Les enjeux théologiques de la pastorale scolaire: Recherche sur les finalités de la pastorale scolaire à partir d’une relecture de Paul Tillich 9783110785630, 9783110781854

This book addresses school pastoral care and the identity of the Catholic school in francophone Belgium. In a post-moder

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French Pages 423 [428] Year 2022

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Table of contents :
Remerciements
Table des matières
Table des abréviations
Introduction
Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire
Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich
Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale
Conclusions générales et synthèse finale
Bibliographie
Index nominum
Index rerum
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Les enjeux théologiques de la pastorale scolaire: Recherche sur les finalités de la pastorale scolaire à partir d’une relecture de Paul Tillich
 9783110785630, 9783110781854

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Geoffrey Legrand Les enjeux théologiques de la pastorale scolaire

Tillich Research

Tillich-Forschungen Recherches sur Tillich

Edited by Christian Danz, Marc Dumas, Verna Ehret and Werner Schüßler

Volume 25

Geoffrey Legrand

Les enjeux théologiques de la pastorale scolaire Recherche sur les finalités de la pastorale scolaire à partir d’une relecture de Paul Tillich

ISBN 978-3-11-078185-4 e-ISBN (PDF) 978-3-11-078563-0 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-078568-5 ISSN 2192-1938 Library of Congress Control Number: 2022934823 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available in the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2022 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Typesetting: Integra Software Services Pvt. Ltd. Printing and binding: CPI books GmbH, Leck www.degruyter.com

Dieu est plus proche de toutes les créatures que celles-ci ne le sont à elles-mêmes. Martin Luther

Remerciements Je tiens à exprimer ma gratitude envers les professeurs Benoît Bourgine, Arnaud Join-Lambert, Étienne Grieu et Lieven Boeve qui ont participé à mes défenses de thèse privée et publique. En particulier, je voudrais remercier le professeur Henri Derroitte qui a cheminé avec moi pendant de nombreuses années, qui m’a guidé, conseillé et accompagné dans mes recherches théologiques. Je voudrais ensuite manifester ma reconnaissance envers les membres de l’Institut RSCS, de la Faculté de théologie, de la Fondation Sedes Sapientiae de l’UCLouvain : toutes ces instances m’ont fourni le cadre de travail idéal ainsi que les moyens nécessaires pour réaliser ma thèse. Merci aussi à la Fédération Wallonie-Bruxelles pour l’octroi de la bourse de voyage en 2018. Je remercie aussi tout spécialement le professeur André Gounelle de l’Institut Protestant de Montpellier qui m’a reçu, m’aiguillé et m’a fourni les clés de compréhension de l’œuvre de Paul Tillich de manière très didactique. Mes pensées vont aussi au professeur Marc Dumas qui m’a conseillé dans l’élaboration de mon manuscrit auprès de la maison d’édition De Gruyter. Concernant le financement de la présente publication, je remercie en particulier l’Institut RSCS et le CRER pour leur soutien. J’adresse également mes sincères remerciements aux membres de plusieurs associations et centres de recherches (SITP, APTEF, CRER). Dans le monde scolaire, je pense aussi tout particulièrement à l’Institut Saint-André où j’ai pu m’initier concrètement au travail pastoral. Je n’oublie pas les membres de la CIPS et des équipes diocésaines de pastorale scolaire qui m’ont accueilli dans leurs réunions. Merci aussi aux différents acteurs pastoraux qui m’ont offert leur réflexion. Un tout grand merci également à Madame Monique Laurent qui a veillé à la relecture syntaxique et orthographique de cet ouvrage. Enfin, je ne serais probablement pas arrivé au terme de ce parcours sans avoir rencontré dans ma vie des personnes qui m’ont donné le goût pour les questions religieuses et spirituelles, que ce soit dans ma paroisse d’origine à Chièvres, dans mon collège à Ath, au Séminaire Saint-Paul à Louvain-la-Neuve ou encore dans mon entourage actuel. Je porte toutes ces personnes dans mon cœur et les confie à la grâce de Dieu.

https://doi.org/10.1515/9783110785630-202

Table des matières Remerciements

VII

Table des abréviations Introduction

XIII

1

Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire 7 1.1 Approches sociétales par rapport à l’éducation 7 1.1.1 Apports de la philosophie de l’éducation et des sciences humaines 7 1.1.2 Les attentes des jeunes 13 1.1.3 Quelles articulations entre citoyenneté, éducation et religions ? 30 1.2 La question de l’identité de l’école catholique 42 1.2.1 Textes romains sur l’enseignement catholique depuis Gravissimum Educationis 42 1.2.2 Structures internationales : historique et missions 57 1.2.3 Réflexions générales sur l’identité de l’école catholique 67 1.3 La pastorale scolaire en Belgique francophone : parcours historique 79 1.3.1 L’école catholique belge : genèse et Pacte scolaire (1830–1960) 79 1.3.2 « L’atmosphère chrétienne » (1960–1970) 81 1.3.3 Les valeurs (1970–2000) 83 1.3.4 L’émergence de « la proposition de la foi » (2000–2010) 92 1.3.5 La revendication d’autonomie de l’enseignement catholique (2010–2020) 102 1.3.6 Addendum et questionnements 103 1.4 Structures et activités de pastorale scolaire et de pastorale de la jeunesse 106 1.4.1 Structures et activités des écoles diocésaines 106 1.4.2 Structures et activités des écoles congréganistes 110 1.4.3 Structures et activités des pastorales de la jeunesse 114 1.4.4 Réflexions critiques 121 1.5 Premières orientations et perspectives 123

X

Table des matières

Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich 124 2.1 Biographie de Paul Tillich et introduction à son œuvre 124 2.1.1 Les débuts de Tillich 124 2.1.2 « Période allemande » 129 2.1.3 « Période américaine » 139 2.1.4 Tillich, philosophe ou théologien ? 143 2.2 Étude des textes de Paul Tillich relatifs à l’éducation chrétienne 144 2.3 Les cinq concepts 148 2.3.1 Les « frontières » : une question ontologique 149 2.3.2 « Substance catholique » et « Principe protestant » 162 2.3.3 La théonomie et ses harmoniques 174 2.3.4 La rencontre interreligieuse 191 2.3.5 La préoccupation ultime 219 2.4 Retour vers la théologie pratique 237 Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale 239 3.1 Une question méthodologique : de la corrélation à la recontextualisation 241 3.1.1 Friedrich Schleiermacher (1768–1834) 241 3.1.2 Paul Tillich (1886–1965) 242 3.1.3 Edward Schillebeeckx (1914–2009) 245 3.1.4 David Tracy (1939–) 249 3.1.5 Marc Dumas (1960–) 250 3.1.6 Lieven Boeve (1966–) 255 3.1.7 Conclusions 267 3.2 La question de l’identité de l’école catholique 269 3.2.1 Un engagement actif dans les kairoi de notre temps, non pas au nom de valeurs communes, mais au nom d’une foi chrétienne recontextualisée 269 3.2.2 Des rencontres interconvictionnelles et interreligieuses, non pas au nom du vivre-ensemble, mais pour retrouver la spécificité chrétienne dans le dialogue 292 3.3 Des « modèles pastoraux » 326 3.3.1 Pour tous les membres de la communauté éducative 326 3.3.2 Pour l’équipe pastorale 345

Table des matières

3.3.3 3.3.4

Pour les services d’Église : pastorale scolaire et pastorales de la jeunesse 367 Conclusions sur la partie pastorale 374

Conclusions générales et synthèse finale Bibliographie Index nominum Index rerum

383 405 407

376

XI

Table des abréviations ASSOEC CEEC CGEC CIFEC CIPS CJC CoDiEC COREB CRER CRISP CRJC JMJ LPJ OIC OIEC PKG-schaal P.O. SeGEC SGEC

Association des Écoles Congréganistes Comité Européen pour l’Enseignement Catholique Conseil Général de l’Enseignement Catholique (en Communautés française et germanophone de Belgique) Conseil Interdiocésain des Fondateurs de l’Enseignement Catholique Commission Interdiocésaine de Pastorale Scolaire Conseil de la Jeunesse Catholique Comité Diocésain de l’Enseignement Catholique Conférence des Religieux et Religieuses en Belgique Centre de Recherche en Éducation et Religions de l’UCLouvain Centre de Recherche et d’Information Socio-Politiques Centre Régional des Jeunes Chrétiens Journées Mondiales de la Jeunesse Liaison des Pastorales des Jeunes Organisations Internationales Catholiques Office International de l’Enseignement Catholique Post-Kritische Geloofsschaal (Échelle de foi post-critique) Pouvoirs Organisateurs Secrétariat Général de l’Enseignement Catholique (en Communautés française et germanophone de Belgique) Secrétariat Général de l’Enseignement Catholique (en France)

https://doi.org/10.1515/9783110785630-204

Introduction « Sois le berger de mes brebis » (Jn 21, 17), telles sont les paroles que Jésus le Christ a adressées à Pierre lorsqu’Il lui a confié la mission de prendre soin des premiers chrétiens. C’est par cette phrase au pécheur repenti que le Christ ressuscité a fait de l’apôtre le premier pape. En quelque sorte, Pierre a été appelé à prendre le relais de Jésus en tant que « bon pasteur » qui veille sur chacune de ses brebis, et en particulier celle qui est perdue. Près de vingt siècles plus tard, cette Église que Pierre a guidée est toujours vivante, notamment par sa présence dans l’école dite « catholique ». À l’heure où le pape François appelle l’Église à ouvrir ses portes pour que le message du Christ atteigne ceux qui se trouvent aux périphéries, la pastorale scolaire a un rôle à jouer pour rejoindre les jeunes là où ils sont, c’est-à-dire aussi dans les écoles. Ainsi, l’Église s’adressera « non plus aux seuls fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais à tous les hommes »1. Toutefois, comment rendre pertinente la pastorale scolaire pour nos contemporains qui ne partagent plus la (même) foi ? Qu’est-ce que la pastorale scolaire aujourd’hui ? En vue de quels objectifs la penser et comment la rendre efficace, tout en étant respectant les personnes à qui elle s’adresse ? Tels sont quelques-uns des enjeux que nous analyserons dans cette recherche. Ces problématiques ne sont pas évidentes et l’expérience de plusieurs années d’engagement au sein d’une équipe de pastorale scolaire dans une école catholique de Bruxelles (Institut Saint-André d’Ixelles) nous a permis d’en prendre conscience : ce travail de terrain a non seulement alimenté notre curiosité mais a aussi suscité la réflexion plus vaste que voici. En ce qui concerne les motivations d’un tel travail, nous pouvons avancer deux raisons principales qui justifient de se pencher sur la pastorale scolaire dans une Faculté de théologie. D’une part, aucune étude scientifique de grande envergure n’a encore été menée sur le sujet en Belgique francophone. Aussi, les pages qui suivent présenteront, entre autres, un point de vue historique pour combler ce manque. D’autre part, la pastorale scolaire reçoit une double affiliation : à la fois sociétale en raison de la visée éducative de l’école et à la fois ecclésiale, la pastorale scolaire faisant partie intégrante de l’école catholique. Cette dernière et son service de pastorale scolaire constituent donc des lieux concrets, qu’on pourrait qualifier de « théologiques », où se jouent de nombreu-

1 CONCILE VATICAN II, Gaudium et Spes, 2, 1. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https:// www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_cons_19651207_ gaudium-et-spes_fr.html. https://doi.org/10.1515/9783110785630-001

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Introduction

ses questions sociétales, éducatives, identitaires, ecclésiales et religieuses. C’est le rôle de la théologie pratique d’analyser cet objet d’étude afin d’apporter les réponses les plus pertinentes face aux questionnements soulevés.

Objet de recherche En Communauté française de Belgique, d’après le rapport ORELA 2018 (chiffres pour 2018–2019), 42,5% des enfants étaient inscrits dans une école primaire de l’enseignement libre et 61,1% des jeunes fréquentaient une école secondaire du réseau libre (catholique, en grande majorité)2. C’est dire l’importance que revêt l’enseignement catholique, fréquenté par une population scolaire très riche en diversité et aux appartenances culturelles et religieuses variées3. D’après le texte de référence du SeGEC, Mission de l’école chrétienne, en organisant des écoles catholiques, la communauté chrétienne entend ainsi rendre un service à la société par la tâche d’éducation4 afin de construire un monde meilleur. Cela représente donc un enjeu sociétal majeur de connaître l’école catholique belge mais aussi de mieux comprendre et de rendre efficace la pastorale scolaire qui met en œuvre le projet éducatif chrétien décrit dans ce texte de référence. Dans les limites de ce travail, nous réfléchirons de manière globale à l’identité de l’é-

2 UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES – OBSERVATOIRE DES RELIGIONS ET DE LA LAÏCITÉ (ORELA), Les religions et la laïcité en Belgique. Rapport 2018, p. 84. En ligne : https://o-re-la.ulb.be/images/ stories/RAPPORTS_ISSN_alternative/Rapport_ORELA_2018_ISSN_OK.pdf, page consultée le 21 février 2022. D’après les données du rapport annuel de l’Église catholique en Belgique (2019), nous restons dans des proportions similaires puisque, en 2018–2019, 41,5% des enfants suivaient l’enseignement primaire catholique et 59,7% fréquentaient l’enseignement secondaire catholique, soit un total de 431.230 élèves sans compter les étudiants issus des universités ou des hautes écoles (ÉGLISE CATHOLIQUE DE BELGIQUE, Rapport annuel de l’Église catholique en Belgique, Bruxelles, Licap/Halewijn, 2019, p. 71. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http:// newsletter.cathobel.be/191204/Eglise_catholique_en_Belgique_2019-Rapport_annuel_2019.pdf). 3 « L’école chrétienne accueille volontiers celles et ceux qui se présentent à elle ; elle leur fait connaitre son projet, pour qu’ils la choisissent en connaissance de cause : chrétiens et fidèles d’autres religions, croyants et non-croyants, chrétiens différents dans leur sentiment d’appartenance à la foi et à l’Église. Sans être nécessairement de la même communauté de foi, ils seront invités au moins à partager les valeurs qui inspirent l’action de l’école » (SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Mission de l’école chrétienne. Projet éducatif de l’enseignement catholique, 3e éd., Bruxelles, s.n., 2014, p. 23). 4 « En créant et en soutenant des écoles, la communauté chrétienne assume sa part du service à la société » (SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 16).

Une double problématique

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cole catholique, aux finalités de la pastorale scolaire et nous nous focaliserons sur l’enseignement secondaire.

Une double problématique Ainsi, d’après les deux textes de référence majeurs de la CIPS5 et du SeGEC6, datant respectivement de 2005 et de 2014, la pastorale scolaire belge touche à la fois aux valeurs du projet chrétien de l’établissement7 ainsi qu’aux activités solidaires et spirituelles8 des écoles catholiques. Or, compte tenu de la détraditionalisation, de la pluralisation, et de l’individualisation9 toujours grandissante, une double problématique émerge dans ce contexte ambigu : d’une part, quelle vision du jeune et de l’homme la pastorale scolaire tente-t-elle de faire émerger ? D’autre part, comment conjuguer la « multi-convictionalité10 » des acteurs de l’école et la dimension confessante dans les écoles catholiques qui

5 COMMISSION INTERDIOCÉSAINE DE PASTORALE SCOLAIRE (CIPS), Bonne nouvelle à l’école. Penser à neuf la pastorale scolaire, s.l., s.n., 2005. 6 SeGEC, Mission de l’école chrétienne. Projet éducatif de l’enseignement catholique, 3e éd., Bruxelles, s.n., 2014. 7 « Écrire une appréciation dans un bulletin … Évaluer un travail … Discuter avec un(e) collègue … Quelques occasions – parmi bien d’autres – de mettre en actes la « culture de vie » qui est celle de l’Évangile. On peut toujours choisir d’encourager plutôt que de railler; d’être attentif aux plus faibles plutôt que de ne travailler qu’avec les meilleurs; de souligner les progrès plutôt que de se lamenter des faiblesses … » (SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 20) et « La pastorale scolaire […] prend donc corps dans ce qui fait l’école, ici et maintenant. Elle veille à ce que chacun soit accueilli, accompagné, respecté et reconnu » (CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 7). 8 « Selon l’endroit du chemin où se trouve chacun, l’école chrétienne s’oblige en outre à offrir des temps et des lieux de ressourcement, de prière véritable, d’expérience spirituelle, de célébration et de partage où peut s’apprendre avec les mots et les gestes, le sens de la foi » (SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 22). 9 Pour la plupart des experts, ces trois phénomènes de société sont liés à la modernisation en Europe occidentale (cf. les travaux de H.-G. Ziebertz, de B. Roebben, et de L. Boeve). 10 « L’école chrétienne accueille volontiers celles et ceux qui se présentent à elle ; elle leur fait connaitre son projet, pour qu’ils la choisissent en connaissance de cause : chrétiens et fidèles d’autres religions, croyants et non croyants, chrétiens différents dans leur sentiment d’appartenance à la foi et à l’Église. Sans être nécessairement de la même communauté de foi, ils seront invités au moins à partager les valeurs qui inspirent l’action de l’école » (Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 23).

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Introduction

entendent « proposer la foi » chrétienne11 ? Si, en théorie, les instances officielles de l’école catholique belge avancent quelques réponses dans les deux documents de référence cités plus haut pour définir le cadre pastoral ; sur le terrain, la diversité des pratiques pour proposer « les valeurs de l’Évangile » à tous (chrétiens, autrement croyants ou athées) questionne et une véritable recherche de grande ampleur portant sur la pastorale scolaire manque encore en Belgique francophone.

Hypothèses de travail Afin de penser à neuf la pastorale scolaire, nous ferons appel à plusieurs concepts issus de l’œuvre de Paul Tillich parce que, tout d’abord, ce théologien ne s’est jamais déconnecté des problèmes de la vie. Cet homme fournit en effet un cadre théologique structuré et cohérent qui constituera la toile de fond de nos débats. Son influence est encore perceptible aujourd’hui, la « méthode de corrélation » qu’on lui attribue souvent ayant influencé des générations entières de théologiens. En articulant volontiers la philosophie et la théologie, ce pasteur « à la frontière » n’a jamais négligé la dimension existentielle dans sa réflexion sur l’éducation chrétienne. Par l’ultimate concern, on remarque son souci de s’ouvrir à tous, aux croyants et non-croyants, tout en maintenant un principe de rationalité. Ainsi, avec lui, la notion de religion au sens large est revisitée et revalorisée alors que la référence à Jésus-Christ persiste dans son modèle de pensée. Nous nous appuyons donc volontiers sur l’apport intellectuel de cet homme qui a également abordé la rencontre interreligieuse à la fin de sa vie. Tillich a donc été de ceux qui ont connu la sécularisation et qui se sont confrontés aux premiers débats sur le dialogue interreligieux. Dès lors, cet éclairage constitue-t-il une grille de lecture pertinente pour penser la référence à l’Évangile dans le contexte de la pastorale scolaire belge. Pour toutes ces raisons, Tillich se positionne pour nous comme le bon auteur afin de lancer cette recherche.

11 « La proposition de la foi a du sens dans la mesure où elle rejoint les personnes là où elles sont. Dès lors, au cœur d’une pastorale ouverte, basée sur le respect et l’échange des convictions de chacun, proposer la foi revient à proposer des moments et des lieux qui offrent à tous les membres de la communauté scolaire (enfants, jeunes et adultes) l’opportunité d’être touchés, dans leur cheminement, par des expériences vivifiantes de l’amour premier, inconditionnel et désintéressé du Dieu de Jésus-Christ » (CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 9).

Méthodologie et plan de recherche

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Aussi, d’une manière semblable à celle de Pedro Rubens12, nous sélectionnerons et étudierons différents concepts du corpus « tillichien »13, non seulement pour « discerner la foi » dans le contexte religieux ambigu de la pastorale scolaire en école catholique mais aussi, afin d’apporter des critères de discernement et d’établir des principes pour mieux positionner les finalités de la pastorale scolaire dans la société belge actuelle.

Méthodologie et plan de recherche Au niveau de la méthode, le plan de travail suivra les phases de la contextualisation, de la décontextualisation et de la recontextualisation. Dans la préface de l’ouvrage intitulé Lire la Bible en milieu populaire de Fidèle Mabundu Masamba, Maurice Cheza, professeur émérite de l’UCLouvain, donne quelques mots sur cette méthodologie que nous utiliserons14. Dans la première partie du travail, nous observerons le plus finement possible la situation sur le terrain (« contextualisation » : la pastorale scolaire en Belgique francophone). Pour ce faire, nous nous focaliserons progressivement sur notre objet d’étude : si, dans un premier temps, nous réfléchirons très largement aux finalités éducatives et aux attentes de la société civile et des jeunes à l’égard de l’école, nous affinerons par la suite notre recherche en proposant plusieurs modélisations sur l’identité de l’école catholique aujourd’hui. Ensuite, de l’école catholique, nous passerons à la description de son service de pastorale scolaire : cela se fera d’abord dans une approche diachronique, puis synchronique, lorsque nous décrirons les structures et les activités de pastorale scolaire. Enfin, nous exposerons les rapports entre la pastorale scolaire et les pastorales de la jeunesse. Dans un deuxième moment, nous prendrons de la hauteur par rapport à ce qui se passe dans les écoles. L’originalité de ce travail consiste en effet à faire appel au systématicien Paul Tillich et à cinq concepts fondamentaux extraits de

12 Un travail similaire pour comprendre la foi à partir de l’œuvre de Paul Tillich a été effectué au Brésil : Pedro RUBENS, Discerner la foi dans des contextes religieux ambigus. Enjeux d’une théologie du croire (Cogitatio Fidei, 235), Paris, Les Éditions du Cerf, 2004. 13 La notion de ‹ frontière ›, la bipolarité entre la ‹ substance catholique › et le ‹ principe protestant ›, la ‹ théonomie › afin d’entrer en dialogue avec le monde non croyant, l’outillage des jeunes pour le dialogue interconvictionnel et interreligieux, et enfin l’ultimate concern. 14 Fidèle MABUNDU MASAMBA, Lire la Bible en milieu populaire. Préface de Maurice Cheza (« Questions disputées »), Paris, Karthala, 2003. La préface de Maurice Cheza se trouve en pages 9 à 12 de l’ouvrage.

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Introduction

son œuvre pour donner à réfléchir avec15 lui (« décontextualisation » : penser la pastorale scolaire avec Paul Tillich). Après avoir dit quelques mots de sa vie et de son œuvre, nous étudierons non seulement ses textes sur l’éducation chrétienne mais nous nous attarderons aussi à décrire et à expliquer cinq concepts incontournables dans son œuvre : les ‹ frontières › et la corrélation comme structure ontologique fondamentale, la bipolarité entre la ‹ substance catholique › et le ‹ principe protestant ›, le concept de ‹ théonomie › et ses harmoniques que sont le démonique et le kairos, la question de la rencontre interreligieuse que Tillich a surtout abordée dans ses dernières années et enfin, la préoccupation ultime ainsi que sa réflexion sur le symbole religieux. Enfin, dans un troisième temps, nous retournerons au champ de recherche de départ. Nous enrichirons celui-ci par les cinq concepts tillichiens mis en dialogue avec les apports d’autres grands penseurs d’ici et d’ailleurs (« recontextualisation » à la pastorale scolaire) afin de dégager des axes de travail. Entre autres, nous alimenterons les réflexions de Paul Tillich grâce aux apports de Lieven Boeve, de Jean-Marc Aveline, de Paul Ricœur, de Christoph Theobald, de Salvatore Currò et du pape François. Cela nous permettra de répondre à la double problématique initiale : d’une part, déterminer le type d’éducation chrétienne possible dans le monde actuel et d’autre part, pour la pastorale scolaire, mieux positionner la dimension confessante de l’école catholique par rapport aux profils variés des personnes qui la fréquentent. Une triple attention sera donc portée : sur la communauté éducative dans son ensemble, sur les équipes pastorales et sur la collaboration entre les services ecclésiaux.

15 Notre méthode s’apparente à celle proposée par Pedro Rubens dans son livre Discerner la foi dans des contextes religieux ambigus, p. 135–322. Comme lui, nous chercherons à penser « avec Paul Tillich » « pour aller avec lui ‹ au-delà de lui › ». Cette expression est employée par Christoph Theobald dans la préface de cet ouvrage (Pedro RUBENS, Discerner la foi dans des contextes religieux ambigus, p. IV). Toutefois, si Pedro Rubens cherche à établir une « théologie fondamentale contextuelle », de notre côté, nous nous attacherons à développer une théologie contextuelle (pratique) attentive à la préoccupation ultime.

Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire 1.1 Approches sociétales par rapport à l’éducation Élaboré en trois axes, ce premier chapitre vise tout d’abord à présenter les attentes de la société par rapport à l’école. Pour commencer, une approche en philosophie de l’éducation décrira les finalités de l’acte éducatif ainsi que l’évolution de la question citoyenne de plus en plus insistante dans nos démocraties. Ensuite, une approche sociologique et psycho-sociétale nous permettra de mieux cerner les jeunes de nos sociétés occidentales ainsi que leurs attentes en matière religieuse. Dans un troisième temps, nous nous interrogerons de manière théorique sur la place des religions dans ce débat : comment aborder le triptyque « éducation – citoyenneté – religions » dans nos sociétés contemporaines ?

1.1.1 Apports de la philosophie de l’éducation et des sciences humaines Dans cette section, nous tenterons de répondre à deux questions préliminaires, très larges, qui auront le mérite d’ouvrir un maximum notre horizon de départ : « que signifie l’acte d’éduquer ? » et « qu’est-ce que la société attend de l’école aujourd’hui ? ». Pour tenter de répondre à ce double questionnement, nous ferons appel non seulement aux apports de quelques philosophes de l’éducation (Hannah Arendt, Martha Nussbaum, etc.), mais aussi aux arguments de spécialistes en histoire, en sociologie, en science politique et en sciences de l’éducation (François Audigier, Derek Heater, Thomas Humphrey Marshall, Will Kymlicka, Rainer Bauböck, etc.). 1.1.1.1 Qu’est-ce qu’éduquer ? L’éducation se limite-t-elle à la préparation de la vie professionnelle et à l’obtention d’un diplôme ? De nombreux philosophes répondraient par la négative à cette question ; l’éducation consisterait plutôt selon eux à « apprendre à être un homme » et à « former un être humain »1.

1 Jacques MARITAIN : « L’essence de l’éducation ne consiste pas en effet à adapter un futur citoyen aux conditions et interactions de la vie sociale, mais d’abord à faire un homme, – et préhttps://doi.org/10.1515/9783110785630-002

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

Or, depuis que les sociétés modernes ont fait primer la production de biens de consommation sur la fabrication d’œuvres humaines, elles ont favorisé le développement de la sphère privée au détriment de la construction d’un monde commun, l’éducation n’étant plus considérée comme un « apprentissage du monde ». Tel était le constat établi dès 1954 par Hannah Arendt, figure incontournable en philosophie de l’éducation. Pour elle, la mission de l’acte éducatif consiste à préparer les jeunes à « la tâche de renouveler le monde commun »2. En effet, pour la philosophe et politologue allemande naturalisée américaine, le concept de « monde » créé par les humains s’use inévitablement et ne peut être préservé qu’en le remettant en place par l’éducation3. Pour renouveler le monde, Hannah Arendt compte sur l’école et sur les éducateurs afin qu’ils présentent ce monde tel qu’il est à la nouvelle génération. Ainsi, les jeunes pourront ensuite y faire éclater l’élément de nouveauté que chaque génération porte en elle4. Par ailleurs, la « crise de l’éducation » diagnostiquée par notre philosophe serait « le reflet d’une crise beaucoup plus grave et de l’instabilité des sociétés modernes »5. En effet, politique et éducation entretiennent des liens étroits qu’il s’agit de comprendre en ces termes : « c’est simplement comme enseignement de culture, c’est-à-dire comme apprentissage du monde, que [l’enseignement] est une préparation à la citoyenneté. […] La scolarité prépare à la citoyenneté alors même que l’école ne concerne que la dimension anthropologique du monde. Elle a la citoyenneté comme fin et comme effet, mais non pas comme un contenu »6.

parer par cela même un citoyen » (Jacques MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation (Le monde sans frontières), 2e éd., Paris, Fayard, 1969, p. 30) ; Olivier REBOUL : « L’éducation, dans tous les domaines, depuis la naissance jusqu’au dernier jour, c’est d’apprendre à être un homme » (Olivier REBOUL, La philosophie de l’éducation (Que sais-je ?, 2441), Paris, Les Presses universitaires de France, 1993, p. 19) ; Louis BRUNET et Lucien MORIN : « Voilà pourquoi le dictionnaire voit juste en définissant l’éducation comme l’activité de former quelqu’un, qui n’est qu’une autre manière de dire la fin de l’éducation, c’est le développement et la formation d’un être humain (Louis BRUNET et Lucien MORIN, Philosophie de l’éducation, vol. 1, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 24). 2 Hannah ARENDT, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 252 (la première édition américaine de cet ouvrage date de 1954). Parmi la bibliographie de l’auteure, citons aussi: Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961. 3 Hannah ARENDT, La crise de la culture, p. 246–247. 4 Hannah ARENDT, La crise de la culture, p. 247. 5 Philippe FORAY, « Hannah Arendt, l’éducation et la question du monde », dans Le Télémaque, 19 (2001/1), p. 79–101. Ici, p. 86. 6 Philippe FORAY, « Hannah Arendt, l’éducation et la question du monde », p. 89.

1.1 Approches sociétales par rapport à l’éducation

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Dès lors, l’éducation ne se résumerait pas simplement à l’obtention d’un diplôme mais consisterait aussi – et même davantage – à permettre à la nouvelle génération de renouveler le monde commun. Ainsi, par l’apprentissage de la culture et la découverte du monde tel qu’il est, l’éducation viserait donc et devrait avoir pour conséquence de former des citoyens capables de participer activement à la société de demain. 1.1.1.2 Quelles sont les attentes actuelles de la société envers l’école ? Former des citoyens et éduquer à la citoyenneté semblent bien être des enjeux majeurs pour l’école dans notre société contemporaine. Pour confirmer ce propos, nous pouvons reprendre ces quelques lignes très claires rédigées en 2007 par François Audigier7, professeur en sciences de l’éducation de l’Université de Genève : « depuis quelques lustres », écrit-il, « la question de la citoyenneté et de sa place comme intention d’éducation fait partie des préoccupations annoncées comme prioritaires dans la totalité de nos États européens, voire plus largement ailleurs dans le monde ». Prenons acte de ce fait. Toutefois, ce concept de citoyenneté possède des contours assez flous qu’il convient de préciser. Afin de définir la citoyenneté, une étude récente menée à l’UCLouvain8 a repris les théories de Thomas Humphrey Marshall et de Derek Heater, deux références mondiales en la matière. D’après le premier, qui a été sociologue à la London School of Economics, la citoyenneté comprendrait trois aspects (le civil, le politique et le social) intimement liés avec le système éducatif et les sciences sociales9. Pour le second, qui a été historien à l’Université de Brighton, le « cube de citoyenneté » présente de manière holistique les différentes facettes de la

7 François AUDIGIER, « Raveaud Maroussia. De l’enfant au citoyen : la construction de la citoyenneté à l’école en France et en Angleterre », dans Revue française de pédagogie, 158 (2007), p. 185–188. Ici, p. 185. 8 Benjamin MORIAMÉ, Éducation à la philosophie et à la citoyenneté (EPC) à l’école secondaire : objectifs officiels et exigences théoriques à l’épreuve des difficultés, contraintes et perceptions des enseignants (mémoire de la faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication), Louvain-la-Neuve, UCLouvain, 2017 (Promoteur : Pierre Baudewyns). Cf. aussi Marco MARTINIELLO, La citoyenneté à l’aube du 21e siècle : questions et enjeux majeurs, Liège, ULG-Fondation Roi Baudouin, 2000. 9 Thomas Humphrey MARSHALL, Class, Citizenship and Social Development. Essays by T. H. Marshall with an Introduction by Seymour Martin Lipset, Westport, Greenwood Press, 1973. Notamment p. 71–72: « I shall be running true to type as a sociologist if I begin by saying that I propose to divide citizenship into three parts. But the analysis is, in this case, dictated by history even more clearly than by logic. I shall call these three parts, or elements, civil, political and social. […] The institutions most closely connected with it are the educational system and the social sciences ».

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citoyenneté10. Selon ce chercheur, le « cube de citoyenneté » est tridimensionnel : à sa base, la première dimension reprend les trois premiers aspects déjà identifiés par T. H. Marshall auxquels Derek Heater ajoute les qualités morales et l’identité. La seconde dimension intègre l’aspect géographique qui se décline en quatre niveaux (mondial, continental/régional, national ou provincial/local). Enfin, la dernière dimension concerne l’éducation à la citoyenneté (la connaissance des affaires publiques, les attitudes civiques et les compétences pour participer à la vie politique). En croisant ces trois niveaux (5x4x3), Heater obtient ainsi soixante facettes qui déterminent les soixante aspects de la « citoyenneté multiple » dont il cherche à tracer les contours, comme le montre l’Illustration 1 extraite de son ouvrage11.

Illustration 1: Le cube de citoyenneté (D. HEATER, Citizenship, 3e éd., p. 326).

Avec cette approche tridimensionnelle, Derek Heater a montré que la citoyenneté ne devait plus se comprendre uniquement en tant que promotion de l’identité nationale, comme cela a été le cas par le passé.

10 Derek HEATER, Citizenship : The Civic Ideal in World History, Politics and Education, 1e éd., London/New York, Longman, 1990. Ici, p. 319. 11 Derek HEATER, Citizenship : The Civic Ideal in World History, Politics and Education, 1e éd., p. 319. Cf. aussi la troisième édition d’où est extraite l’illustration: Derek HEATER, Citizenship : The Civic Ideal in World History, Politics and Education, 3e éd., Manchester/New York, Manchester University Press, 2004, p. 326.

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Dans l’un de ses articles retraçant de manière comparative toute l’histoire de l’éducation à la citoyenneté12, le spécialiste a mis en avant des périodesclés de l’histoire depuis l’antiquité jusqu’au XXIe s. permettant de comprendre l’évolution de la notion de citoyenneté. Le parcours historique qu’il a ainsi esquissé a mis en évidence, en France, le rapprochement étroit entre ce concept de citoyenneté et celui de nationalité au XVIIIe s., les termes de « vertu », de « nation », de « patrie » et de « citoyen » étant quasiment devenus interchangeables. Il faut dire qu’à cette époque, l’influence du philosophe Jean-Jacques Rousseau a été déterminante, lui qui était intimement convaincu du rôle de l’éducation pour former une conscience nationale13. Cette importance de la patrie a été réaffirmée plus d’un siècle plus tard en France par Jules Ferry lors de la création de son système d’écoles primaires laïques comprenant une éducation morale et une « instruction civique »14. Toutefois, plus récemment, après l’époque des totalitarismes (nazisme, communisme) qui se sont emparés des systèmes éducatifs pour l’endoctrinement et la propagande, la plupart des États n’ont plus fait correspondre le concept de nationalité à celui de citoyenneté. Enfin, des développements supranationaux et la multiculturalité des États ont finalement rendu impossible l’équivalence entre ces deux concepts15. C’est la raison pour laquelle, malgré la contradiction apparente de l’expression, depuis la fin du XXe s., les experts parlent de plus en plus de « citoyenneté mondiale » (cf. le programme fédéral « Annoncer la couleur »16 lancé récemment en Belgique), ou de « citoyenneté multiculturelle »17. Ces spécialistes réfléchissent ainsi à la manière d’intégrer les citoyens provenant d’autres pays et de respecter les droits des minorités ethniques. Dans une logique similaire, Rainer Bauböck, qui s’occupe des questions de migration et d’intégration au niveau eu-

12 Derek HEATER, « The History of Citizenship Education : A Comparative Outline », dans Parliamentary Affairs, 55 (2002), p. 457–474. 13 Derek HEATER, « The History of Citizenship Education : A Comparative Outline », p. 462. 14 Derek HEATER, « The History of Citizenship Education : A Comparative Outline », p. 465. 15 Derek HEATER, « The History of Citizenship Education: A Comparative Outline », p. 473: « Moreover, while the equation of citizenship with nationhood understood as common culture has been collapsing inside states, supranational developments have assisted in the undermining of citizenship as understood nationality, despite their legal synonymity ». 16 Cf. le site « Annoncer la couleur » : https://www.annoncerlacouleur.be/, page consultée le 21 février 20221. 17 D’après le titre de l’ouvrage de Will KYMLICKA, Multicultural Citizenship. A Liberal Theory of Minority Rights (Oxford Political Theory), Oxford, Clarendon Press, 1995.

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ropéen, utilisait dès 1994 l’expression de « citoyenneté transnationale » afin de réfléchir aux droits des migrants18. Ainsi, il devient évident qu’aujourd’hui, en Europe, l’éducation à la citoyenneté est passée de la promotion de l’identité nationale à des programmes plus ouverts, favorisant le développement des compétences liées au pluralisme et au respect des autres cultures, comme en témoigne le rapport Eurydice de la Commission européenne19. Dès lors, en revenant à notre question de départ concernant l’acte d’éduquer et, en suivant cette fois la terminologie de la philosophe américaine Martha Nussbaum20, nous pouvons finalement affirmer que la finalité de l’éducation consisterait aujourd’hui à développer les « capabilités21 » de chacun afin de favoriser un monde plus juste et plus démocratique. En effet, si la société attend de l’école qu’elle joue un rôle en faveur de la démocratie et qu’elle forme des citoyens, cela doit avoir un impact sur les politiques éducatives. Réactualisant la théorie aristotélicienne de la « vie bonne », la spécialiste part du point de vue qu’il faut orienter nos sociétés contemporaines vers la coopération et la démocratie plutôt que vers la compétition et le profit22. Selon elle, une éducation à la vie bonne comprend non seulement une formation à la démocratie et à l’esprit critique, mais aussi : « la capacité de se préoccuper de la vie des autres, de comprendre ce que différents types de mesures politiques signifient pour les possibilités de vie et les expériences de tous ses concitoyens, ainsi que des étrangers », « la capacité d’imaginer une variété

18 Rainer BAUBÖCK, Transnational Citizenship. Membership and Rights in International Migration, Aldershot, Edward Elgar Publishing Limited, 1994. 19 COMMISSION EUROPÉENNE/EACEA/EURYDICE, L’éducation à la citoyenneté à l’école en Europe. Rapport Eurydice, Luxembourg, Office des publications de l’Union Européenne, 2017. En ligne : https://epale.ec.europa.eu/sites/default/files/leducation_a_la_citoyennete.fr_.pdf p. 57 (page consultée le 21 février 2022). Le réseau Eurydice se charge de l’information sur l’éducation en Europe. 20 Martha NUSSBAUM, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ? (Climats), Paris, Flammarion, 2012; Martha NUSSBAUM, Cultivating Humanity : A Classical Defense of Reform in Liberal Education, Cambridge, Harvard University Press, 1997; Martha NUSSBAUM, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle ? (Climats), Paris, Flammarion, 2011 et Martha NUSSBAUM, Les religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur (Climats), Paris, Flammarion, 2013. 21 L’approche par « capabilités » (qu’elle a d’ailleurs développée avec l’économiste Amartya Sen) est au cœur du système de pensée de Martha Nussbaum. Selon cette « contre-théorie » adverse au culte du PIB, il faut permettre à une personne de développer tout ce qu’elle est capable d’être et de faire en créant des possibilités « par une combinaison de capacités personnelles et d’un environnement politique, social et économique » (Martha NUSSBAUM, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, p. 39). 22 Martha NUSSBAUM, Les émotions démocratiques, chapitre 1.

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de problèmes complexes qui affectent l’histoire d’une vie humaine dans son déploiement », « la capacité de voir ensuite son propre pays comme une fraction d’un ordre mondial complexe »23. En définitive, la philosophe américaine considère qu’une véritable éducation citoyenne doit combattre toute forme de hiérarchie, de domination, d’agression ou de contrôle sur un autre, et en particulier sur les minorités (de genre, religieuses, sociales ou culturelles) pour cultiver plus largement les émotions morales et l’empathie. D’après son ouvrage Cultvating Humanity, cette éducation idéale comporte une étude des auteurs propices à la réflexion sur sa propre vie pour que chaque jeune se sente « citoyen du monde » et puisse ainsi créer une humanité plus consciente d’elle-même. La ligne directrice de Martha Nussbaum en matière éducative consiste donc à faire en sorte que chaque élève se sente concerné par autrui, même et surtout si autrui a une culture ou une religion différente de la sienne. Nous pouvons donc répondre au double questionnement envisagé en soutenant d’une part que le rôle de l’école consiste aujourd’hui à former des jeunes capables de participer à nos sociétés modernes, capables d’y apporter « leur élément de nouveauté » en se sentant concernés par autrui. D’autre part, alors que par le passé, l’apprentissage de la citoyenneté allait de pair avec celui de la nationalité, nous constatons à présent que nos démocraties attendent de l’école qu’elle forme de jeunes citoyens ouverts sur le monde, soucieux du pluralisme, respectueux des autres cultures et des autres religions.

1.1.2 Les attentes des jeunes Après avoir observé les attentes de la société par rapport à l’école, nous allons maintenant nous intéresser aux jeunes dans une approche de type sociologique. Nous reprendrons tout d’abord quelques données d’une étude publiée en 201724 établissant une cartographie générationnelle et mettant en relief la génération Z. Puis, nous relaierons les images qu’utilise Nathalie Becquart pour décrire le monde des jeunes25. Ensuite, nous étudierons la manière de compren-

23 Martha NUSSBAUM, Les émotions démocratiques, p. 38. 24 Daniel OLLIVIER, Catherine TANGUY, Générations Y & Z. Le grand défi intergénérationnel, Louvain-la-Neuve, de Boeck Supérieur, 2017. Les pages 23 à 32 seront particulièrement exploitées. 25 Nathalie BECQUART, « Évangéliser la génération CO. Le défi de la synodalité », dans Lumen Vitae, 73 (2018), p. 151–159. Nathalie Becquart est une religieuse xavière qui a été directrice entre 2012 et 2018 du service pour l’évangélisation des jeunes et pour les vocations auprès de la Conférence des évêques de France. Pour le CRER, elle a participé avec Patrick Laudet à une demi-journée de réflexion sur le thème : « Jeunes et christianisme : nouveaux rapports, nou-

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dre et de travailler avec les jeunes dans nos sociétés changeantes. Pour ce faire, nous aurons recours à la pensée de Jean-Paul Gaillard qui qualifie les jeunes de la nouvelle génération de « mutants »26. Plus loin, nous étudierons aussi la manière dont les jeunes francophones ressentent aujourd’hui leur(s) appartenance(s) religieuse(s) à partir d’une enquête menée sur le terrain par le CRER, Centre de Recherche en Éducation et Religions de l’UCLouvain, auprès des 16–18 ans. Cela nous permettra de conclure cette rubrique en mettant en évidence les attentes de la jeunesse en ce qui concerne l’enseignement religieux. 1.1.2.1 Qui sont les jeunes de nos sociétés occidentales ? La génération Z Dans un article de la Revue théologique de Louvain, Benoît Bourgine relevait quelques expressions de sociologues définissant l’identité de l’individu en cette ère « post-moderne » : Zygmunt Bauman parle d’identité « liquide », Jürgen Habermas et Jean-Marc Ferry d’identité « post-conventionnelle » ou « reconstructive », Charles Taylor désigne l’identité contemporaine par le concept de « moi ponctuel », et enfin, Hartmut Rosa utilise l’expression « identité situative »27. Ce même sociologue et philosophe allemand, Hartmut Rosa, postule la « compression du temps » pour définir l’époque présente caractérisée par l’accélération de la technique, des bouleversements de la société et du rythme de nos vies. Selon lui, la période de la sécurité des attentes diminue, ce qui bouscule les conditions d’actions28. De plus, le présent a tendance à se raccourcir, particulièrement pour les plus jeunes, ce qui entraîne un effet de désynchronisation et une fracture sociale intergénérationnelle, les plus anciens ne parvenant plus à suivre le rythme effréné des nouvelles générations. De ce fait, il met également en avant la complexité de transmission culturelle et les difficultés de transformation du vécu en expérience. Pour H. Rosa, l’identité de l’homme moderne est « situative » en raison de l’instabilité de plus en plus forte de sa famille, de son métier, de ses convictions, etc.

veaux accompagnements » le 11 mai 2016. Même si ces considérations sont issues du monde de la pastorale des jeunes, la religieuse xavière se base sur des études sociologiques solides afin de consolider ses dires sur les générations Y et Z. De plus, les images qu’elle emploie donnent plus de clarté à notre propos. 26 Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation. Mode d’emploi pour les parents, éducateurs, enseignants et thérapeutes (Art de la psychothérapie), 7e éd. augm., Paris, ESF, 2018. 27 Benoît BOURGINE, « La promesse d’être soi », dans Revue théologique de Louvain, 42 (2011), p. 4–17. Ici, p. 10. 28 Hartmut ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps [2005], traduction de D. Renault (Théorie critique), Paris, La Découverte, 2010.

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Cette réflexion du philosophe allemand nous invite à prendre en compte les études sociologiques basées sur une approche générationnelle. Dans le cadre de cette approche, les spécialistes établissent une véritable « cartographie » dans laquelle se trouve la génération Z (personnes nées entre 1996–2008) qui nous intéresse plus particulièrement dans le cadre de cette étude consacrée principalement aux jeunes. Dans une récente publication, Générations Y & Z, Le grand défi intergénérationnel, Daniel Ollivier et Catherine Tanguy décrivent les quatre dernières générations tout en s’attardant plus longuement sur les deux dernières29 : – La génération des baby-boomers (1946–1964), dont l’appellation provient de l’augmentation de la natalité après la seconde guerre mondiale. Cette génération qui aurait mis en place la société de consommation a connu le tournant de mai 1968 : à partir de cette date, les détenteurs de l’autorité ont toujours dû se justifier davantage pour chacun de leurs actes ; – La génération X (1965–1979) serait la génération sacrifiée. Elle a été frappée de plein fouet par différentes crises : celles de l’emploi, de l’économie, de l’effondrement des valeurs. Elle a connu de nombreux chocs, notamment technologiques mais aussi celui de Tchernobyl, l’apparition du SIDA ainsi que les séparations plus fréquentes des parents ; – La génération Y (1980–1995) se veut pionnière. Elle accorde beaucoup d’importance au sens et au pourquoi, c’est la génération « why ? ». Davantage que leurs prédécesseurs, les membres de cette génération ont une relation différente à l’autorité. Ils sont impatients et hyper-connectés ; – La génération Z (1996–2008) enfin ne partage pas l’insouciance de la génération précédente car elle est née dans un monde rempli d’incertitudes liées à l’économie, au climat ou aux attentats. De plus, elle est consciente de ces bouleversements de la société. Comme les Y, les membres de la génération Z rejettent les autorités non fondées, gèrent une connectivité accrue, baignent dans les progrès et l’accélération technologique. Enfin, ils autorisent le questionnement à tout point de vue. Par contre, de manière nettement plus marquée que les Y, la génération Z veut avoir un impact sur le monde et accorde beaucoup plus d’importance à l’accumulation d’expériences réelles.

