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French Pages 292 [294] Year 2022
Paul Tillich et Paul Ricœur en dialogue
Tillich Research
Tillich-Forschungen Recherches sur Tillich Edited by Christian Danz, Marc Dumas, Verna Ehret, and Werner Schüssler
Volume 22
Paul Tillich et Paul Ricœur en dialogue Édité par Marc Dumas, Marc Boss et Benoit Mathot
ISBN 978-3-11-075773-6 e-ISBN (PDF) 978-3-11-075986-0 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-075999-0 ISSN 2192-1938 Library of Congress Control Number: 2021948489 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available in the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2022 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Printing and binding: CPI books GmbH, Leck www.degruyter.com
À Werner Schüssler, pour son 65e anniversaire
Table des matières Marc Dumas, Marc Boss et Benoit Mathot Introduction 1
I Les questions du mal, de Dieu et de l’éthique du courage Olivier Abel Le courage d’être chez Tillich et Ricœur
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Werner Schüßler Dieu et le mal. La théodicée chez Paul Ricœur et Paul Tillich
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Gabriella Iaione La question du mal chez Paul Tillich et Paul Ricœur. Faire face au défi du démonisme 37 Marc Dumas Amour et justice chez Tillich et Ricœur. Ou comment explorer le pouvoir 55 de la vulnérabilité Cécile Furstenberg Le Courage d’être selon Tillich et être vivant jusqu’à la mort selon Ricœur. Dynamique commune et éclats singuliers autour de la question de la fin de vie 65 Jean-Paul Niyigena Finitude et responsabilité chez Paul Tillich et Paul Ricœur. Quelle éthique 79 théologique ?
II Des théories du symbole Geoffrey Legrand La théorie du symbole : de Tillich à Ricœur
97
VIII
Table des matières
Christophe Gripon Sanctification et Individuation : une discussion de l’approche téléologique du 111 symbole chez Tillich, Jung et Ricœur Robison B. James Improving Tillich’s Theory of the Religious
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Etienne Higuet Herméneutique phénoménologique des images chez Paul Tillich et Paul Ricœur 139
III La question du politique Lucien Pelletier L’esprit de l’utopie et la force du présent chez Paul Tillich et 161 Paul Ricœur Andreea Deciu Ritivoi “The Crooked Shall Be Made Straight”. Nations, Statehood, and the 171 Imperative of love in Paul Tillich and Paul Ricœur Matthew Lon Weaver “Tillich and Ricœur on Power and Peace”
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Marc Boss Les ambivalences du théologico-politique chez Paul Tillich et Paul Ricœur 211
IV Dialogues aux frontières des disciplines Benoit Mathot Psychanalyse, herméneutique, existentialisme. La difficile réception de la psychanalyse chez Paul Tillich et Paul Ricœur au prisme de la décoïncidence 247 Frank Steve Kamdem Joutsa Philosophie et Théologie. Confins et circulation du logos chez Paul Tillich et Paul Ricœur 259
Table des matières
Chuan Huang Notes sur la réception et la traduction des œuvres de Paul Tillich 275 et Paul Ricœur en Chine Liste des contributeurs et contributrices
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Marc Dumas, Marc Boss et Benoit Mathot
Introduction
Nés à plus d’un quart de siècle d’intervalle, Paul Tillich et Paul Ricœur n’ont guère eu l’occasion de mener ensemble un dialogue nourri sur les thèmes qui leur étaient chers. Au début des années 1960, à Chicago, leurs itinéraires se sont pourtant croisés. À deux reprises au moins, le vieux professeur germanoaméricain et son futur successeur français à la chaire John S. Nuveen de l’Université de Chicago se sont rencontrés dans la « ville des vents ». De ces rencontres, une trace subsiste dans l’exemplaire du troisième volume de la Systematic Theology conservé par Ricœur dans sa bibliothèque. Il s’agit d’une dédicace signée par Tillich le 3 novembre 1964 : « To Paul Ricœur, in friendship!». Comme le souligne André Gounelle, les références à Ricœur sont certes rares du côté de Tillich, mais elles existent : « Dans les cours inédits de ses dernières années, en particulier sur la philosophie de la religion, Tillich mentionne quelquefois et toujours positivement Ricœur »¹. Du côté de Ricœur, les références à Tillich sont nombreuses² mais relativement éparses et fragmentaires, son projet d’écrire une postface à la traduction française de la Théologie systématique n’ayant pas pu être mené à bien. Le présent volume est issu des travaux du xxiiie colloque de l’Association Paul Tillich d’expression française, organisé en collaboration avec le Fonds Ricœur. Ce colloque s’est tenu du 24 au 26 juin 2019 sur le campus parisien de l’Institut protestant de théologie, dont le Centre documentaire abrite le Fonds Ricœur³. L’objectif était à la fois d’éclairer les intersections des trajectoires intellectuelles des deux auteurs et d’explorer les ressources d’une libre confrontation de leurs pensées respectives sur des thèmes choisis. Les contributions réunies dans ce volume forment en tout dix-sept chapitres regroupés en quatre sections.
André Gounelle, «Le courage d’être », http://andregounelle.fr/tillich/le-courage-d-etre.php (consulté le 12 juin 2021) Un rapide inventaire sur Digital Ricœur (digitalricoeur.org) montre que, sur la seule base des écrits en anglais, on dénombre au moins quarante-sept citations de Tillich réparties sur onze articles et douze livres. Le Fonds Ricœur est un centre de recherche adossé à un fonds documentaire comprenant notamment la bibliothèque de travail et les archives du philosophe. https://doi.org/10.1515/9783110759860-001
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I Les questions du mal, de Dieu et de l’éthique du courage Au chapitre premier, Olivier Abel propose une étude sur le courage d’être chez Tillich et Ricœur. Au-delà de l’étonnante isomorphie structurelle de la pensée, où les types d’angoisse appellent un courage d’être particulier sur fond de débat avec l’existentialisme, Abel s’intéresse aux écarts reposant sur des références philosophiques distinctes et un parcours de vie singulier. Ces différences marquent l’organisation de leur pensée et leur rapport à l’angoisse et au courage, mais semblent en bout de course conduire à un courage éthique analogue chez l’un et chez l’autre. Au chapitre 2, Werner Schüssler compare les positions de Ricœur et de Tillich sur la question de la théodicée d’un point de vue essentiellement philosophique, invitant aussi d’autres auteurs dans la discussion, dont Viktor Frankl et Hans Jonas. Schüssler estime que la discussion de la théodicée entraîne les arguments de Ricœur et de Tillich vers des solutions philosophiquement peu satisfaisantes, faisant glisser le premier vers une lecture agnostique et le second vers une lecture théologico-eschatologique, ce qui, dans les deux cas, conduit à abandonner le problème du mal naturel aux mains des philosophes analytiques contemporains. Au chapitre 3, Gabriella Iaione examine comment Tillich et Ricœur répondent à la question du mal, cette fois-ci d’un point de vue anthropologique. Si le défi du mal est un thème qui court à travers toute l’œuvre de Ricœur, il est sans doute moins massivement présent chez Tillich. Mais ce dernier répond à ce même défi par ses analyses de la situation existentielle, marquée par l’aliénation et les démonismes personnels et historiques. Iaione souligne que les deux auteurs s’engagent en direction d’une éthique de l’action responsable face au mal ; ce travail éthique touche la condition humaine, mais aussi la sphère politique et même l’écosystème dans lequel nous vivons. Au chapitre 4, Marc Dumas met en dialogue deux textes majeurs : Amour, pouvoir et justice de Tillich et Amour et justice de Ricœur. Sa lecture invite à comprendre la notion de pouvoir à partir d’une recontextualisation théologique du courage en situation de vulnérabilité. Son objectif est d’une part de se distancier d’une compréhension où les égos se construisent des carapaces pour survivre aux assauts d’un pouvoir destructeur, d’autre part de s’ouvrir à la vulnérabilité, productrice de créativité et de vie. Cette redéfinition du pouvoir ouvre sur une conception renouvelée de la pertinence sociale des notions d’amour et de justice.
Introduction
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Au chapitre 5, Cécile Furstenberg propose une lecture croisée du Courage d’être de Tillich et d’Être vivant jusqu’à la mort de Ricœur. Étudiant les rapports de proximité entre les deux textes, mais aussi leurs sensibilités singulières, elle les interprète à partir du contexte social des discussions actuelles sur la fin de vie, particulièrement en France. L’accent est mis sur la compréhension spécifique que Tillich et Ricœur ont de l’angoisse face à la mort et sur leur souci commun de lui donner un sens. Au chapitre 6, Jean-Paul Niyigena soutient que les concepts de finitude et de responsabilité sont essentiels pour comprendre la relation entre ontologie et éthique chez Tillich et Ricœur. Une étude comparative de ces thèmes chez les deux auteurs met en lumière le caractère discriminatoire de pratiques pastorales dans lesquelles on estime devoir exclure et condamner ce qui est ultimement marqué par la finitude. Cette approche comparative dessine les contours d’une éthique théologique du soin et de la gratuité dans laquelle le dialogue donne à la fragilité humaine la possibilité d’être accueillie dans l’amour.
II Les théories du symbole Au chapitre 7, Geoffrey Legrand analyse le concept de symbole – en particulier le symbole religieux – dans l’approche ontologique et théologique de Tillich et dans l’approche herméneutique et philosophique de Ricœur. Il ressort de cette étude comparative que les deux auteurs comprennent le symbole comme un moyen d’ouvrir de nouveaux niveaux de compréhension au-delà du donné tel qu’il apparaît. Une attention particulière est accordée aux symboles de Dieu, du Christ et de la Croix. Au chapitre 8, Christophe Gripon examine la lecture que Ricœur propose du symbole freudien, la manière dont il met en relief ses déficiences et sa façon d’en élargir l’horizon dans une perspective téléologique. La thèse ricœurienne selon laquelle les symboles ont la capacité de dévoiler le sens lorsqu’ils expriment le processus du « devenir-soi » est ainsi comparée aux approches prospectives du symbole chez Jung et Tillich, qui reposent toutes deux sur l’idée d’un télos interne de la vie, conçu comme le moteur d’un processus de maturation que Tillich appelle «sanctification ». Au chapitre 9, Robison B. James propose d’intégrer des éléments de la théorie du langage de Ricœur – en particulier son idée d’un «monde du texte» – dans la théorie du symbole religieux de Tillich. James fait ainsi le pari que l’ouverture continue aux symboles religieux tels que Tillich les a caractérisés et traités peut être complétée par l’herméneutique biblique de Ricœur, en parti-
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culier lorsqu’elle assigne une fonction « poétique » aux divers textes qui procèdent à la nomination de Dieu. Au chapitre 10, Etienne Higuet compare l’herméneutique des images verbales et visuelles chez Tillich et Ricœur. L’herméneutique recourt à la phénoménologie chez Tillich comme chez Ricœur, même si dans le cas de Tillich les éléments de phénoménologie sont incorporés dans une conception néokantienne du symbolisme. Soulignant les dimensions métaphoriques, symboliques et mythiques que ces idées revêtent chez les deux auteurs, Higuet éclaire à partir d’elles le tableau « La dernière Cène » de Mestre Ataíde, un maître du baroque colonial brésilien.
III La question du politique Au chapitre 11, Lucien Pelletier propose une étude comparant la notion d’utopie chez Tillich et Ricœur, à partir de leur lecture de L’idéologie et l’utopie de Karl Mannheim. Sa thèse est que ce sont les emprunts de Mannheim à Tillich qui se retrouvent indirectement dans la pensée de Ricœur, ce dernier intégrant Mannheim en le corrigeant ; Tillich et Ricœur ont une pensée similaire face à l’utopie, bien que les insistances théoriques soient différentes ; tous deux intègrent les tensions de l’esprit de l’utopie dans leur compréhension du présent, le maintenant ouvert au kairos, lui permettant ainsi d’affirmer une espérance capable de «refigurer le temps». Au chapitre 12, Andreea Deciu Ritivoi examine la distinction entre État et nation dans les pensées et les expériences concrètes de Tillich et de Ricœur. Comment soutenir la nation allemande lorsqu’elle est sous l’emprise de l’État nazi ? Comment vivre ensemble tout en intégrant le pluralisme et la diversité ? En distinguant la nation en tant qu’expression du désir de vivre ensemble et les institutions, normes ou traditions qui régissent ce vivre-ensemble et sur lesquelles repose l’État, les deux auteurs s’efforcent, selon Ritivoi, de concevoir la nation comme une communauté fondée sur la compassion et l’engagement mutuel. Au chapitre 13, Matthew Lon Weaver explore la compréhension que Tillich et Ricœur ont du pouvoir et de la paix, deux concepts éminemment significatifs pour eux, que ce soit sur un plan théorique ou personnel. Conçue à partir des notions d’agapè et de kairos, l’approche de Tillich anticipe la réflexion de Ricœur sur le moi, l’État et l’intention éthique. Tous deux montrent que le pouvoir n’est pas forcément séparateur et belliqueux, et tous deux proposent des voies alternatives pour construire un monde plus habitable, avec plus de tolérance et de justice. Au chapitre 14, Marc Boss examine les ambivalences du théologico-politique chez Tillich et Ricœur en comparant leurs thèses respectives dans «Sur l’idée
Introduction
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d’une théologie de la culture» et « Le pouvoir politique : fin du théologicopolitique ? ». Tillich et Ricœur conçoivent l’un et l’autre le théologico-politique à partir d’une opposition structurante : l’hétéronomie et la théonomie dans un cas, la domination et la coopération dans l’autre. Boss analyse leurs différences et leurs affinités électives à la lumière de leurs conceptions respectives du socialisme religieux et de la théologie de la sécularisation.
IV Les dialogues aux frontières des disciplines Au chapitre 15, Benoit Mathot propose une lecture critique de la réception de la psychanalyse chez Tillich et Ricœur. À la lumière du concept de « décoïncidence» forgé par François Jullien, Mathot soutient qu’en associant la psychanalyse soit à l’herméneutique (comme dans le cas de Ricœur), soit à l’existentialisme (comme dans le cas de Tillich), on risque de mal interpréter la nature même de l’acte psychanalytique et son mouvement de vérité qui échappe à la fermeture impliquée dans les deux approches. Au chapitre 16, Frank Kamdem Joutsa confronte la conception ricœurienne de la pratique philosophique à la célèbre affirmation de Tillich selon laquelle « tout philosophe créatif est un théologien caché ». Sur la base d’une clarification des exigences épistémologiques de la conscience moderne et des conditions existentielles de la pensée philosophique, il soutient que le philosophe est lié à une situation historique concrète en tant qu’être humain vivant et pensant, et qu’il est ainsi engagé à répondre d’une espérance vivante. Au chapitre 17, Chuan Huang propose un état des lieux de la réception des œuvres de Tillich et de Ricœur en Chine. À partir des données factuelles et statistiques répertoriées par la CNKI (China National Knowledge Infrastructure), elle montre que les deux auteurs font l’objet d’un intérêt croissant de la part des intellectuels et des chercheurs chinois. L’aperçu que Huang donne de ce chantier fait de traductions, d’études critiques ou de thèses de doctorat indique un développement notable des études tillichiennes et ricœuriennes en Chine, et présage d’un dialogue prometteur dans les années qui viennent. Nous remercions pour leur soutien l’Institut protestant de théologie, qui nous a reçus pour la cinquième fois dans ses locaux, et la maison d’édition De Gruyter, particulièrement M. Albrecht Döhnert et les collègues en charge de la collection Tillich Research, qui publie ce volume. Nos remerciements vont également au professeur André Gounelle et à Mme Jeanine Lys pour leurs éclairages et témoignages documentés sur la période où Tillich et Ricœur se sont rencontrés à Chicago.
I Les questions du mal, de Dieu et de l’éthique du courage
Olivier Abel
Le courage d’être chez Tillich et Ricœur Abstract : This chapter examines various aspects of the courage to be in Tillich and Ricœur. Beyond the astonishing structural isomorphism of their approaches, each type of anguish calling for a particular courage to be, Tillich and Ricœur are different both in the organization of their thought and in their relation to anguish and courage, but their differences lead in the end to an analogous ethical courage.
Le rapprochement entre Le courage d’être de Tillich et La philosophie de la volonté de Ricœur montre une surprenante isomorphie¹. Pour faire la comparaison qui suit, j’aurai recours d’une part aux chapitres II, IV, V, et VI du Courage d’être (1952) et d’autre part à divers textes contemporains de La philosophie de la volonté : dans celle-ci, la fin du premier tome sur « le volontaire et l’involontaire» (1948 – 1950)² ; dans Histoire et Vérité la dernière partie sur «la puissance de l’affirmation » (1953)³. C’est donc en gros le collage de ces deux textes de Ricœur qui nous donne l’équivalent approximatif de la structure du Courage d’être. L’idée de ce rapprochement tient à une sorte d’entrelacs, de confusion enthousiaste, dans l’esprit de l’adolescent que je fus⁴, entre les deux lectures : comme si elles traçaient le même cheminement, une voie royale de l’éthique. Aujourd’hui toutefois, ce qui me fait revenir sur ces textes, c’est au contraire le désir de reparcourir le détail, la curiosité de chercher les différences, les singularités par lesquelles ces cheminements divergent. À la surprise de la ressemblance s’ajoute alors celle de la découverte que cette ressemblance est fortuite, que le rapprochement est artificiel et ne correspond à aucune généalogie commune. Dans la mesure où la ressemblance existe toutefois et n’est pas entièrement le fruit de mon imagination (le lecteur attentif des textes sera juge), comment l’expliquer ?
Ce texte est la version révisée d’une étude intitulée «Le courage et l’expérience d’être chez P. Tillich et P. Ricoeur », présentée au 9e colloque de l’APTEF (Lausanne, 1991). La première date marque la fin de la rédaction (Le Chambon sur Lignon, Pâques, 1948) de cette « thèse», et la seconde sa publication chez Aubier. La partie qui nous intéresse se trouve au chap. III de la 3e partie, sur « le chemin du consentement». Il s’agit exactement des deux derniers textes : «Vraie et fausse angoisse» (1953) et « Négativité et affirmation originaire» (1956). Mes notes de lectures datent de 1970 – 1971. https://doi.org/10.1515/9783110759860-003
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Elle est probablement due au fait que les deux textes partagent le même débat fondamental : celui avec l’existentialisme. Mon hypothèse méthodologique est que ces deux discours, similaires en tant qu’ils répondent au même « partenaire », sont animés chacun par des interrogations propres, de styles différents. C’est pourquoi la similitude de structure entre les deux démarches procède pourtant de problématiques dont on peut mesurer l’écart. C’est cet écart que je voudrais indiquer, parce que révélateur non seulement de la pensée de l’un et l’autre auteur, mais de leur «expérience» ou de leur « espérance»⁵. D’autre part il me semble trouver dans cette convergence et dans cet écart un des « lieux » fondamentaux pour une anthropologie éthique, et cela est précieux dans le débat actuel.
1 Le débat avec l’existentialisme Redisons-le, pour poser les termes du débat clairement, il ne faut sans doute pas aller chercher du côté de la chronologie et des influences. Les questions d’antériorité historique ne se posent pas vraiment, pour des textes dont on a vu d’emblée qu’ils sont pratiquement contemporains, et qui ont surgi dans des contextes aussi différents. Certes, c’est au Collège cévenol que Ricoeur, jusque-là plutôt tourné vers la pensée et la langue allemande, a noué ses premiers contacts américains ; et le texte «Vraie et fausse angoisse » fut proposé aux Rencontres Internationales de Genève en 1953, soit un an après la publication à Yale du Courage d’être. Mais à l’inverse Le volontaire et l’involontaire fut publié en 1950, et de toutes façons on pourrait montrer chez l’un et l’autre qu’il s’agit de thèmes anciens. Pour sa part, Ricœur, interrogé sur ce point, ne se souvient pas qu’il y ait eu une influence réciproque. Pour adopter le langage phénoménologique de l’époque, ce seraient donc les contraintes « noématiques » du problème même qui auraient conduit nos auteurs dans leurs démarches. Ces contraintes toutefois se manifestent dans un langage historiquement bien situé, celui de l’existentialisme. La toile de fond de ce débat avec l’existentialisme de Heidegger (mais aussi de Sartre), nous la trouvons d’emblée dans l’analyse de l’angoisse par différence avec la crainte ou la peur⁶ : alors que celles-ci ont un objet, l’angoisse n’a pas d’objet, et c’est cette absence même qui fait l’angoisse, et qui fait de l’angoisse un tel révélateur de la On peut jouer sur la ressemblance phonétique entre les deux termes, mais peut-on expérimenter l’espérance ? C’est d’une certaine façon tout le débat entre nos auteurs. Paul Tillich, Le courage d’être, Paris, Casterman, 1967, 48 – 51, et Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 317.
Le courage d’être chez Tillich et Ricœur
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structure ontologique du «Dasein» heideggérien, et ce que Kierkegaard auparavant analysait au nom du Concept de l’angoisse. Dans Être et temps, Heidegger écrit : « Le devant-quoi de l’angoisse est complètement indéterminé. […] Dans l’angoisse ne se rencontre ni ceci ni cela avec quoi il pourrait y avoir conjointure de l’ordre de la menace. […] Elle ne sait pas ce qu’est ce devant quoi elle s’angoisse. […] Ce devant quoi s’angoisse l’angoisse est l’être-au-monde même »⁷. On pourrait aller plus « loin » et montrer que la catégorie centrale dans cette analyse de l’angoisse est celle de la temporalité, et la dialectique de la finitude et de l’infinitude que l’on trouve aussi bien chez Tillich que chez Ricœur est probablement un écho de cette méditation heideggérienne du temps. On y reviendra. Lorsque Tillich par ailleurs écrit que «dans l’angoisse devant n’importe quelle situation particulière, c’est l’angoisse devant la situation humaine comme telle qui est présente» et que « l’esprit humain n’est pas seulement, comme l’a dit Calvin, une fabrique d’idoles, il est aussi une fabrique permanente de crainte : la première pour échapper à Dieu, la seconde pour éviter l’angoisse »⁸, il adopte un style d’argumentation typiquement existentialiste. On peut évoquer les analyses heideggériennes du souci, où le Dasein s’ouvre et se ferme à son propre être-pour-la-mort, ou bien celles de la «mauvaise foi» par Sartre⁹. Le débat avec Sartre prédomine dans le texte de Ricœur intitulé «négativité et affirmation originaire». Contre Sartre, il faut dire l’affirmation plus originaire que la négation, et penser la priorité de l’être sur le néant au cœur de l’homme : « si cette voie parait bien souvent barrée c’est parce qu’on se donne au départ une idée étroite et pauvre de l’être, réduit au statut de la chose, du donné brut, ou de l’essence»¹⁰. Et Tillich : « il ne peut y avoir de négation véritable sans une affirmation implicite»¹¹. L’un parle de « puissance de l’acceptation »¹² et l’autre de « puissance de l’affirmation »¹³. Tous deux sont ici très proches de Camus dans
Martin Heidegger, Être et temps (1927), trad. F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, 235 – 236. Paul Tillich, Le courage d’être, 51. Chez Calvin les « idoles» de la superstition sont aussi les objets de la crainte, et sont plutôt à mettre en polarité avec les objets de la cupidité. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, Coll. «TEL», 1943, 82– 83. Paul Ricœur, Histoire et vérité, 356. Paul Tillich, Le courage d’être, 173. Ibid., 174. Parlant de «l’affirmation originaire», Ricœur écrit : « ce mot de Jean Nabert dans ses Éléments pour une éthique me paraît très propre à désigner cette véhémence d’existence que l’angoisse met en question» (Paul Ricœur, Histoire et vérité, 318). Sur la réception de ce thème nabertien chez Ricœur, voir Jean-Luc Amalric, «Affirmation originaire, attestation, reconnaissance. Le cheminement de l’anthropologie philosophique ricœurienne», Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, vol 2, no 1, 2011, 12– 34.
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L’homme révolté, quand il montre dans la révolte même un geste de vie. On peut dire «oui » ou «non » au néant, mais c’est en s’adossant à un «oui » plus originaire à l’être. Telle est leur expérience¹⁴ et leur affirmation fondamentales. Tillich et Ricœur sont donc contemporains de l’existentialisme, mais rompent tous deux avec une ontologie existentialiste qui insiste trop sur le néant, sur la négativité. C’est pourtant en style existentialiste (mais au sens d’Augustin, de Luther, de Kierkegaard) qu’ils résistent à cette philosophie de l’esprit (Hegel) ou de la vie (Nietzsche) pour laquelle au contraire la puissance de l’affirmation relève et surmonte toute négativité¹⁵. On ne peut créditer l’esprit ni la volonté d’une telle puissance (dialectique ou généalogique), ni se borner à participer à leurs joyeuses métamorphoses. C’est contre Nietzsche que Ricœur termine Le volontaire et l’involontaire par l’aphorisme : «vouloir n’est pas créer ». Et c’est contre Hegel et tous ceux qui ont prétendu s’affranchir des bornes de la finitude, que Tillich montre comment Kierkegaard revient à Kant, à l’irréductible temporalité de la condition humaine.
2 La structure ontologique de l’angoisse Dans l’exploration des racines de l’angoisse comme dans celle des principaux écueils entre lesquels le courage doit naviguer (excès de négation chez Sartre ou excès d’approbation chez Nietzsche) nous avons été aux limites d’une genèse commune aux démarches de Tillich et Ricœur dans l’existentialisme. En partant de la typologie des angoisses, nous signalerons un premier écart entre les problématiques. Ici et là nous avons une analyse très similaire de l’angoisse sous les trois figures de l’angoisse vitale¹⁶, de l’angoisse spirituelle (la perte du sens)¹⁷, et de l’angoisse de la culpabilité¹⁸. Mais cette anthropologie philosophique est plutôt d’inspiration schellingienne chez Tillich et kierkegaardo-kantienne chez Ricœur.
Selon Tillich, c’est «une affaire d’expérience et de pensée» (Paul Tillich, Le courage d’être, 38). Certes il y a pour Tillich des éléments existentialistes aussi dans la philosophie de Hegel et surtout dans celle de Nietzsche : ce qui est visé ici, c’est l’excessif consentement à une destinée dont l’individu n’est qu’instrument. Paul Tillich, Le courage d’être, 54– 56, et Paul Ricœur, Histoire et vérité, 319 – 323. Paul Tillich, Le courage d’être, 57– 60, et Paul Ricœur, Histoire et vérité, 325 – 328. Paul Tillich, Le courage d’être, 62– 63, et Paul Ricœur, Histoire et vérité, 329 – 331.
Le courage d’être chez Tillich et Ricœur
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2.1 Une typologie schellingienne Parmi les jeux de différences notionnelles introduites, ou de catégories utilisées par Tillich dans la partie ontologique de sa Théologie systématique, aucun ne peut servir immédiatement et à lui seul de fil conducteur pour penser cette typologie des angoisses. Cela montre assez combien Tillich emploie les travaux de ses prédécesseurs comme de simples matériaux. À titre exemplaire (et non exhaustif) on peut en proposer deux. Dans la théorie des « puissances » chez Schelling, qui sont les principes d’existence (ce à quoi le non-être peut s’attaquer), nous avons d’abord le « pouvoir-être », dont Tillich tire la polarité entre individualisation et participation, et que l’on peut interpréter en termes d’affirmation de soi «ontique »¹⁹. Puis nous avons le « falloir-être», dont Tillich tire la polarité entre dynamique et forme, et que l’on peut interpréter en termes d’affirmation de soi «spirituelle »²⁰. Enfin nous avons le « devoir-être», dont Tillich tire la polarité entre liberté et destinée, et que nous pouvons interpréter en termes d’affirmation de soi « morale »²¹. L’intérêt de ce rapprochement tient au fait qu’il respecte l’idée de Tillich que « le non-être est sous la dépendance des qualités spéciales de l’être»²² : il y a trois types d’angoisse, il fallait donc trouver une caractérisation ontologique ternaire²³. Par ailleurs on épouse ainsi un rythme très schellingien, avec un moment «Nature» (la vie), un moment « Histoire» (le sens), et un moment « Absolu» (l’articulation de la vie et du sens)²⁴. Toutefois il n’est jamais tout à fait
«Das Sein-Könnende», en ce sens, est le pouvoir d’affirmation de l’existant dans l’existence, à un niveau tout à fait élémentaire, fondamental. Tillich insiste sur le fait que la mort s’attaque aux deux pôles : celui de l’invidualisation comme celui de la participation (Paul Tillich, Le courage d’être, 54). Pourquoi ? Parce que « das Sein-Müssende », ce qui donne limite et forme, est l’aptitude à «vivre de façon créatrice dans les diverses sphères du sens » (Ibid., 57). Notre rapport à l’univers des « significations» est rythmé par cette polarité entre les formes rencontrées et la recréation que nous en faisons. «Das Sein-Sollende» tient au fait que l’homme est responsable, «tenu de répondre, s’il est interrogé, sur ce qu’il a fait de lui-même. […] Dans tout acte d’affirmation de soi morale, l’homme contribue à l’accomplissement de sa destinée» (Ibid., 62). Ibid., 52. Il me semble qu’en dehors des «éléments ontologiques» (individualisation-participation, dynamique-forme, liberté- destinée), il n’y en a pas d’autre qui ait cette structure ternaire dans la Théologie systématique. On pourrait même donner une interprétation trinitaire de ce parcours, comme le propose Thomas O’Meara dans «The Presence of Schelling in the Third Volume of Paul Tillich’s Systematic Theology », dans Michel Despland, Jean-Claude Petit, Jean Richard (dir.), Religion et culture, Québec, Presses de l’Université Laval, 1987, 187– 203, ici 194. Sur la réception de ces
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inutile d’embrouiller les choses trop simples. En distribuant les trois polarités entre le « soi » et le « monde » (l’individualisation, la dynamique, et la liberté étant du côté « soi », la participation, la forme et la destinée étant du côté « monde »)²⁵, on pourrait soutenir avec un certain degré de plausibilité que le « soi» correspond à la dimension ontique, le «monde» à la dimension spirituelle, et que la dimension morale correspond à la juste articulation, au rapport entre le soi et le monde. En effet dans la Théologie systématique, à propos de la structure ontologique fondamentale, Tillich écrit : « Le soi sans un monde est vide ; le monde sans un soi est sans vie »²⁶. Le soi individualisé est donc du côté « vie», et le monde participé du côté « sens » (le contraire du vide). Plus loin il écrit : « La polarité de la dynamique et de la forme apparaît dans l’expérience immédiate de l’homme comme la structure bipolaire de la vitalité et de l’intentionnalit黲⁷. L’intentionnalité est toujours définie par Tillich comme la dimension des significations, du sens. Enfin, plus loin encore, il écrit : «L’homme est menacé de la perte de la liberté par les nécessités sous-jacentes à sa destinée, et il est également menacé de la perte de sa destinée par les contingences sous-jacentes à sa liberté. […] Perdre sa destinée c’est perdre la signification de son être»²⁸. Ici encore la liberté (le pôle du soi) porte la contingence ontique, et la destinée porte la signification spirituelle. Dans cette hypothèse, l’éthique serait le lieu où se décide la synthèse vivante ou la séparation stérile entre l’infini et le fini, entre la tendance affirmatrice et centrifuge du sujet et la tendance négatrice et centripète de l’objet : dans la séparation des deux, l’activité s’immobilise en s’éteignant dans son produit ; dans la synthèse (qui est tension et conflit entre les deux tendances), l’activité (se) reprend, par un retour sur soi caractéristique de l’existence éthique. Tel est le point le plus «schellingien» jusqu’où nous puissions aller dans l’anthropologie éthique de Tillich, quant à la structure de l’angoisse.
thèmes schellingiens chez Tillich, voir Christian Danz, « L’inconditionnalité en soi et l’existence historique de l’esprit. Remarques sur la réception de la Freiheitsschrift de Schelling par Paul Tillich», dans Alexandra Roux, dir., Schelling en 1809. La liberté pour le bien et pour le mal, Paris, Vrin, 2010, 259 – 275, et Marc Boss, «La liberté entre philosophie négative et philosophie positive : Tillich lecteur de Schelling», dans id., Au commencement la liberté. La religion de Kant réinventée par Fichte, Schelling et Tillich, Genève, Labor et Fides, 2014, 363 – 378. Conformément aux indications de l’introduction à « la question de l’être», les éléments ontologiques «partagent le caractère bipolaire de la structure fondamentale » (Paul Tillich, Théologie Systématique, tome 2, Paris, Planète, 1971, 16). Voir Paul Tillich, Le courage d’être, 93. Paul Tillich, Théologie Systématique, tome 2, 29. Ibid., 45. Ibid., 82– 83.
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2.2 Une analyse kierkegaardo-kantienne Reprenons maintenant cette question pour Ricœur. Ici aussi nous avons une analyse de l’angoisse sous trois figures principales. Il est probable qu’il s’agisse d’une relecture assez libre des trois points du chapitre III du Concept d’angoisse de Kierkegaard, qui distingue l’angoisse dans l’a-spiritualité, l’angoisse et son attitude dialectique face au destin, l’angoisse et son attitude dialectique face à la faute. Nous avons d’abord une angoisse de niveau vital, l’angoisse de la mort et de la contingence, à laquelle riposte un vouloir-vivre qui est un acte de transcendance : il n’y a pas de courage de vivre qui ne soit aussi un courage de transcender «ma » vie, de me sacrifier pour quelque chose de plus vaste que ma vie. Cette première riposte introduit une seconde angoisse, de niveau historique, qui est proprement l’angoisse spirituelle du sens de l’histoire : si le sens par lequel je transcende ma contingence se dissout dans l’absurde, alors le sacrifice même est vain ; il ne reste que le courage existentiel, acte d’une liberté sans garantie, dépouillée de tout repère extérieur à sa pure décision. À son tour cette forme de courage introduit une dernière grande forme d’angoisse, qui est l’angoisse de la culpabilité : non pas une angoisse morale, mais le sentiment d’une vanité de la liberté elle-même ; et si la liberté ne désirait que la servitude ? Ce soupçon enchevêtre la figure de l’homme coupable et celle de l’homme victime et les laisse ensemble inexplicables²⁹. L’angoisse jaillit de ce que Kierkegaard appelle une dialectique, et plus exactement une disproportion, entre une condition et une transgression, entre une finitude et une infinitude. On retrouve cela dans Le traité du désespoir, où parlant de la maladie à la mort, Kierkegaard fait surgir le désespoir de l’oscillation entre la finitude et l’infinitude, entre la nécessité et la contingence, entre la conscience de soi et l’ignorance de soi, entre la faiblesse d’être soi et le défi d’être soi. Pour Ricœur, c’est du cœur de la même fragilité que pourra jaillir le courage d’exister, une « affirmation originaire» aussi puissante que cette négativité ou cette limitation première qu’est ma perspective (mon point de vue physique sur le monde des objets) ou mon caractère (mon point de vue moral,
Il ne s’agit ici que des figures principales. En effet on pourrait aussi dire qu’il y a quatre, cinq, six ou même sept types d’angoisses ! Car à chaque niveau Ricœur distingue une vraie d’une fausse angoisse, l’angoisse vitale de l’angoisse psychique (l’incapacité à être soi), l’angoisse historique de l’angoisse du monde technique (complexe et anonyme), l’angoisse de la culpabilité de l’autoaccusation morbide ; enfin il couronne l’ensemble par une angoisse métaphysique (la possibilité que Dieu soit méchant), qui est comme le chiffre de la récapitulation du cycle entier des angoisses (Paul Ricœur, Histoire et vérité, 332– 333).
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l’étroitesse de mon ouverture à autrui). L’infinitude de la parole qui transcende ma perspective, ou de la visée totale de bonheur qui transcende mon caractère, s’atteste comme une négation de négation, ce qui en nous est capable de résister à ce qui nous nie³⁰. On peut assigner deux sources à cette anthropologie : l’une cartésienne, et l’autre kierkegaardienne³¹. Mais quand Ricœur la développera, dans L’homme faillible, ce sera finalement sous une forme kantienne. Le texte qui nous intéresse («Vraie et fausse angoisse ») se situe en aval des études phénoménologiques et existentielles sur Le volontaire et l’involontaire, dont nous tirerons d’ailleurs, en troisième partie, les formes du courage. Celles-ci y sont précédées par une description de la finitude de la volonté sous trois catégories : le caractère (la partialité, l’angle habituel sous lequel les valeurs morales apparaissent à chacun), l’inconscient (l’incapacité dans laquelle nous sommes de parvenir à la totale clarté des buts et motifs de nos actes), la vie (les besoins élémentaires qui constituent la condition « énergétique » de toute volonté)³². La question est alors : « puis-je consentir à ma vie, à mon inconscient, à mon caractère ?»³³. On retrouverait à peu près le rythme de nos trois types d’angoisse, à condition d’accepter que la figure de l’inconscient soit celle de la perte de sens (l’obscurité de nos actes et l’absurdité de l’histoire). Mais le texte qui nous intéresse se situe aussi en amont des analyses de L’homme faillible, qui se font en trois moments : le premier (qui correspond à la Critique de la raison pure) porte sur la disproportion entre la perspective (finitude) et le verbe (infinitude), et leur synthèse transcendantale dans l’imagination pure ; le second (qui correspond à la Critique de la raison pratique) porte sur la disproportion entre le caractère (partialité) et le bonheur (totalité), et leur synthèse pratique dans le respect ; et le troisième (qui correspondrait, de manière plus exploratoire, à la troisième critique kantienne) porte sur la disproportion, dans le sentiment même, entre le désir sensible (épitumia) et le désir spirituel (éros). La synthèse du sentiment est simplement ce mixte des précédents niveaux, que l’on peut appeler la fragilité affective : le sentiment « distend Dans Histoire et Vérité la dernière partie, « Puissance de l’affirmation», comporte «Vraie et fausse angoisse» (exposé au paragraphe précédent) et «Négativité et affirmation originaire » (exposé ici). Ricœur lui-même écrit à propos de la volonté comme acte de négation : « C’est le message de Descartes et de Kierkegaard, c’est à dire les deux faces de la philosophie que nous essayons de réconcilier » (Paul Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1950, 418). On sait que pour Descartes la possibilité de l’erreur vient de la disproportion entre un entendement fini et une volonté infinie : on peut juger au-delà de ce dont on a une idée claire et distincte. C’est par cette analogie que Ricœur propose une analyse transcendantale de la faute. Ibid., 319 – 320. Ibid., 416.
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le moi entre deux visées affectives fondamentales, celle de la vie organique qui s’achève dans la perfection instantanée du plaisir, celle de la vie spirituelle qui aspire à la totalité, à la perfection du bonheur »³⁴. Ici encore, on retrouve nos trois types d’angoisse : celle qui atteint le «bios», celle qui atteint le « logos», et celle qui atteint, avec la faillibilité, la discordance même entre le bios et le logos dans notre « cœur »³⁵.
2.3 Remarques sur l’expérience de l’angoisse Entre les différents jeux de catégories ayant pu servir à Ricœur et Tillich pour construire leurs typologies des angoisses, il ne saurait s’agir d’en choisir un qui serait le « bon». Au fond, chacun d’eux a bricolé la sienne à partir des éléments terminologiques à sa disposition, et de son expérience de pensée propre. À cet égard l’ordre dans lequel les angoisses sont présentées est singulier et significatif. Quand Tillich expose leur ordre chronologique, leur périodisation, il intervertit l’ordre d’exposition entre l’angoisse spirituelle de l’absurde (qui apparaît alors à la fin) et l’angoisse de la culpabilité (qui vient alors en second lieu)³⁶. Pourquoi ce déplacement ? Pourquoi ne pas avoir exposé les angoisses directement dans l’ordre de la périodisation ? L’interprétation schellingienne que nous avons proposé de cette trilogie, qui aurait alors été l’ordre de la « production » du concept, apporte un élément de réponse. À l’inverse de Tillich, chez Ricœur, on l’a vu, l’ordre de l’exposition est également celui d’un possible cheminement (sinon d’une déduction). Mais cela correspond chez lui à un itinéraire existentiel qui est aussi celui d’une génération : la faillibilité et la culpabilité sont le lieu de l’angoisse la plus radicale. Ce n’est pas pour lui une petite angoisse morale et individuelle, mais une angoisse plus radicale et plus totale sur la fragilité de l’entreprise
Paul Ricœur, L’homme faillible, Paris, Aubier, 1960, 148. Id. Un peu plus haut, Ricœur étudie les passions, c’est à dire les affections fondamentales du «cœur », et il prend pour guide l’anthropologie au point de vue pragmatique de Kant. Or la trilogie kantienne des passions racontée par Ricœur procède à partir des passions de l’« avoir » (et le besoin élémentaire de possession corporelle, physique), à travers les passions du «pouvoir » (et l’institution qui donne sens et règle aux conflits dans les relations humaines), vers les passions du «valoir » (et la requête de l’estime d’autrui, qui répond à la fragilité affective par la reconnaissance mutuelle) ; pour tout cela voir Ibid., 129 – 141. Cette analyse également ressemble (et ne ressemble pas) à notre trilogie des angoisses. Paul Tillich, Le courage d’être, 67.
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humaine entière : l’angoisse de ceux qui ont vécu en face (et de tout près³⁷) la défaite devant la montée du nazisme et l’impuissance après Auschwitz. Revenant à Tillich, on peut alors estimer probable que l’ordre de périodisation correspond à son expérience, et voir dans l’angoisse du vide et de l’absurde, qui est la plus proche des descriptions du désespoir, l’angoisse qu’il a le plus vivement éprouvée : «la foi peut-elle résister à l’absurde »³⁸ ? On voit ainsi que non seulement les deux analyses de l’angoisse, apparemment voisines, relèvent de problématiques philosophiques différentes, mais qu’en outre elles se rapportent à des « expériences» ontologiques de styles différents. Y aurait-il, en amont de l’expérience du « Mal » et de celle de l’« Absurde», une racine commune à ces deux angoisses, plus originaire ? Sans étayer cette hypothèse par les textes, on peut avancer que ce serait probablement du côté de la condition de « temporalité» qu’il faudrait chercher cette structure anthropologique fondamentale. C’est le temps qui aiguise le visage de la mort, l’accumulation des deuils qui fait le vieillissement ; c’est le temps qui dévalue, décolore et disperse le sens ; c’est le temps qui ronge le présent par le sentiment de l’autre agir possible et manqué. Mais le temps fait-il place à une expérience de l’ultime, ou bien interdit-il cette intuition ontologique ? C’est la dernière question qu’il nous faut maintenant traiter.
3 L’affirmation ontologique du courage Avant de parler des grands « styles» de courage, qui répondent aux formes d’angoisse que nous venons de considérer, on peut noter la petite locution qui donne le « site » de cette réponse : « en dépit de». Tillich reprend cette locution à Luther (« sans cesse il répète ce mot trotz»³⁹), mais on la retrouve sans cesse sous sa plume. Ricœur interprète ce « je veux, en dépit de ma finitude »⁴⁰ plutôt en
Ricœur est resté, près de quatre ans, prisonnier en Allemagne ; c’est alors qu’il traduisit les Ideen de Husserl (dans les marges du livre, en cachant son crayon). «Le stoïcien qui surmonte l’angoisse du destin avec le courage du sage socratique et le chrétien qui surmonte l’angoisse de la culpabilité avec le courage protestant d’accepter le pardon sont l’un et l’autre dans une situation différente. Même dans le désespoir d’avoir-àmourir et dans celui de la condamnation de soi, le sens continue d’être affirmé et sa certitude est maintenue. Mais quand il s’agit du désespoir du doute et de l’absurde, le non-être les engloutit tous les deux» (Ibid., 171). Ibid., 160 et 170. Paul Ricœur, Histoire et vérité, 350.
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termes bergsoniens (ce qui résiste à la résistance)⁴¹. Rhétoriquement, l’expression « en dépit de… » marque la différence de puissance entre l’argument qui le précède et celui qui lui succède.
3.1 Le soi stoïcien et la participation orphique Nous sommes donc ici sur le site de la « puissance de l’acceptation » (Tillich), ou de la « puissance de l’affirmation» (Ricœur) que nous avions rencontrées à propos du débat ontologique de nos deux auteurs avec (et contre, en dépit de) Sartre. On le voit tout au long de nos textes, il y a pour eux, plus radicalement que toute négativité, un «oui » originaire à l’être, une logique du surplus de l’être sur le néant, de la surabondance, etc. Maintenant risquons une rapide simplification de cette ontologie du courage : ce «oui » originaire à l’être peut se prononcer au travers d’un « non » au néant, ou au travers même d’un «oui » au néant : telles sont les deux grandes modalités ontologiques du courage. Pour Tillich c’est le non-être qui dévoile l’être⁴². Ainsi distingue-t-il deux sortes d’angoisse correspondant au « double visage» du non-être : « Le premier traduit l’angoisse de l’étroitesse annihilante, de l’impossibilité d’échapper et de l’horreur d’être pris au piège. Le second exprime l’angoisse d’une ouverture sur le néant, d’un espace infini et sans forme dans lequel on tombe sans un endroit où arrêter sa chute»⁴³. À la première forme d’angoisse correspond le courage existentialiste, qui réside dans une distance et un sentiment d’exil en ce monde : le courage d’être soi-même. Et à la seconde forme d’angoisse correspond un courage plus mystique, qui réside dans l’appartenance à une communauté naturelle ou historique de salut : le courage d’être en participant. Il ne me semble pas impossible de faire le rapprochement avec ce que Ricœur appelle « le chemin du consentement ». Le courage d’être soi-même, dans le détachement (l’arrachement, le désengluement) d’avec tout ce qui n’est pas soi, correspond assez bien à ce que Ricœur appelle le « stoïcisme». On a bien la première grande « posture ontologique » du courage, qui dit «non » et refuse tout ce qui nie le soi⁴⁴. Le courage d’être en participant, avec la perte de soi dans la métamorphose participatrice sans conscience, correspond assez bien à ce que
Et il l’a employé encore fréquemment ensuite, constance rare chez Ricœur, qui dit avoir pour principe de ne jamais se relire, de ne jamais se « reprendre». Paul Tillich, Le courage d’être, 175. Ibid., 72. Paul Tillich, Le courage d’être, 130 et 152, et Paul Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, 441– 444.
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Ricœur appelle «orphisme ». Ici nous avons l’autre grande « posture ontologique» du courage, qui dit « oui » à tout⁴⁵. Comme Tillich ne fait pas œuvre de sociologue en proposant cette polarité entre individualisation et participation, Ricœur ne fait pas œuvre d’historien en proposant ces dénominations de stoïcisme et d’orphisme : l’un et l’autre désignent des attitudes « éthiques »⁴⁶ fondamentales. Sur ce fond commun à leur démarche, on peut néanmoins remarquer des nuances importantes. Pour établir le parallélisme entre les textes, il a fallu inverser les termes de l’un ou de l’autre : c’est pourquoi le lecteur trouvera le courage d’être soi-même placé avant celui d’être en participant, pour que la comparaison avec le stoïcisme puis avec l’orphisme soit plus aisée. L’ordre tillichien vient de la polarité ontologique fondamentale Soi-Monde. Plus exactement c’est la polarisation de la première puissance schellingienne (les éléments ontologiques «partagent le caractère bipolaire de la structure fondamentale »⁴⁷). Mais peut-être lui semblait-il que cette polarité était la plus sensible, la plus active, la plus proche des débats de l’époque (marxismeexistentialisme). Il ne faut en tout cas pas majorer à l’excès l’interprétation schellingienne de cette polarité. On retrouve par exemple une polarité très semblable chez Heidegger, avec « l’être-au-monde en tant qu’être-avec et en tant qu’être-soi-même »⁴⁸. C’est en tous les cas le déploiement complet d’une «expérience» ontologique (soi-monde) : expérience « réceptive »⁴⁹ par excellence, celle d’être accepté. L’ordre de Ricœur est plutôt celui de l’oscillation entre un consentement imparfait et un consentement excessif : l’affirmation stoïcienne est trop centrée sur le soi, et l’affirmation orphique est hyperbolique et le soi s’y perd : cela détermine un rapport à l’être soit trop appauvri (le monde est méchant, il faut s’en exiler), soit trop enthousiaste (on est déjà dans le Royaume). Il semble que l’on puisse retrouver là, in nuce, ce double mouvement qui anime l’herméneutique ricœurienne entière entre distance et appartenance. Lorsque par exemple il Paul Tillich, Le courage d’être, 100 et 110, et Paul Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, 445 – 450. Éthique au sens presque spinozien ici. Mais on peut tout aussi bien les comprendre comme une typologie des attitudes religieuses, ou des attitudes existentielles comprises non comme des doctrines mais comme des formes de vie. Paul Tillich, Théologie Systématique, tome 2, 16 ; Paul Tillich, Le courage d’être, 93 – 97. Martin Heidegger, Être et temps, 155. Voir également ce qu’il en écrit, page 169, à propos de «l’essentielle appartenance » (« on fait soi-même partie des autres»), et, page 173, à propos de la découverte du soi. Expérience «réceptive» et non pas «contrôlée» in Théologie Systématique, tome 1, Paris, Planète, 1970, 203.
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écrit : «il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du “n’est pas” (littéralement) dans la véhémence ontologique du “est” (métaphoriquement) »⁵⁰, il cherche le jeu ou la règle de langage qui convient pour dire cette oscillation ontologique (cette oscillation fondamentale dans notre rapport à l’être). Dans tous les cas, il n’est pas anodin que cette oscillation soit prise chez des poètes : il s’agit d’une ontologie poétique, en aval d’une parole.
3.2 L’expérience et l’affirmation de l’être Voici donc la conclusion vers laquelle nous nous acheminons : si l’on rapproche l’oscillation tillichienne du courage entre individualisation et participation, et celle proposée par Ricœur entre stoïcisme et orphisme, le troisième terme, le courage d’accepter d’être accepté⁵¹ (Tillich) et le consentement selon l’espérance⁵² (Ricœur), apparaît comme l’index d’ontologies différentes. On ne reprendra pas ici les traits de proximité qui ont été développés dans la première partie de cette étude, l’écart avec une problématique où l’être « avalerait » trop aisément le néant, et l’écart avec une problématique où le néant prévaudrait sur l’être. Ici et là d’ailleurs la protestation des deux auteurs est la même, contre une ontologie trop plate. Il faut penser un être qui porte le non-être comme une interrogation aussi puissante et originaire que l’affirmation. Mais chez Tillich la catégorie de l’expérience de l’être, et de cette expérience dans sa négation même, est première et centrale. Dans «La signification historique de la philosophie existentielle », il parle de l’expérience personnelle et immédiate de l’existence⁵³, et de ce que les philosophes de l’existence doivent en ce sens à l’idée shellingienne d’« expérience a priori »⁵⁴, réclamant un accès empirique ou « expérientiel » à l’existence (même si la description en diffère chez Schelling, Kierkegaard, Jaspers ou Kierkegaard). Et il articule ainsi la religion et la philosophie :
Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, 321. Paul Tillich, Le courage d’être, 154, 183 et 185. Paul Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, 451– 452. Paul Tillich, Théologie de la culture, Paris, Planète, 1968, 102– 103. Il développe le grand attrait de Schelling pour l’empirisme anglais, et raconte peut-être ainsi son propre respect pour la pensée anglo-saxonne, cette primauté de l’expérience qu’il décrit dans Théologie Systématique, tome 1, Paris, Planète, 1970, 89 – 90 et 199 – 200.
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la religion s’occupe existentiellement de la signification de l’être ; la philosophie s’occupe théoriquement de la structure de l’être. Mais la religion ne peut s’exprimer que par les éléments ontologiques et les catégories philosophiques dont s’occupe la philosophie, et la philosophie ne peut découvrir la structure de l’être que dans la mesure où l’être en soi s’est manifesté dans une expérience existentielle ⁵⁵.
L’expérience est de l’ordre de la force, et les catégories de l’ordre de la forme⁵⁶, mais l’expérience précède. Un peu comme chez le premier Husserl, il s’agit de chercher en amont du jugement une strate plus fondamentale, plus originaire ; l’expérience est première. Et c’est justement pourquoi l’expérience doit être problématisée : Tillich critique une théologie empirique qui chercherait sans autre le fondement de la théologie dans l’expérience religieuse : car cette expérience est existentielle, vécue par chacun dans une situation singulière. Elle n’est donc pas la source même, mais le « médium », le lieu et le moment de la réception. Ce faisant, Tillich distingue l’expérimentation produite et l’expérience reçue. L’expérience religieuse ne se produit pas. Bref il en vient à montrer la pluralité des types d’expériences qui correspondent aux différents « objets », aux différents types de vérité. Chez Ricœur on peut dire sans exagération que l’affirmation de l’être, et cette affirmation dans sa négation même, en précède l’expérience. Ce n’est pas un hasard si à cet endroit-là apparaît le thème d’une « espérance » qui n’est ni « intuition » ni « savoir » : « Que “cela soit bon” je ne le vois pas : je l’espère dans la nuit. […] Rien n’est plus proche de l’angoisse du non-sens que la timide espérance»⁵⁷. En ce sens-là on peut dire qu’il n’y a pas d’expérience ontologique chez Ricœur : l’ontologie est toute entière eschatologique. Cette absence d’expérience est évidemment un thème kantien, et l’on sait la proximité établie par Ricœur entre la théologie de l’espérance de Moltmann et la philosophie kantienne⁵⁸. Nous venons toutefois de dire que l’affirmation de l’être en précède l’expérience : de quelle expérience s’agit-il ? Dans sa critique du jugement esthétique, Kant dit du jugement de beauté qu’il précède le sentiment de plaisir⁵⁹. En
Paul Tillich, Théologie Systématique, tome 2, 138 – 139. C’est la dualité religion-culture. Paul Ricœur, Histoire et vérité, 334. Voir Paul Ricœur, « La liberté selon l’espérance », in id., Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, 393 – 415. «Cet acte de juger simplement subjectif de l’objet, ou de la représentation par laquelle il est donné, précède le plaisir concernant l’objet et est le fondement du plaisir venant de l’harmonie des facultés de connaissance. » Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1974, 61.
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la matière le jugement précède l’expérience. C’est sur cette indication que nous voudrions proposer cette idée, que chez Ricœur l’affirmation originaire, ou ce qu’il appelle également l’attestation, dans sa structure métaphorique même, est poétique. Elle suspend l’expérience ordinaire (littérale) et ouvre devant elle le champ d’une expérience (poétique) qui est une expérience ontologique. Le jugement d’affirmation est premier. Et c’est justement pourquoi il doit être problématisé. De même que Tillich explore la pluralité des types d’expérience, Ricœur explore l’irréductible pluralité des discours et des paroles qui nous ouvrent à l’être. Et cette pluralité est celle même de l’ontologie, que nous ne pouvons pas réunifier. Il est impossible de cacher le caractère sommaire et schématique de cette étude. Il est peut-être non moins impossible de montrer la dissemblance entre les deux discours que d’en montrer la ressemblance ! En partant d’une isomorphie, on a pu déplier quelques différences dans les problématiques de définition, ou d’origine ; et cet écart entre une ambiance plus kantienne et une ambiance plus schellingienne s’est retrouvé jusque dans l’ontologie implicite aux deux démarches. On a également tenté de saisir la singularité de l’expérience ou de l’espérance qui animent l’un et l’autre auteur. Tillich, mû par l’aiguillon du désespoir ou de la foi absolue, apparaît ici comme celui qui, franchissant les frontières, dépouille les vieilles langues pour trouver la source pure du sens. Quant à Ricœur, parce qu’il sait que la terre promise disparaitra s’il tente de l’embrasser⁶⁰, c’est en parlant et d’une parole seulement poétique, qu’il se tourne vers elle. Reste la surprise, que les deux styles théologiques implicites à cette ontologie des profondeurs et à cette ontologie poétique, puissent engendrer une si semblable figure du courage éthique.
Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, 28.
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Dieu et le mal. La théodicée chez Paul Ricœur et Paul Tillich Abstract : This chapter examines the problem of theodicy in the thinking of Paul Ricœur and Paul Tillich. How can evil be reconciled with an almighty and benevolent God? Ricœur takes an agnostic viewpoint on this question, inspired by the Old Testament figure of Job. For Tillich, on the other hand, it is not sufficient to refer back to the mystery of God. According to him, moral evil is a consequence of finite freedom. In this way God permits moral evil but does not cause it. It is noticeable that neither Ricœur nor Tillich take into account the problem of natural evil.
1 Introduction La conciliation entre Dieu et le mal est une question posée depuis que l’homme existe. Mythe, art, littérature, religion, philosophie, différentes disciplines scientifiques – tous ont constamment entrepris à travers les siècles de donner une réponse à cette question qui est la plus brûlante de l’humanité¹. Jusqu’à aujourd’hui cette question n’a pas perdu de son acuité ; elle touche en fin de compte au mystère de l’être le plus profond. «Pourquoi Dieu ?», s’interrogeait une fois le célèbre théologien et philosophe de la religion Romano Guardini, « pourquoi, Dieu, ces affreux détours sur la voie du salut, la souffrance des innocents, la culpabilit黲 ?
Voir Werner Schüßler et Christine Görgen, Gott und die Frage nach dem Bösen. Philosophische Spurensuche: Augustin – Scheler – Jaspers – Jonas – Tillich – Frankl (Herausforderung Theodizee: Transdisziplinäre Studien, éd. par Werner Schüßler et Hans-Gerd Janßen, vol. 1), Berlin, LIT, 2011; Werner Schüßler et Marc Röbel (éd.), HIOB – transdisziplinär. Seine Bedeutung in Theologie und Philosophie, Kunst und Literatur, Lebenspraxis und Spiritualität (Herausforderung Theodizee, vol. 3), Münster/Berlin, LIT, 2013; Renate Brandscheidt, Christine Görgen, Mirijam Schaeidt, Werner Schüßler, Hiob. Gott – Mensch – Leid, Würzburg, Echter, 2015; Werner Schüßler, «Christliches Bewusstsein und philosophische Diskurs. Zu ihrem Verhältnis am Beispiel der Theodizeefrage », in: Trierer Theologische Zeitschrift, 128/2, 2019, 131– 151. Eugen Biser, Interpretation und Veränderung. Werk und Wirkung Romano Guardinis, Paderborn, Schöningh, 1979, 132– 133. https://doi.org/10.1515/9783110759860-004
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Depuis Leibniz, cette question est aussi portée au langage à travers le concept-clé de « théodicée»³. Du grec « theos » (Dieu) et « dike» (justification), la théodicée a pour objet de réfléchir à la conciliation de l’idée d’un Dieu parfait, c’est-à-dire d’un Dieu très bon et tout-puissant, avec l’expérience mondaine du malheur et du mal, celui-ci étant, comme l’écrit à juste titre le dramaturge allemand Georg Büchner dans son ouvrage Dantons Tod («La mort de Danton) », le « rocher de l’athéisme». Quand on jette un regard rétrospectif sur l’histoire de la philosophie, on n’y trouve point « la » solution au problème de la théodicée. Bien plus, les tentatives pour aborder ce phénomène étrange rencontré dans différents contextes se succèdent comme dans un ensemble non homogène et inachevé. L’inaptitude de la philosophie à trouver une réponse unifiée à cette question est liée au fait qu’elle traite toujours des principes, c’est-à-dire des conditions dernières de tout. Le point de convergence des différentes réponses de la philosophie à la question de la théodicée, c’est qu’elles ont des raisons pour elles-mêmes et ne sont donc pas irrationnelles, mais «fondées », ce qui veut dire qu’elles sont raisonnables, rationnelles, même si une réponse à cette question – pour des raisons philosophiques – est rejetée. Malgré les progrès des disciplines scientifiques et des techniques, le malheur et le mal dans le monde ne se sont point amoindris – au contraire ! Au XXe siècle, le problème de la théodicée semble être devenu plus urgent que jamais. Il suffit ici de penser simplement aux cruautés des deux Guerres mondiales, à l’Holocauste, au génocide Rwandais et à ceux des Balkans, au 11 septembre 2001, ou encore à la montée actuelle du terrorisme dans le monde ! Ces exemples peuvent se multiplier à volonté quand on jette un œil sur l’histoire de l’humanité ; ils indiquent clairement qu’aucune clarification ou pédagogie n’est en mesure de conduire l’homme sur le chemin véritable d’une amélioration morale progressive. Là où prévaut la liberté, le simple schéma progressif ne saurait prendre racine, puisque celui-ci relève du monde de la science et de la technique. La philosophie questionne jusqu’aux racines, autrement dit son questionnement est « radical ». Dans le cas qui nous occupe, cela voudrait dire qu’elle pose des questions sur la raison ultime et sur la nature du malheur et du mal. Ce faisant, cette question est toujours en lien avec le premier principe, dans un langage religieux, à Dieu.
Voir Gottfried Wilhelm Leibniz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal / Die Theodizee von der Güte Gottes, der Freiheit des Menschen und dem Ursprung des Übels (1710), éd. par Herbert Herring, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1985.
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Lactance nous rappelle le texte suivant qui remonte probablement à Sextus Empiricus et qui pose en ces termes le problème de la théodicée : Ou bien Dieu veut supprimer les maux, mais il ne le peut pas. Ou bien il le peut, mais ne le veut pas. Ou bien il ne le peut, ni ne le veut. S’il le veut et ne le peut pas, il est impuissant, ce qui est contraire à sa nature. S’il le peut et ne le veut pas, il est mauvais, ce qui est également contraire à sa nature. S’il ne le veut, ni ne le peut, il est à la fois mauvais et faible, et donc n’est pas Dieu. Mais s’il le veut et le peut, ce qui seul convient à ce qu’il est, d’où vient donc le mal, et pourquoi ne le supprime-t-il pas⁴ ?
Dans une optique chrétienne, le problème de la théodicée a connu une double exacerbation : d’une part en raison de la doctrine de la « creatio ex nihilo», et d’autre part en fonction de l’affirmation que Dieu est amour au sens de l’agape. Les deux théorèmes étaient étrangers à la pensée grecque selon laquelle le monde est infini dans le temps et dans l’espace. Et la création n’a été comprise que comme un transfert du chaos originel dans le cosmos⁵. Par conséquent, même Plotin avait pu enseigner à la suite de Platon que la cause ultime du mal réside dans la matière « première», informe⁶. Quoique Platon ait identifié Dieu avec l’idée du Bien, il ne pouvait l’assimiler à l’amour, car Eros, le concept grec englobant de l’amour, signifie manque ; or Dieu ne manque de rien⁷. Le motif de la création, comme nous le savons, a amené Saint Augustin à développer la théorie dite de la privation, selon laquelle le mal, qu’il soit physique ou moral, est compris ontologiquement comme « privatio », c’est-à-dire comme le manque de bien. Ce qui sous-entend que du « bon Dieu », il ne peut provenir que du bien. Cette doctrine a survécu à toutes sortes de conflits d’écoles et fut, jusqu’à Leibniz, la réponse décisive à cette question⁸. Je ferai dans ce qui suit une étude comparée des positions de Paul Ricœur et de Paul Tillich sur la question de la théodicée essentiellement d’un point de vue philosophique.
Lactance, De ira Dei, 13, 20 – 21. Voir Platon, Timaios. Voir Plotin, Enneade, I 8. Voir Werner Schüßler, « Éros et Agapè. Du rapport entre philosophie et théologie chez Anders Nygren et Paul Tillich», in: Marc Boss / Raphael Picon (éd.), Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle, Paris, Van Dieren, 2003, 193 – 204. Voir Werner Schüßler, «“Unde malum ?” Der Gott der Liebe und das Problem des Übels im Denken Augustins», in: Werner Schüßler et Christine Görgen, Gott und die Frage nach dem Bösen, 13 – 36.
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2 Paul Ricœur Le philosophe français Paul Ricœur s’est penché toute sa vie, selon ses propres dires, sur le problème du mal. Dans notre contexte, son petit livre intitulé Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, une conférence prononcée à Lausanne en 1985 sur ce thème, est particulièrement évocateur⁹. Dans la première partie de cet opuscule, Ricœur attire l’attention sur la complexité du sujet ; le mal commis et le mal souffert sont souvent inextricablement enchevêtrés, même si on a toujours essayé de dénouer cet enchevêtrement¹⁰. Au sujet de ces essais, Ricœur perçoit cinq différents niveaux de discours se constituant au fil du temps, à savoir le mythe, la sagesse, la gnose et la gnose anti-gnostique, la théodicée et la dialectique brisée, dont il expose le contenu en deuxième partie de son livre¹¹. Si le mythe, malgré toutes les ambivalences et tous les paradoxes liés à la question de l’origine du mal, a en définitive « une fonction d’ordre»¹², en «replaçant la plainte du supplicant dans le cadre d’un univers immense »¹³, la sagesse quant à elle cherche, selon Ricœur, à répondre à la question de l’individu : « pourquoi moi »¹⁴ ? À ce sujet, l’explication qui a le plus résisté à l’usure du temps est la théorie de la rétribution, telle que défendue par les trois amis de Job¹⁵. Elle perd cependant son équilibre au fur et à mesure que le sens de la justice se développe. Le stade de la gnose, selon Ricœur, est réalisé dans le manichéisme, celui de la gnose anti-gnostique chez Augustin. Chez ce dernier, notre auteur établit un rapport entre ce stade de la gnose anti-gnostique et la théorie de la privation, de la moralisation du mal ainsi que du « péché originel»¹⁶. Ce qu’il qualifie de « mythe rationalis黹⁷. Selon Ricœur, Leibniz et Hegel sont paradigmatiques pour le stade de la théodicée¹⁸. Karl Barth est toutefois, selon lui, le représentant
Paul Ricœur, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie. Avant-propos de Pierre Gisel, 3e éd., Genève, Labor et Fides, 2004. Voir Werner Schüßler, « Hiob – philosophisch gespiegelt», in: Renate Brandscheidt et al., Hiob. Gott – Mensch – Leid, 51– 90, ici 84– 88. Voir Paul Ricœur, Le mal, 23 – 26. Voir ibid., 26 – 56. Ibid., 27. Ibid., 29. Ibid., 30. Voir Job, 4– 5. Paul Ricœur, Le mal, 36. Ibid., 38. Voir ibid., 38 – 50.
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typique d’une dialectique brisée qui, à l’opposé de Hegel, renonce à toute totalité systématique et propose ainsi une christologie située¹⁹. On pourrait trouver beaucoup à redire sur ces classifications. Je me limiterai ici seulement à quelques indications. La théorie de la privation chez Augustin est une réponse philosophique au statut ontologique du mal. Mais celle-ci n’a rien à voir avec un « mythe rationalisé ». Et le concept du « malum metaphysicum» chez Leibniz ne doit pas être compris comme un terme générique par rapport aux autres formes de mal, comme le pense Ricœur²⁰. On doit aussi, de façon critique, se demander ce que Ricœur désigne exactement dans ce contexte par l’expression «échec de la théodicée ». Dans les explications de Ricœur, il s’agit de mettre en évidence l’impossibilité de plus en plus profonde de la résolution du problème par la pensée. Autrement dit, les différentes tentatives mènent de plus en plus profondément à une aporie : « De la vieille théorie de la rétribution à Hegel et Barth, le travail de pensée n’a cessé de s’enrichir, sous l’aiguillon de la question “pourquoi ?” contenue dans la lamentation des victimes »²¹. Cette aporie intellectuelle fait d’abord référence selon Ricœur à l’action, c’est-à-dire qu’elle implique pour l’homme une invitation à lutter contre le mal inexplicable. Mais Ricœur admet aussi l’insuffisance d’une simple réponse pratique, car il existe aussi des souffrances générées par les catastrophes naturelles, les maladies et les épidémies, la vieillesse et la mort²². C’est ce qui justifie selon Ricœur, au-delà de cette réponse pratique, l’exigence d’une appropriation existentielle de l’aporie, qui trouve son sens dans un traitement spirituel et pastoral du deuil, et qui s’exprime dans la plainte et l’accusation²³. Cependant, les sentiments qui y sont associés devraient subir une transformation qui conduit finalement à « un déliement, une à une, de toutes les attaches», comme Freud le décrit par rapport au travail de deuil²⁴. Ricœur distingue à cet égard trois étapes graduées d’une « spiritualisation de la lamentation » : il s’agit dans une première étape d’impliquer « l’échec de la théorie de la rétribution, sur le plan spéculatif »²⁵, dans le travail de deuil. «À la tendance des survivants à se sentir coupables de la mort de leur objet d’amour, pire, à la tendance des victimes à s’accuser et à entrer dans le jeu cruel de la
Voir ibid., 51– 56. Voir ibid., 39. Ibid., 57. Voir ibid., 59 – 60. Voir ibid., 60. Id. Ibid., 61.
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victime expiatoire, il faut pouvoir riposter : non, Dieu n’a pas voulu cela ; encore moins a-t-il voulu me punir »²⁶. Autrement dit, nous faisons ici l’aveu de notre impuissance à connaître la cause de la souffrance. Une deuxième étape de la spiritualisation de la plainte réside selon Ricœur dans le moment où elle devient une accusation contre Dieu. À titre d’exemple, il se réfère dans ce contexte au travail poétique d’Elie Wiesel : «L’accusation contre Dieu est ici l’impatience de l’espérance. Elle a son origine dans le cri du psalmiste : Jusques à quand, Seigneur ?»²⁷. La troisième étape de la spiritualisation de la plainte est enfin réalisée selon Ricœur lorsqu’il est reconnu « que les raisons de croire en Dieu n’ont rien de commun avec le besoin d’expliquer l’origine de la souffrance»²⁸. Cela implique en fin de compte un renoncement à la plainte. Et il faut encore distinguer ici trois étapes : premièrement, on peut découvrir dans la souffrance « une valeur éducative et purgative »²⁹ – mais toujours pour soi-même. Deuxièmement, certains peuvent trouver du réconfort à l’idée que Dieu lui-même ait souffert en JésusChrist³⁰. Ricœur voit cependant la forme la plus élevée de spiritualisation de la plainte dans le «renoncement d’abord au désir d’être récompensé pour ses vertus », dans le « renoncement au désir d’être épargné par la souffrance»³¹. Selon lui, une telle sagesse «est peut-être esquissée à la fin du livre Job, quand il est dit, que Job est arrivé à aimer Dieu pour rien, faisant ainsi perdre à Satan son pari initial »³². «Aimer Dieu pour rien, c’est sortir complètement du cycle de la rétribution, dont la lamentation reste encore captive, tant que la victime se plaint de l’injustice de son sort »³³.
3 Paul Tillich Nous avons vu que Ricœur renonce en dernier ressort à répondre à la question de la théodicée et soutient une position plutôt agnostique sur cette question. Ce faisant, il rejoint une lignée de penseurs qui voient la vraie solution dans la position de Job. Outre Emmanuel Kant, on peut citer à ce sujet Karl Jaspers et
Id. Ibid., 62. Ibid., 63. Id. Voir ibid., 64. Id. Ibid., 64– 65. Ibid., 65.
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Viktor E. Frankl³⁴. Jaspers a synthétisé sa réponse dans la formule suivante : « Comprendre l’incompréhensibilité» (« die Unbegreiflichkeit zu begreifen »)³⁵. Et Frankl a résumé la sienne dans l’idée selon laquelle la foi en Dieu est « inconditionnelle »³⁶. Il faut noter ici que les hypothèses qui ont conduit à ces assertions diffèrent d’un auteur à l’autre. Si pour des raisons d’ordre épistémologique, Kant rejette la théodicée, et si l’idée d’un Dieu absolument transcendant est en arrière-fond chez Jaspers, Frankl, quant à lui, reproche essentiellement à la question de la théodicée son caractère anthropomorphique. Dans son œuvre riche et variée, Tillich n’accorde que très peu de place à la question de la théodicée³⁷. On peut toutefois faire référence à son cours sur la Dogmatique de 1925 ainsi qu’au premier volume de sa Théologie systématique de 1951. Dans son cours sur la Dogmatique de 1925, Tillich nie encore « toute théodicée simplement théorique »³⁸, car elle signifierait l’essai de mesurer l’action de Dieu avec nous dans un univers idéal qui serait encore dominant ; il pense ici essentiellement à Leibniz. Son jugement trouve son point culminant dans l’affirmation suivante : « Cette théodicée est une théorisation logique (Logisierung) du Divin dans une réalité non troublée »³⁹. Aussi traite-t-il conséquemment dans la Dogmatique la « théodicée» sous un angle purement théologique en rapport avec le péché et la grâce. Il convient de noter ici au passage que Tillich n’est pas juste dans sa critique de Leibniz.
Voir Werner Schüßler, «Hiob – philosophisch gespiegelt», 66 – 83. Voir Karl Jaspers, Philosophie III: Metaphysik, Berlin, Springer, 4e éd., 1973, 78; voir aussi Christine Görgen, Pathodizee statt Theodizee? Mensch, Gott und Leid im Denken Viktor E. Frankls (Herausforderung Theodizee, vol. 2), Berlin, LIT, 2011, 97– 165. Viktor E. Frankl, Der unbewußte Gott. Psychotherapie und Religion, München, dtv, 2e éd., 1994, 98. Le concept tillichien du démonique est seulement indirectement en lien avec la question de la théodicée; il s’agit ici principalement d’une puissance, qui est plus forte que la bonne volonté individuelle. Voir Werner Schüßler, «“Form der Form-Widrigkeit”. Zu Paul Tillichs Begriff des Dämonischen», in: Werner Schüßler / Christine Görgen, Gott und die Frage nach dem Bösen, 119 – 134; Christian Danz / Werner Schüßler (éd.), Das Dämonische. Kontextuelle Studien zu einer Schlüsselkategorie Paul Tillichs (Tillich Research / Tillich-Forschungen / Recherches sur Tillich, Christian Danz, Marc Dumas, Werner Schüßler, Mary Ann Stenger et Erdmann Sturm (éd.), vol. 15), Berlin/München/Boston, Walter de Gruyter, 2018. Paul Tillich, Dogmatik-Vorlesung. Dresden 1925 – 1927, Werner Schüßler et Erdmann Sturm (éd.), (= Ergänzungs- und Nachlaßbände zu den Gesammelten Werken von Paul Tillich, vol. 14), Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2005, 202. Ibid., 203. Voir Jörg Eickhoff. Theodizee. Die theologische Antwort Paul Tillichs im Kontext der philosophischen Fragestellung, Frankfurt/Main, Peter Lang, 1997, 141– 144.
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Si dans le premier volume de sa Théologie systématique ⁴⁰ ses explications sont plus détaillées et plus intéressantes, elles sont davantage approfondies dans une conférence inédite de Harvard en 1957 intitulée « Being and God »⁴¹ et à laquelle je ferai référence dans la suite de mon exposé. Tillich y rejette très clairement toute position axée sur Job quand il explique : La théodicée signifie la justification de Dieu […]. C’est trop facile de dire : “Dieu a Son mystère, et ce qu’Il fait est juste – c’est bien fait –, que nous le voyions ou non, que nous le croyions ou non”. Ce n’est pas suffisant pour aider les hommes. C’est une manière d’éviter la question. Et nous ne devrions jamais faire cela en théologie. Je vous préviens contre une mauvaise méthode souvent utilisée par les pasteurs et les théologiens et qui consiste à se réfugier rapidement derrière le mystère dès que, dans une discussion, une question logique est posée. Il y a toujours un moment où le mystère de Dieu […] entre en jeu. Mais si vous vous y refugiez lors d’une discussion conceptuelle lorsque vous êtes coincé par votre adversaire, vous rendez un très mauvais service à la théologie⁴².
La théodicée se concentre selon Tillich dans la question : « Comment un Dieu d’amour peut-il permettre ces horreurs ? Comment justifier Dieu eu égard au fait que l’histoire est remplie d’innombrables horreurs et atrocités, d’exterminations et de souffrances, etc. »⁴³ ? Tillich que de se réfugier derrière le « mystère de Dieu » pour répondre à cette question, renonçant ainsi à toute « justification de Dieu », est une échappatoire irresponsable. Tout au long de ses explications, il distingue trois différents aspects de la question de la théodicée⁴⁴. Pour Tillich, le premier aspect souligne que la souffrance nous fait prendre conscience de la finitude. Cela rappelle le concept de « situation-limite» chez Jaspers. Il ne fait aucun doute que certaines souffrances peuvent être comprises sous cet angle. De surcroît, si nous ne souffrions jamais, nous ne pourrions alors pas aussi mûrir. Cela rappelle aussi dans une certaine mesure la « Soul making theodicy» de John Hick⁴⁵. Le deuxième aspect explore le problème du mal moral qui est toujours en lien avec la culpabilité. Posons-nous alors avec Tillich la question suivante :
Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 1, Chicago, The University of Chicago Press, 12e éd., 1975, 269 – 270. Voir Jörg Eickhoff, Theodizee, 179 – 184. Paul Tillich, Lecture « Being and God», Harvard, Spring 1957, 248 pages (tapuscrit de Peter John), Deutsches Paul-Tillich-Archiv, Universitätsbibliothek Marburg. Ibid., 226. Id. Ibid., 226 – 228. John Hick, «An Irenaean Theodicy », in : Stephen T. Davis (éd.), Encountering Evil. Life Options in Theodicy, Atlanta, John Knox Press, 1981, 38 – 52. Voir Armin Kreiner, Gott im Leid. Zur Stichhaltigkeit der Theodizee-Argumente, Freiburg/Br., Herder, 2e éd., 1998, 351– 364.
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«Voulons-nous être des êtres qui n’ont aucune liberté et rejeter l’amour »⁴⁶ ? On ne peut en effet parler de l’amour de façon pertinente que s’il s’agit d’un acte de liberté. L’alternative serait un monde de nécessité uniquement. Mais si Dieu veut créer un être qu’il aime et qui l’aime en retour, une liberté y est alors toujours associée, mais, par voie de conséquence, y est aussi associée la possibilité d’un mal moral. C’est ce que Leibniz a exprimé, on le voit, en faisant la distinction entre « causer » et « permettre» («verursachen» und «zulassen») : Dieu permet en ce sens le mal moral pour un but supérieur qui admet l’existence de la personnalité de l’homme, personnalité qui alors rend possible l’amour. Tillich voit dans le troisième aspect le problème le plus difficile, celui qui est dans une souffrance absurde, dans la mort, dans l’extermination ; ici, il est inutile de se référer à une fonction pédagogique de la théodicée. Dans ce contexte, notre auteur fait également référence au problème dit de Job. À ce troisième aspect on ne peut donner qu’une réponse théologique, plus précisément « eschatologique ». Selon Tillich, la seule chose que l’on peut dire ici est la suivante : la raison divine repose sur une unité universelle de tout le créé, unité vers laquelle tout retournera. Ceci n’est cependant pas une solution individuelle ou philosophique, mais une réponse théologique⁴⁷. En outre, on rencontre également dans divers passages de l’œuvre de Tillich des énoncés très proches de la théorie dite de la privation. Aussi écrit-il par exemple dans ses « Conversations » avec Hisamatsu Shin’ichi : «Le mal ne se trouve jamais en Dieu »⁴⁸. Un tel propos est un rejet net d’un dualisme interne en Dieu, comme on le trouve par exemple dans les écrits de Schelling sur la liberté. Tillich précise plus loin : « Le bien peut exister sans le mal. […] Mais la perversité ne peut exister sans le bien. […] La haine est la falsification de l’amour, mais l’amour n’est pas la falsification de la haine »⁴⁹. On ne saurait mieux exprimer le mal au sens d’une privation du bien.
4 Discussion La solution de Ricœur, basée sur Job, peut être rendue sous l’expression clé de « reductio in mysterium». Cette solution a une certaine ressemblance avec celle de
Paul Tillich, Lecture «Being and God», 227. Ibid., 227– 228. «Dialogues, East and West. Conversations between Dr. Paul Tillich and Dr. Hisamatsu Shin’ichi, Harvard, Fall, 1957», in: Paul Tillich, The Encounter of Religions and Quasi-Religions, Terence Thomas (éd.), Lewiston, The Edwin Mellen Press, 1990, 75 – 170, ici 114. Ibid., 118.
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Victor E. Frankl. Celui-ci, en effet, reproche à la théodicée d’être un anthropomorphisme et cherche à la remplacer par son concept de « pathodicée», concept selon lequel Dieu n’est pas à justifier, mais la souffrance l’est. Comme nous le savons, son message central est : «L’homo patiens » peut encore trouver, même au cœur de la souffrance, un sens. Sa pathodicée trouve sa plus haute expression « théologique » dans la phrase suivante : La foi en Dieu est « inconditionnelle ». Tillich quant à lui rejette strictement une telle position agnostique. Sa théodicée au contraire débouche sur une théorie de la liberté. On rencontre aussi chez lui des recoupements avec la théorie de la privation. Bien que Dieu reste pour lui en dernier ressort un « mystère», Tillich se préoccupe toujours dans la question de la théodicée des arguments rationnels en faveur de la croyance en un Dieu absolument parfait. Tandis que Hans Jonas conclut au regard de l’expérience d’Auschwitz que Dieu ne peut être tout-puissant, sinon il serait intervenu, mais qu’il faut continuer à s’accrocher à la bonté et à la compréhensibilité de Dieu⁵⁰, Ricœur et Tillich ne veulent pas participer à une telle «dépotentialisation » (« Depotenzierung ») de Dieu. Ricœur se réfugie dans une position agnostique basée sur la figure biblique de Job. Tillich quant à lui fait valoir diverses approches philosophiques, et sa démarche trouve finalement son point culminant dans une solution théologico-eschatologique, mais qui consacre l’abandon du champ philosophique. En somme, il convient également de noter que le problème du mal naturel n’est pas abordé de plus près ni par Ricœur, ni par Tillich, quoiqu’il soit peut-être même plus pressant que le mal moral. Mais il n’y a là aucune surprise, puisque celui-ci ne doit être compris et discuté dans toute sa profondeur que dans le contexte de la philosophie analytique. On peut résumer les tentatives de réponse correspondantes avec la formule-clé de Armin Kreiner «aucune hypothèse d’un monde meilleur » (« Keine-bessere-Welt-Hypothese »)⁵¹, formule selon laquelle, de façon rationnelle, il est toujours de notre responsabilité, par suite d’un mal naturel, de nous accrocher à un Dieu absolument parfait. Ce résultat peut être également exprimé comme suit : la thèse non-théiste ou athée, selon laquelle un Dieu de bonté et tout-puissant aurait pu facilement créer un monde naturel où il y a moins de souffrance, est tout sauf plausible⁵².
