸, mais bon nombre de propriétés apparentes réservées habituellement à l’esprit humain, comme la technicité, l’apprentissage, la transmission culturelle, la réflexion, le sens esthétique, l’amitié, l’individualité, etc. sont présentes de façon inchoative dans le monde animal.³⁹ Quel que soit le caractère excessif de ces tentatives d’humanisation de l’animal ou de naturalisation de l’homme, elles rendent la définition des caractères distinctifs de l’esprit de plus en plus subtile et spéculative.⁴⁰ Tout un courant intellectuel de naturalisation de l’esprit va actuellement dans ce sens.⁴¹ Sur le plan politique, la mouvance écologique, en soulignant l’impact du milieu naturel sur le bien-être de l’homme, dénonce l’anthropocentrisme des philosophies de l’esprit. Les neurosciences, en postulant que tout phénomène mental a son pendant neurologique, interrogent d’une autre manière les revendications d’autonomie de l’esprit. En définitive, si nous posons la question suivante, décisive pour notre propos – Les caractères observables propres à la dimension de l’esprit, telle que Tillich les définit, sont-ils, et dans quelle mesure, déterminés ou influencés par des processus relevant de dimensions précédentes, ou interactifs avec ces dimensions? – il nous faut indéniablement accorder au moins une part de réponse positive à cette question. Il s’ensuit que les incursions des sciences empiriques dans l’explication de phénomènes de l’esprit que sont le langage, la morale et la religion revêtent une part de pertinence et ne sont donc pas dénuées d’intérêt,

 Ibid., 24, 25, 42, etc.  Des exemples très frappants de langage symbolique apparaissent chez les hyménoptères sociaux. Les abeilles exécutent une danse complexe dont l’orientation indique la direction du pollen par rapport au soleil.  Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001. Texte représentatif, en p. 294 : « Le phénomène culturel est intrinsèque au vivant, et les médiations de l’action, du jeu, de l’enfance, de l’expressivité corporelle et de l’individuation en sont les précurseurs essentiels. »  Par exemple, si on définit la culture comme une transmission intergénérationnelle extragénétique d’information, il devient impossible de démontrer qu’elle n’existe pas dans le règne animal, plusieurs espèces transmettant à leur progéniture une série de gestes coutumiers ou techniques par imitation ou par éducation.  Parmi ses représentants majeurs, l’anthropologue français Philippe Descola (notamment : Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005).

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malgré leur caractère souvent perçu comme antithéologique et excessivement réductionniste.

2.5 L’irréductibilité de la dimension de l’esprit à ses contenus psychiques Étant donné que les phénomènes de l’esprit s’immiscent en profondeur dans les strates subalternes de la réalité humaine, peut-on encore raisonnablement parler d’une dimension de l’esprit? L’affirmation de l’existence de cette dimension n’est-elle pas un simple postulat métaphysique permettant de garantir l’humanité de l’homme? Il faut reconnaître que les arguments les plus convaincants de Tillich en faveur de la dimension de l’esprit ne sont pas de nature empirique, mais de nature existentielle, philosophique et théologique. En vue de garantir l’humanité de l’homme, l’empirisme ne peut pas être exhaustif. La thèse tillichienne de la dimension essentielle de l’esprit demeure nécessaire pour garantir la liberté de la conscience vis-à-vis de l’ensemble des contenus de pensée et des influences psychiques qui investissent son univers. Son noyau kantien, la transcendance du soi-centré par rapport à l’ensemble des contenus psychiques, demeure l’argument le plus solide en sa faveur : « La transcendance du centre sur les contenus psychiques rend possible l’acte cognitif, et cet acte est une manifestation de l’esprit. »⁴² Liberté signifie indétermination causale et donc découplage de l’esprit par rapport aux dimensions précédentes. Dans un système théologique, cette thèse a toute sa pertinence mais il convient de noter qu’elle n’a rien d’empirique. Elle signifie que l’homme n’est pas une machine biopsychique, mais un être libre. Si elle permet, selon Tillich, de fonder des phénomènes de l’esprit comme le langage, la morale ou la religion, son principe est purement formel. Tillich reconnait que les contenus sur lesquels opère l’esprit demeurent matériels ou psychiques.⁴³ Il s’agit, selon les sciences expérimentales, d’un postulat normatif et structurant qui demeure indémontrable. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la dimension de l’esprit ne puisse être démontrée. Il est toujours possible de rechercher une cause antécédente à des phénomènes qui prétendent s’autodéterminer. Le débat entre les

 Paul Tillich, Théologie systématique IV, 31.  Ibid., 32 : « Une grande quantité de matériels est présente dans le centre psychologique : des instincts, des tendances, des désirs, […], des relations à autrui, des conditionnements sociaux. Mais l’acte moral n’est pas la diagonale sur laquelle tous ces vecteurs se délimitent réciproquement […] ; c’est le soi centré qui s’auto-actualise en tant que soi en distinguant, séparant, rejetant, sélectionnant, organisant ses éléments, et en faisant ainsi, il transcende ses éléments. »

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sciences empiriques et la philosophie de l’esprit est donc sans fin, car il ne s’épuise qu’asymptotiquement dans le partage infiniment subtil entre l’influence biopsychique et la liberté au sein de la conscience humaine.

3 Approche diachronique : finalisme essentialiste ou contingence évolutionniste de la vie Nous l’avons souligné au début de cet article, l’indéniable génie de Tillich consiste à avoir saturé sa philosophie essentialiste de la vie de considérations relevant des sciences empiriques. L’actualisation de l’essence correspond au développement cosmique, géologique, biologique, psychique, spirituel et historique de l’univers et de la vie. Tillich entend réaliser ainsi une synthèse des principales données des sciences empiriques modernes et de la théologie. Notre questionnement consiste à déterminer dans quelle mesure cette synthèse satisfait aux principes épistémiques des sciences empiriques.

3.1 Hasard et providence Tillich précise que les principales dimensions apparaissent dans la réalité lorsqu’une « constellation de facteurs » nécessaires à leur actualisation est réunie de façon contingente dans la dimension précédente : « Il est vraisemblable que la lutte des dimensions s’est longtemps prolongée […], jusqu’à ce que les conditions soient réunies du saut [ang. leap] qui a provoqué la prédominance de la dimension de l’esprit. »⁴⁴ La théorisation est donc double, essentialiste d’une part, évolutionniste et émergentiste d’autre part. Des causes contingentes et une rupture ontologique (« un saut ») sont à la fois nécessaires pour actualiser une nouvelle dimension de la vie, laquelle émerge progressivement et conflictuellement de son contexte antécédent. L’ensemble des dimensions de la vie n’est actualisé qu’en l’être humain. Théoriquement, il faut reconnaître qu’il est problématique d’articuler le concept métaphysique d’actualisation de l’essence avec les principes épistémiques entièrement immanents des sciences empiriques que sont l’enchaînement causal et la contingence des événements. Tillich explicite lui-même cette diffi-

 Ibid., 30.

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culté dans le passage suivant : « La question n’est pas de savoir comment ces conditions sont fournies ; c’est une affaire d’interaction entre la liberté et le destin sous la conduite créatrice de Dieu, autrement dit, une affaire relevant de la providence divine. La question consiste à comprendre comment l’actualisation de potentiel découle d’une constellation de conditions. »⁴⁵ Cette tension entre le conditionnement naturel et la providence divine est simplement posée et assumée dans le système de Tillich, mais elle demeure rationnellement irrésolue. Du côté théologique, un finalisme providentiel entraine les processus cosmiques par lesquels une essence préétablie actualise progressivement ses diverses dimensions dans l’existence ambiguë. Le concept d’essence multidimensionnelle de la vie est pour Tillich une manière indirecte, moins conflictuelle, de dire l’orientation providentielle de l’évolution biologique vers l’esprit humain. Du côté des sciences empiriques, aucune essence prédéfinie ne s’actualise, mais des constellations purement contingentes d’événements créent les conditions d’émergence de niveaux de complexité supérieurs. Comment l’indéterminisme scientifique et le finalisme théologique se combinent-ils? Dans la théorisation de Tillich, le hasard évolutionniste et la contingence de l’histoire semblent conduire nécessairement à l’actualisation successive des différentes dimensions de la vie, comme si au travers d’une infinité d’options possibles de détail, un plan d’ensemble devait de toute manière s’accomplir.

3.2 Définitions physique, biologique et théologique de la vie Nous pouvons résumer l’ensemble de notre propos en observant que la différence profonde et simple, qui distingue le système tillichien des sciences empiriques réside dans la définition même de la vie. L’essentialisme de Tillich confère à la vie une orientation intrinsèque vers l’esprit et le divin que la physique et la biologie évolutionniste ne lui reconnaissent pas : « La vie graduellement se libère d’elle-même de l’esclavage total de sa propre finitude. Elle tend dans la direction verticale vers l’être ultime et infini. »⁴⁶ Cette orientation de la vie vers ce qui excède la matérialité est liée au fait que « les critères de la vie dans la dimension de l’esprit sont implicitement présents dans la vie elle-même ».⁴⁷ Une telle conception philosophique est typique du vitalisme du début du XXe

 Ibid., 29.  Ibid., 97.  Ibid., 34.

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siècle et se trouve également chez Georg Simmel.⁴⁸ La vie y est définie au moyen du principe dynamique d’auto-transcendance. Elle est un concept abstrait désignant un objet métaphysique capable d’évoluer du matériel vers le psychique puis le spirituel tout en demeurant lui-même. Une telle définition diffère considérablement de la définition biologique, qui est organique et non métaphysique : la vie se manifeste empiriquement par un dynamisme moléculaire complexe organisé en cellules susceptibles de manifester des fonctions actives de conservation et de reproduction.⁴⁹ La définition scientifique de la vie ne nécessite aucune spécification spiritualiste ou finaliste. Selon le paradigme darwinien, l’évolution n’est pas du tout une orientation de la vie vers l’esprit ou vers le divin. À vrai dire, la vie n’aspire à rien ou si elle aspire à quelque chose, ce n’est pas cette aspiration qui dicte son évolution. L’évolution est suscitée par le contexte. Une sélection exogène s’opère sur les gènes, les individus et les groupes en favorisant les plus compétitifs entre eux et les mieux adaptés au milieu. Pour expliquer l’apparition du mental, le néo-darwinisme ne recourt pas à une tendance intrinsèque de type spiritualiste, mais à l’avantage reproductif des êtres dont le système nerveux permet l’adaptation la plus efficace à leur environnement. Les phénomènes de l’esprit s’expliquent par des déterminismes sélectifs, ils répondent à des besoins remontant des dimensions antérieures. Les théories évolutionnistes cherchent à montrer comment les dispositions culturelles, morales ou religieuses ont été sélectionnées génétiquement parce qu’elles favorisent ou défavorisent la survie des individus et le développement des groupes et des civilisations.⁵⁰

 Georg Simmel, « Die Transzendenz des Lebens », in : Georg Simmel, « Lebensanschauung. Vier metaphysische Kapitel », Gesamtausgabe. Band 16 (Herausgegeben von Gregor Fitzi und Otthein Rammstedt), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999, 212– 235. En l’absence de traduction française, traduction italienne : Georg Simmel, « La transcendenza della vita », in : Georg Simmel, Intuizione della vita. Quattro capitoli metafisici, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane (Filosofia e città, Sezione Testi 4), 1997, 1– 21.  On trouve une définition semblable dans Jean-Nicolas Tournier, Le vivant Décodé. Quelle nouvelle définition donner à la vie ?, Les Ulis, EDP Sciences, 2005, 58 : « La vie est un système cellulaire ou un ensemble de systèmes cellulaires auto-entretenus dans un état hors de l’équilibre thermodynamique. »  La théorie de la « sélection de parentèle » développée par William Donald Hamilton et reprise par Richard Dawkins dans son bestseller (Richard Dawkins, Le Gène égoïste, Paris, Odile Jacob, 19761, 2003) montre comment les comportements altruistes (et notamment l’attitude sacrificielle des hyménoptères sociaux) s’expliquent génétiquement par l’avantage que de tels comportements procurent aux proches parents, favorisant l’expansion des gènes codant pour l’altruisme au détriment de certains de leurs porteurs.

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Selon cette perspective, la lignée évolutive aboutissant à l’être humain ne doit pas être considérée comme biologiquement plus décisive ou centrale que les autres. Ce qui, d’un point de vue théologique, relève d’une élection, à savoir de la reconnaissance d’une spécificité foncière conférée par décret, ne peut, d’un point de vue biologique, relever que d’une sélection, à savoir d’un processus arbitraire d’élimination ou de préservation d’individus, de groupes ou d’espèces en fonction de critères de viabilité. D’un point de vue biologique, la lignée des hominidés n’est qu’une branche parmi d’autres s’étant spécialisée différemment.⁵¹ Un constat semblable peut être établi à propos de la définition physique de la vie. Cette dernière ne constitue en aucune manière une entorse aux lois de la nature. Le dynamisme vital apparent a longtemps semblé contredire le troisième principe de la thermodynamique, qui postule l’augmentation de l’entropie dans un système autonome. Certains chercheurs avançaient la nécessité de recourir à un principe essentialiste, de type vitaliste, pour expliquer la vie, jusqu’à ce qu’au milieu du XXe siècle, Ilya Prigogine résolve la question en décrivant la vie comme une forme particulière de système dissipatif d’énergie.⁵² Comme un cyclone dissipant la chaleur de l’océan, la vie parvient à se structurer en augmentant l’entropie globale du système. Les processus vivants ne contreviennent donc en rien aux lois générales de la physique. Or, que sont les structures dissipatives d’énergie et la sélection évolutionniste des mutations génétiques, sinon des cas particuliers d’une théorie plus générale de l’apparition spontanée de l’ordre à partir du chaos. Nous retrouvons donc au final la théorie de l’émergence et sa difficulté, que nous avons déjà signalée, à rendre compte des dimensions de la vie au sein desquelles apparaissent des propriétés comme la pensée, le langage, la morale et la religion. Ces dernières sont en effet difficilement explicables par la seule augmentation de la complexité et nécessitent le recours à des principes centrés comme la conscience, l’esprit et le divin.

 Il y a sur terre bien plus d’espèces et de spécimens d’invertébrés qu’il n’y en a de vertébrés et d’humains, d’où la citation provocatrice attribuée à John Haldane : « Dieu, s’il existe, a un penchant démesuré pour les coléoptères ».  Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Gallimard, 1979, notamment p. 201– 237 : « Les trois stades de la thermodynamique ».

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3.3 Angoisse du néant et finalité théologique Il convient au final de relever que les sciences empiriques, en recourant à ce type d’explication bottom-up de la complexité, se montrent incapables de surmonter la radicale contingence de la vie. Tant les ruptures de symétrie à l’origine des systèmes dissipatifs que les mutations génétiques sont des phénomènes aléatoires dénués de toute intentionnalité. Leur vision de la vie ne peut être que désespérante du point de vue de la théologie. Quelle que soit leur part de pertinence dans l’explication des phénomènes de l’esprit, ces herméneutiques matérialistes confrontent l’existence humaine à l’angoisse du néant et ne sont pas en mesure de lui apporter d’autre solution que la reconnaissance de notre insurpassable finitude. Le postulat essentialiste d’une dimension de l’esprit trouve ici une de ses justifications les plus profondes. Lui seul permet de vaincre le non-sens de la contingence, soit au moyen d’une « essence », soit au moyen d’une « Présence » spirituelle, soit des deux à la fois comme le suppose Tillich.

4 Conclusions Les propos de cet article appellent une triple conclusion. Premièrement, le canevas épistémique de la dimension de l’esprit, irréductible sous certains aspects comme nous l’avons vu, n’est pas éclairant à tous égards. L’essentialisme tillichien peut aussi masquer la pertinence d’autres explications plus empiriques des phénomènes de l’esprit, soulignant leurs liens avec leurs substrats biologique et psychique. Jamais l’empirisme ou l’essentialisme ne pourront l’emporter définitivement l’un sur l’autre. Leur prédominance prend la forme de variables flottantes à mesurer de cas en cas. Tillich le suggère lui-même au travers de sa théorisation conciliant les deux herméneutiques. Il est indéniable que les sciences empiriques exercent une forte influence sur les représentations contemporaines de l’homme et sur les rapports entre la vie biologique et spirituelle. Elles tendent à en fluidifier les frontières, ce qui indispose parfois les théologiens. Les accusations de réductionnisme que ces derniers profèrent envers les sciences empiriques ne les privent pas à mon sens de toute leur pertinence. Les explications évolutionnistes ou psychologiques des phénomènes de l’esprit sont instructives malgré leur tendance antithéologique. Elles permettent de filtrer ce qu’il y a d’excessivement spiritualiste dans les interprétations théologiques de la réalité humaine. Deuxièmement, il convient de relever que malgré le caractère inclusif du système de Tillich et sa grande ouverture aux sciences empiriques, d’importantes

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tensions subsistent entre ce système et la Weltanschauung des sciences expérimentales. Tillich offre même une vision du monde qui leur est étonnamment opposée. Son système théologique présente une anthropologie où prédomine la liberté de l’esprit, néanmoins inscrite dans une cosmologie finaliste selon laquelle le monde, la vie, et l’histoire de l’humanité préfigurent la réalisation du Règne de Dieu. Chez Tillich, le déterminisme du monde englobe la liberté de l’individu, alors que les sciences empiriques présentent une configuration inverse. Dans la mesure où elles recherchent les causes naturelles des phénomènes spirituels, leur anthropologie est plutôt déterministe, alors que par opposition à toute forme de finalisme théologique, leur cosmologie est plutôt indéterministe. Le développement de la vie, selon leurs paradigmes épistémiques, ne poursuit aucun but préétabli. Il n’est pas exclu, cependant, que ces sciences empiriques ne soient à leur tour tentées de développer spéculativement des visions déterministes de l’univers. Nous constatons donc que tout en intégrant certaines données fournies par les sciences empiriques dans son système, Tillich n’en réoriente pas moins en profondeur les paradigmes épistémiques, conférant de la sorte une autre signification à ces données. Troisièmement, la constatation de ces tensions fécondes entre diverses compréhensions du réel me conduit à proposer une lecture herméneutique du système ontologique de Tillich. Les différentes dimensions de la vie qu’il articule correspondent à des représentations complémentaires de l’existence, et les ambiguïtés qu’il repère entre les dimensions ne sont autres que les tensions épistémiques entre les divers paradigmes de la recherche physique, biologique, psychologique, philosophique, théologique et historique. L’unification des savoirs en une « ontologie multidimensionnelle » demeure l’horizon structurant, jamais atteint – mais aussi à ne jamais atteindre – de la connaissance humaine.

Réjean Boivin

Amenuiser l’agonie ou l’effacement du tragique Demande de suicide médicalement assisté, ambiguïtés en fin de vie Résumé: Selon Tillich, la vie se transcende de manière ambiguë, particulièrement dans la tension de la grandeur et du tragique. La grandeur ne peut se reconnaître que dans le tragique. La peur de la grandeur pousse la génération lyrique à éviter le tragique pour éviter la grandeur. Si la tragédie peut être évitée en évitant la grandeur, elle ne peut l’être ultimement, car tout homme a la grandeur d’être responsable de son destin. L’inquiétude devant l’agonie le pousse à perdre sa grandeur, de façon idyllique, à la faveur d’une aide médicale à mourir. Abstract: According to Tillich, life transcends itself ambiguously, especially in the tension between greatness and tragedy. Greatness can only be identified in tragedy. Fear of greatness drives the ‘lyrical generation’ to avoid tragedy in order to avoid greatness. If tragedy can be avoided by avoiding greatness, it cannot be avoided ultimately, since any person has the greatness to be responsible for their destiny. Concern about agony drives one to lose their greatness, idyllically, through medically assisted death.

1 Problématique: ambiguïtés dans les soins de fin de vie En 1942, dans Le mythe de Sisyphe, Camus écrivait : « il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ».¹ Aujourd’hui, 73 ans plus tard, notre problème philosophique le plus sérieux n’est plus le suicide, mais bien le suicide assisté. Que s’est-il passé durant ces sept décennies? Ce qui était un impensé il y a moins d’un demi-siècle est présenté aujourd’hui comme un progrès social, une évolution. De quelle façon l’œuvre de Paul Tillich peut-elle éclairer cette question?

 Albert Camus, « Le mythe de Sisyphe », dans Essais, La Pléiade. Paris, Gallimard, 1965, 99. DOI 10.1515/9783110486254-006

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Concernant l’ambiguïté de la vie, y a-t-il plus ambigu qu’une demande d’assistance médicale au suicide? Le clinicien, voire tout citoyen, confronté à cette demande est pour le moins saisi, pour autant que ce clinicien soit un tant soit peu sensible à la détresse du suicidaire. Depuis deux décennies, les affaires relatives à l’euthanasie se multiplient dans les médias, créant une surenchère émotionnelle², souvent avec la complicité des différentes Associations pour le droit de mourir dans la dignité³, en Europe comme en Amérique. Aujourd’hui, les diagnostics de démence de type Alzheimer (DTA) et de sclérose latérale amyotrophique (SLA)⁴ laissent souvent planer la faveur d’un appel à plus de compassion, cette compassion prenant le visage d’une aide médicale à mourir. J’ignore ce que présentent de particulier les pays du Benelux qui ont été les premiers dans le monde à décriminaliser l’euthanasie; les Pays-Bas en premier, ensuite la Belgique, puis le Luxembourg. Les États américains ont plus précisément légiféré au sujet du suicide assisté.⁵ Au Benelux, le médecin pose le geste létal, c’est l’euthanasie; dans les six États américains, le médecin remet une prescription au patient, c’est l’assistance médicale au suicide. Il va sans dire que toutes ces actions sont posées en fonction de la demande du patient (voire du prisonnier), demande donc réputée libre, éclairée, écrite et répétée. Car pour notre propos, ce qui nous interpelle proprement dit ce n’est pas cette euthanasie involontaire ou non consentie. Tout le monde est d’accord aujourd’hui pour reconnaître que l’injection létale faite au patient, qui ne l’a pas demandé au préalable, est un homicide. Ce qui fait problème ici, c’est plutôt ce mouvement pour la mort volontaire⁶, mort souhaitée et mort demandée, aide demandée pour mourir; pour le patient, ou en fin de vie, ou affligé par des douleurs insupportables, ou fatigué de vivre. D’ailleurs, importe peu ici le type de nomenclature employé, qu’il s’agisse de l’euthanasie, active ou passive, volontaire ou involontaire, consentie ou non, ou encore qu’il s’agisse de suicide assisté ou d’aide médicale au suicide ou d’aide médicale à mourir, ou pire encore, de mourir dans la dignité. Tous les euphémismes peuvent être appelés au

 Patrick Verspieren, « La dictature de l’émotion », Études, 409(9), 2008, 149 – 152.  Tugdual Derville, La bataille de l’euthanasie. Enquête sur les 7 affaires qui ont bouleversé la France, Paris, Salvator, 2012.  Au Canada, trois femmes atteintes de la SLA ont défrayé les manchettes en réclamant le suicide assisté : Sue Rodriguez, Gloria Taylor, et, au Québec, Ginette Leblanc. L’affaire Taylor s’est rendue en Cour Suprême du Canada, Carter c. Canada, le 6 février 2015. Le jugement de la cour a rendu invalide l’article 241b) du Code criminel interdisant l’assistance au suicide.  L’Oregon, Washington, Montana, Nouveau Mexique et Vermont; la Suisse aussi connaît le suicide assisté.  Voir Céline Lafontaine, La société postmortelle, Paris, Seuil, 2008.

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secours de ce qui constitue, dans les faits, une demande de mort, une demande à mourir, le souhait de mourir.⁷ Il va sans dire que la mission première des établissements de santé est de répondre aux besoins des patients. Le malaise apparaît quand le besoin du patient est celui d’une demande d’aide au suicide. En ces circonstances, les codes de déontologie ne suffisent plus, le serment d’Hippocrate est mis à mal. Car comment rester insensible devant ce patient affligé par la douleur? Comment rester sourd devant les appels répétés de cet autre patient en mal de vivre qui demande à mourir? Comment rester indifférent devant cet accidenté de la route devenu paraplégique qui refuse le gavage par sonde et souhaite mourir? À première vue, la main tendue et volontaire à celui qui demande une assistance au suicide peut sembler compatissante, noble et authentiquement empathique. Comment ne pas honorer la dignité du patient si ce n’est en répondant à sa demande répétée. Cependant, notre malaise est celui-ci : avec le suicide assisté, ce n’est pas tant le suicide envisagé qui fait problème, mais l’assistance. Autrement dit, est-ce qu’un médecin peut être instrumentalisé pour exécuter ce geste létal? Faut-il obligatoirement un médecin? Est-ce que l’action de tuer peut être qualifiée de soin médical?⁸ Est-ce que l’euthanasie consentie doit se pratiquer nécessairement à l’hôpital? Mais, pour qui travaille en soins palliatifs, la demande d’euthanasie est plutôt rare, encore aujourd’hui. Nous disons bien, aujourd’hui, car avant longtemps, ces demandes devraient se multiplier. En soins palliatifs, pour autant que les soins soient prodigués avec excellence, les patients affligés atrocement par des douleurs insupportables ne sont pas légion. La littérature nous montre que les douleurs réfractaires sont plutôt rares. Jamais autant qu’aujourd’hui la médecine est parvenue si efficacement à soulager les douleurs. En cas de douleurs réfractaires, la sédation peut être envisagée.⁹ Le problème avec l’euthanasie ne relève pas tant de la peur de mourir dans la douleur. Si tel était le cas, il faudrait immédiatement informer la population pour rappeler que, dans les unités de soins palliatifs, les douleurs sont soulagées. Le problème est ailleurs. Le problème n’est pas tant la peur de la douleur que de la souffrance. Cette souffrance qui se traduit par la peur de mourir seul¹⁰, abandonné. Cette peur de mourir à

 Voir les ouvrages de Jacques Ricot sur le sujet, dont Dignité et euthanasie, Paris, Pleins Feux, 2003; Philosophie et fin de vie, Paris, EHESP, 2003; Éthique du soin ultime, Paris, EHESP, 2010.  Notons que les partisans de l’aide médicale à mourir sont très réfractaires avec l’usage du verbe tuer.  Collège des médecins du Québec, La sédation palliative en fin de vie. Montréal, 2015.  Concernant cette solitude, nous renvoyons à Nobert Elias, La solitude des mourants, Paris, Pocket, 2002.

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l’hôpital, loin des siens, loin du confort domestique. D’où l’importance de développer les soins palliatifs à domicile. Mais, le vrai problème n’est-il pas plutôt ce que Tillich appelle « l’angoisse d’avoir à mourir »¹¹, la souffrance d’envisager sa fin de vie (biologique), et la souffrance d’appréhender l’agonie, c’est-à-dire l’effroi devant la mort?¹² Cette angoisse de la mort peut se retourner en crainte de la mort, comme le mentionne Tillich, la crainte ayant un objet.¹³ « Il est impossible, nous dit Tillich, à un être fini d’affronter l’angoisse nue plus longtemps qu’un court instant. »¹⁴ La prégnance effective de la douleur n’est pas la raison du combat que mènent les militants favorables à l’euthanasie. La vraie motivation de cette lutte est plutôt soutenue par la suprématie de l’autonomie érigée en ultime liberté¹⁵, ce que Tillich nomme l’autonomie autosuffisante, valeur dominante de ce qu’il appelle la société bourgeoise.¹⁶ Les politiques de santé publique concernant les directives anticipées, qui font florès dans plusieurs pays occidentaux¹⁷, témoignent de l’inquiétude des individus en bonne santé embarrassés par le vieillissement. À qui profite la décriminalisation de l’euthanasie? Qui sont les militants de cette lutte? On pourrait peut-être affirmer qu’ils sont les rejetons de cette société bourgeoise. Mais, la société bourgeoise que condamnait Tillich n’est plus la société actuelle que nous habitons. L’homme moderne affligé par l’angoisse de la mort que nous présente Tillich n’est plus le même homme aujourd’hui.

2 Une sensibilité nouvelle: une culture lyrique Tillich n’a pas connu Mai 68. Il n’a pas connu Woodstock. Il n’a pas connu tout le mouvement de la contre-culture américaine. Il n’a pas connu la fin des Trente Glorieuses. Il n’a pas connu la chute du mur de Berlin. L’homme du XXIe siècle n’est plus le même que l’homme contemporain qu’observait Tillich à l’automne 1950, quand il prononçait à Yale les Terry Lectures, qui allaient devenir Le courage d’être. Les hommes et les femmes que Tillich observent en 1950, ce sont

 Paul Tillich, Le courage d’être, Paris- Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 2001, 88.  Jean-Pierre LeMay, Se tenir debout. Le courage d’être dans l’œuvre de Paul Tillich. Québec, Presses de l’Université Laval, 2003, 118.  Paul Tillich, Le courage d’être, 30.  Ibid., 32.  Axel Kahn, L’ultime liberté, Paris, Plon, 2008.  Voir Jean-Pierre LeMay, Se tenir debout, 313.  Damien Le Guay, Le fin mot de la vie, Paris, Cerf, 2014.

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les parents de ceux qui deviendront plus tard les baby-boomers. En 1965, à la mort de Tillich, les plus vieux baby-boomers ont déjà 20 ans, les plus jeunes ont à peine 5 ans. La première cohorte des baby-boomers naît entre 1945 et 1950. Ils seront les plus nombreux. Ils auront pour eux la force du nombre. Ils seront aussi les plus enviables. C’est précisément sur eux que leurs parents fondent tout leur espoir, parents désabusés et désenchantés par le dernier conflit mondial. Ce groupe de femmes et d’hommes, nés entre 1945 et 1950, François Ricard l’appelle la génération lyrique. ¹⁸ Avec cette nouvelle génération arrive une nouvelle culture, une sensibilité nouvelle¹⁹, une nouvelle manière d’habiter le monde, une nouvelle façon de composer avec le passé. Cette nouvelle sensibilité promue par cette génération, Tillich ne l’a pas connue. Il a pu la pressentir, mais il ne l’a jamais côtoyée véritablement. La génération lyrique était encore jeune en 1965 pour s’imposer, mais elle ne tardera pas à la faire. Ils vont s’imposer, mais tranquillement. La révolution qu’ils vont mener, par la force du nombre, sera tranquille. Elle sera tranquille, mais sans compromis. Au Québec, leurs pères ont fait la Révolution tranquille, précisément pour eux, pour leur ouvrir le chemin. Ils ont page blanche. Ils aspirent à refaire le monde, en se débarrassant du vieux. Le « tranquille désespoir » (ou silencieux)²⁰ que Kierkegaard présente dans son Journal, n’est pas de même nature que celui réputé de la génération lyrique. François Ricard expose de façon remarquable dans son ouvrage cette « nouvelle sensibilité » partagée par la génération lyrique. Ricard oppose lyrique à épique.²¹ Ici, le lyrisme prend une forme d’innocence caractérisée par un amour éperdu de soi-même, une confiance aveugle en ses propres désirs et ses propres projets, et le sentiment d’un pouvoir illimité. La génération lyrique est née comme au matin du monde, dans la pureté d’un monde nouveau à reconstruire. Car leurs parents ont tout investi en eux pour qu’ils refassent un monde nouveau où il n’y aura plus de guerre ni de conflit. Ils pourront recommencer à neuf, rejeter les valeurs du passé et procéder à la refondation du monde. Les enfants lyriques sont venus au monde dans la joie, dans la fraîcheur de la pureté et de l’innocence. Au sortir de la « grande noirceur », ces enfants avaient pour eux la possibilité du bonheur. Au lendemain du pessimisme mondial, les enfants lyriques offrent à leurs parents la possibilité d’un rachat, et ce, sans délai. Ils naissent en grand nombre et sans tarder. Leur première force  François Ricard, La génération lyrique, Montréal, Boréal, 1994.  Le Collège des médecins du Québec fait sienne cette sensibilité nouvelle, voir Le médecin, les soins appropriés et le débat sur l’euthanasie, Montréal, 16 octobre 2009.  Voir Jean-Pierre LeMay, Se tenir debout, 43.  Nous nous inspirons des analyses de Ricard.

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est leur nombre. Ils sont nombreux. Et le boom est si puissant qu’ils pourront imposer sans difficulté leur vision du monde. Le sort du monde dépendra de leurs aspirations et de leurs valeurs. Ils sont nés sous une bonne étoile. Ils ont droit d’aînesse sur les boomers qui suivront. Avant eux, le « phénomène jeunesse » n’existait pas. La génération lyrique invente la jeunesse. Une rupture s’opère dans la lignée des générations. La jeunesse s’impose par le nombre, mais surtout par ses ambitions. Tout leur est facile, ni leurs parents et ni la société ne leur font obstacle. Ils ont le monde devant eux. Ils sont jeunes longtemps parce que leurs études se prolongent. À l’âge adulte, ils sont encore jeunes. Leur jeunesse perdure. Houellebecq n’a-t-il pas dit qu’il est presque devenu impossible de devenir adulte?²² Kundera n’a-t-il pas écrit que l’humanité est de plus en plus jeune?²³ L’idéologie lyrique suggère une toute nouvelle manière de penser et d’habiter le monde. Toutes les sphères de la société seront touchées par leur sensibilité, non seulement la politique et la culture, mais le fondement même de l’existence. L’hypothèse de Ricard est que « l’arrivée des premiers-nés du baby-boom à l’âge adulte marque le triomphe final, dans nos sociétés, des formes et des contenus de ce que l’on appelle la modernité ».²⁴ Le sujet lyrique a fait de sa demeure cet empire de l’éphémère. S’appuyant sur les analyses de Jauss, Ricard montre que l’idée de modernité s’oppose à celle d’éternité. Le moderne lyrique, c’est le déni de l’éternel et la plongée bienheureuse dans le fugitif et le transitoire. « Il n’est pas étonnant, disait Tillich, que ce double vide, le vide de l’adaptation aux exigences de la société industrielle et le vide de valeurs culturelles dépourvues de tout sérieux ultime, nous conduise au bord de l’indifférence, du cynisme, du désespoir, des troubles mentaux, des crimes juvéniles et du dégoût de vivre. »²⁵ Quand paraît la première édition du livre de Ricard, en 1992, les lyriques ont plus ou moins 45 ans. Ils sont encore jeunes. Ne le sont-ils pas encore aujourd’hui? Ils resteront toujours, probablement, fatalement jeunes. Pour rester jeunes, ils n’auront pas d’enfant, ou beaucoup moins que leurs parents. Et ce n’est qu’à la toute dernière page de son livre, à la page 280, que Ricard ose s’avancer sur le terrain de la mort, de la mort éventuelle des lyriques. La dernière phrase de son livre pose simplement cette question, qui est également la nôtre : « À quoi ressemblera la mort lyrique? »

 Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, 11. Houellebecq souligne : « on ne devient jamais réellement adulte ».  Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, 80 : « L’humanité est de plus en plus jeune ».  François Ricard, Ibid, 188.  Paul Tillich, Théologie de la culture, Paris, Denoël-Gonthier, 1968, 174.

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L’individu lyrique typique n’est pas un homme d’expérience. Car l’expérience ultime c’est l’expérience de la finitude humaine. A de l’expérience, nous dit Gadamer, celui qui en a conscience, celui qui sait qu’il n’est pas maître du temps et de l’avenir. L’expérience de chacun est ainsi l’expérience de sa propre historicité. « L’expérience véritable est celle qui donne à l’homme l’expérience de sa finitude ».²⁶ Si la situation de contradiction et d’aliénation est évacuée du revers de la main, la jeunesse perdure et continue de jouir de la béatitude du doux moment présent. Plus besoin de courage, car la présence de l’être est allégée à tel point que l’angoisse n’a plus cette charge existentielle. Le souci devient simplement celui de profiter de l’allégresse du moment présent. L’individu lyrique ne peut aucunement désespérer car rien en lui n’aspire à l’éternel. « S’il n’y avait en l’homme rien d’éternel, il ne pourrait aucunement désespérer », dit Kierkegaard.²⁷ On pourrait penser que la fin de vie des femmes et des hommes de la génération lyrique sera épique. Leur existence portée dans l’allégresse et la béatitude pourrait nous faire croire que leur approche de la mort sera épique, étant donné leurs ressources spirituelles hypothétiquement effilochées. Cependant, à l’instar de leur existence passée dans la félicité, on peut penser que leur fin de vie sera plutôt traversée dans cette même douceur lyrique et idyllique. Particulièrement au Québec. Le Collège des médecins ouvre la porte à cette sensibilité nouvelle avec une facilité déconcertante. Aussi, la Société Royale du Canada, dans son rapport de novembre 2011²⁸, tend la main à toutes ces personnes « fatiguées de vivre », une main tendue qui n’est que le visage d’un drame, celui d’une compassion démunie, la compassion d’une génération épuisée, fatiguée d’être soi.²⁹

3 Un Québec idyllique - un monde sans combat Le Québec est le premier endroit dans le monde où l’euthanasie a été définie comme une aide médicale à mourir. Plutôt que considérer l’euthanasie comme un mal nécessaire («Tu ne tueras point »), en tentant de décriminaliser le problème, on en est venu à voir l’euthanasie comme un soin, un soin médical. Et puisque l’aide médicale à mourir (l’aide médicale au suicide) est désormais reconnue comme un soin médical, elle relève du médecin, elle relève de l’ins   

Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, 380. Cité par Jean-Pierre LeMay, Se tenir debout, 248. Société Royale du Canada, Prises de décision en fin de vie, Ottawa, novembre 2011. Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi : dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.

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titution de soin, donc du ministère de la Santé du Québec. Considérée comme acte médical, pratiquée selon les normes attendues et les balises souhaitées, l’aide médicale à mourir ne relève plus du Code criminel (fédéral), mais du ministère de la Santé (provincial). Certains commentateurs fédéralistes ont reproché à Québec ce tour de passepasse qui consiste à faire passer l’euthanasie comme un soin, le soin étant de juridiction provinciale. C’est faire une lecture superficielle de la situation. L’aspiration profonde des tenants de l’aide médicale à mourir n’est pas politique, mais philosophique. De l’euphémisme « mourir dans la dignité », on a poussé le cynisme³⁰ jusqu’à parler de « l’aide médicale à mourir ». Pourquoi le Québec ne s’est-il pas contenté de décriminaliser l’euthanasie? Est-ce que la fatigue des Québécois que souligne Jacques Beauchemin³¹ dans son dernier ouvrage n’est pas plutôt de nature politique? Ne serait-elle pas aussi existentielle? La génération lyrique, qui a habité un monde idyllique, serait-elle une génération sans histoire, sans aventure? Le Québec se distingue du contexte mondial en matière de soins de fin de vie, de la même façon que le roman québécois se trouve incapable d’intégrer le Grand Contexte, mentionne Isabelle Daunais.³² Le statut incertain et distinct du Québec ne se fait pas sentir seulement dans le roman, mais également dans ses politiques de santé. Selon Daunais, [s]i le roman québécois est sans valeur pour le grand contexte, s’il ne constitue un repère pour personne sauf pour ses lecteurs natifs, c’est parce que l’expérience du monde dont il rend compte est étrangère aux autres lecteurs, qu’elle ne correspond pour eux, à rien de connu et, surtout, à rien de ce qu’il leur est possible ni même désirable de connaître. Cette expérience, c’est celle de l’absence d’aventure ou de l’impossibilité de l’aventure.³³

Dans le roman québécois, aucune question, aucun événement n’ébranle assez le monde où vivent les personnages pour leur offrir, au sens fort du terme, une aventure. Isabelle Daunais, emprunte à Kundera le concept d’idylle, pour se représenter le roman québécois comme un roman idyllique. L’idylle ne désigne pas un monde merveilleux et purgé de tout souci et de tout malheur. L’idylle est plus terriblement l’état d’un monde pacifié, d’un monde sans combat, d’un monde qui se refuse à l’adversité, et comme le dirait Tillich, d’un monde qui refuse, disons-le, l’ambiguïté de la vie. Comment ne pas souligner le fait que le  Thomas de Koninck, « Soins de fin de vie – Les sophismes du projet de loi 52 », Le Devoir, 29 octobre 2013.  Jacques Beauchemin, La souveraineté en héritage, Montréal, Boréal, 2015.  Isabelle Daunais, Le roman sans aventure, Montréal, Boréal, 2015.  Ibid, 15.

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choix politique singulier d’instituer une aide médicale à mourir ait pris forme dans une société idyllique? Cet esprit idyllique s’est même transposé à l’Assemblée nationale dans une forme d’unanimisme presque totale. La création de la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité, instituée en décembre 2009, a été le théâtre d’un lyrisme démocratique sans pareil. Jamais une Commission n’avait suscité autant d’attention, plus de 300 mémoires avaient été déposés à l’Assemblée nationale. Tous les médias avaient applaudi le déroulement du processus qui s’était effectué dans l’ordre et le respect. Une écrasante majorité d’éditorialistes soulignait le caractère respectueux et sans partisanerie politique. Des journalistes ont vu dans le déploiement des travaux de cette Commission un idéal démocratique.³⁴ Aucune résistance politique. Les quatre partis ont tous salué le Projet de loi adopté sans retenue en 2014. La complicité des quatre partis politiques présents à l’Assemblée nationale n’avait jamais été aussi serrée, depuis très longtemps, avaient remarqué plusieurs observateurs politiques. François Ricard parlerait à juste titre d’une situation loufoque.³⁵ Le loufoque étant la catégorie moderne par excellence, celle qui, comme le tragique, le divin, ou l’héroïque en d’autres époques, convient le mieux au monde dans lequel nous voici tenus de vivre. La mort de Dieu, la fin des Grands Récits, l’entrée dans l’ère du vide, paradoxalement, au lieu de nous plonger dans le désespoir et la perplexité, ne font chaque jour que nous livrer davantage à l’admiration de nous-mêmes et à cette extase à la fois candide et dévastatrice qu’est le désenchantement postmoderne. Plus précisément, le personnage loufoque de notre temps est caractérisé par sa légèreté ontologique. À la différence de son ancêtre moderne qui habitait encore un monde sérieux, le loufoque habite un univers dans lequel la frivolité et la rigolade sont la loi commune. Les forces émancipatrices exaltées à leur paroxysme et l’esthétisation de l’existence s’étendent jusqu’à de grandes fêtes en guise d’obsèques³⁶, après la rapide incinération du corps. La distraction, le divertissement, le jeu et la fête deviennent autant de moyens pour anesthésier l’angoisse de la mort en rendant la réflexion impos-

 Hubert Doucet fait état de cet unanimisme, dans La mort médicale. Est-ce humain?, Montréal, Médiaspaul, 2015, 77– 78.  François Ricard, Chroniques d’un temps loufoque, Montréal, Boréal, 2005. Nous nous en inspirons.  Valérie Garneau, «Quand le souci des morts rejoint celui des vivants. Entretien avec Patrick Moreau », Argument, 17(2), 2015, p. 8 – 12.

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sible. Mais, nous rappelle Tillich, ce n’est pas une solution, car rendre impossible l’angoisse, c’est du même coup rendre impossible le courage d’être.³⁷ Ricard présente la dernière en date des grandes querelles entre Anciens et Postmodernes : la querelle sur le mariage des homosexuels/elles.³⁸ Rien ne peut délecter davantage un amateur de loufoque qu’un beau débat comme celui-là. Probablement que depuis la chute du communisme, dans nos sociétés pacifiées et ennuyeuses, aucun débat n’avait opposé deux camps qui s’affrontaient avec autant de conviction et de sérieux désopilant; on n’avait pas vu voler autant de grands mots, retentir autant d’appels vibrants à l’Histoire, à la Métaphysique, et s’énoncer avec solennité autant de principes sacrés, ce qui est toujours, dit Ricard, dans le monde où nous sommes, d’une grande drôlerie. Qui aurait pu imaginer, quinze ou vingt ans auparavant, qu’une guerre idéologique, politique et morale d’une telle ampleur allait se livrer autour d’une chose aussi démodée et inintéressante que le mariage? C’est justement, dit Ricard, cette disposition entre la passion qui l’anime et le caractère dérisoire de son enjeu qui fait tout le comique de la querelle et les délices de l’amateur de loufoque. Ce qui frappe le plus dans cette querelle, ajoute Ricard, c’est que le mariage soit présenté comme un droit, alors que pour nos aïeux, le mariage apparaissait d’abord comme un devoir.

4 Un droit à la mort ? Transposons cette lecture sur la querelle qui oppose militants et adversaires sur la question du droit de mourir, et qui mieux est, sur la question du droit de mourir dans la dignité. En droit, il n’existe pas de droit à la mort. ³⁹ Le droit défend plutôt le droit à la vie. Paradoxalement, le droit de vivre s’est mué aussi en une revendication d’un droit à la mort. Ce droit à la mort, dans les années ‘60 et ‘70, était davantage celui de la voix des patients et de leurs familles, victimes de l’acharnement thérapeutique. C’est n’est plus le cas aujourd’hui. Le droit à la mort est revendiqué comme l’ultime liberté. Maître et possesseur de son existence entière, l’homme néomoderne (Ricard)⁴⁰ ou l’homo festivus (Philippe

 Jean-Pierre LeMay, Se tenir debout, 320 : « Rendre impossible l’angoisse, c’est aussi rendre impossible le courage ».  François Ricard, Chroniques d’un temps loufoque, 138.  Voir Nicolas Aumonier, Bernard Beignier et Philippe Letellier, L’euthanasie. P.U.F. Que saisje? No 3595. 5e édition, Paris, Gallimard, 86 – 97.  François Ricard, Moeurs de Province. Montréal, Boréal, 2014, 29 – 37.

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Muray)⁴¹ se veut aussi maître et possesseur de son mourir. Il veut devenir son propre créateur, ainsi que son propre destructeur. Tillich nous met en garde devant la complexité de la « contradiction de l’essence ». En plus de concupiscence, l’hubris désigne la présomption par laquelle un simple mortel cherche à s’élever au rang du divin.⁴² L’idée d’un « droit à la mort » est déduite du principe voulant que tout ce qui n’est pas interdit soit permis. L’absence de sanction pénale n’implique pas l’existence d’un droit. La dépénalisation n’équivaut pas à la création d’un droit. Il n’existe pas de droit au suicide depuis qu’il est décriminalisé. Il n’existe pas de droit au suicide.⁴³ Il ne peut exister un droit sans un créancier et un débiteur. Le droit est un rapport d’obligation entre une personne qui peut en exiger le bénéfice face à une autre qui le doit. Ce caractère distributif manque au prétendu « droit à la mort ». Il est inapproprié de prétendre que le suicide est toujours un acte de « liberté ». La liberté suppose d’arriver à un carrefour, pas dans une impasse. On ne peut fonder un droit sur un pur désir subjectif. Tout droit suppose une universalité. « Nous sommes des êtres de la limite, nous dit Fernand Dumont, d’un statut incertain. Un être fini, qui le sait et qui ne l’accepte pas, un être dont chacun des comportements, chacun des rêves est un compromis d’acquiescement et de déception : tel est l’homme, telle est sa situation première. »⁴⁴

5 Devant l’angoisse de la mort : le courage d’être Devant le mourant, les mots manquent, les silences deviennent insupportables, l’attitude juste peut faire défaut, le rite funéraire est appauvri, le deuil est escamoté, l’empathie ne sait plus comment se déployer. Notre époque manque cruellement de tact à cet égard. Côtoyer la mort devient une tâche à réapprendre. Nous avons désappris à bien nous tenir aux côtés du cercueil. Les anciens remparts contre l’angoisse de la mort se sont effondrés. Une propédeutique funéraire serait à redéfinir, une grammaire de la consolation. ⁴⁵ Le désarroi de  Philippe Muray et Elisabeth Lévy, Festivus Festivus. Paris, Flammarion, 2008. Voir aussi plusieurs sections sur l’homo festivus et le festivisme, la société hyperfestive, les festivocrates, l’éthique festiviste dans « Après l’Histoire I » dans Essais, Paris, Les Belles Lettres, 2010, 77– 244.  Jean-Pierre LeMay, Se tenir debout, 104– 106.  Nicolas Aumonier et al., L’euthanasie, Nous suivons leur analyse.  Fernand Dumont, Une foi partagée, Montréal, Bellarmin, 1996, 35.  Michaël Foessel, « Une grammaire de la consolation », dans Études, 2014(5), 51– 60.

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l’homme contemporain n’est pas seulement l’effroi, la peur ou l’angoisse. Le désarroi peut aussi se traduire par une certaine insolence devant la fin de vie. Cette insolence partagée par le mouvement transhumaniste qui veut nous guérir de la mort. Tel est « l’extrême contemporain », décrit par David Le Breton.⁴⁶ Tillich nous présente cet individu du XXe siècle qui a vécu « l’expérience de l’universel effondrement du sens ».⁴⁷ L’être humain qu’il décrit a perdu un monde plein de significations et un soi vivant dans des significations tirées d’un centre spirituel. « Il est encore assez humain pour éprouver sa déshumanisation et son désespoir », nous dit Tillich.⁴⁸ Mais, est-il encore suffisamment humain? La structure ambiguë de la philosophie existentialiste montre que l’absurde qui conduit au désespoir est aussitôt dénoncé avec passion pour tenter d’intégrer favorablement l’angoisse de l’absurde au courage d’être. Tillich nous enseigne que la vie se transcende de manière ambiguë.⁴⁹ Chez l’homme conscient, la vie apparaît dans la tension de la grandeur et du tragique. Seule la grandeur peut se reconnaître dans le tragique. La peur de la grandeur pousse l’homme à éviter le tragique pour éviter la grandeur, comme il veut transformer en crainte son angoisse de la mort. La tragédie peut être évitée en évitant la grandeur, mais ultimement, l’homme est responsable de son destin. La mort sans douleur n’est possible que lorsque l’angoisse a vidé le courage au point où rien n’a plus de valeur. Mais là où il y a le courage, il y a aussi la douleur, c’est-à-dire la souffrance. Parler d’une mort courageuse, c’est parler d’une mort douloureuse. Faute de préoccupation ultime, avec une foi défaillante, l’individu lyrique ne peut presque rien pour le salut de son voisin. Si l’on suit Tillich, renoncer à toute préoccupation ultime, ce serait renoncer à être un homme. La foi consiste à être saisie par ce qui nous importe de façon ultime. La seule forme d’athéisme que l’on peut imaginer, selon Tillich, est ce désintérêt à l’égard de la question ultime. La foi ontologique, telle que la conçoit Tillich, ne s’oppose pas à la raison, car seul un être raisonnable est capable d’être saisi par une préoccupation ultime.⁵⁰ Mais, si la préoccupation est éphémère ou provisoire, comme la richesse ou la fête, l’homme ampute une partie de lui-même qui aspire à l’inconditionné. Si les sujets lyriques ne sont que des sujets ludiques, comment préserver le lien social?

 David Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Métailié, 2013.  Paul Tillich, Le courage d’être, 111.  Ibid., 112.  Nous suivons ici Paul Tillich dans Théologie systématique IV. La vie et l’esprit, Paris-GenèveQuébec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1991, 97– 105.  Paul Tillich, Dynamique de la foi. Québec, Presses de l’Université Laval, 2012.

Amenuiser l’agonie ou l’effacement du tragique

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Comment solliciter le courage d’être participant? Sans le courage qui accepte la contingence, nous dit Tillich, aucune vie ne serait possible.⁵¹ Dans dix ans, sinon vingt ans, au chevet des nombreux lyriques qui seront à la fin de leur parcours, il faudra bien trouver la parole juste.⁵² Mais, sur quels préjugés légitimes ⁵³ sera-t-il possible de s’appuyer pour les rejoindre, sur quelle foi absolue? ⁵⁴ Sur quel sérieux ⁵⁵ les amener? Comment sera-t-il possible de solliciter leur courage d’être, d’apaiser leur angoisse téléologique? ⁵⁶ Il serait trop facile de les abandonner à leur désarroi ou à leur insolence, sous prétexte qu’ils consentent⁵⁷ à mourir dans la dignité.

      

Jean-Pierre LeMay, Se tenir debout, 207. Philippe Breton. Éloge de la parole, Paris, La Découverte, 2007. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996. Paul Tillich, Le courage d’être, 136 – 138. Sur le sérieux tillichien, voir Jean-Pierre LeMay, Se tenir debout, 356– 357. Ibid, 235. Michela Marzano, Je consens, donc je suis, Paris, P.U.F., 2006.

Partie 2 Les ambiguïtés de la morale

Michel Dion

Les ambiguïtés de la loi morale. Paul Tillich mis en dialogue avec le romancier Robert Musil Résumé: L’écrivain autrichien Robert Musil (1880 – 1942), fermement opposé à l’impératif catégorique kantien, adopte une perspective de relativisme moral. Paul Tillich voit, lui aussi, les dérives d’un impératif moral décontextualisé, mais sauvegarde l’inconditionnalité de l’impératif moral catégorique. Il la replace plutôt à un niveau ontologique, ce qui lui permet d’adopter une position relativiste face aux expressions concrètes, historiquement situées, de cet impératif moral que notre conscience errante ne parvient jamais à identifier avec certitude. Abstract: The Austrian writer Robert Musil (1880 – 1942), firmly opposed to the Kantian categorical imperative, adopts a perspective of moral relativism. Paul Tillich also sees the risks of a decontextualized moral imperative, but saves the unconditionality of the categorical moral imperative. He rather replaces it at the ontological level, which allows him to adopt a relativist posture towards concrete expressions, historically situated, of this moral imperative which our wandering conscience can never identify with certainty.

Dans L’Homme sans qualités, Robert Musil a dévoilé non seulement les conséquences sociales et politiques du désenchantement du monde, mais a surtout montré, à travers une trame romanesque éclatée, que l’intériorité, voire la quête mystique, n’est pas pour autant disparue de l’essence humaine. Peut-être est-elle plus intense qu’auparavant, n’étant plus sous la contrainte d’œillères et de frontières imposées par des autorités religieuses ou sociales. L’apport de Musil est d’avoir décodé la crise morale de notre époque. D’après lui, le déclin social n’est que la conséquence d’une crise de la morale. Il faudrait montrer, dans le domaine de la morale, autant de tact qu’au chevet d’un malade.¹ Pour Musil, « la morale partout se relâche. Tout n’est que matérialisme et précipitation ».² Selon lui, « l’homme sans qualités » est un nihiliste qui s’oppose à l’action et donc à la

 Robert Musil, L’Homme sans qualités, Tome 1, Paris, Seuil, 1995, 53; L’Homme sans qualités, Tome 2, Paris, Seuil, 44.  Robert Musil, L’Homme sans qualités I, 606 ; II, 345, 510 – 511. DOI 10.1515/9783110486254-007

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recherche de la vérité, mais demeure insatisfait de toutes les solutions apportées aux problèmes de son époque.³ Tout comme Nietzsche aussi, il dénonçait le nihilisme qui avait cours en Europe. Tout comme Nietzsche, Musil gardait espoir en une morale au-delà de la morale actuelle. Une morale à définir, qui refuse toutes les limites imposées par quelque groupe, organisation ou institution de la société, et certainement celles en provenance des religions institutionnalisées. Pour Musil, la morale est « l’organisation d’états momentanés de notre vie en états durables ».⁴ La morale aurait ainsi pour fondement la conviction à l’effet que les sentiments les plus importants demeurent toujours les mêmes, à travers le temps et l’espace. La seule tâche de l’individu serait d’agir en accord avec ces sentiments. D’après lui, chaque personne doit avoir sa propre morale, puisque toute morale est non seulement la régulation des comportements dans une société donnée, mais également celle des impulsions intérieures, donc des sentiments et des pensées. D’où l’impossibilité de se passer de l’individu, de son jugement moral autonome, sans aucune contrainte, de principe ou de règle. Musil dénonçait la morale, pour autant qu’elle était, jusqu’à maintenant, immorale : contraignante et violente. Les classes dominantes imposent aux autres des principes qui leur permettent de conserver leur pouvoir intact et d’en assurer la permanence.⁵ Musil en appelait donc à constituer une morale qui soit vraiment morale, c’est-à-dire « une morale qui satisfasse aux critères qu’elle impose ».⁶ Une morale qui soit cohérente. Par exemple, si la morale s’impose ellemême le principe du respect de la vie, alors cela devrait la conduire à nier toute valeur au concept de « guerre juste » et à adhérer au pacifisme radical. Une morale cohérente ne pourrait brandir le principe du respect de la vie tout en en réduisant la portée par le biais de diverses exceptions. Une morale cohérente à la Musil serait une morale qui refuse de faire des compromis quant aux critères ou principes qu’elle s’est elle-même donnée. Voyons maintenant dans quelle mesure l’œuvre de Musil rencontre la perspective de Tillich sur les ambiguïtés de la loi morale. Dans le troisième volume de sa Théologie systématique (1963), Paul Tillich discute de trois principaux problèmes de la loi morale : le caractère inconditionnel de l’impératif moral, les normes de l’action morale, et la motivation morale.

   

Robert Musil, L’Homme sans qualités II, 568, 794. Idem, 243. Idem, 420, 423 – 424. Robert Musil, L’Homme sans qualités II, 427, 793, 808, 889.

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1 Face au relativisme moral, le caractère inconditionnel de l’impératif moral 1.1 Le relativisme moral de Musil Du fait de l’ambiguïté inhérente à la vie, soutenait Musil, l’être humain est poussé dans une quête constante pour saisir la raison de sa position paradoxale. Il a une vie ambiguë, un monde et une Histoire qui le sont tout autant. Mais, disait Musil, en parlant des ambiguïtés de l’existence humaine, nous présupposons que nous pouvons en imaginer une meilleure.⁷ À quoi nous servirait-il d’avoir, par la raison, la capacité de dénoncer les ambiguïtés de la vie si, par notre imagination, nous étions incapables de créer en nous l’image d’une vie non-ambigüe, et par cette image, de détecter en nous la source d’une espérance, peu importe la nature de son enracinement? L’action morale est elle-même ambiguë : il n’y a aucun Oui (comme motivation de l’action morale) qui n’entraîne pas son Non (en tant que motivation de l’action immorale), précisait-il. L’incertitude que nous ressentons face à notre capacité de faire le bien donne lieu autant aux pires comportements qu’à une volonté imprégnée d’idéalisme kantien.⁸ Ceux et celles qui agissent selon la moralité sociale consensuelle voient leurs défauts perçus par les autres de manière favorable. Ceux et celles qui sont perçus comme agissant à l’encontre de la moralité sociale consensuelle sont voués à une forte critique sociale.⁹ La perception du bien et du mal est ainsi extrêmement relative. Musil est un représentant du relativisme moral. Il parlait de cette « ambivalence morale qui caractérise presque tous les contemporains, qui était le talent et peut-être le destin de sa génération ».¹⁰ Il expliquait que toute personne finit par dissoudre son âme en raisonnement, en morale, et en grandes idées, selon un processus irréversible. Il croyait qu’à son époque, l’être humain vit sans morale, sans principe, voire sans expérience véritablement vécue.¹¹ S’il nous reste quelque morale que ce soit, de quoi est-elle alors constituée? Selon Musil, notre morale comporte des commandements qui se contredisent. Toute théorie morale qui se prétend inflexible est obligée, dans la pratique, de  Idem., 507, 514.  Robert Musil, L’Homme sans qualités I, 448, 477, 520 – 521, 559, 826.  Robert Musil, L’Homme sans qualités II, 301– 303, 585, 926.  Robert Musil, L’Homme sans qualités I, 334.  Robert Musil, L’Homme sans qualités I, 691, 715 – 716.

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faire des concessions. Mais ces concessions ne sont faites, prétendait-il, qu’à une « société de sauvages ».¹² D’après lui, certains croient que des règles morales fixes contredisent l’essence de la morale.¹³ Il niait qu’une norme morale puisse être immuable. À tout instant, affirmait-il, nous devons plutôt rechercher « un mouvant équilibre qui exige qu’on travaille constamment à le renouveler (…) transformer, dans ses fondements, une morale qui, depuis 2000 ans, ne s’est adaptée au changement que pour des détails (…) épouser une autre morale qui respecte la mobilité des faits ».¹⁴ Une morale mouvante, sans principe a priori, sans catégorie fixe de bien et de mal. Pour Musil, il faut donc conclure à la relativité fondamentale de tous les systèmes moraux.

1.2 L’inconditionnalité de l’impératif moral d’après Tillich Plutôt que de tomber, avec résignation, dans le relativisme moral, comme faisait Musil, Tillich nous ramène à l’inconditionnalité de l’impératif moral. Un impératif moral ne peut être qu’inconditionnel. Un impératif moral qui serait soumis à des conditions n’aurait pas de caractère catégorique. Pour Tillich, l’impératif moral n’est acceptable que parce qu’il représente notre être essentiel, à l’encontre de notre état d’aliénation existentielle. Le caractère catégorique de l’impératif moral montre qu’il n’est soumis à aucun conditionnement extérieur. Comme disait Tillich, dans sa Théologie de la culture ¹⁵, ce que Kant appelait l’impératif catégorique n’est que le caractère inconditionnel du devoir-être. Peu importe son contenu, sa forme est inconditionnelle : elle n’est soumise à aucune forme de conditionnement. Contrairement à Musil donc, Tillich reconnaissait l’inconditionnalité de la moralité. Ceux qui ne font pas la distinction entre la moralité inconditionnelle et les moralismes conditionnés sont voués à tomber soit dans le scepticisme absolu envers ce qui est moral/immoral (ce qui ne pourra que miner la moralité ellemême), soit dans un absolutisme qui accorde l’inconditionnalité à un système moral donné, de sorte que cet absolutisme donne lieu à des croyances et pratiques fanatiques. L’impératif moral n’est pas une loi qui nous est imposée de l’extérieur, que ce soit par l’État, par une personne ou un groupe social, ou même par Dieu. Aucune autorité religieuse ou politique ne peut nous imposer son propre système moral comme étant inconditionnellement valide. L’impératif    

Robert Musil, L’Homme sans qualités II, 126. Robert Musil, L’Homme sans qualités II, 100, 159. Robert Musil, L’Homme sans qualités I, 318. Paul Tillich, Theology of Culture, London, Oxford University Press, 1980, 135– 137.

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moral n’a rien de l’hétéronomie. Il est plutôt la loi de notre être. L’impératif moral est inconditionnel parce qu’il représente notre être qui se commande à luimême, et non pas son assujettissement à des conditionnements internes ou externes. L’impératif moral, pour Tillich, représente notre être essentiel. C’est pourquoi il est catégorique et que bien qu’il soit sujet à des ambiguïtés concrètes, n’est lui-même pas ambigu. Car pour être inconditionnel, il ne doit pas, en luimême, être ambigu, quoique ses manifestations concrètes puissent l’être ellesmêmes. Toute la question, disait Tillich, est de savoir discerner là où il y a effectivement impératif moral « catégorique » plutôt qu’un impératif moral entouré d’ambiguïté historiquement située.¹⁶ Dans le troisième volume de la Théologie systématique, Tillich se réfère aux rencontres interpersonnelles dans lesquelles s’insère l’exigence inconditionnelle de reconnaître l’autre comme personne à part entière. Reconnaître l’autre comme personne, c’est participer en lui. Je ne peux savoir ce qu’est l’autre soi (qui est un Je pour lui-même) si je ne le reconnais pas pleinement comme personne. Le reconnaissant pleinement comme personne, je participe en lui, je participe à son processus d’individualisation. Car le Je ne peut s’individualiser qu’en-face-del’autre. Mais cette position d’être en-face-de-l’autre est insuffisante pour me permettre de m’individualiser. Je dois, en plus, être accepté par l’autre comme une personne à part entière, comme un Je équivalant au sien, en valeur et en substance, en raison de l’égalité transcendantale de tous les êtres humains. Il ne s’agit pas ici de cette participation dans laquelle chacun reconnaîtrait dans l’autre des traits de personnalité ou expériences de vie qu’il/elle expérimente déjà, ou qui se situe, au contraire, à mille années-lumière de sa réalité personnelle. Si c’était le cas, affirmait Tillich, la participation ne renverrait qu’aux dualités sympathie/antipathie, ou amitié/hostilité. Mais si ce n’est que le hasard qui permet à des gens de partager ou non des expériences de vie, ou des traits de caractère, alors ce critère de participation ne peut donner lieu à quelque inconditionnalité que ce soit. Ce qu’exige l’impératif moral, c’est qu’un soi participe dans « le centre d’un autre soi » – le soi centré étant uni à Dieu comme fondement de son être et de son monde – et qu’il accepte les particularités de l’autre, même (et surtout) s’il n’y a aucune convergence entre les personnes, quant aux traits de personnalité et/ou aux expériences de vie. Cette acceptation inconditionnelle de l’autre est au cœur de l’amour-agapè. ¹⁷

 Paul Tillich, Systematic Theology III, Chicago, University of Chicago Press, 1963, 44– 45.  Ibid., 45.

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2 Les normes de l’action morale 2.1 Musil contre toute forme d’universalisme moral Selon Musil, l’ambiguïté de la loi morale en regard de son contenu transparaît dans les affirmations abstraites qui sont faites de la loi morale, tout autant que dans leur application quotidienne. À n’importe quelle période de l’Histoire, les affirmations de la loi morale sont toujours ambiguës. C’est l’Histoire elle-même qui est ambiguë. L’Histoire humaine n’est pas celle de l’homme supérieur, mais plutôt celle de l’homme moyen. Comme l’Histoire est centrée sur une moyenne, elle est, dès lors, le lieu des probabilités. Dans ce qu’elle a de « moyen », l’humanité n’est qu’un tissu de probabilités, soutenait Musil.¹⁸ D’après lui, la morale est une valeur collective qui exige que chacun lui obéisse « à la lettre et sans aucun écart dès qu’on l’a reconnue ».¹⁹ Pour Kant, l’impératif hypothétique suppose qu’une action n’est bonne que comme moyen pour atteindre une finalité donnée, alors que l’impératif catégorique suppose que l’action est pensée comme étant bonne en elle-même, de sorte que la raison doit nécessairement s’y conformer.²⁰ Musil parlait d’une coupure au cœur même de la conscience humaine: il y a, d’une part, la fin qu’on approuve et, d’autre part, les moyens qu’on tolère. Cette division de la conscience morale aurait, selon Musil, toujours existé et lui paraissait inévitable.²¹ D’où son refus catégorique d’adhérer à toute forme d’universalisme moral.

2.2 La norme de l’amour-agapè chez Tillich Pour Tillich, c’est l’amour-agapè qui donne à l’impératif moral un caractère concret. L’amour-agapè constitue la source transcendante du contenu de l’impératif moral. L’agapè est ce qui, dans l’amour, pousse à l’auto-transcendance. Dans la mesure où il dépasse la distinction matériel/formel, l’amour-agapè constitue la norme ultime de la loi morale, la source ultime des préceptes mo-

 Robert Musil, L’Homme sans qualités  Robert Musil, L’Homme sans qualités  Immanuel Kant, Foundations of the Library of Liberal Arts, 1983, 31.  Robert Musil, L’Homme sans qualités

II, 510 – 511. I, 721. Metaphysics of Morals, Indianapolis, Bobbs-Merrill/ I, 802.

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raux.²² L’amour-agapè comporte deux éléments fondamentaux : (1) un élément matériel/existentiel (la « loi d’amour ») : l’amour-agapè s’applique différemment, selon les circonstances et les contextes ; (2) un élément formel/essentiel (les principes ultimes de justice). Pour Tillich, la loi morale est ambiguë quant à son contenu, c’est-à-dire quant aux commandements qu’elle comporte. Les commandements de la loi morale ne sont valides que parce qu’ils expriment la nature essentielle de l’être humain et lui font revoir autrement son état d’aliénation existentielle. Tillich supposait que le radicalisme éthique de Kant était lui-même voué à l’échec, puisqu’il était enraciné dans et dépendait de l’existence concrète, qu’il s’agisse de conditionnements d’ordre social, économique, politique, esthétique, culturel, ou religieux/spirituel. Kant n’a pas pu élaborer une théorie éthique totalement déconnectée des réalités existentielles, puisque sa propre théorie était historiquement située et soumise à divers conditionnements. Tillich croyait que seul l’amour-agapè, en dépit des ambiguïtés de ses applications concrètes, peut réaliser la synthèse entre le contenu concret (existentiel/historique) et la forme pure.²³ Tillich reconnaissait cependant une certaine vérité au relativisme moral : la loi morale est incapable de produire des commandements qui sont exempts de toute ambiguïté, à la fois dans leur forme et dans leur application concrète. Pensons seulement au droit naturel et à la loi divinement révélée. Pour Tillich, toute distinction entre droit naturel et loi divinement révélée est éthiquement impertinente. Les Dix Commandements, tout autant que le Sermon sur la Montagne, sont des réaffirmations de la loi d’amour, qui les précédait historiquement. Qu’ont en commun les Dix Commandements et le Sermon sur la Montagne, si ce n’est l’affirmation de la nature essentielle de l’être humain, comme s’opposant à son aliénation existentielle? Tant que la loi d’amour est formulée en termes de commandements, elle ne nous est guère utile pour la prise de décision. Tillich montrait ainsi qu’il y a une certaine vérité dans le relativisme moral. Particulièrement lorsqu’il interdit un certain comportement, tout commandement moral peut être bon dans certaines situations, mais peut être moralement répréhensible dans une autre situation. Toute prise de décision éthique suppose donc de se libérer de l’emprise d’une loi morale inflexible. Tillich avait raison d’affirmer que toute décision éthique est risquée, car il n’y a

 Paul Tillich, « La source religieuse des commandements moraux », dans Le fondement religieux de la morale, Paris, Le Centurion/Delachaux & Niestlé, 1971 (1959), 60, 62.  Paul Tillich, Systematic Theology III, 46.

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aucune garantie qu’elle accomplisse la loi d’amour, l’exigence inconditionnelle provenant de la rencontre interpersonnelle.²⁴ Tillich estimait donc que la nature essentielle de l’être humain tout autant que la norme morale de l’amour-agapè sont à la fois exprimées et voilées par les processus de la vie elle-même. La non-ambiguïté n’appartient pas à l’existence humaine. Exister, c’être être-dans-l’ambiguïté. Il n’y a qu’un existant dont la situation est « dans-l’ambiguïté ». Seul un être qui fait face à la souffrance, à la faute, à la culpabilité, à la maladie et à la mort, peut vivre dans l’ambiguïté : seul cet être peut donner ou non un sens, ou faire varier, au fil du temps, le sens qu’il accorde à sa souffrance, à ses fautes, à sa culpabilité, à ses maladies ou à sa mort, puis, par un acte libre, contredire le sens ou le non-sens qu’il leur avait librement attribués. L’être humain est cet être qui « vit-dans-l’ambiguïté », étant constamment déchiré entre les divers sens et non-sens des expériences qu’il accumule au cours de sa vie. Tillich reconnaissait l’ambiguïté inévitable de tous les phénomènes humains. Il en donnait un bon exemple en parlant de la réception humaine de toute Révélation divine. Cette réception par l’être humain de la Révélation rendait, selon lui, la Révélation ambiguë, quant à ce qui devrait en découler pour nos décisions à prendre et les actions à entreprendre dans la vie de tous les jours.²⁵ Selon Tillich, il s’ensuit que la conscience morale baigne toujours dans l’ambiguïté. L’être humain ne sait jamais clairement ce que la conscience morale lui commande de faire ou de ne pas faire, dans une situation donnée.²⁶ Tillich parlait ainsi d’une « conscience errante ». La voix de la conscience demeure insaisissable, inatteignable. Que nous appelle-t-elle à faire? Sauver la tradition à tout prix, au détriment de la nouveauté amenée par la révolution? Pencher du côté de la révolution afin d’éviter de se scléroser dans un attachement aveugle aux traditions? Se conformer aux autorités en place et nier notre autonomie morale? Affirmer, haut et fort, notre autonomie morale et ébranler la crédibilité morale des autorités en place, et ainsi contribuer à un certain chaos social? La conscience morale est errante. Nous ne savons jamais, à l’avance et même à l’instant présent, ce qu’elle nous exige de faire ou de ne pas faire. Les contenus des systèmes moraux sont relatifs, selon Tillich, pour trois raisons. Premièrement, les choix moraux sont toujours faits dans des situations con-

 Paul Tillich, « La dimension religieuse de l’impératif moral », dans Le fondement religieux de la morale, 41– 42.  Paul Tillich, Systematic Theology. II. Existence and the Christ, Chicago, The University of Chicago Press, 1957, 80.  Paul Tillich, « La dimension religieuse de l’impératif moral », dans Le fondement religieux de la morale, 42.

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crètes. Deuxièmement, toute situation concrète est ouverte à une diversité de lois applicables, plus précisément, à la pluralité des devoirs moraux. Troisièmement, la conscience ne peut jamais savoir à l’avance quel choix est moralement préférable à d’autres (la conscience errante).²⁷ D’après Tillich, suivre sa conscience morale est donc un acte profondément risqué : le plus grand risque encouru, c’est de contredire notre conscience, de lui faire dire ce qu’elle ne dit pas. Suivre sa conscience peut nous faire faire (ou omettre d’entreprendre) des actions (ou omissions) aux conséquences désastreuses. Mais puisque l’être humain n’existe que dans et à travers le doute – et ainsi dans nombre d’in-certitudes – sa conscience morale n’en est pas exempte. C’est un risque que l’être humain, existentiellement fini, doit assumer. Être dans le doute quant à la jonction entre ma décision morale dans une situation donnée et son adéquation par rapport à l’impératif moral catégorique (inconditionnel) implique de ne pas baigner dans le calme et la tranquillité d’esprit. Pour Tillich, toute décision morale suppose le risque de ne pas faire correspondre notre action morale avec ce qu’exige l’impératif moral catégorique. Si je pouvais être assuré d’une telle correspondance dans une situation donnée, alors l’impératif catégorique perdrait, du coup, son inconditionnalité, soulignait Tillich, car cette adéquation pourrait découler directement de ma liberté de choisir, dans telle ou telle situation, d’affirmer ou de désavouer ma nature essentielle.²⁸ Toute certitude morale n’est que partielle, l’être humain étant fini, y compris dans la structure de sa raison. Dans le premier volume de la Théologie systématique ²⁹, Tillich mentionnait que quelque chose d’inconditionnel vient, dans l’expérience morale, rompre avec les conditions spatio-temporelles et causales d’un être existentiellement fini. Tillich reconnaissait à Kant le mérite d’avoir identifié cet élément inconditionnel qui est présent dans les profondeurs de la raison pratique.³⁰ D’ailleurs, dans sa thèse de doctorat en théologie publiée en 1912³¹, Tillich citait Kant à l’effet que la loi morale n’exprime que « l’autonomie de la raison pure pratique, c’est-à-dire de la liberté, et cette autonomie est ellemême la condition formelle de toutes les maximes, la seule par laquelle elles

 Paul Tillich, My Search for Absolutes, New York, Simon and Schuster, 1967, 97– 104.  Paul Tillich, « La dimension religieuse de l’impératif moral », dans Le fondement religieux de la morale, 43.  Paul Tillich, Systematic Theology. I, Reason and Revelation. Being and God, Chicago, The University of Chicago Press, 1951, 82.  Immanuel Kant, Critique de la raison pratique, Paris, Coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », PUF, 1971, 28 – 30.  Paul Tillich, Mysticism and Guilt-Consciousness in Schelling’s Philosophical Development, Lewisburg, Buckness University Press, 1974 (1912), 38 – 39.

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puissent s’accorder avec la loi pratique suprême. »³² Tillich déclarait alors que Kant est, à cet égard, l’héritier de Spinoza qui affirmait que Dieu n’agit que par les lois de sa propre nature et ne subit aucune forme de conditionnement que ce soit.³³ Tillich parlait d’une liberté matérielle puisqu’elle exprime la parfaite identité de l’être essentiel avec lui-même. La liberté formelle manifeste la possibilité d’être quelque chose d’autre que ce que l’on est. Tillich croyait que la rébellion contre la loi morale est une expérience naturelle. Selon lui, il faut dépasser la rébellion dite naturelle contre la loi morale.³⁴ Dans sa thèse de doctorat de 1912, il soulignait que la conscience de la culpabilité est une composante fondamentale de l’idée de grâce. La négliger revient à tomber dans un naturalisme qui n’admet pas les structures de l’existence elle-même.³⁵ « L’impératif moral n’est plus inconditionné si l’affirmation de ma nature essentielle est une affaire qui relève de mon choix, de telle sorte que je puisse ratifier cette affirmation ou la désavouer, car dans ce cas l’affirmation de ma nature essentielle serait liée à la condition de ma volonté et ainsi ne serait plus une exigence inconditionnée : c’est que par là une condition a été introduite. »³⁶ La liberté matérielle et la liberté formelle sont l’opposé l’une de l’autre. Enfin, nous pro-jetons notre être dans un monde idéal que nous transposons au travers de nos décisions et conduites de tous les jours. Et c’est dans cette projection que toute certitude morale prend un certain sens. Un sens qui peut être renversé à plus ou moins long terme par un changement de perspective, l’adoption d’un autre cadre de référence pour considérer la pro-jection de notre être dans le monde dont il rêve.³⁷

3 La motivation morale Selon Tillich, l’amour-agapè est la source de la motivation morale. L’accomplissement ultime de la loi morale débouche sur une ré-union avec notre nature essentielle, dont nous avons été séparés par l’aliénation existentielle. C’est pourquoi il parle d’une « intégration du soi centré », la centricité étant la qualité de tout processus d’individualisation et l’auto-intégration l’une des fonctions de

 Idem, 33.  Baruch Spinoza, Éthique, Paris, Coll. « Idées », Gallimard, 1954, 40.  Paul Tillich, Mysticism and Guilt-Consciousness in Schelling’s Philosophical Development, 121.  Idem, 59.  Paul Tillich, « La dimension religieuse de l’impératif moral », dans Le fondement religieux de la morale, 43.  Paul Tillich, Systematic Theology III, 46 – 48.

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la vie elle-même.³⁸ Le fait même que nous parlions d’une loi morale montre que l’être humain est existentiellement aliéné, c’est-à-dire qu’il est devenu étranger à ce qu’il est. À l’état de potentialité (ou d’innocence rêveuse, précédant l’acte de la Création divine), la loi morale n’existe pas. L’être humain a un soi centré : il est uni à ce à quoi il appartient. Il est uni à Dieu comme fondement de son être et de son monde. Dans l’état de potentialité, ce-qui-est est identique à ce-quidevrait-être, mentionnait Tillich. Dans l’existence, cette identité a été rompue. L’être humain fait constamment face à la difficulté de saisir ce-qui-devrait-être par rapport à ce-qui-est. La conscience errante fait que nous ne savons jamais, avec certitude, si nous devons obéir ou désobéir à la loi morale. En tant qu’existant, l’être humain sait que sa conscience morale errante confirme qu’il est séparé de l’accomplissement total par un gouffre qu’on nomme « existence ». Cette séparation de l’accomplissement total de notre être peut donner lieu à des rébellions d’ordre métaphysique. Tillich mentionnait trois types d’hostilité. (1) L’hostilité contre Dieu (athéisme : les maîtres du soupçon : Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud) : dans sa thèse de doctorat en théologie, publiée en 1912³⁹, Tillich ne disait-il pas déjà que lorsqu’elle est comprise dans toute sa profondeur, la loi morale révèle la rébellion de la volonté contre le divin? (2) L’hostilité contre l’être humain (par exemple, la vision négative de la nature humaine : Machiavel et sa conviction que l’être humain est, dans la majorité des cas, méchant, égoïste et mal intentionné). (3) L’hostilité contre notre soi, qu’il s’agisse de narcissisme, de masochisme, ou de tout autre déséquilibre psychologique. Pour Tillich, nous pouvons adopter trois attitudes fondamentales par rapport à la loi. (1) L’illusion découlant du pouvoir motivant de la loi. La loi peut nous motiver, mais elle nous décevra un jour ou l’autre. La promesse qui la sous-tend est vouée à l’échec. Nous ne parviendrons jamais à ré-unir notre être essentiel et ainsi à une auto-intégration complète de la vie. Cette promesse sera faite par des gens de bonne volonté, des puritains, des moralistes, des personnes de grande intégrité. Des gens qui suscitent l’admiration. Mais eux-mêmes n’ont pas atteint l’auto-intégration totale de leur être. Par leur droiture et l’exemple qu’ils donnent aux autres, ils peuvent être responsables de l’illusion qu’ils ont semés autour d’eux, et ainsi du dé-centrement du soi qui s’ensuit pour ceux et celles qui font face aux promesses illusoires de la loi.⁴⁰

 Paul Tillich, Systematic Theology III, 31– 32.  Paul Tillich, Mysticism and Guilt-Consciousness in Schelling’s Philosophical Development, 27.  Paul Tillich, Systematic Theology III, 48 – 49.

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(2) La prise de conscience que la loi a un pouvoir de motivation qui est bien limité : cette attitude suppose que nous savons que la loi ne peut nous promettre quelque ré-union que ce soit avec ce-que-nous-devrions-être. La loi demeure valide. Mais les attentes de l’être humain sont réalistes. L’être humain essaie d’obéir à la loi, mais est constamment en train de considérer si la loi permet ou non son plein accomplissement, ou l’acquisition d’un soi centré. L’accomplissement de la loi est ainsi fragmentaire. Les êtres humains sont alors conscients des limites inhérentes à la loi, en termes de pouvoir de motivation. Ils ne se laisseront pas tentés par quelque illusion que ce soit à cet égard. Ils ne feront pas preuve d’arrogance, au plan moral, comme s’ils détenaient la vérité ultime sur le bien et le mal. Leur position morale est ambiguë.⁴¹ (3) L’acceptation radicale de la validité de la loi, combinée avec un total désespoir quant au pouvoir motivant de la loi. Selon Tillich, cette attitude découle de tentatives répétées d’être des personnes de droiture et d’accomplir la loi sans jamais faire de compromis. En cas d’échec, le soi centré fait face au conflit entre ce qu’il veut et ce qu’il fait, entre sa volonté et ses actions. Pour Tillich, les motivations inconscientes ne sont pas du tout ébranlées par quelque commandement (extérieur) que ce soit. En dépit du pouvoir motivant de la loi, les motivations inconscientes des décisions personnelles peuvent créer de la résistance directe envers la loi, ou un processus de rationalisation (autojustification) des décisions en question, voire la création de systèmes idéologiques. Si l’amouragapè, qu’il concerne Dieu, l’être humain ou notre soi, nous est imposé comme loi, alors l’impossibilité de l’accomplir totalement sera encore plus évidente que pour toute loi humaine particulière. C’est pourquoi, disait Tillich, l’être humain est toujours en quête d’une moralité qui accomplisse la loi tout en la transcendant. Pour Tillich, seul l’amour-agapè permet la ré-union et l’intégration du soi, c’est-à-dire l’unité transcendante d’une vie non-ambiguë.⁴² La participation à une communauté, telle qu’accentuée dans le christianisme, conduit à l’agapè, qui présuppose la non-identité entre les êtres. Tillich définissait ainsi les deux éléments fondamentaux de l’agapè qui permettent la ré-union et l’intégration du soi : d’une part, l’acceptation de l’inacceptable et d’autre part, la volonté de transformer le monde.⁴³

 Idem., 49.  Idem., 49 – 50.  Paul Tillich, « Bampton Lectures – Le Christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », dans Le Christianisme et la rencontre des religions, Genève, Labor et Fides, 2015, 402– 403, 441, 443.

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4 Conclusion En réagissant contre la volonté de pouvoir nietzschéenne, Musil adoptait une perspective de relativisme moral, en vue de créer une « nouvelle morale » imprégnée par la compréhension mutuelle et la compassion. En réagissant contre l’enracinement de l’impératif catégorique dans la raison, Tillich croyait que l’impératif catégorique, fondé dans l’être essentiel de l’être humain, permet tout de même, un certain relativisme moral, et donc une contextualisation des jugements moraux.⁴⁴ D’une part, Musil rejetait le kantisme et relativisait la critique nietzschéenne de la moralité. Il adoptait ainsi une position de relativisme moral. D’autre part, Tillich rejetait la critique nietzschéenne de la morale et relativisait l’absolutisme moral de Kant. Autant l’absolutisme moral de Kant, en tant qu’il est fondé dans la raison, exclut toute contextualisation des jugements moraux, autant l’absolutisme moral de Tillich, fondé dans l’être essentiel – l’impératif catégorique ayant ainsi une base ontologique –, permet un certain relativisme moral. Tillich considérait que l’impératif kantien, parce qu’il est fondé dans la raison d’un être existentiellement fini et aliéné, ne pourrait jamais être décontextualisé. C’est pourquoi il ramenait l’impératif moral au niveau ontologique, ce qui lui permettait ainsi de donner voix à cette part du relativisme moral qui est inévitable pour un être existentiellement fini et aliéné. Tillich relativisait ainsi, dans leur contenu et dans leur application quotidienne, autant l’absolutisme que le relativisme au plan moral. L’approche de Tillich faisait coexister, d’une part, un absolutisme moral ayant une base ontologique, et d’autre part, l’ouverture à un certain relativisme moral. Cette coexistence n’est possible que parce que la loi morale est ambiguë,  Marc Boss a très bien fait ressortir la distance que prend Tillich face aux impératifs catégoriques de Kant :« Ainsi, l’explication concrète-hétéronome d’une action morale peut bien mettre au jour les mobiles qui subordonnent cette action à des fins inavouées, mais l’exigence morale n’en demeure pas moins inconditionnelle en tant qu’expression d’un devoir-être. La doctrine kantienne de l’impératif catégorique est pour Tillich l’illustration par excellence de cette inconditionnalité qu’aucun constat d’ordre phénoménal ne peut invalider. Mais le prix de cette inconditionnalité est précisément la césure qu’elle instaure entre la moralité et le monde phénoménal, entre l’abstraction du devoir-être et la concrétude de l’être […] En tant qu’elle ouvre sur une exigence morale inconditionnée, c’est-à-dire un impératif catégorique, l’éthique abstraite-autonome définit l’essence de la moralité comme telle. Mais la moralité comme telle est une forme pure qui, par définition, laisse en dehors de son champ les contenus de l’action morale. Elle laisse donc entière la question de la fondation du jugement moral concret. À l’inconditionnalité abstraite de l’exigence morale, Tillich oppose en effet la conditionnalité concrète du jugement moral. » (Marc Boss, Au commencement la liberté. La religion de Kant, réinventée par Fichte, Schelling et Tillich, Genève, Labor et Fides, 2014, 416 – 417).

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autant dans son contenu que dans son application quotidienne. N’eût été de cette ambiguïté constitutive de la loi morale, cette coexistence de l’absolutisme et du relativisme au plan moral aurait été incompréhensible. Mais cette coexistence entre absolutisme et relativisme serait difficilement soutenable sans une base théologique. C’est l’amour-agapè, en tant qu’il est enraciné dans la Présence Spirituelle, qui permet l’ « arrimage des plus improbables » entre un absolutisme moral ontologiquement fondé et l’ouverture à un certain relativisme moral, étant donné les ambiguïtés de la vie morale. Tillich abordait ici un terrain sur lequel Musil n’a pas voulu s’engager, étant saisi par les tourbillons d’une vie morale ambiguë et la recherche d’une morale au-delà de la morale, particulièrement au-delà de la morale chrétienne.

Emmanuel Toniutti

Le leadership de l’amour Résumé: Est-il réellement faisable de concilier la performance économique d’une organisation avec le respect des personnes et des différences culturelles ? Voilà une question qui renvoie directement aux ambigüités de la vie car elle sonne comme un paradoxe voire une incompatibilité. Plusieurs expériences concrètes pratiques démontrent que l’amour de l’ensemble des parties prenantes est possible si, et seulement si, les êtres humains concernés et impactés par les décisions se confrontent à leurs propres angoisses et peurs pour les dépasser. Le leadership de l’amour interroge en ce sens la philosophie et la théologie de Paul Tillich à ce sujet. Il s’appuie sur la profondeur de ses analyses et démontre que la mise en cohérence de la performance économique et du respect de l’autre est possible s’il y a pleine conscience du sacré dans lequel le progrès et la croissance s’enracinent. Abstract: Is it really feasible to reconcile the economic performance of an organization with respect for individuals and cultural differences? This is a question which refers directly to the ambiguities of life because it sounds like a paradox or an inconsistency. Several practical and concrete experiences demonstrate that the love of all stakeholders is possible if, and only if, the humans concerned with and impacted by decisions confront their own anxieties and fears to overcome them. The leadership of love questions over this the philosophy and the theology of Paul Tillich on the subject. It is based on the depth of his analysis and demonstrates that the coherence of economic performance and respect for the other is possible if there is full awareness of the sacred in which progress and growth take root.

Introduction Entrepreneur, ayant créé ma première entreprise de conseil il y a quinze ans, je dirige maintenant l’International Ethics Consulting Group¹ depuis 2006. J’ac L’International Ethics Consulting Group (IECG) est une entreprise de consulting, training et coaching qui a pour mission d’accompagner les administrateurs et dirigeants à définir et à mettre en œuvre des modèles de leadership responsable qui soient cohérents avec les valeurs humaines dans lesquelles ils croient et leurs stratégies d’affaire. Pour en savoir plus, voir www.iecg.eu.com. DOI 10.1515/9783110486254-008

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compagne, au niveau international, les dirigeants et les directions générales pour les aider à définir et mettre en pratique des modèles de leadership responsable qui soient cohérents avec leurs stratégies d’affaires et les valeurs humanistes. Mes réflexions sur le thème du leadership de l’amour sont nées de la demande d’un client qui souhaitait que je l’accompagne à définir et mettre en œuvre : « Comment devenir une entreprise aimée par ses clients et ses collaborateurs ? ». La thèse de ma présente conférence, Le leadership de l’amour ², tend à démontrer que le rôle économique et social d’une entreprise peut trouver son point d’équilibre s’il existe une relation d’amour sincère entre les parties prenantes. Ma réflexion théologique porte sur l’actualisation de la pensée de Paul Tillich appliquée au monde de l’entreprise et du dirigeant en situation de prise de décision. Le thème de notre colloque « Les ambiguïtés de la vie selon Tillich » pose une question essentielle au leadership : est-il possible de réconcilier l’objectif de la pérennité financière nécessaire à l’entreprise pour se développer et le respect absolu de l’être humain et des différences culturelles qui composent notre humanité ? L’amour peut-il être le catalyseur de cette réconciliation ? Cette contribution se propose de montrer comment les textes de Tillich peuvent concrètement répondre aux impératifs du monde moderne que connaissent les dirigeants des entreprises privées et des administrations publiques. En ce sens, j’ai décidé de structurer ma réflexion autour de trois grands axes. Le premier définit clairement ce qu’est un leader responsable. Le second définit le leadership de l’amour. Le dernier évoque comment mettre en pratique un modèle de leadership responsable qui soit porteur du leadership de l’amour.

1 Qu’est-ce qu’un leader responsable ? Le mot « leader » signifie « meneur ». Le verbe « to lead » en anglais veut dire « mener, conduire ». Le leader³ est celui qui a la capacité de partager avec son équipe une vision, de la faire adhérer à une stratégie, de la motiver pour atteindre un objectif ambitieux. Il est un chef de troupe, nous pourrions dire un

 Emmanuel Toniutti, Le leadership de l’amour, IECG, 2015. Ce livre est également publié en version numérique aux formats PDF, ePub et Kindle.  Il semblerait que ce soit Kurt Lewin (1890 – 1947), psychologue américain d’origine allemande, qui soit à l’origine des études sur le leadership avec la création en 1944 du Research Center for Group Dynamics au Massachusetts Institute of Technology. Voir John R. Sternberg, John Antonakis, Anna T. Cianciolo, The nature of leadership, Thousand Oaks (California), Sage Publications, 2004.

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« chef de meute ». Au-delà des objectifs purement rationnels qu’il doit faire atteindre, il est doué de qualités émotionnelles dont il a absolument besoin pour convaincre et guider les autres : il s’agit de l’optimisme, du charisme et de l’enthousiasme. Étymologiquement, le mot « optimisme » provient du latin optimus. Il signifie « l’attitude qui consiste à prendre les choses du bon côté ». Cette attitude positive a sa source dans une énergie qui lui vient de l’intérieur. Il conduit à l’espérance. Le mot « charisme » provient du grec χάρισμα et signifie « la grâce accordée par Dieu ». Le leader se trouve inspiré par la Providence qui lui donne du courage. Le mot « enthousiasme » provient du grec ἐνθουσιασμός et signifie littéralement « être dans le souffle de Dieu ». Le leader se trouve ainsi porté par une force ou une énergie qui le dépasse mais qui le pousse à réformer, changer, modifier et transcender la réalité du monde dans lequel il vit. Ces définitions établissent un lien direct avec le sacré ; elles nous imposent donc comme un retour vers l’origine afin de comprendre ce que cela signifie.

1.1 Qu’est-ce que le sacré ? Pour Paul Tillich, le sacré est l’inconditionné.⁴ Il est le principe des origines de toute chose qui ne répond à aucune condition mais auquel se trouvent soumis l’être humain et la nature. Du point de vue spirituel, faire l’expérience du sacré revient à vivre un moment de communion intime avec ce qui nous dépasse, ce qui nous paraît mystérieux et en même temps familier. Pour le dire autrement, il s’agit de ce qui dépasse le rationnel. Ces deux pôles constituent l’être humain. Il existe à l’intérieur de nous-mêmes des choses que nous pouvons expliquer et d’autres qui nous restent sans réponses. Nous entretenons donc un rapport étroit et inconscient avec ce qui nous fonde essentiellement et qui, pourtant, échappe à toute rationalisation. En d’autres termes, le sacré est la dimension divine qui se trouve à l’intérieur de nous, il est la part cachée de nous-mêmes à partir de laquelle s’expriment l’optimisme, le charisme et l’enthousiasme.⁵

 Paul Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture » (1919) in La dimension religieuse de la culture, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1990, 36. J’ai fait de ce sujet ma thèse de doctorat dans Paul Tillich et l’art expressionniste, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005.  Il est important ici de penser ce concept indépendamment de toute croyance religieuse. Un philosophe athée comme André Comte-Sponville utilise le même vocabulaire pour exprimer ce qu’il appelle une spiritualité athée dans L’esprit de l’athéisme, Paris, Albin Michel, 2006.

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Dans ses écrits, Paul Tillich distingue le « sacré » du « sacré démonique ».⁶ La personne qui fait l’expérience du sacré ressent comme une puissance inébranlable à l’intérieur d’elle-même. Elle se sent touchée par la grâce divine. Elle se sent autorisée à agir au nom de cette expérience mystérieuse et initiatique. Elle se sent investie d’une dimension qui la dépasse mais l’appelle à une vocation. Le vocabulaire utilisé communément dans le langage de l’entreprise à travers la vision, la mission et les valeurs⁷ provient directement de cette expérience. Il s’agit d’un langage transcendant qui a pour objectif de porter l’entreprise, avec ses dirigeants et ses employés, au-delà d’elle-même. Dans ce cadre, le comportement sacré est celui qui se tourne tout entier vers l’apprentissage de soi et l’amour de l’autre. Il est la mise en pratique concrète de la vision, de la mission et des valeurs au service de l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise. Le comportement sacré pousse à prendre des décisions qui créent de la valeur partenariale et développe de l’amour entre les personnes. Le comportement sacré démonique, quant à lui, est celui qui se tourne vers soi-même. Il est l’incarnation de l’ambition égocentrique qui consiste à mettre en œuvre la vision et la mission à son propre service, en oubliant les valeurs humaines essentielles qui fondent le sens de l’activité économique et sociale de l’entreprise. Le comportement sacré démonique pousse à prendre des décisions qui créent de la valeur seulement pour l’actionnaire et soi-même ; il oublie l’amour. Je propose donc ici une sémantique qui structure l’ensemble du leadership de l’amour. Le leader développe un mode de leadership inspiré du sacré démonique : il inscrit son modèle dans le pouvoir. Le leader responsable développe un mode de leadership inspiré du sacré : il inscrit son modèle dans l’autorité. Je ne voudrais cependant pas laisser croire qu’il puisse y avoir d’un côté le leader développant une énergie négative et de l’autre le leader responsable déployant une énergie positive. L’être humain se compose à la fois d’être et de non-être, de bon et de mauvais. Nous sommes l’un et l’autre et non pas l’un ou l’autre.