29 Daniel OLLIVIER, Catherine TANGUY, Générations Y & Z. Le grand défi intergénérationnel, p. 23–32. Les dates avancées pour le début et la fin de chacune de ces générations sont données à « titre indicatif », les auteurs de cette approche ne voulant pas eux-mêmes entrer dans des « querelles d’experts concernant les dates à retenir » (Daniel OLLIVIER, Catherine TANGUY, Générations Y & Z. Le grand défi intergénérationnel, p. 23).

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Qui plus est, d’après l’enquête, trois paradoxes parcourent cette génération Z : – ces jeunes sont prêts pour partager les informations, aiment le collectif, tout en accordant par ailleurs une grande importance à la visibilité de leur contribution personnelle (besoin de personnalisation) ; – ces jeunes sont conscients de la dureté du monde et, en même temps, dans un élan idéaliste, ils sont prêts à s’engager politiquement afin de transformer le monde ; – ces jeunes sont hyper-connectés, ils vivent dans l’immédiateté et, paradoxalement, ils sont capables d’une grande maturité. Quelques expressions permettent de caractériser ces membres de la génération Z : hyper-connectés, ultra-instantanés, culture du zapping, partage et collaboration, goût pour la création, hédonisme, lucidité et pragmatisme, exigence d’être traités d’égal à égal, souci de sa propre image, multiplicité des expériences de vie30. Pour prendre d’autres termes et d’autres images qui complètent le portrait qui vient d’être dressé, Nathalie Becquart utilise quelques adjectifs supplémentaires pour caractériser ce qu’elle appelle « la génération CO » (co- à comprendre dans le sens d’une génération à l’esprit collaboratif, attentif à l’économie de partage, à la co-construction, etc.). Cette génération CO, correspondant à une grande partie des générations Y et Z de l’enquête précitée (de 1990 à 2000 d’après sa datation), Nathalie Becquart l’appelle aussi « génération EPIC » : E pour expérientielle, P comme participative, I comme image et C comme connectée. Quatre métaphores viennent alors expliciter son propos31 : – Premièrement, l’image du réseau, en référence aux réseaux sociaux où la religieuse insiste sur la présence de la relation (même si cette relation se concrétise différemment de ce que les générations précédentes ont connu); – Deuxièmement, l’image de la mosaïque car les jeunes construisent leur identité : il s’agit pour eux d’expérimenter pour découvrir et non plus de reproduire. Cela crée des identités ouvertes, plurielles et multiples, comme une mosaïque ; – Troisièmement, l’image de la mer qui, elle, ne caractérise pas les jeunes mais bien le monde instable dans lequel ils vivent (référence au concept de « société liquide »32) ;

30 Daniel OLLIVIER, Catherine TANGUY, Générations Y & Z. Le grand défi intergénérationnel, p. 26. 31 Nathalie BECQUART, « Évangéliser la génération CO », p. 155–156. 32 Ce concept de « société liquide » est également utilisé en théologie et a été exploité par Arnaud Join-Lambert dans plusieurs de ses articles : « […] il faut bien avancer pour que l’Église ne devienne pas un musée ou le refuge de quelques personnes motivées ou trop habituées. Le temps de la pastorale de chrétienté accordant la priorité au curé de paroisse et à ses brebis sur

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Quatrièmement, l’image du LOL (Laughing Out Loud, « mort de rire » en langage SMS) insiste sur l’aspect ludique et sensationnel de la société : dans le monde contemporain, quelques remarques humoristiques ou cyniques ont parfois plus d’impact qu’un développement argumenté, rigoureux et sérieux.

À la suite de toutes ces constatations sociologiques, Nathalie Becquart émet pour l’Église quelques hypothèses (qu’il nous faudra vérifier plus loin) si celle-ci veut encore évangéliser les nouvelles générations33 : il s’agirait qu’elle reste attentive à la quête de sens et de spiritualité des jeunes, tout en leur permettant de vivre des expériences. Le christianisme sociologique ayant pratiquement disparu, la religieuse xavière recommande une nouvelle manière d’articuler l’individu à la communauté dans les activités menées en Église afin que les jeunes, « allergiques » aux institutions, puissent vibrer ensemble, en tant qu’ « individualistes collaboratifs ». Selon elle, il importe de soigner l’aspect relationnel et d’accorder de la reconnaissance à ces individus singuliers pour faire communauté. Ainsi, tirer ces constatations sur les caractéristiques de la nouvelle génération implique d’imaginer, de manière générale, une nouvelle manière de s’adresser à elle. Des jeunes en mutation La nouvelle génération des jeunes entre 0 et 25 ans34, le thérapeute systémicien Jean-Paul Gaillard, l’appelle celle des « mutants » : ce sont en fait « les enfants et les adolescents occidentaux dont les façonnements psycho-sociétaux sont ceux du monde postmoderne »35. La manière d’entrer en relation avec eux requiert un nouveau cadre d’attitudes de la part des aînés envers les plus jeunes (passer par exemple de l’inclusion, du silence, des injonctions à ne pas penser et de la punition vers l’accueil, la conversation, la négociation, les injonctions à penser et la tolérance).

un petit territoire bien délimité est définitivement révolu. L’heure est à la polyvalence, aux changements d’orientation, aux mutations rapides » (Arnaud JOIN-LAMBERT, « Vers une Église ‹ liquide › », dans Études (2015/2), p. 67–78. Ici, p. 77–78). 33 Nathalie BECQUART, « Évangéliser la génération CO », p. 157. 34 Cette section est rédigée sur base du livre de Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation mais aussi d’après la conférence éponyme qu’il a tenue à Limoges le 5 décembre 2014 sur le thème « L’adolescence, ça sert à quoi ? ». Cette vidéo se trouve sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=WEZbrXlKW6A, page consultée le 21 février 2022. D’après les tranches d’âges indiquées, les « mutants » correspondent à la génération Z décrite précédemment. 35 Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation, p. 15 et 26.

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Si le spécialiste emploie le terme de « mutants », c’est en raison de la mutation sociétale post-moderne. Comme le faisait déjà remarquer le pape François lors du Congrès ecclésial de l’Église italienne à Florence le 10 novembre 2015 : « Aujourd’hui, nous ne vivons pas une époque de changements, mais un changement d’époque ». Or, ces mutants qui appartiennent à un monde nouveau, à un « monde naissant » par rapport au « monde finissant » en train de disparaître, sont les acteurs de la mutation sociétale dans laquelle ils évoluent. Pour les mutants, la façon d’exprimer leurs émotions, leur rapport aux objets et leur perception du monde, de l’identité, de l’autorité, de la hiérarchie diffèrent radicalement de celles de leurs parents et de leurs éducateurs. En conséquence, ces derniers ont trop souvent tendance à considérer le comportement différent des mutants comme étant pathologique alors qu’ils agissent en fait selon une nouvelle économie émotionnelle et psychique. Si la comparaison du professeur Gaillard est très exhaustive pour montrer les oppositions entre le monde d’hier et le monde d’aujourd’hui36, nous nous contenterons de présenter deux passages significatifs et suffisamment globaux pour illustrer le bouleversement total qui est en train de se produire : celui concernant l’identité et celui de l’autorité. En termes d’identité, le spécialiste montre que nous sommes passés d’une identité appartenancielle à une identité individuelle et autonome37. Alors que, dans le monde finissant, les groupes d’appartenance déterminaient l’identité, dans le monde naissant, l’individu a pris le pas sur le collectif. Il s’agit à présent d’être visible, « l’extime » l’emportant aujourd’hui sur le besoin de reconnaissance38 qui animait les « anciens ». Avec l’écroulement des institutions, le monde est également passé d’une « hétéronomie par principe » à une « autonomie par principe » ou d’une « injonction à ne pas penser » à une « injonction à penser ». Cela explique par la même occasion la sensibilité des mutants plus

36 Entre autres, dans son ouvrage Enfants et adolescents en mutation, le thérapeute montre les évolutions suivantes entre le monde des parents et des enseignants et celui des mutants: passage d’une « culpabilité par principe » à un « rapport émotionnel à soi-même que le religieux ne bride plus » (p. 42–44), passage d’un interdit de « tout sauf ce qui était expressément autorisé » à une disparition de l’interdit et à une situation où « tout est négociable » (p. 44–48), passage de « l’humilité par principe » à une « présentation obligée de soi » (p. 52–53), passage d’un temps « entre passé et avenir » à un « présent compact, sans passé ni futur », passage d’une sexualité interdite à une sexualité banalisée (p. 58–62). 37 Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation, p. 29–36. 38 Les « mutants » accordent une grande importance à leur smartphone qui est comme un « prolongement organique » alors que beaucoup de règlements scolaires interdisent encore celui-ci, d’où le sentiment d’ « amputation » des jeunes lorsque cet objet leur est confisqué.

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forte à l’égard de l’éthique (« Je ferai … Je ne ferai pas … ») qu’à l’égard de la morale (« Tu feras … Tu ne feras pas … »), reliquat du monde finissant. Autre changement majeur, celui de l’évolution d’une autorité de mode paternel vers une plus grande autorité sur soi. Cela implique une autre évolution, celle de la hiérarchie, de l’ordre vertical vers un ordre plus horizontal39. L’autorité du mode paternel du monde ancien caractérisée par la soumission de l’autre et la menace favorisait logiquement une hiérarchisation de type vertical selon le mode « domination-soumission-révolte » et reproduisait inévitablement des inégalités. Par opposition à ce monde finissant, les mutants sont caractérisés par une plus grande responsabilité personnelle, par la volonté d’une égalité entre tous et préfèrent entrer en négociation que de se soumettre à la menace : « cette migration de l’autorité, de l’extérieur vers l’intérieur, constitue un changement considérable »40, insiste le spécialiste. Moins enclins à respecter le règlement, les mutants évoluent dans un monde où la responsabilisation et l’égalité de tous constituent les maîtres-mots. À l’issue de son ouvrage, le psychanalyste conclut en expliquant à quel point le psychisme des gens de sa génération était « religieusement organisé »41 et à quel point « le psychisme des individus du monde naissant est façonné par l’économique, l’économique prenant point par point la place qu’occupait le religieux, dans le psychisme occidental »42. Il lance alors quelques questions aux détenteurs des pouvoirs politique et économique du monde ancien43 : laisseront-ils la place aux mutants ? L’éthique de ceux qui ont reçu « une injonction à penser » pourra-t-elle se développer en actes ? Permettra-t-elle à une véritable démocratie représentative de naître, elle qui est aujourd’hui prise en otage par l’économie libérale ?44 1.1.2.2 Quelles sont les appartenances des jeunes en matière religieuse et quelles sont leurs attentes ? Pour décrire au mieux les jeunes à qui la pastorale scolaire s’adresse principalement, il convient non seulement de présenter la génération Z, celle des « mutants », mais il faut aussi s’intéresser à leurs appartenances religieuses et à leurs centres d’intérêt religieux.

39 Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation, p. 37–42. 40 Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation, p. 38. 41 Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation, p. 149. 42 Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation, p. 147. 43 Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation, p. 187. 44 Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation, p. 170.

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

Le récent synode intitulé Les jeunes, la foi et le discernement vocationnel, et ses Lineamenta45 en particulier, faisaient part d’un ancrage sociologique marqué par la rapidité des changements pour caractériser la société actuelle, ce qui permettrait moins facilement à nos contemporains de poser des choix définitifs dans leur vie. Ce document relatait encore que notre société de culture « scientiste » était marquée par la multiculturalité et la multi-religiosité, que la crédibilité des institutions et des figures d’autorité était fortement érodée, et que les jeunes apprennent dès lors à vivre sans Dieu. Les études sociétales présentées plus haut ont d’ailleurs confirmé ces tendances. C’est le cas aussi de l’enquête réalisée par le CRER en janvier 2015. En plus, cette étude a le mérite de donner la parole aux jeunes. C’est la raison pour laquelle les lignes qui suivent feront écho au livre Un cours de religion pour quoi ? Vécu et attentes des élèves du secondaire en Belgique francophone46 qui reprend les principaux enseignements de cette enquête. Si tout l’ouvrage mérite le détour, une attention toute particulière sera portée sur la quatrième partie, celle consacrée à la multiculturalité et à la multi-religiosité. 1644 jeunes de la fin du secondaire47 ont été interrogés sur le sens de la vie, leurs représentations religieuses, le cours de religion « idéal » ainsi que sur la diversité religieuse telle qu’ils l’imaginaient. 85% de ces personnes interrogées étaient scolarisées dans des écoles catholiques et suivaient donc le cours de religion catholique de deux périodes par semaine. Environ, trois élèves sur quatre étaient issus de l’enseignement général et plus d’un tiers se reconnaissent dans le catholicisme48. La première partie de cette enquête met en évidence que, même s’ils ne le reconnaissent pas toujours explicitement, les jeunes trouvent quand même du sens dans leur existence, que ce soit grâce à leur famille, à leurs amis, ou à l’amour49. La deuxième partie de l’ouvrage coordonnée par Vanessa Patigny rappelle l’importance de prendre en considération les représentations religieuses des jeunes avant de leur enseigner des contenus religieux. De plus, la chercheuse a montré que les explications sur le monde qui entoure les jeunes ne 45 Document écrit en vue de préparer une assemblée générale du synode des évêques et destiné à inviter toute l’Église à participer à la réflexion sur le sujet en question. 46 Henri DERROITTE et Diane du VAL D’ÉPRÉMESNIL (éd.), Un cours de religion pour quoi ? Vécu et attentes des élèves du secondaire en Belgique francophone, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2017. La quatrième partie de cette étude a été réalisée et écrite par une équipe coordonnée par Cécile POSSOZ et Geoffrey LEGRAND. 47 83,6% de ces jeunes ont entre 17 et 19 ans. 48 Henri DERROITTE et Diane du VAL D’ÉPRÉMESNIL (éd.), Un cours de religion pour quoi ?, p. 12–13. 49 Henri DERROITTE et Diane du VAL D’ÉPRÉMESNIL (éd.), Un cours de religion pour quoi ?, p. 66.

1.1 Approches sociétales par rapport à l’éducation

21

sont généralement plus reliées à Dieu50. La troisième partie de l’enquête révèle notamment l’importance du contexte et de la culture propres à chaque réseau, l’importance aussi d’examiner les autres visions du monde pour apprendre à exprimer sa propre vision, le souhait d’objectivité (n’impliquant pas pour autant la neutralité) des jeunes à propos de la présentation des religions au cours, ainsi que des attentes différentes en fonction du genre de l’élève51. La quatrième partie de ce livre a pour but, quant à elle, de mieux comprendre et d’aborder la diversité chez les jeunes52. Pour réaliser cette partie de l’enquête, les chercheurs ont suivi la démarche du spécialiste en pédagogie religieuse, H.-G. Ziebertz53, en reprenant et en adaptant son questionnaire sur la jeunesse en Europe. Trois questions principales ont guidé cette partie de l’étude : a) Quel est le degré de religiosité des jeunes et quelles sont leurs appartenances religieuses ? b) Quelle est encore leur expérience religieuse ? c) Quelle place accordent-ils à la religion dans le monde moderne ? Ci-après, le Graphique 1 indique le rapport des jeunes au religieux : Ainsi, en chiffres, 30% se disent « pas du tout » croyants (0 sur l’échelle), 52% pas du tout pratiquants, 71% pas du tout obligés de pratiquer, 56% pas du tout en recherche et 34% pas du tout intéressés par des questions religieuses. Ce constat de base peut sembler étonnant, toutefois, ce n’est pas parce que les jeunes semblent rejeter la religiosité qu’ils ne se posent pas des questions existentielles et que la « spiritualité » au sens large est absente chez eux.

50 Henri DERROITTE et Diane du VAL D’ÉPRÉMESNIL (éd.), Un cours de religion pour quoi ?, p. 90. 51 Henri DERROITTE et Diane du VAL D’ÉPRÉMESNIL (éd.), Un cours de religion pour quoi ?, p. 120–131. 52 Henri DERROITTE et Diane du VAL D’ÉPRÉMESNIL (éd.), Un cours de religion pour quoi ?, p. 133–165. 53 Hans-Georg ZIEBERTZ, William K. KAY (éd.), Youth in Europe. Vol. I. An International Empirical Study about Life Perspectives, Münster, Lit Verlag, 2005 ; Hans-Georg ZIEBERTZ, Willima K. KAY (éd.), Youth in Europe. Vol. II. An International Empirical Study about Religiosity, Berlin, Lit Verlag, 2006 ; Hans-Georg ZIEBERTZ, William K. KAY, Ulrich RIEGEL (éd.), Youth in Europe. Vol. III. An International Empirical Study about the Impact of Religion on Live Orientation, Berlin, Lit Verlag, 2009. Le deuxième ouvrage concerne particulièrement les rapports à la multiculturalité et à la multi-religiosité.

22

Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

0

71.12%

1 56.39%

51.82%

2 3 4

34.03%

29.97%

5 6 7 8

Croyant

Pratiquant

Obligé

En recherche

9

Intéressé

Graphique 1: Réponses à la question 65 sur l’échelle de 0 à 10 : Les jeunes se sentent-ils croyants, pratiquants, obligés de pratiquer, en recherche, intéressés par les questions religieuses ?

Ensuite, deux questions ont été posées sur leur(s) appartenance(s) religieuse(s). À la question « vous reconnaissez-vous dans l’une des religions, convictions ou philosophies suivantes ? Laquelle ? Lesquelles ? », les religions chrétiennes, l’athéisme et le bouddhisme se sont démarqués devant l’islam54 comme le démontre le Tableau 1 : Tableau 1: Réponses à la question 66: dans quelles convictions/religions les jeunes se reconnaissent-ils ? – – – – –

42% catholiques 6,5% protestants 4% orthodoxes 4% témoins de Jéhovah 3% anglicans

– – –

21% athéisme 11% agnosticisme 9% morale laïque

– –

13 % bouddhisme 5% hindouisme

– –

8% islam 5% judaïsme

Et si on demande aux jeunes, « parmi ces religions, convictions ou philosophies, y en a-t-il que vous souhaiteriez découvrir ou mieux connaitre ? », voici leurs réponses dans le Tableau 2 :

54 Concernant l’islam, il faut noter que les jeunes ont répondu à ce questionnaire en janvier 2015, c’est-à-dire dans le contexte des attentats qui ont secoué la France (Charlie Hebdo et supérette casher) entre les 7 et 9 janvier.

1.1 Approches sociétales par rapport à l’éducation

23

Tableau 2: Réponses à la question 67: quelles religions ou convictions les jeunes veulent-ils découvrir ? – –

27,9 % bouddhisme 13,4% hindouisme

– –

12,1% islam 8% judaïsme

– – –

6,2% athéisme 4,5% agnosticisme 6,9% morale laïque

– – – – –

5,7% catholicisme 6,7% protestantisme 6,1% orthodoxie 4,2% témoins de Jéhovah 5% anglicanisme

Le bouddhisme et les religions orientales recueillent donc un succès inattendu chez les jeunes, peut-être en raison de l’importance accordée à l’expérience individuelle dans ces religions. Un autre argument serait de dire que le bouddhisme a l’image d’une religion/philosophie non-violente, du développement personnel, ce qui confirme la tendance moderne à rejeter les religions les plus institutionnalisées et à mieux tolérer les autres. Ensuite, dans une étude sur la pastorale scolaire, il convient de s’interroger sur l’expérience religieuse des jeunes. Le Tableau 3 reprend les réponses enregistrées. Les chiffres indiqués correspondent au pourcentage des réponses, celles qui étaient non valides ont été écartées. Tableau 3: Réponses (en pourcentages) aux questions 68 à 72 sur l’expérience religieuse. NON

Pas sûr

OUI

De nombreuses personnes affirment que leur foi les a souvent aidées à ne pas perdre courage dans des situations précises. Pensez-vous que cela soit vrai ?

.

.

.

Aimeriez-vous que cela soit vrai pour vous ?

.

.

.

Avez-vous déjà fait vous-même l’expérience d’un tel soutien de la foi ?

.



.

De nombreuses personnes affirment que leur foi leur donne un sentiment de sécurité qui ne peut pas s’expliquer de manière raisonnable. Pensez-vous que cela soit vrai pour vous ?

.

.

.

Aimeriez-vous que cela vous arrive ?

.

.

.

Avez-vous déjà fait vous-même l’expérience de cette sécurité ?

.

.

.

24

Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

Tableau 3 (suite) NON

Pas sûr

OUI

De nombreuses personnes affirment que Dieu les a aidées dans une situation concrète. Pensez-vous que cela soit vrai ?

.

.



Aimeriez-vous que cela vous arrive ?

.



.

Avez-vous déjà fait vous-même l’expérience de l’aide de Dieu dans une situation délicate ?

.

.

.

De nombreuses personnes affirment que la vie n’aurait pas de sens sans la foi en Dieu. Pensez-vous que cela soit vrai ?

.

.

.

Aimeriez-vous partager cette conviction ?

.

.

.

Avez-vous déjà fait vous-même l’expérience d’une foi si profonde ?



.

.

De nombreuses personnes affirment avoir fait l’expérience d’une certaine proximité avec Dieu. Pensez-vous que c’est vrai ?

.

.

.

Aimeriez-vous que cela vous arrive ?

.

.

.

Avez-vous fait vous-même l’expérience de cette proximité ?

.

.

.

D’après ces résultats, deux propositions recueillent davantage l’adhésion des participants à l’enquête : 55,2% des jeunes croient que la foi peut permettre à certaines personnes de ne pas désespérer et 42,8% des personnes estiment qu’il est vrai que la foi peut donner un sentiment de sécurité. La majorité des autres propositions sont rejetées, même quant à la véracité de ce que peuvent en dire d’autres qu’eux. Sont ainsi remises en cause les affirmations selon lesquelles la vie n’aurait pas de sens sans la foi en Dieu ainsi que le fait que certaines personnes expérimentent la proximité avec Dieu. La proposition selon laquelle certains ont été aidés par Dieu dans une situation concrète est mise en doute par une partie des personnes interrogées : on obtient là un résultat assez mitigé. Ce que ces réponses mettent surtout en évidence, c’est le déficit d’expérience religieuse des élèves interrogés. Cette constatation n’est pas neuve et

25

1.1 Approches sociétales par rapport à l’éducation

avait déjà été mise en évidence dans l’analyse de H.-G. Ziebertz55. Dans le Tableau 4, les résultats en italiques appartiennent à l’enquête menée par l’équipe allemande56 : Tableau 4: Réponses (en pourcentages) aux questions 68 à 72, comparées aux résultats de l’enquête de H.-G. Ziebertz et al. NON De nombreuses personnes affirment que leur foi les a souvent aidées à ne pas perdre courage dans des situations précises. Pensez-vous que cela soit vrai ?

. .

Pas sûr

OUI

. . . .

Aimeriez-vous que cela soit vrai pour vous ?

. . . . . .

Avez-vous déjà fait vous-même l’expérience d’un tel soutien de la foi ?

. . . 

De nombreuses personnes affirment que leur foi leur donne un sentiment de sécurité qui ne peut pas s’expliquer de manière raisonnable. Pensez-vous que cela soit vrai pour vous ?

. .

. . . . . .

Aimeriez-vous que cela vous arrive ?

. . . . . .

Avez-vous déjà fait vous-même l’expérience de cette sécurité ?



. . . . .

De nombreuses personnes affirment que Dieu les a aidées dans une situation concrète. Pensez-vous que cela soit vrai ?

. . . . . 

Aimeriez-vous que cela vous arrive ?

. . . 

Avez-vous déjà fait vous-même l’expérience de l’aide de Dieu dans une situation délicate ?

. . . . . .

. .

55 Ces éléments reprennent des données empiriques récoltées au travers d’un projet international de recherche. Les résultats présentés recensent les réponses d’élèves de 10e et 11e de grandes villes allemandes, ce qui équivaut à des élèves de 4e ou 5e en Belgique, dont l’âge moyen est de 17/18 ans (Hans-Georg ZIEBERTZ, William K. KAY (éd.), Youth in Europe. Vol. II. An International Empirical Study about Religiosity, p. 17). 56 De légères reformulations ont été effectuées dans la version 2015 pour adapter le propos aux élèves belges.

26

Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

Tableau 4 (suite) NON

Pas sûr

OUI

De nombreuses personnes affirment que la vie n’aurait pas de sens sans la foi en Dieu. Pensez-vous que cela soit vrai ?

. . . . . .

Aimeriez-vous partager cette conviction ?

. . . . . .

Avez-vous déjà fait vous-même l’expérience d’une foi si profonde ?

. 

. . 

.

De nombreuses personnes affirment avoir fait l’expérience d’une certaine proximité avec Dieu. Pensez-vous que c’est vrai ?

. . . . . .

Aimeriez-vous que cela vous arrive ?

. . . . . .

Avez-vous fait vous-même l’expérience de cette proximité ?

. . 

. .

.

En comparant les résultats belges à ceux de l’enquête de l’équipe de Ziebertz, outre le déficit d’expérience des jeunes, nous constatons la chute vertigineuse concernant la véracité de ce qui est affirmé en matière religieuse : les jeunes ne croient plus ce que les adultes leur affirment et tombent souvent dans une position hyper-critique, remettant tout en question, ce que l’enquête précédente n’avait pas révélé une dizaine d’années plus tôt. Par contre, par le passé comme aujourd’hui, ce sont les propositions concernant la foi qui restent en tête, comme si la présence du mot « Dieu » excluait la possibilité d’adhésion à cette proposition. Une foi personnelle pour ne pas perdre courage et pour se donner un sentiment de sécurité, voilà ce qui semble encore parler aux jeunes. Enfin, la question de la « désirabilité » de Dieu pose problème : si l’on remarque que les jeunes désirent Dieu ou la foi, c’est surtout pour que cela les aide (30,2% et 28,3%, les deux tendances les plus fortes de ce point du sondage), ceci étant également visible dans l’enquête antérieure. Toutefois, la « désirabilité » de Dieu est nettement moindre en 2015 en Belgique, avec la plupart des résultats environ 20% inférieurs dans la présente enquête. Si on interroge à présent les jeunes sur le rapport entre la religion et le monde moderne ainsi que sur la pluralité religieuse, les résultats sont les suivants (cf. Tableaux 5 et 6) :

27

1.1 Approches sociétales par rapport à l’éducation

Tableau 5: Réponses (en pourcentages) à la question 73 : Quelle place les jeunes accordent-ils à la religion dans la société moderne ? ––



+/– + 



++

S’il n’y avait pas de religions dans notre société moderne, il faudrait en inventer une.

. 

.

Dans notre société dite laïque, différents mouvements religieux sont en train de connaitre une renaissance.

. . . .

Dans une société moderne, le besoin de religion disparaît.

. . . . .

Le fait qu’il y ait différentes religions pratiquées en Belgique est un enrichissement pour notre société.

. . 

Le fait qu’il y ait différentes visions du monde et différentes cultures est bon pour notre société et la rend plus colorée.

. . . . .

.

. .

Tableau 6: Réponses (en pourcentages) à la question 74 : Les jeunes face à la pluralité convictionnelle. –– Toutes les religions se valent. Elles sont des chemins différents pour atteindre la même vérité.



+/– +

++

. . . . .

On ne peut trouver le chemin vers la vérité que par le dialogue . . . . . entre les religions et convictions. Comparées à ma religion/ma conviction, les autres ne contiennent qu’une part de vérité.

. . . .

.

Comparée aux autres religions et convictions, la mienne renferme la seule vérité.



.



. 

.

Deux enseignements majeurs ressortent suite à l’analyse de ces réponses : d’une part, si les jeunes approuvent à 39% le fait que la pratique religieuse des différentes religions en Belgique constitue un enrichissement pour la société (contre 35% qui pensent l’inverse), ils sont 52% à considérer que les diverses visions du monde et les cultures différentes présentent un aspect positif vis-à-vis de la société. Par ailleurs, 45,5% des jeunes estiment que le besoin de religion disparaît dans la société moderne. Cela reflète en partie

28



Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

le mouvement de sécularisation57, les religions les plus institutionnalisées ayant été les plus touchées, l’individualisme ayant finalement favorisé la montée de religions ou de philosophies plus « égocentrées » ; d’autre part, les jeunes ont tendance à croire que toutes les religions se valent et semblent donc en faveur d’un modèle multi-religieux pour la société. Ainsi, ils sont 43,5% à penser que les religions sont des chemins différents pour atteindre la même vérité. On remarquera quand même les 31,7% de jeunes pour qui le dialogue entre les religions permet de trouver un chemin vers la vérité. Toutefois, le modèle multi-religieux semble l’emporter sur le modèle interreligieux.

Enfin, plusieurs propositions qui correspondent à des modèles définis antérieurement par l’étude allemande ont été formulées aux jeunes. Le Tableau 7 reprend les résultats les plus constrastés. Tableau 7: Réponses (en pourcentages) à la question 75 sur les images de Dieu et du monde chez les jeunes. ––



+/– +

++

(a) Pragmatisme Chacun décide lui-même du sens qu’il donne à sa vie.

.

.

. . .

(b) Naturalisme Notre vie est en fin de compte déterminée par les lois de la nature.

. .

. . .

(i) Monothéisme (chrétien) . . Il y a un Dieu et on peut le connaitre grâce aux textes sacrés.

. .

.

(j) Monothéisme (chrétien) Dieu est à l’origine de la création du monde.

. .

.

.



(k) Monothéisme (chrétien) Il y a un Dieu qui s’occupe personnellement de chaque être humain.

. .

.

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.

À la vue de ces données, une seule formulation ressort clairement : les jeunes ont l’ambition de donner eux-mêmes un sens à leur vie, comme l’attestent les 71% qui ont approuvé cette proposition, ce qui a pour conséquence de faire

57 Remarquons toutefois que le mouvement de sécularisation n’a pas abouti pas à la disparition complète des religions, comme certains ont tenté de le faire croire à la fin du XXe s. Sur ce débat concernant la sécularisation, cf. plus loin les apports du théologien flamand Lieven Boeve.

29

1.1 Approches sociétales par rapport à l’éducation

du modèle pragmatique celui qui correspond le mieux à la vision des jeunes interrogés. Par ailleurs, les trois énoncés au vocabulaire le plus marqué par le monothéisme recueillent le moins d’adhésion avec, à chaque fois, environ 15% d’approbation. Enfin, le vocabulaire typiquement religieux pose problème. Interrogés pour savoir si le Mal, les esprits, Satan ou les anges existent, les jeunes ont laissé paraître de grands écarts dans leurs réponses en fonction des termes utilisés (cf. Tableau 8). C’est comme si le mot « Dieu » était « saturé » pour notre jeunesse, d’après l’expression de Christian Bobin58. Tableau 8: Réponses (en pourcentages) à la question 75 sur Satan, le Mal, les esprits et les anges.

Le Mal existe. Les esprits existent. Satan existe. Les anges existent.

––



+/–

+

++

. . . .

. .  .

.  . .

  . .

. . . .

En somme, pour répondre aux questions présentées au début de notre recherche sur la manière dont les jeunes comprennent et abordent la diversité, voici les principaux enseignements de cette étude : a) le très faible degré de religiosité des jeunes est confirmé même s’il n’y a pas de refus en tant que tel de la spiritualité59 et de la recherche de sens dans l’existence, les religions orientales semblant davantage attirer en raison de leur image plus pacifique, moins institutionnalisée, porteuse de « bien-être » et centrée sur l’individu ;

58 Gérald HAYOIS (propos recueillis par), « Bobin, l’écrivain nourricier », dans L’Appel. Le magazine chrétien de l’événement, 387 (mai 2016), p. 14–15. Il cite Bobin : « Le nom de Dieu étant aujourd’hui accaparé par des bandits, ne parlons que de la Vie. Ce qui s’est effondré dans la religion était peut-être dérisoire. Aujourd’hui, on est dans le risque. On ne sait plus trop que croire, mais la grâce peut renaître. Je suis plutôt dans la théologie négative. Je ne sais pas. Je cherche. On ne peut rien dire de Dieu, mais d’abondance ce qu’il n’est pas. Je n’utilise pas ou peu le mot Dieu dans mes écrits. Ce mot est saturé. Il faut taire le plus profond ou le longer … ». 59 On pourrait néanmoins ajouter, à côté de ce faible degré de religiosité, l’absence d’a priori des jeunes sur les religions, constat majeur d’une enquête sur le dialogue interreligieux menée par l’association Coexister en France (Gauthier VAILLANT, « Les jeunes ont peu de préjugés sur les religions », dans La Croix (18 décembre 2017), p. 17). En ligne : https://www.la-croix.com/Reli gion/Catholicisme/France/jeunes-peu-prejuges-religions-2017-12-18-1200900249, page consultée le 21 février 2022.

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

b) l’expérience religieuse des jeunes est encore plus faible même si une foi personnelle « pour ne pas perdre courage » et qui donne un sentiment de sécurité pourrait encore convaincre certains. La relation à Dieu est rarement expérimentée et, si elle semble l’être parfois, il faudrait nécessairement déconstruire certaines représentations reçues afin de restaurer une relation à Dieu « gratuite » et « aimante » ; c) le modèle de la multiculturalité où « toutes les religions se valent » convainc un peu plus que celui de l’interreligiosité. Enfin, les jeunes choisissent des positions plus « pragmatiques » et « naturalistes » reconnaissant que « chacun décide lui-même du sens de sa vie », laquelle est régie par les lois de la nature ; d) en ce qui concerne les attentes des jeunes par rapport à l’enseignement religieux, nous pouvons faire la constatation suivante. S’il est manifeste que le sujet religieux ne passionne pas tous les jeunes (pour rappel, 34,03% se disent « pas du tout intéressés » par les questions religieuses), nous remarquons toutefois que lorsqu’ils doivent exprimer leurs préférences quant aux finalités du cours de religion, les jeunes choisissent majoritairement une présentation informative et culturelle la plus objective possible des religions : d’après Henri Derroitte, qui a analysé les réponses des jeunes dans la troisième partie de l’enquête, « le cours de religion doit d’abord être le lieu où on donne une information structurée sur les différentes religions, dont notamment le christianisme »60. Nous pouvons donc déceler une certaine attente des jeunes pour une information sur les religions de manière objective et cognitive. En somme, un intérêt de type « citoyen » par rapport aux différentes religions (au pluriel) du monde, parmi lesquelles le christianisme. Justement, ce genre d’intérêt pour le religieux pourrait s’accorder avec les attentes sociétales déjà présentées, en faveur d’une plus grande citoyenneté. Dans le point suivant, nous voulons précisément étudier ces rapports entre citoyenneté, éducation et religions.

1.1.3 Quelles articulations entre citoyenneté, éducation et religions ? Jusqu’ici, nous avons exposé les attentes de la société et des jeunes en matière éducative : globalement, nous avons mis en évidence le besoin d’une éducation à la citoyenneté pour répondre aux nouveaux défis d’une société plurielle, globalisée, multiculturelle et multi-religieuse. Dans cette section, nous aborderons comment

60 Henri DERROITTE et Diane du VAL D’ÉPRÉMESNIL (éd.), Un cours de religion pour quoi ?, p. 127.

1.1 Approches sociétales par rapport à l’éducation

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est traitée la question de la citoyenneté en Belgique francophone d’après les textes législatifs. Puis, en laissant progressivement plus de place au questionnement, nous nous interrogerons sur les méthodes d’une éducation à la citoyenneté ainsi que sur ses difficultés. Nous prolongerons ce questionnement en portant une réflexion plus globale sur le rôle des religions dans l’éducation citoyenne. 1.1.3.1 Situation en Belgique francophone La question de l’éducation à la citoyenneté a récemment défrayé la chronique et a suscité de vifs débats sur la scène éducative belge francophone suite à la mise en place d’un cours de philosophie et de citoyenneté en lieu et place d’une des deux heures de cours dits « philosophiques » (c’est-à-dire des cours de religions reconnues par l’État belge ou le cours de morale non confessionnelle) dans l’enseignement officiel. Ci-dessous, nous décrirons dans un premier temps le cadre légal concernant l’éducation à la citoyenneté en Fédération Wallonie-Bruxelles, ensuite nous dirons aussi un mot sur les structures participatives et les activités qui y sont liées. Des cours de religion et de morale à l’éducation à la citoyenneté En Belgique, l’article 24 de la Constitution61 indique que l’enseignement est « neutre » et que les élèves suivent dans l’enseignement officiel (ou libre non confessionnel) un cours de morale non confessionnelle ou bien un cours de religion (catholique, israélite, protestante, islamique ou orthodoxe)62. Par ailleurs, la mise en place du « Pacte scolaire »63 en 1959 a reconnu l’existence d’un réseau officiel et d’un réseau libre (majoritairement catholique) et, dans ce réseau officiel, les cours de morale et de religion étaient dispensés au rythme de deux périodes de cinquante minutes par semaine. Depuis le 1er octobre 2016 pour le fondamental et depuis le 1er octobre 2017 dans le secondaire, l’une de ces deux heures de cours de religion ou de morale a été remplacée par une 61 À l’origine, il s’agissait de l’article 17 de la Constitution, article révisé lors de la communautarisation de l’enseignement (loi du 15 juillet 1988) et renuméroté le 17 février 1994 sans que son contenu soit modifié (Cf. Jean-Pierre STEFFENS, Un enseignement « libre » et autonome. Essai sur l’identité de l’enseignement catholique en Belgique francophone (Théologies pratiques), Bruxelles, Lumen Vitae, 2002, p. 134). 62 Constitution belge, Article 24: « Les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent, jusqu’à la fin de l’obligation scolaire, le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non confessionnelle ». Une majorité des deux tiers à la Chambre est nécessaire pour modifier la Constitution. 63 Ce « Pacte » est un « compromis à la Belge » qui s’est conclu à l’époque entre les partis politiques dits « traditionnels » : les catholiques, les libéraux et les socialistes.

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heure de « philosophie et citoyenneté »64 dans l’enseignement francophone65. Par contre, dans l’enseignement libre catholique, les élèves participent à deux heures de cours de religion catholique66. Le SeGEC justifie cette position par la nécessité de développer les compétences d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté « de manière transversale dans les différents cours, dont celui de religion, parce que ces compétences ne sont pas une fin en soi mais ont toujours à s’appliquer à un objet ou à une discipline »67. En fait, pour l’école catholique, cette mise en place de la citoyenneté de manière transversale n’est pas neuve puisque l’article 6 du décret « Missions » (1997) demandait déjà de développer la citoyenneté parmi les quatre objectifs généraux assignés à l’école68. De plus, le référentiel commun aux divers cours de morale et de religion datant de 2013 rappelait que ces cours se rapprochent notamment en raison de l’importance du « questionnement », de la « réflexion critique », de l’« appren-

64 « À partir du 1er octobre 2016 pour les établissements de l’enseignement primaire, ordinaire et spécialisé, et à partir du 1er octobre 2017 pour les établissements de l’enseignement secondaire, ordinaire et spécialisé, officiel organisé et subventionné par la Communauté française ainsi que de l’enseignement libre non confessionnel subventionné par la Communauté française qui offrent le choix entre les différents cours de religion ou de morale non confessionnelle, un cours de philosophie et de citoyenneté est dispensé à raison de l’équivalent d’une heure hebdomadaire en lieu et place d’une des deux heures hebdomadaires du cours de religion ou de morale non confessionnelle. Ce cours fait partie de la formation obligatoire. Le cours de philosophie et de citoyenneté intervient dans la certification de la réussite de l’élève à chaque étape de son cursus dans l’enseignement obligatoire » (Article 8 de la Loi d’application du Pacte scolaire, modifiée le 13/7/2016). 65 Si l’élève est dispensé du cours de morale ou d’une des religions précitées, les élèves suivent alors deux heures de cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté (Article 8 de la Loi d’application du Pacte scolaire, modifiée le 13/7/2016). 66 « Dans les établissements libres subventionnés se réclamant d’un caractère confessionnel, l’horaire hebdomadaire comprend deux heures de la religion correspondant au caractère de l’enseignement » (Article 8 de la Loi d’application du Pacte scolaire, modifiée le 13/7/2016). 67 Etienne MICHEL (directeur du SeGEC), Assemblée générale du SeGEC, 24/9/2015, document en ligne : https://slideplayer.fr/slide/8539976/, page consultée le 21 février 2022. Ce positionnement du SeGEC n’est pas sans rappeler le point de vue d’Hannah Arendt sur cette question citoyenne (cf. supra). 68 Simultanément et sans hiérarchie les objectifs suivants: 1° promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves; 2° amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie économique, sociale et culturelle; 3° préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures; 4° assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale (Article 6 du décret « Missions » du 24/7/1997).

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tissage du dialogue et de la tolérance » et de l’« éducation à la citoyenneté »69. Enfin, à la différence de l’enseignement officiel, le réseau catholique estime que « les références religieuses peuvent constituer des ressources pour penser la citoyenneté »70. Structures et activités participatives Le législateur considère que l’éducation à la citoyenneté ne se limite pas à l’apport de connaissances mais qu’elle poursuit également deux autres objectifs : celui d’organiser des activités interdisciplinaires en vue d’une citoyenneté responsable et active et celui d’influer sur les comportements par la mise en place de structures participatives pour les élèves. Ce sont ces trois aspects qui sont présentés dans le décret « Missions » de 1997 ainsi que dans le décret du 12 janvier 2007 relatif au « Renforcement de l’éducation à la citoyenneté responsable et active au sein des établissements organisés ou subventionnés par la Communauté française ». Ce dernier élément a abouti dans tous les établissements secondaires, tant dans l’officiel que dans le libre, à la mise en place d’un système de délégués, offrant un autre mode de communication entre les élèves et le corps enseignant. Cela est par ailleurs une exigence des articles 68 (« Tout établissement dispose d’un projet d’établissement. Celui-ci est adapté au moins tous les trois ans ») et 69 du décret « Missions »71. Cet article 69 précise d’ailleurs que le Conseil de participation est chargé de débattre du projet d’établissement, de l’évaluer, de proposer des adaptations, d’émettre un avis sur les activités, de réfléchir sur les frais réclamés, de proposer des mécanismes de solidarité, et de prévoir des actions de soutien pour les élèves avec un indice socio-économique faible. Parmi les membres de ce conseil de participation, des représentants des élèves sont donc élus (sauf au fondamental).

69 MINISTÈRE DE LA COMMUNAUTÉ FRANÇAISE, Les cours de morale et de religion. Des lieux d’éducation, p. 4. En ligne : http://www.enseignement.be/download.php?do_id=3221, page consultée le 21 février 2022. 70 D’après Etienne MICHEL dans un article publié par Cathobel. Cf. Manu VAN LIER, « L’EPC au programme des écoliers », dans Cathobel.be (1er septembre 2016). En ligne : https://www.catho bel.be/2016/09/lepc-programme-ecoliers/, page consultée le 21 février 2022. 71 FÉDÉRATION WALLONIE-BRUXELLES, Décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre (24 juillet 1997, mis à jour du 9 octobre 2018). En ligne : http://www.enseignement.be/ index.php?page=23827&do_id=401, page consultée le 21 février 2022.

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Dans cet esprit, l’Institut de la Sainte-Famille à Schaerbeek a même conçu le concept d’ « écoles citoyennes »72 fondées sur quatre grands principes : – rétablir un rapport positif à la loi : ne pas construire les lois comme des boucliers mais plutôt comme des occasions pour permettre le développement de soi, avec la participation de tous et en posant l’interdit de la violence ; – le principe d’égalité : suivant le principe que la loi s’applique de la même manière pour tous, éviter les punitions collectives et s’intéresser à la culture d’autrui, reconnaître l’autre pour ce qu’il est ; – le bien commun : puisque personne ne peut être à la fois juge et partie, encourager la résolution des conflits par le recours à un tiers qui pourra gérer de l’extérieur du conflit les aspects relationnels et émotionnels; – la dignité commune : tout le monde est éligible pour faire partie du Conseil, mais tous les comportements ne sont pas souhaités (distinction entre la personne et ses actes). 1.1.3.2 Des méthodes pour éduquer à la citoyenneté Pour faire en sorte que nos élèves deviennent de « bons citoyens », nous pourrions toutefois nous interroger si ce système de délégués d’élèves suffit ou, de manière plus générale, nous demander quelles sont les recommandations pour éduquer à la citoyenneté. Dans son étude documentée pour savoir comment mettre en œuvre pratiquement l’éducation à la citoyenneté, en plus de l’élection de délégués de classe, Benjamin Moriamé a listé de nombreuses pratiques censées favoriser cette éducation citoyenne73 : entre autres, la participation, la discussion, la pédagogie par projets, la co-construction de règles, etc. Cependant, après avoir évalué ces pratiques, de nombreuses difficultés inhérentes à la forme scolaire sont finalement apparues, parmi lesquelles : comment favoriser la participation de tous les élèves aux projets proposés ? Comment permettre des débats et des discussions citoyennes en classe ? La manière de choisir des délégués de classe est-elle représentative de ce qui se passe réellement en société lors des élections ?

72 Concept étudié par Bruno DERBAIX, sociologue et philosophe de formation, qui a mis en place le projet de « l’école citoyenne » à l’Institut de la Sainte-Famille à Schaerbeek. Dans le but de lutter contre l’augmentation de violence dans l’établissement, ce projet utilise la parole pour résoudre le problème de la violence. Pour ce faire, il emploie comme sources de réflexion les apports d’un sociologue et d’un économiste, Luc Boltanski et Laurent Thévenot (cf. Bruno DERBAIX, Pour une école citoyenne, Paris, La boite à Pandore, 2018). 73 Benjamin MORIAMÉ, Éducation à la philosophie et à la citoyenneté (EPC) à l’école secondaire, p. 33–47 et p. 67–68.

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Le processus « électoral » est-il comparable avec ce qui se vit dans les classes ? Les chartes construites en début d’année ne ressemblent-elles pas plus à un exercice civique qu’à un véritable débat sur les droits et les devoirs de chacun des élèves ? Tout bien considéré, en raison de contraintes organisationnelles (temps, lieux, espaces), la « forme scolaire » pose donc problème et ne permet pas de développer de vrais rapports citoyens (sur un même pied d’égalité, donc) entre les personnes en présence. Cela signifie-t-il qu’il est illusoire d’éduquer les jeunes générations à la citoyenneté ? Le spécialiste auteur de nombreux ouvrages sur la question74, François Audigier, établit un constat similaire concernant les multiples formes que prend aujourd’hui l’éducation à la citoyenneté et ses difficultés de mise en œuvre. En reprenant ses mots, nous pourrions dire que l’éducation à la citoyenneté est comparable à un « paysage aux couleurs et aux reliefs variés »75 oscillant entre « une discipline scolaire, avec un horaire et un programme, à des journées spécifiques ou à la mise en place de projets placés sous cette étiquette »76. Toutefois, le professeur de l’université de Genève a une idée assez précise sur ce qui constitue le cœur d’une éducation à la citoyenneté. Dans son article « L’éducation à la citoyenneté dans ses contradictions », François Audigier reconnaît l’importance et la pertinence des pratiques précédemment listées mais il reste méfiant par rapport à cette approche si elle ne va pas jusqu’au bout de la démarche citoyenne : en effet, quelle est la véritable liberté laissée aux élèves dans un cadre scolaire qui a ses modes de fonctionnement propres ? Le processus de participation ne devrait-il pas être plus spontané77 ? Dès lors, le didacticien en sciences sociales propose de réfléchir aussi

74 Parmi les nombreux titres de sa bibliographie, voici quelques ouvrages à épingler : François AUDIGIER, L’éducation à la citoyenneté, Lyon, INRP, 1999 ; François AUDIGIER, Concepts de base et compétences clés de l’éducation à la citoyenneté démocratique. Une troisième synthèse, Strasbourg, Conseil de l’Europe, DGIV/EDU/CIT, 23, 2000 ; François AUDIGIER, « L’éducation à la citoyenneté dans quelques-uns de ses débats. Postface », dans Philippe PERRENOUD (éd.), L’éducation à la citoyenneté, Lyon, Chronique sociale, 2003, p. 179–192 ; François AUDIGIER, « L’éducation à la citoyenneté aux prises avec la forme scolaire », dans Yves LENOIR, Constantin XYPAS & Christian JAMET (éd.), École et citoyenneté : un défi multiculturel, Paris, Armand Colin, 2006, p. 185–206 ; François AUDIGIER, « L’éducation à la citoyenneté dans ses contradictions », dans Revue internationale d’éducation de Sèvres, 44 (2007), p. 25–34. 75 François AUDIGIER, « L’éducation à la citoyenneté dans ses contradictions », p. 25. 76 François AUDIGIER, « L’éducation à la citoyenneté dans ses contradictions », p. 25. Pour les établissements belges organisés par la Fédération Wallonie-Bruxelles, l’article 7 du décret « Missions » permet d’aménager l’horaire hebdomadaire afin de créer des activités permettant d’atteindre les objectifs de l’article 6. 77 François AUDIGIER, « L’éducation à la citoyenneté dans ses contradictions », p. 32.