Voir Hans Jonas, Der Gottesbegriff nach Auschwitz. Eine jüdische Stimme, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1987. Voir Christine Görgen, «Abschied vom allmächtigen Gott. Hans Jonas’ Antwort auf Auschwitz», in: Werner Schüßler & Christine Görgen, Gott und die Frage nach dem Bösen, 91– 118. Armin Kreiner, Gott im Leid, 365. Voir ibid., 392– 393.
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Pour ma part, l’argument le plus puissant en faveur de l’acceptation d’un Dieu absolument parfait en dépit de l’expérience du mal dans le monde trouve encore son expression dans la question de Boèce, ainsi qu’il l’a mise, dans sa «Consolatio philosophiae », sur les lèvres d’un confident face à la mort imminente : « Bona vero unde, si [Deus] non est? », «S’il [Dieu] n’existe pas, d’où vient le bien »⁵³ ? Traduction par Richard Atchadé
Boèce, De consolatione philosophiae, I 4. Voir Gottfried Wilhelm Leibniz, Theodicée, I § 20.
Gabriella Iaione
La question du mal chez Paul Tillich et Paul Ricœur. Faire face au défi du démonisme Abstract : This chapter examines how Tillich and Ricœur address the issues of evil and demonism. Evil is a thread in much of Ricœur’s works. The same cannot be said of Paul Tillich, even though in a broad sense, his idosyncratic notion of the «demonic» may be said to resemble the notion of evil. Both Tillich and Ricœur pose the human being as free, capable of doing good as well as evil. They both address the issues of original sin, defilement and guilt in a symbolic (mythical) and ontological way. Finally, both hold evil to be a challenge and a duty to act responsibly.
1 Introduction Dans son sens premier, le mal est ce qui s’oppose au bien et à la vertu, c’est ce qui fait souffrir et qui est condamnable. Le mal se décline de plusieurs manières : le mal commis, celui dont on est complice, et le mal subi, celui dont on est victime. Il y a aussi le mal qu’on laisse faire par ignorance, par peur ou indifférence. L’homme est tour à tour victime et bourreau pour reprendre Sartre ; il est à la fois celui qui souffre et celui qui fait souffrir. Il y a aussi le mal qui ressort de la précarité de la condition humaine, du drame humain, comme la mort, la vieillesse, la maladie, les accidents. Autant de situations-limites pour l’homme qui pose la question du mal («mal physique » pour Ricœur) en termes d’injustice, de mauvais coup du sort, de destin tragique. De tous temps, la question du mal a agité les débats philosophiques et théologiques. Chacun a tenté à sa manière de sonder l’énigme du mal, de lui trouver quelques raisons et explications, mais toutes ces tentatives ont débouché sur des impasses. Il est périlleux en effet de vouloir justifier et expliquer le mal, car cela tendrait à vouloir donner raison à « ce qui est et ne devrait pas être»¹ et à rendre les personnes qui souffrent responsables de leurs malheurs, qui de vic-
Paul Ricœur, « Le scandale du mal», Revue Esprit, Juillet 2005, 110. https://doi.org/10.1515/9783110759860-005
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Gabriella Iaione
times deviendraient coupables, alors que le mal est l’injustifiable, l’inexplicable et l’absurde par excellence. Le mal pose autant la question de l’homme que celle de Dieu. Ainsi, face aux horreurs de la Shoah, un double questionnement s’est posé : celui de la capacité humaine et de la permission divine. Comment des hommes ont-ils été capables de telles atrocités envers d’autres humains et comment Dieu, s’il existe, a-t-il permis que ces choses arrivent ? À la question de Primo Levi «Warum ?» lors de sa captivité à Auschwitz, il lui a été répondu « Hier ist kein warum »². Face à cette non-raison du mal, il s’agit donc d’orienter son questionnement autrement. C’est ce que nous allons tenter de faire avec Paul Tillich et Paul Ricœur tout en restant le plus possible centrés sur l’homme, délaissant les questions de théodicée, bien qu’il ne soit pas toujours aisé de dissocier le fait de l’homme de celui de Dieu. Si très tôt Paul Ricœur oriente ses réflexions sur la question du mal, thème que l’on retrouve tout au long de son œuvre, on ne peut pas en dire autant pour Paul Tillich. Ricœur est confronté très jeune à la souffrance, celle de la mort de ses parents alors qu’il n’est qu’un tout petit enfant ; il souffrira toute sa vie de ce que l’on nomme la souffrance de l’absence. Plus tard, il connaîtra une autre souffrance bien plus brutale avec le suicide de son fils. Si la question du mal le taraude depuis toujours, dans un premier temps elle sera surtout soumise à des conjectures philosophiques plus théoriques et techniques, mais avec la perte de son fils, cette question prendra un caractère plus personnel. Chez Paul Tillich, la question du mal en tant que tel n’est pas un thème de prédilection. Cependant, la notion de démonique qui lui est propre peut s’apparenter dans son acception large à celle du mal. En tant que ce qui pervertit l’homme, l’entrave dans son épanouissement existentiel et le vide de sa substance élémentaire, le démonique revêt en effet une connotation négative et menaçante au même titre que le mal dans sa globalité. Tillich et Ricœur s’accordent sur de nombreux points. Tous deux posent l’homme comme un être libre, une liberté qui lui permet de faire autant le bien que le mal. Ils insistent tous deux sur les capacités et possibilités de l’homme, de ce que l’homme peut faire devant telle situation, des choix et des actes qu’il peut poser. Chacun à sa manière développe une philosophie/théologie de l’agir et de la responsabilité ; une pensée qui refuse le statu quo et toute forme de dogmatisme ; une pensée en continuel mouvement avec l’exigence de s’inscrire en permanence dans le contemporain.
Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, coll. Pocket, 1987, 38.
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En ce qui concerne le mal, tous deux abordent les questions relatives au péché originel, à la souillure et à la culpabilité dans une approche symbolique (mythique), ontologique et existentielle. Le philosophe comme le théologien considèrent les théories psychanalytiques de Freud comme importantes et nécessaires au processus de reconstruction et d’affranchissement du sentiment de culpabilité. Enfin, pour chacun, le mal, au-delà du spéculatif, constitue avant tout un défi, un devoir-agir, un devoir-combattre, un agir responsable : « Avant d’accuser Dieu ou de spéculer sur une origine démonique du mal en Dieu même, agissons éthiquement et politiquement contre le mal »³.
2 Le mal chez Paul Tillich et Paul Ricœur 2.1 Le mal comme condition de la finitude et de la faillibilité de l’homme Ricœur et Tillich s’entendent pour dire que le mal est inhérent à la condition humaine, qu’il la pousse à la faute, fait de son existence un échec et la rend imparfaite. La condition humaine se définit par la finitude et la faillibilité. Il y a connexité entre finitude et faillibilité ainsi qu’entre le mal (l’acte de la faute) et la faillibilité. La faillibilité est la cause de la faute et le mal est la cause, le « révélateur » de la faillibilité⁴. Le mal se révèle à travers la faillibilité, ou pour le dire autrement, l’irruption du mal procède de la finitude : « Le malheur ne relève pas du hasard ou de la malchance ; il est la condition humaine à laquelle n’échappe aucune personne ni aucune époque. Cette condition se définit par la finitude »⁵. L’homme faillible suppose la limitation de son être qui ne coïncide plus avec lui-même. Le mal s’insinue dans la fragilité humaine qui la fait céder à la tentation et la rend « capable du mal »⁶. Quand Tillich parle de finitude, il le fait en termes d’être, de non-être et d’angoisse. L’être englobe à la fois lui-même et le non-être. Le non-être, c’est ce qui empêche et s’oppose à l’affirmation de soi ; c’est l’élément négatif au sein de l’être qui en dévoile sa finitude. L’être subit la menace du non-être dont il tente
Paul Ricœur, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 2004, 59. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Tome 2. Finitude et culpabilité, Paris, Points, Essais, 2009, 197. Paul Tillich, Quand les fondations vacillent, Genève, Labor et Fides, 2019, 33. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Tome 2. Finitude et culpabilité, 199.
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de s’affranchir. Cette lutte menaçante, avant de renforcer son être, le révèle à luimême. Ainsi, le non-être est nécessaire à la totale prise de conscience de l’être en tant que finitude. «Nous appartenons sans aucun doute à l’être – sa puissance est en nous – autrement nous ne serions pas. Mais nous sommes aussi séparés de lui ; nous ne le possédons pas entièrement. Notre puissance d’être est limitée. Nous sommes un mélange d’être et de non-être. C’est précisément ce que nous signifions lorsque nous disons que nous sommes finis. C’est l’homme dans sa finitude qui pose la question de l’être»⁷. Le thème du courage chez Tillich est intimement lié à la réalité du non-être. Pour Tillich, le vrai courage réside en effet dans la résistance de toute existence pour affirmer son être en dépit de tout ce qui s’y oppose, à savoir le non-être. « […] l’être s’affirme lui-même contre le non-être. […] l’être ne pourrait pas être le fondement de la vie sans le non-être. […] Mais le non-être pousse l’être en dehors de sa retraite : il le force à s’affirmer lui-même de façon dynamique »⁸. Si on peut parler de priorité ontologique de l’être sur le non-être et si le nonêtre menace l’être, c’est aussi par l’être qu’on prend conscience du non-être et inversement. La réalité menaçante du non-être génère chez l’homme le sentiment d’angoisse. L’angoisse du non-être peut être définie comme l’angoisse ontologique d’avoir à mourir et d’être confronté à sa finitude. Cette angoisse est omniprésente chez l’homme, elle est le propre de sa condition mortelle à laquelle il ne peut échapper. L’angoisse existentielle est la conscience du non-être, un non-être qui ne peut être accepté et surmonté que par le courage d’être. En rattachant l’angoisse de la finitude avec le courage capable de la conquérir, Tillich indique la totale interdépendance entre courage et angoisse : « La condition de finitude n’implique pas seulement la conscience d’être continuellement menacé par le nonêtre, mais également celle d’être continuellement vainqueur du non-être, c’est-àdire continuellement porté par le courage»⁹. Il faut en effet du courage et un effort constant pour assumer sa finitude et ses ambiguïtés en vue d’une reconquête de soi, c’est-à-dire une volonté de l’agir qui suggère tout à la fois un décider, un vouloir et un mouvoir contre un mal (mal-être) que l’on ne peut circonscrire. « En tout vivant et plus généralement en tout étant, il y a un courage, le courage d’affirmer son propre être conditionné
Paul Tillich, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, Paris, Cerf, 2017, 28. Paul Tillich, Le courage d’être, 203. Jean-Pierre LeMay, Se tenir debout. Le courage d’être dans l’œuvre de Paul Tillich, Québec/ Paris, Les Presses de l’Université Laval/L’Harmattan, 2003, 219.
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avec sa carence d’être et de vie, mais de l’affirmer comme porté par la plénitude inconditionnée d’être et de vie»¹⁰.
2.2 Le mal moral : le péché et la culpabilité Le tragique de la condition humaine, au-delà du mal qui lui est inhérent, met en tension permanente une volonté positive encline à faire le bien et une volonté négative qui pousse à la faute. Le mal moral concerne ce que l’on range sous la rubrique du mal imputable qui résulte d’une violation du code éthique, qui fait du fautif un coupable dont résulte une punition¹¹. a) Péché originel et culpabilité Toute la tradition chrétienne se fonde sur l’état de l’homme pécheur et coupable devant Dieu. Le récit biblique du livre de la Genèse (chapitre 3) évoque l’irruption du péché, la faute d’Adam, qui le rend coupable et à sa suite condamne toute l’humanité. Les termes de péché, souillure et culpabilité se rattachent à l’idée du péché originel. Tillich et Ricœur envisagent ces concepts dans leurs dimensions symbolique, ontologique et existentielle. Le péché dans son sens absolu est le signe de l’aliénation de l’homme, séparé à la fois de lui-même et des autres. Le péché exprime la structure de négativité de l’existence humaine. Pour Tillich, le péché originel symbolise l’impuissance radicale de l’homme à surmonter ses propres ambiguïtés¹². Sa vision du péché est liée au récit de la chute (Genèse 3) qu’il décrit comme le « passage pour l’homme de l’essence à l’existence»¹³ et qui lui donne une pleine conscience de son aliénation¹⁴. Ainsi, pour Tillich, la notion de péché se rattache à la finitude et à la rupture de l’être d’où émerge le mal. Ricœur associe les concepts de péché et de culpabilité en soulignant que le sentiment du péché correspond au sentiment de culpabilité¹⁵ (il lui serait
Paul Tillich, Dogmatique, Paris/Genève/Québec, Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1997, 124. Paul Ricœur, « Le scandale du mal», 105. Voir Jean-Paul Gabus, «Le message de Paul Tillich à l’homme moderne», Théologie de la culture, Paris, Planète, coll. L’expérience intérieure, 1968, 28 – 29. Paul Tillich, Théologie systématique III. L’existence et le Christ, Paris/Genève/Québec, Cerf/ Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2006 (1951), 53 et sq. Ibid., 56. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Tome 2. Finitude et culpabilité, 310.
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synonyme). Par culpabilité, il faut entendre «le moment subjectif de la faute», et par péché « la situation réelle de l’homme devant Dieu »¹⁶. La culpabilité est la prise de conscience de l’état de péché, en l’occurrence de la fragilité de la finitude, ou pour le formuler avec Tillich, c’est la prise de conscience de la perversion de sa vraie nature ¹⁷. Au sentiment de culpabilité, se greffent les notions de souillure, de punition et de jugement. Pour Tillich, le sentiment de culpabilité constitue en soi une angoisse, celle de la condamnation qui touche directement la conscience morale intérieure et accuse avec intransigeance les failles et les manquements. C’est la peur d’être jugé, rejeté et condamné par Dieu pour s’être mis en défaut par rapport à ses principes religieux et moraux. Mais pour Tillich, comme pour Ricœur, si le sentiment de culpabilité afflige l’homme, il lui intime aussi de prendre ses responsabilités ; il s’agit d’assumer sa culpabilité, car une culpabilité non assumée continue à pervertir tout l’être, à le ronger de l’intérieur et à le pousser toujours davantage au mal tant envers soi qu’envers les autres. Pour ce faire, il faut s’affranchir du sentiment de culpabilité et de la doctrine du péché originel qui intoxiquent tout l’être et le paralysent. On en appelle à la grâce pour résister au péché, sortir de « l’obsession de la culpabilité » et se libérer de «cette maladie congénitale »¹⁸ propre à la tradition chrétienne. Renoncer à la culpabilité, c’est renouer avec soi-même, se réconcilier avec soi et reprendre possession de soi-même tout en retrouvant le lien avec les autres. L’affranchissement du sentiment de culpabilité ou de la doctrine du péché originel permet une pleine restauration et réhabilitation de l’être. b) Liberté et culpabilité L’homme est libre, et cette liberté le rend capable du meilleur comme du pire. L’homme est à la fois libre et coupable. Il y a en lui comme un double conditionnement, celui du bien et du mal qui s’entrechoquent en permanence avec une propension au mal. Se référant à Karl Jaspers, Ricœur évoque « le fond démonique de la liberté humaine »¹⁹. C’est le désarroi du drame humain en lutte permanente entre le bien et le mal que l’apôtre Paul exprime : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais Ibid., 308. Paul Tillich, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, 90. François Dosse, Paul Ricœur. Les sens d’une vie, Paris, La Découverte, 1997, 150. Pour les deux citations. Paul Ricœur, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, 44.
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au contraire le mal que je ne veux pas » (Romains 7 ; 19). Le péché réside dans cette inclination de l’être à tendre vers le mal plutôt que vers le bien. On pourrait saisir dans ce prisme le sens de la parole de l’épître de Jacques (4 ; 17) : «Si donc quelqu’un sait faire ce qui est bien et ne le fait pas, il commet un péché »²⁰. Ce penchant pour le mal, l’acte de pécher l’explique par la scission de l’être, la rupture de l’être soumis aux forces du démonique qui le dépossèdent de luimême et provoquent pour Tillich le fossé entre l’essence et l’existence. Pour Jean Nabert, dont Ricœur s’inspire, « le sentiment de péché procède d’une rupture opérée dans le moi par le moi »²¹ ; rupture qui correspond à un «cogito brisé » qui ne coïncide plus avec lui-même²². L’homme est libre, sa liberté lui confère la possibilité de faire le bien et le mal, mais sa liberté le rend aussi coupable et responsable de ses actes. Pour Jean Nabert, la capacité de l’homme au mal réside dans sa liberté ; c’est parce que l’homme est libre qu’il est capable de faire le mal, parce qu’il a le choix. Dans son Essai sur le mal, Jean Nabert met en évidence l’interaction entre l’acte, la motivation, la volonté et le choix du mal. Selon lui, il y a chez l’homme un préconditionné au mal, un pré-donné du mal dont il est conscient et qui le pousse à la faute. Ce pré-donné du mal ne fait pas de l’homme un être foncièrement mauvais, mais il l’expose au mal et incline sa volonté à faire le mal. Tel est le paradoxe de l’homme, à la fois libre et esclave, libre et coupable : « Le méchant n’est pas celui qui passe de l’innocence au péché, mais celui à qui son acte révèle au-delà de la faute particulière ou au travers de la faute qui lui est imputable, une perversion de sa volonté, une inclination à transgresser la loi morale »²³. Pour Ricœur, le fait que « le mal soit toujours déjà-l໲⁴ est un fait inexplicable, mais bien réel ; le mal a toujours été là, ainsi que la résistance contre lui. Le mal nous précède, il est toujours déjà-là, il conditionne nos actes, notre volonté et nous pousse à la faute. Il nous faut sans cesse lutter contre cette séduction du mal inscrite en nous et qui contamine et pervertit notre propre volonté.
Sur ces deux passages bibliques, voir : La Bible, version Segond 21, Société Biblique de Genève, 2007. Jean Nabert, Essai sur le Mal, Paris, Aubier, Éditions Montaigne, 1970, 90. Voir Michaël Foessel, «De l’homme coupable à l’homme capable », Revue Esprit, Paris, Juillet 2005, 101. Jean Nabert cité par Paule Levert dans « Introduction à Jean Nabert», Essai sur le Mal, Paris, Aubier, Éditions Montaigne, 1970, 12. Paul Ricœur, « Le scandale du mal», 108.
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On trouve une explication de cette précédence du mal au travers des mythes. C’est ainsi que le mythe adamique (Genèse 3) raconte le surgissement d’une constitution mauvaise au sein d’une création bonne ; manifestant à la fois la faillibilité de l’homme capable du mal et une condition humaine encline au mal (peccabilité). «Le mythe adamique raconte comme un événement le passage de l’innocence au péché en tant que statut d’un homme destiné au bien et enclin au mal »²⁵. Le mythe adamique manifeste que l’homme est pris dans l’étau d’une constitution mauvaise qu’il doit accepter et surmonter. Cependant, si l’homme n’est pas directement coupable, il n’en est pas moins responsable : «Le mal commence avec nous : en dépit du fait qu’il nous précède, qu’il est toujours déjà-là, il commence avec nous, et c’est la raison pour laquelle il nous faut l’avouer, le confesser »²⁶. Pour Ricœur, la doctrine du péché originel revêt un aspect dangereux ; elle tendrait à réduire le mal à quelque chose de constitutif à la condition humaine qui minimiserait les réelles fautes et responsabilités de l’homme, en le justifiant comme la résultante d’une nature déchue. Vis-à-vis des maux de l’histoire, par exemple, l’homme a bien des responsabilités dont il doit s’amender, ce qui est rendu possible par le travail de mémoire, par le fait de rendre hommage aux victimes. Karl Jaspers évoquait en ce sens la « culpabilité morale collective allemande » par rapport à la Shoah. Même si l’on n’était pas directement responsable des crimes nazis, on le devenait par son attitude passive en un temps où des populations entières étaient ravagées au nom de théories antisémites et racistes. Pour Elie Wiesel, l’unique réponse possible à Auschwitz est une forme de responsabilité : «lorsqu’on parle de cette époque de malédiction et de ténèbres, si proche et si lointaine, responsabilité est le mot clé »²⁷. Elie Wiesel insiste notamment sur la nécessité de témoigner pour ne pas oublier les victimes : « Oublier les morts serait les tuer une deuxième fois. Et si, les tueurs et leurs complices exceptés, nul n’est responsable de leur première mort, nous le sommes de la seconde »²⁸. Face au tragique du mal déjà-là, l’action reste donc possible et nécessaire, l’homme «doit agir pour répliquer au tragique, pour éviter que l’injustice du mal conduise la victime à la seule lamentation. Bref, l’antécédance (ou précédence) du mal, qui en représente la part tragique oblige à agir face à lui, contre lui, sans se satisfaire de l’état d’esprit de la rétribution »²⁹.
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Tome 2. Finitude et culpabilité, 447. Olivier Mongin, Paul Ricœur, Paris, Seuil, coll. Les Contemporains, 1994, 216. Elie Wiesel, La Nuit, Paris, Éditions de Minuit, 2007 (1958), 23. Id. Olivier Mongin, Paul Ricœur, 219.
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2.3 Le mal physique et la mort Le mal physique, qui se comprend sous l’angle de celui qui souffre et qui est victime, s’oppose au mal moral. Le mal physique exprime les souffrances et les malheurs qui ressortent de la précarité de la condition humaine, qui soumettent l’homme malgré lui aux aléas de l’existence, tels que la mort, la vieillesse, les accidents, la maladie, les drames vécus, comme les injustices et les atteintes à l’intégrité et à la dignité de l’être. Le fait de prendre de l’âge, de voir les êtres chers disparaître, d’être diminué dans son corps et ses capacités par la maladie sont autant «d’atteintes à notre puissance d’être, dans notre corps et dans notre âme »³⁰. Évoqué plus haut, Ricœur a été confronté au suicide de son fils, une mort brutale qu’il a eu du mal à surmonter. Pour Ricœur, cette mort est un mal injustifiable, inacceptable, insoutenable, ce sera pour lui le mal absolu. Quiconque a perdu un enfant comprend cette souffrance qui arrache les entrailles, où tout chavire, où le sens de l’existence se perd, une douleur qui provoque des dégâts collatéraux irréversibles qui vont de l’éclatement du noyau familial à un déchirement intérieur des proches qui se relèvent difficilement. La vie après le décès d’un enfant, peu importe son âge, n’est plus jamais la même ; tous les repères sont modifiés, on appréhende désormais la vie autrement. En plus de provoquer un véritable séisme, la mort d’un enfant suscite inévitablement des questions et un sentiment de culpabilité. On se sent responsable et coupable, coupable de ne pas avoir assez aimé, de ne pas avoir compris la douleur de la personne si celle-ci s’est suicidée. On ne peut s’empêcher de se faire des reproches, ce qui ajoute de la douleur à une souffrance déjà difficilement surmontable. Ricœur a dû passer par ces étapes du deuil et du chagrin et il va puiser les ressources d’un « sur-vivre » à ce malheur au travers du travail, entre autres en modifiant son approche du mal. Sa vision théorique, métaphysique et philosophique du mal laisse place à une approche plus concrète de la souffrance. Ses réflexions sur le mal s’orientent davantage vers un agir et un rapport d’horizontalité avec l’autre, et non plus vers des conjectures verticales et transcendantales. Ricœur refuse la notion du mal comme rétribution, l’idée que l’on souffre par ce que l’on a péché. Il faut oser admettre que la souffrance est injuste, inutile, qu’elle n’est aucunement méritée et qu’elle s’oppose au concept d’un Dieu d’amour et de justice. La figure du mythe de Job se révèle soudain avec plus
Paul Tillich, Le courage d’être, 75.
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d’acuité. En effet, Job souffre sans raison, il refuse sa souffrance, il la considère comme injuste et injustifiée et il est prêt à en découdre avec Dieu. Ses amis, pris dans le schème de la souffrance comme résultante d’une rétribution divine, ne cessent de l’accabler, lui insufflant qu’il ne peut être que coupable pour que Dieu lui inflige de telles souffrances. Mais Job tient bon et ose plaider sa cause en clamant que le mal est un scandale, qu’il ne se justifie en rien. Le mal est injuste et le scandale du mal est tout autant inadmissible³¹. Job symbolise le juste souffrant qui clame sa plainte et sa lamentation, qui conteste devant Dieu. C’est celui qui ose poser la question « pourquoi moi ? » et qui ose clamer que « non, Dieu n’a pas voulu cela ! ». C’est aussi le cri de l’impatience mue en espérance, celui du psalmiste «Jusqu’à quand Seigneur ?»³². Pour autant, devant l’inexplicable, l’injustifiable et l’intolérable du mal, il ne s’agit pas de se noyer dans la lamentation, mais de tenter de sortir du cercle vicieux de la plainte quant à l’injustice de son sort. Ricœur allie ainsi le pâtir et l’agir. Face à la perte d’un être cher, il faut tenter de sortir du schéma où l’on se sent coupable et où l’on est persuadé d’être puni pour quelque chose. La mort de tout être reste injuste, imméritée et en dehors de toute considération de rétribution et de jugement. Il faut éviter le double écueil du moralisme et du dolorisme. Si malgré le mal injuste et inacceptable, la question de Dieu et de croire se pose, elle se pose « en dépit de »³³. Pour Ricoeur, on croit en Dieu « en dépit du mal », non pour l’expliquer, le justifier ou l’attribuer à une quelconque rétribution divine. Comme Job qui garde la foi, malgré les injustices dont il est victime. Aimer Dieu pour rien, c’est sortir complètement du cycle de la rétribution, dont la lamentation reste encore captive, tant que je me plains de l’injustice de mon sort. Peut-être est-ce là l’ultime réponse au «problème» du mal : atteindre le point de renoncement au désir, au désir même dont la blessure engendre la plainte ; renoncement au désir d’être récompensé pour ses vertus ; renoncement au désir d’être épargné par la souffrance ; renoncement à la composante infantile du désir d’immortalité […]³⁴.
Ricœur semble ici proposer une forme de sagesse pratique qui s’apparente à celle du Bouddhisme. Quand Tillich aborde la mort, il l’évoque essentiellement en termes d’angoisse. Toutefois, il rejoint Ricœur dans l’idée que la mort est Voir Olivier Mongin, Paul Ricœur, 213 – 214. Paul Ricœur, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, 62. Ricœur emprunte l’expression « en dépit de » à Paul Tillich. Expression qui revient plusieurs fois chez Paul Tillich, notamment dans Le Courage d’être. Paul Ricœur, « Le scandale du mal», 111.
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absurde et que malgré le fait qu’elle signe la fin de tout, il faut tenter de continuer à donner sens à son existence, à la poursuivre, en dépit de tout ce qui peut faire obstacle. La mort correspond à l’angoisse ultime qui confronte l’homme à son propre néant et à sa finitude. La mort est ce qui met fin à toute signification de la vie, c’est la « porte ouverte sur le néant de la réalité humaine »³⁵. La mort est la fin absolue de toutes choses, c’est le non-sens ultime de l’existence. La mort plonge l’être vers un ailleurs incertain où il n’y a plus aucune maîtrise possible. C’est la fin ultime et radicale de tout, une puissance absolue qui n’épargne personne. La mort est la pire des angoisses, celle qui annonce sans détour notre extinction. L’angoisse ou la crainte de la mort, c’est la menace absolue du non-être, celle qui s’attaque directement au destin. Avec la mort inéluctable, se pose la question du sens ultime de la nécessité de l’existence, ce qui en dévoile toute l’absurdité. Pour Tillich, une telle prise de conscience exige un courage qui permette « de s’affirmer en dépit de la menace qui pèse sur l’affirmation de soi ontique de l’être humain »³⁶.
3 Le mal comme défi Si le mal est l’inexplicable, l’insondable, l’injustifiable et l’absurde par excellence, il n’en impose pas moins, en dehors du spéculatif et du réflexif, une action/réaction, un agir volontaire dans une visée éthique et responsable, ce qui requiert du courage, un courage en dépit de. Comme déjà évoqué, le mal est ce qui ne devrait pas être et qui doit être combattu. En cela, et au-delà de son caractère énigmatique, le mal se présente avant tout comme un défi : défi pour Ricœur, kairos et courage pour Tillich. Pour Tillich, les forces démoniques invitent à l’irruption d’un kairos qui mobilise l’action humaine en vue de transformer des conditions historiques aliénantes vers un idéal, vers le changement attendu et espéré, afin de tendre vers l’idéal du Royaume de Dieu. Il s’agit d’aborder le mal à partir de l’homme et de sa liberté, une liberté qui prend sur soi le mal, non dans le sens d’une responsabilité accusatrice du passé, mais dans le sens d’une responsabilité tendue vers le futur. C’est ce que Ricœur appelle « l’aveu du mal », qui fait qu’on ne vient pas du mal (causalité de son origine), mais qu’on en part dans un acte
Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant : essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1943, 589. Paul Tillich, Le courage d’être, 76.
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libre et volontaire³⁷. L’homme est ainsi confronté à son libre arbitre qui prend en charge le mal en vue de se décider face à lui en se demandant que faire contre lui. « Le regard est ainsi tourné vers l’avenir, par l’idée d’une tâche à accomplir, qui réplique à celle d’une origine à découvrir »³⁸. Tel est le défi posé par le mal.
3.1 Éthique de la vie bonne Le mal inéluctable (synonyme des forces démoniques) intime à l’homme une éthique et une responsabilité en vue de tendre dans la mesure du possible vers une vie bonne, ou du moins meilleure. Pour Ricœur, il s’agit de viser à une vie bonne non seulement pour soi, mais pour et avec les autres dans des institutions justes³⁹. Cette visée de la vie bonne s’inscrit dans l’impératif kantien d’agir au nom et pour le bien de tous : «Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle »⁴⁰. L’objectif de cette vision éthique n’est pas de résoudre la question du mal ni de l’évacuer, mais de l’affronter en vue de la dépasser. La visée de la vie bonne chez Ricœur s’inspire de la philosophie morale de Levinas et ressort d’une obligation morale qui s’inscrit dans les notions de respect, d’estime de soi et de l’autre, de justice, d’égalité, de responsabilité, de bonté, d’amitié, de mutualité, de sollicitude, de symétrie et d’asymétrie. « Parce qu’il y a le mal, la visée de la vie bonne doit assumer l’épreuve de l’obligation morale, que l’on pourrait récrire dans les termes suivants : “Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps que ne soit pas ce qui ne devrait pas être, à savoir le mal” »⁴¹. Cette visée de la vie bonne s’inscrit à son tour dans la Règle d’Or : « Ne fais pas à ton prochain ce que tu détesterais qu’il te soit fait. C’est ici la loi tout entière ; le reste est commentaire»⁴². Le projet éthique de la vie bonne suppose une décision, une action, une volonté et une capacité de l’homme. Ricœur évoque l’homme « capable » qui est à la fois l’homme souffrant et agissant. « C’est un homme capable de parole, capable d’action, capable de promesses. Un homme dont les actes sont coordonnables aux valeurs qu’il s’est lui-même données (valeurs potentiellement
Voir Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Tome 2. Finitude et Culpabilité, 30 – 34. Paul Ricœur, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, 58. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 202 et sq. Cité dans Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 258. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 254. Talmud de Babylone, Hillel, maître juif de l’apôtre Paul, Shabbat, 31a, cité in Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 255.
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attribuables à soi-même et à un autre que soi) »⁴³. L’homme capable est un homme responsable au sens sartrien du terme, à savoir qu’il assume les conséquences de ses choix et de ses actes. Le projet éthique de Ricœur articule le téléologique avec la praxis et le déontologique ; l’objectif éthique est la visée de la vie bonne par une morale qu’il faut passer au crible de la norme tout en s’assurant qu’elle soit applicable pour tous et ne conduise pas à une impasse pratique⁴⁴. Dans cette démarche éthique, il y a similitude entre soi et autrui ; ce qui est bon, valable et applicable pour moi l’est également pour l’autre, et inversement. La similitude est le fruit de l’échange entre estime de soi et sollicitude pour autrui. Cet échange autorise à dire que je ne puis m’estimer moi-même sans estimer autrui comme moi-même⁴⁵. Comme moi-même signifie : toi aussi tu es capable de commencer quelque chose dans le monde, d’agir pour des raisons, de hiérarchiser tes préférences, d’estimer les buts de ton action et, ce faisant, de t’estimer toi-même comme je m’estime moi-même. […] Deviennent ainsi fondamentalement équivalentes l’estime de l’autre comme un soi-même et l’estime de soi-même comme un autre ⁴⁶.
Ce projet éthique comme objectif d’un bien vivre ensemble ne se limite pas aux domaines relationnels et interpersonnels. Il s’applique à tout système qui engage le destin des hommes et revendique le droit et la justice pour chacun. Dans cette optique, nous pouvons considérer les maux ou forces démoniques inhérents au domaine politique et écologique comme des défis.
3.2 Défi face au mal politique. Paradoxe du pouvoir et de la responsabilité Ricœur entend par paradoxe politique, ou mal politique, la mise en place de systèmes destructeurs dans un objectif de bien commun. L’histoire politique est fortement marquée par « le mal en tant que violences, mensonges et oppressions »⁴⁷, allusion entre autres aux deux guerres mondiales et aux régimes totalitaires. Le paradoxe politique articule les notions de pouvoir, d’autorité et de violence.
Paul Ricœur, Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues, Paris, Seuil, 2017, 40. Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 200 – 203. Écho à la parole de l’Évangile «Aime ton prochain comme toi-même», Luc 10 ; 27. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 226. Paul Ricœur, Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues, 33 – 34.
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Le mal politique a atteint un seuil qui dépasse tout entendement avec Auschwitz, considéré désormais comme le «mal absolu», pour dire toute l’ignominie d’un système politique dont l’objectif a été de manière méthodique et systématique d’exterminer tout un peuple au seul motif qu’il était Juif. La Shoah, le pire des maux, la pire des désolations, l’incarnation du mal dans toute son horreur. a) Pouvoir politique et finitude humaine Pour Ricœur, le problème du mal politique découle du problème du pouvoir, non pas que le pouvoir soit un mal en soi, mais dès lors qu’il n’y a pas de pouvoir en-dehors de l’action/conviction et de la volonté humaines, il est soumis à la condition de finitude et de faillibilité, et donc sujet au mal. Il n’y a pas de politique sans volonté et décision humaines, sans un agir et pouvoir humains, en somme sans l’homme. La politique prend forme par le pouvoir exercé par des hommes. «Le pouvoir est une grandeur de l’homme éminemment sujette au mal ; peut-être est-il, dans l’histoire, la plus grande occasion du mal et la plus grande démonstration du mal »⁴⁸. Le paradoxe politique évoque un pouvoir qui s’inscrit dans une politique de violence, c’est-à-dire qui assoit son autorité par la force. Pour Tillich (parlant du nazisme), « un pouvoir qui ne se maintient qu’en recourant à la force, n’est plus un pouvoir ; un pouvoir doit se fonder sur l’assentiment du peuple et non sur la force (violence) »⁴⁹. Un pouvoir qui use de la violence est un pouvoir qui rompt avec la liberté et l’estime de l’autre, qui détruit le pouvoir-être et le pouvoir-faire de celui sur qui il prend le pouvoir. Un pouvoir qui s’impose par la force n’est plus dans son fondement un pouvoir, il ne l’est que s’il reçoit l’assentiment du peuple et se fonde sur la démocratie et la justice. S’inscrivant dans les pas de Hannah Arendt, Paul Ricœur précise : « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. […] La violence se distingue par son caractère instrumental »⁵⁰. On entend souvent que le propre du politique est de faire des promesses qu’il sait pertinemment ne pas pouvoir tenir. On assiste à une forme d’abus de pouvoir par le mensonge : autre paradoxe. Pour Ricœur, il importe de revenir à Paul Ricœur, « Le paradoxe politique », Revue Esprit, Mai 1957, 730. Paul Tillich, «La Décision socialiste » (1933), dans Écrits contre les nazis (1932 – 1935), Paris/ Genève/Québec, Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1994, 148. Paul Ricœur, Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, 22.
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une politique éthique et à une éthique politique où chaque citoyen est partie prenante. La politique doit être pensée et organisée autour et avec l’homme et non en-dehors de lui ; le citoyen doit se sentir participant et non exclu de la politique. La politique doit rejoindre le peuple au cœur de la cité et non s’adresser uniquement aux élites et aux experts. Il s’agit pour les personnes exerçant une fonction politique de dépasser la soif du pouvoir en la remplaçant par une volonté de vouloir vraiment changer les choses en vue d’un régime plus solidaire et équitable pour le plus grand nombre. Pour Ricœur, la politique doit se réinventer pour retrouver le lien avec le peuple. Il ne s’agit pas d’éliminer ou d’ignorer les conflits, mais de créer des espaces de concertations et de négociations, d’opter pour une organisation politique du « vouloir vivre ensemble » qui permette de prendre des décisions collectives. En somme, il s’agit d’opter pour une démocratie participative qui donne la parole aux citoyens. b) Pouvoir politique et responsabilité La responsabilité et l’éthique politiques en vue d’un idéal démocratique concernent autant les dirigeants que les citoyens/électeurs. Les électeurs ont autant leur part de responsabilité et doivent faire preuve de courage sans se résigner : « Le mal politique ne constitue aucunement un pessimisme politique et ne justifie aucun défaitisme politique »⁵¹. Le courage ou défi politique implique pour le citoyen de ne pas tout attendre de l’État, mais d’être participant et acteur du projet démocratique. Le défi politique exige autant la volonté et la responsabilité du citoyen que celles de l’État. Le paradoxe politique se situe aussi dans la conjonction entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité. L’État impose son pouvoir à coup de décisions qui dans leurs intentions se veulent raisonnables et profitables au bien commun dans une perspective immédiate et à long terme. Certes, le choix des décisions reste épineux et se situe souvent entre le préférable et le moindre mal. Il n’est pas toujours simple de trancher, car toute décision influe automatiquement sur le destin du peuple. Comme le soulève Ricoeur, le paradoxe politique se situe au cœur de l’intention politique. Si l’objectif premier est le bien commun, en voulant atteindre cet objectif, la politique s’est souvent retrouvée dans des systèmes qui ont causé plus de torts qu’autres choses.
Paul Ricœur, « Le paradoxe politique », 735.
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Toute intention/décision politique doit en permanence se soumettre au principe démocratique comme principe « correctif »⁵² afin d’en garantir la légitimité et la validité. Le droit et la justice doivent constituer le fondement de toute politique, ce qui implique de « soumettre les pouvoirs réels à la critique de l’exigence de justice, non pas abstraitement, mais de telle manière qu’il soit possible à tous les groupes de faire valoir leur exigence de justice. […] Seule la démocratie permet cela»⁵³. Cela suppose aussi une remise en question des motivations qui dictent les décisions et actions politiques, ce qui requiert vigilance, prudence et responsabilité. Si pour le citoyen, il est impératif de dénoncer le mal et la violence du pouvoir et de protester contre toutes politiques injustes et antidémocratiques, cette protestation, aussi légitime soit-elle, ne doit pas en rester au stade de la plainte, mais elle doit s’inscrire dans une prise de conscience politique, dans un agir et un courage politiques en vue d’influer sur les choses. Il ne suffit pas de s’indigner et de clamer sa colère, il faut aussi avec courage ne pas se laisser conditionner par le contexte socio-politico-économique et oser à son niveau bousculer l’ordre des choses, braver les obstacles en vue d’affirmer son destin. L’indignation, la révolte et les revendications, si elles sont nécessaires, doivent surtout aboutir à l’action et à l’engagement. Il s’agit de ne pas se résigner, mais d’avancer malgré les imperfections des instances qui nous gouvernent, en dépit de tout ce qui fait obstacle à l’existence. Cela requiert du courage, le courage de se remettre en question et de se mobiliser, non seulement pour soi, mais aussi pour les autres, sachant que toute action individuelle s’inscrit inévitablement dans un projet universel.
3.3 Défi face au mal écologique. Transition et responsabilité Aujourd’hui, la crise climatique est certainement le fait le plus préoccupant et inquiétant. De la fonte des glaciers à la disparation des espèces, en passant par la pollution de l’air, des nappes phréatiques, et des milieux marins, ainsi que par la diminution toujours plus grandissante des réserves énergétiques de la planète, la terre se meurt, et avec elle l’humanité. Dans ce contexte, il est plus qu’urgent de mettre fin aux comportements mortifères de consommation et de production. La transition écologique n’est plus une suggestion, elle est une exigence et un impératif d’ordre planétaire.
Paul Tillich, «La Décision socialiste » (1933), 151. Id.
La question du mal chez Paul Tillich et Paul Ricœur
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Lors d’un sermon au lendemain de la Seconde guerre mondiale, Tillich associe le chaos de l’époque se relevant des décombres avec l’annonce prophétique de la destruction du monde. Des propos d’une grande acuité face à la crise écologique actuelle : « Les visions prophétiques sont devenues concrètement, physiquement possibles ; elles peuvent se produire historiquement. “ La terre vole en éclats ” n’est plus seulement pour nous une métaphore poétique, mais une dure réalité »⁵⁴. Tout au long du sermon, Tillich évoque la responsabilité de l’homme face à la destruction de la terre et sa capacité à s’autodétruire, mais il insiste aussi sur le courage d’affronter la situation et de résister à l’hostilité⁵⁵. Le réchauffement climatique, avec ses répercussions sur l’avenir de la terre et de l’humanité, est un mal qu’il faut combattre, un défi qui s’impose à chacun sans exception et sans plus attendre. Le défi écologique s’inscrit à son tour dans l’impératif de Hans Jonas : «Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre» ; ou pour l’exprimer autrement : «Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la responsabilité future d’une telle vie », ou encore : «Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre »⁵⁶. Un changement de paradigme s’impose pour mettre fin à la domination destructrice de l’homme sur la nature, afin que la terre ne soit plus soumise aux caprices de l’homme, mais que l’homme se mette au service de la planète en vue de sa préservation. Adopter une nouvelle attitude à l’égard de la nature, c’est reconnaître notre responsabilité quant à sa détérioration et se rappeler que la nature a des droits. De nos jours, on ne peut plus ignorer la problématique écologique dans les questions politiques. L’écologie est devenue un enjeu politique majeur ; tout est désormais envisagé sous ce prisme. Il en va de la survie de l’humanité comme le rappelle Ricœur : «Pour qu’il y ait une humanité après nous, il faut qu’il y ait une nature après nous »⁵⁷, car « nous appartenons à la nature »⁵⁸. La crise climatique est un mal, une démonie qui pervertit et compromet sérieusement l’avenir de l’humanité. Une mobilisation mondiale dans un agir solidaire et responsable s’impose, celui d’une transition écologique urgente en vue d’un développement durable et équitable.
Paul Tillich, Quand les fondations vacillent, 19. Ibid., 25. Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Paris, Cerf, Champs essais, 1990, 40. Paul Ricœur, Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues, 165. Ibid., 166.
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4 Conclusion Si le mal est inévitable, il n’est pas pour autant une fatalité, même si la vie nous confronte parfois à des situations fatales comme la mort d’un enfant. Un sursaut de vie est toujours possible, certes différent, mais de vie tout de même. Ricœur parle de faire son deuil, un deuil qui ne rime pas avec résignation, mais avec une forme d’acceptation ; acceptation de l’imperfection, de la fragilité et de la vulnérabilité de la condition humaine et de tout ce qui nous gouverne. Un deuil décrit comme «un déliement de toutes les attaches qui nous font ressentir la perte d’un objet d’amour comme une perte de nous-même»⁵⁹. Le mal est une réalité inévitable et la question qui s’impose est de savoir comment y faire face. Nous l’avons vu, l’homme est tour à tour victime et bourreau, parfois sans le vouloir. Quoi qu’il en soit, l’homme ne peut s’exclure de la présence du mal dans le monde et il ne peut se dédouaner face aux divers maux qui gangrènent de plus en plus la société et le bien vivre ensemble. Il y aurait certainement moins de souffrances et d’injustices si chaque citoyen se comportait de manière plus éthique et solidaire. Il ne suffit pas non plus de s’indigner et de crier haut et fort son mécontentement. Les choses ne peuvent s’améliorer que si chacun se sent pleinement concerné et prend ses responsabilités sans attendre qu’on le fasse pour lui, sans attendre non plus que Dieu déploie, comme par magie, sa toute-puissance. Nous sommes les principaux vecteurs du changement que Dieu veut pour nous ici et maintenant. Certes, ce n’est pas si simple, mais c’est un défi qui en vaut la peine. L’attente d’un monde meilleur suppose l’attente dans l’action, écho au kairos de Paul Tillich. Il s’agit d’assumer l’existence avec tout ce qu’elle comporte de négatif, d’absurde et de tragique. C’est le courage de faire le choix de la vie en dépit de toutes les forces démoniques.
Paul Ricœur, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, 60.
Marc Dumas
Amour et justice chez Tillich et Ricœur. Ou comment explorer le pouvoir de la vulnérabilité Abstract : Comparing Love, Power and Justice (1954) by Tillich to Love and Justice (1989) by Ricœur, this chapter explores the universes of thought of the two Pauls by raising the following question: are there hermeneutical elements that allow a weak (vulnerable) understanding of power, which could be corrective of or corrected by the source of love, thereby generating a completely different justice?
L’intitulé de cette contribution demande quelques précisions sur le lieu à partir duquel je prends parole. Depuis plus de quatre ans, je suis sur une autre scène que celle où j’ai appris les rudiments de la réflexion théologique et où j’ai pratiqué ce métier; je suis maintenant professeur chercheur à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de mon Université et ce sont des préoccupations plus éthiques (que réflexives et/ou spirituelles) d’humanisation des soins qui occupent mon quotidien. Le contexte de formation des futurs professionnels de la santé est soumis à des cadres rigoureux (agréments, ordres professionnels) et à un dogme biomédical des soins à apporter aux personnes souffrantes. Ma nouvelle faculté forme des professionnels de la santé performants et compétents. N’est-ce pas ce que toute personne qui consulte souhaite le plus : avoir devant soi un professionnel capable de donner les meilleurs soins possibles? Cependant, je rencontre aussi sur cette scène nouvelle des soignants souffrants, incapables de communiquer adéquatement une mauvaise nouvelle avec empathie, fuyant une alliance thérapeutique avec un patient difficile, s’acharnant à prodiguer des soins curatifs alors que la personne devrait recevoir des soins de confort en fin de vie, etc. Et je découvre surtout une arrière-scène, là où des soignants semblent plus ou moins habilités à prendre soin de leur propre finitude, de leur détresse, voire de leur désarroi. Cette situation en conduit plusieurs à un désinvestissement, à un épuisement professionnel, pire à des tentatives de suicides. Reprenons maintenant la question de mon résumé : Retrouve-t-on chez Tillich et Ricœur des éléments herméneutiques permettant une compréhension faible (vulnérable) du pouvoir? Cette ressource corrective ou corrigée par la source de l’amour pourrait-elle engendrer une justice toute autre? Retrouve-t-on des éléments qui consentent à engager une conversation sur la https://doi.org/10.1515/9783110759860-006
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vulnérabilité et son pouvoir, qui permettent, en faisant un pas de côté, de réfléchir autrement « la course à la performance»¹ des professionnels qui, à un moment ou à un autre, font face à un mur d’impuissance existentielle? Allons-y donc tout d’abord avec une présentation du texte publié en 1954 de Tillich, puis avec celui publié en 1989 de Ricœur, avant enfin de relever certains points de comparaison, de suggérer quelques croisements, espérant qu’ils soient signifiants, voire pertinents pour offrir quelques éléments de réponse à notre question de départ².
1 Love, Power, and Justice Ces analyses ontologiques et applications éthiques (sous-titre du livre) sont les résultats publiés en 1954 de textes préparés pour des cycles de conférences données tout d’abord à Nottingham en Angleterre, puis sous une forme remaniée à Richmond, Virginie, aux États-Unis³. Ces textes ont aussi été entre ces deux cycles objet d’un séminaire à Princeton sur le thème de l’amour, du pouvoir et de la justice. Ces trois termes que l’on rencontre partout, dira Tillich en introduction à son opuscule, sont habituellement objet de grandes confusions et réductions car, trop souvent isolés les uns des autres, nous en oublions leur caractère dynamique et fortement interrelié. L’amour serait par exemple trop souvent réduit à un état émotif difficile à définir, faisant ainsi fi du grand commandement biblique d’aimer Dieu et son prochain, commandement qui sert d’impulsion éthique chez plusieurs philosophes⁴. Il en va de même avec le thème du pouvoir. À l’époque où les conférences tillichiennes sont prononcées aux États-Unis, le pouvoir est saisi en termes de puissance et de centrales électriques; nous l’associons parfois aujourd’hui à des forces occultes de l’économie ou de la politique, à des pouvoirs contraignants, qui échappent à la plupart d’entre nous. Et la justice isolée devient uniquement juridique, mathématique et comptable. Une
Voir Gilbert Larochelle et Françoise Courville, La course à la performance. Regards critiques de la philosophie sur la santé, Paris, Beauchesne, coll. « Dédale », 2016. Ma recension dans Revue de théologie et de philosophie, 152, 2020/4, 421– 423. Voir aussi les publications d’O. Abel, «Pouvoir, amour et justice. Considérations à partir de Tillich, Ricœur et quelques autres», dans ETR, 72/4, 1997, 543 – 556; M-A. Stenger, «Justice as a Theological and Ethical Criterion in Relation to Power and Love», in International Yearbook for Tillich Research, 9/1, 2014, 143 – 163. Paul Tillich, «Love, Power, and Justice. Ontological Analyses and Ethical Applications (1954)», in Erdmann Sturm, ed., Paul Tillich. Main Works/Hauptwerke, 3, Berlin, de Gruyter, 583 – 650. Voir ibid., 586 – 587.
Amour et justice chez Tillich et Ricœur
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telle justice de proportion et d’égalité ne rend pas compte des dynamiques de vie qui affectent le réel et peuvent engendrer concrètement beaucoup d’injustices⁵. Bref, l’addition de ce qui est au départ plus ou moins confus entrainera des compréhensions problématiques des termes en présence : l’amour serait-il résignation du pouvoir et le pouvoir serait-il déni de l’amour? L’amour ajouterait-il ce que la justice ne peut réaliser elle-même⁶? À cette description des confusions et des réductions du premier chapitre, Tillich y présente sa propre thèse en s’objectant à ces lectures partielles qui ne rendent pas compte des concepts et des rapports mutuels qui les animent. Il empruntera une lecture ontologique pour mettre en évidence le sens radical de chacune de ces trois notions, pour ensuite établir leurs rapports. Ontology is the way in which the root meaning of all principles and also of the three concepts of our subject can be found. It is the way which I intend to take in this and the subsequent chapters. Ontologically we shall ask for the root meaning of love, and of power and of justice. And if we do so, we may discover not only their particular meanings but also their structural relation to each other and to being as such⁷.
La lecture ontologique bascule en une lecture théologique, là où l’Être-Même apparaît comme la source des concepts et de leurs interactions. Trois chapitres sont donc consacrés à l’analyse ontologique des termes, deux chapitres illustrent la dynamique de l’amour, du pouvoir et de la justice dans les relations personnelles et dans les relations sociales et un dernier chapitre s’arrête enfin sur le lien entre l’ontologie et la théologie, affirmant que ces deux regards traitent chacun à leur façon de l’être comme être, de l’Être-Même, de Dieu. Cette structure des chapitres esquissée, retenons tout d’abord pour notre propos que ces trois notions possèdent un caractère unifié ou unifiant, qu’elles sont essentiellement en interaction. En effet, une fois réalisée la mise en lumière du caractère ontologique de l’amour, il devient plus aisé d’évoquer le pouvoir de l’amour comme pouvoir d’unification de ce qui est séparé, de ce qui est en relation avec le fondement de la vie et qui pousse vers l’actualisation⁸. Le pouvoir d’être est cette capacité de dépasser le non-être et de s’affirmer en dépit des menaces du non-être. Il est l’affirmation de la présence de l’amour qui œuvre étrangement à l’affirmation de la présence courageuse de l’être infini dans le fini, sachant qu’en dépit d’actualisations abusives, ambiguës, voire même destructrices, le pouvoir est essentiellement un exercice amoureux de
Voir ibid., 589. Voir ibid., 590. Ibid., 586. Voir ibid., 595.
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l’être en direction d’une justice créatrice… Cette dernière notion, celle de la justice, voit ses quatre principes (adéquation, égalité, liberté et personnalité) rejoindre avec peine le niveau ontologique, là où une justice transformatrice ou créatrice acquiert le pouvoir de la grâce divine, qui pardonne en vue de réunir; l’amour réunit et la justice préserve ce qui est à réunir; la justice créatrice est une expression de l’amour qui réunit… Puis, nous mettons en relief l’écart entre la lecture ontologique et la lecture plus existentielle, plus historique, dans laquelle l’ambiguïté et la confusion des notions s’embourbent péniblement aussi au niveau de l’éthique; l’effort tillichien est alors de proposer une reconnexion avec les racines ontologiques, avec les éléments permettant précisément essentiellement de dépasser concrètement les situations éthiques insolubles de l’amour, du pouvoir et de la justice, tant pour les individus que pour les groupes. De cet écart survient le possible de la justice créatrice et de son pouvoir amoureux unifiant. Tillich est bien conscient que sur le terrain les affaires concrètes sont plus complexes et que seulement des pistes partielles peuvent être proposées pour aller au-delà des impasses dont il est question quand il s’agit d’amour, de pouvoir et de justice. Soulignons enfin le lien étroit entre les perspectives ontologique et théologique. Le dernier chapitre souligne comment cette unité de l’amour, du pouvoir et de la justice entretient une relation avec l’Ultime (titre du chapitre). Ce lien étroit, reposant sur l’identification de Dieu avec l’Être-Même, racine des trois notions, engage à un recadrement de la compréhension de Dieu ou de l’Ultime. Il est le fondement vivant de tout ce qui a vie et il fait prendre part à cette vie vivifiante, si je puis dire. Dieu, la source vivifiante de notre vie et de notre existence, est source de l’amour, du pouvoir et de la justice. Si dans la dimension existentielle, les trois notions sont séparées et en conflit, dans la dimension de l’Ultime, elles sont essentiellement unies. Tillich parlera alors symboliquement de l’amour divin, du pouvoir divin et de la justice divine. Rappelons comment ces trois éléments symboliques ou divins transcendent les amours déchirés, les pouvoirs corrompus et les justices dites positivistes de l’existence; ils pointent vers une vie divine unifiée, une vie dynamique et en tensions. Pour le conférencier germano-américain, la tension entre l’amour et le pouvoir renvoie à la création, là où s’actualise l’aliénation existentielle. La tension entre l’amour et la justice renvoie au salut, là où s’actualise le dépassement de l’aliénation⁹ : « un
Voir ibid., 634.
Amour et justice chez Tillich et Ricœur
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amour qui réunit le séparé, un pouvoir de résister au non-être et une justice créatrice »¹⁰. Les dernières pages de l’opuscule ouvrent sur le thème de la communauté sainte, là où sont actifs l’amour, le pouvoir et la justice, là où l’agapè transforme les ambiguïtés de l’amour, là où le pouvoir spirituel transfigure les ambiguïtés du pouvoir et là où la justice créatrice convertit la justice comptable et positive. L’émergence de ces notions enracinées essentiellement dans l’Ultime rend possible l’impossible de l’être; il ouvre un espace où la réunion dynamique des trois éléments dépasse fragmentairement la situation fracturée dans l’existence. Ceci suggérant que le dépassement se réalise en adoptant une autre posture que celle où l’amour, le pouvoir et la justice sont coupés de leur racine essentielle. Mais une telle reconnexion n’invite-t-elle pas à un recadrage épistémologique radical, là où la participation à l’Être-même pour tous les étants-existants reconfigure la vulnérabilité à travers un courage d’être? Faisons maintenant un pas de plus en présentant le texte de Paul Ricœur, intitulé simplement Amour et Justice.
2 Liebe und Gerechtigkeit « Le prix [Lukas] 1989 est décerné à Monsieur le Professeur Docteur Paul Ricœur en reconnaissance de son travail aux frontières, liant les peuples, dont trois langues et cultures, résistant au conflit des interprétations et mettant ensemble de manière féconde la philosophie, la psychologie, la littérature et la théologie, particulièrement à travers la tradition herméneutique et phénoménologique »¹¹. Ainsi débutait l’eulogie prononcée par le professeur Oswald Bayer présentant le récipiendaire à l’honneur cette année-là. S’en suivit une conférence intitulée : « Amour et Justice», publiée le jour suivant en version bilingue (françaisallemand) chez Mohr. Le texte est divisé en trois parties, flanqué tout d’abord d’une brève introduction énonçant la problématique du propos. Le propos sera de se frayer un chemin entre deux extrêmes en usant d’une pensée dialectique méditative, se dégageant ainsi de l’approche de la philosophie analytique : « Par
Ibid., 635. Étonnamment, Tillich ne développe pas ce que pourrait être la tension entre le pouvoir et la justice. Cette tension ne pourrait-elle pas renvoyer à l’ambiguïté historique, là où dans l’horizon embourbé de l’immanence pointe celui de la transcendance, là où, pour l’exprimer en des termes plus tillichiens, l’histoire ambiguë devient aussi le lieu de manière fragmentaire du dépassement de l’histoire ? Paul Ricœur, Liebe und Gerechtigkeit. Amour et Justice. Oswald Bayer Éd., Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1990, 85. (Notre traduction)
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dialectique, j’entends ici, d’une part, la reconnaissance de la disproportion initiale entre les deux termes [amour et justice] et, d’autre part, la recherche des médiations pratiques entre les deux extrêmes, – médiations, disons-le tout de suite, toujours fragiles et provisoires »¹². Son approche remet en question la méthode analytique, car là est toute la question : «l’amour a-t-il, dans notre discours éthique, un statut normatif comparable à celui de l’utilitarisme ou même de l’impératif kantien»¹³ ? Ricœur consacre donc la première partie de son exposé à la disproportion entre l’amour et la justice, la seconde à l’écart entre la justice de ce monde et l’amour et en dernière partie, il propose de jeter un pont entre la poétique de l’amour et la prose de la justice. Pour résister à l’aplatissement des analyses conceptuelles des analytiques, il recense en première partie trois traits spécifiques qui permettent de comprendre l’autre style de langage employé par l’amour, ce discours étrange ou bizarre qui tranche avec celui de la justice. Le discours de l’amour est tout d’abord mis en lien avec le discours de louange (hymnes, macarismes et bénédictions), là où «la poésie biblique rappelle le fonctionnement discordant par rapport aux règles d’un discours qui chercherait l’univocité au niveau des principes : en poésie les mots-clés subissent des amplifications de sens, des assimilations inattendues, des interconnexions inédites »¹⁴, pour évoquer Robert Alter dans The Art of Biblical Poetry. Le second trait du discours de l’amour touche l’utilisation étrange de la forme impérative, comme si on pouvait commander d’aimer. Pour expliciter ce second trait, Ricœur renvoie aux fines analyses de Franz Rosenzweig qui déploie un usage poétique de l’impératif. Le commandement de l’amour «contient les conditions de sa propre obéissance par la tendresse de son objurgation»¹⁵, de sa prière pressante. La parenté entre la louange et le commandement d’amour distingue clairement ce dernier de la loi ou d’un impératif moral ou éthique. Considérant enfin l’amour comme sentiment, le dernier trait exploré est celui de la puissance de métaphorisation des diverses expressions de l’amour. Le dynamisme de l’amour crée un champ d’affects psychologiques; analogiquement et linguistiquement, il crée un procès de métaphorisation qui permet de signifier plus que lui-même. La métaphore renvoie toujours à plus qu’elle-même; elle trans-porte. La métaphore-trope « exprime ce qu’on pourrait appeler la tropologie substantive de l’amour, c’est-à-dire à la fois l’analogie réelle entre affects et le pouvoir de l’eros de signifier et de dire l’agape »¹⁶. Bref,
Ibid., 6. Ibid., 9. Ibid., 14. Ibid., 18. Ibid., 24.
Amour et justice chez Tillich et Ricœur
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« l’amour parle, mais dans une autre sorte de langage que la justice»¹⁷, objet de sa seconde partie. L’auteur insiste. Les traits du discours de la justice s’opposent à ceux du discours de l’amour. Deux éléments sont apportés en ce sens. Tout d’abord saisie comme pratique sociale, la justice déploie étroitement à l’aide de l’appareil judiciaire tout un formalisme qui permet de justifier ses décisions dites de justice : ses procédures, ses canaux et ses modes argumentatifs ne sont pas ceux de l’amour. Ricœur fait ensuite arrêt sur l’idée ou sur l’idéal même de justice. Son discours s’approcherait-il peut-être un peu plus de celui de l’amour? Encore là, d’Aristote à Rawls, la justice trop souvent réduite ou «identifiée presque complètement » à une justice distributive, peu importe les modulations au fil de l’histoire, peine à atteindre un idéal de justice, selon le philosophe français. Les deux piliers de l’idée de justice, soit les concepts de distribution et d’égalité, participent aussi au formalisme de la justice avec leurs forces et limites. Si ce formalisme peut éventuellement favoriser une certaine cohésion sociale, cela n’atteint pas vraiment l’idéal de justice. Ricœur suggère « que le point le plus haut auquel puisse viser l’idéal de justice est celui d’une société où le sentiment de dépendance mutuelle – voire même de mutuel endettement – reste subordonné à celui de mutuel désintéressement »¹⁸. Seule une dialectique de l’amour et de la justice ouvrira cet horizon où les idées de reconnaissance, de solidarité et de mutuel endettement seront aperçues comme point d’équilibre instable de cette dialectique¹⁹, objet de la dernière partie de son exposé. Au-delà de la confusion et de la dichotomie, une troisième voie, plus difficile, se dessine en vue de développer des actions responsables et elle apparaît de manière paradigmatique dans le Sermon sur la montagne (Mt.) ou de la plaine (Lc.), où se juxtaposent le commandement de l’amour (aimer ses ennemis) et la règle d’or (fais aux autres ce que tu voudrais que l’on te fasse). Pour mieux répondre de cette tension et de cette proximité entre amour et justice, Ricœur réfléchit tout d’abord à ce qu’il nomme l’économie du don, comme ce qui déborde l’éthique, comme ce qui est supra-éthique. Pour Ricœur, « le commandement d’aimer ses ennemis […] est l’expression supra-éthique d’une vaste économie du don »²⁰. Qu’est-ce à dire? Déjà le symbolisme de la création pose une donation originaire de l’existence, de la bonté de toutes choses créées et situe par conséquent l’homme créé bon au milieu d’une nature à respecter et à
Ibid., 10. Ibid., 38. Voir id. Ibid., 42 et 44.
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Marc Dumas
admirer. Ce dispositif de l’économie du don s’applique à la loi et à la justification dans la Bible : la loi est don à la suite de la libération du pays d’Égypte; la justification est don, pardon gratuit. Finalement, le symbolisme des fins dernières articule aussi cette économie, «où Dieu apparaît comme la source de possibilités inconnues »²¹. Dans cet horizon de l’économie du don, Ricœur qualifie le commandement nouveau de supra-éthique. Il engage la structure de la praxis, mais transcende la frontière de l’éthique, en s’approchant de l’économie du don. Une logique de la surabondance semble s’opposer frontalement à une logique d’équivalence, propre à l’éthique au quotidien, et qui relève de la Règle d’Or. Est-ce possible de concilier l’une et l’autre logique? On pourrait imaginer que l’une évince l’autre. L’auteur suggère pourtant une autre lecture : Une autre interprétation est possible, selon laquelle le commandement d’amour n’abolit pas la Règle d’Or, mais la réinterprète dans le sens de la générosité, et ainsi en fait un canal non seulement possible mais nécessaire d’un commandement qui, en raison de son statut supra-éthique, n’accède à la sphère éthique qu’au prix de comportements paradoxaux et extrêmes : ceux-là même qui sont recommandés dans le sillage du commandement nouveau : aimez vos ennemis […]²².
Une dynamique complémentaire se déploie donc ici : d’une part, pour éviter que le supra-moral dérape, il a besoin du principe de moralité, résumé dans la Règle d’Or et formalisé dans la règle de justice; d’autre part, pour éviter que la Règle d’Or soit victime de perversion, et pour éviter que la règle de justice soit réduite à de simples calculs utilitaires, elles ont besoin du commandement d’amour, de la poétique de l’amour, comme correctif. Cela implique une articulation en tension des deux logiques : « Elle [la tension] fait néanmoins de la justice le médium nécessaire de l’amour; précisément parce que l’amour est supra-moral, il n’entre dans la sphère pratique et éthique que sous l’égide de la justice»²³. Comme les paraboles réorientent en désorientant, au plan éthique, le commandement d’amour suspend l’éthique : «En un sens, le commandement d’amour, en tant que supra-moral, est une manière de suspension de l’éthique. Celle-ci n’est réorientée qu’au prix de la reprise et de la rectification de la règle de justice, à l’encontre de sa pente utilitaire»²⁴. Philosophes et théologiens sont appelés à discerner cette discordance entre les logiques et à dire « que c’est seulement dans
Ibid., 46. Ibid., 54. Ibid., 62. Ibid., 64.
Amour et justice chez Tillich et Ricœur
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le jugement moral en situation que cet équilibre instable peut être instauré et protégé »²⁵.
3 Jeter les ponts d’un dialogue en vue du pouvoir de la vulnérabilité Me limitant ici à l’étude de ces deux textes dans le cadre de ce travail, voici quelques éléments d’un dialogue possible entre les deux Paul. Il existe tout d’abord chez les deux auteurs une volonté de corriger ou de réhabiliter le pouvoir de l’amour; il est situé au-delà de la sentimentalité et audelà de l’irrationalité, deux caractères trop souvent véhiculés socialement. L’amour ferait perdre la tête, voire la raison, et conduirait à commettre des bêtises. Alors que chez Ricœur l’amour est un levier pour ouvrir la justice à une dimension autre, en suspension, en abondance de la justice qui évite ainsi le dalot de l’utilitarisme, chez Tillich l’amour, comme le pouvoir et la justice, a une racine ontologique qui s’exprime concrètement dans une volonté de réunion ou du moins de dépassement de ce qui est séparé et aliéné. C’est ainsi que l’amour accomplit la justice dans des formes personnelles et sociales, politiques, etc. Le rôle de l’amour ricœurien m’apparaît être celui dévolu par la justice créatrice tillichienne; le correctif du commandement d’amour chez Ricœur est repris par l’idée de justice transformatrice ou créatrice chez Tillich. Le pouvoir de l’amour n’est-il pas alors le pouvoir de la vulnérabilité qui se joue des impasses d’un amour sentimental, faisant perdre la tête ou encore d’un pouvoir froid, rationnel et inhumain? Ce pouvoir de l’amour rappelle à l’homme capable toute sa vulnérabilité et sa fragilité, à travers lesquelles il rencontre courageusement sa finitude et sa fin. Il existe ensuite chez Tillich et Ricœur une volonté de contrecarrer un emploi abusif et utilitariste de la justice. Tillich recourt à l’ontologie et à la théologie pour enraciner dans l’Être une justice créatrice transcendant les formalismes et leurs positivismes. Ricœur, quant à lui, use du discours excessif de l’amour, un discours en «décoïncidence», pour reprendre François Jullien²⁶, avec le discours de justice, discours prisonnier des arguments et des procédures infinis.
Ibid., 66. Voir François Jullien, Dé-coïncidence. D’où viennent l’art et l’existence, Paris, Grasset, 2017. Pour une exploration de la notion : Marc Dumas, «Vers un chemin de vie en vérité : foi, espérance et charité», dans Science et Esprit, 73/1, 2021, 115 – 126.
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Marc Dumas
Si chez les deux auteurs, on use de l’amour ou de sa dynamique pour corriger une justice trop humaine ou encore pour résister à des perversions existentielles de ce qui est radicalement et concrètement juste, le thème du pouvoir, même s’il n’est pas explicitement nommé chez Ricœur, ne serait-il pas encrypté dans la dynamique ou la tension entre le commandement d’amour et la justice²⁷? Concluons en revenant sur ma réflexion contextuelle de départ. Qu’en est-il de ce que j’ai appelé une compréhension faible ou vulnérable du pouvoir? Ne sommesnous pas ici en présence de deux penseurs pour qui la puissance de l’amour et de la justice est paradoxale? Pour qui l’être s’affirme à travers le pouvoir d’être, engendrant alors un dépassement de l’aliénation et une réconciliation de ce qui est séparé, traversant extatiquement (Tillich) ou débordant par la logique de la surabondance (Ricœur) ceux et celles qui sont victimes d’injustice, d’une justice utilitariste, trop utilitariste? Ils apparaissent alors comme deux ressources pour réfléchir autrement en mode de vulnérabilité l’amour, le pouvoir et la justice, un amour traversant les faiblesses, un pouvoir compris comme un anti-pouvoir et une justice réparatrice des injustices perpétrées par les puissants de ce monde… Dans le cas des soignants tiraillés, les propositions des deux Paul invitent à un recadrage anthropologique où sont pris en compte autrement la finitude humaine, sachant qu’elle est radicalement don gratuit de vie du premier au dernier souffle. Opérer un tel recadrage épistémologique exige un courage, courage de la vulnérabilité, vulnérabilité qui devient une source de relations plus justes et plus amoureuses.
L’exploration d’un plus large corpus chez Paul Ricœur permettrait de répondre à cette intuition d’un encryptage du pouvoir chez l’auteur au sein même du rapport entre l’amour et la justice.
Cécile Furstenberg
Le Courage d’être selon Tillich et être vivant jusqu’à la mort selon Ricœur. Dynamique commune et éclats singuliers autour de la question de la fin de vie Abstract : This chapter compares Tillich’s The Courage to be and Ricœur’s Living Up to Death in the light of recent discussions about end of life issues. Special emphasis is placed on Tillich’s and Ricœur’s particular understanding of anguish in the face of death and on their responses which display a common concern for the meaningfulness of death.
1 Introduction S’il y a dans l’œuvre posthume de Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, suivi de fragments ¹, une référence au livre de Paul Tillich Le Courage d’être ², celle-ci mérite d’être relevée et de devenir la lanterne qui guidera en filigrane le croisement entre ces deux œuvres. Celles-ci ouvriront à des rapprochements ou préciseront des divergences subtiles qui permettront d’enrichir cette dynamique commune centrée sur l’expression de la vie, que j’appliquerai aux contextes de fin de vie. C’est en abordant la problématique de l’espoir et de l’inespoir dans les contextes de traumatismes à partir des récits de Jorge Semprun et Primo Levi que Paul Ricœur se demande dans Vivant jusqu’à la mort : «Pourquoi J. Semprun a-til pu vivre et écrire, et non Primo Levi ? ». Il propose alors cette réponse : « À cause de sa stratégie de l’oubli ? Le courage d’affronter la mort à travers l’écriture» (251). Voir Abel sur le courage → Tillich, The Courage to be ³ »⁴. Jorge Semprun, comme Primo Levi, a été traumatisé par le Mal absolu, la mort comme massa perdita, l’horreur de la Shoah, la perte de proches. L’un en survit, l’autre se suicide. Paul Ricœur rejoint Paul Tillich dans cette lutte contre la mort, ou
Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, suivi de Fragments, Paris, Seuil, 2007. Paul Tillich, Le Courage d’être, Traduit par Jean-Pierre LeMay, Genève, Labor et Fides, 2014. Voir la note de bas de page de Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 70 : « Allusions au livre d’Olivier Abel sur le découragement (non publié) et à celui de Paul Tillich, traduit en français sous le titre, Le Courage d’être, Paris, Seuil, 1971». Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 70. https://doi.org/10.1515/9783110759860-007
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contre le Mal absolu, par le courage. Mais quel courage ? Celui de Primo Levi, dont le courage d’affronter la mort à travers l’écriture, le conduit au suicide. Le courage évoqué avec la référence à l’œuvre de Paul Tillich en appelle à un courage éthique qui ouvre à l’espoir et reconnaît les limites de la simple écriture pour traverser les traumatismes et opérer le travail du deuil. Ces deux auteurs se rencontrent dans un combat contre le mal et la mort, un combat qui ne se veut pas une échappée illusoire mais une entreprise réaliste qui ouvre au mystère de la vie, tout en acceptant la réalité de la condition humaine mortelle. C’est autour de quelques points de rencontre que j’alimenterai la discussion qui s’évertuera à découvrir les rapports de proximité et les subtilités singulières entre « le courage d’être» selon Paul Tillich et « l’être vivant» selon Paul Ricœur face à la mort, qu’il s’agisse de sa propre mort ou de celle d’autrui. Le rapport entre ontologie et éthique, ainsi que les termes clés de courage, d’être, de mort, de non-être, d’affirmation de soi, de consentement à la vie, et d’espérance, scanderont ce parcours qui veut suggérer un dialogue aventureux, vivant, entre les deux auteurs pour ouvrir des horizons sur l’appréhension de la mort et l’accompagnement de la fin de vie.
2 Le courage d’être/ être vivant/ face à la mort Dans les notions de « courage d’être » selon Paul Tillich ou « d’être vivant» selon Paul Ricœur, la vie s’efforce, dans sa forme naissante et fragile, de s’exprimer à travers cette nouvelle apparition dans un monde lui-même vivant, mystérieux, où d’autres êtres vivants interagissent. Toute vie en son début nécessite attention, soin, soutien. Toute vie est affectée par son environnement et son entourage et ses relations. Si la vie anime, elle requiert un effort du vivant pour se maintenir, se protéger, s’entretenir. Dans les contextes de fin de vie où la vie tend à s’amenuiser, à s’exprimer avec balbutiements, discrètement, ou au contraire à s’exprimer avec force, mobilisant ses dernières ressources pour déjouer le mauvais sort de la mort qui rode, exprimer son être en vie est un défi ! Paul Tillich reconnaît que définir le courage et préciser sa relation à l’être demeure fort complexe, et vraisemblablement la résolution de cette tâche constitue une gageure. Il s’appuie sur le dialogue Lachès de Platon pour souligner que Socrate lui-même n’a pas résolu le problème de la définition du courage. En effet, Lachès propose une définition du courage qui est celle de l’attribut du guerrier valeureux au combat. Mais il s’avère que la fuite peut être preuve de courage. Nicias propose donc une autre définition consistant à dire que le courage est la science de ce qu’il faut faire ou éviter de faire. Socrate constate que le courage est plus que la simple aptitude intellectuelle à délibérer.
Le Courage d’être selon Tillich et être vivant jusqu’à la mort selon Ricœur
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Le dialogue conclut alors sur une aporie. C’est dans la démarche d’une recherche assidue que Paul Tillich pense cependant discerner au mieux toutes les ressources de compréhension que fournit le courage comme mode d’être. Si le courage selon Paul Tillich est à considérer avant tout à partir du prisme de l’ontologie, il ouvre à la dimension éthique pour diverses raisons. « Certes, le courage d’être appartient à l’éthique, mais il s’enracine dans la totalité des dimensions de l’existence humaine et, en dernière analyse, dans la structure de l’être même (being itself). Il convient de le considérer d’abord d’un point de vue ontologique si l’on veut le comprendre d’un point de vue éthique »⁵. Le courage, dont la nature est difficile à préciser, relève de la structure ontologique et existentielle, tout en débordant sur l’évènement éthique : «Le courage d’être est l’acte éthique par lequel l’être humain affirme son propre être en dépit des éléments de son existence qui sont en lutte avec son affirmation de soi essentielle »⁶. C’est encore en se référant à Platon, en particulier à son œuvre La République, que Paul Tillich décrit l’émergence du courage dans le «thumos ». « Le thumos se situe entre l’élément intelligible et l’élément sensible de l’être humain »⁷ et, en ce sens, le courage est à la charnière entre la raison et le désir. C’est dans la confrontation à l’épreuve, à la maladie et à la mort prochaine, que le courage d’être est mobilisé, sollicité. L’étymologie du terme courage «andreia», force virile, et en latin « fortitudo », force d’âme, suggère la jonction entre la sagesse et l’élan valeureux. Pour Paul Ricœur, dans cet être vivant qui se donne à connaître dans son extrême vulnérabilité, l’affection est au cœur de l’existence. Paul Ricœur s’inspire aussi de Platon qui dit que le siège des affects est le thumos, « cette fragilité appréciative, cette appréciation affectante, est le point auquel puisse s’élever la conscience de soi dans le thumos »⁸. L’affection peut être un sentiment agréable. Toutefois, être affecté peut également signifier avoir de la compassion et, ainsi, accorder de l’attention, soigner celui qui souffre. L’affection est alors comprise dans sa forme passive du sujet affecté par autrui dans sa chair. Cette affection, par et pour l’autre, conditionne la sollicitude dans ce soin mutuel bienveillant, dans la rencontre avec l’autre faible, souffrant, fragile. La sollicitude relèverait de cette capacité de donner qui est autant accessible pour l’homme agissant que pour l’homme souffrant. Paul Ricœur n’a cessé de parler tout au long de ses études de l’homme agissant et souffrant. En même temps, il se refuse à dissocier Paul Tillich, Le Courage d’être, 33. Ibid., 35. Id. Paul Ricœur, La philosophie de la volonté, finitude et culpabilité, Tome 2, Paris, Aubier, 1993, 140.
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les deux. « Non contents de s’opposer, les deux termes se composent entre eux : l’autonomie est celle d’un être fragile, vulnérable. La fragilité ne serait que pathologie, si elle n’était pas la fragilité d’un être appelé à devenir autonome parce qu’il est appelé à le devenir de quelque façon »⁹. Dans cet être vivant s’exprime l’autonomie du sujet, à sa mesure, même vulnérable. Paul Ricœur associe à ces deux catégories, d’autonomie et de vulnérabilité, celle de l’homme désirant, qui rejoint la capacité de sollicitude, qui est capacité d’aimer, qui serait inscrite dans l’affection originaire de l’homme ouvrant à l’altérité par le désir du bien. La sollicitude unit en soi, et pour l’autre, les deux notions, malgré cette apparente dichotomie entre autonomie et vulnérabilité dans laquelle le sujet éprouve et prouve son existence. « Avec la diminution du pouvoir d’agir, ressentie comme une diminution de l’effort pour exister, commence le règne proprement dit de la souffrance »¹⁰. Et c’est dans ce corps à corps avec la souffrance et l’ombre de la mort qui guette que s’entreprend cette lutte pour demeurer vivant jusqu’à la mort. C’est en termes de combat, de lutte, d’effort que Paul Ricœur envisage cet être vivant de l’agonisant, qui se sent alors encore exister. Paul Ricœur ne conçoit pas cet affrontement vital possible en solitaire, il est soutenu par, avec et pour les autres. Pour Ricœur, la lutte de celui qui se trouve au seuil de la mort sera « une lutte pour la vie jusqu’à la mort »¹¹. Quant à la lutte de l’accompagnant, elle sera un « lutter avec »¹² en soutenant avec courage cette lutte de l’agonisant presque mort, mais encore vivant. Paul Ricœur s’oppose ici à Heidegger. Ce dernier voit en effet l’être du Dasein menacé par la mort qui point à l’horizon et se découvre comme un «être pour la mort ». Comme le relève justement Frédéric Worms, Paul Ricœur s’engage dans une opposition à ce court-circuit qu’Heidegger réalise entre le pouvoir être comme pouvoir mourir ; il préfère le pouvoir vivre et l’avoir à mourir comme en témoignent ces deux formules voisines percutantes : « La jubilation fomentée par le vœu – que j’assume – de demeurer vivant jusqu’à… et non pour la mort ne fait-elle pas ressortir par contraste le côté existentiel, partial, inéluctablement partiel de la résolution heideggérienne face au mourir ? »¹³. « C’est à l’heure du déclin que le mot de résurrection s’élève. Pardelà les épisodes miraculeux. Du fond de la vie, une puissance surgit, qui dit que l’être est être contre la mort. Croyez-le avec moi. Votre ami. Paul R. »¹⁴
Paul Ricœur, « Autonomie et vulnérabilité », dans Le Juste 2, Paris, Esprit, 2001, 86 – 87. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, 371. Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 47. Ibid., 46. Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, 466. Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 143 – 144.