 Il faut distinguer ici le démon ou le démoniaque (dont la représentation généralisée est la figure du diable) et le démonique qui renvoie à la structure même du mal ou du non-être.  J’ai largement décrit l’origine américaine de ce vocabulaire provenant des mouvements du réveil spirituel de la fin des années du XIXe siècle dans mon livre L’urgence éthique. Une autre vision pour le monde des affaires, IECG, 2010, 43 – 56.

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1.2 La distinction entre leader et leader responsable Cette dynamique me conduit à proposer une définition afin d’opérer clairement la distinction entre le leader et le leader responsable. Le leader est à son propre service. Il développe un mode de leadership opérationnel qui repose sur l’égocentrisme et l’individualisme. Son attitude s’incarne dans le pouvoir, c’est-à-dire dans la capacité à contraindre ceux qui l’entourent à faire quelque chose qu’ils ne feraient pas naturellement. Son pouvoir provient de ce que s’exprime en lui le sacré démonique. Je définis, plus loin, ce type de leader comme le leader autonome et le leader hétéronome. Le leader responsable est au service des autres et de soi-même. Il développe un mode de leadership opérationnel qui repose sur la générosité et l’altruisme. Son attitude s’incarne à travers l’autorité, c’est-à-dire dans sa capacité à faire grandir les autres avec lui-même comme le souligne l’étymologie de ce mot : « augmenter ». Son autorité provient de ce que s’exprime en lui le sacré. Ce type de leader est le leader théonome. Qu’est-ce que le leader autonome ? Il y a autonomie quand on se donne à soimême sa propre loi et qu’on ne compte que sur sa propre raison. Le leader autonome crée et impose les règles du jeu qui lui conviennent afin d’atteindre l’objectif qu’il se fixe. Il croit qu’il ne doit sa réussite qu’à lui-même. Dans son monde, les autres n’existent pas vraiment. Il leur impose un point de vue qu’ils n’ont pas à discuter. Il pense pour les autres. Il s’imagine savoir ce qui est bon pour eux, même s’ils ne sont pas d’accord avec ce qu’il pense. Qu’est-ce que le leader hétéronome ? Hétéronomie signifie « la loi qui est donnée de l’extérieur ». Le leader hétéronome croit qu’il agit au nom d’un principe supérieur qui lui dicte ce qu’il doit faire. Il se prend pour un petit dieu, car il estime faire le travail de Dieu. À travers lui, la loi divine doit s’imposer à toute chose. Dans son monde, les autres sont utiles pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés. Il fait croire qu’il partage avec eux. Il les implique dans les décisions pour mieux les manipuler. Ce qui compte pour lui est de remplir la mission qu’il pense que Dieu lui a donnée. Il fait le travail de Dieu. C’est ce que la théologie appelle le péché. Qu’est-ce que le leader théonome ? La théonomie signifie « la loi donnée par Dieu dans une situation particulière ». Elle est une irruption vivante du sacré dans un contexte qui appelle à une attitude d’amour et à une décision de responsabilité. Le leader théonome sait qu’il ne peut compter ni sur sa raison seule, ni sur la seule intuition que Dieu guide son choix. Le leader théonome développe une capacité d’arbitrage qui prend en compte l’intérêt de tous ceux qui sont concernés par la décision. À travers lui, l’équité doit s’imposer à toute chose. Dans son monde, les autres sont la condition nécessaire à la réussite collective

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d’un projet ou d’une ambition stratégique. Il respecte les personnes, partage avec elles, écoute, suggère, arbitre puis décide de manière équitable en mesurant les conséquences de sa décision sur lui-même et les autres. Ce qui compte pour lui est de se mettre au service d’un projet d’humanité dont il a la charge mais qui le dépasse. L’exemple de Jésus me semble correspondre à l’attitude d’un leader qui permet de préparer et de conduire le changement de manière responsable. Après l’avoir entendu, beaucoup de ses disciples dirent : « Elle est dure cette parole ! Qui peut l’écouter ? » Mais, sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce propos, Jésus leur dit : « Cela vous scandalise… »⁸ Ce passage de l’évangile de Jean est extrêmement instructif pour notre notion de leadership de l’amour. Avant le verset 60, Jésus avait annoncé la réalité de la Passion qu’il allait vivre et que les disciples allaient devoir vivre avec lui. Traverser cette épreuve signifiait subir un changement de vie qui ne leur plaisait pas du tout. Car après cet évènement, Jésus ne serait plus à leurs côtés. Pourtant accepter ce nouvel épisode difficile de leur vie leur permet d’accomplir la mission donnée, après la mort et la résurrection de Jésus, celle d’annoncer la bonne nouvelle (évangile) à l’humanité. Les disciples sont donc confrontés à une vraie conduite du changement de leur vie. Ils devront annoncer la bonne nouvelle sans la présence à leur côté de leur leader « Jésus » en qui ils avaient une confiance absolue. Ils auront chacun à devenir des leaders. Jésus accomplit ainsi avec son équipe (disciples) un acte de leadership d’amour et de responsabilité qui va permettre la conduite du changement et la réussite de la future mission de ses disciples. Pour les préparer au changement, il prononce des paroles dures, elles scandalisent même les disciples. « Elle est dure cette parole ! Qui peut l’écouter ? » Jésus ne cache pas la vérité à son équipe, il présente aux disciples la réalité de la situation à laquelle ils seront confrontés. Or les disciples ne pourront accepter cette situation qu’à deux conditions : accepter la réalité et garder en mémoire leur relation à Jésus. Pour cela Jésus, en tant que leader, livre les deux clés qui seront les conditions de la réussite de la conduite du changement pour les disciples. – Première condition : Jésus leur expose la vérité ; la réalité est dure à accepter mais Jésus, en tant que leader, ne cache pas la difficulté, il ne se ment pas à lui-même et il ne ment pas à son équipe. Il faudra que lui-même vive et accepte la Passion mais que les disciples également la vivent, l’acceptent et accomplissent ensuite, sans lui, leur mission. Cela signifie donc dans un premier temps que pour traverser le changement, il faut accepter de souffrir un peu avec soi-même et avec les autres… et cela peut prendre du temps.

 Jean 6, 60 – 61

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Dans un deuxième temps, cela signifie que l’amour tient si nous développons entre nous des relations de vérité. Deuxième condition : Jésus transmet un rite à son équipe qui leur permettra de faire mémoire de la mission qui leur a été donnée et de maintenir la confiance en eux-mêmes alors que leur leader ne sera plus présent parmi eux. Ils partagent le vin (symbole du sang de la crucifixion) et le pain (symbole du corps de Jésus crucifié). Le rite du vin et du pain est le symbole du partage entre les disciples (l’équipe) qui aura une fonction de mémorial : rappeler aux disciples qu’ils ont pour mission d’annoncer que l’humanité doit maintenant passer de la culpabilité à la responsabilité. Cela signifie donc que pour traverser le changement et maintenir la confiance nécessaire à la réussite de la conduite du changement, Jésus crée un rite porteur de valeurs humaines fortes qui permet de partager et de maintenir en mémoire le sens de la mission.

L’attitude de Jésus nous interpelle donc en tant que leader responsable : comment faisons-nous la vérité avec nous-mêmes et avec les autres ? Comment nous assurons-nous que la mission que nous conduisons est porteuse de valeurs et de sens pour nous-mêmes et les autres ? Quels sont les rites que nous mettons en place pour maintenir la confiance et le partage de valeurs humaines respectueuses et responsables pour réussir le changement ? Comment transmettre du sens à son équipe afin d’atteindre les résultats financiers sans détruire la relation humaine ? Comment définir son propre modèle de leadership autour de l’amour de soi et de l’autre ? J’ai débuté en soutenant que le leader développe des capacités émotionnelles et comportementales telles que l’optimisme, le charisme et l’enthousiasme. Elles se caractérisent par une énergie vitale qui est transmise au leader à travers sa personnalité, sa culture, son éducation, son expérience mais aussi de manière naturelle par la relation biologique qu’il entretient avec la nature depuis sa naissance. Cette énergie vitale renvoie au sacré que j’ai appelé « l’inconditionné », en référence au vocabulaire utilisé par Paul Tillich. Cette vitalité se donne à voir dans l’instinct de survie individuelle qui lutte contre le stress et la pression auxquels doit faire face le leader dans l’exercice de ses fonctions de décideur. Cette vitalité biologique offre une énergie nécessaire au combat pour la vie. Mais elle peut se transformer en énergie négative à partir du moment où elle demeure pulsionnelle. Elle doit être canalisée, structurée, rationnalisée autrement elle se traduit dans un comportement de leadership que j’ai défini comme étant autonome et hétéronome. La notion du leadership responsable s’enracine dans la prise de conscience que l’énergie qui me permet d’affronter la réalité provient de moi et d’un Autre,

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d’un fondement auquel j’appartiens comme être humain et qui me dépasse. Confronté à cette dynamique, le leader responsable porte en lui la capacité à donner du sens à ce qui paraît ne pas en avoir ; d’abord pour lui-même, ensuite pour les autres. Mais comment donner du sens à ce que je suis et à ce que sont les autres ? Comment donner du sens dans un monde des affaires qui parait dénuer d’éthique pour être seulement soumis à une rationalité financière contre laquelle, semble-t-il, je ne peux rien ? La réponse que je donne à ces interrogations est précisément l’éthique de l’amour.

2 Qu’est-ce que l’amour ? L’amour est un sentiment émotionnellement intense qui a pour visée d’unir les êtres humains entre eux. Les hommes et les femmes que nous sommes peuvent également ressentir cette émotion envers les animaux et la nature tout entière. L’amour définit ainsi une attirance mystérieuse qui semble même quelques fois immaîtrisable et incompréhensible. Nous n’aimons pas par devoir, par contrainte. Il se trouve pris ainsi entre le don de soi (« savoir donner ») et la capacité à recevoir ce don (« accepter de recevoir »). Mais nous ne sommes pas tous égaux sur ce point. Beaucoup de personnes savent donner mais n’acceptent pas de recevoir ; d’autres savent recevoir mais ne donnent jamais ou très peu. Appliqué au champ du leadership, l’amour nous pose ainsi une question déroutante : ressentons-nous au fond de nous le désir de nous aimer tels que nous sommes, mais aussi d’aimer nos clients, nos collaborateurs, nos fournisseurs, nos actionnaires tels qu’ils sont ? L’amour nous interpelle ainsi sur les motivations qui nous poussent à aimer non seulement l’autre mais nous-mêmes. Il pose donc la problématique de l’identité : qui suis-je vraiment ? Qui est réellement l’autre ? Comment est-ce que je m’aime ? Comment est-ce que j’aime l’autre ? La tradition philosophique classique grecque⁹ différencie entre autres, sans les opposer nécessairement, deux degrés de l’amour : Ἔρως (Éros) et φιλία (Philia). La tradition chrétienne à travers le Nouveau Testament définit un troisième degré de l’amour : ἀγάπη (Agapè). L’ensemble de ces notions va permettre de clarifier ce que nous entendons par le mot « amour ». Étudions ici simultanément ces diverses approches pour venir à formaliser une définition du leadership de l’amour. Mais je souhaite commencer avant tout par une notion

 Platon, « Banquet » in Œuvres complètes, Montréal, Flammarion, 2008 et « Amour » dans Dictionnaire de la philosophie, Paris, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 2000, 84– 96.

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inhabituelle qui renverse l’idée que nous nous faisons tous de l’amour ; celui-ci serait d’abord et avant tout « la violation de l’intégrité des individus ».

2.1 La violation de l’intégrité des individus « L’amour est la violation de l’intégrité des individus, il fait toucher du doigt les limites de l’être humain. »¹⁰ À ma connaissance, Umberto Galimberti est l’un des seuls philosophes à expliquer que lorsque nous tombons amoureux, la passion qui nous anime nous amène naturellement à violer l’intégrité de l’autre ; et la passion qui anime l’autre le conduit à violer naturellement notre intégrité en retour. Qu’est-ce que cela signifie ? Que nous faisons entrer l’autre dans notre propre folie et que l’autre nous fait entrer dans sa propre folie.¹¹ La passion est une volonté de possession : elle est le coup de foudre qui nous amène à vouloir posséder l’autre tout comme l’autre voudrait nous posséder.¹² Le mythe grec nous rappelle à ce sujet qu’Éros (le dieu de la passion amoureuse) serait né de l’union foudroyante entre Aphrodite (la déesse de la sexualité) et Arès (le dieu de la guerre). En réalité, nous voulons imposer à l’autre d’entrer dans notre monde ; l’autre veut nous imposer d’entrer dans son monde. L’amour commence donc d’abord par l’affrontement et le partage de la folie respective qui nous habite. C’est le choc émotionnel entre deux mondes qui fusionnent l’un avec l’autre et qui cherchent à se dévorer. La passion traduit la folie qui nous habite. Mais d’où vient cette folie ? Elle nous vient des dieux ; elle est la folie créatrice des dieux qui œuvre à l’intérieur de nous. Littéralement, notre enthousiasme passionné, au sens étymologique du mot, provient du souffle de la folie créatrice divine en nous. Il nous pousse à créer, innover, combattre ; il nous rend imprévisible. Ce caractère échappe à notre raison. La passion, c’est partager avec l’autre les folies créatrices qui nous habitent tous deux. Donc toute création est un acte de folie au sens où elle est portée par la pulsion créatrice des dieux qui se trouve en nous. Voilà une nouvelle ambiguïté tillichienne. Cela signifierait que l’acte même de créer une entreprise serait un acte de folie, un acte d’amour. Ne disons-nous pas généralement que l’entrepreneur est passionné par ce qu’il fait. En effet, l’entrepreneur est un pionnier, un créateur, il est habité par la passion. À la manière d’un artiste, il invente, imagine, sculpte une idée à l’état brut comme un tailleur de pierre pour en faire une œuvre d’art.

 Umberto Galimberti, Qu’est-ce que l’amour ?, Paris, Payot & Rivages, 2008, 17.  Cf. Ibid., le chapitre « Amour et folie », 183 – 190.  Cf. Ibid., le chapitre « Amour et possessivité », 157– 162.

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Mais celle-ci, une fois dessinée, ne pourra devenir vivante que s’il existe un investisseur qui croit en cette œuvre qu’a créée l’entrepreneur. Cette entreprise ne pourra se développer et durer dans le temps que si la rencontre entre l’investisseur et l’entrepreneur devient une histoire d’amour ; c’est-à-dire si l’entrepreneur fait entrer l’investisseur dans sa folie créatrice et si l’investisseur fait entrer l’entrepreneur dans sa propre folie créatrice. Aujourd’hui il est commun d’appeler cet investisseur passionné un business angel, un ange des affaires, ou un « investisseur providentiel » ; littéralement, envoyé par Dieu ou les dieux. L’amour est donc un combat entre deux folies créatrices, deux différences qui s’affrontent ; s’il n’y a pas de combat, cela signifie qu’il n’y aura pas d’amour. Voilà l’ambigüité !

2.2 Éros ou la folie de la passion Éros ¹³ est le dieu de la passion amoureuse et de la puissance créatrice. Dans les relations entre les êtres humains, il est l’étape de la fusion avec l’autre, cette période durant laquelle il est impossible de se séparer. Il est également confrontation et échange entre les folies créatrices qui nous animent de l’intérieur. Durant cette phase, nous aimons l’autre parce qu’il nous renvoie une bonne image de nous-mêmes ; l’autre nous aime parce que nous lui renvoyons une image idéale d’elle-même ou de lui-même. Mais nous l’aimons également parce que nous voudrions lui ressembler, ou tout du moins, ressembler à ce que nous croyons qu’il est. Nous aimons l’autre parce que nous sommes fascinés par sa folie créatrice. Avec elle, l’autre nous emmène dans un ailleurs inexploré qui nous fait sortir de notre propre cadre de référence. Cela nous séduit. Éros constitue ainsi le degré narcissique de l’amour. En ce sens, il s’agit d’un amour imaginaire uniquement bâti sur un jeu de miroir. Nous nous imaginons que l’autre fonctionne et pense comme nous. Éros nous conduit à vouloir faire de l’autre quelqu’un d’identique à nous-mêmes ou à vouloir devenir comme l’autre. Voilà ce qui se passe concrètement lorsque nous sommes séduits par quelqu’un et que nous tombons amoureux. Éros nous interpelle donc sur la manière dont nous entrons en relation d’individu à individu ou de groupes à groupes. Appliqué au leadership, il nous questionne sur la manière dont nous aimons le client, le collaborateur, le fournisseur et l’actionnaire lorsque nous faisons connaissance. Car la toute première rencontre qui déclenche en nous de l’enthousiasme est idéalisée. Dans tous les cas, Éros souligne ainsi combien toute

 Platon exprime pleinement cette idée de l’amour dans le « Banquet », Œuvres complètes.

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relation passionnée est d’abord une relation enthousiaste et créatrice d’un futur que nous ne maîtrisons pas. Car avec Éros nous savons quand et comment l’histoire commence mais nous ignorons où elle conduit. Ce degré de l’amour est nécessaire pour que naisse le début d’une relation. La passion se trouve à l’origine de toute création à venir. Mais il nous faut aller encore plus loin dans la compréhension de l’Éros. Pour nous aider à approfondir la créativité, l’innovation, la capacité de changer et le futur structurant qui peuvent naître de l’Éros, je reprends ici à mon compte la manière dont Paul Tillich distingue trois types d’éros complémentaires : l’éros sacré, l’éros subjectif et l’éros social.¹⁴ L’éros sacré est le pouvoir des origines qui œuvre à l’intérieur de nousmêmes. Il se manifeste en nous par la survie, l’enthousiasme, la passion. Il est la pulsion originelle vitale dans laquelle nous nous enracinons tous. En ce sens, il est l’amour universel. Nous en sommes constitués. Il renvoie à la notion du sacré défini comme étant l’inconditionné. Cela signifie que lorsque nous nous rencontrons, nous partageons de manière inconsciente un même amour qui nous anime. Quelle en est la preuve ? La première phase de passion ou de fascination que nous éprouvons les uns pour les autres est commune, nous éprouvons des sentiments identiques. L’éros subjectif est la manière dont l’éros sacré se manifeste à l’intérieur d’un individu en fonction de sa personnalité, son histoire personnelle, ses appartenances civilisationnelle, culturelle et éducationnelle. Avec lui, l’individu prend conscience de l’énergie vitale universelle qui l’habite. Il le conduit à comprendre que les relations entre les personnes sont sacrées parce que cellesci, au-delà de leurs différences subjectives, partagent un même souffle de vie universel. L’éros subjectif ne saurait exister sans l’éros sacré mais ce dernier ne peut se manifester que si l’individu le permet. Cela pose un problème essentiel pour ce qui concerne la question du leadership : quels moyens nous donnonsnous pour rendre consciente et faire vivre, dans la relation à nous-mêmes et aux autres, la part de sacré qui se trouve en nous ? Le leader responsable développe la capacité introspective, à écouter les émotions qui le travaillent, à méditer sur soi pour mieux se connaître. Cette connaissance de soi le conduit à devenir leader de soi-même ; en ce sens, il reconnaît qu’il existe en lui une force personnelle qui lui est propre (éros subjectif) et une autre énergie qui lui vient de l’extérieur (éros sacré).  Paul Tillich, « Les principes fondamentaux du socialisme religieux. Une esquisse systématique » (1923) in Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands 1919 – 1931, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1992, 169 – 200. Tillich y applique entre autres ces notions au domaine de l’économie. J’ai pour ma part présenté, de manière plus approfondie, cette thèse de Tillich dans mon livre Paul Tillich et l’art expressionniste, 42– 60.

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L’éros social est la manière dont l’éros sacré se manifeste à l’intérieur d’une communauté en fonction de la situation du temps présent, de son histoire, de ses appartenances civilisationnelle et culturelle. L’éros social ne peut pas se développer en dehors de l’éros subjectif car il advient par les individus. Il est l’énergie qui permet d’adapter la force de l’éros en soi à un contexte donné, à une situation précise. Je prends ici l’exemple des relations internationales dans les affaires. Qu’est-ce qui nous anime à vouloir entrer en relation avec les autres ? Le développement de nouveaux marchés ? L’acquisition de nouveaux clients pour croître et gagner plus d’argent ? La diversification stratégique ? Dans les questions qui nous viennent ici, l’éros sacré n’est absolument pas présent. Il s’agit de questions purement rationnelles. Ainsi, il existe dans nos relations, au-delà de nos diversités individuelles ou de groupes, une dimension commune sacrée dont l’Éros constitue le point nodal, l’origine. Le leader responsable cherche à le faire émerger dans la relation. La conscience de l’Éros permet d’identifier si nous partageons une même vision du monde des affaires au-delà de nos différences. Si c’est le cas, une histoire d’amour commence entre deux interlocuteurs qui pourront donner naissance à des affaires fructueuses sur le long terme. Mais l’enthousiasme commun partagé se développera si, au-delà de cette première fusion passionnelle commune (éros), ces deux interlocuteurs se trouvent en mesure d’accepter leurs différences (philia). Tillich écrit : « La qualité d’éros est reliée par un rapport polaire à ce qu’on pourrait appeler la qualité de philia. Alors qu’éros représente le pôle transpersonnel, philia représente le pôle personnel. Chacun a besoin de l’autre. Il y a de l’éros dans la philia, et il y a de la philia dans l’éros ».¹⁵

2.3 Philia ou le respect de la différence Philia est l’étape de l’amitié¹⁶, celle de la reconnaissance et de l’acceptation de la différence de l’autre. C’est ce degré de l’amour dans lequel l’autre ne manque pas, celui avec lequel je me réjouis de l’existence de l’autre à mes côtés, celui par lequel nous vivons ensemble le bonheur d’être simplement heureux. Aimer selon la philia revient à quitter ce monde dans lequel j’attends sans cesse que l’autre vienne combler mes manques. L’amitié en ce sens consiste à comprendre l’autre, ses motivations, ses forces, ses faiblesses, ses émotions, son histoire. Il revient à

 Paul Tillich, Amour, pouvoir et justice. Analyses ontologiques et applications éthiques, Traduit de l’anglais par Théo Junker, Paris, PUF, 1964, 24.  André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort, Paris, Albin-Michel, 2012, 50.

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ne pas attendre de lui ce qu’il ne peut pas nous donner. Philia signifie accepter que l’autre ne soit pas tel que nous voudrions qu’il soit. Il s’agit du degré de l’amour qui dépasse la désillusion créée par l’éros. Est-il possible de mettre en œuvre dans l’entreprise le respect de la différence de l’autre ? Est-il possible d’aimer son client et ses collaborateurs tels qu’ils sont et non pas tels que nous voudrions qu’ils soient ? Appliqué au leadership de l’amour, la philia nous interpelle donc sur la manière dont nous construisons nos relations avec nos parties prenantes dans l’entreprise. Sont-elles imaginaires ? Elles risquent, dans ce cas, de nous conduire à la déception. Sont-elles vraies ? Elles peuvent alors nous offrir la possibilité de nous ouvrir un champ illimité de développement et de croissance. L’amour philia nous conduit ainsi à regarder les parties prenantes de l’entreprise sous le signe du respect de ce qu’ils sont en tant que créateur de valeurs humaine et économique pour l’entreprise. Chacun apporte son talent à l’entreprise. L’actionnaire permet l’investissement. L’employé favorise l’élaboration, la fabrication et la vente du produit. Le fournisseur apporte le service nécessaire pour élaborer la meilleure qualité possible du produit. Le client achète le produit dont il a besoin et fait vivre l’entreprise. La prise de conscience de l’amitié, comme socle d’un leadership responsable, engendre un cercle vertueux d’humanité sur le long terme. Car nous ne pouvons pas oublier que derrière chaque partie prenante de l’entreprise se trouve un être humain avec ses qualités, ses faiblesses, ses colères, ses angoisses, ses tristesses, ses peurs et ses joies. L’agapè se nourrit de cette humanité pour nous emporter ailleurs.

2.4 Agapè ou le don de soi Agapè est la troisième étape de l’amour. Elle a été définie par le christianisme.¹⁷ Il s’agit là d’un amour de communion avec l’autre, un amour de charité. Qu’estce qu’un amour de charité ? « C’est un amour qui renonce à exercer au maximum sa puissance. »¹⁸ Cela revient à dire que l’agapè consiste à aimer l’autre gratuitement, sans imposer son ego, sans rien attendre de lui ou d’elle en retour. L’agapè nous interpelle donc sur deux questions fondamentales du leadership de l’amour. En tant qu’actionnaire, collaborateur, client et fournisseur, sommesnous prêts à renoncer à notre ego, c’est-à-dire au pouvoir que nous exerçons sur  Ibid., 73. Dans le christianisme, Jésus incarne pleinement l’agapè en allant jusqu’à donner sa vie pour l’humanité. En théologie, il est d’usage d’appeler ce don : le scandale ou la folie de la croix. C’est moi qui souligne.  Ibid., 77.

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les autres ? Sommes-nous prêts à agir sans rien attendre en contrepartie des autres ? Parce que la charité aime, elle n’attend rien. Il s’agit là donc d’aller bien au-delà du respect de la différence de l’autre. L’agapè est don de soi, le don de ce que nous n’avons pas naturellement. Je ne sais pas si cet amour désintéressé a grand-chose à voir avec l’entreprise, dans tous les cas il nous oblige à vivre une nouvelle ambigüité indomptable. Mais cela a le mérite de nous mettre en tension, de nous poser les questions que nous ne voulons pas entendre, de nous renvoyer à notre humanité partagée. Il met en exergue le fait que nous soyons co-responsables les uns des autres et reliés les uns aux autres, combien même nous ne le voudrions pas. Nous n’existons pas sans les autres. Chaque partie prenante de l’entreprise n’existe que parce que l’autre la fait vivre. Je crois que cette dimension de co-solidarité naturelle a été totalement oubliée par les parties prenantes elles-mêmes. C’est l’enjeu du leadership de l’amour.

3 Qu’est-ce que le leadership de l’amour ? Si l’agapè nous fait défaut de par son exigence et le degré de prise de conscience nécessaire à sa mise en œuvre, il faudrait que nous réussissions à passer de l’eros à la philia. Ce serait un pas considérable pour l’humanité dans le monde des affaires. Dans cette dynamique, je définis le leadership de l’amour de la manière suivante : Donner ce que l’on a le moins a quelqu’un qui en a fondamentalement besoin. La problématique actuelle de la gestion du temps est un exemple applicatif. La rapidité avec laquelle nous traitons l’information et prenons des décisions s’est considérablement accrue. Nous ne pouvons pas dire que le temps se soit accéléré : une minute aujourd’hui équivaut à une minute il y a cinq mille ans. Ce qui change, entre ces deux époques, vient de ce que nous accomplissons vingt tâches en une minute là où nos ancêtres n’en traitaient qu’une. Ce nouveau mode de fonctionnement, lié aux outils de communication que nous utilisons, nous permet de décider plus vite et de nous trouver en relation connectée les uns avec les autres de manière exceptionnellement rapide.¹⁹ Mais il a ce défaut de ne pas favoriser la relation directe en face à face avec les personnes. Nous optimisons le temps. De ce fait, nous perdons souvent le contact réel et tangible avec nos équipes. Or, dans un environnement dans lequel tout s’accélère, nos collaborateurs ont besoin, dans les moments où les prises de décision sont difficiles, de notre présence réelle. Dans ce cas nous devons donner à notre collaborateur, ce que nous avons le moins, c’est-à-dire du temps.

 Internet, Face Time, Skype, réseaux sociaux…

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La situation délicate dans laquelle elle, ou il, se trouve nécessite notre présence, car à ce moment crucial elle, ou il, en a fondamentalement besoin afin de se sentir soutenu et en confiance pour réaliser sa mission. J’emploie à dessein l’expression « nous devons donner » à notre collaborateur du temps. Ce qui laisse à penser que le leadership de l’amour relève à la fois du don et du devoir. Donner, c’est savoir se mettre au service de l’autre, combien même nous n’en aurions pas envie. En cela nous rejoignons pleinement la notion du leadership responsable évoquée au cours du premier point de ce texte. Mais le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui se caractérise par deux obsessions clés : celle de la réussite sociale et celle du plaisir à outrance. Pour réussir socialement et prendre un maximum de plaisir le plus rapidement possible, tous les moyens sont permis. Ce mode opératoire est le résultat de la pensée ultralibérale.²⁰ Ce système a conduit à un ultra individualisme qui ne laisse quasiment plus de place à l’autre. Il a ouvert la porte à l’égoïsme²¹, ce degré de l’amour qui jouit de son propre plaisir. Ainsi les actionnaires veulent jouir de leur retour sur investissement le plus rapidement possible. Les collaborateurs veulent recevoir un gros salaire sans assumer la responsabilité qui y est adjointe. Les clients veulent consommer des biens et services de très bonne qualité mais les payer à un prix très bas. Les fournisseurs veulent accroître leur volume d’affaires avec leurs clients mais ne pas investir dans la recherche et le développement de la qualité de leurs produits. La responsabilité ne peut pas être sans contraintes. Elle nous appelle à considérer tout autre comme un autre nous-mêmes. Elle appelle à l’amour de l’autre comme respect profond de l’humanité que nous partageons ensemble. Ce devoir de responsabilité et d’amour conduit à traiter l’autre comme nous voudrions être traités par lui si nous nous trouvions dans la même situation. Le leadership de l’amour conduit à la philia. Ce degré de l’amour amitié nous appelle au respect radical de toute partie prenante avec laquelle nous nous trouvons en relation. Il s’agit d’un impératif éthique appelant à concilier le plaisir de la relation humaine avec la réussite économique de l’entreprise sur le long terme. Quels seraient les risques à ne pas mettre en pratique le leadership de l’amour ? Le résultat de l’égoïsme est l’égoïsme. Certes, il se peut que ce mode de fonctionnement produise de la richesse économique sur le court terme mais il

 J’ai largement expliqué ces origines dans le premier chapitre de L’urgence éthique. DanyRobert Dufour défend cette même thèse dans L’individu qui vient après le libéralisme, Paris, Denoël, 2011.  Pour comprendre l’origine de la dictature de la pensée ultralibérale dans notre société contemporaine, le lecteur peut se reporter à Ayn Rand, La vertu d’égoïsme (1964), Bibliothèque classique de la liberté, Paris, Les Belles Lettres, 2008.

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s’avère perdant sur le long terme.²² L’égoïsme conduit au rapport gagnant-perdant alors que l’amour nous amène vers un rapport gagnant-gagnant. Ne pas aimer ses clients risque de ne pas les fidéliser et de perdre leur confiance. Ne pas aimer ses collaborateurs risque de la défiance, de la paresse intelligemment organisée et de la perte des talents nécessaires à l’innovation et au bon fonctionnement de l’entreprise. Ne pas aimer ses fournisseurs risque de perdre les compétences nécessaires à la compétitivité sur le marché. Ne pas aimer ses actionnaires risque de perdre tout investisseur qui croit en l’entreprise. L’amour peut tout, l’égoïsme détruit tout, il perd la relation d’humanité qui unit naturellement les parties prenantes. L’égoïsme mène, sur le long terme, à la perte économique de l’entreprise.

4 Conclusion Le leadership nécessite de croire en soi. Le leadership responsable requiert de croire en soi et dans les autres. Le leadership de l’amour appelle ainsi à reconnaître l’autre (le client, le collaborateur, le fournisseur, l’actionnaire) comme un autre soi-même avec lequel nous partageons notre humanité. Mais ce leadership ne peut pas s’exercer sans charisme. Celui-ci est probablement ce qui permet de surmonter les ambiguïtés de la vie des affaires : concilier la performance économique et le respect de l’Homme. Le charisme est la grâce accordée par Dieu. Il signifie donc concrètement que l’amour, dans le champ du leadership, est une grâce que je reçois pour la faire fructifier autour de moi. Elle ne m’appartient pas mais je peux la transmettre à mes clients, mes collaborateurs, mes fournisseurs et mes actionnaires parce qu’elle m’est donnée. Je peux alors offrir à l’autre quelque chose qui me dépasse et qui porte bien au-delà de moimême. Cette grâce s’exprime par une joie qui est elle-même portée par la foi. En effet, la mise en pratique du leadership de l’amour nécessite, avant toute autre chose, de croire en l’humanité de manière ultime. Le terme « ultime » reprend le langage utilisé par Paul Tillich :

 Je vous invite à ce sujet à lire le beau livre de Daniel Pinto, Le choc des capitalismes. Comment nous avons été dépossédés de notre génie entrepreneurial et comment le réinventer, Paris, Odile Jacob, 2013. Pinto y explique que le « capitalisme entrepreneurial a changé de camp. Aujourd’hui, les créateurs d’entreprises et les capitaines d’industrie visionnaires ne se trouvent plus aux États-Unis ni en Europe, mais en Inde, en Chine ou au Brésil. Les patrons occidentaux se sont transformés en producteurs de résultats trimestriels asservis à un actionnariat financier évanescent. En perdant le lien émotionnel entre l’actionnaire et l’entreprise, notre capitalisme se suicide à grande vitesse. » (en quatrième couverture)

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Il y a foi quand on est ultimement concerné : la dynamique de la foi est celle de la préoccupation ultime de l’homme. Comme tout être vivant, beaucoup de choses concernent l’homme, avant tout celles qui conditionnent son existence même : se nourrir, s’abriter. Toutefois, à la différence d’autres êtres vivants, l’homme a des préoccupations spirituelles, cognitives, artistiques, sociales, politiques. Quelques-unes ont un caractère d’urgence, souvent d’urgence extrême, et chacune, aussi bien que les préoccupations physiologiques, peut prétendre avoir une valeur ultime pour une vie humaine ou pour la vie d’un groupe social.²³ Être inconditionnellement, infiniment et ultimement concerné, voilà ce qu’est la foi, acte central et total du soi personnel […] La conscience d’un infini auquel il appartient, mais qui n’est pas un bien qu’il posséderait, conduit l’homme à la foi.²⁴

Croire dans le leadership de l’amour revient à poser l’humanisme comme la préoccupation ultime et absolue de notre existence de leader. Cela signifie : en tant que leader responsable, notre foi en l’humanisme nous concerne au-delà de toute autre chose, il n’existe rien au-dessus. Car « Là où il y a foi, il y a une conscience du sacré. »²⁵ En effet, il y a quelque chose de sacré à penser que dans chaque relation développée, celle-ci est le reflet de la naissance et de la mort que nous partageons ensemble, comme un caractère de fait universel. Cette expérience conduit à cette prise de conscience. Elle doit permettre d’accepter l’ambigüité de la vie des affaires tout en la dépassant pour lui donner un sens à ce qui parait absurde.

 Paul Tillich, Dynamique de la foi (1952), Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, 11.  Ibid., 18.  Ibid., 21.

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Quelle culpabilité? Les Allemands et le nazisme selon Arendt, Jaspers et Tillich Résumé: À la fin de la deuxième guerre mondiale, beaucoup se demandent s’il faut tenir les allemands pour collectivement coupables des crimes du nazisme. La réponse que donnent à cette question Karl Jaspers, Hannah Arendt et Paul Tillich fait bien apparaître l’ambiguïté des jugements éthiques. Abstract: At the end of the Second World War, many were wondering whether to hold Germans collectively guilty for the crimes of Nazism. The answers that Karl Jaspers, Hannah Arendt, and Paul Tillich give to this question clearly show the ambiguity of ethical judgments.

Je vais m’arrêter sur un cas historique concret d’ambiguïté existentielle, plus précisément d’ambiguïté éthique. Il s’agit du problème de la culpabilité de l’Allemagne et des Allemands tel qu’il se pose à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je l’examinerai à partir des écrits de Karl Jaspers, Hanna Arendt et, bien sûr, Paul Tillich. Ils ont tous les trois en commun, en plus de leur origine allemande et de leur formation philosophique, d’avoir été existentiellement aux prises avec le nazisme et d’avoir décidé de changer de nationalité. Ma communication aura deux parties. La première sera historique et situera le contexte de ces écrits et de leurs auteurs. La deuxième sera éthique et portera sur le fond, sur le contenu et les orientations de leur réflexion.

1 Les textes et leur contexte 1.1 Trois itinéraires Karl Jaspers (1883 – 1969), professeur de psychologie puis de philosophie à Heidelberg, a toujours été défavorable au nazisme et il a épousé une juive. En 1937, il est interdit d’enseignement et en 1938 de publication. Il n’émigre pas, alors que sa notoriété lui aurait permis de le faire assez facilement. Il ne participe pas non plus à la résistance intérieure. Il vit constamment sous la menace d’une arrestation, mais il reste suffisamment discret et a assez de chance pour y échapper. La guerre se termine en mai 1945 et, dès le semestre d’hiver 1945 – DOI 10.1515/9783110486254-009

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1946, Jaspers récupère sa chaire et donne à l’Université de Heidelberg, qui est en zone d’occupation américaine, un cours sur la situation spirituelle en Allemagne dont la partie qui traite de la culpabilité est publiée en 1946. Il s’exprime donc vraiment très près des événements, et au moment où se met en place un programme de dénazification que bien des collègues de Jaspers supportent mal et auquel beaucoup arriveront à se soustraire. Ses propos ont une tonalité assez grave. On sent qu’il s’efforce de trouver des mots justes qui à la fois correspondent à la situation, rendent bien compte de sa réflexion, et puissent être entendus et accueillis par ses auditeurs. En 1948, trois ans plus tard, Jaspers, mal à l’aise en Allemagne¹, est nommé professeur à Bâle et il prend alors la nationalité suisse. Hannah Arendt (1906 – 1975) appartient à une famille juive laïcisée. Elle est très consciente, en tout cas à partir de 1929, d’une judéité qu’elle assume et revendique. Elle a été très proche de Heidegger qu’après guerre elle a défendu contre ceux qui lui reprochaient ses liens avec le nazisme. Elle a noué des relations amicales avec le couple Jaspers à la suite de sa thèse de doctorat dont Karl a été le directeur ; une partie de leur correspondance a été publiée. En 1933, à l’arrivée de Hitler au pouvoir, commence pour elle une période compliquée, agitée, errante et pénible, où elle se déplace beaucoup, connaît de brefs épisodes d’internement et des périodes de relative misère. En 1940, elle part aux ÉtatsUnis avec son mari, qui est comme elle philosophe du politique et juif allemand. Après un bref retour en Allemagne, elle prend la nationalité américaine en 1951. Elle aborde le thème de la culpabilité dans des articles parus entre 1945 et 1964. Elle est habitée par ce que dans une lettre écrite en 1952 au mari de Hannah, Jaspers appelle une « terrible colère », dont on peut se demander si elle aiguise sa lucidité ou si au contraire, comme le laisse entendre Jaspers, elle altère son « sens de la justice ».² En 1933, Paul Tillich (1886 – 1965), qui comme Jaspers a épousé une juive, enseigne la philosophie à Francfort. Il a exprimé et théorisé dans des articles et ouvrages ses convictions socialistes. Les nazis le démettent de ses fonctions. Comme Arendt plus tard, mais dans des conditions beaucoup plus faciles, il s’exile aux États-Unis où il occupe un poste d’enseignant. Il s’y occupe activement d’une organisation d’aide aux réfugiés politiques allemands. Il est naturalisé américain en 1941 (avant que les États-Unis n’entrent en guerre) et il écrit des textes pour des émissions que les radios alliées diffusent en 1942 et 1943 vers

 Voir Hannah Arendt, Karl Jaspers, La philosophie n’est pas tout à fait innocente, Paris, Payot, 1995, 50.  Ibid., 61.

Quelle culpabilité? Les Allemands et le nazisme selon Arendt, Jaspers et Tillich

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l’Allemagne. Il traite de la culpabilité allemande dans plusieurs de ces émissions. Il y revient plus tard dans des conférences et des écrits qui s’échelonnent de 1952 à 1965. Si dans les allocutions du temps de guerre s’expriment, parfois avec véhémence et éloquence, la colère et l’horreur que ressent Tillich, par contre les textes postérieurs prennent de la distance ; ils analysent et argumentent sans émotion ni indignation apparentes ; ce ne sont plus des textes de combat mais de réflexion. Leur tonalité fait contraste aussi bien avec l’embarras et la désolation de Jaspers qu’avec la passion et la révolte d’Arendt. Si je n’ai rien trouvé sur d’éventuelles relations de Tillich avec Jaspers, par contre il a eu des échanges épistolaires, à vrai dire assez maigres, avec Arendt.³

1.2 Les Allemands en 1945 Les textes auxquels nous nous référons s’inscrivent dans le contexte du nazisme, de sa défaite et de sa condamnation, même si Arendt élargit plus tard ses analyses à d’autres situations telles que la lutte des Noirs américains ou la guerre du Viêt-Nam. En 1945, on découvre l’ampleur et l’horreur des atrocités nazies qui dépassent tout ce qu’on avait su, pressenti ou imaginé. On se demande s’il faut en rendre responsable et déclarer coupable l’ensemble de la population allemande. Cette question se pose en des termes inédits, qui semblent ne pas vraiment avoir de précédent historique. En 1919, le traité de Versailles a bien déclaré que l’Allemagne et ses alliés avaient voulu et déclenché les hostilités ; les autres pays belligérants n’avaient fait que se défendre contre une agression unilatérale. Je cite l’article 231 : « Les Gouvernements alliés et associés déclarent et l’Allemagne reconnaît que l’Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les Gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre, qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses alliés.⁴ » Cet article, que les Alliés estimaient modéré, entendait justifier ou fonder en droit l’exigence d’une ré-

 Voir Céline Ehrwein, « Forces et faiblesses de la réflexion politique de Paul Tillich. Évaluation critique du socialisme religieux à partir de Hannah Arendt » in Éthique sociale et socialisme religieux. Actes du XVe Colloque International Paul Tillich, Toulouse 2003, éd. Marc Boss, Doris Lax, Jean Richard, Münster, Lit, 2005, 125 – 131.  «Traité de paix entre les puissances alliées et associées et l’Allemagne et protocole signés à Versailles le 28 juin 1919 », in Congrès de la paix 1919 – 1920, Publication du ministère des Affaires étrangères, Imprimerie Nationale, Paris, 1920. Cité d’après Internet ( – digithèque)

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paration des dommages de guerre civils. Qu’on déclare qu’ils étaient la seule cause de la guerre a créé un sentiment d’injustice et de rancœur chez la plupart des Allemands ; ils estimaient que les autres nations avaient joué un rôle non négligeable dans le processus qui aboutit à la déclaration de guerre, ce que pensent d’ailleurs de nombreux historiens. Quoi qu’il en soit, le traité de Versailles parle de responsabilité, pas de culpabilité. Quand, aux articles 227 et 228, il mentionne des crimes de guerre, il s’agit d’actes individuels et non d’une entreprise collective ; on accuse des personnes non pas des nations en tant que telles. Il y a eu peu de condamnations à ce titre : 13 sur 901 dossiers soumis à la justice. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, on se trouve dans une situation très différente, ce que Paul Tillich et Karl Jaspers soulignent l’un et l’autre.⁵ D’une part, la responsabilité du conflit ne fait cette fois aucun doute : c’est bien Hitler qui l’a provoqué. D’autre part, le crime de guerre n’est plus le dérapage de quelques-uns, mais a été pensé, délibéré et organisé ; il n’est plus un accident atroce et malheureux, il est devenu un système horrible conçu par une idéologie monstrueuse. Chez Arendt, le nazisme prend une figure et une grandeur quasi apocalyptiques.⁶ Il est d’une autre nature que tout ce qu’on avait connu auparavant; avec lui surgit le mal radical ou absolu. Qu’en pensent et que ressentent les Allemands? J’ai noté, durant le deuxième semestre de 1945, deux réactions dont il ne faut pas exagérer l’importance, mais qui me paraissent cependant représentatives. La première date du 23 août. L’assemblée des évêques d’Allemagne réunie à Fulda déclare déplorer profondément les horreurs qui se sont produites sous le régime national-socialiste, que ce soit en Allemagne ou dans les pays occupés. Elle aborde le problème des compromissions qui les ont rendues possibles. « Beaucoup d’Allemands, dit-elle, même dans nos rangs, se sont laissés tromper par les doctrines fausses du national-socialisme […]. Une responsabilité lourde pèse sur ceux qui auraient pu empêcher de tels crimes par leur influence et qui non seulement ne l’ont pas fait mais ont rendu possible ces crimes et se sont déclarés par là solidaires des criminels. »⁷ Elle reconnaît donc des fautes individuelles, qu’elle module. Il y a ceux qui ont adhéré au nazisme et l’ont activement soutenu ; ils ont fait ce qu’ils ne devaient pas faire. Il y a ceux qui sont

 Voir Paul Tillich, Against the Third Reich, recueil édité par Ronald H. Stone et Matthew Lon Weaver, Louisville, The Westminster Press, 1998, 77– 79, 108 – 110, 219 ; Karl Jaspers, La culpabilité allemande, Paris, Éditions de Minuit, 1948, 59 – 60.  Voir Hannah Arendt, Penser l’événement, Paris, Belin, 1989, 39 – 42.  Les Églises devant le judaïsme, textes rassemblés, traduits et annotés par Marie Thérèse Hoch et Bernard Dupuy, Cerf, 1980, 80.

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restés passifs ; ils n’ont pas fait ce qu’ils devaient faire. Par contre l’assemblée des évêques refuse une culpabilité collective du peuple allemand. « Dans un souci de justice, dit-elle, la culpabilité doit être vérifiée au cas par cas, systématiquement et partout, afin que les innocents n’aient pas à souffrir avec les coupables. »⁸ La seconde réaction émane des protestants. Les 18 et 19 octobre 1945, le Conseil de l’Église évangélique en Allemagne, réuni à Stuttgart, publie une Déclaration qui souligne la dimension collective de la faute. Elle ne dit pas « il y a parmi les nôtres des coupables », mais « nous sommes tous coupables ». Je cite : « C’est avec une profonde douleur que nous déclarons : par notre faute, d’indicibles souffrances se sont abattues sur beaucoup de peuples et de pays […], bien qu’ayant lutté durant de longues années contre […] le régime effroyable du national-socialisme, nous nous accusons de n’avoir pas porté témoignage plus courageux, de n’avoir pas prié fidèlement, de ne pas avoir eu une foi plus joyeuse, et un amour plus fervent. »⁹ Les rédacteurs de cette Déclaration sont des membres de l’Église confessante qui se sont opposés au nazisme et ont été sanctionnés parfois durement, comme le pasteur Martin Niemoller qui a passé sept ans en camp de concentration. Malgré leur résistance et bien qu’ils soient victimes, ils se considèrent spirituellement et religieusement impliqués par ce qui s’est passé. Même ceux qui n’ont pas commis de crimes et qui ont politiquement combattu le régime hitlérien ne sont pas indemnes. Ce texte a eu un grand retentissement dans les milieux protestants européens et américains. Il a contribué à rétablir entre les Églises des diverses nations des relations fraternelles (alors qu’après 1919 elles avaient été exécrables). En 1948 se constitue le Conseil Œcuménique des Églises, constitution en partie rendue possible, selon son premier secrétaire le pasteur Visser’t Hooft, par cette Déclaration. ¹⁰

1.3 L’attitude des Alliés Quelles sont en 1945 l’attitude et la politique des Alliés envers les Allemands? Elles se caractérisent par ce qu’on appelle la « dénazification », un mot et un concept qui apparaissent dès 1942 et dont la conférence de Postdam, fin juillet 1945, précisera le contenu. En plus de l’abolition de lois promulguées par le

 Ibid.  Texte dans W. A. Visser’t Hooft, Le temps du rassemblement, Paris, Seuil, 1975, 244.  Voir W. A. Visser’t Hooft, Le temps du rassemblement, 244– 246.

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régime hitlérien, la dénazification comporte trois volets : judiciaire, administratif et éducatif. D’abord, on entend juger et condamner en bonne et due forme les crimes nazis dans des procès juridiquement aussi réguliers que possible. Ainsi, les hauts dignitaires du IIIe Reich comparaissent devant le tribunal international de Nuremberg créé en août 1945 ; le procès commence le 18 octobre de la même année. Le procureur américain, Robert Jackson, précise qu’il ne s’agit pas « d’inculper tout le peuple allemand »¹¹, mais des personnes qui ont commis des crimes, pas seulement des crimes de guerre, mais aussi des crimes contre la paix, ce qui est une nouveauté juridique. Le parti nazi et les SS sont considérés comme des organisations criminelles et en avoir été membre rend donc coupable. Le deuxième volet est administratif. Il s’agit d’épurer l’administration allemande, de la purger de toutes les personnes qui ont servi le régime ou ont collaboré avec lui. On soumet la majeure partie des fonctionnaires à des interrogatoires et à des questionnaires. La plupart l’ont très mal vécu ; ils ont eu le sentiment de mesures vexatoires, arbitraires et injustes. En fait, il y a eu relativement peu de révocations, car on avait besoin de leurs compétences pour administrer le pays. Hannah Arendt note qu’on trouve d’anciens nazis dans les plus hautes sphères du nouvel État allemand, y compris dans les milieux très proches du chancelier Adenauer.¹² Le troisième volet, l’éducatif, est celui qui au départ pouvait sembler le plus difficile, mais qui a été en fin de compte le mieux réussi. Tout un travail de recherche et d’information a été entrepris sur ce qu’a fait le régime nazi, et il a ruiné en grande partie et assez profondément l’attrait que pouvait exercer cette idéologie. C’est ce que Tillich appelle « la décontamination de l’âme allemande de l’effroyable poison qui lui a été injecté. »¹³ Sans exclure une responsabilité collective, les Alliés privilégient officiellement, selon la tradition juridique occidentale, la culpabilité personnelle. Par contre, beaucoup d’intellectuels (ainsi le germaniste français Edmond Vermeil) se demandent comment interpréter le nazisme : est-il un accident, une maladie, une déviation? Ou est-il le fruit de la culture et de l’âme allemandes, en est-il le produit et l’aboutissement logiques? Dans ce second cas, ce n’est pas tel ou tel Allemand, mais c’est l’Allemagne en tant que telle qui est coupable.

 Cité dans Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 62.  Voir Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2005, 100, 297, 306.  Paul Tillich, Against the Third Reich, 191.

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2 Les ambiguïtés de la culpabilité Après cette mise en perspective historique, j’en arrive à ma deuxième partie qui va traiter du problème de fond : peut-on considérer que tous les Allemands sont responsables des crimes du régime nazi? Réfléchir à cette question plonge dans toutes sortes d’ambiguïtés qui interdisent une réponse simple. Il est d’autant plus remarquable qu’en dépit de quelques différences, il y ait une large convergence dans les analyses et les réflexions de nos trois auteurs. Je les résume et les synthétise en cinq points.

2.1 Admettre qu’on est coupable Ils demandent aux Allemands de ne pas tomber dans l’erreur de 1919, de ne pas nier leur responsabilité et d’accuser les autres.¹⁴ Il leur faut reconnaître erreurs et crimes. On ne doit certes pas assimiler l’Allemagne et le nazisme. Le nazisme (même si certains traits du caractère allemand ont pu le favoriser¹⁵) n’est pas le fruit de la culture germanique arrivée à maturité, au contraire il la contredit, la nie et la dévaste.¹⁶ Il s’en est pris d’abord aux Allemands. Ils ont été le premier peuple à avoir été attaqué et vaincu, le premier à avoir été réduit en esclavage et à avoir subi une tentative de destruction de ses structures, de sa culture et de son esprit.¹⁷ Du coup la défaite, aussi douloureuse soit-elle, est paradoxalement pour lui aussi une libération.¹⁸ Il n’en demeure pas moins, qu’à la différence d’autres peuples, en même temps que victime le peuple allemand a été bourreau.¹⁹ Quand il n’a pas applaudi le tyran, il l’a laissé agir, souvent avec une satisfaction secrète, et il a été entre ses mains un outil efficace pour ses entreprises criminelles.²⁰ À la fin de la guerre, beaucoup d’Allemands ont tendance à trouver excessives et injustes les accusations des Alliés. Le pasteur Visser’t Hooft, secrétaire général du Conseil Œcuménique (encore en formation), rapporte des propos qu’il a entendus en août 1945 : « Les crimes [ont] été commis par quelques

      

Voir Paul Tillich, ibid., 238, 243 ; Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 59 – 60 Voir Paul Tillich, Against the Third Reich, 93, 157. Voir Hannah Arendt, Penser l’événement, 40 ; Paul Tillich, Against the Third Reich, 119 – 123 Voir Paul Tillich, ibid., 77, 78, 189. Ibid., 69, 114, 162, 173 – 176. Ibid., 140, 142. Ibid., 190.

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hommes pervers […] la nation allemande [n’est] pas responsable […] de toute façon les pays [sont] tous coupables des souffrances causées par la guerre. »²¹ Nombreux sont ceux qui ont le sentiment qu’on les condamne parce qu’ils ont été vaincus et non en raison d’atrocités « hors norme », ce qui leur permet de garder, au prix de bien d’ambiguïtés, une bonne conscience et une certaine estime d’eux-mêmes.²² Jaspers et Arendt dénoncent cette attitude. Ils réfutent les unes après les autres les échappatoires possibles ; on ne doit pas nier, atténuer, excuser ce qu’ont fait les Allemands mais le reconnaître et le regarder en face.²³ De son côté, Tillich distingue le sentiment de culpabilité de la culpabilité objective.²⁴ Beaucoup, dit-il, refoulent ou éliminent le sentiment de culpabilité par divers moyens : par exemple, en ignorant volontairement, en ne voulant pas savoir ce qui est arrivé ; ou encore en ne s’en souvenant pas, en ne le gardant pas en mémoire ; ou en accusant les autres ; ou enfin en se persuadant que les crimes nazis ont été punis et expiés par les souffrances qu’a subies le peuple allemand du fait de la guerre.²⁵ La peine aurait largement compensé et effacé le crime. À ce propos, en théologien, Tillich note que si la compensation ou l’équilibre entre la punition et la faute est effectivement un principe de droit, la justice, en tout cas telle que l’entend la Bible, a un tout autre sens : elle consiste à rétablir ou à restaurer une relation détériorée, ce qui suppose « la reconnaissance et la suppression des causes de l’injustice ».²⁶ Loin de fuir et de nier sa faute sous prétexte qu’elle est ambiguë, l’Allemagne doit l’assumer. C’est la condition de son redressement.²⁷

 W. A. Visser’t Hooft, Le temps du rassemblement, 244– 246.  Voir Paul Tillich, Against the Third Reich, 106 – 107.  Voir Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 64– 68, 90 – 120 ; Hannah Arendt, Penser l’événement, 55 – 57, 96 – 98.  Voir Paul Tillich, Ultimate Concern, Londres, SCM Press, 1965, 120.  Voir Paul Tillich, «The Jewish Question: A Christian and a German Problem » (conférence donnée à Berlin en 1952), Bulletin of The North American Paul Tillich Society, 2004, 5 ; Against the Third Reich, 157 ; cf. Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 116 – 117 et Hannah Arendt, Penser l’événement, 54.  Paul Tillich, «The Jewish Question », 2.  Voir Paul Tillich, Against the Third Reich, 143 – 146 ; Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 44, 89, 121.

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2.2 La dimension personnelle de la culpabilité Pour nos trois auteurs, chacun est personnellement responsable de ce qu’il a fait et doit être sanctionné en conséquence. On ne peut pas rejeter la faute ou le crime qu’on a commis sur le groupe auquel on appartient, que ce soit l’armée, le parti ou la nation. Les instructions reçues de son gouvernement ou de sa hiérarchie n’innocentent en rien le soldat ou le fonctionnaire allemand qui a contribué à l’extermination des juifs à Auschwitz ou Dachau. « La formule ‘un ordre est un ordre’ ne peut jamais avoir de valeur décisive »²⁸, écrit Jaspers, même s’il admet qu’on puisse considérer comme une circonstance atténuante la contrainte de la discipline militaire. Arendt préfère parler de « responsabilité collective » ; elle redoute que la notion de culpabilité collective élimine la culpabilité personnelle et qu’elle soit une justification commode pour l’acquittement des criminels²⁹ ; on ne peut pas considérer Eichmann comme un « infime rouage » – donc à peine coupable – d’un système criminel.³⁰ Tillich souligne que dans une nation ou un groupe, il y a bien des structures de pouvoir, mais pas une unité analogue à celle d’un « soi centré ».³¹ Quand mon bras fait quelque chose, c’est moi qui le fais et mon geste engage ma personne tout entière. Par contre, ce que fait un compatriote, un collègue, un membre de mon Église, ce n’est pas moi qui le fais. Quelle que soit la force des liens et des solidarités, on a affaire à des centres de décision différents. On commet donc une injustice en condamnant quelqu’un pour des actes qu’il n’a pas personnellement commis, dont il n’a pas eu connaissance ou qu’il n’avait pas les moyens d’empêcher. On ne saurait sérieusement imputer les crimes des nazis, précise Tillich, « à l’ensemble de la nation allemande ; elle concerne un nombre limité de groupes et d’individus ».³² Il importe, souligne Jaspers, de ne pas penser « en bloc », par « catégories collectives » ou par « rubriques générales ».³³ Ce serait une erreur de faire de tous les Allemands des nazis, comme le souhaiteraient ces derniers qui entendent que leur défaite soit l’anéantissement de l’Allemagne tout entière.³⁴ Pourtant, chaque

 Karl Jaspers, ibid., 46.  Voir Hannah Arendt, Penser l’événement, 27– 28 ; Responsabilité et jugement, 199.  Voir Hannah Arendt, Penser l’événement, 94– 95.  Paul Tillich, Love, Power and Justice (1954), in MainWorks/Hauptwerke, 3, Berlin/ New York, Walter de Gruyter, 1998, 625 – 626 ; Ultimate Concern, 58 – 59 ; Political Expectation, New York, Harper, 1971, 116 – 117.  Paul Tillich, «The Jewish Question », 4 ; cf. Hannah Arendt, Penser l’événement, 93 – 94 et Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 53 – 55.  Karl Jaspers, ibid., 61– 62, 69.  Voir Hannah Arendt, Penser l’événement, 21– 24; Paul Tillich, Against the Third Reich, 79.

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Allemand porte personnellement une part plus ou moins grande de responsabilité et est donc pris dans ce que Tillich appelle une « culpabilité tragique », en ce sens que le mal commis n’a pas été directement cherché, mais arrive en contrecoup d’une autre visée. Tillich la distingue de la culpabilité des nazis qui veulent et font le mal pour lui-même. Cette culpabilité-là est « diabolique », ou, plus exactement, elle se situe « à la frontière de l’humain et du ʽdiaboliqueʼ ».³⁵

2.3 La dimension collective de la culpabilité Si la culpabilité a une dimension personnelle irréductible, elle a aussi une dimension collective qui n’excuse pas les individus ni n’efface leurs fautes personnelles. Loin de s’exclure, les deux dimensions se recoupent, se chevauchent et s’entrecroisent. Les décisions de ceux qui gouvernent impliquent, qu’ils le veuillent ou non, les gouvernés. « Citoyen d’un État, déclare Jaspers, je dois assumer les conséquences des actes accomplis par cet État […]. Chaque individu porte une part de responsabilité dans la manière dont l’État est dirigé. »³⁶ De même Tillich écrit : «Tous les individus d’une nation sont responsables de l’existence du groupe qui gouverne. »³⁷ Personne, affirme Arendt, « ne peut rien réaliser de bon ni de mauvais sans le concours [des autres] ».³⁸ On doit certes moduler les responsabilités ; elles sont plus ou moins grandes selon les cas, mais elles ne sont jamais nulles. Aucun Allemand n’est totalement innocent de ce qui s’est passé.³⁹ On ne peut ni assimiler purement et simplement le peuple allemand avec le nazisme ni totalement l’en dissocier. Que le tortionnaire nazi soit personnellement un criminel ne rend pas innocents les autres Allemands. Ceux qui n’ont ni assassiné ni supplicié ont pourtant soit soutenu le régime, soit l’ont laissé faire et en sont devenus du coup complices, soit n’ont pas su l’empêcher d’agir criminellement. Certains ont voté pour Hitler en 1933 par aveuglement, sans imaginer ce qui allait arriver (tel le pasteur Niemoller, devenu ensuite très vite un opposant résolu et courageux au nazisme). D’autres ont été passifs, n’ont pas réagi par paresse, par peur ou par indifférence (voire avec une secrète satisfaction). Même les adversaires déclarés du nazisme portent une part de culpabilité parce qu’ils ne sont pas parvenus à lui faire barrage et que leur opposition a été     

Paul Tillich, ibid., 42. Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 46. Paul Tillich, Against the Third Reich, 190; cf. Love, Power and Justice, 625. Hannah Arendt, Penser l’événement, 104. Voir Paul Tillich, Against the Third Reich, 37, 179, 181– 182, 189, 190 – 191, 210, 227, 246 – 247.

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inefficace. En 1952, à Berlin, Tillich, rejoignant mais avec un vocabulaire moins piétiste la Déclaration du Conseil de l’Église évangélique citée plus haut, dit à ses auditeurs : « Je n’ai jamais manqué d’expliquer à mes amis en Amérique que je me sentais coupable au sens de responsable de ce qui est arrivé. Pourquoi? Parce que durant les années où ont été commis ces crimes […], nous n’avons pas été assez forts pour les empêcher. Et nous ne nous sommes pas assez sacrifiés nousmêmes, même quand nous avons protesté et sommes donc devenus émigrants ou victimes. »⁴⁰ La faute pèse d’abord sur les Allemands, mais elle concerne aussi – bien qu’à un degré moindre – les autres peuples. Dans les années 1930, si la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient eu une politique plus résolue et plus lucide, Hitler n’aurait probablement pas pu poursuivre aussi loin son abominable entreprise. Si la culpabilité n’est pas également partagée par tous, personne n’en est totalement exempt ou indemne. Aucun individu n’est totalement étranger aux situations qui se produisent dans le monde : « Nous devons, écrit Arendt, prendre sur nous la responsabilité de tous les crimes commis par les hommes et les peuples doivent assumer la responsabilité des forfaits commis par d’autres peuples. »⁴¹ Cette imbrication du personnel et du collectif crée des situations foncièrement ambiguës. Arendt les met en valeur dans un thème qu’elle développera à propos du procès Eichmann et qui fera scandale : le paradoxe du criminel à la fois monstrueux, horrible et banal, ordinaire.⁴² Il est un « responsable irresponsable », écrit-elle. Le nazisme est un système qui rend tout le monde criminel ; il organise une « complicité générale » et crée ainsi une « communauté nationale du crime ».⁴³ Dans le même sens, à la fin de la guerre, à la radio, Tillich parle à ses auditeurs allemands en leur disant : en même temps vous êtes coupables et innocents ; en même temps, vous avez mérité et n’avez pas mérité l’épouvantable catastrophe qui vous frappe.⁴⁴ Ces ambiguïtés s’inscrivent dans le cadre de deux des tensions bipolaires qui selon Tillich structurent l’existence humaine : celle entre la destinée (ce que nous ne maîtrisons pas et qui s’impose à nous) et la liberté (jamais nous ne sommes totalement contraints), celle entre l’individualité (chaque personne est un sujet « pleinement centré ») et la participation (chaque personne est un élément d’un « être communautaire » qui fait d’elle ce qu’elle est). Que l’être humain soit une « liberté finie » implique qu’il

    

Voir note 7 supra. Hannah Arendt, Penser l’événement, 33, 204. Ibid., 30. Ibid., 22– 27. Voir Paul Tillich, Against the Third Reich, 213, 238.

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n’est ni totalement responsable ou coupable, ni complètement irréprochable et innocent.⁴⁵ Arendt parle de « responsables irresponsables ».⁴⁶ Cette dimension à la fois personnelle et collective de la faute, Jaspers la désigne par l’expression de « culpabilité politique ». On peut discuter de sa justesse. Ne faudrait-il pas parler ici de responsabilité, un terme que Jaspers trouve trop faible, plutôt que de culpabilité?⁴⁷ À Berlin, en 1952, Tillich précise qu’il se sent « coupable en tant que responsable » et il explique qu’ici « la culpabilité désigne l’échec de la responsabilité ».⁴⁸ Quelques années plus tard, il rejette catégoriquement la notion de « culpabilité collective », pourtant très présente dans ses allocutions de guerre (par exemple dans «The Jewish Question », où Tillich nuance : « something like collective guilt »⁴⁹), tout en maintenant fermement celle d’une responsabilité générale.⁵⁰ Il reconnaît cependant que la frontière entre ces notions est floue et poreuse. « Il est souvent difficile, écrit-il en 1942, de distinguer le coupable de l’innocent. La séparation n’est pas évidente. »⁵¹ De même, Arendt écrit que « la frontière séparant les criminels des gens normaux, les coupables des innocents a été […] effacée ».⁵² Les distinctions entre plusieurs sortes de culpabilité aident à analyser et à comprendre ce dont il s’agit, mais ne doivent pas faire oublier qu’il y a interdépendance et interaction entre elles, et donc une irréductible ambiguïté existentielle. Les clarifications théoriques ne la dissipent pas ; elles la mettent plutôt en évidence.⁵³

2.4 La culpabilité morale Voyons maintenant ce que Jaspers appelle la culpabilité morale. Les culpabilités criminelles et politiques ont un caractère objectif et relèvent d’instances extérieures à la personne. Pour la première, il appartient aux tribunaux de la prononcer selon le droit positif. En ce qui concerne la deuxième, les nations alliées ont compétence pour en juger, selon le droit naturel ou droit des gens. Il leur

 Voir Paul Tillich, Systematic Theology, vol. I, Chicago, University of Chicago Press, 1951, 177– 178, 184– 185; Ultimate Concern, 63.  Hannah Arendt, Penser l’événement, 26 – 27.  Voir Hannah Arendt, Karl Jaspers, La philosophie n’est pas tout à fait innocente, 180.  Paul Tillich, «The Jewish Question », 4.  Against The Third Reich, 179.  Voir Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 2, (1957), 58; Political Expectation, 116 – 117.  Paul Tillich, Against the Third Reich, 37.  Hannah Arendt, Penser l’événement, 26.  Voir Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 48.

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revient de décider des réparations à exiger du vaincu et des sanctions à lui appliquer. Jaspers souligne le droit des vainqueurs et il incite les Allemands à s’y soumettre. Par contre la culpabilité morale est subjective. Elle relève non d’une instance extérieure mais de la conscience. Elle concerne la relation qu’on a avec soimême, la manière dont on évalue sa propre personne et dont on juge ses comportements. Selon Tillich, elle exige qu’on sache se regarder soi-même, les autres nous servant de miroir.⁵⁴ Arendt la voit surgir quand dans une sorte de tête-à-tête solitaire ou de « dialogue silencieux » avec soi (le soi se dédoublant), quelqu’un sent qu’il ne pourra pas vivre en paix « avec » lui-même ou « en compagnie de » lui-même s’il commet telle ou telle action ; passer le reste de ses jours avec le criminel qu’il deviendrait lui paraît insupportable. La conscience, ainsi comprise, ne dit pas « Ça, je ne dois pas le faire », mais « Ça, je ne peux pas le faire ».⁵⁵ Que la conscience s’éveille ou se réveille et dévoile notre culpabilité morale a pour Jaspers une très grande importance, parce qu’on entre alors dans un processus de repentance, de conversion et de purification intérieures⁵⁶ qui permet un nouveau départ, un re-commencement, en termes évangéliques on dirait une « nouvelle naissance ». D’où l’importance du souvenir – soulignée par Arendt – sans lequel il n’y a ni pensée ni conscience morale.⁵⁷ En se souvenant, la conscience morale n’enferme pas dans la honte du passé, elle permet une transformation de ce qu’on est et de la situation qu’on vit. Elle ouvre à un avenir différent. On pense au fils prodigue de la parabole, quand il « rentre en luimême » et revient sur ce qu’il a fait pour s’examiner et changer de conduite. De même, Tillich estime que la repentance est la condition de la re-naissance⁵⁸ ; elle ne se borne pas au regret ou à la déploration des fautes commises ; elle en supprime la cause, elle enlève ce qui fait ou a fait obstacle et permet d’aller de l’avant (ce qui dans la situation de 1945 implique le rejet et la condamnation des criminels de guerre nazis par les Allemands⁵⁹).

     

Voir Paul Tillich, Against the Third Reich, 149 – 153, 213; «The Jewish Question », 5. Hannah Arendt, Penser l’événement, 102 ; Responsabilité et jugement, 125, 137– 138, 146. Voir Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 44, 121– 125. Voir Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, 142. Voir Paul Tillich, Against the Third Reich, 181; cf. 56 – 57. Ibid., 185.

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2.5 La culpabilité métaphysique Jaspers mentionne une dernière culpabilité qu’il qualifie de « métaphysique » et qu’il déclare « inexpiable ». Elle relève de Dieu, unique « instance compétente » pour en juger. Si elle atteint tout être humain, seuls la ressentent ceux qui ont atteint « le domaine de l’absolu et ont fait par là même l’expérience de leur échec ». Elle fonde les autres formes de culpabilité qui disparaîtraient si on pouvait l’éliminer.⁶⁰ Même si Jaspers ne le signale pas explicitement, la parenté parait évidente avec ce que la tradition chrétienne désigne par le terme de « péché » et on rejoint ce que Tillich appelle l’aliénation existentielle, par quoi il entend la situation de l’homme qui est séparé de Dieu, et n’est donc pas ce qu’il devrait être ; sa vie contredit son essence. Significativement, dans la Théologie systématique, la question de la culpabilité allemande s’insère dans l’analyse de cette aliénation. On ne trouve pas chez Jaspers une analyse ou une définition théologique de cette culpabilité. Il s’en tient, conformément à son statut de philosophe, à une description phénoménologique qui la rend difficile à distinguer des culpabilités politique et morale. Dans une lettre d’août 1946, Hannah Arendt fait remarquer à Jaspers que si cette culpabilité relève bien de l’absolu (« où, écrit-elle, on ne peut effectivement plus reconnaître aucun juge terrestre »), elle renvoie aussi à la solidarité humaine qui « constitue le fondement politique de la république ».⁶¹ Est-ce pour elle une manière d’écarter comme inutile le recours à une transcendance? Je n’en sais rien. En tout cas son observation ne manque pas de pertinence, car le texte de Jaspers présente la culpabilité métaphysique à partir de la solidarité entre tous les humains qui rend chacun d’eux « co-responsable de toute injustice et de tout mal dans le monde ».⁶² « Si nous pouvions nous délivrer de la culpabilité métaphysique, écrit Jaspers, nous serions des anges ». En termes théologiques, nous ne pouvons pas nous justifier et nous sauver nous-mêmes. En avoir conscience brise tout orgueil et transforme « la conscience que l’homme a de lui-même devant Dieu ». C’est ce qui rend possible la repentance et le jaillissement d’une « source neuve de vie active ».⁶³ Il me semble qu’en fin de compte, Jaspers introduit la culpabilité métaphysique, qu’il peine à définir, pour suggérer – il ne le dit pas explicitement – que seule la grâce permet le recommencement qu’il appelle de ses vœux, que seule elle produit la conversion qu’il juge souhaitable et nécessaire.    

Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 48. Hannah Arendt, Karl Jaspers, La philosophie n’est pas tout à fait innocente, 51. Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 47; cf. Hannah Arendt, Penser l’événement, 33. Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 50.

Quelle culpabilité? Les Allemands et le nazisme selon Arendt, Jaspers et Tillich

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3 Conclusion S’interroger sur la culpabilité ne se borne pas à localiser les responsabilités et à en déterminer les niveaux. Une question beaucoup plus profonde et beaucoup plus essentielle se pose, à savoir : comment restaurer ou reconstruire ce que la faute et le crime ont détruit? Sur ce point Arendt me paraît assez pessimiste. Elle pense que le nazisme marque l’entrée dans une nouvelle ère, sans aucune commune mesure avec les temps qui l’ont précédée. Il a détruit les principes et règles sur lesquels pouvait se bâtir une civilisation acceptable. Il a mis en route une « monstrueuse machine de massacre administratif »⁶⁴ qui inaugure un monde de totalitarisme, de terreur et d’inhumanité. Le mal ne s’arrête pas avec l’effondrement du régime hitlérien; il se poursuit de manière insidieuse et continue d’infecter l’humanité. Elle n’est cependant pas totalement pessimiste et espère un ordre politique européen et fédéral⁶⁵ assez proche de certaines des perspectives esquissées par Tillich en 1941 dans trois articles sur les buts de guerre, publiés dans The Protestant. ⁶⁶ Même si le monde d’après-guerre inquiète Jaspers et déçoit Tillich, ils envisagent, davantage qu’Arendt, un « après » qui permette de dépasser et de surmonter la catastrophe. Dans la repentance et dans le lien avec Dieu, un « être nouveau » peut surgir, même si c’est de manière toujours fragmentaire et temporaire. Ils sont habités par une confiance et une espérance assez fortes, alors qu’elles semblent non pas inexistantes, mais faibles et fragiles chez Arendt. Estce parce qu’elle a le sentiment d’un tournant irréversible de l’histoire plus fortement que Jaspers et Tillich (qui l’ont aussi mais, me semble-t-il, à un degré moindre)? Ou bien est-ce lié à son statut de juive, tourmentée par le destin présent et futur d’Israël? Ou encore est-ce dû au fait que la transcendance ne joue apparemment pas de rôle chez elle? En tout cas, elle ne semble pas voir de fin à l’ambiguïté existentielle, alors que Jaspers et Tillich pensent qu’on peut la surmonter, en tout cas partiellement, sans pour cela l’éliminer.

 Hannah Arendt, Karl Jaspers, La philosophie n’est pas tout à fait innocente, 27– 28.  Voir Hannah Arendt, Penser l’événement, 43 – 46 ; Responsabilité et jugement, 98 – 99.  Voir André Gounelle, « La collaboration de Tillich à The Protestant (1941– 1942) », Études théologiques et religieuses, 1994(2), 213 – 229. Cette revue s’intitule successivement Protestant Digest et The Protestant.

Partie 3 Les ambiguïtés du politique

Théo Junker

Ambiguïtés de la vie politique Résumé: Comme Ponce Pilate avait lancé à Jésus cette redoutable énigme : « qu’est-ce-que la vérité ? », Paul Tillich nous oblige à admettre l’ambiguïté inévitable de tous les humains dans les conditions de leur existence. Ici, dans la complexe sphère politique. Abstract: Just as Pontius Pilate threw the terrible enigma: ‘What is truth?’ to Jesus, so too Paul Tillich obliges us to admit the inevitable ambiguity all humans face in the conditions of their existence. Here, in the complex political sphere.

L’universelle ambiguïté de la vie Tillich a l’insigne mérite d’avoir souligné dans sa Systematic Theology III de 1963 et ailleurs la place incontournable de l’ambiguïté dans la vie et dans toutes ses expressions. Bien que les fonctions de la vie en elles-mêmes soient harmonieusement unifiées, elles sont soumises aux ruptures qui découlent de l’aliénation existentielle. Lorsque la division s’actualise, leurs effets négatifs entrent en jeu et l’ambiguïté s’installe : l’auto-intégration est contrecarrée par la désintégration, l’auto-création par la destruction, et l’auto-transcendance par la profanisation. Dans le processus de la vie, ces éléments positifs et négatifs sont indissolublement entrelacés, car, dit Tillich, « la vie n’est ni essentielle, ni existentielle, mais ambiguë ».¹ Et « la vie dans tous ses moments et expressions est ambiguë ».² Ce mélange ambigu d’éléments essentiels et existentiels dans toute créature fait que la création soupire après un accomplissement sans ambiguïté de ses potentialités essentielles. Ainsi naît la quête d’une vie non ambiguë.³

 Paul Tillich, Théologie systématique IV, Genève, Labor et Fides, 1991, 37.  Ibid. ; traduction modifiée.  Voir ibid., 119 – 122. DOI 10.1515/9783110486254-010

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1 Le politique et la politique Selon Philippe Braud⁴, les politistes (mot formé d’après : les juristes, moralistes, artistes…) distinguent entre le et la politique : le politique désigne tout le champ social complexe qui est régulé par l’État ou ses substituts ; la politique est l’activité d’acteurs spécialisés (qui « font », à des niveaux divers, de la politique). Il y a les « acteurs », dirigeants, militants, partis, groupes de pression, tous porteurs de l’ambition d’exercer ou d’influencer le pouvoir de l’État. Et il y a les « gouvernés », sujets ou citoyens surtout spectateurs de l’activité des acteurs. La vie politique d’un pays, d’une nation, d’une fédération se déploie autour d’enjeux concernant l’existence et l’exercice du pouvoir de l’État ou de l’Union. Ces enjeux majeurs doivent suivre des règles juridiques, culturelles, sociales, établies ou prenant en compte telle situation. L’action étatique, et les actions gouvernementale, parlementaire ou d’institutions de contrôle ou de conseil, sont complétées par celles des diverses administrations et d’organes régionaux ou décentralisés. Il est clair que les acteurs « participent » bien plus que les gouvernés à ces actions politiques et que le citoyen spectateur n’est pas toujours en mesure de comprendre la marche des affaires politiques : il a rarement l’occasion de vivre directement les évènements politiques et de les interpréter. C’est à travers les média et leurs choix politiques qu’il est renseigné, influencé. En fait, comme le disait Braud, la politique organise une « scène » « au double sens théâtral et conjugal du terme », sur laquelle se produisent les « acteurs » précités. C’est à la fois un divertissement (voir, par exemple, les campagnes électorales), un spectacle de la transgression (mauvaise foi, immodestie, manichéisme simplificateur), une violence ritualisée (agressions, luttes sans merci, marchandages). Et pourtant, à y regarder de plus près, la vie politique est aussi stabilisatrice et pacificatrice ; elle fournit les Causes auxquelles des citoyens peuvent se dévouer, même si des désengagements peuvent suivre des engagements. Selon les observateurs sérieux elle ne mérite « ni les excès d’honneur, ni les indignités » qu’on lui attribue. Si elle produit des illusions, elle suscite aussi des débats utiles et des solutions. Elle connaît et préfère généralement la « solution politique » à « l’épreuve de force » pour faire l’économie d’un affrontement réel. Aujourd’hui, elle ne peut plus négliger de prendre en charge les situations et les problèmes les plus inhumains, violents, désespérants de sa population et au-delà. Ainsi va la vie politique : il y a du bon et du moins bon, donc de l’ambigu, des ambiguïtés.  Philippe Braud, La vie politique, Paris, PUF, 1985.

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2 Discours de Tillich à « Time Magazine » (1963) Examinons, deux discours non ambigus de Paul Tillich sur l’ambiguïté, de 1963 et 1965. Tillich fut invité à prononcer le discours commémoratif du 40ième anniversaire de Time Magazine à New York en mai 1963, et un discours en ouverture de la Conférence « Pacem in Terris » à New York en mai 1965. Pour le discours à Time Magazine, le 6 mai 1963, on lui avait demandé de parler de « la situation de l’homme ».⁵ Il se dit d’emblée convaincu que la situation de toute vie est déterminée par le fait et la réalité de l’ambiguïté. Celle-ci est un mélange indissociable de bien et de mal, de vrai et de faux, de forces créatrices et de forces destructives, aussi bien dans l’aire individuelle que dans l’aire sociale. Reconnaître cette ambiguïté dans les accomplissements humains les plus importants (comme aussi dans ses échecs les plus grands) est incontestablement un signe de maturité humaine. Devant le parterre des invités de Time il aborde alors l’ambiguïté de la perfection. Quiconque ne reconnaît pas l’ambiguïté en lui-même et dans ses réalisations même les plus parfaites, ou une nation qui ne se rend pas compte de l’ambiguïté de sa grandeur, fait état d’un manque de maturité humaine. Il nous faut dès lors nous demander si comme nation nous sommes mûrs pour reconnaître l’ambiguïté de ce que nous croyons posséder de mieux : la forme américaine de démocratie, notre système d’éducation, notre système économique, nos Églises. Les forces qui prétendent détendre la perfection sans ambiguïté détruisent ce qu’il y a de mieux dans l’esprit américain, ce que jadis créa la Constitution qui connaissait l’ambiguïté de tous les porteurs de pouvoir. Tillich poursuit alors en critiquant la culture unidimensionnelle et son extension horizontale soumise à l’ambiguïté de l’expansion. Il plaide pour la conservation des biens culturels, indispensables pour introduire à la profondeur de la vie et au sens de l’existence humaine. Cela concerne les arts, la littérature, la philosophie, les symboles religieux et les relations humaines. Aux critiques créatifs incombe le rôle de révéler l’ambiguïté de la perfection dans chaque culture.

 Paul Tillich, «The Human Condition », in Criterion, 2 (3), 22– 24 (GW XIII, 429 – 433).

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3 Discours de Tillich à la Conférence « Pacem in Terris » (1965) Dans son discours à la Conférence « Pacem in Terris », le 18 février 1965 à NewYork⁶, Tillich se présente en tant que théologien de la tradition protestante comme de la tradition humaniste, dont il a essayé depuis des décennies de montrer l’unité. Il approuve, avec juifs, protestants et humanistes, l’insistance de l’encyclique du pape Jean XXIII sur le principe dernier de la justice, à reconnaître à chaque personne la dignité humaine, avec les droits et les devoirs qui en découlent. Il fait remarquer que ce principe, valable pour la culture chrétiennehumaniste occidentale, n’est pas partagé par tous, par exemple, pour ce qui est des principes de liberté et d’égalité. Plus loin, quand l’encyclique se rapproche des lignes directrices politiques de la conférence, il aborde le rôle du pouvoir par rapport à la violence et aux principes de la justice. « On ne peut pas mettre le pouvoir au même niveau que la violence ou l’autorité. Cela a été fait dans diverses thèses de l’encyclique ; il manque une prise de position claire vis à vis de l’ambiguïté du pouvoir, sans laquelle il est impossible de traiter de façon réaliste le problème de la paix. » Il rappelle que le pouvoir est a priori une force positive et capable de résister. Mais l’utilisation de la violence et de la contrainte pose des questions graves. Le concept de « la guerre juste » a perdu son sens depuis l’existence de la menace de guerre atomique. Tillich passe en revue quatre problèmes qui montrent bien les limites de toute espérance réaliste quant à une « paix sur la terre ». Il aborde alors un passage dense, parlant comme théologien protestant et philosophe existentialiste : la plupart des divergences quant à la paix sur terre proviennent en fait des interprétations différentes de la nature humaine et du sens de l’histoire. Tel qu’il le voit, la nature humaine est déterminée par le conflit entre le bien dans l’être essentiel de l’homme et l’ambiguïté de son être effectif, c’est à dire de sa vie dans les conditions de l’existence. Le « faire » de l’homme est ambigu, aussi bien mauvais que bon, car sa volonté est ambiguë, bonne et mauvaise. Il ne faudrait donc pas s’adresser à « tous les hommes de bonne volonté », mais à « tous les hommes », sachant que dans la meilleure volonté se trouve un élément de mauvaise volonté et que dans la volonté la plus mauvaise se trouve un élément de bonne volonté.

 Paul Tillich, in Criterion, Vol. 4, No 2, 1965, 15 – 18 (GW XIII, 436 – 443).

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Une conférence pour la paix devrait donc réfuter tous les vains espoirs et attentes utopiques. Tillich appuie les efforts internationaux et les organisations internationales. Il préconise le consensus ou éros de communauté, pour qui souhaite une communauté mondiale. Il reste donc l’espérance. Il n’y a pas d’espérance en un stade final, pacifique et juste de l’histoire. Mais bien dans des victoires partielles sur les forces du mal, à des moments particuliers de l’histoire. Pas d’attentes utopiques, mais de l’espérance !

Benoît Mathot

Le socialisme comme dénonciation de la non-ambiguïté politique Résumé: Dans son texte La décision socialiste, Paul Tillich, théologien et penseur du politique, s’est efforcé de penser une troisième voie socialiste entre le romantisme politique et les principes de la société bourgeoise. Nous pensons qu’à travers cette réflexion, c’est la question fondamentale de l’ambiguïté humaine qui est posée par Tillich. Une ambiguïté que les deux courants romantiques et bourgeois entendaient oblitérer, mais que Tillich entendrait lui-même préserver, tout en l’ouvrant à un possible dépassement. Abstract: In his text The Socialist Decision, Paul Tillich, theologian and political thinker, endeavored to think of a third socialist path between the political romanticism and the principles of the bourgeois society. We believe that through this reflection, Tillich poses the fundamental question of human ambiguity. An ambiguity that both the romantic and bourgeois currents intended to obliterate, but which he would preserve, while opening it up to the possibility of excess.

La question de l’ambiguïté est une question centrale de l’œuvre de Tillich, et qui se retrouve pour ainsi dire à tous les étages de sa pensée et de sa vie. Je l’aborderai ici en lien avec la dimension politique de sa pensée, qui critique une certaine négation (ou plutôt une certaine oblitération) de l’ambiguïté comme dimension fondamentale de l’être humain. Le texte principal sur lequel je baserai ma contribution sera son fameux texte de 1933 : La décision socialiste. Texte d’autant plus fameux, dans sa critique radicale du nazisme, qu’il conduira Tillich à l’exil aux États-Unis la même année. Quelques mots à présent (toujours en guise d’introduction) pour annoncer le projet de ma communication. Il existe, selon Tillich, deux racines à la pensée politique, qui se pense tantôt selon le point de vue de l’origine (c’est-à-dire de la provenance et de l’être), tantôt selon le point de vue de la fin (c’est-à-dire de la destination et du devoir-être). La pensée de l’origine se retrouve particulièrement exprimée dans le romantisme politique, alors que la pensée de la fin se retrouve au principe de la société bourgeoise. Or, justement, nous pensons que ces deux manières de penser le politique, que Tillich refuse pour une part, se caractérisent par une certaine négation de l’ambiguïté humaine, qui habite pourtant chaque

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œuvre et chaque réalisation humaine (et à plus forte raison la sphère du politique). Dès lors, nous verrons que Tillich proposera plutôt une troisième voie consistant en l’affirmation du principe socialiste. À l’encontre de ce que l’on pense parfois, le socialisme ne se situe pas entre les deux principes refusés (bourgeois et romantique), bien qu’il partage avec eux certaines intuitions fondamentales. Il partage par exemple avec le principe bourgeois l’affirmation de la raison critique, tout comme l’affirmation du pouvoir de l’origine avec le principe romantique. Toutefois, si le principe socialiste ne se situe pas entre le romantisme et la bourgeoisie, c’est parce qu’il dépasse ces deux principes « en s’orientant vers l’exigence inconditionnée par le symbole de l’attente ».¹ Il en résultera que la réflexion tillichienne s’orientera avec le socialisme du côté d’un refus de ce qui apparaît comme une réduction, tant romantique que bourgeoise, de l’humain. Toutefois, il nous faudra montrer que si le socialisme entend bien refuser ce qui refuse l’ambiguïté, ce n’est nullement pour enfermer l’humain dans une nouvelle ambiguïté. Ce sera précisément là que se noueront les démarches politiques et religieuses, car il s’agira pour Tillich de tenir ensemble, tout à la fois, « l’enracinement dans l’origine » et « l’orientation vers l’attente prophétique », tout en ouvrant ce paradoxe à une dimension autre. Il y aura alors rupture de la non-ambiguïté politique, mais en vue d’autre chose, quelque chose comme un excès ou un dépassement. C’est ce programme que je vais maintenant m’efforcer de déployer autour de trois moments : le premier sera consacré au romantisme politique, le second au principe bourgeois, et le troisième au principe socialisme (je suis en cela l’articulation du texte de Tillich, que je relis toutefois à la lumière de la problématique de l’ambiguïté).

1 Le romantisme politique Comme nous venons de l’indiquer, le romantisme politique constitue l’une des deux grandes racines de la pensée politique, qui sont toutes deux à chercher dans l’essence de l’être humain. L’homme, en effet, apparaît à Tillich comme un être fondamentalement dédoublé, ce qui le distingue des autres processus naturels ou strictement biologiques. Concrètement, cela signifie que non seulement l’être humain est ce qu’il est, pour ainsi dire immédiatement, mais qu’il fait aussi

 Jean Richard, « Introduction », dans Paul Tillich, Ecrits contre les nazis (1932 – 1935), ParisGenève-Québec, Cerf- Labor et Fides-PUL, 1994, LVIII.

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face à ce qu’il est (par la pensée, par la connaissance, par la conscience, etc.), ce qui introduit une discontinuité dans son rapport à soi. Il se situe donc à la fois sur le registre du même (sous la « forme d’un processus vital tout à fait indivis, qui déploie sa nature sans interroger ni exiger ») et sur le registre du différent (lorsqu’il « s’interroge sur lui-même, lorsqu’il pose des exigences à son entourage et à lui-même »). Bref, Tillich indiquera que « l’homme est une unité dans le dédoublement, et que c’est de cette unité que naissent les deux racines de la pensée politique ».² Qu’est-ce qui se dessine sur cet arrière-fond philosophique? Tillich nous indique que le schéma est celui d’une origine d’où jaillit du neuf, qui est aussi du propre. Il y a ainsi une vitalité de l’origine. Cela explique que ce qui en jaillit provient certes de l’origine, lui est lié, mais qu’ en tant que donné nouveau, il lui résiste également (ou l’excède, ne lui étant pas réductible). Il y a donc une tension constitutive entre, d’une part, le jaillissement d’une nouveauté à partir de l’origine, et d’autre part, une résistance de cette nouveauté à s’arracher complètement à l’influence de l’origine (qui, nous dit Tillich, « ne nous lâche pas »). Il y a donc un double mouvement de distinction et d’appartenance, et ces deux mouvements se donnent en même temps. Comme l’écrit Tillich, ce sera dès lors dans « la tension entre l’être-posé et l’être-propre que s’écoule notre vie ».³ À ce stade, on s’en doute, la pensée romantique insistera davantage sur le fait que nous sommes liés (pôle de l’appartenance), alors que la pensée libérale entendra plutôt venir briser ce lien à l’origine en se signalant du côté d’une exigence inconditionnée (pôle de la distinction).

1.1 Romantisme conservateur et romantisme révolutionnaire Tillich relève deux grandes tendances du romantisme : le romantisme conservateur (d’obédience monarchique, et dont le chef de file n’est autre que Franz von Papen) et le romantisme révolutionnaire (qui est lui directement lié au parti national-socialiste et aux nazis). Si le premier groupe entend retrouver les privilèges perdus dans le passé, en optant notamment pour le retour au sol, le renforcement de la paysannerie et l’isolement de l’espace national, le second groupe, composé lui en majorité par la classe moyenne, vise plutôt la protection

 Paul Tillich, « La décision socialiste », in Paul Tillich, Ecrits contre les nazis (1932 – 1935), Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-PUL, 1994, 27.  Ibid., 28.

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de la race et du sang en vue d’une hégémonie de la race aryenne au détriment des autres races, ce qui conduira à l’antisémitisme. Toutefois, si les deux groupes expriment des sensibilités différentes, on peut aussi noter entre les deux formes de romantisme politique une série de points d’accord, comme par exemple sur la valorisation du patriarcat comme mode d’organisation familiale. De la même manière, sur le plan épistémologique, on retrouve aussi comme point commun la valorisation de la sphère de l’intuition, à l’encontre de toutes les tendances objectivantes de la modernité, qui ont aussi contribué à la désenchanter. Une citation de Tillich va dans cette direction : « Le romantisme politique essaie de remonter en-deçà de la scission de l’étant en sujet et en objet, il tente de débiliter l’analyse, de recouvrer l’unité originelle. »⁴ De manière générale, à propos des courants du romantisme politique et de cette volonté de retourner à l’unité originelle, on doit noter l’influence décisive, mais néanmoins paradoxale, de Martin Heidegger sur l’élaboration de la critique tillichienne. Heidegger pense en effet la condition humaine à travers les catégories du « déjà là » : « L’homme se trouve comme une réalité déjà là ; il se trouve déjà là, de même qu’il trouve déjà là son environnement et de même que son environnement trouve l’homme et lui-même comme des réalités déjà là. »⁵ Ce qui est alors décisif, c’est davantage la problématique de l’origine et de la provenance (actualisée par les mythes originels), plutôt que celle de la fin. Or, c’est à cela que Tillich va s’opposer.

1.2 Le romantisme et la question de l’ambiguïté Après avoir posé ces quelques repères, ainsi que mentionné l’influence de Heidegger, je vais maintenant me concentrer sur la manière dont le romantisme politique met en scène son rapport à l’ambiguïté humaine. Pour le dire d’emblée, et d’une manière qui va par la suite devoir être affinée, notre intuition consiste à penser que le romantisme politique, dans ses deux tendances (monarchique et révolutionnaire), oblitère la dimension de l’ambiguïté (qu’elle soit ontologique ou anthropologique). Il en fait fi en se sentant une affinité naturelle avec une attitude sacramentelle qui enferme l’humain dans les forces transcendantes des mythes originels. Se produit alors une réduction fondamentale de l’humain à un donné qui le détermine a priori dans ce qu’il doit être et devenir. Dit en termes plus philo-

 Ibid., 62.  Ibid., 27.

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sophiques, son devoir-être se rapporte désormais à son être, et ce dernier apparaît bien comme le critère de ce qu’il doit devenir. Le but est donc que le sujet vivant dans la communauté romantique revienne à cet état premier d’où il provient, et dont il serait en quelque sorte en exil. L’idée de retour est ici absolument centrale. C’est elle en effet qui est le véritable moteur des deux formes de romantisme politique. Ainsi, comme l’écrit Tillich : « […] les deux formes du romantisme politique s’entendent à vouloir retourner à l’origine […] Toutes les exigences politiques, en leur racine même, sont à comprendre à partir de ce retour à l’origine. »⁶ Et Tillich de citer pêle-mêle les objectifs du programme romantique : le retour au sol, le retour au sang, le retour au peuple, mais aussi le retour à la sphère animale, au sexe féminin, ou encore au groupe social. Par ailleurs, plus on tendrait à coïncider avec cet état de choses initial, plus on s’approcherait de quelque chose de vrai et d’authentique (on connaît d’ailleurs l’importance du lexique de l’authenticité pour la philosophie heideggérienne). L’idéal romantique est ici idéal de conformité à ce qui nous précède, de confrontation à une antécédence. C’est en effet en revenant (et en se conformant) au lieu dont il provient que l’homme accomplira vraiment qui il est, qui il est censé être. Or, tel est précisément ce que critique Tillich lorsqu’il critique le romantisme politique. Ce qu’il critique, c’est au fond l’illusion d’un lien immédiat et d’un rapport nonbrisé à l’origine qui annulerait la part d’ambiguïté qui habite l’être humain en réduisant ce dernier à n’envisager son devenir que sur le registre d’un retour à ce qu’il est déjà, et a toujours-déjà été.