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dans le cadre de la citoyenneté sur la perspective des valeurs afin d’apprendre à « choisir entre des valeurs », à « arbitrer » et à « hiérarchiser »78. Dans ce même article, François Audigier présente plusieurs approches (celles des textes officiels, celles des acteurs, des pratiques et de l’évaluation) soulignant les difficultés de mise en œuvre l’éducation citoyenne dans le monde scolaire. Tout d’abord, il a montré qu’une approche de la citoyenneté sur base de la nationalité était maintenant dépassée : elle posait des problèmes d’assimilation ayant un impact sur la « reconnaissance des différences », impliquant de possibles « risques d’enfermement »79. Ensuite, même si elle semble plus consensuelle, une approche de la citoyenneté en référence aux droits de l’homme (développant les thèmes de l’égale dignité des citoyens)80 risquerait de laisser de côté les droits politiques pour se centrer uniquement sur les droits civils de la personne81. Pensés comme une contribution aux libertés des individus, une telle conception des droits de l’homme, reprise d’ailleurs par le Conseil de l’Europe, considère simplement le citoyen comme « une personne vivant avec d’autres personnes dans une société donnée ». Abordée comme une expérience à vivre à l’école, la citoyenneté risque enfin d’être réduite au consensus du bien « vivre-ensemble »82. Or, d’après le spécialiste, la citoyenneté consiste aussi à donner une formation et une information aux jeunes pour débattre dans l’espace public, afin de faire des choix dans la société de manière éclairée. (S’)Informer, argumenter, hiérarchiser, débattre constituent dès lors le nœud de l’éducation à la citoyenneté d’après notre expert, quel que soit le sujet de la discussion. Dans ce cadre, compte tenu d’une situation où notre société est devenue multiculturelle et multi-religieuse, pourquoi ne pas aborder la question religieuse dans ces débats citoyens ? 1.1.3.3 Le triptyque « éducation, citoyenneté et religions » Pour l’instant, la question religieuse est quasi absente du programme du nouveau cours de philosophie et de citoyenneté. En effet, le référentiel de ce cours ayant pour finalité « l’être et le construire ensemble »83 introduit à la pensée

78 François AUDIGIER, « L’éducation à la citoyenneté dans ses contradictions », p. 33. 79 François AUDIGIER, « L’éducation à la citoyenneté dans ses contradictions », p. 27. 80 Notamment défendue par Francine BEST, « Citoyenneté et droits de l’homme », dans Revue internationale d’éducation de Sèvres, 24 (1999), p. 41–44. 81 François AUDIGIER, « L’éducation à la citoyenneté dans ses contradictions », p. 28–29. 82 L’auteur prend les exemples suivants : « ne pas parler tous en même temps, ne pas exercer de violence sur ses camarades, arriver à l’heure, faire son travail, etc. » (François AUDIGIER, « L’éducation à la citoyenneté dans ses contradictions », p. 30). 83 Dans le fondamental et le premier degré de secondaire tout du moins.

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critique, à la connaissance de soi et des autres, à la citoyenneté et à la vie sociale ; il n’aborde cependant pas la question du dialogue interconvictionnel et interreligieux, les religions étant même évacuées de ce programme (si ce n’est sous leur aspect « folklorique »). Au moment où nous rédigeons ces lignes, dans l’enseignement organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles, à raison d’une période de cinquante minutes par semaine, les élèves suivent donc soit un cours de morale non confessionnelle, soit un cours d’une des religions reconnues, soit une seconde période de cours de philosophie et citoyenneté si les parents ont demandé la dispense. Ces cours sont donnés « les uns à côté des autres » et ne permettent que très rarement le dialogue interreligieux pourtant demandé par les institutions européennes84. Si les pouvoirs publics proposent des outils, des formations et de la documentation intéressante pour aborder la question de la citoyenneté mondiale par exemple85, les initiatives en matière de dialogue interreligieux sont beaucoup moins nombreuses et souvent laissées à l’initiative de quelques croyants86. Ces constatations nous poussent à réfléchir sur la place de la religion dans les liens qui se tissent entre religions et citoyenneté. Précisément sur cette thématique, le professeur Henri Derroitte a écrit deux articles87 qui répertorient

84 Cf. le travail Intersections coordonné par Robert JACKSON pour le Conseil de l’Europe. Robert JACKSON (éd.), Intersections-Politiques et pratiques pour l’enseignement des religions et des visions non religieuses du monde en éducation interculturelle, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 2015, notamment en p. 105 : « Intersections a été rédigé pour aider les décideurs, les établissements secondaires et les formateurs d’enseignants des pays membres du Conseil de l’Europe à interpréter la Recommandation CM/Rec (2008)12 sur la dimension des religions et des convictions non religieuses dans l’éducation interculturelle […]. L’objectif est d’encourager des approches adaptées à l’enseignement des religions et d’autres visions du monde, contribuant ainsi à l’éducation interculturelle de tous les élèves, indépendamment de leur milieu. Intersections […] vise à favoriser le dialogue, l’apprentissage mutuel, une meilleure compréhension de sa propre culture et de celle des autres, la tolérance à l’égard des différentes convictions existant dans la société, le civisme et le respect de la dignité humaine. Intersections est une invitation à la réflexion ». 85 Programme « Annoncer la couleur » : http://www.annoncerlacouleur.be, page consultée le 21 février 2022. 86 Centre El Kalima (http://elkalima.be/), quelques initiatives du Sycomore (http://www.syco more.be/), par exemple : l’exposition Vivre ensemble, mission (im-)possible ? Pages consultées le 21 février 2022. 87 Henri DERROITTE, « Promotion de la citoyenneté, défense du cours de religion confessionnel. Deux objectifs conciliables dans la Fédération Wallonie-Bruxelles ? », dans Luc COLLÈS et René NOUAILHAT (éd.), Croire, savoir. Quelles pédagogies européennes ?, Namur, Lumen Vitae, 2013, p. 63–74 et Henri DERROITTE, « Cours de religion et citoyenneté en Belgique », dans Revue théologique de Louvain, 44 (2013), p. 539–559.

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des études en dehors du cadre belge développant des liens entre éducation, citoyenneté et religions. Tout d’abord, de nombreux auteurs, et non des moindres, reconnaissent la place à accorder aux religions dans la réflexion globale sur l’éducation à la citoyenneté. Ainsi, Martha Nussbaum indique que « l’éducation pour la citoyenneté mondiale est un sujet vaste et complexe qui doit inclure des contributions de l’histoire, de la géographie, l’étude interdisciplinaire de la culture, l’histoire du droit et des systèmes politiques et l’étude de la religion – toutes ces disciplines interagissant les unes sur les autres et opérant de manière toujours plus sophistiquée à mesure que l’enfant grandit »88. Bert Roebben, de son côté, considère que l’éducation citoyenne et l’éducation religieuse sont étroitement liées89 et voit, comme la philosophe américaine, des intersections entre les espaces religieux et profane90. Au Québec cette fois, dans une approche plus sociologique, Stéphanie Tremblay considère que l’école publique doit donner l’information sur les traditions religieuses en vue de l’intégration et de la socialisation des jeunes car l’éducation à la citoyenneté vise aussi l’apprentissage et la résolution des désaccords, y compris en matière religieuse91. Quant au philosophe et historien français, Marcel Gauchet, il constate de son côté que le pluralisme a même réussi à bouleverser l’acte de foi du croyant, lequel a intégré l’existence d’autres convictions dans son rapport à sa propre foi : « il y a donc bien pénétration de l’esprit démocratique au sein même de l’esprit de foi »92. Les réflexions du chercheur hollandais Siebren Miedema sur la citoyenneté religieuse condensent et complètent de manière intéressante les propos évoqués ci-dessus93. Face à la globalisation et à la pluralisation de la société, il 88 Martha NUSSBAUM, Les émotions démocratiques, p. 110. Avec tous ces aspects, nous nous rapprochons ici de la définition très holistique de Derek Heater. 89 Bert ROEBBEN, Seeking Sense in the City. European Perspectives on Religious Education (Dortmunder Beiträge zu Theologie und Religionspädagogik), Berlin, Lit, 2009, p. 11–125. 90 Henri Derroitte écrit ceci dans sa contribution à l’ouvrage collectif, en reprenant l’argument de Bert Roebben: « Il y a du religieux dans l’espace profane et du profane dans l’espace religieux » (Henri DERROITTE, « Promotion de la citoyenneté, défense du cours de religion confessionnel », p. 72). 91 Stéphanie TREMBLAY, « Entre pluralisme religieux et appartenance citoyenne : quel rôle pour l’école québécoise ? », dans Paul EID, Pierre BOSSET, Micheline MILOT et Sebastien LEBELGRENIER (éd.), Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 393–419. 92 Marcel GAUCHET, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, p. 129. 93 Siebren MIEDEMA, Gerdien BERTRAM-TROOST, « Democratic Citizenship and Religious Education: Challenges and Perspectives for Schools in the Nederlands », dans British Journal of Religious Education, 30 (2008), p. 123–132.

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considère que la religion est certes devenue une référence parmi d’autres mais qu’elle garde un impact fort sur les sphères politique, économique et culturelle. Aussi, au lieu de lutter contre la religion qui ne peut disparaître, ce professeur à l’Université d’Amsterdam préfère orienter ses réflexions vers le dialogue dans des sociétés post-modernes en confrontant, en travaillant et faisant se rencontrer ces diverses cultures, ethnies et religions. C’est l’école qui joue cette fonction transformatrice pour élaborer la société de demain. Son rôle consiste en effet à permettre à chaque enfant, à chaque jeune de former et de développer sa propre identité religieuse en confrontant celle-ci au point de vue des autres qui deviennent alors coresponsables, dans un espace de dialogue et de coopération : « Nous estimons que l’éducation à la citoyenneté religieuse est basée sur la formation à l’identité des élèves au travers de processus qui requièrent d’eux qu’ils négocient avec les perspectives des « autres » et qu’ils intègrent de telles perceptions dans leurs propres actions et leurs réflexions »94. Dès lors, si pour beaucoup d’experts, l’éducation à la citoyenneté et à la citoyenneté religieuse peut et doit trouver sa place dans le débat citoyen au nom d’une construction de l’identité de l’élève ou en vue de l’élaboration du monde de demain, il reste ensuite à traiter du rapport à la violence et de poser la question suivante à la suite du professeur Henri Derroitte : « face à la violence, les religions sont-elles une partie du problème ou, au contraire, peuvent-elles contribuer à apporter des éléments de solution ? Comment aborder sereinement l’apport des religions à la citoyenneté ? »95 En reprenant l’argument du professeur Mark Pike96, qui défend l’apport historique des religions dans la création et le développement de certaines valeurs communes actuelles, Henri Derroitte suggère de « penser l’éducation citoyenne non pas contre les religions, ni sans elle [mais de] la penser en donnant aux religions un cadre strict et en leur demandant d’y souscrire et d’y mettre le meilleur de leur motivation et de leur esprit civique »97. Il y a donc des conditions pour que la société donne du crédit aux religions dans l’espace citoyen. Dans les articles de Henri Derroitte cités ci-dessus, trois conditions indispensables émergent, deux émanent de Fernand Ouellet, et une de Jürgen Habermas. Le chercheur canadien F. Ouellet identifie effectivement deux qualités que devraient avoir aujourd’hui les croyants dans cet espace ci-

94 Siebren MIEDEMA, Gerdien BERTRAM-TROOST, « Democratic Citizenship and Religious Education », p. 130. Rappelons que Derek Heater avait bien identifié dans son « cube » la construction de l’identité comme étant une composante importante de la citoyenneté. 95 Henri DERROITTE, « Cours de religion et citoyenneté en Belgique », p. 544. 96 Mark PIKE, « Faith in Citizenship ? On Teaching Children to Believe in Liberal Democracy », dans British Journal of Religious Education, 30 (2008), p. 113–122. 97 Henri DERROITTE, « Cours de religion et citoyenneté en Belgique », p. 545.

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toyen : d’une part, la réflexivité par rapport aux convictions et d’autre part, la modération98. Effectivement, la société moderne demande aux croyants de prendre une certaine distance par rapport à leurs propres convictions afin de reconnaître les convictions d’autrui qui seront peut-être autres. Cette réflexivité demande donc une attitude de respect et de modération dans l’optique que « chacun puisse vivre selon ses convictions tout en reconnaissant qu’il doit s’imposer des limites dans l’expression de celles-ci lors de ses relations avec autrui »99. Enfin, pour que le dialogue ait lieu entre croyants et citoyens sécularisés, il faudrait réapprendre aux premiers à exprimer et aux seconds à entendre les termes religieux dans un langage à la fois accessible et compréhensible100. Au terme de cette section sur le triptyque « éducation-citoyenneté-religions », nous pouvons tirer les conclusions suivantes. En premier lieu, la tendance générale de la société qui demande plus de citoyenneté se confirme dans l’espace Fédération Wallonie-Bruxelles qui a légiféré à plusieurs reprises afin de développer une éducation citoyenne à l’école. Sur le terrain, nous avons constaté que de nombreuses initiatives existent en la matière malgré deux difficultés : d’un côté, ces initiatives doivent veiller à ne pas réduire la citoyenneté au civisme ou au bien vivre-ensemble, de l’autre, on ne peut nier le problème de la « forme scolaire » et des contraintes organisationnelles qui y sont liées. Pour ne pas que l’école soit un leurre de la démocratie, François Audigier a rappelé l’importance du développement des capacités d’argumentation et de hiérarchisation des informations afin que les jeunes puissent participer aux débats citoyens. Dans ce cadre, de nombreux pédagogues et spécialistes en éducation (Martha Nussbaum, Bert Roebben, Stéphanie Tremblay, Marcel Gauchet, Siebren Miedema, Henri Derroitte, Mark Pike, Jürgen Habermas et Fernand Ouellet) recommandent l’inclusion des questions religieuses dans ces discussions, notamment au nom de la construction et du développement des adolescents, une/des religion(s) pouvant faire partie intégrante de leur identité. En somme, dans l’éducation à la citoyenneté, nous voulons donc souligner l’importance d’inclure le débat, et même le dialogue, entre les convictions philosophiques et religieuses des jeunes.

98 Fernand OUELLET, « Éduquer à la citoyenneté et à la religion dans les sociétés postmodernes », dans Fernand OUELLET (éd.), Quelle formation pour l’éducation à la religion ?, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, p. 145–194. 99 Fernand OUELLET, « Éduquer à la citoyenneté et à la religion », p. 186. 100 Jürgen HABERMAS, « Religion in the Public Sphere », dans European Journal of Philosophy, 14 (2006), p. 1–25. Ici, p. 17.

1.1 Approches sociétales par rapport à l’éducation

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Premiers résultats de notre recherche En définitive, ce premier chapitre aura démontré que si la société a toujours attendu quelque chose de l’école, c’est une demande en faveur de plus de citoyenneté qui l’emporte aujourd’hui. Par ailleurs, nous avons remarqué que, dans un monde qui s’accélère, les jeunes de la génération Z, « ces jeunes en mutation », ont d’autres intérêts en matière religieuse : dans une société pluralisée, certains restent ouverts aux questions existentielles pour autant que les philosophies et les religions leur soient présentées de manière objective et structurée. Enfin, nous avons montré à l’aide de nombreux experts en sciences de l’éducation que, moyennant trois conditions (la réflexivité, la modération et l’utilisation d’un vocabulaire religieux adapté), aborder les questions religieuses dans les débats citoyens pouvait avoir tout son sens, à un moment de la vie où les jeunes construisent leur identité. Dans le cadre scolaire, encourager le dialogue entre les jeunes sur les questions philosophiques et religieuses pourrait donc découler logiquement de ces premières constatations. Mais est-ce l’option retenue par l’école catholique dans son ensemble et par l’école catholique belge en particulier ? Les deux chapitres suivants donneront les premières pistes de réponse à ces questions. Pour ce faire, nous réfléchirons sur l’identité de l’école catholique dans le chapitre 2 avant de nous focaliser dans le chapitre 3 sur l’école catholique en Belgique francophone et son système de pastorale scolaire.

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1.2 La question de l’identité de l’école catholique Dans ce deuxième chapitre, nous nous interrogerons sur l’identité de l’école catholique à partir de ses structures romaines et internationales. D’abord, nous examinerons les documents officiels romains : que dit la Déclaration Gravissimum Educationis sur l’enseignement catholique ? Qu’indiquent les autres textes officiels publiés par la Congrégation pour l’éducation catholique ? Qu’apprend-on des prises de position des derniers Préfets et Secrétaires de cette Congrégation ? Et enfin, quelles sont les orientations actuelles données par le pape François ? Ensuite, nous étudierons l’histoire et la mission des deux grandes structures internationales qui coordonnent l’enseignement catholique à l’échelle mondiale (l’OIEC) et européenne (le CEEC). Nous aborderons aussi sur le rôle joué par les principales congrégations enseignantes faisant partie intégrante de ce réseau international d’écoles. Finalement, après cette étape plutôt descriptive, nous passerons à une phase plus réflexive en proposant une définition personnelle de l’école catholique, par l’intermédiaire de quatre « modélisations ».

1.2.1 Textes romains sur l’enseignement catholique depuis Gravissimum Educationis 1.2.1.1 Présentation de la Déclaration sur l’éducation chrétienne (GE, 28 octobre 1965) Le 28 octobre 1965, plus de trente-cinq ans après la lettre encyclique Divini Illius Magistri (1929), un texte prend la préséance sur celui de Pie XI : celui de Paul VI et des Pères du Concile Vatican II, Gravissimum Educationis101. Tels sont les premiers mots en latin de la Déclaration sur l’éducation chrétienne à propos de « l’extrême importance de l’éducation dans la vie de l’homme ». Dans cette section, nous partirons donc de l’analyse de cette Déclaration qui constitue notre point de référence dans ce dossier sur l’étude des textes romains. Gravissimum Educationis comprend douze paragraphes, un préambule et une conclusion. Le paragraphe 8 sur l’école catholique constitue son principal intérêt. Le texte débute par un préambule insistant sur l’éducation « à tous les hommes » et sur la nécessité de « prendre soin de la totalité de la vie de l’homme ». On y retrouve de prime abord les principes fondamentaux de l’édu-

101 CONCILE VATICAN II, Gravissimum Educationis. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_decl_ 19651028_gravissimum-educationis_fr.html.

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cation chrétienne ainsi que le droit à l’éducation pour tous les jeunes, malgré les circonstances locales parfois très différentes. Ce droit universel à l’éducation constitue le point de départ de la réflexion, et non plus le droit de l’Église, de l’État ou de la famille : le texte évoque le « droit inaliénable à une éducation » pour « tous les hommes » (GE 1) en faisant référence aux droits de l’homme102. La finalité de l’éducation consiste, pour les Pères conciliaires, à « former la personne humaine dans la perspective de sa fin la plus haute » (GE 1). La formation de la personne humaine constitue donc le but de l’éducation d’après ce texte. Enfin, ce premier paragraphe demande aussi explicitement à tous les gouvernants de ne pas bafouer le droit à l’éducation. Le paragraphe 2 progresse d’un pas dans cette logique : si tous les hommes ont droit à l’éducation, « tous les chrétiens ont droit à une éducation chrétienne » (GE 2). Ce document s’intéresse donc aux « baptisés » (GE 2) qui doivent non seulement devenir « plus conscients de ce don de la foi qu’ils ont reçu » mais qui sont aussi appelés à transformer le monde chrétiennement afin de contribuer au bien de la société. Le texte s’attarde plus longuement sur les responsables de l’éducation : – en premier lieu, sur les parents : ils doivent « être reconnus comme les premiers et principaux éducateurs » (GE 3) et « créer une atmosphère familiale, animée par l’amour et le respect envers Dieu et les hommes » (GE 3) ; – en second lieu, sur les responsables de la société : ils doivent aider les parents dans leur mission éducative par le fameux « principe de subsidiarité »103 : selon ce principe, « en cas de défaillance des parents ou à défaut d’initiatives d’autres groupements, c’est à la société civile, compte tenu cependant des désirs des parents, d’assurer l’éducation » (GE 3) ; – enfin, cette tâche éducative concerne aussi l’Église qui « doit annoncer aux hommes la voie du salut », et « travailler avec tous les hommes pour promouvoir la personne humaine dans sa perfection » en vue de « la construction d’un monde toujours plus humain » (GE 3). Pour assurer cette mission éducative, l’Église dispose de plusieurs « moyens » répertoriés au paragraphe 4 : « la formation catéchétique »104, « les moyens de communication sociale », « les multiples organismes qui ont pour objet le déve-

102 Cf. la Déclaration des droits de l’enfant du 20 novembre 1959 etle Protocole additionnel à la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 20 mars 1952. 103 Ce principe de subsidiarité ou « d’aide », « de secours », fondamental pour la doctrine sociale de l’Église, trouve notamment ses origines dans la pensée de Thomas d’Aquin, dans l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII et dans Quadragesimo Anno de Pie XI en 1931. 104 Remarquons que la terminologie « cours de religion » n’existait pas à cette époque.

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loppement du corps et de l’esprit », « les mouvements de jeunesse », et enfin – surtout – « les écoles » (GE 4). Par conséquent, les écoles occupent une place privilégiée dans les moyens au service de l’éducation chrétienne : elles favorisent le « développement assidu des facultés intellectuelles » des jeunes. « En même temps », l’école « exerce le jugement, elle introduit au patrimoine culturel hérité des générations passées, elle promeut le sens des valeurs, elle prépare à la vie professionnelle, elle fait naître entre les élèves de caractère et d’origine sociale différents un esprit de camaraderie qui forme à la compréhension mutuelle » (GE 5). L’école est donc utile pour « toute la communauté humaine » (GE 5). Le texte qualifie ensuite à deux reprises de « vocation » le travail des éducateurs et des enseignants. « Pour aider les parents dans l’accomplissement de leur devoir » (GE 5), les enseignants doivent posséder des « qualités toutes spéciales d’esprit et de cœur » et être prêts « à se renouveler et à s’adapter » (GE 5). Le paragraphe 6 revient quant à lui sur les devoirs et droits des parents, déjà évoqués au paragraphe 3. La Déclaration affirme que, puisque les parents sont responsables de l’éducation de leurs enfants, ceux-ci « doivent jouir d’une liberté véritable dans le choix de l’école » (GE 6). C’est à l’État de « garantir le droit des enfants à une éducation scolaire adéquate » en respectant « le principe de subsidiarité » (GE 6). Pour sa part, le septième paragraphe insiste sur trois points : – premièrement, la nécessité pour l’Église d’aider particulièrement les « très nombreux enfants qui ne sont pas élevés dans les écoles catholiques » (GE 7) ; – deuxièmement, les remerciements pour les États qui permettent aux familles d’éduquer chrétiennement leurs enfants dans ces écoles ; – et, troisièmement, le devoir des parents d’offrir une formation chrétienne à leur progéniture. Le paragraphe 8, repris à maintes reprises par les différents textes ultérieurs à Gravissimum Educationis, concerne particulièrement notre propos car il définit l’identité et la spécificité de l’école catholique. Ainsi, comme les autres écoles, l’école catholique « poursuit des fins culturelles et la formation humaine des jeunes ». Sa spécificité s’exprime dès lors en ces termes : « ce qui lui appartient en propre, c’est de créer pour la communauté scolaire une atmosphère animée d’un esprit évangélique de liberté et de charité, d’aider les adolescents à développer leur personnalité en faisant en même temps croître cette créature nouvelle qu’ils sont devenus par le baptême, et finalement d’ordonner toute la culture humaine à l’annonce du salut de telle sorte que la connaissance graduelle que les élèves acquièrent du monde, de la vie et de l’homme, soit illuminée par la foi » (GE 8). En d’autres termes, ce qui rend donc l’école catholique

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différente des autres, c’est son atmosphère propre inspirée de son esprit évangélique dans une mission évangélique d’annonce du salut : « en même temps, [l’école catholique] les prépare à travailler à l’extension du Royaume de Dieu », « ils deviennent comme un ferment de salut pour l’humanité », « [l’école catholique] peut être tellement utile à l’accomplissement de la mission du Peuple de Dieu et servir au dialogue entre l’Église et la communauté des hommes ». Pour cette raison, l’Église rappelle son « droit […] de fonder et de diriger des écoles de tous ordres et tous degrés » (GE 8). Le texte insiste aussi sur la confiance accordée à la culture (cf. le nombre très élevé d’occurrences de ce terme) qui doit être ordonnée à la lumière de l’annonce du salut. Enfin, la référence aux seuls « baptisés » marque a priori l’absence de diversité religieuse au sein de l’école catholique. La deuxième partie de ce paragraphe 8 présente ensuite les caractéristiques des enseignants dans les écoles catholiques : ceux-ci détiennent des diplômes sanctionnant leurs « connaissances tant morales que religieuses » (GE 8), la charité les unira entre eux et avec leurs élèves, ils collaboreront avec les parents (GE 8). Leur fonction est celle d’un « apostolat » et d’un « service rendu à la société » (GE 8). Quant aux parents, ils doivent « confier leurs enfants, où et quand ils le peuvent, à des écoles catholiques » (GE 8). Après avoir défini de manière générale les écoles catholiques, le texte évoque celles qui diffèrent « en fonction de circonstances locales » (GE 9). Dans un premier temps, Gravissimum Educationis reconnait l’existence d’écoles sur « le territoire des jeunes Églises » qui « accueillent même les élèves non catholiques » et qui sont « très chères à l’Église ». Dans un second temps, sont reconnues également « les écoles techniques et professionnelles » (GE 9), « les instituts pour l’alphabétisation des adultes », « les établissements spécialisés pour l’enfance inadaptée » ainsi que les « écoles normales » (GE 9). Enfin, le « Concile invite avec force […] à répondre aux besoins de ceux qui sont dépourvus de ressources financières ou privés de l’affection et du soutien d’une famille ou encore ceux qui sont étrangers à la foi » (GE 9). On retrouve donc une ouverture manifeste en faveur de ceux que l’Église considérait comme étant les plus faibles. La suite du texte concerne les facultés et universités catholiques (GE 10) et, en particulier, la faculté de théologie (GE 11). Dans ces paragraphes, le Concile reconnait l’importance de la « liberté propre à la recherche scientifique » (GE 10) et celle de l’union entre la foi et la raison. De plus, il demande de faciliter l’accès aux études, en particulier pour les étudiants de condition modeste ou ceux issus des « jeunes nations » (GE 10). Auprès de tous (universités catholiques ou non), le Concile demande la création « de foyers et de centres universitaires catholiques où des prêtres, des religieux et des laïcs, spécialement choisis et préparés,

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offriront en permanence à la jeunesse universitaire une assistance spirituelle et intellectuelle » (GE 10). Quant aux facultés de théologie, la Déclaration redit l’importance de « l’activité des facultés de sciences sacrées » (GE 11). Il s’agit « d’acquérir une intelligence chaque jour plus pénétrante de la révélation sacrée, d’ouvrir plus largement l’accès au patrimoine de la sagesse chrétienne légué par nos aînés, de promouvoir le dialogue avec nos frères séparés et avec les nonchrétiens, et de fournir enfin une réponse adéquate aux questions posées par le progrès des sciences » (GE 11). Afin de « favoriser une collaboration accrue », l’Église recommande des congrès internationaux entre chercheurs (GE 12). L’exhortation finale de Gravissimum Educationis s’adresse aux jeunes à qui il est demandé de « prendre conscience de la valeur éminente de la fonction enseignante » et d’être prêts à assumer celle-ci dans les pays en manque d’enseignants. L’Église remercie « les prêtres, religieux, religieuses et laïcs » qui s’engagent dans l’éducation, elle les encourage à poursuivre leurs efforts afin qu’ils « aident non seulement l’Église à se renouveler de l’intérieur mais qu’ils accroissent et servent sa présence [du Christ] bienfaisante au monde d’aujourd’hui, plus spécialement dans le domaine de la culture ». En harmonie avec Gravissimum Educationis qui constitue bien notre point de référence dans ce dossier, au fil du temps, la Congrégation pour l’éducation catholique a rédigé d’autres textes complétant ces premières recommandations des Pères conciliaires. Le point suivant donnera une vision globale de ces textes. 1.2.1.2 Synthèse des principaux textes de la Congrégation pour l’éducation catholique Les documents du Vatican qui organisent l’enseignement catholique émanent de l’une des neuf congrégations de la Curie romaine105, la Congrégation pour l’éducation catholique. Celle-ci s’occupe aujourd’hui106 de deux pôles de formation majeurs : les instituts d’études supérieures (universités, facultés, écoles supérieures, etc.) et les écoles catholiques107. Un Préfet et un Secrétaire sont à la

105 Jacques RIFFET et François-Xavier NÈVE, Dictionnaire passionné des racines chrétiennes de l’Europe, Wavre, Mols, 2012, p. 99. 106 Précédemment, la Congrégation pour l’éducation catholique s’occupait également de la formation des séminaristes (Congregatio de Seminariis atque Studiorum Institutis) jusqu’à ce que Benoît XVI transfère le 16 janvier 2013 les compétences liées aux séminaires à la Congrégation pour le clergé (cf. le Motu Proprio Ministrorum Institutio). 107 La mission de cette Congrégation est définie dans la constitution Pastor Bonus promulguée le 28 juin 1988 par le pape Jean-Paul II, aux paragraphes 112–116 : cette Congrégation veille à « la promotion et l’organisation de l’éducation catholique » (§ 112), à ce que « les élèves soient éduqués de manière adaptée » (§ 113) suivant « les principes fondamentaux de l’éduca-

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tête de cette organisation comptant de nos jours environ 1500 universités, plus de 200 facultés ecclésiastiques et plus de 200.000 écoles catholiques à travers le monde108. De nos jours, la Congrégation se charge de publier régulièrement les documents qui développent plusieurs aspects des principes éducatifs chrétiens consignés dans Gravissimum Educationis109. Voici, la liste des douze textes principaux de la Congrégation sélectionnés ici ainsi qu’une synthèse reprenant les enseignements majeurs de ceux-ci, dans le prolongement de la Déclaration sur l’éducation chrétienne. Les sources retenues sont les suivantes110: – L’École Catholique (EC) – 19 mars 1977 – Le Laïc Catholique (LC) : témoin de la Foi dans l’École −15 octobre 1982 – Orientations Éducatives sur l’Amour Humain (OEAH). Traits d’Éducation Sexuelle – 1er novembre 1982 – La Dimension Religieuse de l’Éducation dans l’École Catholique (DR) – 7 avril 1988 – L’École Catholique au Seuil du Troisième Millénaire (ECAS) – 28 décembre 1997 – Les Personnes Consacrées et leur Mission dans l’École (PC). Réflexions et orientations – 28 octobre 2002 – Éduquer Ensemble dans l’École Catholique (EE) – 8 septembre 2007 – Lettre Circulaire sur l’Enseignement de la Religion dans l’École (LCER) – 5 mai 2009 – Éduquer au Dialogue Interculturel dans l’École Catholique (EDIEC). Vivre ensemble pour une civilisation de l’amour – 28 octobre 2013 – Éduquer Aujourd’hui et Demain (EAD). Une passion qui se renouvelle (Instrumentum laboris) – 7 avril 2014

tion catholique » (§ 114). Enfin, la Congrégation « établit les normes selon lesquelles l’école catholique doit être gouvernée » (§ 115). 108 Zenon GROCHOLEWSKI, « The Congregation for Catholic Education: How It Works to Support the Educational Mission of Universities and Schools Internationally », dans International Studies in Catholic Education, 7 (2015), p. 134–144. Ici, p. 135. 109 Zenon GROCHOLEWSKI, « The Congregation for Catholic Education », p. 140: « By periodically publishing documents, the Congregation fulfils the charge of Gravissimum educationis to develop more fully the Declaration’s statements on the principles of Christian education and the specific mission of Catholic schools ». 110 Cette liste a été constituée à partir des dix documents cités dans le livret du CEEC, Les écoles catholiques en Europe, p. 198–199 auxquels nous avons rajouté deux textes plus récents datant de respectivement de 2017 et de 2019 (Cf. COMITÉ EUROPÉEN POUR L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE (CEEC), Les Écoles Catholiques en Europe. L’innovation est notre tradition, Vienne, Interdiözesaner Katechetischer Fonds, 2015).

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– –

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Éduquer à l’Humanisme Solidaire (EHS) – Pour construire une « civilisation de l’amour » 50 ans après l’encyclique Populorum Progressio – 16 avril 2017 Il Les Créa Homme et Femme (ILCHF) – Pour un chemin de dialogue sur la question du genre dans l’éducation – 2 février 2019

Le paragraphe 8 de Gravissimum Educationis constitue bien le nœud de tous ces textes sur l’éducation chrétienne, en particulier lorsqu’on réfléchit à la question de l’identité et de la spécificité de l’enseignement catholique. Pour rappel, d’après ce texte, l’identité de l’école catholique réside dans la formation culturelle et humaine des jeunes qui lui sont confiés alors que sa spécificité se trouve plutôt dans sa capacité à créer une « atmosphère animée de l’esprit de l’Évangile ». Même si d’autres textes plus récents utiliseront l’expression « style d’éducation » (notamment ECAS 18 et PC 53) pour décrire le climat de bonnes relations qui doit s’instaurer entre tous les membres de la communauté éducative et « pour ouvrir au sens du sacré » (PC 53), il n’en reste pas moins que, d’après l’ensemble des textes étudiés, les établissements catholiques entendent « ordonner toute la culture humaine à l’annonce du salut » (GE 8) en vue de « l’extension du Royaume » (GE 8). Ensuite, l’« éducation intégrale » est une autre constante : elle concerne « tous les hommes et la totalité de la vie de l’homme » d’après GE. Cela implique donc un double aspect, repris d’ailleurs par les documents ultérieurs : la question de l’ouverture aux plus ‹ pauvres › (cf. la doctrine sociale de l’Église) et l’importance accordée davantage à l’éducation qu’à l’enseignement. En ce qui concerne le premier aspect, l’éducation des plus pauvres ne doit pas s’entendre uniquement au sens financier. En effet, si GE évoque les plus pauvres financièrement, affectivement ou spirituellement, les autres documents développent des passages concernant les personnes les plus fragiles de la société qui peuvent bénéficier elles aussi d’une éducation chrétienne (notamment ECAS 15 et PC 70). La Congrégation va même jusqu’à interpeller les responsables des établissements pour savoir si « le profil » actuel de l’école catholique permet d’accueillir ces élèves plus fragiles (PC 72). Par ailleurs, l’éducation catholique vise donc tous les aspects de la vie humaine et ne se cantonne pas à l’enseignement des savoirs. Ceux-ci doivent déborder sur des questions de société afin que des synthèses puissent voir le jour entre « culture et foi » (EC 45 et ECAS 14), entre « vie et foi » (EC 45), entre foi et raison (cf. aussi EE 3). Cette synthèse entre culture et foi débouchera dans les années 2000 sur la question du sens du mystère de la vie et de Dieu (PC 52). Enfin, c’est au nom de cette même « éducation intégrale » que l’Église cautionne ses textes sur l’amour humain et l’éducation sexuelle en 1983 (OEAH) ainsi que sur la question du genre en 2019 (ILCHF). À ce propos, l’Église rap-

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pelle à l’école sa mission ecclésiale : « elle a le droit et le devoir de s’occuper de l’éducation morale des baptisés » (OEAH 108) et de « favoriser la réalisation de l’homme à travers le développement de tout son être » (OEAH 21 et ILCHF 53). Par ailleurs, la personne du Christ reste un point d’ancrage solide pour la définition de l’école catholique. Ainsi, c’est parce que le Christ, « Homme parfait » (EC 35) a porté les valeurs humaines à « leur pleine réalisation et à leur unité harmonieuse » (EC 35) que celles-ci sont érigées comme fondatrices des projets pédagogique et éducatif. Jésus de Nazareth est « le modèle et l’exemple de vie » (EC 35) à suivre et les écoles catholiques sont appelées à cultiver ses vertus. Grâce à lui, l’école doit apprendre aux jeunes à construire un monde plus humain. Pour cette raison, il faut mettre la personne humaine au centre des apprentissages. Peu à peu, ce discours qui prenait la personne du Christ pour modèle va se déplacer pour mettre la personne au centre dans un « humanisme plénier » (PC 37), un « humanisme chrétien » (PC 37) qui « promeut l’homme et tout l’homme » (PC 60) en s’opposant à l’« humanisme décadent » (EHS 4). C’est dans cette logique que le texte Éduquer à un humanisme solidaire a rappelé toute l’importance d’humaniser l’éducation. Ce texte définit l’humanisme solidaire en ces termes : « mettre la personne au centre de l’éducation, dans un cadre de relations qui constituent une communauté vivante, interdépendante, liée à un destin commun » (EHS 8). Au fur et à mesure du temps, au tournant des années ’70 et ’80, la notion de « communauté éducative » a pris une place considérable. Si, dès GE, les documents qualifient le métier d’enseignant de « vocation » (GE 5) et précisent le droit des parents d’être soutenus dans leur tâche d’éducation (GE 6 et GE 8), le texte Le Laïc Catholique va donner une vision plus globale des relations qui se tissent entre l’école, les parents, les enseignants (LC 22). Il précise par exemple que l’école rassemble élèves, parents, professeurs, pouvoir organisateur et personnel non enseignant qui ont des rapports mutuels de collaboration et [qui] caractérisent l’école en tant qu’institution de formation intégrale (LC 22). Pour renforcer le rôle du laïc au sein de l’école qui compte de moins en moins de religieuses, de religieux et de prêtres, l’Église demande l’aide de chacun afin de mener à bien cette mission. Cette communauté éducative va progressivement s’attacher à mettre en œuvre un projet éducatif porté par une communauté de foi et trouvant son fondement dans le Christ (EE 3 et ECAS 4). Dans une dimension diachronique, l’étude des textes répertoriés est aussi marquée par l’ouverture progressive de l’école aux non-baptisés et par l’intérêt pour le dialogue. Toutefois, si on prend en compte le texte de l’OEAH, cette ouverture ne semble pas si limpide puisque la fin de ce document de 1983 rappelle le droit de l’Église de donner une éducation morale aux « baptisés », sans men-

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tion des autres jeunes (OAEH 108). Or, dès 1965, dans GE 9, les Pères conciliaires reconnaissent déjà la présence d’élèves non catholiques sur « le territoire des jeunes Églises ». Il faut se pencher sur des textes des années 2000 pour trouver, plus explicitement et plus massivement, des encouragements au « dialogue » (PC 62), à « l’écoute attentive » (PC 62) et au dialogue interculturel (PC 65). Très souvent, le dialogue est utilisé pour transformer positivement les inquiétudes ; il devient une ressource favorisant le développement des relations interpersonnelles (ILCHF 52). Ces appels au dialogue vont se généraliser et trouver leur apogée en 2013 dans Éduquer au dialogue interculturel dans l’école catholique. L’un des points forts de ce texte consiste à considérer l’expression de l’identité de l’école catholique comme « un laboratoire de l’interculture » où il s’agit de trouver « une grammaire du dialogue » (EDIEC 57 et EHS 12). Une « formation au dialogue » pour les enseignants est même recommandée (EHS 11) dans la société multiculturelle et multi-religieuse afin d’annoncer le Christ ressuscité dans le respect des convictions de chacun. Si, dès GE, par le principe de subsidiarité, l’école catholique constitue un service rendu à la société (notamment GE 3) et si elle a aussi pour mission de s’ouvrir davantage pour être au service de tous, toutefois, cela ne doit pas l’empêcher de proposer un cours de religion de qualité (LCER 15). Depuis 1988, l’Église précise que le cours de religion se distingue de la catéchèse, tout en restant en complémentarité avec celle-ci (DR 70). De plus, face aux menaces répétées visant à supprimer les cours de religion, la Congrégation a même écrit une Lettre circulaire sur l’enseignement de la religion dans les écoles en 2009 rappelant le rôle précis du cours de religion dans les écoles catholiques : transmettre « des connaissances sur ce que [sont] le christianisme et la vie chrétienne » (LCER 17). L’Instrumentum laboris d’Éduquer aujourd’hui et demain invitait d’ailleurs les Conférences épiscopales à proposer un cours adapté aux réalités locales souvent très différentes d’un pays à l’autre et à « ne pas négliger cet enseignement » en étant à l’écoute des demandes des jeunes. De plus, ce même document suggère aussi d’étudier clairement la manière dont les cours de religion se distinguent de ceux destinés à l’éducation citoyenne. La question du cours de religion reste donc d’une actualité brûlante dans de nombreux pays et les textes récents de la Congrégation reflètent bien ce souci majeur. Enfin, en lien direct avec le sujet qui nous occupe, relevons les principales mentions de la pastorale scolaire d’après les textes étudiés. EC 78 demande tout d’abord en 1977 une « formation continue des enseignants grâce à une pastorale adaptée » tout en précisant que l’évêque reste le responsable de cette pastorale en mandatant les responsables (EC 71). En 1982, LC 39–40 rappelle le devoir du laïc catholique de s’impliquer dans le projet éducatif et de participer

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à la liturgie. Il faut attendre 1988 pour expliquer que la spécificité de l’école catholique à créer une atmosphère propre consiste à rendre le Christ vivant dans l’école (DR 25 et EE 40) par une attention toute particulière accordée à la Parole de Dieu, aux signes sacramentels (DR 26) et aux liturgies vécues dans un espace familier (DR 30). En 2002, juste après la présentation des cours de religion destinés à travailler la question du sens en trouvant un « langage apte à transmettre le message religieux » (PC 54), PC évoque d’autres « occasions de formation » pour réaliser une synthèse entre culture et foi (PC 54). L’un des textes les plus récents, EDIEC, annonce que les directions seront interpellées quant à leur mission ecclésiale et pastorale dans le cadre de l’éducation au dialogue (EDIEC 76–80). À cela s’ajoute tout le descriptif sur les projets éducatif et pédagogique des écoles s’enracinant dans la personne du Christ. Ainsi, la pastorale scolaire comprend donc bien deux axes : d’une part, celui des célébrations, des liturgies, des activités pour rendre le « Christ vivant » dans l’école et d’autre part, celui défini dans les textes qui fondent les établissements catholiques. Nous retrouvons donc déjà cette distinction et cette complémentarité que nous exploiterons plus loin entre la pastorale scolaire « au sens strict » et la pastorale scolaire « au sens large ». 1.2.1.3 Quelques prises de position récentes des Préfets et Secrétaires de la Congrégation : défis et missions de l’école catholique contemporaine En plus d’écrire des textes collectifs signés au nom de la Congrégation pour l’éducation catholique (cf. la synthèse ci-dessus), les Préfets et les Secrétaires sont aussi fréquemment invités à participer à d’importants colloques et écrivent des articles dans des revues internationales. Afin d’étudier d’un peu plus près encore la réalité de l’enseignement catholique d’après le point de vue romain, nous avons rassemblé quatre articles, assez récents et significatifs, composés par des responsables de la Congrégation. Ces quatre textes identifient à chaque fois des défis et des missions pour l’enseignement catholique que nous nous devons de présenter. Tout d’abord, l’archevêque Jean-Louis Bruguès o.p., Secrétaire de la Congrégation du 10 novembre 2007 au 26 juin 2012, a publié un article111 en 2009 où il a identifié ce qu’il appelait les trois « tyrannies » de la société actuelle. Ces trois tyrannies sont comme des défis face auxquels l’enseignement catholique doit résister : il s’agit de l’émotion, de la différence culturelle et du relativisme moral112.

111 Jean-Louis BRUGUÈS, « De quelques défis lancés aujourd’hui à l’école », dans International Studies in Catholic Education, 1 (2009), p. 73–94. 112 Jean-Louis BRUGUÈS, « De quelques défis lancés aujourd’hui à l’école », p. 75–80.

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La résistance à cette triple tyrannie est un préalable à la question de l’identité chrétienne, selon l’homme d’Église français qui s’interroge : suivant l’étymologie du terme grec katholikos, catholique signifie-t-il vraiment être ouvert à l’universel ?113 En 2009, le Secrétaire de la Congrégation identifie deux tendances opposées114 : d’un côté, « le courant de composition », c’est-à-dire ceux qui encouragent la coopération avec le monde grâce à des valeurs telles que la liberté, la solidarité, l’égalité, la responsabilité, etc. De l’autre, ceux qui défendent « le courant de confession » : il s’agit d’un courant contradictoire, alternatif, en contestation, en résistance afin de pouvoir réaffirmer le catholicisme face au monde changeant. Avec prudence, l’archevêque préfère ne pas trancher entre ces deux courants et insiste sur le risque de durcir ces deux positions mises en évidence. Face à ceux qui voudraient « élaborer deux textes cadres constitutionnels différents, un pour chaque genre »115, le Secrétaire rappelle que la mission de la Congrégation consiste à « encourager tout ce qui, au sein de cette éducation, contribue conjointement au service de l’Église et au service de l’homme […] : tous les apports importent, toutes les bonnes volontés sont nécessaires dans cette tâche immense [de la nouvelle évangélisation] »116. Successeur de Mgr Bruguès au poste de Secrétaire de la Congrégation depuis le 9 novembre 2012, Mgr Angelo Vincenzo Zani reprend lui aussi cette logique des défis et des missions de l’école catholique dans deux articles intitulés117 « La mission éducatrice de l’Église et les défis contemporains » et « Quelle école catholique pour notre temps ? ». Dans les deux documents, de nombreux défis sociétaux sont identifiés par le Secrétaire : crise des relations entre les générations, révolution numérique, dialogue interculturel118, migrations, nouvelles technologies, risques de dérive individualiste dans l’éducation119, etc. Face à des crises qui sont autant de défis pour notre temps, Mgr Zani indique la marche à suivre en s’inspirant notamment des recommandations du pape François. Ainsi, il

113 Jean-Louis BRUGUÈS, « De quelques défis lancés aujourd’hui à l’école », p. 80. 114 Jean-Louis BRUGUÈS, « De quelques défis lancés aujourd’hui à l’école », p. 81. 115 Jean-Louis BRUGUÈS, « De quelques défis lancés aujourd’hui à l’école », p. 82. 116 Jean-Louis BRUGUÈS, « De quelques défis lancés aujourd’hui à l’école », p. 82. 117 Angelo Vincenzo ZANI, « La mission éducatrice de l’Église dans les défis contemporains », dans Lumen Vitae, 70 (2015), p. 249–266 et Angelo Vincenzo ZANI, « Quelle école catholique pour notre temps ? Colloque international, Butare, Rwanda, 10 juillet 2018 », dans Lumen Vitae, 74 (2019), p. 225–238. 118 Angelo Vincenzo ZANI, « La mission éducatrice de l’Église dans les défis contemporains », p. 250–252. 119 Angelo Vincenzo ZANI, « Quelle école catholique pour notre temps ? », p. 227.