Le Courage d’être selon Tillich et être vivant jusqu’à la mort selon Ricœur
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Peut-être que la reconnaissance de la proximité du « courage d’être» selon Paul Tillich et de « l’être vivant» de Paul Ricœur avec le conatus de Spinoza permet de joindre dans une même dynamique ces deux approches singulières. Paul Tillich, en effet, voit déjà dans la définition du conatus de Spinoza l’écho du courage d’être. Tillich relève d’ailleurs la citation de Spinoza : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose (Éthique III, proposition VII) »¹⁵. En outre, Spinoza lui-même définit le courage en le liant au conatus : « Par courage, j’entends le désir (cupiditas) par lequel tout être humain s’efforce de conserver son être d’après le seul commandement de la raison (III, proposition LIV, scolie) »¹⁶. Mais encore, c’est par la générosité que s’épanouit le courage ou l’affirmation de soi, dans l’amour d’autrui, dans une amitié mutuelle. Cet effort de persévérer dans son être ne renforce pas le repli sur soi et le narcissisme mais s’équilibre plutôt dans un juste amour de soi et d’autrui. Paul Ricœur reconnaît dans son éthique sa sensibilité pour le dynamisme vital du conatus spinozien, même s’il laisse inachevé les rapprochements possibles. Le décentrement de soi sur la vie comme puissance, puissance d’exister, est une source déterminante pour repenser l’éthique. C’est alors «l’idée de conatus, en tant qu’effort pour persévérer dans l’être, qui fait l’unité de l’homme comme de tout individu»¹⁷. Cette puissance, ou la vie, est pour Spinoza «Vie de Dieu ». Le désir désigne, pour Spinoza, l’essence actuelle de l’homme en tant qu’elle est déterminée par une affection qui lui est donnée à faire quelque chose de particulier. Selon Paul Ricœur, le désir est le levier pour l’ouverture à l’altérité par la sollicitude en éthique. La sollicitude soutient cet élan pour persévérer dans la vie par le biais de la relation bienveillante. Lors de la célébration de ses 90 ans, il confiait à des amis : « Il y a le simple bonheur d’être encore en vie et, plus que tout, l’amour de la vie, partagée avec ceux que j’aime, aussi longtemps qu’elle m’est donnée. La vie n’est-ce pas elle le don inaugural »¹⁸ ?
3 Le rapport à la mort et à la vie Pour Paul Tillich, le courage est affirmation de soi « en dépit de ce qui tend à empêcher le soi de s’affirmer lui-même »¹⁹. La découverte de la fragilité, des
Paul Tillich, Le Courage d’être, 51. Ibid., 52. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 365 – 366. Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 141. Paul Tillich, Le Courage d’être, 95.
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épreuves, de la finitude humaine donne à connaître des formes du non-être. Toute entreprise de fondation de l’être oblige à considérer le non-être comme une réalité comprise dans l’être même. La prise de conscience ou le sentiment de fragilité se transforme en craintes et en angoisses expérimentées qui deviennent les révélateurs de ce non-être, ou de la négativité de l’être. «L’angoisse, c’est la finitude éprouvée comme notre propre finitude ; c’est l’angoisse naturelle de l’être humain en tant qu’être humain et, d’une certaine manière, de tous les êtres vivants. C’est l’angoisse du non-être, la conscience de notre finitude comme finitude»²⁰. Ce n’est pas seulement la condition mortelle qui conditionne le nonêtre, c’est encore toute négativité à l’encontre de l’être que ce dernier englobe. Notre condition mortelle engendre deux symptômes qui l’anticipent : la crainte ou l’angoisse. Paul Tillich distingue la crainte de l’angoisse tout en soulignant leur incidence réciproque : « [L]’aiguillon de la crainte est l’angoisse, et l’angoisse tend à se transformer en crainte»²¹. L’objet de la crainte est connu, alors que l’objet de l’angoisse est inconnu. La crainte de la mort concerne cette mort concrète possible, tandis que l’angoisse de la mort concerne cet après mort dont on ne sait concrètement rien. C’est dans la tentative de maîtriser la crainte de la mort par le biais de la philosophie et du courage que la philosophie des stoïciens propose de renforcer le courage de vivre et de choisir librement et d’affirmer sa propre nature raisonnable. Le courage, ainsi compris, peut exceptionnellement conduire au suicide, comme c’est le cas de Socrate. Son acceptation de boire la cigüe ne serait pas en l’occurrence une évasion mais une affirmation de soi et de ses valeurs morales en raison. Il convient cependant d’être prudent quant à l’emploi du mot suicide dans la situation de Socrate. Le terme même d’acceptation de sa condamnation à mort conviendrait mieux que celui de suicide. Socrate accepte la sentence de son procès, sa condamnation, en raison de son obéissance à la loi, mais il en refuse l’accusation dont il fait l’objet, soit celle de corrompre la jeunesse. L’angoisse, par ailleurs existentielle, ne peut être anéantie, car elle est inhérente à notre condition mortelle. L’angoisse de la mort couvre certes «de son ombre» toutes les angoisses, celle-ci est existentielle, et le non-être, même hors de péril imminent, s’exprime. La maladie, la faiblesse, les accidents sont des formes expérimentées de la réalité du non-être englobée dans notre être. Paul Ricœur accède à la mort par le biais de l’imagination, des souvenirs, des restes, des sépultures, des traces des morts, de l’expérience de deuil d’un proche. C’est « avec et contre» cet imaginaire qu’il tente de s’en approcher, en
Ibid., 66. Ibid., 68.
Le Courage d’être selon Tillich et être vivant jusqu’à la mort selon Ricœur
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refusant en même temps de définir ce qu’il y a après la mort, ce qui reste une inconnue. La mort de l’autre comme expérience est certes selon Paul Ricœur en « quelque façon perte de soi » et « constitue à ce titre une étape sur le chemin du devancement »²². Toutefois, cette idée de la mort comme variante de la finitude, « cette idée qu’il me faudra mourir un jour » dynamise Paul Ricœur dans ce désir d’être pour exister. De plus, «je dois mourir » comme tout un chacun avant et après moi. L’avant de sa propre mort ne peut être qu’un être contre la mort. Paul Ricœur se permet d’évoquer la mort par les survivants, par le travail de deuil, travail de reconnaissance d’une dette envers les morts. Il s’agit de refuser la banalité du «on meurt », de la disparition du mort dans cette massa perdita, en faisant mémoire de leur vie. C’est alors que Paul Ricœur présente comme geste ultime du don de l’agonisant pour les survivants, le « transfert de la vie » qui peut trouver une résonnance lointaine avec la substitution telle que la présente Emmanuel Levinas. Ce «transfert sur l’autre de toutes mes attentes vitales sur l’autre qui est ma survie»²³ n’est possible qu’à partir du détachement de soi et de la disponibilité à l’Essentiel, c’est la preuve et l’épreuve ultime de l’amour. « C’est peut-être là l’épreuve suprême de la sollicitude que l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange, laquelle, à l’heure de l’agonie se réfugie dans le murmure partagé des voix et l’étreinte indélébile des mains qui se serrent»²⁴. C’est par l’affirmation de soi et le maintien de soi grâce à la relecture de sa vie, la découverte du sens par la narrativité, avec l’aide d’autrui, dans ses moments de crise existentielle, qu’advient l’être vivant jusqu’à la mort, et que devient possible cette réponse par le transfert du sens de la vie aux proches. Ce chemin d’agonie ou ce temps du mourir peuvent être longs. La narrativité, l’accompagnement spirituel, l’attention et la tendresse, sont des armes utiles dans cette lutte vaillante de préservation de l’estime de soi, d’abandon à la vie et de don de celle-ci.
4 Le courage comme vertu et la sagesse pratique Pour Paul Tillich, le courage est non seulement une vertu mais il se trouve au fondement de toutes les vertus. Il reprend Aristote qui présente dans Éthique à Nicomaque le courage comme simple vertu, juste milieu entre les deux extrêmes
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, 468. Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 87. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 223.
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que sont la lâcheté ou la témérité. De plus, il note que pour Aristote le courage est un attribut humain de l’homme qui agit bien. « L’homme courageux agit “en vue de ce qui est noble, car c’est le but de la vertuˮ (Éth. Nic.,III, 7) »²⁵, l’action noble étant pour Aristote digne de louanges. Le courage accomplit ainsi ce qui est bon et refuse ce qui est mauvais. Paul Tillich concorde avec lui dans ce sens : « Ce qui fait la beauté et la bonté du courage, c’est qu’en lui le beau et le bon s’actualisent : c’est par conséquent ce qui rend noble »²⁶. Paul Tillich observe que pour Thomas d’Aquin le courage est une des vertus cardinales : « Le courage, uni à la sagesse, comprend la tempérance dans la relation avec soi-même ainsi que la justice dans la relation avec autrui »²⁷. Ce dernier laisse cependant le primat à l’intelligence et subordonne le courage à la sagesse. Par ailleurs, le courage est une vertu qui prend part à la foi et à l’espérance. Paul Tillich va jusqu’à réinterpréter la foi à partir du courage. Pour Paul Ricœur, l’être vivant du mourant, de l’agonisant, ou du malade atteint de maladie potentiellement létale, dépend des décisions prises, de la sagesse pratique, de l’attention, de la faculté d’adapter le jugement à la situation donnée en invoquant la vertu de prudence aristotélicienne. Cette prudence est la voie du juste milieu entre deux extrêmes. Il est intéressant de constater que la sagesse pratique pour Ricœur est en étroite relation avec la sollicitude en situation, dans sa forme « mûre», critique, une fois passée par le crible de la norme. L’élan spontané de bienveillance, ou de sollicitude envers autrui, est enrichi par la faculté de discernement qui demande un effort, un souci, nourri par la visée de la vie bonne avec et pour autrui. Paul Ricœur invite les médecins à cette prudence et à cette responsabilité qui s’exercent dans la sagesse pratique en situation et qui conservent une marque d’incertitude et une certaine marge d’appréciation contextuelle. C’est dans « les trois niveaux du jugement médical »²⁸, conférence donnée à Fribourg en 1997, publiée dans la Revue Esprit, que se trouvent quelques clés résolutives. La prudence exercée dans la sagesse pratique nécessite une considération de la déontologie ici et ailleurs et de s’enrichir de la réflexion pour parvenir à une décision la plus juste ou adaptée possible dans toute situation singulière. Le troisième niveau du jugement correspond à la philosophie de la vie dans le « non-dit des codes », soit à une compréhension humaine globale de la souffrance dans la visée de la vie bonne qui complète les étapes préliminaires du premier et deuxième niveau du jugement médical. Les grandes questions de
Cité dans Paul Tillich, Le courage d’être, 36. Ibid., 37. Ibid., 38. Paul Ricœur, «Les trois niveaux du jugement médical», Esprit, No 227, Décembre 1996, 21– 33.
Le Courage d’être selon Tillich et être vivant jusqu’à la mort selon Ricœur
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bioéthique, dont celles autour de la fin de vie, interpellent Ricœur. Dans son article «Accompagner la vie jusqu’à la mort»²⁹, il s’interroge : «Aider à mourir ne serait-il pas dans certaines situations extrêmes une action bonne et, pourquoi pas, un droit inscrit dans la loi ?» À cette tentation de faire le bien sous la figure de l’euthanasie s’agit-il d’honorer la vie que la maladie rendrait indigne d’être vécue ? Paul Ricœur conçoit que l’enjeu est complexe, et il envisage ces problèmes délicats «animé par l’esprit de bienveillance». Il exprime sa réticence à confier cette tâche au corps médical : «Mais surtout un médecin ne saurait s’associer à un tel coup de force sur la vie : un médecin fait vivre»³⁰. Paul Ricœur rappelle avec force la valeur fondamentale de la loi comme garde-fou et protection face aux dérives. Le courage compris comme sagesse pratique fait ainsi appel tant à la sollicitude qu’à la responsabilité, que ce soit au niveau personnel comme au niveau institutionnel.
5 L’angoisse face à la mort, la réponse par le courage, la participation, le consentement comme « oui à la vie » Paul Tillich conçoit trois types d’angoisses qui s’observent lors de l’affrontement à la mort : 1. L’angoisse du destin et de la mort 2. L’angoisse du vide, de l’absurde et de la perte de sens 3. L’angoisse de la culpabilité et de la condamnation Il analyse les tendances de cette angoisse en fonction des époques. Dans l’Antiquité, on observe une tendance à vouloir faire face au destin et à la mort. Dans la période judéo-chrétienne du Moyen Âge, la croyance en l’enfer et au purgatoire amplifie l’angoisse face à la mort. Dans la période de la Renaissance et ensuite, le doute est facteur d’angoisse, angoisse devant le vide et l’absurde. Tillich décrit une certaine forme pathologique de l’angoisse lorsque le courage fait défaut et ne répond pas à cette angoisse existentielle en réaffirmant le sentiment d’être. Les guérisons de cette angoisse existentielle lorsqu’elle est exacerbée relèvent de différents domaines : de la médecine, de la religion, ou de la spiritualité. La distinction entre l’angoisse névrotique qui relève de la méde-
Paul Ricœur, «Accompagner la vie jusqu’à la mort », Esprit, N°323, mars-avril 2006, 316 – 320. Ibid., 319.
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cine et l’angoisse existentielle qui relève de l’accompagnement spirituel est subtile. La médecine et ses traitements ne peuvent résoudre le problème de l’angoisse existentielle, mais seulement atténuer sa manifestation sous sa forme pathologique. Le rôle de l’accompagnateur pour soutenir le courage d’être en réponse à l’angoisse existentielle est essentiel. Le courage est alors associé à la vitalité car il renforce le sentiment d’être, la puissance d’être, tout en acceptant le non-être et la condition mortelle. Il y a certes une affirmation de soi quelque peu narcissique dans ce courage d’être. Toutefois, le courage d’être n’est pas seulement le courage d’être soi, mais encore le courage d’être participant, dans lequel le sujet s’insère, sous forme participative, dans un monde commun partagé avec d’autres. Là il tente au mieux de trouver sa juste place éthique. « Le soi, coupé de sa participation au monde, est une coquille vide, […] »³¹. Ce courage d’être participant transcende en quelque sorte l’affirmation de soi et celle du monde. « Des idées comme celle de microcosme, miroir de l’univers, ou celle de monade représentant le monde, ou celle de volonté de puissance individuelle exprimant quelque chose de la volonté de puissance de la vie elle-même, tout cela oriente vers une solution qui transcende ces deux types du courage d’être»³². Pour sa part, Paul Ricœur observe l’influence de la société moderne sur l’angoisse provoquée par la confrontation à la mort. Il postule que le rythme accéléré de la société moderne et le refuge dans l’imaginaire dans son rapport à la mort, plutôt que dans la solidarité et la proximité rituelle avec le mourant, tendent à favoriser une angoisse excessive, voire délétère. Cette angoisse est expérimentée lors des divers évènements de la contingence : la vieillesse, l’accident, la maladie. Sa riposte la plus efficiente est dans cette affirmation du vouloir-vivre. Or il s’avère que le progrès technique et les modifications qu’il provoque dans notre rapport au monde et aux êtres transforme les caractéristiques de cette angoisse ainsi que notre manière de l’affronter. Certes, le ressenti de l’angoisse et sa gestion sont personnels, mais la société peut aussi être porteuse de sécurité ou vecteur d’angoisse. La mort dans nos sociétés modernes est médicalisée et la relation aux personnes en fin de vie est souvent confiée à des experts. Il résulte du peu d’expérience concrète de la mort de l’autre ou de sa fin de vie, soit un imaginaire débordant accompagné de craintes, voire d’angoisses amplifiées, pathologiques, soit une désappropriation de cette réalité qui se soustrait en quelque sorte à notre réalité humaine naturelle pour devenir une réelle maladie. L’espérance vivifiante est fragile et côtoie cette angoisse, l’es-
Paul Tillich, Le Courage d’être, 178. Ibid, 152.
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tompe, l’amenuise, mais celle-ci est une composante naturelle qui « l’accompagnera jusqu’au dernier jour ». Peut-on faire fi de l’impact de l’imaginaire social sur notre propre représentation de la maladie, de l’agonie et de la mort ? Paul Ricœur décrit deux modalités de l’imagination collective qui sont l’idéologie et l’utopie. Ricœur nous invite à faire cette « thérapie du mourir ordinaire»³³ qui revient alors à exorciser le Mal qui a engendré la contamination, la Massa perdita, et qui hante notre mémoire. C’est par le biais de l’herméneutique, du travail de la mémoire, du travail de l’imaginaire, qu’il est possible de conjurer cette contagion du Mal engendrée par des idéologies ou des utopies qui se prêtent aux dérives. Paul Ricœur invite à une certaine ascèse de l’imaginaire tout en concevant son rôle dans la pratique vertueuse, la dimension éthique concernant la « capacité à accompagner en imagination et en sympathie la lutte de l’agonisant encore vivant, vivant jusqu’à la mort »³⁴. C’est ainsi que le sentiment d’être vivant dépend entre autres du regard des autres. Paul Ricœur invite dans son œuvre posthume à cette conversion du regard qui permet de voir le malade en fin de vie comme agonisant encore vivant plutôt que comme mourant déjà mort ou presque, et ainsi de soutenir son estime de soi.
6 L’espérance et la foi Paul Tillich voit dans le courage la forme la plus radicale de l’affirmation de soi du mystique. Selon lui, le mystique a ceci de particulier qu’il cherche à pénétrer le fondement de l’être, et « par la force du courage, le mystique surmonte l’angoisse du destin de la mort »³⁵. Le mystique passe par l’épreuve du doute, de l’obscurité, de la nuit, étape nécessaire de dessaisissement de soi qui prépare à recevoir la lumière. Cette expérience fait passer par le creuset de la souffrance et par le gouffre du vide qui requiert de la patience. La rencontre avec Dieu permet au courage d’atteindre son point culminant. Il s’agit de lutter grâce à la confiance en Dieu et ainsi de surmonter le diable et la mort. Dans cet acte de confiance en Dieu, Paul Tillich voit l’expression du courage «de s’accepter soimême comme accepté en dépit du fait que l’on soit inacceptable »³⁶. La participation à la vie de Dieu est participation à l’éternité, mais pour entrer dans une telle béatitude il faut aussi que Dieu vous accepte.
Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 64. Ibid., 46 – 48. Paul Tillich, Le Courage d’être, 184. Ibid., 189.
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Le concept de foi vient ajouter quelque chose de plus à l’union mystique ou à la rencontre avec Dieu. C’est une expérience de la puissance divine comme acceptation de la transcendance. Le courage d’être devient expérience de transcendance déclenchée par le non-être que l’être englobe et auquel il s’oppose. « L’être s’affirme contre le non-être ». C’est en quelque sorte le non-être qui permet la révélation du Dieu vivant. « Le courage d’être s’enracine dans le Dieu qui apparait quand Dieu a disparu dans l’angoisse du doute »³⁷. L’espérance jalonne les écrits de Paul Ricœur. Souvent discrète, elle apparaît avec force lors de ses réflexions sur la faiblesse, la vulnérabilité, la maladie, la confrontation à la mort. Déjà dans sa thèse intitulée « Philosophie de la volonté, le volontaire et l’involontaire», le chemin du consentement croise la contingence, la vieillesse, la souffrance, l’expérience de la mort de l’autre. Il y distingue l’espérance de l’admiration. «L’admiration, chant du jour, va à la merveille visible, l’espérance transcende la nuit »³⁸. Paul Ricœur nous rappelle que celle-ci n’est pas déracinée de la réalité, mais bien plutôt incarnée, enracinée dans le consentement actuel : « Mais si l’espérance est l’âme du consentement, c’est le consentement qui lui donne corps […]. L’espérance qui attend la délivrance est le consentement qui s’enfonce dans l’épreuve»³⁹. C’est dans l’affirmation ou la «réaffirmation » au cœur de la fragilité constitutive de l’homme qu’il peut trouver des ressources vitales qui l’ancrent dans la vie malgré la mort. L’espérance est « l’âme mystérieuse du pacte vital que je puis renouer avec mon corps et mon univers »⁴⁰, le « oui à la vie». Quelques années plus tard, Ricœur publie, en 1951, dans la revue Esprit, un commentaire du livre de Paul Louis Landsberg « Essai sur l’expérience de la mort », où il relève les tentations de suicide décrites face à la menace de la mort et la riposte finale de l’affirmation invulnérable de l’espérance. «L’espérance créatrice, base naturelle de cette espérance dont il est écrit qu’elle ne nous laisse pas périr »⁴¹. L’espérance ouvre à une temporalité différente de celle expérimentée, et pourtant l’être humain peut en apercevoir quelques étincelles ou en ressentir quelques facettes. Dans Vivant jusqu’à la mort, Paul Ricœur s’interroge sur l’alliance des temps pour concevoir le schème de l’éternité. Il entrevoit de conserver quelque chose de la temporalité vécue en reliant la mémoire comprise comme préservation de l’avoir été avec l’attente de ce qui vient. Mais pour cela, il convient selon lui
Ibid., 213. Paul Ricœur, La philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Points, 2009, 599. Id. Id. Paul Louis Landsberg, Essai sur l’expérience de la mort, Paris, Seuil, 1951, 55.
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d’enraciner l’attente dans le désir de vie sous le signe du détachement parfait qui ouvre au Dieu des vivants et non des morts construits selon notre imaginaire. L’espérance donne à croire que ma vie survivra, laisse des traces qui accompagneront les survivants. L’accès à la «timide espérance»⁴² se donne grâce au détachement, dans un acte de confiance «au souci de Dieu » pour chacun, à sa sollicitude.
7 Conclusion Peut-être est-ce par la reconnaissance de la vie face à la confrontation à la mort que s’ouvre la conclusion de ce dialogue philosophique entre Paul Tillich et Paul Ricœur. Dialogue qui est en outre tout un parcours de reconnaissance mutuelle de ces deux auteurs autour des questions cruciales soulevées par l’épreuve de la maladie grave avec pronostic vital engagé. Le contexte de la fin de vie motive les réflexions philosophiques et éthiques. Il touche de près autant le malade concerné par cette menace de la mort qui se fait pressante que les proches et les soignants. Le dynamisme vital qui anime l’œuvre et les réflexions de Tillich et de Ricœur offre une motivation à soutenir la vie dans ces contextes de fin de vie où pourtant la mort rode sous diverses formes, tel un fantôme, tout comme le Mal, dans ce corps qui se délabre. C’est sur l’existence et l’être que Paul Tillich enracine ce dynamisme, alors que c’est plutôt sur l’être vivant par l’estime de soi et la sollicitude que Paul Ricœur le fait. C’est dans la formule du « courage d’être» que Paul Tillich envisage ce combat contre le non-être que l’être englobe. C’est dans la formule de « demeurer vivant jusqu’à… » que Paul Ricœur conçoit cette lutte du malade et de l’accompagnant pour soutenir cette vie jusqu’à la mort, contre la mort. L’épreuve de la confrontation à la mort ou au non-être rend paradoxalement plus vivant. La mort peut cependant mettre à rude épreuve et la tentation de l’abréger peut devenir une réalité à affronter avec courage ou sagesse, mais avec quel courage ou avec quelle sagesse ? C’est dans une alliance entre la raison et le désir que le courage éthique trouve sa juste mesure, ou que la sagesse pratique trouve l’ajustement qui donne à la vie de s’exprimer, par les ressources vitales qui habitent le malade, le proche ou le soignant. Si le champ de vocabulaire de Paul Tillich, davantage théologique, et celui de Paul Ricœur, plus philosophique, diffèrent, des résonnances communes étrangement les rapprochent. Les deux tentent en effet d’affronter avec réalisme la question de la mort ou du non-être pour penser ou repenser la
Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, 376.
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vie ou l’existence. Si la vie n’est certes pas un concept clé dans la philosophie des deux auteurs, elle en est un souci présent et reste une énigme qu’ils tentent subrepticement de décrypter par le biais de l’être ou de l’être vivant, et cette énigme devient plus prégnante à mesure de la confrontation à la mort. C’est par la confrontation au non-être, par le dessaisissement et l’oubli de soi, que l’être, selon Paul Tillich, se dévoile grâce au courage d’être soi et au courage de la participation. C’est par la renonciation à soi, le consentement, l’abandon et la confiance que le don et le transfert de la vie sur les survivants sont possibles, selon Paul Ricœur. La mystique et la rencontre avec Dieu, mais aussi la foi et l’espérance, ouvrent au Dieu au-dessus de tout Dieu, selon Paul Tillich. L’attention à l’Essentiel, la confiance en Dieu, en la grâce, est chemin de salut et de vie pour Paul Ricœur. L’actualité relative aux démarches législatives portant sur la fin de vie interroge. La crainte et l’angoisse face à la mort ont toujours été une réalité. Mais celles-ci ont une teinte différente en fonction des époques. Paul Tillich et Paul Ricœur ont un regard singulier et perspicace sur la particularité de l’angoisse face à la mort dans notre époque moderne. Ces auteurs nous ouvrent à des considérations qui peuvent aider à mieux comprendre ce qui se passe pour tout un chacun, mais encore pour les proches ou la société, dans ces contextes de fin de vie, et ainsi nous aider à mieux les appréhender ou les vivre.
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Finitude et responsabilité chez Paul Tillich et Paul Ricœur. Quelle éthique théologique ? Abstract : This chapter examines the concepts of finitude and responsibility as essential to understand the relationship between ontology and ethics in Paul Tillich and Paul Ricœur. While it highlights some discriminatory pastoral practices in which it is assumed that what is ultimately marked by finitude is to be excluded and condemned, this comparative approach draws the outline of a theological ethic of care and gratuity in which dialogue gives human fragility the opportunity to be welcomed in love.
Introduction Le couple «finitude et responsabilité» se retrouve dans les écrits de Paul Tillich et Paul Ricœur. Si la notion de finitude fait clairement appel au discours ontologique, le concept de responsabilité concerne généralement le champ de l’éthique. Cependant, il est nécessaire, chez les deux auteurs, de dépasser ce dualisme et cette catégorisation pour découvrir la richesse conceptuelle du couple finitude et responsabilité. En effet, chacune de ces deux notions renvoie à la fois à une dimension ontologique et éthique. Plutôt que de les séparer et de les catégoriser, nous allons découvrir avec Paul Tillich et Paul Ricœur le déploiement de leur articulation. Nous nous baserons principalement, chez Paul Tillich, sur la Théologie systématique III et sur Le courage d’être, et, chez Paul Ricœur, sur Finitude et culpabilité I. L’homme faillible et sur son article «Fragilité et responsabilité». Comme on le constatera, cette articulation pourrait permettre de développer une avenue stimulante pour entrer dans le domaine de l’éthique théologique et y explorer plusieurs questions : Que penser de l’importance des œuvres, dans la perspective d’une éthique théologique qui prend au sérieux l’articulation de la finitude avec la responsabilité ? Jusqu’où va la responsabilité de l’être humain marqué ontologiquement par la finitude, c’est-à-dire par une limite fondamentale ? En quoi la finitude influe-t-elle sur la portée et la valeur éthique des gestes humains, et par conséquent, sur la responsabilité humaine ? Cette articulation de la finitude et de la responsabilité exige toutefois d’interroger et de repenser certaines pratiques pastorales. Comment l’Église devrait-elle se rapporter au https://doi.org/10.1515/9783110759860-008
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péché et aux personnes identifiées comme pécheresses si l’on prenait au sérieux cette articulation ? Ceci a plus de signification si on sait qu’il existe, dans les Église africaines, des pratiques pastorales qui, d’une certaine manière, écartent des fidèles de la communauté des croyants car ils ou elles sont, de façon visible, concernés par les marques de la finitude dans sa dimension impliquant la responsabilité. On peut penser à la mise à l’écart des filles-mères, ou, dans l’Église du Rwanda, au refus d’administrer les sacrements si la personne n’a pas payé quelques frais, etc. Plus important encore, l’articulation de la finitude et de la responsabilité pose la question de la place des personnes vulnérables dans nos communautés croyantes. Comment doit-on accueillir de telles personnes qui seraient affectées par les signes observables de la finitude dans nos communautés ecclésiales ? Notre réflexion sera développée en trois moments : 1) Paul Tillich et la théologisation de la philosophie à travers les concepts de finitude et de responsabilité ; 2) Paul Ricœur et la philosophisation des mythes : finitude et responsabilité ; et enfin 3) l’esquisse d’une éthique théologique à partir de l’articulation des deux auteurs autour de la finitude et de la responsabilité. À partir de l’idée de la théologisation chez l’un, et de la philosophisation chez l’autre, cette réflexion se trouve à la frontière entre la philosophie et la théologie. Enfin, nous terminerons cette étude par une réflexion sur une éthique théologique axée sur le soin et la gratuité, ainsi que sur une éthique théologique interculturelle.
1 Paul Tillich et la théologisation de la philosophie : finitude et responsabilité L’une des forces conceptuelles de la pensée théologique de Paul Tillich réside dans l’appropriation théologique des notions phares de la philosophie de son époque. Nous appelons ici cette démarche, la théologisation. Docteur en philosophie, Paul Tillich n’hésite pas à faire une reprise théologique de concepts éminemment philosophiques pour appréhender à nouveaux frais la foi chrétienne et les manifestations sociales de la religion dans la culture. À ce titre, Tillich reprend la notion philosophique de la finitude pour lui donner une portée théologique nouvelle. Ainsi, Tillich s’inscrit-il dans la même lignée méthodologique que les grands théologiens, tels que saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, etc. Mais Paul Tillich n’a fait que se réapproprier théologiquement le concept qui a toujours été théologique et qui ne cesse d’interpeller à la fois les théologiens et les philosophes. « Il semble que la première entreprise visant à cerner l’être
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humain en tant qu’être fini qui nous ait été laissée par écrit remonte au christianisme naissant et fut formulée par le théologien Grégoire de Nysse au quatrième siècle. Le fini (to peratoumenon) est alors saisi comme ce qui est marqué par l’imperfection radicale de ne pas être Dieu »¹. En effet, ce que saint Thomas d’Aquin a fait de la pensée d’Aristote, Paul Tillich le fait avec les philosophes allemands ; nous pensons, par exemple, à Emmanuel Kant et à Martin Heidegger. Ces deux grandes figures de la philosophie allemande se sont penchées sur la question de la finitude. Alors que Kant pense la finitude en termes négatifs, parce qu’elle empêche l’homme d’avoir accès à la vérité absolue, Heidegger, quant à lui, propose une approche positive de la finitude. « La grandeur de la finitude a été amoindrie et faussée à la lumière d’une infinité mensongère»². L’approche de Kant et celle de Heidegger sont contradictoires, si l’on considère la question de la finitude. Alors que d’après Kant, la finitude empêche d’accéder à la connaissance, selon Heidegger, la finitude est une disposition existentielle nous permettant de tendre vers la connaissance, surtout de l’être. Pour Michel Foucault, l’importance de la notion de finitude en philosophie contemporaine signe un virage dans l’histoire même de la pensée européenne. Elle marque l’aboutissement de la subjectivité assumée et achevée. « Penser le fini à partir de lui-même »³ devient la marque de fabrique de la philosophie occidentale. Au-delà de la linguistique, il y a « la dimension ontologique de la finitude». L’être humain ne peut pas être pensé en-dehors de cette catégorie qui le concerne et le marque essentiellement. Qu’elle soit saisie en termes positifs ou négatifs, la finitude reste l’attribut de l’être humain. On peut remarquer que la tournure moderne de la finitude est plus proche de celle de Heidegger que de celle de Kant. « La finitude constitue le fondement de l’existence humaine, le fini étant conçu à partir de lui-même, sans une référence nécessaire à l’infini ou à une transcendance posée en-dehors de la subjectivité»⁴. Alors que la notion de la finitude se donne la mission de traduire une catégorie ontologique de l’être humain permettant toute forme de saisie conceptuelle de son existence, les philosophies de la finitude marquent la nouvelle ère philosophique qui exclut la transcendance et l’infini des mécanismes conceptuels pour comprendre l’être humain.
Franz-Emmanuel Schürch, «Heidegger et la finitude», Klesis. Revue philosophique, 15, 2010, 7. Martin Heidegger, cité par Franz-Emmanuel Schürch, «Heidegger et la finitude», 14. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, 329. Henri-Charles Tauxe, La notion de finitude dans la philosophie de Martin Heidegger, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971, 8.
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Cependant, il faut reconnaître que le christianisme n’a pas attendu la philosophie contemporaine pour parler de la finitude. En effet, le péché, au sens chrétien du terme, c’est-à-dire un acte qui est posé et assumé par l’individu et dont la portée se détache de la volonté de Dieu, renvoie déjà à la notion de la finitude, entendue comme catégorie ontologique où l’homme se pose de façon autoréférentielle. Pour Paul Tillich, la conception de la finitude de l’être humain comme lieu d’expression de sa liberté a des répercussions importantes à la fois sur le concept lui-même et sur la théologie. En effet, la notion de finitude n’a pas pour seule signification l’exaltation de la liberté de l’individu exilé de la toutepuissance de Dieu, de l’infini. Dans l’expression de sa subjectivité, l’être humain est également frappé par la finitude. Or, la liberté est le fondement de la subjectivité dans la mesure où elle pose la possibilité de s’individualiser. À ce titre, elle est aussi, comme la finitude, une catégorie ontologique. Paul Tillich démontre que c’est au cœur de son déploiement que la liberté fait face ou non à Dieu. Elle ne peut pas ne pas se heurter à sa finitude, comme faiblesse, au sens kantien, ou comme défi, selon la perspective heideggérienne. Selon Paul Tillich, la finitude, dans son rapport avec la liberté, est une structure ontologique expliquant la chute, non pas comme un évènement ponctuel, mais comme une structure ontologique présente chez tous les êtres humains. Selon cette perspective, «la liberté de se détourner de Dieu est une propriété de la structure de la liberté comme telle »⁵. La disposition, chez l’homme, à ne plus suivre sa liberté constitue une négation de celle-ci. La vieille question de l’être et du non-être s’y invite. La finitude de la liberté en tant que telle fait émerger la non-liberté comme étant l’autre versant toujours présent de la liberté. La liberté humaine est marquée par les limites qui font partie de son être même. « Au moment où il prend conscience de sa liberté, le sentiment de se trouver dans une situation dangereuse s’empare de lui. Il fait l’expérience d’une double menace qui a ses racines dans sa liberté finie et qui s’exprime par de l’angoisse : angoisse de se perdre en se concrétisant par lui-même et en ne rendant pas effectives ses potentialités ; angoisse de se perdre en se concrétisant lui-même »⁶. Ainsi, deux dangers guettent l’exercice de la liberté, et tous les deux sont portés par la catégorie de l’angoisse qui trouve son origine dans la finitude. Il convient de souligner que le dispositif conceptuel de Paul Tillich dans ses deux pôles, à savoir l’essence et l’existence, constitue le lieu par lequel la notion Paul Tillich, Théologie systématique. Troisième partie. L’existence et le Christ, traduction d’André Gounelle en collaboration avec Mireille Hébert et Claude Conedera, Québec/Paris/ Genève, Les Presses de l’Université Laval/Éditions du Cerf/Labor et Fides, 2006, 58. Ibid., 63.
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de la responsabilité se montre essentiellement liée à celle de la finitude. Ainsi, le rêve de la liberté se confond avec l’essence, alors que la concrétisation de la liberté est caractérisée par l’existence. « L’homme est un ensemble dont l’être essentiel se caractérise par l’innocence du rêve, dont la liberté finie rend possible le passage de l’essence à l’existence, que l’éveil de sa liberté place entre deux menaces angoissantes de perte de soi, et qui choisit, en sacrifiant la préservation de l’innocence du rêve, de se concrétiser »⁷. La concrétisation est le moment à la fois ontologique et éthique de la liberté. Une liberté qui ne se concrétise pas n’en est pas une, puisqu’elle reste un rêve. La liberté humaine fait l’expérience de sa finitude dans l’exercice de sa concrétisation. C’est dans cette dernière que l’homme se rend compte de la non-liberté existentielle qui est l’autre face de la médaille. Le lieu de la responsabilité est le passage de l’essence à l’existence. Nous pourrions dire que la responsabilité comme catégorie éthique naît de ce paradoxe ontologique que l’on appelle la finitude, c’est-à-dire un mélange de liberté et de non-liberté, d’essence et d’existence. Dans ce quasi-chaos, la notion de responsabilité s’invite comme une conséquence du paradoxe ontologique déjà identifié ci-dessus. Elle est une tentative désespérée de mettre de l’ordre et du sens dans le déjà-là. L’éthique en général, et l’éthique théologique en particulier, trouvent leur fondement dans l’articulation ontologique de la liberté et de la non-liberté qui prend chair existentiellement dans la double angoisse. Il n’y aurait pas d’éthique possible si la concrétisation du rêve était effective et sans risque. « Ce qui veut dire que le passage de l’essence à l’existence caractérise universellement l’être fini. Il ne s’agit pas d’un évènement du passé, car il précède ontologiquement tout ce qui a lieu dans le temps et l’espace»⁸. La responsabilité, dans sa dimension éthique, reste un effort de la part de l’être humain d’habiter le monde fini. En cela cette responsabilité est, elle-même, finie. La responsabilité est d’ores et déjà compromise au niveau de l’ontologie anthropologique. «Il n’y a pas de discontinuité absolue entre la servitude de l’animal et la liberté humaine »⁹. Les moments de liberté et de servitude chez l’être humain s’entremêlent de façon étonnante. Le conflit entre les deux moments est donc évident. Tillich fait remarquer, dans la même logique, que la notion de responsabilité présente des ambigüités quand il s’agit de savoir à quel moment de la vie humaine on peut la reconnaître en l’homme. «Il existe des
Ibid., 64. Id. Id.
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limites à la responsabilité […]. La responsabilité présuppose la pleine capacité de répondre en tant qu’une personne »¹⁰. Cependant, il se fait qu’il y a des circonstances qui atténuent le caractère responsable de l’homme. « Dans bien des cas, la fatigue, la maladie, l’intoxication, des compulsions névrotiques et des dissociations psychotiques réduisent la centricit黹¹. Il y a des moments d’excentricité chez l’homme qui, dans leur qualité de destinée, marquent la finitude de sa liberté. « Ces causes ne suppriment pas la responsabilité, mais elles montrent la part de la destinée en tout acte humain »¹². Pour éclairer des éléments marqueurs de la finitude en rapport avec la notion de responsabilité, Tillich ne néglige pas les apports des sciences humaines. «Il faut mentionner la redécouverte actuelle de l’inconscient et du pouvoir déterminant qu’il a dans les décisions conscientes de l’homme»¹³. La raison raisonnante n’est pas toujours le centre des mobiles de nos actes. Les pulsions corporelles et psychiques sont aussi les mobiles de notre agir. Dans ces conditions, il n’est pas possible d’envisager l’être humain comme celui qui est toujours centré sur lui-même. Le dernier élément non négligeable évoqué par Tillich est « l’inconscient collectif». « Le soi centré dépend non seulement des influences de l’environnement social qui s’exercent et qu’on reçoit consciemment, mais aussi de celles qui agissent dans une société sans qu’on les perçoive, ni qu’on les formule. Il en résulte qu’il n’est qu’à moitié vrai qu’une décision individuelle soit indépendante»¹⁴. Le contexte dans lequel l’individu se trouve joue un rôle très important dans l’auto-compréhension de l’être humain, non pas comme quelque chose d’extérieur à lui, mais en tant que catégorie ontologique de son être. Il est l’être-au-monde. La liberté finie débouche sur une responsabilité finie. Cependant, la finitude de la liberté, et donc de la responsabilité finie, ne signifient pas que l’homme soit totalement soumis au déterminisme. Encore une fois, chez Tillich, nous nous situons dans la pensée de la frontière. Aborder la question de la responsabilité en tenant compte de la finitude présuppose une certaine ontologie anthropologique. L’homme n’est pas un être centré de façon autarcique. « L’unité centrée d’une décision rassemble toutes les forces et les influences qui constituent la destinée d’un homme. […] L’univers entier participe à chaque acte de la liberté humaine. Il représente la part de la destinée dans l’acte de libert黹⁵. La finitude
Id. Id. Id. Ibid., 72– 73. Ibid., 73. Ibid., 74.
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affecte la responsabilité de l’homme dans tout ce qu’il fait. Les actes humains sont le lieu où la liberté expérimente ses limites dans son pôle contraire : la destinée.
2 Paul Ricœur et la philosophisation des mythes : finitude et responsabilité L’un des apports de Paul Ricœur à la pensée philosophique consiste dans ses efforts de réconciliation qu’il a toujours tenté d’accomplir entre le langage mythique et le langage philosophique. Il est apparu que les mythes ne pouvaient être compris qu’à titre d’élaborations secondaires renvoyant à un langage plus fondamental que j’appelle le langage de l’aveu ; c’est ce langage de l’aveu qui parle au philosophe de la faute et du mal ; or ce langage de l’aveu a ceci de remarquable qu’il est de part en part symbolique, il ne parle pas de la souillure, du péché, de la culpabilité en termes directs et propres, mais en termes indirects et figurés¹⁶.
Les mythes, à travers le langage symbolique qu’ils utilisent et qu’il faut déchiffrer pour accéder au sens, abordent d’une certaine manière les problèmes de l’homme. Pour aborder la question de la finitude et de la culpabilité, Paul Ricœur s’engage dans une démarche méthodologique qui prend au sérieux les mythes et les symboles qui les traversent. Pour approcher les questions existentielles, comme par exemple la question du mal, Ricœur pose un cadre ontologique avec une catégorie appelée «la faillibilité», « c’est-à-dire de la faiblesse constitutionnelle qui fait que le mal est possible ; par le concept de faillibilité, l’anthropologie philosophique vient en quelque sorte à la rencontre de la symbolique du mal, de la même manière que la symbolique du mal rapproche les mythes du discours philosophique »¹⁷. La question du mal est commune aussi bien à la philosophie qu’aux mythes. Au cœur des mythes, on trouve les questions existentielles travaillées en philosophie. Celle-ci ne peut pas faire fi de l’intelligence de ces questions telle qu’elle est développée par les mythes. Pour que la philosophie puisse avoir accès au sens de ces mythes, il faut qu’il y ait une méthode visant à en faciliter l’accès et la compréhension. Il s’agit de la méthode
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité I. L’homme faillible, Paris, Aubier Montaigne, 1960, 10. Ibid., 11.
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herméneutique, « c’est-à-dire les règles de déchiffrement appliquées à un monde de symboles»¹⁸. Paul Ricœur fait lui-même le rapprochement entre la faillibilité et la finitude. En effet, « c’est finalement dans cette structure de médiation entre le pôle de finitude et le pôle d’infinitude de l’homme qu’est cherchée la faiblesse spécifique de l’homme et son essentielle faillibilit黹⁹. Tout se passe comme si la faillibilité, comme élément essentiel caractérisant l’être humain, naissait du lien paradoxal entre la finitude et l’infinitude de l’être humain. Dans le langage de Paul Tillich, on pourrait parler du lien entre l’essence et l’existence. «L’idée que l’homme est par constitution fragile, qu’il peut faillir, cette idée est, selon notre hypothèse de travail, entièrement accessible à la réflexion pure, elle désigne une caractéristique de l’être de l’homme »²⁰. Paul Ricœur accepte la pertinence de ce constat ontologique sur l’être humain. Cependant, il pense que la faillibilité, saisie dans le cadre d’une pensée pure, ne favorise pas la valorisation du pôle de la finitude au détriment de l’autre pôle, à savoir l’infinitude. Or, pour lui, l’être humain doit être pensé dans sa totalité. Ceci suppose que son paradoxe ontologique d’être à la fois fini et infini doit être assumé dans toute pensée. Paul Ricœur va plus loin dans sa logique d’une approche de l’homme en tant qu’une réalité complexe et totale. Ainsi, la philosophie, à partir de sa méthode, ne devrait pas exclure les savoirs élaborés sur l’homme par d’autres registres de langage. Il s’agit ici du langage mythique qui correspond au registre du symbolique. Car, en effet, pour lui, «la philosophie ne commence rien absolument : portée par la non-philosophie, elle vit de la substance de ce qui a déjà été compris sans être réfléchi ; mais si la philosophie n’est pas, quant aux sources, un commencement radical, elle peut l’être quant à la méthode»²¹. Or, pour Ricœur, le caractère faillible de l’homme est exprimé sans cesse dans les mythes. On y trouve une précompréhension de l’homme faillible. Ricœur l’appelle «le pathétique de la misère»²². L’homme se comprend lui-même comme misérable dans le sens que délivrent les discours de la précompréhension philosophique. Chaque fois que la philosophie veut se débarrasser des discours de la précompréhension, elle reste au niveau des idées désincarnées et perd en termes de compréhension et de critique sur l’homme et sur elle-même. «Le mythe c’est la misère de la philosophie ; mais la philosophie, quand elle veut parler non de
Id. Ibid., 12. Ibid., 21. Ibid., 24. Id.
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l’Idée qui est et qui donne mesure à tout être, mais de l’homme, est philosophie de la misère»²³. Tout se passe comme si l’approche de la réalité, au sens philosophique, éludait quelques aspects importants de l’être humain et que l’intégration des symboliques dans le champ philosophique apportait à celui-ci épaisseur et profondeur. Dans cette perspective, Ricœur affirme : « Dès que la réflexion intervient elle scinde l’homme ; la réflexion est essentiellement divisante, scindante. Autre chose, dit-elle, est de recevoir la présence des choses, – autre chose de déterminer le sens des choses ; recevoir c’est se livrer intuitivement à leur existence ; penser c’est dominer cette présence dans un discours qui discrimine par la domination et qui lie dans un phrasé articulé »²⁴. En ce sens, la finitude en tant que pensée et la finitude en tant que reçue ne signifient pas la même chose. L’exemple que livre Ricœur, à ce propos, est explicite. Il s’agit de celui du corps. Celui-ci peut être saisi dans une perspective qui met en valeur la finitude, de par les souffrances qu’il peut endurer et d’autres formes de limites. Cependant, Paul Ricœur pense le corps également comme un lieu d’ouverture, ouverture au monde, à l’autre, etc.²⁵. La finitude est ici posée comme une condition de possibilité d’une morale. En effet, c’est parce que je suis fini que je suis essentiellement connecté au monde et aux autres. Ceux-ci sont un lieu permettant d’assumer et de gérer sa finitude sous la bannière de la responsabilité. Ainsi, la finitude est le lieu de la rencontre de l’altérité, et c’est dans cette rencontre qu’a lieu le jeu de la responsabilité. Le discours de Ricœur sur la finitude se radicalise à travers la notion d’ouverture qui permet à l’être humain d’entreprendre des tentatives de dépassement de la finitude. « Le fait même de déclarer l’homme fini révèle un trait fondamental de cette finitude : c’est l’homme fini lui-même qui parle de sa propre finitude. Un énoncé sur la finitude atteste que cette finitude se connaît et se dit elle-même ; il appartient donc à la finitude humaine de ne pouvoir s’éprouver elle-même que sous la condition d’une vue sur la finitude ; d’un regard dominateur qui a déjà commencé de la transgresser »²⁶. En d’autres mots, on peut dire qu’il n’y a finitude, au sens de l’homme, que dans la mesure où l’homme cherche, depuis toujours, à la dépasser. La prise de conscience de la finitude va de pair avec l’éternel mouvement de la transgression de la finitude. Cela se remarque dans les discours de précom-
Ibid., 27. Ibid., 37. Ibid., 37– 38. Ibid., 43.
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préhension qui se rapportent aux aspects existentiels de la finitude de l’être humain. La misère de l’homme qui se résume dans la finitude a toujours fait l’objet de l’attention de l’être humain. Cependant, elle ne doit pas être saisie exclusivement d’après sa dimension négative, comme il a été déjà souligné à partir de Martin Heidegger. « La finitude est toujours l’envers, et l’ouverture, la signification première et directe de l’être humain parmi les êtres du monde »²⁷. L’ouverture dont parle Ricœur se traduit dans l’idée d’humanité, dans l’idée d’articulation entre la partialité qui est la mienne et mon ouverture à l’humanité au sens où je vis l’universalité dans ma particularité personnelle. Il s’agit ici, de nouveau, d’un dispositif ontologique et qui fait appel, de manière implicite mais réelle, à l’idée de responsabilité. Sur ce chemin qui nous conduit du discours ontologique au discours éthique, c’est toute la personne qui finit par entrer en jeu dans son anthropologie philosophique. En effet, il n’est pas étonnant qu’il opte pour une vision plus englobante de l’être humain, puisqu’il s’insurge régulièrement contre toute approche sectorielle de l’humain. Ainsi, pour lui, « la personne est encore une synthèse projetée, une synthèse qui se saisit elle-même dans la représentation d’une tâche, d’un idéal de la personne. Le Soi est visé plutôt que vécu. J’oserai dire que la personne n’est pas encore conscience de Soi pour Soi ; elle est seulement conscience de soi dans la représentation de l’idéal du Soi »²⁸. La question de la responsabilité humaine trouve ici son fondement ontologique, dans un mélange inextricable entre la finitude et l’ouverture, entre le soi et la représentation de soi, entre le visé et le vécu. La responsabilité comprise dans une pensée de la finitude ne se réduit pas à la définition traditionnelle « selon laquelle la responsabilité consiste à pouvoir se désigner soi-même comme l’auteur de ses propres actes»²⁹. Dans l’horizon d’une pensée de la finitude, la responsabilité n’est envisageable que dans un contexte où il y a une personne, un groupe ou une communauté qui a besoin, de par sa fragilité vécue, de bénéficier de notre secours. C’est à ce niveau que la conception dialectique de la finitude chez Paul Ricœur accède à l’approche éthique de la responsabilité. L’être humain, dans sa fragilité, n’est pas que fragile. Il est ontologiquement disposé à chercher à la dépasser dans un mouvement d’ouverture à l’altérité, à se sentir concerné par l’humanité qui est en chacun de nous. Ainsi, celui qui est affecté par la finitude au sens visible peut
Ibid., 73. Ibid., 86. Paul Ricœur, «Responsabilité et fragilité », Autres temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, 2003, n° 76 – 77, 129.
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compter sur la responsabilité des autres au nom de l’humanité commune. «Le fragile qui est quelqu’un compte sur nous ; il attend notre secours et nos soins, il a confiance que nous le ferons. Ce lien de confiance est fondamental »³⁰. Selon Ricœur, nous pouvons expliciter ce lien de confiance en le présentant comme la conséquence de l’ouverture caractérisant dialectiquement la finitude humaine.
3 Quelle éthique théologique ? Le dialogue entre Paul Tillich et Paul Ricœur autour de la question de la finitude dans son rapport à la notion de responsabilité révèle quelques points communs et quelques différences entre eux. En ce qui concerne les lieux de convergence, notons leur intérêt pour les questions qui concernent l’anthropologie philosophique. Tillich et Ricœur abordent la question de la finitude de l’être humain en rapport avec les mythes, comme par exemple celui du péché originaire. À ce titre, l’anthropologie philosophique constitue un lieu de croisement et de conciliation entre la philosophie, les traditions religieuses, et la théologie. Les deux auteurs prennent leur distance par rapport à l’orientation philosophique prônée par les courants philosophiques de la finitude. En effet, la pensée portant sur la finitude ne doit pas se limiter à la valorisation exclusive de l’homme. Celle-ci consiste à encourager l’homme à assumer sa propre finitude sans recourir à l’entité métaphysique appelée transcendance ou infini. Tillich et Ricœur partagent cette démarche critique face aux penseurs qui abordent la question de la finitude de deux manières. Une première aborde la finitude avec un intérêt purement spéculatif et théorique, comme chez Heidegger. Cette approche de la question de la finitude ne tire pas vraiment des conséquences éthiques. Elle est caractérisée par ce que nous appelons la neutralité éthique. Paul Tillich et Paul Ricœur dépassent cette approche et développent, chacun à leur manière, une certaine éthique de la finitude à travers les notions de liberté finie, de responsabilité, etc. La question de la finitude peut deuxièmement être abordée dans une perspective pessimiste sur l’homme, approche qui ne satisfait pas non plus les deux auteurs. La disposition ontologique de la finitude ne réduit pas l’homme à une destinée désespérée. La morale chrétienne a longtemps joué sur cette approche pessimiste de la finitude de l’être humain pour justifier la nécessité du salut et du respect indiscutable de toutes les règles morales prétendument inconditionnelles et qu’il faut respecter afin d’être sauvé. Cette deuxième approche de la fini-
Id.
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tude humaine conduit à l’hétéronomie de la religion sur les autres domaines de la vie, alors que la première approche traduit une volonté assumée de vivre dans une autonomie autarcique. Sur le plan de l’éthique théologique, Tillich et Ricœur sont alors des penseurs qui jettent des ponts entre les différents domaines de la culture et qui évitent, l’un comme l’autre, de tomber dans l’exclusivisme ou dans la confusion. À titre d’exemple, la théologie a besoin de la philosophie, comme l’affirme Tillich, et la philosophie a besoin des ressources religieuses, comme nous nous en rendons compte chez Ricœur. Paul Tillich et Paul Ricœur invitent à la prise au sérieux de la question de la finitude chez l’être humain mais, en même temps, ils proposent des pistes afin de ne pas s’y enfermer. Tous les deux sont animés, de façon différente, d’un élan de dépassement de la finitude à travers un rapport paradoxal qu’entretiennent, chez Tillich, l’essence et l’existence, et, chez Ricœur, le fini et l’infini. Les deux posent la question éthique dans cette relation paradoxale et ambiguë qui existe entre les deux pôles que sont, d’une part, l’essence et l’infini, et d’autre part, l’existence et le fini. Ces pôles se nourrissent et s’entremêlent mutuellement. Du point de vue des différences, reprenons un point qui nous a marqué en réfléchissant sur le rapport que les deux auteurs établissent entre la question de la finitude et celle des mythes : Paul Tillich passe par la catégorie ontologique de la finitude humaine pour aborder la question du péché originel. Or, ce dernier est présenté, par Tillich, comme un mythe. La finitude, comme catégorie ontologique de l’être humain, est, chez lui, considérée comme la clé herméneutique de la question du péché originel. Le récit du péché originel n’est donc plus à comprendre de façon littérale. L’homme, en tant qu’il est un être marqué par la finitude, condamné à passer du monde de l’essence à celui de l’existence, ne peut pas échapper à la question du péché. Tillich aborde le récit de la chute, qui est un mythe, à partir de la question de la finitude. Paul Ricœur, quant à lui, fait le chemin inverse et s’efforce de comprendre la finitude à travers les mythes. Il se sert du pathétique de la misère que l’on retrouve dans les mythes pour aborder et élever à un niveau philosophique les questions de précompréhension. Les récits mythiques sont des lieux où l’on trouve la finitude à l’état de précompréhension, car les mythes constituent un registre de langage qui, depuis les temps anciens, ne cesse d’évoquer, selon sa propre logique, les questions relatives à la finitude de l’homme. À ce titre, les mythes ne sont pas à négliger si nous voulons mieux comprendre la question de la finitude chez l’être humain, ainsi que d’autres aspects qui en découlent, tels que le mal, la souffrance, la mort, etc. La responsabilité, dans un contexte ontologique de finitude, ne peut pas être assumée totalement, voire absolument. La liberté finie et d’autres circonstances psychologiques et socio-anthropologiques rendent l’être humain moins res-
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ponsable de ses actes. C’est en ce sens que, pour Paul Tillich, l’homme a besoin de l’amour qui va au-delà de la considération de la responsabilité de l’être humain devant ses actes. En ce sens, la question du salut, sur le plan de l’éthique théologique, ne peut pas être envisagée comme un résultat des actes parfaits aux yeux de Dieu. Dieu, dans le contexte de l’incarnation, rejoint la finitude, non pas pour la condamner, mais pour l’habiter, et, ainsi, la sauver en la portant, en l’assumant pleinement à l’exception du péché, c’est-à-dire en ne mettant jamais au-delà de l’amour une autre condition. Dans une logique christologique, la finitude humaine s’ouvre radicalement à la transcendance qui se manifeste en termes d’amour. Dieu est amour. Ainsi, l’éthique qui nous semble pertinente, sur le plan de la théologie chrétienne, est une éthique théologique de l’amour. C’est dans la logique de l’amour que la responsabilité de l’être humain, marqué par la finitude, peut avoir son sens. Cette éthique théologique de l’amour est la condition de possibilité de la responsabilité finie que l’homme doit assumer. En d’autres termes, Tillich reste fidèle à lui-même en ne confondant pas la responsabilité au sens juridique du terme et la responsabilité au sens théologique. Cette posture se retrouve aussi clairement chez Ricœur quand il parle de la responsabilité dans l’horizon de la sollicitude. Pour lui, au nom de notre finitude et surtout de notre humanité commune, les uns comme les autres sont responsables des uns et des autres. La finitude comprise dans une dynamique d’ouverture à l’autre, à l’altérité, rend responsable des uns des autres, et surtout de celles et ceux qui sont plus frappés que d’autres par les marques plus ou moins visibles de la finitude. C’est la logique de la priorité donnée aux pauvres, ceux-ci étant compris au sens global et large des personnes frappées par la pauvreté de tout type. La responsabilité, dans le sillage de la question de la finitude telle qu’elle est traitée par Paul Tillich et Paul Ricœur, est un appel à l’amour, à prendre soin de l’autre dont la dignité et l’humanité sont dégradées. Notre expérience d’enseignement à l’université en Afrique nous paraît, à ce sujet, éclairante. Nous essayons de pousser nos étudiants à penser de façon critique la place réservée à certains membres de la communauté croyante. En effet, la rencontre des personnes fragilisées par la vie avec les responsables de l’Église n’est jamais un long fleuve tranquille pour elles. Nous parlons ici de la fragilité issue des situations qui concernent la demande de sacrements et l’intégration complète de ces personnes dans la communauté croyante. En effet, les enfants nés hors du mariage ainsi que leurs mères, en l’occurrence les fillesmères, sont loin d’être accueillis dans la communauté. Dans beaucoup de paroisses, si ce n’est pas toutes, ces enfants doivent attendre d’être adolescents pour demander, eux-mêmes, le baptême. Leurs mères ne peuvent plus bénéficier
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des sacrements, comme par exemple la communion, sans faire un parcours de ré-initiation. Pendant cette période, ces mères sont appelées «Abagarukiramana », c’est-à-dire celles qui se sont coupées de Dieu par elles-mêmes et qui cherchent à revenir à lui. Entre-temps, ces mères sont écartées de la communion avec la grande communauté tant qu’elles n’ont pas terminé le temps de repentance mis en place par l’Église à travers le parcours de ré-initiation. Nous disons souvent à nos étudiants que l’Église, au nom du Christ, n’a pas le droit de faire souffrir et d’enfoncer les personnes fragilisées. Il est à noter que, dans le cas des fillesmères, les hommes responsables de ces grossesses, et qui sont donc les pères de ces enfants, ne sont jamais inquiétés. L’Église, au nom du Christ, a la responsabilité de relever le faible et non pas de le condamner. Cette pratique pastorale de plusieurs Églises d’Afrique est à l’opposé de ce que prônent Paul Tillich et Paul Ricœur, à travers l’articulation de la finitude et de la responsabilité. Ce traitement réservé aux filles-mères révèle le manque d’éthique du soin qui découle de la prise au sérieux de l’articulation entre la finitude et la responsabilité. Ceux et celles qui sont frappés par les signes visibles de la finitude, quel que soit leur niveau de responsabilité dans le malheur vécu, ont besoin que les autres prennent soin d’eux. Dans l’éthique du soin, la responsabilité ne peut pas être assumée de façon radicale et absolue. Le statut des mythes chez Paul Tillich et Paul Ricœur nous conduit à poser les éléments d’une éthique théologique interculturelle. En effet, les mythes sont, selon Tillich, les lieux dont le sens est, avant tout, ontologique. Ceci signifie que les mythes nous renvoient profondément à notre être en tant qu’être humain. Or, tous les peuples ont leurs mythes. Ceci revient à dire que l’humanité peut dialoguer sur sa fragilité et sa richesse ontologiques autour des mythes. Pour cela, la lecture ontologique des mythes, comme le fait Tillich, est nécessaire. Il convient de dire que sans la même lecture, l’éthique théologique du dialogue interculturel est vouée à l’échec. Si une culture se rapporte à ses mythes à travers une lecture littérale et que l’autre tire du sens de ses mythes à partir des méthodes herméneutiques, alors il ne peut pas y avoir de dialogue entre les deux cultures à partir de leurs mythes respectifs. On peut s’en rendre compte aujourd’hui même à l’intérieur de l’Église. Alors que les théologiens catholiques ont réussi, en Europe, à imposer une lecture non littérale des récits bibliques mythiques, les catholiques africains, dans leur grande majorité, lisent et comprennent encore ces récits bibliques à travers une lecture littérale. On constate, dans les colloques internationaux, combien il est difficile de dialoguer entre les deux cultures chrétiennes, qui se rencontrent pourtant à l’intérieur d’une même Église.
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L’approche ontologique des mythes se propose comme un moyen intéressant permettant d’établir une éthique théologique du dialogue interculturel dans le sens où les richesses des mythes de chaque culture peuvent être explicitées et partagées dans un langage commun. Par la lecture ontologique des mythes, l’éthique théologique du dialogue interculturel se montre pertinente dans la démarche d’une théologie de l’inculturation. En effet, en quoi les mythes chrétiens rencontrent-ils les mythes de telle culture ? Comment les mythes chrétiens peuvent-ils habiter et se dire de façon audible et crédible s’ils ne sont pas traduits dans les catégories des mythes d’une culture d’implantation ? L’éthique théologique du dialogue interculturel issue de la lecture ontologique des mythes offre au christianisme une deuxième chance pour habiter son temps et le contexte dans lequel il se vit. On arrive à la même éthique théologique du dialogue interculturel à partir de l’approche des mythes de Paul Ricœur. Celui-ci parle de l’approche herméneutique pour analyser et comprendre les richesses des mythes. Or, pour Ricœur, tous les mythes sont traversés, sur le plan de la précompréhension, par des questions existentielles. Ceci veut dire que, comme chez Tillich, une fois que la même méthode est appliquée sur les différents mythes issus de diverses cultures, on peut dégager les éléments autour desquels il est possible de dialoguer et de se comprendre entre cultures. Cela suppose qu’il n’y ait pas de mythe supérieur aux autres et que tous les mythes, à travers la lecture ontologique ou la lecture herméneutique, soient le miroir à travers lequel l’humanité se découvre dans sa ressemblance absolue, c’est-à-dire dans la condition humaine.
Conclusion L’articulation des notions de finitude et de responsabilité chez Paul Tillich et Paul Ricœur nous a permis de découvrir que les deux auteurs cherchent davantage à réconcilier qu’à séparer les deux notions. Leur tentative d’articulation se fait non pas seulement à travers les notions, mais également à travers les disciplines et les registres de langage. Ainsi, la philosophie enrichit la théologie, alors que les mythes en général, et les mythes religieux en particulier, nourrissent la philosophie. À travers leurs travaux autour de la finitude et la responsabilité, c’est la condition de l’homme qui est revisitée, et ce sont deux attitudes qui sont dépassées. Ces deux attitudes sont, d’une part, la monodimensionnalité qui couperait la finitude de l’infini et l’existence de l’essence. Et d’autre part, sur le plan chrétien, une condamnation abusive de la finitude qui fait tomber dans l’excès de responsabilité. Ces deux auteurs questionnent à nouveaux frais la signification des mythes pour notre compréhension de nous-
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mêmes et des autres, le rapport à nous-mêmes et aux autres. Tous ces éléments nous ont conduit à penser les pistes d’une éthique théologique du soin et du dialogue interculturel. Ainsi, il y a tout un passage à faire d’une éthique théologique du jugement à une éthique théologique du soin et du dialogue interculturel. Ce passage suppose, du côté des chrétiens, une posture qui consiste à sortir d’une logique de condamnation à laquelle nous avons été habitués pendant deux millénaires, pour entrer dans une relation de sollicitude, de soin, de relèvement, d’empathie, de compréhension, de compassion pour l’autre, c’est-à-dire de celles et ceux avec qui nous partageons la finitude, et qui par ailleurs sont plus affectés par les signes de cette dernière. Quel que soit le degré de responsabilité de ce qui lui arrive, l’autre, au nom de la finitude, doit être (et doit rester) l’objet de l’éthique théologique du soin. Nous avons montré le sens qui est donné à la finitude et à la responsabilité à partir des mythes. Ceci nous a conduit à proposer des pistes pour une éthique théologique du dialogue interculturel qu’on peut élargir également à l’éthique théologique du dialogue interreligieux s’il s’agit des mythes religieux. En effet, la lecture ontologique et la lecture herméneutique conduisent à identifier les questions existentielles abordées indirectement dans les mythes ainsi que les réponses qui leur sont données. En ce sens, les mythes, et par conséquent les cultures ou les religions, peuvent dialoguer à partir de leurs points communs et, ainsi, s’ouvrir sur leurs différences respectives. À travers la question de la finitude et de la responsabilité, Paul Tillich et Paul Ricœur se rejoignent et se complètent pour nourrir une éthique théologique qui invite les chrétiens, comme les y invite aussi le Pape François, à être une Église en sortie. Cette sortie, loin d’être enfermée dans son sens physique, est avant tout une sortie de ses propres pièges construits à travers l’histoire. Une sortie de nos habitudes pour requestionner, avec les outils conceptuels développés par d’autres disciplines des sciences humaines et philosophiques, les données de la foi et les pratiques ecclésiales en vue de découvrir de nouveaux sens encore cachés de l’Évangile. Voilà le défi que Paul Tillich et Paul Ricœur nous lancent aujourd’hui et il est plus qu’urgent de chercher à le relever.
II Des théories du symbole
Geoffrey Legrand
La théorie du symbole : de Tillich à Ricœur Abstract : This chapter aims to compare the concept of symbol – in particular the religious symbol – in Paul Tillich’s ontological and theological approach and in Paul Ricœur’s hermeneutical and philosophical approach. It is argued that both authors understand the symbol as a means to open new levels of understanding beyond the given as it appears. A special attention is given to the symbols of God, Christ, and the Cross of Christ.
Cette présentation a pour but de comparer la compréhension et l’utilisation du symbole dans la pensée de Paul Tillich et de Paul Ricœur. De nombreuses ressemblances apparaissent dans l’étude qui sera proposée autour de quatre notions : la définition du symbole à partir du signe, la « double face» du symbole (avec un niveau immanent et un niveau transcendant chez Tillich, avec un noyau sémantique ou non sémantique chez Ricœur), la puissance du symbole, et enfin la délittéralisation des symboles et des mythes. Toutefois, nous explorerons aussi les nuances importantes qui existent entre les approches proposées par l’un et par l’autre penseur sur ces quatre sujets connexes. Nous verrons aussi que l’utilisation des symboles par Tillich et Ricœur se situe au cœur de leurs dispositifs de pensée respectifs, le premier utilisant le symbole parce qu’il est « le langage de la religion » afin de pouvoir dire l’ultime¹, le second articulant la réflexion philosophique sur l’herméneutique des symboles². Le travail du théologien diffèrera donc de celui du philosophe. Quoique différents, ces deux cheminements se rapprocheront néanmoins sur quelques symboles particuliers et fondamentaux (Dieu, la croix du Christ) afin de communiquer le Sacré et la préoccupation ultime.
Voir Paul Tillich, « La Parole de Dieu», dans Paul Tillich, Dieu au-dessus de Dieu, Recueil d’articles choisis et présentés par André Gounelle. Traduction de Mireille Hébert et de Jacques Blondel, sous la direction d’André Gounelle, Paris, Les Bergers et les Mages, 1997, 83 et Paul Tillich, Dynamique de la foi, traduction d’André Gounelle en collaboration avec Mireille Hébert et Claude Conedera, Genève/Québec, Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2012, 47. Voir Paul Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I)», dans Paul Ricœur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 2013, 387. https://doi.org/10.1515/9783110759860-010
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1 Les textes sélectionnés Afin de mener à bien ce travail comparatif sur le symbole, nous avons sélectionné les sources suivantes³ : chez Tillich, le chapitre 3 de Dynamique de la foi (1957)⁴, le chapitre 5 de Théologie de la culture (1959)⁵, quelques passages de son introduction au troisième volume (traduit en français) de sa Théologie Systématique (1957)⁶ et deux articles parus dans le recueil Dieu au-dessus de Dieu, traduits et publiés par André Gounelle : «Théologie et Symbolisme » (1955)⁷ et « La Parole de Dieu » (1957)⁸. Tillich a écrit et publié ces textes à la fin de sa carrière et sur une durée assez courte de 5 ans : de 1955 à 1959. Chez Paul Ricœur, nous avons sélectionné dans sa Philosophie de la volonté des extraits du tome II Finitude et culpabilité consacrés à la symbolique du mal (1960)⁹, les deux essais intitulés « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique I et II » (1969)¹⁰, l’article « Parole et symbole » (1975)¹¹, ainsi que sa note sur «La philosophie et la spécificité du langage religieux » (1975)¹² publiée dans la Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses. La réflexion de Ricœur sur les symboles commence donc juste après celle de Tillich et s’étend sur une durée de quinze ans (1960 – 1975) dans les documents travaillés.
Pour ses conseils toujours avisés, en particulier dans la recherche bibliographique des textes de Paul Tillich, je tiens ici à remercier tout particulièrement le professeur André Gounelle. Paul Tillich, Dynamique de la foi, 47– 59. Paul Tillich, Théologie de la culture, traduction française de Jean-Paul Gabus et Jean-Marc Saint (L’expérience intérieure), Paris, Planète, 1968, 107– 125. Paul Tillich, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, traduction d’André Gounelle en collaboration avec Mireille Hébert et Claude Conedera, Québec/Paris/ Genève, Les Presses de l’Université Laval/Les Éditions du Cerf/Labor et Fides, 2006, 22– 24. Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», dans Paul Tillich, Dieu au-dessus de Dieu. Recueil d’articles choisis et présentés par André Gounelle. Traduction de Mireille Hébert et de Jacques Blondel, sous la direction d’André Gounelle, Paris, Les Bergers et les Mages, 1997, 49 – 60. Paul Tillich, «La Parole de Dieu», dans Paul Tillich, Dieu au-dessus de Dieu, 69 – 83. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal (Philosophie de l’esprit), Paris, Aubier, 1960, 11– 30 et 323 – 332. Paul Ricœur, «Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », 387– 422 et Paul Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) », dans Paul Ricœur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, nouvelle éd. (Points. Essais, 706), Paris, Éditions du Seuil, 2013, 423 – 446. Paul Ricœur, « Parole et Symbole », Revue des Sciences Religieuses, 49, 1– 2, 1975, 142– 161. Paul Ricœur, « La philosophie et la spécificité du langage religieux», Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 55, 1, 1975, 13 – 26.
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2 Les ressemblances 2.1 Définition du symbole Commençons par la définition du pasteur germano-américain. Celui-ci définit strictement le symbole à partir du signe. Comme les signes, les symboles « renvoient à autre chose qu’eux-mêmes »¹³. Par contre, à la différence des signes, « les symboles participent à la réalité à laquelle ils renvoient »¹⁴. Quatre conséquences s’en suivent concernant les symboles : ― ils ouvrent « des niveaux de réalité qui autrement demeureraient cachés »¹⁵ ; ― ils ouvrent des niveaux de l’âme, de l’esprit et de l’être¹⁶ ; ― « personne ne peut en inventer »¹⁷ ; ― à la manière des êtres vivants, ils naissent, grandissent et meurent¹⁸. Les symboles ne peuvent donc pas être remplacés¹⁹. De son côté, le philosophe français part également de la distinction entre signe et symbole pour définir ce dernier : « Que les symboles soient des signes, cela est certain : ce sont des expressions qui communiquent un sens […] »²⁰. Toutefois, ces signes sont opaques car «tout signe vise au-delà de lui-même quelque chose ; […] le sens littéral et manifeste vise donc au-delà de lui-même »²¹. Le sens
Paul Tillich, Théologie de la culture, 109 ; Paul Tillich, Dynamique de la foi, 47. Voir aussi Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 51 et Paul Tillich, « La Parole de Dieu», 81. Paul Tillich, Dynamique de la foi, 47. Voir aussi Paul Tillich, Théologie de la culture, 109 ; Paul Tillich, Théologie Systématique III, 23 ; Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 51 ; Paul Tillich, «La Parole de Dieu», 82. Paul Tillich, Théologie de la culture, 111. Voir aussi Paul Tillich, Dynamique de la foi, 48 ; Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 51. Paul Tillich, Dynamique de la foi, 48. Voir aussi Paul Tillich, Théologie de la culture, 113 ; Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 51 ; Paul Tillich, « La Parole de Dieu», 82. Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 51. Voir aussi Paul Tillich, Dynamique de la foi, 48 ; Paul Tillich, « La Parole de Dieu», 82 ; Paul Tillich, Théologie de la culture, 114. Paul Tillich, Dynamique de la foi, 49 ; Paul Tillich, «La Parole de Dieu», 82 ; Paul Tillich, Théologie de la culture, 113 ; Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 51. Cette «mort » des symboles est à comprendre de manière métaphorique, dans un sens figuré. Paul Tillich, Théologie de la culture, 113 ; Paul Tillich, «La Parole de Dieu», 82. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2. La symbolique du Mal, 21 et Paul Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », 390. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2. La symbolique du Mal, 22 et Paul Ricœur, «Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I)», 390.
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premier ou littéral vise par conséquent un deuxième sens, une intentionnalité seconde qui se trouve en lui²². Cependant, Paul Ricœur ne s’arrête pas à cette première étape : par la suite, il procède par « une série d’approximations de plus en plus serrées [afin d’identifier] l’essence du symbole »²³ et de clarifier les ambiguïtés. Ricœur distinguera alors le symbole non seulement du signe, mais aussi de l’analogie, de l’allégorie, du formalisme et du mythe : ― par opposition à l’analogie : « alors que l’analogie est un raisonnement non concluant qui procède par la quatrième proportionnelle (A est à B ce que C est à D), […] le symbole est le mouvement du sens primaire qui nous fait participer au sens latent et ainsi nous assimile au symbolisé »²⁴ ; ― par opposition à l’allégorie : alors que ce procédé didactique est déjà herméneutique (l’allégorie est une interprétation par traduction), le symbole précède l’herméneutique et donne du sens en transparence²⁵ ; ― par opposition au formalisme qui relève de la logique formelle, le langage symbolique est lié à ses contenus primaire et secondaire²⁶ ; ― enfin, par rapport au mythe, le symbole a un sens plus primitif, ce qui fait du mythe « une espèce de symbole, comme un symbole développé en forme de récit»²⁷. De nombreuses convergences ressortent de cette comparaison : ainsi, les symboles sont des signes tautégoriques (comme le pensait déjà Schelling, ils renvoient à quelque chose qu’ils portent en eux et qui ne leur est pas extérieur). De plus, les symboles sont « liés » et nous « assimilent » en ouvrant des niveaux de notre être. On retrouve aussi un rapprochement autour de la «mort» et de la résurgence du symbole : si Ricœur croit qu’un « symbole ne meurt jamais, mais seulement se transforme » en raison de sa « stabilité incroyable», « parce qu’il plonge ses racines dans des constellations durables de la vie, du sentiment et du
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2. La symbolique du Mal, 22 et Paul Ricœur, «Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I)», 390. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 21. Ibid., 22 ; Paul Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », 390 – 391 ; Paul Ricœur, «Parole et Symbole», 150. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 23. Ibid., 23 – 24. Ibid., 25.
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cosmos»²⁸, Tillich parle de la « mort » du symbole de manière métaphorique et indique que si de nouveaux symboles apparaissent, cela est dû à un « changement » dans le rapport au fondement de l’être et au Sacré²⁹. À présent, poussons la comparaison un peu plus loin en réfléchissant autour des deux faces du symbole.
2.2 Les « deux faces » du symbole Pour le théologien de la culture, « n’importe quel élément de la réalité peut s’ériger en symbole d’une relation particulière de l’esprit humain à son fondement et à son sens ultime »³⁰ : cela signifie que «les symboles religieux utilisent les matériaux de l’expérience ordinaire»³¹ pour dire plus et pour viser le Sacré lui-même. En effet, comme aime le rappeler Marc Dumas, pour Tillich, c’est comme si « tout baign[ait] essentiellement en Dieu »³². Dans l’article «Kairos», Tillich écrivait d’ailleurs ceci : « le ‘‘sacré’’ enflamme, remplit, inspire l’ensemble de la réalité et tous les aspects de l’existence»³³. L’introduction au troisième volume de la Théologie Systématique confirme cette idée que «tout ce qu’on sait d’une réalité finie, on le sait de Dieu, parce qu’elle s’enracine en lui et qu’il la fonde […] »³⁴. Nous constatons donc qu’il y a une face immanente aux symboles, à savoir les divers matériaux fournis par les choses finies qui parviennent à manifester le divin dans le temps et l’espace³⁵. Cette face immanente mène à une face transcendante, celle qui va au-delà de la réalité empirique, afin de viser le Sacré lui-même, «le Dieu au-delà du Dieu du théisme », «le fondement de notre être», «l’expression symbolique de notre rencontre avec l’ultime»³⁶. Par le biais du paradoxe, le pasteur met tout de même en garde contre toute forme d’ab-
Paul Ricœur, « Parole et Symbole», 157. Voir aussi, Paul Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I)», 392– 393. Paul Tillich, Théologie de la culture, 114. Ibid., 115. Paul Tillich, «La Parole de Dieu», 82. Marc Dumas, « Introduction», dans Paul Tillich, Écrits théologiques allemands (1919 – 1931). Traduction et introduction de Marc Dumas, Genève/Québec, Éditions Labor et Fides/Presses de l’Université Laval, 2012, XIX. Paul Tillich, « Kairos » dans Paul Tillich, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands 1919 – 1931, Paris/Genève/Québec, Cerf /Labor et Fides/ Presses de l’Université Laval, 1992, 142. Paul Tillich, Théologie Systématique III, 22. Paul Tillich, Théologie de la culture, 115. Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 57.
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solutisation des symboles du sacré (idolâtrie) et contre toute démonisation : «Tout symbole religieux se nie lui-même dans son sens littéral mais s’affirme luimême dans son sens autotranscendant »³⁷. De son côté, le phénoménologue et spécialiste de l’herméneutique indique que « le symbole reste un phénomène bi-dimensionnel dans la mesure où la face sémantique renvoie à la face non-sémantique »³⁸. Si, effectivement, comme c’est le cas pour la métaphore, il y a une tension et une torsion possible des mots avec le symbole, la signification symbolique est telle que « nous ne pouvons atteindre la signification secondaire qu’à travers la signification primaire»³⁹. Ainsi, le symbole procède davantage par assimilation que par ressemblance, mais «en assimilant des choses les unes aux autres, il nous assimile à ce qui est ainsi signifié»⁴⁰. La face sémantique renvoie donc bien à la face non sémantique. En effet, dans sa comparaison entre la métaphore et le symbole, Ricœur s’aperçoit que «quelque chose, dans le symbole, ne “passe” pas dans la métaphore»⁴¹ ; il découvre alors que « ce qui ne passe pas », c’est le caractère lié du symbole. Celui-ci a des « racines» dans la psychanalyse (rêves, productions oniriques), dans la créativité du verbe poétique (images, poèmes) et dans l’aspect cosmique des hiérophanies (arbres sacrés, labyrinthes, montagnes, etc.)⁴². Cet enracinement premier, cette adhérence, ce manque d’autonomie des symboles font qu’ils ne passent pas dans l’univers purifié du logos propre à la métaphore⁴³. Ces trois zones d’émergence des symboles (psychanalyse, poésie et histoire comparée des religions) rendent alors manifeste le sacré⁴⁴.
2.3 Force, puissance et pouvoir du symbole Pour Tillich comme pour Ricœur, cette face transcendante du symbole ou cet enracinement dans le sacré donne une force inouïe aux symboles. On sent d’ailleurs chez les deux théoriciens l’influence du luthérien Rudolf Otto (1869 –
Paul Tillich, Théologie Systématique III, 23. Paul Ricœur, « Parole et Symbole», 161. Ibid., 150. Id. Ibid., 151. Paul Ricœur, «Parole et Symbole», 151– 152 et Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 17– 18. Paul Ricœur, « Parole et Symbole», 153. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 18.
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1937) qui, dans son ouvrage sur le sacré (Das Heilige) publié en 1917, qualifie ce concept de «numineux » avec un aspect à la fois effrayant et fascinant⁴⁵. Selon Tillich, « les symboles religieux sont des symboles du sacré»⁴⁶ et participent au sacré⁴⁷. Par cette participation au sacré, « ils ouvrent le mystère du sacré»⁴⁸, ils ouvrent le niveau du fondement de l’être⁴⁹, ils ouvrent le niveau de la profondeur de l’âme humaine⁵⁰, et ouvrent le niveau de la puissance ultime de l’être⁵¹. Par conséquent, le pasteur s’insurge à chaque fois que l’on minimise le symbole : « on ne devrait jamais dire : “Seulement un symbole” ; il faut dire : “Pas moins qu’un symbole”»⁵². Selon Ricœur, « la puissance est ce qui ne “passe” pas dans l’articulation de sens »⁵³. En développant le moment non sémantique du symbole, le philosophe remarque effectivement que « le langage ne capture que l’écume de la vie»⁵⁴, alors que « le symbole plonge dans l’expérience ténébreuse de la Puissance»⁵⁵, une expérience n’appartenant pas au domaine du logos. Pouvoir, puissance et efficacité se rejoignent dans le symbole et sont en mesure de s’emparer de l’humain. Et Ricœur de poursuivre : « l’homme, semble-t-il, est ici désigné comme un pouvoir d’exister, cerné en-dessous, latéralement et par en-haut ; pouvoir des pulsions qui hantent nos phantasmes, pouvoir des mondes imaginaires qui allument le verbe poétique, pouvoir englobant, du tout-puissant, qui nous menace aussi longtemps que nous ne croyons pas en être aimé…»⁵⁶. La réserve de sens inépuisable constitue ainsi la force du symbolique qu’il s’agit ensuite de dire dans le langage.