1.3 Ce qui vient rompre le rapport à l’origine Ce qui va venir rompre ce rapport immédiat à l’origine, ce sera une critique prophétique. Comme l’écrit Jean Richard, dans son introduction à La décision socialiste : « Le sens et l’importance de la prophétie juive consistent précisément dans la rupture qu’elle opère avec le mythe originel ».⁷ Cette rupture opère un déplacement de curseur par rapport à l’attitude sacramentelle, déplacement par lequel le point décisif devient cette fois une exigence inconditionnée (essentiellement d’égalité et de justice) plutôt qu’un retour à l’origine. Une telle attitude, qui vise donc à substituer le devoir-être à l’être (substitution que l’on retrouve par excellence dans la prophétie juive et dans le christianisme), s’op-

 Ibid., 53.  Jean Richard, « Introduction », XLV.

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pose radicalement à la tendance sacramentelle qui est à l’œuvre dans le romantisme politique. Toutefois, il faut bien noter que dans le judaïsme (et à sa suite dans le protestantisme), ce qui vient rompre prophétiquement la toute-puissance de l’origine ne supprime pas pour autant le rapport positif que l’on peut entretenir vis-à-vis de l’origine et des forces originelles. Autrement dit, il demeure du sacré malgré la rupture de l’origine, ce qui permet d’appeler cette rupture une rupture prophétique. Il existe en effet, à côté de la rupture prophétique, une autre forme de rupture, que l’on retrouvera à la période des Lumières et qui aura pour conséquence de refouler toute trace de sacré. On se situe alors dans une rupture humaniste, que Tillich délaissera au profit de la première, constatant les ravages liés à la rupture humaniste. Héritier du protestantisme, mais aussi de cette époque des Lumières, Tillich se retrouve en effet dans la situation où il va recevoir en boomerang, à travers l’explosion d’un néo-paganisme nazi, le retour de ce refoulé : « les pouvoirs psychiques (existentiels), tels la vitalité (eros), le sens du destin et de la finitude ; les pouvoirs sociaux, tels la noblesse, la paysannerie et les artisans. »⁸ Ces forces font retour sur la scène de la modernité rationnelle d’où elles avaient pourtant été refoulées, et vont produire le romantisme politique, qui n’est autre qu’une tentative visant à « restaurer sur le plan spirituel et social le mythe originel rompu. »⁹

2 Le principe bourgeois En contraste avec ce qui vient d’être dit du romantisme politique, force est de reconnaître que la société bourgeoise, qui est celle où évolue Tillich, s’est élaborée sur la base d’une rupture des liens qui la relient à l’origine. On peut d’ailleurs affirmer que cette rupture bourgeoise est plutôt de type humaniste que prophétique. Tillich écrira ainsi que la société bourgeoise a pour principe de « dissoudre radicalement toutes les choses originelles, tous les lieux et toutes les figures de l’origine, de les réduire en éléments à maitriser par la raison, de les rassembler rationnellement en des figures que la pensée et l’action se proposeront pour fin. »¹⁰ L’idée de dissolution radicale exprime bien le fait que la rupture soit davantage humaniste que prophétique. Et comme on l’a vu, les

 Ibid., XLVI.  Paul Tillich, « La décision socialiste », 50.  Ibid., 69 – 70.

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conséquences de cette position sont évidemment catastrophiques en termes de réification, et donc de déshumanisation. Le contexte socio-historique dans lequel Tillich évolue est précisément celui où la société bourgeoise l’a philosophiquement emporté, notamment par la victoire des catégories de l’autonomie sur celles de l’hétéronomie, victoire qui laisse le champ libre à la société bourgeoise pour déployer ses principes scientifiques, économiques et techniques, jusqu’à produire une crise de cette même société, notamment à travers la crise économique (de 1929) qui secoue le monde à cette époque. Le principe qui anime la bourgeoisie consiste donc pour cette dernière à se détourner du passé pour se lancer dans l’avenir, armée d’une foi redoutable : la foi en l’harmonie naturelle, qui est consubstantielle au registre de l’autonomie : Cette culture [écrit Tillich] aussi vivait de la foi : la foi qu’une harmonie se produirait si on laissait à chaque individu la liberté de suivre et d’agir selon ses intérêts ; de la foi qu’en dépit de la tolérance surgirait une conformité spirituelle, qu’en dépit de la liberté de recherche on aboutirait à des convictions scientifiques communes, qu’en dépit de la discussion publique s’imposerait un « sens commun », qu’en dépit des élections démocratiques se manifesterait une « volonté générale », qu’en dépit de l’absence de contrôle des intérêts économiques individuels on parviendrait au bien-être pour tous. Tout cela constitue la foi libérale dans l’harmonie, qui correspond à la foi protestante en une conformité ecclésiastique libre de toute autorité.¹¹

On le voit, les mots employés sont bien ceux d’une conformité spirituelle qui toucherait l’ensemble des acteurs sociaux et des sphères de la société, comme en attestent les expressions « sens commun », « volonté générale », « bien-être pour tous », etc. Or, il semble que l’arrière-plan d’une telle position consiste précisément en une négation de l’ambiguïté. On fait en effet comme si cet élément d’ambiguïté pouvait être nié, chaque sujet devant désormais concourir au happyend de l’harmonie. Au fond, ce que l’humain est appelé à devenir à travers une grille de lecture bourgeoise, c’est l’un des paramètres concourant à l’harmonie générale. Or, cet objectif suppose inévitablement une certaine réduction de cet humain aux objectifs promus par ce système lui-même. Dit encore autrement, le système bourgeois nivellera les différences de chacun pour les harmoniser dans un grand tout qui s’agencera naturellement pour devenir signifiant. La question se pose alors de savoir si nous ne sommes pas face à un risque de dé-subjectivation?

 Paul Tillich, « La fin de l’ère protestante », dans Paul Tillich, Substance catholique et principe protestant, Paris-Québec-Genève, Cerf-PUL-Labor et Fides, 1993, 160 – 161.

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2.1 Insuffisances et faiblesses du principe bourgeois On peut relever trois insuffisances ou faiblesses au principe bourgeois : tout d’abord, un manque de contenu, ensuite l’opposition de ses tendances libérales et démocratiques, et enfin l’objectivation et la réification, aussi bien de la société que de la nature. Je vais maintenant dire un mot sur chacun de ces points, avant de me concentrer sur la foi en l’harmonie, qui est sans doute l’élément le plus central du principe bourgeois. Tout d’abord, selon Tillich, il manque au principe de la société bourgeoise un élément important. Ce principe bourgeois relève en effet du critique et du correctif, par lesquels la forme rationnelle va venir empêcher la domination toute-puissante du contenu (contenu incarné par les forces originelles). En cela, il va bien venir critiquer et corriger, c’est-à-dire briser, cette toute-puissance, pour tenter ensuite de la réorienter. Toutefois, force est de constater qu’il manque pour cela au principe bourgeois un élément porteur, ou encore un contenu d’être, qui lui servirait de base (ou de présupposé) pour fonder sa critique et ses corrections. Tillich parlera même, à propos de ce manque, d’une « insuffisance radicale » du principe de la société bourgeoise. La deuxième insuffisance touche à l’opposition, au cœur du principe bourgeois, entre des tendances libérales et démocratiques. On retrouve en effet deux manières différentes de comprendre la dynamique bourgeoise : on la comprend soit en se centrant sur ce qui, en elle, nous fait échapper au pouvoir de l’origine, soit sur ce qui, en elle, nous conduit vers l’avenir et la transformation du monde. Dans le premier cas, on déploiera plutôt l’élément libéral, dans le second cas, plutôt l’élément démocratique. Chacun de ces éléments comporte et organise un regard bien spécifique : en effet, l’élément libéral, s’il met bien au cœur de toutes ses initiatives les principes de la liberté humaine et de la libre entreprise, n’en demeure pas moins incapable de fonder une histoire commune autrement que sur l’addition des libertés individuelles. Quant à l’élément démocratique, il préconise plutôt une certaine intervention étatique comme instance directrice et régulatrice, ce qui n’est pas exactement en adéquation avec l’élément libéral. Dès lors, il est inévitable que se produise un conflit entre ces deux manières de comprendre le principe bourgeois, ce qui constitue la deuxième de ses faiblesses. Enfin, il existe une troisième insuffisance, que nous avons déjà soulevée précédemment, mais qu’il s’agit néanmoins de rappeler, vu son importance pour la critique politique de Tillich. Il s’agit de la réification et de la déshumanisation à l’œuvre dans le principe bourgeois, desquelles devra triompher la lutte des classes à l’œuvre dans le socialisme. Cette situation de réification apparaît pour Tillich comme la conséquence directe de la rupture des liens avec l’origine, qui

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font de la nature et de la société de simples supports matériels et quantifiables, mis au service des fins de la société bourgeoise. Tillich ira même jusqu’à parler d’une « complète réification » de l’homme, qui se manifestera pour lui dans une détermination sociologique et psychologique, ainsi que dans « la prévisibilité de ses réactions ». Ceux dont Tillich parle ici, c’est bien de ceux qui forment le prolétariat, qui est lui-même le « pur produit » de la société bourgeoise. Dit autrement, le capitalisme fabrique le prolétariat, c’est pour lui un « vice structurel », expression que Tillich traduira théologiquement par celle de « structure de péché ».

2.2 Ce qui vient rompre le principe bourgeois Dans le prolongement de la réflexion tillichienne sur le principe bourgeois, puis de la réflexion sur ses faiblesses et ses insuffisances, qu’il nous soit déjà permis de dire un mot du socialisme, qui vient rompre ce principe. Le socialisme est en effet l’expression politique du prolétariat, qui est lui-même intrinsèquement le produit du principe bourgeois. Sur le plan des principes, il s’agit de reconnaître que le socialisme s’oppose radicalement à chacun des éléments fondamentaux du principe bourgeois, le principal étant la foi en l’harmonie naturelle. Qui peut en effet penser, en toute bonne foi, que la situation du prolétariat le fasse participer à la belle foi en l’harmonie prônée par la société bourgeoise? Tillich est clair à ce sujet : « Le prolétariat ne connaît pas l’harmonie, il connaît l’absence d’harmonie »¹², et cette situation est encore plus criante dans une économie libérale. Le socialisme s’oppose donc frontalement à ce versant libéral du principe bourgeois, qui prétend trompeusement que l’harmonie engendre naturellement le plus grand bénéfice possible pour tous, alors qu’elle produit en réalité la situation inverse, offrant davantage à ceux qui ont beaucoup, et encore moins à ceux qui sont les plus démunis. Par rapport à cette approche libérale du principe bourgeois, le socialisme est donc très clair. Toutefois, qu’en est-il par rapport à son versant démocratique? Le socialisme manifeste-t-il la même opposition à son égard? La réponse est affirmative, car cet élément démocratique est, selon Tillich, « sans issue », et cela bien qu’il cherche à remplacer la libre action des agents par une planification plus étatique. Le refus tillichien est donc tout aussi catégorique, car dans les faits, il sera de moins en moins possible d’imaginer constituer une majorité

 Paul Tillich, « La décision socialiste », 79.

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politique autour de cette idée, du fait que « la domination de la classe bourgeoise prend appui sur l’alliance de la bourgeoisie avec les groupes pré-bourgeois ».¹³ On le voit, que ce soit par rapport à l’approche libérale ou par rapport à l’approche démocratique du principe bourgeois, le socialisme propose autre chose (un autre logiciel), et ne partage en tout cas pas la foi bourgeoise en l’harmonie naturelle. Dès lors, quelle fin poursuit-il? Cette fin s’exprime avec le symbole marxiste de la « société sans classe », que Tillich interprète en indiquant qu’il s’agit pour lui de l’advenue d’un « humain nouveau », d’une « société nouvelle ». Cette nouveauté qui advient va produire un effet de rupture dans la foi en l’harmonie naturelle et dans le progrès qui est portée par le principe bourgeois. Il y a en effet un saut qui doit être pensé avec le socialisme, de la même manière qu’on parle du saut de la foi. Dans son attente d’un monde harmonieux futur, le socialisme doit miser sur un saut que la réalité ne lui fait nullement entrevoir. Mais du même coup, la foi socialiste rompt le principe bourgeois : avec elle, on ne peut plus supposer que le monde réel soit pénétré de rationalité. Entre la raison et ce que l’on attend, il y a un abîme.¹⁴

Cet abîme ouvre à la sphère religieuse, car ce qui est en jeu, c’est bien de transformer la foi en l’harmonie (qui peut être associée à une simple foi en la bonté créée du monde et de l’humain) en une attente eschatologique. Notons au passage le lien explicite avec le socialisme religieux, qui avait développé la même ambition : recourir à la fois à Marx et à l’attente eschatologique de la prophétie et du christianisme primitif, dans le but de libérer la foi socialiste en vue de sa pleine expression. Une autre notion théologique employée par Tillich est d’ailleurs celle de « miracle ». C’est en effet par un miracle (compris ici comme kairos, c’est-à-dire comme irruption de l’éternel dans le temps) que la nature humaine se transformerait, établissant les bases d’un royaume de justice.

3 Le principe socialiste comme rupture de la non-ambiguïté politique? À ce stade, nous pourrions donc risquer cette double hypothèse, à savoir : d’une part, que la pensée libérale rend possible la réduction de l’humain et de son monde à la raison instrumentale et à des intérêts économiques ; et d’autre part,

 Ibid., 79 – 80.  Ibid., 88.

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qu’une pensée originelle organise au contraire une réduction de l’humain et de son monde à un dispositif ou à une scène originelle. Dans les deux cas, il y a donc bien une réduction de l’humain, tout comme aussi un indice d’authenticité consistant en ceci que l’authenticité ira toujours de pair avec la réduction de la part d’ambiguïté qui habite chaque humain (soit par le retour à une hypothétique unité originelle, soit par la foi en l’harmonie naturelle). Dans cette perspective, en effet, un système sera d’autant plus authentique qu’il réduira la part d’ambiguïté de chaque être humain, qui lui est pourtant constitutive. C’est dans ce contexte que Tillich ouvre sa pensée au principe socialiste, qui sera pour lui une possible issue aux impasses politiques auxquelles il se trouve confronté.

3.1 Les trois éléments du principe socialiste À notre tour, il nous faut donc dire quelques mots du principe socialiste, et particulièrement du socialisme dans son rapport à la question de l’ambiguïté. Comme l’écrit Tillich au moment de commencer la troisième et dernière partie de La décision socialiste, le principe socialiste comporte trois éléments : d’une part, « l’affirmation du pouvoir de l’origine ; d’autre part, l’affirmation de la raison critique, c’est-à-dire l’élément spécifique du principe bourgeois, qui implique la rupture du lien à l’origine ; et enfin, l’ouverture à l’exigence inconditionnée et l’attente de l’avenir, qui implique elle-même la rupture de la foi bourgeoise en l’harmonie ».¹⁵ Je vais maintenant m’efforcer de déployer chacune de ces positions afin d’étayer mon intuition de départ sur la dénonciation de la non-ambiguïté politique opérée par le socialisme. Pour cela, il me faut d’abord indiquer que d’après la disposition de ces trois éléments dans cette citation de Tillich, le principe socialiste se situe sur le sol de la raison critique (ce qui le distingue fondamentalement du romantisme politique), mais tout en partageant le présupposé du romantisme, qui est l’affirmation du pouvoir de l’origine.¹⁶ Dès lors, le principe socialiste peut être envisagé selon deux pôles : d’une part, dans son rapport à l’origine, et d’autre part, dans son rapport à la raison critique. Si l’on envisage le premier pôle de l’origine, on remarque que le socialisme, bien qu’il s’oppose au mythe originel, entretient néanmoins un rapport positif avec l’origine, ici comprise comme un ensemble de forces originelles. Ces forces se retrouvent en effet à l’œuvre dans le prolétariat et l’aident à survivre face à la

 Jean Richard, « Introduction », LVII.  Ibid., LVII-LVIII.

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pression du principe bourgeois et du capitalisme. Elles sont pour lui « sources de vitalité » pour survivre, mais aussi de dynamisme pour tendre vers une exigence d’égalité et de justice. On s’en doute, la condition de ce rapport positif à l’origine, c’est que celle-ci soit brisée par la raison moderne. Or, c’est précisément cette disposition qui empêche l’alliance du socialisme et du romantisme révolutionnaire nazi, pour qui l’origine n’est surtout pas brisée. Pourtant, s’il ne peut s’allier au nazisme pour cette raison, il ne faut pas pour autant que le socialisme perde le contact avec les autres groupes qui s’enracinent dans les forces originelles, par exemple avec les mouvements de jeunesse, les coopératives de producteurs, ou encore les mouvements de tradition régionale, etc. Si l’on envisage maintenant le second pôle du principe socialiste, cette fois dans son rapport avec le principe bourgeois, on remarque qu’il s’oppose, avec sa dimension d’attente prophétique, qui est une donnée tout à fait centrale du principe socialiste, à la foi bourgeoise en l’harmonie naturelle. Tillich l’écrit clairement : « Par le symbole de l’attente, le socialisme s’oppose au mythe originel et à la foi en l’harmonie. Il comporte des aspects de l’un et de l’autre, mais il les dépasse. »¹⁷ Et pourquoi le principe socialiste s’oppose-t-il à la foi en l’harmonie? Parce qu’étant le porteur d’une exigence d’égalité et de justice, il ne peut que constater que la foi en l’harmonie est cela-même qui provoque l’émergence du prolétariat et de la misère humaine. Sur la base de ces deux versants, on constate donc que ce que le principe socialiste vient empêcher c’est la présence de deux éléments (le mythe originel et la foi en l’harmonie) qui, chacun à leur manière, viennent réduire l’humain, soit à n’être que ce qu’il a toujours été à l’origine (et qui est ce vers quoi il doit retourner), soit à n’être qu’un objet productif déshumanisé et aliéné dans un monde où prédomine une conception marchande et économique de toute chose. Dit autrement, ce que le principe socialiste empêche, c’est un sujet humain qui serait à terme dépourvu de toute une part de son ambiguïté, de son caractère indéfini, et par conséquent de sa dimension créatrice. Toutefois, il faut encore ajouter (nous en avons déjà dit un mot) un troisième élément qui est, comme l’indiquait Tillich, au cœur de tout le dispositif socialiste, et sans lequel celui-ci ne serait pas : l’attente prophétique. Tillich écrit en effet que le socialisme est un prophétisme : « le principe socialiste est prophétique par son contenu ; le socialisme est le mouvement prophétique d’un monde où le mythe originel est rompu et où domine le principe bourgeois. Le socialisme est la prophétie d’un monde autonome, qui ne s’en remet qu’à lui-même. »¹⁸ Il me semble qu’en in-

 Paul Tillich, « La décision socialiste », 114.  Ibid., 115.

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diquant cela, Tillich place l’ensemble de ce qu’il préserve à la fois de l’origine et du principe bourgeois (c’est-à-dire les forces originelles et la raison critique) sous l’horizon de l’attente prophétique. Il va même jusqu’à écrire que « l’attente est le symbole du socialisme ». Cette position qui place l’attente au premier rang ne signifie toutefois nullement que le prolétariat n’aurait désormais plus qu’à attendre que le vent tourne pour que sa situation redevienne favorable. C’est en effet dans un jeu dialectique entre libération et salut, histoire et Royaume de Dieu, promotion humaine et grâce divine, que Tillich construit sa pensée socialiste, ce qui déplace le socialisme des conceptions que l’on pouvait en avoir habituellement. On pourrait presque retrouver dans ces couples de concepts les titres d’une nouvelle Théologie systématique. Ce qu’il s’agit alors concrètement de penser (et de faire advenir), c’est une situation dans laquelle les pouvoirs de l’origine, qui nous déterminent pour une bonne part, en nous attribuant un destin, une histoire et des potentialités que nous n’avons pas choisies, sont attaqués de front et brisés par le mouvement prophétique socialiste, qui soumet à sa critique tous les pouvoirs, grands comme petits. Ce sera alors un retournement du monde qui se produira : l’exigence de justice exaltera les humbles et remettra debout les plus fragiles d’entre nous, et ce sera la fin de la lutte de tous contre tous qui ne produit que le vide autour d’elle. Toutefois, prenons garde de ne pas confondre cet ambitieux programme de retournement des valeurs du monde avec des réalisations immédiates et idéologiques qui situeraient ici et maintenant les fruits d’un tel combat. Il me semble en effet que selon Tillich, l’accomplissement réel de l’exigence d’égalité et de justice que porte en lui le socialisme n’est jamais de l’ordre d’un ici et maintenant concret et matériel, mais qu’il se joue plutôt sur un plan qui, pour être effectivement celui d’un homme nouveau et d’une société nouvelle, doit nécessairement se situer en excès par rapport à la seule libération de l’aliénation économique. Bien évidemment, cela n’empêche nullement que la justice et l’égalité se construisent aussi au jour le jour, mais il faut alors distinguer deux plans : le plan de la lutte quotidienne en vue de la justice, et le plan de l’accomplissement de cette lutte elle-même, qui relève plutôt d’une perspective eschatologique, manifestée par ce que Tillich appelle « l’attente ». Dès lors, et si l’on en revient maintenant à la question de l’ambiguïté, quelle hypothèse peut-on risquer en guise de conclusion? Peut-être celle-ci : que le principe socialiste, en s’opposant à tout ce qui s’oppose à l’ambiguïté humaine, et en articulant cette résistance au registre d’un excès qui déplace et relance, situe l’humain sur le registre de l’ambiguïté, dans une tension dialectique entre être et devoir-être, entre forces originelles et raison critique. Toutefois, cette ambiguïté ne doit pas être comprise comme étant le dernier mot du raisonne-

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ment tillichien. Au contraire, elle a plutôt pour tâche d’ouvrir à une autre dimension, qui excède l’ordre de la seule immanence. Cette ouverture portée par le principe socialiste, ouvre ainsi à un être nouveau, et qui est toujours à venir.

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Ambiguity as Finite Freedom: Tillich and Adorno on Anthropology Abstract: This essay explores Tillich’s 1943 essay, “Man and Society in Religious Socialism,” and places it in conversation with an unpublished rejoinder from Adorno in 1944, known as the Entwurf Contra Paulum. Tillich’s 1943 piece is one of the first, and also nearly his last, English-language essay dealing with socialism. As one of his final writings on religious socialism, in a new language and political and cultural context, the essay – and the accompanying scathing critique of anthropological assumptions and power dynamics by Adorno – offers a fascinating window into Tillich’s shifting sense of personal, political, and professional ambiguity. Tillich understands this constructively; ambiguity is a necessary and ineliminable condition of human existence, defined as ‘finite freedom.’ Résumé: L’auteur analyse l’article de Tillich de 1943 « L’homme et la société dans le socialisme religieux » et le met en conversation avec une réplique nonpubliée de Adorno, connue sous le nom de « Esquisse contra Paul ». Le texte de Tillich de 1943 est un des premiers, mais aussi un des derniers, articles en langue anglaise traitant du socialisme. En tant que l’un de ses derniers textes sur le socialisme religieux, écrit de plus dans une nouvelle langue et dans un nouveau contexte politique et culturel, l’article – de pair avec la critique cinglante qu’en fait Adorno sur les présupposés anthropologiques et des dynamiques du pouvoir– ouvre un espace fascinant sur le sens en déplacement que donne Tillich à l’ambiguïté personnelle, politique et professionnelle. Tillich comprend cela de manière constructive : l’ambiguïté est une condition nécessaire et inéliminable de l’existence humaine, définie comme « liberté finie ».

1 Paul Tillich’s ‘Finite Freedom’ Although religious socialism is one of the central foci of Paul Tillich’s Germanlanguage corpus, the theme quickly vanishes – or is perhaps sublimated into other concepts – in his English-language writings. This is likely due to the ambiguities of his changing personal, professional, and political contexts in the 1930s and 1940s. Speaking about political themes as a German immigrant leading up to and during World War II was challenging enough. Tillich had to be particularly careful using Marxian categories of analysis and critique because fellow-memDOI 10.1515/9783110486254-012

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bers of ‘The Fellowship of Socialist Christians,’ notably Reinhold Niebuhr, had already distanced themselves from Marxism in the early 1940s. This made Tillich’s position even more tenuous, and only two¹ short essays from the period directly deal with the key theme of religious socialism. Here, the focus is specifically on life’s ambiguities – literally in Tillich’s evolving understanding of philosophical and theological anthropology – and the effects on his theology, particularly in conversation with a little-known critique from Theodor Adorno. Later in life, Tillich would characterize ambiguity as the chasm between the essential and the existential, particularly in his Systematic Theology. Yet in his earliest works in the English language, the concern with ambiguity and a waning focus on religious socialism is manifest explicitly in Tillich’s evolving understanding of the human subject vis-à-vis modernity. These writings, which focus on philosophical and theological anthropology in the early 1940s, characterize the human subject as a manifestation of ‘finite freedom.’ In this context, Tillich framed ambiguity in his latest German and earliest English-language works. As both his first and last writings concerning religious socialism, in a new language and country, and in a radically different political and cultural context, these essays – and the subsequent scathing critique by Theodor Adorno – offer a fascinating window into Tillich’s shifting sense of personal, political, and professional ambiguity. Tillich understood this constructively: ambiguity is a necessary and ineliminable condition of human existence, and it is the condition of the possibility of authentic agency, thematized as ‘finite freedom.’ The most substantive and fascinating differences between the anthropologies of Tillich and Adorno can be illuminated and analyzed through a comparison of Tillich’s 1943 essay, “Man and Society in Religious Socialism,” with an important essay/letter written in response by Adorno in 1944. The latter is a long-forgotten 26-page letter from Adorno to Tillich, evincing Adorno’s strong critique of Tillich’s anthropological assumptions.² These documents cast valuable light on an important period of transition, as the tide of the war began to change, in western culture generally, and in Tillich’s thought vis-à-vis Adorno. Tillich’s essay “Man and Society in Religious Socialism” seems to have been part of a larger working-group project wrestling with anthropology, inter al., of which

 Only two: “Marxism and Christian Socialism,” in 1941/2, and “Man and Society in Religious Socialism,” in 1943. A final essay, clearly signifying a shift, is “Beyond Religious Socialism,” from the series, ‘How My Mind has Changed in the Last Decade,’ in 1949.  “Theodor W. Adorno contra Paul Tillich: Eine bisher unveröffentliche Tillich-Kritik Adornos aus dem Jahre 1944,” hrsg. Erdmann Sturm, in Zeitschrift für Neuere Theologiegeschichte 3 (1996): 251– 299. Henceforth herein, Entwurf.

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Adorno almost certainly was part.³ Indeed, Adorno’s Entwurf ⁴ also suggests that this anthropological disagreement was part of a larger, ongoing debate about subjectivity and ontology.⁵ Tillich’s essay was written in English for an explicitly theological audience. He begins by claiming that humanity is defined by ambiguity: both contingency and transcendence. Tillich writes: “Man is a being which is able to have historical change…. Man not only has history but he also knows that he has history.”⁶ Positing that “freedom is the possibility of transcending a given situation,”⁷ Tillich suggests that freedom implies an inherent ambiguous insecurity, because it is always experientially finite. In articulating a vision for a more just society, Tillich’s religious socialism discloses that its “ultimate criterion is the nature of man; and therefore the basic structure of man’s being: ‘finite freedom.’”⁸ Encompassed by the possibilities of both freedom and transcendence, he claims that human beings – or ‘the nature of humanity’ – can be defined as ‘finite freedom:’ the “structure of man is the structure of ‘finite freedom.’ It is wrong to say that man has finite freedom…. Man is finite freedom.”⁹ For Tillich, death is the limit concept which contains life and provides the conditions for its meaning. Thus ‘finite freedom’ is manifest in both the unique human awareness of death, and in the multiple ambiguities of human life. This terse summation must be unpacked, as it bears the brunt of Adorno’s critique.

 The immediate context of the essay was a presentation Tillich gave to the “National Council of Religion in Higher Education,” in Haverford, PA, in September, 1943.  Adorno’s letter is commonly referred to as his ‘Entwurf contra Paulum.’ The German word Entwurf can mean a range of things in English: outline, design, project, draft, concept, blueprint, etc.  Guy Hammond has argued persuasively that the anthropological debate which arose was rooted in a series of conversations concerning differing accounts of subjectivity dating back to the early 1930s in Frankfurt discussion groups, and continuing in New York salons. Hammond suggests that there is a conception of subjectivity in Adorno’s work on Kierkegaard, which is in tension with Tillich’s anthropology in The Socialist Decision. The tension, which we see in Adorno’s letter (since Tillich never received it) is likely a reflection of and continuation of that older debate, according to Hammond. See Guy B. Hammond, “Tillich, Adorno, and the Debate About Existentialism,” in Laval théologique et philosophique 47:3 (1991): 343 – 55.  Paul Tillich, “Man and Society in Religious Socialism,” in Main Works/Hauptwerke, vol. 3, ed. Carl Heinz Ratschow (Berlin: De Gruyter, 1998), 491.  Ibid., 493.  Ibid., 492. Tillich uses both ‘finite freedom’ and ‘creative freedom.’ Note that Tillich had used the German phrase “schöpferische Freiheit” as early as his 1922 essay “Kairos.” See Gesammelte Werke 6, hrsg. Renate Albrecht (Stuttgart: Evangelisches Verlagswerk, 1963), 23.  Ibid., 492; emphasis in original.

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Although Adorno accuses Tillich of essentializing ‘the nature of humanity,’ Tillich readily acknowledges the inherent problems with any such doctrine, as he had in earlier German writings, admitting that all such doctrines “cannot escape finitude, error, and tragedy.”¹⁰ He nevertheless understands the attempt to conceptualize the human person as the subject of emancipatory theory and praxis as necessary. Tillich understands the tension between human freedom and finitude – indeed, they are polarities¹¹ – to be tragic; freedom leads to estrangement.¹² Humans are finite, “and if that which is finite acts in an infinite way it becomes tragic. The tragic is the finite, exercising an infinite freedom.”¹³ Tillich’s understanding of humanity as ‘finite freedom,’ although tragic, “shows also the way to action”¹⁴ through responsible and creative agency. Freedom and ambiguity are coterminous as the basis of moral obligation and social action. Realizing the radical implications of ‘finite freedom,’ humans have the ability and responsibility to act authentically in the transitory and tangential intersections of the temporal and the eternal, which Tillich identifies as kairos moments, manifestations of grace meeting ambiguity. The ‘nature of humanity,’ insofar as it can be known, has a structure not only of ‘finite freedom,’ but also of “creative freedom,”¹⁵ where creativity is characterized as perhaps the key manifestation of finitude. Although tragic, Tillich’s understanding of the subject as ‘finite freedom’ suggests at least one means toward authentic action under the conditions of such freedom and limitation. Freedom implies insecurity and indeterminateness; in a 1940 essay, Tillich is explicit that “freedom has an ambiguity in its very nature.”¹⁶ Since freedom is self-determining, it uniquely retains “the possibility of transcending its nature.” He continues, “As a result, a philosophy which ignores the fundamental ambiguity in the nature of freedom is a philosophical attack on freedom; and in being an attack on freedom, it is an attack on humanity. For freedom makes man man.”¹⁷ Precisely because of this ineliminable ambiguity inherent in freedom – inherent in humanity – Tillich roundly rejects the possibility of defining human nature in any comprehensive sense. He writes, “all definitions of human nature and freedom which try to establish a human nature of a nature of freedom above history

       

Ibid., 491. Ibid., 493. See Tillich, “Freedom in the Period of Transformation,” in Main Works/Hauptwerke 3. Tillich, “Man and Society in Religious Socialism,” in Main Works/Hauptwerke, 493. Ibid., 494. Ibid., 496. Tillich, “Freedom in the Period of Transformation,” in Main Works/Hauptwerke, 458. Ibid., 458.

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are impossible.”¹⁸ Yet it is precisely on this point that Adorno excoriates Tillich, apparently unaware of Tillich’s consistently nuanced argument.¹⁹ Tillich writes: “Every act of freedom is finite but as a creative act it also has infinite significance.”²⁰ Despite the finite and tragic nature of all freedom, it is also creative and active – infinite in scope – and creative free action alone has “the full weight of the participation in divine creativity. This feeling alone can overcome the trend towards resignation and cynicism which is the shadow of Utopianism.”²¹ Seemingly implied is the idea that ambiguity, far from being a problem to be overcome, is the condition of ‘participation in divine creativity,’ in the acceptance of grace. Estrangement and dehumanization reflect simultaneous internal and external denials of the human capacity to actualize one’s creative freedom. Thus the rampant power inequalities of modernity, whether political (fascism), economic (capitalism), or regarding social possibilities (class, education, etc.) are all modern sources of alienation and dehumanization,²² concretely reflecting specific limitations of ‘finite freedom,’ and exacerbated by modernity. Dating back to 1933’s The Socialist Decision, Tillich consistently rejected both ‘pure dehumanization’ and ‘pure humanity,’ although he clearly identified episodic and extensive manifestations of dehumanization vis-à-vis ‘fragmentary humanity.’ For Tillich, dehumanization never has the awesome power Adorno (and Horkheimer) would grant it in Dialectic of Enlightenment. In 1942, Tillich had written to Horkheimer: “I do not believe that there is pure dehumanization just as I do not believe that there can be pure humanity. I believe that there is fragmentary humanity that is based in widespread and constantly new embodiments of inhumanity.”²³ Tillich consistently emphasized that in the fight against dehumanization, both individuals and societies must engage and seek to reclaim the ‘nature of humanity.’ It is this secondary move, seeking to reclaim humanity from dehumanization, which bears the brunt of Adorno’s ire. Religious socialism, as an evolving Christian political theology – waning in his English-language writings in the early 1940s due to his ambiguous new cultural and political contexts – reflects Tillich’s understanding of the way forward

 Ibid., 458.  It is worth noting that at least Max Horkheimer was familiar with this essay, 1940’s “Freedom in the Period of Transformation,” as it appears in the Horkheimer Archive in Frankfurt. See Textgeschichte A, in Main Works/Hauptwerke 3, 457.  “Man and Society in Religious Socialism,” in Main Works/Hauptwerke 3, 494.  Ibid., 494.  Ibid., 497.  1942 Letter from Tillich to Horkheimer, 8 – 9. Harvard Paul Tillich Archives.

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in authentic and creative free action, superseding dehumanizing contexts and circumstances.²⁴ Tillich characterized a ‘socialist conception of human nature’ as a potential remedy to the reified, dehumanized subject, seeking to theorize a subject with agency capable of resisting reification. Nevertheless, Tillich rejects the idea that dehumanization necessarily results in the reification of human subjects; Adorno increasingly accepted the idea of a wholly reified subject much more readily, if reluctantly.²⁵ Tillich does not go as far; he does not think the human subject has yet been or could ever be fully reified; he retains a degree of hope for individual and social agency and transformation.

2 Theodor W. Adorno’s ‘Entwurf contra Paulum’²⁶ Adorno’s caustic critique of “Man and Society in Religious Socialism,” which I will refer to as the Entwurf, following Erdmann Sturm, was written as a letter to Tillich, dated 16 February 1944, although there is no indication that Adorno ever sent it. Entwurf means ‘draft’ or ‘outline,’ likely indicating a preliminary position statement which Adorno did not complete, and of which Tillich had no knowledge. It is likely that Adorno first showed the Entwurf to Horkheimer to get the latter’s critiques and suggestions,²⁷ and undoubtedly Adorno hoped Hor-

 Describing socialism as a potential remedy for dehumanization in The Socialist Decision, Tillich had written: “Socialism is precisely the counter-movement against this process of dehumanization [Verdinglichung des Menschen], against the tendency of capitalism to turn people into psychological mechanisms possessing calculable pleasure-pain reactions. The socialist concept of human nature [Menschenauffassung] has set forth at the level of theory an image of the human against the practical consequences of which the whole social movement is directed: the person who has become a thing [den Menschen, der Dinge geworden ist].” Paul Tillich, The Socialist Decision, trans. Franklin Sherman (New York: Harper & Row, 1977), 133; Gesammelte Werke 2, 338.  Tillich’s position is closer to Georg Lukács, who, despite diagnosing rampant reification in society and noting its effects on the subject, did not think reification fundamentally or inextricably affected human subjects or circumscribed their agency. Adorno and Horkheimer make the stronger claim that modern dehumanization has made human subjects into reified objects, dominated by an ‘administered society.’  All citations from Adorno’s Entwurf are the author’s translations, utilizing the German pagination.  Both lived in Pacific Palisades, CA, where they collaborated on the ‘Philosophical Fragments’ which would become Dialectic of Enlightenment. Horkheimer had briefly returned to New York at the time in question, and he briefly acknowledges receipt of the Entwurf from Adorno in a short letter dated 26 February 1944.

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kheimer would join his critique.²⁸ Adorno’s use of the first person plural “we”²⁹ implies that Adorno wrote the Entwurf assuming Horkheimer would concur. Based on the brief letters exchanged, it is almost certain that Horkheimer had nothing to do with Adorno’s Entwurf, and when he read it, Horkheimer likely found the letter too acerbic, even if he agreed with many points of Adorno’s critique. It was almost certainly due to Horkheimer’s misgivings – the specifics of which remain unclear – that Adorno’s Entwurf was never sent to Tillich.  Erdmann Sturm supports this hypothesis in his Textgeschichte of “Man and Society in Religious Socialism,” writing that Adorno “…sent his ‘Entwurf,’ together with a letter dated 17 February 1944, to Max Horkheimer for his revisions. Horkheimer’s opinion of Adorno’s ‘Entwurf’ is unknown. Horkheimer obviously did not join Adorno’s discussion with Tillich, although he could only agree to Adorno’s critique of Tillich. Thus it seems Tillich had no knowledge of Adorno’s ‘Entwurf.’” Author’s translation, “Man and Society in Religious Socialism,” in Main Works/ Hauptwerke 3, 487– 8. Although Sturm claims Horkheimer’s response is unknown, there is an unsigned, very brief letter in English, apparently from Horkheimer to Adorno in which he claims to have only “glanced over” the Entwurf. Horkheimer still praises it, based on a superficial reading, as a “most brilliant essay,” in a letter from Horkheimer to Adorno, dated 29 January 1944 [Adorno-Horkheimer Briefwechsel, bd. 2, hrsg. Christoph Gödde und Henri Lonitz (Frankfurt am Main: Suhrkamp, 2003), 317]. Based on this ‘glance’ Horkheimer asks Adorno to not send the letter. That there is no record of further conversation alone proves nothing, but the fact that the Entwurf was never sent to Tillich almost certainly shows, somewhat contra Sturm, that Horkheimer did not entirely agree with its content. Further supporting the hypothesis that Adorno’s letter was read and subsequently rejected by Horkheimer, resulting in the Entwurf not being sent to Tillich, is the letter’s inclusive language. Although it was written by Adorno alone, it is written throughout in the first person plural – ‘it is our position’ and ‘we contend,’ etc. It is conceivable that Adorno may have originally thought that he was writing for both of them; when Horkheimer did not concur, Adorno dropped the Entwurf.  That this ‘we’ is more than a straightforward rhetorical device is evident early in the Entwurf, where Adorno quotes from Horkheimer’s earlier writings from the 1930s, later compiled and published as Dawn and Decline. Adorno criticizes Tillich in the Entwurf by pointing out – using Horkheimer’s words in Dämmerung [Heinrich Regius/Max Horkheimer, Dämmerung: Notizen in Deutschland (Zürich: Verlag Oprecht & Helbling, 1934)] – something “we anticipated…before the breakout of the Third Reich.” Author’s translation, Entwurf, 280. It is extremely unlikely Adorno had anything to do with the composition of this text by Horkheimer, yet Adorno does not hesitate – more than a decade later – to claim this in some sense as his own, or to identify himself as part of Horkheimer’s thought retrospectively, a most curious hermeneutical move. Adorno and Horkheimer were obviously in common circles and were briefly both on the philosophy faculty in Frankfurt during the time Horkheimer composed the aphorisms published pseudonymously as Dämmerung. Nevertheless, there is little evidence of collaboration between the two men in this early period, and they were separated from 1933 until being reunited in 1938 in New York, when Adorno joined the Institut for the first time and thereafter, collaborative work slowly began to take shape. Interestingly, however, this affinity with Horkheimer is declared by Adorno as early as 1934 in a letter (6 July 1934) to Leo Lowenthal, also concerning Horkheimer’s publication of the Dämmerung.

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The central critique of Adorno’s Entwurf cuts to the heart of the debate between the two thinkers.³⁰ Tillich’s claim that “the structure of man is the structure of ‘finite freedom’” is met almost immediately with Adorno’s pointed argument: “Every sentence which takes the form of ‘the human is…’ implies that a content is already written through just this form: the human person is filth [der Mensch ist Dreck].”³¹ Indeed, positive and essentializing claims about ‘human nature’ and ‘essence’ had been used and abused by the Nazis, Leninists, inter al., and Adorno was rightly concerned about such language and the power dynamics disclosed and disguised therein. This kind of language has been frequently coopted in the service of oppression, and Adorno’s critique clearly has merit, but it comes at the price of a staggering ignorance of Tillich’s thought and absence of usual nuance. Although Adorno prefaces his critique of Tillich’s anthropology with the stated desire not to resume an ongoing debate about ontology,³² it is precisely on the basis of ontology that he focuses his critique. He suggests that Tillich tries to ground the idea of human nature in the idea of being itself.³³ Adorno goes on to challenge what he understands to be Tillich’s ontological assumptions about humanity, suggesting that linking the subject to ‘being’ (whether as its ‘ground,’ etc.) is merely an authoritarian gesture which can all too easily function as a means of control, rather effecting emancipation. To define the human by means of any proposed ‘nature of humanity’ is, for Adorno, merely and ironically, to emphasize the gap between the actuality of human existence and any concept ion of it.³⁴ Adorno rightly notes that any and all positive anthropologies contain disguised power dynamics, and he excoriates theological anthropology, and particularly the Church on this point.³⁵ Such an emphasis dis-

 It also seems to drive a wedge between Adorno and Horkheimer, ironically.  Entwurf, 281.  Ibid.  Adorno writes: “Bringing the idea of the person back to the existence of being is a gesture of authority which is to be greeted with contempt in the convenient pre-decision which dissects the human.” Ibid.  Ibid.  According to Adorno, anthropological conceptions that perpetuate disempowerment originate at least in part with organized religion. He thinks religion (here, the church) ascribes a “nullity before God” [Ibid.] – an emphasis on the infinite qualitative gap between divine goodness and human fallenness – which perpetuates the repression of humanity “into an object of discipline and manipulation.” [Ibid.] With some justification, Adorno claims that the church has been allowed – by its own members – to define the ‘nature of humanity,’ thereby strengthening the institution’s power over the subject and curtailing expectations of individual and collective responsibility. In light of the German experience of the Deutsche Christen and Pope Pius XI’s 1937

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empowers human subjects and indirectly reaffirms structures of social control.³⁶ Yet it is hard to see Tillich fundamentally disagreeing, and while Adorno’s critique is valid, it evinces a surprising lack of knowledge of Tillich’s other contemporaneous work. In a superficial sense, Adorno does not deny that something like a ‘nature’ or ‘essence,’ encapsulated in a doctrine of humanity, could exist, but rather he emphasizes that the assumption of its existence is the problem. Since claims of and access to knowledge concerning a hypothetical ‘nature of humanity’ routinely serve forces of oppression rather than those of liberation, Adorno reasons that all such claims should be rejected. Claims concerning even a hypothetical ‘nature of humanity’ are inherently and poorly disguised power claims, and Adorno takes Tillich to task for not acknowledging this outright.³⁷ Contra Adorno, Tillich does not go so far as to claim any knowledge of an extra-temporal humanity, and in fact, he states the opposite on several occasions. Adorno had very likely read and was certainly familiar with The Socialist Decision, having been Tillich’s advisee and teaching assistant at the time, but he seems to have overlooked or forgotten Tillich’s consistent refrain concerning the dynamic nature of humanity as a dynamic ‘encounter’ in and with history in that text. A brief reminder of Tillich’s position in The Socialist Decision (1933) is germane: [I]t is certainly not necessary to posit an eternal human nature [einem ‘ewigen Wesen’ des Menschen]; but it is necessary to understand humanity [Menschen] living in encounter and in history, as a unity, since otherwise nothing at all could be asserted, even about the most concrete historical phenomenon.³⁸

pact with Hitler, Adorno’s critique seems both reasonable and compelling. Yet given Tillich’s consistent support for Jews (including Adorno himself), even against his own church at times, along with his “Ten Theses Against National Socialism” and his reaction against Nazi sympathizers like Emmanuel Hirsch, there is more substantive agreement than disagreement between Adorno and Tillich on this point.  Adorno writes: “The institution that controls [the human] to such an extent – the church – adjusts [the human] by virtue of the power of the doctrine [of humanity] as an administrative object and grasps it. The pathos with which [the church] always knows better what the human is than itself knows and recommends and entitles it at the same time to the administration [of the human].” Entwurf, 281.  Tillich acknowledges this at the beginning of his essay (and in other writings): all doctrines concerning a hypothetical ‘nature of humanity’ “cannot escape finitude, error, and tragedy.” “Man and Society in Religious Socialism,” in Main Works/Hauptwerke 3, 491.  Socialist Decision, 165, n. 7. Gesammelte Werke 2, 231, n. 7.

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Similarly, Tillich’s 1942 letter to Horkheimer, cited above, clearly states: “I believe that there is fragmentary humanity that is based in widespread and constantly new embodiments of inhumanity.”³⁹ One could be forgiven for confusing Tillich’s statement with an expected critique by Adorno of Tillich. Strangely, Adorno seems to have missed – or ignored – the broader context of Tillich’s account of the intersection of religious socialism, Marxian anthropology and the ‘nature of humanity’ in the Entwurf. Tillich’s conception of humanity as ‘finite freedom’ must be understood in light of his rejection of a knowable, eternal, unchanging ‘human nature,’ and in light of his insistence upon the fragmentary nature of humanity constantly facing the threat of existential disruption and dehumanization. Veering ever closer to an ad hominem attack in the Entwurf,⁴⁰ Adorno claims that any deduction of a human ‘essence’ must arise from concrete human experience, not from an a priori definition.⁴¹ Adorno then explicitly claims that Tillich’s formulation is a poor foundation for the political.⁴² By working from a hypothetical human nature and then essentializing the immediacy of human existence, i. e. as ‘finite freedom,’ Adorno suggests Tillich neglects the dialectical element of human encounter. There is, first and foremost, according to Adorno, the impossibility of defining an unchanging ‘nature of humanity,’ although Tillich denies such a ‘static’ essence or nature as well. There is a second impossibility, rooted in the first, which would seek to articulate the conditions of the possibility for the liberation of the human subject based on a definition which, inherently and counter to its intentions, binds the subject rather than aiding in liberation. Again, however, Adorno’s narrow focus misrepresents Tillich’s thought. In other works, from the 1930s up to and including some essays contemporaneous with “Man and Society in Religious Socialism,” Tillich consistently argues against the static, unchanging ‘human nature’ Adorno accuses him of espousing. Adorno’s central challenge to the understanding of the human subject as ‘finite freedom,’ limited by sin or estrangement, is that “established power benefits from the doctrine of the radically corrupted nature of the human.”⁴³ That is, de-

 1942 letter from Tillich to Horkheimer, Harvard Paul Tillich Archives, 8 – 9.  Adorno compares Tillich’s thought and presentation to a sermon, rather than real philosophy or critical thought. He writes, “You possess a belief in definitions (less from modern ontology and more from the homiletic tradition) that goes along much better with the common sense demand for clear and identically conserved terms than with philosophy.” Entwurf, 282.  Ibid., 283.  Ibid., 291.  Ibid., 285.

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fining the human person in terms of limitations serves to reinforce latent social power structures rather than to challenge them by emphasizing the human potential to, hypothetically, overcome such limitations. As Tillich would almost certainly agree, the doctrine of sin has all too often been used to justify and exculpate entrenched laziness and undisciplined action, where it should perhaps better be understood as a wake-up call and challenge to continually strive toward perfection while remaining fully aware of one’s personal and social limitations. At the same time, his understanding of human fallenness is much more complex than Adorno acknowledges or allows. In a poignant passage in 1941/ 2’s “Marxism and Christian Socialism,” Tillich focuses not primarily on the traditional concept of sin, but rather claims: “Man is fallen…from a stage of undeveloped innocence.”⁴⁴ If Adorno had been more familiar with Tillich’s writings, his caricatured view may have been more tempered, and he likely would have found an ally and constructive conversation partner, rather than the seeming adversary depicted in the Entwurf.

3 Anthropology and Dehumanization: Engaging Adorno’s Entwurf Adorno finally turns his critical attention to Tillich’s conception of the historicity of humanity as both finite and free. This seems unobjectionable at first glance – why would Adorno deny that the human is finite, or that it is in and has a history? Adorno’s quarrel is not with the historicity of the human person, but rather with Tillich’s means of arriving at this understanding of the human person. There is no ‘static’ self as the subject of historical change, and claiming that the human subject is itself historical is to say nothing whatsoever about the ‘nature of humanity.’ Adorno writes: The source of error is not the particular way of defining the human…but the philosophical method…. ‘Having a history’ is also no ontological quality of the human, nothing that belongs to the person ‘as such,’ and that is prescribed to the world. Having a history means to be involved in dialectics, in the subject-object relation…. To put it more simply, one could say that history is not a characteristic quality of the human, but is rather the embodiment of suffering.⁴⁵

 “Marxism and Christian Socialism,” in The Protestant Era, trans. and ed. James Luther Adams (London: Nisbet & Co., 1951), 255.  Entwurf, 287.

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History is thus the social locus in which the human person is subject to suffering, according to Adorno.⁴⁶ Tillich’s claim that knowledge of history is already an indication of freedom from history is pure illusion, according to Adorno. Suffering is what constitutes human experience and knowledge of suffering is not identical with its negation.⁴⁷ The core of the anthropological disagreement arises from what Adorno considers to be Tillich’s undialectical assertions and assumptions concerning the possibility and source of a positive anthropology arising from the limitations and dehumanization manifest in existing society. Yet even this profound disagreement arises from a common awareness of the limitations of existing society. Initially quoting Tillich’s essay, Adorno writes: Our distinct philosophical difference lies in the sentences: ‘And Marx could not talk permanently about the dehumanization in early capitalism without a vague picture of a really human society. They all have a doctrine of man.’ According to that, you need something ‘positive’ to be able to articulate the negation. But the only positive thing you ‘have’ is the givenness in its depravity beyond which our knowledge cannot go other than by identifying the depravity through its immanent contradiction to the given. The positive is the negative and only the negative, the definite negation, is actually positive. What the human is can only be said by what it is not. To presume a necessary positive means to deify the world.⁴⁸

Here Adorno echoes sentiments found in Dialectic of Enlightenment and throughout his late works. This is indeed a crucial point of difference and it raises a key question: must there be a positive which functions to critique the negative, understood as the given? Or is it only through the experience of the negative, negated, that it is possible to even imagine a positive? This is, of course, more of an ontological question than one of experience. For Adorno, a positive anthropology was neither possible nor desirable, particularly given the extent of dehumanization and barbarism he saw. Pure negation was the safest and – importantly in Adorno’s view – the only legitimate path in the light of damaged life. Tillich agrees that claims concerning the ‘nature of humanity’ – or such denials – are always already claims of power and authority, but the two differ in  Ibid. He continues, “To know history and to have a history is not the same and on the bottom line of history, suffering, knowledge has changed very little. On the other hand, having a history reaches far beyond consciousness and every part of nature, as a suffering part, has an eternal part in it.”  For Adorno, “this world is not the one of humankind, but an alienated, mediated, objective [world], and…every attempt to directly hear the human voice within the fossilized relations certifies society through what it lacks.” Entwurf, 285 – 6.  English emphasis added, Entwurf, 286.

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their conclusions. Tillich understands this as a responsibility; such claims will inevitably be made and pretense to the contrary will accomplish little. Those who are aware of implicit power dynamics have perhaps a special responsibility and opportunity to denounce and rectify them. For example, Tillich points out that while both Barthians and Marxians claim to reject anthropology, they both in fact have an implicit operative anthropology; they “always speak and act as if they had a doctrine of man.”⁴⁹ ⁵⁰ Barthians claim to be able to diagnose a clear problem in human nature, though they claim that human nature cannot authentically be known apart from the ‘cure’ of the divine Word. Marxians similarly describe both the de-humanizing aspects of modernity and a hypothetical revolutionary human society, using both as a critique of other operative anthropologies. While both Barthians and Marxians claim not to have operative anthropologies, Tillich argues that every ideology reflects anthropological presuppositions, whether implicit or explicit, static or dynamic, positive or negative.⁵¹ Nevertheless, Tillich writes, “they do not want to confess [their anthropology] for reasons of political or religious strategy.”⁵² By extension, Tillich’s point and implicit charge is that Adorno, too, operates from a series of implicit anthropological assumptions, whether he acknowledges them or not. The centrality of reason and importance of critical negation are among the more overt assumptions, though Adorno is quite subtle.⁵³

 “Man and Society in Religious Socialism,” in Main Works/Hauptwerke 3, 491.  This is very similar to his earlier position in The Socialist Decision with which Adorno almost certainly would have been familiar: “the direction of the common productive enterprise, general statements can be made only insofar as a particular concept of human nature is assumed.” Socialist Decision, 114.  See again, The Socialist Decision: “For a theory will shape its assertions concerning the tendency and nature of the productive enterprise according to the image of human nature which that theory involves, whether consciously or unconsciously.” Ibid.  “Man and Society in Religious Socialism,” in Main Works/Hauptwerke 3, 491.  Yvonne Sherratt suggests that the interpretation that Adorno is operating with the anthropological presumption of a “psychological essence to humanity… [which] consists in human beings having a drive for ‘aesthetic experience….’” “As a consequence,” of this assumed ‘drive for aesthetic experience,’ Adorno makes a stand “against a society that marginalises the aesthetic by relegating it to the realm of ‘leisure,’ ‘pleasure’ or the autonomous aesthetic realm rather than seeing it as an essential part of all aspects of human life.” Yvonne Sherratt, Adorno’s Positive Dialectic (New York: Cambridge University Press, 2002), 17; emphasis in original. She continues, noting that Adorno’s notion of the ‘nature of humanity’ comes from “his own revised reading of Freud… [It] generates an Utopianism which consists of incorporating aesthetic experience into all the foundational dimensions of human life, including reason itself.” Ibid., 17. If Sherratt is correct, this diagnosis comes closer to a matter of preference than of substance.

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Returning to the extended quotation (above), Tillich suggests the only way Marx could diagnose the maladies of bourgeois capitalism and seek a liberative solution was to juxtapose present maladies with an idealized ‘other’ situation in which workers and the means of production (and by extension, all human subjects) were more harmoniously aligned. For Tillich, the estrangement and dehumanization experienced by the human subject defined as ‘finite freedom’ is best understood and overcome by opposing it with a concept of justice derived from the Judeo-Christian tradition. Similarly and importantly, Adorno’s implicit and operative assumptions likewise are rooted in the Hebrew prophets and their denunciations of injustice. Any ‘positive’ for Adorno, if it exists, can be known only by the negation of dehumanizing injustice. This is why, by the time of Minima Moralia, the ‘whole is the untrue,’ because critique can focus only on negation. One sees this theme of determinate negation throughout Adorno’s corpus. Responding to Tillich in his 1944 Entwurf, Adorno writes: In the sense of dialectic logic, dehumanization [Entmenschlichung] precedes the term of the human. This term [‘human’] can only be won by the ongoing, deeper insight into dehumanization, not by subtracting everything ‘dehumanized’ from the static sum of qualities and carrying home the beggarly rest, ‘the human being,’ as eternal possession.⁵⁴

Dehumanization is and can only be known a posteriori, and the human person, according to Adorno, can only authentically be known in the light of dehumanization, not that of a hypothetically redeemed ‘human nature.’ Adorno thinks Tillich errs in starting with the fragmentary humanity of ‘finite freedom,’ juxtaposed in its layers of ambiguity, rather than beginning from the concrete experience of the rampant and tragic dehumanization both witnessed as they were expelled from their homeland. Tillich suggests operative assumptions about human nature are as universal as they are inescapable, and that justice begins with naming injustice and realigning mistaken (and even abused) conceptions of humanity with an overriding narrative of the finite’s free, creative, pursuit of truth and justice.

4 Conclusion Adorno’s critique is both reasoned and exacting, and had he sent it in some form to Tillich, there may have been an opportunity for a fascinating and constructive  Entwurf, 286.

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conversation between the two friends and thinkers, along with potential for changes in both of their positions. Yet as insightful as Adorno’s Entwurf is, it is acerbic and somewhat myopic as it overlooks the context and nuance of Tillich’s broader writings about anthropology with which Adorno was likely – or should have been – familiar.⁵⁵ Returning to “Man and Society and Religious Socialism” in conclusion, and looking centrally at questions of social agency, Tillich analyzes ways in which “the doctrine of man is decisive for social reconstruction.”⁵⁶ It is important to emphasize that the concept of a ‘nature of humanity’ is, for Tillich, not merely for descriptive or analytical purposes, but rather to ground the possibility of socially transformative action against reifying agents. Contrary to Adorno’s concerns about Tillich’s use of such concepts, the goal is not an essentialized or strictly ontologized humanity, as one arguably sees in language of human ‘essence’ and ‘existence’ in the Systematic Theology. In the context of his early, more explicitly political essays, Tillich’s primary reason for articulating a ‘nature of humanity’ as a critical wedge is to elucidate the potentialities for and challenges to transformative, emancipatory praxis. Yet this is curiously and precisely Adorno’s objection. Finitude is ultimately meaningful only in relationship to the infinite, for Tillich, and ambiguity can only be met by grace. In these texts from the early 1940s, ambiguity is more anthropological than existential, and it is met – but not strictly overcome – by grace. The ambiguities of life – both essential and individual and socially constructed/existential – are met in Tillich’s religious socialist writings not by an infinite answer, but by the in-breaking of kairoi, ephemeral encounters with grace. To summarize, within Tillich’s political writings in the early 1940s, ambiguity is not a problem to be overcome, but is rather the very condition of ‘participation in divine creativity,’ and reflects an encounter with grace. Ambiguity is met – but not overcome – by such grace.

 In fairness to Adorno, he may not have been familiar with any of Tillich’s other works on anthropology, although this seems unlikely given the numerous seminars they co-taught in Frankfurt. Adorno deliberately only responds to Tillich’s 1943 essay, so critiquing him for missing the wider context should not be taken too far.  “Man and Society in Religious Socialism,” in Main Works/Hauptwerke 3, 492.

Matthew Lon Weaver

Beyond the Boundary: Tillich and the Ambiguous Path to Self and Community Abstract: This article builds on Tillich’s notions of boundary, migration, and ambiguity to argue, first, for an understanding of life as the dimension into which creativity and healing are perpetually woven. It asserts, secondly, that reality is the place where human beings can cultivate internal and collaborative skills that can lead to an inner peace rooted in mindfulness, and a political community nourished by the mindful depth. Résumé: L’auteur utilise les notions tillichiennes de frontière, de migration et d’ambiguïté pour premièrement supporter une compréhension de la vie comme une dimension dans laquelle la créativité et la guérison sont continuellement entrelacées. Il affirme ensuite que la réalité est le lieu où les êtres humains peuvent développer des habiletés intérieures et collaboratives qui peuvent conduire à une paix intérieure enracinée dans une pleine conscience et à une communauté politique nourrie par cette même attention à la profondeur.

The seeds of this essay are a certain disgust with the present uncivil cycle in the quality of political rhetoric in the United States, both in general and when focused upon a range of issues, among which are these: (1) gay marriage and religion; (2) general access to health care and specific access to health care for women; (3) immigration, human dignity, and the resultant encounters between cultures; (4) racial identity and race relations; (5) the global ecosystem, global warming, anthropocentrism, and the demeaning of nonhuman life; (6) politics, religion and conflict in its many contexts around the world; and (7) the rise of the political Right in the mid-1990s, the emergence of the Tea Party movement in response to “big government” and the election of President Obama, and the tiresome caterwauling of seventeen Republican presidential candidates during the 2016 primaries in the United States.¹

 We have our German friends to thank for that marvelous word. Its third meaning is “to have a noisy argument”. Much more entertaining is its primary meaning: “to cry or screech like a cat in heat.” (“Caterwauling,” http://www.thefreedictionary.com/Caterwauling, accessed August 6, 2015). DOI 10.1515/9783110486254-013

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This essay is the first step in a larger project that builds upon Tillich’s notion of the boundary. That project has as its goal a humbler, more inclusive, and more unifying approach to political discourse than the one that dominates the present in the United States. Here, I will first offer some ideas on potential roots for such an idea in Tillich’s concept of the boundary; second, I will suggest an adjustment that builds on various elements of Tillich’s interpretation of “boundary” – a situation “beyond the boundary” – that can more exciting than dangerous, one that is more meaningful for living than the boundary itself,² a situation rooted in the gracious and empowering presence of the infinite to which his thought gives voice, yet one that takes seriously the ambiguity of reality; third, I will offer two examples of this way of thinking from Tillich’s own work; and, fourth, I will point to two projects for bringing about such a reality: (1) the practice of mindfulness arising out of the Christian-Buddhist dialogue and (2) the use of discussion as a fruitful path for learning the skills required for building community.

1 Boundary and Experience Issues of global significance require sound, open, dignified civil discourse. Tillich’s notions of the boundary and the method of correlation seem to be obvious places to consider in establishing a starting point for such discourse. In the experience of traumatic change, the boundary becomes a vivid metaphor for self-definition. Considering the path Tillich’s life took – a path shared by many others in his generation – leads to an understanding of why this would be so: the birth into empire; the death of that empire in war; the nation’s two experiments in reassembling a new path, the first creative, the second destructive; the forced emigration from one’s Motherland; the reestablishment of a semblance of stability in a new place; the onset of a second war with the inescapable intercultural dynamics one experiences internally and externally; the fleeting and realistic hope for a new path of internationalism; the dashing of that hope in the behavior of superpowers in a new bipolar world; and the turn to a deep period of recollection and processing, of taking account and visioning.³ If one has not experienced – or forgotten their experiences of – crises, the threatening dimension of the “boundary” concept remains an enigma. Consider places where the boundary remains “militarized” in our world: the southern bor In future parts of the larger project, I will consider it as the place for lives of what he termed “venturing courage.”  Marion and Wilhelm Pauck, Paul Tillich: His Life and Thought (San Francisco: Harper & Row, 1976), 1, 55, 57 ff, 123 – 40, 141 ff, 196 – 206, 218 ff.

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der of the United States with Mexico; the lines of demarcation between Palestinian and Israeli territories; and the various so-called demilitarized zones separating the two Koreas, the island of Cyprus, Kuwait and Iraq, and Serbia and Kosovo. Then, consider immigration, particularly as an echo of the experience of the immigrant Tillich. In the year 2015, “some 60 million displaced people [were] on the move.”⁴ Europe was experiencing its latest wave of immigration: everything from security at the Calais entry point of the Chunnel⁵ to the new land routes from the Middle East and North Africa.⁶ In the United States, this became the stuff of political clamor, the most absurd being Donald Trump‘s obnoxious characterization of Mexican immigrants and his perplexing expectation that Mexico would build a wall to prevent immigration and his subsequent call to bar Muslims from entering the United States.⁷ The basic hostility toward immigration here seems to be rooted in the fear of the growth of immigrant populations, fear of change, racism, discomfort, denial of the connection – often an exploitive one – between North American and Central and South Americas, and the desire to maintain – particularly in the U.S. – a monolingual “paradise.”⁸ In short, there is real tension in the U.S. between those who would cheer the heroic generosity of German Chancellor Angela Merkel⁹ by affirming the invigorating and enriching impact of immigrants characterized by metaphors of melting

 Roger Cohen, “America’s Bountiful Churn,” New York Times (31 Dec. 2015): A21.  Rebecca Paveley, “500 Immigrants Storm Chunnel,” Daily Mail (Aug. 8, 2015), http://www. dailymail.co.uk/news/article-91930/500-immigrants-storm-Chunnel.html  Rick Lyman, “Migrants New Path Has Perils All Its Own,” New York Times (July 26, 2015): 6, 9.  Michelle Ye Hee Lee, “Donald Trump‘s False Comments Connecting Mexican Immigrants and Crime,” The Washington Post (July 8, 2015), http://www.washingtonpost.com/blogs/fact-checker/ wp/2015/07/08/donald-trumps-false-comments-connecting-mexican-immigrants-and-crime/, accessed August 8, 2015; and Anna Brand, “Donald Trump: I Would Force Mexico to Build Border Wall,” MSNBC.com (June 28, 2015), http://www.msnbc.com/msnbc/donald-trump-i-would-forcemexico-build-border-wall, accessed August 8, 2015. Patrick Healy and Michael Barbaro, “Trump Wants to Block Entry of All Muslims,” New York Times (Dec. 8, 2015): A1.  David M Pletcher, “Review: United States Relations with Latin America: Neighborliness and Exploitation,” The American Historical Review 82:1 (Feb. 1977): 39 – 59. For the period my parents and brother lived in Florida, they made the choice of muttering hostility toward the Spanishspeaking community rather than taking conversational Spanish: this was the choice of fear over fluency. What’s fascinating is that most of the Latin American community was composed of Cubans who had immigrated to the United States as our defeated allies in the cause against Fidel Castro: this ambiguity was completely lost on my family.  Karl Vick and Simon Shuster, “2015 Person of the Year: Angela Merkel – Chancellor of the Free World,” Time (21 Dec. 2015): 52– 9, 64– 71, 76 – 81, 85 – 8, 91, 96.

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pot, crucible, blast-furnace, churning, mosaic, salad bowl, or kaleidoscope,¹⁰ and those who would echo derogatory media characterizations of immigrants as pollutants or demeaning judicial analogies comparing immigrants to toxic waste, illegal explosives, or floods.¹¹ The self-understanding of Tillich as an immigrant – to which the discussion later turns – offers a profound contrast to the shocking misrepresentations of the paranoid, exclusionary position.

2 Boundary, Power, Finitude It is important to consider the realism of Tillich by seriously reflecting on his notions of power, human finitude, and boundary. The boundary is a multilayered metaphor for Tillich. Theologically, it is the “place” where beings experience the threatening “No” and the affirming “Yes” of the ground of being (or being itself): our primal and fundamental experience of finitude and grace.¹² Intellectually, it is the “place” of our infinitude, where the inner world of human beings can experience the processing, the consideration of, the weighing of, and the reflection upon conceptual possibilities without end. The experience of the infinite is fragmented and, thus, ambiguous. As Tillich describes it in volume I of the Systematic Theology, “In the actual life of reason essential and existential forces, forces of creation and forces of destruction, are united and disunited at the same time.”¹³ Spatially and conceptually, it is a realm of perpetual crossing between one place and another: geographical places; cultural places; conceptual places. One sees places where Tillich’s interpretation of art implies the two sides of the boundary situation, the “Yes” of the boundary expressed in Botticel-

 See Cohen; also, Lawrence H. Fuchs, The American Kaleidoscope: Race, Ethnicity, and the Civic Culture (Hanover, NH: Wesleyan University Press, 1990); Eva Kolb, The Evolution of New York City’s Multiculturalism: Melting Pot Or Salad Bowl: Immigrants in New York from the 19th Century Until the End of the Gilded Age (Hamburg: Books on Demand, 2009); and Tamar Jacoby, Reinventing The Melting Pot: The New Immigrants And What It Means To Be American (New York: Basic Books, 2009).  See J. David Cisneros, “Contaminated Communities: The Metaphor of ‘Immigrant as Pollutant’ in Media Representations of Immigration,” Rhetoric and Public Affairs 11: 4 (2008): 569 – 602; and Keith Cunningham-Parmeter, “Alien Language: Immigration Metaphors and the Jurisprudence of Otherness,” Fordham Law Review 79: 4 (2011): 1545 – 1598. HeinOnline. Web. 31 Dec. 2015.  Paul Tillich, “The Protestant Message and the Man of Today,” [Lecture for the Aarau Student Conference, March 1928] in The Protestant Era (Chicago: University of Chicago Press, 1948), 198, 199, 202.  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 1 (Chicago: University of Chicago Press, 1951), 83.

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li‘s Madonna and Child with Singing Angels ¹⁴ and the “No” of the boundary expressed through his interpretation of Picasso‘s Guernica. ¹⁵ Botticelli‘s message of consolation in the World War I period was followed by Picasso‘s message of confrontation in the interwar period. Life and art brought together the two sides of ambiguity in Tillich’s experience. While humanity’s estrangement from its “essential being is the universal character of existence” and “is inexhaustibly productive of particular evils in every period,” this is counterbalanced by structures of healing and reunion of the estranged.”¹⁶ Tillich wrote of the specific meaning of “boundary” in his thought in several places. Most well-known may be his 1936 autobiography, On the Boundary. There, he wrote, “The boundary is the best place for acquiring knowledge…presuppos [ing] receptiveness to new possibilities…fruitful for thought. But it is difficult and dangerous in life, which again and again demands decisions and thus exclusiveness of alternatives. This disposition and its tensions have determined both my destiny and my work.”¹⁷ This, too, points to the truth that “Every life process has the ambiguity that the positive and negative elements are mixed in such a way that a definite separation of the negative from the positive is impossible: life at every moment is ambiguous.”¹⁸ In 1962 he commented on the dynamism of the boundary: Existence on the frontier, in the boundary situation, is full of tension and movement. It is in truth no standing still, but rather a crossing and a return, a repetition of return and crossing, a back-and-forth – the aim of which is to create a third area beyond the bounded territories, an area where one can stand for a time without being enclosed in something tightly bound.¹⁹

There is in that final phrase a hesitance upon which he had commented a few years before. Reflecting on cultural provincialism and his experience of living in two different cultures, he wrote of himself as one who “still has at least in some corners of his being the observer attitude – and I think for observation

 Paul Tillich, “On the Theology of Fine Art and Architecture,” in On Art and Architecture, ed. John Dillenberger and Jane Dillenberger, trans. Robert Scharlemann (New York, Crossroad, 1987), 204.  Paul Tillich, “Existentialist Aspects of Modern Art,” in On Art and Architecture, 95 – 6.  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 2 (Chicago: University of Chicago Press, 1957), 74, 75.  Paul Tillich, On the Boundary (New York: Charles Scribner’s Sons, 1936, 1964, 1966), 13.  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3 (Chicago: University of Chicago Press, 1963), 32.  Paul Tillich, “Boundaries,” Address delivered upon receiving Peace Prize of the Marketing Association of the German Book Trade in Frankfurt, 1962, in Theology of Peace, ed. Ronald H. Stone (Louisville, Ky.: Westminster/John Knox Press, 1990), 163.

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it is useful to live on the boundary line between these cultures. For living, it’s not good; it splits. But for observation, it’s good.”²⁰ I will challenge this last distinction later. The boundary perspective led Tillich to take power seriously from early on, but not in a way that led him to believe that people were powerless. Many know of Tillich’s elegant construction of the relationship of love, power, and justice in the post-World War II years.²¹ But during Weimar, much of his political and social and political-religious discourse seemed to be working out what he would call in 1927 the perspective of “self-transcending realism.”²² In the 1931 piece, “The Problem of Power,” Tillich points to the position of privilege which allows one to choose one’s relationship to might and power, identifying Buddhism and Christianity as two religious traditions that teach of one’s transcendent capacity for rising to a sense of meaning beyond might and power.²³

3 Boundary, Infinitude, and Buddhism Late in life, Tillich wrote Christianity and the Encounter of the World Religions. There, he formulated a framework for dialogue. He addressed what he termed the quasi-religions of nationalism and communism while denying liberal democracy such a status due to the contradiction to its ideology required for it to defend itself. The primary religion he addressed was Buddhism, what he termed “one of the greatest, strangest, and at the same time most competitive of the religions proper”.²⁴ In comparing Christianity and Buddhism, Tillich considered several matters. He pointed to the aim or telos of each tradition: in Christianity, the Kingdom of God; in Buddhism, Nirvana. In their telos, he found a consequent negative “valuation of existence.” Christianity captured this in the Fall. Buddhism expressed it in being bound to the wheel of life characterized by suffering. Tillich saw the

 Paul Tillich, “Christianity, Democracy and the Arts,” [1957] Paul Tillich Archive at Harvard, 401 A:005, 4.  Many know of Tillich’s elegant construction of the relationship of love, power, and justice in the post-World War II years. Paul Tillich, Love, Power and Justice (New York: Oxford University Press, 1954).  Paul Tillich, “Realism and Faith,” in The Protestant Era, 67– 71, 75 – 8.  Paul Tillich, “The Problem of Power: Attempt at a Philosophical Interpretation,” in The Interpretation of History, trans. Elsa L. Talmey (New York: Charles Scribner’s Sons, 1936), 197.  Paul Tillich, Christianity and the Encounter of the World Religions (New York: Columbia University Press, 1963), 54.

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Kingdom of God to imply participation while Nirvana implied identity. As a result, participation gave rise to agape, and identity gave rise to compassion.²⁵ Tillich contrasted Christianity’s revolutionary transformation of reality with Buddhism’s salvation from the cyclicality of reality with “no transformation of society as a whole, no aspiration for the radically new in history.”²⁶ The Buddhist doctrine of anatman (the belief that individual beings have no independent substance that separates them from others) leads Tillich to assert that Buddhists emphasize identity (the unity of beings sharing a common substance) over community (requiring the separation of beings each possessing an independent substance).²⁷ The result tends toward a distinction between the mystical/ (being) pole of Buddhism and the ethical/(ought to be) pole of Christianity. Tillich described the polar distinction by means of a hypothetical conversation: The Buddhist priest asks the Christian philosopher, ‘Do you believe that every person has a substance of his own which gives him true individuality?’ The Christian answers, ‘Certainly!’ The Buddhist priest asks, ‘Do you believe that community between individuals is possible?’ The Christian answers affirmatively. Then the Buddhist says, ‘Your two answers are incompatible; if every person has a substance, no community is possible.’ To which the Christian replies, ‘Only if each person has a substance of his own is community possible, for community presupposes separation. You, Buddhist friends, have identity, but not community.’²⁸

Where I want to push Tillich is in furthering his late-in-life cause for fruitful rhetoric across religious boundaries, here, again, with Buddhism. This requires a reframing of his mystical/ethical (being/ought to be) polarities that have been tempting ways to contrast – and distort – the two traditions. With this, the opening of Christianity/Christian culture to mindfulness – a path of associated with Buddhism – becomes possible. Within Christianity, Tillich was already wrestling with the mystical versus ethical distinction, warning Christianity, and Protestantism in particular, not to neglect the former in favor of the latter: “A Protestantism which has no more place for meditation and contemplation, for ecstasy and ‘mystical union’ has ceased to be religion and has become an intellectual and moral system in tradi-

   

Ibid., 63 – 70. Ibid., 73. Ibid., 75. Ibid.

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tional religious terms.”²⁹ One key to navigating this issue may relate to finitude and infinitude within human beings. In his 1939 fragment, “Religion and World Politics,” Tillich connected the human experience of world-having with the notion of infinitude. First, to have a world “means to have a self which is simultaneously closed within itself yet part of a comprehensive unity.” Second, “the theoretical inexhaustibility of the world is the sharpest expression for the infinitude of world-having.”³⁰ Twelve years later, Tillich offers thoughts on the relationship of finitude and infinitude within humankind in volume 1 (part 2) of the Systematic Theology. There he wrote, “everything which participates in the power of being is ‘mixed’ with nonbeing. It is being in process of coming from and going toward nonbeing. It is finite.”³¹ Now, “infinity is related to finitude…[as] the dynamic and free self-transcendence of finite being. Infinity is a directing concept, not a constituting concept. It directs the mind to experience its own unlimited potentialities, but it does not establish the existence of an infinite being.”³² He provides further explanation: Infinitude is finitude transcending itself without any a priori limit. The power of infinite self-transcendence is an expression of man’s belonging to that which is beyond nonbeing, namely, to being-itself. The potential presence of the infinite (as unlimited self-transcendence) is the negation of the negative element in finitude…nonbeing. The fact that man is never satisfied with any stage of his finite development, the fact that nothing finite can hold him, although finitude is his destiny, indicates the indissoluble relation of everything finite to being-itself. Being-itself is not infinity; it is that which lies beyond the polarity of finitude and infinite self-transcendence. Being-itself manifests itself to finite being in the infinite drive of the finite beyond itself.³³

Thus, Tillich’s treatment of the finitude and infinitude of humanity, and his definition of God as being-itself or ground of being, leads to the question of the relationship of a person’s infinite self – as a being – to being-itself, that is, God. When connected to his assertion that Christian identity includes the dimension of the meditative and the mystical – while maintaining the central importance of prophetic critique – it seems that a sound understanding of Buddhism, particu Paul Tillich, “The Permanent Significance of the Catholic Church for Protestantism,” in Protestant Digest 3 (Feb.-Mar. 1941): 30.  Paul Tillich, “Religion und Weltpolitik,” in Die Religiöse Substanz der Kultur: Schriften zur Theologie der Kultur, Gesammelte Werke, vol. 9, ed. Renate Albrecht (Stuttgart: Evangelisches Verlagswerk, 1967), 145, 155 – 6.  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 1, 189.  Ibid., 190.  Ibid., 191.

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larly Mahayana Buddhism and its notion of the bodhisattva as the ideal – one who approaches Nirvana, but who rejects utter liberation from suffering in favor of leading others along the path toward moksha or liberation – could have led Tillich to affirm greater resonance between Christianity and Buddhism. This can be seen in Tillich’s reading of Christianity centered around the Christ whose particularly is sacrifice while maintaining universality as the Johannine logos. This seems to have echoes in the sacrifice of the bodhisattva’s personal choice to refrain from embracing Nirvana in favor of giving access to the path toward non-suffering to a broader and theoretically universal community. Thus, just as the threat of the boundary faced by Christ is overcome by the simultaneous sacrifice of self and preservation of the universal logos, so the bodhisattva overcomes a boundary of separation in order to guide others toward the universally accessible condition of Nirvana.³⁴ In both situations, the infinite infuses the finite, driving it beyond the boundary. The experience of the infinite in Christianity and Buddhism may resonate with what Tillich reserves exclusively for the New Being in Jesus as the Christ in volume 2 of the Systematic Theology: “[R]eligion is not only a function of life; it is also the place where life receives the conqueror of the ambiguities of life, the divine Spirit. Therefore, it is the sphere in which the quest for the New Being appears over against the split between essential and existential being.”³⁵ What I am posing through this type of exercise is to suggest a project to which our time is calling us: to seek out approximate points of contact of this kind in order to step back from the precipice of catastrophe which threatens to divide humanity and creation as a whole in ever greater regions of the world. I seek a reconstruction of the boundary that redefines it as pointing to the most meaningful place to live. This is a life of mindful being which includes the dynamics of the inner world within it: rather than an understanding of reality as one containing a boundary as the compartment of life containing transcendence, this is the beyond-the-boundary reality composed of the totality of one’s experience of life, only part of which is formal transcendence.

 Shantideva, The Way of the Bodhisattva, trans. Padmakara Translation Group (Boston, MA: Shambhala Publications, 2003).  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 2, 80.

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4 Discovering the Richness of the Infinite Beyond the Boundary Calling for an extension of our understanding of boundaries leads to a range of questions. What might be the nature of a beyond-the-boundary existence, as contrasted with Tillich’s conceptual, discursive one captured, for example, by the correlational method: philosophy posing the questions, theology providing the answers?³⁶ Would it be a “demilitarized zone” between hostile forces, a place of danger and risk? Or, could beyond-the-boundary existence become a place of revelatory, holy habitation? A place of daring? A place where finitude is infused with infinitude? A place where estrangement is regularly, even if fragmentarily, met by reconciliation? A place where we enable one another to experience salvific connection? Does not our time call us to mine the infinitude of beyondthe-boundary existence? As in much behavior, navigating the boundaries can be a matter of rejecting the logical fallacies that frustrate our understanding of a range of matters: the truthful representation – and assessment – of the “other’s” perspective; the truthful presentation – and assessment – of one’s own perspective; the achievement of an accurate description of core challenges, puzzles, and problems in all of their details and with all of their nuances; the perpetual openness to new options, new solutions, new re-solutions, and new ways to dismantle barriers; the rejection of knee-jerk responses to ideas from uncomfortable sources; and the perpetual attentiveness to – and engagement with – life as one lives it. Thus, the discussion will now turn to examples from Tillich and proposals following Tillich’s model as ways to consider concrete applications of a beyond-the-boundary mindset.

5 Two Examples from Tillich: Migration and Salvation 5.1 Migration: Creative Thought and Life Tillich and his family had traveled from Germany to the United States in November of 1933. Tillich had visiting positions at Columbia University and Union Theo-

 Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 1, 8 – 11, 18 – 28.

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logical Seminary for the first few years.³⁷ In 1936, he published his autobiography, On the Boundary, and made a five-month-long trip to Europe in which he traveled to several countries bordering Nazi Germany, having repeated reunions with old friends. Joy in seeing loved ones combined with the tragedy of the historical circumstances that separated them. Tillich’s state of mind in navigating all of this is captured in one line from his diary. While staying in Basel, Switzerland, he observed a part of the city that was surrounded on three sides by Germany, a circumstance that gave him an “uncanny feeling, like being pushed into a sack.”³⁸ Tillich spent some of his trip in meetings related to the Oxford Conference on Life and Work that would occur in 1937, an international and interdenominational gathering of church scholars and officials. During the meetings related to the conference, Tillich described himself as on the boundary between “two distinctly different viewpoints: the Lutheran-German and the Anglo-Saxon.”³⁹ The Spanish Civil War broke out halfway through the 1936 trip. A month before his return to the United States, he had a final, poignant phone conversation with his father, who would die within a year. In 1937, the Union Theological Seminary position became permanent. The range of circumstances in his life during this period seemed to give rise to significant reflection on what it meant to be an immigrant and how migration and life related to one another. Therefore, it is not surprising that, at about this time, Tillich wrote the chapter, “Between Native and Alien Land,” for On the Boundary and the article, “Mind and Migration,” for the journal, Social Research. ⁴⁰ The theme of the two pieces is that migration is both an internal and an external matter. While not guaranteeing a creative outcome, migration is essential for achieving creative and meaningful goals. In distinguishing external migration from internal migration, Tillich was not speaking of the former as requiring literal movement from one country to another, though he noted that this may be required on occasion. Rather, “the command to go from one’s country is more often a call to break with ruling authorities and prevailing social and political patterns and to resist them passively or actively,” echoing the relationship of early Christianity to the Roman Empire. On the other hand, internal migration meant “parting from accepted lines of belief and thought; pushing beyond the limits of the obvious; radical questioning that opens up the new and uncharted.

 Marion and Wilhelm Pauck, 288 – 89.  Paul Tillich, My Travel Diary – 1936: Between Two Worlds, ed. Jerald C. Brauer (New York: Harper and Row, 1970), 116.  Ibid., 38.  Paul Tillich, On the Boundary, 91– 6; Paul Tillich, “Mind and Migration,” in Social Research, IV:3 (Sept. 1937): 295 – 305.

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In Nietzsche’s words…moving into ‘the land of our children’ and out of ‘the land of our fathers and mothers.’”⁴¹ Tillich found it perplexing that one would spend much time arguing for the importance of that into which we are born: the givenness of the cultural and sociological and geographical context into which he had been born seemed to have such self-evident importance that he felt the natural starting point was not the given itself but, rather, establishing our relationship to the given, to pose questions to the given rather than accepting it as offering ultimate answers to questions of meaning.⁴² Thus, for both pieces, he quickly moved to emphasizing the importance of migrating – both outwardly and inwardly – away from the given in order to understand it fully: its brokenness as well as its truthfulness. Migration was not innately truth-bearing and creative, but truth and creativity were inaccessible without making that move. Remaining where one had always been – inwardly and outwardly – was both unfaithful (think Abram and Sarai) as well as spiritually and intellectually barren.⁴³ In “Mind and Migration,” Tillich’s picture drew on the patterns of ancient civilizations in which refusal to emerge from traditional homelands could distort truth and outward movement toward “the alien” could reveal truth.⁴⁴ As painful as migration could be, a creative future for the world demanded it: “It makes [people] separate themselves from distorted forms of humanity or from fanatical self-limitations of one form of humanity against all others. It makes them maintain the demands of the creative spirit against tyranny and narrow-mindedness in their homelands.”⁴⁵ Thus, five years later, when he turned to writing Voice of America speeches broadcast into Germany, it was logical that he would build on these thoughts in summoning his fellow Germans to both an internal movement – spiritual and intellectual – away from Nazi provincialism into a global community of cross-fertilization, as well as external action in resistance to Nazism.⁴⁶

 Ibid., 92.  On the Boundary, 93 – 4.  Ibid., 91, 92; “Mind and Migration,” 295 – 6, 297, 298, 299, 303 – 4.  “Mind and Migration,” 296 – 7.  Ibid., 304– 5.  Regarding internal resistance, he wrote the following in March 1943: “The creative thinker and scholar who lives in Germany today is cut off from the circulation of the intellectual lifeblood that feeds everything because it takes from everything and gives to everything. He yearns to be out of this isolation because it means that his creative powers re withering, that he is lagging behind developments, and that he is becoming solitary and infertile.” Paul Tillich, “Germany’s Rebirth into the Human Race (March 23, 1943),” in Against the Third Reich: Paul Tillich’s Wartime Addresses to Nazi Germany, trans. Matthew Lon Weaver (Louisville, KY: Westminster/ John Knox Press, 1998), 134. Two months later, he followed up with this assessment: “What is now occurring on the battlefields, on the land, in the water, in the air, is the same as what oc-

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Two decades later, Tillich, looking back at this period, would sum up his experience as a participant in the process of cultural cross-fertilization: “Emigration at the age of forty-seven means that one belongs to two worlds: to the Old as well as to the New into which one has been fully received… [A] too quick adaptation is not what the New World expects from the immigrant but rather a preservation of the old values and their translation into the terminology of the new culture.”⁴⁷

5.2 Salvation: Healing the Frayed Boundaries Turning in another direction, it is fruitful to see how this way of thinking affects soteriology. Tillich constructed a doctrine of salvation that is firmly rooted in existence beyond-the-boundary. This is fascinating in light of the common construction of soteriology as a divisive, exclusionary doctrine rather than an inclusive one useful for a beyond-the-boundary existence. One can find this in a succinct form in the third volume of his sermons, The Eternal Now. In Tillich’s words, “The presence of the Eternal in the midst of the temporal is a decisive emphasis in most of the sermons.”⁴⁸ In the sermon “Salvation,” Tillich brings together the notions of healing and deliverance from the biblical ideas of salvation. To be sure, he never extracted himself from a fully Christocentric approach to the doctrine: “…there is the one savior in whom Christianity sees the saving grace without limits, the decisive victory over the demonic powers, the tearing down of the wall of guilt which separates us from the eternal, the

curred in people’s hearts when they resisted the temptation to national idolatry. It is the breakdown of the new paganism…It is the return of the German nation into the community of nations….” Paul Tillich, “The Defeat of Nazi Belief (June 1, 1943),” in Against the Third Reich: Paul Tillich’s Wartime Addresses to Nazi Germany, 166. Regarding external resistance, he wrote the following in April 1942: “It is one of the burdens which German Lutheranism drags out of the past that it has renounced the prophetic criticism of the state. Had it not done so…perhaps the present tyranny would never have been possible.” Paul Tillich, “Der Widerstand der norwegischen Kirche (27.4.1942),” An meine deutschen Freunde (Stuttgart: Evangelisches Verlagswerk, 1973), 33. Weeks later he wrote, “Help those of us who are fighting for a future of Germany and Europe that is not born out of hatred but out of reason and human dignity and justice…Help us by refusing to obey, first inwardly and, whenever it is possible, outwardly, both secretly and openly.” Paul Tillich, Voice of America Speech 9 (May-June 1942), Paul Tillich Archive at Harvard 602:001 (9).  Paul Tillich, “What Am I? An Autobiographical Essay: Early Years,” in My Search for Absolutes (New York: Simon and Schuster, 1967), 50 – 1.  Paul Tillich, “Preface,” in The Eternal Now (New York: Charles Scribner’s Sons, 1963), 9.

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healer who brings to light a new reality in man and his world.”⁴⁹ However, he quickly moved to a plural idea leaning toward a universal idea of salvation: But if we call [Jesus as the Christ] the savior we must remember that God is the saviour through him and that there are a host of liberators and healers, including ourselves, through whom the divine salvation works in all mankind. God does not leave the world, in any time, without saviours – without healing power. “⁵⁰

This is intriguing enough on its own, but Tillich goes further. The healings of Jesus led Tillich to point to psychotherapy as a practice of salvation through the healing and liberation of a person’s body and mind: the psychotherapist “becomes a savior for someone. He functions, as every savior does, as an instrument of the healing power given to nature as well as to man by the divine presence in time and space.”⁵¹ Surprisingly, technology can also have a saving impact – ambiguously, given the what he termed technology’s “injurious and destructive impacts that have become manifest more than ever,” yet undeniably in releasing humanity from many paths of drudgery and deprivation: “These technical innovations have a saving power, as countless people have learned who have been broken in body and mind by being suddenly … [I]n the great feats of technical control we have a break-through of the eternal into the temporal; they cannot be ignored when we speak of saving power and salvation.”⁵² From there, Tillich pointed to the role political leaders have had since ancient times in liberating civilizations, the significance of “saving groups” in the twentieth century in preserving people from anxiety, conformity, and hatred, and summoned such groups to focus their work on the international arena in the fragmented modern world.⁵³ Tillich concluded with a general declaration of universal salvation. Rooted in John’s Gospel, Tillich wrote, “We are saved not as individuals, but in unity with all others and with the universe. Our own liberation does not leave the enslaved ones alone, our own healing is a part of the great healing of the world.”⁵⁴ Thus, in a brief account of two examples from Tillich’s thought, one can see a type of beyond-the-boundary existence that can have vital importance for us. In particular, they can evoke a bit of daring to blaze ever new trails for fruitful

     

Paul Tillich, “Salvation,” in The Eternal Now, 116. Ibid., emphasis in original. Ibid., 117. Ibid., 118 – 9. Ibid., 119 – 20. Ibid., 121.

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dialogue. In this spirit, the discussion turns to two applications of a beyond-theboundary framework: the practices of mindfulness and pedagogy.

6 Two Applications: Mindfulness and Pedagogy 6.1 Mindfulness The dynamics of national and international community in the opening decades of the twenty-first century attest to the ambiguity of reality, the estrangement from our essential selves within existence. Simultaneously, the possibility of even a fragmentary experience of the New Being – of being able to experience more of the “Yes” of our infinitude and perhaps less of the “No” of our finitude – invites us to consider how we might cultivate pathways for doing so. Thus, the discussion now considers two methods for nurturing life beyond the boundary: the discipline of mindfulness to address our inward estrangement; and the skill of informed, respectful discussion to ameliorate our external estrangement. First, we turn to mindfulness. The topic of mindfulness made the cover of Time Magazine in February 3, 2014: the cover title was “The Mindful Revolution: The science of finding focus in a stressed out, multitasking culture.” The article describes the impact of the practice upon those facing serious illness, members of Congress, members of the military, employees at Google, and others simply trying to find inner order amidst the fast pace of contemporary life.⁵⁵ The ground had certainly been prepared by a range of religious and non-religious figures, one of the most popular being D.T. Suzuki. Tillich had developed relationships with various Buddhist figures, among them Suzuki, who he had come to know in the United States while serving as visiting professor at Columbia University in the 1950s. Tillich then spent time with Suzuki during his visit to Japan in 1960.⁵⁶ Charlotte Joko Beck practiced and taught the practice of Zen Buddhism a decade after Suzuki, doing so in a way that seemed amenable to the U.S. culture. For her, meditative practice was not escapism but preparation for full engagement with life: practice “isn’t just sitting on a cushion thirty or forty minutes a day. Our whole life becomes practice, twenty-four hours a day… Human beings

 Kate Pickert, “The Art of Being Mindful,” Time (February 3, 2014): 40 – 6.  Paul Tillich – Journey to Japan 1960, ed. Tomoaki Fukai (Berlin/Boston: Walter de Gruyter, 2013), 39.

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are basically good, kind, and compassionate, but it takes hard digging to uncover that buried jewel.”⁵⁷ For several decades, Ellen J. Langer has completed significant scientific research on the impact of living mindlessly or mindfully: she looks at the psychological impact of cultivating a mind that is agile, enabling it to create new categories in the face of failed ones, to be open to new data that contradict previously held “truths,” to understand and accept the reality of multiple perspectives on a single phenomenon, to embrace control over one’s context, and to emphasize the priority of process to specific outcomes. She makes the specific point that her work is does not focus on spiritual paths rooted in the systems of Asian religious traditions, but she also welcomes dialogue with those interested in discussing the connections between these traditions and her own work.⁵⁸ Very prominent today is the work of Jon Kabat-Zinn. Kabat-Zinn began within Buddhism but has established a path of practice rooted in the science of the mind’s attentiveness. Here is Kabat-Zinn‘s definition of mindfulness: “Mindfulness can be thought of as moment-to-moment, non-judgmental awareness, cultivated by paying attention in a specific way, that is, in the present moment, and as non-reactively, as non-judgmentally, and as openheartedly as possible.”⁵⁹ As with the others, mindfulness for him is about full engagement with life and a deeper understanding of what it means to be fully human: The quality of our relationship to experience and the multiple landscapes, both inner and outer, within which it unfolds starts, obviously, with ourselves. For example, if we have a desire for the world to be more peaceful, can we take a good look and see if we can be at all peaceful ourselves? Are we prepared to notice how much of the time we may not be so peaceful and what that is all about? Can we notice how bellicose we can be at times, how belligerent, how self-centered and self-serving in the microcosm of our own life and mind?⁶⁰

With respect to the political implications of mindfulness, for example, he asserts: “Perhaps we have reached the point in our evolution where we need to move beyond a history governed by heroic and galvanizing personalities, no matter how larger-than-life they may be, on the good side or the nefarious

 Charlotte Joko Beck, Everyday Zen (New York: HarperCollins, 1989), 6, 7. See also Beck’s, Nothing Special: Living Zen (New York: HarperCollins, 1993).  Ellen J. Langer, Mindfulness: 25th Anniversary Edition (Philadelphia: Perseus, 1989, 2014), 65 – 80.  Jon Kabat-Zinn, Coming to Our Senses: Healing Ourselves and the World Through Mindfulness (New York: Hyperion, 2005), 108 – 9.  Ibid., 511.