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plaide dans ces textes pour une école catholique qui mise sur une « sortie missionnaire »120, dans un élan vers les périphéries121. Il encourage un nouvel humanisme, un humanisme solidaire, fondé sur la personne humaine placée au cœur des débats122. Enfin, la « culture du dialogue » est à mettre en pratique dans l’école catholique, elle doit favoriser la réflexion entre la foi, la raison et la science, dans une éducation ouverte à la transcendance123. Quant à son Éminence, le Cardinal Giuseppe Versaldi, Préfet de la Congrégation depuis 2015, il a souligné la mission de l’école et le rôle de la pastorale scolaire dans un colloque organisé par le Secrétariat Général des Écoles Catholiques au Liban les 5 et 6 septembre 2017124. Selon le Préfet, en suivant la pédagogie de Jésus, « le Maître divin », les responsables de l’école catholique doivent contribuer à « la mission générale de l’Église qui est d’évangéliser toutes les nations »125. Cependant, « elle le fait à sa manière qui doit s’intégrer aux autres propositions ecclésiales » : « l’école a un cadre et une méthode qui la différencient de la paroisse et des associations ou mouvement ecclésiaux »126. Dans ce cadre, le Cardinal insiste sur la place de la pastorale scolaire qui doit intégrer « la recherche de vérité au témoignage de la charité »127. À partir de là, après avoir identifié comme défis contemporains l’utilisation correcte des nouveaux moyens de communication ainsi qu’une fine connaissance de la réalité dans ses aspects à la fois positifs et négatifs128, le Préfet a initié quelques réflexions sur le thème de la pastorale scolaire129 : il a insisté sur le primat de la charité dans la

120 Angelo Vincenzo ZANI, « La mission éducatrice de l’Église dans les défis contemporains », p. 254. 121 Angelo Vincenzo ZANI, « Quelle école catholique pour notre temps ? », p. 234. 122 Angelo Vincenzo ZANI, « Quelle école catholique pour notre temps ? », notamment p. 231–232. 123 Angelo Vincenzo ZANI, « Quelle école catholique pour notre temps ? », p. 232–233 et Angelo Vincenzo ZANI, « La mission éducatrice de l’Église dans les défis contemporains », p. 259. 124 Giuseppe VERSALDI, « La pédagogie évangélique comme guide pour la pastorale scolaire », dans International Studies in Catholic Education, 10 (2018), p. 104–118. 125 Giuseppe VERSALDI, « La pédagogie évangélique comme guide pour la pastorale scolaire », p. 106. 126 Giuseppe VERSALDI, « La pédagogie évangélique comme guide pour la pastorale scolaire », p. 106. 127 Giuseppe VERSALDI, « La pédagogie évangélique comme guide pour la pastorale scolaire », p. 107. 128 Giuseppe VERSALDI, « La pédagogie évangélique comme guide pour la pastorale scolaire », p. 108. 129 Giuseppe VERSALDI, « La pédagogie évangélique comme guide pour la pastorale scolaire », p. 107–108.

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communauté scolaire, sur la formation en matière pastorale des enseignants et des directeurs d’écoles, sur la proposition (et non l’imposition) de la pratique religieuse et sur l’articulation de la pastorale scolaire avec la pastorale des paroisses afin d’éviter toute « duplication ou concurrence ». Par respect pour les noncroyants présents dans l’école, Giuseppe Versaldi souligne cette importance de « la proposition du message évangélique »130. 1.2.1.4 Orientations du pape François Après analyse, il s’avère que ces textes des Secrétaires et Préfets de la Congrégation répercutent bien souvent les orientations données par le souverain pontife de l’époque correspondante. C’est ainsi qu’on retrouvait par exemple un développement significatif de la morale de responsabilité, de la résistance aux tyrannies du monde actuel et de l’importance de redonner confiance en la raison dans le texte de Mgr Jean-Louis Bruguès131 datant de 2009 sous le pontificat de Benoît XVI tandis que l’on retrouve des thèmes comme ceux de la sortie missionnaire, du dialogue et de l’humanisme solidaire dans les discours de Mgr Zani sous le pontificat du pape François (cf. ci-dessus). Afin de préciser la pensée du pape François sur l’éducation catholique – puisqu’elle oriente les travaux de la Congrégation -, voici deux ressources supplémentaires : le Discours du pape François aux participants au Congrès mondial de l’éducation132, organisé par la Congrégation pour l’éducation catholique (Rome, 21 novembre 2015) et les paragraphes 221 à 223 de l’Exhortation apostolique Christus vivit133 sur « la pastorale des institutions éducatives » datant de 2019. Nous voulons mettre en lumière les quatre axes que François veut donner à l’enseignement (catholique) : la direction vers les périphéries existentielles, la « sortie »

130 Giuseppe VERSALDI, « La pédagogie évangélique comme guide pour la pastorale scolaire », p. 107 : « Le résultat est qu’une telle proposition devient, pour les croyants en Jésus-Christ, une véritable occasion de croissance et d’intégration entre foi et raison, ainsi que de pratique de leur vie ecclésiale. Pour les non-croyants, elle devient une occasion de mieux connaître, et d’une manière plus authentique, le message évangélique, par confrontation avec leur conscience qui reste libre d’y adhérer ou pas ». 131 Jean-Louis BRUGUÈS, « De quelques défis lancés aujourd’hui à l’école », p. 75–80. 132 Pape FRANÇOIS, Discours du pape François aux participants au Congrès mondial sur l’éducation, organisé par la Congrégation pour l’éducation catholique (Rome, 21 novembre 2015). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://www.vatican.va/content/francesco/fr/spee ches/2015/november/documents/papa-francesco_20151121_congresso-educazione-cattolica. html. 133 Pape FRANÇOIS, Il vit, le Christ (Christus vivit), Exhortation apostolique post-synodale du Saint-Père François aux jeunes et à tout le peuple de Dieu, Namur, Éditions jésuites, 2019.

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missionnaire, l’éducation intégrale et la restauration d’un pacte éducatif mondial laissant une large place au dialogue. Tout d’abord, le thème des périphéries existentielles a particulièrement été développé dans le discours du pape au Congrès mondial de l’éducation en 2015, lorsqu’il s’adressait aux éducateurs134 : Laissez les postes où il y a déjà beaucoup d’éducateurs et allez vers les périphéries. […] Cherchez là-bas ceux qui sont dans le besoin, les pauvres. Eux, ils possèdent une chose que n’ont pas les jeunes des quartiers plus riches […] : ils ont l’expérience de la survie, et même de la cruauté, de la faim aussi, des injustices également. Ils ont une humanité blessée […]. [Le défi] est d’aller là-bas pour les faire grandir en humanité, en intelligence, en valeurs, en habitudes, afin qu’ils puissent aller de l’avant et partager avec d’autres des expériences qu’ils ne connaissent pas.

Toujours d’après la même intervention du pape argentin, « la réalité se comprend mieux à partir des périphéries qu’à partir du centre, parce que dans le centre, tu es toujours couvert [et] défendu »135. C’est pourquoi, en prenant l’analogie de l’apprentissage de la marche, le pape encourage les éducateurs à oser prendre des risques raisonnables en matière éducative : « un pas dans la sécurité, l’autre pas dans le risque ». Puis, chez le pape François, ce thème du mouvement vers les périphéries va de pair avec celui de l’Église « en sortie » missionnaire ; c’est ainsi que l’école catholique pourra rester « un espace pour l’évangélisation des jeunes »136. Pour y parvenir, au paragraphe 222 de Christus vivit, François rappelle quelques critères déjà mentionnés dans la Constitution apostolique Veritatis gaudium (8 décembre 2017) : « l’expérience du kérygme, le dialogue dans tous les domaines, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité, le développement de la culture de la rencontre, la nécessité urgente de « faire réseau » et l’option pour les derniers, pour ceux que la société exclut et rejette »137. Une autre piste pour l’école catholique consiste à développer une éducation intégrale ouverte à la transcendance. Cette approche « intégrale » constitue en effet une caractéristique du travail initié par le souverain pontife actuel depuis son accession sur le siège de Saint-Pierre (cf. notamment le développement sur l’écologie intégrale dans l’encyclique Laudato Si’ qui comprend d’ailleurs tout

134 Pape FRANÇOIS, Discours aux participants au Congrès mondial sur l’éducation (21 novembre 2015). 135 Pape FRANÇOIS, Discours aux participants au Congrès mondial sur l’éducation (21 novembre 2015). 136 Pape FRANÇOIS, Christus vivit, § 222. 137 Pape FRANÇOIS, Christus vivit, § 222.

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un volet sur l’éducation dans ses chapitres 5 et 6138). Dans le discours qu’il a prononcé au Congrès mondial de 2015, François affirmait en effet ceci139 : Éduquer chrétiennement, ce n’est pas seulement faire une catéchèse : ce n’en est qu’une partie. Ce n’est pas seulement faire du prosélytisme – ne faites jamais de prosélytisme dans les écoles ! Jamais ! – Éduquer chrétiennement suppose faire progresser les jeunes, les enfants dans les valeurs humaines dans toute leur réalité, une de ces réalités étant la transcendance.

Le pape se fait même critique : dans Christus vivit, il reconnaît que l’école catholique transformée en « bunker » fait fausse route lorsqu’elle développe « une pastorale centrée sur l’instruction religieuse qui est souvent incapable de susciter des expériences de foi durable »140. Au contraire, il rappelle la joie de l’éducateur lorsqu’il rencontre un étudiant capable de « se constituer lui-même comme une personne forte, intégrée, protagoniste et capable de donner »141. Il s’agit pour l’école catholique de passer d’une éducation devenue « trop sélective et élitiste »142 à une éducation qui intègre « les savoirs de la tête, du cœur et des mains »143. Dans le cadre d’une éducation intégrale, la formation spirituelle doit avoir toute sa place afin de lutter contre le consumérisme actuel. Étudier ne sert donc pas uniquement à « apporte[r] tout de suite quelque chose de concret » mais sert aussi « à se poser des questions, à ne pas se faire anesthésier par la banalité, à chercher un sens dans la vie »144.

138 Pape FRANÇOIS, Lettre encyclique Loué sois-tu ! (Laudato Si’) du pape François sur la sauvegarde de la maison commune, 2e éd. revue et corrigée, Namur, Éditions jésuites, 2015, § 215 : « L’éducation sera inefficace, et ses efforts seront vains, si elle n’essaie pas aussi de répandre un nouveau paradigme concernant l’humain, la vie, la société et la relation avec la nature ». 139 Pape FRANÇOIS, Discours aux participants au Congrès mondial sur l’éducation (21 novembre 2015). 140 Pape FRANÇOIS, Christus vivit, § 221. 141 Pape FRANÇOIS, Christus vivit, § 221. 142 Pape FRANÇOIS, Discours aux participants au Congrès mondial sur l’éducation (21 novembre 2015). 143 Pape FRANÇOIS, Christus vivit, § 222. Cf. aussi : Pape FRANÇOIS, Discours aux participants au Congrès mondial sur l’éducation (21 novembre 2015) : « Il faut rompre avec ce schéma [de l’éducation conçue comme un technicisme intellectuel et un langage de la tête]. Il y a des expériences, avec l’art, le sport … L’art et le sport éduquent ! Il faut s’ouvrir à de nouveaux horizons, créer de nouveaux modèles […]. Il y a trois langages : le langage de la tête, le langage du cœur, le langage des mains. L’éducation doit se diriger dans ces trois directions ». 144 Pape FRANÇOIS, Christus vivit, § 223. Il y aurait de nombreux parallèles intéressants à établir avec notre recherche en philosophie de l’éducation (cf. supra, les apports d’Hannah Arendt et de Martha Nussbaum).

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Enfin, même s’il reconnaît que le pacte éducatif est aujourd’hui rompu145 (tant celui entre l’école et la famille que celui entre la famille et l’État), l’homme d’Église argentin montre un chemin d’espérance : « notre travail, c’est de rechercher des voies nouvelles » contre l’exclusion, contre la mainmise de l’argent et de l’intérêt personnel146. Comme pistes de solution, le pape encourage le dialogue, la fraternité, et l’unité : Je crois que la situation d’un pacte éducatif rompu, comme c’est le cas aujourd’hui, est grave […]. Le peuple veut autre chose, [les familles veulent] de la coexistence […], elles veulent le dialogue. Mais quand le pacte éducatif est rompu, quand il y a de la rigidité, il n’y pas de place pour le dialogue, […] pour l’universalité et la fraternité147.

Afin de poursuivre la réflexion sur ce pacte éducatif mondial à reconstruire148, le pape a donné rendez-vous à tous les éducateurs le 15 octobre 2020 à Rome149. Parmi les personnes intéressées pour participer à la reconstruction de ce pacte, on retrouvera certainement les représentants des grandes organisations internationales de l’enseignement catholique que sont l’OIEC et le CEEC, ces deux institutions étant en contacts étroits avec la Congrégation pour l’éducation catholique150. Découvrons dans les lignes qui suivent leur histoire et leurs missions.

1.2.2 Structures internationales : historique et missions Parallèlement au processus de formation de l’Union Européenne et à la création du Conseil de l’Europe en 1949 qui entend défendre et surveiller les droits de 145 Pape FRANÇOIS, Discours aux participants au Congrès mondial sur l’éducation (21 novembre 2015) : « Il est sûr que tous les enfants, tous les jeunes, n’ont pas droit à l’éducation. C’est une réalité mondiale qui nous fait honte ». 146 Pape FRANÇOIS, Discours aux participants au Congrès mondial sur l’éducation (21 novembre 2015). 147 Pape FRANÇOIS, Discours aux participants au Congrès mondial sur l’éducation (21 novembre 2015). 148 L’Instrumentum Laboris (https://www.educationglobalcompact.org/resources/Ri sorse/instrumentum-laboris-fr.pdf) de ce Pacte éducatif mondial se trouve sur : https:// www.educationglobalcompact.org/en/. En ligne, pages consultées le 21 février 2022. 149 Pape FRANÇOIS, Message du pape François à l’occasion du lancement du pacte éducatif (Rome, 12 septembre 2019). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://w2.vatican.va/ content/francesco/fr/messages/pont-messages/2019/documents/papa-francesco_20190912_ messaggio-patto-educativo.html. La rencontre initialement prévue le 14 mai 2020 a été reportée au 15 octobre 2020 en raison de l’épidémie de COVID-19. 150 Cf. notamment CEEC, Les écoles catholiques en Europe, p. 85. Sur ce rapprochement entre la Congrégation et le CEEC, le rôle d’Etienne Verhack a été déterminant, cf. infra.

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

l’homme, les libertés fondamentales ainsi que l’identité culturelle européenne, des réseaux internationaux d’écoles catholiques se sont constitués au début des années ’50. Dans les pages suivantes, toujours dans l’optique de mieux percevoir la réalité globale de « l’école catholique », nous étudierons à tour de rôle l’historique et les missions de deux grandes organisations : l’OIEC et le CEEC. Nous reviendrons aussi sur le rôle international joué par les grandes congrégations enseignantes, celles-ci étant représentées au sein de ces deux organisations internationales. Pour aboutir à cette synthèse, nous nous sommes référés aux informations reprises sur les sites internet de l’OIEC et du CEEC151. Nous rédigeons également cette section à partir de l’ouvrage du CEEC datant de 2015, Les écoles catholiques en Europe. L’innovation est notre tradition152. 1.2.2.1 L’OIEC Historique de l’OIEC À l’initiative du Néerlandais, Mgr Frans Op de Coul, le 4 novembre 1950, les responsables de l’enseignement catholique des Pays-Bas, d’Allemagne, d’Angleterre, de Belgique, de France et d’Italie se sont mis d’accord sur la création d’un secrétariat mondial de l’enseignement catholique153. Encouragés par le Saint-Siège et, en particulier, par Mgr Montini (le futur pape Paul VI) à former une organisation la plus internationale possible, les premiers pays cités ont rapidement été rejoints par l’Autriche, l’Irlande et la Sarre, mais aussi par les États-Unis et l’Indonésie afin de former l’OIEC (Office International de l’Enseignement Catholique). C’est ainsi qu’ils signent ensemble une résolution de création de cet office international le 20 septembre 1952 lors du Congrès de Lucerne en Suisse. En tant qu’autorité responsable de toutes les écoles catholiques, le Saint-Siège reconnait les statuts de l’OIEC en 1956. Parmi les premières préoccupations de cette organisation figurent l’entraide et l’échange d’informations entre les établissements catholiques à travers le monde, la reconnaissance par les autres organisations catholiques ainsi que la participation aux assises de l’OIC (Organisations Internationales Catholiques). Par ailleurs, la représentation aux Nations Unies et aux organisations in-

151 http://oiecinternational.com/fr/ et http://www.ceec.be/. En ligne, pages consultées le 21 février 2022. 152 COMITÉ EUROPÉEN POUR L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE (CEEC), Les Écoles Catholiques en Europe. L’innovation est notre tradition, Vienne, Interdiözesaner Katechetischer Fonds, 2015. 153 Pour ce développement sur l’OIEC (son histoire et ses missions), voir le site internet de cette organisation : http://oiecinternational.com/fr/histoire/, page consultée le 21 février 2022.

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ternationales majeures dont celles qui s’occupent de l’éducation constituent un autre objectif important pour les membres de l’OIEC. Ces premières ambitions ont rapidement été couronnées de succès : en effet, l’OIEC sera membre de la « Conférence des OIC » en 1954, membre consultatif de l’UNESCO le 25 avril 1958 et collaborera avec la CIEC (Confédération Interaméricaine de l’Enseignement Catholique) suite à un traité signé le 28 janvier 1960 scellant la reconnaissance réciproque des deux organisations. La même année, une section « Afrique » est créée. Plus tard, apparaitront les régions « Moyen-Orient/Afrique du Nord » et « Asie et Océanie » pour un total actuel s’élevant entre 46 et 48 millions d’élèves, répartis en cinq régions à travers le monde (Europe, Amérique, Afrique, Moyen-Orient et Afrique du Nord, Asie et Océanie) dans 210.000 établissements catholiques et plus de 100 pays154. Missions de l’OIEC D’après ses statuts, outre la participation à la mission de l’Église en créant des communautés éducatives inspirées de l’esprit de l’Évangile, l’OIEC poursuit aujourd’hui deux autres objectifs : d’une part, le partenariat entre les écoles catholiques les plus riches et les plus pauvres et d’autre part, la reconnaissance des droits en matière religieuse. Concernant le premier objectif de nature collaborative, l’OIEC voudrait aller plus loin encore et rappelle que dans certaines régions du monde, les enfants ne viennent pas seulement à l’école pour y être éduqués mais aussi pour y recevoir un repas chaud quotidien. Par ailleurs, dans les pays où les chrétiens ne peuvent pas fonder d’établissements catholiques et là où les droits en matière religieuse sont encore bafoués, l’OIEC tente de défendre aussi fermement que possible la liberté d’enseignement grâce à la personnalité juridique de l’Office au sein des institutions. Cette situation hostile aux écoles catholiques s’est vécue dans le passé sous les régimes totalitaires (nazisme, communisme, etc.) et se vit aujourd’hui encore, notamment dans certaines régions à forte majorité musulmane. Enfin, l’OIEC (tout comme le CEEC d’ailleurs) se veut être un lieu de réflexion et de partage d’informations sur l’enseignement catholique grâce à son site internet abondamment nourri et à l’organisation de colloques internationaux.

154 D’après les chiffres sur : http://oiecinternational.com/fr/. En ligne, page consultée le 21 février 2022. Cf. aussi COMITÉ EUROPÉEN POUR L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE (CEEC), L’école catholique en Europe, Paris, SGEC, 2010 et COMITÉ EUROPÉEN POUR L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE (CEEC), Les Écoles Catholiques en Europe, p. 58.

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1.2.2.2 Le CEEC L’effort entrepris dès le début des années ’50 pour regrouper les secrétariats nationaux catholiques en grandes structures internationales s’est poursuivi après la création de l’OIEC et s’est développé en Europe au début des années ’70 afin d’aboutir à la fondation du CEEC. Historique du CEEC En janvier 1974, Mgr Alfred Daelemans organise un congrès à Bruxelles sur l’avenir de l’enseignement catholique en Europe. À cette occasion, une intervention de Mgr Jean Honoré, archevêque de Tours, a été décisive155 : L’enseignement catholique peut-il apporter une contribution spécifique aux objectifs de la Communauté Européenne en matière d’éducation ? … La vocation propre de l’enseignement catholique ne consiste pas à trouver des modèles culturels nouveaux, mais à donner à ces modèles une interprétation propre, un sens dernier … L’évangile fait de l’école catholique un espace d’interprétation.

Suite aux échanges constructifs avec les représentants de six pays européens (l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas et la Belgique), Mgr Daelemans décide alors de créer une sous-section à l’OIEC, le « Comité permanent OIEC-Europe » qui allait devenir en 1976 le « Comité Européen pour l’Enseignement Catholique » (CEEC), sous l’impulsion de son premier Secrétaire général, le Belge Baudouin du Bus de Warnaffe. Depuis, grâce à de nombreux congrès, le CEEC invite ses membres à réfléchir sur des questions transversales touchant aux écoles catholiques dans l’Europe et poursuit son travail de réseautage au sein des instances européennes. À de nombreuses reprises depuis sa création, l’identité des écoles catholiques a été remise en question et, au cours de l’histoire, les responsables du CEEC ont jugé bon de déterminer quelles étaient leurs relations avec la Congrégation pour l’éducation catholique. Sur cette question, l’orientation donnée par Etienne Verhack156, troisième Secrétaire général du CEEC de 1995 à 2013, a été déterminante. Nommé conseiller à la Congrégation pour l’éducation catholique par Jean-Paul II en 2005, ce

155 COMITÉ EUROPÉEN POUR L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE (CEEC), Les Écoles Catholiques en Europe, p. 62. 156 Philosophe et romaniste de formation, Etienne Verhack, ancien directeur du Jan-VanRuusbroeckollege à Bruxelles, a constitué des liens solides entre le CEEC et la Congrégation pour l’éducation catholique à Rome. Il s’est également investi dans la défense des écoles catholiques de l’Est de l’Europe sortant du bloc soviétique, en créant des liens entre ces écoles et celles de l’Ouest.

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Belge a insisté sur l’importance de reconnaitre l’école catholique comme « tâche de l’Église », en tentant d’appliquer la doctrine sociale de l’Église aux écoles catholiques en Europe157. Les années durant lesquelles Etienne Verhack fut Secrétaire général étaient aussi celles de la solidarité envers les écoles catholiques du centre et de l’est de l’Europe après la chute du mur de Berlin, le CEEC voulant assurer une protection juridique et une aide financière aux membres toujours en reconstruction depuis 1989. Depuis septembre 2013, c’est un autre Belge, Guy Selderslagh158, qui est devenu le nouveau Secrétaire général du CEEC. Cette présidence belge à répétitions confirme le poids considérable de la Belgique sur ces instances européennes ainsi que l’importance de l’enseignement catholique dans ce même pays. Aujourd’hui, le CEEC regroupe 26 pays membres à travers toute l’Europe, 40.697 entités pédagogiques et 8.451.414 élèves159. D’après ces chiffres publiés en 2017, seuls, une dizaine de secrétariats comptent plus de 100.000 élèves : dans l’ordre décroissant, la France (2.020.564), l’Espagne (1.475.640), la Grande-Bretagne (971.401), la Flandre (757.419), l’Irlande (674.856), les PaysBas (640.000), l’Italie (635.867), la Fédération Wallonie-Bruxelles (431.738) et l’Allemagne (359.506). En termes de pourcentage de population scolaire (enseignements maternel, primaire et secondaire confondus) par rapport aux autres établissements d’enseignement des pays, la République d’Irlande se classe en tête avec une représentation d’écoles catholiques de 75,07%, devant la Flandre (64,57%), la Fédération Wallonie-Bruxelles (48,39%)160, les Pays-Bas (25,6%), le Monténégro (21%), la

157 Etienne VERHACK : « Le contact avec la Congrégation pour l’éducation catholique était très important pour moi. L’école catholique est et demeure une tâche de l’Église » (COMITÉ EUROPÉEN POUR L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Les écoles catholiques en Europe, p. 85). 158 Passionné par la question de l’identité de l’école catholique, particulièrement en Europe, le Belge Guy Selderslagh, Secrétaire général du CEEC et, par ailleurs, directeur du service d’étude du SeGEC, a notamment œuvré pour la rédaction du document « Éduquer au dialogue interculturel à l’école catholique. Vivre ensemble pour une civilisation de l’amour » (2013). 159 En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://lenseignement.catholique.be/ceec_wp/ wp-content/uploads/2014/01/CEEC-Statistiques-scolaires-et-commentaire-2017.pdf. 160 De manière globale, ces chiffres du CEEC s’accordent avec ceux de l’Observatoire des Religions et de la Laïcité (ORELA) tout comme avec ceux de l’Église catholique de Belgique (environ 42% des enfants du primaire et 60% des adolescents en secondaire, pour une moyenne régionale légèrement supérieure à 48%). De même, alors que le rapport annuel de l’Église belge comptait 431.230 élèves dans des établissements catholiques en 2019, le CEEC comptabilisait 431.738 étudiants en 2017.

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Grande-Bretagne (20%), la France (19%) et l’Espagne (18,4%), toutes ces fédérations regroupant plus de 15% de la population scolaire de leur pays. La désignation répétée des responsables belges à la tête de CEEC s’explique donc tant par le nombre significatif d’élèves belges scolarisés dans les écoles catholiques européennes (1.189.157 élèves si on regroupe les données de la Flandre et celles de la Fédération Wallonie-Bruxelles) que par l’importance proportionnelle de ce réseau en Belgique, en comparaison avec celle des autres pays (seule, la République d’Irlande présente un pourcentage de population scolaire dans les écoles catholiques plus élevé que la Belgique). Missions du CEEC Favorisant les rencontres et l’échange d’informations entre les dirigeants européens d’écoles catholiques, le CEEC entend défendre et promouvoir l’enseignement catholique au niveau des institutions européennes. Parmi ses nombreuses missions sensiblement similaires à celles de l’OIEC, citons l’attention accrue à faire respecter la liberté d’enseignement ainsi que l’entraide envers les membres les plus pauvres. Toutefois, en plus de ces missions, la compréhension et l’application des nouveaux documents romains sur l’école catholique constituent l’un des objectifs majeurs de ce comité européen caractérisé par des réalités locales extrêmement variées. C’est aussi l’une des missions du CEEC que de réunir et de fédérer autant de pays avec des situations aussi diverses. De fait, des disparités gigantesques apparaissent entre, d’une part, les écoles catholiques des pays du centre et de l’est de l’Europe, beaucoup moins mixtes culturellement et fréquentées par beaucoup plus de catholiques161, mais en même temps beaucoup moins nombreuses ; et, d’autre part, celles du nord et de l’ouest, beaucoup plus mixtes culturellement et religieusement162 tout en comptant parfois plus de deux tiers de la population 161 Ainsi, en Pologne où 1% des jeunes fréquentent des établissements catholiques, la « catéchèse » y est encore organisée pour les élèves et la totalité des professeurs suit une « formation continue sur l’Enseignement du Pape » (CEEC, Information sur l’École Catholique en Europe, 2008). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://lenseignement.catholique.be/ceec_ wp/wp-content/themes/ceec/images/Information-sur-les-Ecoles-Catholiques-en-Europe-2008. pdf, p. 82–83. 162 Dans certaines écoles catholiques des grandes villes de France, de Belgique, d’Irlande, de Grande-Bretagne et des Pays-Bas, on compte jusqu’à 90% d’élèves musulmans. Voir le rapport la conférence d’Etienne VERHACK, Les écoles catholiques européennes : une mission dans une diversité de cultures et de réalités (CEEC, Séminaire européen sur « Le leadership spirituel du chef d’établissement », 2006). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://lenseignement.catho lique.be/ceec_wp/wp-content/uploads/2014/01/S%C3%A9m-BRATISLAVA-2006-Rapport-FR. pdf, p. 7–16.

1.2 La question de l’identité de l’école catholique

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scolaire de la zone concernée, comme c’est le cas en Belgique néerlandophone163. Par ailleurs, on constate une autre fracture sociologique dans les écoles entre les pays du Nord-Ouest et ceux du Sud-Est de l’Europe, les seconds étant généralement plus respectueux des valeurs morales traditionnelles164. Toutefois, malgré cette diversité, les responsables du CEEC identifient des défis communs pour ses membres165 : entre autres, la sécularisation qui a, contrairement à ce que l’on pensait initialement, ramené la question religieuse au-devant de la scène, la privatisation de la religion et la séparation stricte entre l’Église et l’État dans certains pays, l’engagement pour la citoyenneté européenne, pour le dialogue interreligieux et interconvictionnel, le respect du droit des parents de pouvoir choisir un enseignement « conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques »166 et l’importance des valeurs spirituelles face à la société de consommation167. Aussi, malgré son bon classement dans les études PISA168, l’école catholique indique qu’elle refuse de s’inscrire dans une logique de « marchandisation de l’élève » préférant développer tout le potentiel humain des enfants et des jeunes qui lui sont confiés, conformément aux textes officiels de la Congrégation pour l’éducation catholique.

163 D’après le rapport de l’Église catholique de Belgique (cf. supra), en Flandre, on dénombrait 436.065 élèves dans les écoles primaires catholiques (59,6%) et 327.514 dans les écoles secondaires catholiques (71,1%) en 2019. D’après les statistiques scolaires du CEEC, en mai 2017, ce pourcentage représentait 64,57% de la population scolaire flamande totale. En ligne, page consultée le 21 février 2022 http://lenseignement.catholique.be/ceec_wp/wp-content /uploads/2014/01/CEEC-Statistiques-scolaires-et-commentaire-2017.pdf. 164 Etienne VERHACK, Les écoles catholiques européennes, p. 14. 165 CEEC, Les Écoles Catholiques en Europe, chapitre 7, pages 141–169. 166 Article 2 du premier protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’homme. 167 À ces défis, nous pourrions encore ajouter ceux identifiés par le professeur Henri Derroitte : la contribution de l’école catholique à la tâche éducative nationale tout en restant autonome et fidèle à ses valeurs, le libre recrutement des professeurs en phase avec l’identité catholique de l’école, la recherche de nouvelles méthodes pour aborder les questions philosophiques et religieuses auprès des jeunes ; et la gestion du pluralisme culturel et religieux dans les écoles catholiques (Henri DERROITTE, De la Déclaration Gravissimum Educationis à nos jours. Réflexions sur l’éducation chrétienne, dans Revue théologique de Louvain, 45 (2014), p. 360–388. En particulier ici, p. 382–387). 168 Les enquêtes PISA (Programme for International Student Assessment) sont des tests organisés tous les trois ans par l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques) pour mesurer les connaissances et les compétences en mathématiques, en sciences et en lecture des élèves âgés de 15 ans.

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1.2.2.3 Le rôle des congrégations enseignantes Pour être le plus complet possible par rapport aux organisations internationales, il faut maintenant développer quelques lignes à propos des congrégations enseignantes, non seulement parce que celles-ci s’organisent précisément audelà des frontières nationales mais aussi parce qu’elles sont présentes dans les grandes structures internationales (OIEC et CEEC) que nous venons de décrire. De plus, en portant un regard historique, compte tenu de leur rôle d’évangélisation accru depuis des siècles, nous serions en droit de nous demander si l’enseignement catholique aurait pu être ce qu’il est aujourd’hui sans la contribution de ces ordres religieux qui se sont destinés à l’éducation. Au sein de ces instances internationales de l’enseignement catholique, les congrégations sont donc bien représentées aujourd’hui : par exemple, dans les structures organisationnelles de l’OIEC, un représentant des congrégations figure impérativement dans le Conseil de cet Office169. En Europe aussi, le rôle prépondérant joué par les congrégations éducatives est reconnu, preuve en est la section du livre du CEEC sur la contribution des Ordres dans le processus de formation de l’enseignement catholique européen170. Dans les pages qui suivent, nous présenterons brièvement l’origine de ces congrégations qui se sont développées un peu partout en Europe, qui se sont internationalisées, et qui sont aujourd’hui encore bien présentes à travers le monde à côté des écoles diocésaines. Si actuellement dans nos régions, le nombre de religieuses/religieux ne permet plus une présence significative des personnes consacrées dans nos écoles, on retrouve encore fréquemment celles-ci dans les P.O. des établissements. De plus, en transmettant cet héritage aux laïcs aujourd’hui en charge de la plupart de ces écoles, les personnes consacrées font de leur mieux pour que l’esprit de leur fondatrice/fondateur soit toujours bien vivant. Bref aperçu historique de l’éducation chrétienne en Europe Aux origines, deux figures de proue ont permis la rencontre entre l’éducation chrétienne et l’Europe: Benoît de Nursie (480–547) et de Charlemagne (768–814). Grâce au saint patron de l’Europe, des centres d’érudition ont vu le jour dès le VIe s. non seulement dans l’abbaye du Mont Cassin mais aussi dans tous les monastères bénédictins. La culture pouvait ainsi se diffuser à travers les premiers

169 OIEC, Structure organisationnelle. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://oiecin ternational.com/fr/structure-organisationnelle/. 170 CEEC, Les Écoles Catholiques en Europe, chapitre 1, p. 18–27. Nous nous référerons à ces pages dans le bref aperçu historique qui suit.

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foyers d’éducation et les premières structures scolaires. Grâce au second, des écoles de lecture ont été créées dans les paroisses, les diocèses et les monastères avec le souci de la formation intégrale des personnes qui les fréquentaient. Plus tard, la création de ces écoles dans les monastères ou les cathédrales et le développement de celles-ci à des rythmes divers ont donné naissance aux premières universités, telle que celle de Bologne en 1088. Ainsi, les ordres religieux ont favorisé le développement de l’éducation chrétienne, non seulement à l’intérieur de l’ordre mais aussi à l’extérieur grâce à des schola qui rassemblaient d’autres élèves, et ce, un peu partout en Europe Occidentale. En Irlande, dès les Ve et VIe siècles, les évangélisateurs Patrick et Colomban ont mis en place les fondements pour le système scolaire local. En Italie aussi, de nombreux ordres tirant leur origine de cette région se sont propagés tous azimuts en s’engageant dans l’enseignement : citons, parmi tant d’autres, les bénédictins (VIe s.), les cisterciens (XIe s.), les franciscains (XIIIe s.), les ursulines (XVIe s.) et les salésiens (XIXe s.). En Espagne, les dominicains (XIIIe s.), les jésuites (XVIe s.) et les piaristes (XVIIe s.) ont été cruciaux pour le développement de l’éducation chrétienne, tout comme l’ont été les Frères des écoles chrétiennes (XVIIe s.), les lazaristes (XVIIe s.) et les Sœurs du Sacré-Cœur (XIX s.) en France. Outre les Demoiselles anglaises (XVIIe s.) en Angleterre, voici quelques congrégations féminines bien connues en Allemagne et en Autriche : les Filles de l’Amour Divin, les Sœurs enseignantes de Notre-Dame, les petites Sœurs des Pauvres de l’Enfant Jésus et les Sœurs du Divin Sauveur, toutes fondées au XIXe s. À l’époque moderne, Pierre Pénisson fait remarquer que l’on rencontre deux « vagues » dans la constitution des congrégations enseignantes que ce soit en France mais aussi dans le reste de l’Europe171: celle liée à la mise en application du Concile de Trente (XVIe s. – XVIIe s.) et celle liée à la reconstruction de la société après le temps des révolutions, notamment après la Révolution française (XIXe s.). Quelques facteurs ont favorisé cette « prolifération » des congrégations enseignantes : au XVIIe s., la suppression du mode de vie conventuel pour les sœurs enseignantes et, au XIXe s., l’appel des autorités locales aux religieux pour assurer la tâche éducative malgré le contrôle de l’État. À titre d’exemple, nous pouvons confirmer que ces deux « vagues » se sont bien fait ressentir sur le territoire « belge » de l’époque, tant pour les congréga-

171 Pierre PÉNISSON, « Congrégations religieuses enseignantes (Essor des) », dans Guy AVANRené CAILLEAU, Anne-Marie AUDIC et Pierre PÉNISSON (éd.), Dictionnaire historique de l’éducation chrétienne d’expression française, Paris, Éditions Don Bosco, 2001, p. 156–158. ZINI,

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tions féminines que masculines172. En effet, les premières communautés locales féminines spécialisées dans l’instruction des plus pauvres arrivent dans le dernier quart du XVIIe siècle, d’abord en ville et ensuite en milieu rural. D’autres congrégations religieuses féminines les rejoindront après l’indépendance de la Belgique, certaines s’occupant des plus démunies (Sœurs des écoles chrétiennes, Filles de Marie de Pesche, Sœurs de la Providence, Sœurs de la Doctrine Chrétienne), d’autres ouvrant des écoles pour des jeunes filles de classe sociale supérieure (Dames de Marie, du Sacré-Cœur, de la Sainte-Famille, de SaintAndré). Nul ne peut nier aujourd’hui l’apport de ces communautés féminines qui ont été de véritables pionnières de l’instruction universelle, vecteur d’une instruction pour tous, d’une alphabétisation rapide des jeunes femmes et d’une ascension sociale de celles-ci, n’étant plus désormais considérées comme ayant des possibilités intellectuelles moindres que celles des hommes. Du côté des congrégations masculines sur le territoire belge, au début du XIXe siècle, les frères vont s’engager pour un enseignement spécifique auprès des pauvres, des nécessiteux et des enfants des classes populaires dans l’optique de rechristianiser le pays en fondant des établissements primaires. Quant aux sociétés et aux ordres de prêtres, ils vont se consacrer aux établissements secondaires, tout en se répartissant généralement les élèves en fonction de leur classe sociale. Ainsi, les Frères des écoles chrétiennes (lassaliens), ordre fondé par Jean-Baptiste de la Salle en 1684, vont se vouer à l’éducation des plus pauvres en suivant le modèle pédagogique de La Conduite des Écoles ; cette congrégation sera « l’archétype » de plusieurs autres congrégations de frères enseignants au début du XIXe siècle173. De leur côté, les jésuites fondent des « établissements de prestige » destinés à la formation de l’élite catholique avec un parcours d’humanités classiques. Puis, à la fin du XIXe siècle, au moment où le socialisme prend son envol et à l’heure des premiers textes sur la doctrine sociale de l’Église à l’ère industrielle, les salésiens de don Bosco (à partir de 1892) et les aumôniers du travail (à partir de 1894) se consacrent à l’enseignement technique et professionnel afin de former des cadres moyennement instruits. Aujourd’hui, ces quatre commu-

172 D’après l’étude de Ria CHRISTENS & Kristien SUENENS, « L’enseignement comme vocation et projet. Les instituts religieux féminins » et Kristien SUENENS, « Pères et frères devant la classe. Les religieux masculins », dans Jan de MEYER et Paul WYNANTS (éd.), L’enseignement catholique en Belgique. Des identités en évolution (19e-21e siècles), Halewijn, Averbode/Érasme, 2016, p. 137–160 et 161–176. 173 Pierre PÉNISSON, « Congrégations religieuses enseignantes (Essor des) », p. 157.

1.2 La question de l’identité de l’école catholique

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nautés masculines, toujours bien représentées dans l’enseignement catholique belge ou international, s’ouvrent généralement aux différentes classes sociales174. Cette mise en réseau internationale des congrégations, tant masculines que féminines, constitue donc une force pour ces communautés religieuses qui restent des acteurs de premier plan dans l’enseignement catholique mondial.

1.2.3 Réflexions générales sur l’identité de l’école catholique Après avoir dressé ce panorama général de l’école catholique, en partant des textes romains (analyse de Gravissimum Educationis et des autres principaux textes de la Congrégation pour l’éducation catholique, apports des Préfets et des Secrétaires de cette Congrégation ainsi que du pape François) et des institutions internationales (OIEC, CEEC, Congrégations enseignantes), nous sommes maintenant en mesure d’affiner notre compréhension du phénomène « école catholique » en nous posant deux questions essentielles sur cette réalité : – d’une part, comment comprendre aujourd’hui sa mission d’évangélisation ? – d’autre part, existe-t-il des « modèles » qui peuvent rendre compte de sa diversité et qui nous permettraient ainsi de dresser l’identité de l’école catholique à travers ces modélisations ? Enfin, si de tels « modèles » existent, quels sont leurs forces et leurs faiblesses ? Comment évaluer ceux-ci ? 1.2.3.1 Sa mission d’évangélisation Afin de mieux cerner l’identité de l’école catholique, il convient de comprendre pourquoi l’Église poursuit encore aujourd’hui son engagement dans la tâche éducative. Dans les premières pages de son ouvrage, À quoi sert l’école catholique ?, François Moog identifie trois manières différentes de comprendre l’identité de l’école catholique en ciblant la mission d’évangélisation comme question centrale des débats175. Nous allons suivre le raisonnement du théologien de l’Institut Catholique de Paris en le reliant ensuite à Gravissimum Educationis.

174 Ainsi, malgré les stéréotypes, la spiritualité jésuite est marquée par le souci des pauvres. Ce souci proviendrait notamment de l’expérience des exercices spirituels où les jésuites redécouvrent la figure du Christ humilié dans la rencontre avec le pauvre. Sur cette question, cf. notamment Étienne GRIEU, Les jésuites et les pauvres. XVIe – XXIe siècles (Petite Bibliothèque Jésuite), Bruxelles/Paris, Éditions jésuites (Lessius), 2019. 175 François MOOG, À quoi sert l’école catholique ?, Montrouge, Bayard, 2012, p. 14–18.

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

Pour les uns, l’école catholique serait d’abord le lieu de la première évangélisation ou de la première annonce de Jésus-Christ et de son Évangile. Reprenant les propos de Mgr Cattenoz, il s’agirait, pour les jeunes qui y sont présents, « de pouvoir découvrir et rencontrer Celui qui seul pourra donner sens à leur vie »176. Pour d’autres, la mission éducative de l’école catholique serait triple : enseigner, éduquer et évangéliser177. De telle sorte, l’école contribuerait à la fois aux défis de la société actuelle tout en donnant des repères éthiques aux jeunes appelés à construire le monde de demain (une conversion serait alors possible au catholicisme). Pour les derniers, enfin, l’évangélisation se comprendrait d’abord dans un service éducatif « gratuit » visant l’humanisation du plus grand nombre. L’engagement de l’Église dans les écoles se justifierait par la volonté de servir tout le monde, y compris les plus défavorisés : il s’agit là de sa responsabilité sociale178. Au lieu d’opposer ces trois approches allant de l’évangélisation comme annonce à l’évangélisation comprise comme un service rendu à la société, à la suite de François Moog, nous pouvons suggérer qu’il s’agit plutôt d’« entendre l’urgence d’envisager à nouveaux frais les pratiques concrètes d’évangélisation dans l’école catholique »179. En effet, la mission d’évangélisation comprend non seulement l’annonce de la Bonne Nouvelle (le message), mais aussi les pratiques (charité, justice, considération des plus pauvres, etc.) favorisant la venue du Royaume180. Cette dernière intuition est en concordance avec la Déclaration sur l’éducation chrétienne que nous avons longuement présentée en tête de ce chapitre. En effet, dans Gravissimum Educationis, nous avions souligné, sur le premier versant, l’importance de la « formation de la personne » (GE 1) pour « toute la communauté humaine » (GE 5). Les principes de diaconie (GE 9) et de subsidiarité devaient être développés dans l’école catholique (GE 3 et GE 6), l’Église s’engageant au service de l’élève, de ses parents et de sa famille. Ainsi, d’après ce texte, la nature même de l’école catholique consiste en un lieu d’apprentissage de savoirs et de compétences pour tous les élèves afin que ceux-ci trouvent leur place dans la société : « tout autant que les autres écoles, [l’école catho-

176 Jean-Pierre CATTENOZ, Une charte pour l’enseignement catholique dans le diocèse d’Avignon : un chantier à réaliser, Saint-Maur, Parole et Silence, 2007, p. 11. 177 Dominique REY, Urgence éducative. L’école catholique en débat, Paris, Éditions Salvator, 2010, p. 13. 178 Cf. Claude DAGENS (éd.), Pour l’éducation et pour l’école : des catholiques s’engagent, Paris, Jacob, 2007 et http://mgrclaudedagens.over-blog.com/article-pour-l-education-et-pour-l-ecoledes-catholiques-s-engagent-46964317.html. En ligne, page consultée le 21 février 2022. 179 François MOOG, À quoi sert l’école catholique ?, p. 18. 180 François MOOG, À quoi sert l’école catholique ?, p. 17.

1.2 La question de l’identité de l’école catholique

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lique] poursuit des fins culturelles et la formation humaine des jeunes » (GE 8). Le service rendu à la société et l’apprentissage de bonnes pratiques pour construire un monde toujours plus humain (GE 3) sont donc bien présents dans le document. Par ailleurs, sur l’autre versant et d’après le même texte, l’école catholique doit « ordonner toute la culture humaine à l’annonce du salut » (GE 8), « communiquer aux croyants la vie du Christ » (GE 3) et « annoncer aux hommes la voie du salut » (GE 3) pour « travailler à l’extension du Royaume de Dieu » (GE 8). L’annonce de la Bonne Nouvelle fait donc également partie intégrante de la mission de l’école chrétienne. L’évangélisation dans l’école catholique se retrouve donc sur cette ligne de crête entre d’une part l’annonce du Christ et d’autre part la mise en pratique concrète de la diaconie au service de la société (cf. tout le développement sur la doctrine sociale de l’Église qui importait tant pour les membres du CEEC ainsi que pour bon nombre d’ordres religieux enseignants). 1.2.3.2 Des modélisations ad extra et ad intra Apports de la sociologie: modélisations ad extra et ad intra Afin de clarifier cette position délicate entre annonce et service, nous allons maintenant avoir recours à la notion d’identité en sociologie tenant compte du rapport entre l’individuel et le collectif, et nous postulerons que l’identité se construit dans la reconnaissance de soi par soi-même et par les autres (identité personnelle et sociale)181. En prenant l’analogie de l’école catholique comme « individu », nous pourrions dire que, ad extra, l’Église se présente vers l’extérieur comme un acteur au service de la société par sa mission même d’éduquer. De fait, comme l’ana-

181 Pour cette explication sociologique sur l’identité : « La construction de l’identité apparait ainsi comme construction d’une image de soi, sentiment d’exclusion ou de participation à des groupes sociaux plus ou moins organisés, acceptation ou rejet des normes, des valeurs, des significations. Elle est à la fois imposée et inculquée à travers les attributions d’étiquettes et de statuts (identité pour autrui), et acceptée et intériorisée à travers le sentiment d’appartenance (identité pour soi) » (Gilles FÉRRÉOL, « Identité », dans Gilles FÉRRÉOL (éd.), Dictionnaire de sociologie, 3e éd., Paris, Armand Colin, 2002, p. 85–90, ici p. 87) et « La quête d’une reconnaissance sociale de l’identité personnelle oblige ainsi sans cesse les individus à présenter d’eux-mêmes à autrui un double visage. S’affirmant similaires mais se considérant différents, ils essaient de montrer tout à la fois qu’ils sont l’un et l’autre […]. C’est en définitive dans cet équilibre difficile et précaire entre comportements différenciateurs et indifférenciateurs que se joue […] la question des rapports entre l’image propre et la reconnaissance sociale de soi – et par conséquent la question de l’identité tout à la fois personnelle et sociale » (Jean-Paul CODOL, « Une approche cognitive du sentiment d’identité », dans Social Science Information, 20 (1981), p. 111–136. Ici, p. 129–130).