Chez Ricœur, la référence à Rudolf Otto est explicite dans les textes étudiés. Voir par exemple, Ibid. 19. Ou encore Paul Ricœur, « Parole et Symbole», 154. Paul Tillich, Théologie de la culture, 115. Id., Voir aussi Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 53 ; Paul Tillich, «La Parole de Dieu», 82 et Paul Tillich, Théologie Systématique III, 23. Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 53. Paul Tillich, Théologie de la culture, 114. Id. Id. Paul Tillich, Dynamique de la foi, 51. Voir aussi Paul Tillich, Théologie Systématique III, 23 et Paul Tillich, Théologie de la culture, 121. Paul Ricœur, « Parole et Symbole», 154. Ibid., 156. Ibid., 161. Paul Ricœur, « Parole et Symbole», 156.
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2.4 Symboles et mythes : démythologisation, délittéralisation Après la reconnaissance de la puissance du symbole, sa dé-littéralisation (ou, plus précisément, la délittéralisation des mythes qui assemblent et configurent les symboles les uns aux autres) apparaît comme un autre point commun entre nos deux penseurs. Dans sa Dynamique de la foi, Tillich consacre un chapitre aux symboles à une époque où l’on discute beaucoup les thèses de Rudolf Bultmann. Par rapport à cela, Tillich semble mitigé⁵⁷ et utilise le concept de « mythe brisé »⁵⁸ : en effet, d’un côté, il se prononce en faveur de la critique du mythe et contre le littéralisme parce que, selon lui, les mythes et les symboles doivent être compris comme tels et reconnus pour ce qu’ils sont, et de l’autre, il s’oppose à l’élimination complète des symboles et des mythes, ce qui est logique puisqu’ils sont constitutifs du langage religieux. Dans Finitude et culpabilité, Ricœur indique être en faveur du mouvement de démythologisation mais en vue d’une revivification de la philosophie par le symbole : «La dissolution du mythe-explication est le chemin nécessaire de la restauration du mythe-symbole »⁵⁹. Selon lui, il faut «dépasser la critique par la critique »⁶⁰ car c’est « en accélérant le mouvement de “ démythologisation” que l’herméneutique moderne met au jour la dimension du symbole, en tant que signe originaire du sacré»⁶¹. Les deux hommes s’accordent donc sur le fait que les symboles et les mythes ne doivent pas être compris dans leur sens littéral, que cette compréhension première doit être critiquée afin qu’on comprenne les symboles pour ce qu’ils sont, avec leur force et leur puissance inhérentes permettant la revivification. C’est dans ce sens que Tillich présentera le travail du théologien à l’intérieur du « cercle théologique » et que Ricœur développera le travail du philosophe à partir du « cercle herméneutique ».
Paul Tillich, Dynamique de la foi, 55 et Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 59. Voir aussi Paul Tillich, Paul Tillich s’explique. Dialogue avec des étudiants. Présentation et traduction de l’anglais par Jean-Marc Saint, Paris, Planète, 1970, 282 et Paul Tillich, Théologie systématique IV : La vie et l’Esprit, traduit de l’anglais par Jean-Marc Saint, Genève, Labor et Fides, 1991, 17– 18 et 157. Paul Tillich, Dynamique de la foi, 56. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 326. Id. Ibid., 328.
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3 Le travail du théologien et le travail du philosophe 3.1 Le travail du théologien Dans son article «Théologie et Symbolisme », Tillich indique très clairement que le travail du théologien par rapport aux symboles doit s’effectuer à l’intérieur du « cercle théologique », ce qui signifie que le théologien doit participer à cette rencontre avec le symbole⁶². Son travail par rapport aux symboles comporte trois étapes⁶³ : ― conceptualiser : établir des liens entre les symboles dans le cadre d’un système ; ― expliquer : établir les liens entre les symboles et l’objet qu’ils visent ; ― critiquer : ne pas prendre les symboles à la lettre, ne pas les réduire, reconnaître que certains symboles ne conviennent pas ou que certains symboles doivent avoir la préséance sur d’autres ; critiquer, c’est aussi évaluer la pertinence d’un symbole dans l’univers symbolique auquel il appartient tout en le confrontant avec d’autres symboles appartenant au même ensemble symbolique.
3.2 Le travail du philosophe Dans Finitude et culpabilité, ainsi que dans Le conflit des interprétations, Ricœur explique très précisément le travail du philosophe à partir des symboles. Avant tout, en raison de son caractère lié, le symbole exige une interprétation, une herméneutique minimale pour pouvoir fonctionner. Toutefois, la difficulté réside dans la compréhension de ce symbole à la fois dans mais aussi au-delà. Ricœur pose alors les bases de son travail en affirmant que «le symbole donne à penser »⁶⁴. D’une part, cette sentence signifie que le symbole est donateur de sens⁶⁵ en raison
Paul Tillich, «Théologie et Symbolisme», 54. Ibid., 54– 57. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 26. Cet aphorisme qui constitue aussi la conclusion de ce même ouvrage (aux pages 323 – 332) est expliqué en quelques mots en page 324 : « Nous allons explorer une troisième voie : celle d’une interprétation créatrice de sens, à la fois fidèle à l’impulsion, à la donation de sens du symbole, et fidèle au serment du philosophe qui est de comprendre». Ibid., 324 et Paul Ricœur, «Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », 389.
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de sa contingence radicale. Cela révèle aussi que le symbole donne un point de naissance au langage mais aussi à la philosophie⁶⁶. Avec le symbole, le philosophe part donc avec le langage plein, qui ne peut être vidé par aucun procédé technique. D’autre part, cette sentence signifie aussi qu’à côté de l’énigme donnée par le symbole, celui-ci demande au philosophe de travailler toujours plus dans la dimension du penser afin de mieux comprendre et de donner du sens. Pour comprendre le symbole, le philosophe français expose alors une méthode en trois points. : Il s’agit d’abord de partir «d’une simple phénoménologie»⁶⁷ : comprendre le symbole par le symbole, le replacer dans une totalité plus vaste, le décrire, chercher la vérité dans le symbole et révéler la portée ontologique des symboles du Sacré car «les symboles sont comme une parole de l’être»⁶⁸. La deuxième étape concerne l’herméneutique proprement dite et nous fait entrer dans le « cercle herméneutique »⁶⁹ selon lequel «il faut comprendre pour croire et il faut croire pour comprendre»⁷⁰. Dans la recherche de la vérité, le philosophe doit donc aussi s’engager dans la vie du symbole : cela implique pour l’herméneute de reconnaître une précompréhension à l’interprétation. Cette démarche de recherche de sens alimentée par le double mouvement du comprendre et du croire mène directement au concept de «seconde naïveté» : en effet, s’il ne nous est plus possible, en tant que Modernes, de croire immédiatement, dans et par la critique, il nous est toutefois encore possible d’entendre à nouveau et de retrouver du sens au cœur des symboles grâce au travail de l’intelligence herméneutique⁷¹. C’est donc sur cette idée de seconde naïveté que repose l’ensemble de la notion de symbole chez Ricœur. Cette idée permet d’encore «communiquer au sacré»⁷² : l’être est donc encore en mesure de parler. La troisième et dernière étape est celle de l’herméneutique proprement philosophique : celle-ci ne consiste plus à penser dans les symboles, mais elle dépasse le caractère circulaire pour penser à partir des symboles⁷³. L’hermé-
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 324 et Paul Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I)», 387. Paul Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I)», 399 – 400. Ibid., 426 – 428. Ibid., 400 – 402. Ibid., 401 et Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 326. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 326. Ibid., 327. Paul Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », 402 et Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 330.
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neutique philosophique fait ainsi « le pari »⁷⁴ qu’elle gagnera en réflexion pour mieux déchiffrer l’homme et la réalité humaine. Pour cela, le philosophe se doit de respecter l’énigme des symboles et doit se laisser enseigner par ceux-ci. Il doit « humilier [s]a conscience »⁷⁵ tout en reconnaissant la dépendance aux champs du sacré (et de l’inconscient). C’est donc uniquement à partir «du plein du langage » et avec une « philosophie avec présupposition » que le philosophe pourra poser ses questions sur les symboles et comprendre à partir de cette contingence « la rationalité de son fondement »⁷⁶. Ce développement nous montre donc que le travail de la phénoménologie de la religion se poursuit dans le travail philosophique qui tente de rendre compte, de manière plus autonome, du discours sur le fondement de l’être. Pourtant, devant ce même objet d’étude, l’objectif commun des deux disciplines sera non seulement de trouver du sens aux symboles, mais aussi de mieux comprendre ce qu’ils visent lorsqu’ils indiquent la préoccupation ultime. Dans la dernière partie, nous étudierons deux symboles particuliers (le symbole de Dieu et le symbole de la croix du Christ), ainsi que la préoccupation ultime liée à ces symboles.
4 Quelques symboles particuliers et la préoccupation ultime 4.1 Le symbole de Dieu Reconnaître que «Dieu est le symbole de Dieu» ne pose aucun problème pour Tillich car, selon lui, il existe un «Dieu au-dessus de Dieu». «Dieu est le contenu fondamental et universel de la foi»⁷⁷ : en effet, «Dieu est le symbole fondamental de la foi», c’est-à-dire «le symbole fondamental pour ce qui nous concerne ultimement»⁷⁸. Chaque affirmation sur Dieu prend [donc] inévitablement un caractère symbolique⁷⁹. Enfin, toujours d’après Tillich, de l’être, Dieu est le fondement⁸⁰. Même si nous n’avons pas retrouvé d’occurrences semblables chez Ricœur, nous
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 330. Paul Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) », 445. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, 332. Paul Tillich, Dynamique de la foi, 52. Ibid., 51. Paul Tillich, «La Parole de Dieu», 69 et Paul Tillich, Théologie Systématique III, 23. Ibid., 22.
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retrouvons néanmoins toujours de fortes similitudes avec la pensée du théologien germano-américain. À la fin de son article de 1975, «La philosophie et la spécificité du langage religieux», Ricœur se risque ainsi à dire quelques mots sur Dieu. Pour lui, «le mot Dieu n’est pas à comprendre comme un concept philosophique» et «dit plus que le mot être»⁸¹. Il poursuit : «Comprendre le mot “Dieu”, c’est suivre sa flèche de sens. Par flèche de sens, j’entends sa puissance de rassembler des significations partielles, inscrites dans les divers discours partiels, et ouvrir un horizon qui ne se laisse délimiter par la clôture d’aucun discours»⁸². Ainsi, si le philosophe n’utilise pas l’expression «symbole de Dieu» pour parler de Dieu, Celui-ci a la force de signifier plus que l’être.
4.2 Les symboles du Christ et de la croix du Christ Pour Tillich, le symbole de la croix du Christ constitue un symbole qui lui tient particulièrement à cœur. Le théologien accepte en effet que les symboles soient soumis à une critique radicale afin d’éviter tout risque d’idolâtrie⁸³. Aussi, afin d’éviter qu’il ne se démonise, le symbole religieux doit être capable de s’autocontester dans sa forme (le symbolisant) pour renvoyer à l’ultime (le symbolisé), ce qui empêche par la même occasion de le prendre pour l’ultime. André Gounelle a bien mis en évidence que, dans la pensée de Tillich, le Christ, qui ne se dérobe pas à sa mort sur la croix, est « le symbole par excellence de Dieu », « le symbole au-dessus de tout symbole »⁸⁴. De son côté, Ricœur, en tant que philosophe, ne se prononce pas sur la figure sotériologique du Christ, mais il indique toutefois qu’il doit réfléchir à la signification de ce symbole. C’est ainsi qu’il constate que le Christ a « la puissance d’incorporer toutes les significations religieuses dans un unique symbole, le symbole de l’amour sacrificiel plus fort que la mort »⁸⁵. Une nouvelle fois, même si les approches diffèrent entre les deux auteurs, on retrouve également des constatations très proches sur ce symbole sacrificiel de la croix du Christ.
Paul Ricœur, « La philosophie et la spécificité du langage religieux», 24. Id. Paul Tillich, Théologie de la culture, 124. André Gounelle, «Les critères du symbole religieux», dans http://andregounelle.fr/tillich/ les-criteres-du-symbole-religieux-chez-tillich.php (2.4. L’auto-contestation). Paul Ricœur, « La philosophie et la spécificité du langage religieux», 24.
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4.3 La préoccupation ultime Enfin, ces symboles religieux renvoient pour Tillich à la préoccupation ultime, au sens inconditionné et à la foi. Ricœur s’est aussi penché sur la foi comme souci ultime et formule l’idée suivante : «La foi échappe à l’herméneutique et atteste que celle-ci n’est ni le premier ni le dernier mot. Mais l’herméneutique vient nous rappeler que la foi biblique ne saurait être séparée de l’interprétation qui l’élève au langage. Le “souci ultime” demeurerait muet s’il n’était soutenu par une parole sans cesse renouvelée par l’interprétation des signes et des symboles qui, pour ainsi dire, transmettent ce souci à travers les siècles»⁸⁶.
Au terme de ce parcours, nous constatons donc la grande proximité entre les réflexions de Tillich et de Ricœur sur le symbole, même si les chemins empruntés par l’un et par l’autre sont différents. Ils se rejoignent toutefois dans la prise au sérieux qu’ils accordent aux symboles, eux qui possèdent cette puissance leur permettant d’ouvrir des niveaux nouveaux de compréhension et de ne pas se laisser enfermer dans le donné apparent. Finalement, l’un comme l’autre mettent en évidence le caractère lié du symbole et sa participation au fondement de l’être. Le travail du théologien et du philosophe revient finalement à tenter de transcender les symboles pour communiquer au Sacré et pour l’entendre à nouveau. Ces réflexions des deux hommes gardent tout leur impact en période post-moderne. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, la distinction entre la foi littérale et la foi symbolique (foi postcritique de seconde naïveté) fait partie d’un des trois outils (échelle de foi postcritique) utilisé par « l’école catholique du dialogue » en Flandre afin de réfléchir à l’identité religieuse des jeunes, du personnel enseignant et de l’institution dont ils font partie⁸⁷. Le travail théologique et herméneutique sur les symboles peut donc avoir une portée considérable dans des débats actuels de notre société. Je terminerai finalement par un mot écrit par Ricœur sur Tillich qui montre l’appréciation très positive du travail du théologien par le philosophe. Dans la préface de la thèse de Jocelyn Dunphy sur « Paul Tillich et le symbolisme religieux », le philosophe écrit ceci à propos de Tillich : « Sa force, à mes yeux […], est d’avoir toujours reconnu dans le symbole la prise de ce qui est sur ce que nous disons»⁸⁸.
Ibid., 25. Voir l’échelle de foi postcritique : Didier Pollefeyt, Jan Bouwens, Paul Vereecke avec une contribution de Lieven Boeve), Wissel op de toekomst, Anvers, Halewijn, 2016, 57. Jocelyn Dunphy, Paul Tillich et le symbole religieux. Préface de Paul Ricœur, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1977, 14.
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Sanctification et Individuation : une discussion de l’approche téléologique du symbole chez Tillich, Jung et Ricœur Abstract : This chapter argues that Paul Ricœur highlights the deficiencies of the Freudian symbol and broadens its horizons in a teleological perspective. It is Ricœur’s claim that symbols have a capacity to unveil meaning as they give expression to the process of «becoming-oneself». This claim is comparable to Carl Gustav Jung’s and Paul Tillich’s prospective approaches of the symbol, which are both based on the idea of an internal telos of life conceived as the driving force of a process of maturation which Tillich calls sanctification.
Introduction Paul Ricœur et Paul Tillich ont des approches semblables du telos, comme espérance chrétienne qui donne sens à la vie et à l’histoire, même si ce sens demeure caché, ce que peut exprimer l’approche eschatologique qu’a Ricœur du sens de l’histoire¹ et celui qu’a Tillich de la providence. Le fait que ce sens ne soit pas conceptuellement accessible peut être compris dans le cadre de leurs conceptions similaires du symbole. Nous proposons d’explorer, sur la question plus spécifique de la psychanalyse, les ressemblances entre leurs approches du symbole et celle de Jung. Après avoir présenté certains éléments de la psychologie jungienne nous allons chercher à montrer que la critique que Ricœur fait de la doctrine freudienne du symbole montre qu’il est plus proche de Jung. Nous esquisserons alors un dialogue entre des expressions importantes du telos chez Jung et Tillich : les deux concepts de la maturation de l’homme, l’individuation et la sanctification.
Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1967. https://doi.org/10.1515/9783110759860-011
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1 À propos de diverses lectures possibles de Jung Carl Gustav Jung a souvent mauvaise réputation dans les milieux chrétiens ; cela provient notamment de sa tendance, dans certains livres, à proposer une « mythologie » liée au christianisme mais qui remet en question certains de ses éléments importants. On pense en particulier à son ouvrage Réponse à Job ² qui présente Dieu sous un double aspect : positif (juste et bon) mais aussi négatif (injuste et cruel), ce qui lui a valu de vives critiques³. Pourtant, surtout dans la première partie de son œuvre, Jung, comme médecin, a su proposer, sur la base d’une expérience clinique très riche, un modèle du psychisme humain stimulant et audacieux par rapport à l’approche qu’en avait Freud. Nous en rappelons ici quelques éléments importants pour la suite de notre étude.
1.1 Inconscient personnel et collectif, avons-nous tous le même inconscient ? Une différence importante entre la psychanalyse de Jung et celle de Freud est la notion d’inconscient collectif. Or, il est parfois mal compris, comme si nous avions tous le même inconscient, ce qui irait à l’encontre de notre singularité. Qu’en est-il vraiment ? Pour Jung l’inconscient personnel correspond à ce qui est personnellement acquis, à « ce que nous oublions, ce que nous refoulons, perceptions, pensées et sentiments subliminaux »⁴. Mais l’inconscient contient aussi des facteurs impersonnels, collectifs, sous forme d’archétypes⁵. Jung précise que « [l]a forme
Carl Gustav Jung, Réponse à Job, Paris, Buchet/Chastel, 1964 (1952). En fait, Jung a une approche de Dieu psychologique et non pas «métaphysique » ; il évoque certains aspects des représentations inconscientes de Dieu qui peuvent émerger dans la psyché mais il ne prétend pas faire un discours sur ce qu’il appelle «l’X transcendant » (Ibid. 20) : Réponse à Job est un ouvrage de psychologie et non de théologie, voir aussi la note 62 cidessous. Carl Gustav Jung, Types psychologiques, Genève, Librairie de l’Université Georg et Cie S.A., 1950, 469 – 470. Carl Gustav Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1964 (1933), 46. Pour Freud en revanche, il n’y a qu’un inconscient personnel. « Les éléments psychologiques qui existent dans un être à son insu et dont la somme compose ce que nous appelons l’inconscient, ces éléments, selon la théorie freudienne, on le sait, seraient uniquement constitués par des
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archétype […] est en elle-même vide et irreprésentable ». C’est à partir du conscient que cette forme se remplit, « c’est pour cette raison que les représentations archétypiques sont toujours conditionnées dans le lieu, dans le temps et individuellement »⁶. En fait, ces archétypes ne sont que des structures préformées du psychisme, que « viendront meubler et animer les matériaux de l’expérience individuelle »⁷. Les archétypes n’ont donc pas de contenu déterminé, l’inconscient collectif n’est pas un réservoir d’images, comme on le pense parfois : l’archétype en lui-même est vide, il est un élément purement formel, qui s’individualisera chez chaque personne⁸. L’archétype est « une possibilité formelle de reproduire des idées semblables ou du moins analogues »⁹. Jung compare ce que sont les structures archétypales pour la psyché à ce que sont les formes a priori de l’esprit de Kant pour la pensée logique : l’universalité de ces structures du psychisme se retrouve dans les thèmes semblables des contes, mythes et rêves de l’humanité¹⁰. Il y a donc une différence fondamentale entre l’inconscient personnel correspondant à un ensemble de contenus « oubliés » et les archétypes qui sont des structures vides : la différence n’est donc pas seulement liée au caractère personnel ou collectif de cet inconscient. L’archétype, animé, meublé par l’expérience personnelle, est le fondement des complexes et participe à leur autonomie. Les complexes sont « des fragments psychiques dont la dissociation est imputable à des influences traumatiques », ils peuvent se comporter comme des « êtres indépendants » et perturber l’activité consciente¹¹. Prenons comme exemple l’archétype de la mère qui est une thématique importante dans la psychologie de Jung. Cet archétype peut prendre « une quantité presque infinie d’aspects»¹². Comme pour tout archétype, les symboles qui expriment ses différentes formes peuvent être négatifs ou positifs. En effet, la
tendances infantiles ; celles-ci, en raison de leur caractère d’incompatibilité avec les facteurs conscients du psychisme, se trouvent refoulées », voir aussi Carl Gustav Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, 23. Carl Gustav Jung, Les racines de la conscience, Paris, Buchet/Chastel, 1971, 533. Jung présente une analogie intéressante entre la structure des archétypes et celle des cristaux (111). Carl Gustav Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, 46 (note du traducteur). Carl Gustav Jung, Ma vie, Paris, Gallimard, 1973, 626. Carl Gustav Jung, Psychologie et religion, Paris, Buchet/Chastel, 1958, 196. Carl Gustav Jung, Types psychologiques, 310. On peut voir des ressemblances entre cette approche des structures de la psyché et l’ « a priori religieux de Trœlsch». Voir Paul Tillich, La naissance de l’esprit moderne et la théologie protestante, Paris, Cerf, 1972 (1967), 293. Carl Gustav Jung, Ma vie, 625 – 627. Jung donne l’exemple des «états anormaux de l’esprit» et écrit que «[d]ans les voix qu’entendent les aliénés, ils [les complexes] prennent même un caractère d’ego personnel ». Carl Gustav Jung, Les racines de la conscience, 113.
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mère peut être aimante, soutenir et favoriser la croissance, et alors être symbolisée, par exemple, par la Mère de Dieu. Ou elle peut être la mère terrible qui séduit, dévore, empoisonne ou engloutit, et être symbolisée, par exemple, par « le dragon (tout animal qui engloutit et enlace, comme le grand poisson et le serpent) ; la tombe, le sarcophage, la profondeur des eaux, la mort […] »¹³. Les diverses formes de cet archétype se « remplissent » du vécu personnel du rêveur. L’archétype de la mère est le fondement du complexe maternel qui se crée avec la participation de la mère personnelle, le premier être féminin rencontré par l’humain¹⁴. Pour Jung, l’importance de cette mère «réelle» est relative, dans la mesure où l’archétype est projeté sur elle¹⁵. Il évoque les phobies infantiles où la mère peut apparaître, dans une production mythologique, comme «animal, sorcière, fantôme, ogresse, hermaphrodite et autres images analogues »¹⁶. Mais il ne s’agit pas que de l’enfance, un homme sous l’influence d’un complexe maternel négatif peut avoir les plus grandes difficultés à établir des relations durables avec les femmes puisqu’il est lié à l’archétype de la partenaire sexuelle, l’anima, qui « joue un rôle important à côté de celui de la mère »¹⁷.
1.2 Le moi fort jungien et l’individuation, une régression ? En l’exprimant de façon caricaturale, le processus d’individuation peut être réduit dans le Nouvel Âge et autres mouvements « holistiques » ou « transpersonnels » à une relation fusionnelle avec un « moi cosmique », ce qui correspond à la perte de singularité personnelle¹⁸. Qu’en est-il vraiment ? Jung définit le « moi » comme le centre du champ de conscience. En ce sens, il ne se confond pas avec la totalité de la psyché, incluant l’inconscient dont le centre est ce que Jung appelle le Soi¹⁹. Les complexes pouvant envahir la psyché et aliéner l’attitude du moi, la psychanalyse jungienne a pour but de favoriser la prise de conscience et de renforcer le moi de sorte que le sujet puisse «contenir » ses complexes²⁰. Sans prise de conscience, le sujet confond son propre moi avec ce complexe qui lui est, en fait, étranger. Pour ce processus inconscient, Jung
Ibid., 113 – 114. Ibid., 113 – 119. Ibid., 115. Ibid., 116. Ibid., 119. Ysé Tardan-Masquelier, Jung et la question du sacré, Paris, Albin Michel, 1998, 202– 211. Carl Gustav Jung, Types psychologiques, 478. Carl Gustav Jung Les racines de la conscience, 119.
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utilise le terme d’ « identité», qui correspond à une non-différenciation psychologique entre le sujet et l’objet, et qui caractérise non seulement la « mentalité primitive» ou la première enfance, mais aussi celle du « civilisé adulte qui, s’il n’est point devenu conscient, reste à l’état d’identité aux objets »²¹. On peut proposer, sur la base de l’approche de Jung, quatre étapes de développement psychique pour un homme, développement consistant en un processus de différenciation progressive entre le moi et les contenus inconscients²². Dans la première étape, l’enfant est dans un état d’identité avec l’inconscient collectif, son autonomie est très limitée, il n’y a pas de distinction entre le monde intérieur et extérieur. La deuxième étape peut être qualifiée de matriarcale : la conscience est encore très peu séparée de l’inconscient, personnifié de façon archétypale par la Grande Mère. La troisième étape, qui peut être qualifiée de patriarcale est celle de l’émergence du moi, il s’agit des années prépubères. L’enfant se sépare du monde de la mère. Le moi perd le sens de la participation magique avec la dimension numineuse de l’inconscient, accède ainsi à son autonomie et s’adapte à la réalité extérieure²³. Paul Tillich, dans l’une des rares parties de son œuvre où il évoque les symboles trinitaires et les questions du masculin et du féminin, écrit que le « fondement de l’être », comme expression symbolique pour évoquer. Dieu, désigne non seulement la « paternité » de Dieu, mais aussi sa « maternité » : « Dans la mesure où il [le fondement de l’être] est symbolique, il désigne la “maternité”, donner naissance, porter et embrasser et en même temps retenir, s’opposer à l’indépendance du créé et l’engloutir »²⁴. On pourra relever que l’ambivalence de la « maternité» soulignée
Carl Gustav Jung, Types psychologiques, 452. Ann Belford Ulanov, The Feminine in Jungian psychology and in christian theology, Evanstone, Northwestern University Press, 1971, 66 – 74. Pour les femmes, les étapes sont différentes (voir 241– 269). Le psychanalyste et théologien Antoine Vergote met résolument l’accent sur ce que l’on pourrait relier à cette étape. Il insiste en effet sur le nom du Père pour Dieu, comme symbole qui marque la distance entre l’individu et Dieu. Par exemple, il écrit : « L’extériorité de Dieu, que thématise l’apposition “qui es aux cieux”, nous permet de fixer correctement le sens du nom du Père: […] le père, en séparant l’enfant de son inhérence imaginaire et vitale à la mère, introduit une négativité qui est constitutive de la temporalité authentique, et par sa fonction d’identification il ouvre à l’enfant les horizons du monde extra-familial». Voir Antoine Vergote, Interprétation du langage religieux, Paris, Seuil, 1974, 129. Paul Tillich, Théologie systématique IV, Genève, Labor et Fides, 1991, 119.
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par Tillich évoque celle que nous avons relevée antérieurement concernant le complexe maternel jungien²⁵. Chez Jung, il existe une quatrième étape, qui dure toute la vie, c’est l’étape d’individuation. Ce processus suppose donc de sortir de l’« état primitif d’identité » par l’élargissement de la vie psychologique consciente²⁶. La voie de l’individuation permet de devenir un être « réellement individuel» au sens d’une « unicité la plus intime». Il s’agit donc de «réalisation de son Soi », dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. L’individuation, la « réalisation de soi-même²⁷ », est ainsi toujours plus ou moins en opposition avec la norme collective²⁸. Il s’agit donc dans cette étape de se mettre à nouveau en relation avec l’inconscient, mais tout en s’en différenciant, ce qui suppose un moi solidement constitué pour ne pas retomber de façon régressive à la première ou à la deuxième étape du développement psychique. En fait, c’est l’archétype du Soi qui régule le processus d’individuation. Nous l’avons présenté plus haut comme étant le centre de la totalité du psychisme, complétons à présent l’approche qu’en a Jung : « les processus inconscients se situent dans une position de compensation par rapport au conscient. […] [L]e et l’inconscient […] se complètent réciproquement, formant à eux deux un ensemble, le Soi ». Ce Soi constitue « une personnalité plus ample, que nous sommes aussi »²⁹, ce concept psychologique nous demeure inconnaissable, insaisissable, il est en quelque sorte « Dieu en nous », « c’est de lui que semble jaillir depuis ses premiers débuts toute notre vie psychique, et c’est vers lui que semblent tendre tous les buts suprêmes et derniers d’une vie »³⁰. Le processus d’individuation jungien ne se réalise donc pas du tout par une quelconque relation fusionnelle avec un inconscient perçu de façon naïve comme « un immense réservoir, en chacun, de créativité – un surplus d’être,
Paul Tillich, en reconnaissant la pertinence d’une symbolique maternelle pour Dieu nous semble plus proche de l’approche biblique de Dieu que celle de Vergote, insistant unilatéralement sur la symbolique du père. Pour une étude biblique approfondie sur la maternité de Dieu dans la Bible, on pourra se reporter à Jacques Briend, «La maternité de Dieu dans la Bible» dans Dieu dans l’Ecriture, Lectio divina N° 150, Paris, Cerf, 1992, 71– 90. Carl Gustav Jung, Types psychologiques, 473. Carl Gustav Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, 115. Carl Gustav Jung, Types psychologiques, 472. Cet équilibre entre la singularité de l’être soi et la participation au collectif dans le processus d’individuation nous apparait proche de l’équilibre entre le courage d’être participant et le courage d’être soi présenté par Paul Tillich dans Le courage d’être. Voir Paul Tillich, Le courage d’être, Genève, Labor et Fides, 2014, 181– 213. Carl Gustav Jung, Dialectique du Moi et de l’Inconscient, 122. Ibid., 255.
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pour ainsi dire »³¹. Comme l’exprime Ysé Tardan-Masquelier, « l’aspiration fusionnelle, qui est la “tentation holistique” par excellence, doit céder le pas à l’épreuve de la contradiction ». En effet, la dialectique du moi et de l’inconscient ne peut aboutir à la réalisation de soi que si le moi est suffisamment fort pour intégrer des éléments compensateurs de son inconscient sans s’y aliéner de façon régressive : l’action régulatrice du Soi débouche vers un ensemble de « troisièmes termes» qui « synthétisent» les éléments opposés du conscient et de l’inconscient. Concernant l’importance primordiale que Jung accorde à la conscience, il écrit de façon très explicite : [C]eux qui lisent mes écrits de façon superficielle ont l’impression que, négligeant, j’accorde à l’inconscient une importance prédominante. Mais en réalité l’accent porte surtout sur la conscience, en tant que condition sine qua non de perception des contenus de l’inconscient et suprême arbitre face au chaos des possibilités inconscientes […] si notre conscience était de mauvaise qualité nous serions tous fous. […] Étant donné que les expressions de l’inconscient sont en général ambivalentes ou même équivoques […], la fermeté et le discernement sont d’une extrême importance. Nous voyons cela de façon particulièrement nette dans le déroulement du processus d’individuation, quand il nous faut empêcher le patient soit de rejeter aveuglément les données de l’inconscient, soit de s’y assujettir sans esprit critique. (Pourquoi Jacob doit-il lutter contre l’ange du Seigneur ? Parce que l’ange le tuerait s’il ne défendait sa vie)³².
Jung associe ce processus d’individuation à la religion, étant donné que les archétypes de l’inconscient collectif ont un caractère numineux. En effet, il définit la religion de la façon suivante : « Comme le dit le mot religere, la religion est le fait de prendre en considération, avec conscience et attention, ce que Rudolf Otto a fort heureusement appelé le numinosum, c’est-à-dire une existence ou un effet dynamique, qui ne trouve pas sa cause dans un acte arbitraire de la volonté »³³. Le caractère numineux de ces symboles peut aussi être lié à leur dimension prospective, une dimension essentielle du symbole chez Jung. Des symboles prospectifs peuvent en effet émerger de la psyché et indiquer une direction à suivre sur la voie de l’individuation. Le rêveur peut par exemple « rencontrer » dans un rêve une part de soi plus évoluée figurée sous la forme d’une personne inconnue et qui aura un caractère numineux marquant. Jung écrit à ce propos :
Ysé Tardan Masquelier, Jung et la question du sacré, 204. Carl Gustav Jung, La vie symbolique, psychologie et vie religieuse, Paris, Albin Michel, 1989, 159 – 160. Carl Gustav Jung, Psychologie et religion, 17.
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Freud lui-même reconnaît au rêve un rôle téléologique, au moins en tant que “protecteur du sommeil”, tout en réduisant aux seuls “désirs” sa fonction prospectrice. Cependant, on ne peut nier a priori le caractère finaliste des tendances inconscientes, par analogie avec d’autres fonctions psychologiques ou physiologiques. C’est pourquoi nous considérons le produit de l’inconscient comme une expression orientée vers un but ou une intention qu’il caractérise en langage symbolique. […] La méthode constructive cherche donc à établir le sens du produit inconscient pour l’attitude future du sujet. Or l’inconscient ne pouvant, dans la règle, créer que des expressions symboliques, elle sert à élucider le sens de ces expressions de telle sorte qu’on en puisse tirer une indication qui mettrait la conscience dans la bonne voie ; elle procure donc au sujet cet accord avec l’inconscient dont il a besoin pour agir³⁴.
Nous allons montrer maintenant que la critique que Jung fait de la pauvreté de la dimension prospective du symbole freudien fait écho à la critique que Ricœur en a aussi.
2 L’interprétation téléologique du symbole dans De l’interprétation, essai sur Freud et chez Jung Dans De l’interprétation, essai sur Freud (1965), Paul Ricœur met en avant la pauvreté du symbole freudien³⁵. L’interprétation que fait Freud des expressions de l’inconscient, des rêves notamment, relève de l’ « archéologie » : elle permet de donner un éclairage sur les traumatismes vécus pendant l’enfance. Or, Ricœur développe dans son dernier chapitre, sur lequel s’appuie notre étude, une approche très stimulante de l’interprétation téléologique du symbole. Pour Ricœur, l’ambiguïté du symbole donne la possibilité d’engendrer non seulement une interprétation vers la résurgence de significations archaïques appartenant à l’enfance, mais aussi « vers l’émergence de figures anticipatrices de notre aventure spirituelle »³⁶. Ainsi, il estime que les symboles sont non seulement « régressifs» mais aussi «progressifs»³⁷ : en même temps que les symboles déguisent, ils dévoilent. Ricœur évoque alors la sublimation comme fonction symbolique « en tant que coïncident en elle le dévoilement et le dé-
Carl Gustav Jung, Types psychologiques, 441– 442. Paul Ricœur, De l’interprétation, essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965. Ibid., 478. Id.
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guisement »³⁸. Il s’agit bien d’une fonction du symbole projective, de dévoilement qui «sublime l’onirisme humain» et permet de « faire apparaître dans le symbole le schème du devenir soi-même ». Or, la théorie du symbole chez Freud est indigente ; il n’y a pas de fonction symbolique propre autre que celle de déguiser les pensées inconscientes d’un rêve correspondant à des désirs sexuels afin qu’ils échappent à la censure. L’interprétation des symboles oniriques correspond à celle de signes sténographiques dont les « représentations » sont innombrables et se rapportent toujours à un contenu sexuel : «n’importe quoi, à la limite, peut représenter toujours la même chose »³⁹. Ricœur choisit alors, pour illustrer son herméneutique du symbole à la fois régressive et progressive, l’Œdipe-Roi de Sophocle dont Freud n’a retenu que la faute commise par Œdipe, en lien avec la figure du sphinx, qui « représente l’énigme de la naissance ». Comme figure complémentaire, Ricœur met en avant le rôle du voyant Tirésias, tourné vers l’avenir et le dévoilement, l’esprit, mot qu’il utilise par référence à Hegel. Ricœur développe alors une approche de la conscience de soi d’Œdipe à travers la souffrance de la confrontation à la « vérité» qui permet de passer des désirs infantiles à l’état d’adulte. Cette perspective évoque de façon frappante l’individuation chez Jung⁴⁰. Pour Ricœur, l’onirique et le poétique sont aux deux extrémités d’une même échelle symbolique « selon que prédomine dans le symbole le déguisement ou le dévoilement, la distorsion ou la révélation »⁴¹. On pourrait alors penser que limitant ainsi la fonction symbolique du rêve à son pôle régressif, du point de vue du symbole onirique, Ricœur reste freudien, et non pas jungien, puisque Jung donne également une fonction prospective au symbole onirique. Mais Ricœur montre que les frontières entre l’onirique et le poétique sont brouillées, le rêve correspondant à un « compromis » entre les fonctions régressives et progressives selon que l’aspect névrotique du rêve «l’incline vers la répétition et l’archaïsme ou selon qu’il est lui-même sur le chemin d’une action thérapeutique exercée de soi sur soi »⁴². On peut ainsi faire des liens entre le travail de création de « l’artiste, l’écrivain ou le penseur », susceptible de révéler « les possibles les moins révolus, les moins advenus »⁴³. Cette activité créatrice, chez
Ibid., 479. Ibid., 480 – 481 et 485. Ibid., 495 – 497. On peut relever que dans la note 17 (485) de cet ouvrage, Ricœur évoque la fonction prospective du symbole chez Jung. Paul Ricœur, De l’interprétation, essai sur Freud, 499. Ibid., 501. Id.
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Jung, s’apparente aussi au travail d’analyse des rêves, qui peut pour certains créateurs advenir en une œuvre, et pour d’autres non, mais il s’agit d’une élaboration semblable à ce qu’en dit Ricœur. L’objectivité de l’œuvre chez Ricœur fait ainsi écho à celle de l’analyste dans l’interprétation jungienne des rêves. La manière dont Ricœur, dépassant Freud, présente la sublimation dans une dialectique entre «le produit fugitif de nos nuits » et «la création durable de nos jours » a des résonances avec l’approche qu’a Jung de l’individuation comme d’une dialectique entre le conscient et l’inconscient⁴⁴. Ricœur complète sa réflexion par des considérations sur l’eschaton, « un ultime vers lequel pointent les figures de l’esprit » qui ne peut être signifié que sur mode symbolique⁴⁵. Cette expression symbolique délivre de toute objectivation du «Tout Autre», ramené à un étant suprême, providentiellement tombée sous les coups de l’herméneutique réductrice des maîtres du soupçon. Par l’approche symbolique d’un horizon de sens, la foi peut rester authentique si l’on prend garde de ne pas transformer le symbole en idole. On retrouve ici un thème essentiel de Tillich, dans sa critique du théisme notamment. Ricœur met alors en avant la puissance de l’Éros dans la foi, négligée par Freud⁴⁶. Ainsi, chez Ricœur, le processus de maturation de l’homme engage aussi sa dimension spirituelle, comme c’est le cas pour Jung et Tillich. Ricœur termine son ouvrage en exprimant que la fonction mythico-poétique permet d’explorer sur un mode symbolique notre rapport aux êtres et à l’Être et écrit que « [c]e qui porte cette fonction mythico-poétique, c’est une autre puissance du langage, qui n’est plus demande de protection, demande de providence, mais l’interpellation où je ne demande plus rien, mais écoute »⁴⁷. Ainsi, l’approche du symbole non seulement réductive mais aussi constructive que présente Ricœur dans De l’interprétation est plus proche de celle de Jung que de celle de Freud. Même si Ricœur ne mentionne Jung dans De l’interprétation que trois fois et de façon très sommaire, en revanche, dans «Le symbole donne à
C’est l’objet de l’un de ses plus importants ouvrages, Dialectique du moi et de l’inconscient. Paul Ricœur, De l’interprétation, essai sur Freud, 508. De manière très générale, la perspective téléologique du symbole mise en avant par Ricœur fait écho à son approche de l’espérance eschatologique en un sens, même s’il est caché, de l’histoire, déployée dans Histoire et vérité (1955) (13 et 21) : « l’acte par lequel je fais crédit à un sens caché, que nulle logique de l’existence historique n’épuise, paraît à son tour apparenté à l’acte par lequel je veux vivre, face à l’imminence de ma mort, à l’acte par lequel ce vouloir-vivre se justifie dans une tâche éthique et politique, à l’acte par lequel la liberté serve se repent et se régénère, à l’acte par lequel j’invoque avec le chœur tragique et le psaume hébraïque la bonté de la totalité de l’être» (21). Paul Ricœur, De l’interprétation, essai sur Freud, 515. Ibid., 529.
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penser », paru un peu plus tôt (1959)⁴⁸, il est plus précis et écrit, par opposition à Freud qui ne se place que du point de vue de l’archéologie dans son interprétation des rêves : CG Jung nous a appris à discerner dans ces symboles moins des projections de la part infantile et instinctuelle du psychisme que des thèmes qui anticipent sur nos possibilités d’évolution et de maturation; […] l’essentiel est que, dans la thérapeutique jungienne […], le symbole fournisse des thèmes de méditation capables de jalonner et de guider le « devenir soi-même», le Selbstwerden. C’est cette fonction de prospection que je retiens et que je rattache à la fonction cosmothéologique des symboles selon Eliade, par laquelle aussi l’homme était réintégré à la totalité du sacré antérieur⁴⁹.
Ce passage nous permet de relativiser la posture freudienne prise par Ricœur dans De l’interprétation selon laquelle l’herméneutique onirique se limite à l’archéologie et met en avant la dimension téléologique dans le cadre mythicopoétique. En effet, dans son article, Ricœur fait une étude globale du symbole, regroupant ses trois zones d’émergence : le langage sacré (hiérophanies), l’onirique, et l’imagination poétique : «Au fond il faudrait comprendre que ce qui naît et renaît dans l’image poétique, c’est la même structure symbolique qui habite les rêves les plus prophétiques de notre devenir intime et qui soutient le langage du sacré sous ses formes les plus archaïques et les plus stables»⁵⁰. La fin de cet article, où l’on trouve des considérations sur les symboles semblables à celles de Jung et Tillich, entre en résonance avec l’approche jungienne de l’individuation : «Tous les symboles en effet tendent à réintégrer l’homme dans une totalité, totalité transcendante du ciel, totalité immanente de la végétation, du dépérissement et de la renaissance»⁵¹.
On fait ici l’hypothèse d’une certaine continuité entre les deux textes. Paul Ricœur, « Le symbole donne à penser », Esprit, N° 7– 8, juillet/août 1959, 62– 63. Ibid., 63. Ibid., 76. On pourrait aussi relever que dans «Parole et symbole» (Revue des Sciences Religieuses, 49/1– 2, 1975, 142– 161), Ricœur développe la pensée d’un symbole lié, qui a des racines et « plonge dans l’expérience ténébreuse de la Puissance » (156). Cette puissance est associée à «la Vie» (153) et au «pouvoir d’exister ». Olivier Abel met en relief la ressemblance entre cette approche du symbole chez Ricœur et celle du premier Tillich – «qui n’a d’ailleurs jamais été abandonnée par Tillich » (145) : «Aussi la condition du symbole est-elle existentielle en deux sens : le symbole [du premier Tillich] nous met en rapport avec la puissance de l’être et il permet la critique de ce qui est. Le symbole est vivant précisément par cette tension entre la proximité et la distance, entre l’identité et l’altérité : un symbole vivant est affirmation d’une force et négation d’une forme. Cette conception “tensive” de la vérité symbolique évoque les analyses de la vérité métaphorique par Ricœur, et l’idée que le symbole est à la charnière entre la force et la forme, le vital et le rationnel, a été souvent développée par Ricœur ». Olivier Abel met alors en
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Les ressemblances entre l’approche téléologique du symbole chez Ricœur et Jung sont assez frappantes, on peut donc être surpris que Ricœur ne fasse pas plus référence à Jung⁵². Cette critique commune que Jung et Ricœur font de la doctrine symbolique de Freud fait aussi écho à la position de Tillich qui reproche à Freud de ne connaitre l’homme que dans son aliénation existentielle et insuffisamment dans une perspective téléologique de guérison⁵³.
référence La métaphore vive, « la symbolique du mal » et «Parole et symbole», voir Olivier Abel, «La corrélation religion-culture dans la théorie du symbole chez Paul Tillich », Religion et culture, Actes du colloque international du centenaire Paul Tillich, Université Laval, Québec, 18 – 22 août 1986, Québec/Paris, Les Presses de l’Université Laval/Les Éditions du Cerf, 1987, 144– 145. Notre position, pour la question de la dimension prospective du symbole, rejoint le point de vue assez général de l’historien de la psychanalyse Paul Roazen qui, à propos d’une discussion avec Ricœur sur De l’interprétation, essai sur Freud, écrit : «Il me semblait, et c’est ce que je dis à Ricœur, que s’il voulait accomplir le but philosophique qu’il avait en tête, il aurait été mieux avisé de prendre Jung comme penseur central plutôt que Freud. Quoiqu’il en soit, la mention du nom de Jung rendit Ricœur particulièrement perplexe. Car, selon Ricœur, on ne pouvait pas, à Paris, lire Jung : il était “à l’index” des livres interdits parmi les intellectuels français. […] Et là, moi qui avais écrit sur Freud, je suggérais à Ricœur l’importance de Jung, sur lequel il avait fait l’impasse. » Voir Paul Roazen, « Jung et l’antisémitisme», dans Jung et la question juive, Passereve, 2010 (http://www.passereve.com/spip/spip.php?page=article&id_article=10). Ricœur exprime néanmoins, on vient de le voir, sa proximité avec Jung dans « Le symbole donne à penser ». Dans toute l’œuvre de Ricœur, Jung est cité seulement au total vingt-six fois dont dix fois dans De l’interprétation et cinq fois dans « Le symbole donne à penser » (Digital Ricœur, recherche en français). Paul Tillich, Théologie de la culture, Paris, Planète, 1968, 192. Tillich écrit cependant un peu plus loin : «Mais Freud, théologiquement parlant, a su mieux comprendre la nature humaine que tous ses disciples [incluant Jung] qui, en perdant l’élément existentialiste de sa pensée, se sont rapprochés beaucoup d’une conception essentialiste et optimiste de l’homme.» (193). On peut mettre en relation cette remarque avec le fait qu’à la question de savoir s’il était un théologien existentialiste, Tillich répondait « moitié moitié !». Tillich écrit alors pour expliquer cette expression, « [c]e qui veut dire, que pour moi, essentialisme et existentialisme sont liés […] L’essentialisme pur n’est qu’arrogance métaphysique. […] D’autre part, il ne peut y avoir un existentialisme pur […] La théologie doit considérer les deux aspects : d’une part, la nature essentielle de l’homme que l’histoire du paradis exprime et symbolise de façon merveilleuse, et, d’autre part, la condition existentielle de l’homme, caractérisée par le péché, la culpabilité et la mort.» Voir Paul Tillich, La naissance de l’esprit moderne et la théologie protestante, 310 – 311.
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3 Le processus de sanctification chez Tillich et la psychologie jungienne⁵⁴ Toute la théologie de Tillich, et particulièrement son approche de la maturation psychique qu’il nomme sanctification, est traversée par la question du sens, dont la perte est une caractéristique importante de notre temps⁵⁵. Ce processus advient après deux autres processus. D’abord, celui de la régénération (« être concerné de manière ultime par son état d’aliénation et par la possibilité de réunion avec le fondement et le but de son être »), puis celui de la justification (accepter d’être accepté). Ce processus de sanctification se décline en quatre principes : celui de la prise de conscience, de la liberté croissante, de la relationalité croissante et de l’autotranscendance⁵⁶. Ce processus de maturation psychique est lié à l’ouverture du sujet au fondement de l’être, source de sens à travers les symboles religieux qui proviennent de l’inconscient collectif. Tillich développe le thème de la créativité de Dieu qui dirige⁵⁷ : le « but de la création» est « l’élan interne» qui pousse à l’accomplissement de la créature. C’est ce que Tillich appelle la providence, elle s’opère par l’action de l’Esprit de Dieu qui peut aussi s’exprimer dans les rêves, qu’il compte manifestement parmi les « medium de révélation » possibles⁵⁸. On retrouve aussi chez Tillich un élément essentiel du symbole commun avec l’approche qu’en ont Ricœur et Jung : il dévoile tout en maintenant la profondeur, le fondement de l’être, inaccessible⁵⁹.
Cette partie reprend quelques éléments de notre article « Le processus de sanctification de Paul Tillich et le modèle de la psyché de Carl Gustav Jung : un enrichissement possible ? Éléments de discussion sur la théologie de John P. Dourley », dans Laval théologique et philosophique, 75/1 (février 2019), 17– 37. Paul Tillich, Le Courage d’être, chapitre 2, 63 – 92. Cette angoisse de l’absurde contemporaine succède à la peur de la damnation si importante au temps de la réforme et à l’angoisse de la mort qui prédomine dans l’Antiquité. Olivier Abel a montré le lien «dialogique» qui existe entre ces angoisses et leurs réponses successives et évoqué la ressemblance avec l’approche qu’en a Ricœur dans «Vraie et fausse angoisse» (Histoire et vérité). Voir Olivier Abel, « La corrélation religion-culture dans la théorie du symbole chez Paul Tillich », 150. Voir Paul Tillich, Théologie Systématique IV, 240 – 264. Paul Tillich, Théologie Systématique II, Québec/Paris/Genève, Les Presses de l’Université Laval/Les Éditions du Cerf /Labor et Fides, 2003, 146 – 155. Paul Tillich, Théologie de la culture, 206 – 207. Cet aspect est développé dans notre article « Le processus de sanctification de Paul Tillich et le modèle de la psyché de Carl Gustav Jung : un enrichissement possible ? Éléments de discussion sur la théologie de John P. Dourley », 32– 33. Tillich reconnait la pertinence de la doctrine jungienne des symboles, notamment en ce que, comme pour lui, ils permettent de « saisir » des dimensions qui « resteraient inconnaissables
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Il pourrait alors être pertinent de relier l’approche qu’a Tillich des symboles au développement de soi par la prise de conscience (le premier principe du processus de sanctification) dans la mesure où les symboles «nous font entrer dans les dimensions et les éléments de notre âme qui leur correspondent. […] Il y a en nous des dimensions dont nous ne prenons conscience qu’à travers des symboles, comme les mélodies et les rythmes en musique »⁶⁰. L’approche du symbole qu’ont Tillich et Jung, qui correspond de ce point de vue à celle de Ricœur, permet de souligner, dans l’action de l’Esprit en nous, son mystère, le fait qu’elle échappe à toute conceptualisation. On retrouve ainsi une forte ressemblance entre le processus d’accomplissement de soi chez Tillich et chez Jung. De plus, pour les deux penseurs les symboles n’imposent jamais un chemin explicite dans la conduite à tenir pour s’accomplir. Il s’agit en effet toujours d’ « interprétation », ou plus précisément de « perception subjective» des rêves. Cette interprétation ne force ainsi jamais la décision du sujet : les «injonctions divines » étant toujours voilées, l’homme demeure fondamentalement libre de se laisser toucher, « saisir » par elles ou non. Mais, comme le déplorent tout à la fois Tillich, Jung et Ricœur, le sens symbolique, si ténu et vulnérable, se perd dans nos sociétés modernes où le langage conceptuel, univoque et « technique » a pris une place déterminante⁶¹.
autrement. Voir Paul Tillich, » Carl Jung «, The meaning of health, Essays in Existentialism, Psychoanalysis, and Religion, Chicago, Exploration Press, 1984, 175. Paul Tillich, Dynamique de la foi, Québec/Genève, Les Presses de l’Université Laval/Labor et Fides, 2012 (1957), 48. Paul Tillich présente une idée semblable en prenant l’exemple d’un paysage de Rubens qui peut dévoiler les zones de notre âme, de notre réalité intérieure. Voir aussi Paul Tillich, La dimension oubliée, Paris, Desclée de Brouwer, 1969, 84– 85. Ainsi, Ricœur écrit dans «Le symbole donne à penser » : « si nous soulevons le problème du symbole maintenant, à cette période de l’histoire, c’est en liaison avec certains traits de notre “modernité” et comme riposte à cette “modernité” même. Le moment historique de la philosophie du symbole, c’est celui de l’oubli et aussi de la restauration. Oubli des hiérophanies, oubli des signes du Sacré ; perte de l’homme lui-même comme appartenant au Sacré. […] C’est l’obscure reconnaissance de cet oubli qui nous meut et nous aiguillonne à restaurer le langage intégral» (60 – 61). De son côté, Tillich écrit que dans le contexte nominaliste de l’occident, « le problème même d’une identité ultime [unité ontologique de toute chose dans la substance éternelle] est très difficile à saisir.» Voir Paul Tillich, La naissance de l’esprit moderne et la théologie protestante, 181.
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Conclusion Il ressort de cette étude que l’on pourrait envisager un dialogue fécond entre la psychologie de Jung et la théologie de Tillich en s’appuyant sur leur approche commune d’une orientation de la psyché à développer la conscience tout au long de la vie⁶². Ce telos interne à la vie est lié à leur approche prospective du symbole, qui a une certaine parenté avec celle de Ricœur. Les ressemblances entre les approches qu’ont Jung et Tillich de la maturation psychologique et spirituelle sont en effet remarquables, en faisant l’analogie entre l’action du Soi comme source régulatrice de la psyché et l’action dirigeante de l’Esprit Saint, telle que Tillich la conçoit. On peut cependant relever une différence : chez Jung, cette action dirigeante est « naturelle», comme un processus de régulation biologique, mais avec la possibilité que la liberté de l’homme lui permette de s’y opposer, alors que chez Tillich, ce processus est mû par l’amour agapè que Dieu a pour nous⁶³. On peut aussi éprouver une différence d’ « ambiance » quand on se plonge dans les œuvres de Jung et de Tillich : une certaine « sécheresse» chez le premier, une chaleur et une sensibilité chez le second qui, dans ses sermons, peuvent prendre une dimension spirituelle très profonde. Nous pensons que la théologie de Tillich pourrait être enrichie par certains éléments de la psychologie de Jung. Faire dialoguer la psychologie de Jung avec la théologie de Tillich pourrait élargir l’approche que le théologien a des symboles religieux. En effet, il les comprend surtout d’un point de vue collectif. La conception tillichienne des symboles pourrait ainsi être élargie vers des horizons plus individuels – tout en étant liée à des archétypes de l’inconscient collectif – comme, par exemple, dans les rêves, dans une perspective téléologique de « dévoilement de sens » et de « devenir soi-même » qui pourrait faire écho à celle de Ricœur.
Nous insistons sur le fait que, contrairement à certaines lectures de Jung, par exemple celle que peut en faire John Dourley (notamment dans Paul Tillich, Carl Jung and the recovery of religion, Hove, Routledge, 2008), Jung ne prétend pas construire un discours sur «Dieu ». En effet, son étude de l’inconscient n’est pas une « théologie». Voir Carl Gustav Jung, La vie symbolique, Psychologie et vie religieuse, 159 – 161. Nous relevons le mot « naturel » car si on le considère dans le sens que peut en donner Tillich dans La naissance de l’Esprit moderne et la théologie protestante (46), la divergence avec Jung n’est peut-être pas essentielle. Toutefois, une discussion de cette question dépasserait le cadre de cet article.
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Improving Tillich’s Theory of the Religious
Abstract : This chapter aims to integrate elements of Ricoeur’s theory of language – especially his idea of a “world of the text” – into Tillich’s theory of the religious symbol. The continued openness to religious symbols as Tillich characterized and treated them can thus be complemented by Ricoeur’s theologically oriented reading of selected God-naming texts to which a “poetic” function is assigned.
1 Purpose of the Paper As my title indicates, I intend here to show how Tillich’s theory and use of religious symbols can be improved by adding some of Ricœur’s thought to what Tillich gives us on the subject. I especially have in mind Ricœur’s narrative theory. On the other hand, I do not want to stress the matter of any supposed problems in Tillich. Instead of “problems,” we could in most if not in all cases speak of “opportunities”—opportunities to improve this or that feature of Tillich’s theory. If we intelligently combine two valuable things, and if the two things are at least somewhat compatible, as I hope to show they are in the present case, the result is likely to have fresh advantages. But the basic facts regarding Tillich remain: his symbol theory is a major achievement, and it is also an essential, hard-working component of a theological system that is one of the most profound and valuable currently on offer.¹
Even when taken together, Tillich’s discussions of the religious symbol are not voluminous. They are very widely scattered, however. Not counting four treatments of myth—Tillich saw religious symbols at the “transcendent level” as mythical symbols—he produced at least fifteen texts on the subject. Below, within this note, I cite selections from among these texts as a basis for what I say on the subject in general. The fifteen texts fall into three groups. (1) There are no less than five self-standing articles, including the one that Tillich clearly viewed as the “mother text” of 1928. Beginning in 1940, this basic article was published in English several times, sometimes in slightly varying versions. See Paul Tillich, “Das religiöse Symbol” and Paul Tillich, “The Religious Symbol,” trans. James Luther Adams with Ernst Fraenkel, both texts in Paul Tillich: Main Works/Hauptwerke, ed. by C. H. Ratschow & alii (Berlin and New York, N.Y.: De Gruyter-Evangelisches Verlagswerk GmbH, 1987), vol. IV, 213 – 228, and ibid., 253 – 69, respectively. (2) There are at least four substantive discussions in books. See Paul Tillich, Systematic Theology (Chicago, Ill.: University of Chicago Press, 3 vols., 1951– 1963), I, 238 – 41, II, 8 – 12; and Paul Tillich, Dynamics of Faith (New York, N.Y.: Harper & Row, 1957), 41– 48. (3) There https://doi.org/10.1515/9783110759860-012
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2 The Awkward Adjective I can proceed to the substantive parts of this paper by explaining how it occurred to me to write on this topic. On several occasions as I was reading Tillich I ran up against a curious statement he makes. He makes this curious statement in at least two pivotal contexts in his Systematic Theology, once in Volume One, and once in Volume Two. In each case he is speaking of what he features as the central symbol of the Christian faith, namely, the New Testament picture of Jesus as the Christ.² In this rather odd statement, Tillich says that Jesus would not have been the Christ “without the continuous sacrifice of himself as a particular individual … to himself as the bearer of the New Being.”³ The curious, and indeed awkward, thing about this statement is the way Tillich inserts the adjective “continuous” into the sentence. Why does he say that Jesus’ self-sacrifice is continuous? Is he trying to say that Jesus’ giving himself to death on the cross is something that goes on and on, endlessly, without interruption? Or that Jesus must go through this agony over and over again? No. The relevant contexts are clear that Tillich does not mean any of that. Rather, it had apparently occurred to him that the main metaphor he was using in order to characterize the central Christian symbol—that is, the metaphor of a picture—is literally static; and because it is difficult if not impossible for a static picture to capture motion or action, including Jesus’ action of self-sacrifice, he adds what I call the “awkward adjective.” And now the statement speaks of Jesus’ “continuous” sacrifice of himself.
3 Implications of the Passage Tillich appears to believe that this adjective makes it clear that the picture of Jesus as the Christ is symbolically telling us about the whole sequence of actions that Jesus took, from Peter’s confession of him as the Christ to the Passion and then the Cross. Thus Tillich can make it clear, for example, that the chief Christian symbol is not a crucifix; and thus also he demonstrates, despite himself,
are at least six responses made by Tillich to published criticisms of his symbol ideas. See the posthumously published Paul Tillich, “Rejoinder,” Journal of Religion 46 (1966), 184– 89. Tillich, Systematic Theology, II, 115 – 116. Ibid., II, 123; compare I, 137.
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that the central Christian symbol needs to be recognized as essentially narrative in nature. There is an idea from Ricœur’s narrative theory that Tillich could well have used to clarify what he was doing at this point. It is the idea of “emplotment.” Jesus’ surrendering himself in order to be the Christ functions as the “emplotment” that gives unity and shape to the welter of events that unfold before us in the Gospel accounts.⁴ If we may be permitted to deal in a playful way with the situation I have just described—I hope no one will take this too seriously!—we might say that Tillich has imprisoned the Jesus narrative in a picture-symbol, but he seeks to rectify the situation by sending an adjective to the rescue. He sends the awkward adjective to the picture-prison to set the narrative free. The adjective gets the job done, after a fashion, although a lot of us will wonder whether there might not have been a better way to handle the matter. My little fable has the serious purpose of stating in a graphic way the main ingredient from Ricœur that might well be added to Tillich’s theory of religious symbols, namely, a heightened emphasis upon narratives. Tillich’s theory, as it stands, is in my judgment overly “pictographic,” if one may use that term.
4 Contrasting Vehicles of Revelation In order to proceed further in the matter of adding Ricœur to Tillich, we must ask, what is it that serves as the vehicle of revelation, respectively, in the thinking of each of our two thinkers? For Tillich, the vehicle of revelation—the means through which revealing and healing power “gets to us” human beings, reconciles us, and transforms us—is in every case the symbol, especially the religious symbol.⁵ And, at least in Tillich’s broad sense of “religion,” there is a situation in which something becomes not only a symbol but effectively a religious symbol. That happens whenever and insofar as by means of this something we are opened to the power of ultimate reality, and the power of ultimate reality is opened to us.⁶
Paul Ricœur, “Life in Quest of Narrative,” trans. David Wood in David Wood, ed., On Paul Ricœur: Narrative and Interpretation (London and New York, N.Y.: Routledge, 1991), chapter 2, “Emplotment,” see 21– 23. Tillich, Dynamics of Faith, 42– 43. Ibid., and Paul Tillich, “Existential Aspects of Modern Art,” in Carl Michalson, ed., Christianity and the Existentialists (New York, N.Y.: Scribner’s, 1956), 132– 133.
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In his examples of religious symbols, Tillich features persons, transcendent figures, objects, images, rituals—and even ideas, when it is the case that our dealing with some idea involves perceptible elements. He even says that words can be religiously symbolic.⁷ When he speaks of words as potentially symbolic, he might seem to come close to what we are about to observe in Ricœur. But an important difference arises at this point, as we shall see. The fact is that Tillich appears only rarely to refer to events or to linguistic phenomena as religiously symbolic, although there is sufficient basis in his theology for imputing symbolic potency to both, that is, to iconic texts, at least as sacred objects, and to group-formative events. Nevertheless, with the exception of the event of Jesus as the Christ itself, Tillich does not appear to have done this sort of thing very often. By contrast, Ricœur has clearly and massively chosen things that on their face are linguistic, namely texts, as the vehicles of revelation. Or, at a minimum, it is overwhelmingly texts that he discusses in this connection. And, among the various genres of texts, it appears that he has devoted the most exhaustive attention to narrative genres.⁸ This is not to say that Ricœur neglects other genres. In a lengthy essay of 1977 entitled “Toward a Hermeneutic of the Idea of Revelation,” Ricœur distinguishes and interprets the revelatory functioning of a half-dozen modalities that are found in the Jewish-Christian Scriptures. These are the prophetic, the narrative, the prescriptive or Torah, hymnic discourse as in the Psalms, wisdom discourse, and apocalyptic.⁹ Importantly, however, and as we shall see in detail, it is more exactly the meaning of a text as a reader reads it that has the prospect of being a vehicle of revelation for Ricœur. By contrast, Tillich appears not to focus upon this precise aspect of the matter in his symbol theory. In the rare instance in which he might deal with something textual as symbolic, one surmises that Tillich would typically treat it as an object, perhaps as an iconic book, or as containing this or that sacred word, or as one or more passage that is symbolically powerful as such, that is, as a block or segment of discourse.
Paul Tillich, Theology of Culture, Robert C. Kimball, ed. (New York, N.Y.: Oxford University Press, 1959), 54– 55. See Paul Ricœur, Time and Narrative, trans. Kathleen McLaughlin and David Pellauer, 3 vols. (Chicago, Ill. and London: University of Chicago Press, 1984– 1988). Paul Ricœur, “Toward a Hermeneutic of the Idea of Revelation,” Harvard Theological Review, 70 (1977), 1– 37. Hereafter cited as Ricœur, “Idea of Revelation.”
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5 The “Poetic” Function and “the World of the Text” Turning now directly to Ricœur, we see that, whether it is a narrative work or a work of some other genre, the chief special quality that a text must have, if that text is to serve as a vehicle of revelation, is the capacity of that text to function poetically. We could even say that the text must possess not only the capacity, but that it must possess the readiness, almost the eager readiness, to function poetically in Ricœur’s sense—if it is to serve as a counterpart to Tillich’s religious symbol.¹⁰ And what is this poetic quality? Ricœur is not thinking of compositions that possess meter, rhyme, and other recognizable features of poetry proper, though poetry proper is by no means excluded from filling the role he has in mind. Indeed, quite the reverse. But rather, the poetic quality Ricœur has in mind is the capacity or readiness of the text, once it is published and stands independent of its author, and independent of its original audience, to open up for us what he calls “the world of the text.” This world is what the text is talking about; in the case of a narrative this world is the emplotted assemblage of characters, objectives, events, interactions, conflicts, successes, setbacks, surprises, and so forth, all this in some recognizable setting or settings, that the narrative recounts. (It is not completely clear whether Ricœur believes that every text is capable to some degree of functioning poetically, and is therefore capable, in principle, of being a vehicle of revelation. I think he does believe that.) Concerning the world of the text now, it is possible for us imaginatively to take up at least a temporary “residence” there. If we do, our new setting may change us—or we may change ourselves as we relate to what greets us in that world. For this reason, it may be apt to think of the world of the text as a huge invitation. We imaginatively accept that invitation, to a small degree or perhaps to a large degree, to the extent that we enter that world and embrace some of the possibilities for our lives that await us there. And the possibilities that loom before us in this way do not so much await us as they beckon to us.¹¹ Thus we find ourselves doubly located: imaginatively situated in the world of the text, though simultaneously inhabiting the ordinary world of our dayto-day. In a famous statement of Hans-Georg Gadamer’s, there comes about a
Ricœur, “Idea of Revelation,” 20 – 27. Ibid., 23 – 26.
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“fusion of horizons”—a partial if not a near-total merging of the horizons of the two worlds in which we find ourselves while we are reading a text.
6 The Split Reference of “the Poetic” As already noted, we arrive at the distinctively revelatory vehicle in Ricœur’s thought when we read a text that is functioning poetically for us. One thing that must be present if such a revelatory process is to go forward is something Ricœur calls a split or double reference in the text.¹² As we imaginatively find ourselves in the world of that text, the first-order reference of that text to the ordinary world of our day-to-day is suspended. This allows the second-order reference to emerge, or to emerge with force. And the action may proceed more energetically in the opposite direction. The secondary reference may occlude or push aside our attending to the objects of our empirical environs. In either case or in a mix of both cases, we find ourselves partly if not mostly in the world of this text, the more so as we imaginatively position ourselves there. It is in this order of space and time that we are thus located, and it is to this order of things that the second-order reference keeps referring us as we follow what is going on in the text. In this manner the world of the text becomes a disclosure of “what might well be.” This happens because the text we are reading—quoting Ricœur now— “restores to us that participation-in or belonging-to an order of things which precedes our capacity to oppose ourselves to things taken as objects opposed to subjects.”¹³ The pre-objectified order of things in which we participate and to which we belong in this way is the realm of our own possibilities. It includes what we really could do, or be, or what might actually happen to us; and this order of things includes the symbols large and small that we have lived by, or that we may now be prepared to live by. These possibilities are an ensemble of options bottled up for us and even in us. They are the influential or despicable people we know, the transforming experiences we recall, the goals we are chasing, the ideals and mottoes that jingle in our heads, the persons we long to be, and so forth. Ricœur is clear that the poetically functioning texts, as I have described them here, are vehicles of revelation. However, in the 1977 Ricœur source I have just employed, he indicates that the revelation in question is “areligious.”
For this and the next three paragraphs on “split reference,” see ibid. Ibid., 24.
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He says that such revelation is not more, or not much more, than “homologous” with the religious revelation that we find, for example, in the Christian Bible.¹⁴ For this reason it is of interest that, in a 1979 source entitled “Naming God,” Ricœur points up the way in which God is named, sometimes elusively and mysteriously, in the texts that constitute the Jewish-Christian Scriptures. This naming takes place most decisively, but by no means exclusively, in the mysterious Burning Bush episode in Exodus chapter 3. In the light of this 1979 Ricœur text, I conclude that, in order fully to identify the Ricœurian vehicle of revelation, or the Ricœurian counterpart to the Tillichian religious symbol, we should speak of texts that function poetically—and that also name God at one point or another.¹⁵
7 How Is a Text Completed? And there appears to be yet one more factor to take into account if we are fully to describe Ricœur’s counterpart to the Tillichian religious symbol. One of the most revealing moments in my own efforts to understand Ricœur came when I absorbed his explanation that the texts we read are not completed by their authors when they finish writing them. We readers finish those texts as we read them. With respect now especially to narrative compositions, we may say that texts find their completion only when we readers activate the world that the text emplots, and enter imaginatively into that world.¹⁶ To take a powerful example that Ricœur himself cites, we may imaginatively enter the sphere of the inbreaking Kingdom of God in our reading of one of the Synoptic Gospels.¹⁷ The coming-near of God’s Reign is perhaps the most dynamic aspect of the world of these small texts. This means that, for those of us who inhabit that world and complete the text for our occasion, some very extraordinary things can take place. Or that can happen if we are there—as well as in our dayto-day world. And that is exactly where we are when we are reading one of these little works in a Ricœurian way. The Gospel pages may be in our hands, or they may lie upon the desk before us, but that is not where the events in the text’s world are taking place. As we have seen, these events are taking place where
Ibid., 26 – 27. Paul Ricœur, “Naming God,” in Paul Ricœur, Figuring the Sacred: Religion, Narrative and Imagination, ed. by Mark I. Wallace, trans. David Pellauer (Minneapolis, Minn.: Fortress Press, 1995), 217– 235. Cited hereafter as Ricœur, Figuring. Ricœur, “Life in Quest of Narrative,” 23 – 24. Ricœur, “Idea of Revelation,” 26; Ricœur, Figuring, 228 – 230.
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we are, in the world of the text into which we are being continually inducted as we read. A helpful analogy for a reader’s finishing a text is that of a musician reading from a piece of music to perform a musical composition. Of course, reading a text and performing a musical score are different, particularly when there are no lyrics that someone is singing. In the instrumental situation the all-important verbal language is missing. But there is still an analogy. What is on the paper is not the music. The written score only guides the musician as she or he creates the music. When that is done, and while it is taking place, then comes the music. And it is at that point also, analogically speaking, that the text is completed, as we have seen. Nor do we all complete any given text in exactly the same way. These observations are suggestive with respect to something that needs to be emphasized. Ricœur’s counterparts to Tillich’s religious symbols are not simply the texts we have been talking about. The full vehicles of revelation in Ricœur are those texts plus the reading of them in an appropriate way—that is, the reading of them in a way that is responsive to their poetic potential, and allows that potential to come into play.
8 Kant’s Role: From Stigmata to Schemata As Tillich and Ricœur conceive and employ their different vehicles of revelation, Immanuel Kant plays an intriguingly opposite role in the results the two thinkers achieve. For Tillich, transcendent realities such as God and the risen Christ must be understood as symbols rather than as cognizable objects in space and time. This means these things must negate themselves as they point beyond themselves. And the most compelling reason why this is the case for Tillich is, without doubt, the stern limits upon our empirical knowledge that have been laid down by the cautious Kant of the First Critique. It is as though Kant were forcing us to recognize stigmata of finitude in those things that are to serve as symbolic vessels of the infinite. And Ricœur? So far as a poetic text’s first-order reference is concerned, he has accepted the Kantian caution we have just remarked. But in Ricœur’s second-order reference—the reference of the text to its world of not-yet-actualized possibilities—Ricœur turns explicitly to the much more “adventurous” schemata of Kant’s first two Critiques. Appealing also to the role of the imagination that Kant sets forth in the Third Critique, Ricœur challenges us readers, by the power of imagination that is in us, to project a schema, or a shape within space and through time, within which our lives may unfold. Through our efforts to do what is good within the contours of this schema, it is possible that we shall
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be changed. By and among the realities of the setting into which we thus project our possibilities we may be transformed.¹⁸ It is well-nigh irresistible to characterize the Tillich-Ricœur comparison that I have just described according to the formula, “from stigmata to schemata.”
9 Conclusion: Combining the Two Vehicles At this point we are able to draw the following conclusion. Tillich’s system of theology can be strengthened by rather straightforwardly adding “a” to “b”—that is, by adding (a) the theologically-oriented reading, in Ricœurian fashion, of aptlychosen, God-naming texts that function poetically to (b) a continuing openness to religious symbols as Tillich has characterized them and dealt with them. One reason we may combine the two species of revelatory vehicles in this way is that the kinds of things that Tillich believes may be suffused with symbolic power are, for the most part, different kinds of entities from the texts with which Ricœur’s analogous efforts are concerned. Thus we may make use of both kinds of revelatory vehicles in something like a “division of labor.” We may assign different but complementary tasks to the Tillichian and to the Ricœurian vehicles, respectively. To be sure, some adjustments may be called for here and there. Ricœurian subjects typically feel called upon to exercise quite a bit of discriminating initiative in reading their texts, whereas the religiously concerned people Tillich envisions tend to find themselves grasped, in a more blunt and passive manner, by the holy that breaks through to them in a Tillichian religious symbol. Nevertheless, there appears to be nothing in Tillich that would finally prohibit our dealing positively with most of the powers and operations that Ricœur finds in texts that name God, and that function in a poetic manner.
Ricœur relates his position to Kant’s Third Critique in the last half-dozen paragraphs of Ricœur, “Idea of Revelation,” namely, at 35 – 37. His documentation to Kant’s texts, which is not given in the publication of “Idea of Revelation” that I have employed, and which I have not consulted for this paper, may be found in Paul Ricœur, “Toward a Hermeneutic of the Idea of Revelation,” in Paul Ricœur, Essays on Biblical Interpretation, ed. by Lewis S. Mudge (Philadelphia, Pa.: Fortress Press, [1980]), 115 – 118. On Ricœur’s use of Kant’s critiques, I have found illuminating the final section of the introduction to the last-named publication in this note. See Lewis S. Mudge, “Paul Ricœur on Biblical Interpretation,” ibid., 32– 37, 40.
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10 Coda: An Illustration of What Our Conclusion Enables Earlier in this paper (see Part 3) I criticized Tillich’s theory of the religious symbol for placing too little emphasis upon the narrative features of Christian faith, especially with respect to the narrative detail in the picture of Jesus as the Christ. As an illustration or an application now of what our conclusion would seem to make possible, I want to propose a way in which the amount of narrative detail in Tillich’s Jesus-as-the-Christ symbol can be enlarged. In making this proposal, I will go beyond what Tillich showed himself willing to do. We approach the issue from two sides. On the first side, Tillich’s tendency to keep the Jesus details minimal stems from his belief that Jesus, in accepting the role of being the Christ, resisted the temptation to become the focus for attitudes among his followers that would smack of idolatry. In order to keep that kind of thing from happening, Jesus, in going to Jerusalem and the Cross, surrendered all that was particularistically “Jesus” about himself, so far as his being the Bringer of New Being was concerned.¹⁹ We see how seriously Tillich cared about this side of the matter in his rather severe reservations with respect to Christians’ embracing the imitatio Christi ideal, and in his refusal to make Jesus’ words, deeds, sufferings, or “inner life” integral to his role as the Christ.²⁰ On the second side of this question, however, and as we shall shortly see in detail, the 1963 emergence in Tillich’s own theology of his “essentialization” doctrine would appear to have opened up the possibility, at least, of our vastly increasing the amount of narrative detail in the central Christian symbol of Jesus as the Christ—without any necessary conflict with the concerns Tillich felt vis-à-vis the “first side” of this issue. I acknowledge that the possibility I have in mind does not appear to have been attractive to Tillich; but, for the sake of his own theology, I disagree with him. I do not see that our increasing the narrative detail in the way I am about to explore would do violence to the integrity of his systematic thought.²¹
Tillich, Systematic Theology II, 23 – 24. Tillich, Systematic Theology II, 121– 25 Tillich, Systematic Theology, III, 400 – 401.
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11 What Hath Essentialization Wrought? What, then, was changed in the situation we are looking at by the doctrine of essentialization? Tillich’s essentialization means that when we die, the positive things about us are preserved in eternity. This includes the goodness that was newly actualized in us during the course of our lives. Essentialization entails, further, that whatever had been destructive in us is gradually purged away.²² Because what I have just described applies to every human being, it applies to Jesus. Indeed, given Jesus’ enormous impact on the human race, it applies to him in a huge a fortiori manner. The consequence is that everything about Jesus that might count as restrictively culture-bound in the Picture of him as Christ, everything that might involve a heteronomous authority, drops away from that Picture. Now, as Tillich conceives it, the “eternity” in which historical figures are essentialized is emphatically not detached from the ongoing course of human events that such persons exit when they die. Rather, the concentrated goodness of their lives becomes an ingredient in the telos or goal that draws human history toward its consummation.²³ Here again what is true in a small way of each of us is true in a magnificently a fortiori way of Jesus. Since the Picture of him as the Christ is the way the church’s Lord continues to be present to the church, people are offered in that Picture an encounter with the essentialized person of Jesus, including the array of concrete virtues that made him the individual he was. Thus it is that, through the example and influence of Jesus’ outreaching love, through his demanding that his followers have such love even for their enemies, through his non-domineering, liberating authority, through his personal drive toward justice, and through his insistence that his followers seek justice,²⁴ God is able to transform into the image of this Jesus those who enter his world and receive and follow him as Lord. In that way they are led, not into temptation or trial, but are delivered from the doing of evil, idolatrous and otherwise.
For what follows regarding the effect of what Tillich terms “essentialization,” see Tillich, Systematic Theology III, 398 – 399. Ibid., 395 – 96. “Strive first for the kingdom of God and his justice,” Matt 6:33, NRSV, adapted. Even if dikaiosune in this verse leans more to “righteousness” than to “justice” in the immediate Matthean context, the saying of Jesus that lies behind the word must nevertheless also carry the meaning of “justice,” given the larger context of Jesus’ ministry, and the full context of this saying.
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In many places—for example, in “Life in Quest of Narrative”—Ricœur shows how “we never cease to reinterpret the narrative identity that constitutes us, in the light of the narratives proposed to us by our culture.”²⁵ And also in the light of the narratives proposed to us by our faith, we might now add.
Tillich, “Life in Quest of Narrative”, 27.
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Herméneutique phénoménologique des images chez Paul Tillich et Paul Ricœur Abstract : This chapter compares the hermeneutics of linguistic and visual images in Paul Tillich and Paul Ricœur. In both cases, hermeneutics resorts to phenomenology, entirely in Ricœur and partially in Tillich, who incorporates elements of phenomenology into a neo-Kantian conception of symbolism. With a focus on metaphorical, symbolic and mythical dimensions, the ideas of the two authors are used to analyze the «Last Supper» as painted by Manoel da Costa Ataíde, a master of the Brazilian colonial baroque.
Introduction Le terme « herméneutique» (du grec hermeneia, interprétation, en relation avec Hermès, le messager des dieux, responsable de la communication) désigne la discipline, les problèmes, les méthodes qui concernent l’interprétation et la critique des textes, spécialement des symboles : « l’herméneutique est la théorie des opérations de compréhension en vue de l’interprétation des textes »¹. Le terme est en usage surtout par rapport aux œuvres littéraires, mais aussi par rapport à toutes les catégories d’œuvres d’art, aux narrations mythologiques, aux rêves, aux diverses formes de littérature, à la jurisprudence, au langage en général et même aux actions et événements dans la mesure où ils viennent au langage². En somme, l’herméneutique s’inscrit dans la préoccupation humaine du comprendre comme caractéristique existentielle et fondamentale de l’existence : la vie humaine se donne dans un processus circulaire d’interprétation, dans lequel l’être humain agit comme producteur de significations au sein de l’horizon ample du sens. Bien que seul Paul Ricœur ait élaboré théoriquement une herméneutique phénoménologique comme telle, je pense que l’analyse des images de la pein-
Paul Ricœur, Interpretação e ideologias, Rio de Janeiro, Francisco Alves, 1977, 17. Voir Jean Greisch, «Herméneutique », in Encyclopaedia Universalis, Paris, DVD-Rom, 2011. Il n’y a pas lieu ici de situer cette définition, qui doit beaucoup à Ricœur, dans un parcours historique, lequel devrait certainement renvoyer à Schleiermacher, Dilthey, Husserl, Heidegger et Gadamer comme principaux représentants. On en trouvera un bon résumé dans l’article de Jean Greisch, mentionné ci-dessus. https://doi.org/10.1515/9783110759860-013
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ture par Paul Tillich se fonde sur une telle herméneutique, incorporée à une conception néokantienne du symbolique. Je voudrais comparer les deux perspectives, appliquées à l’interprétation des images linguistiques et visuelles. Pour les deux auteurs, les images font partie du langage symbolique qui, seul, donne accès à la réalité transcendante. Tous les deux s’appuient également sur une ontologie phénoménologique existentielle et renvoient à une forme de «cercle herméneutique » entre la précompréhension et l’interprétation. Pour Tillich, il s’agit d’accéder à la compréhension du sens religieux des images par l’entremise d’une visée intentionnelle de l’Inconditionné présent dans la substance (Gehalt), à travers le sujet (Inhalt), la forme et surtout le style. Je serai attentif avant tout à la dimension mythique et symbolique. Chez Ricœur, le langage religieux se dédouble en symboles et images ou métaphores et se prolonge en narrations, spécialement les mythes. Une application sera cherchée dans l’analyse de la « Dernière Cène » de Manoel da Costa Ataíde, maître du baroque colonial brésilien. Dans la conclusion, je récapitulerai les principaux acquis de l’analyse comparative des herméneutiques de Tillich et Ricœur.