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side, and find ways to let the responsibility and the leadership be more distributive and cooperative” just as the organs of the body function together when healthy.⁶¹ He points to people like Joan of Arc, Gandhi, and Martin Luther King Jr , as ones who knew the power of “bearing witness” to the realities of the world: Simply bearing witness changes everything. It is the power of naming what is, giving voice to what is, and standing in awareness, taking a moral stand, aligning oneself with one’s principles, by embodying one’s truth, without forcing anything to be different, but without recoiling from the witnessing, even in the face of overwhelming physical force, or social coercion, and perhaps one’s own fears as well.⁶²

There is no separation of transcendence and life here: life is a matter of embedded transcendence. Perhaps this resonates with Tillich’s interpretation of salvation in Jesus as the Christ: “The conquest of existential estrangement in the New Being, which is the being of the Christ, does not remove finitude and anxiety, ambiguity and tragedy; but it does have the character of taking the negativities of existence into unbroken unity with God.”⁶³

6.2 Pedagogy In 1929, Tillich asserted that religious people have this task in the world: To prepare the way – that is, first of all not to obstruct any form of grace that is united with radical prophetic criticism and with concrete rational criticism – to prepare the way into which the spirit of the Kairos and the thus the spirit of Protestantism will lead us: this is the task set before us, the task presented both to autonomous culture and to the Christian churches.⁶⁴

From at least the 1920s onward, Tillich had worked to explain the prophetic and constructive dimensions of Protestantism. While he initially seemed to be speaking of a singular principle, by the early 1940s, he was describing Protestant principles, specifically in relation to the policy of the journal, The Protestant: at the time, Tillich was the Chairman of the Executive Council of the journal. In two ar-

 Ibid.  Ibid., 518.  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 2, 134.  Paul Tillich, “Protestantism as a Critical and Creative Principle,” in Political Expectation, trans. James Luther Adams and Victor Nuovo (New York: Harper & Row, 1971; reprint, Macon, Ga.: Mercer University Press, 1981), 39.

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ticles, he enumerated and interpreted seven Protestant principles that (a) asserted Christ as the center of history, (b) challenged the legitimacy of any absolute claims made by human beings, in general, as well as churches and states, in particular, (c) rejected attempts to make a sacred/secular in favor of God’s connection to all of reality, and (d) applied “the Christian message to every historical situation as the principle of criticism and demand.”⁶⁵ In the introduction to the policy statement, Kenneth Leslie (editor of The Protestant) described it – ambiguously – as containing “principles of progress, pointing to the joy of arrivals, pointing to the ultimate joy of faithfulness unwarmed, alone, yet knowing itself to be known… Our Protest is positive and dynamic.”⁶⁶ In light of this, it is not surprising that Tillich evoked this dynamism in offering multiple principles. Tillich saw Protestantism to have the responsibility to call people to experience the boundary in all of its sometimes threatening force, to experience the “Yes” of divine grace, and to live in the New Being as one experiences it in traditional and nontraditional contexts. Several years ago, I assembled the Protestant Principles Tillich had formulated in various places during the early to mid-1940s that added further elements to those shared in The Protestant. ⁶⁷ At the end of the day, the principles reject the following: idolatrous absolutism in politics, ethics, and religion; the impulse to control; and individualism. They affirm the following: personhood, the creative capacity of human beings, and deep dialogue between contrasting views. To be sure, they offer no guarantees. After all, Tillich would later characterize all encounters with reality to be “burdened with practical and theoretical uncertainty…caused not only by the finitude of the individual but also by the ambiguity of that which a person encounters. Life is marked by ambiguity and one of the ambiguities is that of greatness and tragedy.”⁶⁸ However, they open a wide doorway to the deliberation on the broad boundary to which our time calls us: a call to become creative, deliberative, healing participators on the boundary. To deliberate in a way that transcends boundaries requires the skill to engage in respectful, truth-seeking discussion of issues of import to life in our day. This skill concretely responds to the moral imperative to treat others with respect. Tillich argues,

 Paul Tillich, “Our Protestant Principles,” in The Protestant 4:7 (Aug.-Sept. 1942): 8 – 14. The earlier policy statement was in the name of the Executive Council: “A Basic Policy for The Protestant” 4:5 (Apr.-May 1942): 16 – 19.  “A Basic Policy for The Protestant,” 16.  Matthew Lon Weaver, Religious Internationalism: The Ethics of War and Peace in the Thought of Paul Tillich (Macon, GA: Mercer University Press, 2010), 288 – 9.  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 2, 132.

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The moral imperative demands that one self participate in the center of the other self and consequently accept his particularities even if there is no convergence between the two individuals as individuals. This acceptance of the other self by participating in his personal center is the core of love in the sense of agape, the New Testament term.⁶⁹

One process of mutual, agapeic participation is the practice of respectful, truthseeking discussion. As he considered the broader picture of what it meant to be self-creating beings, Tillich observed that there is a fundamental conflict between that which is intended and the situation that both causes the intention and at the same time prevents its fulfillment. This conflict is based on the estrangement between subject and object, an estrangement which is, at the same time, a condition for culture as the whole of creative, receiving or transforming acts. Therefore, one can say that the cognitive act is born out of the desire to bridge the gap between subject and object.⁷⁰

Agape is the bridge that supports mutual participation and collaborative truthseeking. Thus, developing the skills to do so is a moral imperative. To explicate possible ways to build this skill, the discussion turns to two models for respectful, truth-seeking discussion that my colleague, Susan Nygaard, and I have used. Nygaard describes her “Fish Bowl” model in this way: The class is divided into two teams; each team gets about 16 minutes inside the ‘bowl’ to discuss the day’s reading. Then the other team has 10 minutes to ask the first group some questions. After that, the teams switch places and we do another 16+10-minute round. These teams have been working together for much of the first semester. All the students are using their laptops. Each team uses a shared GoogleDoc to prepare for discussion, collecting in it quotations, questions, and ideas for their conversation. They also use the GoogleChat feature to monitor their own participation, making sure each group member contributes, and to keep track of the time. The group in the outer circle is also using a shared doc to brainstorm questions for their upcoming Q&A session. Each group is graded as a group, according to a rubric. ⁷¹

Nygaard monitors all of this while it is happening, even writing her own comments in GoogleChat, as the students’ are silently strategizing. It is a model committed to teaching students competency in mastering material and greater confidence in assembling and sharing their perspectives.  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 45.  Ibid., 63 – 4.  Susan Nygaard, “Student-Led Discussion Techniques,” January 24, 2015, http://dis cussionmarshallf109.blogspot.com/2015/01/video-clips-from-student-led-discussions_24.html, accessed August 4, 2015.

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The model I use in my Critical Thinking and Current Events course is known as a modified Harkness approach.⁷² During an academic term, the class researches and discusses 4– 5 major issues of local, regional, national or international importance. At minimum, students have two to three 90-minute class sessions to undertake research for each issue, recording their findings using Google documents supplied by me. Sources will include those provided by the instructor and those discovered by students. Student-guided roundtable discussions are at the core of the course. I work very hard to stay out of the way of student discussion. Students are evaluated on both [a] the extent that they effectively bring the fruits of their research to the discussion and [b] the degree to which they are attentive to the input of their class members, both their class members’ verbal and nonverbal communication, as well as [c] the efforts they make to abide by respect for their classmates’ dignity in the pursuit of truth. The students establish the guidelines for discussion. In the most recent semester, these were their rules: 1. We will start with respect in discussing issues with each other. 2. Each of us will bring our individual “pools of meaning” to discussions. 3. Our responses to one another will be constructive. 4. We will use our knowledge of each other in a way that makes our comments productive rather than divisive. 5. Whatever the outcome of any discussion, a successful discussion will be characterized by the honest effort to understand and listen to each other. The goals are for students not only to know the issues related to the topics of discussion but to guide the discussions and to make sound connection with one another as they engage in the discussions: winning a debate is not the point; respectful understanding of one another is the goal. Taken together, the two approaches illustrate an effort to create a beyond-the-boundary experience where sound, informed, respectful, collaborative pursuit of truth occurs.

7 Conclusion I am a musician. In music, one learns early on the distinction between notes (which are the sounds) and rests (which are the silent, soundless places): the silence and the notes together form the music. I learned in my first year of college that one can be sloppy about rests when I had the opportunity to play the piano

 Jane S. Cadwell and Julie Quinn, A Classroom Revolution: Reflections on Harkness Learning and Teaching (Exeter, New Hampshire: Phillips Exeter Academy, 2015).

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accompaniment for a classmate’s performance of Poulenc’s Sonata for Flute. After she had learned the flute part and I had learned the accompaniment fairly well, I began attending a handful of her lessons. It was not long before her instructor, Judith Bentley, identified my sloppy nonobservance of the rests. It was then that I learned the centrality of the silences for the meaning of the sounds in music. Mindfulness is the vessel for navigating the waters of ambiguity. Both in the formal practices of thought and reflection and meditation, as well as in the day-to-day experience of living attentively to others, it provides the silence required for the music of life. Lives infused with agape, that lean toward deep personhood and community in our interactions with one another by opening up to infinitude amidst the estrangement of existence, compose the “music” of beyond-the-boundary existence. The late Irish poet (and Hegel scholar) John O’Donohue argued that the contemporary situation is a dangerous one of “the evacuation of interiority.”⁷³ This aptly describes the condition of ambiguity: our estrangement from our essential identity within existence. The argument of this essay is that we have innate resources to enable us to lean into our infinitude if we are willing and able to draw on them. The dynamic interplay of silence and sound that I just have suggested involves the reconstruction of life as the dimension where creativity and healing are perpetually woven into its fabric, places where human beings can cultivate internal and collaborative skills that can lead to dramatic external consequences for reality: this is a beyond-the-boundary existence that one inhabits with mindful depth. I submit that we have reached the precipice: our future demands that we undertake such projects to empower one another to bring the grace of infinitude more effectively into an ambiguous reality through living right now in a place beyond-the-boundary.

 John O’Donohue, “The Inner Landscape of Beauty: Krista Tippett’s Interview with John O’Donohue,” On Being, http://www.onbeing.org/program/john-odonohue-the-inner-landscapeof-beauty/transcript/7801#main_content, accessed August 9, 2015.

Mary Ann Stenger

Ambiguities of Inequality: Connecting Tillich’s Analysis to Contemporary Discussions Abstract: Ontological equality of all humans is a basic tenet of Tillich’s thought, in both his early writings and his later discussions. Yet he struggles intellectually and morally with the reality of inequality – social, intellectual, economic, etc. The question is to what extent Tillich’s analysis of inequality is helpful to today’s challenges. Résumé: L’égalité ontologique de tous les humains est un principe de base de la pensée de Tillich, tant dans ses écrits de jeunesse que dans ses discussions tardives. Il lutte pourtant intellectuellement et moralement avec la réalité de l’inégalité, qu’elle soit sociale, intellectuelle, économique, etc. La question ici est de savoir jusqu’à quel point l’analyse de Tillich de l’inégalité est utile pour ces défis aujourd’hui.

Ontological equality of all humans is a basic tenet of Tillich’s thought, in both his early writings and his later discussions. Yet he struggles intellectually and morally with the reality of inequality – social, intellectual, economic, etc., as he recognizes the ambiguities related to actual human structures. In the United States as well as globally, the topic of inequality has gained increased attention, with special focus on wealth and income. We, like Tillich, struggle with this issue, and my purpose here is to show that Tillich’s approach to inequality is helpful to us in exploring current discussions of this issue. The first part of this essay sets the context for our analysis by highlighting some recent facts and statements about economic inequality. The second part presents Tillich’s discussions of equality and inequality with focus on their ambiguities. The third part considers some recent proposals addressing current economic inequality. The fourth part assesses what Tillich’s approach to inequality might be able to contribute to present day discussions and to our response to economic inequality.

DOI 10.1515/9783110486254-014

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1 Issues of Inequality in the United States As the political and religious statements as well as articles and books on inequality are too numerous to cover here, I shall provide a sample from them. Several of these writers would agree with the following statement by Nicholas Lemann in The New Yorker: “The most striking change in American society in the past generation–roughly since Ronald Reagan was elected President–has been the increase in the inequality of income and wealth.”¹ Even in a number of European countries, income inequality has increased from the 1980s forward.² In an article in The Huffington Post, Laura Tyson, former chair of the U.S. President’s Council of Economic Advisers, states: “The last time inequality was as high as it is now was just before the Great Depression.”³ In a recent article, Eduardo Porter, economics writer for The New York Times, argues that income inequality is connected to losses in medical and social health, such as higher infant mortality, higher rates of incarceration, and an increasing achievement gap between rich and poor children.⁴ In early 2014, Oxfam published a report indicating that the top 85 richest people had wealth equal to the poorest 3.5 billion.⁵ In his State of the Union address in 2014, President Obama emphasized that inequality had deepened and called on Congress to act to change this.⁶ Religious voices reinforce these concerns, with Pope Francis‘ comments receiving the most global attention. In several addresses in 2014, Pope Francis called on individuals and governments to take actions that will redistribute the wealth in our world.⁷ Of particular interest to us as Tillich scholars is his de-

 Nicholas Lemann, “Evening the Odds; Is there a politics of inequality?” The New Yorker (April 23, 2012): 69. Also see the 2014 report of the Stanford Center on Poverty and Inequality, available at http://www.stanford.edu/group/scspi/soto/SOTU 2014 CPI.pdf  Anthony B. Atkinson, Inequality: What Can Be Done? (Cambridge, MA; London, England: Harvard University Press, 2015), 65 – 72.  Laura Tyson, “The Rising Costs of U.S. Income Inequality,” The Huffington Post (December 1, 2014) (http://www.huffingtonpost.com).  Eduardo Porter, “Income Inequality Is Costing The Nation on Social Issues,” The New York Times, Business section, 1, 8 (April 29, 2015).  Kim Hjelomgaard, “85 people as wealthy as poorest 3.5 billion; Income inequality growing, study say,” The New York Times (January 21, 2014).  “Full Text: President Obama‘s 2014 State of the Union Address,” http://www.forbes.com/sites/ beltway/2014/01/28full-text-president-obamas-2014-state-of-the-union-address/.  These speeches include a November, 2013 speech denouncing trickle-down theory, his Lenten message of February, 2014, and an appeal made to UN Secretary-General Ban Ki-moon and the heads of major UN agencies in October, 2014.

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crying the “idolatry of money” and an “economy of exclusion.”⁸ The Archbishop of Canterbury, the Most Rev. Justin Welby, also pointed to the exclusion of people and the loss of their human dignity resulting from economic inequality.⁹ In June 2014, in a meeting with Vermont Senator Bernie Sanders, several Vermont religious leaders called income inequality in the United States “one of the great moral issues of our time.”¹⁰ To be fair, some point out that income inequality is falling globally even if it has risen in many individual nations, especially developed ones.¹¹ So while a few nations such as China and India have strengthened their economies in ways that are more egalitarian, many others such as the United States have experienced increased wealth for some and stagnant or reduced wealth for the majority. Harvard Law professor Samuel Moyn points out that these changes are not tied only to capitalism. He states: “Inequality has exploded under capitalism and communism as well as under authoritarianism and democracy.”¹² And even when political leaders agree that inequality is growing, they differ greatly on the causes and how to change that.¹³ These facts and comments show the recent prominence of the issue, some of its ambiguity and complexity, and its connection to morality and religion. Especially during the post-World War I years in Germany, Tillich was keenly aware of economic issues and the contrast between the privileged group and working class people. He addresses equality and justice throughout his life, but he never wavers in his affirmations of ontological equality and his attention to the ambiguities in actual human life.

 Pope Francis, Evangelii Gaudium (The Joy of the Gospel) Apostolic Exhortation on the Proclamation of the Gospel in Today’s World (November 14, 2013).  Michael Paulson, “Inequality as a Religious Issue: A Conversation With the Archbishop of Canterbury, The New York Times (January 23, 2015).  “Sanders and Vermont Religious Leaders Address Wealth and Income Inequality” (June 20, 2014). http://www.sanders.senate.gov/newsroom/press-releases/sanders-and-vermont-religiousleaders_address-wealth-and-income-inequality-.  Tyler Cowen, “Income Inequality Is Not Rising Globally. It’s Falling,” The Upshot, The New York Times (July 19, 2014). Cowen references a study done by a consultant at the World Bank and a scholar at the Luxembourg Income Study Center.  Samuel Moyn, “Do Human Rights Increase Inequality?” The Chronicle of Higher Education; The Chronicle Review (May 26, 2015); http://chonicle.com/article/Do-Human-Rights-Increase/ 230297/  Pew Research Center for the People & the Press, “Most See Inequality Growing, but Partisans Differ over Solutions” (January 23, 2014); http://www.people-press.org/2014/01/23

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2 Ontological Equality and Ambiguities of Equality and Inequality In his early discussions of religious socialism, Tillich notes that equality and justice can be empty formal abstractions; yet society needs to fulfill these and aim to make them real.¹⁴ He argues that both socialism and prophetism recognize the demand for equality and aim to fulfill being in its true power, but for both ideologies, transformation or transcendence is required.¹⁵ Ambiguity arises as soon as one moves from formal equality to efforts to enact it concretely in history. Tillich’s later discussions of equality and inequality arise in his analyses of justice, with his clearest statements in Love, Power, and Justice and in Systematic Theology, volume three. In Love, Power, and Justice, Tillich posits equality as a principle of justice but immediately raises the questions: “Who are the equals? In what sense is equality meant?”¹⁶ Referencing Plato‘s Republic, Tillich notes that slaves were excluded from full humanity and thereby also from the justice granted to full humans. We can offer far too numerous examples of this type of inequality throughout history, from slavery in the United States to apartheid in South Africa, to refugees and immigrants in contrast to full citizens in many developed countries today. Tillich contrasts the history of inequality to God’s view of all humans as equal, with God’s justice offered to all. Theologically and ontologically, all are equal, but he notes that “hierarchy and aristocracy are irrelevant for the ultimate relation.”¹⁷ Yet, as we know well, both arise in actual human societies. As a principle of justice, equality often applies to a particular class of humans, with actual justice based on what those in power see as a “cosmic hierarchy.” Clearly, this has left many in situations of inequality and as recipients of injustice. Tillich also affirms a democratic equality of all humans, rooted in “the possession of reason” in every human.¹⁸ This reinforces ontological equality, but as soon as one focuses on actual humans, numerous differences manifest, resulting

 Paul Tillich, “Basic Principles of Religious Socialism,” in Political Expectation, trans. James Luther Adams and Victor Nuovo (New York et al.: Harper & Row, Publ., 1971), 73,76,77,82.  Paul Tillich, The Socialist Decision, trans. Franklin Sherman (New York et al.: Harper & Row, Publ., 1977), 105. 107, 110, 111.  Paul Tillich, Love, Power, and Justice (New York: Oxford University Press, 1960) [first published, 1954], 58.  Ibid., 58 – 59.  Ibid., 59. Tillich makes a similar statement about equality of humans rooted in rationality in 1930 in “The State as Expectation and Demand,” in Political Expectation, 109.

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in concrete inequalities. Tillich particularly notes differences in an individual’s personality, social opportunity, and creativity, all of which lead to differences in the individual’s social power and claims for justice. But he points out that these differences are not ontological but rather functional and therefore are subject to change. He states: “Actually there is no egalitarian structure in any society.”¹⁹ So equality remains as an ontological and theological grounding for all humans and therefore also as an ideal goal; yet it remains unreachable by humans alone. In what Tillich names ‘intrinsic justice,’ differences and qualifications occur because all beings have this claim, and the claims of humans differ from those of other living beings.²⁰ Even with respect to persons, intrinsic claims for justice vary, depending on the basic structure of a social system. People expect different forms of justice according to their places in a system. And within a more democratic system, grounded in the rational capacity of humans, different forms of justice occur at different stages of development. He states: “The relation of equality and justice depends on the power of being in a man and his corresponding intrinsic claim for justice.”²¹ In ‘distributive justice’ or ‘proportional justice,’ an individual or a group calculates what is due to people according to their power of being. Such calculation includes both giving benefits as well as depriving people of goods.²² Tillich sees social relations, whether within a family or a local group or a nation, as “ordered by rules which, consciously or unconsciously, seek to express some form of justice.”²³ Similarly, many see the current distribution of wealth in the United States as fair, based on what people have earned. Tillich’s example is justice given to a slave is still justice, even though slavery is seen as unjust “from a higher point of view.”²⁴ In other words, the form of a social group either explicitly or implicitly involves an understanding of justice. Distributive justice manifests inequalities that are allowed and enforced in a particular social or political group; the ambiguities of inequality seem inevitable, even if some are changeable. Tillich delineates four types of ambiguities that can occur whenever social groups actualize their forms of justice: 1) inclusion of some and exclusion of others; 2) equality and yet competition resulting in inequality; 3) ambiguity for leaders representing not only their social group but also themselves; 4) ambiguity in

     

Paul Tillich, Love, Power, and Justice, 59. Ibid., 63. Ibid., 59 – 60. Ibid., 64. Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3 (Chicago: The University of Chicago Press, 1963), 79. Ibid.

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legal forms that bring about both justice and injustice.²⁵ Whenever people establish social systems, some will have more power than others, more opportunities for serving their own needs, more access to legal systems of justice, etc. Yet the ideal of justice can, and I would add must, continue to include equality of persons. Tillich affirms “one unambiguous answer: every person is equal to every other, in so far as he is a person.”²⁶ This equality includes all persons, no matter their mental capacity or degree of potential personality. Still, he points out that “although the logical implications of the principle of equality are unambiguous, every concrete application is ambiguous.”²⁷ So should this fact of ambiguity manifest in injustice and inequality lead us to give up the positive goals? In one sense, for Tillich, the answer is ‘yes’ – if one expects the ideals to be accomplished by humans alone. He does not accept the possibility of successful human-established utopias. But, the answer is also ‘no’ – where one accepts the demand to aim for justice and equality, recognizing that ambiguity belongs to life.²⁸ Just as ambiguity is part of life, Tillich argues, so also is the quest for unambiguous life as well as experiences of fragmentary fulfillment of unambiguous life. Tillich explores the ambiguities of inequality more fully in a sermon entitled “The Riddle of Inequality” where he calls it “the greatest and perhaps most painful riddle of life.”²⁹ His text is the challenging verse in Mark 4:25: “for to him who has will more be given; and from him who has not, even what he has will be taken away.” He acknowledges that most of us will be offended by that verse but also notes that one cannot easily dismiss it, as it appears “at least four times in the gospels with great emphasis.” Tillich’s exploration of this is simply that – not an effort to solve the riddle but to “try to find a way to live with it, unsolved as it may remain.”³⁰ In his effort at a partial answer, Tillich argues that people take things too much for granted and often do not really have what they think they do. If people really have something, they will receive more; they lose what they do not really have.³¹ His examples focus on necessary sacrifices of qualities like childhood innocence and youthful enthusiasm for

 Ibid., 79 – 84.  Ibid., 80 – 81.  Ibid., 81.  Ibid., 32.  Paul Tillich, “The Riddle of Inequality,” in The Eternal Now (New York: Charles Scribner’s Sons, 1963), 36. This sermon was originally published in the Union Seminary Quarterly Review XIII:4 (May1958): 3 – 9.  Ibid., 37.  Ibid., 37– 40.

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truth and ideal goals – losses necessary to becoming more mature. But for gaining more of what one really has, his examples focus on relationships – to nature, art, music, people, and God.³² For these relationships to grow, people have to be aware of them and develop them, just as ignoring them will cause them to diminish.³³ But his key discussion that we can relate to economic inequality reveals a deeper challenge. He asks the question of “original inequality,” both internal and external: “Why is the power to gain so much more out of his being human given to one human being rather than to another?”³⁴ He immediately connects this question not only to individual persons, “but also to classes, races and nations,” leading to the question of political and social inequality. Tillich notes that the drive toward equality is a driving force in every revolution and war. But no matter the dreams for a future equality, he argues that three inequalities will remain: “the inequality of talents in body and mind, the inequality created by freedom and destiny, and the inequality of justice.” Not surprisingly, he rejects any thought of a utopia or “escape into a social dreamland.” Life here and now must be the focus, and he states that “[w]e must face the riddle of inequality today.”³⁵ Tillich then turns to the topic of individual responsibility. Tying back to the scriptural text for his sermon, he asks: “why do some of us use and increase what was given to us, while others do not and thus lose what was given them? … Is it sufficient to answer – because some use their freedom responsibly and do what they ought to do, while others fail through their own guilt?”³⁶ But while he answers yes, we must consider our own responsibility for what we do with what we are given, he then says that “this answer is not sufficient,” especially when “we consider the plight of others.”³⁷ Not all can overcome the destructive elements of their situation. Yes, all humans have freedom, but also all “are subject to destiny.” Here, Tillich maintains the ambiguities connected to individual responsibility. He argues that we cannot judge others just because they were free to act differently nor can we excuse their actions “because of the burden of their destiny.”³⁸ We cannot judge, and, even more, we are still left with

      

Ibid., 39 – 40. Ibid., 40. Ibid., 41. Ibid. Ibid., 42. Ibid., 43. Ibid.

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the riddle of inequality, with all the questions about why some have better chances, situations, and opportunities than others. In his final effort at an answer, Tillich rejects an individualistic approach and focuses instead on our interconnection with all other living beings, affirming the “ultimate unity of all beings, rooted in the divine life from which they emerge and to which they return.”³⁹ It is important to note for current discussions of the relation of humans to their environment that Tillich stresses that he means “all beings.” “All beings, non-human as well as human, participate in it [the divine life]. And therefore they all participate in each other.”⁴⁰ The connection to equality and inequality is that Tillich uses this understanding of inter-participation to argue that “we participate in each other’s having and in each other’s not having.”⁴¹ He sees the effect of that awareness as transforming our own experience of having, not only morally but in all areas of our being. That awareness of others not having “undercuts our security and drives us beyond ourselves, to understand, to give, to share, to help.”⁴² In seeing others’ insecurity, we become less secure. In being aware of others’ faults and sins, we experience our own underlying guilt. In others’ ill health, we confront possible disease for ourselves; in others’ dying, we confront our own possible death.⁴³ Clearly, we hear the three anxieties Tillich analyzes in The Courage to Be, but this analysis shifts us from the needs of others to our own existential needs – a shift that can support inaction on behalf of others. We recognize our own finitude and the underlying anxieties accompanying it, but this recognition confirms universal ambiguity and the fact of inequalities without necessarily directing us to moral responsibility and action. For Tillich, the only thing that can liberate us, even momentarily and fragmentarily, from ambiguity and inequalities is the experience of the divine presence or the Spiritual Presence. In this sermon on inequality, Tillich states: “There is no human condition into which the divine presence does not penetrate,” a thesis he supports through the event of the Cross. That event, for Tillich, grounds “the certainty of divine participation,” and that certainty “gives us the courage to endure the riddle of inequality, although our finite minds cannot solve it.”⁴⁴ So what are we left with, according to Tillich’s analysis in this sermon? 1) The riddle of inequality remains as part of life. 2) Our courage and ability to

     

Ibid., 45. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid., 46. Ibid.

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deal with inequality comes from our being grounded in the divine life. 3) That grounding in the divine life connects us with every other living being. 4) That interconnection of being also connects us to the suffering and inequality of others; we are not separated from each other. 5) Divine participation in all living beings solves the riddle eternally although not solved in our finite minds.⁴⁵ However, Tillich fails to take the next step toward moral obligation in this sermon, focusing instead on people’s inner struggle with inequality. He could have argued that our interconnection with each other in the divine life and our mutual participation in the divine presence leads us to a moral demand to do what we can to counter inequality in this life. Today we recognize that inequality, especially economic inequality, is a social-political problem that will require governments to change aspects of their systems and individuals to accept moral responsibility to help bring about those changes. I now look briefly at three contemporary approaches to economic inequality, two by economists and the other by Pope Francis and will then discuss what Tillich’s ideas can contribute.

3 Three Approaches Addressing 21st Century Economic Inequality In his much acclaimed book, Capital in the Twenty-First Century,⁴⁶ Thomas Piketty, Professor of Economics at the Paris School of Economics, analyzes the historical trends and recent facts related to the distribution of wealth and income in the developed western nations. Overall, he argues that there is a central contradiction in capitalism, specifically a market economy based on private property.⁴⁷ With substantial evidence, he shows that wealth accumulated in the past “grows more rapidly than output and wages,” with the result that inequality increases. One of his solutions is “a progressive annual tax on capital,” specifically a global tax, but he notes that the challenge in doing this is that it “requires a high level of international cooperation and regional political integration.”⁴⁸ His hope rests on democracy, with a stronger European Union, but he allows for other options

 Ibid.  Thomas Piketty, Capital in the Twenty-First Century, trans. Arthur Goldhammer (Cambridge, MA; London, England: The Belknap Press of Harvard University Press, 2014).  Ibid., 571.  Ibid., 471, 572– 573.

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in larger nations, such as China and the United States.⁴⁹ Across the globe, he sees a need to regulate capital through a progressive tax on capital. My interest in his proposal here is not the economics itself but what will be required of people and nations. Given the role that capital and wealth play in politics and governmental decisions and actions, the underlying question is how could one convince people that such a tax would be beneficial, that nations should cooperate on this, and that regional groups should work together. Piketty is not naive about this, but he is hopeful that the issue of distribution of wealth and specifically, the growing inequality will be addressed by many nations in joint efforts.⁵⁰ In his recent book, Inequality: What Can Be Done?,⁵¹ Sir Anthony B. Atkinson, Professor at the London School of Economics and a Fellow of Nuffield College, Oxford University, offers fifteen concrete proposals for addressing economic inequality. While he agrees that it is important to distinguish between ‘inequality of opportunity’ and ‘inequality of outcome,’ he focuses on the current inequality of both income and wealth because they affect equality of opportunity for future generations.⁵² Most of his proposals focus on government actions and regulation, calling on governments to make decisions that make people more employable, encourage personal savings, enact progressive taxes on income and on capital, and increase social insurance and protections.⁵³ As with Piketty, changes in distribution of income and wealth depend mostly on governments, as even when individual actions are called for, government policies are needed to encourage them. He concludes: “Securing full employment, with a fairer distribution of pay, and a more egalitarian ownership of capital are essential elements in any strategy to reduce income inequality.”⁵⁴ All of these goals are admirable and parallel some aspects of Piketty’s proposals, but, once again, the challenge is the politics of enacting these kinds of changes. Atkinson sees more hope for Great Britain than for the United States to take these actions, but he offers little analysis of how one could bring about these changes politically. In recent speeches and encyclicals, Pope Francis also addresses the inequalities resulting from capitalism or actions of developed western nations. In his

 Other options include controls on capital in China, reform of immigration in the United States, and protectionism in some other countries (Ibid., 35 and chapter 15).  Ibid., 16.  Anthony B. Atkinson, Inequality: What Can Be Done? (Cambridge, MA; London, England: Harvard University Press, 2015).  Ibid., 11.  Ibid., 118 – 236. His proposals are much more specific and nuanced than I can present here.  Ibid., 299.

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November, 2013 encyclical, Francis decried ‘trickle-down’ economic theories and the ‘idolatry of money,’ and called on Catholics to address the issue of income inequality.⁵⁵ In his Lenten message of 2014, Francis calls Christians to address material, moral, and spiritual poverty, with special emphasis on existing inequality: “When power, luxury and money become idols, they take priority over the need for a fair distribution of wealth. Our consciences thus need to be converted to justice, equality, simplicity and sharing.”⁵⁶ On October 3, 2014, he again calls for “the legitimate redistribution of economic benefits by the state, as well as indispensable cooperation between the private sector and civil society” in order to have more economic equality.⁵⁷ In his recent encyclical on climate change, he sees the worst impact for the poor who are “largely dependent on natural reserves and ecosystemic services such as agriculture, fishing and forestry” in developing countries.⁵⁸ He also notes: “Politics and the economy tend to blame each other when it comes to poverty and environmental degradation. It is to be hoped that they can acknowledge their own mistakes and find forms of interactions directed to the common good.”⁵⁹ He calls for political changes, a new life style aware of all beings in the world, education focused on “cultivating sound virtues” that will enable people “to make a selfless ecological commitment,” a spirituality centered in peace and joy, and a love that is both civic and political.⁶⁰ Not surprisingly, Francis‘ vision for a more equal, ecological future has drawn many critics, ranging from a few who see his views as Marxist⁶¹ to New

 Zachary A. Goldfarb & Michelle Boorstein, “Pope Francis denounces ‘trickle-down’ economic theories in critique of inequality,” The Washington Post (November 26, 2013); http://www. washingtonpost.com/business/economy/pope-francis-denounces-trickle-down-economic-theo ries-in-critique-of-inequality/2013/11/26/. See Pope Francis, Evangelii Gaudium, November 24, 2013.  Pope Francis, Lenten Message 2014, translation provided by Vatican Radio, “Full text of Pope Francis‘ Lenten message,” The Francis Chronicles (February 4, 2014); http://ncronline.org/blogs/ francis-chronicles/full-text-pope-francis-lenten-message.  “Pope Francis Calls For ‘Legitimate Redistribution’ of Wealth To The Poor,” The Huffington Post (October 5, 2014).  Pope Francis, Laudato Si, (24 May 2015), paragraph 25, provided: http://w2.vatican.va/con tent/francesco/en/encyclicals/documents/.  Ibid., paragraph 198.  Ibid., paragraphs 197, 206, 211, sections IV and V. More recently in Paraguay, he continued his critique of economic inequalities resulting from capitalism. See Jim Yardley & Binyamin Appelbaum, “In Fiery Speeches, Francis Excoriates Global Capitalism,” The New York Times International (July 12, 2015).  Examples of conservative critics include Rush Limbaugh (June 17, 2015) and Fox commentator Greg Gutfeld.

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York Times columnist, David Brooks, who rejects “the moral premise implied throughout the encyclical: that the only legitimate human relationships are based on compassion, harmony and love, and that arrangements based on self-interest and competition are inherently destructive.”⁶² For his part, Pope Francis denies that he or his views are Marxist,⁶³ but he continues to critique capitalism. Brooks’ argument, on the other hand, draws out some of the ambiguities in capitalism, such as the rise of the middle class in Asia or economic benefits that have come from fracking.⁶⁴ And one commentator notes the ambiguity in the Pope’s statements, such that “When the Pope Speaks, Liberals and Conservatives Only Hear What They Want To Hear.”⁶⁵ In connection to these proposals, what can we draw from Tillich’s writings on socialism and inequality? What broader ideas from Tillich’s thought might be helpful in addressing inequality?

4 Contributions from Tillich’s Thought In his early religious socialist writings, Tillich addresses economic inequality, at least indirectly, in relation to the class struggle. But whereas he affirms, or says that religious socialism affirms, Marxist analysis of the opposition between the owners of the means of production and the workers in that production, he states that religious socialism is neutral on Marxist economic theory.⁶⁶ And his goal for religious socialism is not to “solve concrete economic and political problems” but rather to try to influence their solution indirectly.⁶⁷ He states that religious socialism “knows that the theonomous order of society to which it aspires must include all aspects of man’s being in order to fulfill only one part in terms of its meaning. For this reason, it is not bound to any economic theory or to any mode of political action.”⁶⁸ Yet Tillich makes a very strong critique

 David Brooks, “Fracking and the Franciscans,” The New York Times (June 23, 2015), Opinion Pages.  “Pope says he is not a Marxist, but defends criticism of capitalism,” The Guardian (December 15, 2013); http://www.theguardian.com/world/2013/dec/15/pope-francis-defends-criticsm-of-cap italism-not-marxist.  David Brooks, “Fracking and the Franciscans.”  Marc Tracy, “When the Pope Speaks, Liberals and Conservatives Only Hear What They Want To Hear,” New Republic (May 9, 2014); http://www.newrepublic.com/article/117712/pope-francisincome-inequality-resist-economy-exclusion.  Paul Tillich, “Religious Socialism,” in Political Expectation, 48 – 49.  Ibid., 49.  Ibid., 56.

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of capitalism in his early writings, even linking aspects of it with the demonic. For example, in The Religious Situation, he points to the conflict of interests, especially between capitalists and wage-workers, in the free market as demonic because it both results from and is tied to maintaining the capitalist economic system itself.⁶⁹ Matthew Lon Weaver argues that Tillich, in his Voice of America speeches, connected economic justice and security to maintaining human dignity; accordingly, one of his critiques of capitalism was that it was dehumanizing, especially when combined with dictatorship.⁷⁰ Weaver also notes Tillich’s emphasis on the fulfillment of the individual self as a self and the equality of all selves.⁷¹ In The Socialist Decision, Tillich argues that “[s]ocialism must understand the human person in terms of his or her spiritual and vital center.”⁷² When he discusses the political implications of this understanding of human persons, he proposes an understanding of power that affirms the dignity of each person and the equality of all: “The exercise of power appears to be just when all members of a society can acknowledge that their own will is contained in the will of the whole.”⁷³ He further states that in a democracy, “Power belongs to all, and is transferred to those chosen by the majority.”⁷⁴ Recognizing negative ways that a ruling group can exercise power, he argues that the leading groups or power groups in a socialist system must “be made accountable, yet also subject to democratic controls.”⁷⁵ In this call for accountability and critique, we are reminded of Tillich’s deep insights into human nature and social groups as well as his analysis of power. Tillich does not directly address economic inequality in the Systematic Theology, but he does include the element of equality in relation to justice. In his discussion of theonomy in the communal realm, he discusses both the underlying “ultimate equality” of all and what he calls “essential inequality.” He states: “Justice implies equality; but equality of what is essentially unequal is as unjust as inequality of what is essentially equal.”⁷⁶ He connects essential inequality with an individual’s self-actualization under the particular conditions of exis-

 Paul Tillich, The Religious Situation (New York: Meridian Books, Inc., 1956), 109 – 110. Originally published in German in 1926 and first in English in 1932.  Matthew Lon Weaver, Religious Internationalism; The Ethics of War and Peace in the Thought of Paul Tillich (Macon, Georgia: Mercer University Press, 2010), 178 – 179.  Ibid., 136.  Paul Tillich, The Socialist Decision, 133 – 134.  Ibid., 139, italics in original.  Ibid., 141.  Ibid., 142.  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 262.

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tence even as he affirms essential equality in relationship to the Spirit. He sees the Spirit judging and struggling against communal inequality, but then he adds that the Spirit also judges and struggles against “forms of communal equality in which essential inequality is disregarded, for example, in the principle of equal education in a mass society. Such education is an injustice to those whose charisma is their ability to transcend the conformity of an equalizing culture.”⁷⁷ I see this as Tillich’s indictment of the American approach to education. But since education of the poor is often seen as at least a partial solution to economic inequality, I find Tillich’s comment elitist. Many of us would question whether varying abilities of students are explainable fully by what he calls “essential inequality.” Also, is he using “essential” here in the same sense that he uses it earlier in the Systematic Theology? Clearly, in his early religious socialist writings and later speeches, Tillich shares some of the critique of capitalism offered by the two economists and Pope Francis. Like they, he sees potential conflicts among unequals and is concerned about the dehumanizing dimensions. But, if we look broadly at Tillich’s writings, we see other contributions that his ideas can make to the present discussion of inequality.

4.1 Ambiguity Apropos to the theme of this collection, ambiguity is central to Tillich’s understanding of life. But he also argues that people seek unambiguous experiences or what he calls theonomy. And, perhaps because many hope for a better future, with less ambiguity and fewer negative elements, they may posit a vision of a better future that attracts others to want it and see it as possible. In general, religious movements do this but so also do many political, economic, and social theories. Yet, in the hope for a better future, we can easily ignore or forget the ambiguities of life that make achieving that future much more challenging. It is striking that the ideas and proposals put forward by Piketty, Atkinson, and Pope Francis pay too little attention to the ambiguities and challenges in the contexts they are trying to address. I find most of their suggestions quite attractive, but I see little chance of them being enacted. In my view, all three assume a fairly positive understanding of human nature and see possibilities of political actions that far transcend our current political and social realities. Even though

 Ibid., 263.

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Pope Francis connects his arguments to faith and theology as well as science, he focuses more on the ideal than on actual possibilities. In his socialist writings and in the third volume of the Systematic Theology, Tillich also describes ideal possibilities, but he is clear that these will become actual only with the in-breaking of the Unconditional or through connection with Spiritual Presence. And especially in the Systematic Theology, volume III, he analyzes at length the ambiguities that are part of life. As noted earlier, he presents four ambiguities that arise in the actualization of justice: 1) inclusiveness and exclusion, 2) competition and equality, 3) ambiguity of structures of leadership, and 4) ambiguity of legal form.⁷⁸ All of these ambiguities connect to structures of inequality, but underlying those structures are deeper ontological structures, including the interactions of justice and power.

4.2 Ontological Analysis of Justice and Power Tillich argues in Love, Power, and Justice that “[j]ustice is immanent in power”⁷⁹ because “[p]ower is real only in its actualization,” in encounters of one being with another.⁸⁰ Structures of justice work to regulate these encounters or their effects, and power is active in all encounters, a very important insight that bears repeating. Here, Tillich describes this in relation to personal encounters: Every encounter, whether friendly or hostile, whether benevolent or indifferent, is in some way, unconsciously or consciously, a struggle of power with power. … Such struggles start in the life of an individual in the moment of his conception and go on up to the moment of his last breath. They permeate his relations to everything and everybody he encounters. Justice is the form in which these struggles lead to ever-changing decisions about the power of being in each of the struggling beings.⁸¹

Overall, he concludes that justice in the encounters of one person with another depends on the relationship of power between them. Similarly, but perhaps more strongly, structures of power are central in group relations, and who actually wields power may be different from the established public structures.⁸² Certainly, in the United States, many with economic

 Ibid., 79 – 84.  Paul Tillich, Love, Power, and Justice, 67.  Ibid., 41.  Ibid., 87.  Tillich points to both the official representatives and to “those who have the real power behind the scene without being official representatives.” Ibid., 93.

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power also wield political power, both overtly but also sometimes hidden from public view. For Tillich, “social power is hierarchical power,” which can manifest in very different forms, including economic classes.⁸³ Power permeates all human relationships, whether individual to individual or in group relations of varying sizes, and connects directly to inequalities. The significance of this for the proposals to reduce economic inequality in the western, developed world is that all efforts to enact the proposals will require attention to who has power and how to work with that power in ways to bring about change. Put differently, the challenge is politics. While it is true that leaders of groups only have power because people in some way transfer it to them (even if by compulsion), efforts to change their decisions or to reduce their power often meet resistance. The three proposals discussed above are clearly efforts to start the discussion and to change political attitudes so that change might happen. But more attention to the issue of power and the political challenges is needed, and we would welcome concrete suggestions for how to address those political challenges. I am not saying that Tillich’s analysis of power gives us those concrete suggestions, but his attention to the ontological roots of power and the tensions of power in all human relationships is a necessary base for developing concrete suggestions. Perhaps one approach would be to highlight inequalities in power as well as economic inequalities. Also, political efforts to bring people into greater and informed political participation also need to look for ways to increase their economic participation. When we add to this discussion of power his analysis of different levels of justice, we can see more clearly the challenges before us. The level with the most impact on inequality is distributive justice. Tillich presents an ideal where justice is given “to everything proportionally to what it deserves, positively or negatively.” But this is a type of justice that involves calculations of who deserves what,⁸⁴ once again connecting to inequalities of power built into existing social-political and economic structures. He clearly recognizes that such calculations can result in injustice, and he sees connections with who has power and how they use it. As persons we have power, but finding ways to use that power to bring more equality into our social and economic structures requires us to analyze current power structures and to employ methods that have worked to bring about other changes. Because of the connection of economic power to political

 Ibid., 94.  Ibid., 63 – 64.

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power, it will be much harder to change the structures of economic inequality than to change personal activities such as smoking or social structures such as gay marriage. But ignoring these structures of power will bring about little change.

4.3 Theonomy: A Religious Vision of Equality and Justice In the end, Tillich’s hope rests on his idea of theonomy that envisions a balance of autonomy and structures. Theonomy can quickly distort into heteronomy when the autonomy of people is taken away, even when religious movements claim to ground their actions in the ultimate. “There is no theonomy where a valid demand of justice is rejected in the name of the holy, or where a valid act of personal self-determination is prevented by a sacred tradition, or where a new style of artistic creation is suppressed in the name of assumedly eternal forms of expressiveness.”⁸⁵ What enables theonomy, the overcoming of ambiguities, is not human actions or human structures but the in-breaking of the Unconditional or the impact of the Spiritual Presence. Tillich’s faith in the possibility of such in-breaking and impact grounds his never-ending hope and optimism – not a utopian vision but a hope grounded in both realism and trust in the possibility of even fragmentary and momentary encounters with ultimacy. Interestingly, as pointed out earlier, Tillich’s vision of the Spirit in relation to equality and inequality includes action against both. He sees inequality even in some structures that aim for equality. He sees equality as essential in all humans, what he calls elsewhere intrinsic justice, but he also speaks of “essential inequality,” seemingly referring to the fact that not all are born with the same abilities. “With the affirmation of the ultimate equality of all men, the Spiritual Presence affirms the polarity of relative equality and relative inequality in the actual communal life. The theonomous solution of the ambiguities of equality produces a genuine theonomy.”⁸⁶ With respect to justice, Tillich envisions the Spiritual Presence removing injustices of the law “by fighting against the ideologies which justify them.”⁸⁷ Here, Tillich has in mind prophetic movements, whether stemming from the churches or from secular movements. “Theonomous legislation is the work of the Spiritual Presence through the medium of prophetic self-criticism in those who are re-

 Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 251.  Ibid., 263.  Ibid., 264– 265.

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sponsible for it.”⁸⁸ Perhaps we can turn this around to say: Where justice prevails and wisdom is manifest, the Spirit is active. The ontological quality that I have neglected to this point is love, particularly agape. For Tillich, love is what holds together theonomous justice and power. Love is itself an ontological power that reunites what is separated. He calls such love “the unambiguous criterion of all ethical judgments” even though in actuality, it “remains fragmentary.”⁸⁹ He sees moral demands arising from our participation “in the center of the other self,” accepting the other self, living out love as agape. ⁹⁰ Even though he sees concrete ethical questions and answers as ambiguous throughout human history, as relative to the culture and concrete situations of the persons acting,⁹¹ he sees agape as motivating us to try to overcome our separation from God, other humans, and one’s self.⁹² But again, it is not human finite dimensions that motivate us and enable us to act but the grace of the Spiritual Presence.⁹³ In relation to justice, love can enact transforming or creative justice, transcending proportional justice in order to fulfill a higher order of love and justice.⁹⁴ Love, as agape, is unambiguous, both grounding and judging all ethical judgments. “It is a creation of the Spiritual Presence. It is grace.”⁹⁵

5 Conclusion What might love mean in relation to economic inequality? How should those of us who are privileged respond to economic inequality? Most of us have no desire or appetite to give up the privileges we enjoy. This exploration of the ambiguity of inequality using Tillich’s thought does not lead us to a solution of economic inequalities or of these personal concerns. Rather, it deepens our understanding of the complexities of such inequality as well as some of the challenges in trying to reduce the inequalities. His ontological analyses show us the interconnections of equality, power, and justice, and his theological and ontological analyses show us the importance of transforming love and our attention to moments

       

Ibid., 265. Ibid., 273. Ibid., 44. Ibid., 160. Ibid., 48 – 49. Ibid., 159. Paul Tillich, Love, Power, and Justice, 65. Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 275.

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and fragments of Spiritual Presence. Such moments and fragments are our source of hope and also the grounding of the ethical demand that we aim for justice and greater equality even while also grounding our efforts in the realism of power relations and essential facts of our human situation.

Peter Slater

Tillich on Spiritual Presence and Principled Theonomous Political Action Abstract: Tillich despaired of transposing to an Anglo-American English-speaking context his “beliefully realistic” Germanic conception of Geist. This essay revisits his doctrine of the Spirit in Systematic Theology, Volume III, for his philosophico-theological conception of theonomous culture in response to the ambiguity of all moral and political programs, referring also to The Socialist Decision (1933), his expositions of the Protestant Principle, and Love, Power, and Justice (1954), where he discusses how principles promote creative justice in different kairoi. In his usage, ‘theonomy’ avoids dualism and supernaturalism in political philosophy, seeming to privilege divine law. But his Lutheran Kerygma of anti-idolatry mostly results in negative critiques of the status quo. His subjectobject accounts of existential meaning inhibit religious articulation of specific moral or political proposals. Later liberation theologians challenge Tillich on this point. Résumé: Tillich désespérait de transposer sa conception allemande “réaliste croyante” de Geist dans un contexte anglophone anglo-américain. Cet essai revisite sa doctrine de l’Esprit dans la Théologie systématique au cinquième volume; on y trouve sa conception philosophico-théologique d’une culture théonome répondant à l’ambiguïté de tous les programmes moraux et politiques, renvoyant aussi à La décision socialiste (1933), à ses présentations du Principe protestant et aussi à Amour, pouvoir et justice (1954), où il discute comment les principes contribuent à la promotion de la justice créatrice dans différents kairoi. Cet emploi de “ théonomie ” évite le dualisme et le supranaturalisme en philosophie politique, donnant l’impression de privilégier la loi divine. Mais son Kerygma luthérien anti-idolâtre mène la plupart du temps à des critiques négatives du statu quo. Ses rapports sujet-objet de la signification existentielle empêchent une articulation religieuse de propositions spécifiquement morales ou politiques. Les théologiens de la libération ont plus tard contesté Tillich sur ce point.

In North America, Paul Tillich was frustrated by English speakers’ unfamiliarity with the connotations he assumed for the German term ‘Geist’. Tillich’s usage presupposed the intersubjective dynamics of infinite-finite creativity and personal freedom. In this essay I consider his conception of the spiritual dimension of DOI 10.1515/9783110486254-015

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Peter Slater

life and its possible political ramifications, with particular reference to his concept of theonomy and assumptions about the subject-object structure of human discourse. I call for giving more attention to the principles of hope and creative justice than Tillich gave in Volume III of his Systematic Theology, when disambiguating the meaning of “Spiritual Presence” in history.¹

1 The Ambiguity of Spiritual Presence in Political Discourse Against linguistic analysts’ preoccupation with verificationist precision, which Tillich considered a demonic offshoot of scientism, he stressed the ambiguity of any and all references to S/spiritual phenomena.² As Tillich scholars recognize, his own linguistic usage, when defining terms, followed the essentialist presuppositions of his classical Gymnasium education and roots in German Idealist philosophy. The essentialist-existentialist approach, which he developed from Schelling, privileged the vital subjective pole of the ontological dialectic of any subject-object, dynamic-formative pattern of lived experience.³ His contrast between signs and symbols, construing all religious references as symbolic (never “merely” symbolic) underscored their ambiguity. In Volume III of his Systematic Theology, he used the locution “Spiritual Presence” to flag his theological-existential meaning. In breakthrough moments, on this analysis, we become aware, not of eternal structures, as Platonists suppose, but of everlastingly historic pointers to the vocationally powerful impact of New Being, most fully revealed to us through the biblical portrait of Jesus as the Christ, discussed in Volumes I and II. This essay is focused on theological conclusions he drew, or warned against, regarding the potential significance for specific political movements or agendas based on temporal realizations of New Being in history. “Spiritual Presence” refers to power for life, including the roots of political power and the power to love God and neighbour. Tillich’s concern was not to

 Paul Tillich, Systematic Theology (Chicago: University of Chicago Press, volume I, 1951; II, 1957; III, 1963).  See e. g., D. Mackenzie Brown, Ultimate Concern: Tillich in Dialogue (Harper & Row: New York, 1965), 23, “Fascism is a demonization of nationalism, as Communism is a demonization of socialism, and scientism is a demonization of humanism.”  On linguistic options, see George A. Lindbeck, The Nature of Doctrine. Religion and Theology in a Post-Liberal Age (Philadelphia: Westminster, 1984), 21– 5, 31, 34, 89. He labels both Tillich and Wilfred Cantwell Smith “experiential expressivists” because of their essentialistic, Classicist way of defining terms.

Tillich on Spiritual Presence and Principled Theonomous Political Action

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separate religion and politics, but to rule out ascribing misplaced ultimacy to contemporary political institutions and party platforms. His early critiques of rationalistic nineteenth century liberalism rejected any post-Kantian espousal of what he described in Love, Power, and Justice, as a kind of “ethical theism which neglected almost completely the divine mystery and majesty.”⁴ There he insisted that constructive social ethics are impossible as long as power is looked at with distrust and love is reduced to its emotional or ethical quality. Such a division leads to a rejection of or indifference to the political realm on the side of religion. And it leads to the separation of the political from the religious and the ethical and to the politics of mere compulsion on the political side.⁵

A theologically correct linking of religion and politics will give priority attention to the spirited dynamics of religion and the correct use of power in politics. But the emphasis on mystery should inhibit systematic theologians from offering unambiguous political proposals to politicians, whether Christian or non-Christian. In light of theological movements since his time, especially liberation theologies, one question post-modern Tillichians are left with is: how might we, when construing theological applications of principles of love and justice today, elaborate Tillich’s positions now, if we include hope along with faith and love? I maintain that, had he revised his analyses of the “Protestant Principle” and “Catholic Substance” in Volume III, to make more of his own conception of “creative justice,” his mature position might have been less politically inhibiting and more consonant with the full range of the biblical prophetic tradition than it was.⁶ As modern South African theologians and others have pointed out, canonical records of Hebrew prophecy include the deeds and judgments of Moses, Samuel, Amos, and others beside those of Elijah and Isaiah, whom he invoked.⁷ They give biblical precedents for supporting such actions as exodus from slavery;

 Paul Tillich, Love, Power, and Justice: Ontological Analyses and Ethical Applications (London & New York: Oxford University Press, 1954), 12.  Ibid.  Note also Paul Tillich, “Justice Rather Than Vengeance,” in Against The Third Reich: Paul Tillich’s Wartime Radio Broadcasts in Nazi Germany, ed. Ronald H. Stone and Matthew Lon Weaver (Louisville KY: Westminster John Knox Press, 1998), 203 – 7. I discuss related issues in Peter Slater, “Tillich on the Ambiguity of Spiritual Presence: More Protestant Principle than Catholic Substance?” in the Toronto Journal of Theology, 31.1 (Spring 2015): 105 – 122. This essay compares Tillich with Archbishop William Temple’s religious socialism.  John W. de Gruchy, The Church Struggle in South Africa (Grand Rapids MI: Wm. B Eerdmans, 1979, 2nd ed. 1986), 163. “Like other liberation theologians, the exponents of black theology regard the exodus as the paradigmatic event in God’s dealings with the world….”

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anointing new leaders; concern for orphans, widows, aliens, and the poor; and refusal to allow demonic distortions to circumscribe expositions of the Kingdom of God here and hereafter. A “belief-fully realistic” analysis of such symbols could, I maintain, allow for both anti-idolatrous analyses of contemporary politico-cultural agendas and unremitting insistence on the ultimate priority of programs promoting global peace. On my reading, Tillich’s stress on the ambiguity of all symbolic references, glimpsed during only fragmentary embodiments of the New Testament’s twofold love commandment, made all revelatory breakthroughs in history seem too episodic and fleeting to prompt urgent political action. He maintained that there are indeed unambiguous moments in real time, when participation in the New Being triumphs over our estrangement from the essential goodness of created existence, not just in church-sponsored activities. But, as long as history lasts, he expected such triumphs always to be followed – almost automatically – by demonic reactions, which make suspect even the most inspired leaders and programs of both church and state. Every positive proposal comes with a warning against misdirection. Bridging the gulf between time and eternity by realizations of Spiritual Presence is always incomplete. Every account of them is qualified. “Indefiniteness is unavoidable in all ordinary speech,” he asserted, “because of the infinite distance between the language-forming subject (collective and individual) and the inexhaustible object (every object) it tries to grasp.”⁸ Political speech and activity are always liable to mislead. Critical studies of ultimate concerns in ambiguous situations require a hermeneutic of suspicion rather than retrieval. These are not such as to inspire and sustain calls for concerted mass movements to right the wrongs of humankind.

2 The Essential-Existential Dialectic of Religion and Culture In systematic theology, critical political options, such as giving priority to the needs of the poor, for Tillich, come under the general heading of “religion and culture.” His post-Kantian tradition led him to construe dialectically the relations between historical patterns of religion and culture. His articulation of these was developed in critical response to Marxist, Hegelian, and Kierkegaardian dialectics. ‘Religion’ in his usage refers to our substantive dynamic drives, and ‘culture’ to the formative expressions of our finite freedom, all of which  Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 270.

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are liable, as Schelling maintained, to creative-demonic development. The ambiguity of religion is due to its divine-demonic potential dialectic, wherein the demonic distorts the self-transcending drive of spirit participating in Spiritual Presence.⁹ The priority given to dynamics over form, whenever analysing the essential potency of inspired, divinely sanctioned words and deeds, directs theological attention to how such breakthroughs are necessary and possible, rather than to detailed expositions of what their ideal cultural ramifications are. Religious dynamics account for the ultimacy of moral imperatives, not specific laws regarding faithful conduct. The latter concern seems to have been for Tillich more a task for “practical” theologians than a central component of systematic theologizing.¹⁰ In Volume III, Tillich addresses the challenge from liberation theologians, asking: Why does this presentation of the fundamental creation of the divine Spirit not add hope to faith and love rather than consider it as the third element of faith, that is, as the anticipatory direction of faith? The answer is that, if hope were considered systematically (and not only homiletically, as in Paul’s formula)¹¹ as a third creation of the Spirit, its standing in man would be on a par with faith. It would be an independent act of anticipatory expectation whose relation to faith would be ambiguous. It would fall under the attitude of “believing that,” an attitude which is in sharp contrast with the meaning of “faith.” Hope is either an element of faith or a pre-Spiritual “work” of the human mind…. Love also becomes a pre-Spiritual “work” of the human spirit if we deny the essential inseparability of faith and love.¹²

Any small “s” initiative is finite, not fully part of our ultimate concern, unless constantly grounded in Being-itself, and that, in history, is episodic, only in and for “breakthrough” moments. It seems that putting hope on a par with faith is counter-intuitive for one who affirms that justification is by grace through faith alone. ¹³ The dynamics of faith are dialectically relational, not categorically propositional. The suggestion that we should not construe hope systematically as a third “creation of the Spirit” is, to me, unduly Protestant. Construing faith and love as theoretically separable, but not hope, seems dogmatically arbitrary. Perhaps

 Ibid., 108.  Ibid., 195, 221, regarding church constitutions.  E. g. Romans 8:24– 5 (RSV), “For in this hope we are saved. Now hope that is seen is not hope. For who hopes for what he sees?”  Systematic Theology, vol. 3, 135.  Cf. ibid., 238.

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doing so followed from Tillich’s critiques of Marxian utopianism.¹⁴ As an Anglican, I was taught that Lutherans understand by ‘faith’ what Catholics mean by all of faith, hope, and love. Surely realizing Spiritual Presence is an integrating move, overcoming the alienating effects of sin, so that hoping becomes more than just the anticipatory aspect of faith. If he had analysed hope as fully as he did love, perhaps he might have introduced more Catholic “substance” into his reworking for Volume III, allowing as much creative dynamic to Catholic traditions as to Protestant.¹⁵ Dynamically substantive sacramental presencing of S/spiritual living is not incompatible with faithful following of divine laws. There are hints of this insight in Volume III, when Tillich acknowledges that “the judgment against power politics should not be a rejection of power … where justice is violated…the fight against ‘objectivation’ of personal subjects is a permanent task of the churches, to be carried out by prophetic witness and priestly initiation…” But this positive linking of priestly with prophetic traditions is immediately qualified with the reminder that “it is not their function to control the political powers and force upon them particular solutions in the name of the Kingdom of God.”¹⁶ To the end, his abiding mistrust of theocratic sacramentalism and hierarchical ecclesial authority coloured his still very Lutheran conception of what constitutes the essence of Catholicism and the virtue of hope.¹⁷ In the final year of his life, 1965, Tillich again directly addressed our “right to hope,” in response to Ernst Bloch‘s espousal of “the principle of hope.”¹⁸ But it did not move him to reconsider his lifelong preference for the realized eschatology of Bultmann‘s existentialist interpretation of the kerygma, which he reaffirmed during his 1963 dialogues with students at the University of California, Santa Barbara. There, in response to questions about his religious socialism in the past and recent critiques of modern “quasi-religions,” he underscored his theistic humanism, specifically noting “the quasi-religion of liberal humanistic tradition, which is somehow politically expressed in the American Constitution and philosophically…expressed in the United States by people like William

 Cf. ibid., 417.  On editorial reworking of the text for Volume III, Charles Fox reports (Bulletin of the North American Paul Tillich Society, XLI: 1 (2015)) that he and William Crout were working on updating Tillich’s references, when the publishers decided to proceed without those.  Ibid., 412.  His response to Pacem in Terris in 1965 was explicitly that of a Protestant existentialist, stressing the ambiguities of exercising political power. See Paul Tillich, Theology of Peace, ed. Ronald H. Stone (Louisville: Westminster John Knox Press, 1990), 174– 181.  Paul Tillich, “The Right to Hope,” reprinted in Theology of Peace, 182– 190.

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James or Whitehead. In Europe it was expressed earlier in people like the German classical philosophers and their critics, Nietzsche and others.” Then he added, “I am also [a proponent] of the Christian…New Testament…tradition of my great teacher Rudolf Bultmann…”¹⁹ That tradition culminates in the call for authentic individual decisions, not about rules governing life in God’s Kingdom, but “acceptance of the Cross,” construed to affirm “existentialist,” rather than “legalist liberalism.”²⁰ In this connection, it is noteworthy that his 1933 monograph advocating religious socialism was entitled “the socialist decision,” not the socialist agenda.²¹ Decision-making was for him always ultimately an individual initiative and responsibility.

3 Divine Immanence and the New Being in History In this essay I supplement citations from Tillich’s Systematics with references to such sources as the record of the Santa Barbara dialogues, from his last years, to confirm what were his mature positions on current concerns, given that he did not revisit all of the material in Volume III before its publication.²² One particularly valuable late source is The Journal of Religion issue commemorating his retirement from the University of Chicago, which appeared within a year of his death.²³ There his fundamental existential-experiential orientation is evident in his “rejoinder” to Robert Scharlemann‘s essay on the method of correlation and his response to Moody Smith‘s discussion of Bultmann, on the “new quest” for the historical Jesus, acknowledging Tillich’s reliance on Martin Kähler.²⁴ Tillich welcomed Scharlemann‘s analytic acuity and applauded his homologizing of “being” and “doing,” as preferable to process thinkers’ stress on “be-

 Paul Tillich, in Ultimate Concern: Tillich in Dialogue, 36 – 7.  Systematic Theology, vol. 2, 106. Cited in Ultimate Concern: Tillich in Dialogue.  Paul Tillich, The Socialist Decision, trans. Franklin Sherman (New York: Harper & Row, 1977). John R. Stumme remarks in the Introduction (xxv) that Tillich told James Luther Adams that he was most proud of that work. German text: Die sozialistiche Entscheidung in Paul Tillich, Gesammelte Werke, bd. 2 Frűhe Schriften zum Religiosen Sozialismus (Stuttgart: Evangelische Verlag, 1962); the original edition: Potsdam: Alfred Protte, 1933, was immediately banned and most original copies burnt by the Nazis.  Systematic Theology, vol. 3, vii, 6 – 7.  Journal of Religion XLVI, 1: II (January 1966).  D. Moody Smith Jr re: Bultmann, in ibid.: 131– 147, Tillich’s rejoinder: 191– 4.

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coming” instead of “being,” when referring to “the creative immanence of God in the world.” He declared that Scharlemann‘s being-doing correlation better expressed emphasis on the subjectivity of God as Spirit.²⁵ What is striking here is this stress on subjectivity. Tillich particularly deplores assessments of his exposition of God as “Being itself” in Volume I that do not acknowledge his “greater emphasis on the subjectivity of being-itself” in Volume III. He declares that, while “the whole structure of my doctrine of God…starts with the statement that God is being-itself,” it culminates by speaking of “God as Life (which includes subjectivity and objectivity), God as Spirit (in which the subjectivity reaches its fulfillment), [and] God as related in terms of a threefold form of creativity in every moment, on every place (God as doing).”²⁶ To this, he added that he stood with the Reformers against any suggestion of pantheism. The focus is on more and more direct Subject-subject encounters, with less attention to their historic embodiments, described objectively. In Systematic Theology vol. III, the subject of life, culminating in human life, sets up studying history as key to answering the quest for unambiguous meaning, and the Kingdom of God, as the theological symbol of where and when to conclude this quest. Interpretations of history are unavoidably subjective. The ontological presupposition is that, wherever self-world relations are at issue, the subject side of subject-object relations is primary.²⁷ Human beings alone are creaturely subjects who have centered selves, able to decide on options which realize our potential for participating fully in the divine Life, that is, eternal life, while making history. As individuals, we have biographies, not histories,²⁸ but collectively, these are the core of group histories. The existentialist background is evident throughout in his emphasis on the subjectivity of S/spiritual dynamics. From his religious socialist days on, Tillich’s key conception for how S/spirited actions should be construed was named by the term ‘theonomy.’ His usage sides with Kierkegaard against Hegel concerning subjectivity and truth, but follows German post-Kantian explorations of history and aesthetic symbolism,²⁹

 Ibid., 186; Tillich’s rejoinder to Scharlemann.  Ibid.  In Systematic Theology, vol. 1, 172, Tillich notes that the connotations of ‘subject’ and object’ have been reversed in modern usage. His sense of ‘subjective’ was much more substantive than contemporary English usage.  Systematic Theology, vol. 3, 333.  Tillich began his Harvard lectures on German Classical Idealism with Kant. On the post-Kantian background see Marc Boss, Au Commencement de la liberté: La Religion de Kant réinventée

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when seeking to articulate satisfactorily a “third critique,” beside Kant‘s on pure and practical reason, for thinking philosophically about ultimate, inter-subjective judgments on meaning and value.³⁰ In this connection, his enthusiasm for expressivism in art stemmed, at least in part, from its non-objectivizing yet “realistic” portrayal of the meaning of events during the first quarter of the twentieth century.³¹ What characterizes sanctified life is unconditioned love and justice. Being truly in love is only possible where freedom to be, despite the threat of ceasing to be, is affirmed. The threat and risk are real because of our finitude. Awareness of our finitude drives us to the quest for God. Our God-given self-transcending power of life is what enables our participation in Spiritual Presence, in spite of our finitude. In ontological language, history starts with the “split” between “essence and existence,” symbolically called “the Fall.” In salvation-history we fully realize our potential as we participate in the “essentialization” of the New Being, the culmination of which is symbolically called the Kingdom of God or Eternal Life.³² References to theonomy and the contrast between subjective and objective interpretations of events run through all Tillich’s discussions of topics in Systematic Theology vol. III. Theonomy generates realistic embodiments of the principles of love and justice. The term denotes his Augustinian position on the coming Kingdom of God, while constant references to the ontological subject-object structure of our awareness of existence appeal to a Logos Christology, which emphasizes our ambiguous, fragmentary realizations of our participation in New Being in history. What we see better, with hindsight, as we assess these ideas, is that Tillich consistently privileged individual subjective realizations of meaning in life, over corporate celebrations of our being in the world together (as later constructivists would), when correlating dogmatic ideas with historical situations. The subject-object structure of rational discourse underlies all his analyses of the correlations of self-world phenomena. Self-other-selves relations either subsume others as fellow-subjects, under the heading of “self,” in the singular,

par Fichte, Schelling et Tillich (Geneva: Labor et Fides, 2014), and Adina Davidovich, Religion as a Province of Meaning: The Kantian Foundations of Modern Theology (Minneapolis: Fortress, 1993).  Systematic Theology, vol. 3, XXVIII, 261– 282, on “Humanism and the Idea of Theonomy.”  For a political philosopher’s critique of expressivism, as too individualistic, and the modern turn to aesthetics, note Charles Taylor, The Malaise of Modernity (Concord ON: Anansi, 1991), 61– 6. Taylor does not share Tillich’s emphasis on the expressivists’ spiritual realism.  Systematic Theology, vol. 3, 433 – 6.

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or as finite objects among other objects in the “world.” The milieu is that of existentialist, not liberation, theology about our being –in-the-world.³³

4 Theonomy and Historical-Political Principles In Systematic Theology vol. III, Tillich expounds actualization of “the threefold form” of Spiritual Presence (as self-integrative, self-creative, self-transcending, culminating in morality, culture and religion) under the heading of “theonomy.”³⁴ He acknowledged his Lutheran misgivings about using ‘theonomy,’ due to the possibly negative connotations of ‘nomos’/law. But he believed that these could be countered by contrasting “theonomy” with heteronomy, rejecting any hint of theocratic legalism.³⁵ He retained the term he coined during his religious socialist days to denote true, theistically grounded humanism, because it distinguished his position from contemporary philosophical debates about autonomy and heteronomy. Whereas ‘autonomy’ was used to assert our finite freedom as historical human beings, ‘theonomy’ reminds us that true freedom is a realization of authentic subjectivity, affirming our identity when participating in the Spiritual Presence of the New Being of S/spirited historic life. Atheistic humanists tend to dismiss references to “theonomy” as merely promoting heteronomy in disguise.³⁶ They reject “S/spirit” talk as covertly introducing appeals to the arbitrary authority of an alien “other” who/which inevitably undercuts human freedom.³⁷ Their only viable choices are between absolute autonomy and heteronomy. But Tillich’s Augustinian-Lutheran tradition emphasizes that human freedom is only ever possible and realizable because of God’s creative-redemptive Spiritual Presence, actualized theonomously.³⁸ His explorations

 Besides the twenty-two references to “subject and object” in the Index for Systematic Theology, vol. 3, note also pages 171– 4, 190, 332– 3, 352; Systematic Theology, vol. 1, 169 – 174; and Systematic Theology, vol. 2, 66, 92 on the paradoxical. Systematic Theology, vol. 3, 172, notes that the meanings of ‘subject’ and ‘object’ were reversed in modern usage.  Systematic Theology, vol. 3, 32– 113. 264– 8.  Ibid., 265.  E. g. Daphne Hampson when she was at Harvard Divinity School in the late 1950s.  See e. g. William E. Connolly, Identity/Difference: Democratic Negotiations of Political Paradox expanded edition (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1991), 115 – 120, and The Augustinian Imperative: A Reflection of the Politics of Morality (Lanham MD: Rowman & Littlefield, new ed. 2002). On nature and culture, see William E. Connolly, Neuropolitics: Thinking, Culture, Speed (Minneapolis: University of Minnesota Press, 2002), 62– 4.  See Peter Slater, “Tillich on the Fall and the Temptation of Goodness,” in Journal of Religion 65:2 (April 1985): 196 – 207, comparing Tillich on dreaming innocence and Augustine on pride.

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of aesthetics, when seeking to articulate satisfactorily inter-subjective meaning and value, confirmed his insistence that references to the Kingdom of God and Eternal Life are necessarily symbolic: they are not to be construed according to the letter, as blueprints for global progress, but as expressions of how S/spirit authentically obeys divine law. His studies of the expressionism of modern artists reinforced his conviction that we can picture the spiritual dynamics and meaning of life realistically, without objectivising its content. This is especially true of the meaning of the S/spiritual presence mediated to us through the biblical portrait of Jesus as the Christ.³⁹ One puzzle for me is why, in his later writing, Tillich did not link his accounts of theonomy more directly to his early conception of political principles, as articulated in The Socialist Decision. There, against Platonizing references to eternal forms and unchanging structures, he distinguished between essences of things in the world and principles referring to the guiding norms of historic eras, which name the intellectual dimensions and conceptual presuppositions of current praxis. “The word principle,” he wrote then, “is used to refer to the summarizing characterization of a political group,” without necessarily encompassing every detail of their corporate existence. For Germany in the 1930s, he highlighted the Bourgeois Principle and the Socialist Principle. Epochal principles mark tacit or explicit, dynamic, creatively critical and ultimately the hopefully grounded spiritual substance of a culture, giving direction to the forms people’s lives together embody in historic situations. A people’s sense of direction in time is framed by the “whence” and “whither” of their particular culture. In that context, ‘principle’ refers to a “dynamic” concept. “A concept is dynamic,” he noted, “if it contains the possibility of making understandable new and unexpected realizations of a[n]historic origin.”⁴⁰ During the Protestant era in Europe, Luther‘s appeal was to the Hebrews’ prophetic principle, epitomized as “the self-reforming principle,” which Tillich almost always referred to as “the Protestant Principle.”⁴¹ In 1937, he wondered whether “the Protestant Era” was over, asking if there was “a chance that the Protestant churches as they are will transform themselves into churches which

 On the biblical portrait, see Lewis S. Ford, “Three Strands of Tillich’s Theory of Symbols,” in Journal of Religion XLVI, 1: II: 104– 130, and Tillich’s rejoinder, 186 – 9.  Socialist Decision, 9, italics in original. The Socialist Decision was meant to persuade readers that religious socialism, not National Socialism or atheistic Marxism, is the realistic political philosophy most suited to the German situation, following the World War I. Similarly, in Systematic Theology, vol. 1, 164, he declared that “universal concepts include principles, categories or ultimate notions.”  Systematic Theology, vol. 3, 179.

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will be able to give a principle of reintegration to the present world?”⁴² In Love, Power, and Justice his section on “Principles of justice” begins, “On the basis of an ontology of love it is obvious that love is the principle of justice. If life as the actuality of being is essentially the drive towards the reunion of the separated, it follows that the justice of being is the form which is adequate to this movement.”⁴³ He goes on to specify four principles which “mediate” between the basic principle of justifying love and concrete situations. They are the principles of adequacy (of form to content, e. g. of families and economies), of equality (e. g. before the law), of personality (not treating people as things – liberty is “an essential element of personal existence”) and of fraternity or solidarity in community.⁴⁴

5 Creative Justice, Kairoi and Corporate Vocations What follows is a section on “Levels of justice,” culminating in what Tillich named “creative justice.”⁴⁵ This follows descriptions of distributive, “tributive,” and attributive justice. They involve calculations of proportionality in communal life which “point” us to the dynamics of “transforming or creative justice.” Creative justice elevates consideration of personal relations above discussions of legal rights and power struggles to “the ultimate intrinsic claim for justice in a being…the unity of universal fulfillment. The religious symbol for this is the Kingdom of God.”⁴⁶ Unpacking this idea in some detail should have seemed a logical way in Volume III to cap his analyses of “Being-itself” and “New Being” in Volumes I and II. The “classical expression” of creative justice in a concrete situation, according to Tillich, is found in biblical accounts of the zadikim, “the just ones,” who lovingly obey God, the source of the Law. Their actions culminate in the realization of forgiveness historically mediated by the Christ. Jesus demonstrates that God is not bound by “any given proportion between merit and tribute. He can  Paul Tillich, “The End of the Protestant Era?” in The Protestant Era, trans. James Luther Adams (Chicago: University of Chicago Press, 1948), 232.  Tillich, Love, Power, and Justice, 57.  Ibid., 57– 63.  See Peter Slater, “The Relevance of Tillich’s Concept of Creative Justice in the New Millennium,” in Religion in the New Millennium: Theology in the Spirit of Paul Tillich, ed. Raymond F. Bulman and Frederick J. Parrella (Macon GA: Mercer University Press, 2001), 45 – 53.  Tillich, Love, Power, and Justice, 64– 5.

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creatively change the proportion” and does so, in order to include the excluded in the universal fulfillment promised in creation. This act of grace, Tillich adds, “can appear as plain injustice.”⁴⁷ I would add that it embodies in history the reality of hope for all. In Systematic Theology, vol. III, Tillich touches on the political impact of biblical expressions of grace in a section entitled “The Kingdom of God and the Ambiguities of Self-Creativity.” These ambiguities, he writes, “lead to the problem of social growth…the relation of the new to the old in history which give rise to conflicts between revolution and tradition.” Social growth includes “an unavoidable element of unfairness on both sides” of a conflict, calling for a “creative solution in the direction of the ultimate aim of history” in a concrete situation.⁴⁸ Regarding such situations, he continued to use his signature contrast between kairos and chronos, to refer to times when possibilities of conflict resolution may be realized. But he dropped any consistent use of the word ‘principle’ in relation to particular peoples and eras, in favour of references to their “vocational consciousness.” Examples of vocational consciousness include that of the Greeks civilizing barbarians, Romans inculcating law and order, and Americans promoting democracy.⁴⁹ There is no entry for ‘principle’ in the Index of Volume III, but there is one for “vocational consciousness.”⁵⁰ There, Lutheran connotations for “vocation” characterise the drive to realize a theonomous culture. Such a drive need not be overtly Christian or religious: it may be “quasi-religious” or latently Christian. As noted above, on Tillich’s analysis, all communal and political decisions typically appeal to our origins and eschatological expectations, framed by references to contemporary symbols, such as “the classless society”. These, of course, are liable to such demonic distortions, he notes, as modern utopianism and the overly individualistic, “transcendental” types of Lutheran orthodoxy.⁵¹,⁵² Only statements drawing on promises of forgiveness, based on justification by grace through faith, offer a valid understanding of how laws and human institutions can be made to serve everyone, not just the privileged.⁵³

 Ibid., 65 – 6.  Systematic Theology, vol. 3, 414– 5.  Ibid., 330 – 1. I note in passing that we Canadians share Tillich’s dialectical qualification of every Yes with a No, when we identify ourselves primarily as “not-American” and “not-English.”  Ibid., 463.  Ibid., 379, quotation marks in original.  Note de Gruchy, op. cit., 90, on Afrikaner theologians’ following traditional Lutheran eschatological individualism rather than Calvin on church and state.  Systematic Theology, vol. 3, 239 – 41, 289 – 92, on love and law.

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Tillich’s definition of the human being as “finite freedom” presupposes our potential awareness of grace, that is, the power to love in spite of our having become captive to dehumanizing, reactive syndromes, within which we behave as objects, not subjects. In Buber‘s idiom, all our relations are construed as either IIt or I-Thou. I-Thou relations are only possible because of the overarching/undergirding I-Always Thou relationship grounded in our realizations of Spiritual Presence. In general, Tillich shared Buber‘s I-Thou/I-It dichotomy and post-Kantian analyses of categorical imperatives and transcendental references.⁵⁴ In his Systematic Theology, Tillich echoes this mindset whenever referring to subject-object locutions and ways of thinking: “no language is possible without the subject-object cleavage… In theonomy, language is fragmentarily liberated…it becomes the bearer of the union of him who speaks and that of which he speaks in an act of linguistic self-transcendence.”⁵⁵ But that union generates symbols, not party platforms. His theological bottom line assumes that our lived reality is comprised of fragmentary historical moments, which never warrant unambiguous affirmation of the forms that faithful actions have taken or may take. The more pressing task is to correlate references to traditional symbols with contemporary experiences of the existential dynamics of Spiritual Presence. The concern is with meaning more than action. The accent in history is always on authentic, individual decisions, even though any history is always that of a group. “Historical groups are communities of individuals.”⁵⁶ “History-bearing groups” with vocational consciousness consist of individuals who choose to follow a leader (e. g. Caesar and Lincoln), whose story often becomes their story. The question, “Who determines the historical processes, ‘great’ individuals or mass movements?” cannot be answered conclusively. Concretely speaking, one would have to say that no one can achieve historical greatness who is not received by history-bearing groups. On the other hand, the movements of masses would never occur without the productive power of individuals in whom the potentialities and actual trends of the many become conscious and formulated.⁵⁷

 On Tillich and Buber, note Wilhelm & Marion Pauck, Paul Tillich: His Life & Thought (San Francisco: Harper & Row, 1989), 262– 3. Their relationship went back to their religious socialist days in Berlin.  Systematic Theology, vol. 3, 269.  Ibid., 332.  Ibid., 333.

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Realizations of our potential are always dialectical, but, on this subject, as noted earlier, to Tillich’s generation of Protestant theologians, Kierkegaard spoke more convincingly than Hegel or Marx. The accent is much more on who decides than on what to decide.

6 The Cross and Hope for the Kingdom of God Dialectics did not mean for Tillich settling for some neutral middle ground. Between pacifists and militaristic war-mongers, for instance, he acknowledged the need for “just” wars, such as the American Civil War.⁵⁸ Any group history includes a record of necessarily compulsory support for “law and order.” But the foundational principle of justifying divine love does not countenance coercively violating individual consciences. The New Being first historically embodied by Jesus exemplifies a vocation which includes historical sacrifice: the Christian “symbol of symbols” is the Cross, on which Jesus of Nazareth sacrificed being Jesus to be the Christ.⁵⁹ Where some Quakers err, according to Tillich, is in proposing to legislate pacifist agendas for non-Quakers. On the other hand, he ruled out atomic war because it would be “universal suicide.”⁶⁰ Expectations of the coming Kingdom symbolize a never-ending hope against hope, rather than accepting the status quo. But any historical victory is always only “fragmentary.”⁶¹ What we participate in, by faith through grace, is the S/spiritual process of “essentialization,” which is “the conceptual symbol” for overcoming the “split” between essence and existence. That is all we could or should expect, as long as history lasts.⁶² Tillich agrees with the view that all interpretations of history are somewhat subjective. “[T]he gap between subject and object leads to a great number of ambiguities…. Where there is Spirit, they are conquered, though fragmentarily.” Communities are necessarily exclusive. Their judges take sides and this leads to inequalities. Churches, insofar as they represent the Spiritual Community, are transformed from religious communities with demonic exclusiveness into a holy community with universal inclusiveness, with-

 Ibid., 413 – 4.  E. g. Systematic Theology, vol. 2, 158 – 9; Systematic Theology, vol. 3, 287– 9; Ultimate Concern: Tillich in Dialogue, 25.  Systematic Theology, vol. 3, 414, et. al.  Ibid., 417, contra Ernst Bloch.  E. g. ibid., 433 – 4. C.f. Systematic Theology, vol. 2, 40, on essence to existence.

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out losing their identity… The ambiguity of cohesion and rejection is conquered by the creation of more embracing unities… [so that, for example] family-exclusiveness is fragmentarily overcome by friendship-inclusiveness…this is a continuous struggle…⁶³

The “impact of the Spiritual Presence (which is the same as saying, determined by faith and love)” somewhat offsets the inequalities of historical practice, as in the Stoic judgment on slavery and the modern drive for equal opportunities in education.⁶⁴ In his response to Scharlemann, Tillich states that the one point of emphasis on which he always insisted, without any qualification, is that about “which one who has experienced the shock of non-being cannot make any concession, [that is] the ultimacy of being.”⁶⁵ Priority thinking always had a theo-ontological basis for Tillich. Even after his dialogues with Japanese Buddhists, the ontological priority of being in relation to non-being was for him axiomatic. It was not a subject for hypothetical speculation but a religious conviction based on personal encounters with Spiritual Presence in “breakthrough” moments of human existence. Although he was not often autobiographical, on this point he spoke and wrote out of his own trauma as an army chaplain during World War I.⁶⁶ His espousal of religious socialism, in opposition to national socialism (fascism) and Marxian dialectical materialism, was a principled theological response to contemporary demonic expressions of nationalism and socialism.⁶⁷ His exile by the Nazis in 1933 coloured his judgments ever after concerning political attempts to realize ultimate being in time. Any decision to accept the Cross precludes affirming unequivocally any historical leader, including Jesus as the Messiah in any this-worldly sense. Just when a particular kairos overshadows chronos seems only knowable in retrospect.⁶⁸ What I find missing from Tillich’s late discussions of the Kingdom of God as a critical religious symbol is adequate recognition of the implications for this topic of his insistence on the difference between signs and symbols. As is well known, in his usage, a

 Ibid., 278.  Ibid., 279.  Journal of Religion XLVI, 1:II: 186.  See Marion & Wilhelm Pauck, Paul Tillich: His Life & Thought, 41– 56. Tillich suffered during the war from what is now called “Post-Traumatic Stress Disorder.”  See e. g. Ultimate Concern: Tillich in Dialogue, 11– 12.  Kairos was the title chosen for the monthly periodical of the South African Council of Churches, cited by de Gruchy, op. cit., 132.

Tillich on Spiritual Presence and Principled Theonomous Political Action

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symbol participates in the reality of that for which it stands. The sign can be changed arbitrarily according to…expediency, but the symbol grows and dies according to the correlation between that which is symbolized and the persons who receive it as a symbol…. [It] can be a true symbol only if it participates in the power of the divine to which it points.⁶⁹

With reference to the Kingdom of God as a religious symbol, that implies that present history includes realizing discernible features of life in the Kingdom of God. These may be demonically distorted. But the demonic negative is parasitic for its power on the equally present messianic positive, calling us to universal fellowship, not abstractly but specifically as inductees in the New Israel, led by the twelve apostles. Any Protestant reforming move of this historic reality presupposes the sacramental side of such Spiritual Presence, which continues to have Catholic substance. In Volume III, Tillich notes that it “is significant that the symbol in which the Bible expresses the meaning of history is political,” rather than economic or psychological.⁷⁰ In Volume II he remarked that the Messiah, “the anointed one,” is the king. The more the political meaning of the idea was transcended, the more symbolic the figure of the king became…. But the Messiah always remained related to history, i. e. to a historical group, its past and future…. In messianic thought, the New Being does not demand the sacrifice of finite being; instead, it fulfills all finite being by conquering its estrangement.⁷¹

If we homologize “being” and “doing” here, this would seem to require us to give more theological attention to the finite side of political practice, in any given context, than Tillich’s cautions against endorsing secular initiatives allowed. Insistence on the ambiguity of realizations of Spiritual Presence in history should be correlated with indications of ways to disambiguate proposals to redeem human potential in specific situations. The concept of vocation applies to churches as well as to secular communities. As John W. de Gruchy pointed out in 1979, citing Paul in Romans 15:13, “the power of the Spirit is the gift not only of faith and love, but also of hope…hoping for the kingdom is nothing less than the vocation of the church.”⁷² This is no abstract ideal, he insisted, noting that:

   

Systematic Theology, vol. 1, 239. Systematic Theology, vol. 3, 332. Systematic Theology, vol. 2, 88. De Gruchy, The Church Struggle in South Africa, 237

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the good news of the kingdom is always proclaimed to people in terms of their life- situation…the poor…the captives…the blind; it is also a challenge to the rich… sin and salvation have to do with the real world of everyday existence, human power and pain…. If it does not speak to the black South African both as a person and as someone affected by apartheid – the two cannot be separated – then it is bad news. If it does not speak to the white South African at the point of his or her present predicament, then it is not the gospel of Jesus Christ…[realizing] grace… transforming real lives in a real world in which both personality and sociality are irrevocably intertwined.⁷³

De Gruchy further declares, “In serving the interests of the kingdom through a ministry of suffering love, the church is called to identify with the powerless.”⁷⁴ A dialectical addendum here would note that the powerful are not called to speak for the powerless, but to enable the poor to speak for themselves, giving them training and opportunity to do so, by implementing specific political programs presently.⁷⁵ I am not arguing against Tillich’s dialectical correlation of religious and cultural concerns. My point is that he should have consistently explored the divine “Yes” to historic political initiatives, as much as the “No” to their demonic distortions. His own Lutheran tradition affirms the biblical insight that temptation is a goad to creative initiative, not sin. He articulated this point brilliantly regarding faith and doubt.⁷⁶ But, regarding creative justice and the social presence of the coming Kingdom of God in history, he left that task to others.

 Ibid., 203 – 4.  Ibid., 224.  Regarding the kairos in South Africa, de Gruchy states, “In serving the interests of the kingdom through a ministry of suffering love, the church is called to identify with the powerless.” Ibid., 224.  In Paul Tillich, The Dynamics of Faith (New York: Harper, 1957).

Partie 4 Les ambiguïtés de la religion

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L’ambiguïté de la théologie chez Tillich et… aujourd’hui Résumé: Si l’existence et la vie apparaissent comme ambiguës chez Tillich, nous pouvons nous demander si la pratique théologique elle-même, qui témoigne de cette ambiguïté d’une part et articule en un certain sens le dépassement de cette ambiguïté d’autre part, n’est pas elle aussi marquée par cette ambiguïté. Je veux chercher à saisir chez Tillich si et comment la théologie échappe ou dépasse l’ambiguïté avec laquelle elle travaille ou si, au contraire, une théologie consciente de sa propre ambiguïté ne pourrait pas servir de tremplin pour faire théologie aujourd’hui. Abstract: If existence and life appear ambiguous in Tillich’s writings, one can ask whether theological practice itself – manifesting this ambiguity on the one hand, while on the other surpassing it – is not also marked by this ambiguity. The author attempts to discern in Tillich whether and how theology escapes or surpasses the ambiguity with which it works, or whether, on the contrary, a theology conscious of its own ambiguity could not serve as a stepping stone for theology today.

Introduction Tillich travaille le thème de l’ambiguïté¹ régulièrement tout au long de sa carrière théologique. Déjà dans sa Dogmatique de 1925, le terme de la «Zweideutigkeit »

 Voir Wolfgang Ullrich & Stephan Meier-Oeser, « Zweideutigkeit; Vieldeutigkeit », dans Historisches Wörterbuch der Philosophie, Bd. 12, Joachim Ritter, Karlfried Gründer, Gottfried Gabriel (Hrgb.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004, col. 1514– 1519. L’expression ambiguïté apparaît tout d’abord au niveau langagier pour dire la diversité et la multiplicité de sens des mots en opposition à la clarté bien définie souhaitée par le penseur. Un travail de désambiguïsation exige clarté et transmissibilité. Mais cette clarification ne vient-elle pas du contexte dans lequel le mot est employé? Cela ne vient-il pas de nos efforts de définitions, qui clarifient le sens des mots? Transposer ensuite l’ambiguïté aux phénomènes non-langagiers apparaît déjà dans l’antiquité avec Cicéron, mais devient un thème plus exploré depuis le Moyen-Âge. C’est à partir du 18e siècle que l’expression Vieldeutigkeit reçoit une connotation plus positive du côté de l’esthétique; on renvoie moins à l’ambiguïté, mais plus au fait de la multitude de sens possible de l’œuvre d’art qui dépasse bien l’intention de son auteur et pointe DOI 10.1515/9783110486254-016

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est omniprésent au fil du texte. Et dans le troisième volume de la Théologie systématique publié en 1963, le terme « ambiguity » y joue aussi un rôle important. L’ambiguïté est non seulement langagière² ou conceptuelle³, mais elle est aussi une réalité existentielle. Dans les deux premiers cas, on peut espérer procéder à une clarification optimale des mots ou des concepts, afin de mieux saisir les différentes significations des expressions. Dans le dernier cas, l’ambiguïté est plus fondamentale et c’est ce que la foi dénoue, non sans que cette dernière devienne elle-même ambiguë dans sa manifestation existentielle. Ce thème de l’ambiguïté m’apparaît être une autre des nombreuses clés du travail théologique de Tillich à côté de celles de la méthode de corrélation et de l’être nouveau. Ces clés tout en développant une théologie ancrée dans l’existence annoncent l’irruption de l’Éternel dans le temporel. La théologie a-t-elle affaire avec une tension, un conflit, et avec son dépassement? Articule-t-elle un discours qui dépasse cet élément conflictuel, un discours qui ouvre au sublime et travaille l’écart entre ce que nous sommes et ce que nous devrions être idéalement, en vérité, en relation avec la source de l’Être-même, qui habite au plus intime et nous accompagne à devenir plus humain, un humain en plénitude? L’exercice théologique ne peut être en surplomb de ce qui se passe au cœur de la vie. Toutefois, il se positionne différemment face aux autres sciences humaines qui observent et produisent sur nous tant de constats sur nos misères et nos désirs, tant d’explications sur nos réalités actuelles. La théologie n’est-elle pas affaire de transcendance, de souffle, de présence et d’absence de Dieu, dit autrement et avec Tillich, la théologie n’est-elle pas affaire d’inconditionné, d’Ultimate Concern? Donc d’une saisie par la transcendance et d’un dépassement de l’ambiguïté ou au moins de clins d’œil de ce dépassement, de participation, de réconciliation, de réunification? Ne sommes-nous pas alors de notre posture ambiguë, transportés vers un autre lieu, alors que nous avons vraiment les deux

vers une multitude de sens… Pour Nietzsche et Heidegger, au 20e siècle, le terme prend encore de nouvelles connotations. Le premier insiste sur le caractère universel de la multiplicité du sens (Vieldeutigkeit) et illustre bien à travers son œuvre que le souhait philosophique et scientifique d’unité du sens (Eindeutigkeit) est un échec. Pour le second, la Mehrdeutigkeit est la source d’une pensée authentique. À mesure qu’elle avance vers la vérité, elle tourne et retourne les différentes pierres sur le chemin pour y découvrir des aspects de cet événement…  Comme le dénonce par ex. Frederick Reisz avec le terme de l’Esprit. Voir H. Frederick Reisz, Jr., «Ambiguities in the use of the theological symbol ‘spirit’ in Paul Tillich’s Theology», dans Tillich studies: papers prepared for the Second North American Consultation on Paul Tillich Studies, Tallahassee, Fla. : Florida State Univ Dept of Religion, 1975, 89 – 103.  Comme l’explore par ex. Mary Ann Stenger avec le symbole de la croix. Voir Mary Ann Stenger, «The Ambiguity of the Symbol of the Cross: legitimating and overcoming Evil», in Evil and the response of world religion, New York, Paragon House, 1997, 56 – 69.

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pieds dans ce lieu ambigu, lieu marqué par la division, l’aliénation et la destruction? Même si nous pouvons parfois avoir l’impression d’échapper à la force gravitationnelle, nous en sommes toujours affectés, du moins sous les conditions terrestres! La vie ambiguë est selon Tillich dépassée par la Présence spirituelle; c’est un dépassement fragmentaire, un clin d’œil dans l’histoire de ce qui dépasse radicalement l’histoire… Dans ce qui suit, je voudrais illustrer à partir de quelques textes de Tillich sa compréhension du rapport de la théologie avec le thème de l’ambiguïté. Un exercice théologique bien ancré dans le terreau de l’existence ne risque-t-il pas de perdre de plus en plus de vue son ancrage théologique spécifique, d’oublier ce dont il est le porte-étendard? Si la théologie se préoccupe de ce qui permet de dépasser (même fragmentairement) l’ambiguïté, n’est-elle pas elle-même sujet à ambiguïté? L’exercice théologique lui-même, non seulement à l’interne dans son horizon de foi, mais aussi et tout particulièrement à l’externe, c.-à-d. dans son rapport avec la société dans laquelle il se déploie ou voudrait le faire, est-il en train de glisser dans l’insignifiance? La théologie, dont une des tâches était de rendre compte de la foi, de développer une intelligence de la vie de foi, seraitelle donc devenue ambiguë dans notre contexte actuel, non seulement par rapport à son objet ou par rapport à ses méthodes et concepts, mais aussi par rapport à son identité propre comme intelligence de foi? L’ambiguïté se seraitelle à ce point complexifiée? Nous nous demandons donc ici quel sens cela peut avoir pour l’exercice théologique contemporain, de comprendre l’ambiguïté, non seulement comme objet (on pourrait parler de l’ambiguïté en théologie), mais aussi comme sujet de la théologie (et alors parler de la théologie en ambiguïté). J’essaie donc ici de mieux comprendre et d’intégrer l’ambiguïté dans la pratique théologique; il en va du dénouement de la théologie. Commençons par Tillich.