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

lyse le professeur Henri Derroitte, l’école catholique se définit d’abord depuis Gravissimum Educationis182 comme « une école » avec des principes éducatifs pédagogiques et organisationnels semblables aux autres avant de préciser ce qui lui appartient en propre, cette posture lui permettant d’entretenir de bons rapports avec les autres lieux d’éducation et avec les États183. Puis, ad intra, l’école catholique repense souvent son identité vers l’intérieur, particulièrement la manière dont elle annonce l’Évangile compte tenu du public qui la fréquente. Cela explique cette dynamique constante, ce « changement dans la continuité », « cette innovation dans la tradition » qu’évoquait la première de couverture du document du CEEC, Les écoles catholiques en Europe. Quatre modélisations ad intra Cette distinction étant ainsi établie, nous voudrions à présent proposer de l’intérieur quatre modèles explicatifs de l’école catholique à partir de lectures et de réflexions diverses. Ces quatre modélisations (« l’atmosphère propre », le « règne des valeurs », l’« école catholique du dialogue » et le « modèle conjonctif où tout est pastorale ») sont créées ici pour conclure ce deuxième chapitre sur l’identité de l’école catholique. En fait, ces quatre « théorisations » gardent des contours peu objectivables184 : les spécialistes pourront palabrer longtemps pour quantifier, mesurer, démontrer les notions d’« atmosphère », de « valeur », de « dialogue » ou encore de « pastorale généralisée ». Faut-il parler de « flou volontaire » permettant d’englober la multiplicité des réalités, de « slogans » pour motiver les troupes et les rallier sous une même bannière ou plutôt d’une « direction donnée », suivant une « herméneutique de l’évangile spécifique » répondant à l’existence de contextes si différents à travers le monde ? Cette troisième explication convainc davantage en raison des arguments sociologiques évoqués précédemment. Quoi qu’il en soit, ces modèles théoriques s’enracinent tous dans un terreau propre et spécifique : celui de l’Évangile qui présente Jésus-Christ comme exemple. Aussi, en prenant Gravissimum Educationis comme point de départ histo-

182 CONCILE VATICAN II, GE 8 : « Tout autant que les autres écoles, celle-ci poursuit des fins culturelles et la formation humaine des jeunes ». 183 Henri DERROITTE, « De la Déclaration Gravissimum Educationis à nos jours. Réflexions sur l’éducation chrétienne », dans Revue théologique de Louvain, 45 (2014), p. 360–388. Ici, p. 373–374. On retrouve la même orientation dans le texte de vision de la Katholieke Dialoogschool (cf. phase de recontextualisation). 184 Pour rappel, dans cette même logique sociologique, les modèles objectivables sont plutôt ceux de l’« identité sociale », c’est-à-dire de l’image extérieure que l’Église veut donner aux écoles catholiques.

1.2 La question de l’identité de l’école catholique

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rique185, voici la présentation de ces quatre modélisations qui varient dans les contextes de manière synchronique et diatopique, tout en gardant à chaque fois ce trait typique de la référence au Christ et à l’Évangile. Modèle de l’« atmosphère propre » Il y a soixante ans, la question de l’identité de l’école catholique ne se posait pas avec la même acuité, dans toutes les régions, en même temps, et ne demandait pas les mêmes réponses. Alors que dans les années soixante, en Belgique, l’école était entièrement fréquentée par des catholiques afin de « former de parfaits chrétiens »186 suivant un modèle en vase clos, avec même la volonté de susciter des vocations sacerdotales en son sein, simultanément, existaient déjà au Maroc ou en Égypte des écoles catholiques avec une majorité d’élèves musulmans. Quels furent alors les éléments qui ont déterminé la catholicité de ces établissements : le nom de ceux-ci en référence à leur fondateur suffisait-il pour qu’une école soit chrétienne ? Probablement pas. En effet, en 1965, le texte conciliaire Gravissimum Educationis avance d’autres arguments et précise la spécificité catholique au sein de cette mission éducative notamment grâce à la notion d’« atmosphère propre animée par l’esprit de l’évangile » en vue de « l’annonce du salut » et du « Royaume de Dieu »187.

185 Ces modèles ne doivent pas forcément être compris comme étant chronologiques : ils peuvent exister en parallèle ou se succéder en raison de la variété des situations (rappelons qu’environ 46 à 48 millions d’élèves fréquentent une école catholique à travers le monde d’après les chiffres de l’OIEC et du CEEC) et de la diversité propre aux écoles sur un même territoire. Toutefois, au Nord-Ouest de l’Europe, le modèle de « l’atmosphère propre » correspondra plutôt à une tendance des années ’60, celui des valeurs a généralement vu le jour au début dans les années ’70-’80, tandis que les deux derniers modèles (l’école catholique du dialogue et le modèle conjonctif) se sont développés au début du XXIe siècle. 186 ÉVÊQUES DE BELGIQUE, « Lettre collective de son Éminence le Cardinal Archevêque et de leurs Excellences les Évêques de Belgique au corps enseignant des établissements d’enseignement catholique », dans Revue diocésaine de Tournai, 19 (1964), p. 182–194. Ici, p. 183. 187 CONCILE VATICAN II, GE 8 : « Tout autant que les autres écoles, l’école catholique poursuit des fins culturelles et la formation humaine des jeunes. Ce qui lui appartient en propre, c’est de créer pour la communauté scolaire une atmosphère animée d’un esprit évangélique de liberté et de charité, d’aider les adolescents à développer leur personnalité en faisant en même temps croître cette créature nouvelle qu’ils sont devenus par le baptême, et finalement d’ordonner toute la culture humaine à l’annonce du salut de telle sorte que la connaissance graduelle que les élèves acquièrent du monde, de la vie et de l’homme, soit illuminée par la foi. C’est ainsi que l’école catholique, en s’ouvrant comme il convient au progrès du monde moderne, forme les élèves à travailler efficacement au bien de la cité terrestre. En même temps, elle les prépare à travailler à l’extension du Royaume de Dieu de sorte qu’en s’exerçant à une vie exemplaire et apostolique, ils deviennent comme un ferment de salut pour l’humanité ».

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

Ce document, se trouvant en cohérence parfaite avec la mentalité du temps favorable aux droits de chacun188 ainsi qu’avec l’esprit du Concile, parle d’une « nécessaire évangélisation comme devoir fondamental du peuple de Dieu »189 et insiste sur l’« annonce à tous les hommes du mystère du salut »190, tout en étant au « service de tous »191. Par ailleurs, le texte conciliaire rappelle également l’attention toute particulière dont doivent bénéficier « les plus dépourvus » de notre société sur les plans financier, affectif ou religieux192. Enfin, concernant l’aspect de la diversité religieuse, les Pères conciliaires déclaraient accorder toute leur attention aux écoles comptant des élèves non catholiques « dans les territoires des jeunes Églises »193. Modèle des « valeurs » Rapidement, compte tenu des mutations sociologiques rapides, les écoles catholiques ont très vite été amenées à préciser ce concept d’« atmosphère propre » comme l’illustre la conférence de Bangkok en 1982 qui a promu quatre valeurs fondamentales apparaissant progressivement dans les projets éducatifs des écoles catholiques : le respect de l’autre, la créativité, la solidarité responsable et l’intériorité194. Cette « ère des valeurs très englobantes » posera progressivement la question des valeurs proprement chrétiennes et anime encore de grands débats aujourd’hui entre les uns qui considèrent que « les valeurs spécifiquement chrétiennes

188 Le droit universel à l’éducation est défendu par la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et la Déclaration universelle des droits de l’enfant (1959). L’Église rappelle alors le droit des parents de donner une éducation chrétienne à leurs enfants (CONCILE VATICAN II, GE 2). 189 CONCILE VATICAN II, Décret sur l’activité missionnaire de l’Église. Ad Gentes, n° 35 : « L’Église étant tout entière missionnaire, et l’œuvre de l’évangélisation étant un devoir fondamental du Peuple de Dieu ». 190 CONCILE VATICAN II, GE, préambule. 191 CONCILE VATICAN II, Gaudium et Spes, n° 42 : « Lorsqu’il le faut et compte tenu des circonstances de temps et de lieu, l’Église peut elle-même, et elle le doit, susciter des œuvres destinées au service de tous ». 192 CONCILE VATICAN II, GE 9 : « Ce concile invite avec force les pasteurs et tous les fidèles à n’épargner aucun sacrifice pour aider les écoles catholiques à remplir plus fidèlement leur tâche et d’abord à répondre aux besoins de ceux qui sont dépourvus de ressources financières ou privés d’affection et du soutien d’une famille ou encore de ceux qui sont étrangers à la foi ». 193 CONCILE VATICAN II, GE 9 : « Les écoles qui, spécialement dans les territoires des jeunes Églises, accueillent même les élèves non catholiques, sont assurément très chères à l’Église ». 194 Jean BOUVY, « Compte-rendu de la conférence de Bangkok », cité par le CENTRE RÉGIONAL DES JEUNES CHRÉTIENS, Christ à l’école. Outil pour l’animation pastorale, Liège, s.n., 1984, p. 61.

1.2 La question de l’identité de l’école catholique

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sont […] les vertus théologales »195, et les autres qui affirment que les valeurs de bénévolat, de gratuité, du don de soi et du service de l’autre constituent le propre de l’école catholique196 ; ces derniers estimant enfin que le système des valeurs n’est « que » le meilleur « compromis » dans une école multiculturelle et que les valeurs constituent simplement « le lieu d’articulation entre la vie de l’évangile et ce que met en place la vie scolaire »197. Dans la pratique, il est vrai, comment distinguer l’humanisme et l’humanisme chrétien ? Certes, en théorie, l’humanisme chrétien s’enracine dans l’Évangile et dans l’exemple du Christ qui a assumé pleinement ces valeurs ; mais sur le terrain, est-ce réellement l’exemple de Jésus-Christ qui inspire les acteurs des écoles catholiques lorsqu’ils organisent une action de solidarité ou de charité ? Modèle de l’« école catholique du dialogue » Ce champ trop vaste des valeurs risque bien de laïciser plus que de convertir ; telle est l’interpellation de Lieven Boeve198 dès le début du XXIe siècle. Ainsi, le professeur de théologie fondamentale à la Katholieke Universiteit Leuven (KULeuven), dirigeant actuellement l’enseignement catholique de Flandre, s’est basé sur l’évolution des statistiques de plusieurs enquêtes sociologiques de l’European Values Study et a constaté qu’à l’ère de la détraditionalisation, de l’individualisation et de la pluralisation religieuse, l’école catholique flamande peinait à retrouver son identité. Pour lui, le processus de sécularisation est maintenant achevé en Flandre, et cela, sans annihiler l’intérêt des citoyens pour la spiritualité. Sur cette base et grâce à la méthode de la recontextualisation, il propose de mettre en œuvre

195 Marc BOURGOIS, « Des valeurs spécifiquement chrétiennes », dans Cardan, 153 (2013), p. 16. Marc Bourgois a été un des responsables de la pastorale scolaire en Belgique dans la zone Bruxelles-Brabant wallon. 196 SGEC, Statut de l’Enseignement catholique en France, 2013, art. 60, p. 16 (s’inspirant de Gravissimum Edicationis). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://enseignementcatholique.fr/wp-content/uploads/2016/07/statut-enseignement-catholique-juin-2013.pdf. 197 Notes du Séminaire doctoral en théologie pratique à l’UCLouvain sous la conduite du professeur Henri DERROITTE (LTHEB 3991), année académique 2015–2016, lors des conférences de l’abbé Villers et du chanoine Beauduin, hommes d’Église très impliqués dans l’histoire de l’enseignement catholique en Belgique francophone. 198 Notamment, Lieven BOEVE, « L’école catholique du dialogue dans une Flandre post-chrétienne et post-laïque » (texte d’une conférence non prononcée fourni par le professeur DERROITTE à l’occasion du Séminaire doctoral en théologie pratique à l’UCLouvain). Cf. aussi, parmi d’autres articles, Lieven BOEVE, « L’école catholique du dialogue en Flandre. Point de vue d’un théologien », dans Chemins de Dialogue, 53 (2019), p. 181–198.

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

l’approche interculturelle souhaitée par le Vatican199, à savoir, la construction d’une « société pacifique et solidaire »200. Cette approche rejette la juxtaposition des groupes culturels sans dialogue (approche relativiste201) ainsi que tout type d’éducation qui demanderait aux jeunes d’abandonner leur propre culture au profit de la culture ambiante (approche assimilationniste202). Pour ne pas se figer dans la tradition, pour ne pas vivre dans le syncrétisme ou dans la tolérance passive, ce troisième modèle défendu en Flandre encourage la construction des « identités réflexives » par le dialogue, l’école ayant désormais pour mission de former des identités religieuses. Ce modèle de l’école catholique du dialogue est justifié théologiquement par les récits évangéliques de l’incarnation de Jésus-Christ, par la référence au « Verbe fait chair » dans le prologue de l’évangile de Jean, par un Dieu qui s’est fait dialogue allant à la rencontre de l’autre. En outre, ce modèle refuse de placer les religions dans l’espace privé et convient bien aux contextes de pluralisation. S’il s’impose, il pourrait s’étendre au-delà de la Flandre et trouverait une place de choix dans les établissements catholiques à la population scolaire la plus bigarrée culturellement et religieusement. Modèle « conjonctif » où « tout est pastorale » Vient enfin « le modèle conjonctif » où « tout est pastorale » défendu en France notamment par le professeur François Moog203 de l’Institut Catholique de Paris et par Pierre Robitaille204, coordinateur de la mission pastorale au SGEC. Cette modélisation voulant dépasser les tendances « prosélytes » ou « laïcisantes » s’oppose au modèle disjonctif qui fragilise la position catholique. Par « modèle conjonctif », les responsables français de l’éducation catholique entendent « pastoraliser » l’entièreté de la vie de l’école catholique afin de répondre à sa mission évangélisatrice. À cet effet, ils insistent sur la sensibilisation et la formation tant des chefs d’établissement que de toute la communauté éducative. Par conséquent, dans la priorisation de leurs tâches, au lieu de cloisonner tous les secteurs et de confier uniquement à l’agent pastoral le poids de l’animation religieuse, François Moog recommande de considérer une pastorale englobante, à la base de chaque décision dans l’école. 199 CONGRÉGATION POUR L’ÉDUCATION CATHOLIQUE, EDIEC, 26–28. 200 CONGRÉGATION POUR L’ÉDUCATION CATHOLIQUE, EDIEC, introduction. 201 CONGRÉGATION POUR L’ÉDUCATION CATHOLIQUE, EDIEC, 22–23. 202 CONGRÉGATION POUR L’ÉDUCATION CATHOLIQUE, EDIEC, 24–25. 203 François MOOG, À quoi sert l’école catholique ?, Montrouge, Bayard, 2012. 204 Pierre ROBITAILLE, « La pastorale scolaire dans l’École catholique dans le contexte français », dans Lumen Vitae, 70 (2015), p. 327–347.

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Dans la même logique, le projet pastoral ne devrait plus reposer sur les quelques derniers catholiques convaincus mais bien sur toute la communauté éducative qui aura participé et adhéré au projet de l’école. Le professeur en appelle à la « formation du cœur » pour toute cette communauté éducative afin de « faire grandir les personnes en humanité », non pas à la lumière des valeurs humanistes séparées de leurs sources évangéliques, mais bien dans des expériences de foi vivifiante205. Ainsi, ce projet pastoral comprend l’école comme une communauté de vie en lien direct avec l’Église et mise par ailleurs explicitement sur des actions pastorales pour atteindre son but d’évangélisation avoué. Ce quatrième modèle, prenant en défaut « l’ère des valeurs » pour sa propension à la laïcisation convient dès lors davantage aux écoles souhaitant réaffirmer leur identité, tout comme le faisait d’une autre manière « l’école catholique du dialogue ». 1.2.3.3 Comparaison et évaluation des modèles identitaires ad intra Après avoir esquissé la présentation de ces quatre modèles identitaires ad intra, il s’agit à présent d’en identifier les avantages et les inconvénients, les qualités et les limites. En effet, ces quatre modélisations présentent toutes des forces et des faiblesses car elles s’adressent finalement à des publics très différents. Tout d’abord, le modèle de « l’atmosphère propre » tel qu’il a été présenté en 1965 dans Gravissimum Educationis s’appliquerait encore aisément aujourd’hui à un public catholique homogène. Ce document présente aussi l’avantage de rappeler l’importance d’être attentif aux plus démunis de notre société. Toutefois, la problématique de la pluralisation, si elle est évoquée dans les « jeunes Églises », ne semble pas être réellement prise en compte. Hormis cet élément et même si les réalités sociologiques ont beaucoup changé, le texte conciliaire n’a rien perdu de sa force ou de son intérêt, ce qui explique qu’il soit encore source d’inspiration de nos jours, notamment pour rappeler l’importance de la diaconie dans l’éducation. Puis, le modèle basé sur les « valeurs » commence à s’user davantage même s’il a fonctionné en son temps (principalement dans les années ’80 dans le NordOuest de l’Europe) là où l’école se voulait être « compromis », dans un contexte de sécularisation grandissante. Aujourd’hui, beaucoup de spécialistes se prononcent contre ce modèle qui favoriserait une laïcisation au nom d’une tolérance

205 François MOOG, « Enjeux et défis de la formation des enseignants : former des acteurs de la mission éducative au nom de l’Évangile », dans CEEC, Actes du Congrès sur l’École, 15–18 mai 2014. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://lenseignement.catholique.be/ceec_wp/ wp-content/uploads/2014/01/CCEE-CEEC-Sarajevo-2014-Tous-textes-All-Texts.pdf, p. 25–32.

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passive. Parmi ces experts, nous retrouvons notamment les théologiens français206 (François Moog, Henri-Jérôme Gagey) et flamands207 (Lieven Boeve, Didier Pollefeyt) qui préconisent respectivement le modèle conjonctif ou celui de l’école catholique du dialogue. Nous reviendrons et nous détaillerons leurs arguments dans la dernière partie de notre travail puisque, sous plusieurs aspects, nous montrerons que l’école catholique belge francophone est encore ancrée dans ce système des valeurs et qu’il convient de changer de paradigme. Vient ensuite le modèle de « l’école catholique du dialogue »208 qui répond parfaitement à la pluralisation ainsi qu’à la demande de dialogue émise par le pape François et la Congrégation pour l’éducation catholique. À une époque où la multiculturalité vient à se développer dans de nombreuses écoles catholiques au Nord-Ouest de l’Europe, en raison d’une Église qui se veut ouverte à tous, ce modèle qui n’a pas peur du défi, a comme atout principal de prendre véritablement au sérieux la pluralité religieuse. Néanmoins, Lieven Boeve et son équipe devront prouver que la (re-)construction des identités religieuses s’opérera réellement pour tous, y compris pour les jeunes d’origine catholique devenus a priori indifférents à la foi chrétienne, au risque de voir se dissoudre l’identité de l’école catholique, engloutie par les autres courants de pensée et les autres religions. De plus, il faudra pouvoir compter sur un nombre suffisant de personnes dans le corps enseignant qui pourront être le moteur de ce dialogue sur le religieux. Enfin, le dernier modèle réaffirme assez fortement l’identité catholique en valorisant par la même occasion toute la communauté scolaire devenue actrice du projet. Toutefois, les acteurs du terrain accepteront-ils longtemps ce lien si

206 François MOOG, À quoi sert l’école catholique ?, p. 92–102 : en reprenant l’argument du professeur Henri-Jérôme Gagey contre le projet humaniste de Luc Ferry, François Moog met en évidence l’importance de ne pas couper les valeurs essentielles du christianisme de leur source évangélique, de ne pas les « dévitaliser », ce qui risque pourtant de se produire dans un contexte de sécularisation. 207 Les théologiens flamands de la KULeuven ont mis en évidence quatre raisons qui rendent aujourd’hui l’éducation par les valeurs inopérante dans leur contexte : l’inefficacité, l’érosion de la spécificité chrétienne, la prévisibilité et la contre-productivité (Cf. Didier POLLEFEYT & Jan BOUWENS, « Tussen Leuven en Melbourne. Katholieke onderwijs in tijden van de-traditionalisering en pluralisering. Een inleiding in de Melbourne schaal », dans Kris VANSPEYBROECK & Johannes CLAEYS (éd.), Eigen-zinning leraar-zijn in een katholieke school. Waar zeg jij dat ik ben ?, Brussel, Licap, 2011, p. 82–83). 208 Ce modèle de « l’école catholique du dialogue » sera réinvesti de manière approfondie plus loin. À ce stade, la conférence que Lieven Boeve a présentée pour le CRER le 28 mars 2018 peut déjà être citée comme référence : Lieven BOEVE, « L’école catholique du dialogue en Flandre. Point de vue d’un théologien », dans Chemins de Dialogue, 53 (2019), p. 181–198.

1.2 La question de l’identité de l’école catholique

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étroit avec l’autorité ecclésiale sans rechercher davantage d’autonomie ? Ce modèle est-il véritablement respectueux des personnes et prend-il réellement en compte les convictions des acteurs de l’école et des élèves ? Les met-il en dialogue ? Si le projet conjonctif où « tout est pastorale » donne certes de la consistance et de la cohérence aux projets d’établissement ainsi qu’aux actions pastorales, dans quelle mesure est-il possible d’évaluer la mise en œuvre concrète des vertus évangéliques dont parle François Moog ? La pastorale ne s’expose-t-elle pas alors à la critique de « récupération » de tout ce qui se déroule dans l’école ? Dans la revue en ligne Educatio, Guy Avanzini s’inquiète également de cette tendance à comprendre l’accueil de tous uniquement comme une « contrainte légale ». Ce professeur émérite en sciences de l’éducation à l’Université de Lyon II pointe aussi le sujet de la formation des élites en lien avec l’éducation de tous : il se demande quel est le véritable rôle d’une institution chrétienne209. Nous le constatons, cette question de l’identité chrétienne de l’école est délicate et elle nécessitera de plus amples débats dans la phase de recontextualisation, notamment dans la manière d’intégrer les recommandations du pape François sur le dialogue, la sortie missionnaire vers les périphéries, l’éducation intégrale, etc. En attendant, nous pouvons déjà établir des liens entre nos modélisations et l’échelle de Melbourne (Illustration 2), un outil de la Katholieke Dialoogschool permettant de représenter schématiquement l’identité des écoles. Ainsi, aux écoles à « l’atmosphère propre » correspond « l’école confessionnelle », le modèle de l’éducation chrétienne sur base des valeurs faisant le pont entre le christianisme et la culture est repris au centre du graphique, tandis que l’école catholique du dialogue et le modèle conjonctif (même si ce dernier n’est pas cité explicitement) peuvent être considérés comme deux tentatives pour recontextualiser l’identité chrétienne de l’école dans le Nord-Ouest de l’Europe au XXIe s. Enfin, sur base de cette même échelle de Melbourne, notons d’ores et déjà que la recontextualisation semble être une piste intéressante à explorer afin de ne pas tomber dans les deux extrêmes identifiés par Mgr Bruguès : le courant de composition (sécularisation institutionnelle) et le courant de confession (reconfessionnalisation institutionnelle).

209 Guy AVANZINI, « Recension de Moog François : À quoi sert l’École Catholique ? », dans Educatio, 1 (2013). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://revue-educatio.eu/wp/ 2013/03/01/bibliographie-francois-moog-a-quoi-sert-lecole-catholique/.

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

Illustration 2: Échelle de Melbourne (https://ecsi.site/be/grondslagen/).

Après nous être attardés sur la question de l’identité de l’école catholique dans son ensemble, avec une perspective ad extra et quatre perspectives ad intra, avançons maintenant d’un pas dans notre recherche en nous focalisant sur la Belgique francophone dans un parcours historique retraçant les grands moments de la pastorale scolaire depuis 1960.

1.3 La pastorale scolaire en Belgique francophone : parcours historique

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1.3 La pastorale scolaire en Belgique francophone : parcours historique Les pages qui suivent entendent retracer l’histoire de l’école catholique belge francophone, côte à côte avec celle de la pastorale scolaire, étant donné que cette dernière est étroitement liée à l’identité de l’école catholique. L’étude de ces deux réalités montrera à la fois leur caractère indissociable ainsi que le questionnement incessant d’une école constamment à la recherche de son identité et de sa spécificité. Dans ce chapitre, en plus du dossier constitué par les textes de référence émanant des instances officielles de l’école catholique belge, nous nous référerons aussi à l’ouvrage210 de Jean-Pierre Steffens, Un enseignement « libre » et autonome, publié en 2002.

1.3.1 L’école catholique belge : genèse et Pacte scolaire (1830–1960) Depuis la création de la Belgique en 1830, l’enseignement est libre211 ce qui explique aujourd’hui encore la présence de plusieurs « réseaux » sur le territoire des différentes communautés linguistiques212 du pays : – l’enseignement neutre organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles ; – l’enseignement officiel subventionné organisé par les villes, communes ou provinces ; – l’enseignement libre subventionné, organisé par une initiative privée qu’elle soit de type confessionnel ou pédagogique ; – et, enfin, des écoles privées qui ne sont pas reconnues par les pouvoirs publics. Le réseau libre subventionné (très majoritairement catholique) scolarise un élève sur deux en Fédération Wallonie-Bruxelles213, ce qui en fait un acteur in210 Jean-Pierre STEFFENS, Un enseignement « libre » et autonome. Essai sur l’identité de l’enseignement catholique en Belgique francophone (Théologies pratiques), Bruxelles, Lumen Vitae, 2002. 211 Article 24 de la Constitution belge, § 1 : « L’enseignement est libre ; toute mesure préventive est interdite; la répression des délits n’est réglée que par la loi ou le décret ». 212 Cette matière a effectivement été communautarisée dans la loi du 15 juillet 1988 : l’enseignement qui était une compétence de l’État est devenu une compétence communautaire (la « Communauté française » de Belgique, s’appelant aujourd’hui la « Fédération Wallonie-Bruxelles »). 213 D’après les indicateurs 2019 de la Fédération Wallonie-Bruxelles : l’enseignement libre rassemble 49,2 % de la population scolaire d’enseignement ordinaire (pourcentages pour l’année 2017–2018 : 40,2 % dans le maternel, 42,5 % dans le primaire et 60,9 % dans le secondaire).

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

contournable dans les discussions politiques et sociétales. Si une structure si complexe existe pour l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles, c’est certainement le fruit d’un « compromis à la Belge », l’Église catholique ayant longtemps pu compter sur l’aide active de politiciens ayant défendu son point de vue, même à l’heure des « guerres scolaires ». Pour apaiser les tensions entre les réseaux et entre les différents « piliers » (socialiste, chrétien et libéral) de la société belge de l’époque, le Pacte scolaire signé par les représentants des trois partis en novembre 1958 et ratifié dans la loi du 29 mai 1959 avait permis -jusqu’il y a peu- de trouver une voie médiane entre les interlocuteurs en réaffirmant quelques principes fondamentaux : la liberté d’enseignement par le choix d’un cours de deux heures de religion ou de morale non confessionnelle dans les écoles de l’enseignement public214 et la gratuité de l’enseignement pour les parents, puisque, quel que soit le réseau, les écoles seront désormais subventionnées par l’État215, notamment le salaire des enseignants216. L’enseignement catholique belge semblait donc en sécurité. C’est alors que, très vite, les voix de collaborateurs émanant de l’intérieur de l’école catholique se sont fait entendre pour obtenir une réponse des évêques sur la « mission » précise de ce type d’école et sur le « rôle » que chacun pourrait y jouer, alors que la reconnaissance des établissements catholiques ne posait plus de problème dans les rangs politiques. Loin d’être anodins, ces questionnements nouveaux allaient désormais tirailler les acteurs de l’école catholique et les entrainer vers la reconnaissance progressive de la pluralité interne de ses membres et des élèves qui la fréquentent dans les décennies qui suivront.

Cf. FÉDÉRATION WALLONIE-BRUXELLES, Les indicateurs de l’enseignement, p. 77. Document complet en ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://www.enseignement.be/index.php? page=28273&navi=4600. 214 Depuis octobre 2016 dans le primaire et depuis octobre 2017 dans le secondaire, des cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté remplacent progressivement ces deux heures de cours de religion ou de morale non confessionnelle dans l’enseignement neutre ou officiel (cf. supra). 215 Et actuellement par la Fédération Wallonie-Bruxelles, depuis la régionalisation de 1988/ 1989. 216 Toutefois, l’aide financière accordée aux écoles du réseau officiel est supérieure à celle des écoles du réseau libre en ce qui concerne certaines subventions (fonctionnement de l’école, revenus de l’équipe logistique, achat de matériel, etc.).

1.3 La pastorale scolaire en Belgique francophone : parcours historique

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1.3.2 « L’atmosphère chrétienne » (1960–1970) Une référence majeure marque la décennie « soixante » : la lettre collective des évêques de Belgique (27 février 1964)217. Dans ce document, les évêques entendent donner des « éclaircissements » et des « directives » aux collaborateurs des écoles catholiques218. Pour les évêques belges, l’école catholique est le « prolongement de la famille chrétienne […], elle offre à la jeunesse l’occasion de se développer dans une atmosphère chrétienne et d’aboutir à des convictions et des attitudes chrétiennes dans une société où les croyants auront à collaborer avec ceux qui ne partagent pas leur foi »219. Par cette lettre, les évêques réaffirment la volonté ecclésiale de « former de parfaits chrétiens »220 en basant leur pédagogie sur le modèle de la transmission. Ce terme revient d’ailleurs comme un refrain dans les premières lignes du texte épiscopal221 : l’enseignement en école catholique est donc vu par les évêques comme un vase clos, où se forment dans un milieu homogène de jeunes catholiques qui, en vivant dans une atmosphère chrétienne et en s’imprégnant de celle-ci, deviendront eux-mêmes de jeunes adultes chrétiens engagés dans le monde, voire de futurs séminaristes. C’est la raison pour laquelle, les évêques demandent instamment aux éducateurs de ces écoles de vivre en tant que chrétiens convaincus : Par leur vie sacramentelle, les éducateurs chrétiens, eux aussi, sanctifieront leur profession, ils remercieront Dieu de participer ainsi à sa paternité et lui feront chaque jour l’offrande de leur œuvre éducatrice. Vous ne laissez passer aucun jour, chers éducateurs, sans vous offrir vous-mêmes et votre travail au Seigneur. Vous tiendrez à assister, aussi souvent que possible, à la sainte messe, à participer aux récollections et retraites organisées à votre intention et à renouveler ainsi votre vie intérieure222.

217 ÉVÊQUES DE BELGIQUE, « Lettre collective », p. 182–194. 218 ÉVÊQUES DE BELGIQUE, « Lettre collective », p. 182 : « Vous nous interrogez sur la mission présente de l’école catholique et sur votre rôle dans cette œuvre d’éducation. Vous attendez de nous éclaircissements et directives ». 219 ÉVÊQUES DE BELGIQUE, « Lettre collective », p. 183. 220 ÉVÊQUES DE BELGIQUE, « Lettre collective », p. 182. 221 Quelques passages permettent de justifier cette affirmation : « L’Église transmet, elle aussi, les biens culturels aux générations montantes » (p. 182), l’éducateur catholique doit « transmettre les valeurs scientifiques et culturelles du passé et du présent à la nouvelle génération » (p. 183) en accord avec son mandat de l’Église pour « transmettre des vérités révélées » (p. 183), etc. 222 ÉVÊQUES DE BELGIQUE, « Lettre collective », p. 187.

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Néanmoins, parallèlement à ce modèle de l’atmosphère chrétienne en vase clos, où l’autorité et la vérité émanent toujours d’« en haut », les évêques perçoivent également la nécessité d’ouvrir les cloisons de l’école catholique et de diffuser le christianisme en encourageant la collaboration entre collègues de la même communauté éducative, avec les responsables des paroisses, et même avec les collaborateurs des écoles catholiques en Europe et dans le monde. Cela semble naturel avec le développement de l’OIEC et du CEEC (cf. chapitre précédent) : Que tous les enseignants se tendent la main pour le grand bien des communautés nationales, européennes et internationales, pour la réalisation de la fraternité mondiale des peuples ! Nous constatons avec gratitude que des centaines d’enseignants laïcs se destinent chaque année aux pays en voie de développement pour s’y consacrer à l’éducation chrétienne de la jeunesse. Geste magnifique, qui mérite d’être cité en exemple aux jeunes223.

Peut-être est-ce en raison des accords politiques passés cinq années plus tôt et des aspects financiers qui y sont liés, ou peut-être est-ce une véritable résolution de l’Église belge de s’ouvrir progressivement sur l’extérieur à une époque où se termine le Concile Vatican II (rappelons que Gravissimum Educationis sera publié le 28 octobre 1965) ; quoi qu’il en soit, les évêques réaffirment clairement leur souhait de la présence de l’Église sur le terrain de l’éducation pour se mettre au service du monde224 afin « de porter le message divin à tous les hommes »225 mais aussi, plus généralement, afin « d’aider les jeunes à réaliser leur croissance selon les exigences humaines et chrétiennes »226. Quelques années plus tard, alors que les événements de mai 1968 se déroulent dans les rues de Paris, les responsables de l’école catholique belge se réunissaient en congrès pour intégrer les apports de Vatican II sur l’enseignement. Dans ce contexte, certaines personnes au sein même de l’école catholique belge ont dénoncé le rôle de l’Église lors de l’épisode du Pacte scolaire. Ces détracteurs ont notamment reproché à l’Église (en général) ainsi qu’à l’école catholique (en particulier) leurs lourdes structures institutionnelles et administratives perçues comme un contre-témoignage à l’esprit de renouveau insufflé par les Pères conciliaires. Les responsables de l’Église de Belgique réagissent alors dans une nouvelle Déclaration commune des évêques belges sur l’éducation morale et religieuse de la jeunesse le 25 mai 1970. Dans cette Déclaration, les évêques réaffirment la

223 ÉVÊQUES DE BELGIQUE, « Lettre collective », p. 189. 224 ÉVÊQUES DE BELGIQUE, « Lettre collective », p. 182 : « L’Église n’est pas du monde, mais elle vit dans le monde pour se mettre à son service ». 225 ÉVÊQUES DE BELGIQUE, « Lettre collective », p. 182. 226 ÉVÊQUES DE BELGIQUE, « Lettre collective », p. 183.

1.3 La pastorale scolaire en Belgique francophone : parcours historique

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nécessité de l’école confessionnelle dans la société pluraliste et redisent leur soutien aux enseignants du réseau libre qui méritent la gratitude de l’ensemble de la communauté chrétienne. Par ailleurs, les évêques souhaitent également rester en bons termes avec les enseignants des autres réseaux, en leur exprimant leur « réelle estime » et en encourageant les enseignants du réseau catholique à collaborer pour créer de nouvelles synergies. Enfin, ce texte rappelle aux parents le « droit et le devoir » de choisir le cours de religion pour leur enfant si celui-ci est inscrit dans l’enseignement officiel. Dans son ouvrage, Jean-Pierre Steffens insiste sur la rapidité de réaction des évêques de Belgique pour s’adapter au contexte changeant : « plus vite que Rome, [les évêques belges] vont souligner la transformation du contexte civil, et intégrer les apports du débat pluraliste qui traverse la société »227.

1.3.3 Les valeurs (1970–2000) 1.3.3.1 Naissance du CGEC et apparition des valeurs communes (1970–1985) Suite à ces remous de la fin des années ‘60, en décembre 1972, la Conférence des Évêques de Belgique repense son organisation interne en décidant de collaborer davantage avec tous les acteurs concernés de près ou de loin par l’école. C’est ainsi que nait le Conseil Général de l’Enseignement Catholique (le CGEC, futur SeGEC), un organe de concertation qui regroupe les représentants des pouvoirs organisateurs, des parents et du personnel. De ce conseil, émanera un groupe de travail chargé de se prononcer sur ce qui fait la « Spécificité de l’enseignement catholique ». Le 2 septembre 1975, le groupe publie un document éponyme qui deviendra la référence pour l’école catholique en Belgique pendant près de vingt ans. Ce texte se place en ligne droite de la logique conciliaire reprenant des thèmes habituels tels que le devoir de l’Église de répondre aux attentes des familles chrétiennes et le droit à l’éducation chrétienne228, le service rendu par l’Église à la société et aux parents en organisant son propre réseau d’écoles229, etc. Face à la crise identitaire de la société, des chrétiens et de l’école, le CGEC

227 Jean-Pierre STEFFENS, Un enseignement « libre » et autonome, p. 89. 228 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Spécificité de l’enseignement catholique, Bruxelles, s.n., 1975, B.3.1.3. 229 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Spécificité de l’enseignement catholique, préface prononcée par Mgr J.V. DAEM, évêque d’Anvers et président du CGEC lors de la présentation à la presse du document Spécificité de l’enseignement catholique.

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reconnait aussi que Vatican II fait briller la lumière de l’Évangile pour répondre aux grandes questions existentielles de l’époque. Cependant, le document belge possède des caractéristiques bien particulières. Tout d’abord, de manière beaucoup plus nette que la lettre collective des évêques en 1964, Spécificité de l’enseignement catholique (1975) insiste désormais sur l’attention à accorder aux « groupes minoritaires ou défavorisés », notamment « les handicapés, et les enfants du tiers et du quart-monde (immigrés, musulmans) »230. L’Église est donc en phase avec cette démocratisation de la société et souhaite contribuer à l’épanouissement de tout homme231. Par ailleurs, en constatant la proportion plus faible d’élèves catholiques dans ses écoles, le CGEC a bien compris qu’une plus grande ouverture à la société devenait indispensable, le texte faisant notamment remarquer que « le choix d’une école catholique ne correspond pas toujours à une option ferme des parents dans ce domaine »232. Pour s’adapter à la société pluraliste, Spécificité de l’enseignement catholique insiste davantage sur « l’éducation à la liberté par des éducateurs libres »233. Cette éducation à la liberté et cette première reconnaissance implicite234 du pluralisme, non seulement dans un monde caractérisé par de profondes mutations mais aussi désormais au sein même de son réseau, auront des répercussions sans précédent sur le comportement des enseignants, tant du point de vue de leur pédagogie que de l’enseignement de la foi. En effet, dans ce contexte belge, tous les responsables de l’éducation doivent désormais tenir compte des formes diverses et neuves de la culture235 qui impliquent une nouvelle créativité dans les méthodes d’évangélisation. Il s’agit de passer de la transmission de la foi au dialogue et à la rencontre avec le frère :

230 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Spécificité de l’enseignement catholique, A.1 : énumération faite dans cet ordre et suivant cette formulation. 231 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Spécificité de l’enseignement catholique, A.4.1 et 4.6. 232 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Spécificité de l’enseignement catholique, B.3.1.4. 233 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Spécificité de l’enseignement catholique, Introduction. 234 Implicite, c’est-à-dire « sans guère se l’avouer » pour reprendre l’expression de Gérard FOUREZ, « Valeurs chrétiennes ou valeurs communes. Les priorités d’un enseignement chrétien », dans Lumen Vitae, 51 (1996), p. 411–422. Ici, p. 412. 235 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Spécificité de l’enseignement catholique, A.2.4.

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Cela suppose notamment que la communication du message chrétien ne se réduise pas à une transmission matérielle d’énoncés, mais conduise à une redécouverte de leur sens profond, afin de pouvoir se traduire en une vie basée sur l’adhésion à la personne de JésusChrist, tout en faisant la part légitime à une pédagogie de la recherche, de la confrontation et du dialogue236.

Avec l’apparition de cette « nouvelle créativité » pour parler de Dieu et avec la présence de plus en plus forte de non-catholiques, la question du sens va émerger officiellement dans les textes, le but étant de permettre aux jeunes de se forger leurs propres convictions, éclairées par la foi en Jésus-Christ : Pour les chrétiens, le véritable sens de l’existence humaine n’est pleinement dévoilé que par la révélation de Jésus-Christ ; pour eux, une éducation qui vise l’épanouissement de l’homme total implique nécessairement la dimension religieuse […]. Il importe donc aux chrétiens […] de s’appliquer à rendre le monde plus humain, plus habitable, plus juste. […] Il leur revient en propre […] d’inventer le langage actuel de la foi. […] Pour un chrétien, la volonté de Dieu est déjà rejointe lorsque les hommes s’entrainent à rechercher la vérité […]237.

À cette époque, le défi pour les chrétiens dans les écoles catholiques consistait déjà à reconstruire une véritable anthropologie chrétienne pour leur temps. L’instrument utilisé pour fédérer tous les acteurs sera celui des valeurs condensées dans un projet éducatif auquel tous les protagonistes de l’école (élèves, parents, enseignants et membres du P.O.) devront adhérer. Cette reconnaissance des valeurs communes qui favorisent le vivre-ensemble au sein de l’école catholique, innovation majeure de ce document, ne tranche pas vraiment dans le débat sur l’annonce implicite ou explicite de la foi. Précédemment, tant les textes romains que belges évoquaient le climat caractéristique, l’atmosphère propre aux établissements catholiques. Le CGEC précise ici quel est « ce climat » en citant pêle-mêle toute une série de valeurs très larges qui doivent être vécues dans l’école catholique238 : la dignité humaine, le sens des responsabilités, le sens critique, le jugement, le raisonnement, le sens de la solidarité,

236 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Spécificité de l’enseignement catholique, A.2.3. 237 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Spécificité de l’enseignement catholique, A.3.3, 3.4, 3.5, 3.6. 238 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Spécificité de l’enseignement catholique, A.4.4. Remarquons que le texte ne mentionne aucune précision sur la différence entre les valeurs humaines et chrétiennes. Un long travail ultérieur sera nécessaire pour revenir sur ces vastes questions : qu’est-ce qu’une valeur chrétienne ? Existe-t-il des valeurs évangéliques qui ne sont pas humaines ? Ces valeurs humaines appartiennent-elles spécifiquement à l’Église ? Faut-il une annonce implicite ou explicite de la foi ? Etc.

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l’esprit de coopération, le sens de la communauté, le respect de la conscience d’autrui, la liberté et la capacité de s’exprimer, l’autonomie, le développement de sa propre conscience, l’adaptation, la création, l’originalité, l’initiative et non la crainte ou la passivité devant le changement, le développement de toutes les aptitudes, etc. En même temps, la promotion de ces valeurs doit se faire « en référence constante, non seulement verbale, mais vécue, au Christ et à l’Évangile »239. C’est à partir de ce document de 1975 et de l’intervention des différents acteurs de l’école que l’on passe peu à peu l’ère de l’atmosphère propre vers celle des valeurs inspirées par le comportement vertueux du Christ : la référence chrétienne se fait alors progressivement plus « christocentrique ». Dès lors, face à un pluralisme interne de plus en plus important, dans une époque bouleversée par des remises en question existentielles et culturelles, l’enseignement catholique belge joue la carte de l’ouverture en invitant tous les acteurs de l’école à adhérer à un projet éducatif basé sur des valeurs qui devront toutefois correspondre à la conception de l’éducation des parents et de l’Église. Ce projet éducatif faisant la part belle à la pluralité sera régulièrement réévalué et posera les bases de l’école catholique belge pluraliste. 1.3.3.2 Premiers textes de pastorale scolaire (1985–2000) Dans notre rétrospective, nous voilà arrivés au milieu des années ’80. Les réponses apportées par les deux principaux documents des décennies précédentes (Lettre collective de 1964 et Spécificité de l’enseignement catholique en 1975) n’ont pas résolu tous les problèmes et une nouvelle crise identitaire se fait sentir au sein de l’école catholique dans les années ’80. En effet, le système des valeurs ne va pas empêcher la pluralité de gagner davantage de terrain tant chez les parents, chez les élèves que dans le corps enseignant. Désormais, dans certains établissements, le faible nombre de professeurs croyants prêts à s’engager remettait même en question la spécificité de l’école catholique : soit celle-ci devait diminuer son offre en réduisant le nombre d’élèves, soit elle se devait de mettre en place un esprit nouveau à l’intérieur même de l’école pour que le « projet éducatif » chrétien, tel qu’il était défini dans le document de référence de 1975, puisse retrouver un nouveau souffle.

239 CONSEIL A.4.5.

GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE,

Spécificité de l’enseignement catholique,

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C’est dans ce contexte que nous étudierons maintenant trois documents : Christ à l’école (CRJC, 1984)240; Pour un projet éducatif chrétien dans un milieu pluriel (CIPS, 1992)241; Mission de l’école chrétienne, dans sa première édition (CGEC, 1995)242.

Ce sont tout d’abord des initiatives locales qui ont tenté de réveiller le monde de la pastorale scolaire belge. Ainsi, à la fin de l’été 1984, avec quelques collègues, Bernard Gabriel (qui a travaillé pour le Centre Régional des Jeunes Chrétiens243 de Liège) a rassemblé de nombreuses ressources constituant un outil pour l’animation pastorale intitulé « Christ à l’école ». L’objectif poursuivi par ce document se présentant comme un « réservoir d’idées » consistait à « donner des idées aux animateurs pour les aider à permettre aux jeunes de rencontrer Jésus-Christ [en] développant une animation pastorale »244 dans l’école. Dès l’entame de cette brochure, les auteurs se mettent sous des auspices beaucoup plus explicites245 que les simples valeurs pour présenter leur document. En fait, cette brochure, structurée en huit chapitres246, fonctionne comme un vademecum à l’intention des animateurs pour l’organisation d’une année pastorale dans les écoles et contient une multitude de propositions d’activités. La fin de la brochure Christ à l’école développe par ailleurs le concept de « projet éducatif », déjà apparu dans Spécificité de l’enseignement catholique. D’après les rédacteurs, toute la communauté scolaire devrait pouvoir rédiger ce type de projet dans chaque école non seulement à partir du document de 1975, mais aussi et surtout, à partir du vécu de l’école.