1 L’herméneutique de Paul Ricœur L’herméneutique de Ricœur (1913 – 2005) est centrée sur l’interprétation de textes écrits, en vue de leur compréhension. Les textes renvoient toujours, en dernière instance, à la vie humaine. Notre mode d’être humain peut être compris comme un horizon de sens approprié comme tissu ou réseau de significations, c’est-à-dire comme texte. Dans cet horizon, les textes écrits sont des médiations privilégiées de la compréhension de soi et des autres. Interpréter sera alors expliciter le mode d’être-au-monde qui se déploie devant le texte – ou devant l’image comprise comme texte. L’existence humaine est un processus d’interprétation, de sorte que toute vie humaine sensée apparait comme vie interprétée. L’herméneutique de Paul Ricœur est phénoménologique. De la phénoménologie husserlienne, Ricœur conserve l’intentionnalité, ou la primauté de la conscience de quelque chose sur la conscience de soi. L’ensemble des actes intentionnels et de ses objets constitue la Lebenswelt ou le monde vécu. Ricœur reprend à Heidegger la signification ontologique du comprendre (Verstehen)³. Selon Jean Greisch, Paul Ricœur oppose à l’ontologie de la compréhension de
Voir Paul Ricœur, «Narrativité, phénoménologie et herméneutique», in André Jacob (dir.), L’Univers philosophique I, Paris, PUF, 1989, 63 – 71.
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Heidegger – qui donne un accès immédiat à l’être – une approche plus indirecte : la voie longue. La distance préalable à l’appropriation ne peut être franchie que par le moyen de médiations, qui sont d’abord les signes et les symboles, et finalement toutes les médiations textuelles⁴.
1.1 Herméneutique des images symboliques : métaphores et symboles Chez Ricœur, l’herméneutique apparaît comme méthode spécifique d’interprétation des expressions symboliques en rapport avec un effort de compréhension subjective de l’être humain. Pour interpréter les images, l’interprète doit s’impliquer profondément comme sujet dans le travail d’interprétation. Il s’agit de reconstituer, dans un acte de contemplation, les multiples sens superposés et occultes de l’image, en mettant en rapport sa réserve polysémique de sens avec les diverses dimensions de l’expérience humaine ou du « monde vécu ». Ces sens pourront être réactivés à partir de l’expérience propre du sujet interprétant, en particulier son expérience d’une transcendance de sens. En vertu du cercle herméneutique, nous trouverons le point de départ de l’interprétation dans la précompréhension qui nous est offerte, non seulement par notre expérience personnelle, mais aussi par notre tradition culturelle. Il faut déjà savoir quelque chose du sens transcendant d’une représentation pour pouvoir entreprendre son dévoilement⁵. Dans un premier temps, l’herméneutique de Ricœur concernait surtout les symboles. Selon lui, tout symbole est signe, car il contient des signifiants accessibles, mais le symbole se distingue du signe par sa double intentionnalité. Ricœur définit le symbole comme « toute structure de signification où un sens direct, primaire, littéral désigne, par surcroît, un autre sens indirect, secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier »⁶. Le signe, qui n’est en rapport qu’avec l’intention primaire, ou littérale, indique seulement une signification, ou est dénotatif, alors que le symbole indique une pluralité de significations, et est connotatif ou polysémique. Dans une phase ultérieure, Ricœur prolongea sa compréhension du symbole en y incorporant la théorie de la métaphore vive comme dimension sémantique Voir Jean Greisch, « Herméneutique ». Voir Jean-Jacques Wunenburger, La vie des images, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, 44, 102– 103 ; Jean-Jacques Wunenburger, Philosophie des images, Paris, PUF, 1997, 77– 85. Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, 16.
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du symbole⁷. Prenons pour guide les cinq leçons données au Centre de Recherches phénoménologiques de Paris en 1973 et 1974⁸. Dans ce cours, Ricœur se propose de montrer comment l’image entre dans le champ du langage. Ricœur choisit par là une voie qui va du langage à l’image, et non l’inverse. Entre les images linguistiques ou textuelles – les métaphores – et les images iconiques ou visuelles, Ricœur donne clairement la priorité aux premières. Ricœur reprend à Kant la conception de l’imagination comme médiation, comme moment synthétique entre la simple appréhension et la reconnaissance. Il s’agit de la distinction entre l’imagination productive (production d’images) et l’imagination reproductive (image mentale d’une chose absente), la première prévalant sur la seconde. La phénoménologie de l’image commence avec Husserl et Sartre, par l’intermédiaire de la reconnaissance de sa spécificité en tant qu’objet intentionnel. L’imaginaire devient le corrélat noématique d’un acte noétique originel. Le droit propre du Bild est ainsi reconnu en tant que mode spécifique d’être donné de l’objet⁹. Dans la cinquième leçon, intitulée Métaphore et image, Ricœur reconnaît que le fonctionnement sémantique de la métaphore semble ouvrir la voie à une réinterprétation conjointe du sens et de l’image, c’est-à-dire suggérer un fonctionnement du sens dans lequel l’image ne se limite pas à accompagner ou à illustrer le sens, mais se constitue comme le corps, le contour, la figure du sens¹⁰. L’image reçoit ainsi un statut proprement sémantique, délaissant le domaine des impressions pour entrer dans le domaine du langage. Comment comprendre alors qu’un élément du discours – la métaphore – puisse « faire image», se faire voir ? Ricœur va répondre en quatre points, en s’inspirant de la Poétique et de la Rhétorique d’Aristote. En premier lieu, la lexis (diction, élocution, style) – théorie des figures, qui inclut la métaphore – « fait apparaître le discours», lui donne une espèce de visibilité et de spatialité. En second lieu, la métaphore nous fait entrer dans le jeu de la ressemblance. Dans la sémantique moderne, la métaphore est une prédication bizarre, non pas un terme, mais une phrase entière. Ainsi, le discours extrait d’une incompatibilité littérale une compatibilité d’un autre ordre. Une nouvelle pertinence naît sur les ruines de la première. La nouvelle pertinence procède d’une «proximité» sémantique, au lieu même où l’esprit ne
Voir Paul Ricœur, «Poétique et symbolique», in Bernard Lauret et François Refoulé (éd.), Initiation à la pratique de la théologie, Tome I : Introduction, Paris, Cerf, 1982, 37– 61. Je n’ai eu accès qu’à la traduction en italien : Paul Ricœur, Cinque lezioni: Dal linguaggio all’immagine, Palermo, Centro Internazionale Studi di Estetica, sans date. Voir ibid., 44. Voir ibid., 57– 61.
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voyait jusque-là qu’une « distance». Il ne s’agit pas d’une association d’idées, mais d’une « assimilation prédicative», au sens actif du terme. Ainsi, dans le vers « La nature est un temple où de vivants piliers… », le mot « est » ne signifie ni une caractérisation ni une détermination, mais une assimilation, il signifie «est comme», par l’usage métaphorique, attributif, du verbe «être». Cette assimilation prédicative met en jeu l’imagination. Celle-ci consiste à voir le même dans la différence, en produisant le rapprochement. Il y a une tension entre la non-pertinence antérieure et la nouvelle pertinence sémantique, car l’incompatibilité littérale est toujours perçue à travers la nouvelle compatibilité sémantique. Voir le semblable, c’est voir le même malgré le différent. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas l’imagination sous son aspect sensible, presque optique, mais l’imagination productrice, schématisante. L’imagination fournit ainsi des images qui seront des supports de l’innovation sémantique, réanimant des expériences antérieures, réactivant des souvenirs endormis, essayant des idées et des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d’être au monde. De la sorte, la métaphore sera le noyau sémantique du symbole. Ricœur donne comme exemples du « voir comme» : la vieillesse comme le soir de la vie ; le temps comme un mendiant (Shakespeare). On peut distinguer les métaphores mortes, déjà sédimentées dans la polysémie admise par le lexique, et les métaphores vives, qui sont des émergences de langage, des innovations sémantiques. La métaphore vive est un événement de discours, qui n’existe qu’au moment même de l’innovation sémantique et au moment de sa réactivation dans l’acte d’écoute ou de lecture. Reprise et acceptée par la communauté des parlants, elle devient triviale, routinière, «morte»¹¹. En troisième lieu, la métaphore «fait image». Nous passons ici à l’imagination reproductrice, où sens et sensible s’articulent. L’image métaphorique n’ajoute rien au contenu du message, elle n’intervient pas dans la tessiture logique de l’énoncé. « De même que, selon Kant, le schème est une méthode pour produire des images (pour donner des images aux concepts), le schématisme de l’attribution métaphorique est une méthode pour engendrer et lier les images »¹². C’est ce que d’aucuns ont appelé «l’iconicité propre de l’énoncé métaphorique »¹³. L’icône est une espèce de double sensoriel qui peut renvoyer à une ressemblance, à une structure, à des lieux, à des situations, à des sentiments. Et, grâce à la suspension du réel, surgit une quasi-présence, une représentation des vestiges des sensations. Le langage poétique est le jeu de langage
Voir Paul Ricœur, «Poétique et symbolique», 49. Paul Ricœur, Cinque lezioni: Dal linguaggio all’immagine, 60. Id.
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dans lequel la finalité des mots est d’évoquer, de susciter des images. Celles-ci, à leur tour, donnent naissance à d’autres images et ainsi indéfiniment. C’est que le trait essentiel du langage poétique n’est pas la fusion du sens avec le son, mais la fusion du sens avec un flot d’images : c’est cette fusion qui constitue la véritable « iconicité du sens ». Le « voir comme» est la relation intuitive qui fait tenir ensemble le sens et l’image¹⁴. Enfin, la quatrième dimension de la métaphore est de « voir toute chose “comme en acte”», au sens aristotélicien. Il ne s’agit pas de rendre les choses invisibles, mais de les voir actuellement, grâce à l’actualisation produite par la poésie. La métaphore vive est en affinité avec la réalité vivante. La fiction poétique conserve une dimension référentielle, un pouvoir de re-décrire la réalité. L’image libère ainsi une puissance ontologique, un pouvoir de dire l’être, qui n’opère que sous la condition de suspension opérée par l’imaginaire. La phénoménologie comprend les images comme visées intentionnelles du sujet. Ainsi, le sens religieux d’une image symbolique n’existe que comme résultat d’une intentionnalité croyante, qui instaure l’image comme représentation symbolique. La lecture des symboles dépend plus de l’imagination et du regard que de la chose vue, de la conscience que du monde. La phénoménologie tente, en particulier, de reconstituer les intentions signifiantes des symboles, des mythes, des rites et des croyances qui sont évoquées par les images¹⁵.
1.2 L’herméneutique concerne les textes, non les métaphores ou les symboles isolés L’herméneutique commence par l’interprétation des symboles, mais se réalise dans la médiation par les textes¹⁶. C’est dans le texte ou le discours que le symbolisme déploie toutes ses ressources de plurivocité. C’est dans le discours, à commencer par la phrase, que peut s’établir un rapport entre le sens – organi Voir Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, 266 et 269. Voir Jean-Jacques Wunenburger, Philosophie des images, 86 – 97. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, 199 et 201– 202 : « un texte est tout discours fixé par écrit». À la suite de Émile Benveniste, Ricœur traite le texte comme une unité discursive composée de phrases. La fonction propre d’une narration ou d’un récit, ou d’un discours est de révéler la trame de sens qui transforme le temps et la vie en expériences tressées dans les récits. Ainsi, le texte est une totalité. C’est plus qu’une «succession linéaire de phrases. C’est un processus cumulatif, holistique». Le statut du texte est caractérisé par : « 1) la fixation de la signification, 2) sa dissociation d’avec l’intention mentale de l’auteur, 3) le déploiement de références non ostensives, et 4) l’éventail universel de ses destinataires ».
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sation interne du discours – et la référence, qui est son pouvoir de renvoyer à une réalité en-dehors du langage. Ensuite, grâce à l’écriture, qui permet la composition de séquences de phrases en forme de récit, de poème ou d’essai, « le discours acquiert une triple autonomie sémantique, par rapport à l’intention du locuteur, à la réception par l’auditoire primitif, aux circonstances économiques, sociales et culturelles de sa production »¹⁷. La tâche première de l’herméneutique est de « rechercher dans le propre texte, d’un côté, la dynamique interne qui préside à la structuration de l’œuvre, de l’autre, le pouvoir de l’œuvre de se projeter hors d’elle-même et de produire un monde qui sera réellement la chose du texte »¹⁸. Le monde du texte est l’objet proprement dit de l’herméneutique, sa tâche première étant de laisser affleurer ce monde que le texte dévoile devant lui. Dans un second temps, l’interprète pourra se demander dans quelle mesure ce monde met en question son propre monde et sa compréhension de lui-même. Tout ceci vaut aussi pour les images, linguistiques ou visuelles, qui sont insérées dans des textes, ou qui sont elles-mêmes des textes. Comme la sémiotique, l’herméneutique considère la religion, de même que les images religieuses, comme des textes. Pour être comprises, les images ne doivent pas seulement être mises en rapport avec les textes linguistiques qui les ont suscitées, les accompagnent ou les interprètent, mais doivent être traitées elles-mêmes comme des textes. De même qu’un texte oral ou écrit, l’image n’est pas seulement un ensemble hétéroclite de symboles, mais elle est aussi une narration qui raconte, ou mieux, qui rend présente une histoire, même si elle condense cette histoire dans une unique scène. Les images religieuses nous renvoient à l’expérience du sacré, qui est une expérience de l’excès de sens, qui dépasse la limite de l’existence donneuse de sens. Le texte religieux par excellence est le mythe, qui se déploie comme symbolisme narratif. Comme récit des origines – en un temps avant le temps, in illo tempore – le mythe possède essentiellement une fonction instauratrice et régénératrice : la narration des origines peut devenir paradigme pour le temps présent et peut être répétée, réactivée dans le rite. Fait de métaphores et de symboles, le mythe est un penser par images, car il obéit à un principe de mimesis, entendu comme mise en scène, mise en intrigue de l’agir (ne pourrionsnous pas dire « mise en images » ?). Le langage mythique est également poly-
Paul Ricœur, « Narrativité, phénoménologie et herméneutique», 70. Id.
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sémique ou polyphonique, ce qui exige de multiples interprétations, lesquelles peuvent entrer en conflit entre elles¹⁹.
2 L’herméneutique de Paul Tillich 2.1 La théologie de la culture La théologie de la culture, présente tout au long de la carrière de Tillich, depuis la conférence de 1919 Sur l’idée d’une théologie de la culture ²⁰ jusqu’à la Théologie Systématique, apparaît d’emblée comme une herméneutique religieuse de la culture (Tillich utilise de préférence le terme «analyse», mais nous pouvons le comprendre comme un synonyme d’herméneutique). Selon cette conférence inaugurale, la théologie de la culture vise à manifester la substance ou le contenu religieux de la culture, c’est-à-dire, ce qui concerne la question de l’absolu et des limites de l’existence humaine. La substance religieuse de la culture transparaît dans les fonctions théoriques (arts, sciences – comme la sociologie ou la psychologie des profondeurs –, philosophie) et pratiques (droit, morale, education, politique, technique) de la culture. Celle-ci s’identifie avec le monde proprement humain de l’esprit, l’ensemble des activités créatrices de l’être humain. La religion, de son côté, est « l’expérience de l’inconditionné, c’est-à-dire l’expérience de la réalité absolue sur la base de l’expérience du néant absolu »²¹. C’est une expérience aux limites de l’existence. « Il ne s’agit pas d’une réalité d’être, mais d’une réalité de sens et, de plus, du sens ultime, le plus profond, qui ébranle tout et édifie tout à nouveau »²². Le sens ultime se manifeste avant tout par la rupture des formes, incapables de contenir sa plénitude débordante. Parmi les tâches de la théologie de la culture, la principale est l’analyse générale de toutes les créations de la culture. Il s’agit de manifester le « contenu substantiel » (Gehalt) – ou sens (Sinn), ou esprit (Geist), ou sacré (Heilig), ou encore substantialité spirituelle – qui, au moyen de la forme, est saisi et amené à l’expression dans un objet déterminé (Inhalt)²³. Dans la Théologie Systématique,
Voir Paul Ricœur, «Art. Mythe – L’interprétation philosophique », in Encyclopaedia Universalis. Paris, 2018; voir aussi Jean-Jacques Wunenburger, Philosophie des images, 242– 244. Paul Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture», in La dimension religieuse de la culture, Paris/Genève/Québec, Cerf/Labor et Fides/Presses de l’Université Laval, 1990, 29 – 48. Ibid., 35. Ibid., 36. Ibid., 38.
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la théologie de la culture est la «tentative d’analyser la théologie sous-jacente à toutes les expressions culturelles et de découvrir le souci ultime au fondement d’une philosophie, d’un système politique, d’un style artistique, d’un ensemble de principes éthiques et sociaux »²⁴. Quelle est sa méthode ? Selon Tillich, la clé de la compréhension théologique de la création culturelle est son style. Style est un terme qui provient du domaine des arts, mais il peut s’appliquer à tous les domaines de la culture. […] Le style d’une époque s’exprime dans ses formes culturelles, dans son choix d’objets, dans les attitudes de ses personnalités créatrices, dans ses institutions et ses coutumes. “Lire des styles” est autant un art qu’une science, et il faut une intuition religieuse imprégnée de souci ultime, pour percevoir la profondeur d’un style, pour pénétrer jusqu’au niveau où un souci ultime exerce son pouvoir directeur²⁵.
En plus du style, plusieurs autres concepts importants sont à l’œuvre dans l’analyse religieuse de la culture. Retenons ceux de théonomie, de kairos, de démonique, de principe protestant et de structure (Gestalt) de grâce (plus tard, substance catholique). La culture est théonome quand le sens ultime de l’existence illumine toutes les formes finies de pensée et d’action, quand la culture devient transparente et que ses créations deviennent des réceptacles de contenu spirituel. Le fondement théonome inconditionnel et sacré est présent jusque dans les cultures à dominante autonome (ou séculières) ou hétéronome²⁶. Le kairos est le temps théonome par excellence : les moments de kairos sont des manifestations extraordinaires de l’éternel en des points déterminés de l’histoire, laquelle s’ouvre alors à l’inconditionné²⁷. Le démonique (Dämonische) est « un principe ambigu, qui contient un élément créateur et un élément destructeur. C’est la face obscure du fondement abyssal ; le côté ténébreux du divin, ainsi comme Luther en a eu l’expérience. On pourrait dire aussi que c’est la perversion du sacré, le sacré avec un signe négatif »²⁸. De son côté, le principe protestant contient la protestation divine et humaine contre toute prétention absolue affichée par des réalités relatives. Il s’est concrétisé historiquement dans le protestantisme, mais il est à l’œuvre dans toutes les périodes historiques, car il exprime un aspect permanent de la relation divino-humaine²⁹. Enfin, la
Paul Tillich, Systematic Theology (combined volume), London, Nisbet, 1968, Vol, I, 45. Ibid., 45. Voir Paul Tillich, The Protestant Era, Chicago, The University of Chicago Press, 1948. Phoenix Books, 1966, XII. Revoir cette citation? Ibid., 33. Jean Richard, «Introduction», in La dimension religieuse de la culture, 20. Paul Tillich, The Protestant Era, 7– 8.
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structure de grâce est un pouvoir de créer des formes nouvelles et supérieures (artistiques, liturgiques, communautaires, politiques, etc.), par-delà l’attitude protestante critique par rapport aux formes. Au cours de la période américaine, la dialectique se fait plutôt entre le principe protestant et la substance catholique, laquelle inclut trois éléments : le sacramentel, ou l’intuition de la présence du sacré et de la profondeur de l’être dans toute réalité transparente à son propre fondement ; la communauté, ou la substance de l’amour, basée sur la réalité sacramentelle du Nouvel Être ; l’autorité réelle, qui exprime la vérité du fondement de l’Être³⁰.
2.2 L’herméneutique de Tillich est-elle phénoménologique ? Pour répondre, il nous faut retourner à la réflexion de Tillich sur la méthode de la philosophie, singulièrement de la philosophie de la religion. Au cours de la période qui va de la fin de la première guerre mondiale à la fin des années 1920, pendant laquelle Tillich reformule sa philosophie spéculative sous la forme d’une nouvelle théorie du sens, ce dernier prend connaissance de la phénoménologie pure, encore relativement idéaliste, d’Edmund Husserl et adopte la théorie de l’intentionnalité de la conscience. Celle-ci sera incorporée à la théorie néo-kantienne du sens inhérente à une philosophie de l’esprit. La vie spirituelle devient une vie dans le sens ou dans une incessante et créative plénitude de sens. En conséquence, la religion n’est plus une fonction de l’esprit mais plutôt une réflexivité qui agit à travers les formes culturelles. L’acte religieux est le moment où la conscience-de-soi devient évidente à soi-même dans son historicité³¹. Le sens s’explicite en deux éléments ou aspects fondamentaux : la forme (Sinnform) et le contenu ou substance (Sinngehalt). La forme du sens correspond à la pensée, alors que le contenu correspond à l’être. Gehalt désigne un contenu plus profond, plus substantiel que Inhalt, qui serait le contenu concret et objectif (ou le sujet ou thème). Gehalt signifie spécialement le sens et la valeur de quelque chose. C’est la substance qui fonde tout, et c’est aussi le contenu qui remplit toute forme, dont l’absence provoque le vide du non-sens³². La perspective phénoménologique sera la visée intentionnelle du sens. Tillich l’applique à la fondation de son concept de religion, désormais compris Ibid., 17. Voir Christian Danz, «Tillich’s Philosophy», in Russel Re Manning (éd.), The Cambridge Companion to Paul Tillich, New York, Cambridge University Press, 2009, 177– 183. Voir Jean Richard, « Introduction», 21– 24.
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comme une intentionnalité de la conscience orientée vers le sens inconditionnel. Le sens inconditionnel est visé par le moyen d’un élément du réel concret, c’està-dire par les formes concrètes déposées par l’esprit dans sa créativité au sein du monde de la vie. Il y a donc dans la pensée de Tillich une théorie de la conscience intentionnelle de nature phénoménologique husserlienne. À la visée intentionnelle s’ajoute l’intuition des essences. Par l’élément intuitif, il est possible d’avoir l’intuition éidétique de l’essence et des qualités propres de la religion dans n’importe quelle manifestation religieuse. Cependant, l’intuition seule ne pourrait rendre compte de la forme historique du sens. Pour cela, il faut ajouter l’élément critique (kantien), par lequel la religion sera mise en valeur dans ses aspects concrets. Sur cette base, Tillich développe la méthode critique-intuitive (1920), la méthode métalogique (1923), phénoménologico-critique (1951, dans la TS) et intuitive-critique (1962, Cours de Harvard). Il s’agit en fait de la même méthode. À partir de la Théologie systématique, l’élément critique devient existentiel-critique. La méthode qui réunit l’élément critique et l’élément intuitif est la méthode du paradoxe, de la constante irruption et suppression de la forme en faveur du réel lui-même, qui est un inconditionnellement réel. Tillich va appliquer les catégories sémantiques de forme et de substance – explicitées plus haut – à la culture et à la religion. La religion comme visée intentionnelle du sens inconditionnel par la conscience n’est possible que par la culture. Inversement, toute forme culturelle possède le pouvoir d’être médiatrice d’un sens inconditionnel. En ce sens, toute expression culturelle est substantiellement religieuse (possède le pouvoir d’exprimer le sens inconditionnel), de même que toute expression religieuse est formellement culturelle (utilise les formes concrètes pour exprimer l’inconditionnel). Entre autres formes, Tillich met en valeur le pouvoir médiateur des formes artistiques, porteuses de symboles religieux. Il s’agit de découvrir comment l’interprétation des symboles du divin donne du sens à l’humain³³.
2.3 La Théologie systématique : la méthode de corrélation La corrélation message-situation – qui remplace maintenant le rapport religionculture – est une corrélation herméneutique. L’herméneutique se fait voir sur Voir Etienne Higuet, «Os métodos da filosofia da religião de Paul Tillich », in Correlatio, 20, décembre 2011, 27– 41. https://www.metodista.br/revistas/revistas-ims/index.php/COR/article/ view/3004/2870. Voir aussi Thiago Kelm, Paul Tillich e o pensamento fenomenológico-crítico, mémoire de Master, Universidade Metodista de São Paulo, 2017, 155 – 162.
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tout dans la compréhension de la situation : c’est l’auto-interprétation créative de l’existence, c’est-à-dire la situation existentielle, et non pas simplement la situation objective décrite par la science, et c’est toujours une interprétation de soi. « La situation qui intéresse la théologie est “la totalité de l’autointerprétation humaine à une époque donnée”. Or, cette interprétation de l’existence s’exprime elle-même dans “les formes scientifiques et artistiques, économiques, politiques et éthiques” d’une époque »³⁴. Nous avons reconnu là les différents domaines de la culture. Les formes culturelles actuelles expriment l’interprétation que l’homme moderne donne de son existence. La situation n’est pas un contexte historique conditionnant déterministe, mais doit être comprise au sein de la corrélation entre le moi et le monde. Ainsi, elle est déjà elle-même une interprétation, car il n’y a pas de monde objectivement déterminable, pas de vérité objective au sujet du monde. La méthode de corrélation explique les contenus de la foi chrétienne dans une interdépendance mutuelle entre les «questions » existentielles et les «réponses » théologiques. La formulation des réponses subit l’influence des questions : il s’agit d’un cercle (herméneutique) qui conduit l’être humain à une espèce de fusion entre questions et réponses. La capacité de l’être humain à poser des questions au sujet de l’infini auquel il appartient est un symptôme, tout à la fois, de l’unité essentielle et de la séparation existentielle de l’être humain fini par rapport à son infinité : sans union il ne pourra questionner, sans séparation il n’y aurait pas lieu d’interroger. Les réponses rencontrées dans l’événement révélateur ne seront significatives que si elles sont mises en corrélation avec les questions qui concernent la totalité de notre existence et, pour ce motif, s’identifient avec nous. Par exemple, une situation expérimentée en termes de désintégration, conflit, auto-destruction, manque de sens et désespoir dans tous les domaines de la vie trouve son expression dans les arts et dans la littérature, se conceptualise dans la philosophie existentialiste, s’actualise dans les divisions politiques de toute sorte et est analysée par la psychologie de l’inconscient. Elle a fourni à la théologie une nouvelle compréhension des structures démoniques tragiques de la vie individuelle et sociale³⁵.
Le message doit, lui aussi, être soumis à une interprétation, qui sera une relecture créative de la tradition, en fonction de l’adéquation nécessaire à toute nouvelle situation. C’est qu’il faut d’abord voir dans la corrélation une relation :
Paul Tillich, Systematic Theology, Vol, I, 4. Ibid., 61.
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le divin n’est pas d’un autre monde, d’un monde qui ne soit pas le monde humain. En outre, la corrélation est constitutive de la réalité elle-même, car il y a une participation ontologique mutuelle entre la sphère du monde humain et celle du divin. Cette coparticipation légitime les trois formes de la corrélation : celle entre les symboles religieux et ce qu’ils représentent, car les symboles trouvent leur source dans la réalité divine symbolisée à laquelle ils participent ; celle entre les concepts qui désignent l’humain et les concepts qui dénotent le divin, car il y a en même temps distinction et participation ; et celle entre le souci ultime de l’être humain et la réalité qui le concerne de manière ultime : le souci ou préoccupation est le mode d’être au monde, condition déterminante de l’existence, dans ses aspects objectif et subjectif ³⁶.
2.4 Herméneutique des symboles et mythes chez Tillich Tillich développe une théorie herméneutique et phénoménologique du symbole. Comme simple signe, le symbole renvoie au-delà de lui-même, non pas en vertu d’une convention, mais parce qu’il participe à la réalité qu’il symbolise. Il s’agit d’un lien ontologique de sens. Grâce à ce lien, l’interprétation peut renvoyer jusqu’à un « au-delà du sens ». Pour cela, le symbole ne peut être substitué par suite d’accord ou d’imposition. La vérité du symbole religieux se manifeste quand il est capable d’exprimer existentiellement notre relation avec le fondement ultime de l’être. Le symbole est capable de nous ouvrir des niveaux de réalité pour lesquels le langage non-symbolique est inadéquat. Une peinture de Rubens, par exemple, nous conduit à une expérience de sens qui ne peut être atteinte par une autre voie, comme une description verbale ; elle ne se donne que par la particularité de cette peinture-là. En ce sens, tous les arts produisent des symboles. Une toile, un poème nous révèlent des aspects de la réalité non accessibles à la méthode scientifique. Les symboles nous ouvrent des fenêtres sur différents niveaux de réalité, mais les symboles religieux nous ouvrent au niveau suprême, au niveau de l’être, de l’inconditionné transcendant, au-delà de toute objectivité empirique. Ainsi, par exemple, le crucifix renvoie à la crucifixion au Golgotha, et la dévotion à celle-ci vise intentionnellement l’action rédemptrice de Dieu, laquelle
Voir ibid., 3 – 8. Voir Eduardo Gross, « Método da correlação e hermenêutica», in Correlatio, 16, décembre 2009, 56 – 74, https://www.metodista.br/revistas/revistas-ims/index.php/COR/arti cle/view/1585.
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est, en elle-même, une expression symbolique de l’expérience de l’inconditionné transcendant. La possibilité suprême du symbole est l’expression du souci ultime de l’être humain. La foi, comprise comme le fait d’être possédé par un souci ultime, n’a pas d’autre langage. En conséquence, la théologie et la philosophie de la religion seront une herméneutique des symboles religieux, afin de découvrir les structures qui les supportent. Toutefois, la réalité symbolisée reste toujours inaccessible et mystérieuse. Le symbole, en retour, nous donne accès à des dimensions et structures de notre esprit qui correspondent aux dimensions et structures de la réalité, il donne accès à une auto-interprétation. Il révèle les profondeurs occultes de notre propre être. Les symboles ne peuvent pas être créés consciemment. Ils surgissent de l’inconscient collectif et ne peuvent jouer leur rôle qu’une fois acceptés par les profondeurs inconscientes de notre être. Ce sont les conditions historiques et l’expérience religieuse qui font d’un objet déterminé un représentant de l’inconditionné. Et n’importe quel objet situé dans le temps et dans l’espace peut, à un moment donné, devenir un symbole du Sacré, car tout ce que nous rencontrons dans le monde repose sur le fondement ultime de l’être³⁷. Par ailleurs, Tillich voit dans les mythes des réservoirs de symboles. Ils sont l’expression la plus ancienne et la plus fondamentale de l’expérience de la réalité ultime. La philosophie et l’art s’inspirent de leur profondeur et de leur abondance. Leur validité réside dans le pouvoir par lequel ils expriment la relation de l’être humain et de son monde avec l’ultimement réel. Le mythe n’est ni science ni poésie primitive, bien que toutes deux soient présentes en lui comme dans un utérus féminin, jusqu’à ce qu’elles deviennent indépendantes et suivent leur propre voie³⁸.
2.5 L’herméneutique des images symboliques dans l’art Alors que la religion est une voie directe vers la réalité ultime, l’art est seulement un mode indirect d’expérimenter et d’exprimer cette même réalité, car son intention immédiate est d’exprimer la réalité rencontrée en images esthétiques. L’art manifeste la réalité ultime au travers d’images au sens large, car le terme inclut aussi des figures linguistiques et musicales³⁹. Voir Paul Tillich, Dynamique de la foi, Paris, Casterman, 1968, 57– 69. Voir Paul Tillich, «Art and ultimate Reality», in On Art and Architecture, New York, Crossroad, 1987, 142. Ibid., 141– 142.
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Pour Tillich, les créations artistiques expriment quelque chose au-delà d’elles-mêmes, elles renvoient au fondement inconditionné de l’être, elles révèlent quelque chose du fondement divin de toutes choses. À travers une expérience du sacré qui dépasse l’expérience de toute réalité quotidienne, les formes artistiques, aussi bien profanes que religieuses, donnent les clés de l’interprétation de l’existence humaine. Quand il contemple une œuvre picturale, l’être humain est capable de rompre la surface des formes et de pénétrer, même fragmentairement, dans leur contenu substantiel, dans le pouvoir spirituel qui les remplit. Il y a des peintures qui n’ont rien à voir avec la religion au sens strict du terme, mais qui expriment le pouvoir de l’être, et tout ce qui exprime le pouvoir de l’être est indirectement religieux⁴⁰. Tillich suggère qu’à chaque forme possible d’expérience religieuse correspond un style artistique déterminé. Ainsi, la religion de type sacramentel, dans laquelle la Réalité Ultime est fortement déterminée par le visuel et est associée à des objets, des personnes, des symboles et des événements, s’exprime par le réalisme magique ou numineux. La religion de type mystique veut avoir accès à la Réalité Ultime sans la médiation d’objets particuliers, qui sont tenus pour des obstacles à la communion divine. Elle préfère les styles artistiques qui privilégient l’abstraction. Dans les religions de type prophétique, la Réalité Ultime se manifeste dans l’histoire plutôt que dans la nature, et le style qui leur convient le mieux est un réalisme historique, tantôt scientifique et descriptif, tantôt éthique et critique. Le type d’expérience religieuse idéaliste anticipe la perfection future et s’exprime dans le style artistique qui reproduit cette anticipation déjà présente dans la société par des formes harmonieuses, comme dans les tendances naturalistes. Enfin, le corrélat de la religion de type extatique et spirituel est le style expressionniste, qui produit les œuvres les plus profondément religieuses. Cette expérience, de caractère dynamique, va au-delà de l’apparence des choses et des personnes, et est en même temps réaliste, mystique et prophétique. Comme elle, l’expressionnisme manifeste de façon critique les contradictions du monde, pénètre le pouvoir de la Réalité Ultime en brisant la prison des formes, et anticipe des possibilités d’être⁴¹. Dans Existentialist aspects of modern art, Tillich établit quatre types de correspondance entre style artistique et contenu religieux :
Voir Paul Tillich, «Art and Society», in On Art and Architecture, New York, Crossroad, 1987, 31– 41. Voir Paul Tillich, «Art and Ultimate Reality», 139 – 157.
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Style séculier non religieux et thème non religieux. Ce peut être une expression indirecte du souci ultime. Par exemple, dans la peinture hollandaise dite « de genre», comme chez Jan Steen, le pouvoir d’être s’exprime dans des scènes de vitalité intense. Style religieux et thème non religieux. La peinture moderne « existentialiste» exprime le pouvoir de l’être lui-même, comme chez Cézanne, Van Gogh ou Picasso. C’est une peinture profondément religieuse, malgré l’absence de thème religieux. Par exemple, Guernica de Picasso montre la situation humaine dans sa profondeur d’aliénation et de désespoir. Style séculier non religieux et thème religieux : représentations du Christ, de la Vierge et des Saints sans un profond esprit religieux. Par exemple, dans les peintures de Raphaël, Marie est représentée comme une belle jeune fille ou comme une jeune mère comme les autres, sans connotation religieuse. Dans la peinture de Uhde et Hoffmann, Jésus apparaît comme un homme religieux sentimental. Les toiles ne montrent pas les structures fondamentales de l’être. C’est ce que Tillich appelle le naturalisme idéalisé. Style religieux et thème religieux dans une unité harmonieuse. Tillich donne l’exemple d’une crucifixion du Greco, expression de la forme esthétique de la Contre-Réforme, où une subtile ligne ascendante manifeste l’autoélévation au divin. Il mentionne aussi Grünewald, Nolde et Rouault. C’est le style qui convient le mieux à l’« Art Sacré». Pour Tillich, l’art religieux atteint sa meilleure réalisation quand il montre la souffrance, l’agonie, le démonique, comme c’est le cas du style expressionniste⁴².
3 Un exemple : herméneutique d’une image religieuse à partir de Ricœur et Tillich Je vais présenter un bref échantillon d’analyses de quelques contenus symboliques de la toile de La dernière cène de Manoel Costa de Ataíde (1762– 1830), peintre du baroque brésilien. L’œuvre se trouve dans la chapelle du collège et séminaire traditionnel du Caraça, près de Belo Horizonte, dans l’État de Minas Gerais⁴³.
Voir Paul Tillich, « Existentialist aspects of modern art», in On Art and Architecture, 92– 99. Disponible sur https://pt.wikipedia.org/wiki/Ficheiro:Mestre-Athayde_-_Ceia_-_Car.jpg. Je dois l’indication de l’œuvre et plusieurs suggestions d’analyse au travail d’un de mes étudiants de doctorat : Rogério Terra Júnior, du Programme de Science de la Religion de l’Université Fédérale de Juiz de Fora, MG, Brésil, deuxième semestre de 2018.
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3.1 À partir de Ricœur L’approche la plus appropriée me paraît être celle du monde du texte ou monde de l’image. En premier lieu, nous voyons un monde humain marqué par des conflits et des trahisons, comme celle de Judas, qui met le spectateur au défi, au premier plan. Les repas communautaires renforcent les liens entre les personnes et peuvent signifier un adieu et une promesse de retour. Ce sont aussi des moments de joie et de fête, ce qui est manifesté ici par l’attitude souriante, sensuelle et irrévérente des serviteurs, proche de la danse. Du côté gauche, une servante repose la tête sur la main d’un homme qui paraît lui « faire du plat ». Du côté droit, une servante et un serviteur sont en conversation et paraissent indifférents à la scène centrale. Dans ce monde humain, la différence de classe est montrée par la position relative des disciples et des serviteurs. Il y a aussi une hiérarchie ethnique et de genre : presque tous ont des traits européens, sauf une servante à gauche, qui est noire (probablement l’épouse du peintre) ; il n’y a des femmes que dans le groupe des serviteurs, non dans celui des apôtres. L’ensemble semble être une métaphore d’une société harmonieuse, malgré les inégalités, comme il est de tradition au Brésil. Ce monde est un monde colonial, dont le style artistique est le baroque. L’art baroque permet l’expression de populations généralement réduites au silence, comme les indigènes, les noirs et les juifs. L’art est un moyen d’émancipation pour les artistes, qui sont souvent des métis affranchis, dans une société fortement hiérarchisée où prédomine le contraste entre l’ostentation des richesses de l’Église et des ordres religieux et la misère de la majorité de la population. La figure androgyne de l’apôtre Jean peut manifester une ouverture aux différences de genre, questionnant la position officielle de l’Église jusqu’à aujourd’hui. En soutenant l’art baroque, l’Église catholique préconisait un art pour les masses où dominerait le ludique, le visuel et le persuasif, où l’on fait le panégyrique de l’optimisme catholique – en opposition au pessimisme protestant – par une composition théâtrale et dévote. Dans la colonie, la séduction des masses est aussi colonisation des âmes, ce qui inclut la persécution des images indigènes et africaines. Celles-ci ressurgissent toutefois clandestinement, comme mode de résistance implicite, puisque la résistance ouverte est impossible. Tous ces phénomènes sont toujours présents aujourd’hui, à travers de nouvelles formes de colonisation économique et religieuse. En plus, le manque de préservation du patrimoine historique accompagne la perte de la mémoire collective, comme la réalité de l’esclavage et de la résistance nègre. Le monde du peintre s’inscrit dans ce monde colonial : Maître Ataíde a été membre de plusieurs ordres religieux mais vivait en concubinat avec une mulâtresse affranchie, Maria do Carmo Raimunda da Silva, dont il eut six enfants.
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Elle apparaît comme servante ou gouvernante du côté gauche. Il y a, dans sa peinture, une tension entre la foi religieuse profonde du peintre et les appels de la vie mondaine et quotidienne : l’accent est mis sur la contemplation, dans le cercle central, mais les serviteurs dévient l’attention du spectateur. C’est aussi un monde divino-humain, à la fois religieux et profane : Jésus opère la transition entre le monde humain et le monde de Dieu, entièrement pris par son rôle, rayonnant de lumière comme un dieu solaire, de plus haute stature que les autres, le regard fixé vers le haut, l’attitude hiératique et contemplative partagée par quelques disciples, bénissant de la main droite, comme sur les icônes orientales. L’apôtre Jean dort à côté de Jésus, tandis que quelques disciples paraissent absents du repas pascal, caractérisé par l’agneau, le pain et le vin. Jésus prononce la bénédiction eucharistique sur des éléments qui proviennent du monde profane, apportés par les serviteurs. Deux ou trois disciples regardent le spectateur, en attitude de témoignage. C’est aussi un monde chrétien ; la peinture renvoie aux récits évangéliques de l’institution de l’eucharistie, y compris celui de Jean, avec le bassin utilisé pour le lavement des pieds. La toile évoque aussi la célébration de la messe dans un monde colonial christianisé, comme facteur d’unité d’une société hétérogène. La cène est une métaphore de la vie catholique, centrée sur la célébration de la messe. C’est une consécration de la vie quotidienne profane, dont elle n’est pas séparée. Voyant l’existence «comme en acte», la métaphore suspend le réel visible pour atteindre un réel plus profond. La représentation de la dernière cène est aussi une mise en scène narrative du mythe fondateur du christianisme, ainsi que du mythe fondateur de l’eucharistie, mémorial et sacrement de la pâque chrétienne et, par la présence des douze avec Jésus, du mythe fondateur de l’Église.
3.2 À partir de Tillich Pour Tillich, l’événement central du christianisme est la manifestation de l’image de Jésus comme Christ. La figure salvifique du Christ/Messie est visée intentionnellement à travers Jésus comme image ou symbole. C’est la réalisation concrète du paradoxe absolu. Dans la vie personnelle de Jésus s’est manifestée l’image de l’humanité essentielle, sans qu’elle ne soit effacée par les conditions de l’existence. L’image du Nouvel Être en Jésus comme Christ préserve l’unité indissociable avec Dieu. Et c’est l’expérience originaire des disciples qui a produit cette image. Au cours de l’histoire du christianisme, l’image a été reproduite et modifiée en rapport avec la diversité des contextes. De cette façon, nous connaissons beaucoup d’images concrètes de Jésus en tant que Christ. L’image de Jésus sur la toile de Maître Ataíde est l’une d’entre elles.
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Pour Tillich, l’image de Jésus dans les récits évangéliques est une «image réelle» (Realbild), analogue à un portrait expressionniste. Le peintre expressionniste cherche à pénétrer dans les couches les plus profondes de la personne qu’il représente, grâce à une participation intime dans l’essence et la réalité de celui qu’il veut peindre. Ainsi, les images font sens, car elles manifestent une profonde vraisemblance humaine, sans avoir besoin, pour cela, d’être historiques au sens positiviste du terme⁴⁴. Nous allons voir tout de suite que Maître Ataíde peut être considéré comme un peintre expressionniste. Par rapport aux typologies présentées plus haut, nous trouvons chez Ataíde la présence d’une religiosité sacramentelle, typique du catholicisme. Les personnes, spécialement Jésus, en attitude contemplative du mystère, et les objets (le calice, le pain, l’agneau pascal, le bassin) renvoient à une expérience du sacré dans la célébration du sacrement. Les représentations sont réalistes, mais communiquent quelque chose de magique ou de numineux. L’expérience religieuse peut aussi être dite idéaliste : anticipation de la perfection future par la composition et les formes harmonieuses. Il y a, enfin, des éléments d’une religiosité extatique et spirituelle, qui correspondent aux éléments expressionnistes du baroque, comme dans l’attitude extatique de Jésus et le regard de Judas, ainsi que dans les couleurs fortes, spécialement le rouge et le bleu, et l’exubérance festive des serviteurs. La présence de l’apôtre Jean, le plus jeune, presqu’un adolescent, représenté avec des traits androgynes ou même féminins renvoie au culte de la beauté juvénile, idéale et classique, typique de la Renaissance. Par ailleurs, nous pouvons reconnaître la vitalité des scènes de genre dans la partie profane représentée par les serviteurs : style séculier – thème non religieux. Mais il y a aussi une unité harmonieuse entre le style religieux et le thème religieux. Comme dans la crucifixion du Greco, il s’agit d’une forme esthétique liée au mouvement de la Contre-Réforme. Le regard des apôtres en attitude de contemplation suit l’élévation de Jésus vers le transcendant. Toutefois, comme souvent dans la peinture baroque, il y a d’autres foyers d’attention. Comme dans la méthode de corrélation, l’image contient aussi phénoménologiquement une auto-interprétation de la société de l’époque, partiellement valide jusqu’à aujourd’hui, à travers le regard du spectateur. Le goût de la fête, malgré la vie précaire, se maintient dans la culture brésilienne à travers les siècles. D’un autre côté, l’inégalité sociale, ethnique et sexuelle est comprise depuis toujours comme naturelle. La société patriarcale, avec la subordination des femmes, était jusqu’à il y a peu une évidence acceptée par tous et toutes.
Voir Paul Tillich, Systematic Theology, vol. II, 114, 118 – 120, 133 [ici le vol. est indiqué, ce qui me paraît bien, même s’il s’agit du «combined volume» (note 24)].
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Conclusion. Principaux acquis de l’analyse comparative de l’herméneutique ricœurienne et de l’herméneutique tillichienne Le texte ci-dessus compare l’herméneutique de Paul Ricœur et celle de Paul Tillich, ainsi que leurs implications pour l’analyse des images religieuses. L’herméneutique phénoménologique de Ricœur est centrée sur l’interprétation des textes, qui sont des médiations privilégiées de la compréhension de soi et des autres. Interpréter sera alors expliciter le mode d’être-au-monde qui se déploie devant le texte – devant l’image comprise comme texte. Ricœur va du symbole à la métaphore ou image, comme dimension sémantique du symbole, et de la métaphore au récit, comme symbolisme narratif. Avec la phénoménologie, Ricœur comprend les images et les narrations comme des visées intentionnelles du sujet, ce qui lui permet de développer une ontologie phénoménologique existentielle. L’herméneutique de Paul Tillich est une herméneutique religieuse de la culture, qui se base sur une philosophie néo-kantienne du sens et sur une phénoménologie d’origine husserlienne. Il s’agit de rencontrer l’Inconditionné dans toutes les formes culturelles, en particulier les formes artistiques. Pour la détermination de la situation que le message chrétien doit rencontrer, Tillich utilise une herméneutique de l’auto-interprétation de l’existence dans la société moderne. Sa démarche vise principalement les symboles et les mythes comme expressions du souci et de la réalité ultimes, spécialement dans les arts visuels. Il met le concept de style – artistique et religieux – au centre de ses analyses. Les deux méthodes, ricœurienne et tillichienne, convergent dans l’analyse des intentions signifiantes de La dernière Cène du peintre baroque brésilien Manoel Costa de Ataíde.
Manoel Costa de Ataide (1762 – 1830): A última ceia (La dernière Cène). Colégio do Caraça (Séminaire du Caraça), Minas Gerais, Brésil https://pt.wikipedia.org/wiki/Ficheiro:MestreAthayde_-_Ceia_-_Car.jpg. Accès le 19/06/2019
III La question du politique
Lucien Pelletier
L’esprit de l’utopie et la force du présent chez Paul Tillich et Paul Ricœur Abstract : This chapter argues that even though they were both aware of the possible pitfalls of utopian consciousness, Tillich and Ricœur saw its practical merits for action and developed similar views about the force of social transcending it displays in the present. Tillich managed to think the spirit of utopia in connection with a theological view of history emphasizing the opportune time, or kairos. Ricoeur formulated a similar idea: in his view, utopian consciousness manifests itself in the present of initiative, capable of giving rise to moments in history which take on an axial character in both ethical and theological terms.
Le marxisme politique, et particulièrement l’expérience communiste, ont pressé Tillich et Ricœur de réfléchir à l’ambiguïté du phénomène utopique. N’étant ni de la même génération ni de la même sphère culturelle, ces deux auteurs ont appréhendé ce problème diversement, mais en portant plusieurs jugements analogues. Inspirés par un socialisme abondamment nourri de christianisme, ils ont chacun célébré l’élan utopique comme force de changement historique, mais non sans en critiquer du même souffle certains travers. Les pages qui suivent entendent comparer leur reprise de la notion d’utopie et les rajustements qu’ils ont cru nécessaire de lui apporter.
1 L’esprit de l’utopie Dans son œuvre de jeunesse, Tillich distingue clairement entre les mouvements utopiques particuliers et ce qu’il appelle, en reprenant le titre d’un livre d’Ernst Bloch, « L’esprit de l’utopie » ¹ (plus tard, il évoquera dans le même sens « the utopian impetus »²). L’esprit de l’utopie, dit-il, est «la force qui transforme la réalité », force transhistorique «qui tire l’homme de sa tranquillité et de ses
Paul Tillich, Christianisme et socialisme; écrits socialistes allemands (1919 – 1931), Paris/Genève/Québec, Cerf /Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1992, 474. Voir Ernst Bloch, L’esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, 1977. Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3: Life and the Spirit; History and the Kingdom of God, Chicago, University of Chicago Press, 1963, 354. https://doi.org/10.1515/9783110759860-015
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certitudes et le plonge dans de nouvelles incertitudes, dans une inquiétude nouvelle. L’utopie est la force du nouveau »³. Toutefois, ajoute Tillich, l’utopie, comme l’indique l’étymologie (ou-topos ou non-lieu, selon le beau néologisme de Thomas More), vise « le dépassement de toutes les conditions de la réalité spatio-temporelle »⁴, c’est-à-dire quelque chose d’inconditionné, de radicalement indisponible; il y a en elle une orientation eschatologique. Ces deux aspects – celui de la réalisation historique, toujours conditionnée, et celui de la visée de l’inconditionné – sont en tension l’un par rapport à l’autre, mais doivent être maintenus ensemble, sous peine de voir l’utopie réalisée prétendre à l’inconditionné, avec la terrible déception qui s’ensuit inévitablement. Tillich fonde son jugement sur une analyse des sources religieuses du mouvement communiste et sur l’expérience de ses échecs. Sa lecture émane d’une ontologie théologique et existentielle qui lui est chère et qu’il reprend de Schelling tout en la reconstruisant génialement et en l’adaptant au présent. C’est ainsi que le diagnostic qu’il porte sur les utopies historiques recourt volontiers aux notions d’inconditionné et de conditionné. L’herméneute Ricœur, lui, s’intéresse à l’utopie non seulement en tant que phénomène politique mais aussi, et plus largement, en tant que discours. Ce faisant, il se souvient bien sûr lui aussi du roman de Thomas More et de son idée de l’utopie comme d’un « nulle part », d’un « ailleurs ». Par-delà ses expressions littéraires ou sociales particulières, dit Ricœur, l’utopie constitue une mentalité, un véritable esprit⁵. Cette dernière remarque, que fait aussi Tillich, se trouve puissamment étayée chez Ricœur par toute une théorie de l’imaginaire dont l’élaboration fut contemporaine de son étude de l’utopie. Si Ricœur peut parler d’un esprit de l’utopie, c’est en tant qu’expression de l’imaginaire social⁶. Cette théorie de l’imaginaire permet à Ricœur de décrire l’esprit de l’utopie dans un langage plus précis que celui de l’ontologie tillichienne. L’utopie, dit Ricœur, est proche de la fiction créatrice : elle naît d’une exploration du champ du possible qui conduit la pensée sociale à former l’image d’un « nulle part » distinct des institutions établies et même opposé à elles. Cependant, compte tenu de l’échec de l’expérience communiste en URSS et ailleurs, et aussi dans le sillage de nombreuses analyses – celle de Raymond Ruyer notamment – qui formulent, en
Paul Tillich, Christianisme et socialisme, 474– 475. Ibid., 475. Paul Ricœur « L’herméneutique de la sécularisation. Foi, idéologie, utopie », dans Herméneutique de la sécularisation, Actes du colloque organisé par le Centre international d’études humanistes et par l’Institut d’études philosophiques de Rome (Rome, 3 – 8 janvier 1976), aux soins de Enrico Castelli, Paris, Aubier, 1976, 57. Paul Ricœur, Du texte à l’action; essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, 417.
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partant de ce constat, une critique sévère de l’utopie, Ricœur dénonce l’ambiguïté de celle-ci, son oscillation entre fiction créatrice et fantasme, le risque de son enfermement dans des postures idéelles et pratiques qui font fi de leur échec réel. L’inscription par Ricœur de l’idée d’utopie dans une théorie de l’imaginaire le conduit en outre – autre trait qui, comme on va le voir, distingue son analyse de celle de Tillich – à établir une forte parenté entre l’utopie et l’idéologie : toutes deux, dit-il, sont des expressions diverses de l’imaginaire social, des systèmes symboliques qui établissent les conditions de signifiance du discours et de l’action. Cette parenté de l’idéologie et de l’utopie permet à Ricœur de les mettre toutes deux en parallèle, comme l’avait fait avant lui Karl Mannheim dont il s’inspire fortement.
2 Lectures de Karl Mannheim Il importe de prêter attention au rapport complexe qu’entretiennent Tillich et Ricœur avec l’ouvrage fameux que Mannheim avait publié en 1929 sous le titre L’idéologie et l’utopie. En sociologue de la connaissance, Mannheim voyait dans l’idéologie et l’utopie deux modes de conscience exprimant les idées de divers groupes sociaux quant à ce qui est et ce qui devrait être. Ces représentations, disait-il, ont en commun de ne pas être congruentes avec l’état de choses existant. À l’en croire, ce qui distingue les représentations idéologiques, c’est que, bien que se prétendant universelles, elles s’avèrent à la longue n’être que l’expression sublimée d’intérêts tournés vers le passé, car provenant de groupes dominants qui cherchent à légitimer le statu quo dont ils profitent. Cette conception reconduit bien sûr la théorie marxienne de l’idéologie. Pour leur part, les représentations utopiques, pense Mannheim, manifestent l’insatisfaction de classes montantes quant au réel, leur volonté de transformer celui-ci, et sont donc tournées vers l’avenir. Ce qui permet à l’interprète de distinguer l’idéologie de l’utopie, affirme Mannheim, c’est le critère de la réalisation : des idées qui s’avèrent ultérieurement n’avoir été que des représentations dissimulant des structures de vie révolues n’étaient que des idéologies; des idées qui se sont par la suite réalisées dans une nouvelle structure de vie étaient des utopies. Cependant, le propos de Mannheim n’est pas principalement historique, il ne vise pas d’abord une compréhension du passé : il cherche à maintenir vive l’orientation utopique et, pour ce faire, il doit aussi proposer un critère pour guider le jugement et l’action en cours de route. Or, sur ce point, le sociologue Mannheim n’a que peu de choses à proposer. Il pense qu’à hauteur du présent, les seuls agents sociaux
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dont le discours est suffisamment libre du soupçon d’idéologie sont ceux dont les vues ne sont pas liées aux intérêts d’un groupe particulier, c’est-à-dire les intellectuels sans attache sociale. Eux seuls peuvent se donner une connaissance assez précise du réel, de ses tendances et de son état actuel pour permettre un jugement et des décisions éclairées et acheminer le moment présent vers une nouvelle structure de vie. Ni Tillich ni Ricœur ne se satisfont de ce point de vue de Mannheim sur les conditions de possibilité d’une conscience utopique et sur ce qui la distingue de l’idéologie. Dans la recension qu’il a publiée peu après la parution du livre de Mannheim, Tillich reconnaît que l’idéologie et l’utopie transcendent toutes deux l’être présent; mais sur ce point, ajoute-t-il, Mannheim ne propose guère plus qu’une équivalence verbale; or, il faut plutôt voir que « [l]e dépassement qu’amène l’utopie met l’homme en tension avec sa condition réelle. Mais cette tension fait partie de son être. Elle est l’expression adéquate d’un être qui ne connaît pas de repos; elle est donc le contraire de l’idéologie»⁷. En d’autres termes, la conscience idéologique est erronée parce qu’elle ne correspond pas au réel présent, tandis que la conscience utopique concorde, elle, avec les tensions du réel, lesquelles renvoient au-delà du seul présent disponible. Ricœur, pour sa part, est séduit par le rapprochement opéré par Mannheim entre idéologie et utopie, comme on l’a vu : ce sont pour lui deux expressions de l’imaginaire social. Mais dans ses textes sur Mannheim, il déplore le critère retenu par ce dernier pour les distinguer, celui de la réalisation, lequel ne vaut en fait que pour le regard rétrospectif et reste sans impact sur les controverses du présent⁸.
3 La force du présent chez Tillich : le kairos On le voit, Tillich et Ricœur cherchent à rendre compte, mieux que Mannheim, de l’esprit de l’utopie, c’est-à-dire de la production consciente du nouveau au sein même du présent. Les solutions que chacun propose sont différentes mais tout de même apparentées : elles ont pour nom « kairos » chez Tillich, « initiative» et «moment axial » chez Ricœur. Le mot «kairos » désigne le temps opportun, le moment présent qui se démarque de la série des instants du temps homogène par son caractère crucial; c’est le temps de la possible décision instauratrice de choses qualitativement nouvelles. Ce concept de kairos paraît à Tillich subsumer l’esprit de l’utopie tout
Paul Tillich, Christianisme et socialisme, 317. Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1997, 237.
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en le situant sur le plan de la philosophie et de la théologie de l’histoire. L’histoire apparaît ici dans son rapport avec un sens absolu, comme la scène où se déroule quelque chose d’infiniment important, d’inconditionné; en même temps, le surgissement de l’inconditionné est vu comme suspendu au moment présent, à l’instant de la décision. En regard du kairos, la succession des diverses époques historiques dessine un parcours signifiant, selon que le réel parvient plus ou moins à se nier lui-même dans son caractère particulier et conditionné et à libérer ainsi un espace dans lequel peut faire irruption l’inconditionné. Le kairos central est pour Tillich l’événement christique, et il était convaincu que dans l’époque révolutionnaire du début de son siècle, le prolétariat, cherchant à s’abolir lui-même dans sa particularité (conformément à la doctrine marxiste), pouvait prendre lui aussi ce caractère christique de véhicule de l’inconditionné. Cela dépendait de ses décisions, mais c’était là aussi affaire de grâce car l’apparition d’un kairos dans l’histoire est en partie imprescriptible. C’est de cette conscience de l’histoire et de leur propre situation dans le temps présent que Tillich et le mouvement du « socialisme religieux » dont il était la figure centrale cherchaient à persuader le prolétariat et ses chefs socialistes. À l’époque où je traduisais les écrits socialistes de Tillich, une lecture du livre de Mannheim m’avait fait remarquer de fortes et nombreuses similitudes entre d’une part les divers types de conscience utopique dont ce dernier auteur établissait la séquence historique dans le chapitre que son livre consacre à l’utopie, et d’autre part la séquence des diverses philosophies et théologies de l’histoire établie par Tillich dans un texte majeur de 1922 intitulé « Kairos». J’eus par la suite l’occasion de montrer que Mannheim avait effectivement fondé sa typologie de la conscience utopique sur cet article de Tillich⁹, tout en resituant dans un cadre sociologique ce qui, chez ce dernier, était d’abord une contribution à l’histoire des idées philosophiques et théologiques. Mannheim, en effet, reconnaissait dans la conscience utopique exactement la même déclinaison historique que celle donnée au kairos par Tillich, soit celle d’une succession dont les péripéties dessinent un parcours significatif. S’inspirant de Tillich, il distinguait quatre formes successives de la conscience utopique : la forme originelle, celle du chiliasme des anabaptistes, voyait le présent comme kairos, comme temps de l’irruption du divin; à cela succédait l’utopie libérale, qui, avec sa notion de progrès, déplaçait le kairos dans l’avenir; en réaction au libéralisme suivait l’utopie conservatrice, qui, soucieuse de maintenir l’ancrage du présent
Voir mon texte « L’instant de la décision. Le concept d’utopie chez Mannheim et ses sources chez Lukács, Bloch et Tillich », dans Marc Boss et Raphaël Picon (éd.), Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle, Paris, Van Dieren, 2003, 217– 244 et 478 – 481.
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et de l’avenir, reléguait le kairos dans le passé, en tant qu’origine; enfin, l’utopie socialiste et communiste faisait la synthèse entre libéralisme et conservatisme, entre l’idée de progrès et la conscience des déterminations sociales qui l’encadrent, et insistait sur le présent comme temps de la décision. Tillich percevait bien, dans cette typologie proposée par Mannheim, l’appropriation de ses propres idées, et il en était un peu irrité car elle élaguait la dimension théologique inhérente à sa propre notion de kairos, et la relation ainsi établie de l’histoire à l’inconditionné.
4 La force du présent chez Ricœur : l’initiative et le moment axial Mais qu’en est-il de Ricœur? A-t-il repéré lui aussi la présence de Tillich en filigrane du texte de Mannheim? Rien n’est moins sûr. Au terme de son examen de la typologie proposée par Mannheim, Ricœur avouait se demander encore quel en est «le principe de construction »¹⁰ – chose qu’une lecture du texte « Kairos» lui aurait facilement révélée. Mais il n’en restait pas moins fasciné par la manière dont, dans la typologie de Mannheim, «chaque utopie propose un sens particulier du temps historique »¹¹. Notamment, l’interprétation qu’avait donnée Mannheim du chiliasme des anabaptistes et de Thomas Münzer, toute imprégnée du livre qu’Ernst Bloch avait consacré à ce personnage, lui faisait dresser l’oreille. Selon Mannheim, en effet, le prototype de la conscience utopique révolutionnaire est le chiliasme de Münzer, qui cherche à manifester directement dans le présent du monde l’expérience du divin que la mystique confinait jusque-là dans l’intériorité¹². Dans le moment révolutionnaire, la conscience est « en alerte», toute pointée « vers un kairos »¹³. Ce sont les propres termes de Mannheim que Ricœur cite ici, et, bien qu’à l’insu de ce dernier, ces termes reflètent presque directement le point de vue de Tillich. Le mot kairos est presque absent de l’œuvre de Ricœur¹⁴. À ma connaissance, le seul passage où il discute brièvement ce terme est celui qui vient d’être Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, 372. Ibid., 362. Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006, 176. Ibid., 180. Dans les trois volumes de Temps et récit de Ricœur, on ne trouve le mot kairos que deux fois, en référence à Hegel : le mot désigne une idée productrice, concentrée dans certains grands personnages d’une époque donnée (Temps et récit, t. 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985,
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mentionné, en rapport avec Mannheim, qui lui-même renvoie implicitement à l’idée tillichienne du kairos. Mais on va voir que, commentant les lignes de Mannheim relatives à l’utopie chiliastique, Ricœur en avait une compréhension bien définie. Il remarque en effet que, dans le mot kairos qui s’y trouve, sont confondues «les distinctions qui nous font opposer, à propos de la conscience historique, l’attente, la mémoire et l’initiative»¹⁵. Voilà un point important pour nous : l’idée du kairos, d’un moment crucial où peut surgir une nouveauté inconditionnée, trouve place chez Ricœur au confluent de trois notions, l’attente, la mémoire et l’initiative, même s’il recommande de mieux les distinguer que ne le fait le chiliasme révolutionnaire. Ces quelques mots de Ricœur ébauchent une reformulation de l’idée de kairos qui s’appuie d’une part sur sa théorie de l’imaginaire social, d’autre part sur une théorie de l’action qui lui vient principalement de la pensée anglosaxonne, et enfin sur un ensemble de réflexions relatives au rapport du présent au temps. Ces recours théoriques l’amènent, comme on va le voir, à traduire l’idée de kairos dans les thèmes conjoints de l’initiative et du présent comme moment axial. Ces thèmes sont pleinement développés dans le dernier volume de Temps et récit ¹⁶. Ricœur y distingue deux conceptions divergentes du moment présent au sein du temps historique. Selon la conception cosmologique ou purement objective du temps, le présent est un instant quelconque, une incidence dans la continuité linéaire du temps, un simple passage entre avenir et passé. À l’inverse, la conception phénoménologique du temps s’intéresse au présent tel qu’il est vécu, non plus comme un passage mais comme une origine à partir de laquelle nous nous projetons vers le futur et le passé, sur les modes de la protention et de la rétention, de l’attente et de la mémoire. Ricœur est d’avis que ces deux modes apparemment divergents du présent sont réconciliés dans
358), ou encore le moment favorable (ibid., 370). Signalons par ailleurs que, dans l’article de François Dosse «L’événement entre Kairos et trace» (dans François Dosse et Catherine Goldenstein (dir.), Paul Ricœur : penser la mémoire, Paris, Seuil, 2013, 261– 276), le mot kairos utilisé pour caractériser la pensée de Ricœur est repris non pas de celui-ci mais plutôt, semble-t-il, de C. Castoriadis. Paul Ricœur, Du texte à l’action, 429. Je reproduis dans ce qui suit quelques développements de Temps et récit consacrés à l’idée d’initiative, tels que Ricœur les a utilement résumés dans son article de 1986 intitulé «L’initiative» (repris dans Du texte à l’action, 289 – 307). Voir aussi Paul Ricœur, «L’histoire commune des hommes. La question du sens de l’histoire», dans Cahiers du CPO, nos 49/50, décembre 1983, 3 – 16, et « Événement et sens», dans L’espace et le temps. Actes du XXIIe Congrès de l’Association des Sociétés de philosophie de langue française, Dijon, Vrin/Société bourguignonne de philosophie, 1991, 9 – 21.
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l’action, plus précisément dans l’initiative. Ce dernier terme transpose le phénomène de l’innovation sémantique, étudié par Ricœur dans La métaphore vive, sur le plan de la temporalité. « L’initiative, dit Ricœur, c’est le présent vif, actif, opérant »¹⁷. En ce présent se réalise un faire qui ne se laisse pas prédire car il est articulé au pouvoir de l’imaginaire, aux variations que nous opérons sur l’état de choses existant et qui nous permettent de nous en déprendre¹⁸. En d’autres termes, l’initiative prend source dans la liberté permise par la fonction imaginative et critique de l’utopie. Selon Ricœur, le maintenant de l’initiative, qui relève du temps phénoménologique, peut être associé sans peine à l’instant du temps cosmologique par le moyen du temps calendaire, qui, on le sait, ne marque pas une simple succession de jours puisque nous fondons le calendrier sur des moments axiaux, où se produisent des événements capitaux. L’aujourd’hui axial vif est celui de l’événement nouveau, «censé rompre une ère antérieure et inaugurer un cours différent de tout ce qui avait précédé. […] Ce moment axial est déterminé par un événement si important qu’il est censé donner aux choses un cours nouveau »¹⁹. « La force du présent» (une expression que Ricœur reprend volontiers de Nietzsche) est de pouvoir « refigurer le temps»²⁰. Cette conception de l’initiative et du moment axial décrit beaucoup plus précisément que ne le faisait Mannheim le caractère décisif du présent, car elle rapporte celui-ci à une compréhension globale du sens historique et de ses enjeux. Elle me paraît traduire exactement l’idée du kairos, qui chez Tillich avait un caractère explicitement théologique par son rapport à l’inconditionné, qui rendait possible une lecture de l’histoire fondée sur la mémoire du salut christique, à la fois événement axial, promesse et modèle enjoignant à l’action décisive dans le présent. Ricœur, certes, ne s’est exprimé que parcimonieusement, et surtout dans sa jeunesse, sur la théologie de l’histoire. Dans La symbolique du mal, il insiste sur le mythe adamique de la faute et sur la vision ambiguë de l’histoire qui en découle, « une histoire qui peut toujours se perdre et se gagner, une histoire ouverte, incertaine, où les chances et les périls s’entrelacent »²¹, mais cependant
Ibid., 289. Voir Michael Foessel, «Action, normes et critique. Paul Ricœur et les pouvoirs de l’imaginaire », in Philosophiques, 41/2 (automne 2014), 245. Paul Ricœur, Du texte à l’action, 296, 297. Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3, 432, et Du texte à l’action, 306. Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964, 93. Voir principalement Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, Finitude et culpabilité, t.2/vol.2: La symbolique du mal, Paris, Aubier Montaigne, 1960, en particulier le chapitre III.
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une histoire dans laquelle le croyant voit agir la seigneurie de Dieu, source de son « espérance que l’histoire profane fait aussi partie de ce sens que l’histoire sacrée développe »²². Dans un texte de 1960, Ricœur met en valeur « la vision grandiose des Pères grecs sur la croissance de l’humanité que Dieu oriente, à travers le mal et par la grâce, vers la divinisation »²³; il tire de là l’idée d’une « rédemption par l’institution», c’est-à-dire une espérance que l’histoire puisse être la scène de la réalisation de la justice sur les plans politique, économique et culturel. La lecture de la Théologie de l’espérance de Moltmann (1967) le poussera à parler du « kérygme de la liberté», c’est-à-dire à interpréter la liberté, sur les plans individuel et social, dans un sens eschatologique, comme « conforme à l’interprétation de la résurrection en termes de promesse et d’espérance »²⁴. Déjà dans ces textes, Ricœur considère l’utopie comme « une des voies détournées de l’espérance, un des chemins contournés sur lesquels se poursuit l’humanisation de l’homme en vue de sa divinisation »²⁵. Dans le même sens, un article intitulé «L’herméneutique de la sécularisation : foi, idéologie, utopie»²⁶ rattache explicitement les thèmes de l’utopie, de la mémoire et de l’attente à une lecture théologique de l’histoire. La thèse centrale de ce texte est que la foi d’une communauté peut se maintenir face à la sécularisation à condition de ne pas se laisser inscrire dans l’alternative de l’idéologie et de l’utopie. La foi peut prévenir sa réduction à une simple idéologie légitimatrice du pouvoir si sa noncongruence avec le présent social, l’espérance, l’aspiration utopique à un ailleurs, se maintient vive. Elle peut aussi prévenir sa réduction à l’utopie à condition de maintenir son enracinement dans l’idéologie, comprise comme système symbolique qui préserve l’identité du groupe et de l’individu et leur permet de se constituer une image du réel. Idéologie et utopie, loin de s’opposer, exercent ainsi des fonctions complémentaires. Dans la foi, l’attente se rapporte aux récits qui la fondent; et réciproquement, l’idéologie comme imagination constituante, comme lieu de la mémoire et narration des événements du salut, trouve son achèvement dans l’espérance confiante, dans l’attente du Royaume à venir. «La racine de la foi, écrit Ricœur, est près du point où l’Attente jaillit de la Mémoire »²⁷. Ainsi, jusque sur le plan au moins sous-jacent d’une théologie de l’histoire, la production des visées utopiques dans le cours même du temps est pensée de
Paul Ricœur, Histoire et vérité, 95. Ibid., 123. Paul Ricœur, Le conflit des interprétations; essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 2013, 535. Paul Ricœur, Histoire et vérité., 126. Paul Ricœur, « L’herméneutique de la sécularisation. Foi, idéologie, utopie », 49 – 68. Ibid., 66.
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manière tout à fait semblable chez Tillich et chez Ricœur. Bien sûr, ce dernier l’aborde au moyen d’une théorie de l’imaginaire et d’une conception de la temporalité qui font défaut ou n’ont pas la même ampleur chez Tillich, mais, de manière indirecte, ces conceptions viennent étayer, enrichir et préciser les aperçus tillichiens concernant le kairos. L’un et l’autre auteur ont perçu les tensions qui traversent le temps, son esprit utopique. Ils ont compris l’importance des décisions et initiatives que le présent peut requérir, en fonction d’une compréhension de l’histoire qui fait droit à l’utopie et à ses requêtes éthiques et théologiques. Ils ont affirmé, chacun à sa manière, la force du présent, à laquelle Nietzsche associait « l’élan de l’espoir »²⁸. Ils ont affirmé qu’il nous est possible de refigurer le temps, de le scander d’événements que Ricœur qualifie de « supra-significatifs, sursignifiants »²⁹, ou encore, pour reprendre le langage de Tillich, de maintenir le présent ouvert au kairos, à l’irruption de l’inconditionné.
Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3, 432, et Du texte à l’action, 307. Paul Ricœur, « Événement et sens », 18.
Andreea Deciu Ritivoi
“The Crooked Shall Be Made Straight”. Nations, Statehood, and the Imperative of love in Paul Tillich and Paul Ricœur Abstract : This chapter examines the distinction between state and nation in the thoughts and concrete experiences of both Tillich and Ricœur. How to sustain the German nation when it is under the sway of the Nazi state? How to live together while integrating pluralism and diversity? By distinguishing the nation (expression of the desire to live together) from the institutions, norms or traditions that govern this living-together and on which the state rests, both authors strive to conceive the nation as a community that is based on compassion and mutual commitment.
Paul Tillich belonged to a generation of politically engaged intellectuals forced to flee Nazi Germany, who found refuge in the United States. Their lives were defined by the experience of World War II, and their intellectual legacy across a broad spectrum of fields, from the arts to the sciences, in philosophy and religion is inextricably connected to their political concerns. Ricœur, orphaned as a young child after his father died on the frontline in World War I, served as a reserve officer during World War II and became a prisoner of war, as did, among others, Louis Althusser and Mikel Dufrenne, but also (under markedly different circumstances) Jewish philosopher Emmanuel Levinas. As these men discovered, the war raised new questions, while also giving more urgency to old ones about who belongs to a national community, or is allowed inside a geopolitical territory; who can or should serve a nation in times of crisis, sacrificing their own lives; and even more fundamentally, what it means to be German, or French, or Jewish. Philosophy has an inherent universalist vocation, but the historical circumstances that so deeply influenced the lives of thinkers like Tillich and Ricœur revealed once again the political as well as moral significance of the nation. To understand what role the nation played in their political philosophy can help us, children of a different century, develop a political literacy that might sort out the tensions we still see inside our global world between universalist and nationalist impulses. To this end, I am especially concerned with the way in which Tillich and Ricœur argued, using the technique of dissociation of concepts: distinguishing the nation as an expression of the wish to live together https://doi.org/10.1515/9783110759860-016
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from the institutions, norms, and traditions that govern this common life and upon which the State is founded. Tillich and Ricœur both held appointments at the University of Chicago’s Divinity School, Tillich until his death in 1965, and Ricœur from 1971 to 1991. The University of Chicago was a hospitable place for other prominent European scholars of the time, most notably Hannah Arendt, who exerted an important influence on Ricœur’s political and moral philosophy, or Romanian born historian of religions Mircea Eliade, who was a personal friend of both Tillich and Ricœur. The latter shared more than an institutional affiliation. Their political views, and especially their commitment to pacifism and socialism, were informed by religious convictions. Ricœur and Tillich were not colleagues in Chicago, because their time spent there did not overlap. However, I would like to imagine the conversations they might have had in the faculty lounge, had they been in Chicago at the same time, perhaps with Arendt and Eliade chiming in as well. One key juncture that connects religious beliefs with political concerns for both Tillich and Ricœur is constituted by their interest in life shared with others, dedicated to common goals and, as the latter would put it, guided by “just institutions.” The nation is the foundational level where such shared life can unfold. Both Tillich and Ricœur reflected on the meaning of the nation as a political community, offering compelling analyses that are all the more important because they were influenced by the crises they had witnessed in their respective nations. My discussion in this paper is primarily grounded in a reading of their reflections on the nation as presented in Tillich’s sermon “We Live in Two Orders” (1955) and in Ricœur’s essay “Universal Civilization and National Culture” ([1961]1965), from which I expand to some of the philosophical ideas they developed later in life to argue that the nation can be a community in which our ties to others are not defined solely by an assumed sameness or constrained by narrowly defined traditions, but also based on compassion and mutual engagement. Tillich’s sermon “We Live in Two Orders” and Ricœur’s “Universal Civilization and National Culture” were written at times of deep mistrust in the nation as a political concept, but also hope in a post- and transnational order. The partition of the German nation after World War II, as well as the rise of new forms of imperial power in America’s economic hegemony and Soviet-dominated international communism marked a crisis in the political legitimacy of the nation, but did not render it obsolete. The nation remained the bedrock of a community’s shared life, in which traditions defined not only its history but also its memory, and thus, its self-understanding. Decolonization gave birth to new nations while also revealing the power of the wish to live with those to whom we feel connected through a national ethos, a common history, and shared aspirations. Tillich and Ricœur saw the rise of the politics of humanitarianism worldwide, and
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the hope it brought for peace and respect for all cultures, nations, and religions, but they also saw the struggle to keep up such hope, to withstand the fear and anxiety of the Cold War nuclear era. While Tillich died in 1965, before the détente in international politics had rekindled hopes for peace, Ricœur lived to see the end of the Cold War and experienced both the optimism for a new world peace and internationalism emerging around the political project of the European Union, and the horror caused by the violent ethnic conflicts in the former Yugoslavia. The “demonry of nationalism,” as Tillich put it, whether in the guise of Nazism or of ethnic cleansing of the early 1990s, has always been the dark side of the very idea of the nation, but World War II had pinned nations against one other with such violence that it made their redemption seem unlikely. On the eve of the Cold War, the atomic bomb raised new concerns and created a state of anxiety that infused perceptions of other nations as potential enemies or as indifferent to their citizens’ suffering. Tillich’s question, asked with urgency and lucidity in 1948, seems especially poignant: “why write and work and struggle for them?”¹ Yet both Tillich and Ricœur kept their faith in the nation as a source of collective identification that can give dignity and significance to individual aspirations in meaningful ties to others. Ricœur’s reflections on nationhood as a community of people who recognize their bond in the name of a shared past and the values emerging throughout it evolved over time: his earlier views on the tensions between the national and the universal, and on the intrinsic violence of the State, gave way to his later reflections on the stranger and on hospitality, and on the role of remembering as well as forgiving injustice. By juxtaposing Ricœur’s and Tillich’s respective uses of conceptual dissociation in distinguishing life shared within a national community from the political-institutional mechanisms that articulate norms and parameters for sharing, I hope to sketch a political model of the nation that recognizes the distinctiveness of a national community—as it differs from national communities—and their capacity for creative renewal and openness to newcomers; as bounded by shared values and traditions as well as creatively adopting new values and forming other traditions by continuously welcoming new members. As Ricœur noted, “it is not easy to remain yourself and to practice tolerance toward other civilizations.”² The dissociation of concepts is a rhetorical technique introduced by Belgian philosopher Chaim Perelman and his collaborator Lucie Olbrechts-Tyteca in a
Paul Tillich, The Shaking of the Foundations (New York, Charles Scribner, 1948), 18. Paul Ricœur, History and Truth, trans. Charles Klebley (Evanston, Ill.: Northwestern University Press, 1965), 277.
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landmark study titled The New Rhetoric. A Treatise on Argumentation, roughly around the same time as Ricœur’s essay on national culture and universal civilization. Dissociation is a technique of splitting apart an idea by questioning the assumed original unity of particular “elements comprised within a single conception and designated by a single notion,”³ and pointing out an incompatibility between those elements. A typical illustration of conceptual dissociation is the one that yields the philosophical pair “appearance-reality.” As the authors explain, reality is normally perceived “through appearances that are taken as signs referring to it. When, however, appearances are incompatible—an oar in water looks broken but feels straight to the touch—we must admit … that some appearances are illusory and may lead us to error regarding the real.”⁴ The technique of conceptual dissociation does not merely break apart components previously considered to be connected, but also “brings about a more or less profound change in the conceptual data that are used as the basis of the argument.”⁵ The conceptual dissociation between nation and state, I argue next, can advance political goals that can be at the same time morally problematic, such as exculpating/redeeming a nation from its responsibility for its crimes.
1 The Politics of Sin and Redemption Tillich’s formative years in a culture of respect for the German nation, with its traditions and institutions, followed by his professional beginnings as an army chaplain during World War I instilled in him a commitment to Germany that followed him as he fled Nazi Germany. Arriving in the United States in 1933 with support from Reinhold Niebuhr, who helped him secure an academic appointment at the Union Theological Seminary in New York, Tillich had an illustrious academic career in his adoptive country and even embraced a new identity as an American.⁶ His eyes were always on Germany, however, especially during the war years and in the immediate aftermath. He was one of the first non-Jewish intellectuals forced to flee Germany after his socialist views and affiliation with the Social Democratic Party made him into an enemy of the Nazi govern-
Chaim Perelman and Lucie Olbrecths-Tyteca, The New Rhetoric. A Treatise on Argumentation (Notre Dame, Ind.: Notre Dame University Press, 1973), 411– 12. Ibid., 400 Ibid., 411– 12 Mary Ann Stenger, “Tillich’s American Theology on the Boundary between Native and Alien Land,” in Christian Danz and Werner Schüssler, eds., Paul Tillich im exil (Berlin/Boston: De Gruyter, 2017), 229 – 250.
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ment. In America, his political and intellectual partners included the predominantly Jewish members of the Frankfurt Institute, along non-Jewish emigres like the prominent Thomas Mann. Germany’s fate after the war was their shared concern, but their positions within the German nation as well as relation to the German State were different. Even though both Tillich and Hannah Arendt, for example, had to escape Nazi Germany and were considered enemies of the Nazi State, only one of them was Jewish. The relevance of this difference can be traced to their political involvement in the United States. Arendt’s civic and political efforts were committed to the German Jewish refugees. Tillich, while also dedicated to the refugee relief cause, was more concerned with developing a plan for peace and for supporting postwar Germany, as a nation but also as a state. Along with other German intellectuals, he was involved in creating a political vision for an anti-fascist Germany. In the early years of the war, such a goal overlapped with the search for strategies that would end the war through instilling democratic and pacifist beliefs within Germany. As one of Tillich’s collaborators, Paul Hagan (pseudonym for Karl Frank) put it, Germany needed its own internal and self-authored moral and political transformation for the war and specter of Nazism to be fully eliminated.⁷ Tillich and his collaborators viewed “education by foreigners” (i. e., de-Nazification) as psychologically impossible. In 1944, the Council for a Democratic Germany was created, with Tillich playing a major role in it as founding member and leading figure.⁸ The Council sought to support an independent whole Germany, against partition and a harsh peace. In its original declaration, the Council made no reference to the crimes committed against Jews, and skirted entirely any questions of remorse or atonement from the German nation toward German Jews. This attitude brought the Council much criticism and accusations of anti-Semitism or at least willful disregard for the atrocities and “mass murders brought upon the civilized world by the German people in arms.”⁹ Tillich’s key part in the Council for a Democratic Germany made him vulnerable to the charge that he was seeking to influence American public and official opinion toward adopting an undeserved tolerant policy vis-à-vis postwar Germany. More importantly, his theological views, con-
Andrew Finstuen, The Theology of Reinhold Niebuhr, Billy Graham, and Paul Tillich in an Age of Anxiety (Chapel Hill, NC: University of North Carolina Press, 2009); Marjorie Lamberti, “German Antifascist Refugees in America and the Public Debate on ‘What Should Be Done with Germany after Hitler,’ 1941– 1945,” Central European History, vol. 40, no. 2 (2007), 279 – 305. See Matthew Lon Weaver, Religious Internationalism. The Ethics of War and Peace in the Thought of Paul Tillich (Macon, Ga.: Mercer University Press, 2010). Rex Stout, quoted in Marjorie Lamberti, 279.