1 Théologie et ambiguïté chez le Tillich allemand Une étude chronologique de textes de Tillich à teneur théologique pour voir si et comment l’ambiguïté était présente conduit à une première remarque générale. Comme toutes les autres disciplines et sciences, la théologie est marquée par un caractère ambigu fondamental qui afflige toutes les réalités. Pourtant, Tillich ne réduit jamais la théologie à une science ou à une discipline comme les autres. Si la théologie est solidaire et complémentaire des autres sciences, si elle est en dialogue avec les autres disciplines, le théologique sera déjà perçu comme une dimension en ou de toute réalité. Au départ, dès les années dix, la théologie est associée à un élément principiel, à un élément paradoxal. Le principe théologique est de paradoxalement concevoir le dépassement de ce qui est en écart, de

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dépasser l’écart entre le relatif et l’absolu, et de viser la réunion. Dans la Systematische Theologie de 1913, par exemple, on découvre déjà la fibre systématique de Tillich et cette recherche de clarification théologique. Tillich y parle d’ambiguïtés, mais beaucoup plus de contradictions, de paradoxes et de dépassements. Face à des courants théologiques rationalistes (qui perdent de vue la révélation en insistant trop sur la rationalité) et supranaturalistes (qui perdent de vue la rationalité en insistant trop sur la révélation), Tillich cherche une troisième voie, une voie de dépassement des culs-de-sac en proposant un dialogue ouvert entre religion et culture, entre révélation et rationalité. La thèse 23 énonce le principe théologique : « concevoir théologiquement, c’est selon Tillich, concevoir par le paradoxe ».⁴ Pour lui, il importe de réunir l’intuition et la réflexion dans un acte unique; il donne un statut ontologique particulier au théologique; ce dernier apparaît comme principe d’une dimension de toute particularité, c’est la dimension paradoxale du dépassement. La théologie est la science du dépassement de l’opposition, la levée de l’ambiguïté ontologique propre à l’être particulier de l’homme qui avec la nature et l’histoire sont « des réalités mixtes, mélanges d’infini et de relatif ».⁵ Cette dimension paradoxale et principielle de la théologie se décline déjà autrement quelques années plus tard, après la Première Grande Guerre, où, même si le principe théologique est encore qualifié de paradoxal (il est le paradoxe absolu), dans le cadre d’une esquisse d’une théologie de la culture, c’est le caractère normatif de la tâche théologique qui marque cet écart et cette réunion.⁶ En 1919, par exemple, la théologie est mise en relation avec les autres sciences de la culture, avec la philosophie de la religion et l’histoire. Cette science normative pointe vers ce qui devrait être, vers le point de vue idéal. Même si le point de vue concret et confessionnel et même si le point de vue historique ne sont pas négligés, Tillich se garde bien de définir la théologie comme une science d’un objet particulier, nommé Dieu ou encore comme la présentation scientifique d’un ensemble révélé spécifique; ces définitions témoignent des conflits entre les différentes fonctions de la culture. Le propos de

 Paul Tillich, « Systematische Theologie », dans EGW IX, Gert Hummel & Doris Lax (Hrgb.), Berlin, Walter de Gruyter, 1998, 317, note 111. Voir Marc Michel, La théologie aux prises avec la culture, Cogitatio fidei 113, Paris, Cerf, 1982, 159.  Voir Marc Michel, La théologie aux prises avec la culture, 1982, 160 – 161.  En 1919, dans une version antérieure au célèbre texte de 1924 sur la justification et le doute, Tillich cherche un principe théologique et c’est là qu’il parlera dans un premier temps du paradoxe absolu comme principe de la théologie et de la culture en général. La théologie ici est une théologie du paradoxe et elle a la tâche de trouver un principe d’unité dans lequel le conflit est surmonté, conflit théologique par excellence entre le relatif et l’absolu…

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la théologie de la culture est de dépasser en principe les sphères religieuses spécifiques pour faire l’expérience de l’inconditionné dans toutes les sphères culturelles. La théologie de la culture exprime le processus dynamique entre la forme et le contenu du point de vue du contenu. La théologie a la tâche de « combattre sous la bannière de la théonomie et elle triomphera sous cette bannière, non pas de l’autonomie de la culture, mais de la profanation, du vide et de la décomposition de la culture en cette dernière époque de l’humanité ».⁷ Le bref texte de 1921, récemment traduit en français et publié, intitulé « La théologie comme science » se porte à la défense de la théologie, là où on conteste son caractère scientifique.⁸ Devant les sciences profanes, la théologie perd constamment du terrain. Cette situation dommageable tant pour la théologie que pour la vie spirituelle, sans contact avec la religion, peut déployer une vie religieuse à travers des formes religieuses inférieures, voire destructrices et mortifères. La tâche de la théologie est ici toujours en lien avec la vie; elle est en dialogue et ouverte. Cela permet à Tillich d’insister sur le rôle nécessaire de la théologie; clarificateur et intégrateur de ce qui est séparé et brisé, l’exercice théologique, tant pour la science que pour la religion, tant dans sa rigueur scientifique que dans sa vigueur religieuse, traite de la religion comprise comme fonction de l’inconditionné.⁹ Apparait de plus en plus clairement une parole théologique qui veut se défaire du rationalisme et du supranaturalisme et son débat avec les ténors de la théologie dialectique naissante (Barth et Gogarten) et surtout sa réplique suite au texte de Barth en 1923 illustrent bien comment le processus de profanisation de la vie culturelle a un impact sur ce que nous pourrions nommer une primitivisation de la vie religieuse; un tel religieux ne touche pas la profondeur, la verticalité de l’existence et n’en provient pas. La théologie révèle ces subterfuges, soit d’absolutiser ce qui est relatif, soit de relativiser ce qui est absolu; le travail théologique s’intéresse à l’absolu qui fait irruption à travers les formes relatives, à ce relatif qui devient le médium de l’absolu.¹⁰

 Paul Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », in La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919 – 1926), Jean Richard (dir.) Paris-Genève-Québec, Éditions du Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1990, 48.  Paul Tillich, « La théologie comme science », in Écrits théologiques allemands (1919 – 1931), Marc Dumas, (dir.), Genève-Québec, Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 2012, 57– 65.  Voir Paul Tillich, « La théologie comme science », 65.  Voir le dossier sur les échanges entre Tillich, Barth et Gogarten, in Paul Tillich, Écrits théologiques allemands (1919 – 1931), 2012, 67– 119.

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En 1923, Tillich publie aussi le Système des sciences ¹¹, où il cherche fondamentalement, à travers un exposé des différentes compréhensions des sciences, à démontrer le caractère scientifique de la théologie et son rôle ou son rapport dans le concert des sciences. Qu’en est-il ici de la théologie et est-il question d’ambiguïté? Tillich pose son regard sur la théologie dans le cadre des sciences théonomes de l’esprit : la théonomie est le fait de se tourner vers l’inconditionné en faveur de l’inconditionné, pour l’amour de l’inconditionné. Elle est une fonction du sens qui s’oriente vers l’inconditionné à travers les formes conditionnées. La théonomie est en tension avec l’autonomie, cette dernière s’orientant vers les formes conditionnées, et cette tension dialectique évite la perte du rapport forme-contenu nécessaire pour accomplir le sens. Une forme sans contenu est vide et l’inverse est aussi fatal et irréel : un contenu sans forme est vide. Il y a évidemment des situations spirituelles où l’un ou l’autre des pôles prédomine, où un conflit survient, où une contradiction entre la culture et la religion éclate au grand jour pour vivre de façon séparée et conduire à la destruction. C’est une religion qui donne une valeur inconditionnée et c’est une culture qui ramène le symbole de l’inconditionnée à la sphère de la rationalité, qui réduit son sens et son essence à du relatif. Une science théonome de l’esprit n’est pas une science à côté d’une science autonome. Qu’elles soient côte à côte est une belle illustration du conflit qui doit être dépassé entre la culture et la religion. L’état idéal devrait montrer l’unité et dépasser la dualité… Tillich développe ici deux sous-points : un premier pour la théologie comme systématique théonome et un second pour les tâches de la théologie. La place dominante de la théologie au Moyen-Âge s’expliquerait par un rapport idéal entre la science autonome et théonome. Cette unité brisée, la théonomie devient hétéronome, l’autonomie rationnelle. Devenue une science à côté des autres, la théologie, comme science particulière, est en conflit avec les autres sciences jusqu’à aujourd’hui. Elle prend alors soit l’allure d’une science profane et rationnelle; tout est science de la religion, du christianisme, de la foi, etc. Mais dans une situation spirituelle purement autonome, on n’a pas besoin de la théologie.¹² Si on met autre chose à la place de Dieu, on ne s’en sort plus. Il n’y a pas de science de Dieu à côté des autres sciences… À côté de cette conception profane et rationnelle de la théologie, une conception religieuse-hétéronome veut garder un statut spécial à la théologie sans  Voir Paul Tillich, « Das System der Wissenschaften nach Gegenständen und Methoden », in Main Works/Hauptwerke 1, Gunther Wenz (ed.), Berlin, Walter de Gruyter, 1989, 113 – 263, en particulier la section sur la théologie, 247– 250.  Tillich anticipe ici la problématique actuelle que nous rencontrons dans certaines de nos sociétés séculières.

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avoir le courage d’en faire une science théonome de l’esprit. Ainsi en donnant à des symboles confessionnels un sens absolu, elle entre en conflit avec le processus autonome. Elle tient fortement à son orientation métaphysique et se sachant science de Dieu, elle oublie que le processus spirituel autonome charrie les concepts et les intuitions pour dire les symboles. Dieu devient objet à côté des autres objets et l’unité éclate. Comme doctrine théonome des normes du sens, la théologie véritable se sacrifie comme science indépendante et elle s’unit à la systématique autonome comme science normative de l’esprit. Ces quelques textes des années allemandes de Tillich avant son exil aux États-Unis indiquent bien le caractère systématique de la théologie, son aspect normatif, en lien avec l’histoire et le concret. Ici ou là, on perçoit bien le caractère ambigu de la théologie qui se retrouve à côté des autres sciences et qui perd en ce sens son caractère théonome pour être une version plutôt hétéronome et « religieuse » de la théologie. Comme science, elle perd son caractère théonome pour devenir plus profane et plus rationnelle… Avant d’aller plus avant, il importe encore une fois de distinguer le traitement théologique de l’ambiguïté par Tillich, qui cherche le dépassement de l’ambiguïté, et le caractère ambigu de la théologie elle-même. La trop grande ouverture de la théologie à la culture ne risque-t-elle pas d’aplatir précisément ce qui en permettrait le dépassement? À l’inverse, une trop grande fermeture à la culture n’isole-t-elle pas la geste théologique, ouvrant ainsi la porte au vide d’être et à un remplissage par du pseudo-religieux et du pseudo-spirituel? La tâche théologique n’est-elle donc pas d’être un veilleur de l’Éternel dans le temporel, pour indiquer ou pointer vers un transgressif libérateur et sanctificateur, pour critiquer ce qui cherche à le rabattre ou à lui trouver un ersatz de pacotilles? Parallèlement à la critique et au dépassement du concept de religion en philosophie de la religion¹³, la théologie ne serait-elle pas victime de la dialectique entre la res et son traitement plus conceptuel ou technique? Voilà l’ambiguïté de la théologie de la culture ou de l’Église. Elle « écrase » ce dont elle est responsable de rendre témoignage : l’absolu dans le relatif est mal en point même s’il ne cesse de faire irruption en lui.

 Voir Paul Tillich, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion », in La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919 – 1926), (Jean Richard dir.) Paris-Genève-Québec, Éditions du Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1990, 63 – 84.

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2 Théologie et ambiguïté chez le Tillich américain Retrouvons Tillich en 1941¹⁴, alors qu’il réfléchit à la nature de la théologie dans le cadre du rapport philosophie et théologie. Il y expose deux types de théologie; une première à caractère philosophique qui essaie d’expliquer les contenus du kérygme en relation avec la philosophie et une seconde plus kérygmatique, qui essaie de reproduire le contenu du message chrétien systématiquement mais sans référer à la philosophie. Ces deux types de théologie sont pour lui naturels parce que la particule théo- pointe vers le kérygme, où Dieu se révèle, et la particule -logie pointe vers la raison humaine qui cherche à recevoir le message. Il ne faudrait donc pas isoler ou séparer l’un et l’autre de ces types de théologie. Dans ce texte, Tillich explique ce qu’est la théologie philosophique et il distingue la philosophie et la théologie à partir de leurs questions respectives; la première s’intéresse à la question de l’être et la seconde à la question du sens de l’être en tant qu’il est la réalité ultime pour nous. Ce texte importe parce qu’il explicite pourquoi la philosophie et la théologie s’enrichissent mutuellement; ce texte esquisse enfin les cinq parties de la Théologie Systématique à venir… Dans la partie introductive d’une centaine de pages de la Théologie Systématique, Tillich explique son projet théologique (point de vue, nature de la TS, organisation de la théologie et enfin méthode et structure de la TS). Un souspoint de la dernière section peut nous aider à comprendre le rapport de la théologie à l’ambiguïté, moins thématiquement et de manière plus interne au travail théologique proprement dit. Si une grande partie du travail théologique en est un de clarification, de définition, de mise en perspective, l’essentiel de ce travail repose sur le fait que « la théologie a pour objet ce qui nous préoccupe de façon ultime ».¹⁵ Ce premier critère formel de la théologie implique que le théologien sera toujours dans cet horizon, sera à l’aune de cette forêt, épiant les manifestations de l’Ultime, discernant si une préoccupation préliminaire est médium ou véhicule de ce qui renvoie au-delà de lui-même, de ce qui renvoie à l’Ultime. Il se méfiera des préoccupations préliminaires élevées à l’Ultime ou de l’indifférence face à l’Ultimate Concern. Le second critère formel de la théologie pose que notre préoccupation ultime « est ce qui détermine notre être ou notre

 Voir Paul Tillich, « Philosophy and Theology », in Main Works/Hauptwerke 4, (John P. Clayton ed.), Berlin, Walter de Gruyter, 1987, 279 – 288.  Paul Tillich, Théologie Systématique I, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 2000, 28.

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non-être »¹⁶. Il en va de la réalisation ou de l’anéantissement de notre existence. Dit autrement, il s’agit de ce qui nous branche sur l’Ultime, l’Essentiel et l’Infini. Déjà dans cette clarification des deux critères formels de la théologie – une préoccupation ultime pour moi, pour nous – apparaît une tension entre la préoccupation ultime et les préoccupations préliminaires, une tension ambiguë. Comment discerner le caractère ultime dans une préoccupation préliminaire, surtout si celle-ci exige sacrifice, abandon, rupture d’avec ce que l’on considérait comme une affaire de vie ou de mort? La section intitulée « Le caractère rationnel de la théologie systématique » revient sur la notion d’ambiguïté en théologie systématique, car le rôle de la raison en théologie systématique est ambigu. La connaissance de foi est qualitativement différente de la raison plus technique ou universitaire. La première est existentielle; elle fait partie de la foi du croyant. « On attend du théologien non seulement qu’il participe à l’Être Nouveau, mais, de plus, qu’il en exprime la vérité de manière méthodique ».¹⁷ Il y a donc une raison extatique, avec laquelle les contenus de la foi sont reçus et une raison plus technique, celle du théologien universitaire. La raison extatique est celle qui est saisie par l’Ultimate Concern. Notons, avec Tillich, que l’acte de réception de cette saisie de la raison par la foi est complexe : elle « relève d’une expérience religieuse personnelle et communautaire, et, en même temps, d’un jugement méthodologique du théologien ».¹⁸ Cette ambiguïté entre la réception et la conception est inévitable en théologie et devient problématique puisque nous ne sommes pas en régime théonome : « La théologie doit témoigner de ce qui est l’une des vérités chrétiennes fondamentales, à savoir qu’aucune activité humaine, y compris la théologie elle-même, n’échappe aux contradictions de la situation existentielle de l’homme. »¹⁹ Voici les trois principes directeurs du caractère rationnel de la théologie systématique. Le premier est sémantique; le second logique et le dernier méthodologique. Appliquer une rationalité sémantique signifie clarifier les termes utilisés. Si la scholastique est exemplaire à ce propos, les derniers siècles ont moins bien clarifié leur concept et ils l’ont laissé dans l’ambiguïté. Devant la pluralité des connotations d’un terme, ce principe fait ressortir le sens principal en rapport avec les autres connotations. Référer au principe logique signifie que la théologie comme n’importe quelle autre science est soumise à la rationalité de la logique formelle. « La dialectique théologique ne viole pas le principe de    

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

31. 80. 81. 81.

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rationalité logique ».²⁰ Et il en va de même pour les « affirmations paradoxales en religion et en théologie ».²¹ Les expressions et formules paradoxales de la foi par exemple exprime « la conviction que l’action de Dieu transcende toutes les attentes humaines possibles, et toutes les préparations humaines nécessaires ».²² Le paradoxe oriente vers un dépassement de la raison finie. Cela ne signifie pas de sacrifier la raison pour accepter n’importe quoi, sans signification. Le seul paradoxe de la foi est le surgissement de ce qui domine l’existence dans les structures de l’existence; le paradoxe transcende et dépasse toutes les attentes et possibilités humaines. Il fait irruption dans notre expérience! Cela n’est pas absurde! La rationalité méthodologique est ici le troisième et dernier principe. Cela implique que la théologie suit une méthode, ce qui organise, rend cohérent le mieux possible le processus de la pensée théologique. Résumons-nous avant de terminer en jetant un coup d’œil sur notre réalité contemporaine. L’ambiguïté affecte aussi la théologie dans son exercice. Si la théologie pointe vers le dépassement de l’ambiguïté, elle « écrase » aussi ce dépassement. Dans son lien à l’inconditionné, la théologie explicite et défigure; dans son rapport aux principaux symboles, ces derniers illuminent et assombrissent; dans son rapport à ses rationalités, elles clarifient et elles sont dépassées; dans son rapport avec les sciences, la théologie prétend à la scientificité, mais elle demeure une poésie…

3 Théologie et ambiguïté aujourd’hui Tillich n’avait probablement pas imaginé la vigueur de la sécularisation actuelle, ni ses effets sur la théologie. Il pouvait bien percevoir le caractère séculier de sa société, mais pas autant que ce qu’elle est devenue : la radicalité de sa sécularité et la pluralité de ses religiosités. Ainsi, parler de la manifestation de l’Ultimate Concern pour donner vie et sens aux quêtes humaines semble susciter de plus en plus l’indifférence et éveiller la critique; cela semble rater la cible… Notre situation actuelle semble donc en rajouter face à ce que Tillich voulait clarifier. Cette ambiguïté fondamentale, à laquelle la théologie participe, était chez Tillich l’horizon sur lequel un dépassement par l’Être Nouveau était imaginable; l’écart entre l’essence et l’existence se réconciliait en l’Être Nouveau et sa présence spirituelle nous faisait participer à cette réconciliation…

 Ibid., 85.  Ibid., 85.  Ibid., 86.

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Quand je fais aujourd’hui l’ébauche d’une définition de la théologie aux étudiantes et étudiants, j’insiste sur deux critères principaux : 1) avoir le souci du théologal et 2) savoir où nous avons les pieds, la tête et le cœur; dans notre situation, dans notre contexte, traquer le théologal! La théologie devient alors un discours adéquat de Dieu pour aujourd’hui. Cette définition veut rendre compte du caractère discursif de l’exercice théologique qui doit être à la fois « inspiré » par Dieu et audible pour ceux et celles qui le reçoivent. Par audible, je veux aussi dire crédible pour les gens d’aujourd’hui. Force est de constater que le discours théologique est plus ou moins audible et crédible (si je renvoie spontanément en classe au Dieu de Jésus Christ, cela ne correspond plus tellement aux représentations de Dieu, du divin ou du sacré auxquelles les étudiantes et étudiants renvoient), et qu’il est objet de critiques sévères (par exemple qu’il est trop replié sur ses sources et sa tradition et pas assez ouvert aux nouvelles religiosités contemporaines ou encore qualifié d’inutile et d’inefficace pour traiter le fait religieux).²³ De cela, je retiens que le discours théologique est à reprendre à l’infini, parce que l’aujourd’hui de Dieu est reçu et expérimenté (à travers des médiations multiples, mais tout à fait différentes des médiations traditionnelles) dans un aujourd’hui du monde, de plus en plus métissé et pluriel. Il ne s’agit plus d’opérer de simple ajustements corrélatifs d’un discours théologique à une situation nouvelle pour le faire passer; il y a des milliers de situations nouvelles, inédites, où on ne sait plus toujours vraiment pour quoi et ce qu’il faudrait absolument transmettre ou faire passer. Il ne s’agit donc plus simplement d’emprunter les outils philosophiques à disposition ou les dernières analyses en sciences humaines pour adapter et transmettre un soi-disant dépôt de foi; il s’agit d’inventer, d’oser laisser entrer le Souffle dans des conditions inédites… et ambiguës. L’augmentation de manifestations religieuses des plus diversifiées, parfois plus ou moins rattachées à des traditions, parfois apparaissant comme des radicaux libres plus ou moins excessifs ou encore engagés pour le mieux-être de la communauté, devrait interpeller la pratique théologique, afin de contribuer aux clarifications et aux discernements nécessaires à faire, afin d’éviter les dérapages personnels et les violences tragiques dans les sociétés.²⁴ Mais si la pratique

 Judith Plaskow montre bien l’ambiguïté de se battre pour la vie et la justice avec des passages bibliques lorsque ceux-ci ont une longue histoire de promotion de la violence, de meurtre et de guerre. Voir Judith Plaskow, «Facing Ambiguity of God», in Tikkun, 6 (5), Sep/Oct 1991, 70, 96.  Voir par ex. Ronald H. Cram, «The Future of Christian Religious Education in an Era of shrinking Transcendence», in Religious Education, 96(2), Spring 2001, 164– 174. L’auteur parle de trauma ou de dislocation entre le social et le religieux et il réfléchit au rôle de l’éducateur dans

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théologique devient insignifiante et si les contenus de transcendance sont instrumentalisés, ne risque-t-on pas de tomber dans une confusion désastreuse entre le réflexe théologique et sa res théologique et les intérêts des autres sciences? Déjà en 1922, Tillich parlait de dissolution de Dieu, de réduction de sa révélation et d’historicisation de la religion, mais il ne remettait pas en question l’exercice théologique, bien au contraire.²⁵ À l’inverse, le repli observé aujourd’hui pour conserver une identité personnelle ou communautaire n’encourage-t-il pas l’isolation et la mise au rancart d’une pratique théologique ouverte et en dialogue avec la société? Sommes-nous simplement « condamnés » à nous ouvrir, à devenir discours plausible et rationnel pour aujourd’hui? Mais qu’arrive-t-il alors du spécifiquement théologique? La pluralisation du religieux dans une société séculière affecte les institutions, les représentations sociales et symboliques. Apparaît actuellement un déclassement de l’exercice théologique dans la société et par conséquent des fermetures de Facultés de théologie un peu partout dans le monde. Il ne s’agit plus simplement de rationalisations financières; une tendance sociétale lourde aboutit; un type de raison triomphe et on espère que de simples descriptions des phénomènes religieux devraient suffire! Comme le rappelait dernièrement Pierre Gisel dans ses échanges avec Marc Boss, propos publiés dans Études Théologiques et Religieuses, la théologie aurait une double vocation, une vocation interne et une externe, vocations qui correspondent à deux modèles institutionnels complémentaires, différents, mais compatibles.²⁶ Si nous connaissons assez bien le modèle des facultés théologiques inscrites dans une tradition religieuse particulière, un nouveau modèle théologique de la scène religieuse qui se déploie dans nos sociétés est encore à inventer, à circonscrire et à travailler. La place de l’exercice théologique demande elle aussi à être inventée, circonscrite et travaillée. L’ambiguïté de la théologie est certes exacerbée par la perte de repères traditionnels et institutionnels. À quoi bon la tradition? Les livres sacrés? La communauté ou les sacrements dans ce nouvel environnement? Nous l’évoquions plus haut. Il ne s’agit plus simplement de faire théologie pour la seule communauté de foi selon le modèle interne exposé par Gisel. Il s’agit de développer un second modèle et de collaborer au décryptage de ce qui se passe sur la

un contexte où le religieux institutionnel est marginalisé, alors que la transcendance rétrécit mais que le religieux est en expansion. Il plaide pour une nouvelle compréhension de la communauté comme réseau.  Voir Paul Tillich, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion », 63 – 84.  Voir Pierre Gisel, « Une double vocation de la théologie, interne et externe. Ordres différents et compatibilité », in Études théologiques et religieuses, 88(3), 2013, 375 – 390.

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scène religieuse. Ce passage implique-t-il une conversion à la frêle présence d’un théologal inconnu? Je le pense. Il ne s’agit plus d’ajuster la vérité du message chrétien comme au temps de Tillich; il s’agit d’apprendre à lire dans cette situation particulière et à réfléchir théologiquement avec celle-ci. Il s’agit de lire les questions, les impasses, les désirs et les espaces où de l’humain brisé ou accompli en rapport à de la transcendance cherche à se dire. Sur cette scène ou sur ces scènes religieuses, l’imagination et la créativité sont invitées pour lire aussi l’ambiguïté du théologal dans ces nouveaux horizons, problématiques, ambigus, mais aussi striés par l’espérance du théologal…

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Les ambiguïtés de la religion d’après les cours de Tillich sur la Théologie systématique IV Résumé: Dans une première partie, l’article analyse les concepts de « vie » et d’ « ambiguïté ». Dans la deuxième partie, le concept d’ambiguïté se trouve appliqué à la religion, pour y dénoncer la profanité et la démonisation, soit la perte du sacré et son exaspération fanatique. La troisième partie montre la pertinence de ces analyses, eu égard à la situation religieuse de notre temps. L’étude se concentre sur la quatrième partie de la Théologie systématique, en tenant compte des différents cours proposés par Tillich sur le même sujet, de 1952 (UTS) à 1960 (Harvard). Abstract: In the first part, the article analyses the concepts of ‘life’ and ‘ambiguity.’ In the second part, the concept of ambiguity is applied to religion, to denounce profanity and demonization, namely the loss of the sacred and its fanatical exasperation. The third part shows the relevance of these analyses, in view of the religious situation of our times. The article focuses on the fourth part of Systematic Theology, taking into account diverse courses offered by Tillich on the topic, from 1952 (UTS) to 1960 (Harvard).

Quand on a proposé l’idée de ce collectif sur les ambiguïtés de la vie, j’ai tout de suite approuvé avec enthousiasme, car c’était pour nous une rare opportunité de nous plonger dans la lecture de la quatrième partie de la Théologie systématique. On doit avouer, en effet, que cette quatrième partie, sur « La vie et l’Esprit », est demeurée jusqu’à présent le parent pauvre du système. Lors d’un congé sabbatique à Chicago, j’avais demandé à Langdon Gilkey pourquoi il ne proposait pas de cours sur le troisième volume de la Systematic Theology, alors qu’il en donnait sur chacun des deux premiers. Et il m’avait répondu, à sa façon bien laconique : «Well, he put in there all his old German stuff. » Gilkey avait vu juste. C’est toute la théologie de la culture qu’on retrouve là, recyclée. Mais quel recyclage ! D’abord cette nouvelle théologie de la culture comporte maintenant trois éléments – la morale, la culture et la religion –, non plus seulement les deux termes de la culture et de la religion. Ces trois éléments correspondent aux trois fonctions de la vie que sont l’auto-intégration, l’autoDOI 10.1515/9783110486254-017

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création et l’auto-transcendance. De plus, cette philosophie de la vie s’insère dans le cadre ontologique du système, de sorte que la théologie de la culture apparaît maintenant dans le contexte de la trilogie essence-existence-vie, alors que dans les années vingt, elle se trouvait construite dans une philosophie de l’esprit, avec la trilogie pensée-être-esprit. Il y a aussi une autre raison qui m’incitait à plonger dans l’étude de cette quatrième partie du système. C’est que nous avions depuis longtemps, dans nos Archives Tillich de Québec, cinq cours de Tillich sur cette quatrième partie, cinq cours donnés avant la publication, en 1963, du troisième volume de la Systematic Theology. Trois de ces cours ont été donnés à Union Theological Seminary, au printemps des années 1952, 1953 et 1954. Deux autres ont été donnés à Harvard, au printemps des années 1956 et 1960.¹ Ces cours ont été sténographiés, enregistrés et transcrits par Peter H. John, et ils nous ont été transmis à Québec par Renate Albrecht. À cela, il nous faut ajouter un autre document important : les trois leçons d’un cours sur « Les ambiguïtés des processus de la vie », donné par Tillich à l’Université libre de Berlin durant l’été de 1958. La transmission de ce cours ressemble beaucoup à ce qui vient d’être dit pour les précédents. Il a été sténographié et transcrit par Gertie Siemsen, et il a été édité par Erdmann Sturm dans le volume XVI des Ergänzungen. ² Mon intention ici est donc d’utiliser cette documentation pour clarifier, illustrer et compléter ce que nous pouvons déjà lire dans l’édition de la quatrième partie de la Théologie systématique. J’entends me concentrer sur la question des ambiguïtés de la religion, mais il me faut d’abord dire un mot sur le concept plus général des ambiguïtés de la vie.

 Paul Tillich, « Life and the Spirit », Union Theological Seminary, 1952 (transcription de Peter H. John, 127 pages, dactylographiée à simple interligne). – « Life and the Spirit », Union Theological Seminary, 1953 (transcription PHJ, 327 pages, dactylographiée à un interligne et demi). – « Life and the Spirit », Union Theological Seminary, 1954 (transcription PHJ, 177 pages, dactylographiée à double interligne). – « Life and the Spirit », Harvard Divinity School, 1956 (transcription PHJ, 418 pages, dactylographiée à double interligne). – « Life and the Spirit », Harvard Divinity School, 1960 (transcription PHJ, 86 pages, dactylographiée à un interligne et demi).  Paul Tillich, « Die Zweideutigkeit der Lebensprozesse », Freie Universität Berlin, Sommersemester 1958, EGW XVI, 335 – 409.

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1 Les ambiguïtés de la vie J’étais bien d’accord avec le thème « Les ambiguïtés de la vie », je l’ai dit, j’avais cependant une certaine réticence. J’aurais aimé que la recherche porte directement sur la philosophie de la vie, alors qu’on semblait par-là toucher le concept de vie indirectement seulement, par l’intermédiaire d’une de ses propriétés, l’ambiguïté. Mais à la lecture des textes, je me suis vite rendu compte que l’ambiguïté n’est pas, pour Tillich, une simple propriété parmi d’autres, mais bien la propriété spécifique par laquelle se définit la vie. Déjà au début de son cours de 1952, il annonce que le terme « ambigu » sera le principal terme pour décrire la vie, tout comme « finitude » est le principal terme pour décrire l’être essentiel, et « aliénation », pour l’être existentiel.³ La même idée revient, avec plus d’insistance encore, dans le cours de 1956. De même que l’être essentiel se tient sous l’en-tête (heading) de la finitude, et l’être existentiel sous l’en-tête de l’aliénation, ainsi la vie se trouve-t-elle sous le signe de l’ambiguïté.⁴ Le principal concept pour la vie, ajoute-t-il, sa principale caractéristique, c’est l’ambiguïté.⁵ Dans son cours de Berlin, Tillich dira encore que, pour lui, le concept central est celui de l’ambiguïté de la vie.⁶ Il faut voir maintenant le sens précis qu’il donne à ce concept d’ambiguïté, car il diffère de la notion courante. Quand on parle d’ambiguïté, on entend habituellement quelque chose qui n’est pas clair, et on l’oppose à ce qui est clair et limpide. Dans le domaine intellectuel, on oppose l’ambigu aux idées claires et distinctes. Dans le domaine moral, on oppose l’ambigu à l’authentique. Dans tous ces cas, l’ambiguïté a un sens négatif. On l’oppose à ce qui est positif, comme on oppose l’obscurité à la lumière. Dans sa perspective philosophique, ontologique, Tillich voit les choses autrement. Pour lui, il n’y a pas dans le monde des personnes et des choses ambiguës, alors que d’autres seraient claires et authentiques. Tout ce qui existe est ambigu. Cela suppose une autre conception, plus précise, de l’ambiguïté. Celle-ci ne doit pas se concevoir comme l’obscurité qui s’oppose à la lumière, mais comme un mélange de lumière et d’obscurité. On pourrait donc en parler en termes de clair-obscur. Il en va comme de l’ombre, qu’on ne devrait pas opposer

   

Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1952; PHJ, 186. Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1956; PHJ, 29 – 30. Ibid., 37. Paul Tillich, « Die Zweideutigkeit der Lebensprozesse », 1958, EGW XVI, 355.

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à la lumière, mais qui consiste en un mélange de lumière et d’obscurité. Il n’y a pas d’ombre dans la nuit, mais seulement durant le jour. Voyons les choses de plus près dans les textes. Dans son cours de 1952, Tillich propose la définition étymologique du mot. L’ambiguïté se dit de quelque chose qui, décrit en un sens (in one way), montre aussi des éléments de l’autre sens (of the other). Cela s’applique ici aux deux niveaux de sens que sont l’essentiel et l’existentiel. Ainsi, ne peut-on jamais dire, de façon non ambiguë, ce qu’est une chose quant à son essence et quant à son existence. On ne sait jamais, de façon tout à fait claire si quelque chose est essentiellement bon ou existentiellement déformé. Le langage populaire dira : on ne peut peindre les choses en noir et en blanc, parce que le monde n’est pas comme cela. Il y a, en effet, en toute chose du noir et du blanc.⁷ En 1953, Tillich parle de « l’interpénétration des éléments essentiels et existentiels »⁸, ce qui, dans la Théologie systématique, deviendra « mélange d’éléments essentiels et existentiels ».⁹ Au début de son cours de Harvard en 1956, il illustre le rapport entre les trois parties centrales de sa théologie. Après la christologie, il redescend sur terre, dans la situation humaine. Là tout est ambigu. Rien n’est seulement bon ou mauvais ; on trouve toujours les deux ensemble. C’est la situation qu’on définit avec le concept de « vie »¹⁰. À ce même endroit, Tillich raconte que lorsqu’il a donné son cours sur « L’être et Dieu », on lui a reproché d’être trop optimiste. Il insistait, en effet, sur la bonté de la finitude créée. Il a répondu à l’objection en disant qu’il fallait attendre au prochain semestre pour voir la suite des choses. Quand il a alors décrit la condition existentielle de l’humain, avec son aliénation, son incroyance, sa concupiscence et son hubris, on lui a reproché de présenter une description trop pessimiste de l’humain. Encore une fois, il a demandé de patienter jusqu’au semestre suivant. Et voilà qu’il en vient finalement à la réalité concrète qu’est la vie, qui consiste elle-même en un mixte d’éléments d’aliénation et de réconciliation.¹¹ Dans ce même cours, en réponse à la question d’un étudiant, Tillich insiste sur ce caractère concret de la vie. L’essence et l’existence avec leurs caracté-

 Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1952; PHJ, 186 – 187.  Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1953; PHJ, 50.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, Genève, Labor et Fides, 1991, 14 (Systematic Theology III, Chicago, University of Chicago Press, 1963, 32). Désormais TS pour la traduction française et ST pour le texte original anglais.  Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1956; PHJ, 11.  Ibid., 11– 12.

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ristiques propres sont des abstractions. Elles sont tirées de cette réalité concrète qu’est la vie. Ce sont des abstractions, non pas de pures projections de l’imagination, précisément parce qu’elles sont là présentes dans la vie.¹² Cette insistance de Tillich sur le caractère concret de la vie nous reporte à une autre définition de la vie, plus fondamentale que celle qui en est donnée en tant que mixte d’éléments essentiels et existentiels. Cette dernière définition – mixte d’essence et d’existence – est bien cohérente, mais elle semble quelque peu artificielle. Comme si la vie était déracinée de son terreau matériel pour être transplantée dans un système ontologique. L’autre définition de la vie, Tillich l’appelle la définition « universelle ». Il n’en fait pas explicitement mention dans l’édition de la Théologie systématique, mais c’est de cela qu’il s’agit quand, dès le début de la quatrième partie, il parle de la grande école philosophique qui, en Europe, au tournant des 19e et 20e siècles, s’intéressait à la « philosophie de la vie ». Parmi ces philosophes, Tillich mentionne Nietzsche, Dilthey, Bergson, Simmel et Scheler, et il précise que cette école philosophique a influencé ceux de la génération suivante, tout particulièrement les existentialistes.¹³ La définition universelle de la vie apparaît de façon explicite dans les cours antérieurs à l’édition de 1963. Dans le cours de 1952, Tillich affirme qu’on parle de la vie en trois sens différents, selon une signification « universelle », une signification « particulière » et une signification « symbolique ». Quand on dit que la vie est difficile ou qu’elle est belle, on en parle dans un sens universel, parce qu’il s’agit alors de la dynamique du réel considéré comme un tout. C’est en ce sens, ajoute-t-il, qu’on parle des « philosophes de la vie ». Quant au sens particulier, c’est la vie au sens strict, biologique, la vie des êtres vivants. Au sens symbolique, la vie désigne l’éternelle créativité du fondement de l’être.¹⁴

 Ibid., 14– 15.  Paul Tillich, TS IV, 13 – 14 (ST III, 11). – Un nouveau champ de recherche s’ouvre ici. Deux ouvrages sont parus récemment sur la philosophie de la vie chez le jeune Heidegger : Scott M. Campbell, The Early Heidegger’s Philosophy of Life. Facticity, Being and Language, New York, Fordham University Press, 2012, xxii-294 p.; et Sophie-Jan Arrien, L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919 – 1923), Paris, Presses Universitaires de France, 2014, 385 p. – Heidegger serait donc passé d’une philosophie de la vie à une philosophie de l’être, une ontologie. Ainsi, la philosophie de la vie, dans la 4e partie de la Théologie systématique, ne serait pas sans rapport avec les deux parties précédentes de teneur fortement ontologique. L’évolution de la pensée chez Tillich se ferait alors en sens inverse de Heidegger, soit de l’ontologie à la philosophie de la vie, et la connexion philosophique des deux thèmes (l’être et la vie) se réaliserait chez lui par son élaboration ontologique du concept de la vie.  Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1952; PHJ, 184.

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Dans les cours de Harvard en 1956 et de Berlin en 1958, Tillich précise encore ce qu’il entend par le sens universel du mot « vie ». On utilise le terme en ce sens dans les expressions : « such is life », « la vie est magnifique » ou « la vie est affreuse ». On désigne alors par le mot « vie » l’ensemble de ce qui nous arrive, l’interconnexion des éléments de l’univers pour autant qu’ils nous touchent, pour autant que nous les ressentons dans nos vies personnelles. Tillich ajoute que la vie, en ce sens universel, désigne l’interdépendance dynamique de tout sous la structure de l’ambiguïté.¹⁵ Le terme « ambiguïté » prend là tout son sens. Avant d’être l’objet d’une définition ontologique, l’ambiguïté est d’abord une expérience vécue, précisément l’expérience de la vie concrète avec ses éléments positifs et négatifs, qui nous en font parler avec admiration ou déception. C’est à partir de cette expérience globale de la vie qu’on pourra tirer les concepts ontologiques d’essence, d’existence et d’ambiguïté. De ces considérations sur les ambiguïtés de la vie s’ensuivent quelques corollaires que signale Tillich. (1) D’abord, on ne peut diviser l’humanité en deux camps : les bons et les autres, les mauvais. Nous sommes tous en même temps bons et mauvais (simul justus, simul peccator, pourrait-on déjà dire). Toute bonté est entachée de mal, et tout mal comporte aussi du bien, autrement il ne pourrait pas être. (2) Tillich s’en prend alors aux théologiens néo-orthodoxes de l’école barthienne, qui prétendent qu’on ne sait rien de la bonté essentielle de l’humain, puisque l’image de Dieu en l’homme serait complètement perdue. Mais s’il en était ainsi, on ne pourrait même pas savoir que l’homme est déchu de sa bonté originelle. (3) Et puis, troisième corollaire, le mot « concret » retrouve ainsi son sens étymologique. Car « concret » vient du latin « concrescere », qui signifie étymologiquement « croître-ensemble ». La vie est concrète, en conclut Tillich, parce que des éléments essentiels et existentiels croissent ensemble.¹⁶ Même si elle n’est pas explicite, on devine ici la référence à la parabole de l’ivraie et du bon grain (Mt 13, 24– 30).

2 Les ambiguïtés de la religion Dans tous les cours de Tillich, Théologie systématique incluse, deux grandes ambiguïtés de la religion sont mentionnées : la profanisation et la démonisation.

 Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1956; PHJ, 28 – 29. – « Die Zweideutigkeit der Lebensprozesse » (1958), EGW XVII, 338.  Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1956; PHJ, 15 – 17.

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La Théologie systématique marque cependant une différence dans le traitement des matières. Jusque-là, la démonisation venait en premier lieu ; la profanisation suivait comme une conséquence. L’ordre inverse est adopté en 1963. Dans le cours de 1954, Tillich rappelle qu’il a introduit en théologie l’idée du démonique pour désigner les « structures du mal », c’est-à-dire un mal qui infecte les structures mêmes de la vie et de l’histoire, par-delà la liberté des individus. Cette démonisation de la vie consiste fondamentalement dans l’élévation d’une réalité finie à la dignité de l’infini, plus concrètement, dans l’élévation d’une réalité sacrée à la dignité du sacré lui-même.¹⁷ Dans la même leçon, Tillich précise que la religion est en même temps réception et distorsion de la présence divine et de la révélation.¹⁸ Ainsi, l’ambiguïté fondamentale de la religion consiste dans la perversion du divin. Mais le divin et la révélation n’y demeurent pas moins présents, tout comme l’essence idéale de la réalité demeure présente dans l’existence aliénée. Cela explique que, du cœur même de la religion, puisse se faire sentir une protestation contre la démonisation, une protestation inspirée de l’élément divin toujours présent. Tel est le sens de la critique, de la protestation des prophètes dans l’Ancien Testament. Leurs paroles et leurs actions peuvent se résumer en un mot, dit Tillich : la purification du pouvoir Spirituel¹⁹. Le prophétisme combat l’ambiguïté du pouvoir Spirituel dans le concret de l’existence religieuse. Le critère qui permet de discerner le divin et le démonique est alors celui de la justice. Et Tillich précise ici, en 1954, comment il l’entend : la justice n’est rien d’autre que la structure rationnelle de la réalité. La puissance divine de l’Esprit se reconnaît donc à ceci qu’elle n’est pas un pouvoir irrationnel, mais un pouvoir soumis à la structure rationnelle de la réalité.²⁰ De là s’ensuit cependant un processus de rationalisation et de profanisation de l’expérience Spirituelle religieuse. Le sacré finit par s’identifier à ce qui est juste, c’est-à-dire au moralement bon. Le caractère extatique du Spirituel religieux finit ainsi par disparaître. Tillich donne ici l’exemple du protestantisme, un

 Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1954; PHJ, 44– 45. Marc Dumas me fait remarquer que cette conception du démonique diffère quelque peu de celle présentée dans l’article de 1926 sur « le démonique ». En effet, Tillich en parlait alors de façon plus générale en tant que perversion du divin. Le démonique semble ici se restreindre au cas de l’idolâtrie. Voir là-dessus mon article : « Le démonique comme perversion du divin d’après Paul Tillich », Théologiques, 5(1), 1997, 89 – 113.  Ibid., 49.  Comme fait Tillich, j’écris ici « Spirituel » avec majuscule, pour signifier qu’il s’agit de l’Esprit Saint, non pas de l’esprit humain.  Ibid., 53 – 54.

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mouvement religieux fortement prophétique, qui aboutit à une rationalisation morale dans le calvinisme, et à une rationalisation intellectuelle dans le luthéranisme. Une telle rationalisation constitue une réduction du sacré, l’exact opposé de l’élévation démonique qu’elle entend contrer. Le sacré se trouve ainsi réduit à la simple autonomie du bon et du vrai, avec la perte de l’élément extatique proprement religieux.²¹ Telle est la profanisation qui découle de la dynamique interne de la religion. On pourrait cependant poursuivre la réflexion dans le même sens. La protestation prophétique, au nom de la justice divine, aboutit à la rationalité morale. Soit ! Mais qu’en résulte-t-il alors pour la moralité ? Ne pourrait-on pas dire qu’elle va garder quelque chose de l’inspiration prophétique d’où elle provient ? Nous verrons que c’est bien ainsi que Tillich comprend les choses en 1963, dans la Théologie systématique. Passons donc au traitement de cette même question des ambiguïtés de la religion, dans la Théologie systématique, une dizaine d’années après le cours de 1954. Là encore, Tillich fait mention d’une double ambiguïté de la religion : la profanisation et la démonisation. La profanisation est la réduction du sacré au profane, tandis que la démonisation consiste dans le processus inverse, dans l’élévation à l’inconditionnel, à l’absolu, d’une réalité qui n’est que conditionnelle et relative. Notons qu’il s’agit là de la religion au sens courant du terme, en tant qu’ensemble de doctrines, de règles éthiques, de célébrations liturgiques et d’institutions sociales. C’est cela qui est ambigu ; c’est contre cela que vont protester et combattre les laïcistes. Cependant, ce n’est pas à cette critique laïciste que Tillich fait ici référence. Il insiste plutôt, encore une fois, sur la profanisation qui vient de l’intérieur même de la religion. Et cette fois, ce n’est pas le fait d’une instance critique comme celle des prophètes. Elle provient de l’instance positive, l’instance sacerdotale qui établit la structure sacrée. Ainsi, l’institution contribue elle-même à la profanisation de la religion qu’elle met en place. Pour percevoir l’ambiguïté de la religion en tant qu’institution religieuse, il faut voir les deux aspects, positif autant que négatif, de cette structure religieuse. Son aspect positif, c’est d’être l’expression de l’expérience révélationnelle. Cette expérience révélationnelle est elle-même le corrélat de la manifestation du sacré, du mystère qui est au fondement divin de l’être. En ce sens, Tillich peut dire que toute religion est réponse à l’expérience révélationnelle qu’elle reçoit. Cette réponse, c’est l’expression qu’elle donne à l’expérience révélationnelle. L’expres-

 Ibid., 55 – 56.

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sion est produite avec les matériaux de la culture : l’écriture, la communauté, l’art, la doctrine, la morale, la fête. Toutes ces choses seront dites saintes ou sacrées, pour autant qu’elles ont le pouvoir d’indiquer le sacré, le divin, au-delà d’elles-mêmes.²² On reconnaît là une référence implicite à la théorie du symbole religieux chez Tillich. La profanisation de la religion consiste alors dans la perte de ce pouvoir symbolique. Il n’en reste plus que la forme culturelle vidée de sa substance religieuse : « une série de préceptes à mettre en pratique, écrit Tillich, un ensemble de doctrines officielles à accepter, un groupe de pression parmi d’autres, un pouvoir politique avec toutes les implications du pouvoir politique. »²³ Ce sont là autant d’éléments parallèles aux réalités correspondantes dans les différents domaines de la culture. Dépouillés de leur pouvoir symbolique, ils deviennent « insignifiants », en tous les sens du terme. La profanisation par la perte du pouvoir symbolique équivaut à la mort de la religion. Certains, pourtant bien religieux, pourront s’en consoler assez facilement. Ils laisseront aisément tomber tous ces éléments institutionnels de la religion, en commençant par la pratique religieuse. Ils penseront alors sauver l’essentiel, qui est la religion intérieure. Telle serait l’âme de la religion, qui ne serait pas infectée par les ambiguïtés religieuses. Mais l’âme de la religion, c’est la révélation, c’est l’expérience révélationnelle, l’expérience de la foi. Or dès que la révélation est reçue chez l’humain, dès qu’elle se trouve exprimée humainement de quelque façon, elle devient religieuse, et elle entre par là même dans le domaine de l’ambigu. Je peux bien me contenter de prier le Père dans le secret de ma chambre, mais quand je le fais, je m’appuie encore sur une expression religieuse traditionnelle, celle de « Père », qui est elle-même grevée d’ambiguïté religieuse. Tillich montre bien comment la religion intérieure n’est rien d’autre que l’intériorisation de la religion extérieure, et qu’elle en conserve toutes les caractéristiques : « Si chacun intériorisait et pratiquait tout cela dans sa vie religieuse personnelle, le caractère institutionnel n’en serait pas pour autant supprimé. Le contenu de la vie religieuse personnelle est toujours emprunté à la vie religieuse du groupe social. La tradition façonne jusqu’au langage de la prière silencieuse. »²⁴ Voilà pour ce qui concerne la profanisation en provenance de l’institution religieuse. C’est le rationalisme dogmatique, le légalisme moral, le juridisme des activités ecclésiales, etc. Les formes religieuses perdent ainsi leur signification

 Paul Tillich, TS IV, 110 – 111 (ST III, 98 – 99).  Paul Tillich, TS IV, 111 (ST III, 99).  Paul Tillich, TS IV, 111 (ST III, 100).

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symbolique, auto-transcendante. Mais Tillich mentionne aussi un deuxième type de profanisation religieuse, qui consiste, cette fois, dans la réduction de la religion à la morale et à la culture. Nous avons déjà abordé la question dans le cours de 1954, mais le contexte ici est différent. Cela n’est plus présenté comme une conséquence de la critique prophétique, c’est plutôt l’effet du « sécularisme radical », qui succède au « sécularisme athée ». Ce nouveau sécularisme ne s’en prend plus à l’existence de Dieu. Il entend plutôt montrer la nature illusoire et idéologique de la religion, en la réduisant à ses fondements éthiques et culturels. L’ambiguïté de la religion prête flanc à une telle critique, pour autant que toute religion s’exprime dans des formes morales et culturelles.²⁵ La religion ne serait plus alors qu’une forme supranaturaliste de connaissance et qu’une forme hétéronome d’impératif moral. La critique que fait Tillich de cette interprétation réductrice consiste à montrer le véritable fondement transcendant de la religion. Il introduit alors son concept plus large de religion, en tant qu’ « expérience de l’inconditionnel, à la fois dans l’impératif moral et dans la profondeur de la culture ».²⁶ Et il en conclut que « la profanisation réductrice peut réussir à abolir la religion comme fonction spécifique, mais elle ne peut pas éliminer la religion en tant que qualité présente dans toutes les fonctions de l’esprit : en tant que préoccupation ultime ».²⁷ Deux commentaires s’imposent ici. D’abord, à propos de ces deux concepts de religion – la religion au sens large et profond, et la religion au sens strict –, il faut bien noter que ce sont là deux concepts, non pas deux types de religion. Il ne faudrait donc pas retomber dans le travers que nous venons de dénoncer à propos de la religion extérieure et de la religion intérieure. Ici non plus, il ne s’agit pas de passer des pratiques religieuses à l’expérience de l’inconditionnel, sous prétexte que cette dernière ne serait pas soumise aux ambiguïtés de la première. Si elle ne l’était pas, ce serait parce qu’on entend par là l’idée de la religion (son essence), non pas la réalité religieuse dans son existence concrète. Dès que cette relation à l’inconditionnel se réalise de façon concrète, dès qu’elle devient expérience, elle s’exprime de quelque façon une forme humaine, finie, avec toutes les ambiguïtés que cela comporte. Mais la différence revient alors, et c’est l’objet de mon second commentaire. Tillich parle, en effet, de l’expérience de l’inconditionnel dans l’impératif moral et dans la profondeur de la culture, ce qui est tout différent de l’expression proprement religieuse de cette même expérience. Nous sommes là en plein cœur

 Paul Tillich, TS IV, 112 (ST III, 100).  Paul Tillich, TS IV, 113 (ST III, 101– 102).  Paul Tillich, TS IV, 114 (ST III, 102).

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de la « théologie de la culture », en tant que distincte de la « théologie d’Église », pour reprendre les termes de la conférence de 1919, « Sur l’idée d’une théologie de la culture ». On pourrait aussi bien parler alors d’une religion d’Église et d’une religion de la culture (dans la culture). S’agirait-il de passer de l’une à l’autre, en rejetant la religion d’Église à cause de toutes ses ambiguïtés ? Telle n’est certainement pas la pensée de Tillich. Lui-même insiste sur le fait que la religion d’Église doit demeurer comme témoin, comme manifestation de la profondeur divine de la culture : Pour que nous puissions comprendre l’État comme Église, l’art comme culte, la science comme dogmatique, il faut que l’Église, le culte, le dogme aient ouvert la voie et non seulement ouvert la voie. Pour que nous puissions, d’une quelconque manière, expérimenter le sacré comme distinct du profane, nous devons le faire ressortir et le concentrer dans une sphère particulière de la connaissance, de l’adoration, de l’amour, de l’organisation.²⁸

3 Pertinence aujourd’hui de la pensée de Tillich Dans cette dernière partie de mon exposé, j’aimerais montrer la pertinence de la pensée de Tillich pour la situation religieuse d’aujourd’hui. Le malaise de la religion aujourd’hui, il en parle lui-même en termes d’ambiguïtés de la religion, et il mentionne les deux grandes ambiguïtés que sont la profanisation, d’une part, et la démonisation, d’autre part. La démonisation produit l’attitude du fanatisme religieux. Quant à la profanisation, elle conduit à l’indifférence religieuse, qu’on peut aussi appeler le désintérêt, la désaffection religieuse. Et si on veut bien définir le sentiment religieux comme le sens du sacré, dans la problématique religieuse mondiale d’aujourd’hui, on peut reconnaître les deux extrêmes : en Occident, c’est une perte généralisée du sens du sacré, alors que dans d’autres régions, tout spécialement celles de l’État islamique, c’est une exaspération de ce même sens religieux dans le fanatisme. Tillich fait bien voir la genèse de la profanisation religieuse, de la perte du sacré. Il a été question ici de ses causes intrareligieuses : la critique prophétique, d’une part, et l’institution sacerdotale, d’autre part. Dans sa théologie de la culture des années vingt, il remonte plus haut encore, à partir de l’hétéronomie religieuse des débuts, jusqu’à l’émancipation des temps modernes, caractérisée par l’autonomie des différents domaines de la culture. On aboutit par là au

 Paul Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture » (1919), dans La dimension religieuse de la culture, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-PUL, 1990, 44.

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sécularisme, dont parle Tillich en termes d’autonomie auto-suffisante, par opposition à l’autonomie auto-transcendance qu’est la théonomie. La réponse de Tillich à cet état d’esprit moderne n’est pas celle d’un retour à la religion du passé, mais un cheminement sur la voie de la théonomie. Le religieux se retrouve ainsi, non plus au-dessus de la culture comme autrefois, mais au cœur même de la culture, comme sa dimension profonde. La religion devient la substance spirituelle de la culture, et la culture, la forme de la religion. «Théonomie », « Présence Spirituelle » et « auto-transcendance » sont alors autant de concepts équivalents pour dire la profondeur du religieux au cœur de la vie et de la culture. Que Tillich rencontre ici une recherche spirituelle de notre temps, cela me semble bien illustré par une autre équivalence significative, celle du principe de « la transcendance dans l’immanence » promu par Luc Ferry. Je n’insiste pas davantage là-dessus, puisque c’était le sujet de ma communication au Colloque Tillich de 2013. J’aimerais seulement mentionner ici un autre élément significatif, dans l’œuvre même de Tillich. On s’étonne souvent du fait que Le courage d’être soit son ouvrage le plus connu et le plus lu, alors que ce n’est certainement pas le plus facile. Mais justement, c’est celui qui répond le mieux à la recherche spirituelle de notre temps en Occident. L’auto-transcendance trouve là une expression significative. C’est la transcendance qui surmonte l’anxiété sous toutes ses formes : ontologique, éthique et existentielle. Le génie de Tillich est d’avoir trouvé un mot pour cela : le courage, oui, mais, dans un sens bien spécial, le courage qui vient des profondeurs de l’être et de la vie, « le courage d’être ». Passons à l’autre extrême, celui du fanatisme religieux, bien illustré par l’État islamique. S’agit-il d’abord d’un programme politique qui se donne une caution religieuse, ou d’un projet spécifiquement religieux qui comprend un support politique ? Peu importe, une chose est claire, mieux que jamais il apparaît que politique et religion forment ensemble un cocktail explosif. On comprend alors la sagesse de la démocratie moderne, qui a formulé le principe de la séparation du religieux et du politique, de l’Église et de l’État. Mais cette séparation a signifié concrètement la mise au rancart du religieux, qu’on a voulu tenir à distance, le plus éloigné possible du politique, pour le garder inoffensif. On voit bien alors ce que signifie Tillich, quand il affirme, dans son cours de 1953, que la religion comporte la plus profonde et dangereuse ambiguïté de toutes les fonctions de l’esprit humain.²⁹ Il s’en explique l’année suivante, en disant que lorsqu’un élément du réel est déifié, il doit combattre tous les autres et les détruire. Et c’est ainsi que le démonique est présent dans le sacré, non

 Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1953; PHJ, 113.

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seulement occasionnellement, mais partout. Dans toute vie d’Église, dans tout acte de culte ou de dévotion personnelle, il y a un élément démonique, qui est la prétention (parfois silencieuse, parfois proclamée) de toute vie finie d’être en elle-même infinie. Tillich en conclut que la plus grande ambiguïté prend place dans le domaine du sacré.³⁰ On pourrait tout résumer d’un mot, en disant que la grande ambiguïté de la religion, c’est l’absolutisation. La religion est la fonction de l’absolu. C’est la conscience de l’absolu, l’ouverture à l’absolu. Le grand défi de la religion alors, c’est de maintenir l’absolu à sa place, qui est au-delà de toute position concrète. Mais par ailleurs, l’absolu ne peut être connu que s’il se présente, que s’il se manifeste quelque part, en un lieu particulier : une « cause » particulière, une personne particulière, une communauté particulière. Telle est l’ambiguïté du sacré, du religieux, de l’absolu. Il apparaît toujours dans le relatif, dans ce qui n’est pas lui. Spontanément, on considère alors comme sacré, comme absolu, le réel fini où il apparaît, et on plonge ainsi dans le démonique. Pour répondre à cette problématique de la religion, Tillich propose ce que j’appellerais une théologie de la désabsolutisation. Non pas qu’il veuille se défaire de l’absolu – à chaque page de son œuvre, on voit apparaître l’inconditionnel sous une forme ou une autre –, mais il entend le mettre à sa place. Pour cela, il doit le déplacer, le déloger de là où on le pose habituellement. Nous identifions spontanément l’absolu avec Dieu, avec notre Dieu, le Dieu Père de Jésus le Christ. Cette absolutisation de Dieu deviendra inévitablement source de conflits avec les adeptes d’autres Dieux tout aussi absolus. Tillich dira donc que l’absolu est au-delà de tout Dieu concret, et il parlera alors du « Dieu au-dessus de Dieu ». Non pas qu’il veuille éliminer le Dieu concret, personnel. Mais ce Dieu concret prend chez lui figure de symbole et renvoie au-delà de lui-même, vers l’absolu qu’il indique. C’est ainsi que je conçois la théologie de Tillich comme une théologie de la désabsolutisation de la religion. La religion n’est pas éliminée pour autant, mais elle est purifiée de son ambiguïté, et elle est par là même désamorcée de sa charge explosive, destructrice, démonique. Plus encore, Tillich montre bien que cette critique de la religion est elle-même une critique religieuse, issue de la religion. C’est là tout le sens, chez lui, du principe prophétique-protestant. Pour terminer, voyons les choses de façon plus concrète encore. Le surgissement de l’État islamique place, une fois de plus, la religion au cœur des conflits internationaux. Ce n’est plus une guerre de religion comme celles d’autrefois, où s’opposaient différentes religions rivales. C’est plutôt la guerre

 Paul Tillich, « Life and the Spirit », 1954; PHJ, 45.

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d’un État qui se veut résolument religieux, contre un Occident laïque, sans religion. Du moins, je suppose que les islamistes voient les choses ainsi. De ce côté-ci de la frontière, tout spécialement en Amérique, nous considérons ces islamistes comme de simples barbares. Et puisqu’ils sont bien loin de nous, nous sommes portés à nous en désintéresser, tout en nous protégeant d’infiltrations terroristes possibles de leur part. Mais voilà que des jeunes de chez nous sont partis d’ici pour s’engager dans ces armées djihadistes. Cela a provoqué chez nous un sentiment de stupeur. On croyait le sentiment religieux désamorcé depuis longtemps, et voilà qu’il réapparaît chez nous sous une figure fascinante pour les uns, terrifiante pour les autres. Mysterium tremendum et fascinans, disait Rudolf Otto. La question s’est posée alors : comment déradicaliser ces jeunes qui ont subi l’influence islamiste, et surtout, comment éviter que d’autres les suivent ? C’est toute la question de l’éducation qui se trouve ainsi posée, et je ne doute pas qu’on mette en œuvre, à cette fin, les meilleures ressources pédagogiques et psychosociales de chez nous. Dans ce contexte, je voudrais insister sur la question qui me semble cruciale : quel rôle doit jouer la religion dans cette affaire ? Doit-on tenir les jeunes le plus éloigné possible de la religion, considérée comme la source de tous les maux ? Tout au contraire, il me semble que nous ne pouvons plus éviter de nous engager dans les remous de la religion. Il est vrai, comme disait Tillich, que l’ambiguïté religieuse est la plus grande qui soit, et on le voit bien dans la situation religieuse de notre temps. Mais il est devenu tout aussi évident qu’on ne peut plus l’éviter. L’unique option valable est alors de s’engager pour y discerner le divin et le démonique. Et pour cela, il me semble que Tillich peut être, pour nous encore aujourd’hui, le meilleur guide.

Martin Leiner

L’ambivalence du sacré et l’ambiguïté de la vie Résumé: L’article pose trois questions critiques aux affirmations de Tillich dans la partie 4 de la Théologie systématique quant à l’ambiguïté de la vie : 1. L’ambivalence ne serait-il pas un terme plus approprié que celui d’ambiguïté pour ce que Tillich dit ? 2. L’usage du concept de «vie» chez Tillich n’est-il pas trop négatif? 3. Le sacré et la religion ne devraient-ils pas être critiqués plus que Tillich ne le fait? Abstract: This article raises three questions to Tillich’s affirmations in the fourth part of his Systematic Theology regarding the ambiguity of life: 1) Could ‘ambivalence’ be a more appropriate term than ‘ambiguity’ for what Tillich describes? 2) Is the use of the concept ‘life’ in Tillich too negative? 3) Should the sacred and religion be criticized more than what Tillich does?

Dans l’exposé suivant, j’aimerais développer trois questions critiques que l’on peut adresser à la pensée tillichienne sur l’ambiguïté de la vie. La première question est terminologique, la seconde concerne la vision de la vie qui me paraît trop négative, et la dernière est celle du salut. Je développerai ces trois questions dans trois parties : 1. Le problème terminologique : ambivalence ou ambiguïté? ; 2. La vision de la vie selon Tillich ; et 3. Le sacré comme salut.

1 Le problème terminologique : ambivalence ou ambiguïté? La langue française possède trois termes relativement proches pour aborder l’idée d’ambiguïté: ambiguïté, ambivalence, équivocité. « Ambigu » est le terme que Jean-Marc Saint utilise dans sa traduction de la théologie systématique et qui est fidèle à l’original anglais « ambiguity » et à la version allemande « Zweideutigkeit ». Cependant, ce n’est pas le traducteur que j’aimerais en quelque sorte interpeller, mais Tillich lui-même. Que peut-on dire de ce terme « ambigu »? Le dictionnaire Robert nous donne la définition suivante : Ambigu « est emprunté (1495) du latin ambiguus, du verbe ambigere « être indécis ». DOI 10.1515/9783110486254-018

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Composé de ambi- “de côté et d’autre” et de agere “pousser; marcher” ».¹ Aujourd’hui le mot ambiguïté est souvent utilisé pour dire qu’une expression a plus d’un seul sens. Un symbole visuel de l’ambiguïté pourrait alors être une balance qui est indécise et qui ne sait vers quel côté elle va pencher. Si on prend cette signification, parler de l’ambiguïté de la vie signifie que la vie est en balance, qu’elle ne penche pas encore dans un sens ou un autre: il faut prendre une décision, peser sur un côté de la balance. Une telle compréhension reflète bien un sentiment récent qui arrive de plus en plus dans la vie: la difficulté de prendre des décisions. Les Allemands parlent souvent de la peine de décider, « Die Qual der Wahl ». Elle est l’une des caractéristiques de la vie moderne, que l’Antiquité et le Moyen-Âge n’ont pas connues, comme l’ont récemment décrit Hubert Dreyfus et Sean Dorrance Kelly dans leur bestseller All Things Shining. ² Pour mieux comprendre Tillich, il faudra alors se demander en quoi consiste exactement cette indécision de la vie selon lui? Si Tillich veut être vraiment compris dans ce sens, la réponse devrait être cohérente avec la description de la question existentielle que pose la vie. Pour Tillich, ce n’est pas seulement un principe général pour le travail scientifique ; cela fait aussi partie de la méthode de corrélation.³ Une thérapie pourrait, par exemple, être une solution et pourrait apporter quelque chose de plus qui donne plus de poids à un plateau de la balance, que ce soit une action humaine ou divine. Dans le cas d’une action humaine, Tillich se rapprocherait plus des philosophies qui prônent l’action, comme le fait par exemple le « Faust » de Goethe ou Friedrich Nietzsche dans certaines de ces textes.⁴ S’il s’agit d’une action divine, on pourrait se demander si cette action en faveur de la vie n’a pas déjà eu lieu en Jésus Christ. Tout ce que Tillich dit sur l’ambiguïté de la vie serait donc ici une abstraction, la description de quelque chose qui n’existe que sous la forme d’une impossible possibilité. Ce raisonnement, on le voit bien, conduirait Tillich dans la mouvance de Barth ; malgré les traits communs des deux théologiens, cela paraît prima vista au moins trop fondamental et – comme une théorie de l’action à la Faust – relativement peu probable. On pourrait donc aussi réfléchir sur le terme d’ambivalence. Ambivalence « est emprunté (1911) d’après valence, à l’allemand Ambivalenz où ambi- représente le latin ambo “les deux” […] D’abord terme de psychologie et de psychiatrie

 Alain Rey (dir.), Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, t.1, Paris, 2000, 105.  Cf. Hubert Dreyfus & Sean Dorrance Kelly, All Things Shining, New York, Free Press, 2011.  Cf. Martin Leiner, Methodischer Leitfaden Systematische Theologie und Religionsphilosophie, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2008, 146 – 147.  Cf. Christian Danz, Werner Schüßler et Erdmann Sturm (éds.), Tillich und Nietzsche. Annales internationales de recherche sur Tillich, Vol. 3, Berlin-Münster, LIT, 2007.

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désignant la coexistence de deux tendances ou composantes contraires, le mot, perdant la notion d’ “opposition”, est passé dans un usage plus général (1936) pour “caractère de ce qui se présente sous deux aspects différents”, avec une idée d’ambiguïté ».⁵ Soulignons l’usage important du terme ambivalence en psychanalyse, où Freud, selon sa seconde et sa troisième théorie des pulsions, parlait d’une ambivalence entre Aggressionstrieb (pulsion d’aggressivité) et Sexualtrieb (pulsion sexuelle), respectivement entre Lebenstrieb (pulsion de vie) et Todestrieb (pulsion de mort). L’image symbolique pour ambivalence est le conflit entre deux tendances où chacune tire de son côté. Si on parle de l’ambivalence de la vie cela signifie que la vie contient deux tendances opposées qui peuvent conduire à la destruction, à la mort. Ici, la réponse pourrait être une solution au conflit ou au moins une certaine harmonisation et réconciliation des deux tendances. La solution est souvent un compromis.⁶ La réponse à une vie ambivalente pourrait être le compromis comme l’a dit par exemple Sigmund Freud.⁷ Venons-en directement au troisième terme, à celui d’équivoque. Équivoque « est emprunté (v. 1223) au bas latin aequivocus “à double sens”. […] Au XVIIe siècle le mot reçoit un sens étendu, celui de “caractère de ce qui prête à des interprétations diverses” (1648, Pascal) […] De là, le sens péjoratif et courant (XVIIe s.) de “qui n’inspire pas confiance” (personne équivoque, d’où regards équivoques) et une équivoque (XVIIe s.), une incertitude, manque de clarté qui laisse hésitant ».⁸ Équivoque a un sens plutôt linguistique, sémiotique ou herméneutique. Il faut donner un sens clair à ce qui, en soi-même, est obscur, opaque, qui n’a pas de sens clair. Aussi les termes d’ambiguïté et d’ambivalence ont tendance à être compris linguistiquement comme équivoque. Parlant de la vie comme équivoque cela veut dire que la vie n’a pas de sens clair, qu’il faut lui donner un sens, une interprétation. La solution devrait être une interprétation qui crée la clarté et la confiance. Selon le second sens, dire que la vie est équivoque, c’est affirmer qu’elle a besoin d’un soutien qui la rend plus fiable, qui nous invite à y mettre plus de confiance. Théologiquement, on pourrait penser à

 Le Robert, t. 1, 105.  Sur le compromis cf. Mohammed Nachi (éd.), Actualité du compromis. La construction politique de la différence, Paris, Armand Colin, 2011.  Cf. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, 19 – 21.  Le Robert, t.1, 1282.

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Hans Küng qui, dans Existiert Gott? ⁹, construit l’acceptation de la foi sur la fondation qu’elle donne à une confiance originelle dans la vie. Pour avancer dans notre compréhension de Tillich, il faut examiner la version originale américaine. Or, dans la quatrième partie de la ST, Tillich utilise le mot ambiguities de la vie. Le Oxford Dictionnary donne trois explications au mot Ambiguity: « 1. The state of having more than one possible meaning »; « 2. A word or statement that can be understood in more than one way »; « 3. The state of being difficult to understand or explain because involving many different aspects ».¹⁰

En anglais, il apparaît que la compréhension linguistique-herméneutique est dominante, même pour ambiguity, ce qui rapproche le terme du latin aequivocus et du français « équivoque ». Nous pourrions donc affirmer que Tillich considérait surtout la vie comme un problème de compréhension, ce qui le rapprocherait d’une théologie herméneutique peut-être proche de Gerhard Ebeling. Dans sa Dogmatik des christlichen Glaubens, ce dernier réfléchit longuement à la relation entre « vie » et « foi ».¹¹ Plus encore, Tillich se rapprocherait de Maurice MerleauPonty et de ses études phénoménologiques sur l’ambiguïté de l’expérience corporelle. Mais avant d’aller trop vite dans cette direction, la version allemande de la Systematische Theologie de Tillich donne d’autres indications sur ce que Tillich voulait exactement dire. En note de bas de page dans la traduction allemande de la ST, Tillich voulait désigner la vie comme une réalité avec « une problématique fondamentale et continue » : « Das entsprechend englische Wort ambiguity betont mehr die grundsätzliche und bleibende Problematik einer Sache als das deutsche Wort »Zweideutigkeit«. »¹² L’existence de cette note infrapaginale témoigne du fait qu’il y avait des réactions au sujet de la traduction, peut-être par les traductrices qui discutaient intensivement des termes à choisir avec Tillich.¹³ Si on prend cette compréhension au sérieux, une lecture barthienne mais aussi une lecture herméneutique qui lèverait l’ambiguïté par une simple clarification (di Cf. Hans Küng. Dieu existe-t-il? Réponse à la question de Dieu dans les temps modernes, Paris, Seuil, 1981 (1978).  Oxford Dictionnary, consulté en ligne www.oxforddictionaries.com (dernier accès le 2 janvier 2016)  Cf. Gerhard Ebeling, Dogmatik des christlichen Glaubens, t.1 Tübingen, Mohr & Siebeck, 1979, ouvre la dogmatique matérielle par le § 5 «Glaube und Leben», 79 – 110.  Paul Tillich, Systematische Theologie, Stuttgart/Frankfurt/M. EVW Bd. III, 1966, 42.  Il existe une photo de Renate Albrecht pendant une telle discussion avec Tillich.

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sambiguation) est exclue. Une solution aussi facile initiée par une action ou proposée par une interprétation ne semble pas suffisante pour surmonter la problématique de la vie. Tout penche donc vers le terme « ambivalence » pour dire vraiment l’intention de Tillich. Considérons encore un peu le terme allemand que Tillich utilise : « Das Leben, seine Zweideutigkeiten ». Le Duden en 10 volumes explique « zweideutig »: « von lat. aequivocus=doppelsinnig, mehrdeutig », « (a) unklar, so od[er] so zu verstehen, doppeldeutig […], (b) harmlos klingend, aber von jedermann als unanständig, schlüpfrig, anstößig zu verstehen ».¹⁴ Cela veut dire que l’étymologie est celle d’équivoque, mais qu’un deuxième sens a à voir avec ce qu’on peut caractériser comme « obscène » et « scabreux ». Parfois les Allemands, pour souligner qu’ils utilisent le mot « zweideutig » dans ce sens, disent: « Das war eindeutig zweideutig gemeint ». L’expression allemande « Die Zweideutigkeit des Lebens » peut et est normalement comprise comme le français « équivoque », comme une expression linguistique et herméneutique, mais il peut y avoir aussi une compréhension – moins probable – qui fait penser à Freud et à Saint Augustin. Dans l’interprétation des symboles qui apparaissent dans les rêves, Freud trouve une sorte de «Zweideutigkeit » ; beaucoup de mots signifient un objet de la vie courante tout étant en même temps une allusion sexuelle. Rêver d’une boîte, de chaussures, d’un canon, du problème d’ouvrir son parapluie a un double sens, dont un est sexuel.¹⁵ Avec Augustin, on pourrait souligner la nécessité de la transcendance de l’amour qui doit devenir caritas et se diriger vers Dieu.¹⁶ Mais ce que Tillich dit sur la vie n’a que dans certains aspects à voir avec la sexualité. Après ce travail avec les dictionnaires, nous pouvons déjà retenir trois résultats : 1. Dans tous les termes: ambiguïté, ambivalence, équivoque ainsi que dans l’anglais ambivalence et l’allemand zweideutig nous avons trouvé un sens plutôt linguistique, soulignant un manque de clarté, un besoin d’être interprété pour trouver un sens plus clair. 2. Seul l’anglais ambiguous n’a pratiquement plus que ce sens linguistiqueherméneutique. 3. Par une note en bas de page de la version allemande de la Théologie systématique, nous avons des arguments qui favorisent le mot ambivalence comme étant le meilleur terme chez Tillich.  Duden, Das große Wörterbuch der deutschen Sprache in 10 Bänden. Vol. 1, Mannheim/ Leipzig/Wien/Zürich, Dudenredaktion (Bibliographisches Institut), 1999.  Sigmund Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Folio, 2010.  Cf. Anders Nygren, Eros et Agape, La notion chrétienne de l’amour et ses transformations II, Paris, Aubier, 1944, 5 – 130.

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Ce sens, mais aussi toutes les étymologies et les autres sens des termes renvoient à des descriptions de la vie bien connus en philosophie et à des thérapies non moins célèbres en théologie.

Vu toutes ces réflexions, il paraît toujours relativement difficile de saisir le sens exact de ce que Tillich envisage lorsqu’il parle de l’ambiguïté de la vie. Il n’y a donc pas d’autre solution que d’entrer dans ce que Tillich dit sur les ambiguïtés de la vie pour comprendre ce qu’il veut dire. Si on compare ce que Tillich fait réellement dans la TS, on a vite l’impression que, strictu sensu, il ne parle pas tellement d’ambiguïté, mais d’ambivalence de la vie. La vie a toujours deux tendances contradictoires (« polarités ») qui toutes les deux peuvent détruire la vie, si elles vont trop loin. Donnons seulement un exemple. L’auto-intégration est marquée par la polarité entre individuation et participation. Cette polarité inclut la possibilité de la désintégration. Cet échec peut intervenir dans deux directions. Ou il s’agit d’une incapacité à dépasser une centricité limitée, stable, immuable; dans ce cas, il y a un centre, mais un centre dont le contenu du processus de vie ne change ni augmente; il approche ainsi de la mort par pure identité à soi. Ou le retour est rendu impossible par le pouvoir de dispersion de la diversité; dans ce cas, il y a vie, mais c’est une vie dispersée, faiblement centrée, qui doit affronter le danger de perdre entièrement son centre – ce qui signifie la mort par pure auto-altération. La fonction d’auto-intégration mélangée de manière ambigüe à la désintégration opère entre ces deux extrêmes dans chaque processus de la vie.¹⁷ Il en va de même en réponse à la première question. La description de la vie est dominée par une dualité de tendances contradictoires, il ne s’agit pas d’un simple problème d’interprétation ou de décision, mais d’une ambivalence intrinsèque profonde. D’où la question de savoir si le terme d’ambivalence ne saurait pas mieux rendre ce que Tillich voulait exprimer ? De telles propositions engendrent toujours le problème qu’ils prétendent mieux comprendre un auteur qu’il s’est compris lui-même, mais néanmoins, il me paraît bien fondé de se demander si le terme d’ambivalence n’eut pas été préférable. Nous avançons au moins une explication possible pour justifier pourquoi Tillich n’a pas choisi le mot « ambivalence ». C’est qu’à son époque, ce mot était toujours relativement technique, lié à la psychologie et à la psychanalyse.

 Paul Tillich, Théologie systématique IV, tr. de Jean-Marc Saint, Genève, Labor et Fides, 1991, 38 – 39.

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2 La vision de la vie selon Tillich Si nous acceptons l’hypothèse que Tillich considère la vie comme ambivalente, même le sens anglais ambivalent joue un rôle. Selon le Oxford Advanced Dictionnary, « ambivalent » signifie: « Having or showing both good and bad feelings about sb/sth ».¹⁸ Le terme est clairement lié à une évaluation de type moral. Selon Tillich, « [e]n tout processus de vie un élément essentiel et un élément existentiel, la bonté créée et l’aliénation, se mêlent de telle sorte que ni l’un ni l’autre n’est effectif exclusivement. La vie inclut toujours des éléments essentiels et existentiels; c’est la racine de son ambiguïté. »¹⁹ Même si essence et existence signifient plus que la différence morale entre le bien et le mal, il reste vrai que pour Tillich la vie n’est jamais que bonne, elle est toujours contaminée par la chute de l’essence dans l’existence, donc par le péché. La description de la vie comporte donc un double aspect. D’abord pour Tillich la vie est fragile. Elle est soumise à des tendances contradictoires (comme individuation et participation) qui, si elles deviennent dominantes, peuvent détruire la vie. La solution devrait être une recherche du bon milieu, proche à la pensée grecque, comme l’a développé Aristote dans sa doctrine de la vertu comme mesotès, celle du juste milieu. En même temps la vie est intégrée dans une pensée de la chute. La vie est un mélange d’éléments d’essence et d’existence. Il est toujours et déjà ontologiquement ambivalent dans le sens évaluatif, négatif. Pour la partie qui souligne l’ambivalence et le compromis comme solution, on peut évoquer des passages comme: « Les forces d’intégration et de la désintégration luttent les unes contre les autres dans chaque situation, et chaque situation résulte d’un compromis entre ces forces »²⁰. « L’étude de l’ambiguïté divino-démoniaque dans la relation de la religion avec la theoria converge naturellement sur le problème de la doctrine religieuse […]. Le conflit survenant ici oppose la vérité consacrée du dogme à la vérité qui unit le changement dynamique et la forme créative. »²¹ Cette lutte entre deux tendances paraît un élément différent de l’intégration de la vie dans la doctrine du péché comme chute de l’essence dans existence. Vu les critiques que Pannenberg et Wenz ont adressées à la doctrine de la chute de

 Oxford Dictionary consulté en ligne www.oxforddictionaries.com (dernier accès le 2 janvier 2016).  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 119.  Ibid., 39 – 40.  Ibid., 118.

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Tillich,²² on peut se demander s’il est approprié d’intégrer la vie dans une théorie de l’essence et de l’existence considérée d’emblée comme péché. Ne faut-il pas comprendre la vie d’une manière plus positive? Selon Tillich, la vie est toujours et fondamentalement problématique et elle submergée dans le péché. Et cette situation affecte aussi l’existence. Cela ne rappelle-t-il pas trop le volume De l’inconvénient d’être né de Cioran, ou la gnose, mais pas l’Évangile ou le Christ même est et se révèle par l’expression: « Je suis la vie » (Jean 14, 6)? Ma thèse est qu’on peut dissocier la théorie sur les tendances contradictoires de la vie de la compréhension ontologique de la chute. L’interprétation du péché, comme aliénation sans arrière-fond ontologique, sans phénoménologie classique et trop proche de la dépression,²³ serait plus forte théoriquement et pratiquement. De plus, le péché est-il si fondamental qu’on ne peut dire de la vie qu’elle est fondamentalement ambiguë? L’expérience de la vie paraît différente : elle est belle, courte, parfois difficile à supporter, elle est prise dans des ambivalences destructrices, mais elle n’est pas forcement ambivalente elle-même. Ne serait-il pas mieux de comprendre la vie comme fondamentalement bonne et seulement fragile et en danger par les tensions internes? Cela serait plus proche de la conception biblique de la vie donné par l’esprit de Dieu.²⁴ Toutes les analyses de Tillich dans la Théologie systématique IV garderaient par conséquent leur sens. Il reste toutefois le problème de savoir comment penser la solution, le salut? La solution peut-elle provenir du sacré ou est le sacré est-il lui aussi ambivalent?

3 Le sacré comme salut Parmi les auteurs beaucoup lus ces dernières décennies, on retrouve la figure de Scott Appleby qui en 1999 publiait un livre intitulé The ambivalence of the Sacred. Religion, Violence, and Reconciliation. Le livre du professeur enseignant à Notre Dame est devenu une référence pour les recherches sur des questions

 Cf. Wolfhart Pannenberg, Problemgeschichte der neueren evangelischen Theologie in Deutschland, Göttingen, Vandenhoeck&Ruprecht, 1997, 343 – 344. Gunter Wenz, Subjekt und Sein, Die Entwicklung der Theologie Paul Tillichs, Göttingen, Vandenhoeck&Ruprecht, 1979, 259.  Cf. Martin Leiner, «Depression und Sünde – Tillichs Konzept der Schwermut.» in Les peurs, la mort, l’espérance: autour de Paul Tillich (Lucie Kaennel & Bernard Reymond, éds.), BerlinMünster, LIT, 161– 171.  Pour évoquer d’autres théologiens qui soulignent l’amour de la vie, on peut citer Bonhoeffer et Moltmann. Cf. Christine Schließer, « Love of Live- Jürgen Moltmann and Dietrich Bonhoeffer », in Engaging Bonhoeffer, The Impact and Influence of Bonhoeffer‘s Life and thought. (Matthew Kirkpatrick, ed.), Minneapolis, Fortress Press, 2016.

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comme « religion et violence » et « religion et réconciliation ». L’ouvrage soutient que toutes les religions ont une approche ambivalente à la violence. D’un côté, ils connaissent des valeurs, des narrations, des commandements qui encouragent la violence, de l’autre côté ils connaissent des valeurs, des narrations, des commandements qui encouragent la paix et la non-violence. Les religions ont des militants d’un radicalisme violent et des militants en faveur de la paix. Selon Appleby, l’attitude ambivalente des religions vis-à-vis de la violence provient de l’ambivalence du sacré. Appleby cite le livre Das Heilige (1917) de Rudolf Otto. Sans faire beaucoup de distinctions, Appleby identifie « Das Heilige » («The Holy ») au sacré («The sacred »). Le troisième terme possible « le saint » («The Saint ») n’est pas utilisé. Avec Otto, Appleby affirme que l’expérience du « sacré/Heilige » est le noyau dur, l’élément irrationnel et originairement pré-moral de toute religion. Avec Otto, Appleby affirme également que l’expérience du sacré est une unité de deux émotions contrastantes: le mysterium tremendum qui fait trembler l’homme, et le mysterium fascinans, qui l’enchante. Tandis qu’Otto parle d’unité de contrastes, ce qui se comprend dans le contexte de la psychologie allemande de l’époque, Appleby parle de l’ambivalence de l’expérience sacré, ce qui fait penser plutôt à Freud. Avec David Tracy, Appleby affirme finalement que cette ambivalence ne fait pas nécessairement partie du Divin lui-même, mais qu’elle surgit de la réalité ambiguë de la vie humaine. «Thus, religion is both powerfully disclosive of the sacred and radically limited in its ability to understand what it discloses. »²⁵ Spécialement, il est difficile de savoir et de trancher sur ce qu’est la volonté de Dieu. «The ambivalence need not to reside in the sacred itself, of cause, only in the imperfect human perception of the sacred. The encounter with the Ultimate Reality we name as God, writes theologian David Tracy, discloses not so much a confusion in God as it does “the pluralistic and ambiguous reality of the self, at once finite, estranged, and needing of a power not its own.” »²⁶ En se référant à Otto, Appleby peut expliquer que des actes violents peuvent être des actes religieux, même s’ils contredisent l’éthique d’une religion. Si Dieu est violent et fait trembler, il veut sûrement que nous soyons comme lui. Appleby donne même l’exemple suivant : on ne peut exclure qu’un membre du Hamas commettant un attentat-suicide agisse sous l’impression du sacré et avec l’idée d’accomplir la volonté de Dieu. Appleby argumente aussi que l’ambivalence du

 Scott Appleby, The Ambivalence of the Sacred, Lanham/Maryland, Rowman and Littlefield, 1999, 29. [La vraie date de la publication est novembre 1999, dans le livre on trouve 2000.]  Ibid., 30. La citation est de David Tracy, Plurality and Ambiguity: Hermeneutics, Religion, Hope, San Francisco, Harper & Row, 1987, 89.

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sacré est seulement un état primordial de la religion. Une religion mûre développe des processus de communication, des herméneutiques, des traditions qui dans la plupart des cas soulignent que Dieu est bon, vrai, bienveillant.²⁷ Voilà la théorie très clairement exposée de Scott Appleby. On peut maintenant y faire quelques remarques critiques. Bien que cette théorie puisse expliquer des cas de violence motivée par le sacré, il me semble qu’il y a d’autres raisons et d’autres facteurs qui sont plus importants pour l’exercice de la violence dans beaucoup plus de cas. La violence, dans la plupart des cas, est réactive. De telles raisons sont: le sentiment d’être menacé dans sa vie physique ou dans son identité religieuse, le désir de se venger pour des violences que d’autres ont infligé aux personnes, des obligations envers la famille, la société, le groupe, des situations spécifiques, une éthique générale qui considère l’assassinat d’un membre d’un autre groupe comme un acte vertueux, etc.²⁸ Finalement, les religions ne sont pas si clairement les raisons des violences dans le monde actuel. Elles sont plutôt « le bouc émissaire » (Karen Armstrong) d’un Occident qui refuse de se confronter avec ses propres méfaits.²⁹ Si on accepte l’interprétation du sacré comme ambivalent, il est clair d’emblée qu’il sera difficile de soutenir qu’une ambivalence (celle de la vie) puisse être surmontée par une autre (celle du sacré). Si l’expérience du sacré/Das Heilige est ambivalente, cette expérience ne peut pas nous aider à surmonter les ambivalences de la vie. Tillich s’approche de cette position lorsqu’il parle des ambiguïtés de la religion. Le sacré est menacé par le profane, le divin par le démoniaque. « La religion, comme fonction autotranscendante de la vie, prétend répondre aux ambiguïtés de la vie dans toutes les autres dimensions; elle transcende leurs tensions et leurs conflits finis. Mais, en le réalisant, elle tombe dans des tensions, des conflits et des ambiguïtés encore plus profonds. »³⁰ On peut même penser que Tillich insinue que les deux ambiguïtés sont les mêmes. L’ambivalence de la religion est une expression de l’ambivalence de la vie.³¹ Tillich se dirige vers la nécessité de surmonter l’ambivalence du sacré, mais il me semble que la Bible en dit plus: la mort du Christ surmonte la différence entre le sacré et le profane lorsque le voile du temple se déchire en deux (Mt 27, 51). Le Christ apporte la clarté d’un oui à la vie qui surmonte les ambiguïtés et

 Cf. Ibid., 30 et suiv.  Cf. Harald Welzer, Täter. Wie aus ganz normalen Menschen Massenmörder werden, Frankfurt/ Main, Fischer Verlag, 2007.  Cf. Karen Armstrong, Fields of Blood. Religion and the history of violence, New York, Knopf Publishing, 2014.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 110.  Cf. Ibid., 110.

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les ambivalences. Ainsi, en 2 Co 1, 19 – 20 : « Car le Fils de Dieu, le Christ Jésus que nous avons proclamé chez vous, moi, Silvain et Timothée, n’a pas été oui et non, mais il n’a jamais été que oui ! Et toutes les promesses de Dieu ont trouvé leur oui dans sa personne. Aussi est-ce par lui que nous disons Amen à Dieu pour sa gloire. » La théorie de la vie de Tillich dans la Théologie systématique IV est un chefd’œuvre. Dans un autre exposé³², j’ai argumenté que sa théorie est plus riche et plus différenciée que la théorie des systèmes d’un Luhmann. Dans le présent exposé, j’ai soumis à la discussion quelques réflexions plutôt critiques, que j’aimerais résumer en trois questions : 1. N’aurait-il pas été plus clair si Tillich avait parlé de l’ambivalence de la vie au lieu de parler des ambiguïtés de la vie? 2. Est-ce que la vie n’est pas quelque chose dont il faut parler plus positivement que Tillich le fait? 3. On peut le dire clairement: Ce n’est pas le sacré/Das Heilige qui surmonte les ambivalences de la vie, mais le Christ. Est-ce que Tillich a parlé partout si clairement? En traitant de l’Être nouveau qui surmonte les ambiguïtés de la vie d’une manière fragmentaire, Tillich jusqu’à un certain point a donné une bonne réponse à cette troisième critique. Mais, ne fallait-il pas faire la critique du sacré et lui opposer le Christ peut-être en adoptant le terme du « saint »?

 Texte non publié présenté à Paris pour le groupe Tillich en 1999.

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Ambiguïté des images religieuses dans le catholicisme populaire à la lumière de la théologie de Paul Tillich: l’exemple de Notre-Dame «Aparecida» au Brésil Résumé: Les ambiguïtés des images religieuses et de la dévotion aux saints dans le catholicisme se manifestent déjà dans l’histoire de l’image et de la dévotion à Notre-Dame Aparecida au Brésil. Nous soulignons spécialement les ambiguïtés da la foi populaire et de la religion institutionnelle, en particulier les conflits d’interprétation entre autorités doctrinales et fidèles. Nous faisons ensuite une lecture de ces ambiguïtés à la lumière de l’analyse tillichienne des ambiguïtés de la religion : sacré et profane, divin et démonique. Abstract: Ambiguities in religious images and devotion to saints in Catholicism are already manifest in the history of the image and devoition to Our Lady of Aparecida in Brazil. The author stresses the ambiguities of popular faith and of institutional religion, particularly conflicts of interpretation between doctrinal authorities and the faithful. The essay then reads these ambiguities in the light of a Tillchian analysis of the ambiguities of religion: sacred and profane, divine and demonic.

Parmi les ambiguïtés de la religion, nous centrons notre attention sur le culte des saints, en particulier la Vierge Marie, et la place donnée aux images religieuses dans le catholicisme. Dans une première partie, nous développons l’exemple de l’image et de la dévotion à Notre Dame Aparecida, patronne nationale du Brésil. Il s’agit d’une image de Notre-Dame de la Conception. Dès le XIVe siècle, la doctrine de l’Immaculée Conception s’était répandue dans toute la péninsule ibérique, avec l’appui du magistère de l’Église et spécialement des Rois catholiques. Notre-Dame de la Conception était la sainte patronne du Portugal depuis que le pays avait recouvré son indépendance après 60 ans de domination espagnole, en 1640, ce qui fut considéré comme un miracle de la Vierge. C’est pour cela qu’elle devint vite très populaire au Brésil. Elle avait été apportée par les missionnaires jésuites. La dévotion à la Vierge faisait partie de la catéchèse des missionnaires et la prière du rosaire devint une constante parmi les indiens, les noirs et tout le peuple. DOI 10.1515/9783110486254-019

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Nous partons d’une analyse historique de la dévotion, afin d’y déceler les ambiguïtés : celles du culte authentique et de l’idolâtrie, du merveilleux et des miracles ; celles de la foi populaire et de la religion institutionnelle, en particulier les conflits d’interprétation entre autorités doctrinales et fidèles. Dans une deuxième partie, nous ferons une lecture de ces ambiguïtés à la lumière de la théologie de Paul Tillich: ambiguïté du sacré (divin-démonique) et de ses expressions symboliques (idolâtrie-profanisation, réduction du symbole au concept), ambiguïté de la sainteté et de la dévotion aux saints.

1 Le cas de Notre-Dame Aparecida¹ 1.1 L’image L’histoire commence par le voyage du nouveau gouverneur de la capitainerie de São Paulo, Dom Pedro Miguel de Almeida Portugal e Vasconcelos, de São Paulo, où il venait de prendre ses fonctions, à Vila Rica, centre de l’extraction de l’or. Il devait passer par le village de Saint-Antoine de Guaratinguetá, situé au bord du fleuve Paraiba, afin d’y reprendre ses bagages, envoyés à dos d’âne depuis le port de Santos. À cause du retard des bagages dû à la pluie, le gouverneur demeura dans le village du 17 au 30 octobre 1717. En vue d’agrémenter son séjour, le conseil municipal convoqua les pêcheurs de la région pour lui rapporter du poisson. Parmi eux, João Alves, Domingos Martins Garcia et Felipe Pedroso lancèrent leurs filets sans succès toute la nuit, jusqu’à ce qu’apparût le corps, puis la tête, d’une image de Notre-Dame de la Conception, noircie par un long séjour dans la vase. Les filets lancés à nouveau, plusieurs fois, revinrent pleins de poissons. Le fait, qui reproduit le miracle de la pêche miraculeuse dans l’Évangile, fut attribué par la suite à la providence, mais il n’est pas sûr que les pêcheurs en aient eu conscience sur le champ. Tout indique, d’ailleurs, que le banquet offert au gouverneur n’eût jamais lieu, et que celui-ci n’eût pas con-

 Nos principales sources sont : Júlio J. Brustoloni, História de Nossa Senhora da Conceição Aparecida: A imagem, o santuário e as romarias, 10e éd., Aparecida – SP, Editora Santuário, 1998 ; Zilda Augusta Ribeiro, História de Nossa Senhora da Conceição Aparecida e de seus escolhidos, Aparecida –SP, Editora Santuário, 1998; Rodrigo Alvarez, Aparecida: a biografia da santa que perdeu a cabeça, ficou negra, foi roubada, cobiçada pelos políticos e conquistou o Brasil (la biographie de la sainte que perdit sa tête, devint noire, fut volée, convoitée par les politiciens et conquit le Brésil), São Paulo, Globo, 2014.