240 CENTRE RÉGIONAL DES JEUNES CHRÉTIENS, Christ à l’école. Outil pour l’animation pastorale, Liège, s.n., 1984. 241 COMMISSION INTERDIOCÉSAINE DE PASTORALE SCOLAIRE (CIPS), Pour un projet éducatif chrétien dans un milieu pluriel, Bruxelles, Licap, 1992. 242 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Mission de l’école chrétienne, 1e éd., Bruxelles, Licap, 1995. 243 Devenu le « Service Diocésain des Jeunes », le CRJC correspond actuellement au service de la Pastorale des Jeunes du diocèse de Liège. Le fait que ce soit un service de pastorale des jeunes qui équipe pour la première fois les écoles catholiques est hautement significatif et explique la forte présence d’activités issues du monde de l’animation chrétienne dans cette brochure. 244 CENTRE RÉGIONAL DES JEUNES CHRÉTIENS, Christ à l’école, couverture. 245 CENTRE RÉGIONAL DES JEUNES CHRÉTIENS, Christ à l’école, p. 3 : « Dans toute action pastorale à l’école chrétienne, il ne s’agit pas simplement de proposer (ni surtout d’imposer) des recettes d’animation et des valeurs. Il s’agit surtout de proposer Quelqu’un » (O. Papeleux et J. Piton). 246 Les huit chapitres présentent : l’accueil des élèves, l’animation de l’avent, l’animation du carême, les temps et espaces pour Dieu, les célébrations, les retraites, l’équipe d’animation pastorale et l’animation du corps enseignant.

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Pour permettre l’élaboration de ce projet, les quatre éléments provenant du compte rendu de la conférence de Bangkok sur la mission de l’école chrétienne ont servi de points de repère. Ces quatre critères joueront un rôle important dans la suite de notre débat sur l’enseignement catholique en Belgique. Pour rappel, il s’agit du respect de l’autre, de la créativité, de la solidarité responsable et de l’intériorité247. Afin de mettre en œuvre ce projet éducatif, la création de cellules de volontaires, composées principalement de professeurs de religion, a occasionné une désaffection grandissante des autres enseignants pour le projet pastoral. De plus, le risque que l’animation chrétienne des écoles ne soit plus assurée du tout était bien présent. Suite aux interpellations toujours plus nombreuses des acteurs du terrain dans les années ’80 et, malgré la publication du CRJC, des équipes diocésaines et une Commission Interdiocésaine de Pastorale Scolaire (CIPS) ont été mises sur pied afin de réfléchir au sens de la pastorale à partir de ce qui se vit concrètement dans les écoles catholiques (d’abord au niveau secondaire et ensuite au fondamental). Cette équipe de la CIPS composée au préalable par des représentants des quatre équipes diocésaines de pastorale scolaire du secondaire a donc pris le temps de connaître la réalité du terrain avant de faire paraitre en avril 1992 le document Pour un projet éducatif chrétien dans un milieu pluriel. En reconnaissant tout d’abord la pluralité des membres de son réseau, cette publication de la CIPS va engendrer une révolution dans le champ de la pastorale en érigeant définitivement le projet éducatif comme référence institutionnelle de l’école chrétienne en lieu et place de l’adhésion personnelle des enseignants à la foi chrétienne. Par ailleurs, l’intérêt de ce document réside aussi dans le fait qu’il reprend les quatre valeurs centrales mises en avant lors du Congrès de Bangkok. En effet, les valeurs évangéliques n’étant pas le monopole des chrétiens, ce sont ces quatre attitudes très générales pouvant être vécues par tout un chacun qui redessinent le contour de la spécificité de l’enseignement chrétien (le terme est désormais préféré à l’adjectif « catholique ») car elles ont été « rencontrées, reconnues et assumées dans la personne et toute la vie de Jésus de Nazareth »248. Ces quatre valeurs doivent impérativement se retrouver dans tout projet éducatif, elles sont « indispensables pour qu’une école soit chrétienne »249. Contrairement à la brochure Christ à l’école, le document de la CIPS contextua-

247 Cf. la note de Jean BOUVY sur la mission de l’école chrétienne, parue dans Lumen Vitae, « Compte-rendu de la conférence de Bangkok » citée par CENTRE RÉGIONAL DES JEUNES CHRÉTIENS, Christ à l’école, p. 61. 248 CIPS, Pour un projet éducatif chrétien dans un milieu pluriel, p. 4. 249 CIPS, Pour un projet éducatif chrétien dans un milieu pluriel, p. 3.

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lise ces quatre valeurs-phares : celles-ci permettent aux chrétiens, d’après le texte250, « d’évangéliser, d’abord dans l’acte d’enseigner ». Ce qui sera perdu par la suite dans les autres textes officiels, ce sera l’enracinement de ces valeurs dans la vie de Jésus-Christ : ainsi, chacune des quatre valeurs sera mise en perspective avec le modèle christique. Par exemple, voici un extrait de ce que la CIPS écrivait à propos de la créativité251 : [Jésus] remet ainsi en question l’idéologie dominante, en chassant les marchands du temple, il laisse ses disciples cueillir quelques épis le jour du sabbat, il ne craint pas de guérir une femme handicapée ce même jour … En rappelant le primat de l’homme sur la loi […]. Il raconte ainsi des histoires puisées dans l’actualité de son temps : un berger qui perd une brebis, une ménagère qui égare ses sous, un père qui voit partir son cadet, un homme agressé en chemin, etc.

Par la suite, en 2005, dans le prochain texte important de la CIPS, Bonne nouvelle à l’école, ces quatre valeurs fondamentales ne se retrouveront plus que de manière anodine et, très souvent, l’ancrage de ces valeurs dans la personne du Christ ne sera plus autant explicité252. Dans sa deuxième partie, Pour un projet éducatif chrétien dans un milieu pluriel (1992) traite de la question de la pluralité au sein de l’école catholique, cette pluralité se retrouvant non seulement dans le corps enseignant, mais aussi chez les élèves et les parents. Afin d’allier le projet éducatif chrétien et la pluralité dans lequel celui-ci se trouve, la CIPS réaffirme la place de l’équipe d’animation pastorale qui devrait jouer « un rôle d’instance critique au nom de l’Évangile dans toutes les dimensions de la vie de l’école », ce qui signifie que les membres de cette équipe doivent, « à la manière des prophètes », rappeler « sans relâche et sans crainte les visées fondamentales et mettre le doigt sur les dysfonctionnements … jusqu’au martyre ». Leur rôle consiste donc à « faciliter

250 CIPS, Pour un projet éducatif chrétien dans un milieu pluriel, p. 5. 251 CIPS, Pour un projet éducatif chrétien dans un milieu pluriel, p. 7. 252 Alors que la notion de respect apparait dès les premières lignes du document, il faut chercher davantage le principe de « solidarité responsable » dans « le sens de l’autre, de la justice, du service des plus démunis vécu concrètement dans chaque école » (p. 6), la créativité réapparaitra sous le terme « d’inventivité » pour célébrer avec les autres traditions religieuses ou humanistes (p. 8) ; enfin, le vocable « intériorité » (p. 23) sera aussi mentionné pour parler de l’action de la pastorale scolaire. Néanmoins, en termes de fréquence, d’après notre analyse de l’entièreté du document, la valeur-phare qui a pris le dessus sur les autres est bien celle de « respect » (Cf. COMMISSION INTERDIOCÉSAINE DE PASTORALE SCOLAIRE (CIPS), Bonne nouvelle à l’école, Penser à neuf la pastorale scolaire, s.l., s.n., 2005).

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pour tous la recherche de sens », à la lumière de l’Évangile et dans « le respect de chaque personne »253. En 1995, le CGEC fait paraître la première édition de Mission de l’école chrétienne. On remarquera d’emblée que le terme « chrétienne » est préféré au terme « catholique » (employé dans le document de 1975) sans explication de cette modification. Remarquons toutefois que ce changement correspond au titre du document de la CIPS composé trois ans plus tôt. D’ailleurs, la filiation entre les deux textes est évidente. En effet, au départ de sa réflexion en novembre 1991, le CGEC se pose la question de savoir ce qui fait encore l’identité (et non plus la spécificité) chrétienne dans une société déconfessionnalisée, avec au sein même de son institution des protagonistes (professeurs, parents et élèves) venant d’horizons culturels très différents. Cette fois, encore plus explicitement que Spécificité de l’enseignement catholique (1975), Mission de l’école chrétienne (1995) reconnaît de façon claire le pluralisme présent dans l’école : c’est l’une de ses principales caractéristiques254. L’enjeu se trouve donc entre une réaffirmation de l’identité chrétienne évitant toutefois les risques d’une « ghettoïsation » possible si les textes officiels se radicalisaient trop. Aussi, dans l’introduction de ce document, comme l’Église romaine le fait régulièrement par rapport à la société, le CGEC rappelle que l’école chrétienne est avant tout un service rendu à la société qui a évolué avec le temps : « ce service rendu à l’homme et à la société est indissociable de la mission évangélique de l’Église »255. C’est donc par l’acte même d’enseigner que l’école chrétienne permet à l’individu de se réaliser en se sentant interpellé par la Bonne Nouvelle de l’Évangile : en somme, « l’école chrétienne évangélise en éduquant »256.

253 CIPS, Pour un projet éducatif dans un milieu pluriel, p. 28. 254 Jean-Philippe KAEFER, « L’école catholique a-t-elle une spécificité ? », dans La Libre Belgique (4 juin 1996), p. 18. 255 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Mission de l’école chrétienne, p. 2. 256 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Mission de l’école chrétienne p. 5. Cf. les débats sur l’interprétation de cette formule salésienne par Gérard FOUREZ, « Valeurs chrétiennes ou valeurs communes. Les priorités d’un enseignement chrétien », p. 418–419. Cf. aussi Etienne FLORKIN, « Mission de l’école chrétienne : accents nouveaux », dans Lumen Vitae, 51 (1996), p. 399–410. Ici, p. 401 : « L’école chrétienne doit d’abord être une bonne école, qui rend un bon service de formation et d’éducation aux jeunes. Mais l’originalité de cette école, vue comme lieu de service, c’est qu’elle est aussi un lieu où l’on peut évangéliser, où la Bonne Nouvelle peut retentir : non plus un lieu pour l’évangélisation, mais un lieu d’évangélisation. Éduquer et évangéliser y sont deux actions naturelles ; on ne peut pas vraiment séparer l’une de l’autre puisque selon la belle formule salésienne, on y éduque en enseignant et on y évangélise en éduquant ».

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Afin d’assurer le « pont »257 entre cette mission sociale de l’école qui se veut être un service pour l’épanouissement de la personne dans la société de demain et cette mission pastorale, Mission de l’école chrétienne s’approprie tout le travail réalisé par la CIPS concernant les valeurs. Celles-ci caractérisent désormais l’anthropologie chrétienne, dans une différenciation qui reste cependant difficile à établir entre les valeurs humaines et chrétiennes258. Président du bureau du CGEC à l’époque, le chanoine Armand Beauduin a présenté le document sous cet angle : « il ne s’agit pas tellement de poursuivre des objectifs différents d’éducation, mais de les poursuivre autrement, sous un autre regard, sous une autre lumière et avec une autre vision sur l’avenir de l’homme qui donne son importance à la relation à Dieu, selon l’Évangile »259. Afin « d’évangéliser en éduquant », l’école chrétienne propose donc l’Évangile « pour le service de l’homme et l’amour de Dieu ». Cette optique est choisie afin que les jeunes, en toute liberté, bénéficient de cette recherche de sens pour leur existence par une éducation aux valeurs car « Jésus, suivi par ses témoins, les a assumées de façon radicale et leur a donné, jusqu’au travers de sa mort et par sa résurrection, une force et un éclat particuliers »260. Ces valeurs que Jésus a pleinement assumées261 passent de quatre à huit par rapport au document de la CIPS en 1992 : alors que le respect de l’autre 257 Armand BEAUDUIN, « Genèse du texte. Présentation de « Mission de l’École Chrétienne » par le président du Bureau lors de l’Assemblée Générale du CGEC du 19 mai 1995 », dans Forum-actualités (septembre 1995), p. 13. 258 La comparaison établie par Jean-Philippe Kaefer entre les deux textes officiels est très intéressante : « Pour le document de 1975, c’est la ‹ référence à Jésus-Christ › qui constitue la particularité de l’école catholique. Celle-ci […] souhaite surtout leur permettre d’adhérer à la personne vivante du Christ qui confère un sens à la vie et une manière d’être, incarnée dans des valeurs telles que le sens des responsabilités et de la solidarité, le respect d’autrui, etc. La visée poursuivie par « Mission de l’école chrétienne » reste sensiblement la même, bien qu’elle soit exprimée avec des termes et selon des accents un peu différents. Cette différence réside en ceci : l’école chrétienne est surtout le lieu où sont promues les « valeurs évangéliques », que le document envisage tantôt comme des idéaux appartenant au « bien commun de l’humanité », tantôt comme des valeurs distinctes de ce patrimoine ; elle est aussi l’espace où s’entretient la mémoire vivante du Christ qui éclaire le sens que chacun cherche à donner à sa vie » (JeanPhilippe KAEFER, « L’école catholique a-t-elle une spécificité ? », dans La Libre Belgique (4 juin 1996), p. 18). 259 Armand BEAUDUIN, « Genèse du texte », p. 13. 260 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Mission de l’école chrétienne, p. 5. 261 Certains se rendent compte que les valeurs très générales de Spécificité de l’Enseignement Catholique ne permettent plus de définir l’école si l’ancrage de celles-ci dans la personne du Christ n’est pas rappelé explicitement. Cf. Etienne FLORKIN : « Mission de l’école chrétienne : accents nouveaux », p. 402 : « Ces valeurs ne suffisent pas en elles-mêmes à faire d’une école une école chrétienne. […] La référence à Jésus-Christ doit être explicite ».

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reste au premier plan, la solidarité responsable, l’intériorité et la créativité sont toujours bien présentes, bien qu’elles ne soient plus expliquées, ce qui peut donner l’impression au lecteur d’être face à des notions très englobantes. Quatre autres valeurs ont également été ajoutées, il s’agit de la confiance dans les possibilités de chacun, du sens du pardon, du sens du don de soi et de l’attention particulière aux plus démunis262. Dès lors, toujours plus christocentriques, ces valeurs destinées à construire une identité forte pour les jeunes seront aussi vécues dans les écoles par le rappel de la mémoire vivante de l’événement fondateur, encore actuel, de la vie, de la passion et de la résurrection de Jésus-Christ, par un cours de religion de qualité et par l’action d’une équipe de pastorale au sein de l’établissement qui « animera le projet chrétien […] en veillant à garder vivante la mémoire chrétienne comme un événement toujours présent »263. Ainsi, cette triple décennie allant des années 1970 à l’an 2000 aura été marquée par cette volonté des responsables de l’enseignement catholique d’accorder de l’importance aux valeurs qui se retrouvent dans les projets éducatifs des écoles, projets auxquels le personnel des établissements doit adhérer.

1.3.4 L’émergence de « la proposition de la foi » (2000–2010) Alors que les textes officiels insistaient beaucoup sur l’importance des valeurs à la fin du XXe s., les premières années du XXIe s. ont vu l’émergence progressive du concept de « proposition de la foi »264 dans les écoles. Afin de comprendre l’apparition de cette proposition de la foi, nous donnerons un écho du Congrès de l’enseignement catholique de 2002265 ainsi que de ses impacts au travers d’une lettre des évêques belges (2003) et d’une adresse du SeGEC aux P.O. et aux directions de l’enseignement catholique (2005). Ensuite, cette section s’attachera surtout à présenter dans son contexte le document de référence 262 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Mission de l’école chrétienne, p. 5. 263 CONSEIL GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Mission de l’école chrétienne, p. 6. 264 La « proposition de la foi » trouve son origine dans les textes publiés par l’épiscopat français, notamment par Mgr Claude Dagens, entre 1994 et 1996 (cf. l’article de Henry-Jérôme GAGEY, « Proposer la foi, partager l’Évangile », dans Gilles ROUTHIER et Marcel VIAU (éd.), Précis de théologie pratique (Théologies pratiques), 2e éd., Bruxelles/Montréal/Ivry-sur-Seine, Lumen Vitae/Novalis/Les Éditions de l’Atelier, 2007, p. 307–320 et surtout CONFÉRENCE DES ÉVÊQUES DE FRANCE, Proposer la foi aux jeunes, Paris, Bayard/Centurion, 1996). 265 SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Actes du Congrès de l’enseignement catholique de 2002. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://extranet.segec.be/ged search/document/18889/consulter.

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pour la pastorale scolaire belge, à savoir Bonne nouvelle à l’école (2005). Nous prolongerons notre analyse avec une brève évocation de la deuxième édition de Mission de l’école chrétienne (2007). 1.3.4.1 Congrès de l’enseignement catholique de 2002 Ce passage vers la proposition de la foi est lié au contexte du Congrès de l’enseignement catholique de 2002 qui travaille, entre autres, la question de « la société en quête de sens ». Dans les Actes de ce Congrès, les apports266 du théologien de la KULeuven, Lieven Boeve, sont mentionnés plusieurs fois, notamment par Michel Molitor267 et par Étienne Michel268, ce dernier devenant en septembre 2004 le nouveau directeur général du SeGEC succédant ainsi au chanoine Armand Beauduin. À de multiples reprises durant ce Congrès, les quatre scénarios possibles pour l’enseignement catholique repérés par Lieven Boeve sont mentionnés: la sécularisation, la reconfessionnalisation, la réduction de la référence chrétienne aux seules valeurs et la recontextualisation269. Face à cette distinction, Étienne Michel semble mitigé270 concernant « la référence aux valeurs [qui] ne suffit pas pour fonder durablement la légitimité de l’école catholique dans la société ». De fait, il pense que le quatrième scénario (celui de la recontextualisation) est « retenu implicitement par les auteurs des documents préparatoires au congrès. Ce scénario vise à mobiliser la référence à la tradition et à la foi chrétiennes au service de la formation de l’identité des élè-

266 Les conférenciers se sont reportés à son intervention au Congrès du CEEC en 2001 à Budapest : Lieven BOEVE, Donner une âme à l’Europe : un défi pour l’enseignement catholique (Congrès du CEEC, Budapest, octobre 2001). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://www.katped.hu/sites/default/files/theme_ag_buda_oct_2001_fr.doc. 267 Michel Molitor était alors Vice-Recteur aux affaires académiques de l’UCLouvain. 268 Licencié en sciences économiques et sociales, Étienne Michel a travaillé à la CSC (Confédération des Syndicats Chrétiens) comme conseiller économique avant de devenir le Secrétaire Général du CEPESS (centre d’études du PSC, l’ancien Parti Social-Chrétien francophone). Puis, il est devenu le premier directeur général laïque du SeGEC. 269 À cette époque, Lieven Boeve ne parlait pas encore de « recontextualisation » mais de « service à la formation de l’identité dans un contexte pluriel » (Lieven BOEVE, Donner une âme à l’Europe, p. 7). 270 « Il ne s’agit évidemment pas de dénoncer la référence aux valeurs chrétiennes, elles me font vivre comme beaucoup d’entre nous. Et ce sont souvent les mêmes valeurs qui font vivre ceux qui ne se réfèrent pas au christianisme » (Étienne MICHEL, « Débat sur la légitimité de l’enseignement catholique », dans SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Actes du Congrès de l’enseignement catholique de 2002 (Louvain-la-Neuve, 11–12 octobre 2002), p. 43–51. Ici, p. 45).

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ves dans un contexte de pluralité des convictions. […] Mission de l’école chrétienne, quand on veut vraiment en comprendre l’inspiration, ne dit pas autre chose ». Dans les quatre propositions qu’il énumère pour l’éducation catholique, le terme « implicitement » utilisé plus haut est assez révélateur puisque la référence chrétienne n’y est effectivement plus exprimée explicitement271. De son côté, Michel Molitor a participé aux travaux préparatoires de ce Congrès en intégrant un an plus tôt le groupe de travail sur le sens d’une école chrétienne dans une société sécularisée et a présenté dans son intervention les quatre axes définis par cette équipe devant servir de « guide à l’action éducative » : « le projet culturel ou la vision de l’éducation, la prise en compte du pluralisme, la proposition pastorale, le lien avec l’Église »272. Il a défini le pluralisme situé qui caractérise désormais l’école catholique en ces termes : « l’école catholique est ouverte aux personnes porteuses de convictions différentes, mais elle sait qu’elle s’inscrit dans une histoire et une tradition, celle du christianisme, dont la mémoire continue de l’inspirer »273. Il a par ailleurs relayé le travail sur la proposition pastorale, la proposition de la foi chrétienne, en se référant clairement à la Lettre aux Catholiques de France écrite par l’épiscopat français274. L’ancien Vice-Recteur a aussi parlé du nouveau lien à l’Église « qui ne se conçoit plus sur le strict registre de l’autorité ou de la subordination hiérarchique » : l’école catholique doit « être consciente de sa relation à l’Église, conçue comme le rassemblement des croyants liés par la mémoire chrétienne, et avoir le souci de sa contribution pratique à cette mémoire ». Elle doit redéfinir des « liens actifs avec les communautés chrétiennes locales [de sorte] que celles-ci soient impliquées d’une manière ou d’une autre dans son animation ou ses orientations »275. Dans le même Congrès, Mgr Aloys Jousten, alors évêque de Liège, a plaidé pour qu’un « lien symbolique fort » demeure entre les évêques et le SeGEC,

271 « 1ère proposition : réarticuler l’idée de la transmission et celle de la construction de soi, réarticuler l’idée de la tradition et celle de l’autonomie du sujet tourné vers l’avenir. […] 2e proposition : revaloriser la distinction entre la notion d’adulte et la notion d’enfant, parce que cette distinction est fondatrice de l’acte d’éduquer. […] 3e proposition : réarticuler la liberté et l’autorité. […] 4e proposition : réarticuler l’individu et la société » (Étienne MICHEL, « Débat sur la légitimité de l’enseignement catholique », p. 45). 272 Michel MOLITOR, « L’école catholique et la question du sens », dans SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Actes du Congrès de l’enseignement catholique de 2002 (Louvainla-Neuve, 11–12 octobre 2002), p. 17–26. Ici, p. 24. 273 Michel MOLITOR, « L’école catholique et la question du sens », p. 24. 274 CONFÉRENCE DES ÉVÊQUES DE FRANCE, Proposer la foi dans la société actuelle, Paris, Les Éditions du Cerf, 1994. 275 Michel MOLITOR, « L’école catholique et la question du sens », p. 25.

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« un lien de réciprocité et de dialogue entre l’Église et l’école catholique, qui est autre chose que le lien hiérarchique d’autorité que les autorités religieuses exerçaient autrefois sur l’école »276. Suite à ce Congrès, en octobre 2003, les évêques de Belgique publient le document L’école catholique au début du XXIe siècle dans lequel ils précisent que l’école catholique entend bien poursuivre son rôle de service à la société, en proposant de travailler cette question du sens « par les ressources de la Tradition chrétienne et le patrimoine des valeurs que l’Évangile met en lumière »277. De plus, les évêques souhaitent que l’Église contribue activement à un « mieuxêtre » de la société en aidant les jeunes à construire une hiérarchie de valeurs. Puis, l’école catholique doit aussi alimenter la quête de sens en aidant chacun à tracer son chemin de vie par le déploiement de la spiritualité. D’après cette lettre, ce rôle incombe notamment aux équipes de pastorale scolaire « constituées ou à créer dans les écoles ». Si les valeurs sont encore utilisées par les évêques belges dans cette lettre, dès 2002 pourtant, Armand Beauduin qui est encore directeur du SeGEC évoque la « proposition de la foi » pour répondre à la quête de sens278. En 2005, les responsables du SeGEC ont aussi adressé aux pouvoirs organisateurs et aux directions un rappel des relations existantes entre l’école et l’Église pour expliciter le lien qui les unit dans la nouvelle situation du XXIe siècle (suite au Congrès de 2002, de nombreux laïcs ont effectivement fait leur entrée dans les P.O.). D’après ce texte, le lien à (r-)établir entre l’Église et l’école se situe autour de trois axes bien identifiés : la constitution et la reconnaissance des pouvoirs organisateurs, le projet éducatif et l’organisation en réseau. Parmi ces trois points, une attention toute particulière est accordée au projet pédagogique et éducatif qui doit être en cohérence avec Mission de l’école chrétienne279.

276 Mgr Aloys JOUSTEN, « Intervention au Congrès », dans SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEActes du Congrès de l’enseignement catholique de 2002 (Louvain-la-Neuve, 11–12 octobre 2002), p. 55–58. Ici, p. 56. 277 CONFÉRENCE ÉPISCOPALE DE BELGIQUE, L’école catholique au début du XXIe siècle (Déclaration des évêques de Belgique, Nouvelle série, 31), Bruxelles, Licap, 2003, p. 4. 278 SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Débat Marcel Gauchet – Chanoine Beauduin issu de Forum Interdiocésain du 1er février 2002. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://extranet.segec.be/gedsearch/document/22333/consulter, p. 10. 279 En page 3, l’adresse aux P.O. et aux directions rappelle les « valeurs » mises à jour pour 2005 : « respecter la raison, pratiquer la tolérance, œuvrer à plus de justice et de solidarité, avoir souci de la dignité et des droits de tous les êtres humains, favoriser l’épanouissement personnel, valoriser le sens de la gratuité et du pardon, faire l’expérience de l’intériorité et de la vie spirituelle, marquer collectivement les événements de la vie ». On y trouve de légères adaptations dans les termes choisis mais l’idée globale véhiculée est la même que dans Mission de l’école MENT CATHOLIQUE,

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Mais si cette adresse retient particulièrement l’attention, c’est parce qu’elle emploie officiellement l’expression de « proposition de la foi chrétienne » en la destinant à tous les élèves, dans leur diversité, pour répondre à la quête de sens légitime de chacun. Ce concept est défini comme tel280 : [La proposition de la foi] veut donner à la personne du Christ et à son Évangile la chance de toucher les élèves en leur en faisant découvrir le sens et la richesse. […] Elle s’engage à favoriser la célébration de la foi dans le respect de la liberté de conscience et religieuse des élèves. En collaboration avec le P.O., la communauté chrétienne, dans ses expressions diocésaines, paroissiales ou congréganistes, veille à mettre en place des personnes formées et des moyens pour soutenir leurs démarches.

1.3.4.2 CIPS, Bonne nouvelle à l’école Toujours en 2005, le document Bonne nouvelle à l’école qui porte en son cœur cette proposition de la foi devient la référence en matière de pastorale scolaire. Remplaçant le document de 1992, Pour un projet éducatif chrétien dans un milieu pluriel, c’est encore ce texte de 2005 qui « organise » la pastorale scolaire belge aujourd’hui. Bonne nouvelle à l’école se présente d’abord comme un outil de réflexion (son sous-titre l’indique d’emblée : « pour penser à neuf la pastorale scolaire ») et comprend deux aspects principaux : d’une part, il présente « l’esprit » de la pastorale scolaire en redéfinissant des concepts-clés, d’autre part, il donne quelques exemples d’activités pastorales qu’il ne détaille toutefois pas comme le faisait Christ à l’école. Tout comme dans le Programme du cours de religion catholique de 2003281, la visée de la pastorale scolaire consiste avant tout à « faire grandir les élèves en humanité », en ouvrant des « chemin[s] de sens »282, tout en « respectant les chemins religieux et philosophiques de chacun »283. Tirant profit de la réflexion de 1992 et du Congrès de l’enseignement catholique de 2002, Bonne nouvelle à

chrétienne (SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Adresse aux pouvoirs organisateurs et directions de l’enseignement catholique en Communautés française et germanophone de Belgique, juin 2005, p. 3). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://lenseignement.catho lique.be/segec/fileadmin/DocsFede/congres2002/sens3.pdf. 280 SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Adresse aux pouvoirs organisateurs et directions de l’enseignement catholique, p. 3. 281 Finalité 2.1 du Programme du cours de religion catholique : « Favoriser la croissance en humanité des élèves en les mettant, à propos de la question du sens, en situation de confrontation avec l’évènement Jésus-Christ ». 282 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 5. 283 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 2.

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l’école réaffirme la notion de pluralisme situé défini comme « la reconnaissance et l’accueil des démarches distinctes, mais s’enracinant dans une tradition issue de la référence biblique »284. Quelques thèmes reviennent régulièrement dans le texte, tels que le soin qui doit être accordé aux personnes les plus fragiles ainsi que la question du sens. Ensuite, le document définit des termes d’une importance capitale pour notre étude: « évangélisation », « catéchèse », « pastorale », « cours de religion » et « célébration ». Tout d’abord, par « évangélisation », la CIPS entend l’« annonce de l’Évangile, une Bonne Nouvelle de Vie de la part de Dieu pour tous les humains, sans distinction. [Par conséquent, l’évangélisation] garde toute sa pertinence si toutefois le respect d’autrui et la douceur inspirent les formes et les méthodes utilisées »285. Le texte rajoute que les cœurs peuvent être touchés tant par la parole de l’Évangile que par le témoignage de vie. Contrairement à l’« évangélisation », la catéchèse n’entre pas dans le champ d’une école au public diversifié car cette « explication de la Bonne Nouvelle de Jésus s’adresse aux baptisés [ou] à ceux qui […] se préparent au baptême »286. Réservée à la famille ou à la paroisse, elle présuppose donc la foi. Ensuite, en raison du sujet traité dans ce travail, voici l’exhaustivité de la définition de « pastorale scolaire » proposée par la CIPS : Le mot « pastorale » renvoie, en contexte rural, au pasteur et au berger. La Bible reprend l’image pour évoquer les traits de Dieu lui-même, dont le souci est de prendre soin de chaque personne, en commençant par la plus fragile. La pastorale a la saveur de l’Évangile s’il est vrai qu’il appelle à offrir à chacun et chacune ce qui lui revient : la dignité, l’attention, le respect, la possibilité de croissance … Et cela dans un milieu particulier. Car la pastorale est toujours « située ». Elle répond à la question : comment porter et vivre l’Évangile, ici et maintenant ? Pastorales diversifiées pour des milieux différents : pastorale de la santé, des prisons, des immigrés, pastorale scolaire. Cette dernière prend donc corps dans ce qui fait l’école, ici et maintenant. Elle veille à ce que chacun soit accueilli, accompagné, respecté et reconnu. S’il ne faut pas nécessairement être chrétien pour nourrir l’esprit pastoral, les chrétien-nes ne peuvent en tout cas s’en dispenser ! Et si l’équipe pastorale a un rôle irremplaçable de vigilance active, elle est également une sorte d’« interface » entre cette urgence de soin et tous celles et ceux qui, au sein de l’école, s’y emploient287.

Cette définition fait donc référence à l’image du berger, bien connue dans les évangiles. Il s’agit donc d’œuvrer tel un pasteur, pour « prendre soin » c’est-à-

284 285 286 287

CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 2. CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 6–7. CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 7. CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 7.

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dire « soigner, s’occuper du bien-être de quelqu’un ». Cette référence ainsi que l’esprit dans lequel sont rédigées les lignes de ce « programme » de pastorale scolaire renvoie implicitement à la pensée de Paul Ricœur, lequel développe notamment la notion de « triple soin » : soin de soi, soin de l’autre et soin d’autrui. Enfin, la CIPS prend la mesure des réalités très différentes des écoles, où il faut porter et faire vivre l’Évangile en expliquant que la pastorale est située dans un temps et un espace bien définis. Par conséquent, elle reconnait la pluralité des démarches s’adaptant à un public toujours particulier et créant ainsi la richesse de la pastorale. Plus loin, en page 7, le texte définit le cours de religion, en insistant sur son contenu et ses exigences288. Ce cours doit nécessairement « ouvrir un chemin de sens ». Il s’agit, à l’aide de la raison, de « relire les questions de l’existence à la lumière de la foi chrétienne » dans une posture ouverte par rapport aux autres traditions religieuses et philosophiques afin que « le jeune puisse se positionner de manière éclairée et autonome ». Enfin, les rédacteurs de la CIPS ont mis en rapport le terme « célébration » avec l’étymologie du mot « symbole », c’est-à-dire « ce qui rassemble ». Dans leur logique, la raison d’être de toute célébration vécue à l’école consiste avant tout à tisser des liens entre tous les membres de la communauté éducative. Tout en rappelant la référence à la mémoire de Jésus-Christ, le texte invite les équipes pastorales locales à une grande créativité pour rejoindre les jeunes là où ils sont : « si l’école catholique se doit d’inviter les chrétiens à célébrer dans la foi la mémoire vivante de Jésus-Christ, il est tout aussi important d’inventer des formes qui fassent droit à d’autres traditions religieuses ou humanistes »289. Dès lors, pour travailler de manière pertinente, l’équipe d’animation pastorale aura la mission de porter la Bonne Nouvelle avec respect et douceur, en évitant d’utiliser les méthodes de la catéchèse, en prenant soin de tous et des plus fragiles en particulier, en inventant des démarches rejoignant les jeunes

288 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 7. En Belgique francophone, les écoles catholiques organisent un cours confessionnel de religion catholique de deux périodes de cinquante minutes par semaine. Le professeur de religion est « situé » chrétiennement et travaille avec les élèves des questions d’existence, à l’aide des ressources chrétiennes mises en dialogue avec d’autres données culturelles, philosophiques ou religieuses en utilisant la méthode de corrélation. Le cours de religion n’est donc pas destiné à faire de la pastorale. Toutefois, comme trop souvent les professeurs de religion portent seuls les projets pastoraux et qu’il n’y a pas de place dans la grille horaire pour « faire de la pastorale », certaines activités pastorales sont préparées au cours de religion. 289 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 8.

1.3 La pastorale scolaire en Belgique francophone : parcours historique

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dans leur parcours de vie pour créer du sens. Aussi, la CIPS encourage la « proposition de la foi » dont voici la définition donnée par le document290 : La proposition de la foi a du sens dans la mesure où elle rejoint les personnes là où elles sont. Dès lors, au cœur d’une pastorale ouverte, basée sur le respect et l’échange des convictions de chacun, proposer la foi revient à proposer des moments et des lieux qui offrent à tous les membres de la communauté scolaire (enfants, jeunes et adultes) l’opportunité d’être touchés, dans leur cheminement, par des expériences vivifiantes de l’amour premier, inconditionnel et désintéressé du Dieu de Jésus-Christ.

Afin d’illustrer cette définition, la brochure déclinera la phrase en répertoriant des exemples vécus dans tous les types d’enseignement catholique, qu’ils soient primaire, secondaire ou spécialisé. Il ne s’agit plus du tout de préparer un calendrier comme outil de l’animation pastorale (cf. Christ à l’école), ni de montrer la pertinence de s’adresser à des non-chrétiens au sein de l’école catholique (cf. Pour un projet éducatif chrétien dans un milieu pluriel) ; ici, l’optique choisie consiste plutôt à montrer que chacun peut vivre l’esprit pastoral par de petits gestes concrets : s’intéresser aux élèves en difficulté scolaire, discuter avec un professeur qui éprouve des difficultés à gérer sa classe, se préoccuper de la tristesse d’un enfant, proposer de se mobiliser pour la journée « Amnesty », allumer un cierge, prendre un temps de prière, etc. Le texte de cette brochure accorde beaucoup d’importance à la distinction entre « la proposition de la foi » et la catéchèse. Cela semble expliquer la raison pour laquelle le document est ponctué de la sorte291 : « proposer Jésus comme bonne nouvelle ne présuppose pas qu’on ait déjà la foi ni même qu’on soit attiré par elle ! », « proposer la bonne nouvelle de Jésus ne présuppose pas qu’on se conforme à un modèle unique ! », etc. En ce qui concerne les temps spécifiques de la proposition de la foi, ceux-ci ont lieu dans et en dehors des heures de cours, avec un rappel des moments privilégiés de l’avent et du carême. Les lieux de la proposition eux aussi diffèrent et ne se limitent pas à la chapelle de l’école. Au contraire, des idées sont avancées pour que chaque classe s’approprie l’espace de prière. En somme, plus ces temps et ces lieux sont variés et insolites, et plus ceux-ci peuvent satisfaire aux critères de la « proposition de la foi », le but étant pour chacun de faire l’expérience de l’amour du Dieu de Jésus-Christ dans le quotidien. Enfin, la dernière partie de Bonne nouvelle à l’école insiste sur le travail d’équipe inhérent à la pastorale scolaire afin de rassembler les fonctions, de se soutenir mutuellement, et d’assurer une certaine pérennité de l’équipe en vue de

290 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 9. 291 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 13.

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faire « communauté d’Église ». Cette équipe doit pouvoir accueillir à la fois tout un chacun et valoriser tous les talents que la communauté scolaire a en elle, que ce soient ceux des volontaires, des membres de l’équipe éducative ou des élèves. Parfois même, des membres extérieurs peuvent intégrer ce groupe qui doit être soutenu par la direction, laquelle « reste garante des projets et des initiatives de l’équipe pastorale »292 sans être l’animatrice du projet. D’après la brochure, l’équipe choisit un responsable de l’animation qui coordonne les actions menées dans le cadre de la pastorale avec la direction et l’équipe diocésaine. En tant qu’interface, l’équipe se doit de réfléchir en permanence à la mise en œuvre du projet pédagogique de l’école, ainsi qu’à la proposition et à la célébration de la foi. Ce travail d’équipe doit aboutir, par une sérieuse préparation, à des actions concrètes afin de proposer ces lieux et ces temps favorables à l’intériorité et à l’interpellation de la Parole. Pour aider les équipes, la brochure cite finalement une série d’associations (chrétiennes ou non) permettant de vivre des initiatives pluralistes. 1.3.4.3 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, deuxième édition Grâce au travail fourni par les membres de la CIPS et aux réflexions provenant du Congrès de l’enseignement catholique de 2002293, Mission de l’école chrétienne a été réédité en 2007. C’est avec ce document que s’articule Bonne nouvelle à l’école. Cette deuxième édition de Mission de l’école chrétienne reprend intégralement le texte de 1995 en y apportant quelques légers éclaircissements montrant l’évolution des esprits durant la décennie écoulée, notamment concernant la question du sens et celle de l’autonomie de l’école. Cette nouvelle édition de Mission de l’école chrétienne développe la notion d’humanisme chrétien : « être chrétien, c’est une certaine manière d’être homme »294 reconnaissant deux principes majeurs295, « chaque personne est éminemment digne » et « chaque être humain est plus grand que lui-même ». Le modèle pour vivre ces principes reste Jésus qui a incarné de la meilleure

292 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 22. 293 Le texte cite notamment le Congrès de l’enseignement catholique de 2002 en page 3 : « L’enseignement catholique veut donner sens à l’école et à l’école confessionnelle. Il inscrit son action dans la logique du service public en s’ouvrant à tous ceux qui acceptent son projet, quelles que soient leurs convictions. Il s’oblige à adresser à la liberté des jeunes une proposition de la foi, à laquelle répondront ceux qui le veulent. Il respecte chacun dans ses convictions propres. Il veut tenir ensemble ouverture à tous et enracinement dans la conviction chrétienne » (SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., Bruxelles, s.n., 2007, p. 3). 294 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 9. 295 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 7.

1.3 La pastorale scolaire en Belgique francophone : parcours historique

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manière qui soit ces modes de relation aux autres et dont on trouve la trace dans les évangiles. Par ailleurs, concernant le débat sur les valeurs, l’école chrétienne précise désormais plus clairement sa spécificité : « la spécificité de l’école chrétienne ne tient pas d’abord aux valeurs prônées, mais aux ressources mobilisées pour les fonder et les pratiquer, à savoir l’Évangile et la tradition »296. Afin de lever toutes les craintes suscitées en 1995 dans le monde politique par le passage « L’Église a donc la conviction qu’elle n’éduque pleinement qu’en évangélisant », le SeGEC reproduit ce passage dans l’édition de 2007 mais il redéfinit le concept d’évangélisation afin que celui-ci soit mieux compris et mieux accepté par la société civile : Le mot évangéliser peut avoir plusieurs sens. Ce peut être de faire entendre l’évangile comme une parole de vie pour aujourd’hui par l’enseignement de la religion et par la proposition de la foi à ceux qui veulent la recevoir librement. Ce peut être faire œuvre de bonne nouvelle comme le fait celui qui fait œuvre d’émancipation de l’homme en le faisant grandir en humanité par le travail de l’éducation. Ce ne peut pas être de faire violence à la liberté religieuse, ni d’embrigader dans la communauté chrétienne297.

Ensuite, les membres du SeGEC donnent des exemples298 sur la manière d’être chrétien au quotidien sans « forcer » la liberté religieuse. Ces exemples299 rappellent ceux trouvés dans Bonne nouvelle à l’école : « écrire une appréciation dans un bulletin, évaluer un travail, discuter avec un(e) collègue, quelques occasions -parmi bien d’autres- de mettre en actes la « culture de vie » qui est celle de l’Évangile, choisir d’encourager plutôt que de railler, être attentif aux plus faibles plutôt que de ne travailler qu’avec les meilleurs, souligner les progrès plutôt que de se lamenter sur les faiblesses, etc. ». Enfin, faisant une référence explicite à la brochure Bonne nouvelle à l’école, les membres du SeGEC tiennent à remettre en évidence le concept de « proposition de la foi » : « Évangile, en grec, signifie « bonne nouvelle ». L’école chrétienne propose cette bonne nouvelle aux jeunes dans leur recherche de sens et dans le respect de leur liberté »300. On le voit, en Belgique francophone, la « proposition de la foi » définie par Bonne nouvelle à l’école a marqué la décennie 2000–2010. En l’articulant avec 296 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 18. 297 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 19. 298 Nous reviendrons plus loin sur ces exemples qui nous semblent problématiques pour assurer l’identité chrétienne de l’école (cf. la question de l’identité de l’école catholique dans la phase de recontextualisation). 299 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 20. 300 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 23.

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le texte de Mission de l’école chrétienne, l’école catholique croit ainsi mieux se positionner par rapport à la pluralité toujours grandissante en ses murs.

1.3.5 La revendication d’autonomie de l’enseignement catholique (2010–2020) Dans cette section, nous développerons les nouveautés de la dernière décennie à l’aide de deux documents officiels du SeGEC301 : – Pour penser l’école catholique au XXIe siècle (2012)302 ; – La troisième édition de Mission de l’école chrétienne (2014)303. Le premier document condense les réflexions du Congrès de l’enseignement catholique de 2012. Suite à ce Congrès, le SeGEC a défendu l’indépendance et l’autonomie de l’école par rapport aux trois sphères du politique, de l’économique et du culturel en proposant une véritable culture scolaire qui s’opposerait au scientisme et au consumérisme304. En allant au-delà de ces trois sphères, l’initiation au questionnement religieux et la référence à la foi chrétienne doivent viser l’épanouissement de l’humain en donnant au religieux la posture du « sens du sens ». Le SeGEC comprend donc en 2012 la religion comme devant produire du sens et de la culture, par la création et l’invention de formes nouvelles répondant aux appels du temps. Aussi, face aux mutations religieuses contemporaines qui doivent être accompagnées pour éviter que les jeunes se construisent un « Dieu à soi » en dehors de tout système social, l’enseignement catholique insiste sur la connaissance des religions et de la foi chrétienne proposée par des « hommes modernes ouverts au discours religieux ». L’ouverture au religieux dans un ancrage chrétien est donc bien reconnue et réaffirmée dans ce document.

301 Au moment de défendre notre thèse doctorale, la quatrième édition de Mission de l’école chrétienne (2021) n’était pas encore publiée. 302 Jean de MUNCK (éd.), Pour penser l’école catholique au XXIe siècle. Actes du Congrès de 2012, Pour l’école, un projet, des acteurs !, s.n., 2012. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://extranet.segec.be/gedsearch/document/12631/consulter. 303 SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Mission de l’école chrétienne. Projet éducatif de l’enseignement catholique, 3e éd., Bruxelles, s.n., 2014. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://lenseignement.catholique.be/segec/fileadmin/DocsFede/SeGEC/mis sion_EC_web_01.pdf. 304 Jean de MUNCK (éd.), Pour penser l’école catholique au XXIe siècle, p. 9–14.

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Dès lors, à une époque où le politique, l’économique et le culturel tentent de s’immiscer dans l’école et de faire pression sur celle-ci dans l’optique d’assouvir leurs propres intérêts, l’école catholique possède désormais une grille pour hiérarchiser ses priorités. Tout d’abord, miser sur l’excellence des études et sur le primat de la personne en prêtant une attention toute particulière aux plus pauvres. Ensuite, l’école catholique doit proposer un enseignement ouvert sur le questionnement, même dans les matières les plus scientifiques. Les différents cours aborderont les questions existentielles et le cours de religion travaillera en particulier les questions de culture religieuse, le but étant de former des jeunes ayant un système de pensée cohérent et autonome par l’annonce et la proposition de la foi chrétienne. Enfin, le lien entre l’école catholique et l’Église devra éventuellement être repensé tout en restant « symboliquement » fort. Si « l’esprit » de la pastorale scolaire est bien rappelé, on remarquera que ce document n’évoque que peu, voire pas du tout, les activités qui y sont associées. Deux ans plus tard, en 2014, le SeGEC publie une troisième version de Mission de l’école chrétienne quasi identique à la version précédente de 2007. Cette troisième édition défend non seulement le cours de religion menacé de disparition à cette époque mais retient aussi quatre orientations pour mettre en pratique la référence chrétienne dans les écoles et viser ainsi un « chemin d’humanisation »305 : l’excellence des études, le primat de la personne, la rencontre de l’altérité et l’option pour les pauvres306. Soulignons encore que ce texte de 2014 (tout comme le faisait Pour penser l’école catholique au XXIe siècle) évoque l’esprit de l’école catholique, mais sans définir des actions pastorales concrètes.

1.3.6 Addendum et questionnements Avant de tirer les enseignements de ce parcours historique et de porter un regard critique, une remarque s’impose : nous avons fait le choix ici de ne relire que le dossier belge. Un autre travail aurait été d’étudier l’articulation entre ces textes et ceux émanant de la Congrégation pour l’éducation catholique afin de mesurer l’écart existant, période par période, par exemple entre la troisième édition de Mission de l’école chrétienne (2014) et Éduquer au dialogue interculturel à l’école catholique (2013).

305 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., quatrième de couverture. 306 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 18. Ces quatre orientations étaient déjà identifiées dans Jean de MUNCK (éd.), Pour penser l’école catholique au XXIe siècle, p. 22–23.