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sistent with those of his closest friends and collaborators, were also seen as implicitly promoting an exculpatory agenda, seeking to encourage forgiveness to release Germany from its moral and political responsibility for the atrocities of World War II.¹⁰ Niebuhr, for instance, made a theological argument about the “essentialized responsibility for the transgressions of the Third Reich” that indicted humanity rather than Germany, while Tillich explicitly stated that everybody should feel responsible.¹¹ As he would later argue in his sermon “We Live in Two Orders,” the human situation is one of “finiteness,” of “sin,” of “vanity and pride.”¹² It is not merely a group of individuals, even a nation, but humanity at large that he is pitying—rather than condemning—for “the tragic law which … ordains that human greatness utterly fall.”¹³ From the beginning of his American life, Tillich had made a conceptual dissociation between the German nation and the Nazi State, which became especially poignant in a controversy around nationhood and the moral redemption of Germany that unfolded in the pages of Aufbau, a periodical of the German Jewish refugees living in the United States. German-Jewish intellectual Emil Ludwig had published an article calling for a Vansittartist approach to postwar Germany—a harsh peace that would punish the German nation whom he held accountable for the crimes of Nazism. For Ludwig, it was in the German character to seek world domination and to assert a racial superiority that would always manifest as violent erasure of others. Several German intellectuals contributed to the discussion, and the debate ran for a few issues under the title “What Should be Done About Germany?”¹⁴ This controversy showed the German exiled intellectuals not only at odds with each other, but also struggling to make sense of what being German means. Their disagreement was embedded in the conceptual dissociation between the German nation and the German State (not only the Nazi regime but also prior political models). Tillich opposed the idea that the German nation was culpable for the crimes of Nazism, and charged that Ludwig willfully ignored the fact that there were Germans who had risked their own lives in opposing Hitler. The dynamic of the controversy cannot be easily reduced to a difference of opinions along racial lines. Arendt, who was active in the Jewish community, accused Ludwig of op-
Lamberti, 281. Lamberti, 291 Paul Tillich, The Shaking of the Foundations, 17. Paul Tillich, The Shaking of the Foundations, 19. Anson Rabinbach, “‘The Abyss That Opened Up Before Us.’ Thinking About Auschwitz and Modernity,” in Moishe Postone and Eric L. Santner, ed. Catastrophe and Meaning. The Holocaust and the Twentieth Century (Chicago: The University of Chicago Press, 2003), 51– 66.
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portunism and of siding with a stronger power, the United States, against Germany, thereby promoting imperialism. Tillich called specifically on Jewish-German refugees to oppose Ludwig’s views, which his critics interpreted as betraying a differentiation he made between being German and being Jewish. Such a distinction, critics argued, was a form of anti-Semitism because it resonated with the Nazis’ argument that Jewish Germans were not real Germans (which led to the withdrawal of their citizenship prior to deportation to extermination camps). That Tillich withdrew his demand for a public reaction from Jewish refugees might represent, rather than a political compromise, his own conceptual and metaphysical doubts about any potential reification of the nation as a political historical order. The controversy ended inconclusively: neither side “won,” and perhaps both lost insofar as this important confrontation of opinions drove a wedge in the exile community. For the German political refugees, exile can be described, borrowing a phrase from Ronald Stone, as a period of “resisting demonic forces and of waiting.”¹⁵ Exile was also a way of being “in hope,” awaiting the end of the war and the beginning of the new political age for the German nation, an age of peace and democracy. For the refugees, redeeming Germany could mean a way of finding their way home. The conceptual dissociation between the German nation and the German (Nazi) State would not only allow them to maintain the affective and moral value of the nation, but also to forgive. The dissociation, then, was not only a technique of political argumentation but also part of a moral therapy of hope. It is little surprise, then, that Tillich revisited this dissociation, in a new and much more abstract form, in his sermons.
2 “They are Grass” “We Live in Two Orders” is part of Tillich’s collection of sermons, released in 1948 under the title The Shaking of the Foundations. The sermon begins with a long excerpt from Isaiah 40, in which the Prophet addresses the exiles in Babylon to give them strength by reminding them that nations are like “grass”¹⁶ in the eyes of God. Tillich distinguished the historical order of the nation from the divine eternal order in which “nations are as a drop of a bucket,”¹⁷ as he put it, quoting the prophet Isaiah. In the historical order, nations can achieve greatness An
Ronald Stone, “The Correlation of Politics and Culture in Paul Tillich’s Thought,” Soundings: Interdisciplinary Journal, vol. 69, no 4 (1986), 499 – 511, here 501. Paul Tillich, The Shaking of the Foundations, 18 – 19. Paul Tillich, The Shaking of the Foundations, 14.
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and domination, or experience destruction and loss. In the divine order, fame and greatness are inevitably ephemeral, whereas God’s love and forgiveness are unconditional. Rather than distinct, as the dissociation would require it, the two orders are “within each other,” and this overlap, is, for Tillich, where we can find forgiveness for the sins and guilt committed in the order of the political. As Ricœur would argue, this mutual embeddedness of the historical and divine orders is the very source of hope we can fall upon in the historical order: “the Christian meaning of history is … the hope that secular history is also a part of that meaning which sacred history sets forth, that in the end there is only one history, that all history is ultimately sacred.”¹⁸ For Tillich, nations are part of a historical order in which they are always at the mercy of “the divine storm blow[ing] over them,”¹⁹ but Ricœur points out that to lose hope just because growing will always be followed by death is not only to lose confidence, blasphemously, in the “hidden meaning” of divine design but also to abandon “a sense of the open.”²⁰ Such openness allows for continuous revisions of a nation’s understanding of itself and of its mission. Such revisions assume first that we recognize the ambiguity of what a nation is, and the key aspect of Tillich’s sermon lies in its sharp focus on semantic probing. In this regard, the density of metaphorical expressions Tillich uses in reference to the nation is striking. The very fact that he consistently resorts to metaphor to define nationhood suggests his desire to re-conceptualize the political meaning of the nation. His metaphors, while all focused on capturing insignificance and perishability (a drop of a bucket, small dust of the balance, grasshoppers), give the text an emotional dimension of humbleness and humility that acts as an affective counterweight to the usual grandeur of nationalism. The metaphor of nations as “rising and falling waves in a turbulent ocean”²¹ captures the political mechanism of the historical order as constant change, in which glory and decay always exist in tandem. The order of history is one of growing and dying, of sin and punishment, and marked by our “inability to escape ourselves,” whereas the divine order makes each of us into a “witness to our infinity.”²² Through the mouthpiece of the prophet, Tillich reminds the exile to think about the divine order and transcend the historical order, and thus “our despair itself.”²³
Paul Paul Paul Paul Paul Ibid.
Ricœur, History and Truth, 94. Tillich, The Shaking of the Foundations, 20. Ricœur, History and Truth, 96. Tillich, The Shaking of the Foundations, 17. Tillich, The Shaking of the Foundations, 23.
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Asking his own readers to think of themselves as exiles in their world— which many truly were—and to imagine that the prophet is speaking to them directly, Tillich also anticipated their reaction as one of anger, anguish, and hopelessness. Why should they listen? he asked rhetorically, when every day brought more news of violence and more reasons for despair. Tillich acknowledged the hopelessness of the exile not only empathetically as one of them, but also strategically, in order to introduce an argument for hope. Similar to the prophet addressing the exile, Tillich speaks to refugees not only to console but also to encourage them to imagine a future unconstrained by and disconnected from the present; to offer solace to those who suffer, but also to redeem those who might have felt discouraged by the political collapse of the nation, or betrayed and victimized by the demonry of nationalism, as Tillich put it. To the German exiles living in America this message of hope remained vulnerable to being spun into an agenda of glossing over Germany’s responsibility for its war crimes. By praising the divine order, it risked giving them license to ignore the historical order. If sin was inherent in the human condition, surely no particular sin was worse and worth pondering than others. As Marjorie Lamberti has argued, the political agenda of intellectuals like Tillich might have had the long-term consequence of marginalizing the Holocaust in the postwar German political discourse.²⁴ This was the high price paid by Tillich and others for the effort to redeem Germany by dissociating the German nation from the German (Nazi) State. Tillich might have thought it inevitable. Ricœur, too, experienced directly the political and emotional cauldron into which national attachment throws people. As he movingly put it: It is principally when the group bound by the State is in a catastrophic situation that the depths of the civilized (police´e) consciousness, rejoining the pathos of abstractions, bursts into the open, it is at the moment where I discover my belonging to a perishable communal adventure, to a history broken into many histories, to a thread of history threatened with being cut, it is at this moment that I am carried by the lyricism, bitter and bloody, that La Marseillaise symbolizes: this grand historical death, in which my individual death is intertwined, elicits the most solemn emotions of existence – 1789, 1871, 1914, 1944 … and they resonate in the deepest and most profound levels of our unconscious.²⁵
The demonry of nationalism infiltrates our life in common by urging us to respond to and reject difference. Ricœur asked poignantly: “Is our identity so fragile that we are unable to bear, unable to endure the fact that others have different
Lamberti, 279 – 305. Paul Ricœur, Memory, History, Forgetting, trans. Kathleen Blamey and David Pellauer (Chicago, Ill.: The University of Chicago Press, 2004), 227.
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ways than our own of leading their lives, of understanding themselves, of inscribing their own identity in the web of living together.”²⁶ And his answer is a sobering reminder that falling back onto our sense of belonging to a nation tends to occur in states of injury rather than bliss: “This is so. There are indeed humiliations, real or imagined attacks on self-esteem, under the blows of poorly tolerated otherness, that turn a welcome into rejection, into exclusion—this is the relation that the same maintains with the other.”²⁷ Or the citizen with the stranger, we might add. A political vision dedicated to the promise to interrupt the legitimation of the State through a violence feeding on nationalist impulses awakened in moments of injury and insecurity requires a re-imagining of the historical order, especially its focus on the grandiose, or what Ricœur calls the “grand history” of the nation-state, and its hold on the individual consciousness. Such a vision also requires re-defining the political subject as not only the member of a nation, but rather an exile who longs for his nation but is also always aware that nations “are grass” and hence less likely to fetishize them into the demonry of nationalism. Expanding political subjectivity beyond the citizen allows us to envision a political ontology centered on “man as the possible friend of man,”²⁸ rather than an enemy. For Ricœur, this ontology is embedded in the dissociation between the horizontal and the vertical dimensions of the nationstate, which I elaborate below. From his earlier essays such as “The Political Paradox” or “State and Violence” to his later reflections on justice and on recognition in The Course of Recognition and The Just, Ricœur’s political philosophy was defined by a commitment to conceptualizing political life, in Arendtian fashion, on the basis of plurality. The life of a polity involves an ongoing negotiation between assenting to the normative aspects of life in common, especially at the institutional level of the State, and asserting one’s individual agency. The peculiar nature of political action, as I have argued in more detail elsewhere,²⁹ lies in the fact that it emerges at the intersection of the horizontal plane of a “silent, generally unnoticed” wish to live with others, and the vertical plane of institutions and traditions that connects individuals across generations. On the horizontal plane we live with others in bonds that resemble what Ricœur called “close relations.”³⁰ Thus, the hori-
Paul Ricœur, “Being a Stranger,” trans. Alison Scott-Bauman, Theory, Culture and Society, vol 27, no 5 (2010), 37– 48, 45. Paul Ricœur, “Being a Stranger,” 46. Paul Ricœur, History and Truth, 134. Andreea Deciu Ritivoi, Paul Ricœur. Tradition and Innovation in Rhetorical Theory (Albany, N.Y.: State University of New York Press, 2006). Paul Ricœur, Memory, History, Forgetting, 129, 132.
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zontal plane appears defined by an ethos of solidarity based on affinity. These ties bind individuals together in an ethical, moral, and affective community within which they define their values, ideals, and norms, as well as they assert their worth. On this level the citizens of a nation-state form, in David Miller’s terms, an “ethical community” and their membership in it comes with a closeness and responsibility toward the needs of the other members. Inside this ethical community, relations to others can have a thickness that makes them resemble, especially at key moments, the closeness of our relationships to friends and family members. The horizontal level of a community has no historical depth and provides no sense of continuity across generations. More importantly, even if the individuals living together on this horizontal level could achieve consensus regarding their goals, the consensus itself would be precarious and potentially vacuous, because there would be no mechanisms to reinforce it. It is the hierarchical dimension that gives substance and significance to the common will taking shape along the horizontal dimension. The hierarchical dimension acts as a system of socio-political levers that enable agents to “achieve a historical efficacy that would otherwise not be possible,”³¹ by pursuing goals that require more than the resources of one individual, or even those of a community at a particular point in time. Ricœur’s conception of the bond that forms among individual agents on the horizontal level and under the jurisdiction of the vertical dimension is comparable to Jean-Jacques Rousseau’s concept of the social contract. Rousseau famously coined the phrase “social contract” to describe the formation of political communities as an accord not among empirically determined individuals, but among an agent and an abstract General Will, presumed to exist yet never verified or factually ascertained. As Ricœur points out, the body politic is born of a virtual act, of a consent which is not an historical event, but one which comes out in reflection. This act is a pact: not a pact of one with another, not a pact of abstention in favor of a non-contracting third party, the sovereign, who by not being part of the contract would be absolute. No—it is a pact of each individual with all, a pact which constitutes the people as a people by constituting it as a State.³²
Bernard Dauenhauer, Paul Ricœur: The Promise and Risks of Politics (Lanham, Md.: Rowman and Littlefield, 1998), 67. Paul Ricœur, History and Truth, 251– 52.
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The hierarchical dimension of a community does not hinge upon individual members’ explicit commitment to the national bond. At the core of the nationstate, thus defined, is a paradox: the nation-state offers individuals a setting for developing close connections to others, but demands a virtual “pact of one with another.” In the name of the virtual agreement at its foundation, the nation-state can exert a power over and a power against those individuals who challenge, through their difference, the stability of the horizontal dimension. In Ricœur’s view, we undoubtedly feel it to be desirable that all power should emanate from the wish to live together, that the vertical relation be entirely absorbed within the horizontal relation—this is in a sense a desire for self-management—but perhaps this would also be the end of politics, including the end of its benefits in the sphere of linking the generations together and of reconciling traditions and projects.³³
The political paradox is the consequence of the dissociation between the horizontal and the vertical dimensions, but also of the assumed priority of the latter over the former. The dissociation affords the vertical dimension a legitimation through violence in the name of defending and reinforcing the horizontal dimension. This dissociation, then, can support practices of exclusion, insofar as a system designed to regulate life in common can turn against individuals not only by othering them but also by claiming permission to do so on behalf of the nation.³⁴ On the horizontal level, then, life in common is not the expression of a spontaneous will to live together but it is regulated in conjunction with exclusionary mechanisms that constantly reinforce the distinction between the inside and the outside as they consolidate the membership of some and not others. Such exclusionary practices congeal and get preserved and revalidated on the vertical level, in institutions and traditions (e. g., citizenship and residency legislation). The political life of a nation, which spans across generations, synchronizes the vertical with the horizontal dimensions sometimes largely through an appearance of consensus: a mere illusion of agreement among individual agents, who in fact are under the pressure of the vertical-hierarchical plane enforced by the State. “No historical community,” Ricœur maintained, “can exist without a power that surpasses the play of individual interests, without a State. But on the other hand, power can only appear as a force which does violence, as a con-
Paul Ricœur, History and Truth, 99. See Andreea Deciu Ritivoi, 187– 95.
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straint that limits interests, limits even the vocation of individuals. The State … is a force of unconditional constraint. It is legitimate violence in history.” ³⁵ How do we resist the violence of the State, or the sinfulness of the historical order in Tillich’s terms, while also maintaining the possibility of a shared life inside a national community? The answer depends largely on how we understand the dissociation between nation and state in a way that allows us to re-imagine the horizontal dimension in a way that affords more access to, or equality for individuals who cannot claim the right to belong to it by invoking a shared history with the community, or membership bestowed on them by the institutions on the vertical dimension (citizenship). Equality can be the illusion, even fiction, upon which the State’s claims to representativeness rest, but such equality is not necessarily connected to solicitude. As Johann Michel has argued, we also need to distinguish equality from egalitarianism, especially in the form the latter took in the communist nation-states of the second half of the twentieth century.³⁶ Ricœur’s lifelong efforts at reconciling a political vision drawn to socialism’s utopianism as well as skeptical of its claims helped him differentiate equality that is grounded in solicitude from an institutionally imposed equality—egalitarianism —that levels difference. In an essay published later in his career “On Being a Stranger,” Ricœur confronted directly the issue of the political status of the stranger in the conceptual design in the nation. Strangers—foreign visitors, immigrants, or refugees— are kept out of the conceptual space of the nation whether they are physically present on the territory of a country or not, by the logic of sovereignty but also, and more importantly, by the fact that the wish to live together that binds those inside this conceptual space only becomes clear and compelling to them “when it becomes comparative, differential, oppositional.”³⁷ The stranger awakens a national instinct that would otherwise be dormant and left to the “implicit.” If the nation is defined in contrast to the strangers, then membership into a nation and exclusionary practices are facets of the same coin. Our wish to live together with others inside a national community is often embedded in, or facilitated by, political practices of rejection and enmeshed in violence that legitimizes itself as a defense of the State and of sovereignty. Our belonging to a nation can be “even buried so deep that it only surfaces when it is challenged by low self-esteem, threatened by civil discord, or even undone by military defeat or revolution. It
Paul Ricœur quoted in Bernard Dauenhauer, 77. Johann Michel, “Le libéralisme politique de Paul Ricœur à l’épreuve des totalitarismes”, Cités, vol. 1, no 33 (2008), 17– 30. Paul Ricœur, “Being a Stranger,” 37.
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is precisely at this level of chiaroscuro that strangers emerge from their anonymity; in order to explain our collective identity we need to compare ourselves with others.”³⁸ The metaphor of the chiaroscuro guides us into understanding that strangers do not enter the State from some ontological outside, but rather are always already inside, albeit anonymous and invisible. Chiaroscuro involves a high-contrast lightning: similarly, the distinction between the stranger and the citizen is a way of highlighting similarities and resemblances against difference in order to demarcate. To accept strangers in the symbolic space of the nationstate requires that we recognize and accept difference while at the same time continuing to affirm our similarities as members of a national community. How can we understand the concept of the nation, if we approach it from the perspective of a wish to live with others that does not require similarity and close relations? More importantly, will such an understanding yield a political vision of the nation-state that is no longer connected to violence yet recognizes and respects the worth of living inside a national community? Ricœur was careful, if not reluctant at times, in his reliance on theology as a source of political models, but found it compelling for “the direction of wishing to live together as the practice of fraternity.” “I am convinced,” he insisted, “that there are in this regard, in the notion of the ‘people of God’ and in its composition of perfect ecclesial reciprocity, genuine resources for conceptualizing a political model.”³⁹ Ricœur’s understanding of “ecclesial reciprocity” and a “practice of fraternity” is grounded in his reading of the parable of the Good Samaritan, particularly of the concluding question: “which of these three men [the priest, the Levite, and the Samaritan] … was neighbor to him that fell among the thieves?” Ricœur interprets the term “neighbor” as describing “the personal way in which I encounter another, over and above social mediation.”⁴⁰ The two travelers who refuse to help the victim acknowledge his misfortune, but do not see him as belonging to their world and hence do not see themselves as required to assist him. In fact, social mediation prohibits such help, as both “occupy the summit of the religious hierarchy and it is precisely in order to avoid the ritual pollution involved in touching a body, and therefore in obedience to the law, that they pass on by.” ⁴¹ For them, the victim is a socius, someone they
Paul Ricœur, “Being a Stranger,” 40. Paul Ricœur, Critique and Conviction. Conversations with François Azouvi and Marc de Launay (New York, N.Y.: Columbia University Press, 1998), 105. Paul Ricœur, History and Truth, 101. Luc Boltanski, Distant Suffering. Morality, Media, and Politics, trans. Graham Burcell (Cambridge: Cambridge University Press, 1999), 9 – 10.
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see in a mediated fashion, “in this or that capacity.” It is only for the third traveler, the Good Samaritan, that the event of the encounter makes one person present to another. … In [the priest and the Levite], the institution (ecclesiastical institution, to be precise) bars their access to the event. In a way the Samaritan is also a category; but here he is a category for the others. For the pious Jew he is the category of the Stranger; he does not form part of a group. He is the man without a past or authentic traditions; impure in race and in piety; less than a gentile; a relapse. He is the category of the non-category. He is neither occupied nor preoccupied by dint of being occupied: he is travelling and is not encumbered by social responsibility, ready to change his itinerary and invent an unforeseen behavior, available for encounter and the presence of others. The conduct that he invents is the direct relationship of “man to man.” Just as the Samaritan is a person through his capacity for encounter, all his “compassion” is a gesture over and above roles, personages, and functions. It innovates a hyper-sociological mutuality between one person and another.⁴²
By making a distinction between the “neighbor” and the “socius,” Ricœur argues that even institutions designed to protect life in common, such as those represented by the priest and the Levite, can foster indifference if not hostility when they confine themselves to the boundaries that exist to express and enforce the identity of that community. As proposed by Ricœur, a capacity for encountering others as “neighbors” constitutes “primarily an appeal to the awakening of consciousness” beyond pre-existent collective affiliations. ⁴³ The Good Samaritan is compassionate insofar as he sees and reaches out to the stranger beyond the constraints imposed by traditions and institutions. This direct engagement creates a relationship of reciprocity not because the stranger and the Good Samaritan are connected or in each other’s debt, but despite the fact that they are not. The bond of reciprocity emerges once the Good Samaritan takes on the suffering of the stranger and is transformed by it. The Good Samaritan does not only dress the victim’s wounds, feeds him and gives him a place to stay, but does so at the expense of his own initial plans. He is no longer the same man after encountering the stranger. He has modified some of his existing obligations and commitments rather than adjusting his response to the stranger on their basis. The story can be read as exemplifying the power of moral norms over individual actors—by aiding the wounded man the Good Samaritan acted in conformity with the moral imperative “Love thy neighbor as thyself.”⁴⁴ On such
Paul Ricœur, History and Truth, 99. Paul Ricœur, History and Truth, 107, my emphasis. Avishai Margalit, The Ethics of Memory (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 2003), 44.
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an interpretation, the Good Samaritan’s acts were based upon the moral obligation to help a fellow human being. By contrast, Luc Boltanski has argued that the Samaritan decides what to do not in response to an abstract moral norm, but compelled by the suffering that he sees right in front of his eyes. For him, the Samaritan’s compassion is “inscribed in particular relationships between particular individuals.”⁴⁵ In his view, the Good Samaritan responds to the man in need because he allows himself to see the pain and suffering of another, particular, human being, while the other travelers looked away and moved on. In Ricœur’s reading, the parable of the Good Samaritan illustrates the priority of concern for another over categories, “in the name of the solicitude that is addressed to persons in their irreplaceable singularity.”⁴⁶ Similar to Boltanski, he sees the Good Samaritan responding to a need that is right in front of him rather than acting out of a general principle of compassion. The Samaritan does not merely choose to be compassionate. As I have argued elsewhere, he is compelled to attend to the needs of the sufferer not by an abstract external moral law but by an internalized Other who summons him to responsibility.⁴⁷ If the summoning other is not an internalized moral norm, but rather a neighbor—in the sense defined by Ricœur—or an internalized interlocutor from whom the self has never, “at any stage … have been separated from its other,” “solicitude for one’s neighbor”⁴⁸ becomes a part of how our self is constituted. Indeed, the individual self, according to Ricœur, is not “complete and fully endowed with rights before entering into society.” Rather, each of us is shaped by the “mediating role of others,” which allows us to make the journey from capacities to realizations.⁴⁹ Individuals are responsible for their actions, which can be imputed to them alone but are also “inscribed in a context of interaction where the other figures as … antagonist or … helper, in relations that vary between conflict and interaction.” ⁵⁰ In such a context, individuals are autonomous, while also occupying various positions in relation to the other members of the community. The individual self, nonetheless, will never dissolve into another, and while “to be a man is to be capable of this projection into another’s center of perspective,”⁵¹ “in order to con-
Luc Boltanski, 9. Paul Ricœur, Oneself as Another, trans. Kathleen Blamey (Chicago, Ill.: The University of Chicago Press, 1992), 253. Andreea Ritivoi, 144. Paul Ricœur, Oneself as Another, 18. Paul Ricœur, Oneself as Another, 181. Paul Ricœur, The Just, trans. David Pellauer (Chicago: The University of Chicago Press, 2000), 6. Paul Ricœur, History and Truth, 282.
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front a self other than one’s own self, one must first have a self.”⁵² The Good Samaritan is his own person even, indeed even more so, when he meets and helps the stranger. As noted by Olivier Abel, in Ricoeur’s view, since love cannot be imposed, it exceeds justice alone.”⁵³ The Good Samaritan acts not on the basis of reciprocity or legal obligations but drawn by a love that defines his own identity. Ricœur’s reading of the Good Samaritan throws new light on the dissociation between nation and state, by revealing that the bonds that connect individuals require not only consensus around values embedded in shared traditions but also a perpetually renewed consent to norms and traditions that guide us into action every moment of our lives without limiting our freedom and willingness to change who we are in order for an ethical aim, i. e., to help others. Ricœur explains the mechanism of consent in phenomenological terms as a combination of freedom and necessity. When a person consents, she exercises her freedom to make a decision, but once made, her decision strikes her as necessary. The necessity, then, might seem to cancel out freedom. However, to determine that an action is necessary assumes that we start not knowing whether it is or not: if I debate with myself whether I “must do this,” then I am also challenging the necessity of doing it, trying to demote it to a level of options rather than imperatives. If I say to myself “I must do this,” it means that I simply recognize a necessity and deliberation becomes futile. The act of consent is self-transforming insofar as it requires, according to Ricœur, “to take upon oneself, to assume, to make one’s own.”⁵⁴ Analyzing the necessity creates a gap by opening up the possibility for embarking on different courses of action, adopting different beliefs, or drawing various conclusions. Consent “seeks to fill the gap which judgment opens up” by zooming in on only one course of action, reflected on the side of necessity. In the double articulation of judgment and necessity, consent creates a conceptual space where critical self-examination and transformation can take place, where the nation creatively reinvents itself. “What happens to my values when I understand those of other nations?”—Ricœur asked.⁵⁵ His response is not only that of the cosmopolitan intellectual he was, but perhaps also that of the war prisoner he had once been in his youth: “when the meeting (of perspectives
Paul Ricœur, History and Truth, 283. Oliver Abel, “The Unsurpassable Dissensus.” Available at: https://olivierabel.fr/ricoeur/theunsurpassable-dissensus.php. Last accessed March 10, 2021. Paul Ricœur, Fallible Man, trans. Charles A. Klelbey (New York: Fordham University Press, 1986), 344, my emphasis. Paul Ricœur, History and Truth, 282.
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and values) is a confrontation of creative impulses, then it is itself creative. … Human truth lies only in this process in which civilizations confront each other more and more with what is most living and creative in them.”⁵⁶
3 Conclusion At stake in the conceptual dissociations, I have analyzed here, from the distinction between the German nation and the German State to that between the historical order of the nation and the divine order in Tillich, and then to Ricœur’s distinction between the horizontal and vertical dimensions of the nation-state, is the very way in which we imagine ourselves as members of a community, along with our responsibility towards others both inside and outside the community. As Ricœur notes, “it is not easy to remain yourself and to practice tolerance toward other civilizations.” ⁵⁷ Ricœur’s own personal identity was, as Colin Davis aptly puts it, “forged in the period between two armistices (1918 and 1940),” which made it “the site of an unfinished, unresolved war.”⁵⁸ Tillich, in turn, was too deeply committed to redeeming his country to avoid all the moral pitfalls of a political agenda that elided moral responsibility in the name of forgiveness and reconstruction. The technique of conceptual dissociation has significant epistemic force: by shaping a particular vision of reality, it also authorizes a way of experiencing the world and legitimizes particular beliefs and behaviors. As Perelman and Olbrechts-Tyteca insisted, the dissociation of concepts doesn’t merely make distinctions but assigns value, using one term of the dissociation to establish what the value of the other should be. What makes the technique especially important in political discourse is precisely this axiological thrust, which enables one vision of reality to win over alternative ones. Political rhetoric, from its ancient Greek origins, views action as its main goal action. Reality, from a political-cum-rhetorical perspective, is not an object of analysis (as it might be in philosophy) or meditation (as in theology), but rather a way of launching a course of action and interactions among individuals who share the same experience of the world, as well as a set of values and beliefs underwriting such action. For German exiles like Tillich the conceptual dissociation between nation and state renewed their trust in a nation that was otherwise morally compro ing
Paul Ricœur, History and Truth, 283. Paul Ricœur, History and Truth, 277. Colin Davis, Traces of War. Interpreting Ethics and Trauma in Twentieth Century French Writ(Liverpool: University of Liverpool Press, 2018), 123.
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mised. The dissociation was the very linchpin of a political literacy focused on redemption, but also vulnerable to historical amnesia and an exculpatory impulse. By comparison, the conceptual dissociation developed by Ricœur between the horizontal and vertical dimensions draws our attention to the importance of relating to others as neighbors, whose perspectives we can understand and adopt while thus enriching ours.
Matthew Lon Weaver
“Tillich and Ricœur on Power and Peace” Abstract : This chapter explores Paul Tillich’s and Paul Ricoeur’s understanding of power and peace, two concepts that are meaningful to both of them at a theoretical and personal level. Tillich’s agapeic and kairotic approach anticipates Ricoeur’s reflection on the self, the State and the ethical intention. Both show that power is not bound to be divisive and bellicose, and both propose alternative ways to build a better world, with more tolerance and justice.
Introduction Paul Tillich and Paul Ricœur shared a common fate in enduring the destructive impact of two World Wars. Both of them came to view WW I as vacuous and senseless. For Tillich, it was as a military chaplain for Germany that he was politically radicalized by the war: thrown from an existential joy in empire into a socialism expressing a hostility to nationalism. For Ricœur, it was as the son of a father killed in the war’s first year effectively orphaned at the age of two.¹ Later, both were extracted from successful paths of intellectual life by the onset of WW II and the Nazi regime: Tillich—at the apex of his academic career—forced into exile; Ricœur early on in his teaching career, held captive as a prisoner of war in various camps during the war years.² These were life- and thought-changing experiences for both of them, leading them—at times—to direct their thinking to matters of nation and war, power and peace. Through a consideration of their ethical frameworks, as well as their state and international politics, one will see that Tillich and Ricœur manifested a common realism in their distinctive approaches to understanding human existence in its grasp of power and peace.
Paul Ricœur, “Intellectual Autobiography,” in Lewis Edwin Hahn, ed., The Library of Living Philosophers, Vol. XXII: The Philosophy of Paul Ricœur (Chicago and LaSalle, Ill.: Southern Illinois University at Carbondale, 1995), 4. Ibid., 6 – 7. https://doi.org/10.1515/9783110759860-017
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1 Ethical Frameworks 1.1 Tillich’s Agapeic-Kairotic Approach Tillich saw religion and moral thought to be intertwined with one another. On the one hand, he believed humanity’s moral sense was innately religious at its depth. On the other hand, ethics was woven into the theological-existentialist fabric of Tillich’s theological perspective.³ Tillich’s concept of finitude was wholly rooted in the limits built into existence, limits that he took seriously. Therefore, it is not surprising that he folds his understanding of ethics into his religiousphilosophical understanding of what it means to be within reality (his ontology). One book devoted specifically to Tillich’s moral thought—Morality and Beyond— is comprised of five chapters stretching from 1941 through 1963. For this reason, it is a helpful source for identifying the important streams of his ethical thought. Below, this will be supplemented by other relevant material from this period.⁴ Tillich saw the moral-religious sense as the response to the call “to become what one potentially is, a person within a community of persons…, a completely centered self, having himself as a self in the face of a world to which he belongs and from which he is, at the same time, separated.”⁵ It is “the silent voice of our own being which denies us the right to self-destruction,” that experiences its religious dimension as the unconditional “awareness of our belonging to a dimension which transcends our own finite freedom and our ability to affirm or negate ourselves.”⁶ Because humanity experiences this unconditional moral imperative through conditioned authorities and because the conscience calls human beings to embody their essential selves, “every moral act includes a risk” requiring “the ‘courage to be’.”⁷ This is the perpetual state of affairs for human moral thought because of the finitude conditioning human existence. At another point, Tillich asserted that this basic truth meant that in all decisions—ranging from the most basic, everyday, mundane ones of day-to-day life to the most profound
Paul Tillich, Systematic Theology, Vol. I (Chicago, Ill.: University of Chicago Press, 1951), 31. I have interpreted this material more extensively in Matthew Lon Weaver, Religious Internationalism: The Ethics of War and Peace in the Thought of Paul Tillich (Macon, Ga.: Mercer University Press, 2010), 272 ff. Paul Tillich, Morality and Beyond (New York, N.Y.: Harper, 1963; repr. Louisville, Ky.: Westminster/John Knox Press, 1995), 19. Ibid., 25. Paul Tillich, “Moralisms and Morality: Theonomous Ethics [1952],” in Theology of Culture (New York, N.Y.: Oxford University Press, 1959), 138 – 41.
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ones regarding the fate of an entire civilization human beings make in the present—, “there is the same problem of ethical decision which is found in the crudeness of the cavemen; you are not better than they.”⁸ Tillich believed that the failure to embrace the risk of moral decision would spell the end of human culture.⁹ It would be the defiance of the religious demand to embody agape love within a structure of justice that requires humanity “to acknowledge every being with personal potential as a person.”¹⁰ This requires a three-part approach which includes (a) reflection on the moral guidance of the past, (b) attentiveness to the immediate situation which calls for the decision, and (c) courageous action growing out of this process of discernment. In doing this, humanity acknowledges the dynamic quality of the moral process and the possibility that, on occasion, people must “transform the given tables of laws into something more adequate for our situation as a whole as well as for innumerable individual situations.”¹¹ For Tillich, the philosophical-theological motivation for moral behavior combined grace with eros in pursuit of the telos of the good. He argued that far from being a moral imperative asserting its call from Olympian heights, it was both “the driving or attracting power of that which is the goal of the moral command—the good”—as well as eros as “a divine-human power” incapable of being conjured through force of will, that “has the character of charis, gratia, ‘grace’—that which is given without prior merit and makes graceful [the one] to whom it is given.”¹² On another occasion, he asserted that moral decision required “the certainty that there is a power of forgiveness, overarching all that we do and making possible for us to decide without anxiety about falling into error, but with courage to risk it…. And perhaps by doing so, become representatives of a deeper understanding of [human beings] and their relationship to others.”¹³ Combining what he found to be helpful in the various insights of philosophy, theology and analytic psychotherapy, Tillich then advocated taking seriously the idea of a transmoral conscience that he understood as a transcendence characterized “by the acceptance of the divine grace that breaks through the realm of law and creates a joyful conscience,” as well as “by the acceptance of one’s own
Paul Tillich, “The Decline and Validity of the Idea of Progress,” in The Future of Religions (Westport, Conn.: Greenwood Press, 1966), 72. Paul Tillich, “Grounds for Moral Choice in a Pluralistic Society [1963],” in “Tillich, Paul, 1886 – 1965, Papers, 1894– 1974” (https://id.lib.harvard.edu/ead/div00649/catalog, bMS 649/43), 8. Tillich, Morality and Beyond, 46. Ibid. Ibid., 60 – 1. “Grounds for Moral Choice,” 8.
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conflicts when looking at them and suffering under their ugliness without an attempt to suppress them and to hide them from oneself.”¹⁴ Tillich came to see the moral life amidst a world defined by change as embodying love such that “life is maintained and sustained,” doing so guided by the kairos that defined the “sense of timing” of the prophetic spirit.¹⁵ In short, “Love, realizing itself from kairos to kairos, creates an ethics that is beyond the alternatives of absolute and relative ethics.”¹⁶ As the broader context of Tillich’s thought indicates, key to love’s realization is a serious consideration of the roles power and justice must play in the process. Thus, in attending to issues of power and peace, he took seriously the force of agapeic love, the inescapable dynamics of change within reality, and the deep importance of discerning the ripeness of time for prophetic action. This led Tillich to see religion (understood as the ultimate depth of reality) as a check on the penultimate phenomena of idolatry and ideology, to recognize the primacy of power as the enlivening force present at all levels of existence, and to embrace history as the realm of ethical behavior rooted in the boundary perspective.¹⁷
1.2 Ricœur: the Self, the State, and the Ethical Intention Ricœur understood ethics as a part of the definition of selfhood. Two particularly helpful sources for seeing his development of the ethical self in ways relevant to this discussion are his book, Oneself as Another, and his article, “Ethics and Politics,” both from the mid 1980s. In the first source, Ricœur dealt with the human condition in terms of humanity’s linguistic, practical, narrative, and ethical dimensions.¹⁸ Three of the studies it contains deal with the ethical dimension of human existence. Here, the focus will be on the foundational seventh study, entitled “The Self and the Ethical Aim.” Ricœur’s argument is a basic challenge to David Hume’s claim that the concepts of “the good” and “the obligatory” were separate notions with no bridge to
Tillich, Morality and Beyond, 81. Ibid., 90, 95. Ibid., 90. Weaver, 272 ff. Paul Ricœur, Oneself as Another [1990], trans. Kathleen Blamey (Chicago, Ill.: University of Chicago Press, 1992), 169.
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connect them.¹⁹ Using the concepts of ethics and morality, Ricœur worked to establish a symbiotic, conceptual relation to each other. Ricœur saw ethics and morality as basically synonymous. Both encompass the two elements of ethical thought at the heart of the conflict: Aristotle’s teleological ethics where life’s ultimate aim is “the good,” and Kant’s deontological “morality” where life’s meaning arises from the fulfillment of obligations. Ricœur used teleological “ethics” for the higher term in representing the ultimate aim of life and deontological “morality” as the subordinate term in representing the construction of norms at any given time, informed by the life’s ultimate aim. “Morality” exists as a subset of “ethics”, while the two remain in an ongoing complementary relationship to one another. Therefore, each period and each sector of life appropriately constructs its moral norms (through various incarnations of obligation) in light of—or rooted in—the fundamental aim of life (pursuing the good in its array of forms). Self-esteem is the teleological aim. Self-respect correlates with deontological norms. With that, Ricœur devotes the rest of the Seventh Study to developing the role of the ethical aim in personhood.²⁰ Ricœur structured his discussion around the definition of “‘ethical intention’ as aiming at the ‘good life’ with and for others, in just institutions.” ²¹ Thereafter, he divided his argument into three parts: (1) aiming at the “good life”; (2) with and for others; and (3) in just institutions.²² In part one, Ricœur’s concern is about the ethical aim of “the good” in guiding meaning in life. The aim is self-esteem, a goal that cannot be fully accomplished at this stage but requires all three elements of ethical intention for fulfillment.²³ Aim functions in both a particular and a general way. Ricœur highlighted the importance of the pursuit of the good found in particular actions or areas of action, as well as the priority of the good in life as a whole. The pursuit does not guarantee success: this manifests “the ‘fragility of goodness.’”²⁴ Bringing the particular and general together, he wrote, “the ‘good life’ is ‘that in view of which’ all these actions are directed, actions which were nevertheless said to have their ends in themselves…, a higher finality which would never cease to be internal to human action.”²⁵ Further, the determinations we make in our attempts to align ourselves with the good are the practice of a lifetime as “self-
Ibid. Ibid., 170 – 1. Ibid., 172. Ricœur’s emphasis. Ibid. Ibid. Ibid., 178. Ibid., 179.
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interpreting animals.”²⁶ Pursuing the ethical aim means living with “the conviction of judging well and acting well in a momentary and provisional approximation of living well.”²⁷ Moving on to part two, Ricœur observed that the pursuit of the good life is to be with and for others. ²⁸ He pointed to the centrality of “the mediating role of others between [a self’s] capacities and realization,” captured by the term “solicitude.”²⁹ Thus, he affirmed the priority of friendship: “the happy man or woman needs friends.”³⁰ In a person’s inability to unfailingly realize their capacity to live well, the centrality of others becomes clear.³¹ The virtue of friendship has the quality of reciprocity or mutuality: the good is one’s goal, liberating one from a self-obsessed, truncated self and engaging the other for his or her being qua being, understood as “the best part of oneself,” rather than reasons of mere utility or pleasure.³² That “friendship borders on justice” is implied by the saying “‘equals among friends.’”³³ Though it is not actually justice, friendship resonates with the equity claims in the institutions of justice: equality in giving and receiving “defines the mutual character of friendship.”³⁴ In friendship, the other becomes another self, a source of pleasure in his or her very being, another of whom one is conscious, and with whom one shares and lives.³⁵ To the self-esteem at the heart of pursuing the good life (part one), “Solicitude adds the dimension of value, whereby each person is irreplaceable in our affection and esteem.” As a further, significant outcome of solicitude, human beings gain the “esteem of the other as a oneself and the esteem of oneself as an other.”³⁶ Turning to the third and concluding part of the presentation, Ricœur wrote that the aim of living well ultimately applies to institutions.³⁷ He referred to institutions as locales of human interactions where “power receives its temporal dimension.”³⁸ He described political action as the attempt to “confer
Ibid. Ibid., 180. Ibid., 180, 181. Ibid., 181. Ibid., 182. Ibid., 182– 3. Ibid., 182– 4. Ibid., 184. Ibid., 184, 185. Ibid., 185 – 7. Ibid., 193, 194. Ibid., 194. Ibid., 194, 195.
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immortality … on perishable things” by means of fragile institutions.³⁹ Institutions are predominantly present in life invisibly.⁴⁰ They are the consequence of the desire for collective life and action, giving birth to justice.⁴¹ Justice—as directing institutions toward the good—has its primal origins in both religion and the internal, implicit sense of injustice.⁴² Institutions that are effective vehicles of distributive justice ensure “the cohesion between the three components—individual, interpersonal, and societal—of our concept of the ethical aim” growing out of the “common [ethical] core [of] equality.”⁴³ In the end, “justice presupposes [solicitude] to the extent that it holds persons to be irreplaceable. Justice in turn adds to solicitude” by extending equality to all people.⁴⁴ To provide a more direct description of Ricœur’s connection of ethics to politics, the discussion next turns to his article, “Ethics and Politics.” In it, he considered the overlap of three elements of communal life, considered without subordinating one to the other: economics, politics and ethics. Ricœur saw economics as an abstract reality that practically functioned as a state outside of the state.⁴⁵ He saw Marxism’s unambiguous self-righteousness over against capitalism as a failure to see its own vulnerability to corruption by power and its willful ignorance of any legitimacy in non-socialist systems. Further, he considered its response to the inevitable dissatisfaction of workers as a deadening, vacuous, meaning-sapping influence on the laborers’ pursuit of meaning in life.⁴⁶ Turning to the function of the state, Ricœur described the political idea of a community organized into a state embodied in “the articulation introduced between a diversity of institutions, functions, social roles, spheres of activity, which makes the historical community an organic whole.”⁴⁷ In this, political philosophy is to give central attention “to what, in political life, is the bearer of meaningful action in history.”⁴⁸ The guiding virtue in politics is prudence. This enables it to navigate the dialectic between technical efficiency and “the living traditions that give the community the character of a particular organism, Ibid., 196. Ibid. Ibid., 197. Ibid, 197– 8. Ibid., 200 – 1. Ibid., 202. Paul Ricœur, “Ethics and Politics [1985],” in From Text to Action: Essays in Hermeneutics II (Evanston, Ill.: Northwestern University Press, 1991/2007), 325 – 6. Ibid., 328 – 9. Ibid., 330. Ibid.
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whose aim is independence and longevity,” all the while avoiding utopianism.⁴⁹ The state functions to create community, is the stewardship of force through its “monopoly of legitimate violence”, and is responsible for nurturing political participation by citizens, the latter involving organizing free discussion for the purpose of cultivating public opinion. Amidst all of this, it is unavoidably about the struggle for power.⁵⁰ While political philosophy may envision a peaceful time when states would surrender their sovereignty to a single international government, “[i]t remains an ideal for us, far out of our reach, to spread nonviolence worldwide.”⁵¹ In the ethical arena, the existence of the state is an extension of the second element of ethical intention described before, solicitude in the virtue of friendship. Thus, it carries with it “the requirement of mutual recognition—the requirement that makes me say: your freedom is equal to my own.”⁵² Nonetheless, there is an ambiguity to the ethical realm in the context of politics derived from the multiple sources and constituencies laying claim to the superiority of their respective virtues. This requires the state to navigate the tensions between citizens’ convictions (their ethical perspectives) and state responsibility (the political dimension of the possible).⁵³
2 Inquiries into Power 2.1 Power in Tillich a) The First Dissertation The beginning of Tillich’s scholarly treatment of the concept of power was in his first dissertation, The Construction of the History of Religion in Schelling’s Positive Philosophy: Its Presuppositions and Principles. In this work, Tillich argued that the chief goal of Schelling’s positive philosophy was to assemble the history of religion. Schelling structured this history upon the concepts of God, humanity, and world. Each of these—thus, history as a whole—were ontologically built upon a threefold foundation: the three “po-
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
331, 333. 330 – 5. 333. 334. 336 – 7.
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tencies”. In Schelling’s scheme, the potencies operated dialectically—even trialectically—within world, humanity, and God.⁵⁴ Schelling defined the first potency as an expansive, wholly subjective, unrestrained, and nonrational power. In this potency, the will and wants of the self exert themselves: freedom and potential being, “infinite possibility” and “the subject of everything that is” mark this surging power. This is the potency expressive of God the Father within the Christian Trinity.⁵⁵ In direct contrast to the expanding quality of the first potency is the contracting force of the second potency. It answers the subjectivity of the first potency with objectivity, and the non-rationality of the first potency with reason. Rather than naked self-assertion, there is self-giving love here. Over against the first potency’s freedom and potential being, necessity and actual being are at work in the second potency. This potency expresses Schelling’s understanding of the second person—the Christ—of the Trinity.⁵⁶ As for the third potency, it is the power of mediation and unity, enabling the co-“existence” (understood symbolically) of the first and second potencies. As Schelling’s picture of the Holy Spirit—the third person of the Trinity—it is the potency of “what ought to be or what shall be.”⁵⁷ Upon the mutual enfolding of these three potencies, Schelling constructed his understanding of God, humanity, world, and, thus, history. He asserted that God alone could successfully balance these forces. While humanity had the capacity to grasp them cognitively, human beings were unable to keep them in balance. Nonetheless, all levels of reality—stretching from the inner life of individuals and the microscopic level of the cosmos to the politics of nations and the macroscopic dimensions of the universe—were rooted in this dynamic foundation of existence.⁵⁸ To reflect on power and peace in Tillich’s thought, the doctrine of the potencies is an important starting place for interpreting what one could call his comfort level with power. For him, the potencies were a useful symbol for pursuing the meaning of the forces “woven into reality and ontologically rumbling within
Paul Tillich, The Construction of the History of Religion in Schelling’s Positive Philosophy: Its Presuppositions and Principles [1910], trans. Victor Nuovo (Lewisburg, Pa.: Bucknell University Press, 1974), 41, 43 – 6, 45 – 9. 54 ff. Ibid., 50 – 3. Ibid. Ibid., 52– 4. Ibid., 54– 80.
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history. He embraced the notion that power—the interplay of the dynamics captured by Schelling’s potencies—is at the heart of reality.”⁵⁹ b) Power Following World War II in Tillich’s Thought Thirty years after his first dissertation and following the conclusion of World War II, the theme of power again arose in Tillich’s writings in a significant way for more than a decade, most popularly in the book, Love, Power, and Justice. There, Tillich addressed the fundamentals of meaningful life in community. Given the other places in this volume devoted to these themes, the present chapter will touch on love and justice in passing, and focus more heavily on the theme of power. In Tillich’s thought, love is the element that inspires the reunion of the separated, requiring power to overcome that which is against love. Justice enables love and power to come into existence. It gives restraint and structure to power while providing the path for love’s impact to occur.⁶⁰ In Tillich’s construction, power is the power of being possessed by all existing things in a dynamic process of separation and return. It is “the possibility of self-affirmation despite inner and outer negation, it is the possibility to take up into itself and to overcome nonbeing without limitation.”⁶¹ To exist, one must have decisive, face-to-face counters with other beings in which there is “unconsciously or consciously a struggle of power with power, of potential with potential.” In the political arena, this involves maintaining spatial, economic and technological identity.⁶² Tillich guarded against the confusion between personal and communal power. Each person exists as “the battlefield of the powers which struggle in every cell of [their] body and in every movement of [their] thought for or against [their] human being”.⁶³ At the communal level, those who hold an acknowledged, enforceable power function as the center.⁶⁴ Further, “[t]he power and being of such a social organism requires geographic space, radiation of power through economic and technical expansion, self-expression through
Weaver, 34. Ibid., 258. Paul Tillich, “Die Philosophie der Macht,” two lectures delivered to the Deutsche Hochschule für Politik, Berlin, 1956, in Gesammelte Werke IX, Renate Albrecht, ed. (Stuttgart: Evangelisches Verlagswerk, 1967), 209. Ibid., 220, 228 – 9. Paul Tillich, “Humanität und Religion,” Lecture given upon reception of the Hansiatic Goethe Prize, Hamburg, 1 July 1958, in Gesammelte Werke IX, 111. Paul Tillich, Love, Power and Justice (New York, N.Y.: Oxford University Press, 1954), 94– 5.
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symbols and ideas, and a sense of vocation.”⁶⁵ Tillich wrote, “In all power encounters of groups an indistinguishable unity of power-drive and consciousness of calling finds itself.”⁶⁶ Tillich noted the tools required for communal power: “Power actualizes itself through force and compulsion. But power is neither the one nor the other. It is being, actualizing itself over against the threat of nonbeing. It uses and abuses compulsion in order to overcome this threat. It uses and abuses force in order to actualize itself. But it is neither the one nor the other.”⁶⁷ Tillich saw coercion and force as marks of the estrangement that characterizes human existence. He saw them as “present in all three elements of group power: will, space, and growth. Coercion is particularly tragic in dehumanizing its human object, depriving human beings of freedom. It dehumanizes both the forced and the enforcer.”⁶⁸ Tillich devoted much of his attention to power’s embodiment as authority: how it affected personal dignity, its accountability to those it oversaw, its vulnerability to idolatry. All of this was in the cause of deterring authority from the path of authoritarianism: an authority was illegitimate to Tillich when “it takes something away from the capacity for being of the individual and submits [them] to that which for the time being must be freely received by [them]”, when it “breaks humanity and … breaks consciousness of truth”,⁶⁹ when it makes idolatrous claims to ultimacy that rightly launch prophetic criticism: The way in which the true prophet tries to liberate them from the demonic power and to heal the authoritarian personality is the message of an ultimate security beyond insecurity and security; he reveals the demonic character of unconditional bondage to any vested authority and communicates the power of the Spirit which unites ecstasy with order, creativity with community, freedom from and for all authorities which can stand under the prophetic judgment.⁷⁰
Tillich argued that the divine Spirit “does not isolate us from the community to which we belong and which is a part of ourselves. But he denies ultimate signif Love, Power and Justice, 100 – 1. “Die Philosophie der Macht,” 229 – 30. Love, Power and Justice, 47. Paul Tillich, “Shadow and Substance: A Theory of Power,” Lecture delivered at the Graduate School of the Department of Agriculture, Washington, D.C. 7 May 1965, in Political Expectation (New York, N.Y.: Harper & Row, 1971; reprint, Macon, Ga.: Mercer University Press, 1981), 119 – 21, 123. Paul Tillich, “Protestantische Vision. Katholische Substanz. Protestantisches Prinzip, Sozialische Entscheidung” (1951), Harvard University Library System (BX4827, T53, A1, #26), 7. Paul Tillich, “The Prophetic Element in the Christian Message and the Authoritarian Personality,” McCormick Quarterly (1963), 24– 6.
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icance to all these preliminary authorities, to all those who claim to be images of divine authority and who distort God’s authority into the oppressive power of a heavenly tyrant.” ⁷¹ As examples, he pointed to “history, a book, a priest, a king or a leader (Führer) or a commissar,” the Pope, the Bible (in the hands of biblicistic, fundamentalist Christianity), dictators, parents (in patriarchal families) and patriarchal models of teaching as examples of—or at risk of becoming—illegitimate authorities.⁷² Most concerning to him was social strife that drew the masses to authoritarianism.⁷³ In contrast to this, when authority is just—and, therefore, legitimate—it “expresses what the truth of the ground of being is”⁷⁴ and becomes a “tool through which the Spiritual qualities of mutuality, understanding, righteousness, and courage can be mediated to us.”⁷⁵ Such authority is just, “resting on the fact that everyone has a de facto power of being and can for that reason take part in it. In this sense we are all authorities for one another.”⁷⁶
2.2 Power in Ricœur: “The Political Paradox” of 1957 Ricœur saw the political paradox as the increasing ability to rationally organize the State— the institution of political power—accompanied by increasing “possibilities for perversion” of that power.⁷⁷ In ancient Greece, the aim of polity was “the political good” pursued by the state. Human beings did not become fully human without participating in society as citizens of state, nurturing virtues required for participating in governance, virtues that led to understanding tyranny as the perversion of power. As citizens, human beings had a political bond with one another distinct from an economic bond. Centuries later, this was echoed in Rousseau’s notion of a Social Contract involving an unstated consent to seek and defend the common good of all while remaining “‘just as free as before.’”⁷⁸ Polity was vulnerable in its dependence upon the equality of each citizen. This is “the
Paul Tillich, The New Being (New York, N.Y.: Charles Scribner’s Sons, 1955), 89 – 90. “Protestantische Vision,” 7; “Die Philosophie der Macht,” 222– 3. “The Prophetic Element,” 18 – 9; Paul Tillich, “Beyond the Dilemma of Our Period,” Cambridge Review 4 (Nov. 1955), 211– 2. “Protestantische Vision,” 7. The New Being, 90. “Die Philosophie der Macht,” 223. Paul Ricœur, “The Political Paradox [1957],” History and Truth (Evanston, Ill.: Northwestern University Press, 1965/2007), 248. Ibid., 249 – 52.
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truth of polity.”⁷⁹ Dominance by a ruling class turns a political state into a despotic one. For Aristotle and Rousseau, polity was “a matter of manifesting the coincidence of the individual and passional will with the objective and political will, in short, of making man’s humanity pass through legality and civil restraint.”⁸⁰ Ricœur distinguished polity from politics. Polity is the ideal, “rational organization” of power. Politics “involves decisions … [with] polity necessarily involv[ing] politics.”⁸¹ Politics is the imperfect embodiment of polity, the concrete expression of power through the State, “the authority which holds a monopoly over lawful physical constraint.”⁸² Politics—as power—gives rise to evil: politics is not evil in itself but is vulnerable to evil: “it is the greatest occasion for and the most stupendous display of evil” because “it is the vehicle of the historical rationality [or rational expression] of the State.” This is its paradox, repeatedly described by history’s great political thinkers.⁸³ From Amos the biblical prophet to Plato, we see the connection of politics to pride and untruth.⁸⁴ In Machiavelli, we are taught the necessity of a “calculated and limited violence designed to establish a stable state.”⁸⁵ However, Ricœur argued that Marxism and Leninism confused the understanding of power by confining political evil to economics. Instead, political power leads to “the breach between the citizen’s abstract life and the concrete life of family and work.”⁸⁶ The large scope of the evil to which it can lead is due to its significant presence within human life. This is why the state “is the most exposed and most threatened aspect of [human] grandeur, the most prone to evil,” calling for vigilant guarding against its perversion.⁸⁷ Ricœur gave power within socialism special attention given its broader presence in the lives of people than in bourgeois systems. He saw it as illusory for Marxism and Leninism to assume the inevitable “withering away of the state” in a misty future: this, he asserted, ignored that “the problematic of power” is a constant of human life and planted within Marxism and Leninism the seeds
Ibid., 252. Ibid., 253. Ibid., 255. Ibid. See also Paul Ricœur, “State and Violence [1957],” History and Truth, 234– 246 for a similar treatment of the topic by Ricœur. “The Political Paradox,” 255 – 6. Ibid., 257. Ibid., 258. Ibid., 260. Ibid., 260 – 1.
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for justifying oppression in expectation of a nonexistent future devoid of the dynamics of power.⁸⁸ Thus, socialism needed to face a series of questions regarding power: (1) to what degree did administration of communal life require governance? (2) to what degree did socialism’s expanded power and presence lead to abuses? (3) what was worth saving from pre-socialist systems that strengthened the possibility of justice through independent judges, preserved access to the truth by cultivating a legitimate public opinion, increased the responsiveness of the state to the legitimate life needs of the workers, and institutionalized open discussion within the government that guards against the abuse of power, yet avoided the instability that marks parliamentary systems?⁸⁹ Having this sense of Tillich and Ricœur’s understanding of the meaning of power in existence, the discussion turns to their particular visions for peace in reference to power from writings penned when each of them were about fifty years old and, thus, far along in the development of their thinking.
3 Visions of Peace 3.1 Tillich’s Religion and World Politics of 1939 In the 1939 fragment, Religion and World Politics, written six years into his American period when he was fifty-three years, one sees Tillich’s vision for world community. He began with the assertion that “the demand placed by religion on world politics is that it be world-politics [Tillich’s emphasis].”⁹⁰ Tillich then proceeded to address the topics of world-“having”, the technological world-concept, the theoretical world-concept, the moral world-concept, the political world-concept and the religious concepts of world. Crediting Heidegger for the notion, Tillich argued that to have a world meant “to belong to an all-encompassing oneness/unity”. Further, we are who we are in relationship to a larger universal entity, a relationship which Tillich called the world-self-correlation. Without this, we are less than human.⁹¹ The first expression of this is the technological world-concept. By this Tillich meant science and technology. For him, to conceptualize and, subsequently, to
Ibid., 261– 4. Ibid., 264– 70. Paul Tillich, “Religion und Weltpolitik [1939],” in Gesammelte Werke IX, 139. Albrecht places this fragment in the year 1938. The texts in bMS 649/26 (1) of Harvard’s Andover-Harvard Theological Library have the year 1939 written on them in what appears to be Tillich’s handwriting. Ibid., 145 – 6.
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produce anything—whether primitive or sophisticated—testified to the capacity for eternal transcendence within human beings. This distinguished human beings from animals.⁹² The second manifestation of world was the theoretical world-concept. Tillich described “the theoretical inexhaustibility of the world as the sharpest expression for the infinitude of world-having.” The self’s search for answers—its process of questioning the world—is unending. Further, the self-world-correlation which is at play—while requiring an infinite distance between self and world— requires a certain identity between the structures of self and world in order for theory to be possible.⁹³ He saw the particular and the pluralistic are united in “the knowing self, reflecting on itself, continuously maintaining the suspicion of ideology against itself, and making the decision in relationship to an analysis of the concrete situation, in which a spiritual creation should arise.”⁹⁴ Because he believed that “neither the infinite transcendence of technological activity nor the inner inexhaustibility of theoretical objectivity … possessed the strength to prevent the intermixture of self and world and, with that, the destruction of the correlation,” Tillich turned to the moral conception of world.⁹⁵ For Tillich, the moral was “primarily an expression of the boundary on which each individual self experiences other individual selves,” a boundary on which each self offers the unconditional and often unspoken claim “to be acknowledged … as the bearer of a self-world-correlation,” that is, “the acknowledgement of the encountered self as self,” creating an I-you (ich-du) relationship, a claim (taken as a whole) bearing the name “justice.”⁹⁶ Justice protects the self’s capacity for decision, equality, freedom, and happiness with each person equally seen as selves “in the sense of world-having,” with the state as both the necessary entity through which the ethical (justice) and the natural (power) are manifested, yet the potential barriers to the existence of world: “The teaching of the sovereignty of the nation-state is the clearest and sharpest form in which world as political reality is denied,” which led him to envision the eroding away of state sovereignty through “the formation of overlapping communities as future bearers of a unified world-power.”⁹⁷ Finally, through the religious concept of world, Tillich found the root from which the self-world-correlation arose and in which self and world were unified,
Ibid., 149. Ibid., 155. Ibid., 158. Ibid., 159. Ibid., 160, 162. Ibid., 163, 169 – 71, 173, 175.
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arriving at a religious philosophy concerned with “the point at which the religious breaks into the human, the limits of the self-world-correlation,” finding it in the “beyond-self-and-world.”⁹⁸ This lies at the foundation of self and world, or being and freedom, and is beyond the theoretical and the ethical, “cutting through all world views and giving them their peculiar quality…. The religious qualifies the other world-concepts, but adds nothing to them.”⁹⁹ The primary symbol he saw fit for this was the kingdom of God, which both confirms the construction of a politically-based moral order while it holds out the symbol of an ultimate community rooted in love which qualifies fragmented, penultimate historical communities. Prophetic religion is the bearer of this symbol. With this, the fragment ended.¹⁰⁰
3.2 Ricœur’s “Universal Civilization and National Cultures” of 1961 In this piece which Ricœur wrote at the age of forty-eight, he asserted that “mankind as a whole is on the brink of a single world civilization representing at once a gigantic progress for everyone and an overwhelming task of survival and adapting our cultural heritage to this new setting.”¹⁰¹ Ricœur begins by describing the characteristics of universal civilization: its first basis is science which “unifies [hu]mankind at a very abstract and purely rational level” fit for universality; second, out of science the tool-making capacity of technology develops (Ricœur writes: “as soon as an invention appears in some part of the world we can be sure it will spread everywhere”); thirdly, expressing a sort of technology of power, rationally organized systems of politics arise that take common paths of developing democracies out of dictatorships, balancing the concentration of power with wide participation in politics, and organizing the setting and execution of policy; fourth, beyond the clearly contrasting models, “economic techniques of a truly universal character unfold;” and fifth, “an equally universal way of living unfolds.”¹⁰² Ricœur saw an important ambiguity in this. On the one hand, with universal civilization, there is progress in patterns of accumulation and improvement, with
Ibid., 177– 9. Ibid., 179 – 80. Ibid., 182– 3. Paul Ricœur, “Universal Civilization and National Cultures [1961],” in History and Truth, 271. Ibid., 271– 4.
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even the threat of nuclear destruction compelling us to “feel ourselves totally threatened en masse.”¹⁰³ Universal civilization also means universal access to the basic needs of life, worldwide access to dignity and autonomy, and the resulting literate consumer culture. On the other hand, universal civilization poses a threat to the traditions and cultures of nations, and especially at their creative center. In the post-colonial liberation of the colonized, the question becomes how to maintain one’s culture while progressing. In the post-colonial condition of the colonizers, the question becomes how one’s culture has changed in the interaction with the colonized. As Ricœur observed, “[i]t is not easy to remain yourself and practice tolerance toward other civilizations.”¹⁰⁴ Thus, for all cultures, the reality of a plurality of cultures becomes clear: “When we discover that there are several cultures instead of just one and consequently at the time when we acknowledge the end of a sort of cultural monopoly, be it illusory or real, we are threatened with destruction by our own discovery; suddenly, it becomes possible that there are just others, that we ourselves are an ‘other’ among others.”¹⁰⁵ Further, the danger of losing our national culture is a threat equal to—even greater than—nuclear catastrophe.¹⁰⁶ In the face of this clash between national cultures and universal civilization, Ricœur posed and answered three questions he saw as crucial to reconciling this conflict. The first question was “What constitutes the creative nucleus of a civilization?” (While he used the term, “civilization”, he may have intended “nation”, though he may have implied multi-national civilizations.)¹⁰⁷ In answering, Ricœur turns to the images and symbols connected with cultures: “Images and symbols constitute what might be called the awakened dream of a historical group. It is in this sense that I speak of the ethico-mythical nucleus which constitutes the cultural resources of a nation.”¹⁰⁸ The multiplicity of cultures leads Ricœur to add the nuance of context: “The human condition is such that different contexts [my emphasis] of civilization are possible.”¹⁰⁹ Importantly, any national culture will die without “renewal and recreation,” a creative process left to the unforeseeable, sometimes earthshaking, hands of the creative lights within cultures.¹¹⁰
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid. Ibid. Ibid., Ibid. Ibid.,
274– 5. 275 – 7. 278.
280. 281.
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The second question Ricœur posed was: “Under what conditions may this creativity be pursued?”¹¹¹ For him, a healthy culture embraced “scientific rationality,” appealed to people’s intelligence, desacralized nature while re-sacralizing humanity to be able to exploit nature and appreciated the significance of time and change.¹¹² Ricœur’s final question was: “How is an encounter with different cultures possible?” In response, he argued that despite the differences among cultures, strangeness is never total, “communication is possible”, and different value systems are comprehensible through “sympathy and imagination.”¹¹³ He concluded that cultures with live creative nuclei could have meaningful encounters with other cultures beyond a “vague and inconsistent syncretism” though encounters among different civilizations that had arisen to authentic dialogue had not yet occurred.¹¹⁴ While he saw the world of 1961 as “in a tunnel, at the twilight of dogmatism and the dawn of real dialogues,” he believed that philosophers of history liberated from their particular civilizational biases and constraints would be required to open the way to such dialogue.¹¹⁵
Conclusion Forces hostile to internationalism and its efforts to protect the vulnerable and promote peace arise periodically within history. Because of this, it is important to heed the counsel of Ricœur and Tillich. It is crucial to hear Tillich’s description of emigration as “a protest against the nationalistic distortion of Christianity and defamation of humanity.”¹¹⁶ It is key that we reflect on Tillich and Ricœur as both explored some form of world unity: in Ricœur, an explicitly and culturally sensitive unity; in Tillich, a religious world concept that seems to anchor the project he began to create. By the time of Ricœur’s “Universal Civilization and National Culture”, Tillich would have affirmed Ricœur’s judgment of the difficulty of the boundary encounters. The bipolar Cold War had descended. Tillich would have celebrated the later development of the European Union as consistent with his vision, while conceding that it is difficult to sustain this vision. Both paths would be interpreted as “soft-power” strategies by today’s political scien-
Ibid., 278. Ibid., 282. Ibid., 283. Ibid. Ibid., 283, 284. Paul Tillich, “Christianity and Emigration,” Presbyterian Tribune 52/3 (29 October 1936), 16.
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tists as opposed to “hard-power” approaches with characteristics similar to what both described as the nature of states. There are alternative ways to consider the contrasting approaches. Rather than soft or hard power, one could use creative versus destructive power, or sustaining versus disruptive power, or deep versus superficial power. Today, the thoughts of both Tillich and Ricœur invite us to step back from the precipice of international divisions that too many of our leaders fail to see.
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Les ambivalences du théologico-politique chez Paul Tillich et Paul Ricœur Abstract : This chapter compares Tillich’s classical lecture «The Idea of a Theology of Culture» (1919) to a lecture recently discovered in the archives of the Fonds Ricœur: «Le pouvoir politique : fin du théologico-politique ?» (1992). Tillich distinguishes two models of political theology, one based on the idea of a «heteronomous» domination of the religious over the secular, the other on the concept of their «theonomous» unity. Ricœur also distinguishes two models of political theology, but in a different way: his first model is characterized by the vertical axis of a hierarchical relationship of domination-subordination, the second by the horizontal axis of an egalitarian relationship of cooperation. The intersecting lines of Tillich’s and Ricœur’s perspectives are examined in the light of their common activism within the religious-socialist movement on the one hand, and of their evaluations of the resources and limits of a kenotic ecclesiology on the other.
Dans « Sur l’idée d’une théologie de la culture»¹, une conférence prononcée en avril 1919 devant la Kant-Gesellschaft de Berlin, Paul Tillich distingue deux modèles de théologie politique, fondés l’un sur l’idée d’une domination « hétéronome » du religieux sur le séculier, l’autre sur le concept d’une unité « théonome » du religieux et du séculier². Dans « Le pouvoir politique : fin du théologico-politique ? »³, une conférence donnée à Robinson en 1992, Paul Ricœur
Paul Tillich, «Über die Idee einer Theologie der Kultur », Gesammelte Werke IX, Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk, 13 – 31 ; trad. «Sur l’idée d’une théologie de la culture», in La dimension religieuse de la culture, Paris/Genève/Québec, Cerf /Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1990, 29 – 48. Chez Tillich, l’antagonisme des modèles de l’hétéronomie et de la théonomie présuppose la visée commune d’un rapport de conjonction entre le « temporel» et le «spirituel», le « profane» et le « sacré», etc. C’est à ce titre que ces modèles relèvent tous deux d’une théologie politique, à la différence d’un troisième modèle, celui de l’«autonomie», qui situe ces entités dans un rapport de disjonction. Paul Ricœur, «Le pouvoir politique : fin du théologico-politique ? », Esprit, septembre 2019, no 457, 114– 129. Il s’agit du texte d’une conférence donnée à Robinson en 1992. Transcrit par Jean-Marc Tétaz et introduit par Jean-Louis Schlegel (ibid., 112– 113), le manuscrit est conservé aux archives du Fonds Ricœur. https://doi.org/10.1515/9783110759860-018
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distingue également deux modèles de théologie politique⁴, mais dans un registre conceptuel différent : le premier modèle de Ricœur se caractérise en effet par l’axe vertical d’un rapport hiérarchique de domination-subordination, le second par l’axe horizontal d’un rapport égalitaire de coopération. Notre étude se divise en quatre parties⁵. Dans les deux premières, nous examinerons séparément les thèses de Tillich et de Ricœur sur l’ambivalence du théologico-politique ; nous les replacerons ainsi dans leurs contextes respectifs, en tenant compte à la fois de leur cohérence interne et de la place qu’elles occupent dans l’itinéraire intellectuel de chaque auteur. Dans les deux dernières parties, nous examinerons les points d’intersection de leurs deux perspectives à la lumière de leur commune militance au sein du mouvement socialistereligieux⁶ d’une part, et de leurs évaluations des ressources et des limite d’une ecclésiologie kénotique d’autre part.
1 L’ambivalence du théologico-politique selon Tillich Dans «Sur l’idée d’une théologie de la culture», Tillich reprend partiellement à son compte la théologie politique paradoxale de Richard Rothe qui, dans sa Theologische Ethik (1845 – 1848), en appelait à la dissolution de l’Église dans l’État. Rothe pensait que « le stade ecclésial du développement historique du christianisme est révolu, et que l’esprit chrétien est d’ores et déjà entré dans son
Dans cette conférence de Ricœur, l’adjectif «théologico-politique» renvoie indifféremment aux locutions «le théologico-politique» ou «la théologie politique ». Nous adoptons cet usage pour l’ensemble de la présente étude. La premie`re partie est une version abrégée des pages 419 – 422, 443 – 448 et 465 – 467 de mon ouvrage Au commencement la liberté. La religion de Kant réinventée par Fichte, Schelling et Tillich, Genève, Labor et Fides, 2014. Nommé « christianisme social» ou «socialisme chrétien» en France, ce mouvement international se présente sous une grande variété d’appellations au gré des particularités régionales ou des querelles internes (voir Klauspeter Blaser, «La tradition du socialisme chrétien», Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, n° 61, 1999, 71– 78, 73 – 74 ; id., «Du christianisme social au socialisme chrétien (ou : religieux)», Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, n° 62, 1999, 75 – 84, 75). Dans l’article «Religiöser Sozialismus» de l’Internationales Handwörterbuch des Gewerkschaftswesens (Ludwig Heyde (éd.), vol. 2 (1932), 1323 – 1331, 1327), Emil Fuchs rassemble sous ce vocable générique de «socialisme religieux» l’ensemble des composantes internationales du mouvement, y compris celle que représente en France André Philip, dont Ricœur sera politiquement proche. Pour la commodité de l’exposé, nous faisons nôtre cet usage.
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âge moral, c’est-à-dire politique »⁷. Selon Tillich, « l’objectif que visait l’éthique théologique, seule une théologie de la culture peut le réaliser, à condition qu’elle ne se rapporte pas qu’à l’éthique, mais à toutes les fonctions de la culture»⁸. Il estime que cet objectif est manqué « partout où l’Église constitue la communauté culturelle dominante, partout où l’Église dirige la culture en orientant, en censurant, en assignant des limites précises non seulement à l’éthique, mais aussi à la science, à l’art et à la vie sociale »⁹. L’objectif d’une théologie de la culture n’est atteint que là où le « religieux » cesse d’être une fonction culturelle parmi d’autres pour s’actualiser « dans chaque province de la vie de l’esprit »¹⁰. Les implications politiques de ce programme théologique se précisent et se concrétisent dans la conclusion de la conférence. Tillich y affirme en effet que « l’essence du socialisme est la culture unitaire [Einheitskultur] »¹¹ et qu’un socialisme conséquent – c’est à dire conforme à son «essence» – devrait œuvrer à l’avènement d’une culture intrinsèquement religieuse, remplie d’un « contenu unifiant », d’une « substance spirituelle immédiate»¹². Il sait pourtant qu’une telle compréhension de «l’essence du socialisme » ne va pas de soi pour les socialistes eux-mêmes. Tillich prononce sa conférence le 16 avril 1919, six mois après la révolution de Novembre et quatre mois avant l’abrogation définitive de la constitution du Reich au profit de la république de Weimar. Dans ce climat d’effervescence et d’instabilité politiques, les socialistes s’interrogent sur la place que la religion devra tenir – ou plutôt ne pas tenir – dans le nouvel ordre social qui se prépare sous leurs yeux. Le socialisme n’est-il pas l’héritier d’une tradition anticléricale hostile par principe à toute présence du religieux dans la sphère publique ? Tillich pense que ce préjugé anticlérical rend de nombreux socialistes tributaires, à leur insu, de l’ordre bourgeois qu’ils cherchent à combattre. Leur tort serait de ne pas voir que l’antagonisme bourgeois entre le profane et le sacré, le laïque et le clérical, « contredit l’essence même du socialisme »¹³. Cette conception de l’essence du socialisme soulève une double question : la première est celle de la signification du concept de théonomie que Tillich attache
Richard Rothe, Theologische Ethik, vol. V, Wittenberg, Hermann Koelling, 18712, 397 (§1168). Pour l’ensemble des œuvres citées dans la présente étude, les traductions dont les références ne renvoient qu’à l’édition originale sont nôtres. Gesammelte Werke IX, 16 ; La dimension religieuse de la culture, 34. Ibid. Gesammelte Werke IX, 17 ; La dimension religieuse de la culture, 35. Gesammelte Werke IX, 31 ; La dimension religieuse de la culture, 47. Gesammelte Werke IX, 29 ; La dimension religieuse de la culture, 46 (trad. modifiée). Gesammelte Werke IX, 30 – 31 ; La dimension religieuse de la culture, 47.
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au modèle théologico-politique qu’il entend promouvoir ; la seconde est celle de sa doctrine de l’État.
Une conception théonome du théologico-politique La plus ancienne mention du concept de théonomie dans l’œuvre publiée de Tillich se trouve précisément dans la conférence qu’il prononce en avril 1919 devant la Kant-Gesellschaft de Berlin : « Sur l’idée d’une théologie de la culture ». Divers éléments des premières définitions du couple autonomie-théonomie dispersés dans les manuscrits d’avant-guerre y sont sélectivement rassemblés et reconfigurés de manière à servir désormais d’armature conceptuelle au «projet idéal »¹⁴ d’une culture dont la religion serait le contenu et d’une religion dont la culture serait la forme. Tillich cherche à déterminer comment «l’autonomie de la vie de l’esprit » peut être protégée contre les réactions hétéronomes que suscitent les «grands conflits culturels» opposant «l’Église et l’État, la communauté religieuse et la société civile, l’art et le culte, la science et le dogme »¹⁵. Nés de l’aspiration des divers champs de la culture à s’émanciper de la tutelle de la religion, ces conflits engendrent à leur tour la revendication hétéronome d’une sphère déterminée de la culture « par un dogme à côté de la science, une “communauté” à côté de la société, une Église à côté de l’État »¹⁶. À ces conceptions hétéronomes de la religion, qui la confinent dans des croyances, des valeurs et des institutions dont l’autorité de principe doit s’imposer aux divers champs d’une culture tenue pour profane, Tillich oppose sa vision d’une unité paradoxale de la religion et de la culture. Cette unité est dite paradoxale en ce sens qu’elle repose sur l’« expérience religieuse fondamentale »¹⁷ du paradoxe de la justification par grâce ; à ce titre, elle détermine le concept même de religion : La religion est l’expérience de l’inconditionné, c’est-à-dire l’expérience de la réalité absolue sur la base de l’expérience du néant absolu. Celle-ci est l’expérience du néant de ce qui existe, du néant des valeurs, du néant de la vie personnelle. Là où cette expérience a conduit au non absolu, radical, elle se retourne subitement en une expérience aussi absolue de la réalité, en un oui radical¹⁸.
Gesammelte Werke IX, 20 ; La dimension religieuse de la culture, 37. Gesammelte Werke IX, 17 ; La dimension religieuse de la culture, 35 (trad. modifiée). Ibid. (trad. modifiée). Gesammelte Werke IX, 18 ; La dimension religieuse de la culture, 36. Gesammelte Werke IX, 18 ; La dimension religieuse de la culture, 35 – 36.
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Dans ce paradoxe, le non du jugement ouvre sur le oui de la grâce, qui est un acquiescement radical à toute réalité finie, que cette réalité soit dite religieuse ou profane. Cette expérience de la justification contient dans son paradoxe même une fondation proprement religieuse de l’autonomie de la culture. Le constat vaut pour tous les champs de la culture, mais il prend une signification paradigmatique dans le champ de la connaissance : Si c’est de l’essence de l’expérience religieuse fondamentale de nier tout le champ de la connaissance et de l’affirmer à travers la négation, alors il n’y a plus de place pour une connaissance religieuse particulière, pour un objet religieux particulier, ni pour des méthodes particulières de la connaissance religieuse¹⁹.
Cette « expérience» d’une immanence paradoxale de la religion dans la culture est ici qualifiée de « théonome »²⁰. C’est ce qui permet à Tillich d’affirmer que le savoir et l’agir humains sont simultanément autonomes et théonomes : tout comme la science, l’éthique «est absolument autonome, indépendante et libre de toute hétéronomie religieuse, et cependant, dans l’ensemble, elle est “théonome” au sens de l’expérience religieuse fondamentale »²¹. Tillich assure ses auditeurs de la Kant Gesellschaft que, pour mener à bien ce programme, les facultés de théologie seront plus que jamais indispensables dans les universités allemandes, dont certains voudraient les extraire. La théologie lui apparaît en effet comme la discipline la plus à même de mettre en lumière l’ambivalence fondamentale du théologico-politique, dont le trait d’union peut se comprendre en un sens hétéronome ou théonome. Aussi les facultés de théologie reçoivent-elles pour tâche, dans le dispositif imaginé par Tillich, de substituer au modèle théologico-politique hétéronome (dont les socialistes anticléricaux resteraient malgré eux dépendants) un modèle théologicopolitique théonome. Sur quelle doctrine de l’État Tillich s’appuie-t-il pour ériger ainsi l’idéal théonome d’une « culture unitaire» en « essence du socialisme » ?
Gesammelte Werke IX, 18 ; La dimension religieuse de la culture, 36 (trad. modifiée). Ibid. Ibid.
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Une conception anarchiste du théologico-politique ? Dans un cours qu’il donne au semestre d’été de cette même année 1919 à Berlin « Das Christentum und die Gesellschaftsprobleme der Gegenwart »²², Tillich offre un commentaire détaillé des sources qui alimentent alors sa pensée politique. Parmi ces sources, l’« anarchisme fédéraliste» de Gustav Landauer tient une place déterminante²³. Il faut dire que, quand Tillich donne la première leçon de son cours le 5 mai 1919, Landauer vient d’être assassiné. Landauer avait été nommé commissaire du peuple à l’instruction publique dans l’éphémère république des Conseils de Bavière peu de jours avant d’être assassiné par les gardes blancs le 2 mai 1919, au moment de la chute de la république des Conseils. Cet événement est alors sur toutes les lèvres et suscite un vif émoi chez les partisans d’une voie politique alternative à celle qui se dessine à Weimar, notamment dans les cercles d’intellectuels juifs attentifs aux sources messianiques du socialisme anarchiste. Martin Buber le compare alors «à ses ancêtres les prophètes et martyrs juifs du passé » ainsi qu’au « Christ crucifié par les Romains»²⁴. Dans son cours berlinois, Tillich identifie les premières esquisses de ce socialisme anarchiste chez Godwin et Proudhon, puis il en décrit les développements chez Bakounine et Kropotkine avant d’exposer longuement la forme « directement religieuse » à laquelle cette tradition politique parvient avec Landauer²⁵. Tillich notera plus tard que le programme de Landauer suscita l’enthousiasme de toute une génération qui soupçonnait le « mouvement socialiste» d’être « tombé en proie à l’esprit du xixe siècle », et cherchait à lui fixer « des buts qui se situaient au-delà des fondements communs des pensées bourgeoise et socialiste»²⁶. Au lendemain de la Grand Guerre, Tillich ne cache pas sa propre adhésion à ce programme. Son cours de 1919 rend hommage à la clairvoyance politique de Landauer et donne un commentaire admiratif de son
Paul Tillich, «Das Christentum und die Gesellschaftsprobleme der Gegenwart (1919)», in Erdmann Sturm (éd.), Berliner Vorlesungen I (1919 – 1920), Ergänzungs- und Nachlassbände zu den Gesammelten Werken XII, 27– 258. Voir Erdmann Sturm, «Historische Einleitung. Paul Tillichs frühe Berliner Vorlesungen (1919 – 1920)», in Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 1– 26, en particulier 1– 13. Michaël Löwy, «Gustav Landauer, révolutionnaire romantique », Tumultes 20, no 1, 2003, 93 – 103. Cf. Martin Buber, «Landauer und die Revolution», in Masken. Halbmonatsschrift des Düsseldorfer Schauspielhaus 14, no 18 – 19 (1919), 282– 291, en particulier 290 – 291). Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 191– 196. Paul Tillich, « Die religiöse Lage der Gegenwart (1926)», in Gesammelte Werke X, 9 – 93, ici 45 ; trad. «La situation religieuse du temps présent», La dimension religieuse de la culture, 202 (trad. modifiée).