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naissance du miracle de la pêche.² Il est vrai que, dans les récits populaires, les images miraculeuses apparaissent habituellement au fond de l’eau, quand ce n’est pas sous le soc d’une charrue. Trouver une image dans une rivière n’avait rien d’extraordinaire, car c’était l’habitude de se défaire d’une statue brisée, pour éviter la malédiction. Selon une croyance populaire, l’image se serait cassée quand elle fût lancée à la tête d’un serpent qui menaçait une jeune fille. Comme dans la lecture chrétienne du troisième chapitre de la Genèse, NotreDame écrasa la tête du reptile. Toujours est-il que l’image fût recollée avec de la cire et conservée dans un bahut dans la maison d’un des pêcheurs. Ce n’est qu’après quelque temps que la famille prit l’habitude de prier le rosaire tous les samedis soirs devant l’image, avec la présence croissante de voyageurs de passage, sur la route des mines d’or. L’image fut désormais invoquée sous le nom de Notre-Dame de la Conception Aparecida (apparue). Le premier miracle éclata alors « comme réponse d’espérance de l’image noire au peuple brésilien souffrant ».³ Un soir, lors de la prière, les deux cierges qui éclairaient la salle s’éteignirent tout-à-coup et se rallumèrent tout seuls quelques instants plus tard. Le culte des origines était dépourvu de rigueur religieuse et a passé de longues années loin des yeux de l’Église. Il faut savoir que le catholicisme populaire au Brésil était essentiellement – et est encore en grande partie – une religion de laïcs, transmise de père en fils, en raison de l’absence séculaire d’assistance pastorale du clergé loin des grands centres, sauf de manière sporadique pour les baptêmes, mariages, confessions et communions. Mais l’Église institutionnelle devait finir par s’intéresser à une dévotion en constant progrès. Le curé de la paroisse de Guaratinguetá, dont dépendait le hameau de SaintAntoine, alla s’assurer personnellement de l’authenticité de la dévotion, après quoi il fut décidé de construire une chapelle. Une histoire répandue parmi la population raconte que chaque fois que le curé voulait apporter l’image à l’église pour l’y conserver, elle revenait miraculeusement pendant la nuit. Cette histoire est significative du conflit latent entre la foi populaire et l’Église officielle. Un autre symptôme de ce conflit est l’interdiction de baiser l’image, officiellement pour des raisons de sécurité. Les fidèles avaient l’habitude de dormir dans la chapelle et d’y organiser des processions clandestines, à l’insu du curé, au cours desquelles ils baisaient l’image. Peu à peu, l’image fut retirée des mains des fidèles, en vue d’éviter des abus « idolâtres ».  Selon le récit écrit en 1751, retrouvé dans les archives du Vatican par un jésuite brésilien, le père Serafim Leite, vers 1945.  Zilda Augusta Ribeiro, História de Nossa Senhora da Conceição Aparecida e de seus escolhidos, 20. L’auteure raconte avec sympathie l’histoire de la dévotion religieuse.

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La chapelle devint vite trop petite pour tout le monde et pour les nombreux ex-votos laissés par les pélerins. On construisit alors une nouvelle église, conforme aux Constitutions de l’Archevêché du Brésil, grâce à la donation d’un terrain sur la « colline des cocotiers », là où l’image avait d’abord été conservée. L’inauguration solennelle eut lieu le 26 juillet 1745, fête de sainte Anne. La chapelle, fréquentée par les dévots durant cent trente-huit ans, est à l’origine de la ville d’Aparecida. Des paysans des environs vinrent s’y établir et, en même temps, surgit un commerce d’articles de dévotion, comme sur tous les lieux de pélerinage. A côté de la chapelle se trouvait la salle des promesses ou des miracles, où étaient conservés les objets: messages écrits, images, vêtements, béquilles, parties du corps en cire, ex-votos qui témoignent de la ferveur populaire. Cette salle existe toujours dans les deux églises construites par la suite. Actuellement, en guise de remerciements pour les grâces obtenues en réponse aux promesses des dévots, on y trouve aussi des photos, plaques de bronze ou de plastique, fleurs artificielles, maquettes de maisons, disques, livres, diplômes, carrosseries, trophées, uniformes, etc. Comme nous l’avons dit, l’image n’était pas originellement noire: faite de terre cuite, elle était peinte et a dû perdre ses couleurs par l’action de la vase dans la rivière, et aussi à cause de la fumée des bougies. Mais ce fait a été utilisé par la dévotion populaire pour mettre Aparecida du côté des pauvres et des opprimés, qui étaient souvent des esclaves noirs, peuple maltraité qui trouva en elle l’expression de sa race, de sa couleur, de son histoire. On raconte le cas d’un esclave fugitif, recapturé et en route pour être remis à son propriétaire. Il demanda la grâce de pouvoir prier devant la chapelle et voilà que ses chaînes se brisèrent d’elles-mêmes. Pour ne pas contrarier la sainte, l’esclave fut laissé en liberté. La dévotion a gardé cette connotation sociale. Une légende populaire raconte qu’une petite fille guérie de la cécité se serait exclamée en voyant la statue: « Mais elle est noire! » Comme punition, elle redevint aveugle. L’histoire, bien que basée sur une erreur théologique, contient une critique implicite du préjugé raciste. Une nouvelle église, en fait l’agrandissement de l’ancienne, a été inaugurée en 1888, année de l’abolition de l’esclavage. Elle est reconnue comme sanctuaire officiel par l’archevêque Dom Lino Deodato Rodrigues de Carvalho en 1893 et reçoit du pape Pie X le titre de basilique mineure en 1908. À cette époque, y viennent déjà des milliers de pélerins. Dans les années trente du vingtième siècle, on pense à l’édification d’une nouvelle basilique, tout en conservant celle qui deviendra la Basílica Velha. La construction ne commença effectivement qu’en 1955. Elle sera utilisée partiellement à partir de 1959. En 1958, est créé l’archevêché d’Aparecida. Consacrée et proclamée basilique mineure en 1980 par

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le pape Jean-Paul II, la basilique est toujours en construction actuellement, bien qu’il y manque peu de choses. Par ses dimensions, c’est la seconde basilique du monde, juste après la basilique Saint-Pierre de Rome. Les travaux suivent le rythme des aumônes données par les fidèles. Entre-temps s’est développé un prospère « Centre d’accueil au pèlerin », en dehors de l’espace sacré. En 1984, la Conférence Episcopale déclare officiellement la nouvelle basilique sanctuaire national. Il y a des pélerinages gigantesques à l’époque de la fête, en octobre, et aussi en mai. Les pélerinages diocésains se partagent les autres dimanches de l’année. La dernière grande assemblée du CELAM (Conseil épiscopal latinoaméricain) a eu lieu à Aparecida en présence du pape Benoît XVI et du cardinal Jorge Bergoglio. Celui-ci, devenu le pape François, demanda à se rendre à Aparecida lors de sa visite au Brésil pour les Journées Mondiales de la Jeunesse, alors que ce n’était pas prévu au programme. Selon Rodrigo Alvarez, « c’est probablement le mélange de foi, passion et identification qui nous permet de comprendre Aparecida comme le premier symbole vraiment national, représentant l’unité du pays. Car même ceux qui ne se sentent pas proches d’elle pour des motifs religieux savent qu’en voyant cette image triangulaire au manteau bleu, ils voient un portrait du Brésil ».⁴ Les pélerins viennent de loin pour demander l’une ou l’autre grâce à NotreDame: guérison, protection, réussite dans les études, mariage, emploi, une meileure situation financière, etc. D’autres ont fait un voeu, une promesse et viennent « payer » la grâce obtenue, par le pélerinage lui-même et par les objets laissés dans la salle des promesses, avec une lettre racontant ce qui s’est passé. Mais cela n’est pas au goût de tout le monde. En 1978, l’image est l’objet de l’attaque d’un jeune protestant évangélique, qui la brise en plus de deux cents morceaux et de la poussière. « Des prêtres affirmèrent à l’époque que Rogério Marcos avait été influencé par les sermons fanatiques d’un pasteur, apparemment possédé par une rage incontrôlable contre ce qui depuis Calvin et Luther était la cible de la furie des protestants contre les catholiques: le culte des images et l’adoration des figures humaines, spécialement le culte à Marie ».⁵ Rogério Marcos avait d’ailleurs déjà attaqué une image de saint dans sa paroisse, utilisant pour ce faire la nappe d’autel. Reconnu schizophrène par le tribunal, l’agresseur fut interné dans un asile psychiatrique. L’image, qui avait déjà connu de nombreuses restaurations au cours du temps, spécialement pour recoller la tête, a été restaurée au Musée d’Art de São Paulo. Utilisant la matière originale dans la mesure du possible – pour le dévot, c’est celle-ci qui est « sacrée » – la

 Rodrigo Alvarez, Aparecida, 16.  Ibid., 33.

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restauratrice a dû remodeler entièrement certaines parties, dont la tête.⁶ Un autre incident du même ordre s’est passé quelques années plus tard, lorsqu’un pasteur de l’Église universelle du Règne de Dieu donna un coup de pied à une image de Notre-Dame Aparecida au cours d’une émission de télévision. Il fut toutefois désavoué par son Église et envoyé à une mission lointaine, en Afrique du Sud. Encore actuellement, les cas d’agression à des images de la Vierge ne sont pas rares.

1.2 La romanisation et les rédemptoristes Par la proclamation de la république, en 1889, l’Église cessa de dépendre du régime du Patronage (Padroado), qui donnait tout pouvoir aux souverains portugais, puis aux empereurs du Brésil, leur permettant de ne pas appliquer les décisions du Concile de Trente. La reprise en mains de l’Église par les « évêques réformateurs », déjà dans la deuxième moitié du 19e siècle, visait à instaurer le catholicisme tridentin, beaucoup plus centré sur le clergé, sur la messe et sur les sacrements, sur la base d’une catéchèse systématique et d’une moralisation des comportements, que sur la dévotion individuelle. Ce processus fut appelé « romanisation » par les historiens. Au contraire, dans le catholicisme dévotionnel, l’accès du dévot au saint est personnel, immédiat et exclusif, par l’intermédiaire d’une statue ou image bien définie et la foi se traduit en une véritable intimité entre le dévot et le saint ou la sainte représentés par l’image. De la part du fidèle, il y a une liberté totale de parler avec de grands gestes, comme l’on parle à une personne. Différemment de ce qui se passe pour la relation avec Dieu – devenu distant et abstrait – chaque personne choisit son saint de dévotion ou, plutôt, se sent élue par lui et établit un pacte d’alliance, permanent ou temporaire. Il s’agit toujours d’un échange de faveurs, sanctionné par une espèce de contrat: des promesses pour résoudre des problèmes de santé, de famille ou de travail.⁷

 La jeune restauratrice eut bien du mal à supporter la supervision du recteur de la Basilique, le père Izidro. Celui-ci voulait à tout prix retrouver la couleur originale de la statue, comme elle devait être avant son séjour au fond de la rivière. Insatisfait de la restauration, le père Izidro alla jusqu’à « rapter » l’image pour tenter, avec l’aide de deux restaurateurs amateurs, de rétablir la couleur première de la tête. Il la garda clandestinement dans sa chambre durant trente-quatre jours.  Voir Étienne Higuet, « Devoção e romaria à Santíssima Trindade – Um olhar simpático na perspectiva de Paul Tillich », dans Revista Eletrônica Correlatio, 3 (5), juin 2004, 31.

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En Marie, c’est surtout la dimension de la maternité qui est mise en valeur par le peuple et d’ailleurs aussi par la traditon institutionnelle des Églises chrétiennes. La mère est un symbole englobant qui émet presque toujours énergie positive, affection, chaleur, compréhension et vie. La dévotion à Marie se lie aux nécessités de base de l’existence. Ce qui importe au peuple, c’est de sauver sa vie, individuelle et collective, de sauver son droit de vivre avec un minimum de dignité. Pour cette raison, les arguties dogmatiques établies à partir d’un autre monde culturel comptent peu.⁸ Le processus de romanisation se fit également sentir à Aparecida. Au moment de la proclamation de la république en 1889, il restait très peu de prêtres au Brésil, y compris à Aparecida, à cause de la politique impériale d’expulsion des grands ordres religieux, de la fermeture des séminaires et de l’interdiction de former des prêtres sur le territoire national. La solution était d’en importer. Les évêques partirent en quête, en Europe, de nouvelles congrégations post-tridentines, surtout missionnaires et enseignantes. Les sanctuaires d’Aparecida et de Trindade furent confiés aux rédemptoristes. C’est ainsi que treize religieux rédemptoristes allemands arrivèrent à Rio en 1894. Aparecida devint le centre de la province de la congrégation au Brésil. Les religieux se chargèrent immédiatement de la réorganisation de l’administration du sanctuaire et des registres de baptême et de mariage. Ils organisèrent le culte, avec la messe quotidienne et l’administration des sacrements. Impressionnés par l’ignorance de la population, ils mirent aussi en route la catéchèse. Le séminaire rédemptoriste est fondé en 1898, la Maison d’éditions « Sanctuaire » et le journal Sanctuaire d’Aparecida en 1900. Ils construisirent aussi un couvent, un édifice énorme bâti sur le modèle du château de Versailles. Les pères mirent en oeuvre la rénovation pastorale de la région, par des missions populaires et l’édition d’un Manuel du Dévot. ⁹ En somme, la dévotion aux saints, en particulier à la Vierge Marie et la vénération des images présentent des risques évidents d’idolâtrie, de magie, de superstition. Il en est de même du merveilleux et des miracles qui leur sont liés.

 Cfr. Ivonne Gebara & Maria Clara Bingemer, Maria, mãe de Deus e mãe dos pobres: um ensaio a partir da mulher e da América Latina, Petrópolis, Vozes, 1987, 143. Dans un autre sens, la théologie féministe a montré les manipulations du culte marial opérées au cours des siècles pour légitimer des conceptions déterminées du statut de la femme dans la famille et dans la société.  Missionarios Redentoristas, Manual do devoto de Nossa Senhora Aparecida, Aparecida, Santuário, Nova edição, 2009. Il serait injuste, surtout actuellement, de voir dans les pères rédemptoristes de simples instruments de « romanisation ». Loin d’observer servilement les directives des « évêques réformateurs », ils ont élaboré une catéchèse certes intégratrice, mais profondément respectueuse des expressions religieuses populaires.

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Elles provoquèrent, au cours de l’histoire du christianisme, des réactions aniconiques et iconoclastes, en particulier dans l’Église byzantine du sixième siècle et à l’époque de la Réforme en Occident. Elles déterminent, encore aujourd’hui, les relations entre catholicisme et protestantisme, mais aussi entre religion populaire et religion institutionnelle. Dans la deuxième partie, nous développerons une analyse à partir de la théologie de Tillich, en particulier de son exposé des ambiguïtés de la religion dans la Théologie Systématique. ¹⁰

2 Dialoguant avec Tillich 2.1 Les ambiguïtés de la religion et des images¹¹ Pour Tillich, tout acte culturel dans l’élément du langage est toujours en même temps constitution et destruction du sens. Cela vaut aussi pour les créations du langage religieux, y compris le langage des images. Dans la religion, la vie humaine se transcende de manière ambiguë, par l’ambiguïté du sacré et du profane et par l’ambiguïté du divin et du démonique.¹² « Le sacré est la qualité de ce qui préoccupe l’être humain de manière ultime. D’après Otto, c’est la présence du divin qui transcende la structure sujet-objet de la réalité, le tremendum et fascinosum, l’abîme et le fondement de l’être humain. »¹³ La grandeur de la religion est la transparence au sacré, c’est-à-dire au fondement de l’être. « En ce sens, nous pouvons parler d’Écritures sacrées, de communautés saintes, d’actes sacrés, fonctions sacrées, personnes saintes ».¹⁴ Dans le cas des personnes, leur sainteté n’est pas leur qualité morale, cognitive ou religieuse, mais leur pouvoir de renvoyer au-delà d’elles-mêmes, leur pouvoir d’auto-transcendance. Dans la religion, la grandeur devient la sainteté, mais la religion est aussi la réfutation radicale de la prétention de la vie à la sainteté. C’est que tout acte religieux contient des éléments profanisants. En particulier, par la profanisation  Nous nous limitons à l’examen de la Théologie Systématique, laissant à d’autres contributions de ce colloque le soin de montrer l’évolution de la pensée de Tillich sur l’ambiguïté. Ce qui nous guide est la possibilité d’éclairer la dévotion à Notre-Dame Aparecida à partir de la théologie de Tillich. Nous ne nous intéressons pas aux fondements du concept d’ambiguïté, mais à ses possibles applications.  Pour ce qui a trait aux ambiguïtés de la vie en général, nous renvoyons à d’autres communications reprises dans ce volume.  Voir Paul Tillich, The Demonic in Art« in On Art and Architecture, John Dillenberger Ed., New York, Crossroad, 1987, 102– 118.  Paul Tillich, Systematic Theology I, London, James Nisbet & Co Ltd, 1968, 239.  Paul Tillich, Systematic Theology III, London, James Nisbet & Co Ltd, 1968, 105.

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institutionnelle, la religion devient dans sa forme institutionnalisée une partie de la réalité finie : prescriptions, énoncés doctrinaux, groupes de pression, pouvoir politique de force. Tout cela peut étouffer l’expérience religieuse et la ferveur de la dévotion.¹⁵ Dans le cas de l’ambiguïté du divin et du démonique, le symbole du démonique n’est pas simplement négation du divin, mais participation à la puissance et à la sainteté du divin, quoique de manière pervertie. Le fini (par exemple, une nation, une église, une spiritualité, une dévotion religieuse ou encore des dimensions partielles d’une personnalité centrée) revendique l’infinité ou la grandeur divine. Le démonique falsifie la transcendance, en identifiant au sacré un porteur déterminé de la sainteté.¹⁶ Ainsi, les saints peuvent être des véhicules de la sainteté divine, mais deviennent des idoles s’ils sont identifiés au divin. Les formes changeantes de l’existence humaine morale et culturelle participent au sacré sans être elles-mêmes le sacré. Si elles élèvent la prétention d’être le sacré, elles deviennent démoniaques. Cela vaut pour les groupes porteurs du sacré, comme les églises, et aussi pour la personne du « saint ». La communauté ecclésiale est sainte dans la mesure où elle est la manifestation de la communauté spirituelle, mais elle en est en même temps la perversion. De même, il y a des individus qui anticipent la « vie en présence de l’Esprit », par leur croissance en conscience, liberté, solidarité et auto-transcendance. Ce sont des images de la perfection qui s’offrent à ceux qui marchent vers la sanctification. La sainteté de l’Église et du chrétien, c’est leur transparence au sacré. Les principes de justice et d’humanité sont les critères de l’authenticité du sacré dans la personnalité sainte et dans la communauté sainte.¹⁷ Tillich rappelle que le protestantisme ne reconnaît pas un type de saints jouissant d’une supériorité morale sur les autres, mais qu’il reconnaît la sanctification, et il peut soutenir qu’il y a des êtres humains in-formés par la force de l’Esprit divin représentant cette force. Cela correspond à une forme de religion plus extatique que morale, comme la religion populaire. Ces êtres humains représentent les autres membres de la communauté comme des symboles de la maturité dans le processus de sanctification. Ils constituent des exemples de la réalisation du Nouvel Être dans la vie personnelle.¹⁸ Nous avons pu observer, dans la piété mariale brésilienne, tant dans l’expérience religieuse que dans la  Cf. Ibid., 106 – 107.  L’allemand et l’anglais n’ont qu’un mot pour désigner le sacré et le saint, qui peuvent être distingués dans les langues latines : heilig, holy.  Cf. Ibid., 108 – 113.  Cf. Ibid., 252– 253.

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conception de la sainteté qui lui est sous-jacente, aussi bien les traits négatifs de démonisation et profanisation, que la dimension positive de représentation et transparence au sacré. Dans les discussions qu’il a menées au Japon avec des interlocuteurs bouddhistes et des missionnaires chrétiens, Tillich traite directement de la piété populaire. Dans le récit de son voyage, il raconte, qu’à l’occasion d’une rencontre avec des universitaires bouddhistes, il a « pu leur poser des questions sur le bouddhisme en tant que religion vivante et sur la distorsion idolâtrique des symboles dans le bouddhisme populaire ». Il en conclut que, selon ses impressions, « le bouddhisme en tant que foi populaire demeure un problème irrésolu pour la plupart d’entre eux ».¹⁹ Dans une disscussion avec des chercheurs de l’Université Otani, Tillich pose la même question : Il y a un profond clivage entre le bouddhisme «au sommet» – celui des fondateurs, des prêtres, des moines, des théologiens, etc. – et le bouddhisme du peuple. […] Y a-t-il dans le bouddhisme quelque chose d’analogue [à la Réforme protestante] : un pont entre la religion populaire, toujours susceptile de devenir superstitieuse et démonisée et le ‘sommet’ qui est au-delà du concret et qui entretient un rapport direct avec le principe du Bouddha ou le principe ultime ?²⁰

Dans les échanges qui suivent, Tillich reprend son idée de la démonisation, en tentant de l’appliquer au bouddhisme. Il se demande si les hauts responsables du bouddhisme font quelque chose pour que les pratiques superstitieuses de la religion populaire ne détournent pas complètement de la religion les classes moyennes éclairées. La réponse bouddhiste est que le bouddhisme n’est pas un système de doctrine, mais d’abord une expérience. Il y a eu aussi des mouvements de réforme dans le bouddhisme, comme le shin et le zen, qui ont purifié, bien qu’imparfaitement, le bouddhisme des formes déviantes magiques, idolâtriques ou démoniques, aussi bien dans la classe supérieure intellectuelle que dans les classes moyennes et inférieures. « De cette façon, même les paysans pouvaient avoir une très profonde expérience religieuse ».²¹ Tillich reprend aussi sa conception du démonique dans la discussion avec les missionnaires chrétiens au Japon. Puis, il rappelle la question posée aux bouddhistes sur la piété populaire et note que la réponse reçue ne l’a pas satisfait : « Il estime, en effet que, d’un point de vue bouddhiste, rien ne saurait être mécanisé, superstitieux ou démonisé… et il a affirmé que la piété la plus

 Paul Tillich, Le christianisme et la rencontre des religions, Genève, Labor et Fides, 2015, 295.  Ibid., 316 – 317.  Ibid., 318.

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primitive… peut être le moyen d’éveiller l’esprit du Bouddha en tout être humain ».²² Comparant le bouddhisme et le shintoïsme à l’Église catholique romaine, Tillich se demande « pourquoi le christianisme a intégré en lui tout cela [j’entends qu’il s’agit des pratiques de la piété populaire], pourquoi cela s’est fait en dépit de la fondation chrétienne du christianisme ».²³ On reste donc sur l’impression que Tillich n’apprécie guère la piété populaire catholique, bien qu’il n’en traite pas ici ex professo. Sa considération est plus pratique et circonstancielle que dogmatique. Du point de vue de Tillich, la piété populaire, centrée sur l’expérience, a donc besoin d’une régulation institutionnelle, pour éviter la démonisation, ce dont nous prenons acte. En cela, il s’oppose à ses interlocuteurs bouddhistes. Cette régulation a été produite par la Réforme protestante, qui aurait créé un « pont » entre la piété populaire et le « sommet ». Elle serait présente aussi dans le catholicisme, du moins dans les monastères. Mais, face à des interlocuteurs bouddhistes, Tillich ne s’étend pas sur la figure que la régulation institutionnelle pourrait prendre dans le christianisme actuel.²⁴

2.2 Que dit Tillich de la dévotion aux saints et du culte de Marie ? Tillich voit dans le culte marial une conséquence du processus d’abstraction dans la conscience religieuse, qui éloigne celle-ci de la Trinité et même du Christ. C’est que, quand ils deviennent abstraits, les symboles ne peuvent plus remplir leur fonction de répondre à des questions existentielles.²⁵ Ce que Tillich dit du dogme trinitaire pourrait être appliqué au dogme marial (Immaculée Conception, Assomption) dans le catholicisme, qui a fait du symbole de Marie une entité métaphysique. La théologie et le dogme transforment les symboles en concepts, ce qui leur fait perdre leur pouvoir révélateur.  Ibid., 323.  Ibid., 325 – 326.  En fait, avant de formuler sa question, Tillich affirme que la Réforme « a aboli un grand nombre, sinon la plupart, des usages propres à la religion populaire, en vue de rendre le christianisme compréhensible aux laïcs éclairés de la classe moyenne [surgie au XVIe siècle] » (Ibid., 316). À nos yeux, la Réforme n’a donc pas créé de véritable pont entre la religion érudite et la religion populaire, puisqu’elle a pratiquement détruit cette dernière. De la sorte, la réponse de la Réforme, telle que formulée par Tillich, ne peut pas nous satisfaire pleinement. Par contre, ce « pont » existe sans doute dans les mouvements de « réveil » et pentecôtistes, quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur eux d’autre part.  Cf. Paul Tillich, Systematic Theology III, 304.

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Par ailleurs, le catholicisme élève la Vierge Marie à une position où elle atteint presque une dignité divine. Pour la piété populaire de beaucoup de catholiques actuels, Marie possède une signification bien plus grande que l’« Esprit-Saint » et même le Christ. Si la doctrine de la Vierge Marie comme corédemptrice devait devenir un dogme (et Tillich prévoit qu’il en sera ainsi), elle serait élevée à l’inconditionnalité et, en conséquence, atteindrait la position de l’une des personnes au sein de la vie divine.²⁶ En réalité, pour les catholiques, Marie appartient à la sphère divine, non comme co-rédemptrice mais comme médiatrice entre Dieu et l’être humain et elle est toujours subordonnée au mystère divin. La Vierge Marie ne révèle plus rien aux protestants et, pour eux, la virginité de Marie a cessé d’être un symbole du divin. C’est que la situation dans laquelle ce symbole est né a cessé d’exister : la relation avec Dieu a changé, la relation directe et immédiate avec lui a rendu inutile une instance médiatrice. Tillich paraît regretter que, avec la lutte de la Réforme contre tous les médiateurs humains entre Dieu et l’être humain, le symbole de la Vierge Marie ait été liquidé –- et que, par ce processus purificateur, l’élément féminin dans l’expression symbolique de ce qui nous préoccupe de mode ultime ait été, en grande partie, obscurci.²⁷ Toutefois, pour lui, le symbolisme trinitaire peut suppléer à cette absence du féminin, en transcendant l’alternative entre le masculin et le féminin.²⁸ Mais en est-il bien ainsi ? Le principe protestant n’aurait-il pas besoin ici d’un peu de substance catholique ? Ne devrait-on pas, en quelque sorte, « penser avec Tillich au-delà de lui », en retournant, au besoin, la pensée de Tillich contre elle-même?²⁹ Par exemple, nous savons que, pour Tillich, la recherche de la vie sans ambiguïté transcende toute forme ou symbole religieux dans lesquels elle s’exprime. En ce sens, en forçant un peu (peut-être beaucoup) la pensée de Tillich, Marie pourrait être un symbole de la vie non-ambiguë. Elle est symbole d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre et, participant à la résurrection du Christ, elle symbolise la résurrection du corps dans l’Assomption : un corps spirituel est un corps exprimant la totalité de l’être de l’être humain transformé par l’Esprit divin. Elle est ainsi un symbole cosmique et eschatologique. Cela

 Ibid., 311.  Ibid., 312. Voir aussi: «Das Wesen der religiösen Sprache», dans Die Frage nach dem Unbedingten, Gesammelte Werke V, Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk, 1978, 221.  Ibid., 314.  On pourrait prolonger la réflexion à partir des textes de Tillich sur la «substance catholique», repris dans le volume: Paul Tillich, Substance catholique et principe protestant, ParisGenève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1995.

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n’empêche que toutes ces images et symboles doivent être transcendés. Il appartient d’ailleurs à la nature du symbole religieux d’exprimer – ou d’évoquer – une réalité qui, par sa propre essence, transcende tout ce qu’on peut trouver dans le monde de l’expérience concrète, et ne peut donc pas devenir l’objet d’un acte de l’esprit. Parlant de la lutte contre les ambiguïtés dans la vie des Églises et du sens de la Réforme, Tillich se réfère à la polarité entre vérité et adaptation. Dans la première Église, les masses assumèrent, avec le consentement des autorités ecclésiastiques, des tendances polythéistes, soit par la vénération des images, soit par le culte des saints, spécialement le culte marial. Sans ces adaptations, l’oeuvre missionnaire aurait été impossible. Mais, dans le processus d’adaptation, le contenu du message chrétien est sans cesse en danger de se perdre. Il y a un risque d’abandonner le pôle de la vérité au nom de l’adaptation.³⁰ Enfin, nous ne pouvons pas ne pas mentionner la fameuse expérience de Tillich avec la madone de Botticelli : dans ce cas, l’image de la Vierge Marie est reconnue digne de laisser transparaître l’Inconditionné. Au musée de Berlin, Tillich revoit l’image qui, sous la forme d’une reproduction dans une revue, l’avait réconforté pendant la bataille de Verdun. Ce fut une expérience extatique de la pure beauté. Quelque chose de la source divine de toutes choses le submerge et l’ébranle. Ce moment a affecté toute sa vie, lui donnant les clés de l’interprétation de l’existence humaine et lui apportant joie de vivre et vérité spirituelle. L’image avait ouvert à Tillich une nouvelle dimension de l’être et de son âme.³¹ Ne pourrions-nous pas étendre à toutes les images ce que Tillich dit de la peinture ? C’est que, pour Tillich, les créations artistiques visent au-delà d’ellesmêmes, elles renvoient au fondement inconditionné de l’être, elles révèlent quelque chose du fondement divin de toutes choses. Par une expérience du sacré, les formes artistiques, aussi bien religieuses que séculières, fournissent les clés de l’interprétation de l’existence humaine. Quand il contemple une oeuvre picturale, l’être humain est capable de rompre la surface des formes et pénétrer, bien que de façon fragmentaire, leur teneur substantielle, le pouvoir spirituel qui bat en elles. C’est le cas d’une religion sacramentelle, comme le catholicisme, où la Réalité Ultime est fortement déterminée par le visuel et est associée à des objets, personnes, symboles et évènements. L’art transforme les éléments na-

 Ibid., 228.  Paul Tillich, «One Moment of Beauty», dans On Art and Architecture, 234– 235.

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turels de la réalité brute en symboles de ce qui transcende le matériel. Il a le pouvoir d’anticiper fragmentairement le salut, la réconciliation avec l’infini.³² Prolongeant la pensée de Tillich : le divin se manifeste concrètement en objets et personnes. Et la relation familière avec le divin inclut la nécessité de voir, entendre, contempler, toucher, embrasser, palper (Cf. I Jn 1, 1). La foi et la dévotion s’expriment avec tout le corps. Au lieu de voir seulement dans les figures, images, représentations, personnes et symboles des expressions idolâtres et superstitieuses, ne pourrions-nous pas y reconnaître des médiations possibles du Dieu suprême ? Aucune image n’épuise son mystère insondable, mais toute représentation évoque un rayon de sa lumière. Tout cela explique sans doute la résistence populaire infatigable à l’endoctrinement et au contrôle de la dévotion par le clergé. Le processus de romanisation du catholicisme brésilien, depuis le 19e siècle jusqu’à nos jours, dans l’intention louable de protéger la dévotion contre le danger de démonisation, a fini par reproduire la romanisation impériale, qui voulait unifier la multiplicité des peuples et des cultures sous un unique pouvoir absolu. Nous pouvons appliquer ici l’analyse des ambiguïtés de la vie dans la dimension historique, dans l’ultime partie de la Théologie Systématique. L’ambiguïté du pouvoir, de l’Imperium et de la centralisation ronge toutes les sociétés y compris les Églises. Aussi bien la volonté de puissance et la conscience d’une mission à remplir de la part du colonisateur portugais, puis de l’empire brésilien, maîtres de l’Église, que la centralisation romaine ont produit une fausse universalité qui colonise les consciences et étouffe la créativité culturelle et religieuse, provoquant, selon Tillich, « la perte et la destruction de la forme, de la vie et du sens ». En luttant contre la démonisation, on est tombé dans la profanisation, au risque de vider de son contenu spirituel la forme cultuelle de la dévotion. Malgré cela, Notre-Dame Aparecida entra dans la vie des pauvres et des esclaves, comme compagne de leur difficile vie quotidienne et inspiratrice de nombreuses luttes populaires. Et encore : « Les eaux de la rivière noircirent l’image, lui donnèrent la couleur du peuple maltraité. Les noirs, surtout, trouvèrent en elle l’erxpression de leur race, de leur couleur, de leur histoire. »³³ Ce qui ne veut pas dire qu’on oublierait les ambiguïtés de la religion populaire, comme ses tendances individualistes et matérialistes et la constante tentation d’idolâtrie, qui menace d’ailleurs toute vie religieuse. Nous pouvons voir cela, par exemple, dans le caractère absolu que le dévot attribue à son saint et à son image favorite et dans la rivalité qui s’en suit entre le sanctuaire national

 Cf. On Art and Architecture, passim.  Ivonne Gebara & Maria Clara Bingemer, Maria, mãe de Deus e mãe dos pobres, 180.

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d’Aparecida et d’autres sanctuaires au Brésil, lesquels rivalisent d’ailleurs aussi entre eux.

3 Conclusion Une des idées les plus intéressantes de Tillich est celle du mélange indissociable, dialectique et paradoxal, indistinct et explosif des structures de création et des structures de destruction dans le monde, dans la culture humaine et a fortiori dans la religion, qui est la dimension de l’être humain qui va le plus loin et le plus haut, jusqu’au Dieu au-dessus de Dieu, en qui est surmontée la dialectique du fondement et de l’abîme. C’est par la religion que l’humanité reçoit les plus hautes révélations, mais c’est aussi par elle qu’elle risque les plus grandes perversions. Il en sera de même de la dévotion à Notre-Dame Aparecida au Brésil. Pour le montrer, nous avons d’abord retracé l’histoire mouvementée de l’image et de la dévotion, depuis la pêche miraculeurse jusqu’à la restauration de l’image brisée, passant par la construction de plusieurs églises, chacune plus majestueuse que la précédente. Une première grande ambiguïté apparaît déjà dans la nature des récits, où se mêlent légendes populaires, histoire théologique guidée par la Providence et historiographie critique. Les autres ambiguïtés se manifestent dans les attitudes des acteurs impliqués dans le culte de Marie : le peuple croyant, le clergé et les autorités ecclésiastiques, les religieux rédemptoristes.³⁴ Le principal axe de notre réflexion est celui qui relie la foi populaire – souvent celle des pauvres et opprimés – d’un côté, et la foi théologiquement réfléchie, de l’autre, y compris celle qui conduit la réflexion de Tillich. Bien que Tillich n’ait pas manifesté durant sa carrière beaucoup d’intérêt ni de considération pour la culture populaire, y compris ses formes artistiques et religieuses, et que sa connaissance de l’Amérique latine ait été plutôt sommaire, sa pensée reste pertinente et actuelle pour l’analyse de la religion au sud du nouveau continent. C’est ce qu’ont montré de nombreux théologiens et chercheurs de notre Pátria Grande. Dans le cas de Notre-Dame Aparecida, nous avons vu que plus la dévotion est fervente, plus elle est menacée de dévier vers des formes d’idolâtrie, d’un côté, et plus elle est menacée d’étouffement par l’institutionnel, de l’autre, même « dans la meilleure des intentions ». Plus le saint

 Nous pourrions ajouter le pouvoir politique local et national, ainsi que les intérêts économiques en jeu dans tous les importants lieux de pélerinage. En traiter dépasserait toutefois les limites de cette brève étude.

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s’approche de la perfection, plus il s’expose à une chute brutale : Corruptio optimi pessima, disaient déjà les anciens. Le contraire est aussi vrai: plus la personne est plongée dans le mal, plus elle s’attire la grâce et la miséricorde divine, et plus ses éclairs de bonté sont comptés en sa faveur. C’est la Felix Culpa de saint Augustin et le Pecca fortiter de Luther. Dans la piété populaire, Marie est la dernière chance du pécheur au bord du gouffre de la mort physique et spirituelle. Voyons pour cela le geste de Marie dans la scène du jugement dernier de Michelange, à la chapelle Sixtine : elle tire le bras de son fils, alors que celui-ci est en train de pousser les injustes vers l’enfer. Il y a un magnifique texte théâtral au Brésil, qui raconte cette histoire à la façon du peuple : l’Auto da Compadecida (la miséricordieuse), de Ariano Suassuna. Le récit, mêlé d’humour et de sagesse populaire, met en scène, dans un style de farce médiévale revue par le folklore local, deux jeunes vagabonds, Chico et João, qui vivent aux crochets de gens naïfs qui se croient fûtés : un boulanger et sa femme, un sacristain, un curé, un évêque et deux bandits de grands chemins. Après leur mort violente, tous se retrouvent au jugement dernier, sauf Chico. Le diable et Jésus présentent les accusations et les défenses. João recourt alors à Notre-Dame, pour qu’elle intercède en leur faveur, ce qu’elle fait. Tous sont envoyés au purgatoire ou au paradis, sauf João, qui revient sur terre. Avec son compagnon retrouvé, ils finissent, après bien des hésitations, par remettre à l’Église l’argent de leurs facéties à la limite de l’honnêteté, payant ainsi la promesse faite à la Vierge par Chico pour que João ait la vie sauve.

Marc Boss

Ambiguïté de l’histoire et fonction missionnaire de l’Église : la teneur missiologique de la théologie des religions de Paul Tillich Résumé: Quel degré de continuité ou de rupture faut-il établir entre la théologie des religions esquissée par Tillich dans ses derniers écrits et le « pluralisme » de John Hick ? «The Theology of Missions » (1954) projette un éclairage inédit sur cette question souvent débattue. Rendu attentif à l’autoréférentialité principielle de toute métaphysique de l’histoire par sa discussion des thèses d’Ernst Troeltsch sur l’absoluité du christianisme, Tillich y fait l’éloge de la mission comme expression d’un universalisme concret, mais conteste la possibilité d’affirmer de façon non circulaire l’égale teneur véridique et l’égale valeur salvifique de toutes les religions. Abstract: To what degree does Tillich’s late theology of religions differ from John Hick’s so-called ‘pluralism’? The 1954 lecture entitled ‘The Theology of Missions’ casts new light on this often debated question. Tillich’s earlier discussions of Ernst Troeltsch’s account of the absoluteness of Christianity made him conclude that all metaphysics of history is inherently self-referential. On this basis, he praises missions as expressing a concrete universalism but denies the possibility of affirming, in a non-circular way, the equal truth content and salvific value of all religions.

Dans son Bulletin du 10 août 1954, la Missionary Research Library (MRL) de New York¹ publiait la transcription d’un cours de Paul Tillich sur un thème cher aux administrateurs comme au public de la bibliothèque : « La théologie de la

 Située dans les locaux du Union Theological Seminary de New York, où Tillich enseigna jusqu’en 1955, la MRL possédait alors le plus important fonds documentaire au monde pour l’étude des missions protestantes d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Fondée en 1914 à l’initiative de John Mott, qui fut aussi l’un des principaux artisans de la Conférence missionnaire d’Édimbourg (1910), elle fut financée à l’origine par John D. Rockefeller Jr. Voir Gerald H. Anderson, « Research Libraries in New York City Specializing in Christian Missions », The Journal of Asian Studies, 25(4), août 1966, 733 – 736, ici 733. DOI 10.1515/9783110486254-020

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mission ».² Bien qu’il n’ait connu qu’une diffusion confidentielle, ce texte offre un témoignage de première importance pour comprendre les préoccupations missiologiques sous-jacentes à la théologie des religions de Tillich. «The Theology of Missions » présente en effet sous une forme systématique les thèses directrices d’une théorie de la mission dont les autres écrits de Tillich n’offrent le plus souvent que des fragments épars. Notre pari de lecture est que ce texte projette un éclairage inédit sur la question souvent débattue du degré de continuité ou de rupture qu’il convient de voir entre la théologie des religions esquissée par Tillich dans ses derniers écrits et le « pluralisme » théorisé par John Hick dans les décennies ultérieures. C’est dans cette perspective générale que nous examinerons (1) la relation que la missiologie tillichienne établit entre ambiguïté de l’histoire, Église et mission, (2) les implications de cette missiologie pour la théologie des religions, (3) son impact critique sur diverses conceptions rivales de la mission.

1 Ambiguïté de l’Histoire, Église et mission Tillich prévient ses auditeurs que son approche de la mission n’est pas celle d’un « expert », d’un missiologue patenté. « Je ne suis pas un spécialiste de la mission, rappelle-t-il, mais un théologien systématique qui tente d’intégrer la grande réalité de la mission dans le cadre d’une interprétation chrétienne de l’histoire et d’une doctrine chrétienne de l’Église ».³ Dans la structure d’ensemble de sa conférence, théologie de l’histoire et doctrine de l’Église s’enchaînent dans un argument continu dont se dégagent progressivement les implications missiologiques. L’argument trouve son point de départ dans une interprétation du symbole biblique du royaume de Dieu et de son rapport à l’histoire. Le grand récit de la tradition biblique est pour Tillich le récit d’une ambiguïté constitutive de l’histoire du monde, une ambiguïté foncièrement tragique dans la mesure où chaque moment, chaque produit, chaque agent du processus historique se caractérise par un mélange inextricable de bien et de mal, de divin et de démonique. Cette ambiguïté ne sera levée que dans le Royaume de Dieu, que Tillich décrit comme le symbole biblique d’une situation non ambiguë. Le royaume de Dieu désigne en effet cette réalité dernière, cet accomplissement ultime de l’histoire dans

 Paul Tillich, «The Theology of Missions » (désormais TM), Occasional Bulletin, V(10), 10 août 1954, Missionary Research Library, 3041 Broadway, New York 27, N.Y., tapuscrit, 6 pages.  Paul Tillich, TM, 1.

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lequel son ambiguïté constitutive se trouve définitivement surmontée. Tillich estime toutefois qu’une « interprétation chrétienne de l’histoire⁴ » ne saurait se laisser enfermer dans le schéma d’une succession par trop linéaire ou d’un antagonisme par trop binaire entre les réalités avant-dernières et les réalités dernières, entre l’histoire du monde et son accomplissement dans le Royaume de Dieu.⁵ Pour faire droit à la temporalité complexe que requiert une interprétation chrétienne de l’histoire, Tillich formalise en quatre énoncés des convictions qu’il juge déterminantes pour la foi chrétienne en ses expressions classiques. Premièrement, l’histoire n’est pas une simple parenthèse malheureuse entre la Genèse et l’Apocalypse, la création du monde et son accomplissement. « L’accomplissement transcende l’histoire, mais ce n’est qu’à travers l’histoire que l’accomplissement a lieu. »⁶ Deuxièmement, l’Église représente le Royaume de Dieu dans la lutte qu’elle mène, au cœur de l’histoire, pour son avènement ; certes, l’Église n’est pas elle-même le Royaume de Dieu, mais elle en est « l’agent, l’anticipation, la réalisation fragmentaire. »⁷ Troisièmement, le moment décisif dans lequel se manifeste le sens de l’histoire dans le récit chrétien constitue non la fin mais « le centre de l’histoire », et ce centre est l’avènement de « l’Être Nouveau en Jésus en tant que Christ [the New Being in Jesus as the Christ]. »⁸ Quatrièmement, ce récit divise l’histoire du monde en deux segments, « la période qui précède le centre et celle qui le suit. »⁹ Un commentaire de ce quatrième et dernier énoncé donne à Tillich l’occasion de préciser les implications ecclésiologiques et missiologiques de cette théologie de l’histoire : Bien des gens vivent aujourd’hui encore avant l’événement de Jésus en tant que Christ [Jesus as the Christ] ; d’autres, qui ont accepté Jésus en tant que Christ, vivent après le moment central [the center] de l’histoire. La période qui précède la manifestation du centre de l’histoire, soit dans l’histoire à l’échelle du monde [universally], soit dans des individus, des nations ou des groupes particuliers, nous pouvons la désigner comme la période dans laquelle le porteur du Royaume de Dieu dans l’histoire demeure latent. C’est la période de latence de l’Église, quand l’advenue de l’Église est préparée dans toutes les nations. Vient ensuite […] l’Église chrétienne dans son état manifeste, qui n’est plus préparation mais réception, réception de l’Être Nouveau en Jésus en tant que Christ. La signification de la mission découle immédiatement de cette affirmation fondamentale.¹⁰

 Ibid.  Ibid., 1– 2.  Ibid., 2.  Ibid.  Ibid.  Ibid.  Ibid.

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La distinction que Tillich établit, dans sa doctrine de l’Église, entre latence et manifestation trouvera sa formulation classique dans le troisième volume de la Théologie systématique (en particulier dans le paragraphe «The Spiritual Community in its latent and manifest stages »)¹¹, mais, comme le remarque Fred Parrella, elle traverse l’ensemble de son œuvre, plonge de profondes racines dans le socialisme religieux des années 1920, et constitue « l’un des aspects les plus complexes de son ecclésiologie. »¹² Il n’entre pas dans notre propos de revenir ici sur l’ensemble des débats ecclésiologiques suscités par cette distinction fameuse ; qu’il nous suffise de rappeler que Tillich insiste pour que la notion de latence ne soit pas réduite à celle de potentialité : l’état de latence désigne une réalité partiellement en puissance et partiellement en acte ; dans l’état de latence, certains éléments de la « réception de Jésus en tant que Christ » doivent être en acte, même si d’autres demeurent en puissance.¹³ Comme Tillich le suggère lui-même en mainte occasion, la notion d’Église latente correspond dans son vocabulaire à ce que la tradition patristique nomme les « semences du Verbe » (Justin Martyr) ou la praeparatio evangelica (Eusèbe de Césarée)¹⁴, c’està-dire « la réalité du divin préparant dans le paganisme la venue de l’Église manifeste, et à travers l’Église manifeste, l’avènement du Royaume de Dieu ».¹⁵ Dans «The Theology of Missions », Tillich accorde une attention particulière à ce que cette doctrine de l’Église signifie d’un point de vue missiologique. « La mission consiste à transformer l’Église latente, qui est présente dans les religions du monde […], en quelque chose de neuf, à savoir la nouvelle réalité de Jésus en tant que Christ. »¹⁶ C’est cette transformation de l’Église, ce processus qui la fait passer de son état latent à son état manifeste que Tillich désigne expressément ici comme « le sens de la mission. »¹⁷ Il en résulte que la mission est pour lui « une fonction inhérente à l’Église », un « élément fondamental » de toute vie ecclésiale.¹⁸ Aussi longtemps que l’Église sera l’Église, estime-t-il, cette fonction

 Paul Tillich, Systematic Theology III (désormais ST III), Chicago, The University of Chicago Press, 1963, 152– 155.  Fred Parrella, «Tillich’s theology of the concrete spirit », in Cambridge Companion to Paul Tillich (Russel Re Manning éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 74– 90, ici 83.  Paul Tillich, ST III, 153.  Voir Paul Tillich, Le christianisme et la rencontre des religions, textes édités, traduits et annotés par Marc Boss, André Gounelle et Jean Richard, Genève, Labor et Fides, 2015, 263, 379 – 380, 431.  Paul Tillich, TM, 5.  Ibid., 3.  Ibid., 2.  Ibid., 3.

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sera « présente comme elle l’a toujours été par le passé ».¹⁹ Que Tillich souligne avec autant d’emphase la pérennité de la fonction missionnaire de l’Église s’explique par sa compréhension générale des fonctions ecclésiales : « Les fonctions ne changent pas, car elles appartiennent à l’essence même de l’Église ».²⁰ Cette insistance sur le caractère intangible des fonctions ecclésiales en général et de la fonction missionnaire en particulier permet à Tillich de faire coïncider la source christologique et la conséquence missiologique de son ecclésiologie : « La proclamation de l’Église selon laquelle Jésus est le porteur de la Nouvelle Réalité pour l’univers est identique à l’exigence adressée à l’Église de se répandre dans le monde entier. »²¹ En accomplissant cette tâche au service de l’Église, la mission accomplit ce qu’aucun « argument théorique » ne saurait accomplir : montrer « l’universalité du christianisme et de l’affirmation selon laquelle Jésus est le Christ » ; en effet « l’œuvre missionnaire est l’œuvre dans laquelle l’universalité potentielle du christianisme devient évidente jour après jour, dans laquelle l’universalité est actualisée avec chaque nouveau succès de l’effort missionnaire. »²²

2 Une théologie « pluraliste » des religions ? Quelle relation faut-il établir entre cette missiologie que Tillich esquisse en 1954 dans «The Theology of Missions » et ses réflexions plus tardives sur la rencontre du christianisme et des autres religions ? Dans son ouvrage Postcolonial Theology of Religion (2013), Jenny Daggers soutient, à la suite de Terence Thomas²³, que la trajectoire intellectuelle de Tillich connaîtrait une rupture majeure au tournant des années 1960 et que cette rupture se caractériserait par une nouvelle conception des relations interreligieuses dont les principaux éléments se retrouveraient dans le « pluralisme » de la théologie des religions élaborée quelque quinze ans plus tard par John Hick.²⁴

 Ibid., 4.  Ibid.  Ibid.  Ibid.  Terence Thomas, « Convergence and Divergence in a Plural World », in Paul Tillich’s Spiritual Legacy: Spirit and Community (Frederick J. Parrella éd.), Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1995, 19 – 42.  Jenny Daggers, Postcolonial Theology of Religions: Particularity and Pluralism in World Christianity, Oxon/New York, Routledge, 2013, 88 – 89.

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Si cette rupture était avérée, la conférence de 1954 ne serait que l’expression d’un point de vue provisoire de Tillich, d’une position théologique qu’il abandonnera par la suite ; sa conception de la mission comme fonction de l’Église ne serait alors que le reliquat d’une approche timidement « inclusiviste » des religions non chrétiennes, une variation moderne sur le thème antique de la praeparatio evangelica, la séquelle d’un christianisme condescendant que Tillich finira pas rejeter au profit d’une approche résolument « pluraliste », fondée sur la reconnaissance a priori de l’égale teneur véridique et de l’égale valeur salvifique de toutes les religions. La rupture est-elle avérée ? Le tournant « pluraliste » a-t-il eu lieu ? Il n’est guère possible de rappeler ici l’ensemble des arguments que Terence Thomas a développé à l’appui de cette thèse dans son essai « Convergence and Divergence in a Plural World » (1995)²⁵ et la réfutation – concluante à notre sens – que leur a opposée point par point Robison James dans son étude «Tillich on the Absoluteness of Christianity » (1997).²⁶ Qu’il nous suffise de rappeler la place cruciale que la question du « centre de l’histoire » tient dans la thèse du « tournant pluraliste » défendue par Thomas, car ce point particulièrement controversé cristallise les enjeux essentiels de la discussion. Dans la veine de John Hick et de son appel à une « révolution copernicienne »²⁷ des religions (révolution qui signifie pour chaque religion particulière qu’elle doit abandonner sa prétention « ptolémaïque » à occuper le centre de l’univers des religions), Thomas comprend l’insistance de Tillich à faire du Christ le « centre de l’histoire » comme l’expression d’un ethnocentrisme naïf, comme une sorte de provincialisme chrétien que son expérience tardive du dialogue interreligieux lui permettra finalement de surmonter. Il est vrai qu’une lecture rapide des pages que Tillich consacre à ce thème dans le premier volume de la Théologie systématique (1951) peut donner un semblant de plausibilité à pareille lecture.²⁸ Sans doute pourrait-on objecter à Thomas – et James s’y emploie – que ces pages ne paraissent naïves qu’à qui commet l’erreur ou l’imprudence de les

 Terence Thomas, « Convergence and Divergence in a Plural World », 19 – 42.  Robison B. James, «Tillich on “The Absoluteness of Christianity”: Reconceiving the Exclusivist-Inclusivist-Pluralist Scheme », Papers from the Annual Meeting of the North American Paul Tillich Society, Philadelphia, Pennsylvania, November 1995 (Robert P. Scharlemann éd.), Charlottesville, Va., University of Virginia, 1997, 35 – 50 (en particulier 37– 42).  John Hick, «Whatever Path Men Choose is Mine », The Modern Churchman, 1974, 18(1– 2), 8 – 17; réédité dans Christianity and Other Religions (John Hick et Brian Hebblethwaite éd.), Philadelphia, Pa., Fortress Press, 1980, 171– 190, ici 179 – 181.  Paul Tillich, Systematic Theology I (désormais ST I), Chicago, The University of Chicago Press, 1951, 135 – 144, en particulier 143 – 144.

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lire indépendamment de leurs prolégomènes épistémologiques.²⁹ Il n’est toutefois pas nécessaire ici d’entrer dans le détail de cette querelle d’interprétation de la Théologie systématique, car elle se trouve indubitablement tranchée dans «The Theology of Missions », où ces prolégomènes sont explicitement rapportés à la question du « centre de l’histoire ». Cette dernière y surgit en effet dans le cadre d’une discussion épistémologique des thèses d’Ernst Troeltsch sur l’absoluité du christianisme : Le Christ est-il le centre de l’histoire ? Est-il le porteur de l’Être Nouveau ? Ou faut-il dire que les autres religions sont de valeur égale et que chaque culture a sa propre religion ? […] Comment pouvons-nous prouver aujourd’hui, comme chrétiens ou comme théologiens, que le message chrétien est universel et valable pour toutes les cultures et toutes les religions, de telle sorte que le Christ doive devenir ce qu’il est potentiellement : le centre de l’histoire pour tous les développements potentiels ? Comment peut-on le prouver ? La réponse est manifestement qu’on ne peut pas du tout le prouver dans les termes d’une analyse théorique, car les critères mis en œuvre pour prouver que le christianisme est universel sont eux-mêmes issus du christianisme. Ces critères ne prouvent donc rien du tout, si ce n’est pour ceux qui sont dans le cercle chrétien.³⁰

Ces lignes appellent au moins six observations. Premièrement, Tillich souligne d’emblée l’autoréférentialité principielle de toute interprétation chrétienne de l’histoire, l’impossibilité radicale de tirer de l’histoire des religions un « argument théorique » qui puisse donner une preuve non circulaire « de l’universalité du christianisme et de l’affirmation selon laquelle Jésus est le Christ ».³¹ Deuxièmement, ces prolégomènes épistémologiques ne se retrouvent pas seulement dans la Théologie systématique, mais on les rencontre déjà dans l’œuvre allemande des années 1910 – 1920 sous la forme d’une discussion avec Ernst Troeltsch. Troisièmement, c’est dans les termes mêmes des critiques ultérieures de Hick que la conférence de 1954 oppose deux approches théologiques de l’histoire des religions, l’une qui fait du Christ le centre de l’histoire, l’autre qui renonce à cette prétention au nom de l’égale valeur de toutes les religions. Quatrièmement, c’est à partir de sa discussion antérieure avec Troeltsch que Tillich défend la première option. Cinquièmement, la seconde option, défendue par Hick, se trouve ainsi récusée par avance comme aveugle à ses présupposés implicites et à sa propre circularité. Sixièmement, la thèse d’un « tournant plu-

 Ibid., 8 – 11.  Paul Tillich, TM, 4; cf. Paul Tillich, Dynamics of Faith, New York, Harper and Brothers, 1958, 78 – 80, 88 – 89.  Ibid.

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raliste » du vieux Tillich perd ainsi le motif que lui attribue Thomas et, partant, sa plausibilité. Développons. La métaphore de la « révolution copernicienne » utilisée par Hick est censée disqualifier l’affirmation théologique faisant du Christ le « centre de l’histoire » comme le simple vestige d’un chauvinisme religieux devenu caduque, d’un ethnocentrisme chrétien dont les progrès des sciences des religions révèleraient désormais le narcissisme puéril. Tout efficace que soit cette stratégie rhétorique, elle conduit pourtant Hick à confondre deux types de discours sur l’ « histoire » que Tillich distinguait déjà scrupuleusement dans ses travaux des années 1910 – 1920 : d’un côté la science historique en tant que discipline empirique et descriptive relevant des « sciences de l’être » (Seinswissenschaften) ; de l’autre la métaphysique de l’histoire en tant que discipline créatrice et normative relevant des « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften).³² C’est à partir de cette distinction fondamentale que Tillich, dès ses premiers travaux académiques, conteste l’approche de l’histoire des religions mise en œuvre par Troeltsch dans Die Absolutheit des Christentums und die Religionsgeschichte. ³³ Tillich lui reproche en effet de considérer les prétentions chrétiennes à l’universalité du Christ comme susceptibles d’être invalidées ou confirmées par la science historique (sous la forme de l’exégèse historico-critique ou de l’histoire des religions). Pour Tillich, ces prétentions n’ont de sens que dans la circularité assumée d’une métaphysique de l’histoire dont il convient de ne pas ignorer les présupposés « suprahistoriques » ; parler du Christ comme du « centre » de l’histoire revient alors à parler délibérément le langage d’une « théogonie », d’une « histoire suprahistorique » dont la philosophie positive de Schelling fournit le modèle, mais un modèle qui renvoie lui-même à l’autodescription narrative du christianisme classique dont il se veut la formalisation conceptuelle et discursive.³⁴ Le caractère christocentré de la théologie tillichienne de l’histoire procède ainsi dès 1910 d’une conscience aiguë de ce que la Théologie systématique désignera plus tard comme la « circularité » inhérente à l’« auto-interprétation théologique » ou, plus simplement, comme le « cercle théologique ».³⁵

 Voir Marc Boss, « Religious Diversity: From Tillich to Lindbeck and Back », in Religion in the New Millennium: Theology in the Spirit of Paul Tillich (Raymond F. Bulman et Frederick Parrella éd.), Macon, Ga., Mercer University Press, 2001, 177– 195, ici 191– 195.  Voir Werner Schüßler et Erdmann Sturm, Paul Tillich. Leben – Werk – Wirkung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2007, 5.  Voir Marc Boss, Au commencement la liberté. La religion de Kant réinventée par Fichte, Schelling et Tillich, Genève, Labor et Fides, 2014, 365 – 369.  Paul Tillich, TS 1, 10.

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Il est toujours périlleux de faire parler les morts, mais on peut douter que Tillich eut fait grand cas du « pluralisme » de Hick et de sa « révolution copernicienne » s’il eut vécu assez longtemps pour en prendre connaissance. Dans son fameux article «Whatever Path Men Choose is Mine »³⁶, paru dans the The Modern Churchman en 1974, Hick entremêle avec une candeur désarmante des données empiriques empruntées à l’histoire des religions d’une part, et des spéculations sur les desseins éternels et les modes de révélation de la « réalité divine ultime » d’autre part. La théorie de Karl Jaspers sur la « période axiale » de l’histoire des religions tient sans doute une place importante dans l’argument de Hick, mais elle semble flotter elle aussi entre une approche qui se voudrait empirique et ce que Tillich nommerait une métaphysique de l’histoire, en l’occurrence une métaphysique singulièrement peu lucide sur ses présupposés suprahistoriques. Cette « histoire sainte » cette Heilsgeschichte qui s’ignore et qui contrôle pourtant le jeu de la pluralité religieuse, il conviendrait de lui appliquer ce que Jacques Derrida dit du « concept de structure centrée » dans les sciences humaines, à savoir que c’est « le concept d’un jeu fondé, constitué depuis une immobilité fondatrice et une certitude rassurante, elle-même soustraite au jeu ».³⁷ William Placher observe avec raison que le « pluralisme » de Hick illustre une caractéristique générale des « théories du fondement commun de toutes les religions », à savoir qu’« une théorie philosophico-religieuse particulière (dans le cas de Hick, une sorte d’idéalisme britannique du xixe siècle agrémenté d’un peu d’hindouisme) se voit élevée au rang de noyau central de toute religion, de critère à partir duquel tout point de vue religieux peut ensuite être évalué ».³⁸ La démarche de Hick n’a rien d’illégitime en soi, mais son « pluralisme » autoproclamé relève au mieux du leurre, au pire de l’imposture, car son critère présuppose pour lui-même l’autorité d’un universalisme surplombant, Tillich dirait d’un « centre de l’histoire », qui ne s’annonce pas comme tel.

3 Ce que la mission ne devrait pas être Dans sa conférence de 1954, Tillich discute et récuse expressément les mouvements religieux dont le programme « missionnaire » consiste à « unir les différentes religions » autour d’un dénominateur commun, d’un « point d’unité »,  John Hick, «Whatever Path Men Choose is Mine », 180 – 183.  Jacques Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, 409 – 428, ici 410.  William C. Placher, Unapologetic Theology: A Christian Voice in a Pluralistic Conversation, Louisville, Ky., Westminster/John Knox Press, 1989, 145.

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d’un « centre » vers lequel toutes convergeraient.³⁹ Tillich estime que cet appel à l’unité des religions ne respecte qu’en apparence les convictions les plus décisives des religions qu’il prétend unir. Quelque contenu qu’on donne à leur point de convergence supposé, le contenu choisi devient ipso facto le critère d’évaluation de l’ensemble des religions. Tillich observe que ce critère devient dès lors le seul véritable « centre de l’histoire » au détriment de ceux que les différentes religions valorisent dans leurs traditions respectives. Dans cette hypothèse, les chrétiens, par exemple, ne pourraient plus voir en Jésus le Christ le centre de l’histoire ; le centre serait un principe métaphysique ou moral qu’il ne faudrait pas seulement placer au-dessus du Christ, mais aussi « de Bouddha, de Mohammed ou de Confucius ».⁴⁰ Cette exigence est-elle acceptable du point de vue des religions concernées ? Rend-elle justice aux prétentions concrètes à l’universalité que les différentes religions émettent à partir de leurs « centres » respectifs ? Dans le cas du christianisme, Tillich estime qu’une réponse résolument négative s’impose. Le schème narratif d’une histoire universelle orientée à partir du centre que représente l’événement de « Jésus en tant que Christ » est en effet pour lui une composante non négociable du récit constitutif de la foi chrétienne. Il en va de même pour ce que Tillich présente comme le corollaire ecclésiologique de cette interprétation christocentrique de l’histoire universelle : si chaque religion n’était que l’expression particulière d’un principe général, le reflet historiquement contingent d’une seule et même vérité rationnellement nécessaire, l’Église chrétienne en perdrait à la fois sa vocation universelle et sa mission singulière. Elle formerait « un groupe religieux parmi d’autres, mais elle ne serait plus l’agent [agency] du royaume de Dieu […] comme elle en a toujours eu le sentiment [as it always felt itself to be].⁴¹ Tillich fait preuve ici d’une attention remarquable au sensus fidelium. C’est « selon la conviction chrétienne [according to Christian conviction] »⁴² qu’il prétend définir l’Église et sa mission. Cette « conviction chrétienne » est l’expression d’une autocompréhension et d’une autodescription de la communauté chrétienne ; elle se veut conforme à ce dont les fidèles ont toujours eu l’intuition, le sens ou le sentiment, à ce que l’Église « a toujours eu le sentiment d’être », pour reprendre les mots mêmes de Tillich. Selon cette conviction, la mission de l’Église chrétienne ne saurait se confondre avec le projet d’« unir les différentes

   

Paul Tillich, TM, 3. Ibid. Ibid. Ibid.

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religions » autour d’un point de convergence alternatif à celui que forme au regard des chrétiens l’événement de Jésus en tant que Christ ; cet événement seul est pour eux le « centre de l’histoire » ; à ce titre, il est pour Tillich le « point de convergence autour duquel toutes les religions peuvent être réunies après avoir été soumises à la puissance d’être [power of being] qu’est le Christ ».⁴³ La mission chrétienne telle que Tillich la conçoit ne saurait par conséquent se résorber dans ce qu’il nomme une théorie de la « fécondation réciproque des cultures [cross fertilization of cultures] ».⁴⁴ Cette théorie affirme qu’aucune culture, même en ses expressions religieuses les plus fondamentales, ne peut prétendre à l’absolu, mais que les valeurs limitées de chaque culture particulière doivent être enrichies et complétées par les valeurs également limitées des autres cultures particulières. Tillich reproche à cette théorie de réduire la mission à une « fonction culturelle » et de perdre ainsi de vue la quête d’absolu, le moment spécifiquement religieux que préservent, à juste titre, les théologies qui voient dans la mission une fonction vitale de l’Église, de sa croissance et de la propagation de son message à travers le monde. Aussi Tillich juge-t-il la théorie de la fécondation réciproque des cultures « rigoureusement inapte » à déterminer ce que la mission devrait signifier dans le contexte d’une interprétation chrétienne de l’histoire. Les cultures « vont et viennent », écrit-il ; elles naissent et disparaissent dans l’immanence de l’histoire, mais la question que soulève le symbole biblique du Royaume de Dieu, celle du sens et de la finalité même de l’histoire, transcende aussi bien les cultures particulières que les synthèses qui résulteraient de leur fécondation réciproque.⁴⁵ En quoi consiste alors l’action missionnaire ? S’agit-il de faire des prosélytes, des convertis, « de sauver de la damnation éternelle autant d’individus que possible parmi les nations du monde » ?⁴⁶ La réponse de Tillich est clairement négative. Il rejette en effet cette interprétation du sens de la mission à un double

 Ibid.  Ibid. Tillich discute cette théorie sous la forme classique qu’elle reçoit chez Troeltsch (cf. Paul Tillich, « Le christianisme et la rencontre des religion mondiales » (1963), in id. Le christianisme et la rencontre des religions, 385), mais le « pluralisme » promu par John Hick en offre un proche équivalent, en particulier dans la Charte de Birmingham, le document final d’une « Conférence sur le pluralisme » qui s’est tenue dans cette ville en 2003 (John Hick, « Pluralism Conference », in Buddhist-Christian Studies 24(1), 2004, 253 – 255). Hick et les autres signataires de ce document estiment en effet que les religions mondiales expriment les « différentes façons d’être humain que sont les grandes cultures du monde », et qu’il faut donc les voir « comme authentiques et valables de façon indépendante », et « encourager l’enrichissement mutuel d’une tradition par l’autre » (254).  Ibid., 3.  Ibid., 1– 2.

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titre : d’une part elle ne tient aucun compte des liens par lesquels les individus dépendent les uns des autres au sein du groupe social auquel ils appartiennent ; d’autre part elle présuppose que l’essentiel de l’humanité doit être exclue du salut éternel et n’accorde un espoir de rédemption qu’aux rares élus susceptibles d’être effectivement atteints par le message de l’Évangile. Tillich estime ces postulats sotériologiques « indignes de la gloire et de l’amour de Dieu », et contraires à une compréhension classiquement chrétienne de la relation entre « Dieu et son monde ».⁴⁷ En somme, l’action missionnaire se définit surtout chez Tillich par ce qu’elle ne devrait pas être : ni un effort « d’unification des religions du monde », ni un projet de « fécondation réciproque des cultures », ni une tentative de « sauver des âmes individuelles ».⁴⁸ Tillich estime néanmoins possible d’en définir positivement le contenu. Comment ? Sa réponse tient en un mot : dialogue. Les missionnaires doivent en effet se mettre à l’écoute des aspirations de l’Église latente, mais aussi de ses critiques envers l’Église manifeste, car c’est par définition dans une forme culturelle particulière, une configuration historiquement déterminée que s’exerce la mission de l’Église manifeste auprès de l’Église latente. Il en résulte pour Tillich que la mission « n’est en aucun cas unilatérale [by no means one-sided] »,⁴⁹ mais qu’il faut plutôt la concevoir comme un dialogue entre les missionnaires et les destinataires de la mission. Dans ce dialogue, l’Église latente n’est pas seulement le réceptacle passif de la mission, mais elle interroge en retour les formes culturelles déterminées de l’Église manifeste.

4 Conclusion Tillich achève sa conférence par ce qu’il désigne lui-même comme « un éloge de ce qu’a fait la mission », à savoir « créer des Églises dans des parties du monde qui se trouvent hors de l’orbite de la culture occidentale et qui sont capables, et seront capables de neutraliser l’arrogance inconsciente qui menace toujours l’œuvre missionnaire chrétienne ».⁵⁰ Par l’indépendance qu’elles revendiquent à juste titre face aux Églises dont elles sont issues, ces « nouvelles Églises chrétiennes » démontrent que « le christianisme tel qu’il s’est développé dans le monde occidental » n’épuise pas « la réalité de l’Être Nouveau en Christ », qu’il n’en est que l’une des expressions possibles, « une expression préliminaire,    

Ibid., 2. Ibid., 3. Ibid., 6. Ibid.

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transitoire, comme le furent le christianisme grec, le christianisme romain ou le christianisme médiéval ».⁵¹ C’est en ces termes négatifs qu’il convient d’abord de comprendre la thèse centrale de «The Theology of Missions ». Tillich insiste : « Ce que les missions chrétiennes ont à offrir, ce n’est pas le christianisme – et certainement pas le christianisme américain, allemand ou britannique ».⁵² Qu’ont-elles à offrir alors ? Rien d’autre que le message de « Jésus en tant que Christ », le message de l’Être Nouveau, d’une « réalité » qui est à la fois le « centre de l’histoire » et le « critère » à partir duquel toute réalité humaine doit être jugée, y compris celle du christianisme en tant que phénomène historique. Tillich souligne en effet que ce « jugement de l’Être Nouveau en Christ » ne s’exerce pas seulement contre les religions et les cultures non chrétiennes, mais aussi contre le christianisme lui-même, à l’extérieur comme à l’intérieur des nations dites chrétiennes.⁵³ Cette conception de la mission est-t-elle abandonnée ou modifiée par Tillich dans les dernières années de sa vie ? Rien n’autorise à le penser. Certes les dialogues qu’il mène avec des interlocuteurs bouddhistes, d’abord à Harvard en 1957 puis au Japon en 1960, suscitent chez lui un très vif intérêt pour la question de la rencontre du christianisme et des autres religions.⁵⁴ Mais la thèse centrale de «The Theology of Missions » se retrouve pour ainsi dire telle quelle dans la théologie des religions dont Tillich trace le programme après son retour du Japon. Ainsi, dans « Révélation chrétienne et révélation non chrétienne », une conférence donnée en octobre 1961 à Williamsport en Pennsylvanie, Tillich s’appuie sur l’expérience récente de son voyage au Japon pour expliquer à ses auditeurs que la tâche des missionnaires chrétiens n’est pas de promouvoir le christianisme en tant que nouvelle religion. Évoquant ses discussions avec des missionnaires chrétiens à Kyoto⁵⁵, il note, en des termes presque identiques à

 Ibid.  Ibid.  Ibid.  Voir Paul Tillich, « Dialogues entre Paul Tillich et Shin’ichi Hisamatsu (1957) », « Japon 1960. Tillich raconte » et «Tillich rencontre le Japon (1960), in Le christianisme et la rencontre des religions, 117– 198, 281– 309, 311– 337.  Paul Tillich, « Révélation chrétienne et révélation non chrétienne (1961) », in Le christianisme et la rencontre des religions, 339 – 354, ici 352. Tillich parle simplement de « missionnaires au Japon », mais il semble avoir en vue plus précisément les entretiens organisés au Christian Center for the Study of Japanese Religion, dans la banlieue de Kyoto, par Tetsutaro Ariga et Sakae Kobayashi. On en trouvera le procès verbal en traduction française dans la « Deuxième discussion » de «Tillich rencontre le Japon », in Le christianisme et la rencontre des religions, 321– 337. Pour la partie de la conversation évoquée dans « Révélation chrétienne et révélation non chrétienne », cf. 332– 333.

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ceux de sa publication de 1954, que s’il était lui-même missionnaire au Japon il n’aborderait pas les Japonais en disant : « Faites-vous chrétiens, devenez méthodistes, luthériens, catholiques romains ou quoi que ce soit d’autre », mais qu’il leur dirait plutôt : « Nous ne voulons pas vous apporter une autre religion. Nous voulons vous indiquer un critère qui dépasse et combat toutes les religions, y compris la nôtre. »⁵⁶ Ce critère échapperait-il à la circularité que Tillich voit à l’œuvre dans toute « auto-interprétation théologique » ? Le simple fait qu’il nomme ce critère le « principe protestant »⁵⁷ montre bien qu’il n’en est rien. Il est en effet clair pour Tillich que ce principe ne procède pas du point de vue de nulle part d’un « universalisme abstrait », mais qu’il est l’expression du point de vue situé, historiquement déterminé d’un « universalisme concret ». Évoquant ses conversations avec Martin Buber, Tillich affirme à propos de son interlocuteur : « Son universalisme transcende toute religion particulière, mais il procède du judaïsme comme mon propre universalisme procède de ce que je crois être la vraie nature du christianisme. »⁵⁸ Cet « universalisme concret », que Tillich décrit comme « la seule forme justifiable d’universalisme »⁵⁹, constitue l’arrière-plan épistémique de ses réflexions sur le principe protestant⁶⁰ et, partant, le fil conducteur qui rattache la théologie des religions de ses écrits tardifs aux thèses missiologiques de 1954, qui s’inscrivent elles-mêmes dans la continuité de l’œuvre allemande.⁶¹

 Ibid., 353 – 354.  Ibid., 352.  Paul Tillich, « Martin Buber » (1965), in The Essential Tillich. An Anthology of the Writings of Paul Tillich (F. Forrester Church éd), New York, Macmillan, 1987, 228 – 232, ici 230.  Ibid.  Voir Marc Boss, « Religious Diversity: From Tillich to Lindbeck and Back », 189 – 195.  Voir Marc Boss, « Paul Tillich in Dialogue with Japanese Buddhism: A Paradigmatic Illustration of his Approach to Interreligious Conversation », in Cambridge Companion to Paul Tillich (Russel Re Manning éd.), 254– 272, en particulier 265 – 269.

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Ambiguïtés de la vie et fondamentalisme religieux Résumé: L’auteur cherche à établir des liens entre l’approche tillichienne des ambiguïtés de la vie et le fondamentalisme religieux. Les lectures existentialiste et essentialiste sont mises à contribution pour appréhender l’angoisse et l’aliénation. C’est dans ces dernières que s’enracinent les ambiguïtés de la vie. Le fondamentalisme religieux, dans sa prétention à la pureté et à l’authenticité, se présente comme une réponse permettant de surmonter les ambiguïtés de la vie. Plusieurs conséquences en découlent: l’absence d’autocritique, les conflits parfois sanglants entre les différents groupes religieux ou culturels, l’idolâtrie d’une certaine représentation de Dieu, le refus d’intégrer positivement la dynamique du temps, etc. Mais le fondamentalisme religieux n’échappe pas au temps, car il absolutise des moments historiques de la Révélation, et il condamne et rejette d’autres façons d’habiter le présent. Abstract: The author seeks to establish links between the Tillichian approach to the ambiguities of life and that of religious fundamentalism. Existentialist and essentialist readings are used to understand anguish and alienation, where the ambiguities of life are rooted. Religious fundamentalism, in its claim to purity and authenticity, presents itself as a response to overcome the ambiguities of life. Several consequences follow: the absence of self-criticism, sometimes bloody conflicts between different religious or cultural groups, idolatry of a certain representation of God, the refusal to positively integrate the dynamics of time, etc. But religious fundamentalism is not immune to time, because it absolutizes historical moments of revelation, and it condemns and rejects other ways of living in the present.

À l’ère de la marginalisation et de la réapparition parfois meurtrière de la religion, particulièrement dans les sociétés occidentales, il n’est pas rare d’entendre des propos, dans les médias et dans les différentes institutions publiques ou privées, condamnant le fondamentalisme religieux comme un obstacle au vivre ensemble. En effet, le fondamentalisme religieux est, avant tout, une lecture radicale d’une religion par certains croyants. Il n’y a de fondamentalisme religieux que là où existe véritablement une pluralité d’interprétations des textes sacrés, d’une part, et de la vie, d’autre part. La notion de fondamentalisme, dans DOI 10.1515/9783110486254-021

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le domaine religieux, n’a pas de sens en dehors du contexte de la modernité où un groupe de croyants trouvent que leur foi est menacée. À l’origine du fondamentalisme, il y a chez certains théologiens le sentiment que « les progrès de l’exégèse moderne et du libéralisme menaçaient de saper les contenus traditionnels de la foi chrétienne, ces auteurs entendaient défendre les points ‘fondamentaux’ de la foi ».¹ Ainsi défini, le fondamentalisme religieux, en l’occurrence le fondamentalisme chrétien, présente quelques aspects pouvant être approfondis à partir de la théologie de Paul Tillich ; car la pensée de celui-ci se développe dans un contexte de positionnement et de redéploiement du christianisme dans nos sociétés marquées par la pluralité de sens et d’interprétations. En ce sens, réfléchir théologiquement sur la question des ambiguïtés de la vie présente, à notre avis, des pistes pour comprendre le fondamentalisme religieux. Les ambiguïtés de la vie s’apparentent à la situation actuelle selon laquelle rien ne va plus de soi dans la recherche du sens. Ceci se justifie par l’existence des offres de sens multiples dont la cohabitation est loin d’être paisible. L’analyse de la question des ambiguïtés de la vie selon Tillich est en rapport essentiel avec le reste de sa théologie en général et de sa théologie systématique en particulier. Dans cette réflexion, nous chercherons à élucider les rapports d’interprétation au sein de la théologie de Paul Tillich entre le fondamentalisme religieux et les ambiguïtés de la vie. Le fondamentalisme religieux, dans ce texte, doit être compris en lien avec la complexité de la religion dans la mesure où celle-ci concerne la vie dans sa totalité. Contre les lectures unilatérales de la religion, Paul Tillich insiste sur le caractère pluridimensionnel de cette dernière. « La religion n’est pas un sentiment mais une attitude de l’esprit dans laquelle le pratique, le théorique et le sentiment constituent une unité complexe. »² La religion concerne, dès lors, la vie toute entière. En sachant que nous postulons que le fondamentalisme religieux a pour condition de possibilité la pluralité de lectures de la religion et de sens qu’on en tire, nous appréhendons la pensée de Paul Tillich sur les ambiguïtés de la vie à partir des catégories légitimant philosophiquement et théologiquement la diversité de sens qui caractérise notre monde contemporain. À ce titre, le fondamentalisme religieux est compris comme une réaction à la « liquidité » du sens dans le monde sécularisé.

 Sébastien Fath, « Fondamentalisme », dans Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne (Laurent Lemoine, Éric Gaziaux et Denis Müller éds), Paris, Cerf, 2013, 1003.  Paul Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », tr. de Nicole Grondin, dans La dimension religieuse de la culture, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1990, 34.

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La lecture des ambiguïtés de la vie selon Paul Tillich constitue-t-elle une clé de compréhension du fondamentalisme religieux aujourd’hui ? Pour tenter d’apporter quelques éléments de réponses à cette problématique, nous chercherons à identifier et à analyser les ambiguïtés de la vie qui trouvent leur fondement dans une lecture ontologique d’une part et existentialiste d’autre part. Ces deux approches, ontologique et existentialiste, permettront de situer l’origine du fondamentalisme dans les ambiguïtés de la vie les plus inaltérables, immuables et éternelles.

1 Ambiguïtés ontologiques et fondamentalisme religieux Bien que la question des ambiguïtés de la vie soit explicitement abordée dans le quatrième volume de la Théologie systématique, Paul Tillich en traite aussi dans d’autres parties de son œuvre. Nous abordons sa théologie à partir d’une dimension critique et déconstructiviste. Dans cette logique, Tillich aborde l’ontologie de façon dialectique. Sa méthodologie se construit sur l’articulation des contraires plutôt que sur l’élimination de l’opposé. Ainsi, il y a, pour lui, une corrélation nécessaire entre les contraires tels que l’être et le non-être, l’essence et l’existence, etc. Il en est de même pour son épistémologie théologique. Dieu ne se donne pas en toute clarté. Il épouse et se laisse affecter par les ambiguïtés de la vie. C’est pourquoi la Révélation, loin de se donner comme un modèle idéal et précis à reproduire dans nos vies, s’ouvre et s’articule avec la situation concrète qui advient. La question de l’ontologie, chez Tillich, concerne profondément l’être humain. C’est pourquoi, ce dernier occupe une place importante dans sa théologie. Contrairement à l’ontologie comprise au sens idéaliste, celle de Tillich met l’accent sur l’être humain dans sa capacité de se situer par rapport à l’être qu’il est appelé à devenir. Il ne s’agit donc pas, chez lui, d’une réflexion sur l’être luimême dans son caractère abstrait. « Nous parlons d’analyse ontologique pour montrer qu’il faut regarder les choses telles qu’elles nous sont données, si l’on veut découvrir les principes, les structures et la nature de l’être, tel qu’il est incarné dans tout ce qui est. »³ L’ontologie, dans le sens de Tillich, ne peut se faire qu’à condition de prendre au sérieux l’être humain qui est le seul être à

 Paul Tillich, , Religion biblique et ontologie (Initiation philosophique, 94), tr. de Jean-Paul Gabus de Biblical religion and the search of ultimate reality (1955), Paris, Presses universitaires de France, 1970, 18.

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pouvoir comprendre ce qui est donné, c’est-à-dire l’expression de l’être. La démarche théologique de Paul Tillich épouse le schéma de sa conception de l’ontologie. Il s’agit d’une théologie que nous qualifions d’ascendante car elle part de l’homme pour appréhender la réalité divine. Cependant ce mouvement ne se fait pas de façon séparée, d’un côté l’homme et de l’autre Dieu. Pour Tillich, l’homme comme tout « ce qui existe se tient hors du non-être absolu, [et cela] signifie qu’il est à la fois dans l’être et le non-être. Il ne se situe pas complètement hors du non-être. »⁴ Cette affirmation ontologique de Tillich est elle-même porteuse et affirmation de l’ambiguïté de la vie dans ses fondements essentiels. On pourrait parler de l’ontologie générale et puis de l’ontologie anthropologique. Tout ce qui existe est porté par cette tension entre le non-être et l’être, cela concerne l’ontologie générale. La notion de potentialité trouve sa justification sur le plan de l’ontologie dans cette tension. « La potentialité d’un être est son pouvoir, son dynamisme, de s’actualiser ».⁵ L’être humain est substantiellement marqué par la potentialité, car son être effectif est toujours en relation ontologique avec son être potentiel ; le premier précède et porte le second, d’une part, et le second attire et donne la possibilité de réalisation au premier, d’autre part. Il s’agit d’un va-et-vient incessant entre les deux. Paul Tillich conçoit l’ontologie avec une certaine ouverture à la situation historique. Son ontologie n’est pas à comprendre séparément de la situation concrète. Nous trouvons ce rapport développé dans le couple conceptuel « essentiel et existentiel ».⁶ Ces deux termes forment un cadre à partir duquel l’intelligibilité de l’être devient possible, d’après Tillich. De façon générale, il n’y a pas d’identité entre l’essence et l’existence pour tout ce qui est. Mais cette différence entre l’essence et l’existence est plus significative chez l’être humain. Dans cette perspective, nous nous situons dans l’ontologie anthropologique. L’adhésion au christianisme et à d’autres religions ne garantit absolument pas l’identité permanente entre l’essence et l’existence. « L’être vivant n’est pas la pure expression de l’essence. En d’autres termes, dans l’expérience concrète, l’homme n’est vraiment pas la réalisation de l’absolu en miniature. »⁷ L’identité ontologique de l’être humain est le lieu de rencontre des éléments qui, dans l’ontologie classique, s’opposent absolument. C’est pour cette raison qu’« une

 Paul Tillich, Théologie systématique III. Existence et le Christ, tr. d’André Gounelle, ParisGenève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 2006, 39.  Paul Tillich, Théologie systématique IV. La vie et l’Esprit, tr. de Jean-Marc Saint, Genève, Labor et Fides, 1991, 14.  Paul Tillich, Théologie systématique III, 41.  , Finitude essentielle et aliénation existentielle dans l’œuvre de Paul Tillich, Voulme 31 de Recherches: Nouvelle série, Québec, Bellarmin, 1995, 32.

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compréhension de la déchirure existentielle ne peut se faire sans un concept de l’essence. »⁸ L’essence et l’existence se tiennent mutuellement non pas parce qu’il y a une confusion totale des deux mais parce que l’essence sans l’existence est un pur non-être et que l’existence sans essence perdrait en termes de consistance. Le fondamentalisme religieux, en rejetant l’existence commet deux erreurs majeures: d’une part, il transforme en essence quelque chose qui est advenu dans le temps de l’existence ; d’autre part, il refuse catégoriquement la rencontre vitale entre l’essence et l’existence. Si le Dieu que confesse le fondamentalisme est de l’ordre seulement de l’essence et qu’il est pur et immuable, alors la potentialité dans l’être de Dieu se trouve exclue. On peut rapprocher cette affirmation des pensées de Platon et d’Aristote. Dans la perspective platonicienne, « on considère l’existence de l’homme, sa sortie de la potentialité, comme une chute qui l’éloigne de ce qu’il est essentiellement. Sortir de la potentialité, faire perdre l’essence véritable »⁹, entrer dans l’ordre de la potentialité est alors une sorte d’affaiblissement ontologique. Aristote reste le disciple fidèle de Platon quand il élabore la théologie du premier moteur en tant que l’actus purus. « Participer à la vie de Dieu exige que l’esprit s’élève jusqu’à l’actus purus de l’être divin, qui se situe au-dessus de tout ce qui est mélange avec du non-être ».¹⁰ Toute proportion gardée, le fondamentalisme s’inscrit dans cette logique platonico-aristotélicienne d’une essence qui ne connaît aucune potentialité. Il opte ainsi pour le fossé entre l’essence et l’existence, la religion et la culture, le divin et le monde, Dieu et l’homme. La question qu’il convient de poser au fondamentalisme religieux est celle de savoir s’il y a un lien entre le Dieu qu’il confesse et le Dieu biblique et même coranique, bref le Dieu de la Révélation. La Révélation est en elle-même une entrée dans l’existence, c’est en quelque sorte une incarnation logique de Dieu. L’entrée en parole de Dieu est un signe en elle-même d’ambiguïté théologique. « L’existence est la concrétisation logiquement nécessaire de l’essence. »¹¹ Le fondamentalisme religieux, en rejetant la pertinence de l’existence, s’éloigne et s’oppose aux principes fondamentaux de la Révélation. « L’être essentiel se concrétise progressivement dans les choses qui existent et les événements qui arrivent. »¹² La pertinence de l’existence et le lien fondamental entre l’essence et l’existence sont affirmés par Tillich comme une  Ibid., 52.  Paul Tillich, Théologie systématique III, 41  Ibid.  Ibid.  Ibid., 43.

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réalité à la fois ontologique et anthropologique. En cela, il s’oppose manifestement aux courants essentialistes à l’image de l’hégélianisme. Si nous posons comme point d’enracinement du fondamentalisme religieux la déconsidération de l’existence et la survalorisation de l’essence, nous retrouvons chez Hegel la théorie qui, à notre avis, fonde et légitime philosophiquement le fondamentalisme religieux. Tillich trouve le point culminant de la valorisation de l’essence dans la philosophie de Hegel. Avant son système, l’essentialisme n’avait jamais atteint sa radicalité. « Il ne l’atteint que dans une philosophie qui s’oppose nettement aux Lumières et que le romantisme influence profondément, à savoir la philosophie allemande classique et en particulier celle de Hegel ».¹³ Il y a, chez Hegel, une fusion entre l’essence et l’existence dans la personne de Jésus. Pour lui, l’histoire trouve son accomplissement dans le Christ car, en lui, l’ambiguïté de la vie fondée sur la tension entre l’essence et l’existence est supprimée. « Ce caractère englobant fait du système de Hegel un tournant dans la longue lutte entre l’essentialisme et l’existentialisme. La rupture est surmontée non seulement en Dieu, mais aussi historiquement en l’homme ».¹⁴ Le système hégélien arrive à un essentialisme parfait qui est très proche, quant à sa prétention, du fondamentalisme religieux. Chez Hegel comme dans le fondamentalisme religieux, nous trouvons l’identification du lieu de la suppression de l’ambiguïté de la vie. En ce qui concerne le fondamentalisme chrétien, le lieu est la personne de Jésus. Cependant, Tillich rappelle que Jésus, lui-même, n’échappe pas, durant toute sa vie, aux ambiguïtés de la vie. « Il doit mourir et il en éprouve de l’angoisse. Les évangélistes en donnent une description particulièrement vivante. Rien ne vient l’atténuer, ni l’attente de la résurrection après trois jours, ni l’extase d’un sacrifice de soi substitutif, ni même l’idéal héroïque du sage, à la manière de Socrate. »¹⁵ D’après Paul Tillich, il n’est pas envisageable d’opter pour le fondamentalisme tout en étant en accord avec l’esprit du Christ. En effet, choisir le fondamentalisme est un acte par lequel on nie l’être même du Christ. Jésus a été l’homme de son temps et ne s’est jamais contenté de reproduire aucune doctrine dans son essence. Il s’est radicalement ouvert aux questions existentielles de ses contemporains tout en leur montrant le chemin et, ce, parfois dans l’hésitation et la douleur comme il en a été le cas sur la croix.

 Ibid., 44.  Ibid.  Ibid., 207.

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2 Le pouvoir de la foi : porte ouverte au fondamentalisme religieux Notre foi, qu’elle soit religieuse ou autre, affecte globalement notre être. La foi religieuse a été, au cours de l’histoire, la motivation et l’origine de plusieurs actes nobles ou abominables.¹⁶ Il est vrai que l’être des personnes qui partagent la même foi n’est pas le même, puisque la foi implique l’adhésion personnelle et l’appropriation toujours personnalisée. Cependant, il va sans dire que notre foi, en tant qu’elle est une orientation et une source de sens pour notre vie, est inséparable à notre manière d’être. Sur le plan épistémologique, nous constatons que la foi nous ouvre, en quelque sorte, un horizon de connaissance et, par conséquent, de la vérité. La dimension sotériologique de la foi, quoiqu’elle ne nous situe pas dans les limites de la vérité empirique, donne les clés d’espérance du méta-monde. À ce titre, il est très frappant de constater la place et le rôle qu’a joué et joue encore la notion de paradis dans le martyre des chrétiens et dans l’endoctrinement subi par les candidats au djihad. Sans ce pouvoir à la fois épistémologique et sotériologique, on n’imagine pas comment les personnes, en l’occurrence les jeunes, seraient capables de renoncer à leur vie avec tant de détermination et de banalisation. Dans le domaine éthique, le pouvoir que confère la foi religieuse occupe une place importante dans la vie. Les religions ont été pendant longtemps comprises comme des voies, voire des codes indiquant ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire dans le champ moral. Le pouvoir de la foi religieuse sur les orientations morales des uns et des autres est capital. « Il se trouve que le moi et le bien, autrement dit, le moi et la morale, s’entremêlent de façon inextricable ».¹⁷ La foi religieuse, dans la mesure où elle est toujours porteuse de valeurs morales, constitue un levier grâce auquel nous formulons et justifions notre jugement moral, c’est-àdire là où nous nous situons entre le bien et le mal. De ce qui précède, il découle que la foi religieuse ne peut pas être dissociée de la catégorie de pouvoir qu’elle génère ipso facto. La foi religieuse, en tant qu’un pouvoir-être, un pouvoir-savoir et un pouvoir-juger-moralement, est un terrain où peut facilement s’installer le fondamentalisme si l’esprit de maîtrise,

 Les actes de terrorisme commis ici et là au nom des religions nous renvoient au côté négatif du pouvoir de la foi religieuse. Il ne s’agit pas d’une nouveauté dans l’histoire de l’humanité. Les enfants étaient sacrifiés dans certaines religions traditionnelles, les guerres des religions, les croisades et autres entreprises ignobles des croyants occultent le côté positif de la foi religieuse comme les gestes de Mère Théresa, de l’abbé Pierre, etc.  Charles Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998, 15.

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de contrôle et de domination prend le dessus sur l’inconditionné. Le glissement du pouvoir ordinaire au pouvoir fondamentaliste dans le cadre de la foi religieuse se comprend dans le terme tillichien d’hétéronomie. Ce concept a une connotation négative dans la théologie de Tillich. En effet, « l’hétéronomie procède toujours de la religion qui a perdu Dieu, qui est devenue une simple religion. »¹⁸ Le rapprochement entre le fondamentalisme et la notion d’hétéronomie chez Tillich se justifie par le refus tranquillisant de toute forme de nouveauté dans l’interprétation des textes sacrés. On ne valorise que les formes et les formules en laissant de côté la possibilité d’une foi dynamique. La théologie de Paul Tillich est essentiellement contre le fondamentalisme religieux, car, dans ce dernier, Dieu cesse d’être Dieuvivant. Il est enfermé dans les dogmes fixistes qui le coupent de toute forme de vie. Dès lors, il n’y a pas de rencontres possibles de différents sens, parce que, dans la mouvance fondamentaliste, le monde est conçu de façon toujours binaire. Ceux qui sont avec nous et qui sont dans la bonne voie, d’une part, et, d’autres qui sont dans l’erreur, d’autre part. Le fondamentalisme religieux trouve ses origines dans le pouvoir de la foi en tant que pouvoir-posséder et non pouvoir-avec. « La possession détruit la personnalité spirituelle par la privation de l’être et par le vide de sens. »¹⁹ La prétention à posséder la vérité au détriment des autres caractérise toutes les formes de fondamentalisme religieux. Comme nous l’avons déjà souligné, Dieu ne se laisse pas posséder, comme un objet dont les contours sont définis et maîtrisés. En adhérant à un Dieu objet, les fondamentalistes perdent le sens spirituel car ils ne sont pas dans l’horizon de Dieu en tant qu’inconditionné. À côté de ses formes de pouvoir et de leur style ordinaire, il y a le fondamentalisme religieux qui se réserve un accent particulier dans l’usage de ces pouvoirs. La différence entre les deux formes de pouvoir, d’une part, dans la religion ordinaire, et, d’autre part, dans les mouvances fondamentalistes, est de l’ordre du contenu et de l’ampleur et non pas celui de la forme. Le fondamentalisme religieux se place dans un horizon d’un pouvoir pur et absolu.

 Paul Tillich, « Le dépassement du concept de religion », tr. de Marc Dumas, dans La dimension religieuse de la culture, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1990, 67.  Paul Tillich, Le démonique. Un apport à l’interprétation de l’histoire, tr. de Marie Thibault, dans La dimension religieuse de la culture, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1990, 131.

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3 Le fondamentalisme religieux et les ambiguïtés de l’existence face au temps Pour Tillich, les traits suivants caractérisent les courants du fondamentalisme religieux. « Ils confondent la vérité éternelle avec une expression temporelle de cette vérité. […] Le fondamentalisme ne parvient pas à rencontrer la situation présente, non pas parce qu’il se situe au-dessus de toute situation, mais parce qu’il parle à partir d’une situation du passé. »²⁰ Dans la logique du fondamentalisme, l’âge d’or est connu, les civilisations et d’autres réalités humaines nouvelles doivent se soumettre au cadre supérieur de la religion dans sa version la plus pure. Le fondamentalisme religieux est en rupture et en opposition frontale avec le temps présent et toutes les sources nouvelles de sens qui s’y développent. En cela, il n’intègre pas de façon réflexive et critique la catégorie de l’existence dans ce qu’elle a de fondamentalement temporel. Pour Tillich, les ambiguïtés de la vie s’enracinent dans l’« unité multidimensionnelle de la vie. Il faut d’abord comprendre l’unité et les relations qu’entretiennent les domaines de la vie pour pouvoir analyser correctement les ambiguïtés existentielles de tous les processus de la vie et exprimer de façon idoine la quête d’une vie sans ambiguïté ou vie éternelle. »²¹ Si pour le fondamentalisme, la vérité s’est révélée une fois pour toute et dans les formules bien précises ; il n’est pas tolérable, à ses yeux, qu’il y en a qui ne perçoivent pas cette évidence. Dans la perspective tillichienne, la réalité religieuse n’est pas si simple. Elle est ambiguë. Dès lors, les énoncés simplistes avancés par les tenants des courants fondamentalistes n’en rendent pas compte réellement. L’existence est le lieu de la présence et donc du temps. C’est la dimension dynamique de la vie. Dans son aveuglement face à l’existence et au temps présent, le fondamentalisme religieux représente un danger pour lui-même car il prétend s’extraire de l’existence. Il s’enferme dans son monde d’affirmations immuables coupées de la vie. Tillich affirme que le repli du fondamentalisme religieux conduit à l’absence de la vie au sein même des mouvements fondamentalistes. « L’orthodoxie et le fondamentalisme, repoussés dans les marges de la vie culturelle, deviennent stériles et inefficaces. »²² En cela, il est nécessaire de remarquer que, face à ce vide auquel tout fondamentalisme est voué en se repliant sur lui-même, une autre démarche se met malheureusement en place. Il  Paul Tillich, Théologie systématique I. Raison et Révélation, tr. de André Gounelle, ParisGenève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 2000, 17.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 15.  Paul Tillich, Théologie systématique I, 123.