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

Quoi qu’il en soit, à partir du travail de synthèse élaboré ici, nous pouvons reconnaitre que, jusqu’il y a peu, l’école catholique belge francophone et son service de pastorale scolaire ont toujours tenté de se réinventer pour rester pertinents face au contexte ambiant : le « vase clos » de l’école catholique des années ’60 s’est brisé pour s’ouvrir à la pluralité d’abord grâce au système des valeurs, des années ’70 jusqu’à la fin du XXe siècle. Puis, lorsque les valeurs ne permettaient plus de différencier suffisamment les écoles catholiques des autres écoles, les responsables du SeGEC ont affirmé que « la spécificité de l’école chrétienne ne [tenait] pas d’abord aux valeurs prônées, mais aux ressources mobilisées pour les fonder et les pratiquer, à savoir l’Évangile et la tradition »307. Il n’en reste pas moins que ces valeurs sont toujours bien présentes dans la troisième édition de Mission de l’école chrétienne et c’est ce même système qui tente encore aujourd’hui de concilier l’identité chrétienne de l’école avec la pluralité de ses acteurs. Ainsi, entre enracinement et ouverture, l’école catholique belge francophone semble toujours avoir été tiraillée entre ces deux tendances, ce qui l’a souvent amenée à rechercher sa spécificité. Il semble que ce tiraillement soit toujours présent de nos jours alors que les changements s’accélèrent dans notre société contemporaine et que l’école catholique tente de défendre son autonomie face aux forces politique, économique et culturelle qui tentent de l’envahir. Sur le plan pastoral, en réponse à la sécularisation grandissante, la pastorale scolaire a développé le concept de « proposition de la foi », surtout à partir de la publication de Bonne nouvelle à l’école (2005), afin de favoriser la quête de sens et le respect de chacun308. Au regard de ce parcours historique, il nous semble toutefois que plusieurs questions se posent aujourd’hui. Tout d’abord, comment expliquer que les textes de référence tant pour l’identité de l’école chrétienne (Mission de l’école chrétienne dans ses trois premières versions qui n’ont pas énormément évolué au fil du temps309 : 1995, 2007, 2014) que pour son service de pastorale scolaire (Bonne nouvelle à l’école, 2005) datent maintenant de plusieurs années alors que le contexte sociétal continue d’évoluer très rapidement, notamment en ce qui concerne la pluralité

307 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 18. 308 Ajoutons aussi que la troisième version de Mission de l’école chrétienne maintient toujours cette phrase : « Évangile, en grec, signifie ‹ Bonne nouvelle ›. L’école chrétienne propose cette bonne nouvelle aux jeunes dans leur recherche de sens et dans le respect de leur liberté » (SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 23). 309 Précisons qu’une quatrième version de Mission de l’école chrétienne (2021), publiée ultérieurement à la rédaction de ce travail, n’a pas pu être étudiée ici.

1.3 La pastorale scolaire en Belgique francophone : parcours historique

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religieuse dans les écoles ? Les intuitions fondatrices de ces textes ne sont-elles pas dépassées (le dernier texte sur la pastorale date d’il y a quinze ans, et celui sur l’identité est vieux de vingt-cinq ans) ? Plus fondamentalement, ce constat mène à deux interpellations sur lesquelles nous devrons revenir plus loin : – d’une part, la référence aux valeurs suffit-elle encore pour façonner l’identité chrétienne aujourd’hui, même en admettant la reformulation des rédacteurs du SeGEC selon laquelle il s’agit de rechercher « les ressources mobilisées pour […] fonder et […] pratiquer [ces valeurs] ») ? ; – d’autre part, d’un point de vue pastoral, la « proposition de la foi » constitue-t-elle encore un concept opérant de nos jours, compte tenu de la pluralité religieuse toujours grandissante ?

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1.4 Structures et activités de pastorale scolaire et de pastorale de la jeunesse Après avoir observé les attentes sociétales envers l’école, nous être employé à définir l’identité de l’école catholique et avoir décrit la pastorale scolaire belge dans le parcours historique qui précède, grâce à ce chapitre plus court, nous prenons une optique plutôt synchronique en présentant à chaque fois les structures institutionnelles et les activités des différentes pastorales scolaires (diocésaines et congréganistes) ainsi que celles de la pastorale de la jeunesse. Pour examiner ce vaste champ sur notre territoire, nous aurons recours à des documents émanant des responsables du SeGEC (pour les écoles diocésaines), de l’ASSOEC (pour les écoles congréganistes), de l’Église « officielle » (rapport de l’Église de Belgique 2019) et du CJC (charte et brochure des 50 ans du Conseil de la Jeunesse Catholique).

1.4.1 Structures et activités des écoles diocésaines Jusqu’ici, le chapitre précédent a beaucoup insisté sur « l’esprit » qui devait être insufflé dans les écoles catholiques ainsi que dans le service de pastorale scolaire, l’équipe d’animation spirituelle étant comparée à une « cellule de vigilance »310 pour faire vivre l’esprit pastoral dans l’établissement. À présent, nous présenterons très concrètement les structures institutionnelles du service de pastorale scolaire ainsi que les activités pastorales mises en place dans les écoles diocésaines. 1.4.1.1 Structures institutionnelles de la pastorale scolaire D’après Marc Deltour, président du CIFEC311 en 2020, les directeurs diocésains partagent avec les membres du CIFEC « la responsabilité de la pastorale scolaire, organisée au niveau diocésain et congréganiste. Par délégation de cette responsabilité, chaque membre de la CIPS a reçu un mandat d’animation pastorale diocésaine, soit pour l’enseignement fondamental, soit dans l’enseignement secondaire »312. 310 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 24. 311 Le Conseil Interdiocésain des Fondateurs de l’Enseignement Catholique (CIFEC) est composé des quatre vicaires épiscopaux, de deux représentants des congrégations, du directeur général et du directeur du service d’étude du SeGEC ainsi que du directeur du service des P.O. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://enseignement.catholique.be/decouvrir-penser-lenseignementcatholique/decouvrir/le-modele-dorganisation/fondateurs-et-congregations/. 312 Mail de Marc Deltour envoyé le 23 octobre 2019 aux membres de la CIPS.

1.4 Structures et activités de pastorale scolaire et de pastorale de la jeunesse

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Tout en évitant de se substituer aux équipes en place dans les écoles, mais en accompagnant celles-ci dans leurs projets, les membres de la CIPS tentent de soutenir ceux qui s’investissent dans la pastorale scolaire de leur établissement. Ces personnes ou ces équipes organisent des journées pastorales au niveau diocésain, elles proposent des outils d’animation et peuvent intervenir dans les écoles pour (re-)lancer le projet chrétien. Elles travaillent au CoDiEC (organe de coordination visant un fonctionnement efficace des écoles catholiques du diocèse), à la maison diocésaine, en étroite collaboration avec le délégué épiscopal pour l’enseignement. La CIPS (Commission Interdiocésaine de Pastorale Scolaire) existe depuis 1984. À l’origine, elle était présidée par le Secrétaire général de l’enseignement secondaire, Jacques Rifon. Comme cela a été signalé, cette Commission a produit d’importants documents : en 1992, Pour un projet éducatif dans un milieu pluriel et, en 2005, la brochure Bonne nouvelle à l’école. Progressivement, la CIPS s’est ouverte aux représentants des congrégations et du fondamental. C’est ainsi qu’une douzaine de responsables pastoraux continuent à se réunir mensuellement au SeGEC pour la réflexion générale sur la pastorale, le partage d’informations et la création d’outils communs (par exemple, la création d’affiches avec des pistes d’exploitations pastorales) destinés à toutes les écoles catholiques belges francophones. La présidence de la CIPS est mandatée par le SeGEC (par le directeur général ou par le CIFEC) puisqu’elle a été créée à l’initiative du SeGEC313. Toutes ces personnes tant au niveau diocésain qu’au niveau de la CIPS peuvent prendre des initiatives pour aider et stimuler la pastorale scolaire dans les écoles catholiques. Concrètement, dans chaque établissement, il convient de rappeler que le responsable de la pastorale d’une école catholique reste le directeur ou la directrice de l’établissement désigné(e) par le P.O. qui, parfois, s’investit personnellement dans les actions pastorales. Néanmoins, vu l’ampleur de son travail, il ou elle délègue généralement le travail d’animation pastorale à l’un ou l’autre professeur314 ou éducateur qui coordonne et anime une équipe d’animation spirituelle. Cette équipe porte alors de manière particulière l’esprit chrétien consigné dans le projet d’établissement. Elle est non seulement appelée à être « cette cellule de vigilance » pour faire vivre l’esprit pastoral mais

313 Nous remercions Madame Myriam Gesché, déléguée épiscopale à l’enseignement pour le diocèse de Tournai, pour ces informations. 314 Bien souvent, un professeur de religion, même si d’autres personnes s’engagent parfois aussi. Ce coordinateur s’appelle parfois le « Relais » de la pastorale, notamment dans la zone Bruxelles-Brabant wallon.

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elle est également amenée à organiser des activités à caractère solidaire, spirituel ou (inter-)religieux, pour les élèves ainsi que pour les adultes de l’école. 1.4.1.2 Activités en pastorale scolaire diocésaine Dans cette section, après deux remarques introductives, nous tenterons de répertorier (de manière non exhaustive) les activités pastorales les plus fréquentes menées durant le temps scolaire. Rappelons tout d’abord que les réalités des écoles sont très différentes : si quelques rares établissements mettent sur pied l’ensemble de ces activités, la plupart n’en organisent qu’une ou deux, d’autres n’en réalisent aucune. En ce qui concerne l’établissement de cette liste, nous nous référons ici aux pages d’une étude précédente315 où nous avions analysé les bulletins du Cardan, la revue de pastorale scolaire publiée par l’équipe diocésaine de Bruxelles-Brabant wallon. Comme dans le mémoire, la liste ci-dessous est organisée d’après le modèle structurel de Christ à l’école. Nous avions donc répertorié : – des activités d’accueil en septembre avec une célébration (eucharistique ou non), pour les élèves et/ou pour le corps éducatif, afin d’exposer un thème d’année qui rythmera les semaines et les mois suivants jusqu’en juin ; – des animations du temps d’avent et de Noël : préparées dès la fin du mois d’octobre, elles peuvent être de nature réflexive, spirituelle (temps de prière, distribution de signets de l’avent, etc.), solidaire, œcuménique, interreligieuse, etc. Elles culminent parfois avec une célébration de Noël où l’on peut donner la parole à des témoins de la foi ; – des animations du temps de carême et de Pâques : axées sur le partage, ces démarches encouragent généralement des gestes d’entraide. En lien avec le projet chrétien de l’école, les animateurs en pastorale proposent alors d’aider diverses organisations (chrétiennes ou non, avec ou sans dossier pédagogique316). Des repas de partage (bol de riz, pains azymes, pains du partage, etc.) sont parfois organisés juste avant le congé de Pâques. Si le vendredi saint tombe dans le temps scolaire, ce jour est parfois marqué par des

315 Geoffrey LEGRAND, La pastorale scolaire de Bruxelles-Brabant wallon en 2014 : repères théoriques, points de vue pratiques et propositions théologiques pour l’avenir (mémoire de master en théologie), Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2014 (Promoteur : Henri Derroitte), p. 68–127. Les bulletins mensuels du Cardan qui ont été analysés datent de 2010 à 2013. 316 Ce qui peut occasionner certains problèmes : quel est alors le lien avec l’identité chrétienne de l’école ? Quel est le sens de ces actions de partage ? Explique-t-on à tous les élèves les raisons de ces démarches ? Sur base de quel(s) critère(s) les responsables choisissent-ils l’organisation pour laquelle l’établissement s’engagera ? Etc.

1.4 Structures et activités de pastorale scolaire et de pastorale de la jeunesse







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temps de prière, un chemin de croix, voire, dans de très rares cas, par un temps de réconciliation ; des temps et des espaces pour Dieu : à la demande de Bonne nouvelle à l’école, un des rôles de l’équipe d’animation pastorale consiste à créer des temps (occasionnels ou répétitifs) et des lieux pour la proposition de la foi. Les écoles peuvent organiser des temps de prière destinés aux professeurs et/ou aux élèves de l’école dans la chapelle ou l’oratoire de l’établissement (il convient toutefois de mener une réflexion sur le type de lieu choisi et sur l’aménagement de celui-ci) ; des célébrations : qu’elles soient annuelles, sous la forme d’eucharisties ou de « célébrations de la Parole »317, qu’elles soient destinées à tous ou à une partie des élèves, à l’occasion de la fête du saint patron, pour fêter un anniversaire de fondation, dans le cadre du thème d’année ou pour toute autre raison, de telles célébrations demandent l’énergie de nombreux protagonistes de l’école ; des retraites : qu’elles soient « relationnelles », sociales ou spirituelles (retraites itinérantes, ignaciennes, etc. ou même dans un monastère).

À ces activités, il faut aussi ajouter quelques initiatives isolées sur le dialogue interreligieux où les élèves vont à la rencontre d’autres croyants (notamment dans leur lieu de culte), sur la citoyenneté (devoir citoyen, formation à l’écoresponsabilité), etc. Si certaines écoles vont jusqu’à mettre en place des expositions en lien avec le thème d’année ou même une « expo-Bible », d’autres créent des pièces de théâtre ou des spectacles « religieux » avec une visée solidaire. A contrario, comme indiqué ci-dessus, certaines écoles n’organisent aucune de ces activités. Ces nombreuses disparités existent en raison de facteurs et de contextes très divers, notamment la bonne volonté des directions, de l’équipe d’animation pastorale, des professeurs ou de la communauté scolaire elle-même. Or, dans de nombreuses écoles, le coordinateur de la pastorale scolaire (et son équipe, si elle existe) se retrouve(nt) souvent isolé(s) pour porter le projet pastoral ainsi que les activités qui y sont liées. Parfois même, dans certaines écoles, il n’y a plus personne pour soutenir ce projet.

317 Ces célébrations de la Parole centrées autour d’une page d’évangile permettent de réunir toute une école sans pour autant imposer le sacrement eucharistique, par respect des personnes et du sacrement lui-même, trop souvent mal compris (voire incompris) par l’assemblée.

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1.4.2 Structures et activités des écoles congréganistes De la même manière que nous venons de présenter les structures et les activités de la pastorale diocésaine, les lignes qui suivent entendent à présent dévoiler celles qui caractérisent la pastorale des congrégations. 1.4.2.1 Structures institutionnelles de la pastorale congréganiste C’est depuis une quinzaine d’années seulement que les différentes congrégations ont pris conscience de l’importance de mutualiser leurs efforts en matière pastorale pour continuer à exister et avoir un poids sur les décisions prises par l’enseignement catholique. Ainsi, en 2011, la COREB318 (Conférence des Religieuses et Religieux en Belgique) a officialisé la création de l’ASSOEC (Association des Écoles Congréganistes) avec la volonté de donner une nouvelle impulsion aux projets éducatifs des écoles congréganistes et de « revisiter le trésor légué par le/la fondateur/-trice ». En effet, suite aux conséquences du décret « Inspection et Conseil pédagogique » du 8 mars 2007 sur l’organisation de l’ensemble de l’inspection dans l’enseignement catholique319, les « anciens » inspecteurs principaux ainsi que les supérieurs majeurs des trois congrégations masculines principales (aumôniers du travail, jésuites et Frères des écoles chrétiennes) ont décidé de redéployer les liens qui existaient déjà entre leurs congrégations face à la centralisation grandissante du SeGEC. Les représentants de ces congrégations ont donc partagé les points communs de leur projet d’animation pastorale et ont réactivé la cellule enseignement de l’ASMB (Association des Supérieurs Majeurs de Belgique) entre 2007 et 2011. Très rapidement, des représentants des Sœurs de l’Assomption, des salésiens et des bénédictins se sont réunis avec ces trois inspecteurs principaux et, ensemble, ils ont redécouvert leurs projets pédagogiques. Quelques années plus tard, ces personnes ont souhaité poursuivre conjointement leurs échanges au sein d’une association, l’ASSOEC, la création de la COREB en juin 2010 favorisant ce développement. Dans sa charte320, l’ASSOEC poursuit quatre objectifs :

318 La COREB rassemble les religieux (ASMB) et les religieuses (URB : Unions des Religieuses de Belgique) de Belgique depuis juin 2010. 319 Cf. la deuxième feuille de contact de l’ASSOEC, p. 2. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://assoec.eu/wp-content/uploads/2017/04/2012-06-26-Feuille-de-contactN%C2%B02.pdf. 320 En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://lenseignement.catholique.be/segec/fi leadmin/DocsFede/fondateurs/ASSOEC_2012-02-07_Comm__Crea-1.pdf.

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« intensifier la coopération entre écoles congréganistes pour comprendre toujours mieux chaque démarche pastorale spécifique, pour partager davantage les outils d’animation et de formation » ; « échanger nos réflexions, nos questions et nos réponses pour nous exprimer d’une même voix sur les enjeux, les défis, le sens de l’enseignement catholique » ; « collaborer ainsi, d’une façon neuve, toujours plus proche des intuitions fondatrices pertinentes, comme interlocuteur reconnu au sein des différentes instances où nous siégeons dans l’enseignement catholique » ; « promouvoir un avenir qui conjugue spiritualité et pédagogie ».

Lors de leur rencontre annuelle, les membres de l’ASSOEC échangent donc entre eux afin de se prononcer d’une seule voix. Ainsi, la réflexion autour de Mission de l’école chrétienne a permis une relecture commune du document face aux situations vécues dans les différents établissements. Dans la deuxième édition de Mission de l’école chrétienne, en 2007, on pouvait déjà lire une remarque sur les écoles congréganistes, preuve que la réflexion sur la place de ces écoles dans l’enseignement catholique avait déjà débuté à ce moment : « chaque fondateur, chaque fondatrice, a légué sa marque spirituelle propre. Aujourd’hui encore, les écoles s’efforcent de demeurer fidèles à cet esprit dans leur service d’éducation »321. Ces échanges entre membres de l’ASSOEC sont maintenant bien répercutés auprès des instances de l’enseignement catholique, via la cellule « Enseignement » avec huit représentants de la COREB au sein des CoDiEC et des représentants congréganistes au conseil d’administration du SeGEC et au CIFEC, jouant ainsi un rôle d’interface pour faire « remonter » et « redescendre » l’information. De cette manière, l’ASSOEC veut collaborer avec les instances de l’enseignement catholique et, en même temps, retrouver la marque spirituelle de chaque congrégation pour en faire une source vivifiante pour les jeunes, les enseignants et tous ceux qui gravitent de près ou de loin autour de ces écoles congréganistes. 1.4.2.2 Charisme des fondateurs et activités en pastorale scolaire congréganiste Fin 2017, seize congrégations faisaient officiellement partie de l’ASSOEC, cinq masculines et onze féminines. Toutes justifient leurs projets pédagogique et éducatif à la lumière de l’inspiration de leur fondateur ou de leur fondatrice. 321 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 17.

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Congrégations masculines Parmi les écoles des congrégations masculines présentes en Belgique francophone, on compte les jésuites (14.000 élèves), les Frères des écoles chrétiennes (25.000 élèves), les salésiens de Don Bosco (quatre écoles au niveau fondamental et secondaire et deux établissements uniquement secondaires), les aumôniers du travail (16.500 élèves) et les bénédictins (280 élèves)322. Chacune de ces congrégations possède son charisme propre et tente de l’insuffler dans le projet éducatif de l’établissement ainsi que dans « l’esprit pastoral » : – les jésuites insistent sur « le plus » (magis) pour chaque jeune, la relecture de vie (lors de la remise des bulletins par exemple) et donnent un thème à chaque année du secondaire, de la 1e à la 6e : cura personalis, relecture de vie, foi et justice, a priori positif, exercices spirituels et magis ; – les Frères des écoles chrétiennes se consacrent quant à eux aux plus pauvres puisque, par le passé, ils ont fondé pour eux des écoles gratuites. De nos jours, ils insistent sur la remise « debout » de l’élève, en aidant les jeunes en difficulté grâce à une communauté éducative soudée ; – les salésiens, aidés des laïcs appelés « coopérateurs salésiens », font de l’écoute, de l’accueil, de l’attention et de la prévention les bases de leur système éducatif avec, en plus, trois piliers qu’ils tentent de mettre en interaction chez chaque personne, à savoir la raison, la religion et l’affection ; – lors de leur fondation au XIXe s., les aumôniers du travail devaient former des travailleurs chrétiens et instruits destinés à édifier le monde ouvrier de cette époque. Aujourd’hui, leurs établissements présents dans les grands centres industriels accordent une attention particulière à ceux qui ont reçu une éducation insuffisante, aux chômeurs et aux ouvriers ; – enfin, les bénédictins mettent en place le « style bénédictin » basé sur l’accueil de chacun comme s’il était le Christ, la qualité du travail bien fait (ora et labora), le respect, le climat de confiance et l’objectif de faire grandir les jeunes en autonomie. Congrégations féminines Du côté féminin, un schéma bien souvent identique caractérise la vocation pour l’éducation de nombreuses communautés religieuses féminines. Très sou-

322 D’après les numéros suivants de SeGEC, Entrées Libres : pour les jésuites, 57 (mars 2011), p. 12–13, pour les Frères des écoles chrétiennes, 53 (novembre 2010), p. 14–15, pour les salésiens, 65 (janvier 2012), p. 16–17, pour les aumôniers du travail, 61 (septembre 2011), p. 14–15, pour les bénédictins, 71 (septembre 2012), p. 14–15.

1.4 Structures et activités de pastorale scolaire et de pastorale de la jeunesse

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vent, la fondatrice, d’une classe sociale plus ou moins aisée, ayant le souci des pauvres, se consacre à leur éducation, aidée d’autres jeunes filles qui finissent par vivre ensemble en communauté. Plus tard, une instruction pour les jeunes filles de milieux plus aisés verra aussi le jour. Quelquefois, c’est un prêtre, soucieux de la déchristianisation de ses paroissiens et des plus jeunes en particulier, qui a encouragé l’éducation des enfants par les religieuses d’abord dans des ateliers le dimanche puis, de manière plus institutionnalisée, dans des écoles fondamentales. Il serait difficile de dresser une liste complète de toutes ces communautés de religieuses qui ont œuvré pour l’éducation des jeunes filles à l’époque et qui œuvrent encore aujourd’hui à cette tâche. Le magazine Entrées libres a néanmoins dressé le portrait de quelques congrégations féminines emblématiques dont les écoles sont encore bien vivantes de nos jours323. En termes d’activités pastorales, les écoles congréganistes ne diffèrent pas vraiment des écoles diocésaines : elles organisent généralement des célébrations aux grandes fêtes chrétiennes, surtout Noël et Pâques, ainsi que des activités solidaires au travers de marches parrainées ou d’activités caritatives. Dès lors, s’il fallait spécifier la différence entre les écoles diocésaines et celles qui relèvent des congrégations, trois éléments viennent à l’esprit, à la lumière de ce qui vient d’être exposé : – Premièrement, si les religieux et les religieuses ne sont plus souvent présents dans l’école, que ce soit dans la direction, l’enseignement ou l’éducation « directe », ils gardent un rôle important dans le Pouvoir Organisateur de ces écoles et peuvent influer à ce niveau sur des décisions importantes ; – Deuxièmement, nous pourrions dire que leur rôle spécifique consiste à s’assurer, avec les nouvelles directions, que le projet éducatif soit bien présenté aux nouveaux enseignants et que l’histoire de la fondatrice / du fondateur soit enseignée aux jeunes pour préserver / recontextualiser la spiritualité propre à celle-ci / celui-ci. Par ailleurs, les religieuses / religieux jouent souvent un rôle majeur dans les rencontres entre les directions en étant « le liant » qui favorise les mises en réseaux.

323 SeGEC, Entrées Libres : pour les Filles de Marie de Pesche, 69 (mai 2012), p. 16–17, pour les religieuses de l’Assomption, 51 (septembre 2010), p. 12–13, pour les salésiennes de la Visitation, 77 (mars 2013), p. 16–17, pour les Sœurs de la Providence, 75 ( janvier 2013), p. 14–15, pour les Sœurs de l’Enfant-Jésus, 67 (mars 2012), p. 16–17, pour les Sœurs de Notre-Dame, 55 (janvier 2011), p. 12–13, pour les Sœurs de la Sainte-Union, 59 (mai 2011), p. 14–15, pour les Annonciades d’Heverlee, 79 (mai 2013), p. 12–13.

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Troisièmement, comme cela a été explicité lors de la présentation de l’ASSOEC, les religieux et religieuses de Belgique s’associent afin de parler d’une seule voix et d’avoir plus de poids auprès des organes représentatifs, notamment ceux du SeGEC.

Ainsi, grâce à l’investissement des personnes consacrées, l’esprit de la fondatrice ou du fondateur rayonne encore dans les écoles catholiques. Le défi actuel consiste à s’assurer de la transmission de ce charisme aux générations suivantes, particulièrement aux laïcs appelés à reprendre le flambeau.

1.4.3 Structures et activités des pastorales de la jeunesse En Belgique francophone, les services de pastorale scolaire et de pastorale pour la jeunesse sont en principe distincts même si l’on remarque quelques connexions entre eux, comme nous allons le découvrir. De nos jours, nous pourrions dire que les pastorales de la jeunesse se répartissent en trois grandes tendances différentes, les deux premières étant plus proches l’une de l’autre. D’un côté, nous pourrions ainsi identifier les services (inter-)diocésains et quelques mouvements de jeunesse qui, d’après le rapport 2019 de l’Église catholique de Belgique, « proposent des activités spécifiques d’éveil à la foi »324 et qui apparaissent à ce titre dans le rapport annuel de l’Église en 2019. De l’autre côté, il existe le Conseil de la Jeunesse Catholique, une organisation de jeunesse reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles regroupant vingt-cinq associations (y compris d’autres mouvements de jeunesse comme le Patro ou les Guides) entendant « défendre et […] valoriser la vie associative des jeunes »325. Décrivons ces structures une à une ainsi que les activités proposées par chacune de ces « tendances ».

324 ÉGLISE CATHOLIQUE DE BELGIQUE, Rapport annuel de l’Église catholique en Belgique, Bruxelles, Licap/ Halewijn, 2019, p. 36. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://newsletter. cathobel.be/191204/Eglise_catholique_en_Belgique_2019-Rapport_annuel_2019.pdf. 325 CONSEIL DE LA JEUNESSE CATHOLIQUE (CJC), 1962–2012, 50 ans d’histoire, Bruxelles, Les Éditions Européennes, 2012. En ligne, p. 3 : https://cjc.be/IMG/pdf/brochure_cjc_50ans.pdf, page consultée le 21 février 2022.

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1.4.3.1 Services (inter-)diocésains de pastorale des jeunes et mouvements de jeunesse cités par le rapport annuel de l’Église belge en 2019 Services (inter-)diocésains de pastorale des jeunes S’adressant aux jeunes entre 11 et 35 ans (c’est-à-dire à des adolescents, des étudiants et de jeunes travailleurs), les pastorales des jeunes sont coordonnées en Belgique francophone par la Liaison des Pastorales des Jeunes (LPJ) depuis 1990326. Celle-ci coordonne les différents acteurs des pastorales des jeunes et s’occupe prioritairement de la gestion d’événements majeurs comme les JMJ, les Journées Mondiales de la Jeunesse327. La lettre Dilecti Amici328 écrite par le pape Jean-Paul II à l’occasion de la première JMJ le 31 mars 1985 est d’ailleurs assez programmatique de la mission des services (inter-) diocésains pour les jeunes : les aider à découvrir quelle est leur vocation (chrétienne)329 tout en leur offrant un accompagnement de type catéchétique. Dans la pratique, toutefois, passer des grands événements festifs et internationaux comme les JMJ à la vie paroissiale peut créer un sentiment de vide chez les jeunes. Tout le défi consiste alors pour les acteurs de la pastorale

326 Olivier CAIGNET, « La jeunesse, une question incarnée », dans Lumen Vitae, 73 (2018), p. 199–205. Ici, p. 201. 327 Pour une bibliographie sur les JMJ, cf. notamment les articles de 2006 publiés dans la revue Lumen Vitae : Gilles ROUTHIER, « Quand les jeunes se réapproprient le christianisme », dans Lumen Vitae, 61 (2006), p. 125–127, Gilles ROUTHIER, « Une nouvelle donne en pastorale de la jeunesse », dans Lumen Vitae, 61 (2006), p. 129–141, Jean-Philippe WARREN, « Un chrétien seul est un chrétien en danger », dans Lumen Vitae, 61 (2006), p. 143–157 et Jean-Philippe PERREAULT, « Vibrer ensemble pour exister », dans Lumen Vitae, 61 (2006), p. 193–206. 328 JEAN-PAUL II, Dilecti Amici, https://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/apost_letters/1985/ documents/hf_jp-ii_apl_31031985_dilecti-amici.html. En ligne, page consultée le 21 février 2022. Cette lettre apostolique se retrouve dans JEAN-PAUL II, Le Saint-Père parle aux jeunes 1980–1985 (Laïcs aujourd’hui, 30), Cité du Vatican, Conseil pontifical pour les laïcs, 1985, p. 209–249. 329 La lettre Dilecti Amici commente la parole « Suis-moi » lancée par le Christ au jeune homme riche. Le paragraphe 9, en particulier, qui distingue la vocation « pour la vie » du « projet de vie » semble assez significatif pour comprendre la visée de ce que devrait permettre la pastorale de la jeunesse. En effet, pour Jean-Paul II, « la ‹ vocation › dit encore quelque chose de plus que le projet » car, dans le premier cas, l’homme ne se pose pas la question « Que dois-je faire ? » à ses parents, à ses éducateurs, à ses amis ou à soi-même, comme on le ferait pour trouver son projet. Au contraire, dans le cas d’une « vocation chrétienne », le jeune s’interroge sur la volonté de Dieu dans sa vie, dans l’espace de la prière : il s’agit de « découvrir, devant Dieu, la vocation pour la vie ». De cette manière, le jeune catholique pose cette question à Dieu sur sa vie parce qu’Il est son créateur et son Père. Ainsi, « le ‹ projet › prend le sens d’une ‹ vocation pour la vie ›, comme quelque chose qui est confié par Dieu à l’homme comme une tâche ».

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de la jeunesse à enraciner ce qui a été ensemencé dans un travail au jour le jour330 : il s’agit alors de trouver « des lieux, des temps, des moments d’enracinement et des personnes capables de relations véritables »331. C’est en grande partie le travail des différentes pastorales des jeunes dans les diocèses francophones. Concrètement, chaque diocèse possède sa manière de « faire » de la pastorale des jeunes. Ainsi, il suffit de consulter les différentes pages internet de pastorale des jeunes pour se rendre compte de la diversité des objectifs et des missions annoncées par ces services. Derrière des onglets identiques (accueil, actualités, agenda, etc.) et un partage commun d’outils pour aider les animateurs de groupes à mettre sur pied leurs activités, la rubrique destinée à présenter le service de Bruxelles, du Brabant wallon, de Tournai, de Namur-Luxembourg ou de Liège diffère assez bien. Ainsi, en reprenant pêle-mêle quelques phrases indicatives émanant de leurs sites : – l’équipe de Bruxelles entend être attentive aux « jeunes en recherche »332 ; – celle du Brabant wallon consacre son travail aux animateurs et aux jeunes « là où ils sont et comme ils sont ». Il s’agit de les « conduire les jeunes au Christ »333; – celle de Tournai est prête pour accompagner les mouvements de jeunesse, les logements étudiants, les écoles, les paroisses pour « faire goûter l’Évangile aux jeunes Hainuyers » en collaboration avec la pastorale scolaire, les mouvements de jeunesse, le CJC et le service des vocations334 ; – celle de Namur-Luxembourg « permet aux jeunes – tous les jeunes – de découvrir leur dimension spirituelle, de s’interroger sur le sens de la vie à la lumière de l’Évangile »335 ;

330 Gilles ROUTHIER, « Quand les jeunes se réapproprient le christianisme », p. 127. 331 Gilles ROUTHIER, « Une nouvelle donne en pastorale de la jeunesse », p. 140. 332 En ligne : https://church4you.be/bruxelles/about/le-service-de-la-pastorale-des-jeunesde-bruxelles/, page consultée le 21 février 2022. 333 En ligne : https://church4you.be/brabant-wallon/ et https://www.bwcatho.be/etapes-dela-vie/jeunes/, pages consultées le 21 février 2022. 334 En ligne : https://church4you.be/tournai/about/nos-objectifs/, page consultée le 21 février 2022. 335 En ligne : https://church4you.be/namur-lux/about/notre-mission/, page consultée le 21 février 2022.

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Et celle de Liège présente son service en indiquant qu’il permet d’ « aborder la question de l’animation religieuse des jeunes, de leur évangélisation, de leur possible croissance dans la foi chrétienne ou dans leur recherche de sens »336.

En termes d’activités, les services (inter-)diocésains proposent des veillées de prière, des marches (« Pèlerins des maïs »), des pèlerinages à Taizé et à Lourdes, des camps, des concerts, des retraites, et même des tournois de foot interparoisses (« Paroisses Cup »)337. Mouvements de jeunesse cités dans le rapport 2019 Parmi les mouvements de jeunesse cités par le Rapport annuel de l’Église en 2019338, nous ne retrouvons que deux organisations du côté francophone, ces deux mouvements de jeunesse étant apparemment mentionnés en raison « des activités spirituelles » qu’ils proposent : d’une part, le MEJ Liège (le Mouvement Eucharistique des Jeunes) qui met en place, entre autres, « des temps pour Dieu » quotidiens ainsi qu’une nuit blanche le samedi saint. D’autre part, la brochure mentionne les Scouts d’Europe qui organisent des pèlerinages annuels à Vézelay et à Paray-le-Monial ainsi que des eucharisties dominicales. En plus de ces initiatives, nous pourrions rajouter celles des congrégations religieuses déjà citées plus haut (salésiens, jésuites, etc.) ou encore celles issues des « nouveaux mouvements » dont les plus connus sont « Sant’Egidio, la Communauté de l’Arche, le Chemin Neuf, l’Emmanuel, Encounter Vlaanderen, Vivre et Aimer, les Équipes Notre-Dame, CVX Communauté de Vie Chrétienne, les Focolari, le Mouvement Marial, la Communauté de Jérusalem, le Renouveau Charismatique, la Fraternité de Tibériade, etc. »339.

336 En ligne : https://church4you.be/liege/about/le-service/, page consultée le 21 février 2022. 337 ÉGLISE CATHOLIQUE DE BELGIQUE, Rapport annuel de l’Église catholique en Belgique (2019), p. 32. 338 ÉGLISE CATHOLIQUE DE BELGIQUE, Rapport annuel de l’Église catholique en Belgique (2019), p. 36. Pour nuancer la répartition des mouvements de jeunesse dans ce « classement », remarquons toutefois que le Rapport annuel 2018 de l’Église catholique de Belgique mentionnait aussi, en plus des Scouts d’Europe, le Patro et les Guides catholiques [qui] « proposent, chacun à leur manière, une découverte de la foi » (ÉGLISE CATHOLIQUE DE BELGIQUE, Rapport annuel de l’Église catholique en Belgique (2018). En ligne : http://newsletter.cathobel.be/181120/2018_ Rapport_annuel_Eglise.pdf. Page consultée le 21 février 2022). 339 ÉGLISE CATHOLIQUE DE BELGIQUE, Rapport annuel de l’Église catholique en Belgique (2019), p. 56.

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Pour être complet, il faut noter qu’à côté des services cités ci-dessus, la LPJ tente de rassembler les autres mouvements grâce à Woggle & Spirit, une plateforme internet visant à mettre en commun des outils pour l’animation chrétienne en mouvements de jeunesse340. 1.4.3.2 Services du Conseil de la Jeunesse Catholique (CJC) En plus de ces structures diocésaines et de ces mouvements, il existe encore le Conseil de la Jeunesse Catholique dont les relations avec l’Église sont aujourd’hui plus distantes que par le passé. De fait, certaines organisations de jeunes qui étaient jadis rattachées à l’Église (la Fédération des Scouts Baden-Powell de Belgique, les Guides catholiques de Belgique, le Patro, Jeunesse & Santé, etc.) n’entretiennent plus aujourd’hui que « divers liens » avec l’institution catholique341 : par exemple, depuis 2008, l’adjectif « catholique » ne fait plus partie du nom de la Fédération des Scouts342 tandis que la Fédération nationale des Patros et Ocarina (anciennement « Jeunesse & Santé ») sont toujours membres du « Conseil de la Jeunesse Catholique ». Pour expliquer le champ éclaté de la pastorale de la jeunesse en Belgique francophone, il convient de faire un petit détour historique permettant de mieux comprendre d’où provient cet éloignement. Historiquement, en 1962, c’était pourtant bien une initiative des évêques de Belgique de l’époque que de réunir toutes les organisations de jeunesse catholique « ainsi que toutes les formes d’apostolat dans le monde des jeunes » et de créer ce Conseil dont « la compétence recouvre tous les problèmes religieux et moraux qui concernent la jeunesse ». Un laïc était président du CJC et un prêtre était chargé de la fonction de Secrétaire général ainsi que de l’accompagnement théologique343.

340 En ligne : https://www.wogglespirit.be/, page consultée le 21 février 2022. Pour information, le mot « woggle » fait référence à la bague ou à l’attache de foulard chez les Scouts et les Guides. 341 Olivier CAIGNET, « La jeunesse, une question incarnée », dans Lumen Vitae, 73 (2018), p. 202 : « Toutes les organisations que nous avons rencontrées ont un passé chrétien […]. Néanmoins, aujourd’hui, plus aucun de ces mouvements ne se définit comme appartenant à l’Église, il existe tout au plus ‹ divers liens › ». 342 En ligne : https://lesscouts.be/le-scoutisme/la-federation-les-scouts/notre-identite/, page consultée le 21 février 2022. 343 Cf. CONSEIL DE LA JEUNESSE CATHOLIQUE (CJC), 1962–2012, 50 ans d’histoire, p. 9–14. Parmi la vingtaine d’associations membres du CJC, dès ses origines, on retrouve le Centre Belge du Tourisme des Jeunes, la Fédération Nationale des Patros (garçons et filles), la Fédération Nationale Sportive de l’Enseignement Libre (garçons et filles), la Fédération des Scouts Catholiques, les Guides Catholiques de Belgique, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (garçons et filles), la Jeunesse Rurale Chrétienne (garçons et filles), etc.

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Après la phase de reconnaissance dans les années ’60-’70, le CJC s’est développé dans la décennie suivante, notamment grâce à l’apport de l’abbé Jacques Vallery, conseiller théologique de ce Conseil de 1976 à 1982344. La réflexion et l’enthousiasme de cet homme pour les questions de sens et de foi ont été déterminants pour le CJC. Les premières pages de sa thèse publiée en 1975 sur l’identité morale chrétienne sont très révélatrices des questions délicates qu’il n’a pas eu peur de traiter ouvertement345. Trois ans plus tard, en 1978, le conseiller théologique a publié Ma foi oui … ma foi non346, un ouvrage réalisé sur base d’une enquête à partir de questions de foi très concrètes qui touchaient les jeunes dans leur quotidien. En 1983, l’équipe du CJC a édité un troisième livre au titre évocateur, fruit de la collaboration avec Jacques Vallery, Un peu de sens … : engagement, sens de la vie, foi en Dieu et institutions dans une société en rupture culturelle347. Toutefois, malgré ce travail important, l’investissement de Jacques Vallery semble avoir été davantage apprécié par les jeunes que par l’institution ecclésiastique de l’époque348. Quelques années plus tard, en 1985, la deuxième « Manifête » qui a rassemblé plus de 40.000 jeunes à la citadelle de Namur deviendra la pomme de discorde entre les évêques et les CJC. En effet, alors que le CJC pensait organiser un nouveau rassemblement comme celui de 1979 à Tourinnes-Saint-Lambert,

344 CONSEIL DE LA JEUNESSE CATHOLIQUE (CJC), 1962–2012, 50 ans d’histoire, p. 38–43. 345 Jacques VALLERY, L’identité de la morale chrétienne. Points de vue de quelques théologiens contemporains de langue allemande (thèse de doctorat en théologie), Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 1975 (Promoteur : Mgr Philippe Delhaye). On peut notamment y lire dans l’introduction, p. 1 : « Théologiens et simples chrétiens s’interrogent de plus en plus profondément sur l’identité de leur foi et de leur agir dans le monde où, ils le savent, nombreux sont les hommes qui ne vivent plus en fonction d’une conception chrétienne de l’univers. […] L’urgence d’un dialogue avec les non-croyants nous a conduit à analyser la littérature récente sur la spécificité de l’agir moral des chrétiens ». 346 Jacques VALLERY, Ma foi oui … ma foi non, Bruxelles, Conseil de la Jeunesse Catholique, 1978. 347 Jacques VALLERY, Un peu de sens … : engagement, sens de la vie, foi en Dieu et institutions dans une société en rupture culturelle, Bruxelles, Jeunes en mouvement, 1983. D’après les rédacteurs de la brochure des 50 ans du CJC, « l’ouvrage partage les inquiétudes et les joies, les questions et les convictions des animateurs des mouvements de jeunesse chrétiens. […] [Ce livre aborde] la question des options philosophiques, différentes pour chacun mais qui peuvent permettre à des jeunes d’horizons et d’orientations politiques différents (des musulmans, des pacifistes, des écolos … ) de se retrouver autour d’un même combat (CONSEIL DE LA JEUNESSE CATHOLIQUE (CJC), 1962–2012, 50 ans d’histoire, p. 43). 348 CONSEIL DE LA JEUNESSE CATHOLIQUE (CJC), 1962–2012, 50 ans d’histoire, p. 39.

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les évêques demandent au CJC de faire concorder cet événement programmé le 18 mai 1985 avec la venue du pape Jean-Paul II lors de sa visite en Belgique. Plusieurs malentendus ont transformé l’organisation de cette Manifête en un « chemin de croix » pour les organisateurs : d’un côté, les évêques belges et romains ont censuré des passages jugés trop osés du texte d’un jeu scénique qui devait être prononcé devant le pape, de l’autre, le CJC a accusé l’Église et le pape de « récupérer » leur organisation. De plus, avec le recul, certains responsables reconnaissent aujourd’hui que le discours de Jean-Paul II ne semble pas avoir touché tous les jeunes : « la visite papale fut un échec relatif dans la mesure où les discours prononcés passaient au-dessus de la tête des jeunes car l’éthique et la vie affective de ceux-ci sont en avance sur la doctrine de l’Église » ; « il est passé à côté de l’événement-rencontre »349. Dans les années ultérieures, suite à cet événement douloureux, une distance grandissante s’est installée entre les évêques et les responsables du CJC, les premiers réduisant leur présence et leurs subsides pour l’organisation, les seconds réaffirmant leur « identité chrétienne proposée au débat et ouverte à d’autres convictions »350. Ces différences éclateront une nouvelle fois au grand jour en 1998 : alors que Paris accueille les JMJ, le CJC refuse de participer à cet événement, préférant signer avec les jeunes d’autres religions le document « Vivre ensemble » plaidant pour une identité religieuse ouverte, dialogale, en faveur de la tolérance et du respect des convictions plurielles351. Au début des années 2000, le CJC s’est profondément interrogé sur son identité, certains voulant abandonner le C « catholique » au profit d’une dénomination « pluraliste ». Toutefois, depuis 2005, l’organisation a choisi de défendre le caractère catholique de son identité, tout en insistant sur le fait que celle-ci était ouverte et progressiste. Aujourd’hui, si les subsides accordés par l’Église sont toujours moindres, des partenariats stratégiques ont été établis avec la LPJ pour gérer des aspects pratiques, comme celui de l’occupation des locaux.

349 CONSEIL DE LA JEUNESSE CATHOLIQUE (CJC), 1962–2012, 50 ans d’histoire, p. 44–47. 350 CONSEIL DE LA JEUNESSE CATHOLIQUE (CJC), 1962–2012, 50 ans d’histoire, p. 71. 351 CONSEIL DE LA JEUNESSE CATHOLIQUE (CJC), 1962–2012, 50 ans d’histoire, p. 71.

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Tant dans les prises de parole récentes de leur Secrétaire général352 que dans leur charte353, les responsables du CJC ont clairement réaffirmé leur identité chrétienne (ou catholique) ouverte et progressiste. Vingt-cinq associations354 appartiennent aujourd’hui au CJC : elles organisent des activités pour les jeunes sur des thèmes variés (la nature, la santé, la citoyenneté, le tourisme, le développement, les médias, etc.) afin de construire un projet de société commun.

1.4.4 Réflexions critiques Ainsi, les pastorales de la jeunesse sont traversées par des mouvements plus « conservateurs » revendiquant une foi catholique plus explicite et des organisations catholiques plus « progressistes » jouant un rôle actif dans le monde associatif. Ces différentes sensibilités peuvent poser problème quand un Relais envisage des collaborations entre ces différents services et la pastorale scolaire pour l’organisation de retraites, de célébrations, d’actions solidaires, etc. car il s’agit dans un premier temps de bien identifier les sensibilités des personnes 352 Julien BUNCKENS, Discours pour l’inauguration du nouveau bâtiment du CJC. En ligne, page consultée le 21 février : https://cjc.be/-3964.html : « Non, Catholique n’est pas un gros mot. Non, il n’est pas porteur d’un cloisonnement, de conservatisme, ou d’incapacité à être progressiste et en phase avec notre société. En faisant référence à nos opinions fondamentales et à l’étymologie du mot Catholique, nous retrouvons l’Ouverture à tous, la Rencontre, la Solidarité, la réflexion sur l’avenir et sur notre rôle actif dans cette société. […] Nous ne cherchons pas à l’imposer, mais simplement à l’expliquer. Il s’agit d’un référent, d’une ressource à partir de laquelle nous entrons en dialogue, nous partageons, nous agissons et nous prenons part à l’addition des courants que doit être le pluralisme. […] Le dialogue. Un outil très important au CJC. À tel point qu’il s’inscrit comme point central de notre nouveau logo ». 353 CJC, Options fondamentales du Conseil de la Jeunesse Catholique, option 5 : « Rechercher un sens ouvert, choisir de vivre une identité chrétienne : 1) réfléchir au sens de la vie, aux valeurs qui sous-tendent notre action, aux beautés du monde qui nous entoure, à la solidarité à laquelle nous sommes appelés … Nous souhaitons que nos organisations soient des espaces où des questions de sens puissent être abordées, en lien avec l’Évangile et la tradition chrétienne qui ont façonné nos organisations ; 2) Nous choisissons de vivre une identité chrétienne ouverte, c’est-à-dire à la fois ancrée dans le christianisme et accueillante à ceux qui ont d’autres convictions, religieuses ou non ; 3) La pluralité de convictions au sein de nos associations est une chance et le partage, le dialogue contribuent à l’élaboration d’un monde plus juste, plus humain » (CONSEIL DE LA JEUNESSE CATHOLIQUE, Charte Rapport aux membres du Conseil de la Jeunesse Catholique, 14 septembre 2016, p. 3 : https://cjc.be/IMG/pdf/160912_presentation_ cjc.pdf. En ligne, page consultée le 21 février 2022). 354 En ligne : https://cjc.be/-Le-CJC-.html et https://cjc.be/-Ses-membres-.html, pages consultées le 21 février 2022.