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ouvrage de 1911, Aufruf zum Sozialismus ²⁷. Une auditrice du cours croit même pouvoir dire que Tillich ne voit de « salut» que dans l’« anarchisme fédéraliste du programme de Landauer »²⁸. La formule est sans doute excessive, mais les notes de cours de Tillich confirment que l’«anarchisme fédéraliste» est bien la doctrine politique dont il se réclame au lendemain de la révolution de Novembre. Selon ces notes, une synthèse de l’anarchisme et du socialisme est certes inconcevable aussi longtemps qu’on réduit l’anarchisme au spontanéisme des nietzschéens et le socialisme à l’étatisme des marxistes²⁹, mais le fédéralisme de Landauer ouvre la troisième voie d’un socialisme de la «libre association [freie Assoziation] »³⁰ : à « l’individu irrationnel »³¹ des uns, il oppose l’idéal d’une communauté humaine universelle, librement constituée à partir des associations locales, des corporations, des communes³². À la violence centralisatrice de l’État, ce socialisme alternatif au marxisme oppose une « organisation communautaire [Gemeinschaftsorganisation] »³³ respectueuse de la liberté individuelle. Tillich souligne que Landauer ne trouve pas de mots assez durs pour dénoncer « le socialisme policier du marxisme, qui n’est finalement, dit-il, qu’une forme de violence et de viol [Gewalt und Vergewaltigung]»³⁴. Le socialisme anarchiste de Landauer est en effet solidaire d’un pacifisme dont le principe doit s’appliquer en politique intérieure comme en politique extérieure³⁵. Dans Aufruf zum Sozialismus, la communauté se charge en outre d’une signification intrinsèquement spirituelle, car elle résulte de la présence de l’«esprit [Geist]» – tandis que l’absence de l’esprit constitue la marque distinctive de l’État³⁶. L’esprit est pour Landauer «l’autre nom de l’alliance [Bund] »³⁷, d’où cette idée que l’anarchisme est en son essence un fédéralisme, une doctrine de
Gustav Landauer, Aufruf zum Sozialismus. Ein Vortrag, Berlin, Verlag des sozialistischen Bundes, 1911. Margot Hahl, « Studentin bei dem Privatdozenten Paul Tillich im Nachkriegs-Berlin, 1919 bis 1922 », in Gesammelte Werke XIII, 548 – 550, ici 548. Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 191– 193. Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 194. Ergänzungs- und Nachlassbände XII, p. 191. Ergänzungs- und Nachlassbände XII, p. 196. Ibid. Ibid. Voir Gustav Landauer, «Die Sozialdemokratie und der Krieg», in Siegbert Wolf (éd.), Nation, Krieg und Revolution, Ausgewählte Schriften 4, Lich, Éditions AV, 2011, 150 – 152. Gustav Landauer, Aufruf zum Sozialismus, 20 ; cité par Tillich dans Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 196. Gustav Landauer, Aufruf zum Sozialismus, 37 ; cité par Tillich dans Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 196.
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l’alliance. En tant que tel, l’anarchisme de Landauer apparaît à Tillich comme l’expression d’une «Église de l’esprit » dans laquelle le « profane» et le « sacré» sont inséparablement unis³⁸. L’esprit n’y est pas un produit de la rationalité, mais une force souterraine, « éruptive »³⁹, dont les secousses font «vibrer le travail et la fête, la communauté et le monde, la campagne et la ville », en leur conférant une « qualité religieuse» dénuée de toute forme « explicitement religieuse »⁴⁰. La 14e leçon du cours de Tillich est tout entière consacrée à la définition de ce programme. Dans le socialisme religieux que Tillich appelle de ses vœux, « l’esprit de la communauté» doit être l’expression d’une « théonomie » remplissant « l’autonomie formelle » de la démocratie sans qu’aucune attache hétéronome ne l’entrave⁴¹. Or, l’anarchisme de Landauer répond précisément à cette exigence. Erdmann Sturm a montré qu’il existe, en 1919, une étroite parenté intellectuelle entre le fédéralisme de Landauer et celui de Tillich. « L’esprit, au sens de Landauer, est ce que Tillich nomme contenu, substance, plénitude débordante [überströmende Fülle] »⁴². Tillich défend ainsi la cause d’un « socialisme anarchiste » dont Landauer incarne héroïquement le modèle politique dans les mois qui suivent la fin de la guerre et la révolution. Il est vrai que, dès cette époque, Tillich reproche à Landauer de sous-estimer la « profondeur du paradoxe religieux » inhérent à la théonomie ; un vestige d’« individualisme spirituel » serait le symptôme chez lui d’un rapport à l’immanence insuffisamment déterminé par ce même paradoxe⁴³. Mais ces réserves théologiques n’altèrent en rien l’admiration de Tillich pour un fédéralisme qu’il estime riche en «possibilités de développement »⁴⁴. Sur un plan spécifiquement politique, le cours du semestre d’été 1919 témoigne de son adhésion à la doctrine antiétatique de Landauer⁴⁵. Tillich ne tardera cependant pas à réviser son jugement. Cette révision critique trouvera sa formulation la plus achevée dans la théorie du «réalisme croyant» qu’il élaborera dans la seconde moitié des années
Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 200. Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 197. Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 198. Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 208. Erdmann Sturm, « Historische Einleitung», in Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 11. Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 198. Ibid. Ergänzungs- und Nachlassbände XII, 199 – 202.
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1920⁴⁶. On en trouve une première esquisse dès 1923, dans les « Principes fondamentaux du socialisme religieux »⁴⁷, où Tillich commence à revoir en profondeur la philosophie politique du socialisme religieux élaborée quatre ans plus tôt. Il y maintient certes que la forme du droit et de l’État de droit n’est qu’un «principe régulateur abstrait et jamais une réalité», et qu’elle doit à ce titre « être remplie du contenu sacré d’une théonomie créatrice»⁴⁸, mais le socialisme religieux de 1923 donne à cette « forme » elle-même une importance inédite en faisant d’elle un « fondement» de sa doctrine : «Il n’existe pas de voie directe allant de l’idée mystique de communauté à la structure politique », car « entre les deux, il y a le droit et le pouvoir qui soutient le droit, et l’utilisation de la force contre l’injustice». Avec cet acquiescement à l’idée d’un recours légitime à la force dans le cadre d’un État de droit, la rupture avec Landauer est définitivement consommée.
2 L’ambivalence du théologico-politique selon Ricœur Interrogé sur son rapport à la non-violence dans un entretien de 1991, Ricœur répond : «[J]e ne pourrai jamais oublier que j’ai été accueilli, à mon retour de captivité, dans le milieu de la non-violence, au Chambon-sur-Lignon, où je fus professeur de philosophie au Collège cévenol, de 1945 à 1948 »⁴⁹. Dans Réflexion faite (1995), il observe que « les idéaux internationalistes et pacifistes»⁵⁰ des fondateurs du Collège cévenol ont ranimé chez lui une préoccupation très ancienne. Son récit autobiographique fait remonter l’origine de cette préoccupation à ses années d’enfance, quand il découvrit « les injustices et les mensonges de la Première Guerre mondiale »⁵¹. Il raconte qu’en raison notamment du deuil de son
Voir notamment « Gläubiger Realismus» (1927), in Main Works/Hauptwerke 4, 183 – 192 ; trad. «Réalisme croyant», in Écrits théologiques allemands (1919 – 1931), 143 – 159 ; « Über gläubigen Realismus» (1928), in Main Works/Hauptwerke 4, 193 – 211 ; trad. «À propos du réalisme croyant» (1928), in Écrits théologiques allemands, 221– 252. «Grundlinien des Religiösen Sozialismus», in Gesammelte Werke II, 91– 119 ; trad. « Les principes fondamentaux du socialisme religieux. Une esquisse systématique», in Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919 – 1931), 169 – 200. Gesammelte Werke II, 113; Christianisme et socialisme, 194. Paul Ricœur, Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues, Catherine Goldenstein (éd.), Paris, Seuil, 123. Paul Ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Éditions Esprit, 1995, 21. Ibid.
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père, mort à la bataille de la Marne en septembre 1915, son cercle familial «ne fut jamais pénétré par l’euphorie générale de l’après-guerre»⁵². Aussi sa rencontre avec le pacifisme des « pasteurs d’inspiration quaker » du Chambon-sur-Lignon a-t-elle «relancé pour longtemps », dit-il, son «vieux débat intérieur » sur le sens de la violence en politique⁵³. Il s’agit en effet d’une constante de sa philosophie morale et politique, de « L’homme non violent et sa présence à l’histoire»⁵⁴, un article paru dans la revue Esprit en 1949, à la conférence Amour et justice ⁵⁵, prononcée à Tübingen en 1990, en passant par un autre article notoire, «Le paradoxe politique »⁵⁶, paru dans Esprit en 1957, dans les mois qui ont suivi la répression de l’insurrection de Budapest. Le « débat intérieur » dont parle Ricœur trouve dans la notion de « paradoxe politique » l’une de ses expressions les plus élaborées. Comme le rappelle JeanClaude Monod, ce paradoxe veut «que la politique, source potentielle du plus grand bien, d’une vie en commun harmonieuse et heureuse, égale et libre, soit aussi potentiellement la source du plus grand mal, la domination totalitaire et impériale, la mise en esclavage des populations, la terreur politique, l’Etat policier, les massacres de masse »⁵⁷. Mais bien plus qu’une simple ambiguïté du mot, c’est une ambivalence foncière de la chose politique elle-même qui caractérise, pour Ricœur, le constat paradoxal «que l’Etat réputé le plus juste, le plus démocratique, le plus libéral, se révèle comme la synthèse de la légitimité et de la violence, c’est-à-dire comme pouvoir moral d’exiger et pouvoir physique de contraindre »⁵⁸. Ce même paradoxe oriente et structure la tentative de « repenser le théologico-politique» esquissée dans « Le pouvoir politique : fin du théologicopolitique ? », la conférence que Ricœur prononce en 1992 à Robinson⁵⁹. Le point d’interrogation du sous-titre indique à la fois « la fin d’un certain théologicopolitique, construit sur le seul rapport vertical domination/subordination » et le projet d’une « autre théologie politique », qui cesserait « de se constituer comme
Ibid., 13. Ibid., 21. Paul Ricœur, «L’homme non violent et sa présence à l’histoire», Esprit, 18e année (février 1949), 224– 234. Paul Ricœur, « Amour et justice», in id. Amour et justice, Paris, Points, 2008, 13 – 42. «Le paradoxe politique», Esprit, 25e année (mai 1957), 721– 745, repris dans Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964, 260 – 285. Jean-Claude Monod, «Le paradoxe politique du coronavirus», Le Monde, 14 mai 2020, www.lemonde.fr. Histoire et vérité, 247. Voir Jean-Marc Tétaz, «Kritik der Herrschaft, Zu Paul Ricœurs später politischer Theologie », Evangelische Theologie, vol. 80, no 3, 183 – 205.
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théologie de la domination pour s’instituer en justification du vouloir vivre ensemble dans des institutions justes »⁶⁰. Pour définir la tâche d’une théologie politique conçue dans ces termes, la conférence commence par analyser les rapports entre domination et coopération dans l’organisation du pouvoir politique.
Domination et coopération La réflexion de Ricœur sur le pouvoir politique a pour point de départ un constat sociologique : les organisations ne se définissent pas seulement par « la mise en place de postes de responsabilité, d’autorité et de décision », mais elles présentent un « caractère systémique », c’est-à-dire des « lois propres de fonctionnement, indépendantes du vécu des exécutants, des agents, des acteurs sociaux »⁶¹. C’est ainsi qu’on parlera « de système technique, de système juridique, de système bureaucratique, de système médiatique, de système pédagogique, et même de système scientifique » pour signifier que « les disciplines du savoir sont encadrées dans des institutions comprenant des règles d’accès, de promotion, de cessation d’activité pour toutes les positions d’autorité»⁶². Ricœur situe la « question du pouvoir » à la jointure entre ce « caractère systémique » des organisations et « les positions d’autorité et de responsabilité»⁶³ de leurs exécutants : La première chose qu’on remarque, c’est l’aspect de commandement, l’aspect hiérarchique qui fait du pouvoir un pouvoir sur : le pouvoir de ceux qui d’une manière ou de l’autre représentent le système considéré, pouvoir exercé sur les agents sociaux en tant qu’exécutants. Mais cet aspect hiérarchique, vertical en quelque sorte, ne doit pas faire oublier l’autre aspect, horizontal pourrait-on dire, à savoir la coordination des actions et l’orientation de ces actions dans un même sens, bref la communauté d’objectif ⁶⁴.
Ce double axe, vertical et horizontal, se retrouve dans le fonctionnement des organisations politiques comme dans celui de n’importe quelle autre organisation, mais l’histoire de la théorie politique témoigne, selon Ricœur, d’une insistance massive sur l’axe vertical de la « subordination des volontés», au
Paul Ricœur, L’herméneutique à l’école de la phénoménologie, Paris, Beauchesne, 1995, 179, n. 3, cité par Jean-Louis Schlegel dans son introduction éditoriale à la conférence «Le pouvoir politique. Fin du théologico-politique», op. cit., 113. Paul Ricœur, « Le pouvoir politique», 114. Ibid. Ibid. Ibid., 114– 115.
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détriment de l’axe horizontal de la « coordination des actions et des buts »⁶⁵. Chez les anciens, l’exemple le plus frappant est sans doute celui d’Aristote, qui « distingue les trois régimes viables en termes de domination : domination d’un seul, de quelques-uns, de tous»⁶⁶. Ricœur retrouve cette « fascination quasi exclusive pour la question de la domination » dans les œuvres canoniques de la philosophie politique moderne, chez Hobbes, Machiavel, Rousseau, Hegel ou Marx⁶⁷, ou encore chez des contemporains tels qu’Eric Weil ou Carl Schmitt⁶⁸, mais la meilleure illustration de cette fascination, il la voit dans la définition de l’État selon Max Weber : « L’État est un rapport de domination (Herrschaft) de l’homme sur l’homme, fondé sur le moyen de la violence légitime »⁶⁹. Parce qu’elle fonde l’idée de domination sur celle de violence légitime, qui retire «aux individus le droit et même le moyen et le pouvoir de se faire justice euxmêmes »⁷⁰, cette définition suggère que même dans le contexte démocratique d’un État de droit, conçu de surcroit dans les termes d’un «penseur aussi éclairé et libéral que Max Weber », l’État ne peut pas ne pas être un rapport de domination. Car même dans les systèmes politiques qui se réclament de la séparation des pouvoirs, donc d’un pluralisme à la tête même de l’État, le législatif et le judiciaire ne peuvent faire appliquer leurs décisions, ne peuvent les imposer qu’à travers le bras armé de l’État, détenteur de la violence légitime de dernier appel, de dernier ressort. Là se montre le caractère souverain : subordonné à personne. Ce n’est pas que l’axe horizontal soit ignoré, mais il est clairement subordonné à l’axe vertical de domination⁷¹.
Ricœur pondère toutefois ce constat d’une priorité de l’axe vertical sur l’axe horizontal, qui découle de l’idée même de la souveraineté de l’État, par le constat inverse d’une « faiblesse intime du pouvoir politique au moment même
Ibid., 115. Ibid., 116. Ibid. Ibid., 115. Ibid., 116. Il s’agit d’une citation légèrement tronquée de Politik als Beruf, où Weber écrit : «Der Staat ist, ebenso wie die ihm geschichtlich vorausgehenden politischen Verbände, ein auf das Mittel der legitimen (das heißt: als legitim angesehenen) Gewaltsamkeit gestütztes Herrschaftsverhältnis von Menschen über Menschen» (Munich et Leipzig, Duncker & Humblot, 1926, 9) ; «Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime) » (Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, 101). «Le pouvoir politique», 116. Ibid.
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où il se proclame souverain, c’est-à-dire suprême, sans rien d’humain au-dessus de lui»⁷². Poussée au terme de sa propre logique, la souveraineté de l’État renferme la menace d’un déficit de légitimité, car, pour être reconnue comme légitime, l’autorité qu’un État revendique sur ses administrés doit, en apparence au moins, «venir de plus loin et de plus haut que l’exercice historique actuel du pouvoir »⁷³. Cette exigence explique, selon Ricœur, « que les humains aient eu recours à la religion pour donner à la souveraineté le fondement transcendant qui lui manquait de l’intérieur »⁷⁴. Dans sa fonction classique de justification du pouvoir en tant que domination, la théologie politique a précisément pour tâche de légitimer la souveraineté politique par la souveraineté divine : « Le souverain humain est, d’une manière ou d’une autre, le représentant voire même la manifestation des puissances divines : Dieu sur terre, c’est cela le théologico-politique à l’état brut»⁷⁵. Ricœur souligne l’étonnante constance à travers les âges et les cultures de ce schéma dans lequel des puissances divines garantissent « le pouvoir souverain du monarque »⁷⁶. Son récit s’attarde toutefois sur la « quadrature du cercle» qu’ont dû résoudre les « légistes de Philippe le Bel », puis les «jurisconsultes du xvie au xviiie siècle », lorsqu’ils se sont vus confier la tâche de faire « dériver la puissance du monarque de la toute-puissance divine sans porter atteinte à la transcendance de Dieu et à sa toute-puissance» : si l’Angleterre d’Elisabeth Ire a résolu le problème par la doctrine des «deux corps du roi, l’un invulnérable, et en un sens immortel, et l’autre périssable comme celui de tout un chacun », la France de Louis XIV l’a résolu par une sorte d’« échange de bons procédés » entre catholicisme et monarchie, l’autorité ecclésiastique offrant « son onction » à l’autorité civile qui lui offre en retour « la force contraignante du bras séculier »⁷⁷. L’abolition de la monarchie absolue de droit divin signe l’acte de décès de ces figures du théologico-politique. Ricœur estime toutefois que les démocraties modernes demeurent elles aussi tributaires « d’une conception du politique essentiellement axée sur le rapport de domination»⁷⁸. Certes, elles impliquent le « rapport horizontal » d’un contrat, c’est-à-dire d’un acte au moyen duquel « les membres d’une communauté se mettraient d’accord pour transférer à un souverain les droits dits naturels qui leur appartiendraient avant l’entrée en con-
Ibid., 118. Ibid., 117. Ibid., 118. Ibid. Ibid., 119. Ibid. Ibid., 120.
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trat»⁷⁹. Mais suffit-il de substituer le contrat au mandat divin et de remplacer Dieu par le peuple pour que le pouvoir cesse d’être un rapport de domination ? Non, répond Ricœur, car « la fonction du contrat, sa finalité est de fonder de façon plus solide, plus indiscutable, plus transparente aux esprits le rapport vertical de domination»⁸⁰. Cette thèse quelque peu contre-intuitive s’appuie sur une lecture croisée du Léviathan de Hobbes et du Contrat social de Rousseau. Ricœur trouve sa formulation la plus claire chez Hobbes : «Tous s’accordent pour se dessaisir de leurs pouvoirs et de leurs droits – c’est la même chose – au bénéfice d’un tiers non contractant, le roi »⁸¹. Chez Hobbes, en effet, « la finalité politique dominante n’est pas la liberté, mais la sécurité, la peur de la mort violente comme ultime motivation d’entrer dans le corps politique »⁸². Certes, Rousseau se démarque de Hobbes à un double titre : d’abord parce que le contrat social ne prévoit pas « de tiers non contractant » placé « au-dessus du peuple » ; ensuite parce que la « finalité» de ce contrat « n’est pas la sécurité mais la liberté»⁸³. Ricœur relève toutefois une analogie de structure entre les deux auteurs du fait que, chez Rousseau, «la souveraineté n’est pas l’apanage d’une volonté supérieure qui procèderait de l’association des volontés individuelles », mais « l’apanage de la volonté générale laquelle procède des désistements, des dessaisissements de la volonté de chacun »⁸⁴. C’est donc comme «source de souveraineté» que le peuple occupe la place de Dieu, « sans que soit remis fondamentalement en question le rapport entre le lien vertical de domination et le lien horizontal de coopération »⁸⁵. Ricœur en conclut que «le rejet du fondement théologique du pouvoir politique » ne suffit pas à prendre congé des doctrines de l’État qui ne voient en lui qu’un rapport de « domination » et de « subordination », un « rapport hiérarchique de pouvoir », un rapport «de volonté dominante à volonté dominée »⁸⁶.
Ibid. Ibid. Ibid. Ibid., 120 – 121. Ibid., 121. Ibid. Ibid., 120. Ibid., 121.
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La tâche d’une théologie politique de bon aloi « [Q]uelle tâche une théologie politique peut-elle se donner ?» C’est en ces termes que la partie conclusive de la conférence de Robinson présente « la question en vue de laquelle toutes les analyses précédentes ont été faites »⁸⁷. Plus précisément, Ricœur se demande « si les communautés chrétiennes, par leur propre pratique du pouvoir, n’ont pas un rôle à jouer dans le redressement de la balance entre domination et coopération »⁸⁸. La formulation même de la question appelle au moins deux remarques préliminaires. Premièrement, le fait que Ricœur évoque un « redressement de la balance entre domination et coopération » montre que l’axe horizontal du pouvoir n’a pas vocation à se substituer à son axe vertical. Comme le note Jean-Louis Schlegel dans son introduction éditoriale, la «théologie politique autrement orientée » que Ricœur appelle de ses vœux n’implique pas que « la question de la verticalité du pouvoir politique et celle de la domination/subordination qu’elle implique » soient pour lui des questions caduques⁸⁹. À Robinson, Ricœur n’élabore pas ce thème, mais sa conférence n’en rappelle pas moins que l’autorité politique présente à la fois « des traits hiérarchiques qui l’apparentent à la domination et des traits égalitaires qui l’apparentent au vouloir-vivre ensemble »⁹⁰, et que l’objectif à poursuivre n’est pas d’abolir les rapports hiérarchiques au profit des seuls rapports égalitaires, mais de «faire prévaloir la coopération sur la domination »⁹¹, ou du moins, de compenser le déséquilibre structurel qui, dans les organisations politiques, fait invariablement pencher la balance du côté de la domination. Secondement, Ricœur ne s’intéresse pas à la «pratique du pouvoir » dans les « communautés chrétiennes » comme le ferait un observateur extérieur, mais il en parle comme le ferait un membre de l’une de ces communautés. On sait qu’il aimait à se définir lui-même comme « philosophe et protestant » – plutôt que comme philosophe chrétien⁹² –, mais la frontière entre les deux n’est pas facile à tracer dans ses écrits de circonstance en général et dans la conférence de Robinson en particulier ; si les analyses politiques sont celles du philosophe, les propositions ecclésiales sont celles du chrétien de confession réformée, pourraiton dire en première approximation, mais les propositions n’ont guère de sens
Ibid., 122. Ibid., 120. Ibid., 113. Ibid., 117. Ibid., 129. Voir Daniel Frey, «Paul Ricœur, philosophe et protestant», Esprit, no 439 (2017), 62– 72.
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indépendamment des analyses qui les motivent ; il paraît donc prudent de ne pas faire trop grand cas des considérations in abstracto que Ricœur formule occasionnellement sur la place que sa foi chrétienne tiendrait (ou ne tiendrait pas) dans son travail philosophique⁹³, et de constater, dans ce cas-ci tout au moins, qu’il situe expressément son propos à l’intérieur du cercle herméneutique de la tradition chrétienne, et que c’est en chrétien qu’il s’adresse à d’autres chrétiens⁹⁴. Que leur dit-il ? Que le Nouveau Testament lu à travers l’histoire de sa réception ecclésiale offre les ressources requises pour penser une théologie politique alternative à celle que les démocraties modernes ont à raison combattue. Cette théologie politique de bon aloi s’oppose frontalement à l’idée qu’une « investiture» puisse être « conférée par l’idée de toute-puissance divine à l’ambition de toute-puissance humaine inscrite dans le rapport de domination »⁹⁵. Par son sens de la précarité de l’État, cette théologie politique présente des affinités électives avec la thèse du politologue Claude Lefort qui voit dans la démocratie « le premier régime politique mal fondé », ou plus exactement « non fondé » parce que soustrait par principe à toute fondation ultime⁹⁶. Un tel régime, commente Ricœur, doit apprendre à vivre dans une « crise de légitimation » constante et constitutive : Cette crise de légitimation est l’aspect politique du phénomène général de sécularisation : de même […] que la science s’est affranchie de la religion, la politique aussi a rejeté la tutelle de l’autorité ecclésiastique, et par-delà cette tutelle la caution de la toute-puissance divine. Le roi est nu. Et un roi nu n’est plus un roi, tout au plus un gérant précaire des affaires humaines⁹⁷.
En quoi le Nouveau Testament favorise-t-il cette vision pragmatique de l’État qui fait du pouvoir politique « un gérant précaire des affaires humaines » ? Parmi les
Voir notamment la préface de Soi-même comme un autre, où Ricœur affirme : «Les dix études qui composent cet ouvrage supposent la mise entre parenthèses, consciente et résolue, des convictions qui me rattachent à la foi biblique» (Paris, Seuil, 36), et la collection de textes réunis par Daniel Frey pour le 5e volume des « Écrits et conférences » (La religion pour penser, Paris, Seuil, 2021), en particulier «La philosophie et la spécificité du langage religieux» (227– 250). C’est à l’invitation de sa propre paroisse de l’Église réformée de France qu’il donne sa conférence à Robinson. «Le pouvoir politique», 121. Ibid. Le sous-titre de la conférence de Robinson, «Fin du théologico-politique ? » est selon toute vraisemblance une allusion à un essai de Claude Lefort, « Permanence du théologicopolitique ? », in id., Le temps de la réflexion, t. II, 1981, 13 – 60. «Le pouvoir politique», 121– 122.
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textes qui retiennent plus particulièrement l’attention de Ricœur figure un verset fameux du Cantique de Marie. Il s’agit de Luc 1,51 : «Il a déployé la force de son bras, il a dispersé les hommes au cœur superbe. Il a renversé les potentats de leurs trônes et élevé les humbles »⁹⁸. Ce texte met en relief la précarité du pouvoir politique par l’image d’un double mouvement d’élévation des humbles et d’abaissement des puissants. La conférence de Robinson le présente comme l’expression caractéristique d’une vision du politique implicite dans la liturgie et la prédication du christianisme primitif. Ricœur estime toutefois que, pour ne pas donner prise aux lectures qui réduisent sa portée politique à un « rêve de revanche », le Magnificat doit être interprété à la lumière d’une tradition qui trouve sa source dans les « poèmes du serviteur souffrant du second Esaïe », et dont l’hymne de Philippiens 2 offre une relecture christologique. Dans ce locus classicus des christologies dites de la kénose, il est demandé aux disciples du « Christ Jésus » de prendre pour modèle d’humilité celui qui, « de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu », mais «s’anéantit luimême, prenant condition d’esclave»⁹⁹. Par ce geste de kénose qui s’achève et s’accomplit dans « la mort sur une croix», la figure du divin que dessine ce texte apparaît à Ricœur comme « la figure inverse de celle du Prince, du Souverain, du Maître»¹⁰⁰. La prédication du christianisme primitif témoigne ainsi d’une histoire alternative à « celle des puissants et des vainqueurs », à savoir « l’histoire largement non écrite des humiliés et des victimes »¹⁰¹. Il paraît difficile d’imaginer un texte plus « antipolitique », dit Ricœur, du moins si on identifie le politique au «thème hiérarchique de la domination et de l’obéissance». Or, n’est-ce pas là précisément le thème d’un autre texte de Paul, le fameux appel à se soumettre aux autorités que l’apôtre adresse à ses lecteurs au début du chapitre 13 de l’Epître aux Romains¹⁰² ? Comment penser conjointement la radicale critique du pouvoir politique telle qu’elle ressort de la lecture que Ricœur fait de Philippiens 2 et de divers autres textes bibliques à tonalité prophétique ou apocalyptique, et la justification théologique de la soumission aux autorités que Paul offre en Romains 13 ?
Ricœur cite le texte dans une traduction qui semble être sienne. Ce constat s’applique également aux deux autres textes du Nouveau Testament qu’il cite et commente : Philippiens 2 et Romains 13. «Le pouvoir politique», 124. Ricœur cite intégralement les versets 5 à 8. Ibid. Ibid. Nous modifions l’ordre de présentation des trois commentaires bibliques : dans la conférence de Ricœur, celui de Romains 13 précède les deux autres.
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La réponse de Ricœur est que le texte de Romains 13 ne demande pas une soumission inconditionnelle à tout pouvoir politique, quoi qu’il fasse ou quoi qu’il exige. Certes, pour justifier son appel à la soumission, l’apôtre Paul soutient qu’il n’est «point d’autorité qui ne vienne de Dieu » (13,1) ; il affirme cependant aussi que « les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal » (13,3), et qu’il faut donc «se soumettre non seulement par crainte du châtiment, mais pour motif de conscience» (13,5)¹⁰³. Ricœur estime que cet argument de Romains 13 contient au moins trois postulats implicites que l’histoire de sa « réception critique » met en évidence. « D’abord, il y a ce qu’il ne dit pas : le culte de l’empereur est traité par prétérition. Paul ne connaît que des magistrats»¹⁰⁴. Il y a ensuite l’idée que les magistrats ne sont pas à craindre dès lors qu’on agit conformément au bien. Cela présuppose, selon Ricœur, « que le magistrat est lui-même au service du bien et que ce bien est lui-même à identifier, peut-être à instaurer quand il fait défaut »¹⁰⁵. C’est en explicitant ce présupposé tacite que Calvin et Barth ont ouvert la voie d’une résistance légitime au tyran qui, par définition, ne répond pas à la définition du « bon magistrat»¹⁰⁶. Il y a enfin l’impact de « la christologie de Paul », qui «l’amène à démythologiser toute puissance, toute autorité qui, soit voudrait occuper la place du ToutPuissant, soit voudrait exercer une fonction christique de substitution »¹⁰⁷. Ricœur voit dans ces trois postulats « les compléments et les correctifs qu’il faut apporter à la recommandation paulinienne d’obéissance aux autorités et à la sorte de crédit en blanc qu’il semble leur faire en les disant instituées de Dieu »¹⁰⁸. Ce dispositif interprétatif permet de mettre en cohérence les implications politiques de la kénose que Ricœur tire de sa lecture de Philippiens 2 et l’appel à l’obéissance formulé en Romains 13. Interprété à la lumière de son troisième postulat, cet appel corrobore en effet l’idée qu’une autorité politique n’est légitime que dès lors qu’elle renonce à se vouloir «souveraine absolument» (par une prétention à la toute-puissance) ou «salvatrice» (par une prétention à la messianité)¹⁰⁹. À la faveur de cette exégèse, le Nouveau Testament contient les
Ibid., 122 et 123 n. 20. Ibid., 122. Ibid., 122 – 123. Ibid., 123. Ibid. Ibid. Ibid., 123, 124 : « La Croix en ce sens est la critique en acte du pouvoir politique tenté par la toute puissance et, plus gravement, par l’exercice d’une mission salvatrice».
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prémices d’une «sécularisation du politique »¹¹⁰, dont Ricœur estime qu’elle répond à la nécessité interne – et paradoxale en apparence – d’un impératif religieux et théologique au nom duquel le politique se voit « radicalement déconnecté du religieux et du théologique »¹¹¹. Cet éloge théologique de la sécularisation du politique n’est pas seulement dirigé contre le culte de l’empereur dans la théologie politique du paganisme romain, mais il contient en germe une critique principielle de toute sacralisation de l’État en tant que pouvoir de domination. Dans cette relecture politique du thème de la kénose, l’idée même d’une alliance entre le trône et l’autel apparaît à Ricœur comme «une trahison gravissime de la prédication la plus originaire de l’Église primitive»¹¹². Ce rejet radical de toute sacralisation du pouvoir politique de domination vaut non seulement pour l’Église dite constantinienne et ses avatars, mais aussi pour les théologies politiques sécularisées du « nazisme » ou du «bolchévisme stalinien », et, plus généralement, pour « toute idéologie à prétention englobante, totalisante, donc virtuellement totalitaire et requérant une allégeance quasi religieuse»¹¹³. À côté de cette fonction négative de résistance à la tentation d’un État omnipotent, la théologie politique reçoit aussi chez Ricœur une fonction positive de réaffirmation de l’axe horizontal du «vouloir-vivre-ensemble ». Pour « approfondir et vivifier ce lien civique » d’une grande fragilité, qui « n’existe qu’aussi longtemps que les gens veulent bien vivre ensemble sous les mêmes lois »¹¹⁴, Ricœur compte en effet sur le type «de secours ou de recours que les Églises peuvent apporter, en tant que parties de la société civile », à la consolidation du «lien de solidarité» dans l’ensemble de la communauté civique¹¹⁵. Ibid., 125. Ibid., 123. Ibid., 124– 125. Ibid., 123. Ibid., 127. Ricœur emprunte à Hannah Arendt ce thème du «consentement au vivreensemble» qu’il commente en détail dans «Pouvoir et violence » (1989), Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, 20 – 42, 28). Sur l’interprétation de ce thème arendtien chez Ricœur, voir « Paul Ricœur : Agir, dit-il » (entretien avec Éric Plouvier, 1988), in Philosophie, éthique et politique, 49 – 63, 51– 52, et « La cité est fondamentalement périssable. Sa survie dépend de nous» (entretien avec Roger-Pol Droit, 1991), 65 – 74, 70. Bien que l’idée arendtienne de consentement joue un rôle essentiel dans le projet ricœurien d’une « théologie politique du vivreensemble», le manuscrit de la conférence de Robinson ne contient pas de référence explicite à Arendt. Ricœur y reprend toutefois plusieurs des formules et des arguments dont se composent ses commentaires de la philosophie politique d’Arendt, y compris la formule de Cicéron « Le pouvoir est dans le peuple, l’autorité dans le Sénat», que la philosophe germano-américaine aimait à citer. Voir «Le pouvoir politique », 116 – 118, 117. «Le pouvoir politique», 126.
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Ainsi, leur « responsabilité à l’égard du passé […] projetée en responsabilité à l’égard du futur » pourrait, selon lui, faciliter les interactions pacifiques entre concitoyens. Du fait que le lien du vouloir vivre ensemble est un lien ténu, qui « n’existe que dans le présent», il dépend d’une forme ou d’une autre de « piété civique » pour acquérir «une profondeur passée et un élan futur »¹¹⁶. De même, la préservation du lien civique peut requérir qu’on corrige la « logique de la justice » par celle de la « charité», et qu’on fasse preuve d’autant d’égards pour « la singularité des personnes» que pour « l’universalité de la Loi»¹¹⁷. En ces matières, les communautés ecclésiales seraient dans leur rôle si elles parvenaient à donner «l’exemple d’une pratique du pouvoir ecclésiastique aussi peu hiérarchique que possible et aussi coopératif que possible »¹¹⁸. Mais Ricœur prévient aussi contre « un usage vicieux » de la charité, quand cette dernière « court-circuite la justice». La charité peut «humaniser » la justice, dit-il, mais elle ne « peut ni s’y substituer ni l’ignorer »¹¹⁹. La conférence de Robinson s’achève sur ces exemples de ce que pourrait être la contribution des communautés ecclésiales à un rééquilibrage du rapport entre domination et coopération « dans la constitution du lien politique et dans l’instauration du pouvoir politique ». Ils ouvrent sur ce constat récapitulatif des derniers mots de la conclusion : «La fin du théologico-politique n’est pas la fin de tout, mais seulement la fin d’une théologie du pouvoir-domination. S’ouvre le champ d’une théologie politique du vivre-ensemble »¹²⁰.
3 Théologie politique et socialisme religieux Qu’il existe entre Tillich et Ricœur un air de famille dans leur manière d’appréhender la question théologico-politique ne doit pas en soi nous surprendre. Après tout, nos deux auteurs n’ont jamais fait mystère ni des convictions ni des engagements militants qui les rattachent l’un et l’autre à la tradition du socialisme religieux. Mais en tant qu’il est une tradition précisément, le socialisme religieux n’est pas un système univoque et figé, mais une dispute en règle sur ce qu’être socialiste-religieux veut dire… ou devrait vouloir dire. Parmi les sujets de discorde classiques entre socialistes-religieux, deux questions tiennent une place décisive dans les réflexions de Tillich et de Ricœur
Ibid., 128. Ibid., 127. Ibid. Ibid. Ibid., 129.
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sur les ambivalences du théologico-politique : celle du rapport entre amour, justice et anarchie, et celle du sens théologique de la sécularisation.
Amour, justice et anarchie À la différence de son coreligionnaire Jacques Ellul, qui voyait dans la politique « l’image actuelle du Mal absolu » et « le lieu central du démonique »¹²¹, donnant ainsi « totalement raison » aux « anarcho-syndicalistes français de 1900 » qui pensaient que « la politique pervertit, en elle-même, par elle-même, toutes les intentions, tous les projets», Ricœur n’a jamais cru devoir mettre le chrétien devant l’alternative d’une «politique stupide » qui seule lui permettrait de « rester chrétien », et d’une « politique efficace » qui lui interdirait « fondamentalement, radicalement d’être chrétien»¹²². Sous l’influence d’un autre coreligionnaire, l’économiste André Philip, Ricœur a très tôt cherché à comprendre le type de relation entre « la pensée et l’action » que requiert un engagement concret en politique. Député socialiste de Lyon en 1936, Commissaire d’État chargé des Rapports avec l’Assemblée Consultative du gouvernement Charles de Gaulle en 1944, puis Ministre de l’Économie nationale et des Finances des gouvernement Gouin, Blum et Ramadier en 1946 – 1947, Philip offrait le modèle d’un serviteur de l’État dont l’engagement politique était celui d’un protestant pratiquant, militant du christianisme social, et qui, selon le témoignage de Ricœur, « conjuguait, d’une manière inhabituelle dans la gauche française, une argumentation théologique fortement marquée par Karl Barth et la compétence d’un bon économiste de conviction socialiste»¹²³. Dans un rapport présenté au Congrès du Christianisme social à Bièvres en 1958 sous le titre «Les aventures de l’État et la tâche des chrétiens»¹²⁴, Ricœur s’est emparé de ce thème de l’engagement chrétien dans la vie politique en rappelant que cette dernière renferme la double potentialité du plus grand bien comme du plus grand mal, comme il l’avait observé dans « Le paradoxe politique » un an plus tôt. Dans un argumentaire exégétique dont les principales thèses annoncent déjà celles de la conférence de Robinson, le rapport de Bièvres affirme que le Nouveau Testament dispose d’une « double grille théologique »
Jacques Ellul, «La politique, lieu du démonique», in id., La foi au prix du doute. «Encore quarante jours…», Paris, Hachette, 1980, 279 – 295, 279. Ibid., 293. Paul Ricœur, Réflexion faite, 19. Christianisme social 66, 1958, n° 6 – 7, juin-juillet, 452– 463, repris dans «Écrits et conférences 4», Politique, économie et société, Paris, Seuil, 2019, 21– 35.
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pour appréhender la réalité politique en fonction d’au moins deux contextes distincts¹²⁵. Dans un contexte « où le mal de la persécution l’emporte sur le bien de l’ordre et du droit», comme au chapitre 13 de l’Apocalypse, l’État est décrit comme une force tyrannique d’asservissement, une «puissance mauvaise» représentée par la « figure de la “Bête”», qui étend sa domination « par le mensonge et l’illusion»¹²⁶. Dans un contexte où l’ordre et le droit ne sont pas directement menacés par la persécution, la « signification théologique de l’État » est moins univoque, comme on le voit au chapitre 13 de l’Épître aux Romains¹²⁷. D’un côté, l’État se présente sous les traits d’une «puissance» en sursis, « à michemin de la condamnation et de la destruction »¹²⁸. D’un autre côté, pourtant, une « signification divine » de l’État est affirmée, car l’État est dit « voulu de Dieu comme institution »¹²⁹ : c’est en tant qu’il «porte le glaive» que l’État «est “institué” de Dieu et pour le “bien” des citoyens »¹³⁰ ; aussi son « titre» n’est-il « pas celui de l’amour, mais de la justice», et le « bien » qu’il poursuit n’est pas le « salut du genre humain », mais la défense d’un « ordre institué (taxis en grec)» dont il est dit qu’il « réalise une intention de Dieu »¹³¹. De cette exégèse de Romains 13, le rapport de Bièvres conclut qu’une approche chrétienne du politique ne devrait se complaire ni « dans une apologie de l’État » qui commanderait d’être systématiquement «soumis aux autorités », ni « dans un anarchisme à motivation religieuse, sous prétexte que l’État ne confesse pas Jésus-Christ »¹³². Le refus de substituer l’amour à la justice dans un dispositif politique où coïncideraient la communauté ecclésiale et la communauté civique est un thème central et constant chez Ricœur : l’amour «n’est pas le substitut de la justice, mais une demande de plus de justice, une exigence du plus dans la justice »¹³³. Il s’agit aussi du principal point de convergence entre sa propre théologie politique, née de son « débat intérieur » sur les limites de la non-violence, et celle de Tillich après 1923, c’est-à-dire après sa rupture avec la pensée politique de Landauer. Selon le jugement rétrospectif que Tillich énonce en 1923 dans « Les principes fondamentaux du socialisme religieux », l’erreur du socialisme anarchiste
Ibid., 23. Ibid. Ibid., 22– 23. Ibid., 23. Ibid., 22– 23. Ibid., 21. Ibid., 22. Ibid., 23. «Les paradoxes de l’autorité » (1995), in Écrits et conférences 4, 137– 162, 147.
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était en effet de donner à «l’idée mystique de communauté» une teneur et une portée immédiates dans le champ politique, ce qui revenait à confondre la société avec une communauté de saints dont l’agir moral serait fondé sur la motivation interne de l’amour et de son mouvement spontané, plutôt que sur la motivation externe de la justice et des contraintes du droit¹³⁴. Certes, il est possible de « renoncer au droit» au nom d’une représentation de l’amour qui en transcenderait les limites sous les figures de la grâce, du pardon ou d’une inconditionnelle charité, mais Tillich estime que « le saint et la communauté sainte» ne peuvent s’aventurer dans cette voie qu’au plan des «représentations symboliques », car à la différence de la forme « anarchique» du «renoncement au droit», sa forme « religieuse» n’a de sens que dans l’exacte mesure où elle « présuppose la reconnaissance et le maintien du droit»¹³⁵. En d’autres termes, une société bien ordonnée ne peut se passer de la justice au profit de l’amour ; elle requiert le droit et la puissance publique chargée de le faire respecter par la force si nécessaire. Parce qu’il est la «communauté porteuse du droit», dit Tillich, l’État « ne peut jamais renoncer à la force qui impose ce droit»¹³⁶. Il n’est pas exagéré de dire que ces réflexions de 1923 contiennent en germe l’évolution ultérieure d’une conception du théologico-politique qui trouvera son point d’orgue dans Love, Power and Justice (1952)¹³⁷. Elle se résume dans cette formule : pas d’amour sans justice, pas de justice sans pouvoir.
Le sens théologique de la sécularisation Dans Les principes fondamentaux du socialisme religieux, Tillich rompt avec le socialisme anarchiste, mais il n’en rejette pas pour autant l’idée que « la théonomie est le but du socialisme religieux »¹³⁸. La pointe polémique de cette affirmation est dirigée contre les reliquats d’hétéronomie que Tillich perçoit chez des socialistes religieux tels que Leonhard Ragaz. Il ne suffit pas, leur dit-il en substance, de remplacer l’autorité du pape par celle de la Bible (si on est un protestant orthodoxe) ou par celle du Jésus des Évangiles synoptiques (si on est un protestant libéral) pour mettre un terme à la domination hétéronome du sacré sur le profane, de l’Église sur la culture séculière¹³⁹. Certes, admet Tillich, la
Gesammelte Werke II, 114 ; «Christianisme et socialisme», 195. Ibid. Ibid. Paul Tillich, Love, Power, and Justice, New York, Oxford University Press, 1954. Gesammelte Werke II, 98 ; « Christianisme et socialisme», 178. Voir Marc Boss, Au commencement la liberté, 437– 443.
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« religion » présente «toujours une relation double à la culture» : elle renferme à la fois « un Non, un reservatum religiosum, et un Oui, un obligatum religiosum »¹⁴⁰. La communauté ecclésiale ne peut donc pas renoncer à exercer sa vigilance critique ; elle doit appréhender toute réalité humaine sous le paradoxe divin du jugement et de la grâce. Dans un socialisme religieux orienté vers la théonomie, elle devra cependant se souvenir qu’elle se tient elle-même sous la grâce et le jugement, et que «le Non prononcé du point de vue de l’inconditionné n’est pas seulement dirigé contre elle-même en tant que confession, mais contre elle-même en tant que sphère spécifiquement religieuse»¹⁴¹. Pour la religion ainsi comprise dans les catégories du socialisme religieux de Tillich, passer de la sphère du sacré dans celle du profane, s’auto-anéantir dans la culture séculière – comme l’avait imaginé Rothe sous l’inspiration de Hegel et de Schelling – n’est pas tant un péril qu’une mission : La religion est d’autant plus vraie qu’elle s’abolit elle-même comme religion faisant face à la culture, sans perdre par ailleurs sa force spécifiquement religieuse ; elle est d’autant plus vraie qu’elle se tient plus près de la théonomie, où les symboles religieux sont l’expression ultime et la plus universelle de la conscience culturelle autonome, et où les formes autonomes de la culture rayonnent de la plénitude du contenu de l’inconditionné. Plus une religion se tient près de cet idéal de la théonomie, et plus le socialisme religieux, né de manière autonome, peut s’unir à elle¹⁴².
Ce vocabulaire de la théonomie demeure marginal chez Ricœur¹⁴³, mais le concept d’une théologie de la sécularisation ne lui est nullement étranger. Nous avons pu voir, en effet, que Ricœur souscrit à la thèse de Claude Lefort selon laquelle la démocratie constitue le premier régime structurellement dépourvu d’une fondation ultime, et qu’elle subit donc, par sa nature et son principe mêmes, une « crise de légitimation » constante¹⁴⁴. Ricœur décrit cette crise de légitimation comme la dimension spécifiquement politique d’un phénomène plus général, à savoir la « sécularisation » de l’ensemble des domaines de la vie culturelle et sociale. La conférence de Robinson, qui traite essentiellement de la « sécularisation du politique »¹⁴⁵, porte un jugement théologique sans équivoque sur ce processus d’émancipation par lequel les autorités civiles s’affranchissent de la tutelle des autorités religieuses. À la lumière d’une théologie de la kénose
Gesammelte Werke II, 96 ; « Christianisme et socialisme», 176. Gesammelte Werke II, 97 ; « Christianisme et socialisme», 178. Gesammelte Werke II, 97– 98 ; «Christianisme et socialisme», 178. Voir «Théonomie et/ou autonomie», in La religion pour penser, 313 – 342. «Le pouvoir politique», 121. Ibid.
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transposée du champ de la christologie dans celui de l’ecclésiologie, la « sécularisation du politique » apparaît à Ricœur comme l’exaucement longtemps différé de ce qu’il tient pour « un des vœux les plus profonds» des premières communautés chrétiennes¹⁴⁶. Cet acquièscement théologique à la « sécularisation du politique » vaut également pour ce que Ricœur nomme « le phénomène général de la sécularisation »¹⁴⁷, comme on peut le voir dans « Urbanisation et sécularisation »¹⁴⁸, un rapport qu’il a présenté en mai 1968 au Congrès du Christianisme social à Valence, et qui propose un commentaire libre et critique, mais dans l’ensemble hautement approbatif, de la «théologie de la culture» développée par Harvey Cox dans The Secular City : Secularization and Urbanization in Theological Perspective (1965)¹⁴⁹. Ricœur y établit les conditions herméneutiques auxquelles la «prédication chrétienne » peut assumer « les motifs fondamentaux de la sécularisation »¹⁵⁰, cette dernière étant à la fois une « émancipation de la plupart des activités humaines à l’égard des institutions ecclésiastiques », un « effacement de la distinction entre les deux sphères du sacré et du profane» et une « promotion de l’homme comme sujet autonome de son histoire »¹⁵¹. Ce thème est une des constantes de sa réflexion politique. La disparition de la « chrétienté», c’est-à-dire de « l’idée d’une société qui serait tout entière organisée selon des principes internes au christianisme » lui semble une situation souhaitable, «très saine et très évangélique : celle du levain dans la pâte», confie-t-il au journal Le Monde dans un entretien paru le 10 juin 1994¹⁵². On peut donc trouver chez Ricœur comme chez Tillich l’idée d’une sécularisation intrinsèquement religieuse qui n’impliquerait ni l’abandon ni la récusation du christianisme, mais qui serait au contraire sa vérité première et sa destination. De façon systématique chez Tillich et plus occasionnelle chez Ricœur, l’expression « théologie de la culture» désigne une approche de la mission du christianisme déterminée par cette idée dont ils exploitent tous deux les ressources, mais dont ils indiquent aussi tous deux les limites.
«Le pouvoir politique», 125. Ibid., 121. «Urbanisation et sécularisation », in Christianisme social 75/5 – 8 (décembre 1967), 327– 341. Harvey Cox, The Secular City, MacMillan, N.Y., New York, 1965. Ibid. 333. Ibid., 331– 332. «Le mal est un défi pour la philosophie », in Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues, Paris Seuil, 2017, 141– 149, 147.
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4 Ressources et limites d’une ecclésiologie kénotique Le thème d’une kénose du christianisme conçue sur le modèle de la kénose du Christ forme un puissant motif apologétique dans divers courants théologiques des deux derniers siècles, et son schéma fondamental se laisse également reconnaitre dans des théories du christianisme à vocation plus descriptive, sous des slogans tels que la « religion sans religion » (Jacques Derrida) ou la « religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet). Commun aux théologies de la « cité séculière » (Harvey Cox) et à celles de « la mort de Dieu » (Gabriel Vahanian, Thomas Altizer, etc.), le thème de la kénose du christianisme, dont les racines plongent dans l’idéalisme allemand et l’«éthique théologique » de Rothe, connaît un regain de faveur dans la théologie protestante de la première moitié du xxe siècle, non seulement dans la « théologie de la culture » de Tillich, dont les références à Rothe sont explicites, nous l’avons vu, mais aussi dans le mot d’ordre d’une « critique de la religion » dont Barth et Bonhoeffer dessinent alors le programme¹⁵³. Dans le cadre des discussions internes au mouvement du socialisme religieux, le thème de la kénose du christianisme se définit clairement par ce qu’il rejette : la tentation d’une domination hétéronome des institutions ecclésiastiques sur les différents domaines de la vie culturelle et sociale. C’est en exprimant ce rejet que Tillich et Ricœur parlent d’une même voix, mais ce que ce rejet implique positivement n’est pas aussi clair. L’ecclésiologie kénotique sous-jacente à l’idée d’une « théologie de la culture» présente en effet diverses ambiguïtés. La principale tient sans doute à ses représentations binaires du rapport entre les entités qu’elle cherche à unir : la religion et la culture, l’Église et la société, le christianisme et le monde séculier, etc. Toutes ces distinctions théologiques ont ceci de particulier qu’elles ne sont précisément que théologiques. Leur idiome imite celui de la sociologie, mais leur contenu devient inintelligible aussitôt qu’on le dissocie du discours d’autointerprétation ecclésiale dont il procède. Les termes «culture», « société», « monde séculier », etc., sont ici les signes interchangeables d’un espace profane indifférencié qui ne se définit que négativement par son rapport d’extériorité à la communauté chrétienne. Il est vrai que l’ecclésiologie kénotique vise précisément à subvertir ce rapport d’extériorité. Mais ce contre-modèle ecclésiologique
Sur l’apport de Barth et de Bonhoeffer à cette discussion, voir Charles Larmore, Modernité et morale, Paris, PUF, 1993, 71– 74.
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garde en lui quelque chose du modèle binaire qu’il combat. Le contre-modèle s’inspire de la parabole du levain dans la pâte : de même que le levain doit mourir en tant que levain pour devenir pain, l’Église doit mourir en tant qu’Église pour accomplir sa destinée. Mais cette autodissolution de l’Église dans la société est-elle autre chose qu’un stratagème qui consiste à risquer le tout pour le tout dans l’espoir – secret ou avoué – de ne disparaître comme telle que pour mieux saturer l’espace social dans sa totalité ? Menée jusqu’à ses dernières conséquences, l’idée d’une autodissolution de l’Église dans la société soulève de redoutables questions théologico-politiques. Il est à craindre en effet que l’idée d’une kénose de l’Église dans la société séculière ne renferme un dilemme insoluble : soit la kénose est sans calcul et sans reste, et le reservatum religiosum s’en trouve irrévocablement levé ; soit cette kénose n’est qu’un stratagème, et il ne s’agit alors que de remplacer un triomphalisme par un autre, moins naïf et plus insidieux. Il n’est donc pas étonnant que Tillich et Ricœur assortissent tous deux de certaines conditions leur acquiescement à la sécularisation. Chez Tillich, la «théologie de la culture» qui découle de cet acquiescement ne peut jamais se détacher intégralement d’une « théologie de l’Église», car il estime que « même dans une nouvelle culture unitaire » la présence « d’une communauté religieuse spécifique » demeure indispensable¹⁵⁴. Au lendemain de la Grande Guerre et de la révolution de Novembre, il propose que, sur le modèle piétiste d’une ecclesiola in ecclesia, « l’Église, au sens de la théologie de la culture », soit conçue comme une petite Église dans la grande, une «ecclesiola dans l’ecclesia de la communauté culturelle en général », avec pour tâche de «ne pas laisser au hasard les éléments religieux vivants » qui sont immanents dans la « communauté culturelle», mais « de les rassembler, de les concentrer en théorie et en pratique »¹⁵⁵. Ce thème traverse toute l’œuvre de Tillich, depuis la conférence qu’il donne devant la Kant Gesellschaft de Berlin en 1919 jusqu’à la dernière conférence qu’il prononce à l’Université de Chicago en 1965¹⁵⁶. Le tournant du « réalisme croyant » des années 1920 entraîne toutefois une attention plus grande à la fonction de vigilance critique du témoignage de l’Église au sens retreint : face à la montée en puissance des totalitarismes, qu’ils soient de frappe nationaliste comme dans l’hitlérisme ou communiste comme dans le stalinisme, il revient à l’Église d’incarner le Non du reservatum religiosum dans les actes de
Gesammelte Werke IX, 30 ; La dimension religieuse de la culture, 47. Ibid. « The Significance of the History of Religions for the Systematic Theologian », in Main Works/ Hauptwerke 6, 431– 446, 434 ; trad. «La signification de l’histoire des religions pour le théologien systématique», in Le christianisme et la rencontre des religions, Genève, Labor et Fides, 2015, 447– 466, 452– 453.
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résistance d’une communauté concrète. C’est ainsi que dans ses « Dix thèses sur le National-Socialisme » (1932), Tillich reprochait au protestantisme allemand de s’être laissé assujettir « aux puissances dominantes et à leur démonisme », et d’avoir ainsi manqué à sa mission ecclésiale qui, par « son caractère prophétique et chrétien », lui commandait d’opposer « au paganisme de la croix gammée le christianisme de la croix » en témoignant « que, sur la croix, le caractère sacré de la nation, de la race, du sang, du pouvoir est rompu et soumis au jugement »¹⁵⁷. Qu’en est-il chez Ricœur ? On peut distinguer chez lui trois manières au moins d’articuler ce que Tillich nomme la « théologie de la culture» et la « théologie de l’Église». Les deux premières sont dans la veine de ce que propose Tillich ; la troisième engage Ricœur dans une direction relativement différente de celle qu’a suivie Tillich. Premièrement, Ricœur insiste comme Tillich sur la permanence nécessaire des fonctions ecclésiales classiques dans une théologie de la sécularisation. Dans «Urbanisation et sécularisation», il remarque que la «théologie de la culture » trouve sa juste place dans l’intervalle « entre la sociologie et l’ecclésiologie»¹⁵⁸, car sa tâche est d’interpréter d’un point de vue théologique les données de la sociologie qui concernent « la cité entière, telle que le monde moderne l’a faite», à savoir «la cité séculière»¹⁵⁹. Ainsi comprise la théologie de la culture est l’indispensable corollaire d’une ecclésiologie, mais pas son substitut. Dans ces réflexions librement inspirées de Harvey Cox, il s’agit en effet pour Ricœur de proposer une ecclésiologie capable de « discerner la figure de l’Église»¹⁶⁰ dans tous les aspects de son ministère où elle aura pour «vis-à-vis» cette société séculière marquée tout à la fois par un «désenchantement de la nature», une « désacralisation de la politique », et une « déconsécration des valeurs»¹⁶¹. Ricœur prévoit que ce ministère s’exercera dans la prédication et la diaconie, bien sûr, mais aussi dans le simple fait d’offrir une « communauté concrète», soit en créant de nouvelles « formes ecclésiales » adaptées aux « aspects non-résidentiels de la relation humaine », soit en revalorisant les « communautés concrètes basées sur le voisinage» en « riposte au nomadisme et à l’anonymat » de la cité séculière¹⁶². Deuxièmement, Ricœur souligne comme Tillich le caractère double – positif et négatif, affirmatif et critique – de l’engagement politique du chrétien. Cette
Gesammelte Werke XIII, 177– 179 ; Écrits contre les nazis (1919 – 1935), 3 – 4. «Urbanisation et sécularisation», 333. Ibid., 341. Ibid. Ibid., 333 – 334. Ibid., 341.
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théorie de la double vocation politique trouve sa formulation classique sinon définitive dans une étude de 1948 intitulée « Pour un christianisme prophétique »¹⁶³. Ricœur distingue alors « deux modes d’engagement » qu’il fait correspondre à «deux vocations originales du chrétien dans le monde moderne »¹⁶⁴. Le premier consiste à militer « au sein de partis et de mouvements» qui placent le combat pour la justice sociale et « la résistance à l’esprit totalitaire» au cœur de leurs préoccupations¹⁶⁵, l’objectif étant de « jouer un rôle dans les formations laïques et profondément sécularisées pour y faire prévaloir le sens et le souci de l’humain »¹⁶⁶. Le second mode d’engagement est « communautaire»¹⁶⁷ ; il peut également être dit eschatologique en ce sens qu’il consiste à « symboliser concrètement les valeurs dernières du Royaume de Dieu »¹⁶⁸ dans de « petites communautés d’expérience et de rayonnement où l’on tente de mettre à 1’épreuve effective de la vie le projet de nouveaux rapports humains non fondés sur le profit, sur l’exploitation et sur la violence»¹⁶⁹. Ricœur soutient que « ces deux attitudes doivent vivre l’une de l’autre»¹⁷⁰, estimant féconde la « tension» qu’elles instaurent « entre un humanisme politique de caractère optimiste et une eschatologie sociale de caractère pessimiste»¹⁷¹. Ce thème de la double vocation politique du chrétien, qui ne connaitra que des variations mineures dans les réflexions ultérieures de Ricœur sur la question théologico-politique¹⁷², peut être considéré comme le pendant ricœurien du rapport que Tillich établit entre le Oui de l’obligatum religiosum et le Non du reservatum religiosum. Troisièmement, Ricœur se démarque progressivement de Tillich à partir des années 1980. Ses écrits de maturité accordent en effet une attention accrue aux implications proprement politiques de la pluralité des traditions convictionnelles¹⁷³, de leurs interactions et de leurs possibles rivalités. Partant du constat
Paul Ricœur, «Pour un christianisme prophétique», in Collectif, Les chrétiens et la politique, Paris, Éditions du Temps Présent, 1948, 79 – 100. Ibid., 95. Ibid. Ibid., 99. Ibid. Ibid. Ibid., 96. Ibid., 100. Ibid. On peut en effet reconnaitre dans la « tension» que Ricœur instaure entre ces deux « vocations» un thème annonciateur de ses réflexions ultérieures sur l’utopie et l’idéologie d’une part, l’amour et la justice d’autre part. Ricœur dit de la « conviction en tant que telle» qu’elle est « l’adhésion ferme d’un individu ou d’une communauté à une manière de penser, de sentir et d’agir » («Tolérance, intolérance,
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qu’un haut degré de « consensus moral» est structurellement incompatible avec l’idée même d’une «société pluraliste», Ricœur estime alors sage de se satisfaire des arrangements moins ambitieux – et à certains égards plus précaires – que préconise le libéralisme politique de John Rawls en combinant les notions de « consensus par recoupement» et d’« acceptation de désaccords raisonnables»¹⁷⁴. Le consensus par recoupement vise à « limiter l’étendue du désaccord public » dans les démocraties libérales, c’est-à-dire dans ces formes d’organisation politique dont l’un des traits distinctifs est précisément de permettre aux membres d’une même société d’être « en désaccord virtuel sur l’essentiel »¹⁷⁵. Ce type de consensus repose sur le pari qu’un socle minimal de valeurs communes peut être fondé par le recoupement des traditions convictionnelles rivales auxquelles se rattachent les citoyens d’une démocratie libérale¹⁷⁶. La seconde idée rawlsienne à laquelle Ricœur se réfère, l’« acceptation de désaccords raisonnables», est pour lui l’indispensable complément de la première¹⁷⁷. Il la décrit comme une invitation à prendre acte du fait « qu’il y a de l’irréductible dans les différences de conviction et qu’on ne peut pas purger tous les conflits, tous les différends »¹⁷⁸. Ricœur parle d’une approche « consensuelle-conflictuelle » pour exprimer la nécessaire mise en tension de ces deux idées. Une telle approche requiert, selon lui, « la reconnaissance de lignes de fracture» qui soient cependant « assumées en commun»¹⁷⁹, l’objectif étant de « retrouver ce qui structure notre vouloir commun, en dépit de et grâce à la multiplicité de nos tradi-
intolérable », in Lectures 1, 303). Nous utilisons le néologisme «convictionnel» comme un terme générique pour désigner ce que Ricœur nomme «le plan substantiel des conceptions religieuses, philosophiques et morales professées par les individus ou les communautés composant la société» («Après Théorie de la justice de John Rawls», in Le juste, Paris, Éditions Esprit, 1995, 99 – 120, 113) Paul Ricœur, « L’usure de la tolérance et la résistance de l’intolérable » (1996), in id., Politique, économie et société, 219 – 235, 234. Le texte parle de « compromis fragiles, dans la ligne de ce que Rawls appelle “consentement par recoupement”». Il faut bien sûr lire «consensus par recoupement» (cf. «Après Théorie de la justice», 118 ; « Le dialogue des cultures, la confrontation des héritages», in Politique, économie et société, 295 ; La Critique et la Conviction, Paris, Calmann-Levy, 1995, 194– 195), mais on peut voir dans cette étourderie un amusant révélateur des influences croisées de Hannah Arendt et de John Rawls sur la pensée politique de Ricœur dans ses écrits de maturité (sur la notion de consentement chez Arendt et sa réception chez Ricœur, voir supra, n. 114). «Après Théorie de la justice», 116. «Après Théorie de la justice», 117. «Après Théorie de la justice», 118. «Le dialogue des cultures», 295. Ibid.
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tions »¹⁸⁰. Ricœur compare ce «consensus conflictuel» à un « grand jeu d’émulation et de confrontation » dans lequel chacune des traditions en présence est appelée à « jouer sa partie »¹⁸¹. Le consensus conflictuel implique en effet une confrontation argumentée des convictions dans la «discussion publique »¹⁸². Dans une société ouverte et plurielle, la neutralité convictionnelle incombe à l’État dans les termes de ce que Ricœur nomme une « laïcité d’abstention », c’està-dire de «mise entre parenthèse des convictions », mais cette exigence éminemment valable au niveau de la puissance publique n’est pas transposable à la « société civile », qui requiert au contraire une « laïcité de confrontation »¹⁸³. Ricœur appelle en effet à «redonner corps à cette idée d’une laïcité vive, qui entretienne la confrontation entre des convictions diverses, elles-mêmes nourries de la diversité de nos héritages culturels»¹⁸⁴. Dans le contexte politique et social qui est le sien, Ricœur dit avoir en vue « l’héritage judéo-chrétien, celui des Grecs et des Romains, l’héritage des Lumières et celui du socialisme du xixe siècle », mais il précise qu’il faut y «ajouter bien entendu aujourd’hui des héritages islamiques, et peut-être d’autres encore »¹⁸⁵. En quoi Ricœur se démarque-t-il ainsi de Tillich ? La question appelle une réponse en demi-teinte, car Tillich n’est pas non plus indifférent à la question de la pluralité religieuse ou métaphysique en tant que telle, en particulier dans ses publications postérieures à son séjour au Japon en 1960¹⁸⁶. Dans un passage souvent cité de sa toute dernière conférence, « L’importance de l’histoire des religions pour la théologie systématique », prononcée à Chicago le 12 octobre 1965 au terme de deux années de séminaires communs avec Mircea Eliade, Tillich affirmait : «En une sorte d’apologie, mais aussi d’autocritique, je dois dire
«Agir, dit-il», 60. « Le pari protestant », in Bulletin du Centre Protestant d’Études et de Documentation, n° 313, (juillet-août 1986), 163 – 170, 168. La Critique et la Conviction, 194– 195. «Justice et marché. Dialogue entre Michel Rocard et Paul Ricœur » (1991), in Philosophie, éthique et politique, 93 – 118, 111. Ibid. Ibid., 111– 112. Dans le compte rendu qu’il donne de ce séjour, Tillich affirme : «I know that something has happened: No Western provincialism of which I am aware will be tolerated by me from now on in my thought and work », « Informal Report on Lecture Trip to Japan – Summer 1960», in Tomoaki Fukai (éd.), Paul Tillich – Journey to Japan in 1960, Berlin/Boston, De Gruyter, 2013, 113 – 135, 134. L’intérêt du vieux Tillich pour la « rencontre des religions du monde» précède à vrai dire son voyage au Japon de quelques années, mais son séjour achève de le convaincre de la centralité de ce thème. Voir Terence Thomas (éd.), The Encounter of Religions and QuasiReligions, Lewiston, N.Y., The Edwin Mellen Press, 1990, xi.
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que ma propre Théologie systématique a été écrite avant ces séminaires et qu’elle l’a été dans une autre intention, celle d’un débat apologétique contre et avec le séculier »¹⁸⁷. Tillich aurait confié à Eliade son intention – ou du moins son souhait – de récrire son opus magnum à partir de ses expériences récentes de dialogue et de confrontation avec d’autres religions¹⁸⁸. Parmi les mille et une conjectures possibles quant à ce qu’aurait pu être cette nouvelle théologie systématique si Tillich avait eu le temps et la force de la produire, il n’est évidemment pas interdit d’imaginer que ses réflexions théologico-politiques auraient évolué dans un sens analogue à celles de Ricœur. Mais ce n’est pas tout à fait la direction que prennent ses écrits des années 1960. L’intérêt central que Tillich porte à la « rencontre des religions mondiales » dans les dernières années de sa vie ne modifie pas en profondeur la théologie politique héritée de son programme socialiste-religieux des années 1920¹⁸⁹. Dans ce programme tout entier construit autour de l’idéal d’une culture séculière théonome, les implications politiques d’un pluralisme des systèmes ou des communautés de croyance n’étaient tout simplement pas thématisées. Certes, la mouvance dans laquelle Tillich militait alors se voulait hospitalière envers les socialistes issus de traditions religieuses non chrétiennes – c’est même explicitement pour cette raison qu’on y préférait l’expression « socialisme religieux » à celle de « socialisme chrétien»¹⁹⁰ –, mais on ne s’y préoccupait pas pour autant de savoir comment diverses visions du monde et diverses conceptions de ce que doit être une vie bonne peuvent cohabiter dans un même espace politique. Dans ses écrits des années 1960 sur la rencontre des religions, Tillich pluralise pour ainsi dire l’idéal d’une société dont la cohésion morale serait garantie par un principe religieux théonome¹⁹¹, mais cette pluralité se situe sur un plan cosmopolitique plutôt que sur un plan proprement politique : elle concerne la relation des sociétés entre elles plutôt que l’agencement des valeurs et des normes de chaque société dans ce que Ricœur appelle un «système symbolique public»¹⁹².
«L’importance de l’histoire des religions pour la théologie systématique», 447– 466, 462. Mircea Eliade, «Paul Tillich and the History of Religions», in Gerald C. Brauer (éd.), The Future of Religions, New York, Harper and Row, 1966, 31– 36, 33 – 35. Voir Marc Boss, «Tillich in Dialogue with Japanese Buddhism: A Paradigmatic Illustration of his Approach to Inter-Religious Conversation», in Russel Re Manning (éd.), The Cambridge Companion to Paul Tillich, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 254– 272, 265 – 267. Voir ibid, 268 – 269. Paul Tillich, «The Basic Idea of Religious Socialism», in Tomoaki Fukai (éd.), Paul Tillich – Journey to Japan in 1960, Berlin/Boston, 61– 69, 66 – 69. «L’herméneutique de la sécularisation. Foi, idéologie, utopie», in La religion pour penser, 155 – 186, 157.
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Dans la mesure où c’est précisément l’idée d’un pluralisme convictionnel interne à chaque société qui a monopolisé l’attention de Ricœur dans ses écrits de maturité, il semble que la relative convergence de vues que nous avons pu constater entre sa théologie politique et celle de Tillich trouve ici sa limite¹⁹³. Certes, les nouvelles préoccupations de Ricœur ne se présentent pas tant comme un rejet que comme un correctif de l’héritage socialiste-religieux qu’il partage avec Tillich, mais ces préoccupations sont tout de même révélatrices de ce qu’il faut bien appeler un changement d’époque. Quarante ans exactement séparent la mort de Ricœur de celle de Tillich, quatre décennies marquées par des bouleversements géopolitiques majeurs – dont la dislocation de l’URSS – et par un profond renouvellement de la question théologico-politique sur la scène philosophique internationale – notamment sous l’impulsion de John Rawls et de l’ample discussion critique suscitée par Théorie de la justice (1971) et ses correctifs ultérieurs. Il faudrait une puissante imagination romanesque pour projeter Tillich dans cette époque et ce monde qui ne sont plus les siens. Mais il n’est pas douteux qu’en proposant une compréhension renouvelée de ce que doit être une théologie politique dans cette situation nouvelle, Ricœur a poursuivi la tâche qui n’a jamais cessé d’occuper Tillich, et dont il assumait, en théorie comme en pratique, l’inachèvement constitutif.
Il faut par ailleurs noter que les affinités électives entre Tillich et Ricœur ne se limitent pas au champ de la théologie politique. Les appréciations positives qu’ils portent l’un sur l’autre concernent davantage la philosophie de la religion d’une part, l’anthropologie philosophique et la philosophie morale d’autre part. Dans le cours «Philosophy of Religion» donné à Harvard au semestre de printemps 1962, Tillich décrit Ricœur comme un « véritable allié de sa propre pensée» en raison de la «combinaison» qu’il opère «entre existentialisme et philosophie de la religion» («Ricoeur has this combination of existentialism and philosophy of religion, and this makes him a real ally of my own thinking. »), Paul Tillich, « Philosophy of Religion », Course delivered at Harvard University during the Spring semester of 1962 ; Lecture 1,1 tape recorded by Peter H. John. De son côté, Ricœur rend un hommage appuyé à Tillich dans une conférence prononcée en 2000 à l’Université de tous les savoirs. Évoquant la nécessité de ne pas limiter les «mobiles» de la «raison pratique » au seul «respect», il affirme : «Un penseur que j’admire, Paul Tillich, à qui j’ai succédé à l’Université de Chicago, a introduit à cette occasion le concept de courage d’être. Je vois ce courage opérer à la charnière du religieux et du moral, non plus au plan des contenus normatifs, mais à celui de la capacité d’agir selon le bien connu. À ce courage d’être, je joindrai la valeur supra-éthique de l’amour où s’exprime la surabondance du don par rapport à notre capacité d’accueil. […] C’est ainsi que le religieux s’ajoute au moral : comme courage d’être et comme amour. Le courage d’être atteint l’homme capable dans son intimité solitaire, l’amour dans son altérité partagée.» Paul Ricœur, «La croyance religieuse : le difficile chemin du religieux », in La religion pour penser, 343 – 364, 350.
IV Dialogues aux frontières des disciplines
Benoit Mathot
Psychanalyse, herméneutique, existentialisme. La difficile réception de la psychanalyse chez Paul Tillich et Paul Ricœur au prisme de la décoïncidence Abstract : This chapter examines the shortcomings of Tillich’s and Ricoeur’s interpretations of psychoanalysis in the light of François Jullien’s concept of décoïncidence. It is argued that by associating psychoanalysis either with hermeneutics (as in the case of Ricœur) or with existentialism (as in the case of Tillich), one is in danger of misconstruing the very nature of the psychoanalytic act and its movement of truth which escapes the closure entailed in both approaches.
La réception de la psychanalyse dans les œuvres théologiques et philosophiques de Paul Tillich et de Paul Ricœur fut pour le moins mouvementée. Dans cet article¹, nous ferons le pari que l’une des raisons principales ayant présidé à cette difficile réception de la psychanalyse chez nos deux auteurs réside, pour chacun d’eux, dans le fait de ne pas avoir suffisamment articulé l’expérience de la cure analytique, ce qui s’y joue d’inouï et de subversif, avec l’idée d’une décoïncidence fondamentale – et créatrice de nouveaux possibles d’existence – du sujet humain avec lui-même. Poursuivant cette hypothèse, cette contribution suivra le plan suivant : dans un premier moment, nous partirons du concept de décoïncidence apparu récemment sous la plume du philosophe François Jullien. C’est en effet ce concept, associé à l’idée de « dé-fixation », que nous mobiliserons, à la suite de Jullien, pour penser l’enjeu et le ressort fondamental de la cure analytique. Dans un second moment, nous ferons un transit par la perspective théorique ouverte par Jacques Lacan, afin de montrer que sa compréhension de la psychanalyse n’est pas étrangère à cette idée de décoïncidence, notamment lorsqu’il associe étroitement psychanalyse et vérité, détachant ainsi le cadre analytique d’une pers-
Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche chilien Fondecyt Iniciación n° 11170307 : « La negatividad al servicio de la humanización. Lecturas teológicas » et du Centro de Investigación en Religión y Sociedad (CIRS) de la Facultad de Ciencias Religiosas y Filosóficas de la Universidad Católica del Maule (Chili). https://doi.org/10.1515/9783110759860-020
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pective simplement herméneutique. Ensuite, dans un troisième et dernier moment, nous nous attacherons à montrer comment Paul Ricœur et Paul Tillich déploient, chacun à leur manière, via le prisme de l’herméneutique pour le premier, via le prisme de l’existentialisme pour le second, une compréhension de la psychanalyse qui a constitué dans les deux cas une source d’incompréhensions avec le milieu analytique (principalement freudo-lacanien). Au fond, nous ferons l’hypothèse que penser la psychanalyse à partir d’un cadre herméneutique ou d’un cadre existentialiste, comme le proposent Ricœur et Tillich, rendait inévitablement conflictuelle leur réception de la psychanalyse. Ces interprétations ne reviennent-elles pas en effet à passer à côté de l’enjeu de décoïncidence qui est pourtant au cœur de la démarche analytique, et donc à côté de la fine pointe de l’analyse elle-même ?
1 L’enjeu de la décoïncidence et de la dé-fixation pour la psychanalyse Pour commencer notre analyse, nous commencerons par dire que nos réflexions s’enracinent dans le concept de décoïncidence, ainsi que dans la place centrale qu’occupe ce concept pour penser le processus d’humanisation des sujets. Dit autrement, le devenir humain des sujets se jouerait moins dans une coïncidence toujours plus resserrée du sujet avec lui-même que dans l’ouverture d’un espace de décoïncidence de ce dernier avec lui-même. Nous empruntons cette notion de « décoïncidence » au philosophe français François Jullien², qui l’a thématisée dans au moins quatre de ses derniers ouvrages : tout d’abord, en 2018, dans l’ouvrage Décoïncidence. D’où viennent l’art et l’existence ? ; puis, en 2019, dans Ressources du christianisme ; et enfin, en 2020, dans De la vraie vie et Politique de la décoïncidence. Parmi ces ouvrages, c’est celui spécifiquement dédié au christianisme qui situe le plus justement ce que nous pourrions appeler le « geste chrétien» dans le sillage de cette décoïncidence. Toutefois, la décoïncidence n’est pas comme telle une notion spécifiquement chrétienne : Partons du plus élémentaire : quand les choses coïncident parfaitement, qu’elles sont complètement adéquates et adaptées, on croit que c’est enfin là le bonheur… Or, en fait,
Pour une première approche de l’ensemble de l’œuvre de Jullien, voir : Jean-Pierre Bompied, Penser par écart. Le chantier conceptuel de François Jullien, Paris, Descartes & Cie, 2019 (en particulier le chapitre 3 : «Orientation», qui redéploie réflexivement l’idée de décoïncidence) et François L’Yvonnet, François Jullien, une aventure qui a dérangé la philosophie, Paris, Grasset, 2020.
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cette adéquation en s’accomplissant se stérilise ; autrement dit, c’est la mort. C’est donc par sortie de la décoïncidence, de cette adéquation qui s’enlise dans sa positivité, que peut s’ouvrir un avenir ; ou que se promeut la vie. Il s’agissait donc de repenser la fécondité de l’écart, mais sur un mode processuel, c’est-à-dire en dissolvant la rupture mythique d’un Commencement. Dé-coïncidence est ce concept, logique et généalogique à la fois, éclairant selon quelle modalité nég-active se défait la positivité de l’adéquation de sorte qu’un nouveau possible puisse émerger³.
Cette notion de décoïncidence, Jullien l’a peu à peu construite à partir d’un patient travail de mise en dialogue et de confrontation de la philosophie chinoise avec, d’une part, la philosophie occidentale (essentiellement grecque), et d’autre part, la psychanalyse, essentiellement freudienne. Lorsqu’il abordera de manière spécifique la psychanalyse, dans son ouvrage Cinq concepts proposés à la psychanalyse, Jullien dégagera ainsi une série de concepts issus de la pensée chinoise, et qui peuvent contribuer, pour le psychanalyste, à renouveler le regard que ce dernier peut porter sur sa propre discipline à partir d’un point de vue d’extériorité. Ces concepts sont : la disponibilité, l’allusivité, le biais, l’oblique, l’influence, la dé-fixation, et enfin la transformation silencieuse. Parmi ces notions, celle qui nous intéressera davantage sera celle de « dé-fixation», qui sera pensée par Jullien comme étant au cœur de l’acte, de l’expérience et de la démarche analytiques. Parlant de la cure et de ce qui s’y joue subjectivement pour l’analysant, Jullien écrit en effet : Qu’est-ce qui se passe dans la cure, et sur quoi travaille-t-elle ? […] Qu’est-ce qui fait donc que quelque chose au départ a commencé à se coincer ? […] Qu’est-ce qui se passe donc au départ – am Anfang – d’où commencent les complications et les souffrances ? À mi-chemin de l’image et du concept, « fixation », Fixierung, sert à marquer ce début premier : ce qui est grave n’est pas tant ce qui nous arrive que le fait qu’on s’y fixe. Du même coup, le terme sert à faire paraître à l’horizon, comme son envers, ce qui ferait l’objet de la cure ou à quoi elle tend : défaire les fixations ; ou je dirai : produire une dé-fixation⁴.
La dé-fixation, qui opère donc décoïncidence au cœur du sujet, est donc bien, selon Jullien, à la fois l’objet et le défi de la cure analytique, et cela aussi bien chez Freud que chez Lacan. Une décoïncidence qui vient défaire nos fixations traumatiques, qui vient littéralement nous désenliser de nous-mêmes et de ce qui fige en nous la vie. François Jullien, «De l’écart à l’inouï – repères III», dans Jullien (dir. Daniel Bougnoux et François L’Yvonnet), Paris, Les Cahiers de l’Herne, 2018, 233. François Jullien, Cinq concepts proposés à la psychanalyse. Chantiers III, Paris, Grasset, 2012, 107– 108.