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s’agit de l’affrontement que le fondamentalisme religieux engage contre les figures religieuses et non religieuses qui s’ouvrent aux défis de l’existence et donc du temps présent. Les condamnations formulées par les tenants du fondamentalisme religieux sont les seules voies leur donnant l’impression de ne pas sombrer dans le vide. Le seul rapport qu’ils établissent avec le présent consiste dans la diabolisation et le rejet. Ils se voient, dès lors, investis d’une mission d’une grande importance à leurs yeux puisqu’ils cherchent, à tout prix, à combattre ceux qui incarnent le mauvais chemin. L’attitude des courants fondamentalistes qui consiste à rejeter l’existence n’échappe pas à ce que Tillich appelle l’aliénation. Celle-ci signifie que l’homme peut chercher à éviter d’être ce qu’il est véritablement. Dans la perspective tillichienne, on parle d’aliénation chaque fois que l’homme refuse son être. Cette attitude ne peut se réaliser que dans l’existence, c’est-à-dire dans le temps. Or, le fondamentalisme religieux tombe dans l’aliénation lorsqu’il met de côté ce qui advient dans le temps, c’est-à-dire la situation concrète. « Le terme aliénation a une grande profondeur, parce qu’il implique une appartenance d’essence à ce dont on est aliéné. »²³ L’être humain, qui qu’il soit, fondamentaliste ou pas, est essentiellement l’être du temps. Il ne peut pas se dérober de cette catégorie existentiale. Même quand il s’efforce de le faire, il n’y arrive pas véritablement. Comme aucun homme ne serait définitivement aliéné au sens où il n’appartiendrait pas à l’essence, celui qui est dans l’aliénation se contente de nier explicitement ou pas ce dont il est aliéné. « L’homme n’est pas étranger à son être véritable, car il lui appartient. Cet être le juge, même s’il lui est hostile, il ne peut pas s’en séparer complètement. L’hostilité de l’homme envers Dieu prouve indiscutablement qu’il lui appartient. »²⁴ Mutatis mutandis, l’acharnement et la haine de l’homme fondamentaliste contre les formes modernes de la vie signifient que le fondamentalisme religieux ne réussit pas à couper l’homme de son être profond, à savoir, appartenir au temps. Le fondamentalisme religieux habite l’existence et, par conséquent, le temps. En cela, il influe sur la vie individuelle et collective. Que peut-on dire des événements tragiques qui sont perpétrés ici et là au nom du fondamentalisme religieux quant à leur niveau d’affecter la vie de tous les jours ? Il suffit de prendre l’avion pour s’en rendre compte ou de se rendre à Paris, dans les jours qui ont suivi les attentats de 2015. Le fondamentalisme religieux est une réalité de notre société et donc de notre temps. Le bon, le convenable, le juste tels que

 Paul Tillich, Théologie systématique III, 77– 78.  Ibid., 78.

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les fondamentalistes les comprennent occupent la place de Dieu. Leur présence dans le temps présent est bien remarquée sous forme belliqueuse et conquérante. Dès lors, les tenants des courants fondamentalistes rejoignent le mouvement très ancien de ceux qui tentent de renier leur finitude en se faisant porteurs authentiques de la vérité absolue. « [L]es pharisiens et leurs successeurs chrétiens ou séculiers ont identifié leur bonté limitée avec la bonté absolue ».²⁵ On peut rajouter que le fondamentalisme religieux confonde leur vision à l’absolu. Le refus de reconnaître son caractère fini et de s’ouvrir à l’infini « a entraîné une autodestruction tragique, comme le montrent les catastrophes du judaïsme, du puritanisme et du moralisme bourgeois. »²⁶ Au nom de Dieu, les hommes démontrent, inconsciemment, leur incroyance en accordant le caractère infini à leur lecture de la religion. Cela se passe quand « l’homme identifie sa créativité culturelle avec la créativité divine. Il attribue une signification infinie à ses créations culturelles finies et en fait des idoles, les élevant au domaine de la préoccupation ultime. »²⁷ Le tragique habite cette confusion que l’homme fait entre ce qui relève de l’élévation de soi qui reconnaît sa finitude et ce qui relève de l’élévation de soi qui rejette cette finitude. Cette dernière forme d’élévation de soi conduit à la destruction. Il en est le cas dans les phénomènes d’attentats commis au nom d’une religion. Le fondamentalisme religieux, en esquivant la nouveauté de l’existence et en voulant élever sa vision de la religion à l’infini, tombe dans l’idolâtrie de lui-même.

4 La peur et l’orgueil : le paradoxe du fondamentalisme religieux L’approche du fondamentalisme religieux à partir des lectures ontologique et existentialiste des ambiguïtés de la vie selon Paul Tillich se prolonge dans l’identification du paradoxe qui le fonde. Il s’agit de l’unité composée par la peur et l’orgueil. La peur est une caractéristique inaliénable de l’être humain. Elle est, à ce titre, ontologique et se manifeste sous différentes formes dans l’existence individuelle et collective. En ce qui concerne le fondamentalisme religieux, la peur intervient dans le sentiment d’être égaré à force de se redéployer et d’user de sa

 Ibid.  Ibid.  Ibid.

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liberté. D’après Tillich, la liberté est la condition de possibilité du péché et donc de la perdition. « Seul ce qui est libre par essence peut tomber dans l’esclavage existentiel. »²⁸ La peur justifie, chez les tenants du fondamentalisme religieux, le refus de l’exercice de la liberté à travers la créativité et le rejet de l’effort de penser et d’articuler sa foi religieuse avec les situations concrètes qui adviennent dans le temps. Mieux vaut se contenter des préceptes et des proscriptions religieux très simples au lieu de faire le pas dans l’océan infini de sens et de changements du monde présent comportant les ambiguïtés. La peur de l’usage de la liberté répond à un besoin plus fondamental qui est celui de surpasser et de maîtriser l’angoisse provoquée par le non-être. « Dans toutes les civilisations, l’être humain en tant qu’être humain est anxieusement conscient de la menace du nonêtre et il a besoin de courage pour s’affirmer en dépit de cette menace. »²⁹ La peur est l’ennemi premier du courage. Ainsi, la peur est à l’origine de la prétention qui caractérise toute forme de fondamentalisme religieux de se situer qualitativement au-dessus d’autres tentatives de donner sens à la vie. Sur le plan social et théologique, la peur se fonde sur le fait que notre tradition, nos convictions ne font plus d’unanimité au sein de notre société ou du monde. Aujourd’hui, on passe d’une religion à une autre, on exprime son athéisme sans peur ni honte, pire encore, dans la logique des fondamentalismes religieux, on interprète différemment les contenus essentiels de notre religion. « Les contenus de la tradition, qu’autrefois on avait jugés excellents, qu’on avait admirés et aimés, ont perdu leur pouvoir de satisfaire aujourd’hui. »³⁰ Cela est une source de peur pour les personnes qui s’engagent dans les courants fondamentalistes. Dès lors, il est important de se fixer un cadre clair et figé permettant de maîtriser la peur. Pour utiliser le langage de Tillich, on pourrait dire que le fondamentalisme religieux est une voie par laquelle l’on pense triompher des ambiguïtés de la vie telles qu’elles affectent notre orientation spirituelle. Il s’agit des efforts pour se sauver soi-même de cette réalité ambiguë. Dans cette perspective, il convient d’observer que le fondamentalisme religieux se vit à travers les lois rigides en termes moraux et rituels. Le salut prétendument obtenu à partir de la victoire sur la peur s’exprimant à travers l’observance rigoriste des lois ne peut conduire qu’à l’orgueil. Celui-ci est le sentiment d’après lequel il y a une différence qualitative entre nous et eux,

 Ibid., 130 – 131.  Paul Tillich, Le courage d’être, tr. de Jean-Pierre LeMay, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1998, 34.  Ibid.

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selon la logique des fondamentalismes religieux. « Sous l’étiquette de l’obéissance à la parole de Dieu, on a exigé l’obéissance à la lettre de la Bible et, comme le sens de la Bible n’est pas évident, on a exigé (dans le fondamentalisme on l’exige toujours) l’obéissance à l’interprétation particulière de la Bible d’une théologie historiquement datée. »³¹ La critique que Tillich formule contre le fondamentalisme religieux consiste à préciser que cette volonté de se sauver soi-même, en passant par une obéissance stricte et radicale à la parole de la Bible, « débouche sur un ascétisme intellectuel ou sur le sacrifice de la capacité critique de l’homme. »³² On voit donc que toutes les tentatives de se sauver soimême, dans la perspective tillichienne, ont les mêmes conséquences, sacrifier les forces vitales et se fermer hermétiquement à toute nouveauté tout en dénigrant d’autres voies de sens. Le fondamentalisme religieux est basé sur un paradoxe qui allie la peur à l’orgueil. Il trouve ses racines dans la peur, se construit pour en triompher et finit par ériger les lois qu’il faut strictement suivre. Une fois en conformité avec cette logique légaliste, le fondamentalisme religieux aboutit à une forme d’orgueil qui se révèle dans ses attitudes face à l’autre (d’autres tentatives d’habiter le sens), après une prétendue assimilation de l’Autre (Dieu).

 Paul Tillich, Théologie systématique III, 140.  Ibid.

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L’ambiguïté du démonique chez Paul Tillich Résumé: L’ambiguïté chez Tillich est l’un des termes clés qui sous-tendent toute sa pensée. Elle s’éclaire d’autant plus qu’elle est davantage comprise comme un terme de soubassement qu’un terme à côté d’autres. Elle est la marque de notre condition finie dans l’existence aliénée en ce sens que tout ce qui existe s’imprègne d’ambiguïté. On montrera que l’ambiguïté du démonique consiste en ceci qu’il participe d’une façon dénaturée à la puissance et à la sainteté du divin. Il ne peut donc nier le divin qu’à la base de sa participation au divin. Abstract: Ambiguity in Tillich is one of the key terms underlying all his thought. It becomes clearer if it is understood as a foundational term rather than a theme alongside other. It is the mark of our finite condition of alienated existence in the sense that everything that exists is imbued with ambiguity. It will be shown that the demonic is ambiguous in as much as it participates in a distorted way in the power and sanctity of the divine. It cannot therefore deny the divine as the basis of its participation in the divine.

Introduction Il est indéniable que l’ambiguïté chez Tillich est l’un des termes clés qui soustendent toute sa pensée. Elle est la marque de notre condition finie dans l’existence aliénée, en ce sens que tout ce qui existe s’imprègne d’ambiguïté : le sacré est ambigu, le langage, le démonique ; la vie est ambiguë, la loi, la religion, la culture, l’existence tout entière… Dans ce sillage, mon intervention se propose de montrer le caractère ambigu du démonique tel que Tillich l’entend. L’on montrera dans quelle mesure le démonique a ceci d’ambigu qu’il participe d’une façon dénaturée à la puissance et à la sainteté du divin. Il ne peut donc nier le divin qu’à la base de sa participation au divin. J’ai divisé mon exposé selon quatre axes : dans le premier axe, je développerai l’ambiguïté du démonique, dans le second, l’ambiguïté de l’hybris comme en supplément, dans le troisième axe je montrerai le lien entre le démonique destructeur et créateur, et pour clôturer je m’attarderai largement sur le quatrième axe et ferai une lecture de la croix comme dépassement de l’ambiguïté du démonique.

DOI 10.1515/9783110486254-022

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1 L’ambiguïté du démonique Dieu est l’existence même ; il devient sous la plume de Tillich l’Être-même. Partant de cette affirmation, il serait inadéquat selon Tillich d’affirmer que le démonique s’oppose radicalement au divin au sens où il est la négation absolue de Dieu. Tout ce qui existe participe à Dieu, même le démonique. S’il ne participait pas à Dieu, il n’aurait jamais existé. Le démonique n’est pas anti-divin au sens où il n’a rien à voir avec le divin ; il est plutôt la démonisation du divin, sa perversion.¹ Il est ce qui, en participant au divin, s’oppose au divin de par cette participation. En se démarquant un peu de Tillich et dans le sillage de la lecture patristique du récit de la genèse, l’on dirait du démonique qu’il ne s’agit pas d’une participation en Dieu et pour Dieu, mais d’une participation en Dieu contre Dieu. Les Pères de l’Église ont montré que le péché d’Adam ne consistait pas dans sa prétention à devenir semblable à Dieu (ce qui est bien en soi vu l’importance de la divinisation dans la théologie orientale), mais dans sa volonté d’égaler Dieu sans Dieu alors qu’il faudrait le faire en Dieu. Tillich écrit dans la Dogmatique : « Même dans le mal, l’inconditionné est encore ce qui porte : ‘Dans le mal Tu montres Ta colère’; l’inconditionné porte encore là la contradiction qui s’oppose à lui. »² C’est la même idée que Tillich exprime en opposant le divin au démonique dans Philosophie de la Religion : « Le démonique possède toutes les formes d’expression du sacré, mais il les possède sous le signe de l’opposition contre la forme inconditionnée, et il les possède avec l’intention de la destruction ».³ C’est en fonction de Dieu que le démonique s’oppose à Dieu, c’est en participant à l’être que le non-être s’oppose à lui. Le non-être n’est pas la négation totale de l’être ; justement parce qu’il a eu de l’être la capacité de s’opposer à lui. Quelle que soit la puissance de cette opposition, le non-être garde toujours la marque de l’être dans son non-être.⁴ C’est indirectement le divin qui a

 Voir Jean Richard, « Le démonique comme perversion du divin d’après Paul Tillich », Théologiques, 5(1), 1997, 89 – 113.  Paul Tillich, Dogmatique : cours donné à Marbourg (1925), trad. de Paul Asselin et de Lucien Pelletier, Québec-Paris-Genève, Presses de l’Université Laval-Cerf-Labor et Fides, 1997, 23.  Paul Tillich, Philosophie de la religion, trad. de l’allemand par Fernand Ouellet, Genève, Labor et Fides, 1971, 84.  L’on peut pressentir une certaine correspondance entre le démonique qui s’oppose à Dieu d’une part et le profane qui s’oppose au sacré d’autre part. De même que c’est à l’intérieur de sa participation au divin que le démonique s’oppose au divin, ainsi à l’intérieur de sa participation au sacré que le profane s’oppose au sacré. Ceci, nous semble-t-il, a conduit Tillich à affirmer qu’ « il n’existe certes aucune réalité totalement profane ». (Paul Tillich, Substance catholique et

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donné au démonique la « possibilité », entendue comme « potentialité », de se rebiffer contre le divin. Cette idée de Tillich semble traduire l’un des éléments fondamentaux de la pensée luthérienne. « […] bien que Dieu agisse en toute chose dans l’histoire, cette histoire est en même temps la lutte entre Dieu et Satan, entre leurs desseins. Luther traduit ces thèmes en disant que Dieu agit effectivement même en Satan ; en effet, comment Satan pourrait-il être en dehors de Dieu puisque Dieu est le pouvoir d’être en tout? »⁵ C’est donc l’être qui a donné au non-être la possibilité de s’opposer à l’être. C’est ce caractère à la fois divin et anti-divin du démonique qui le rend ambigu.⁶ L’ambiguïté du démonique revient au fait qu’il participe d’une façon dénaturée à la puissance et à la sainteté du divin. Il nie le divin à la base de sa participation au divin. C’est dans ce sens que Tillich a précisé : « L’esprit déformé est encore de l’esprit ; la sainteté déformée est encore de la sainteté ».⁷ Si on voulait pousser un peu la réflexion de Tillich, on dirait que le démonique est le mauvais usage de la liberté. Dieu a doté l’homme de la liberté, mais au lieu de se déployer en conformité avec Dieu, elle s’est abusée en s’opposant à lui. Dans cette optique, Tillich ne voit le démonique sévir que dans le domaine du sacré et du religieux.⁸ Seul le sacré se démonise ; seule une religion devient démoniaque (hétéronomie). Le profane qui s’oppose à Dieu, s’y oppose généralement en dehors de la sphère religieuse (autonomie), mais le démonique se pose comme absolu en exploitant l’absolu et au temple de l’absolu. Il n’est de pire démonisme que le démonisme religieux : « L’élévation d’un conditionné à l’inconditionnalité est un démonisme et le démonisme religieux n’est pas meilleur, mais pire que tout

principe protestant, trad. et introduction sous la direction d’André Gounelle, Québec-Paris-Genève, Presses de l’Université Laval-Cerf-Labor et Fides, 1995, 49).  Paul Tillich, Substance catholique et principe protestant, 306.  Schelling a ainsi compris le lien entre le bien et le mal quand il a développé la question de la liberté dans son rapport avec le panthéisme et sa compatibilité avec le concept de système. Il écrit : « Soit encore cette proposition : ‘le bien est le mal’ ; elle veut dire simplement que le mal n’a pas la puissance d’être par soi-même ; ce qui en lui est étant, c’est, considéré en et pour soi, le bien. Mais on l’interprète comme la négation de la différence éternelle du juste et de l’injuste, de la vertu et du vice, comme si les deux choses revenaient logiquement au même » (Friedrich Wilhelm Schelling, Œuvres métaphysiques, trad. de l’allemand par Jean-François Courtine et Emmanuel Martineau, Paris, Gallimard, 1980, [341], 129).  Paul Tillich, Théologie systématique V, trad. d’André Gounelle et de Jean-Marc Saint en collaboration avec Claude Conedera, Québec-Paris-Genève, Presses de l’Université Laval-Cerf-Labor et Fides, 2010, 121.  C’est pourquoi les conflits atteignent un degré de destructivité insurpassable dans les guerres et les persécutions religieuses (Paul Tillich, Théologie systématique V, 79).

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autre »⁹, dit Tillich. Et de renchérir : « Le sacré est le lieu de prédilection du démonique ». L’exemple le plus frappant de cette démonisation du divin, selon notre propre lecture de Tillich, est donné par le Christ au moment où il a chassé les marchands du temple : ils ont démonisé le temple à l’intérieur du temple. Un autre exemple : les scribes et les pharisiens qui prétendaient être les garants du sacré et du temple, ont fini par condamner à mort le «Temple véritable de Dieu », Christ mort sur la croix, là où « les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (Jean 4, 23). Ils ont crucifié le divin, ils l’ont démonisé, sous prétexte de ne pas blasphémer le divin, parce qu’ils ont dit à Pilate : « Selon notre loi, il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu » (Jean 19, 7). C’est donc au nom du Sacré qu’ils ont mis à mort le Sacré, c’est au nom de Dieu qu’ils ont tué le Fils de Dieu. C’est au nom de leur loi qu’ils ont condamné celui qui accomplit toute loi, Christ, lui, qui ne s’est jamais targué d’égaler Dieu « car le Père est plus grand que moi » (Jean 14, 28). Dans un texte qui s’intitule Qu’est-ce que la vérité ? Tillich entreprend quelque chose d’inhabituel : il fait l’éloge de Pilate qui s’est posé la question de la vérité et s’en est soucié, alors que les juifs (du temps de Jésus) prétendaient posséder la vérité et ne s’en préoccupaient pas. Ils faisaient appel à leur tradition qui remonte à Abraham et n’avaient pas besoin de se soucier de la recherche de la vérité parce qu’ils prétendaient la détenir dans son entièreté. Les juifs ont démonisé la vérité parce qu’ils étaient réfractaires à toute vérité qui s’opposait à la leur, y compris la vérité de celui qui a crucifié sur la croix toute vérité particulière s’érigeant au rang de vérité absolue. Ces paroles de Tillich sont écrites avec une fulgurance exceptionnelle : « Il n’y a pas de vérité là où l’on affirme avec suffisance la vérité de sa propre croyance, là où l’on repousse dans l’ignorance ou avec fanatisme les idées et les coutumes étrangères. Il n’y a pas de liberté, mais une servitude démonique là où une vérité particulière est érigée au rang de vérité ultime, car c’est une tentative pour se faire l’égal de Dieu au nom même de Dieu. »¹⁰ Dans le contexte global du procès de Jésus, Pilate le païen est aux scribes et pharisiens juifs ce que le profane est au démonique. Pilate représente avec les romains (soldats, guerriers, pouvoir politique…) la sphère du profane qui s’oppose au sacré en se tenant à la porte du temple (selon son étymologie : pro « devant » et fanum « lieu consacré »), alors que les scribes et les pharisiens juifs représentent la sphère du démonique qui s’oppose au sacré en se tenant dans le  Paul Tillich, Écrits théologiques allemands (1919 – 1931), trad. de Marc Dumas, Genève-Québec, Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 2012, 173.  Paul Tillich, L’être nouveau, trad. de l’anglais par Jean-Marc Saint, Planète, L’expérience intérieure, 1969, 101.

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temple. C’est parce qu’ils se sont opposés au Temple qu’est Christ que le voile de leur temple s’est déchiré en deux, au moment où le Christ a rendu l’esprit à Dieu le Père (Matthieu 27, 51). Comparant le Temple théonome qu’est Christ avec le temple démonisé des juifs et celui profanisé des romains, Tillich écrit : « Le Temple déchire son vêtement comme une personne en deuil parce que celui à qui le Temple appartenait plus qu’à quiconque était rejeté et tué par les serviteurs du Temple […] parce que celui pour qui tout lieu était un lieu sacré, un lieu où Dieu est présent, a été mis à mort sur la croix au nom du lieu très saint. Quand le rideau du Temple a été déchiré, Dieu a jugé la religion et a rejeté les temples. »¹¹ Tillich a montré la différence entre la profanation et la démonisation en ces termes : « Dans la conception mythologique, les démons sont des êtres divins anti-divins […] Le démonique ne résiste pas à l’autotranscendance comme le profane, mais il fausse l’autotranscendance en identifiant un quelconque porteur du sacré au sacré lui-même […] La prétention du fini à l’infini ou à la grandeur divine caractérise le démonique ».¹² Et d’ajouter dans Aux confins : « Est démonique quoi que ce soit de fini et de limité érigé à la stature de l’infini. »¹³ Ceci n’empêche pas, aux yeux de Tillich, que le profane puisse devenir lui-même démonique au moment où il se pare de la sainteté du divin en excluant le divin. C’est le cas des États qui se parent d’une dignité religieuse inconditionnelle et exigent une adhésion inconditionnelle ; c’est le cas aussi des fonctions culturelles et scientifiques (comme l’absolutisme scientiste) ou des individus cherchant à se transformer en idoles (comme toutes les formes d’idolâtrie).¹⁴ Sans oublier non plus le nationalisme et le racisme idolâtres comme la fausse prophétie revendiquée par le nazisme.¹⁵

 Ibid., 227– 228.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, trad. de l’anglais par Jean-Marc Saint, Genève, Labor et Fides, 1991, 114.  Paul Tillich, Aux confins, trad. de l’anglais par Jean-Marc Saint, Planète, L’expérience intérieure, 1971, 48.  Paul Tillich, L’être nouveau, 117.  Paul Tillich, Théologie systématique V, 115.

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2 L’ambiguïté de l’hybris Dans son analyse de l’hybris ¹⁶ et de l’aliénation qui en résulte, Tillich décrit l’homme comme étant le seul être pleinement centré, jouissant d’une centricité structurelle qui lui confère sa dignité, sa grandeur et son affirmation dans l’être. Cette centricité est ce qui constitue la grandeur autant que la petitesse et la fragilité de la condition humaine. Il est tenté de s’affirmer « trop », donc de se faire le centre de lui-même, d’être nombriliste, de s’affirmer infiniment sans prendre conscience de sa finitude. Ces paroles de Tillich montrent le caractère universel d’une telle élévation de soi vers l’absoluité : «Tous les hommes ont le désir caché d’être comme Dieu et ils agissent en conséquence dans leur appréciation et leur affirmation de soi. Concrètement, personne ne veut reconnaître sa finitude, sa faiblesse et ses erreurs, son ignorance et son insécurité, sa solitude et son angoisse. »¹⁷ L’infinité potentielle est ce qui donne à l’homme de s’élever au-dessus des limites de son être fini, ce qui le fait tomber dans l’hybris et provoque la colère divine qui le détruit. Dieu détruit toute prétention à l’absoluité. Il réduit au nonêtre tout ce qui se fait l’égal de Dieu, tout ce qui se donne l’être sans se donner et assumer le non-être. La réponse de Dieu à l’hybris de la prétention humaine se traduit, selon Tillich, par la colère divine qui livre à l’effritement et au déclin toute culture et production humaine prétendant à l’absoluité. Selon notre propre lecture de Tillich, la tentation de l’hybris apparaît clairement au moment où le serpent promet à Ève de devenir l’égale de Dieu, une fois qu’elle mange de l’arbre défendu. Ève était tentée par la centricité complète et indépendante,

 L’hybris (aussi écrit hubris, du grec ancien húbris) est une notion grecque que l’on peut traduire par démesure. C’est un sentiment violent inspiré par les passions, et plus particulièrement par l’orgueil. Les Grecs lui opposaient la tempérance et la modération. Dans la Grèce antique, l’hybris était considérée comme un crime. Elle recouvrait des violations comme les voies de fait, les agressions sexuelles et le vol de propriété publique ou sacrée. Synonyme d’outrance dans le comportement, l’hybris est donc un sentiment violent né de l’orgueil et qui allait jusqu’au dépassement des limites. Il pouvait conduire à la faute majeure : l’offense envers les dieux. S’inspirant de son sens originel grec, Tillich explique l’hybris comme étant une tentative pour s’élever soi-même jusqu’au domaine du divin. C’est exactement ce sens qu’elle revêt dans les tragédies grecques : « Les grands héros sont ceux qui tombent dans l’hybris, qui tentent de s’élever eux-mêmes au niveau de la vie des dieux, et qui sont ensuite victimes de la réaction tragique des puissances divines ». (Paul Tillich, La naissance de l’esprit moderne et la théologie protestante, trad. de l’anglais par Christine Aubert et Bernadette Ganeau, Paris, Cerf, 1972, 146).  Paul Tillich, Théologie systématique III, trad. de l’anglais par André Gounelle, Québec-ParisGenève, Presses de l’Université Laval-Cerf-Labor et Fides, 2006, 87.

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voulant par là s’affranchir de la centricité de la vie divine. Elle a remplacé la centricité dépendante d’avec Dieu par une centricité indépendante de la centricité divine. L’hybris s’apparente à l’orgueil qui veut « trop » exister ; il veut un surplus d’existence. La simple existence d’Ève ne lui a pas suffi : elle ne voulait pas être Ève, elle voulait être comme Dieu mais sans Dieu, elle voulait donc un surplus d’être et d’existence. L’hybris est, pour Tillich, « le péché » dans sa forme totale ; elle est ce par quoi l’homme se tourne vers son propre soi pour en faire le centre de tout, en se détournant du centre divin auquel il appartient.¹⁸ Tillich donne cette définition de ce qu’est l’hybris ; dans sa Dogmatique, il écrit : « L’hybris consiste à se poser soi-même inconditionnellement dans une forme spirituelle et, par suite, il constitue la véritable rupture. En cela, le mythe a raison lorsqu’il qualifie de luciférienne la chute, c’est-à-dire lorsqu’il hausse au rang de principe l’auto-élévation du soi. »¹⁹ Le Christ était exactement le contraire de ce qu’a fait Ève. Dans sa lettre aux Philippiens, saint Paul a montré la condition kénotique du Christ qui s’est dépouillé de sa condition divine ne s’arrachant pas comme une proie l’être égal à Dieu.²⁰ C’est en ce sens qu’il est à juste titre le second Adam et l’« Être nouveau ». Tillich précise que le portrait biblique ne montre aucune trace d’hybris ou de présomption en Christ. Il acceptait au contraire la condition d’esclave ne succombant pas à la tentation du diable dans le désert. Il a refusé les trois désirs de nourriture, de célébrité et de puissance illimitée parce qu’autrement « il aurait été démonique et aurait cessé d’être le Christ »²¹. Selon les paroles de saint Paul, Christ s’est fait « péché » pour nous. En mourant sur la croix, il s’est abandonné à Dieu en abandonnant sa propre bonté parce qu’« ainsi fut accompli ce que dit l’Écriture: Il a été mis au nombre des malfaiteurs » (Marc 15, 28). « Le courage d’abandonner à Dieu sa propre bonté est l’élément central du courage de la foi »²², écrit Tillich.

3 Le démonique et le créateur À partir de la 40ème thèse de sa Dogmatique, Tillich commence par étudier l’étant comme jonction de ce qui est conforme à l’essence et de ce qui contrarie l’essence dans la révélation parfaite. Il est incontestable que l’étant est toujours     

Paul Tillich, Théologie systématique III, 84– 87. Paul Tillich, Dogmatique, 176. Philippiens 2,6. Paul Tillich, Théologie systématique III, 201. Paul Tillich, Théologie systématique IV, 246.

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traité dans sa condition de créature, c’est-à-dire dans son état d’ambiguïté et d’aliénation qui n’a jamais existé à l’état pur dont le caractère est complètement conforme à l’essence. Même s’il ne le dit pas expressément, Tillich fait remarquer que tout étant est nécessairement démonique. S’il n’était pas démonique, l’étant ne serait pas étant mais essence pure se situant au-delà de toute ambiguïté affectant tout étant. Dès qu’il y a étant, il y a ambiguïté de l’étant, donc contrariété de l’essence. Le démonisme est ce par quoi l’essence quitte sa pureté et passe à l’état d’ambiguïté propre à l’étant. C’est pourquoi le démonisme a un rapport tout particulier avec l’état de créature. Dieu est le porteur du monde comme fondement créateur (être), mais il en est le destructeur dans son aspect démonique lié au jugement et à la colère (non-être). Dans son aspect démonisé, le divin a des affects et des attributs démoniques qui le font apparaître comme celui qui détruit avec colère, condamne, éveille la haine et dont on ne peut supporter l’être. Dieu détruit par sa fureur. Sa substance enflammée ne laisse rien qui ne soit consumé par sa profondeur dont la fureur échappe à la mainmise de la clarté divine. Pour s’exprimer en termes schellingiens, la profondeur coléreuse n’est plus retenue par l’élément ordonnateur, et le principe ténébreux l’emporte sur le principe de la clarté lumineuse.²³ Toutes les choses contrarient leur essence (non-être), mais cela ne les empêche pas tout de même de continuer à être portées de façon créatrice (être). Tout ce qui existe contrarie l’essence mais est toujours porté par elle. « L’union de ce qui est créateur et de ce qui contrarie l’essence est le démonique »²⁴, dit Tillich. C’est le démonique qui à la fois porte (être) et dissout (non-être), donne forme (être) et détruit la forme (non-être), présente des traits divins et antidivins. Même s’il est jugé, l’étant reste toujours conservé par ce qui le juge. Quand l’étant se trouve-t-il donc jugé ? Il est soumis au jugement chaque fois que, par amour de soi, il revendique l’inconditionnalité propre à l’être inconditionné. Par le désir et la présomption, l’étant veut s’approprier l’inépuisabilité de la profondeur divine et la clarté de la liberté divine. Mais ce faisant, il perdrait la conformité à l’essence et au lieu que la profondeur et la clarté soient conformes l’une à l’autre, elles entrent immanquablement en conflit. Il semble que Tillich assimile la puissance créatrice (Potenz) à la profondeur divine, de sorte

 La référence à Schelling n’est pas sans fondement. Dans les premiers paragraphes qui suivent et expliquent la 40ème thèse, Tillich se réfère à des formes organiques et inorganiques ainsi qu’à des forces créatrices et destructrices pour nous faire percevoir la présence symbolique du démonique dans la nature. La nuit et la lumière témoignent de la force à la fois créatrice et destructrice du démonique, de la réalité éminemment dialectique du feu qui consume et réchauffe et de la mer avec sa dialectique de chaos et de fécondité. (Paul Tillich, Dogmatique, 215).  Paul Tillich, Dogmatique, 213.

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que chaque fois que cette profondeur (principe ténébreux) reste soumise à la clarté du jour (principe lumineux) elle acquiert des qualités divines créatrices et devient donatrice de formes (être) ; mais dans la mesure où elle entre en conflit avec la clarté elle devient anti-divine, donc démonique (non-être), et au lieu qu’elle porte et donne forme (être), elle dissout et détruit la forme (non-être). Le démonique est la détérioration du divin. Tillich définit ainsi le démonique : « C’est donc un seul et même acte qui, dans la pure condition de créature, porte l’étant et, dans la contrariété de l’essence, entraîne à s’opposer à la clarté divine et ainsi pousse à la destruction de la forme. Ce double aspect, cette ambiguïté, une fois aperçue dans son rapport à ce qui porte inconditionnellement, est le démonique. »²⁵ Comme on l’a précédemment précisé, le démonique, en dépit de son caractère destructeur, garde toujours un caractère créateur qui porte. En dépit aussi de son ambiguïté, le démonique garde une certaine positivité qui l’empêche de tendre vers le satanique inexistant. L’ambiguïté du démonique réside en ceci qu’il reste toujours porté et posé dans l’existence, indépendamment de son caractère destructeur de la forme. Sa positivité lui vient de ce qu’il se trouve toujours posé dans l’existence, en dépit de sa négativité. Il n’est pas complètement nié. Il existe en dépit de sa contrariété à l’essence. Les forces vitales du démonique restent toujours agissantes, mais elles se trouvent affaiblies et non totalement supprimées. Seulement au moment où le désir et la présomption de l’étant sont poussés à l’extrême que ce dernier cesse d’être démonique et sombre dans la négativité satanique. Le démonique vit du positif qu’il ne nie pas complètement alors que le satanique n’a d’existence que parce qu’il est allé à l’extrême dans son désir de nier l’inconditionnalité de l’Inconditionné et dans sa présomption extrême de le remplacer ou de l’égaler. Tillich distingue ainsi le démonique du satanique : Voilà pourquoi le démonique en tant que tel ne peut pas se manifester dans la contrariété de l’essence lorsque celle-ci devient extrême, c’est-à-dire là où le désir et la présomption sont extrêmes ; ceux-ci ne manifestent le démonique que s’ils sont en même temps portés par une puissance positive. Autrement, la contrariété de l’essence, en se déployant ouvertement, masque du même coup l’ambiguïté et la positivité du démonique. Celui-ci tend alors vers la satanique. Or le satanique n’a pas d’existence, car il n’est que le négatif, il ne fait que détruire la forme (Gestalt) et ne la porte pas.²⁶

 Ibid., 214.  Ibid., 216.

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4 La croix comme dépassement de l’ambiguïté du démonique Même si Tillich ne parle pas ici directement de la croix, cela n’empêche pas qu’elle se situe au cœur de sa pensée comme en filigrane. Elle constitue l’arrièreplan de sa réflexion surtout dans sa dimension critique et reste partout sousjacente à tout discours qu’il tient contre tout démonisme ; qu’il soit ecclésial, religieux, philosophique, politique… Le Christ est certes la voie qui conduit au Père, mais Tillich va jusqu’à dire que si le Christ cesse de conduire au Père mais à lui-même il devient le démon et non le Fils. Le Christ conduit au Père mais il n’est pas le Père. Il est la voie qui conduit au Père et non à lui-même. Tillich souligne : Par exemple, si c’est le Fils qui conduit au Père parce que le Père est plus grand que lui, c’est pourtant aussi le Fils qui doit dire de lui-même : je suis la voie. Et c’est là la frontière infiniment subtile qui sépare le divin du démonique : si c’est par lui-même que le Fils est « la voie », il est alors le démon ; s’il est la voie, de telle manière que ce n’est pas lui qui agit, mais le Père en lui, il est alors le vrai Fils. – Voilà un exemple parfait de l’ambiguïté inhérente à toute voie de salut.²⁷

L’une des armes que Tillich brandit contre le démonisme et l’orgueil humain, c’est l’idée de sacrifice. L’acceptation de sa propre finitude est ce par quoi le Christ s’est sacrifié lui-même en sacrifiant sa prétention à l’absoluité. Il a sacrifié les potentialités divines que son être recèle en acceptant les marques de la finitude humaine. C’est dans le sacrifice de la croix qu’il a donné le sens ultime et véritable de tout sacrifice. Tillich explique ainsi le sacrifice : […] l’Esprit peut créer chez l’homme et dans l’humanité l’acceptation de la finitude et, ainsi, peut donner un sens nouveau au sacrifice des potentialités […] Dans chaque sacrifice religieux, l’homme fini se prive d’un pouvoir d’être qui semble lui appartenir mais qui n’est pas le sien en un sens absolu, comme il le reconnaît par le sacrifice. Ce pouvoir d’être n’est le sien que pour autant qu’il lui a été donné ; il ne le lui appartient pas ultimement. La reconnaissance de cette situation est le sacrifice.²⁸

La croix est ce par quoi le Christ a sacrifié les potentialités enfouies dans sa divinité, même si les scribes et les pharisiens lui ont demandé de se sauver luimême moyennant les miracles de la divinité pour qu’ils croient en lui : « Sauve-

 Ibid., 43 – 44.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 293.

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toi toi-même! Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix ! » (Matthieu 27, 40). Les disciples n’étaient pas du tout loin de cette mentalité de démonisation lorsqu’ils voulaient contraindre le Christ à accepter les revendications à une quelconque absoluité.²⁹ Même si ces revendications à l’absoluité lui appartiennent en propre, tant qu’il est le Fils éternel du Père, il les a sacrifiées au nom de l’image de la divino-humanité créée par l’Esprit divin comme étant l’essence de l’homme Jésus de Nazareth. À la différence de l’idée humaniste de personnalité développée en qui toutes les potentialités humaines sont actualisées selon l’horizontal, le Christ s’est refusé d’actualiser en lui les potentialités divines parce que son royaume n’est pas de ce monde. Son royaume est du côté de la direction verticale. Il a sacrifié toutes les potentialités de la direction horizontale au profit de la seule potentialité qui compte, la potentialité de la direction verticale : l’unité ininterrompue avec Dieu. Le Christ aurait été capable de descendre de la croix et de se sauver lui-même en excluant la mort, mais il aurait abusé de sa liberté dans l’hybris de sa divinité égalant Dieu. S’il était descendu de la croix, il aurait refusé la mort alors qu’il était appelé par le Père à l’assumer pour la dépasser dans la résurrection. Ce n’est pas la direction horizontale qui nous sauve de l’horizontale mais la direction verticale. Le Christ aurait été capable de vivre éternellement dans l’existence aliénée de la direction horizontale, mais il a préféré recevoir la vie de celui qui donne la vie, de la direction verticale³⁰, du Père. On sait que Tillich est profondément conscient qu’en toutes choses il y a un « oui » et un « non » et que la vérité ne peut être exprimée que par un « oui » et un « non » simultanés. « Oui et non » : telle est, selon Tillich, la loi de toute vie et de toute vérité. Ni « oui » tout seul, ni « non » tout seul. Le « oui » tout seul (être) exprime notre confiance mais cette confiance sera vite brisée par le « non » du vide, le « non » du péché et le « non » de la mort (non-être). Le « non » tout seul (non-être) exprime notre désespoir qui sera vite surmonté par le courage de dire « oui » (être) en dépit du « non ». Le « oui » tout seul est démonique ; il montre l’hybris arrogante de celui qui prétend combattre tout, vaincre tout, et surmonter tout, au nom de son « oui » et non au nom du seul « Oui » qu’est Christ. Le grand « Oui » ne nous appartient pas. Notre « oui » le plus courageux, le plus universel et le plus grand, s’il ne participe pas au grand « Oui » du Christ, il rencontrerait la contestation d’un « non » brisant notre hybris orgueilleuse. Le Christ est le seul  Paul Tillich, Théologie systématique V, 129.  Dans La dimension oubliée, Tillich oppose la dimension horizontale à la verticale, c’est-à-dire la dimension de profondeur qu’on a oubliée. (Voir Paul Tillich, La dimension oubliée, trad. de l’allemand par Henri Rochais, Présentation de Jean Onimus, Paris, Desclée de Brouwer, 1969, 45 – 62).

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« Oui » réaliste selon ces paroles de Tillich : « Il n’y a qu’une seule réalité qui ne soit pas ‘oui’ et ‘non’, mais ‘oui’ seulement : Jésus, en tant qu’il est le Christ. Pourtant, il se trouve lui aussi tout d’abord sous un ‘non’, comme tous les êtres humains. C’est le sens de la croix […] Tel est le sens de la ‘résurrection’ ».³¹ Ainsi le paradoxe de la foi fait que la justification n’inclut pas seulement le « oui » d’un Dieu qui justifie mais aussi le « non » d’un Dieu qui juge. Même le Christ a porté sur lui le jugement de Dieu contre l’hybris démonique. Contre le démonisme religieux et surtout chrétien, Tillich préconise que le christianisme est grand en ce qu’il se connaît misérable, en ce qu’il se connaît petit, comme le dit Pascal au sujet de la conscience humaine. On a le droit de se vanter d’être chrétien parce que l’être chrétien s’affirme follement au pied de la croix, là où l’affirmation la plus radicale (être) est la négation la plus radicale d’elle-même (non-être), l’affirmation de son néant. C’est en cela que consiste la folie de la croix, que le christianisme s’affirme (être) dans sa revendication de son néant (non-être), dans l’affirmation (être) de la croix néantisante (non-être). Plus une religion se néantise (non-être), plus elle s’affirme (être) dans cette même néantisation. C’est ce qui fonde, selon Tillich, la puissance du christianisme. Cette puissance, le christianisme la tire de la toute-puissance de la croix qui est folie, scandale et faiblesse aux yeux des ignorants. La puissance du christianisme consiste en ce qu’il reconnaît la vanité de toute religion y compris la sienne propre devant l’Inconditionné. Tillich exprime ainsi cette idée : C’est la puissance spirituelle de la religion que de permettre à celui qui est religieux de considérer sans crainte la vanité de la religion. C’est le fruit le plus mûr de la pensée chrétienne que de comprendre que le christianisme comme tel ne sert à rien. Voilà de la vantardise, non pas de la vantardise personnelle, mais une vantardise au sujet du christianisme. En tant que vantardise, c’est de la folie, mais comme vantardise à propos du fait qu’il n’y a pas de quoi se vanter, c’est de la sagesse et de la maturité. Avoir sans avoir, voilà l’attitude la plus juste à l’égard de tout ce qui est grand et merveilleux dans la vie, même à l’égard de la religion et du christianisme.³²

L’être chrétien s’affirme dans son non-être, dans le fait d’avoir une religion sans l’avoir, d’en avoir une sans crainte de la perdre pour ensuite la re-prendre dans le courage de celui qui a été pris sur la croix, sans crainte de se perdre, parce que re-pris et ressuscité par le Père. Contrairement donc à l’école barthienne qui affirme que le christianisme est la seule « religion » révélée par opposition aux autres religions, qui ne sont que des tentatives humaines d’atteindre Dieu et ne sont basées sur aucune révéla Paul Tillich, L’être nouveau, 141.  Ibid., 38.

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tion, Tillich ne pense pas qu’il serait possible de se passer du concept de religion. Il serait totalement absurde pour lui d’éviter de se servir du terme religion et de le rayer de nos discussions théologiques et philosophiques. Tillich n’a jamais cherché à supprimer le terme « religion », parce qu’il est conscient que dans la religion elle-même il y a quelque chose qui s’oppose à la religion, et ce de l’intérieur. La croix est au cœur de la religion chrétienne comme principe sous lequel se tiennent toutes les religions du monde y compris la religion chrétienne. Il ne faut pas surévaluer le christianisme en le plaçant au-dessus des religions du monde, car il se place volontiers au-dessous de la croix pour être jugé. Il ne faut pas, comme le faisait Barth, opposer le christianisme aux différentes religions mais les opposer toutes à la croix du Christ y compris le christianisme luimême. Ces mots de Tillich en témoignent : « Si nous devons essayer de dépasser le concept de religion, qui semble impliquer une relativisation du christianisme, nous avons à le faire en opposant le Christ à toutes les religions, en comprenant la Croix comme la manifestation du jugement de Dieu sur toutes religions, et non en élevant le christianisme, en tant que religion particulière, au-dessus de toutes les autres. »³³ Déjà depuis longtemps, c’est-à-dire durant la période des écrits allemands, Tillich doit à Barth d’avoir démoli les idoles, mais il se refuse à lui concéder l’idée qu’il ne faut pas appliquer le terme « religion » au christianisme. Tillich le dit clairement : « Même la religion de la foi est religion »³⁴. C’est dans sa prétention à l’absoluité que la religion devient hétéronome et se démonise. « Pourtant, la religion est aussi la négation la plus radicale de la grandeur et de la dignité de la vie. C’est dans la religion que la grandeur est le plus profanée, le sacré le plus désacralisé »³⁵, écrit Tillich. La sacralité de la religion revient au fait que tout ce qui est sacré ne se donne pas à lui-même le titre de sacré. Il n’est sacré que parce qu’il participe à ce qui lui a donné d’être sacré. Il n’est sacré que dans la mesure où il ne renvoie pas à lui-même, mais plutôt à ce qui le transcende. Le sacré, dans son essence, est ce qui se transcende lui-même en laissant transparaître en lui l’Absolu et l’Ultime. Le sacré est tout ce qui est transparent au Sacré. Et Tillich de préciser : En ce sens, on peut parler de Saintes Écritures, de communautés saintes, d’actes sacrés, d’offices sacrés, de personnes sacrées. Ces prédicats signifient que toutes ces réalités sont davantage que leur apparence immédiate finie. Elles sont auto-transcendantes ou encore, vues sous l’angle de ce qu’elles transcendent, le sacré, elles sont pour lui transparentes.

 Paul Tillich, La naissance de l’esprit moderne et la théologie protestante, 134.  Paul Tillich, Écrits théologiques allemands (1919 – 1931), 75.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 110.

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Leur sainteté ne tient pas à leur qualité morale ou intellectuelle ou même religieuse, mais à leur pouvoir de renvoyer au-delà d’elles-mêmes.³⁶

Le sacrement selon Tillich est toute réalité naturelle porteuse de la transcendance et qui ne renvoie pas à elle-même mais à ce qui la dépasse infiniment audelà d’elle-même. Telle est la finalité de tout sacrement. Le Christ, seul « Sacrement du Père », comme le dit la théologie catholique, s’est sacrifié, en tant que structure naturelle de la grâce incarnée, du logos incarné, dans le mystère de la croix. La croix du Christ représente le destin de tout sacrement. Le sacrement est crucifié dans le décentrement du « crucifié ». La croix est le culte rendu au Père et non au Christ : il est le sacrifice du Fils rendu au Père. Il est le sacrifice du « Sacrement du Père » qui renvoie au-delà de lui-même, au Père. L’on comprend pourquoi la croix reste le seul ornement dans les Églises protestantes, le seul sacrement, la seule parole, le seul culte, le seul sacrifice anti-démonique, le seul sacrifice théonome. Tillich souligne ainsi l’importance focale du symbole de la croix : « Faisant contraste avec les symboles anciens et ésotériques, la croix demeure naturellement le plus puissant et le plus chargé de sens parmi les symboles de l’Église chrétienne. La plupart des communautés protestantes choisiront d’inclure cet objet sacré, même quand elles auront éliminé tout autre type de substance catholique. »³⁷ Selon notre propre lecture de Tillich, la croix est le symbole qui fait coïncider la tendance sacramentelle-sacrificielle du catholicisme et la tendance prophétique-critique du protestantisme. En Christ l’image du prêtre et celle du prophète coïncident. Le crucifié n’est prophète jugeant que parce qu’il s’est jugé comme prêtre sacrifié. Il s’est jugé sacrificiellement pour juger prophétiquement. La croix a ceci de théonomique que le crucifié s’est nié et sacrifié en se plaçant sous le « Non » du jugement prophétique. Celui qui renonce à soi dans le sacrifice se juge et se critique pour s’effacer devant l’Inconditionné. C’est en cela que consiste l’union du catholicisme et du protestantisme, que le prêtre appelle le prophète et le prophète appelle le prêtre sans que le prophète juge les autres sans se juger et sans que le prêtre sacrifie les autres sans se sacrifier. L’union avec l’Inconditionné, Tillich la trouve dans l’acte du sacrifice qu’il considère comme le symbole cultuel central. Le crucifié s’est abandonné comme conditionné à l’Inconditionné ; et c’est dans le symbole de la croix entendu comme

 Idem.  Paul Tillich, Substance catholique et principe protestant, 402.

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renonciation à soi que l’union avec l’Inconditionné est présupposée.³⁸ Marc Michel cite dans ce sens cette phrase de Tillich dans sa thèse sur Schelling : « La communauté avec Dieu n’est possible que si Dieu devient lui-même personnalité individuelle […] La solution de cette opposition la plus haute est la Croix du Christ en ce sens que la volonté d’être soi est haussée à la volonté de puissance absolue divine, de se sacrifier soi-même et de se relever. »³⁹ Tillich même voit dans le symbole réel de la croix l’union de l’élément sacerdotal qui caractérise le catholicisme et l’élément prophétique qui caractérise le protestantisme. Il écrit : « Le protestantisme doit vivre dans la tension du sacramentel et du prophétique, du constructif et du correctif […] Leur unité, comme symbole et comme réalité, me semble donnée dans le Nouveau Testament dans l’image du Christ crucifié. Là, la plus haute possibilité religieuse humaine est manifeste et sacrifiée en même temps. »⁴⁰

5 Conclusion On sait que Tillich s’est toujours défini lui-même comme penseur des frontières. Selon notre propre interprétation de Tillich, par le « se faire humain », le Christ s’est situé déjà « à la frontière », entre l’humanité et la divinité, entre le fini et l’infini, sur la croix. Le crucifié est cette frontière : une frontière spatiale comme une frontière temporelle. La croix se situe aussi bien « à la frontière » spatiale entre le ciel et la terre, entre l’homme et Dieu, entre l’essence et l’existence qu’« à la frontière » temporelle entre le passé et le futur dans le kairos de l’histoire. Tenant la main gauche du passé, tenant la main droite du futur, le crucifié, dont les mains étaient tendues à droite et à gauche, était et est toujours au milieu, le main-tenant de Dieu. La croix est au milieu de l’espace dans la direction verticale séparant la terre du ciel, et au milieu du temps dans la direction horizontale séparant le passé du futur. Sur la croix, le Christ s’est situé « à la frontière »

 Tillich écrit : « Les deux actes fondamentaux du culte, l’union avec le sacré où on s’abandonne et où on reçoit, se rencontrent dans l’acte du sacrifice, le symbole cultuel central. Le symbole est l’abandon du conditionné à l’Inconditionné. La présupposition de l’union avec l’Inconditionné est la renonciation à soi du conditionné […] Le sacré a toujours à la fois un côté négatif, sacrificiel et un côté positif qui donne à la vie sa plénitude » (Paul Tillich, Philosophie de la Religion, 118).  Cité par Marc Michel, La théologie aux prises avec la culture. De Schleiermacher à Tillich, (Cogitatio Fidei, 113), Paris, Cerf, 1982, 185 – 186 [« Mystik und Schuldbewusstsein in Schellings philosophischer Entwicklung », G.W. I, 17].  Paul Tillich, Aux confins, 51.

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angoissante, éloigné de la terre parce qu’accroché au-dessus. Le crucifié est audessus de la terre tant au sens littéral qu’au sens figuré ; il la regarde et la juge d’en haut. Au moment de la crucifixion, la terre tout entière a été jugée au Golgotha. Tillich montre que sur la croix, le Christ a enduré l’angoisse d’être détaché du sol maternel de la terre, lieu et espace de la sécurité sédentaire de l’être. Tillich a inversé les rôles : ce n’est plus la croix qui s’est plantée dans la terre comme dans son fondement mais c’est plutôt la terre elle-même qui a trouvé dans la croix son propre fondement sur lequel elle repose. Ces mots de Tillich sont inouïs : En tremblant et en frémissant, la terre prouve qu’elle n’est pas le sol maternel sur lequel nous pouvons construire en toute sécurité nos maisons, nos cités, nos cultures et nos systèmes religieux. En tremblant et en frémissant, la terre a montré un autre fondement, le fond sur lequel elle repose […] Depuis l’instant où Jésus a poussé son dernier cri et rendu son dernier soupir, et où les rochers se sont fondus, la terre a cessé d’être le fondement de tout ce que nous bâtissons sur elle. Elle ne subsiste que dans la mesure où elle repose sur un fond plus profond. Elle ne peut durer que dans la mesure où elle s’enracine dans le fondement où la croix est plantée.⁴¹

 Paul Tillich, L’être nouveau, 228.

Partie 5 L’ambiguïté peut-elle être dépassée ?

Denis Müller

« Transcender l’ambiguïté? » Introduction et perspective Résumé: Cet article s’efforce de dégager la synthèse tillichienne visant à surmonter dialectiquement les ambiguïtés. La vie éternelle est à comprendre comme la traversée critique des ambiguïtés de la vie ; cette traversée critique s’exprime sur le mode eschatologique de l’anticipation historique et politique du Royaume de Dieu. L’Esprit s’énonce et s’annonce comme présence transcendante du rapport à toi, comme recueil théonomique de l’auto-transcendance de soi. Toute recherche authentique d’autonomie et d’auto-transcendance débusque le danger inhérent de sacralisation qui serait la signature du triomphe de l’ambiguïté. Abstract: This article strives to identify the Tillichian synthesis to dialectically overcome ambiguities. Eternal life is to be understood as the critical overcoming of the ambiguities of life. This is expressed in the eschatological way of historical and political anticipation of the Kingdom of God. Spirit is stated as transcendent presence and theonomous self-transcendence. Any authentic search for autonomy and self-transcendence flushes out the inherent danger of sacralization, which would be signature of the triumph of ambiguity.

Non moins que l’existence de l’individu et que la vie sociale historique, la théologie et l’éthique sont toutes deux dans une situation ambivalente pour ne pas dire ambiguë. Elles aspirent à une forme d’univocité, dans le sens d’une clarté normative et substantielle susceptible de leur conférer l’autorité qu’elles réclament et qu’on est en droit d’attendre d’elles. En même temps, cette aspiration peut les conduire à un abus de pouvoir ou de posture, à une usurpation d’autorité, de type idéologique et dogmatique, tablant sur une théonomie de nature plus théocratique que libératrice et succombant de la sorte aux perversions démoniques de l’hétéronomie dénoncées par Tillich. L’excès d’ambition de la théologie ou de l’éthique peut les faire dégénérer en univocité autoritaire, voire démonique. Et c’est dans cette extension indue des hétéronomies que se révèle et se déploie le déchirement de l’existence et de la pensée, livrés aux ambiguïtés mortifères. On voit donc bien le péril à conjurer : l’excès d’univocité, réticente à la reconnaissance des ambiguïtés, entraîne par revanche la réaction en chaîne de ces mêmes ambiguïtés. On découvre ainsi une ambivalence structurelle des DOI 10.1515/9783110486254-023

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ambiguïtés, capables au mieux de figurer la contingence ou pour le pire d’exacerber la dissidence. Il convient alors d’accepter la présence, au cœur de la prétention à la vérité, des tensions propres à la reconnaissance des ambiguïtés. Cette reconnaissance advient aussi bien dans l’expérience de la vie que dans celle de la pensée réflexive et critique. Dès lors, la visée de notre exposé entend rendre hommage à la contribution tillichienne en balisant de manière actuelle un chemin critique aussi écarté de l’autoritarisme que du relativisme. Il ne s’agit pas que d’une délimitation épistémologique négative, mais également d’une méditation substantielle sur la capacité même de l’Infini à intégrer de manière critique les ambiguïtés dans le mouvement même de son expression. Dans notre approche partielle et lacunaire de la démarche tillichienne, nous postulons que les catégories et les corrélations centrales qui la structurent demeurent éclairantes pour notre propre contexte historique et pour nos propres interrogations contemporaines. Le volume IV de la Théologie systématique, un des plus difficiles peut-être de la somme tillichienne, ancre la réflexion philosophique et théologique dans le corps-à-corps avec la notion d’ambiguïté de la vie. L’ambiguïté de la catégorie de vie pose non seulement un problème de définition ontologique, mais aussi une question théologique : la vie, dans ses tensions mêmes, dans sa texture d’ambiguïté, est-elle une réalité « capable » de transcendance et ouverte à la théonomie? Et qui décide en dernière instance du statut de l’ambigu, à partir de quelle certitude ou de quelle univocité, sur la base de quelle option fondamentale? Dans cette quatrième partie, Paul Tillich parle de l’auto-transcendance de la vie, et il y reconnaît une dimension religieuse. Comment comprendre l’ouverture à la théonomie qui se dessine dans ce mouvement même d’autotranscendance, au-delà des hétéronomies religieuses et des autonomies profanes auto-suffisantes? Pour Tillich, la religion – jusque dans sa forme chrétienne la plus explicite – comporte ses propres ambiguïtés. Deux questions se posent alors. D’abord, comme nous l’avons annoncé, qui décide du statut de l’ambigu, qui tranche d’une telle question, à partir de quel présupposé, de quelle thèse ou de quelle univocité, sur la base de quelle option fondamentale? D’autre part, une telle ambiguïté est-elle vraiment surmontée dans l’horizon de la « Présence Spirituelle » (qu’il faille entendre par là le saint Esprit de la pneumatologie traditionnelle ou une réinterprétation philosophique vigoureuse de ce mythe biblique et dogmatique)? Qu’en est-il des liens entre théonomie, transcendance et théologie chrétienne? Et comment nous laisser inspirer par la perspective de Tillich, sans sous-estimer la radicalité aussi bien existentielle que théorique de l’expérience même de l’ambiguïté de la vie et de la pensée? Comment comprendre la corrélation de la vie et de l’Esprit, et toute forme de corrélation, sans banaliser

« Transcender l’ambiguïté? » Introduction et perspective

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les tensions constitutives de la vie, de l’existence, de la raison et de l’histoire? Il convient en effet aussi bien d’éviter la banalisation des ambiguïtés que de les exclure du mouvement théonomique de l’Infini. La problématique sous-jacente de notre contribution pourrait être décryptée de la manière suivante : quel est le statut proprement philosophique, théologique et réflexif de la vie, saisie en son ambiguïté constitutive? Et comment cette qualification de la vie comme Zweideutigkeit reproduit-elle les thèmes classiques de la théologie luthérienne – le péché et la grâce, la mort et la vie éternelle, le démonique et le salut? Cette problématique peut aussi être traduite au plan épistémologique : l’ambiguïté est-elle simplement un dérivé ontologique, une pure conséquence de la distinction essence/existence, ou résulte-t-elle d’abord d’un acte d’auto-position et d’auto-distinction de soi par soi – d’une auto-compréhension existentielle de soi comme aliénation de l’essence? En termes moins tillichiens, qui décide de l’ambiguïté de soi, ou comment découvre-t-on l’ambiguïté, au fil même de l’expérience de la vie ou suite à un positionnement de la conscience du sujet? Nous nous arrêterons en fin de parcours sur cette dimension plus subjective ou plus positionnelle, car il est possible que l’entrée en matière de Tillich puisse apparaître comme un réalisme ontologique insuffisamment conscient de sa lecture du réel, de son herméneutique de l’existence.

1 Un essai de traduction de l’optique tillichienne : Éthique, conduite de la vie et réflexion, dans la perspective post-troeltschienne de Trutz Rendtorff¹ Plus proche de nous, un autre auteur luthérien, lui aussi marqué par Ernst Troeltsch, a tenté de rendre compte des liens entre la vie, la réflexion théolo-

 Nous nous limitons à son ouvrage majeur : Ethik. Grundelemente, Methodologie und Konkretionen einer ethischen Theologie, Tübingen, Mohr Siebeck, 2011, 3. durchgesehene Auflage, herausgegeben von Rainer Anselm und Stephan Schleissing. Sur cet auteur encore trop peu étudié en francophonie, on lira : Martin Laube, Theologie und neuzeitliches Christentum : Studien zu Genese und Profil der Christentumstheorie Trutz Rendtorffs, Tübingen, Mohr Siebeck, 2006 ; Stefan Atze, Ethik als Steigerungsform von Theologie? Systematische Rekonstruktion und Kritik eines Strukturprozesses im neuzeitlichen Protestantismus, Berlin, Walter de Gruyter, 2008 ; Francine Charoy, Vers une éthique de la liberté, ou comment le concept de conduite de vie donne à penser, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2015.

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gique et la réflexion éthique. L’introduction de la 3ème édition de l’Ethik de Trutz Rendtorff, due à Rainer Anselm et à Stephan Schleissing, non seulement nous aide à situer le projet éthique de cet auteur à l’intérieur de son oeuvre, mais elle situe aussi très bien les enjeux centraux de la théologie éthique proposée.² On retrouve cette approche formelle dans la manière dont Trutz Rendtorff a articulé la vie et la réflexion. En 1968 déjà, Rendtorff liait de manière étroite le concept de christianisme avec le processus de l’émancipation moderne (XII). Un des articles les plus décisifs de Rendtorff, dès 1965, soit seulement 4 ans après sa collaboration au recueil programmatique Offenbarung als Geschichte, dirigé par Pannenberg, avait développé l’histoire des traditions du christianisme comme un processus historique indépassable. Le protestantisme implique cette imbrication de l’histoire, de la culture et du christianisme lui-même comme autodéploiement de la liberté. Il y a donc un lien entre la théorie du christianisme comme manifestation de la signification interdisciplinaire et scientifique du présent et la définition de l’éthique comme théorie réflexive de la conduite de la vie. Les auteurs de l’introduction soulignent cette intrication du christianisme et de la conduite de la vie mais précisent qu’il ne s’agit aucunement d’une « réduction ou d’un rétrécissement subjectiviste » (subjektivistische Engführung) (XIV) : la conduite de la vie est comprise d’entrée de jeu comme socialisée ; la vie individuelle possède une socialité constitutive, qui est indiquée par le fait que la vie est donnée (Gegebensein des Lebens). Beaucoup se joue dans le concept médiateur de vie (XVI), qui, avec sa triplicité structurelle (contingence, action, réflexion), va au-delà de la simple conduite de la vie, puisqu’elle lui sert en quelque sorte d’assise. D’où la très intéressante notation qui apparaît ici de la part des deux commentateurs de Rendtorff : le concept de vie, en éthique, est parallèle à celui d’histoire des traditions dans la compréhension de la théologie. C’est une manière de baliser la démarche proprement herméneutique de la vie, comparée au mouvement socio-historique de la tradition, dans ses ambiguïtés mêmes, aurait dit Tillich. Le pas suivant accompli par Anselm et Schleissing concerne l’interprétation de ce parallélisme à la lumière de la notion de congruence des temps (Gleichzeitigkeit), interprétation qui signale la grande proximité de la théorie théologique rendtorffienne avec la vision pannenbergienne de la structure antici-

 Trutz Rendtorff, Ethik, 2011, 3. durchgesehene Auflage, herausgegeben von Rainer Anselm und Stephan Schleissing, op. cit. Les chiffres romains entre parenthèses dans le texte renvoient à l’introduction des deux éditeurs.

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patrice du réel ou ce que nous désignons comme la structure proleptique de la raison, de l’histoire et de la foi.³ Anselm et Schleissing remontent au débat de Rendtorff avec Luhmann et Habermas, en 1975, dans Gesellschaft ohne Religion? Le danger existait, chez Luhmann, de dissoudre l’individu dans le système ; or, selon Rendtorff, la religion permet seule de surmonter la tension entre l’individu – défendu par Habermas – et le système, dans la mesure où la contemporanéité de l’antécédence de la vie, du don de la vie et de la réflexivité (comme dira l’Ethik) est rendue possible par la perspective du Royaume de Dieu comme motif de la liberté. Le Royaume de Dieu oblige à distinguer ce qu’est l’homme de ce qu’il peut devenir et à créer ainsi une dialectique libératrice. La liberté de l’individu accède au rang non seulement de finalité (Zielvorstellung) mais également de justification (Rechtfertigungsinstanz) de son rapport au temps (XVII). On pourrait dire que la liberté est l’anticipation éthique du Royaume (cf. XVIII, où la structure proleptique est clairement mentionnée). Dès le départ, la théorie éthique de Rendtorff posait la question de son rapport non seulement à la théologie dans son ensemble, mais en particulier à la dogmatique comme décentrement. Johannes Fischer s’était opposé avec force aussi bien à l’idée d’une théologie fondée sur l’éthique qu’à une éthique entièrement orientée sur le concept d’action.⁴ Or l’Ethique de Rendtorff s’articule bien plutôt sur la notion de vie, et sur la réflexivité à laquelle donne lieu le double mouvement de la vie donnée et de la vie donnante. L’attrait de la théorie tillichienne est d’avoir conféré à l’ambiguïté de la vie un statut plus profond. Et d’avoir obligé à prendre le détour de la réflexivité, dont Jean-Marc Ferry nous enseigne, tout récemment, qu’elle rejoint le regard féminin (selon Hegel), c’est-à-dire le regard sur la pulsion, si différent de la manière dont le taureau masculin se jette sur la muleta.⁵

 Voir notre article, « L’anticipation subversive de la liberté », in La théologie morale comme responsabilité du discernement théologie de l’agir, (Luc Dubrulle-Catherine Fino éd.), Mélanges pour Geneviève Médevielle, Paris, DDB, Théologie à l’Université, 2015, 68 – 81.  Handeln als Grundbegriff christlicher Ethik. Zur Differenz von Ethik und Moral, Zürich, Theologischer Verlag, 1983, cf. en particulier 58 – 59.  Jean-Marc Ferry, Les lumières de la religion, Paris, Bayard, 2013, 169 – 170.

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2 Autre essai de traduction : Dworkin Nous proposons une autre comparaison féconde, cette fois-ci avec la démarche de Ronald Dworkin dans Justice pour les hérissons. ⁶ Le point fort de l’analogie réside sans doute dans la notion d’interprétation. Dworkin a effectué au plan de l’immanence la critique du relativisme et du scepticisme externe. Cette critique correspond aux interrogations portées sur le naturalisme, l’utilitarisme et le rationalisme par des auteurs aussi différents que Tillich, Charles Taylor ou JeanMarc Ferry. Dworkin nous paraît notamment rejoindre en quelque sorte Tillich par le bas, en pensant les structures substantielles d’une raison axée sur la vérité. Cette insistance sur les structures substantielles de la vérité consonne également avec la théorie des cadres interprétatifs de référence chez Taylor. Il faut insister sur les bases expérientielles de la recherche de la vérité, un peu comme, chez Taylor, la rationalité pratique se constitue et donne accès aux références à partir de l’expérience de la vie ordinaire.

3 Retour à Tillich : la structuration de la vie et de l’Esprit comme anticipation dialectique et diacritique de la Présence, du Royaume et de la vie éternelle, en traversant les ambiguïtés Comme nous l’avons relevé d’entrée de jeu, la perspective de Tillich trouve son originalité et sa puissance dans la théorie des ambiguïtés. C’est d’abord aux ambiguïtés de la vie sociale que s’attache le regard critique de Tillich⁷, analysant le quadruple niveau de l’inclusion, de l’égalité, du gouvernement et de la forme juridique. Dans ce type d’ambiguïté pointe la question de l’injustice. Mais très vite, Tillich transpose ces ambiguïtés sociales au plan de la communauté et des religions. La communauté religieuse dénonce l’exclusion de ceux qui croient autrement, mais elle instaure aussi une différenciation critique par rapport à l’égalité purement sociale : une transcendance de l’égalité se dessine.

 Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons (2011), trad. de John E. Jackson, Genève, Labor et Fides, 2015.  Voir Paul Tillich, Théologie Systématique IV, La vie et l’Esprit, trad. par Jean-Marc Saint, Genève, Labor et Fides, 1991, 225.

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Mais cette radicalité de l’égalité devant Dieu rejaillit en égalité sociale, en appelant à l’égalité de tous au sein de l’Eglise. Touchant la question du gouvernement, la question de l’ambiguïté continue de rebondir, car le pouvoir religieux possède les mêmes potentialités « profanes et démoniaques »⁸ que les autres pouvoirs. Tillich ne craint pas d’affirmer ici de manière schématique l’avantage du protestantisme (dont la faiblesse entraîne une constante autocritique, signe de l’impact de l’Esprit) sur le catholicisme, démoniaque dans son déni.⁹ Le développement de l’analyse tillichienne, appliquée aux formes juridiques de l’Église, met encore davantage en relief la « préoccupation ultime »¹⁰ envers des formes rétives à l’eschatologique. Après avoir évalué la dimension communautaire des ambiguïtés de la vie sociale sous sa forme religieuse, Tillich se tourne vers les ambiguïtés de la vie personnelle. ¹¹ On retrouve ici la profondeur et la radicalité des analyses tillichiennes sur l’ontologie et l’histoire, avec, au cœur du dispositif interprétatif, la notion d’aliénation. La profondeur et la radicalité dont nous parlons ici se nouent au cœur du système même des corrélations comme existence/essence, création/eschatologie, finitude/Dieu. Toute la question est en effet celle du sens et de la fonction à conférer à la notion de transcendance. Transcender les ambiguïtés implique-t-il de les dépasser définitivement ou de les traverser dialectiquement? Toute la pensée de Tillich se joue à notre avis dans la deuxième variante. Il en découle du même coup une acception elle-même dialectique du terme de Zweideutigkeit. Cette ambivalence est ontologique et historique et s’enracine dans la compréhension tillichienne de l’aliénation (Entfremdung). Pour son analyse de la Zweideutigkeit, Tillich recourt au symbole du sacrifice.¹² Ce symbole semble aller dans le sens de la transcendance de toute ambiguïté et pourtant dans la réalité il n’en est rien : la possible et le réel ne se croisent jamais de manière idéaliste, a-symptomatique, mais se compénètrent dialectiquement.

 Ibid., 226.  Ibid.  Ibid., 227.  Ibid., 228 et suiv.  Ibid., 49.

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3.1 Auto-transcendance, auto-création et présence Le déploiement anthropologique s’opère sur le mode d’une dialectique a-symétrique et donc critique de l’immanence et de la transcendance.¹³ Le mouvement ascendant conduisant de l’auto-transcendance à la théonomie est la signature de la critique de toute hétéronomie et de la compréhension inclusive de la théonomie elle-même. En déployant de lui-même et en lui-même les puissances de la création, le mouvement de l’auto-création crée l’espace de manifestation et d’expression de la présence spirituelle comprise comme dynamique d’intégration et d’extension.

3.2 Intégration, création, finitude et santé L’auto-intégration ainsi interprétée s’oppose de la sorte à la désintégration et elle donne sa chance à la santé contre les puissances destructrices de la maladie.¹⁴ Dans les subtiles nuances qu’il établit ici, Tillich distingue l’auto-intégration placée sous le principe de la centricité, l’autocréation comme croissance et l’autotranscendance placée sous le principe de la sublimation.¹⁵ La vie peut en effet être envisagée aussi bien sous le point de vue de la finitude (l’autotranscendance demeurant pour ainsi dire close sur elle-même) que sous celui de la sublimation (où apparaît clairement la perspective de la vie éternelle). Dans cette optique, la santé peut être lue comme réparation de la vie sous l’angle de la finitude ou comme sublimation de la vie malade, comme guérison au sens religieux du terme.

 On a pu montrer les continuités et les discontinuités, sur ce thème, entre les théologiens et les philosophes, voir de manière générale mon ouvrage Convocation et provocation de l’éthique. Dialogues philosophiques et théologiques, Münster, Lit Verlag, 2014, notamment 19 – 29 « Cadre immanent, profanation et transcendance. Agamben et Taylor aux prises avec le reste théologique de la pensée ». Sur le lien avec Charles Taylor, cf. surtout l’ouvrage de Thomas Kreuzer, Kontexte des Selbst. Eine theologische Rekonstruktion der hermeneutischen Anthropologie Charles Taylor, Gütersloh, Ch. Kaiser-Gütersloher Verlagshaus, 1999; et la thèse toute récente de JeanPaul Niyigena, La question de l’identité morale chez Charles Taylor et Paul Tillich. Présentation et réflexions critiques pour l’élaboration d’une éthique théologique, Université catholique de Louvain, Faculté de théologie, 2015.  Paul Tillich, Théologie Systématique IV, 39.  Ibid., 37.

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3.3 Dialectique diacritique et schèmes trinitaires ; puissance de vie (spirituelle) et relève de la mort (Schelling, les deux puissances ; la supériorité asymétrique de la puissance de vie) Toute la dialectique, chez Tillich, culmine dans la puissance de vie et donc dans la création comme force. Il ne s’agit pas de comparer platement la vie et la mort, la création et l’aliénation, mais il y a bien une instance qui exercice sa puissance en pleine souveraineté. En ce sens-là, la Résurrection n’est pas placée à égalité avec la Mort sur la croix, mais la Résurrection triomphe dans la Croix, gagne à travers et au-dessus de la mort.

3.4 Religion, culture et morale : trois niveaux descendants d’ambiguïté Religion, culture et morale constituent chez Tillich une sorte de trépied, formant un réseau horizontal et vertical entre la vie et la Présence spirituelle.¹⁶ Les trois domaines sont divisés entre eux par des séparations, liées à leurs ambiguïtés internes ; chaque domaine peut toutefois se transcender par son propre mouvement de théonomisation et accéder de proche en proche à la synthèse dialectique d’une présence spirituelle. C’est dans la religion, culminant dans son pic de théonomie comme reprise de l’absolu, que l’expression de la transcendance des ambiguïtés se fait la plus radicale. La culture occupe un stade intermédiaire ; la morale gère autrement le rapport à l’absolu, du fait de la tension intrinsèque entre l’inconditionnel et les normes morales. La religion est un lieu typique d’ambiguïté, dans la mesure où elle gère la tension entre l’absolu et le séculier ; les Églises sont à la fois sacralisation du séculier et convergence du sacré et du séculier. Elles peuvent se renverser en absolutisation démonique.

 Cf. Werner Schüßler & Erdmann Sturm, Paul Tillich. Leben-Werk-Wirkung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2007, 195.

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4 La synthèse tillichienne Nous pouvons synthétiser de la manière suivante – en 5 points – la dialectique diacritique dans laquelle se nouent, selon Paul Tillich, l’auto-transcendance de l’autonomie et la transcendance théonomique des ambiguïtés de la vie : 1) la vie éternelle est à comprendre comme la traversée critique des ambiguïtés de la vie ; 2) cette traversée critique s’exprime sur le monde eschatologique de l’anticipation historique et politique du Royaume de Dieu ; 3) l’Esprit s’énonce et s’annonce comme présence transcendante du rapport à toi, comme recueil théonomique de l’auto-transcendance de soi ; 4) la radicalisation théonomique se réalise dans la mise à distance de l’absolutisation et de la démonisation : toute recherche authentique d’autonomie et d’auto-transcendance débusque le danger inhérent de sacralisation qui serait la signature du triomphe de l’ambiguïté ; 5) la traversée authentique de la présence théonomique, autrement dit la consécration du principe d’autonomie, suppose le forage incessant de la perversité narcissique. Le processus de guérison, sur lequel a insisté notre collègue Werner Schüßler, suppose bel et bien cette dialectique à la fois verticale et horizontale que nous proposons de nommer diacritique : elle procède par vagues successives de déblayage et de pénétration, afin d’accéder progressivement à une élévation et à un approfondissement. La guérison¹⁷ pointe sur le salut transcendant, une Vie éternelle qui vit de connaître et de reconnaître « la nécessité de mourir »¹⁸ : ici on ne réside pas dans le déni, dans l’idéalisation magique, on est bel et bien dans l’essentialisme téléologique, dans le corps à corps avec la vie non ambiguë, la Vie éternelle, en tant qu’elle assume l’ambiguïté irrévocable de la vie¹⁹.

5 Conclusion Tillich nous entraîne avec puissance dans la Zweideutigkeit des choses, de l’être et de l’existence, et il le fait sous l’influence d’une interprétation théologique de la transcendance eschatologique de l’ambiguïté. De la sorte, l’ambiguïté n’est

 Paul Tillich, Théologie Systématique IV, 297– 305.  Ibid., 305.  Ibid., 182.

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pas banalisée ou éliminée, mais incluse dans le jeu herméneutique d’une dialectique critique. La question demeure cependant, comme nous l’avions annoncé tout au début de notre intervention, touchant l’instance ultime de décision à même de décrypter l’ambiguïté elle-même. Deux motifs se sont ici imposés à nous : le motif théologique de l’eschaton comme épuration de la vie ambiguë en vie éternelle, mais aussi le motif ontologique de l’unité de l’existence comme libération de l’aliénation. Ces deux motifs se donnent à penser comme des objectivités constitutives, auxquelles la réflexion est renvoyée nécessairement. Il nous semble pourtant que l’ambiguïté ne surgit pas comme une pure extériorité, mais qu’elle émerge dans le mouvement de la réflexion elle-même. Le sujet autonome en quête de théonomie se déploie lui-même comme une instance ambiguë elle-même en quête d’un dépassement de cette ambiguïté ; dans la mesure où il se cherche dans sa transcendance, il prend conscience de ses divisions et de ses aliénations et il élabore progressivement lui-même les conditions de son auto-dépassement. Il vise l’unification et l’univocité, la réconciliation comme vie éternelle, mais sans jamais se confondre lui-même avec elle. C’est dans cette visée que le sujet se reconnaît à la fois comme division et comme réunification, comme aliénation et comme réconciliation. Le sujet n’est jamais une donnée statique, mais toujours une instance eschatologique, appelée à transformation. C’est dans la question de Dieu qu’il se joue de manière ultime²⁰.

 Cf. Denis Müller, Dieu, le désir de toute une vie, Genève, Labor et Fides, 2016.

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Les ambiguïtés de la vie et les sciences normatives Résumé: Dans sa conférence de 1919 sur L’idée d’une théologie de la culture, Tillich définit la théologie comme la science normative de la religion. Comment faut-il comprendre cette normativité ? Tillich affirme que même les religions, dans leur réalisation historique, sont soumises aux ambiguïtés de la vie. Comment donc formuler un concept normatif face aux ambiguïtés de la vie ? Comme un concept qui essaie de dépasser les ambigüités au risque de les nier ? Ou plutôt comme un concept qui incorpore les ambiguïtés en lui et qui se présente comme un horizon « eschatologique » auquel tendre vers une « vie sans ambiguïtés » ? Abstract: In his 1919 lecture On the Idea of a Theology of Culture, Tillich defines theology as the normative science of religion. How should we understand this normativity? Tillich says that even religions in their historic achievement are subject to the ambiguities of life. How can one formulate a normative concept in the face of the ambiguities of life? As a concept that tries to overcome the ambiguities at the risk of denying them? Or rather as a concept that incorporates in itself the ambiguities, and that is as an ‘eschatological’ horizon tending towards a ‘life without ambiguities’?

Il nous semble très important de traiter le lien qui existe ou qui peut exister entre l’ambiguïté et la norme dans un colloque sur les ambiguïtés de la vie chez Paul Tillich. On parle souvent de la norme dans le domaine de la morale. Tillich, dans sa période allemande, l’utilise dans le domaine de la connaissance. Pour lui, les sciences de l’esprit se composent non seulement de dimensions historique et philosophique mais aussi d’une dimension systématique ou normative. Dans sa conférence de 1919 « Sur l’idée d’une théologie de la culture », il défendra la thèse suivante : La théologie sera comprise dorénavant comme la science normative de la religion. Deux conceptions de la théologie sont donc à abandonner : la théologie n’est pas « [la] science d’un objet particulier, situé parmi d’autres, que nous appelons Dieu, auquel la critique de la raison a mis fin » et « [l]a théologie n’est pas la présentation scientifique d’un ensemble révélé spécifique. Cette conception suppose qu’on se fait de la révélation une conception supranaturelle et autoritaire que la vague des perspectives ouvertes par l’histoire des DOI 10.1515/9783110486254-024

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religions et que la critique logique et religieuse du supranaturalisme conceptuel ont dépassée. »¹ Quelle est donc la tâche de la théologie en tant que science normative de la religion? De quelle normativité s’agit-il? Comment peut-elle construire un système normatif de la religion en tenant compte de la diversité, de la complexité et de l’indétermination de la vie? Comment ce système normatif fait-il écho à des expériences singulières et à des ambiguïtés de la vie lorsqu’il fixe des normes? Comment donc formuler un concept normatif lorsqu’il s’agit des ambiguïtés de la vie? Comme un concept qui essaie de dépasser et en même temps de nier les ambiguïtés? Ou plutôt comme un concept qui incorpore les ambiguïtés en lui et qui se présente comme un horizon « eschatologique » auquel tendre vers une « vie sans ambiguïtés »? Comment, d’après Paul Tillich, est-il possible de déterminer une norme religieuse, c’est-à-dire un horizon de sens, qui permette de discerner et de juger les ambiguïtés qui affectent chaque religion dans ses réalisations historiques? De quelle manière faut-il comprendre la norme pour qu’elle puisse être source de dynamisme de la pensée et non d’inertie? Nous tenterons de montrer, grâce à sa conférence prononcée à Berlin en 1919, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », comment Tillich conçoit les sciences normatives et pourquoi il propose de comprendre la théologie comme « science normative de la religion ». Dans la deuxième partie de notre exposé, nous parlerons de l’élargissement du concept de religion que Tillich opère et de son lien avec la définition de la théologie comme science normative de la religion. Dans la troisième partie, nous essayerons de montrer la manière dont plusieurs mouvements religieux contemporains comprennent la dimension normative de la religion en recourant à la norme afin de figer la compréhension du rapport entre l’humain et la transcendance avec le but, parfois, de nier l’indétermination propre à la vie qui peut être perçue comme une source d’angoisse. Nous verrons que la théologie en tant que science normative de la religion risque d’être comprise comme une science qui normalise plutôt que comme une science qui élabore des normes de sens, à partir de l’interprétation des textes bibliques et de la tradition, de la philosophie de la religion et de l’histoire de la religion, sur l’agir de Dieu dans le monde.

 Paul Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture » dans La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919 – 1926), Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et FidesPresses de l’Université Laval, 1990, 32.

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1 La théologie comme science normative de la religion En 1919, Tillich prononce à la société kantienne de Berlin sa conférence « Sur l’idée d’une théologie de la culture », où il propose une nouvelle compréhension de la théologie.² Pour lui, elle sera dorénavant « la science concrète et normative de la religion »³. La tâche de la théologie, dit Tillich, sera par conséquent d’esquisser un système normatif de la religion, à partir d’un point de vue concret, sur la base des catégories philosophiques de la religion, et en ancrant le point de vue individuel dans le point de vue confessionnel, dans celui de l’histoire générale des religions, ainsi que dans l’histoire de l’esprit en général.⁴

Vaste programme que Tillich nous propose pour éviter une compréhension de la théologie qui ne tiendrait pas compte de la situation concrète de l’existence humaine (d’où l’importance d’un point de vue concret) mais aussi pour éviter une compréhension supranaturelle de la théologie qui imposerait une conception autoritaire de la révélation (d’où l’importance d’esquisser un système normatif mais à partir d’un point de vue ancré dans l’histoire de l’esprit). Tillich explique que si la philosophie élabore les concepts universels, les a priori de toute science, la science normative lui offre le point de vue concret, singulier, de ce qui doit être reconnu comme valable dans un contexte et dans une histoire particulière : « La philosophie élabore l’universel, l’a priori, le catégoriel, sur la base de l’expérience empirique la plus vaste possible, et les met en relation systématique avec les autres valeurs et les autres concepts essentiels. Les sciences normatives élaborent le particulier, le contenu, ce qui doit être reconnu comme valable dans les systèmes spécifiques, propres aux diverses sciences de la culture. »⁵

 Tillich avec d’autres théologiens de l’époque, notamment Karl Barth, perçoivent « l’urgence d’opérer un tournant en théologie, de rechercher un nouveau fondement théologique, afin de le substituer aux conceptions trop humaines de la théologie libérale ». Voir Marc Dumas, « Le dépassement du concept de religion chez Paul Tillich et Karl Barth », dans Religion et Culture. Colloque du centenaire Paul Tillich (Michel Despland, Jean-Claude Petit et Jean Richard éd), Québec-Paris, Presses de l’Université Laval-Cerf, 1987, 617.  Paul Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », 32.  Ibid..  Ibid., 33.

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Mais parlons un peu de la manière dont Tillich comprend les sciences de l’esprit. Elles doivent associer trois composantes fondamentales pour leur validité épistémologique : la philosophie, l’histoire de la vie spirituelle et la systématique ou dimension normative. La philosophie s’intéresse à l’a priori de toute culture, aux catégories « universelles » qu’elle tire d’un concept normatif concret. Pour Tillich, cette dimension est l’élément de base de toute science de l’esprit. L’histoire correspond à la deuxième dimension. Elle est le lieu où les catégories ou « formes idéales » de toutes les fonctions culturelles se réalisent grâce à la capacité créatrice et productive de l’esprit, qui est elle-même configurée par sa propre histoire. L’histoire organise de manière typologique les concrétisations de ces formes idéales qui constituent l’histoire de l’esprit. Sa tâche ne se réduit pas à une analyse descriptive des faits historiques. Elle les organise en vue de la norme, c’est-à-dire, de ce qui doit être, dans le domaine de l’art, de la science, de la politique, etc. La troisième dimension des sciences de l’esprit correspond à la partie systématique ou normative. Pour Tillich, cette dimension est la synthèse de deux dimensions déjà mentionnées : l’a priori d’une fonction particulière se réalise de manière concrète et historique et réclame une validité universelle. Les sciences systématiques ou normatives systématisent les expériences concrètes de ce qu’on entend par bon, juste, beau, etc. au travers de concepts et de systèmes qui restent liés à un point de vue concret dépendant du dynamisme de l’histoire et de la singularité de chaque époque. Quand une science normative est capable d’englober (c’est-à-dire lorsqu’elle embrasse au travers d’un concept normatif) des expériences historiques diverses, c’est là qu’elle reçoit une importance scientifique. Tillich dit à ce propos : « La conception universelle la plus élevée tire sa vitalité, faite de densité et de capacité d’englobement, de la force qui appartient à toute réalisation concrète et créatrice ; et c’est de la plénitude englobante d’un concept universel supérieur que le système normatif reçoit son importance scientifique ».⁶ Il explique ensuite que ces normes ne naissent pas d’une science idéale ni d’une science empirique. Pour lui, les normes acquièrent leur existence grâce au processus créateur de l’esprit et y trouvent leur origine : « Elles entrent dans ce processus, elles en ressortent transformées et elles y entrent à nouveau. Elles proviennent de la création spirituelle et cette dernière s’oriente d’après elles ».⁷ La connaissance dans les sciences de l’esprit se construit dans un constant ressourcement, un recyclage perpétuel qui prend en  Ibid., 33.  Paul Tillich, Das System der Wissenschaften nach Gegenständen und Methode (1923) dans Main Work 1, Berlin-New York, De Gruyter, 1989, 203: «Sie gehen in ihn (der schöpferische Prozess) ein und steigen neu geformt aus ihm hervor und gehen wieder in ihn ein».

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compte la dimension historique et contextuelle de l’esprit. La tâche du systématicien sera d’examiner les normes passées et ensuite d’accepter ou créer un « principe utilisable », une norme pour le temps présent. Ce processus n’est pas autoritaire, car il est la rencontre du processus créateur et libre avec l’exigence inconditionné de l’absolu. La normativité de ces sciences se traduit comme la capacité à produire des normes de sens dans l’histoire. Tillich dit à ce propos que « [l]a norme va donner le sens, l’orientation (die Richtung) à l’action dans tous les domaines du sens ».⁸ Les sciences normatives établissent les normes comme des dispositifs qui ouvrent vers un universel qui ne se laisse pas figurer, un horizon impalpable vers lequel toutes les figurations concrètes nous orientent.⁹ Les normes sont l’aboutissement du processus créateur historique de la science de l’esprit et elles n’ont de valeur qu’à l’intérieur du processus. Tillich veut donc dépasser une compréhension formelle du réel qui ne prend pas en compte la particularité (le caractère unique et non réitérable) des évènements culturels. La théologie comme science normative de la religion se veut une pensée critique qui cherche à comprendre la recherche du sens de l’existence au cœur de l’humain assujetti aux ambiguïtés de la vie. Pour Tillich, l’élaboration d’un système normatif de la religion n’est pas autre chose que l’analyse de situations concrètes et son caractère normatif, la profondeur et la signification du sens qui se dévoile au cœur de chaque situation¹⁰ : La théologie systématique n’est donc pas, elle aussi, tout simplement une philosophie de la religion. Elle donne des normes et elle a un point de vue concret. Mais attention ! Normatif n’est pas la même chose que dogmatique. Le point de vue concret n’est pas fondé de manière extrascientifique par l’Église, la Bible ou la foi ; il est élaboré en commun par la philosophie de la religion et la philosophie de l’histoire des religions. Et même si le vécu personnel y exerce son influence avec grande force et bien réellement, fondamentalement seul ce qu’il y a de scientifique dans ce mouvement de pensée détermine la décision.¹¹

 Ibid., 220: «Die Norm will dem Handeln in allen Sinngebieten die Richtung geben».  Cf. G. Waterlot, « L’éthique du passeur », dans Le courage et la grâce. L’éthique à l’épreuve de réalités humaines (Dimitri Andronicos, Céline Ehrwein Nihan et Mathias Nebel éd), Genève, Labor et Fides, 2014, 106.  Cf. Jean-Claude Petit, La philosophie de la religion de Paul Tillich. Genèse et évolution. La période allemande 1919 – 1933, Montréal, Fides, 1974, 41.  Paul Tillich, « La théologie comme science » dans Écrits théologiques allemands (1919 – 1931), Genève-Québec, Labor et Fides-Les Presses de l’Université Laval, 2012, 63.

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2 Le dépassement du concept de religion : Quel impact pour la science normative de la religion ? Jusqu’à présent, nous avons montré comment Tillich comprend les sciences normatives. Voyons maintenant, comme il comprendra le concept de religion et quel est le rapport entre sa compréhension et la nouvelle définition de la théologie comme science normative. La première chose que Tillich affirme par rapport à la religion c’est qu’elle n’est pas une fonction à côté des autres ; au contraire, la religion est le fondement de toute culture, et non de manière hétéronome mais théonome. Nous reviendrons sur ce point. Si quelqu’un, dit Tillich, revendique un dogme à côté d’une science, ou une « communauté » à côté d’une société, il en résulte une double vérité, une double moralité qui met en danger la conscience de l’esprit et qui peut même la détruire. Pour lui, une conception de la religion qui met en péril la vie de l’esprit doit être dépassée par l’essence du concept de la religion : « La religion est l’expérience de l’inconditionné, c’est-à-dire, l’expérience de la réalité absolue sur la base de l’expérience du néant absolu. »¹² Cette définition donnée par Tillich exprime un état de conscience religieuse qui s’actualise à travers les choses et non pas en dehors d’elles. Elle devient le Oui et le Non adressé aux choses mêmes. Dans son article de 1922 sur « Le dépassement du concept de religion dans la philosophie de la religion », il affirme : « »Religion« est le concept d’une chose qui se trouve détruite précisément par ce concept. Il importerait de l’utiliser de telle façon qu’il soit subordonné à un concept supérieur qui lui enlèverait sa force destructive. Or tel est le concept d’inconditionné. »¹³ Avec ce dépassement du concept de religion, parler des sphères religieuses particulières comme ayant sens par ellesmêmes n’a plus de pertinence : « Si c’est de l’essence de l’expérience religieuse fondamentale de nier toute la sphère de la connaissance et de l’affirmer à travers la négation, alors il n’y a plus de place pour une connaissance religieuse particulière, pour un objet religieux particulier, ni pour des méthodes particulières de la connaissance religieuse. »¹⁴ Dans ce sens, l’élargissement du concept de

 Paul Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », 35.  Paul Tillich, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion » dans La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919 – 1926), Paris-GenèveQuébec, Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, 1990, 66.  Paul Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », 36.

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religion rend celle-ci plus proche de tous les aspects de la vie, et donc plus proche de tensions vécues par chaque être humain. Après avoir expliqué ce dépassement, Tillich dira que la science normative de la religion doit être la science normative de la vie spirituelle toute entière. La religion comprise dans un sens large devient le fondement de toute culture : « Il ne s’agit pas d’une simple dimension de la vie humaine, mais bien plutôt de ce par quoi toutes les dimensions de la vie se transcendent elles-mêmes ».¹⁵ Dans sa conférence, il critique l’idée d’une éthique personnelle ou communautaire de caractère religieux qui s’opposerait à une éthique séculière ou laïque, individuelle ou sociale. Le risque qu’il y voit est de tomber dans une conception supranaturaliste (hétéronome) de la religion. Car, si on présuppose un principe autonome de la culture, on doit alors présupposer l’autonomie de toutes les sphères de la culture face à une conception oppressive, hétéronome de la religion. Tillich note que les différentes fonctions de la culture telle que, par exemple, l’éthique, tout en étant autonomes, deviennent théonomes pour autant qu’elles s’accomplissent en vue d’une signification ultime. Dans une culture autonome ouverte à une signification ultime, tout sécularisme vide, superficiel, ne trouve pas sa raison d’être, car il est incapable d’un excès au-delà de lui-même.

3 La théologie : une science normative ou une « normalisation orthodoxe » ? Nous avons vu que la norme chez Tillich ne prétend pas être un principe qui veut établir « une homogénéisation » des pratiques différentes sous un même principe. Pour lui, la norme se présente comme un horizon de sens, « un idéal » où toutes les pratiques religieuses puissent se sentir représentées ou accueillies dans des symboles normatifs. La norme ne peut pas se présenter comme « une »orthodoxie« normalisante qui marginalise les sous-groupes religieux, les identités multiples (entre autres ethniques), les sous-cultures et les religions populaires ».¹⁶ Cette normalité est particulièrement redoutable et plus offensive quand elle se fonde sur « la vérité » annoncée par un Dieu ou une religion : « la distorsion démoniaque commence dès qu’une nouvelle conception monte à la

 Jean-Paul Gabus, « Actualité du projet tillichien d’une théologie de la culture », dans Religion et Culture, 289.  Olivier Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Éditions du Seuil, 2008, 351.

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surface et qu’on l’écrase au nom du dogme, de la vérité consacrée, ou quand un style nouveau cherche à exprimer les tendances d’une époque et qu’on l’en empêche au nom de formes d’expression religieuse autorisées. »¹⁷ Par conséquent, il est important que la dimension normative de la théologie crée un espace de « régulation » à partir de la réalité à laquelle sont confrontées les différentes religions. Les religions peuvent établir certaines normes directives mais elles ne peuvent pas prétendre d’être, historiquement, le dépassement des ambiguïtés auxquelles les normes sont assujetties. Là se trouve bien le problème : la norme, qui permet de juger, de reconnaître les ambiguïtés, est elle-même soumise à l’ambiguïté. Elle l’est, parce qu’elle est historique. Et en même temps, paradoxalement, de cette norme se dégage une lueur d’éternité. Il y a une tentation de croire que la norme est figée pour toujours. Cette fixation, n’est-elle pas liée à l’échappement de l’angoisse d’un être humain toujours indéterminé, en situation d’ambiguïté? Plusieurs mouvements religieux tombent dans une compréhension de Dieu construite et fixée pour toujours. Est-ce que derrière cette réalité, il n’y a pas un désir de vouloir surmonter l’ambiguïté propre à l’existence humaine ? Si l’être humain entend la religion (dans un sens étroit) comme la possibilité immédiate d’une vie sans ambiguïté alors on tombe dans une conception hétéronome des symboles et des normes religieuses car même la religion est soumise aux ambiguïtés de la vie. Par rapport à cela, Tillich dans sa Théologie Systématique affirme: La religion étant l’autotranscendance de la vie dans le domaine de l’esprit, il s’ensuit que la quête humaine de la vie non ambiguë commence dans la religion et qu’elle trouve sa réponse dans la religion. Mais la réponse n’est pas identique à la religion, puisque la religion est elle-même ambiguë. La réalisation de la quête de la vie non ambiguë transcende toute forme ou tout symbole religieux sous lequel elle s’exprime. L’autotranscendance de la vie n’atteint jamais sans ambigüité ce vers quoi elle se transcende […].¹⁸

Le problème que pose la compréhension de la religion (au sens étroit du terme) comme la possibilité d’une vie sans ambiguïté conduit à la négation de l’historicité et de l’existence ambiguë à laquelle l’être humain est confronté. Actuellement, plusieurs mouvements religieux s’isolent de la réalité dans laquelle ils vivent, car ils ont un regard négatif sur elle (considérée comme païenne). Olivier Roy, dans son livre La sainte ignorance, affirme qu’il y a une « nécessité de se reconstruire (pour ces types de mouvements) dans la pureté de la seule foi qui

 Paul Tillich, Théologie systématique IV. La vie et l’esprit, Genève, Labor et Fides, 1991, 118.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 119.

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amène la communauté religieuse à déconnecter volontairement les marqueurs religieux d’une culture perçue comme païenne et à s’efforcer ensuite de les monopoliser. »¹⁹ Or, pour Tillich, esquisser un système normatif de la religion présuppose l’histoire de l’esprit, sa culture, etc. Il ne s’agit pas d’« effacer ce qu’il y avait avant » mais pas non plus ce qu’on vit maintenant sinon essayer de comprendre la norme religieuse à l’intérieur du processus évolutif propre à elle. Nier l’historicité de la norme religieuse provoque une compréhension fondamentaliste et hétéronome de celle-ci. Un clair exemple de cela consiste en ce que dans la conversion de certains nouveaux convertis (born again) la vie ambiguë disparaît et la religion se présente comme une nouvelle vie sans ambiguïté grâce à la rencontre, dans ce cas, avec le Christ : « [Avant, j]e buvais, je me droguais, je volais et puis en jour, j’ai rencontré le Christ ».²⁰ L’expérience de la rencontre avec le Christ devient une expérience tellement bouleversante que leurs existences ne se comprennent plus en dehors d’elle. La Bible devient la seule norme dogmatique et éthique en relativisant toute dimension historique et sociale de la foi : Cette injonction à l’expérience immédiate, par ma conversion ou la lecture de la Bible, se traduit par une minoration des médiations ecclésiales, celles-ci apparaissent comme inessentielles au salut et à la vie spirituelle. Pourtant, une tradition peut-être porteuse d’un potentiel réflexif et critique en raison de l’écart qu’introduisent une théologie, une histoire, une ecclésiologie particulières ; un écart qui résiste aux tentations fondamentalistes prétendant fusionner avec une vérité originelle. À ces velléités, l’écart oppose une distance qui ne sera jamais aboli, bien qu’elle puisse être couverte par une réflexion s’efforçant de penser la continuité dans la différence.²¹

Ces compréhensions fondamentalistes et hétéronomes de l’expérience religieuse, c’est ce que Tillich appelle la démonisation du sacré qui « intervient quotidiennement dans toutes les religions, et jusque dans la religion qui se fonde sur l’autonégation du fini dans la croix du Christ. La quête de la vie non ambiguë est, par conséquent, très radicalement dirigée contre l’ambiguïté du sacré et du démoniaque dans le domaine religieux. »²²

 Olivier Roy, La sainte ignorance, 206.  Ibid., 38.  Philippe Gonzalez, « Changer les cœurs, gagner les nations : la conversion dans l’évangélisme », dans Esprit, 404, 2014, 62– 63.  Paul Tillich, Théologie systématique IV, 114.

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4 Conclusion Nous croyons que la pensée de Tillich qui voit en la théologie la partie normative ou systématique de la science de la religion nous permet d’avoir un regard critique face aux mutations qui s’opèrent actuellement dans différents mouvements religieux tels que le repli identitaire, le fondamentalisme religieux, la négation de l’histoire propre à chacun, la négation de la culture/des cultures, la négation de l’ambiguïté de la vie, entre autres. La compréhension tillichienne de la théologie nous ouvre à de nouveaux champs de travail, où l’interdisciplinarité, l’interculturalité, la reconnaissance, l’altérité et la différence jouent un rôle fondamental pour une compréhension contemporaine de la dimension normative de religion. La théologie de Tillich se fonde sur le caractère dynamique et autonome de la raison et sur le don irréductible de l’inconditionné. L’articulation de ces deux éléments nous incite à voir dans les ambiguïtés de la vie un élément fondamental dans l’établissement de la norme religieuse. Il affirme : « L’autonomie de la vie de l’esprit est en danger, sa suppression est même possible aussi longtemps que, d’une façon quelconque, un dogme revendique, à côté de la science une communauté, à côté de la société une Église, à côté de l’État la jouissance exclusive d’une sphère déterminée. »²³ Aujourd’hui, il est indispensable de penser la dimension normative de la théologie dans un carrefour où plusieurs chemins se croisent pour penser l’humain et sa relation avec la transcendance. Le lieu du théologique est celui de la société, de l’humain, du culturel et du pluriel où les ambiguïtés de la vie sont prises en compte et où nous pouvons toujours nous interroger « sur d’autres expressions possibles du message évangélique, à la fois fidèles, ouvertes et novatrices ».²⁴

 Paul Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », 35.  André Gounelle, « Dieu, ou l’embarras de la théologie » dans Lumière et Vie, 297, janvier-mars 2013, 8.

Christian Danz

Spirit and the Ambiguities of Life: Reflections on Paul Tillich’s Pneumatology Abstract: Paul Tillich’s pneumatology develops in the horizon of life and its ambiguities. This essay shows the systematic foundations of Tillich’s understanding of the Holy Spirit in a critical perspective and reconstructs the connection between life and spirit in his pneumatology in his Systematic Theology. Herein the Holy Spirit is understood as a manifestation of the transcendent unity of unambiguous life. Tillich’s concept of life leads to an expansion of pneumatology. At the same time, Tillich links pneumatology to the appearance of Christ as the main criterion. The systematic function of pneumatology is to reflect the realization of the New Being in the ambiguities of history. Résumé: La pneumatologie de Paul Tillich se déploie sous l’horizon de la vie et de ses ambiguïtés. Cet article présente de manière critique les fondations systématiques de la compréhension tillichienne de l’Esprit Saint et reconstruit le lien entre la vie et l’esprit dans la pneumatologie de sa Théologie systématique. L’Esprit Saint y est compris comme une manifestation de l’unité transcendante de la vie non-ambiguë. Le concept de vie de Tillich conduit à un accroissement de la pneumatologie. En même temps, Tillich met en lien la pneumatologie avec l’apparition du Christ comme critère principal. La fonction systématique de la pneumatologie est de refléter la réalisation de l’Être nouveau dans les ambiguïtés de l’histoire.

It is well known that the third volume of the Systematic Theology is dedicated – alongside eschatology – to pneumatology.¹ Tillich construes pneumatology as a

 On Tillich’s pneumatology, cf. Paul Tillich and Pentecostal Theology. Spiritual Presence & Spiritual Power, ed. Nimi Wariboko and Amos Yong (Bloomington/Indianapolis: Indiana University Press, 2015); Christian Henning, Die evangelische Lehre vom Heiligen Geist und seiner Person. Studien zur Architektur protestantischer Pneumatologie im 20. Jahrhundert (Gütersloh: Chr. Kaiser, 2000), 101– 144; Jean Richard, “The Hidden Community of the Kairos and the Spiritual Community: Toward a New Understanding of the Correlation in the Work of Paul Tillich,” in Paul Tillich’s Theological Legacy: Spirit and Community. International Paul Tillich Conference, New Harmony, 17 – 20 June 1993, ed. Frederick Parrella (Berlin/New York: de Gruyter, 1993), 43 – 64; Falk Wagner, “Christus und die Weltverantwortung als Thema der Pneumatologie Paul Tillichs,” in Philosophia perennis. Festschrift für Erich Heintel zum 80. Geburtstag, Teil 2, ed. Hans-Dieter DOI 10.1515/9783110486254-025

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theory of the realization of religion in the history of religion and of culture. “The Spiritual Presence, elevating man through faith and love to the transcendent unity of unambiguous life, creates the New Being above the gap between essence and existence and consequently above the ambiguities of life.”² Tillich follows the Protestant doctrinal tradition by making a connection between pneumatology and the realization of religion in history.³ At the same time, he expands the doctrine of the Spirit by correlating it with life in its various dimensions. This distinguishes the pneumatology of the later Systematic Theology from his early draft of a systematic theology, written in German in 1913. In this earlier draft, Tillich discusses the doctrine of the Spirit along more traditional lines, within the framework of soteriology and ecclesiology.⁴ However, a philosophy of spirit already functions as the methodological basis of Tillich’s earliest systematic theology.⁵ There is no change in this philosophical groundwork in the writings of the 1920s. “Only in the ‘Holy Spirit’” as programmatically formulated in the Philosophy of Religion, “does the essence of the Spirit come to fruition.”⁶ The Holy Spirit is the symbol for the reflexive self-disclosure of the human spirit. However, an elaborated pneumatology is not yet present in the writings of the 1920s; Tillich’s Dogmatics lectures held in Marburg and Dresden end with Christology. Only the theses [Leitsätze] of the earlier pneumatology survive. It is only the Systematic Theology which finally offers a developed pneumatology, discussed both in the broad horizon of life and its ambiguities. The Systematic Theology understands the presence of the divine Spirit as the fragmentary overcoming of these ambiguities.

Klein and Johann Reikerstorfer (Frankfurt a. M.: Peter Lang, 1993), 235 – 252; Joachim Ringleben, “Der Geist und die Geschichte (Systematische Theologie Bd. III),” in Paul Tillich. Studien zu einer Theologie der Moderne, ed. Hermann Fischer (Frankfurt a. M.: Athenäum, 1989), 230 – 255; Sturm Wittschier, Paul Tillich. Seine Pneuma-Theologie. Ein Beitrag zum Problem Gott und Mensch (Nürnberg: Glock und Lutz, 1975).  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3 (Chicago: University of Chicago Press, 1963), 138 f.  Cf. Albrecht Ritschl, Unterricht in der christlichen Religion (Bonn: Adolph Marcus, 1890), 42 (§ 46); Martin Kähler, Die Wissenschaft von der christlichen Lehre von dem evangelischen Grundartikel aus im Abrisse dargestellt (Leipzig 1905 = ND Waltrop: Spenner, 1994), 381.  Cf. Paul Tillich, “Systematische Theologie von 1913,” in Frühe Werke, EW IX (Berlin/New York: de Gruyter, 1998), 364– 371.  Cf. Tillich, “Systematische Theologie von 1913,” 288 – 290. Cf. Folkart Wittekind, “‘Sinndeutung der Geschichte’. Zur Entwicklung und Bedeutung von Tillichs Geschichtsphilosophie,” in Theologie als Religionsphilosophie. Studien zu den problemgeschichtlichen und systematischen Voraussetzungen der Theologie Paul Tillichs, ed. Christian Danz (Wien: LIT, 2004), 135– 172.  Paul Tillich, Gesammelte Werke I (Stuttgart: Evangelisches Verlagswerk, 1959), 329.

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With that I have stated the theme of the thoughts which follow. It is necessary to demonstrate that Tillich construes pneumatology as the reflexive disclosure of the human spirit. In this disclosure, the fragmentary overcoming of the ambiguities of life takes place, and at the same time, the human spirit is oriented toward a complete disclosure. The Systematic Theology takes up the earlier, fundamental idea of religion as an event of reflection in consciousness, and broadens it to the history of religion and of culture.⁷ In the first section, Tillich’s understanding of the Holy Spirit will be briefly sketched. Subsequently, the manner in which the divine Spirit overcomes the ambiguities of life will be shown. Finally, I will close with some thoughts on pneumatology as the realization of religion in history.

1 “Only in the ‘Holy Spirit’ Does the Essence of the Spirit Come to Fruition,” or: Tillich’s Understanding of the Holy Spirit In his Philosophy of Religion from 1925, Tillich understood the Holy Spirit – as has already been mentioned – as a becoming-reflexive of the human spirit: “Only in the ‘Holy Spirit’ does the essence of the Spirit come to fruition.”⁸ This concept of the Spirit also underlies the Systematic Theology. The human spirit appears here as a dimension of life⁹ and is defined as “the actualization of power and meaning in unity.”¹⁰ The human self-relation – as Tillich’s determination is to be understood – is a self-aware self-actualization in the medium sense.¹¹ All concrete

 This is the content from Tillich’s well-known formula of religion as a ‘ultimate concern.’ He means that this understanding of religion is the result of the history of religion, culture, and theology. To show this function of Tillich’s construction of the history of religion, see Christian Danz, “From the Religious apriori to Intending the Absolute: Reflections on the Methodological Principles in Otto and Tillich against the Backdrop of their Historical Problematic,” in: HTS Teologiese Studies / Theological Studies 69:1 (2013): 1– 7  Tillich, Gesammelte Werke I, 329.  On the vitalisitic groundwork of the dimension of the Spirit in its ambiguous realization, see Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 11– 110.  Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 111.  Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 111: “Man, in experiencing himself as man [i. e. having a reflexive knowledge of himself in the act of his self-determination], is conscious of being determined in his nature by spirit as a dimension of his life.” On the theory of meaning and foundations of Tillich’s concept of religion, cf. Ulrich Barth, “Die sinntheoretischen Grundlagen des Religionsbegriffs. Problemgeschichtliche Hintergründe zum frühen Tillich,” in Religion in der Moderne (Tübingen: Mohr Siebeck, 2003), 89 – 123.

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positings of the self are determinations in the horizon of sense. Tillich correlates the divine Spirit with this self-relation which is already disclosed to itself. The methodological basis of the determination of the divine Spirit is the human spirit, however, without deriving or explaining the former from the latter.¹² The Spirit of God is thus not an external, substantial entity which is somehow added to the human spirit. Tillich explicitly rejects such an understanding of the Spirit of God as a dualistic, supernaturalist misunderstanding. This misunderstanding is replaced by an event of reflection in the self-relation of consciousness, and is described terminologically as ecstasy. “The spirit, a dimension of finite life, is driven into a successful self-transcendence; it is grasped by something ultimate and unconditional. It is still the human spirit; it remains what it is, but at the same time, it goes out of itself under the impact of the divine spirit.”¹³ In Tillich’s pneumatology, the divine Spirit exclusively signifies an event of reflection in the human spirit.¹⁴ This alone is designated by the divine Spirit to the effect that its status is that of a symbolic self-interpretation of human spirit which has become transparent to itself.¹⁵ If one asks wherein the becoming-reflexive of the already self-aware self-relation consists – what makes up the core of the pneumatically delineated religion – then one is referred to the antinomy of the self-relation, as being self-disclosed and yet withdrawn from one’s self. The spirit in its reflexive relation to itself becomes aware that it must, as the ground of all determination in this action, already presuppose itself. The self-disclosure of the human spirit in its reflexive constitution as simultaneously of ground and abyss, represents the systematic content of the symbol of the divine Spirit. This self-disclosure is not only the criterion against which all experiences of spirit are to be measured,¹⁶

 Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 111: “This immediate experience [i. e. the self-apprehension of the human as spirit] makes it possible to speak symbolically of God as Spirit and of the divine Spirit.”  Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 112.  Tillich discusses the self-reflexive structure of pneumatology in section b) Structure and ecstasy. Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 114– 120.  The symbol theory basics of pneumatology are discussed in section c) The media of the Spiritual Presence. Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 120 – 128.  Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 120: “The criterion which must be used to decide whether an extraordinary state of mind is ecstasy, created by the Spiritual Presence, or subjective intoxication is the manifestation of creativity [i. e. at the same time to be withdrawn from the self-transparence of the spirit as the ground of all symbolic activity] in the former and the lack [i.e. since the spirit posits itself as the ground of all that is determined] of it in the latter.”

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it also represents the content of what Tillich terms the transcendent unity of unambiguous life.¹⁷

2 Reflexive Self-disclosure and the Transcendent Unity of Unambiguous Life In Tillich’s pneumatology, the divine Spirit functions as a symbolic self-description of the human spirit which has become self-aware in the reflexive structure of its self-relation. The ambiguities of life are fragmentarily overcome. In the Systematic Theology, Tillich designates this reflexive self-disclosure as the transcendent unity of unambiguous life. “Therefore, the creation of unambiguous life brings about the reunion of these elements in life processes in which actual being is the true expression of potential being, an expression, however, which is not immediate, as in ‚dreaming innocence,’ but which is realized only after estrangement, contest, and decision.”¹⁸ With regard to content, the statements on the transcendent unity of unambiguous life take up the ordo salutis of old Lutheran dogmatics and reformulate it by means of the guiding concepts of hope and love.¹⁹ Yet, how is Tillich’s statement, that in the reflexive self-disclosure of the human spirit the ambiguities of life are fragmentarily overcome, to be understood? The ambiguities of life in the dimension of the spirit are rooted in the antinomic structure of the human self-relation. The spirit can only grasp itself as a contradiction of itself. Its self-positing in the act of relating itself to itself is thus already antinomically constituted. For religion – the dimension of the self-transcendence of life in the sphere of the spirit – this means that the intention [das Meinen] of, or the orientation toward the absolute is simultaneously its transgression.²⁰ In this way Tillich takes up his early conception of sin into the Systematic Theology. In what then does the overcoming of the ambiguities of life in the dimension of the Spirit consist? It is clear that it cannot mean an overcoming of the antinomic structure of the self-relation, for that would be to abolish

 Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 129 f.  Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 129.  Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 130 – 138.  Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 97– 98: “Out of this situation religion arises as a special function of the spirit. The self-transcendence of life under the dimension of spirit cannot become alive without finite realities which are transcended. Thus there is a dialectical problem in self-transcendence in that something is transcended and at the same time not transcended.”

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the dimension of the spirit itself. Thus, Tillich consistently rejects such an understanding of the presence of the divine in the human spirit.²¹ The presence of the divine Spirit means neither intoxication nor the descent to a subhuman dimension. Yet, if the fragmentary overcoming of the ambiguities of life cannot consist in elimination of the antinomic structure of the self-relation – the subject-object divide – then all that remains is to understand it as the becoming-evident of the antinomic structure of the self-relation. Such an interpretation can also be suggested from the vantage point of Tillich’s conception of religion developed in the Systematic Theology. Religion, enacted as the self-transcendence of life in the dimension of the spirit, is not an empirical set of facts.²² It means nothing but an act of reflection in consciousness, which becomes aware of itself as being the ground and the abyss of the infinite process of the interpretation of meaning. On the basis of these statements concerning the fragmentary overcoming of the ambiguities of life in the dimension of the spirit – in the sense of a reflexive disclosure of the spirit as an ineluctable component of human life – a new light is cast on Tillich’s more specific determination of the transcendent unity of unambiguous life as faith and love. Faith represents the underivable enactment of self-disclosure in the self-relation of consciousness, while love represents the self-(re)presentation of this event of reflection.²³ The concept of love, described by Tillich as the “state of being taken by the Spiritual Presence into the transcendent unity of unambiguous life,”²⁴ means nothing other than the self-image of the spirit disclosed to itself in its reflexive structure as being simultaneously ground and abyss. Only for this reason does love in the sense of agape, as distinct from faith, characterize “the divine life itself.”²⁵

3 Pneumatology as the Realization of Religion in History Tillich’s statements on the divine spirit, in terms of symbol theory in the Systematic Theology, already indicate that the pneumatology is integrated in history  Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 100, 119.  Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 87.  Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 129: “The two points of view determining the two terms can be distinguished in the following way: faith is the state of being grasped by the transcendent unity of unambiguous life – it embodies love as the state of being taken into that transcendent unity.”  Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 134.  Ibid., 138.

Spirit and the Ambiguities of Life: Reflections on Paul Tillich’s Pneumatology

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from the outset. The description of the self-disclosure of the spirit by means of the symbol of the divine Spirit, or the presence of the divine Spirit, is taken over from the history of religions. The historical mediation of religious self-interpretation is a component of pneumatology. All symbolic forms in which human self-transparency presents itself are, in terms of their contents, already determined by history.²⁶ The methodological circle of self-interpretation, only real as interpretation, and in that respect always already determined by a concrete history, is the theme of Christology as a reflection on history.²⁷ Faith’s image of Christ represents the present moment’s self-disclosure in its historical embeddedness. That is why Christ is “Spirit”²⁸ and functions as the criterion of the historical realization of religion.²⁹ This pneumatology describes religion in its historical realization, in its dependence upon tradition and its transmission. What is represented in religion is the manner in which reflexive transparency in the self-relation of consciousness, and its self-presentation in history, are realized.³⁰ Tillich broadens the frame of pneumatology derived from the Protestant doctrinal tradition, by releasing it from its narrow commitment to the Bible.³¹ Religion as reflexive self-transparency is not bound to its traditional dogmatic selfdescription. In principle, it can be represented in every cultural form. This makes it possible for Tillich to conceive of culture and morality as media of the Spirit. Thus, Tillich’s reformulation of Protestant ecclesiology as a fellowship of the Spirit aims also at the inclusion of the “invisible religion”³² of modernity within a

 Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 100: “The content of personal religious life is always taken from the religious life of a social group. Even the silent language of prayer is formed by tradition.”  Tillich had already summed up his history of philosophy oriented Christology in the Dresden dogmatics lectures with the formula “center of history.” Cf. Paul Tillich, Dogmatik-Vorlesung (Dresden 1925 – 1927), ed. Werner Schüßler and Erdmann Sturm (Berlin/New York: de Gruyter, 2005), 370 – 373; Paul Tillich, “Christologie und Geschichtsdeutung,” in Der Widerstreit von Raum und Zeit. Schriften zur Geschichtsphilosophie (Stuttgart: Evangelisches Verlagswerk, 1963), 83 – 96.  Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 146.  Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 144: “The divine Spirit was present in Jesus as the Christ without distortion. In him the New Being appeared as the criterion of all Spiritual experiences in past and future.” Cf. Christian Danz, “Jesus Christus als Mitte der Geschichte. Die geschichtsphilosophischen Grundlagen von Paul Tillichs Christologie,” in Christus Jesus – “Mitte der Geschichte!?” Beiträge des X. Internationalen Paul-Tillich-Symposions Frankfurt a. M. 2004, ed. Peter Haigis, et. al. (Berlin: LIT, 2007), 142– 154.  Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 148.  Cf. Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 120.  Cf. Thomas Luckmann, Die unsichtbare Religion (Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 1991).

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pneumatological account of religion. The criterion for distinguishing between spirits is solely the self-disclosure of the human spirit in its reflexive structure. An account of the contents of this self-disclosure of the human spirit in its reflexive structure occurs in the Christian religion in its Christology. Christology, of course, cannot function as a criterion by means of its continual determinations, but rather merely as an expression of religious transparency.³³

 I wish to express my thanks to Jason Valdez for translating this essay.

Werner Schüßler

Les ambiguïtés des processus de la vie et le « healing power » de l’esprit divin. Sur le rapport entre salut (Heil) et guérison (Heilen) chez Paul Tillich Résumé: « Une religion sans “pouvoir de guérison” est sans signification. » Cette phrase exprime l’énoncé central d’une « théologie de la guérison » telle qu’élaborée par Paul Tillich. Sous le paradigme d’une philosophie de la vie, il s’agit pour lui d’un rapport fondamental entre santé et maladie, comme entre salut et guérison. Puisque tous les processus de la vie comportent un caractère d’ambiguïté, les rapports entre santé et maladie, comme entre salut et guérison, doivent toujours être considérés sous le double aspect essentiel et existentiel. Les ambiguïtés des différents processus de la vie ne peuvent elles-mêmes être surmontées complètement et universellement par l’esprit divin, car celui-ci saisit l’esprit humain, mais seulement indirectement et de façon limitée les dimensions psychique et physique de l’humain. Cela signifie que le « pouvoir de guérison » de l’esprit divin lui-même ne peut surmonter définitivement le caractère fragmentaire de la guérison sous toutes ses formes. Abstract: “A religion without ‘healing power’ is meaningless.” This sentence expresses the central statement of a ‘theology of healing’ as developed by Paul Tillich. Under the paradigm of a philosophy of life, the question is for him about a fundamental relationship between health and disease, as between salvation and healing. Since all life processes have an ambiguous character, the relationship between health and disease, as between salvation and healing, must always be considered under the dual aspects of essential and existential. The ambiguities of the various processes of life cannot be overcome completely and universally by the divine spirit, because it captures the human spirit, but only indirectly and to a limited extent the psychic and physical dimensions of the human. This means that the ‘healing power’ of the Divine Spirit itself cannot definitively overcome the fragmentary nature of healing in all its forms.

DOI 10.1515/9783110486254-026

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La « théologie de la culture »¹, élaborée très tôt par Tillich et selon laquelle tout peut être sujet de la théologie, forme l’épine dorsale de son œuvre philosophicothéologique. Il comprend toutefois cette théologie non pas comme « discours sur Dieu comme un objet à côté d’autres » mais comme « discours sur la manifestation du divin dans et à travers tout étant ».² En ce sens, la guérison corporelle et la guérison psychique ³ peuvent entre autres aussi devenir selon lui objet de la théologie, « non pas du point de vue de leur forme autonome, mais en tant qu’ils ont le pouvoir de médiatiser, dans et à travers leur forme, certains aspects de ce qui nous préoccupe ultimement ».⁴ Dans son œuvre tardive⁵, Tillich présente une « théologie de la guérison » arrivée à maturité et qui repose sur des préalables ontologiques, des préalables en philosophie de la vie et des préalables philosophico-anthropologiques qu’il convient d’abord de considérer avant d’analyser plus précisément le rapport entre salut et guérison.

 Cf. Paul Tillich, « Über die Idee einer Theologie der Kultur » (1919), dans Gesammelte Werke (Renate Albrecht, éd.), Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk, 14 vol., 1959 et suiv. [= GW], IX, 13 – 31 ; [traduction française: « Sur l’idée d’une théologie de la culture », in Paul Tillich, La dimension religieuse de la culture, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-PUL, 1990, 29 – 48.]  Cf. Werner Schüßler, „Was uns unbedingt angeht.“ Studien zur Theologie und Philosophie Paul Tillichs (Tillich-Studien, Werner Schüßler et Erdmann Sturm, éds., vol. 1), Berlin, LIT Verlag, 20154, 60 – 61.  GW, IX, 346. Cf. Werner Schüßler et Erdmann Sturm, Paul Tillich: Leben – Werk – Wirkung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 20152, 61– 65.  Paul Tillich, Systematic Theology, 3 vol., Chicago, The University of Chicago Press, 1951 et suiv. [= ST], I, 14; [traduction française: Théologie systématique I, Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides-PUL, 2000, 31.] cf. GW, VIII, 304.  Cf. Paul Tillich, « Die Zweideutigkeit der Lebensprozesse » (cours donné à Berlin en 1958), dans Ergänzungs- und Nachlasswerke zu den Gesammelten Werken von Paul Tillich, (Ingeborg Henel et al., éds.) 18 vol. [= EW], Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk, plus tard Berlin/New York, Walter de Gruyter 1971 et suiv., XVI, 335 – 409; « Dimensions, Levels, and the Unity of Life » (1959), dans Main Works, (Carl Heinz Ratschow, éd.), 6 vol., Berlin/New York: Walter de Gruyter 1987 et suiv. [= MW], VI, 401– 416; « Heil und Heilen » (1960), dans Das kranke Herz. 12 Beiträge, München, Piper Verlag, 1965, 175 – 181; «The Impact of Psychotherapy On Theological Thought » (1960), dans MW, II, 309 – 316; «The Meaning of Health » (1961), dans MW, II, 345 – 352; ST, III, 11– 117. – Pour l’œuvre de jeunesse de Tillich, voir Werner Schüßler, « Healing Power. Zum Verhältnis von Heil und Heilen im Denken Paul Tillichs », dans Trierer Theologische Zeitschrift 123/4, 2014, 265 – 299, particulièrement 269 – 275; maintenant aussi dans Werner Schüßler, „Was uns unbedingt angeht.“, 383 – 418.

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1 Le concept ontologique de la vie Tillich distingue plusieurs sens au concept de la vie. Dans notre contexte, le « concept ontologique de la vie » importe, car la vie signifie « l’actualisation d’un potentiel ».⁶ Ainsi l’existence d’ « un possible tiraillement », ou encore d’un conflit devient de plus en plus évident ; cela consiste dans le fait par exemple qu’un arbre singulier, c.-à-d. qu’un arbre individuel ne s’actualise pas comme il le pourrait – conformément à son caractère d’arbre.⁷ Il faut donc ici réfléchir à ce qui suit : l’actuel est toujours plus que le potentiel d’une part, puisque des possibilités d’être se sont ici réalisées, mais il l’est aussi toujours moins d’autre part, car le contenu de l’essence d’une chose s’actualise toujours de façon limitée c’est-à-dire imparfaite.⁸ Cela signifie que dans tout processus de la vie il y a toujours un mélange entre ce qu’est la réalité essentiellement et ce qu’elle est existentiellement dans l’aliénation de son être véritable (wesenhaft). Tillich rend compte de cette réalité par le concept d’« ambiguïté ». En ce sens, « tous les processus de la vie [sont] ambigus, ils manifestent les deux, l’être-bon essentiel et l’aliénation existentielle »⁹. Cela signifie qu’on ne peut jamais parler d’un processus non ambigu ; que ce soit d’un côté comme de l’autre, il y a ambiguïté.¹⁰

2 La vie comme unité multidimensionnelle: une approche essentialiste Tillich conçoit l’homme comme une « unité multidimensionnelle », c’est-à-dire que les dimensions physique, psychique et spirituelle s’interpénètrent les unes les autres. Il s’agit ici d’une « approche essentialiste »¹¹ qui au moyen du concept de dimension « rend compte de la différence des domaines de l’être de telle sorte que ceux-ci ne puissent entrer en conflit les uns avec les autres ».¹² Mais sous les conditions de l’existence, caractérisée par l’aliénation et par conséquent par l’ambigüité, surgissent nécessairement des conflits.

 EW, XVI, 337.  Ibid., 339.  Cf. Ibid.  Ibid., 355.  Cf. ibid.  ST, III, 12.  Ibid., 15.

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2.1 Le mouvement fondamental de toute vie¹³ La vie, nous l’avons vu, est à interpréter selon Tillich ontologiquement comme actualisation de l’être potentiel. Cela signifie concrètement « une sortie d’un centre de l’action », sortie qui s’opère de telle sorte que le centre ne se perde dans le mouvement de sortie.¹⁴ Tillich décrit le mouvement fondamental de toute vie en ces termes : « La vie est un processus dans lequel, comme dans tous les processus, un double mouvement s’observe: le mouvement de la séparation de soi-même et celui du demeurer en soi-même. […] Cela veut dire que la vie dans toutes ses dimensions tend au-delà d’elle-même, se sépare d’elle-même, s’éloigne d’elle-même pour ainsi dire et en même temps reste en elle-même, et cela signifie un retour à soi-même ».¹⁵ Aussi faut-il distinguer trois éléments quant à ce mouvement fondamental de toute vie : 1) l’identité à soi (l’auto-identité), 2) l’altération de soi (l’auto-altération) ainsi que 3) le retour à soi.¹⁶

2.2 Les trois fonctions fondamentales de la vie¹⁷ Ce mouvement fondamental de toute vie est aussi effectif selon Tillich dans les trois fonctions fondamentales de la vie¹⁸, à savoir primo dans l’auto-intégration de la vie sous le principe de la centricité, secondo dans l’autocréation de la vie sous le principe de la croissance, ainsi que tertio dans l’auto-manifestation de la vie sous le principe du sacré. Il faut noter que cette dernière fonction fondamentale de la vie est seulement manifeste sous la dimension de l’esprit. Eu égard à la première fonction fondamentale de la vie, l’auto-intégration, qui est centrale pour la compréhension de la santé et de la maladie, Tillich écrit : « Dans l’auto-intégration, le centre du soi est établi, poussé à une sortie de soi et attiré à nouveau vers l’intérieur dans une transformation de soi, puis à nouveau attrapé, mais enrichi de contenus acquis à travers l’altération de soi. »¹⁹ Vous pouvez vous aussi, en vous-mêmes, faire l’expérience de ce mouvement au cours de cette communication. Ainsi vous allez sûrement assimiler certaines de mes

      

Cf. EW, XVI, 352. ST, III, 32. EW, XVI, 351– 352. ST, III, p. 32; cf. MW, VI, 409; MW, II, 346; EW, XVI, 354– 355. ST, III, 32. Dans MW, VI, 409, Tillich parle de “main life processes”. Cf. ST, III, 34. Ibid., 32.

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explications alors que d’autres ne seront pas retenues, parce qu’elles menacent peut-être votre identité de soi. C’est ainsi que nous mettons fin à l’approche essentialiste de la vie pour nous tourner vers l’aspect existentialiste de la vie que Tillich cherche à décrire avec le concept d’ambiguïté.

3 Les ambiguïtés de tous les processus de la vie : une approche existentialiste L’unité essentielle de l’identité à soi et de l’altération de soi est constamment menacée par l’aliénation existentielle qui pousse la vie dans une ou dans l’autre direction. Cela signifie pour les trois fonctions fondamentales de la vie susmentionnées que « [l]’auto-intégration est constamment menacée par la désintégration, l’autocréation l’est constamment par la destruction et l’auto-manifestation est constamment menacée par la profanation et la démonisation ».²⁰ Cela veut dire par rapport à la première fonction fondamentale de la vie que « les forces d’intégration et de désintégration se combattent dans chaque situation, et que chaque situation est un compromis entre ces forces ».²¹ En d’autres termes, « les tendances à l’intégration et à la désintégration sont à chaque instant mélangées de façon ambiguë ».²² La désintégration, qui est un échec à atteindre l’auto-intégration ou à la conserver, peut se produire ici à deux niveaux, « soit comme une incapacité à détendre une centricité contractée, figée et immobile […], soit comme une incapacité de revenir sur soi-même, parce que la diversité des forces divergentes l’en empêche ». Si dans le premier cas, il y a « mort par pure identité à soi », dans le second, il y a « mort par totale autoaltération ».²³ Dans chaque processus de la vie, l’auto-intégration se déplace nécessairement entre ces deux extrêmes, alors que chez l’homme la peur d’une altération de soi peut notamment se comprendre comme réaction à la peur de se perdre soi-même.²⁴

    

Cf. EW, XVI, 353; MW, VI, 409; ST, III, 34. ST, III, 36. Ibid., 37; cf. ST, III, 34. Ibid., 35 – 36. Cf. MW, II, 346.

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3.1 La signification de la maladie et de la santé Comme nous l’avons vu, tous les processus de la vie se tiennent sous la polarité de l’auto-identité et de l’auto-altération. En cas de rupture de l’équilibre, du fait de la prédominance de l’un des deux pôles sur l’autre, survient la désintégration au niveau de la première fonction fondamentale de la vie. « Nous appelons maladies de telles perturbations », écrit Tillich de façon lapidaire et il ajoute : « elles finissent, en cas de non guérison, par la mort ».²⁵ Si donc la santé est une auto-intégration « réussie », la maladie est une auto-intégration « ratée »²⁶, quoique les deux tendances de l’auto-identité et de l’auto-altération sont dans tous les processus sains de la vie toujours relativement, mais jamais complètement équilibrées, puisque l’ambiguïté de la vie ne le permet point.²⁷ Qu’est-ce que cela signifie par exemple quant à la dimension de l’esprit qui se réalise dans la moralité, la culture et la religion ? Examinons cela de plus près à l’exemple de la religion dont les ambigüités pour Tillich sont d’ailleurs plus profondes que celles des autres dimensions, ce qui ne tient notamment pas au fait que ses exigences sont plus élevées que celles des autres. Tillich écrit : La santé religieuse est l’état du saisissement par l’esprit [divin], autrement dit par la présence divine, qui nous permet par la même expérience de transcender notre religion [concrète] et de retourner de nouveau à elle. La religion malsaine est l’état d’un esclavage social ou personnel à travers un système religieux concret qui génère bigoterie, fanatisme, extase autodestructrice exagérée, dogmatisme et ritualisme. Mais il n’est pas non plus sain quand on perd, à travers la dissolution de tout cela, l’identité personnelle et communautaire d’un centre religieux.²⁸

Il devient alors clair que les concepts de santé et de maladie sont de nature existentielle et non essentielle.²⁹ Mais on doit ajouter de manière restrictive qu’il ne s’agit pas ici de « concepts » au sens propre, mais de « significations » ; les concepts sont définis, dans la mesure où on les subordonne à des concepts plus englobants, tandis que des significations seront expliquées par le fait qu’on les mette en rapport avec d’autres significations.³⁰

     

ST, III, 277; cf. EW, XVI, 358. ST, III, 40. Cf. EW, XVI, 360. MW, II, 350 Cf. ibid., 345. Ibid.

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3.2 Les trois causes principales de la perturbation des processus dialectiques de la vie Si on se demande, comment il est possible que les processus dialectiques de la vie puissent être perturbés ou encore en quoi leur équilibre dynamique peut être empêché, on se heurte selon Tillich à trois causes principales à savoir : premièrement les accidents, deuxièmement les intrusions, en d’autres termes l’intrusion de l’extérieur au sens large, puis troisièmement les déséquilibres (imbalances). Tillich explique : Les ambiguïtés issues de la rencontre entre des êtres [vivants] rendent inévitables des accidents destructeurs, que ce soit sous la forme de blessures corporelles ou de traumatismes psychiques. Les ambiguïtés de l’assimilation d’éléments de notre environnement – à la nourriture, à la respiration, à la communication – rendent inévitable l’intrusion destructrice de corps étrangers comme nous en connaissons avec des infections corporelles ou aussi avec des influences psychiques ; les ambiguïtés de la croissance, que ce soit celles de la croissance corporelle ou du développement de nos capacités intellectuelles, rendent inévitable l’apparition de déséquilibres (imbalances). […] La vie doit elle-même se mettre à risque pour être elle-même gagnée, mais en prenant ce risque, elle peut se perdre ellemême. Une vie qui ne risque aucune maladie – même dans la plus haute forme de la vie de l’esprit – est une vie misérable, comme le démontre clairement l’exemple de l’hypocondriaque ou du conformiste.³¹

De la compréhension de l’homme comme unité multidimensionnelle, il résulte ce qui suit quant à la compréhension de la santé, de la maladie et de la guérison : ce qui se produit dans une dimension a aussi des répercussions dans toutes les autres dimensions.³² Donnons-en un exemple à partir de la dimension la plus primitive. « Sous la prédominance de la dimension physique, la santé signifie le fonctionnement adéquat de toutes les parties de l’homme ».³³ Que des maladies surviennent dans ce domaine, soit par accidents, intrusions ou déséquilibres, la guérison ici signifie l’élimination des parties malades ou leur remplacement mécanique en raison d’une intervention chirurgicale.³⁴ Mais puisque l’homme ne peut être réduit à sa corporéité, qu’il forme une unité multidimensionnelle, est toujours aussi nécessairement liée à toute intervention chirurgicale une réduction du pouvoir d’être (power of being)³⁵, peut-être à peine perceptible dans un cas, mais peut être de nature bien plus prononcée dans un autre.³⁶     

Ibid., 346 – 347. Cf. ST, III, 294; MW, II, 347. MW, II, 347. Cf. ibid. Ibid., 348.

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La compréhension tillichienne de la maladie comme risque nécessairement inhérent à la vie, risque qui appartient à la vitalité de toute vie comme telle, signifie la fin de toute stigmatisation de la maladie ; santé et maladie ne sont plus dorénavant à comprendre comme des états clairement programmés. On pourrait en ce sens formuler de façon on ne peut plus pertinente avec Karin Grau que « la maladie devient […] le paradigme de la vie ».³⁷ Interpréter la maladie d’un point de vue ontologique comme privation, donc comme manque de santé³⁸, comme cela est usuel à l’intérieur de la problématique de la théodicée, ne perd certes point son importance, mais est une perspective plutôt limitée face à la complexité du phénomène. À l’encontre de cela, la définition utopique de l’Organisation mondiale de la Santé (O.M.S.) selon laquelle la santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social et qu’elle ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »³⁹ se retrouve dans une situation absurde à travers les explications de Tillich.

3.3 La guérison sous les conditions de l’existence De l’unité multidimensionnelle de la vie s’en suit selon Tillich que « ce qui doit être guéri, doit l’être absolument dans toutes les dimensions »⁴⁰, car en dernier ressort la santé et la maladie sont des « états de la personne tout entière ».⁴¹ Toutefois, sous les conditions de l’existence, cette conception essentialiste doit être aussitôt à nouveau relativisée, puisque les différentes dimensions qui constituent l’homme, sont en lui non seulement unies mais restent toujours aussi séparées et de ce fait peuvent, indépendamment les unes des autres, être affectées et aussi réagir en conséquence. En d’autres termes : « Il n’existe sans nul doute aucune indépendance absolue dans la dynamique des différentes

 Cf. ST, III, 297.  Karin Grau, „Healing Power“ – Ansätze zu einer Theologie der Heilung im Werk Paul Tillichs, coll. Tillich-Studien, (Werner Schüßler et Erdmann Sturm, éds.), vol. 4, Münster, LIT Verlag, 1999, 198.  Cf. Werner Schüßler et Christine Görgen, Gott und die Frage nach dem Bösen. Philosophische Spurensuche: Augustin – Scheler – Jaspers – Jonas – Tillich – Frankl, (Herausforderung Theodizee: Transdisziplinäre Studien, Werner Schüßler et Hans-Gerd Janssen, éds., vol. 1), Berlin, LIT Verlag, 2011, particulièrement 20 – 27.  Cf. http://www.who.int/governance/eb/who_constitution_en.pdf?ua=1 [12.07. 2014]: “Health is a state of complete physical, mental and social well-being and not merely the absence of disease or infirmity.”  Cf. MW, VI, 409 – 410.  ST, III, 296.

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dimensions, mais il n’existe pas non plus de dépendance absolue ».⁴² Et c’est de là selon Tillich que dépend la mesure, dans laquelle domine l’unité c.-à-d. l’indépendance sur la manière la plus adéquate de guérir. Dans un cas, cela peut conduire au fait que plusieurs types de guérison trouvent un emploi commun, alors que dans un autre cas, il peut paraître peut-être opportun de n’absolument pas associer au traitement thérapeutique un phénomène donné de la maladie.⁴³

3.4 « Santé malsaine » versus « maladie salutaire » La guérison sous toutes ses formes n’est donc que toujours fragmentaire. « Les manifestations de la maladie luttent en permanence avec les manifestations de la santé et il arrive souvent que la maladie dans un domaine favorise la santé dans un autre et que la santé sous la prédominance d’une dimension accroisse la maladie sous une autre. »⁴⁴ Selon Tillich, une trop grande importance accordée à l’indépendance de certaines formes de guérison, importance qui serait pour ainsi dire en contradiction avec l’interpénétration mutuelles des différentes dimensions, peut même conduire à un phénomène rare qu’il qualifie de « unhealthy health »,⁴⁵ de santé malsaine. Celle-ci résulte généralement de la guérison réussie seulement dans une dimension, mais sans une prise en compte des autres dimensions qui éventuellement peuvent aussi être malades ou compromises par une guérison seulement partielle. On pourrait renchérir cette perspective de Tillich par la notion complémentaire de « maladie salutaire » selon laquelle, comme nous le savons, d’un certain type de maladie peut résulter – non point doit résulter – une réorientation positive de la personne entière – loin de moi ici toute idée d’instrumentalisation de la maladie. Le psychiatre et psychothérapeute Viktor E. Frankl, on le sait, souligne bien cet aspect.⁴⁶

 Ibid.  Cf. ibid.  Ibid., 300.  MW, II, 351.  Cf. Viktor E. Frankl, Das Leiden am sinnlosen Leben, Freiburg/Br., Herder Verlag, 19978, 82; cf. Werner Schüßler, «Was ist der Mensch ? „Mensch sein“ und „Mensch werden“ aus philosophischer Sicht », dans Renate Brandscheidt, Johannes Brantl, Maria Overdick-Gulden et Werner Schüßler, Herausforderung „Mensch“. Philosophische, theologische und medizinethische Aspekte, Paderborn, Schöningh Verlag, 2012, 11– 52, particulièrement 32– 36; Christine Görgen, « „Pati aude – wage es, zu leiden.“ Eine kritische Auseinandersetzung mit Viktor E. Frankls „Versuch einer Pathodizee“« , in: Werner Schüßler et Marc Röbel (éd.), HIOB – transdisziplinär. Seine Bedeutung in Theologie und Philosophie, Kunst und Literatur, Lebenspraxis und Spiritualität,

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4 Du rapport entre salut et guérison Tillich écrit dans son article « Salut et Guérison »: Ce n’est point à cause d’une assonance hasardeuse des mots, que nous assemblons salut (Heil) et guérison (Heilen). Ces mots vont ensemble, parce que les réalités qu’ils décrivent vont ensemble. Ceci ressort très clairement dans les langues dérivées du latin : salvus signifie sain et salvatio la libération / salut qu’apporte le divin guérisseur, le Sauveur. Ce qui est sain est ce qui est entier et le malsain ce qui est brisé. Comme tout guérisseur ainsi le guérisseur divin, le Sauveur, rend aussi ce qui brisé complet. C’est pourquoi le Sauveur est aussi qualifié de médecin et Jésus dit expressément que ce ne sont point ceux qui sont sains qui ont besoin de lui, mais les malades, brisés dans leur entièreté. Comme le médecin, il veut les guérir. Le médecin, le guérisseur humain, et le Sauveur, le guérisseur divin, vont de pair.⁴⁷

Mais comment interpréter de plus près le rapport entre ces deux types de guérison? En quoi consiste le caractère propre d’une véritable guérison religieuse – à l’opposé par exemple des offres des groupes néo-pentecôtistes charismatiques? Tillich donne à ces questions dans un premier temps une « réponse négative » : « L’impact guérisseur de la Présence Spirituelle ne remplace pas les voies de guérison dans les différentes dimensions de la vie tout comme aussi à l’inverse, ces voies de guérison ne peuvent remplacer l’impact guérisseur de la Présence Divine. »⁴⁸ Cette première partie de la réponse de Tillich est un rejet évident, aussi bien de la prétention erronée des soi-disant « faith healer », (guérisseurs par la magie), que de l’erreur populaire toujours d’actualité qui fait dériver la maladie d’un péché particulier ou de la vie dans le péché. La « guérison par la foi » (« healing by faith ») n’a rien à voir selon Tillich avec la « guérison magique » des « faith healer ». Il s’agit dans la « guérison par la foi » de « l’accueil du salut dans l’acte de foi, à savoir de l’abandon à quelque chose qui nous concerne inconditionnellement, au Sacré, qui ne peut être forcé d’être à notre service ».⁴⁹ En revanche, la foi de ceux que l’on nomme « faith healer » « guérriseurs par la magie », comme on la rencontre encore aujourd’hui dans maintes « églises indépendantes » et tout particulièrement en Afrique, est tout à

(Herausforderung Theodizee. Transdisziplinäre Studien, Werner Schüßler et Hans-Gerd Janssen, éds., vol. 3), Berlin, LIT Verlag, 2013, 235 – 260.  Paul Tillich, « Heil und Heilen », 177.  ST, III, 298 – 299.  Paul Tillich, « Heil und Heilen », 181.

Les ambiguïtés des processus de la vie et le « healing power » de l’esprit divin

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fait l’inverse. Il s’agit ici la plupart du temps « d’un acte très intensif de concentration et d’autosuggestion ».⁵⁰ Mais Tillich réévalue d’autre part la notion de magie, lorsqu’il y voit l’influence d’un être sur un autre sans passer par la communication mentale ou par le biais d’une cause physique, et qui a cependant des effets physiques et mentaux. Consciemment ou inconsciemment, pareilles formes d’influences se produisent toujours dans les relations humaines. Ce qui fait d’ailleurs dire à Tillich que la « guérison magique » est une des différentes formes de guérison et pour cette raison cela ne peut aussi « ni être approuvée ni être rejetée de manière non ambiguë »⁵¹ au nom de la théologie. À cette réhabilitation partielle de la notion de magie est liée en même temps une critique de la critique théologique sur la magie.⁵² La deuxième partie de la réponse négative, à savoir que les autres voies de guérison ne peuvent remplacer l’impact guérisseur de la Présence Spirituelle, n’était pas un problème sérieux aux époques où la fonction médicale et la fonction sacerdotale étaient complètement séparées. Mais ce rapport changea selon Tillich au plus tard avec le développement de la psychothérapie comme une méthode indépendante de guérison. Si le psychothérapeute prétend en effet vaincre les négativités de la situation existentielle de l’homme – comme l’angoisse, la culpabilité, le désespoir ou le vide – alors il nie selon Tillich l’expérience religieuse de l’homme, autrement dit son aliénation existentielle avec luimême et la possibilité d’une réunification transcendante avec lui-même.⁵³ Pour Tillich, les structures existentielles du « Dasein » humain ne peuvent être guéries, même avec les techniques les plus parfaites – « seule le salut peut ici aider ».⁵⁴ La réponse positive concernant le rapport entre salut et guérison s’énonce alors comme suit : « Les voies de guérison n’ont pas à s’exclure réciproquement, pas plus que les dimensions de la vie n’ont à entrer en conflit les unes avec les autres. Le corrélat de l’unité multidimensionnelle de la vie est l’unité multidimensionnelle de la guérison. »⁵⁵ Tillich est convaincu sur le plan théologique que l’intégration du centre personnel, autrement dit spirituel, de l’homme est en

 ST, III, 297.  Ibid.  Cf. Heinz Streib, « Religion and Her Older Sister. Interpretation of Magic in Tillich’s Work with Respect to Recent Discourses in Psychology », dans Tillich Preview (Karin Grau, Peter Haigis et Ilona Nord, éds.), vol. 3: Religion und Magie bei Paul Tillich, Berlin, LIT Verlag, 2010, 5 – 24, particulèrement 9 – 23.  Cf. ST, III, 299 – 300.  GW, VIII, 313.  ST, III, 300.

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Werner Schüßler

dernier ressort seulement possible « à travers l’impact de la présence de l’esprit divin » sur l’esprit humain.⁵⁶ Et c’est ici que la guérison religieuse a sa place. Si la foi est dans cette expérience la fonction réceptrice, l’amour quant à elle représente la fonction actualisatrice. Tillich peut alors affirmer pour cette raison que « la santé au sens ultime du terme » est une vie « dans la foi et dans l’amour ».⁵⁷ Certes l’esprit divin, en raison de l’unité multidimensionnelle de l’homme, influe toujours sur le psychique, le biologique et le physique, en somme sur toutes les dimensions constitutives de l’homme.⁵⁸ Et pourtant l’esprit divin ne peut vaincre entièrement et universellement les ambiguïtés dans les différents processus de la vie, parce qu’il saisit certes l’esprit humain, mais le psychique et le physique de façon toujours indirecte et limitée.⁵⁹ Cela veut dire que même le « pouvoir de guérison » (« healing power ») de l’esprit divin ne peut vaincre définitivement le caractère fragmentaire de la guérison dans toutes ses formes. C’est pour cette raison que, selon Tillich, la question de la guérison conduit en définitive au-delà de la question de la guérison de l’individu et rejoint la question de la guérison universelle au-delà de l’histoire, symbolisée par des concepts comme « Royaume de Dieu » et «Vie Éternelle », car – pour parler avec Tillich – « seule la guérison universelle est la guérison totale – le salut au-delà des ambiguïtés et des réalisations partielles ».⁶⁰ Cela signifie aussi en même temps que toute guérison est en dernier ressort sous une réserve eschatologique. (Traduction de Richard Atchadé, doctorant)

    

Ibid., 298. Ibid. Cf. ibid., 294. Cf. ibid. Ibid., 300.

Robison B. James

How Tillich’s Theology Can Add as Well as Resolve Existential Ambiguity

Abstract: Taking its stand outside Tillich’s system of thought, this essay examines three features of his theology that tend to augment existential ambiguity: (1) the lack in God of a “Thou” that may be encountered as ultimate, (2) the idea that human beings incur cosmic guilt simply by existing as individuals, and (3) the fact that love, since it is the power of uniting the separated, is always “second,” dependent upon a preceding disruption, and not “first,” even in God. An appendix explains how the three problems may be overcome by “transplanting” into Tillich’s ontology the I-Thou relational structure of Martin Buber. Résumé: Choisissant un point de vue extérieur au système de pensée de Tillich, cet article analyse trois caractéristiques de sa théologie qui ont tendance à augmenter l’ambiguïté existentielle : 1) l’absence en Dieu d’un “ Tu ” qui peut être rencontré comme ultime; 2) l’idée que les êtres humains s’attirent la culpabilité cosmique simplement en existant comme individus; 3) le fait que l’amour, puisqu’il est le pouvoir d’unir ce qui est séparé, est toujours “ second ”, dépendant d’une disruption antérieure, et non pas “ premier ”, même en Dieu. Une annexe explique comment les trois problèmes peuvent être dépassés en “ implantant ” dans l’ontologie tillichienne la structure relationnelle Je-Tu de Martin Buber.

In other essays in this collection on the theme of “The Ambiguities of Life according to Paul Tillich,” a number of things are made clear. Among these things are the ways in which Tillich’s thought can help us analyze and understand the ambiguities of human existence, and therewith understand how to deal with some of those ambiguities – certainly so, if we are open to some measure of gracious, healing breakthrough from out of the transcendent. In this essay I could have developed and employed Tillich’s thought in the directly positive vein I have just illustrated. I could have done this in good con-

I express extravagant appreciation to Dr. Charles Fox of Empire State College/SUNY. He was present and presented this essay at the Sherbrooke conference when I found myself physically unable to attend. For the sake of clarity, he also introduced a few revisions, most of which I have gratefully retained. Also contributing greatly to the clarity of this essay is the expert and painstaking editing done by Dr. Bryan Wagoner of Davis & Elkins College. DOI 10.1515/9783110486254-027

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science by staying within the system of Christian thought that Tillich constructed, showing how, on Tillichian grounds, this or that situation of estranged ambiguity could be understood, and a resolution of that ambiguity could be effected, or at least anticipated. Instead, I have chosen to deal with Tillich’s theology from a position outside the organism of his systematic thinking. From this vantage one may detect at least three features of his thinking that inject their own subtle quotient of ambiguity into our existence as human beings. These features are, first, the lack in God of a “Thou” that is ultimate; second, a “cosmic guilt” that we unavoidably incur simply by existing as an individual; and third, the fact that love, understood ontologically as the power of reuniting the separated, functions only as “second” to separation, and never as “first,” even in God. These three features of Tillichian thought, acting together or apart, yield a quotient of ambiguity, or perhaps a “coloration” of ambiguity, that is over and above the ambiguities so brilliantly analyzed by Tillich himself within the workings of his theological system. This subtle, extra-added quotient of ambiguity makes itself felt in, with, under –– and sometimes apart from –– the ambiguities with which Tillich directly deals. One could question whether I am being perverse, given that this essay belongs to a group of essays on “ambiguities of life according to Tillich.” I do not think I am; or, in any case, I hope that I am not being purely perverse. My excuse is that, by calling attention to some points at which Tillich appears to add ambiguity to human experience, I may make it possible for other students of his theology to help me, and perhaps others, get past those difficulties. To be sure, I have already found a way to deal with these difficulties that enables me to use nearly all of Tillich’s system in my own constructive theological work. However, my “home-grown” solution makes changes in Tillich’s thought that may be larger than many Tillichians are willing to countenance.¹

 My solution involves the “transplanting” of some of Martin Buber‘s thought into Tillich’s ontology. The editor for this essay suggested that I explain my solution. I found that I was unable to make the complex matter intelligible in less than six paragraphs. Since these paragraphs are too long for a footnote or parenthesis, I have placed them in an appendix.

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1 The Lack of Ultimate Over-Againstness in God as Thou As noted, I am concerned in this essay with no less than three features of Tillich’s theology, each of which can add its own quantum of existential ambiguity to our life as human beings. When I began work on the essay, however, I was focused upon only the first of these features, namely, the inability of Tillich’s theology to resolve the “final ambiguity” (as I call it) that we humans may experience when we are “up against the ultimate.” The governing intuition is that, in the extremity of this ultimate relation, it is only by means of our trusting that which is over-against us that we find existence meaningful. It is only in such ultimate trust, that is to say, that the final ambiguity that would otherwise “swallow” us is adequately and fully put to flight. But for Tillich, as I will shortly show, there is no “other” –– no encountering “Thou,” when we are up against the ultimate. Thus the original title of this essay was: “Can Tillich’s Theology Resolve Final Ambiguity without the Ultimate ‘Overagainstness’ of Divine to Human Thou?”; and my argument was designed (and still is designed) to show that Tillich’s theology cannot fully and adequately account for the overcoming of the degree of ambiguity or un-meaning to which we are subjected in that ultimate relation. Rather, that un-meaning is fully overcome only via trusting the Reality in whose hands and presence we find ourselves in the ultimate relation. As I have thus far developed this first of my three points, I have made an accusation against Tillich’s theology without a proper argument to support it, and even without a full explanation of it. Even so I would submit that the mere assertion of this point is a kind of argument. I am one, and I believe there are many others, for whom this “argument,” simply by inspection, carries considerable conviction. One reason that this “accusation without an argument” may perform like an argument is that –– at least for many adherents of the Abrahamic religious traditions –– this accusation quietly brings in tow an extra premise; and this extra premise effectively converts the accusation into an argument. The premise that smuggles itself into the picture of ourselves “over-against the ultimate” in this way is the premise of divine love toward humanity. It is the premise that the divine Thou, in and by Its love toward us, affirms and upholds our being –– including our being over-against itself. Even the dim and faltering idea that we are in this way “affirmed and upheld” as over-against the Ul-

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timate –– not simply “accepted” thereby, as Tillich puts it² –– goes far toward enabling ultimate trust. And it is this ambiguity-overcoming ultimate trust that I am contending for, and that I am insisting Tillich’s theology does little to accommodate, at least when we are “up against the ultimate.” But I do not intend to leave this first point of my essay at that. By way, first, of explanation of this first point, let me document my point that there is no Ultimate Thou in Tillich’s theology. In Tillich we can indeed encounter the divine Thou over against us as a symbol. But we do not directly encounter the divine as a Thou itself. I support this explanation in two ways. First, I point to the fact that God cannot even symbolically be called a “self,” according to Tillich, because, Tillich says, “the concept ‘self’ implies separation from and contrast to everything which is not self”.³ Next we recall Tillich’s familiar doctrine that a symbol participates in that to which it points. Given this latter fact, the assertion that God cannot even symbolically be called a self means that there is nothing of selfhood in God. But without real selfhood, none of the prerequisites for occupying either side of a personal I-thou relationship is met. We human beings fulfill those prerequisites. God does not. For further explanation of my first point I refer also to a few pages in a long essay of mine that was published in 2007. There also I show that for Tillich there is no proper I-Thou relation between humans and God.⁴ This brings me to something by way of a supporting argument for the first of the three main points in this essay, namely, the point that the lack of an ultimate Thou in God in the divine-human relationship brings an extra quantum of existential ambiguity. I take note of the last chapter of Tillich’s profound book, The Courage to Be. ⁵ There Tillich movingly describes that “absolute faith” in which the extreme doubter is grasped by the “God above God,” receiving thereby the courage to be, to live, or as I might more casually put it, to “go on,” even in the face of meaninglessness and despair. As I have made clear, I find trust rather than courage to be the final modality of human experience when we are thrust up against a potentially threatening ultimate. That trust is inherently relational. For Tillich, by contrast, this final modality is courage, an act that is inherently lonely. It requires no “other” overagainst it.

 Paul Tillich, The Courage to Be (New Haven: Yale University Press, 1952), 185 – 86.  Paul Tillich, Systematic Theology (Chicago: University of Chicago Press, 3 vols., 1951– 1963), vol. 1, 244; cf. vol. 3, 26 – 27.  Robison B. James, “Dealing with the Personal Encounter Deficit in Tillich, Especially vis-à-vis God,” Bulletin of the North American Paul Tillich Society 33:4 (Fall 2007): 16 – 17.  Paul Tillich, The Courage to Be, 155 – 91.

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But is that so bad? In the context of this essay it is. And, most interestingly, Tillich himself says so, in effect. In the final chapter of The Courage to Be, he almost makes my first point for me. He says that the kind of absolute faith he has described “is not a place where one can live.”⁶ And since humans are humans by living “intentionally” in meanings, and the situation to which we are reduced in the last chapter of The Courage to Be is the status of experienced meaninglessness, Tillich could hardly be more clear in saying that our condition in this, the ultimate relation, is indeed ambiguous. In essence, therefore, I am simply agreeing with Tillich when I say that his theology does not offer resolution of the “final ambiguity” of existence with the fullness and adequacy made possible by a theology that affirms the divine Thou as encounterably ultimate. A proper, completely trustable, I-thou relation to God as truly Ultimate cannot take place in his thought.

2 The Guilt of Individual Existence as Such The second ambiguity-injecting feature of Tillichian theology that I want to examine is the fact that Tillich infuses a profound ambiguity into the very origins and substance of individual human personhood. Already in the late 1950s and early 1960s I discovered that Tillich’s ontology, despite the critical character of its conceptual elaboration, is a version of those philosophies, cosmogonies, and mythologies that understand the manifoldness of reality as the “opening up” or “expression” or “manifestation” of an original divine Source.⁷ We may think here of the emanation theory of Plotinus, and of the neo-Platonic cast of much of Tillich’s ontology. In Tillich’s envisagement, the contents of this Original Source are dark, hidden, and silent, though abundantly full of possibilities. Some instances of this kind of ontology, emphatically including Tillich’s, place a pantheistic and mystical emphasis upon the way in which the “many” are identical with their primal Source. And the “many” continue to be identical with their Source, despite their emergence from it, inasmuch as their being is ultimately its being, and not their own. We may illustrate this point by referring to an analysis from Tillich’s interpretation of art. Speaking of the non-objective style of painting, which he  Ibid., 189.  I developed this point in the first chapter of my doctoral dissertation after the Introduction. See Robison B. James, “The Symbolic Knowledge of God in the Theology of Paul Tillich,” (PhD diss., Duke University, 1965), 53 – 65; cf. Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 1, 252– 64.

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takes as correlative to the mystical type of religious experience, Tillich points out the “visual continuum” into which such painting dissolves the particularity of things. This continuum “is not a grey within grey,” he says; but rather this continuum: … has all the potentialities of particular beings within itself, like the Brahman in Hinduism and the One in Neo-Platonism or the creating God in Christianity, as they include within themselves the possibility of the whole world. The continuum contains tensions, conflicts, movements. But it has not yet come to particular things. They are hidden in a mere potential state. They are not yet actual as distinguished objects; or if so, they shine through from afar, as before creation.”⁸

The fact that Tillich speaks of the Christian creator God makes it reasonably clear that this vision of the many pre-existing in potency within the One is basic to Tillich’s own view of reality. And it becomes quite clear that Tillich shares this vision of reality when he is expounding his own concrete, Trinitarian monotheism. Among other elements, Tillich explains that his Trinitarian monotheism incorporates within itself the mystical monotheism that is classically articulated in the Indian doctrine of the Brahman power, which in context he calls “the principle of being-itself.”⁹ We find the same intuition of reality within Tillich’s general philosophical position, a position that he calls “dialectical realism” in the Systematic Theology. This position, as Tillich characterizes it, “tries to unite the structural oneness of everything within the absolute with the undecided and unfinished manifoldness of the real.”¹⁰ But I have not yet identified what I might call “Exhibit A” for this, my second ambiguity-abetting feature of Tillich’s theology. This “Exhibit A” is the cosmic vision articulated in a pre-Socratic fragment of Anaximander, which –– and this is my point –– Tillich seizes upon with relish, patently because it gives dramatic life to a number of the ingredients in his own vision of reality.¹¹ As Tillich features and quotes the Anaximander fragment, it is a vision of “things perishing into that from which they have their birth, for they pay to one another the penalty of their injustice according to the order of time.”¹²

 Paul Tillich, On Art and Architecture (New York: Crossroads, 1989), 146.  Cf. also Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 1., 228 – 29, 234; and Paul Tillich, Christianity and the Encounter of the World Religions (New York: Columbia University Press, 1963), 67.  Tillich, Systematic Theology, vol. 1, 235.  Cf. Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 93.  Paul Tillich, The Protestant Era (Chicago: University of Chicago Press, 1948), 6.

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We note here the conception of tragic guilt. In the very act of realizing oneself as a distinct being, one trespasses against others and against the whole, losing the innocence of one’s potential state and incurring the guilt of existence as such. Further use by Tillich of this notion of a guilt that attaches to individual existence as such, or a cosmic guilt, can be found in numerous contexts within the Tillichian corpus.¹³ And one must also take note in this connection of Tillich’s closely related notion of the Fall as simultaneously a free act and a tragically destined reality.¹⁴ So far as the second ambiguity-heightening feature of Tillich’s theology is concerned, my conclusion is as follows. Because of Tillich’s overall “Anaximander move,” if I may call it that, and because of the kind of cosmic reality that Tillich thus places before our eyes, we humans inevitably incur guilt –– and we in some sense therefore “do wrong” –– simply in existing, no matter how we live. And therewith, I submit, Tillich pronounces our life within the world as substantially ambiguous. Furthermore, this ambiguity remains in full force even if, when, and insofar as the more ordinary ambiguities of life, as analyzed within the detailed terms of Tillich’s system, especially in Part IV of his Systematic Theology, have been resolved. It is true that what Tillich describes as his position is not far removed from stronger forms of the Christian doctrine of Original Sin, as for example in Augustine and Luther. But to connect Tillich with one of the primary Christian readings of Original Sin does nothing to allay the inherent ambiguity of all human existence in his understanding. And that, as we have just seen, is an implication of the “Anaximander world” that Tillich rather closely associates with his own views.

3 Love as “Second,” Not “First,” Even in God The third ambiguity-abetting feature of Tillich’s thought has to do with his understanding of “love.” In its deep, ontological sense, love for Tillich is “the drive towards the unity of the separated. Reunion presupposes the separation of that which belongs essentially together.”¹⁵ I concur with Tillich in his ontolog Cf. Paul Tillich, The Interpretation of History (New York: Scribner’s, 1936), 23; and Paul Tillich, “Existential Analyses and Religious Symbols,” in Four Existentialist Theologians, ed. Will Herberg (Garden City, NY: Doubleday, 1958), 284– 85.  Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 2, 33 – 39.  Paul Tillich, Love, Power, and Justice (New York: Oxford University Press 1954), 25.

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ical notion of “love.” My quarrel is that, in a sense to be explained, love for him is “second” only, and never “first.” Separation comes first. My criticism is to plead that love is not adequately understood unless it is conceived as both “first” and “second.” Because (in Tillich’s view) we estrange ourselves or at least separate ourselves from other life in the very act of becoming existent individuals (this is feature two of my essay), the inner meaning of love for us humans on Tillichian grounds will presumably include only the sense of “getting back together” with that to which we already belong. In this situation, love is second, only second, and it cannot exist until separation has done its work. Love follows upon our separation from that to which in some sense we already belong. By contrast with this, I believe there is a potent and important strain in God’s love for us that is “first,” and that such love can also take up residence in Godly people. It is love that calls us, enables us, draws us forward and launches us toward, and into, the new –– not simply and not only drawing us “back” toward that from which we have been separated. Believing in the ultimate “solidity” of the divine Thou as I do, it is much easier for me to believe in this “first” strain of love than it was for Tillich to believe in it. The reason is that the pinnacle of what a “first” love calls us toward is to be selves, mature selves –– even to be, by God’s enablement, something like partners with God. That is to say, we are called to be God’s Thou, as God is ours. Now I need to root what I have said more clearly in Tillich’s thought. At a key point in the third and last volume of his Systematic Theology, he writes: the “one point of identity … which justifies the translation of [a large number of different words by the word] ‘love’ is… the urge toward the reunion of the separated, which is the inner dynamics of life. Love in this sense is one and indivisible.”¹⁶ This conception of love is explained in detail in Tillich’s small work, Love, Power, and Justice, especially in the formula that he repeats in a number of variations and combinations, namely, “Love is the drive towards the unity of the separated”.¹⁷ In this sense love fits perfectly into a cosmos operating according to “the Anaximander pattern.” This pattern, as Tillich outlines it, is that of an original unity that is ruptured by conflicts and assertiveness. And the divisions thus produced are overcome by love’s long labor of “pulling back together” what has been ripped apart. As we have seen, by its very definition, love in Tillich presupposes some type and degree of division, split, or rupture. But why must love, especially divine

 Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3, 137 (emphasis added).  Paul Tillich, Love, Power, and Justice, 25.

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love, be in all cases something “in the second place,” something “restorative,” something that restores a now-lost unity? Granted, the grace of restoration is a large part of our human story, and Tillich’s probing analysis of it is brilliant. But I submit that Tillich’s perception of reality is so beholden to some version, or some “ghost,” of the Anaximander scenario that he has missed a huge fact. I believe he has missed the fact that the divine love is primary as well as secondary; it is creative as well as restorative; it is “first” as well as “second.” Thus, for most of us who have grown up with the Bible, there is a work of divine love that is ontologically prior to its restorative or redemptive work. For that reason we find ourselves acknowledging a special quality of love, a quality of love wherein the Divine Depth takes delight in “othering us,” that is, in constituting and sustaining us as separate beings over-against the Divine. Thus, we are not merely drawn to God after a split, though that is part of the picture, of course. From the outset of our being we are upheld by the divine love as beings with whom life as “sharing” becomes possible, even sharing with God. Without this sharing quality, it appears to me that the drive of divine love towards unity with God can become something akin to God’s “swallowing” us, an image of basic divine activity which (as we have seen) was once entertained by the ancient Greek tradition in which Anaximander stood. But we do not need to be “swallowed” by the divine for beneficent union with God to take place. Indeed, for those who have long been tutored by the biblical story, the nisus or drive of God’s love is not toward pure and total oneness. No, rather than striving in every respect and in all cases toward pure and total oneness with us, God’s love is the divine thrust in us, through us, and around us that works toward upholding and affirming our individuality as adult beings in our own right, able because so enabled to stand in relation to God, I to Thou. Or to state this in some of the Bible’s own poetic symbolism, God wants to walk with us in the cool of the day;¹⁸ and his Son no longer calls us servants, but calls us friends, because this Son has made known to us everything that the Father has told him.¹⁹ Here then are three features of Tillich’s theology that I find problematic: (1) the lack in God of the ultimate Thou, (2) a guilt that is inevitably incurred even in our most virtuous actualizing of ourselves as individuals, and (3) love, the moving power of life, functioning only as “second” to separation, and never as “first,” even in God. Each of these features of Tillich’s thought has the capacity to breathe into our lives a quantum of ambiguity that I do not believe has to be.

 Genesis 3:8.  John 15:15.

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Appendix: Eliminating the Ambiguity-Abetting Elements in Tillich’s Ontology By “Transplanting” Martin Buber‘s I-Thou Structure into It In the introductory part of this essay I indicate that I have found a way to overcome the ambiguity-arousing elements I detect in Tillich’s theology. The result is that I, and hopefully others similarly positioned, can feel free to make use of Tillich’s massive theological achievement. My “home-grown solution,” as I call it, is to make more complex Tillich’s “basic ontological structure,” or “the correlation of self and world.”²⁰ I do this by “transplanting into” that correlation the I-Thou relational structure of Martin Buber.²¹ In the Tillichian self-world correlation as it stands, our serially altering selfworld relations may be aptly plotted on a vertical x-y axis, where “x”= time, and “y”= variations in “depth.” That is to say, these Tillichian variations move from our having predominantly shallow, distancing, and objectifying relations with our objects toward our having a predominantly deep union with our objects. This is an oscillation from shallow to deep and back, with lengthy gradations in between.²² In the “Buber transplant” I propose, we recognize –– in the experience of each and every human subject –– another series of variations that are going on simultaneously with those that are registered in the vertical series. The variations of this second series can be plotted on a horizontal, “x-z” axis where, following Buber, the variations describe a back-and-forth motility between and among (a) I-Thou encounters, which are characterized by will and grace, (b) IIt relations, which are matters especially of knowing and using, and (c) lengthy gradations and mixtures of I-Thou and I-It relationships and encounters. Although I-Thou relations have important roles in Tillich’s thought, they are subordinated ontologically to the subject-object structure –– which is to say that it is only as subject-object relations that they can happen. I see this as a problem.

 Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 1, 163 – 74.  Martin Buber, Ich und Du, in Martin Buber, Das dialogische Prinzip, 8th ed. (Heidelberg: Lambert Schneider, 1997), 1– 136.  For this discussion, Tillich’s short but often-neglected article, “Participation and Knowledge” of 1953 is absolutely essential. See Paul Tillich, Main Works / Hauptwerke, ed. C.-H. Ratschow with the collaboration of John Clayton, et. al. (Berlin and New York: De Gruyter – Evangelisches Verlagswerk, 1987– 1998) vol. 1 (1989), 382– 89.

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I do not believe that every encounter, including an I-Thou encounter, is ontologically ensconced within the subject-object structure. That, of course, is the reason for my positing a second or Buberian axis, with its distinct dimension. In Tillich, God is a symbol, and even when encountered as Thou, God is oscillatingly objectified. Up to that point I do not have much of a quarrel with Tillich. The difficulties thicken as we approach the “ultimate relation” discussed in the essay above. For Tillich, the manner in which we relate to God as ultimate can only be our being drawn into the divine. So much for the divine-human encounter! (This means that, for Trinitarians, Tillich might perhaps suffice for our thinking through our relation to God the Spirit, but not for our thinking through our relation to Father and Son.) It is true that, in this conception, Tillich maintains the divine transcendence and un-objectifiability. But God’s transcendent un-objectifiability can be maintained in other ways. I see God’s un-objectifiabiliy as the indissolubility of the “Thou-character” of God in the divine-human encounter. The divine transcendence is God’s status, and indeed God’s presence, as the Thou that cannot be made into an it. Thus understood, God is quite directly the resolution of the first ambiguitygenerating feature of Tillich’s theology that I identify above. In addition, however, I hope it is also reasonably clear how God, thus understood, is the solution to the second and third ambiguity-heightening features of Tillich’s theology, as well. Love by such a God for humanity must be “first” as well as “second,” in the senses of these terms explained above. And the directives of such love point human beings –– without any inbuilt or intrinsic ambiguity –– toward the fullness of life. I have performed at least the basics of this “Buber transplant into Tillich” in two places: (a) in the last ten pages of Robison B. James, Tillich and World Religions (Macon GA: Mercer University Press, 2003), 149 – 58; and (b) in Robison B. James, “Dealing with the Personal Encounter Deficit in Tillich, Especially vis-àvis God,” Bulletin of the North American Paul Tillich Society 33:4 (Fall 2007): 16 – 17.

Liste des contributeurs Raymond Asmar Doctorant en philosophie, Fakultät für Sozial- und Verhaltenswissenschaften, Université Friedrich Schiller, Jena, Allemagne. Licence en théologie, Faculté pontificale de Théologie, Université Saint-Esprit, Kaslik, Liban. Réjean Boivin Doctorant en philosophie, Département de philosophie et des arts, Université du Québec à TroisRivières, Trois-Rivières, Canada. Marc Boss Maître de conférences, Chaire de philosophie et d’éthique, Institut protestant de théologie, Paris, France. Gilles Bourquin D. théol. systématique de l’Université de Lausanne, journaliste RP, corédacteur en chef du journal romand Réformés, Lausanne, Suisse. Christian Danz D. théol. habil., Professeur de théologie systématique, Faculté de théologie protestante de l’Université de Vienne, Autriche. Il est président de la Deutsche Paul-Tillich-Gesellschaft. Michel Dion D. théol., Professeur titulaire, Faculté d’administration, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, Canada. Marc Dumas D. théol., Professeur de théologie fondamentale, Centre en Études du religieux contemporain, Université de Sherbrooke, Canada. Pierre Gisel D. théol., Professeur honoraire, Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Lausanne, Lausanne, Suisse. André Gounelle D. théol., Professeur émérite, Faculté de Théologie Protestante de Montpellier, France. Etienne Higuet D. théol., Professeur invité, Programme d’études post-graduées en sciences de la religion, Université de l’État du Pará, Belém, Brésil. Robison B. James Ph. D., Solon B. Cousins Professor of Religion (Emeritus) and Sallie Cutchin Camp Professor of Bible (Emeritus), at the University of Richmond, VA, USA. Théo Junker Président de l’Association Paul Tillich d’expression française (1978 – 2002). Président honoraire. Directeur général honoraire du Parlement Européen (1964– 2001). M. Ethics, Harvard U. (1960/ 61). Doc. Sociologie politique, U. Strasbourg (1975).

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Liste des contributeurs

Martin Leiner Prof. Dr., Chaire de théologie systématique et éthique à l’Université Friedrich-Schiller à Jena; professeur associé à la Faculté de théologie de Stellenbosch, Afrique du Sud. Marcela Lobo Bustamante D. théol., Professeure invitée, Faculté de théologie, Université catholique de Louvain, Louvain-laNeuve, Belgique. Russell Re Manning Ph. D., Reader in Religions, Philosophies, and Ethics at Bath Spa University, UK and a Visiting Fellow of St Edmund’s College, University of Cambridge, UK. Il est éditeur de la collection The Complete Works of Paul Tillich in English (de Gruyter, 2018 ff). Benoit Mathot D. théol, Professeur, Institut supérieur de théologie du Diocèse de Tournai, Belgique. Denis Müller D. théol., Professeur honoraire, Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève, Genève, Suisse. Jean Paul Niyigena D. théol. Professeur, Faculté de Catéchèse et des Sciences Religieuses, Université Catholique du Rwanda, Butare-Huye, Rwanda. Frederick J. Parrella Ph.D., Professor of Theology, Santa Clara University, Santa Clara, CA, USA. Jean Richard D. théol., Professeur émérite, Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval, Québec, Canada. Codirecteur de la collection des “ Œuvres de Paul Tillich”. Werner Schüssler D. phil., D. théol. (CAN), Habilitation en philosophie, Professeur titulaire en philosophie, Theologische Fakultät Trier, Allemagne. Peter Slater Ph. D., Fellow and Professor Emeritus of Theology, Trinity College, University of Toronto, Toronto, Canada. Mary Ann Stenger Ph. D., Professor Emerita of Humanities, University of Louisville, Louisville, KY, USA. Emmanuel Toniutti Docteur en théologie, Président International Ethics Consulting Group (IECG), Enseigne à EXED HEC Paris, France. Bryan Wagoner Ph. D., Assistant Professor of Philosophy and Religious Studies at Davis & Elkins College in Elkins, WV, USA. Also Director of the Morrison-Novakovic Center for Faith and Public Policy. Wagoner is President of the North American Paul Tillich Society.

Liste des contributeurs

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Matthew Lon Weaver Ph. D., Chaplain and Chair of the Social, Religious and Ethical Studies, Department at The Marshall School, Duluth, MN, USA.

Index Adams, James Luther 189, 198, 221, 226 Adenauer, Konrad 124 Adorno, Theodor W. 157 – 171 Agamben, Giorgio 344 Albrecht, Renate 159, 250, 368 Altizer, Thomas J. J. 47 Alvarez, Rodrigo 276, 279 Alves, João 276 Anaximandre 384 – 387 Anderson, Gerald H. 291 Andronicos, Dimitri 353 Anselm, Rainer 339 f. Antonakis, John 102 Appelbaum, Binyamin 205 Appleby, Scott 31, 270 – 272 Arendt, Hannah 2, 5, 119 – 122, 124 – 133 Ariga, Tetsutaro 303 Aristote 269, 309 Armstrong, Karen 272 Arrien, Sophie-Jan 253 Asmar, Raymond 2, 5, 319 Asselin, Paul 320 Atkinson, Anthony B. 196, 204 Aubert, Christine 324 Auden, Wystan Hugh 26 Augustin 267, 290, 385 Aumonier, Nicolas 80 f. Barbaro, Michael 175 Barth, Karl 11, 43 f., 239, 264, 331, 351 Barth, Ulrich 361 Beauchemin, Jacques 78 Béland, Jean-Pierre 308 Bélanger-Lévesque, Marie-Noëlle 3, 6 Belford Ulanov, Ann 35 Benoît XVI 279 Bentley, Judith 193 Bergson, Henri 253 Bernstein, Leonard 26 Bethge, Eberhard 44 Bingemer, Maria Clara 281, 288 Bismarck, Ruth-Alice von 44 Blay, Michel 58 Bloch, Ernst 220, 229

Boivin, Réjean 1, 4, 71 Bonhoeffer, Dietrich 43 f., 270 Boorstein, Michelle 205 Boss, Marc 2, 5, 7, 10 f., 99, 121, 246, 291, 294, 298, 304 Botticelli 177, 287 Bourquin, Gilles 1, 4, 51 Brandscheidt, Renate 375 Brantl, Johannes 375 Braud, Philippe 138 Brauer, Jerald C. 183 Brooks, David 206 Brustoloni, Júlio J. 276 Buber, Martin 228, 304, 379 f., 388 Bulman, Raymond F. 30, 226 Bultmann, Rudolf 220 – 222 Busch, Eberhard 44 Cadwell, Jane S. 192 Caesar 228 Calí, Grace 27, 32 – 34, 37 Calvin 279 Campbell, Scott M. 253 Camus, A. 71 Cantwell, Smith Wilfred 216 Certeau, Michel de 16, 21 Charoy, Francine 339 Cianciolo, Anna T. 102 Cicéron 235 Cioran, Emil 270 Cisneros, David J. 176 Clayton, John P. 242, 388 Cohen, Roger 175 Cohen-Levinas, Danielle 22 Comte-Sponville, André 13, 103, 112 Conedera, Claude 321 Connolly, William E. 224 Cooper, Terry 29 Courtine, Jean-François 321 Cowen, Tyler 197 Cram, Ronald H. 245 Crout, William 220 Cunningham-Parmeter, Keith 176

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Index

Daggers, Jenny 295 Danz, Christian 3, 6, 264, 359 f., 365 Daunais, Isabelle 78 Davidovich, Adina 223 Dawkins, Richard 66 Derrida, Jacques 299 Derville, Tugdual 72 Descola, Philippe 62 Despland, Michel 351 Detienne, Marcel 13 Dillenberger, Jane 177 Dillenberger, John 177, 282 Dilthey, W. 253 Dion, Michel 1, 4, 87 Douaihy Al Baba, Sylvana 3, 6 Doucet, Hubert 79 Dreyfus, Hubert 264 Dubrulle, Luc 341 Dufour, Dany-Robert 115 Dumas, Marc 2 f., 5 f., 235, 239, 255, 312, 322, 351 Dumont, Fernand 81 Dupuy, Bernard 122 Dworkin, Ronald 342 Ebeling, Gerhard 266 Ehrenfreund, Jacques 22 Ehrwein, Céline 121, 353 Eichmann, A. 127, 129 Elias, Norbert 73 Eliot, T. S. 29 Esfeld, Michael 57 Eusèbe de Césarée 294 Farin, Ingo 44 Fath, Sébastien 306 Ferry, Jean-Marc 341 f. Ferry, Luc 13, 260 Feuerbach, L. 97 Fichte, J. G. 298 Finkielkraut, Alain 15 Fino, Catherine 341 Fischer, Hermann 360 Fischer, Johannes 341 Foessel, Michaël 81 Ford, Lewis S. 225 Foucault, Michel 13, 22

Fox, Charles 379 François (pape) 196 f., 203 – 206, 208 f., 279 Frankl, Viktor E. 375 Freud, S. 97, 265, 267, 271 Fuchs, Lawrence H. 176 Fukai, Tomoaki 48, 187 Futuyma, Douglas J. 53 Gabus, Jean-Paul 27, 307, 355 Gadamer, H. G. 77, 83 Galimberti, Umberto 109 Gandhi, Mohandas Karamchand 189 Ganeau, Bernadette 324 Garcia Domingos, Martins 276 Garneau, Valérie 79 Gauchet, Marcel 13 Gaziaux, Éric 306 Gebara, Ivonne 281, 288 Giard, Luce 16 Gilkey, Langdon 249 Gill, Robin 43 Gisel, Pierre 1, 4, 7, 12, 20, 246 Gödde, Christoph 163 Goethe, J. W. 264 Gogarten, Friedrich 239 Goldfarb, Zachary A. 205 Gonzalez, Philippe 357 Görgen, Christine 374 f. Gounelle, André 1, 5, 10, 119, 133, 294, 308, 313, 321, 324, 358 Grau, Karin 374, 377 Grimshaw, Michael 48 Grimshaw, Mike 48 Grimsrud, Ted 43 Gruchy, John W. de 218, 231 Gutfeld, Greg 205 Habermas, Jürgen 341 Haigis, Peter 365, 377 Hamilton, William Donald 66 Hammond, Guy 159 Hampson, Daphne 224 Healy, Patrick 175 Hebblethwaite, Brian 296 Hegel, G. W. F. 49, 223, 229, 310 Heidegger, Martin 44, 120, 146, 236, 253 Heim, Karl 46

Index

Henel, Ingeborg 368 Henning, Christian 359 Henriksen, Jan-Olav 47 Herberg, Will 385 Hick, John 2, 5, 291 f., 295 – 299, 301 Higuet, Étienne 2, 5, 275, 280 Hisamatsu, Shin’ichi 303 Hitler, A. 120, 122, 128 f. Hjelomgaard, Kim 196 Hoch, Marie Thérèse 122 Hopper, David 32 Horkheimer, Max 161 – 164, 166 Horwitz, Allan V. 26 Houellebecq, Michel 15, 76 Hummel, Gert 238 Irwin, Alexander

26 f., 34 f.

Jackson, Robert 124 Jacobs, Alan 26 Jacoby, Tamar 176 James, Robison B. 3, 6, 296, 379, 382 f., 389 James, William 221 Janssen, Hans-Gerd 374, 376 Jaspers, Karl 2, 5, 119 – 122, 124 – 128, 130 – 133, 299 Jauss, H. R. 76 Jean-Paul II 279 Jean XXIII 140 Joan of Arc 189 John, Peter H. 2, 250 Joko Beck, Charlotte 187 f. Junker, Théo 2, 5, 112, 137 Justin Martyr 294 Kabat-Zinn, Jon 188 Kabitz, Ulrich 44 Kaennel, Lucie 270 Kähler, Martin 360 Kahn, Axel 74 Kant, E. 90, 92 f., 95 f., 99, 223 Kegley, Jacquelyn Ann K. 27 Kelly, Sean Dorrance 264 Khal-Tambwe, Willy-Léonard Nunga 3, 6 Ki-moon, Ban 196 Kierkegaard, S. 46, 75, 77, 223, 229

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Kirkpatrick, Matthew 270 Klein, Hans-Dieter 360 Kobayashi, Sakaye 303 Kofman, Sarah 20 Kolb, Eva 176 Koussevitzky, Serge 26 Kreuzer, Thomas 344 Kundera, Milan 76, 78 Küng, Hans 266 Lafontaine, Céline 72 Laliberté, Madeleine 9 Langer, Ellen J. 188 Laplanche, Jean 265 Laube, Martin 339 Lax, Doris 11, 121, 238 Le Breton, David 82 Le Guay, Damien 74 Leblanc, Ginette 72 Lee, Michelle Ye Hee 175 Leiner, Martin 2, 5, 263 f., 270 Leite, Serafim 277 Lemann, Nicholas 196 LeMay, Jean-Pierre 74 f., 77, 80 f., 83, 316 Lemoine, Laurent 306 Leslie, Kenneth 190 Lestel, Dominique 62 Lewin, Kurt 102 Limbaugh, Rush 205 Lincoln, A. 228 Lindbeck, George A. 216 Lobo Bustamante, Marcela 3, 6, 349 Lonitz, Henri 163 Lowenthal, Leo 163 Luckmann, Thomas 365 Luhmann, Niklas 273, 341 Lukács, Georg 162 Luther 41, 221, 225 f., 279, 290, 385 Luther King, Martin 189 Lyman, Rick 175 MacCulloch, Diarmaid 39 Mackenzie Brown, D. 36, 216 MacKinnon, Donald 27, 39 – 49 Malpas, Jeff 44 Manning, Russell Re 1, 4, 27, 39, 48, 294, 304

398

Index

Marcos, Rogério 279 Marion, Jean-Luc 47 Marsh, Charles 44 Martineau, Emmanuel 321 Marty, Martin 31 Marx, K. 97, 152, 168, 170, 229 Marzano, Michela 83 Mathot, Benoît 2, 5, 143 May, Rollo 26 f., 33, 35, 40 f., 43 Meier-Oeser, Stephan 235 Merkel, Angela 175 Merleau-Ponty, Maurice 266 Michel, Marc 238, 333 Moingt, Joseph 12 Moltmann, Jürgen 270 Moreau, Patrick 79 Mott, John 291 Moyn, Samuel 197 Müller, Denis 3, 6, 306, 337, 347 Muray, Philippe 81 Musil, Robert 1, 4, 87 – 90, 92, 99 f. Nachi, Mohammed 265 Nancy, Jean-Luc 19 f. Nault, François 21 Nebel, Mathias 353 Niebuhr, Reinhold 158 Niemöller, Martin 123, 128 Nietzsche, F. 9, 88, 97, 221, 236, 253, 264 Niyigena, Jean-Paul 2, 305, 344 Nord, Ilona 26, 377 Nuovo, Victor 189, 198 Nygaard, Suzan 191 Nygren, Anders 267 Obama, Barack 173, 196 O’Donohue, John 193 Onimus, Jean 329 Otto, Rudolf 262, 271, 282, 361 Ouellet, Fernand 320 Overdick-Gulden, Maria 375 Pannenberg, Wolfhart 3, 6, 269 f., 340 Papen, Franz von 145 Parrella, Frederick J. 1, 4, 25, 28 – 30, 40, 226, 294 f., 359 Pascal, B. 265, 330

Pauck, Marion & Wilhelm 32, 35, 174, 183, 228, 230 Paulson, Michael 197 Paveley, Rebecca 175 Pedroso, Felipe 276 Pelletier, Lucien 320 Petit, Jean-Claude 351, 353 Picasso, P. 177 Pickert, Kate 187 Pie X 278 Pie XI 164 Pierre (abbé) 311 Piketty, Thomas 203 Pilate 137, 322 Pinet, Suzanne 3, 6 Pinto, Daniel 116 Placher, William 299 Plaskow, Judith 245 Platon 40, 108, 110, 198, 309 Pletcher, David M. 175 Plotin 383 Pontalis, J.-B. 265 Porter, Eduardo 196 Prigogine, Ilya 67 Quinn, Julie

192

Rand, Ayn 115 Ratschow, Carl Heinz 159, 368 Reagan, Ronald 196 Regius, Heinrich 163 Reikerstorfer, Johann 360 Reisz, Frederick 236 Rendtorff, Trutz 3, 6, 339 – 341 Reymond, Bernard 270 Ribeiro, Zilda Augusta 276 f. Ricard, François 75 f., 79 f. Richard, Jean 2 f., 5 f., 10 f., 121, 144, 147, 153, 239, 241, 249, 294, 320, 351, 359 Ricot, Jacques 73 Rieff, Philip 31 Ringleben, Joachim 360 Ritschl, Albrecht 360 Röbel, Marc 375 Rodriguez, Sue 72 Roth, Philip 49 f. Roy, Olivier 355 – 357

Index

Sachse, Christian 57 Saint, Jean-Marc 263, 268, 308, 321 – 323, 342 Sanders, Bernie 197 Scharlemann, Robert P. 177, 221 f., 230, 296 Scheid, John 13 Scheler, Max 253 Schelling, F. W. J. 32, 48 f., 216, 219, 223, 298, 321, 326, 333, 345 Schleissing, Stephan 339 f. Schließer, Christine 270 Schüßler, Werner 3, 6, 264, 298, 345 f., 365, 367 f., 374 – 376 Selinger, Suzanne 44 Shantideva 181 Sherratt, Yvonne 169 Shuster, Simon 175 Siemsen, Gertie 250 Simmel, Georg 66, 253 Slater, Peter 2, 5, 215, 217, 225 f. Smith, Moody 222 Socrate 310 Spiegel, Yorick 26 Spinoza, B. 96 Stenger, Mary Ann 2, 5, 195, 236 Stengers, Isabelle 67 Sternberg, John R. 102 Stone, Ronald H. 122, 177, 217, 220 Streib, Heinz 377 Stumme, John R. 221 Sturm, Erdmann 158, 162 f., 250, 264, 298, 365, 368, 374 Suassuna, Ariano 290 Suzuki, D. T. 187 Talmey, Elsa L. 178 Taylor, Charles 223, 311, 342, 344 Taylor, Gloria 72 Thatamanil, John 48 Theobald, Christoph 12 Théresa (Mère) 311 Thévenaz, Pierre 12 Thibault, Marie 312

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Thomas, Owen C. 30 Thomas, Terence 295 f. Tillich, Hannah 26 f., 32, 41, 43 Tillich, René 26, 33 f. Toniutti, Emmanuel 1, 4, 101 f. Tournier, Jean-Nicolas 57, 66 Tracy, David 271 Tracy, Marc 206 Troeltsch, Ernst 291, 297 Trump, Donald 175 Tyson, Laura 196 Ullern, Isabelle 12, 20 Ullrich, Wolfgang 235 Vermeil, Edmond 124 Vernant, Jean-Pierre 13 Verspieren, Patrick 72 Veyne, Paule 13 Vick, Karl 175 Visser’t Hooft, Willem A. 123, 125 f. Wagner, Falk 359 Wagoner, Bryan 2 f., 5 f., 157, 379 Wariboko, Nimi 359 Waterlot, Ghislain 353 Weaver, J. Denny 43 Weaver, Matthew Lon 2, 5, 122, 173, 184, 190, 207, 217 Welby, Justin 197 Wenz, Gunther 269 f. Whistler, Daniel 48 Whitehead, Alfred North 221 Wilde, Oscar 25 Wittekind, Folkart 360 Wittschier, Sturm 360 Yardley, Jim 205 Yoder, John Howard Yong, Amos 359 Zemmour, Éric 15 Ziegler, Philip 48

43