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Comment opère concrètement ce travail de décoïncidence ? S’agit-il, pour l’analysant, de reparcourir fidèlement les grandes étapes de sa vie, de les nommer et de les explorer systématiquement, en y cherchant ou en y déchiffrant la trace d’un sens qu’il pourrait s’approprier subjectivement pour pouvoir dépasser son symptôme ? Il semble que non. En effet, la «règle fondamentale » de l’analyse, constamment rappelée par l’analyste au cours de la cure, consiste bien plutôt à laisser venir à la parole, sans rien retenir ou censurer, toutes les pensées qui nous passent par la tête, afin de laisser advenir dans nos paroles (dans le signifié) ce que Lacan appelle le signifiant, élément significatif du discours de l’inconscient, qui va prendre, selon les cas, la forme d’une série d’actes que Freud nommera lapsus, rêves, oublis, actes manqués, etc. C’est-à-dire ces actes qui ne cessent de nous surprendre, en ce qu’ils viennent souvent dire autre chose que ce que nous souhaiterions qu’ils disent. Et disant autre chose, non sous la forme d’un savoir plus achevé de nous-même, mais bien plutôt comme faille, incomplétude et impuissance d’une vérité toujours disjointe du registre du savoir, ces actes viennent donc aussi perturber, déconstruire, différer, déplacer, et finalement empêcher toute forme de coïncidence imaginaire du sujet avec luimême, comme avec un sens premier, originaire ou archaïque qu’il aurait à se réapproprier subjectivement au terme d’un parcours herméneutique de déchiffrement et d’interprétation. Comme l’écrit l’écrivain (et psychanalyste) belge Henry Bauchau, citant sa psychanalyste Blanche Reverchon Jouve, «nous ne sommes pas dans la réconciliation, nous sommes dans la déchirure. On peut vivre aussi dans la déchirure. On peut très bien »⁵.
2 Psychanalyse, sens, vérité « Herméneutique », le mot est lâché. Nous comprendrons ce concept comme l’interprétation ou le déchiffrement du sens, à la manière du lecteur qui, lisant un texte, cherche à réduire le plus possible la distance qui le sépare de l’intention de son auteur. « Qu’a-t-il voulu dire en écrivant ces mots ?», «Que penset-il vraiment ? » Me posant ces questions, ma tâche de lecteur consiste alors logiquement à tenter de rejoindre le sens du texte, ainsi que l’intention véritable de son auteur, dans un mouvement de coïncidence toujours plus grand avec ce dernier. Il en résulte que la dynamique qui anime l’acte de lecture est bien, selon l’herméneutique, d’offrir un parcours de déchiffrement progressif du sens du texte, parcours culminant et se terminant, pour le lecteur, par une appropriation
Henry Bauchau, La déchirure, Paris, Gallimard, 1966.
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subjective de ce sens. Ainsi, la construction patiente et laborieuse du sens du texte s’articule à la découverte d’un sens, le projet idéal étant de pouvoir faire coïncider ces deux instances (c’est en tout cas la visée recherchée, pratiquement, nous savons bien que ce vœu est impossible à réaliser). Toutefois, la psychanalyse a-t-elle quelque chose à voir avec cette démarche ? Se joue-t-elle du côté d’un sens qui serait à déchiffrer, à construire ou à découvrir, ou propose-t-elle plutôt un saut vers d’autres catégories ? Quel registre mobilise-t-elle ? Nous ferons l’hypothèse que la psychanalyse se joue plutôt du côté d’une vérité, et plus précisément, comme l’écrit Alain Badiou, d’un « amour de la vérité»⁶, qui est amour de la castration. Parlant de cet amour de la vérité, dont on peut faire l’expérience en psychanalyse, Jean-Daniel Causse écrit : [N]otre contexte contemporain témoigne, au moins en partie, d’un autre rapport à la vérité. Il y a aujourd’hui un clivage entre une vérité qui a pris la forme rigide d’un savoir opposable aux autres et une vérité qui est devenue une simple opinion […]. L’une et l’autre de ces postures produisent en réalité la défaite de l’idée même de vérité qui n’est ni un savoir, ni une opinion. Nous verrons que la vérité n’appartient pas davantage au registre du sens, même si elle en ouvre la possibilité. Elle est plutôt ce qui, inaugurant le sens, ne lui appartient pas, et qui excède aussi le savoir⁷.
À travers cette citation, il est ici bien question d’un rapport possible de la vérité au registre du sens, mais sous la modalité, justement, d’une « décoïncidence» du sens et de la vérité, sans toutefois qu’une rupture ne s’opère entre ces deux concepts. Répétons-le : «la vérité n’appartient pas davantage au registre du sens, même si elle en ouvre la possibilité. Elle est plutôt ce qui, inaugurant le sens, ne lui appartient pas ». La vérité inaugure le sens, ouvre sa possibilité (elle ne lui est donc pas complétement étrangère), mais en même temps elle ne lui appartient pas (lui demeurant donc hétérogène). Pourrait-on alors aller jusqu’à affirmer que la vérité qui est à l’œuvre en psychanalyse est toujours cette instance qui vient faire dérailler (littéralement décoïncider) le sens d’avec lui-même, afin d’en relancer la quête ? Il en résulterait que la psychanalyse serait dès lors cette pratique (inconfortable) de la décoïncidence du sens qui, en décoïncidant ce dernier d’avec lui-même, en ouvrirait pourtant l’infinie possibilité. Dès lors, il serait également légitime de se poser la question de savoir si le fait d’envisager, comme le fait Paul Ricœur, la psychanalyse à travers le prisme de l’herméneutique, science par excellence de l’interprétation et du déchiffrement du sens, n’a pas
Alain Badiou, « La vérité : forçage et innommable », Conditions, Paris, Seuil, 1992, 197. Jean-Daniel Causse, «L’incomplétude de la vérité et la force du témoignage», Laval théologique et philosophique, vol. 71/1, 2015, 16.
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pour conséquence de ne pouvoir envisager la psychanalyse que partiellement, c’est-à-dire en occultant tout un pan de son édifice conceptuel qui, en s’articulant fondamentalement à une vérité hétérogène au registre du sens, fait plutôt de la psychanalyse une pratique de décoïncidence du sujet ? Dit autrement, la réduction de la démarche psychanalytique à une perspective herméneutique n’at-elle pas pour conséquence de dissocier la psychanalyse d’un processus de décoïncidence qui pourtant la fonde, si du moins on adhère à la thèse de Jullien, ce qui rendrait difficile la réception herméneutique de la psychanalyse de la part des psychanalystes eux-mêmes ? Pour prolonger cette analyse sur le rapport et l’articulation du sens et de la vérité en psychanalyse, je voudrais encore mentionner que dans son texte «Le triomphe de la religion » (qui est en fait une interview qu’il donne à des journalistes italiens en 1974), Jacques Lacan écrit à propos des rapports entre la religion et la psychanalyse : «Si la psychanalyse ne triomphera pas de la religion, c’est que la religion est increvable. La psychanalyse ne triomphera pas, elle survivra ou pas»⁸. Et à la question du journaliste qui lui demande s’il est vraiment persuadé que la religion triomphera, Lacan répond : «Oui. Elle ne triomphera pas seulement sur la psychanalyse, elle triomphera sur beaucoup d’autres choses encore. On ne peut même pas imaginer comme c’est puissant, la religion »⁹. Or, pourquoi triomphera-t-elle ? À cette question, Lacan répond justement, évoquant les religieux : Ils y ont mis le temps, mais ils ont tout d’un coup compris quelle était leur chance avec la science. Il va falloir qu’à tous les bouleversements que la science va introduire, ils donnent un sens. Et ça, pour le sens, ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens vraiment à n’importe quoi. Un sens à la vie humaine, par exemple […] Et la religion va donner un sens aux épreuves les plus curieuses, celles dont les savants eux-mêmes commencent justement à avoir un petit bout d’angoisse. La religion va trouver à ça des sens truculents¹⁰.
Dans son positionnement face à la religion et ses religieux, Lacan écrit, en contraste, à propos de la psychanalyse et de la figure de l’analyste : L’analyste, lui, c’est tout à fait autre chose. Il est dans un moment de mue. Pendant un petit moment, on a pu s’apercevoir de ce que c’était que l’intrusion du réel. L’analyste en reste là. Il est là comme un symptôme. Il ne peut durer qu’au titre du symptôme. Mais vous verrez
Jacques Lacan, Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, 79. Id. Ibid., 79 – 80.
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qu’on guérira l’humanité de la psychanalyse. À force de la noyer dans le sens, dans le sens religieux bien entendu, on arrivera à refouler ce symptôme¹¹.
À travers ces citations, nous voyons bien se dessiner la position particulière de la psychanalyse par rapport à cette question du sens, une position qui se traduit par un écart marqué avec elle, mais aussi par un nouage possible lorsque Lacan précise que sa critique du sens s’adresse ici avant tout au « sens religieux », ce qui ne disqualifie pas par principe toute forme de sens.
3 Paul Ricœur et Paul Tillich à propos de la psychanalyse Or, justement, qu’en est-il des positionnements de Paul Tillich et de Paul Ricœur dans leurs approches de la psychanalyse ? Optant pour une association de l’herméneutique (Ricœur) et de l’existentialisme (Tillich) à la psychanalyse, ne passent-ils pas finalement à côté de la psychanalyse elle-même ? En effet, construire ces paires de concepts ne reviendrait-il pas à situer la psychanalyse du côté de la réduction, par toujours plus de sens, de l’écart qui me sépare de moi-même comme de la source d’une orientation nouvelle pour ma vie ?
3.1 Paul Ricœur et l’herméneutique Paul Ricœur, si l’on commence par lui, développe, relativement à l’interprétation du sens d’un texte, l’idée d’un « arc herméneutique»¹². Cet arc herméneutique dessine les étapes qui sont nécessaires au lecteur pour la compréhension du sens du texte. Décrivons rapidement, avec Anne Fortin¹³, les grandes étapes de cet arc herméneutique. Il y a tout d’abord un premier moment, celui de la précompréhension. Dans cette étape, on rencontre «le moment existentiel, subjectif qui détermine le rapport fondamental au texte», et ce moment n’est pas celui d’un désir d’objectivité, mais celui de «se comprendre devant le texte» à travers une question posée au texte « qui renvoie à la position dans l’être de
Ibid., 82. Sur cette notion d’arc herméneutique et sur la problématique qui lui est sous-jacente, voir Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essai d’herméneutique II, Paris, Esprit/Seuil, 1986. Anne Fortin, « Du sens à la signification. Pour une théorie de l’acte de lecture en théologie », Laval théologique et philosophique, vol. 52/2, 1996, 327– 338.
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l’interprète»¹⁴. Ensuite, deuxième moment de l’arc herméneutique, celui de l’explication du texte. «Moment des spécialistes des différentes disciplines de lecture du texte », à l’intérieur duquel Ricœur «donne une place autant aux méthodes historico-critiques qu’aux disciplines contemporaines de lecture du texte, la linguistique et tous ses dérivés »¹⁵. Enfin, dans un troisième moment, Ricœur propose l’étape de la compréhension médiatisée du texte, c’est-à-dire « une compréhension qui intègre toutes les disciplines ayant contribué à expliquer méthodiquement le texte. C’est le retour réflexif sur les deux étapes précédentes, l’intégration de la précompréhension et de l’explication »¹⁶. C’est l’ensemble de ces trois moments qui constitue la notion d’arc herméneutique. Cependant, dans la perspective que nous essayons ici de dessiner, la question qui se pose sera désormais la suivante, et Anne Fortin la soulève fort justement lorsqu’elle écrit : « Quelle théorie du sujet est impliquée dans la perspective de l’arc herméneutique ?» À ce propos, nous la citons longuement car son propos éclaire l’ensemble de notre problématique : Selon l’arc herméneutique de Ricœur, l’interprétation procède d’un jugement porté aprèscoup, par un sujet du savoir qui aurait la maîtrise du sens du texte. La compréhension de soi survient au terme de l’arc herméneutique. La notion de sujet est ainsi centrale dans la perspective herméneutique de Ricœur et elle mérite d’être soulignée. En effet, Ricœur est l’un de ceux qui ont le mieux développé la critique du sujet abstrait du paradigme de la conscience. […] Cependant, malgré sa critique, lire le texte selon Ricœur reste encore un acte de décodage des éléments signifiants du texte. Le décodage consiste à rapporter chacun de ces éléments à un sens renvoyant à une référence extérieure au texte. […] L’herméneutique de Ricœur procède d’une théorie du langage qui cherche le sens de l’être. Le sujet qui se réapproprie le sens n’est certes pas le sujet transcendantal, mais le sens construit le sujet comme une référence qui s’impose à lui de l’extérieur […] L’identité narrative du sujet est en quelque sorte limitée par un sens donné : l’appropriation du sens implique la conformation à un sens préétabli¹⁷.
Or, selon Fortin, c’est précisément sur ce point de la « conformation à un sens préétabli » que l’approche ricœurienne peut être confrontée de manière critique à la perspective sémiotique (que Fortin déploie par ailleurs), pour laquelle le sujet lecteur se constitue, non pas au terme de l’arc herméneutique, mais bien plutôt au travers de l’acte de lecture lui-même. Pour notre part, nous pensons que c’est aussi sur ce point que le rapport particulier de Paul Ricœur à la psychanalyse doit être repris et questionné, si du
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
331. 331– 332. 332. 333 – 334.
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moins on considère, comme l’a remarquablement fait Marie-Lou Léry-Lachaume, que la démarche analytique telle qu’envisagée par Ricœur doit justement être considérée comme une herméneutique, c’est-à-dire comme une « méthode de déchiffrement des représentants de l’inconscient »¹⁸, méthode dont nous savons à présent, après avoir suivi Fortin, qu’elle n’est pas étrangère à l’idée d’une « conformation a un sens préétabli ». Dans son article qui a pour titre « Ricœur, Lacan, et le défi de l’inconscient. Entre constitution herméneutique et responsabilité éthique », Marie-Lou LéryLachaume retrace en effet le vif conflit qui a surgi entre Paul Ricœur et Jacques Lacan, lors du fameux colloque de Bonneval en 1960, lorsque Ricœur fut invité à interroger la psychanalyse à partir d’une perspective philosophique. Si l’on résume à ce propos la position de Ricœur, on peut affirmer qu’il entend fonder l’inconscient comme «objet herméneutique», c’est-à-dire « comme cet objet que seules constituent l’ensemble des démarches herméneutiques qui le déchiffrent». Dès lors, écrit Léry-Lachaume, « il devient par conséquent l’objet de l’herméneutique, condition sine qua non de sa réalité comme avènement du sens, ou produit d’un procès de sens »¹⁹. On s’en doute à présent, la réaction de Lacan face à ce qu’il considérera être une tentative de récupération herméneutique de la psychanalyse ne se fera pas attendre. Selon la position lacanienne, en effet, telle qu’elle est exprimée par Léry-Lachaume, le psychanalyste refuse pour sa part toute assignation pour la psychanalyse d’une quelconque finalité constitutive de sens, son enseignement des années 1959 – 1960 ouvrant une perspective très différente et fermement opposée à la réduction de la pratique psychanalytique à une herméneutique. Le titre de son séminaire annonce d’ailleurs clairement le «programme» : L’éthique de la psychanalyse, où tout l’enjeu n’est pas tant de tracer la voie d’une herméneutique de l’inconscient, que d’indiquer l’impératif proprement psychanalytique d’une éthique de l’inconscient²⁰.
Dès lors, nous voyons que c’est moins le registre du sens que le registre de la vérité (et d’une vérité vecteur de non-être dans l’être et opérant coupure) qui sera mobilisé par Lacan, dont il n’est ainsi pas anodin qu’il soit le principal opposant à la réception ricœurienne de la psychanalyse. Une réception ricœurienne qui serait surtout marquée, à en croire Léry-Lachaume, par la répétition «d’un même Marie-Lou Léry-Lachaume, «Ricœur, Lacan, et le défi de l’inconscient. Entre constitution herméneutique et responsabilité éthique», Études Ricœuriennes/Ricœur Studies, vol. 7, n°1, 2016, 72– 86. Ibid., 75. Id.
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fantasme herméneutique : la conversion du Sens archaïque, crypté et enseveli en un sens approprié, exhibé et donné à voir »²¹. Or, ne trouve-t-on pas dans ce secret désir d’appropriation par le sujet d’un Sens majuscule, et de sa nécessaire conversion/traduction en un sens minuscule, un secret désir de coïncidence n’ayant que peu d’affinité avec la dynamique de décoïncidence dans laquelle nous embarque la démarche analytique, et expliquant au passage le peu d’enthousiasme des psychanalystes pour la réception ricœurienne de la psychanalyse ?
3.2 Paul Tillich et l’existentialisme Si l’on envisage à présent la pensée de Paul Tillich, nous pouvons commencer par affirmer qu’il s’est intéressé à la psychanalyse dès les années 1920, mais que c’est surtout lors de sa période américaine que son intérêt pour la psychanalyse (ou en tout cas pour les psychothérapies) deviendra plus marqué. Or, c’est justement dans ce flou entretenu entre psychanalyse et psychothérapies, mais surtout dans l’association entre psychanalyse et existentialisme, que semble se jouer la difficile réception, par les praticiens de la psychanalyse, de la perspective tillichienne sur cette dernière, comme en atteste le texte de Jean-Daniel Causse « Accompagnement pastoral et psychothérapie. Dialogue avec Paul Tillich»²² (texte dans lequel Causse indiquera d’ailleurs que la psychanalyse tillichienne se donne à penser comme une «herméneutique du soupçon »²³, l’usage de la notion d’herméneutique pouvant ici être perçu, selon nous, comme le signal d’un rapprochement entre Tillich et Ricœur). Dans ce texte, Jean-Daniel Causse montre bien l’association tillichienne entre psychanalyse et existentialisme. Commençant par citer Tillich («La
Ibid., 81. Jean-Daniel Causse, «Accompagnement pastoral et psychothérapie. Dialogue avec Paul Tillich», dans Marc Dumas, Mireille Hébert, Douglas Nelson, Paul Tillich : prédicateur et théologien pratique. Actes du XVIe Colloque international Paul Tillich, Montpellier 2005, Münster, Lit Verlag, 2005, 175 – 183. Pour sa part, Jean-Dominique Robert, dans sa recension de l’ouvrage de Jocelyn Dunphy Paul Tillich et le symbole religieux, écrira : «La pensée de Tillich est ainsi une ‘‘pensée frontière’’, pour laquelle un certain vide (auquel renvoient tant l’art moderne que la psychanalyse, les expériences d’aliénation, de doute, de culpabilité ou certains aspects monstrueux de l’histoire) pose la ‘‘question du sens’’ ». Jean-Daniel Causse, « Accompagnement pastoral et psychothérapie. Dialogue avec Paul Tillich », 182.
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psychanalyse appartient fondamentalement à tout le mouvement existentialiste du 20ème siècle »²⁴), Causse poursuit : C’est donc du côté de l’existentialisme que Tillich place la psychanalyse. Entendons ici que la psychanalyse dévoile la condition existentielle d’un être humain qui croit se connaitre et qui, en vérité, se méconnaît profondément. La conscience de soi, cette sorte d’adéquation à soi-même, dont on pensait pouvoir s’assurer pour penser, parler, agir, est devenue un cogito brisé par la découverte de l’inconscient […] La volonté consciente se trouve prise dans de l’involontaire, le savoir est travaillé par de l’insu, le mouvement vital de l’être est fixé par la répétition malheureuse qui fait toujours revenir au même objet sans déplacement ; bref, la liberté est aliénée […] Il y a du tragique dans l’humanité de l’humain, non comme une sorte d’accident de parcours, mais comme une condition historique, c’est-àdire inscrite en lui, du fait même qu’il advient dans le monde. On le comprend, Tillich voit surtout dans la psychanalyse un principe critique qui met à jour un être humain en contradiction avec lui-même, autrement dit, avec son être profond²⁵.
Convenons-en, il y a dans cette longue citation, la trace d’un lien étroit chez Tillich entre psychanalyse et existentialisme. Toutefois, une telle compréhension de la psychanalyse est aussi source de malentendus. C’est en effet au nom de cette compréhension existentialiste de la psychanalyse que Tillich reprochera à Freud d’avoir été inconséquent, en ne présentant guère le versant essentialiste de la question, les deux versants (existentialiste et essentialiste) allant de pair chez notre théologien. Tillich écrira : « Freud ne faisait pas de distinction entre la structure essentielle de l’être humain, dont les formes et les principes sont dérivés, et leurs distorsions existentielles dans les images du sur-moi »²⁶. Reformulant ce reproche tillichien adressé à Freud, Jean-Daniel Causse écrira que pour notre théologien : «Freud construit une anthropologie de l’aliénation sans percevoir qu’elle se dessine sur l’arrière-plan ontologique de ce qu’est un être ou de ce qu’il devrait être dans la réconciliation avec son être authentique »²⁷. Or, voilà justement le problème, pour le psychanalyste, de l’interprétation tillichienne de la psychanalyse : à travers cette bipolarité existentialisme/essentialisme par laquelle Tillich pense la psychanalyse, et surtout à travers le regret que cette bipolarité n’apparaisse pas chez Freud (qui s’enfermerait donc,
Paul Tillich, Théologie de la culture (1959), trad. J.-P. Gabus et J.-M. Saint, Paris, Planète, 1968, 183. Jean-Daniel Causse, « Accompagnement pastoral et psychothérapie. Dialogue avec Paul Tillich », 178. Paul Tillich, «Existentialism and psychotherapy», The Meaning of Health. Essays in Existentialism, Psychoanalysis and Religion, Chicago, Exploration Press, 1984, 162. Jean-Daniel Causse, « Accompagnement pastoral et psychothérapie. Dialogue avec Paul Tillich », 179.
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selon Tillich, dans une vision tragique de l’humanité), ce qui se dessine est justement la difficulté tillichienne à assumer pleinement (et tragiquement) que la psychanalyse n’ouvre pas vers la garantie d’un sens vers lequel je pourrais tendre (ou me conformer). Comme l’affirme justement Causse, à la différence de la compréhension proposée par Tillich de la psychanalyse, le sujet de l’inconscient [freudien] est l’indéterminé, en d’autres termes un humain qui n’est pas déjà su, déjà écrit, mais qui est à venir. Le sujet de l’inconscient n’est pas là où il pense (ni là où on le pense) ; il n’est pas là où il se voit (ni là où on le voit) ; il est à l’insu de l’autre comme de lui-même. En ce sens, la psychanalyse est une pensée de l’anti-destin. Certes, la psychanalyse est particulièrement attentive à ce qui détermine l’être humain dans son histoire personnelle […]. Mais nommer ce qui a été permet […] de ne pas y rester figé. La psychanalyse soutient le désir, s’il est vrai que désirer, c’est être dé-sidéré, sortir de la sidération qui fixe toujours à une même place [« fixer », on retrouve ici en creux le registre de la dé-fixation cher à François Jullien]. Freud l’écrivait ainsi : là où ça était, ‘‘je’’ doit advenir. Tillich n’a pas pu prendre la mesure de la distinction entre le moi inconscient (avec toutes ses dimensions de projection) et le sujet de l’inconscient. L’inconscient est certes division du sujet, écart à l’intérieur de lui-même, mais pas seulement dans le sens d’une aliénation²⁸.
Conclusion En guise de conclusion, je dirai simplement que nous avons d’abord cherché à présenter le propre de l’aventure psychanalytique à travers la perspective de la décoïncidence, notion proposée par Jullien et associée par lui à l’idée d’une défixation du sujet par rapport à l’emprise de son symptôme. En un second moment, analysant les compréhensions ricœurienne et tillichienne de la psychanalyse (pour le premier à travers le prisme de l’herméneutique, pour le second à travers celui de l’existentialisme), nous avons fait l’hypothèse que ces deux manières de la comprendre dissociaient en réalité la psychanalyse de son objectif initial de décoïncidence du sujet d’avec lui-même (comme d’avec la perspective d’un sens appropriable par le sujet), ce qui pourrait expliquer la difficile réception, au sein même du milieu analytique, de ces deux compréhensions particulières de la psychanalyse.
Ibid., 182.
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Philosophie et Théologie. Confins et circulation du logos chez Paul Tillich et Paul Ricœur Abstract : Is every creative philosopher a hidden theologian? This chapter examines Tillich’s famous statement in the light of Ricoeur’s understanding of philosophy. By clarifying the epistemological requirements of modern consciousness and the existential conditions of philosophical thought, it argues that the philosopher is linked to a concrete historical situation as a living and thinking human being, and that he is thereby committed to respond to a call that involves his adventure of thought and action. Je suis à la surface d’une sphère couverte d’hommes et de croyances : ce n’est pas en courant tout autour que je l’embrasserai dans son ensemble, mais en creusant vers le centre, avec la conviction que c’est vers le même centre que les autres creusent¹.
L’affirmation de Tillich selon laquelle « [t]out philosophe créatif est un théologien caché (parfois même un théologien déclaré) »² pose question. Elle met en question de façon embarrassante l’autonomie de la philosophie. Affirmation encore plus embarrassante car elle semble rejoindre celle de Ricœur, qui pourtant n’a eu de cesse de défendre l’autonomie du discours philosophique, par exemple lorsqu’il écrit : «Le philosophe que je suis anime l’apprenti théologien qui s’agite en moi »³. Or, dire du philosophe, avec Tillich, que son acte libre de penser ne s’accomplit véritablement, c’est-à-dire n’est un acte créateur, que dans la mesure où le philosophe est un théologien, n’est-ce pas s’opposer à l’idée
Paul Ricœur, « Approche philosophique du concept de liberte´ religieuse», dans L’herméneutique de la liberté religieuse. Actes du colloque international organisé par le Centre international d’études humanistes et par l’Institut d’études philosophiques de Rome, aux soins de Enrico Castelli. Paris, Aubier-Montaigne, 7– 12 janvier 1968, 248. Ce texte est ensuite paru sous le titre : «La liberté selon l’espérance », dans Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique», 1969. Paul Tillich, Théologie systématique Volume 1. Traduction d’André Gounelle & al., Paris, Cerf, 2000, 44. Le mot «créatif » est traduit «créateur » dans une ancienne traduction de l’anglais par Fernand Ouellet, Paris, Planète, « L’expérience intérieure», 1970, 60 : «Tout philosophe créateur est un théologien caché (parfois même un théologien déclaré) ». Paul Ricœur, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calman-Lévy, 1995, 230. https://doi.org/10.1515/9783110759860-021
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forte d’une philosophie tout entière critique notamment du discours religieux ? Cependant, la thèse tillichienne pousse à se demander ceci : en se faisant entièrement critique, n’est-ce pas la philosophie moderne elle-même, et le philosophe à travers elle, qui serait devenue oublieuse de son sol vital et par là-même manquerait à sa tâche créatrice ? En ce sens, qu’est-ce qu’un philosophe créateur ? Notre article cherchera à montrer qu’il existe une conception de la philosophie permettant de rendre intelligible le propos de Tillich. L’enjeu pour nous consistera à déterminer si cette philosophie est aussi celle de Ricœur. La méthode que nous allons employer est une approche concrète, c’est-à-dire par les discours de nos deux auteurs, de l’attitude existentielle qui préside à la production de ces discours. Nous procéderons donc du plus éloigné, l’acte du discours, pour arriver par approximation – mise en proximité ou de proche en proche – au soi porteur de ce discours. Nous entendons par là, comme le fait Ricœur lui-même, que la production du discours comme œuvre (ergon) ne relève pas « d’abord du domaine du langage, mais de celui de la praxis, de la production et de la création»⁴. Notre projet étant l’élucidation de l’expression tillichienne, le discours comme praxis est le lieu privilégié pour attester de la créativité du geste philosophique et donc de l’attitude du philosophe. De ce fait, nous soutenons que le philosophe se comprendrait à travers la production du discours philosophique et le théologien à travers celle du discours théologique. Non pas exclusivement mais « à travers » le discours produit. Nous allons donc suivre la distinction entre le discours philosophique et le langage religieux auquel appartiendrait le discours théologique afin de chercher à comprendre ce qui dans l’acte créateur du philosophe manifesterait le partage des marques ou « caractéristiques du théologien»⁵, selon Tillich. Nous nous donnons le parcours suivant : l’évocation critique des projets de confusion et d’exclusion de la philosophie et de la théologie ; l’attestation de l’existence de frontières au commencement même de l’aventure de pensée ; l’intériorisation conflictuelle des limites de la raison et le caractère fructueux d’une existence aux confins ; l’espérance qui habite l’existence spécifiquement chrétienne.
Paul Ricœur, « La philosophie et la spécificité du langage religieux (1975) », dans Paul Ricœur : un philosophe lit la Bible. À l’entrecroisement des herméneutiques philosophique et biblique, Pierre Bühler et Daniel Frey (dir.), Labor et Fides, Genève 2011, 239. Paul Tillich, Théologie systématique Volume 1, 44.
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1 Le véritable conflit entre la philosophie et la théologie est-il intérieur ? Nous avons dit que les considérations générales soulevées par la confrontation entre la philosophie et la théologie se laisseraient approcher de façon privilégiée, sans s’y réduire, par la relation entre le discours philosophique et le langage religieux, restreint ici au langage biblique assumé dans des discours théologiques. Rajoutons que cette relation pourrait se comprendre selon trois modalités d’apparition : la « synthèse », le « conflit extérieur » et le «conflit intérieur »⁶. Placée du côté de la synthèse, la démarche du philosophe et celle du théologien se confondraient. La visée, essentiellement dogmatique, serait la production d’un unique discours, synthèse de la dogmatique religieuse et des questions philosophiques ; c’est la tentative d’une « synthèse théologicophilosophique » dénoncée par Paul Ricœur comme impossible⁷. La relation entre la philosophie et la théologie se fait polémique, par exemple, lorsque le discours théologique se veut critique du discours philosophique tout en restant dans sa sphère. Or, pour Paul Tillich, ce n’est qu’à partir d’une base commune qu’un conflit peut éclater. Dit autrement, ce n’est que sur le plan philosophique, dans l’usage de la raison pure, qu’il peut y avoir conflit ; alors le théologien doit se faire ici philosophe. Ou encore c’est sur le plan théologique que le conflit peut exister entre d’un côté le « théologien caché dans le philosophe » et le «théologien avoué ». Aucun conflit extérieur ne peut exister entre un philosophe et un théologien sur la théologie de ce dernier, mais uni-
Pour nommer les différents rapports entre la philosophie et la théologie, nous nous inspirons ici, avec les précautions de l’emprunt, des catégories utilisées en théologie chrétienne des religions (inclusivisme, exclusivisme et relativisme), notamment apparues dans la confrontation du christianisme avec les autres religions. Le débat autant dans le milieu protestant que catholique a marqué des générations contemporaines de penseurs, théologiens comme philosophes. Voir par exemple l’article de l’archevêque de Marseille Jean-Marc Aveline : Jean-Marc Aveline, «Évolution des problématiques en théologie des religions», Recherches de Science Religieuse, 2006/4 (Tome 94), 496 – 522. Voir Paul Ricœur, « Un philosophe protestant : Pierre Thévenaz (1956) », dans Lectures 3 Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, « La Couleur des idées», 1994. Dans le même texte, Ricœur évoque les deux écueils à éviter par le philosophe : l’écueil de la liquidation de la philosophie lorsque le discours philosophique est sur Dieu, c’est-à-dire lorsque Dieu est objet de connaissance de la philosophie ; et l’écueil de la philosophie spiritualiste lorsque le discours philosophique est du point de vue de Dieu.
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quement sur les aspects philosophiques présents dans la théologie de celui-ci ou sur la théologie implicite ou explicite de celui-là (le philosophe). Devant l’impasse du projet de synthèse dogmatique et du rapport polémique entre la philosophie et la théologie, il convient de regarder la troisième perspective : le conflit intérieur soulevé par la situation historique concrète de l’homme moderne. Cependant, avant d’arriver à l’enjeu lié à la situation qui serait le nœud de l’articulation entre la philosophie et la théologie chez Tillich et Ricœur, abordons la dimension de la responsabilité comme réponse à un appel. Nous donnerons ainsi une première inflexion à notre réflexion pour montrer que l’aventure de pensée du philosophe est une réponse à un appel et qu’ultimement, l’appel véritable auquel il répond serait un appel religieux. Cette thèse est empruntée au commentaire donné par Olivier Abel en « Préface» à l’ouvrage Vivant jusqu’à la mort de Paul Ricœur. En évoquant le questionnement de Ricœur, «Suis-je encore chrétien ?», Olivier Abel indiquera que l’intelligence philosophique de celui-ci, confrontée à l’univers biblique, serait une réponse à un appel religieux⁸. Quel est le sens de cette réponse ?
2 Le cercle théologique Dans Religion biblique et recherche de la réalité ultime ⁹, Tillich a rappelé le concept dialectique de religion biblique avec son double mouvement. Le premier mouvement, de Dieu vers l’homme, c’est-à-dire l’initiative divine dans la révélation, peut se comprendre comme le pôle d’appel qui susciterait le second mouvement, celui de l’homme vers Dieu dans la réception libre de cette révélation. Et ce second mouvement peut se comprendre comme pôle de réponse de l’homme dans la religion : l’homme, appelé par Dieu, lui répond sans contrainte c’est-à-dire librement dans la religion. En d’autres termes, l’homme peut se refuser à l’initiative divine, il peut ne pas répondre à l’appel de Dieu. Et plus encore, dans sa réponse sans contrainte, le caractère non définitif de cette réponse ouvre l’espace du dialogue. Ricœur évoque la même dialectique complexe lorsqu’il parle de « structure dialogale du rapport entre la parole agissante de Dieu et la réponse récalcitrante des humains »¹⁰. Cette conception manifeste à la
Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, Paris, Seuil, 2007, 21– 26. Paul Tillich, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, Paris, Cerf, «Collection Théologies », 2017. Paul Ricœur, « Le sujet convoqué. À l’école des récits de vocation prophétique», Revue de l’Institut catholique de Paris, N° 28, Octobre-décembre 1988, 86.
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fois l’existence d’une tension entre deux pôles – l’appel dans l’initiative divine et la réponse libre de l’homme – et l’existence d’une relation dialogale. Dans notre démarche philosophique, nous cherchons à comprendre l’attitude du philosophe Ricœur par rapport à sa propre expérience religieuse de réponse à l’appel de Dieu. Pour cela, posons a priori l’hypothèse suivante : les attitudes de l’esprit qui distinguent le philosophe et le théologien conduiraient, par l’expression de leurs discours, au même évènement comme pôle d’appel. De ce fait, comment l’expérience religieuse qui, pour le chrétien, est relation au «logos de la Croix»¹¹ s’entrecroise-t-elle avec le logos du philosophe ? L’attitude de l’homme religieux, en tant que réponse à l’appel de Dieu, correspondrait à l’entrée dans un cercle restreint dont l’existence présuppose le « crédit à une parole, selon un certain code, dans les limites d’un certain canon ». En ce sens, poursuit Ricœur : « être un sujet religieux c’est accepter d’entrer ou d’être déjà entré dans cette grande circulation entre une parole fondatrice, des textes médiateurs, et des traditions d’interprétation »¹². La religion biblique serait ainsi l’entrée par le texte biblique dans le monde nouveau – appelé Royaume de Dieu ou l’être nouveau : ce Royaume est la « chose du texte» biblique dans le vocabulaire ricœurien. La reconnaissance de la canonicité du discours biblique signifie dans le langage de Tillich l’entrée du théologien dans le cercle théologique par l’appropriation du message chrétien (kêrygma) comme son souci ultime (ultimate concern)¹³. L’attitude théologique se fait ainsi «soumission à une parole antérieure»¹⁴. Que représente le cercle théologique ? Disons premièrement que l’image du cercle symbolise la circularité au sein du discours biblique entre le contenu du cercle, c’est-à-dire le kérygme comme souci ultime du croyant, et toutes les « formes de discours » (prophétiques, sapientiaux, législatifs, hymnes…) comme soucis préliminaires. Par conséquent, en rapportant la production du discours au
Paul Ricœur se range à travers cette expression derrière Stanislas Breton. Voir notamment, Paul Ricœur, « Logos, mythos, stauros (1990) », dans Lectures 3 Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, « La Couleur des idées», 2006, 141– 150. Et la réponse de Ricœur à Christian Bouchindhomme : Paul Ricœur, « Réponses », dans Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz (ed.), «Temps et récit » de Paul Ricœur en débat, Paris, Cerf, 1990, 211– 212. Paul Ricœur, La critique et la conviction, 219. Voir le chapitre 12 de l’évangile de Marc, 29 – 30 : «Je´sus lui fit cette re´ponse : “Voici le premier : E´coute, Israë l : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton â me, de tout ton esprit et de toute ta force”». Paul Ricœur, La critique et la conviction, 219.
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couple contenu-forme, le cercle théologique symboliserait « l’espace d’interprétation à l’intérieur duquel le langage religieux peut être compris»¹⁵. Deuxièmement, le cercle théologique symbolise aussi «ce qui » garde un souci préliminaire – les formes de discours finies, conditionnées, partielles – de devenir souci ultime, la Parole de Dieu inconditionnée, totale, infinie. Autrement dit, il est ce qui limite ou pose le souci préliminaire comme médium du souci ultime, c’est-à-dire ce « en » quoi et ce « à travers» quoi le souci ultime peut concrètement exister. Le chrétien n’aurait pas accès à la Parole de Dieu sans les multiples «formes de discours» qui le portent ; néanmoins, chacune de ces formes ne peut à elle seule prétendre être la Parole de Dieu. En effet, du souci ou de la préoccupation préliminaire, Tillich écrit ceci : « …en elle et à travers elle l’infini devient réel. […] Dans et à travers toute préoccupation préliminaire, la préoccupation ultime peut s’actualiser »¹⁶. Le détour par l’analyse, certes rapide, de l’expérience religieuse, comprise comme l’entrée dans un cercle, nous permet de mieux revenir à notre préoccupation, celle du rapport entre la philosophie et la théologie chez Tillich et Ricœur. Contrairement au croyant, et en considérant que le philosophe n’effectue pas le passage à la limite pour entrer dans le cercle théologique au risque de ne plus être philosophe, quelle est l’attitude existentielle du philosophe ? En outre, si l’attitude théologique signifie l’entrée dans le cercle théologique, c’est-à-dire la soumission du théologien au discours biblique, reconnaître l’existence du cercle théologique n’est-ce pas attester en retour des limites du logos philosophique ? Nous questionnons par-là les confins de la raison humaine tenue à distance de ce qui se joue en profondeur dans le cercle théologique et donc dans la sphère de la religion ; alors même que la philosophie se veut à la fois autonome et visée de la totalité. Pour répondre à cette question, faisons une fois encore un détour par la « situation historique concrète de l’homme moderne ». Nous avons dit plus haut qu’elle représenterait le nœud entre l’attitude philosophique et l’attitude théologique.
Paul Ricœur, « La philosophie et la spécificité du langage religieux (1975) », 240. Paul Tillich, Théologie systématique Volume 1, 30.
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3 La situation historique de la raison et la méthode de corrélation La situation, écrit Tillich, c’est « la totalité de l’interprétation créatrice que l’homme fait de lui-même dans une période particulière»¹⁷. La situation n’est pas la période historique mais le contenu de sens exprimé à travers toutes les réalisations culturelles de cette période. Tillich conçoit à partir de là l’exigence, pour le théologien, d’interpréter la culture ; car dans une période historique, l’humanité de l’homme s’exprime en elle. Que fait apparaître Tillich à travers la prise en compte de la situation historique ? La seconde tâche du théologien. Elle consiste à formuler la réponse aux questions de la situation existentielle de l’homme et non pas aux apories de la philosophie. L’attention à la situation historique concrète de l’homme pour l’interpréter conduirait le théologien à trouver dans la vérité du message chrétien une réponse tout aussi concrète aux questions posées par la situation temporelle dans laquelle cette vérité doit être reçue¹⁸. La structure appel-réponse qui marque l’entrée dans le cercle théologique précède et accompagne le rapport questions-réponses par lequel Tillich définira la méthode de corrélation. Les questions de la situation historique sont corrélées, mises en relation avec les éléments-réponses de la Révélation biblique. La méthode de corrélation, qui indique ici la dynamique de production du discours théologique, serait précédée de la reconnaissance du message chrétien comme souci ultime du théologien. De ce fait, l’attitude théologique, marquée par l’obéissance de la foi, serait aussi ouverture sur le logos universel de la situation existentielle dans laquelle se trouve le théologien et la communauté qu’il sert. Voilà, pour Tillich, le fardeau et la grandeur de l’attitude théologique. Le conflit intérieur chez lui provient alors de l’inscription du théologien dans une situation historique concrète. Poursuivons en rappelant que le conflit intérieur chez Ricœur, celui que suscite l’« adhésion personnelle du communautaire», est entre le philosophe et le croyant chrétien, ou, comme il le dit lui-même, que le conflit est manifesté par
Ibid., 19. Nous soulignons. Voir ibid., 24. Nous avons conscience des limites de ce propos de Tillich tiré uniquement de sa théologie systématique. Il est certain qu’en d’autres parties de son œuvre, il complexifie ce rapport «questions de la situation – réponse du message chrétien». C’est d’ailleurs ce qu’indique l’autre dialectique, l’appel et la réponse. Une meilleure compréhension de cette complexité passe, nous le pensons, par une plus grande explication de la méthode de corrélation chez Tillich, ce que ne propose pas notre exposé.
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sa « double allégeance»¹⁹. Cette dernière qualifie la « situation schizoïde»²⁰ dans laquelle il se trouve. La double allégeance fait apparaître deux cercles – la religion biblique (ou la foi biblique) et la raison philosophique – dans lesquelles se trouvent toujours présents deux pôles, celui de la conviction et celui de la critique. Deux aspects du conflit intérieur se dégagent. Le premier aspect du conflit intérieur est la tension permanente qui empêche la confusion entre la religion biblique, ici le christianisme, et la philosophie. Le second aspect du conflit intérieur est le dialogue exigeant et patient dans la confrontation et la controverse. Après avoir évoqué le « cercle théologique », et grâce à la transition par l’enjeu lié à la situation historique, regardons maintenant le « cercle philosophique » pour mieux le comprendre.
4 Le cercle philosophique De même que le cercle théologique dans lequel se trouve l’homme religieux, le « cercle philosophique » symboliserait l’entrée de l’homme dans le logos philosophique. Cette entrée renvoie chez Ricœur à la «conversion » du philosophe au logos philosophique, c’est-à-dire à la «“conversion” dans la philosophie et à la philosophie selon ses exigences propres »²¹. La conversion serait ici le mouvement par lequel la raison se fait humaine, seulement humaine, c’est-à-dire mouvement d’approximation de l’humain qui est «conversion à l’en-deçà ». Ce mouvement est une réponse à l’évènement comme « centre organisateur du devenir historique »²² de telle façon que l’évènement peut être pensé comme le pôle d’appel qui convoque le philosophe – « monde en tant qu’évènement d’exister » ; « langage en tant qu’évènement de parole»²³. Si c’est de l’évènement que surgit l’appel, alors la réponse du philosophe expose sa raison à l’évènement ; sa raison est toute entière placée devant le lieu concret d’appel auquel sa philosophie est réponse. La raison n’est plus en Dieu mais appelée par l’évènement à entrer dans l’histoire, celle de l’homme.
Paul Ricœur, La critique et la conviction, 16. Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 108. Paul Ricœur, «La liberté selon l’espérance », dans Le Conflit des interprétations Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique», 1969, 394. Paul Ricœur, « Un philosophe protestant : Pierre Thévenaz (1956) », 254. Voir Paul Ricœur, « El carácter hermenéutico común a la fe bíblica y a la filosofía », dans Fe y filosofía. Problemas del lenguaje religioso, Buenos Aires, Docencia y Almagesto, 1990, URL : http://www.fondsricoeur.fr/uploads/medias/articles_pr/foi-et-philosophie-problemes.PDF
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C’est à ce niveau que le conflit intérieur se fait tension avec parfois son lot de souffrance. En effet, quel est pour le croyant chrétien, et non pas encore pour le philosophe, l’évènement qui, par excellence, s’impose à sa conscience et donne sens à l’histoire ? Pour le chrétien, c’est la Croix du Christ de telle sorte qu’avec cet événement, la raison reste humaine lorsqu’elle est placée «devant Dieu »²⁴. Mais le philosophe doit-il considérer un évènement particulier comme ultime, a fortiori «l’évènement-sens prêché comme résurrection »²⁵ ? D’une certaine façon, l’universalité du discours philosophique n’exige-t-elle pas, pour le philosophe, la possibilité de pénétrer la réalité de n’importe quel lieu ? Rappelons d’abord que pour le croyant, la réponse à l’appel de Dieu n’est pas immédiate²⁶. Cette réponse s’élabore au cours du chemin historique dans lequel l’appel divin est médiatisé. En d’autres termes, la responsabilité du croyant « devant Dieu » – sa réponse à l’appel ou à l’initiative de Dieu – exige selon Ricœur : « la médiation de l’interprétation entre l’autonomie de la conscience et l’obéissance de la foi »²⁷. La situation historique de la conscience moderne demande cette médiation. C’est ici, pensons-nous, qu’un lien peut se faire entre le croyant et le philosophe provoquant une seconde inflexion déterminante dans la compréhension du propos de Tillich sur le philosophe créateur. La double allégeance de Ricœur fait tenir d’un côté la foi biblique et de l’autre la conscience autonome de l’homme moderne et du philosophe en particulier, c’est un acquis de l’Aufklärung. Or, le croyant n’obéit à la foi biblique que comme inclination de sa conscience autonome, c’est-à-dire comme transformation en destin d’un hasard a` travers un choix raisonne´ poursuivi tout au long d’une vie²⁸. Regardons maintenant la notion d’autonomie de la conscience du philosophe. Le commencement de la philosophie serait la mise en question de toute « instance en-dehors ou au-dessus d’elle »²⁹ pour laisser place à la radicalité du questionnement ; la philosophie serait ainsi la possibilité humaine du ques-
Paul Ricœur, « Un philosophe protestant : Pierre Thévenaz (1956) », 256. Paul Ricœur, « La philosophie et la spécificité du langage religieux (1975) », 248. Ou encore «Herméneutique philosophique et herméneutique biblique», dans Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, 129. L’auteur souligne. «Pas de foi “immédiate” » écrit Ricœur dans ses « Fragments». Voir Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 106. Paul Ricœur, « Le sujet convoqué. À l’école des récits de vocation prophétique», Revue de l’Institut catholique de Paris, N° 28, octobre-décembre 1988, 88. Pour la formule exacte de Ricœur, « “Un hasard transformé en destin par un choix continu” : mon christianisme». Voir Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 99. Paul Tillich, « Concept et essence de la philosophie (1930)», dans Écrits philosophiques allemands 1923 – 1932, traduit par Marc Dumas & al., Genève, Labor et Fides, 2018, 459.
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tionnement. L’accès à l’universel en philosophie passerait par la concrétion de ce questionnement : c’est en se comprenant comme question sur le questionnement ou « question radicale »³⁰, comme l’écrit Tillich, que la philosophie serait visée d’unité et garderait son caractère de possibilité humaine fondamentale. L’attitude philosophique est donc un commencement radicalement critique. Cependant, s’il y a chez le philosophe Ricœur la possibilité de convoquer n’importe quelle source parce qu’elle relève du caractère universel du logos philosophique, cette possibilité le rend-t-il capable de sortir de sa situation historique concrète ? En outre, la possibilité de la «questionnabilité» (Fragbarkeit), comme l’appelle Tillich, empêche-t-elle l’attitude philosophique d’être une détermination libre dans un caractère concret ? La détermination dans un caractère concret fait de l’universel philosophique une universalité non abstraite. Autrement dit, le philosophe peut convoquer n’importe quelle source pour découvrir la structure de la réalité dans son ensemble, mais toutes les sources ne se présentent à lui que selon un point de vue qui dit l’inscription historique du philosophe : le commencement radical n’enlève pas la conviction philosophique déterminée³¹. Le philosophe Ricœur le reconnaît aussi³². Ainsi, le commencement radicalement critique de la philosophie n’est pas un commencement absolu. Cela implique que l’aventure de la philosophie n’est pas une réponse entièrement critique à l’appel de l’évènement car elle repose sur les sources du philosophe ainsi que sur ses ressources de sens – qui peuvent être non-philosophiques. D’ailleurs, la philosophie est elle-même précédée d’une pré-philosophie ou d’une non-philosophie qui, dans le développement historique de la philosophie, devient, certes, déterminée par la philosophie³³. Et de cette façon la raison pure se retrouve inscrite par l’événement dans un horizon historique qui manifeste ses limites, celles de la simple raison. L’élément fondamental à souligner est celui de l’autonomie du discours philosophique, tout comme il est important de mentionner le caractère second de ce discours lié à la situation historique concrète dans laquelle ce discours est produit. En tant que
Ibid., 468. Paul Tillich, «Concept et essence de la philosophie (1930) », 460. Pouvons-nous nous demander si cette conviction, en devenant souci ultime du philosophe, ferait du philosophe un théologien ? Voir Paul Tillich, «Relations of Metaphysics and theology », The Review of Metaphysics, X (1956), 59. Cité par Carl J. Armbruster, La vision de Paul Tillich, Paris, Aubier, 1971, 54. Le titre donné à l’entretien déjà évoqué de Ricœur le signale : La critique et la conviction. C’est ainsi par exemple que Ricœur montre que le langage religieux est parfois tributaire d’une reformulation en un langage conceptuel dérivé de la philosophie spéculative. Ce qui complexifie la tâche d’une herméneutique de la religion. Voir Paul Ricœur, «La philosophie et la spécificité du langage religieux », Revue d’histoire et de philosophie religieuse, 55, 1, 1975, 13 – 26.
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commencement radical, la philosophie est autonome ; en tant que commencement non-absolu, son lien à une parole antérieure, non-philosophique, fait de l’acte de production du discours un acte non-originaire. Qu’est-ce à dire ? Par son appartenance chrétienne, le philosophe n’ignore pas que son aventure de pensée n’est pas un commencement absolu ; conscient de cela, il choisit la «Parole biblique» comme pôle d’appel fécond pour son commencement philosophique sans ignorer qu’il est sommé, du fait de ce choix, d’en rendre compte toute sa vie³⁴. Les textes philosophiques les plus explicites chez Ricœur pour l’illustrer, selon nous, sont ceux qui concernent son herméneutique de la religion. Cependant, avec ce qui précède, ne sommes-nous pas éloignés de la conception que Ricœur se faisait de son propre travail philosophique ? Pouvonsnous aussi dire de Ricœur, comme il le rapporte au sujet de Pierre Thévenaz, que son appartenance chrétienne marquerait pour sa philosophie l’exigence de « signifier le Royaume » et celle de reconnaître les philosophies qui peuvent « signifier le Royaume »³⁵ tout en restant autonome ? Si oui, il convient de préciser que pour Ricœur, « l’autonomie de la pensée responsable » n’est ni abstention ni capitulation à l’écoute de la Parole, du message chrétien. Cette autonomie s’acquiert dans la reconnaissance de l’échappement de l’Inconditionné qui pourtant travaille la raison en lui donnant un horizon d’humanité. Ainsi, l’autonomie de la conscience n’exclurait pas d’avoir le logos de la Croix comme souci ultime.
5 La méthode d’approximation et l’existence aux confins La « structure de la philosophie », celle du discours philosophique, reste toujours philosophique, c’est-à-dire « sans concession à l’autorité »³⁶ (religieuse), et c’est assumé comme tension que le conflit intériorisé devient dialogue : «la tension est aussi dialogue »³⁷, note Ricœur. L’état de tension se trouve aussi être un état de dialogue dont la fécondité est soutenue par la circulation permanente et
C’est ainsi que nous comprenons, à la lumière de notre développement, le passage des «Fragments» sur «La controverse». Voir Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, 111– 113. Paul Ricœur, «La condition du philosophe chrétien (1948) », dans Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, 240. Id. Id., L’auteur souligne.
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entretenue entre le logos philosophique et le logos biblique. L’élément de circularité est incontournable une fois les deux sphères distinguées. Cela tient à la structure dialogale de l’appel et de la réponse. L’enjeu dans la circulation est d’éviter le cercle vicieux. En effet, à partir de la reconnaissance du caractère sensé et vrai du langage religieux, l’attitude philosophique consisterait à s’approcher du discours kérygmatique tel qu’il se donne dans le texte biblique. Cela présuppose que le philosophe se tienne toujours aux confins³⁸ de la raison. L’approche philosophique ou l’approximation désigne le travail de mise en proximité du logos philosophique et du logos biblique. C’est la méthode qui rendrait compte chez Ricœur de la dynamique de production de son discours philosophique : tenir la distinction entre la foi biblique et l’autonomie de la conscience ; et intérioriser la tension de la distance pour s’engager dans un dialogue. La distinction ouvre ainsi un espace dans lequel l’adhésion se mêle au regard distancié. En d’autres termes, le logos de la Croix et le logos philosophique ne se confondent ni ne s’opposent. Ils existent bien plutôt dans une tension qui se résout en dialogue continué dans l’espérance que la célébration de l’unicité de l’homme philosophant ³⁹ conduise à l’unité du logos ⁴⁰. C’est, selon nous, ce qu’exprime notamment Tillich en écrivant : « […] le logos, qui est devenu concret en Jésus comme le Christ, est en même temps le logos universel […] partout où le logos est à l’œuvre, il est en accord avec le message chrétien.»⁴¹. La même espérance est présente chez Ricœur : «S’il n’y a qu’un logos, le logos du Christ ne me demande pas autre chose, en tant que philosophe, qu’une entière et plus parfaite mise en œuvre de la raison ; pas plus que la raison ; mais la raison entière»⁴². Le conditionnel, « s’il », ne dit pas autre chose que le caractère non garanti et certain d’avance de l’existence d’un seul et unique logos. Autrement, on retomberait dans la synthèse entre philosophie et théologie avec l’alternative de faire soit une « crypto-philosophie », soit une «crypto-théologie ». En ce sens,
Voir Paul Ricœur, L’herméneutique biblique, présentation et traduction par François-Xavier Amherdt, Paris, Cerf, « La nuit surveillée », 2001. Nous n’ignorons pas la remarque faite par François-Xavier Amherdt en « Introduction » de L’herméneutique biblique qui dit de Ricœur : « … il est au-delà des frontières de la philosophie » (80) lorsqu’il prend position dans le terrain théologique. Mais il est ajouté qu’il le fait toujours en usant des « instruments de sa propre herméneutique philosophique ». Paul Ricœur, « La condition du philosophe chrétien (1948) », 236. L’auteur souligne. La distinction, que nous jugeons éclairante, entre «unité » et «unicité» est reprise au philosophe Emmanuel de Saint-Aubert qui travaille notamment la notion de « Portance» avec un ancrage merleau-pontien. Paul Tillich, Théologie systématique Volume 1, 48. Paul Ricœur, « La liberté selon l’espérance », 394.
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philosopher, pour l’homme croyant, ce n’est pas «explicitement» proclamer le Christ, mais c’est mettre en œuvre la raison entière dans l’espérance que cette œuvre soit au service du logos du Christ. Sans éluder la différence de nomination des méthodes de corrélation (Tillich) et d’approximation (Ricœur), prolongeons l’élément du dialogue et donc la circulation entre le logos philosophique et le logos de la Croix. L’image du cercle apparaît à nouveau éclairante. Elle soulève un paradoxe surprenant attaché à l’idée de limite. La clôture du canon, parce qu’elle limite l’espace d’interprétation pour la compréhension du kérygme, ouvre sur l’appropriation de la Parole de Dieu dans la situation historique. De même, l’acte de clôture du discours philosophique, lorsqu’il respecte l’arrêt ascétique aux limites de la seule raison, ouvrirait sur un nouvel horizon d’existence. L’horizon dans lequel « je peux » continuer mon existence dans « l’ouverture du penser et de l’agir »⁴³, dit Ricœur dans un autre contexte. Il évoque ce paradoxe de la limite en disant qu’elle est «un acte qui ouvre, parce que c’est un acte qui brise la clôture»⁴⁴. L’idée de limite, en signifiant les « confins mêmes de l’humain », rendrait possible à l’homme «la conscience de sa propre limitation et de sa situation »⁴⁵. L’idée de limite offre un phénomène d’inversion, de la clôture nous passons à l’ouverture ; ou encore de la fermeture dans l’immédiat, pouvant se faire sectaire, nous sommes conduits par des médiations vers une continuation de l’existence. Paradoxalement donc, l’entrée dans le cercle – philosophique ou théologique – n’est pas synonyme de possession d’un contenu de savoirs particuliers. L’entrée désignerait l’attitude existentielle de l’homme qui se tient aux frontières en creusant vers le centre du cercle ; d’où le caractère symbolique du cercle (brisé) qui entoure tout en ouvrant : l’entrée, c’est le mouvement vers le centre dans la reconnaissance des frontières. D’où l’exigence d’une circulation permanente entre le logos philosophique et le logos de la Croix. D’une certaine façon, se porter aux confins de la raison ou aux frontières de l’existence en entrant dans l’un des cercles exige de consentir à se déplacer vers son centre. Et plus encore, d’y consentir en étant porté par la conviction que ce centre serait le même pour tout homme⁴⁶.
Paul Ricœur, «Conclusion : le concept de faillibilité», dans Philosophie de la volonté II. Finitude et culpabilité I, L’homme faillible, Paris, Aubier Montaigne, 1960, 153. L’auteur souligne. Paul Ricœur, «Texte Traduit 4 : L’espérance et la structure des systèmes philosophiques (1970)», dans L’herméneutique biblique, 124. Paul Ricœur, « Un philosophe protestant : Pierre Thévenaz (1956) », 252. On retrouve ici l’élément évoqué dans la citation de Ricœur placée en ouverture de notre réflexion. Et nous pouvons aussi rappeler la seconde préface de Kant à son ouvrage sur la
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Conclusion : l’humanisation de la raison et l’espérance du chrétien Tout au long de notre parcours, la confrontation entre la philosophie et la théologie est devenue plus existentielle et moins épistémologique. Notre attention s’est portée sur l’homme philosophant et l’homme ultimement concerné par Dieu. Les attitudes existentielles du philosophe et du théologien, comprises comme attitudes de réponse à un appel religieux, ont été symbolisées par l’entrée dans un cercle, respectivement philosophique et théologique. L’entrée est entendue comme le mouvement par lequel l’homme se tourne vers le pôle concret d’appel qui ouvre l’horizon de la pensée et de l’agir vers l’inconditionné ; tout en gardant la pensée et l’agir de coïncider avec l’absolu. Pour Tillich, la double tâche interprétative assignée au théologien exige l’ouverture de son cercle sur la situation historique. Elle a croisé la double tâche herméneutique que Ricœur reconnaît à son travail philosophique, sa phénoménologie herméneutique. Chez le philosophe et le chrétien Ricœur, en respectant l’arrêt ascétique aux frontières de la seule raison, il s’est opéré un entrecroisement des herméneutiques philosophique et biblique⁴⁷. Plusieurs suppositions ont été énoncées dans cet article. La première, c’est la responsabilité du philosophe et du théologien comme réponse à un appel ; la seconde c’est la considération de l’évènement comme source d’appel qui engendre par une réponse l’aventure de la pensée ; et la troisième supposition, plus problématique à cause de son aspect restrictif, c’est la reconnaissance de l’évènement de la Croix, celui de la mort et de la résurrection de Jésus en tant que Christ, comme l’évènement-appel par excellence au point où Ricœur et Tillich seraient « responsables devant Dieu »⁴⁸, le Dieu de la foi biblique. Cependant, nous pouvons nous demander si nos considérations, établies pour tenter de mettre en dialogue Ricœur et Tillich, sont également valables pour le philosophe non-chrétien, voire non-croyant. La lecture que nous faisons de l’attitude philosophique de Ricœur est en grande partie influencée par l’interprétation qu’il donne de l’attitude de Pierre Thévenaz dans l’éloge qu’il lui a
religion dans laquelle il parle de ces deux cercles comme étant des « cercles concentriques» (77). Voir Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison (1793) [Die Religion innerhalb der Grenzen der bloβen Vernunft], traduction par J. Gibelin, Paris, Vrin, 2010. Sous-titre du colloque de 2009 à Strasbourg consacré à Paul Ricœur et qui a conduit à une publication : Pierre Bühler et Daniel Frey (dir.), Paul Ricœur : un philosophe lit la Bible. À l’entrecroisement des herméneutiques philosophique et biblique. Voir Paul Ricœur, «Un philosophe protestant : Pierre Thévenaz (1956) », 246.
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rendu. Dans ce contexte, notre lecture ne rendrait pas entièrement compte de l’attitude même de Ricœur dans son rapport à la théologie ou de façon générale au logos de la Croix. De ce fait, nous nous demandons si, dans l’affirmation de l’autonomie de la conscience moderne, la philosophie de Ricœur peut se déclarer – ou être déclarée – réponse à la Croix du Christ comme évènement historique de salut et non pas seulement comme poétique, ressource de sens pour la pensée et l’action. Cela demande sûrement d’expliquer la notion de salut pour mieux comprendre sa relation à la « poétique de l’existence» chez Ricœur. Nous ne l’avons pas fait dans cette contribution. La question cruciale, dont le traitement a été tenu en suspens ou seulement amorcé dans cette contribution est la suivante : peut-on parler, dans la condition historique de la raison moderne, de l’évènement de la Croix comme évènement de salut du philosophe ? En d’autres termes, le discours philosophique peut-il garder son autonomie si le logos de la Croix est reconnu par le philosophe d’appartenance chrétienne comme actualisation de la promesse de rédemption du logos philosophique en tant que logos universel ? En esquisse de réponse, nous pouvons dire dans le cadre de cet article que si l’intelligence philosophique de Ricœur s’est déployée en réponse à un appel religieux, sa relation au logos de la Croix est restée jusqu’au bout dans une tension demandant que le dialogue soit toujours repris. Le philosophe Ricœur est donc incontestablement un sujet responsable, c’est-à-dire un sujet répondant à un appel. La reconnaissance du caractère second de son discours philosophique est un acquis dans ce sens. Cet appel est-il nécessairement religieux, voire la Croix du Christ est-elle ultimement source d’appel pour lui et pour le philosophe en général ? La réponse devient problématique car « l’ensemble symbolique délimité par le canon biblique »⁴⁹ ne deviendrait pôle d’appel que pour un sujet saisi par la poétique du discours biblique, répondrait probablement Ricœur. Et tous les hommes ne se sentent pas, dans ces conditions, convoqués par la foi biblique. Néanmoins, nous avons compris que si, pour Ricœur et Tillich, une philosophie ne peut pas positivement (intentionnellement) être chrétienne, le philosophe n’a pas à renier son appartenance à une tradition religieuse, voire à une confession chrétienne. Au contraire, cette appartenance ferait tenir à l’homme chrétien philosophant la distinction entre la promesse de la régénération de la raison et l’actualisation anthropologique de la raison déjà régénérée, évitant ainsi l’absolutisation de la raison. Une promesse se vit comme un horizon de sens qui ouvre sur le possible. C’est peut-être là le germe de toute capacité
Paul Ricœur, « Le sujet convoqué. À l’école des récits de vocation prophétique», 84.
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Frank Steve Kamdem Joutsa
créatrice du philosophe. Vivre, dans la fidélité, de la promesse reçue de telle sorte que la réalité du cogito réconciliée, unifiée ne peut qu’être attendue. L’acte créateur du philosophe dans la production du discours philosophique serait porté par cette espérance vivante. De ce fait, si l’approche de l’attitude existentielle du philosophe par son œuvre de discours, toujours historique, conduit au témoignage d’un horizon d’existence à venir, alors le philosophe créateur n’est-il pas un théologien caché ? La réponse peut encore rester en suspens, mais nous retiendrons ceci : le «philosophe-théologien-créateur » serait l’homme dont l’aventure de pensée est l’évènement qui nous rend témoin de l’accomplissement d’une liberté selon l’espérance⁵⁰. Et Paul Ricœur serait un de ceux-là dans le sens de la formule de Paul Tillich.
Voir Paul Ricœur, «La liberté selon l’espérance », 393 – 415.
Chuan Huang
Notes sur la réception et la traduction des œuvres de Paul Tillich et Paul Ricœur en Chine Abstract : Although Paul Tillich and Paul Ricœur began less well-known in China than other great foreign philosophers of the 20th Century, they are now attracting increasing attention from Chinese intellectuals and scholars. Using factual and statistical elements based on the CNKI (China National Knowledge Infrastructure) data, this chapter aims to open a window on the work done and to be done for the studies of these two authors in China.
À partir des années 1980, l’étude des philosophies occidentales s’épanouit en Chine grâce à la politique de réforme et d’ouverture. Les chercheurs chinois tâchent d’initier les lecteurs aux pensées d’auteurs étrangers, y compris à celles de Paul Tillich et Paul Ricœur. Basé sur des éléments factuels et statistiques, cet article vise à ouvrir une fenêtre sur le travail effectué et à mettre en valeur les études ricœuriennes et tillichiennes en Chine. Recourant uniquement aux données issues du CNKI (China National Knowledge Infrastructure), il s’agira ensuite de les compléter et de les actualiser.
1 La réception de Paul Tillich Dans le tableau suivant, qui comprend les données du CNKI, on compte trois ouvrages de Tillich et un ouvrage sur Tillich qui ont été traduits en chinois, ainsi que deux ouvrages en chinois sur Tillich et vingt-neuf articles publiés sur la pensée du théologien. Quant aux thèses de doctorat, il n’en existe aucune sur Tillich, et on ne compte que six mémoires de master jusqu’à présent. Ouvrages traduits en chinois
Ouvrages chinois Articles Thèses
Tableau 1 : données CNKI sur Paul Tillich
Les trois livres de Tillich traduits et publiés en Chine sont A History of Christian Thought: From its Judaic and Hellenistic Origins to Existentialism, The Courage to https://doi.org/10.1515/9783110759860-022
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Be, et Dynamics of Faith. Les deux derniers ont été réédités dans une nouvelle traduction par The Commercial Press en 2019. Cet éditeur ayant une très haute réputation et un grand prestige dans le domaine des sciences humaines en Chine, ces parutions sont la marque d’une certaine reconnaissance académique chinoise pour Tillich. Quant à l’ouvrage Paul Tillich, Interpret des Lebens de Werner Schüssler, il a été traduit et publié en 2011. C’est le premier et le seul livre étranger sur Tillich qui a été traduit en chinois, et qui devient de ce fait une référence indispensable pour les chercheurs chinois. Son traducteur, Yang Junjie, a en outre publié deux articles dans l’International Yearbook for Tillich Research, dont «Paul Tillich und China. Ein noch zu erwartender Dialog», qui présente l’actualité des études tillichiennes en Chine. Le premier ouvrage chinois sur Paul Tillich, 危机与拯救:蒂利希文化神学 导论 (Crise et salut : introduction à la théologie culturelle de Paul Tillich) est publié en 2004, et son auteur, Chen Shu Lin Zhu, a également écrit plusieurs articles sur la pensée théologique de Paul Tillich, qu’il a mis en dialogue avec d’autres disciplines : philosophie, psychanalyse, et politique. En 2006, dans Philosophical Researches, une des revues chinoises les plus réputées, cet ouvrage est commenté par Zhao Haifeng qui l’a considéré comme le premier jalon des études tillichiennes en Chine. Le deuxième ouvrage chinois sur Tillich, intitulé 圣爱与欲爱——保罗·蒂利希的爱观 (Agapè et éros : l’idée théologique et chrétienne d’amour chez Paul Tillich), écrit par Wang Tao, est publié en 2009. Quant aux articles, d’après les données de CNKI, on en dénombre près d’une trentaine. Dans le tableau suivant, ils sont regroupés en fonction de leur thématique principale. Il est clair que le thème théologique est le plus représenté, suivi du philosophique et de l’esthétique. Philosophie
Théologie Politique Esthétique Poétique Autres
Tableau 2 : nombre et sujets des articles chinois sur Paul Tillich
Le premier article qui mentionne Paul Tillich en Chine, 第二次世界大战后的美 国哲学 (La philosophie américaine après la seconde guerre mondiale), paraît dans World Philosophy 1978/2. Il s’agit d’un extrait traduit d’un ouvrage russe d’A.S. Bogomolov paru en 1973 (Angliyskaya burzhuaznaya filosofiya XX vexa). L’article le plus cité, c’est 存在的勇气与哲学旨趣——蒂利希对存在的勇气的 本体论分析及启示 (Le courage et l’intérêt philosophique de l’existence : l’analyse ontologique de Tillich sur le courage de l’existence) de Chen Shu Lin publié dans Philosophical Researches 2005/3. Parmi ces vingt-neuf articles, il y en a dix-
Notes sur la réception et la traduction des œuvres de Paul Tillich
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neuf qui ont été publiés après l’an 2000. Quant aux mémoires de master sur Paul Tillich, c’est plus simple, tous les six touchent en effet à la théologie, et le premier a été écrit en 2005. En recourant aux données du CNKI, nous avons cherché à montrer l’actualité des études tillichiennes en Chine. Bien que Paul Tillich soit considéré par les chercheurs chinois comme l’un des théologiens contemporains les plus importants, et même si, à partir de l’an 2000, ces études ont tendance à se développer (le nombre d’articles augmente, les sujets de recherches se diversifient), force est pourtant de constater que les études tillichiennes sont encore marginales en Chine. Cependant, les rééditions du Courage d’être et de La dynamique de la foi en 2019 ouvrent de nouvelles perspectives aux futures études tillichiennes en Chine.
2 La réception de Paul Ricœur Si les études tillichiennes en Chine se limitent au domaine théologique et restent encore marginalisées, principalement en raison du fait que la religion est un sujet délicat dans ce pays idéologisé, cela n’est pas le cas pour la pensée de Paul Ricœur. En effet, les études ricœuriennes en Chine datent des années 1980, plus précisément de 1983, année au cours de laquelle les lecteurs chinois ont découvert pour la première fois la pensée philosophique de Paul Ricœur à travers un ouvrage de Li Youzheng intitulé 现代西方著名哲学家述评 (Introduction aux grands philosophes contemporains de l’Occident). Le premier livre de Paul Ricœur traduit en chinois est le recueil d’articles édités et traduits en anglais par John Thompson Hermeneutics and Human Sciences (1981). Parue en 1987, la traduction chinoise a été rééditée en 2012. C’est le premier ouvrage d’herméneutique traduit en chinois, ce qui fait de Paul Ricœur un des plus importants philosophes herméneutiques reconnus en Chine. C’est après sa deuxième visite en Chine en 1999 que les chercheurs chinois de différentes disciplines redécouvrent Paul Ricœur et étudient sa pensée. Les textes des conférences que Paul Ricœur a donné à l’Université de Pékin sont ainsi publiées en 2000. Et à partir de l’an 2000, les livres de Paul Ricœur sont traduits et publiés l’un après l’autre : Temps et récit II (2003), Histoire et vérité (2004), La métaphore vive (2004), La symbolique du mal (2005), Le Juste I (2007), Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique I (2008), À l’école de la phénoménologie (2010), Parcours de la reconnaissance (2011), Soi-même comme un autre (2013), Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II (2015), Amour et justice (2016), De l’interprétation. Essai sur Freud (2017), La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (2018). Au total, il y en a eu treize jusqu’à présent.
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Le premier ouvrage chinois sur Paul Ricœur, c’est 利科的反思诠释学 (L’herméneutique réflexive de Paul Ricœur) dont la préface est écrite par Ricœur lui-même. L’auteur Kha Saen-Yang est un grand expert qui a introduit et présenté de nombreux philosophes français aux lecteurs chinois dans son autre ouvrage, intitulé 当代法国思想五十年 (La pensée française contemporaine depuis 1950), dont le neuvième chapitre est justement consacré à Paul Ricœur. Par ailleurs, il existe cinq autres livres chinois sur Paul Ricœur : 保罗·利科的叙述哲学 (La théorie de la narration de Paul Ricœur), 作为中介的叙事——保罗·利科叙事理论 研究 (Le récit comme médiation : étude de la théorie du récit de Paul Ricœur), 保 罗·利科的语义想象理论 (La théorie de l’imagination thématique de Paul Ricœur), 利科文本理论研究 (Étude sur la théorie du texte de Paul Ricœur), 保 罗·利科的诠释学理论研究 (Étude sur la théorie herméneutique de Paul Ricœur). Ces cinq ouvrages sont tous basés sur la thèse de doctorat de l’auteur. Quant aux thèses de doctorat chinoises sur Paul Ricœur, il en existe sept qui abordent différents thèmes : théorie du texte, de la narration, de l’herméneutique, de l’imagination, du récit, de la théologie, de la poétique. Pourtant, il faut avouer que Paul Ricœur est moins connu en Chine que d’autres grands penseurs français de la même époque, tels que Jacques Lacan, Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Derrida, etc. Comme on le voit dans le tableau suivant qui cite Michel Foucault comme point de comparaison, il existe soixante-quatre articles publiés sur Paul Ricœur, mais trois mille six cent trente et un articles sur Michel Foucault. Quant aux thèses de doctorat, il en existe sept portant sur la pensée de Ricœur et trente-huit sur celle de Foucault. Articles
Thèses
Paul Ricoeur
Michel Foucault
Tableau 3 : données CNKI sur Ricœur et Foucault
Si l’on se demandait pourquoi il existe un tel écart numérique entre les deux auteurs, la réponse ne serait pas évidente. Mais il est vrai qu’au début des années 1980, le structuralisme, et ensuite le poststructuralisme, sont très populaires en Chine. Les chercheurs chinois sont passionnés par ces théories qui leur servent d’outils de destruction et de révolution dans le domaine des sciences humaines. Cependant, cela nous amène dans une situation de crise : après la destruction, comment reconstruire? Il s’agit sans doute de l’une des raisons pour lesquelles on recourt à la pensée de Paul Ricœur qui, à la différence de celles du postmodernisme, est loin d’être radicale et est pleine d’originalité.
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En 2019, les livres de Paul Ricœur traduits en chinois sont réédités, ce qui laisse présager un nouvel essor des études ricœuriennes en Chine. Annexe I : Bibliographie sur la pensée et l’œuvre de Paul Tillich Œuvres de Paul Tillich traduites en chinois 陈树林.危机与拯救:蒂利希文化神学导论.人民出版社,2004. 王涛.圣爱与欲爱——保罗·蒂利希的爱观.宗教文化出版社,2009. 维尔纳·叔斯勒.杨俊杰译.蒂利希:生命的诠释者.河南大学出版社,2011. Mémoires de master 冯信兴. 蒂利希宗教观研究[D].中国政法大学,2017. 文华灵. 爱、力量、正义[D].西南大学,2014. 程朦. 从彼岸到此岸[D].华中科技大学,2010. 刘彦. 蒂里希«终极关怀»思想的形成[D].东北师范大学,2007. 齐晓东. 浅析蒂里希宗教对话思想[D].山东大学,2006. 梁容. 宗教与文化[D].陕西师范大学,2005. Articles (à partir de 2005) 于涛.命运与期望——论蒂利希的«无产阶级处境»理论[J].教学与研 究,2017(07):91– 96. (2) 成瓅.蒂利希论艺术风格[J].美与时代(下),2017(06):8 – 12. (3) 王超群.蒂利希与兰德尔象征理论比较研究[J].学理论,2014(15):41– 42. (4) 葛斐然.蒂利希的文化神学探析[J].学理论,2013(18):55 – 56. (5) 吴莉琳.保罗·蒂利希之艺术样式理论述评[J].常熟理工学院学 报,2012,26(05):100 – 103. (6) 韩传强.爱的存在——蒂利希终极关怀思想管窥[J].理论与现代 化,2012(01):84– 88. (7) 于涛.评蒂利希对马克思唯物史观的研究[J].哲学研究,2011(06):28 – 33. (8) [8]刘利.浅析蒂里希的宗教观[J].中共郑州市委党校学报,2009(06):45 – 47. (9) 孙浩然.蒂利希«终极关怀»理论及其对宗教对话的启示[J].重庆工学院学报 (社会科学版),2007(09):79 – 81+169. (10) 王志军.20世纪文化危机的宗教哲学批判解读——评《危机与拯救—蒂利希 文化神学导论》[J].学术交流,2006(06):191– 192. (11) 赵海峰.读《危机与拯救——蒂利希文化神学导论》[J].哲学研 究,2006(05):122– 123. (12) 陈郭华.对当代中国生态危机的思考——一种保罗·蒂利希的视角[J].兰州学 刊,2006(04):1– 4. (13) 陈树林.存在的勇气与哲学旨趣——蒂利希对存在的勇气的本体论分析及启 示[J].哲学研究,2005(03):92– 97.
I. ― ― ― II. (1) (2) (3) (4) (5) (6) III. (1)
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Annexe II : Bibliographie sur la pensée et l’œuvre de Paul Ricœur I. Œuvres de Paul Ricœur traduites en chinois (1) 保罗•利科尔.陶远华等译.解释学与人文科学[M]. 河北人民出版社,1987. (2) 保罗•利科.李幼蒸等译.哲学主要趋向[M]. 北京: 商务印书馆, 1988. (3) 保罗•利科.王建华译.法国史学对史学理论的贡献[M]. 上海:上海社会科学院 出版社,1992. (4) 保罗•利科.王文融译.虚构叙事中时间的塑形[M].生活·读书·新知三联书店, 2003 (5) 保罗•利科.姜志辉译.历史与真理[M]. 上海: 上海译文出版社, 2004 (6) 保罗•利科.汪堂家译.活的隐喻[M]. 上海: 上海译文出版社, 2004 (7) 保罗·利科.公车译.恶的象征[M].上海:上海人民出版社,2005. (8) 保罗•利科.程春明译.论公正[M]. 法律出版社, 2007 (9) 保罗•利科.莫伟民译.解释的冲突:解释学文集[M].北京: 商务印书馆, 2008 (10) 保罗•利科. 綦甲福 李春秋等译.过去之谜[M]. 山东大学出版社, 2009 (11) 保罗•利科.蒋海燕译.论现象学流派[M].南京:南京大学出版社,2010 (12) 保罗•利科.汪堂家 李之喆译.承认的过程[M].北京:中国人民大学出版社, 2011. (13) 保罗•利科. J.B.汤普森编译. 孔明安 张剑 李西祥译.诠释学与人文科学——语 言、行为、解释文集[M]. 北京:中国人民大学出版社,2012. (14) 保罗•利科.佘碧平译.作为一个他者的自身[M].北京:商务印书出版社, 2013 (15) 保罗•利科;夏小燕译.从文本到行动[M].上海:华东师范大学出版社, 2015. (16) 保罗•利科. 韩梅译. 爱与公正[M]. 华东师范大学出版社, 2016 (17) 保罗•利科. 汪堂家 李之喆 姚满林译.弗洛伊德与哲学:论解释[M]. 杭州: 浙 江大学出版社, 2017 (18) 保罗•利科. 李彦岑,陈颖 译. 记忆,历史,遗忘[M]. 华东师范大学出版社, 2018 II. Ouvrages sur Paul Ricœur ― 杜小真编.利科北大演讲录[M]. 北京:北京大学出版社,2000 ― 高宣扬.利科的反思诠释学[M]. 上海:同济大学出版社,2004 ― 高宣扬.当代法国思想五十年[M]. 北京:中国人民大学出版社,2005 ― 付飞雄.保罗·利科的叙述哲学——利科对时间问题的«叙述阐释»[M].苏州: 苏州大学出版社,2011 ― 刘惠明.作为中介的叙事——保罗·利科叙事理论研究[M].广州:世界图书出 版广东有限公司,2013 ― 赵娜.保罗·利科的语义想象理论[M].济南:山东大学出版社,2013 ― 姚满林.利科文本理论研究[M].北京:社会科学文献出版社,2014 ― 张诏阳.保罗·利科的诠释学理论研究[M].杭州:浙江工商大学出版社,2018 III. Dissertations doctorales
Notes sur la réception et la traduction des œuvres de Paul Tillich
(1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) IV. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (10) (11) (12) (13) (14) (15) (16)
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Liste des contributeurs et contributrices Olivier Abel Professeur de philosophie et d’éthique à l’Institut protestant de théologie, Montpellier, France Marc Boss Professeur de philosophie et d’éthique à l’Institut protestant de théologie, Paris, France Marc Dumas Professeur de théologie à l’Université de Sherbrooke, Canada Cécile Fürstenberg Docteur en philosophie du Centres Sèvres, Paris VI, France Christophe Gripon Doctorant en théologie à l’Institut protestant de théologie et docteur en physique, Paris, France Etienne Higuet Professeur émérite de sciences religieuses à la Universidade Metodista de São Paulo, São Paulo, Brésil Chuan Huang Maître de conférences de littérature à l’Université de Xiamen, Chine Gabriella Iaione Docteure en théologie protestante de la Faculté Universitaire de Théologie protestante de Bruxelles, Belgique Robison B. James Professeur émérite en sciences religieuses, University of Richmond, VA, USA Frank Kamdem Joutsa Doctorant en philosophie de la religion de l’Université de Strasbourg, France Geoffrey Legrand Docteur en théologie et chercheur à l’Institut RSCS, UCLouvain, Belgique. Postdoctorant en théologie pratique, Université de Fribourg, Suisse Benoit Mathot Professeur à la Facultad de Ciencias Religiosas y Filosóficas, Universidad Católica del Maule, Talca, Chili
https://doi.org/10.1515/9783110759860-023
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Liste des contributeurs et contributrices
Jean-Paul Niyigena Professeur de théologie systématique à l’Université catholique du Rwanda Butare-Huye, Rwanda Lucien Pelletier Professeur émérite en philosophie, Université de Sudbury, Canada Andreea Deciu Ritivoi Professeure au département d’anglais, Carnegie Mellon University, Pittsburgh, PA, USA Werner Schüssler Professeur en philosophie, Theologische Fakultät Trier, Allemagne Mattew Lon Weaver Aumônier et professeur en éthique et religion, Marshall School, Duluth, MN, USA