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Partie 1 Contextualisation : l’école catholique et la pastorale scolaire

en présence. En effet, ces personnes ressources extérieures contactées par les écoles pour mener à bien un projet, qu’elles proviennent des milieux « ecclésiaux » ou « associatifs », ne connaissent pas toujours ni les textes officiels, ni les méthodes propres à la pastorale scolaire355. À cela, il faut ajouter que beaucoup de Relais ignorent eux-mêmes quel est le cadre précis dans lequel ils travaillent ainsi que les textes officiels qui organisent la pastorale scolaire. Interrogés lors de leur « journée-Relais » à Bruxelles356, de nombreux animateurs ne connaissaient ni le document Bonne nouvelle à l’école, ni le concept de « proposition de la foi ». À peine ont-ils lu Mission de l’école chrétienne. Enfin, les pratiques des Relais sont elles-mêmes très diverses. C’est ainsi que des malentendus peuvent survenir, certaines personnes extérieures intervenant à l’école comme s’il agissait d’un « territoire conquis ». De plus, lorsque les services de pastorale des jeunes ou lorsque les communautés religieuses collaborent avec ceux de la pastorale scolaire pour l’organisation de retraites notamment, distinguent-ils une approche de type catéchétique d’une approche adaptée au milieu scolaire « pluriel » ? Dans ces collaborations, il semble capital d’envisager une complémentarité sans superposition entre les services, comme nous le verrons dans la phase de recontextualisation. Pour cette raison, mais aussi afin d’accorder à la pastorale scolaire le professionnalisme qu’elle mérite, nous serions favorable à la mise en place d’une formation initiale de base, à la fois théorique et pratique, pour les « Relais » et pour tous ceux qui interviennent en école dans le champ pastoral. En effet, actuellement, si les responsables de la pastorale au niveau diocésain organisent l’une ou l’autre journée annuelle de formation ou de ressourcement, en amont, aucun diplôme ne valorise la capacité à gérer une équipe de pastorale, à évaluer le projet chrétien d’une école ou à mettre en place des activités chrétiennes tenant compte du milieu pluriel dans lequel les jeunes évoluent. Or, comme cette première partie a tenté de le montrer, la pastorale scolaire pourrait avoir une force et un potentiel énorme : elle est à la fois une tâche importante et complexe, tant pour l’école catholique que pour la société dans son ensemble.

355 Pour cadrer les témoignages de personnes extérieures, la pastorale scolaire BruxellesBrabant wallon avait notamment réalisé à l’époque une fiche pour « Accueillir des témoins en classe ou dans l’école ». 356 Chaque année, une « journée-Relais » rassemble les animateurs en pastorale scolaire pour la zone Bruxelles-Brabant wallon (cette journée existe d’ailleurs dans chaque diocèse). Dans ce cadre, à plusieurs reprises, nous avons assuré avec Marie-Cécile Denis un atelier « Lancer / relancer la pastorale » où nous avons recueilli ces informations.

1.5 Premières orientations et perspectives

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1.5 Premières orientations et perspectives En conséquence de ce qui a été développé précédemment, pour notre contexte, nous formulons les questions suivantes. La pastorale scolaire : – Ne pourrait-elle pas favoriser le développement de l’identité religieuse des jeunes en mutation, par la création d’espaces de dialogue et d’ouverture sur le religieux ? Pour cela, comment l’école catholique pourrait-elle réaffirmer, plus clairement et sans crainte, les conditions favorables de dialogue sur les questions religieuses dans le débat citoyen (réflexivité, modération, vocabulaire adapté, etc.) ? – Ne constitue-t-elle pas le pivot de l’identité chrétienne de l’établissement ? Pour cela, comment l’école catholique pourrait-elle repenser sa mission d’évangélisation tout en adoptant des modèles identitaires et pastoraux mieux adaptés aux réalités sociologiques actuelles (multiculturalité, multireligiosité) ? – A-t-elle encore le potentiel pour se réinventer et se redéployer, comme elle l’a déjà fait par le passé ? Pour cela, ne faudrait-il pas que les structures organisatrices (SeGEC, CIPS, diocèses, etc.) revoient les documents officiels (Mission de l’école chrétienne et Bonne nouvelle à l’école) qui organisent aujourd’hui l’enseignement catholique et la pastorale scolaire ? Si oui, de quelle manière ? Ne pourrait-on pas repenser théologiquement, à l’aide de nouveaux paradigmes identitaires et pastoraux, ces textes encore articulés aujourd’hui autour des valeurs et de la proposition de la foi ? – Ne pourrait-elle pas être plus efficace ? Pour cela, comment imaginer une meilleure synergie avec les autres services pastoraux qui s’occupent de la jeunesse, que ce soit dans les milieux plus « ecclésiaux » ou plus « associatifs » ? Ces premières interrogations demanderont des réponses dans la phase de recontextualisation. Entre-temps, nous nous emploierons à (re-) découvrir et à détailler des concepts opérant dans la pensée de Tillich pour « re-penser » théologiquement la pastorale scolaire. De fait, en plongeant dans l’œuvre du théologien, nous dégagerons cinq concepts, sources d’inspiration, que nous analyserons finement. Il s’agit des thèmes suivants : les « frontières », la « substance catholique » et le « principe protestant », la « théonomie et ses harmoniques », le « dialogue interreligieux », et enfin l’ « ultimate concern ». Au préalable, une présentation de Tillich, de son œuvre et de ses textes sur l’éducation chrétienne suivra.

Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich 2.1 Biographie de Paul Tillich et introduction à son œuvre Après avoir donné quelques informations générales sur la vie de Tillich, nous présenterons son parcours, en développant sa « période allemande » (1910–1933) et sa « période américaine » (1933–1965). Enfin, nous nous poserons la question de savoir si ce penseur était plutôt philosophe ou théologien.

2.1.1 Les débuts de Tillich 2.1.1.1 Paul Tillich, un penseur « à la frontière » Trois autobiographies1 et deux textes autobiographiques2 retracent la vie de Tillich. Généralement, celui-ci choisit le symbole de la frontière pour caractériser sa vie et sa pensée. C’est ainsi qu’il procéda dans son esquisse autobiographique de 19363. Il s’en justifia ainsi : « Chaque possibilité dont j’ai discuté, j’en ai discuté dans sa relation à une autre possibilité […]. Telle est la dialectique de l’existence : chaque possibilité de la vie tend de son propre accord vers une

1 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », dans Paul TILLICH, Documents biographiques, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 13–62 ; Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/ Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1995, p. 219–245 ; Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », dans Paul TILLICH, Documents biographiques, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 63–83. 2 Paul TILLICH, « Au-delà du socialisme religieux (1949) », dans Paul TILLICH, Documents biographiques, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 85–90 ; Paul TILLICH, « À la frontière (1960) », dans Paul TILLICH, Documents biographiques, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 91–98. 3 Il se place « entre deux tempéraments », « entre la ville et la campagne », « entre les classes sociales », « entre la réalité et l’imagination », « entre la théorie et la pratique », « entre l’hétéronomie et l’autonomie », « entre la théologie et la philosophie », « entre l’Église et la société », « entre la religion et la culture », « entre le luthérianisme et le socialisme », « entre l’idéalisme et le marxisme », et « entre le pays natal et la terre étrangère » : cf. Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) ». https://doi.org/10.1515/9783110785630-003

2.1 Biographie de Paul Tillich et introduction à son œuvre

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frontière et au-delà de la frontière, là où elle rencontre ce qui la limite »4. La rétrospective qui suit entend donner la priorité à ce que Tillich comprit de sa propre vie et sera complétée par quelques éléments de littérature secondaire5. Cette présentation est pertinente pour notre propos car elle introduit plusieurs concepts qui seront réinvestis par la suite. 2.1.1.2 Vie personnelle Né le 20 août 1886 à Starzeddel, en Prusse, Tillich fut non seulement un théologien de renom mais ce pasteur de l’Église protestante luthérienne, à la jonction entre le XIXe et le XXe siècle, s’impliqua aussi dans l’étude de la philosophie, de la politique, des arts, de l’histoire des religions et de la rencontre interreligieuse. Tout au long de sa vie, notre théologien a recherché une cohérence entre les ambiguïtés et les difficultés de sa propre vie et son travail intellectuel. Après avoir été contraint à l’exil aux États-Unis en 1933, Tillich vécut la seconde moitié de sa vie en Amérique avec sa femme et ses deux enfants. Il décéda des suites d’une crise cardiaque, le 22 octobre 1965, à Chicago. 2.1.1.3 Influence paternelle et concept de « théonomie » Dans ses écrits biographiques, Tillich aborda volontiers le sujet de sa relation avec ses parents. En effet, il expliqua se sentir partagé entre l’Ouest et l’Est de l’Allemagne en raison de l’origine de sa mère rhénane et de son père prussien. Ainsi, l’institutrice Mathilde Wilhelmine Dürselen avait le sens du concret, de l’équilibre et du goût de la vie, typique de la Rhénanie, tandis que Johannes Oskar Eduard Tillich, pasteur luthérien conservateur, était marqué par une conscience aigüe du péché, par le devoir, l’obéissance, ainsi que par les sentiments de culpabilité et d’autorité. En 1903, le décès de l’institutrice expliqua l’influence prépondérante de Johannes Tillich dans son éducation. Avec celui-ci, Tillich discutait longuement de philosophie, ce qui lui permit d’acquérir un certain degré d’expertise en la matière, et ce, avant même le début de ses études. Néanmoins, l’autoritarisme de son père pesait lourdement sur sa vie, au point même qu’il parla d’une « difficile

4 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 62. 5 Renate ALBRECHT et Werner SCHÜßLER, « Biographie de Paul Tillich », dans Paul TILLICH, Documents biographiques, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 99–252 ; Pedro RUBENS, Discerner la foi dans des contextes ambigus. Enjeux d’une théologie du croire (Cogitatio Fidei, 235), Paris, Les Éditions du Cerf, 2004, p. 137–148; Marion et Wilhelm PAUCK, Paul Tillich : His Life and Thought, 1. Life, New York, Harper & Row, 1976 et https://www.aptef.net/qui-est-paul-tillich . En ligne, page consultée le 21 février 2022.

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

et laborieuse percée vers l’autonomie »6. Celle-ci provint du sentiment de culpabilité engendré par chacune de ses critiques, l’autorité de ses parents s’étant apparemment confondue avec celle de Dieu7. Cependant, cela l’« a immunisé contre tout système de pensée ou de vie qui demande à cette autonomie de capituler »8. Par conséquent, Tillich établit un lien fondamental entre sa réaction face à l’autoritarisme paternel et la naissance de son système de pensée incluant un « principe protestant » s’opposant à toute forme d’hétéronomie : en premier lieu, à l’autorité dogmatique du catholicisme romain, mais aussi aux démonismes9 de tous bords ainsi qu’au supranaturalisme barthien10. Prenant pour exemple le développement de la philosophie grecque, Tillich avoua ne pas faire confiance à la pensée purement autonome, celle-ci étant inapte, selon lui, à créer par elle-même un monde avec un réel contenu. Aussi, appliquant ce principe à l’histoire de la pensée occidentale, Tillich en déduisit « la nécessité d’une théonomie, bref, d’une autonomie informée de substance religieuse »11. Il définit donc le principe protestant non pas en rapport avec la critique rationnelle mais plutôt avec un jugement prophétique : « dans la parole

6 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 69. 7 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 27: « L’autorité de mon père [que] j’identifiais avec l’autorité religieuse de la révélation, faisait de chaque tentative de penser avec autonomie un acte de témérité religieuse, et rattachait un sentiment de culpabilité à toute critique de l’autorité ». Cf. aussi Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 68. 8 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 69. 9 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 30 : « Le démonique est quelque chose de fini et de limité qui s’est donné la stature d’infini ». 10 D’après Tillich, « la position extrêmement étroite des Barthiens peut sauver le protestantisme allemand, mais elle crée aussi une hétéronomie nouvelle, une attitude anti-autonome et antihumaniste que je dois considérer comme un déni du principe protestant » (Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 30). Il ajouta : « le supranaturalisme barthien entend ressusciter les doctrines dogmatiques de la Réforme en contournant le travail scientifique des deux derniers siècles » (Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 35). Dans notre étude, nous tenterons de ne pas forcer les oppositions caricaturales entre Tillich et Barth ; ces deux voies pouvant être complémentaires pour la théologie (cf. Benoît BOURGINE, « Barth et Tillich, de Job à Kierkegaard », dans Lucie KAENNEL et Bernard REYMOND (éd.), Les peurs, la mort, l’espérance : autour de Paul Tillich. Actes du XVIIe colloque international Paul Tillich (Fribourg, 2007) (Tillich-Studien, 21), Berlin, Lit Verlag, 2009, p. 99–121 ; cf. aussi Benoît BOURGINE, « Le rapport entre théologie et philosophie à la suite de Barth et Tillich », dans Mireille HÉBERT et Anne-Marie REIJNEN (éd.), Paul Tillich et Karl Barth : accords et antagonismes théologiques (Tillich-Studien, 23), Münster, Lit Verlag, 2016, p. 197–225). 11 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 28.

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théonome, prophétique, la contradiction entre autonomie et hétéronomie est surmontée »12. 2.1.1.4 Entre nature et ville Un rapport très intime avec la nature13 marqua l’enfance de Tillich qui grandit à Schönfliess, une petite ville de la rive Est de l’Elbe à l’aspect médiéval. Cette relation toute spéciale à la nature lui valut souvent d’être taxé de « romantique ». Il trouva lui-même trois prédispositions qui l’amenèrent à accueillir avec bienveillance le romantisme14 : une « participation mystique » à la nature, l’impact de la poésie et la notion d’« Infra Lutheranum »15 dans l’arrière-fond luthérien. Cette conception romantique de Tillich l’amena également à développer une conscience aiguë de l’histoire16. Toutefois, Tillich se sentit à l’étroit dans sa petite ville et fut bientôt attiré par Berlin, ville dynamique, vivante, impressionnante tant par la multitude des personnes à rencontrer que par ses possibilités inépuisables. L’immensité de la ville (son ouverture sur le monde, l’espace illimité, l’infinité) lui « procurait des impressions analogues à celles de la mer »17. D’ailleurs, cette connaissance de la mer influença aussi Tillich qui, dès ses huit ans, fut saisi par la mer, en particulier par « l’expérience de l’infini qui borde le fini », et par son dynamisme, essentiel au développement de sa pensée théologique18. Ainsi, marqué par

12 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 30. 13 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 16 : « Presque tous les grands souvenirs et regrets de ma vie sont entrelacés de paysages : sol arable, climats, champs de blé, senteur du pied de pomme de terre à l’automne, forme des nuages, vent, fleurs et bois. […] La philosophie de la nature de Schelling, que je lus avec enthousiasme, entouré par la beauté de la nature, devint l’expression directe de mon sentiment de la nature ». 14 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 65. 15 Par opposition à l’« Extra Calvinisticum », l’« Infra Lutheranum » (on dit parfois également « intra lutheranum) est « la conception selon laquelle le fini est capable d’infini, d’où il suit que, dans le Christ, il y a immanence mutuelle des deux natures. La différence signifie que, en sol luthérien, fut affirmée théologiquement la vision de la présence de l’infini en tout être fini, et que, dès lors, le mysticisme de la nature fut possible et réel » (Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 65). 16 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 66 : « Sans cette influence, je n’eus pas conçu l’idée de périodes théonomes du passé et d’une nouvelle théonomie pour l’avenir ». 17 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 67. 18 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 16–17 : « Il y a un autre élément à trouver dans la contemplation de la mer : son dynamisme qui prend d’assaut la tranquillité de la stabilité du sol ; l’extase de ses bourrasques et de ses vagues. Ma théorie de la « masse dynamique » dans l’essai Masse und Geist (Masse et Esprit), fut conçue sous l’in-

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cette forte impression qu’eut sur lui la nature, le futur grand théologien quitta la campagne de Schönfliess, pour de nombreuses villes allemandes dont Berlin, avant de rejoindre un jour New York, « la plus grande de toutes les grandes villes », ce qui était vrai en 1933. 2.1.1.5 Imagination et fiction poétique Très vite, à son imagination romantique se mêla une imagination philosophique. Mais il avait déjà stimulé celle-ci bien avant car, dans sa première autobiographie, Tillich avoua qu’il avait huit ans quand, pour la première fois, il se bagarra avec l’idée d’infini19. Plus tard, de 14 à 17 ans, Tillich lut énormément et se retira « aussi fréquemment que possible dans des mondes imaginaires », tout en s’identifiant avec des personnages littéraires comme Hamlet20. Par la suite, Tillich fut capable d’utiliser cette imagination pour passer de la théorie à la pratique. Il comprit, dans ses luttes intérieures contre la religion traditionnelle, que « dans la vérité religieuse, c’est notre existence même qui est à l’enjeu »21. Pour Tillich, la vérité religieuse devint une vérité existentielle, en lien avec la pratique : il s’agissait « d’être ou de ne pas être ». Enfin, l’évolution de ses goûts littéraires le mena notamment vers le dernier Rilke, mais toujours dans une recherche de sens métaphysique22. 2.1.1.6 La culture grecque et l’esprit de synthèse En plus de cette quête de vérité religieuse intérieure, les études classiques de Tillich l’aidèrent à construire son esprit de synthèse entre l’Antiquité classique et la tradition chrétienne. En effet, il étudia la culture grecque, pendant huit ans à raison de dix heures par semaine, au Gymnasium humaniste du vieux Berlin, ce qui développa en lui l’esprit de synthèse23. Plus tard, lorsqu’il découvrit Kierkegaard, ce désir de synthèse réapparut : il espérait que « la grande syn-

fluence immédiate de la mer agitée. La mer m’a aussi fourni l’élément nécessaire pour imaginer la doctrine de l’Absolu comme fondement et abîme, à la fois, de la vérité dynamique, et celle de la substance de la religion comme irruption de l’Éternel dans le fini ». 19 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 24. 20 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 20–22. 21 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 24. 22 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 23–24 : « Son réalisme psychanalytique profond [à Rilke], sa richesse mystique, et une forme poétique chargée de contenu métaphysique faisaient de cette poésie un vecteur d’intuitions que je pouvais élaborer seulement sur le mode abstrait à travers les concepts de ma philosophie de la religion. Pour moi-même - et pour mon épouse, qui m’initiait à la poésie -, ces poèmes devinrent un livre de prières, que je relisais sans cesse ». 23 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 70.

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thèse entre christianisme et humanisme pouvait être effectuée avec les outils de la philosophie classique allemande »24.

2.1.2 « Période allemande » 2.1.2.1 Philosophie et étude de Schelling À l’issue de ses humanités classiques, Tillich avait donc déjà d’excellentes bases en histoire de la philosophie, notamment grâce à ses lectures de Kant, de Fichte, de Schleiermacher et de Schelling alimentées par ses discussions paternelles. C’est ainsi qu’il entama ses études universitaires en passant notamment par Berlin, Tübingen et Halle. En 1908, il présenta un premier examen en théologie. L’étude de Schelling fut déterminante pour Tillich : il se consacra à la pensée de celui-ci pour son parcours universitaire philosophique et théologique. Le 22 août 1910, il présenta donc son travail « La construction philosophique de la religion dans la philosophie positive de Schelling : ses présupposés, ses principes » à la faculté de philosophie. D’après Pedro Rubens, dans cette réflexion, Tillich démontra que c’est « dans l’histoire que l’homme parvient à la conscience de Dieu. Selon lui, toute histoire est fondamentalement histoire de la religion et, pour cette raison, le processus culturel peut être examiné sous cet angle »25. Dans sa recherche en vue d’obtenir sa thèse d’habilitation en juillet 1916, il exposa « Le concept de surnaturel, son caractère dialectique et le principe de l’identité, exposé dans son rapport à la théologie supranaturaliste d’avant Schleiermacher ». Tillich y montra cette fois que la dialectique schellingienne l’emporte sur le supranaturalisme. Il s’attaquait effectivement à un point central de la pensée de Schelling : la relation entre fini et infini. Pedro Rubens résume le fruit de la recherche de Tillich en ces termes : « partant du problème de l’union et de la séparation de l’homme et de Dieu dans la pensée de Schelling, il traite de la dichotomie entre la conscience mystique (sentiment de l’unité avec l’absolu) et la conscience coupable (conscience de l’opposition à Dieu) »26. Par ailleurs, outre ses recherches intellectuelles, l’entrée à l’université fut également l’occasion pour Tillich de passer de la théorie à la pratique en s’engageant dans la fraternité étudiante du Cercle Wingolf. Il rappela l’importance de ces fraternités pour la réflexion chrétienne dans ses « Réflexions autobiogra-

24 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 72. 25 Pedro RUBENS, Discerner la foi dans des contextes ambigus, p. 140. 26 Pedro RUBENS, Discerner la foi dans des contextes ambigus, p. 140.

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phiques »27. Mais, à la fin de ses études, après avoir été nommé pasteur dans la paroisse de Berlin-Moabit le 18 août 1912, et après s’être marié une première fois, la réalité de la Première Guerre mondiale frappait à la porte. Cet épisode bouleversa profondément Tillich. 2.1.2.2 Première Guerre mondiale Tillich devint aumônier militaire de septembre 1914 à septembre 1918 : il prêchait aux soldats et assurait le service divin. Si, au début de la guerre, c’était l’enthousiasme qui primait dans son camp avec la conviction que la guerre serait vite remportée, très vite, ce sentiment disparut pour les hommes engagés dans les combats : la guerre devint longue et éreintante. L’aumônier militaire accompagna des troupes en Belgique, en France, à Soissons, à Juvigny, puis dans de terribles batailles, que ce soit en Champagne ou « dans l’enfer de Verdun ». Tillich fut très fortement marqué par l’effroi et la terreur : « corporellement et spirituellement, nous ne pouvions plus être ce que nous étions auparavant », écrivit Tillich28. Pedro Rubens, à la suite de M. et W. Pauck29 et de bien d’autres, saisit l’importance de cette expérience de la Première Guerre mondiale pour Tillich. Ces années l’ont complètement transformé, « elles représentent le tournant de la vie de Tillich : le premier, le dernier, l’unique »30. À la fin de la guerre, Tillich fit même une crise d’asthénie nerveuse. Il rentra au pays le 30 juillet 1918, c’est-à-dire quelques mois seulement avant la révolution de Berlin. 2.1.2.3 Les années ’20 : une pensée qui s’affirme À la sortie de la « Grande Guerre », compte tenu de ce qu’il avait vu et éprouvé, Tillich donna une profondeur existentielle supplémentaire à sa première formation. Alors qu’il était un disciple inconditionnel de Schelling, dont il espérait que l’interprétation philosophique de la doctrine chrétienne lui permettrait un

27 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 72 : « En mes années d’étudiant, la fraternité me procura une communauté […] où l’amitié, l’échange spirituel à un très haut niveau, l’éducation formelle et informelle, la joie de vivre, le sérieux vis-à-vis des problèmes de la vie commune en général, et de la vie commune chrétienne en particulier, pouvaient faire l’objet d’une expérience quotidienne ». 28 Renate ALBRECHT et Werner SCHÜßLER, « Biographie de Paul Tillich », p. 137. 29 Marion et Wilhelm PAUCK furent parmi les premiers biographes de Tillich et écrivirent Paul Tillich : His Life and Thought, 1. Life, New York, Harper & Row, 1976. Dans leur ouvrage, « Biographie de Paul Tillich », Renate ALBRECHT et Werner SCHÜßLER reprochent toutefois aux Pauck non seulement « des manques factuels » mais aussi une méconnaissance du contexte allemand d’avant 1933 (Renate ALBRECHT et Werner SCHÜßLER, « Biographie de Paul Tillich », p. 101). 30 Pedro RUBENS, Discerner la foi dans des contextes ambigus, p. 141.

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jour d’unir la théologie et la philosophie, il se rendit compte finalement, en raison même de cette expérience de la Première Guerre mondiale, que la philosophie de Schelling ne parviendrait pas à cette union31. Par ailleurs, il dit aussi dans l’introduction de The Protestant Era que c’est « l’expérience ‹ extatique › de la croyance en un kairos qui, après la Première Guerre mondiale, a fait jaillir la plupart des idées présentes dans ce livre, ou qui, du moins, les a mises en route »32. Dans son texte autobiographique de 1948, Tillich confirma et précisa les thèmes essentiels de ses années ’20. Ces concepts (« la préoccupation ultime », « la théonomie », « le principe protestant », et -même déjà en germe- sa « méthode de corrélation »), qui prirent donc chair au sortir de la guerre, s’avérèrent être décisifs pour son œuvre ultérieure. Tous reliés à sa façon de comprendre le protestantisme tant « de l’extérieur » (du point de vue de la philosophie, de l’histoire comparative des religions et de l’histoire générale) que « de l’intérieur » (c’est-àdire à partir de son expérience existentielle), ces concepts prirent de la densité en s’ancrant dans une méthode dialectique revendiquée et défendue33. Cette fonction médiatrice et unificatrice de sa théologie dialectique s’opposa aux divisions qu’opérèrent à son époque les théologies de type naturaliste ou supranaturaliste. Puis, il en vint à sa propre compréhension de la « justification par la foi » après avoir étudié celle d’Albert Ritschl. Pour Tillich, « est justifié par la foi non seulement celui qui est dans le péché mais aussi celui qui est dans le doute. Le fait de douter, y compris même de Dieu, ne nous sépare pas nécessairement de Dieu »34. De plus, il rajouta :

31 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 37 : « L’expérience de ces quatre années de guerre me révéla, ainsi qu’à toute ma génération, qu’il y a dans l’existence humaine un abîme qui ne pouvait pas être ignoré. Si jamais une réunion de la philosophie et de la théologie est possible, elle ne se fera que dans une synthèse qui rend justice à cette expérience de l’abîme dans nos vies ». 32 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 245. 33 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 226 : « La dialectique cherche la vérité en confrontant entre eux différents points de vue, en passant par le « oui » et le « non », pour parvenir à un « oui » forgé à la flamme de nombreux « non », et qui unit les éléments de vérité mis en avant dans la discussion ». Remarquons toutefois que Tillich marque sa distance par rapport à la théologie de Barth, souvent qualifiée de « dialectique ». 34 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 227. L’un des premiers écrits de Tillich, publié en 1924, « Rechtfertigung und Zweifel » (« Justification et doute ») aborde cette compréhension radicale de la justification par la foi d’un point de vue théologique. Cf. Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), Genève/Québec, Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. 121–142.

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Si on vit ce manque [de vérité] dans la profondeur de notre expérience comme une préoccupation ultime, le divin est présent, et celui qui doute dans une telle attitude est « justifié » dans sa pensée. […] Je compris vite qu’il n’y a aucun lieu à côté du divin, qu’il n’y a aucun athéisme possible, qu’il n’y a aucun mur de séparation entre ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas. Le sacré embrasse à la fois le sacré et le profane. Être religieux signifie être préoccupé ultimement, que cette préoccupation s’exprime sous des formes profanes ou religieuses (au sens étroit du mot)35.

Cette découverte implique des conséquences remarquables. En effet, si sa compréhension de l’idée de la justification par la foi est valable, alors « aucun domaine de la vie ne peut exister en dehors d’une relation à quelque chose d’inconditionnel, à une préoccupation ultime. La religion, tout comme Dieu, est omniprésente. On peut oublier, négliger, nier sa présence, comme celle de Dieu. Mais elle est toujours effective : elle donne une profondeur inépuisable à la vie, et une signification inépuisable à toute la création culturelle »36. Que ce soit en histoire de la religion ou en histoire du christianisme, cette découverte allait provoquer des chamboulements redoutables, avec l’application de la théonomie dans le champ historique après la Première Guerre mondiale puisque Tillich définit la théonomie comme « une culture dans laquelle la signification ultime de l’existence brille à travers toutes les formes finies de pensée et d’action »37. Poursuivant son travail analytique, Tillich utilisa une formule devenue célèbre concernant le caractère théonome de la culture : « la religion est la substance de la culture, la culture est l’expression de la religion »38. De plus, cette création typiquement protestante de l’histoire se doublait aussi d’un engagement en faveur du socialisme religieux39, avec une éthique so-

35 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 227–228. 36 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 229. Deux textes étudient la question : Über die Idee einer Theologie der Kultur (« Sur l’idée d’une théologie de la culture ») et Die Überwindung des Religionsbegriff in der Religionsphilosophie (« Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion »), respectivement publiés en 1919 et en 1922. Ces articles ont été traduits en français dans Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919–1926), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/ Les Presses de l’Université Laval, 1990 aux pages 29–48 et 63–84. 37 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 229. 38 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 231. Dans cette introduction, Tillich évoque « son petit livre, largement reçu, Die Religiöse Lage der Gegenwart, ‹ La situation religieuse du temps présent › », publié en 1926 et repris dans le premier volume de la collection française des ouvrages de Tillich : Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919–1926), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/ Les Presses de l’Université Laval, 1990, p. 163–247. 39 Les principaux textes sur le socialisme religieux sont regroupés dans le deuxième volume des œuvres de Tillich, traduites en français : Paul TILLICH, Christianisme et socialisme. Écrits

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ciale afférente. En effet, voyant à la fin de la Première Guerre mondiale un kairos naissant, c’est-à-dire un « moment où l’éternel surgit dans le temporel et où le temporel est disposé à le recevoir »40, Tillich et les membres de son Cercle « Kairos » s’engagèrent dans la théorisation du socialisme religieux. De type dynamique, son interprétation de l’histoire via le kairos entendait favoriser la critique et l’action créative pour faire émerger la nouveauté. En plus de la théonomie et du kairos, le concept de démonique participait également à l’interprétation de l’histoire. Appliqué à l’histoire, le démonique devint « une structure du mal » qui ne peut être vaincue que par une « structure divine », une « ‹ Gestalt › de grâce »41. Ainsi, à chaque kairos, son « démonique » mais aussi sa « structure de grâce » qui libère. Chaque kairos pousse ainsi à une action favorisant la création du neuf. Mû par une éthique de l’amour, « le protestantisme peut et doit avoir une éthique sociale déterminée par l’expérience du kairos à la lumière du principe protestant »42. Par ailleurs, c’est aussi à cette époque que Tillich attribua le point de départ de sa Systematic Theology dans le volume Das System des Wissenschaften nach Gegenständen und Methoden, paru en 192343.

socialistes allemands (1919–1931), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/ Les Presses de l’Université Laval, 1992. La date de composition originale de quelques-uns des articles de ce livre est significative : « Christianisme et socialisme I (1919) », « Christianisme et socialisme II (1920) », « Kairos I (1922) », « Kairos II (1926) », « Le socialisme religieux I (1930) » et « Le socialisme religieux II (1931) ». 40 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 234 : on pourrait rendre la traduction du mot anglais prepared par « prêt » plutôt que par « disposé ». 41 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 235. 42 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 240. Il faut toutefois noter que, dans leur ensemble, ces textes de l’éthique sociale furent écrits plus tardivement : « L’idée et l’idéal de personnalité » date de la Pentecôte 1926, « L’éthique dans un monde qui change » de 1941, « La conscience transmorale » de 1945 et « Le principe protestant et la situation prolétarienne » fut publié à Bonn en 1931. Les trois premiers de ces textes sont réunis dans Paul TILLICH, Le fondement religieux de la morale, [Paris/Neuchâtel], Centurion/Delachaux et Niestlé, 1971, respectivement aux pages 123–146, 106–119 et 88–105. Le dernier texte figure quant à lui à la fin de l’ouvrage de Paul TILLICH, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 411–448. 43 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 241–242 : « J’ai parcouru un long chemin avant d’arriver à ma position théologique actuelle. Ce chemin a commencé avec mon premier livre important Das System des Wissenschaften nach Gegenständen und Methoden (« Le système du savoir : son contenu et ses méthodes »). À bien des égards, les thèmes développés dans ce livre ont déterminé ma pensée jusqu’à aujourd’hui […]. J’y définis la théologie comme une « métaphysique théonome ». Cette définition constitue une première étape, plutôt insuffisante, vers ce que j’appelle à présent la « méthode de corrélation ». « Le système des sciences

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Puis, en 1925 à Marbourg, constatant que ses nouveaux étudiants influencés par la théologie néo-orthodoxe barthienne étaient réfractaires aux problèmes culturels et que des théologiens tels que Schleiermacher et Troeltsch44 étaient désormais écartés, il entreprit une Dogmatique45, la Dogmatique de 1925. Bien qu’il s’agisse d’une œuvre différente, on retrouve une continuité de projet et de thématique entre cette Dogmatique et la Théologique systématique qui parut à partir de 195146. Tentant à son tour de réunir philosophie et théologie, Tillich développa donc déjà dans les années ’20 ce qui deviendra sa « méthode de corrélation ». Cette méthode évolua dans les décennies suivantes vers une plus grande prise en compte de l’apport des sciences humaines, et de la psychologie en particulier47. En 1948, Tillich définit la « méthode de corrélation » comme une « méthode [qui] tente de dépasser le conflit entre les démarches naturalistes et supranaturalistes ». Tillich précisa qu’elle « montre l’interdépendance entre les questions ultimes où aboutit la philosophie (tout autant que la pensée préphilosophique) et les réponses qu’apporte le message chrétien […]. Question et réponse se déterminent l’une l’autre. Si on les sépare, les réponses traditionnelles deviennent inintelligibles, et les vraies questions restent sans réponse. La méthode de corrélation vise à surmonter cette situation »48.

selon leurs objets et leurs méthodes (1923) » a été publié en traduction française dans Paul TILLICH, Écrits philosophiques allemands (1923–1932), textes traduits et annotés par Marc Dumas, Luc Perrottet et Jean Richard, introduction de Marc Dumas, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 21–354. 44 Grâce à Troeltsch, Tillich passa de la théologie de la médiation à l’histoire de l’Église : ainsi, il se forme à la critique historique et réfléchit à la possibilité pour la doctrine chrétienne de perdurer si la non-existence du Jésus historique devenait probable. Tillich solutionne ce problème en affirmant que la foi chrétienne s’établit sur le Christ et non sur le Jésus historique (Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 35). Par ailleurs, il faut noter ici aussi l’article de Tillich sur Troeltsch : Paul TILLICH, « Ernst Troeltsch. Son importance pour l’histoire de l’esprit (1924) », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme, p. 215–224. 45 Paul TILLICH, Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925, traduction de Paul Asselin et de Lucien Pelletier. Introduction de Jean Richard, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/ Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1997. 46 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 75. 47 Cela l’a amené à concevoir une « méthode de corrélation » : « La situation de l’homme, telle que l’explicitent la philosophie existentielle ainsi que la psychologie et la sociologie qui l’accompagnent, pose les questions ; la révélation divine, telle que l’explicitent les symboles de la théologie classique, donne les réponses. Bien sûr, il faut réinterpréter les réponses à la lumière des questions, tout comme il faut formuler les questions à la lumière des réponses ». Cf. Paul TILLICH, « Au-delà du socialisme religieux (1949) », p. 89. 48 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 242.

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Ainsi, les progrès conceptuels de cette grande décennie qui suit l’aprèsguerre sont déterminants : Tillich élabora son système de pensée sur base de sa compréhension du principe protestant, justifiant celui qui doute. Par ailleurs, il développa une interprétation de l’histoire charpentée par les solides concepts de théonomie, de kairos et de démonique. Enfin, il jeta les bases nécessaires pour la réalisation de la synthèse entre théologie et philosophie par sa méthode de corrélation. Ces années ’20 donnèrent donc une maturité et une fécondité particulières au « premier Tillich ». 2.1.2.4 Engagement pour l’Église latente En tant que pasteur s’efforçant de comprendre les difficultés de chacun, Tillich était un homme critique par rapport à l’Église de son temps, par rapport à ses doctrines et ses institutions. Ainsi, en 1925, il participa à la rédaction du livre « berneuchenien » pour réformer le rituel de l’Église évangélique et proposer un nouveau langage liturgique accessible à tous. Il travailla à la compréhension de l’acte sacramentel, dans la frontière entre le sacré et le profane. Pour lui, « le sens d’un acte rituel ou sacramentel n’est pas que l’acte est saint en lui-même, mais qu’il est le symbole de l’Inconditionné qui lui seul est saint »49. Par ailleurs, préférant fréquenter l’intelligentsia50 et le prolétariat que la bourgeoisie conservatrice, il exerça l’apologétique avec ces gens a priori en dehors de l’Église en cherchant avec eux le « critère commun, le tribunal où le litige peut être tranché »51. Entre l’antiquité et le christianisme, ce critère commun était présent dans l’humanisme de substance païenne. Au sortir de la guerre, Tillich estima que ce critère commun entre le christianisme de cette époque et la culture ambiante était cette fois un humanisme de substance chrétienne. C’est la raison pour laquelle, le pasteur s’efforça de trouver cette substance chrétienne dans ses contacts avec le Mouvement des travailleurs. Aussi, considérait-il la nécessité de participer à la lutte active des classes pour défendre le christianisme dans le socialisme religieux. Celui-ci, ayant initialement pour objectif de réduire le fossé entre le parti social-démocrate et l’Église52, fut rejeté par les responsables ecclésiastiques, eux-mêmes préférant se ranger dans des voies plus conservatrices. Notre pasteur critiqua cette « Église manifeste », incapable de trouver un langage nou-

49 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 49. 50 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 19 : Tillich était très proche du groupe « la Bohême » qui regroupait de nombreux intellectuels (journalistes, écrivains, acteurs, etc.). 51 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 41. 52 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 26.

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veau et une terminologie non ecclésiale pour rejoindre les travailleurs et leur proclamer l’Évangile. Aussi, Tillich préféra aller à la rencontre de « l’Église latente » qui lui semblait plus authentique que l’Église manifeste53. C’est de cette manière que Tillich se considéra « à la frontière » entre l’Église et la société humaniste. 2.1.2.5 Réflexions sur le socialisme religieux Deux facteurs principaux expliquèrent l’intérêt de Tillich pour le socialisme religieux : d’une part, son expérience de la guerre où il vit une nation scindée entre les masses industrielles allant au combat face à une Église alliée des dirigeants et d’autre part, la révolution allemande de 1918 suite à la défaite de la Première Guerre mondiale et au soulèvement des communistes allemands. Ces deux éléments remirent en question les liens entre religion et politique. Tillich se tourna alors vers la philosophie de l’histoire, qu’il connaissait déjà très bien, notamment grâce à Schelling et à Troeltsch, et à laquelle il voulait donner une tournure sociologique et politique particulière. Le 14 mai 1919, à la réunion de l’USPD54, Tillich présenta son article « christianisme et socialisme »55 qui fit grand bruit. Ensuite, il participa à un cercle dénommé « Kairos » dont les publications étaient regroupées dans Les Cahiers du socialisme religieux. Poursuivant le double objectif de rendre la religion efficace socialement et de donner une profondeur religieuse au socialisme, ce groupe développa avec Tillich la notion de kairos extraite du Nouveau Testament56. Dans ce cadre, le kairos signifie: la plénitude du temps […]. Le moment où l’éternel surgit dans le temporel et où le temporel est disposé à le recevoir. Ce qui se produit dans le seul kairos qui soit unique (la venue de Jésus comme Christ, c’est-à-dire comme centre de l’histoire) peut se produire sous une forme dérivée maintes et maintes fois dans le processus de l’histoire. Il y a alors création de centres de moindre importance dont dépend la périodisation de l’histoire57.

Théologiquement, le « moment favorable » est relié à la notion de Royaume de Dieu : aussi, même si le kairos est « toujours transcendant », c’est le devoir du

53 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 45. 54 Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands, parti social-démocrate indépendant d’Allemagne. 55 Paul TILLICH, « Christianisme et socialisme I (1919) », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme, p. 21–30. 56 Ga 4, 4 : « Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils » et Mc 1, 15 (que Tillich cite plus souvent que Ga – la référence à Ga 4, 4, est du traducteur et non de Tillich -) : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche ». 57 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », p. 234.

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socialisme religieux de s’engager en faveur de ce Royaume58. Dans l’analyse historique du temps, si le kairos central est la venue du Christ, d’autres moments de l’histoire sont également « kairotiques » quand des événements marquent de manière manifeste le sens et la finalité de l’histoire. Politiquement, le kairos doit favoriser « le mouvement vers le nouveau »59 et une nouvelle théonomie dans l’histoire afin de mettre activement en place « un ordre social plus juste, établi dans l’esprit prophétique et conforme aux exigences du kairos »60. A priori, une telle théorisation ne le relia à aucun parti politique même si elle se trouve plus proche de certains que d’autres. Toutefois, Tillich qualifia de « démonique » le capitalisme et le socialisme, en raison de leur pouvoir à la fois créateur et destructeur. Malgré leurs publications dans les années ’20 et jusqu’en 1932, les membres du « Cercle Kairos », qui avaient cru pouvoir infléchir la politique de leur temps, se rendirent finalement compte que la prise de pouvoir par Hitler vouait leur tentative à l’échec et qu’ils ne parviendraient pas à réunir religion et socialisme. Pire, le nationalisme religieux défendu idéologiquement par Emanuel Hirsch (un camarade d’études qui fut très proche de Tillich) prit de plus en plus de pouvoir et annonçait les années de nazisme qui suivirent. Dans son article de 1949, « Audelà du socialisme religieux », Tillich reconnut un certain découragement face au socialisme religieux car son attente du kairos avait été brisée deux fois. Cependant, il ne remit jamais en cause la validité des concepts créés à cette époque61. 2.1.2.6 L’influence de l’existentialisme En 1925, à Marbourg, Tillich fit la connaissance de Martin Heidegger, alors professeur de philosophie diffusant l’existentialisme. Tillich resta d’abord assez critique par rapport à ses résultats, mais par la suite, il en accepta la méthode

58 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 51–52 : « Le concept du temps accompli montre que la lutte pour un nouvel ordre social ne peut pas mener au type d’accomplissement exprimé par l’idée du Royaume de Dieu, mais que, à un moment particulier, sont exigées des tâches particulières, au sens où tel aspect du Royaume de Dieu devient pour nous une exigence et une attente. Le Royaume de Dieu demeurera toujours transcendant, mais il apparait comme un jugement sur une forme donnée de société et une norme pour une autre qui s’en vient. Ainsi, la décision d’être un socialiste religieux peut être une décision en faveur du Royaume de Dieu, même si la société socialiste est infiniment distante du Royaume de Dieu ». 59 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 53. 60 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 58. 61 Paul TILLICH, « Au-delà du socialisme religieux (1949) », p. 87 : « Je ne mets pas en doute la validité des conceptions fondamentales du socialisme religieux : je reste convaincu qu’elles indiquent le mode de vie politique et culturel qui peut seul permettre de construire l’Europe, mais je ne suis pas du tout sûr que dans un avenir prévisible, on ait la possibilité d’adopter les principes socialistes-religieux ».

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et reconnut plus tard l’influence de Heidegger sur sa propre pensée62. Si ce dernier se déclarait athée, Tillich perçut néanmoins dans ses réflexions une « philosophie théonome »63, proche de l’interprétation chrétienne de l’existence, et pas trop éloignée de celle qu’avait proposée quelques années auparavant le philosophe et théologien protestant danois Søren Kierkegaard. Dès lors, si Tillich prit d’abord pour modèle l’idéalisme de Schelling, il se tourna dans les années ’20 vers une relecture existentielle de l’œuvre de Kierkegaard car, d’après Tillich, celui-ci « fut le premier à opérer une percée dans le système clos de la philosophie idéaliste de l’essence. Son interprétation radicale de l’anxiété et du désespoir de la vie mena à une philosophie qui pouvait vraiment être appelée existentialiste »64. En découvrant la philosophie existentialiste, Tillich reconnut alors un nouveau rapport à la vérité : que ce soit à travers l’individu pour Kierkegaard ou à travers la société pour Marx. Ainsi, au cours de sa vie, Tillich soutint les courants brisant les systèmes clos et dont la visée était théonome. S’il dénonça les utopies et le matérialisme du marxisme ainsi que les théories désuètes de la psychanalyse, il s’appuya aussi sur le « caractère prophétique » de ces courants pour détruire les idéologies trop étrangères à l’existence humaine. Après la Deuxième Guerre mondiale, Tillich entrevit chez ses étudiants des sentiments de vide, d’absurdité, de culpabilité, de dégoût, etc. Il comprit à ce moment-là, avec encore plus d’acuité, que c’est à partir des difficultés de la vie qu’il lui était possible de poser la question du sens, et donc le problème religieux. Cependant, comme à chaque fois, Tillich refusa qu’on l’enferme dans un système de pensée, préférant une pensée plus dynamique65. 2.1.2.7 Ouvertures artistiques Les formes artistiques interpellèrent fortement Tillich, que ce soit la musique, la poésie, la sculpture, la danse, l’architecture et, en particulier, la peinture. Il apprécia énormément les mosaïques lorsqu’il découvrit Ravenne en 1924. Un an plus tard, à côté de ses cours de sciences de la religion à Dresde, le professeur obtint même un poste à l’académie des arts décoratifs. Si certaines œuvres eurent 62 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 75. 63 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 40. 64 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 54. 65 Paul TILLICH, « À la frontière (1960) », p. 97 : « Appeler un tel intérêt « existentialiste » n’est pas faux, mais le faire n’a un sens que si l’on comprend la nature de l’existentialisme et des liens avec l’essentialisme. Je n’ai jamais été existentialiste dans le sens où Kierkegaard ou Heidegger le sont. L’existentialiste vit à partir de son contraire, l’essentialiste. On ne peut même pas décrire le négatif sans présupposer le positif, c’est-à-dire les structures essentielles de l’être ».

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tant d’impact sur lui, c’est parce qu’il y voyait des questionnements ultimes de l’être humain ainsi que le concept d’« irruption » dans sa théorie de la révélation66. Puis, quand l’expressionnisme eut laissé la place au « réalisme croyant », Tillich théorisa celui-ci en 1926 dans « La situation religieuse du temps présent »67. 2.1.2.8 Opposition au nazisme Opposant de bonne heure au régime nazi, Tillich fit paraître La décision socialiste à la Noël 1932. La publication de cet ouvrage, hostile au nazisme, fut une des causes de la fin de ses fonctions universitaires en Allemagne dès le mois d’avril 1933 et de son exil aux États-Unis en novembre de cette même année. Tillich refusa même de désavouer ce livre contre une chaire de théologie à Berlin. Cela eut pour conséquence que bon nombre de ses écrits furent bannis sous l’autorité nazie. Cela s’explique aisément : dans Les cahiers du socialisme religieux, Tillich démontra le caractère démonique du nazisme ainsi que de toute volonté de puissance nationale qui conduisait nécessairement à l’autodestruction de l’Europe. À cause du Royaume de Dieu, Tillich souhaitait en effet une humanité unie. Finalement, cette « période allemande » fut donc capitale dans l’œuvre de Tillich car, à cette période, se trouve déjà en germe l’ensemble de sa théologie. Toutefois, son émigration vers les États-Unis allait donner un nouvel élan à sa carrière.

2.1.3 « Période américaine » 2.1.3.1 L’apprentissage de l’anglais et la psychologie des profondeurs C’est donc à 47 ans que Tillich commença une nouvelle vie. En arrivant à New York, il apportait d’Allemagne « la théologie de la crise », « la philosophie de l’existence » et « le socialisme religieux »68. Dans un premier temps, il donna des cours à Union Theological Seminary ainsi qu’à la faculté de philosophie de l’Université de Columbia. Cependant, ce fut à Union que Tillich s’épanouit le plus, au sein de cette communauté de vie et de travail qui l’accueillait. Il retrouvait peut-être un sentiment analogue à celui des cercles étudiants qu’il fréquentait dans ses premières études. À Union, Tillich eut l’impression d’ouvrir plus 66 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 48 : « Il me semble que le caractère inconditionné de la religion devient beaucoup plus manifeste s’il fait irruption du religieux dans le séculier, pour le déranger et le transformer ». 67 Une partie de ce livre est consacrée à l’art en particulier : Paul TILLICH, « La situation religieuse du temps présent (1926) », p. 190–197, dans Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture, p. 163–247. 68 Paul TILLICH, « Au-delà du socialisme religieux (1949) », p. 86–87.

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largement encore ses horizons car il y rencontra des visiteurs venus du monde entier. Il fréquenta également des cercles de discussion théologique et une association où il fut initié à la philosophie américaine. L’apprentissage de l’anglais fut capital pour sa carrière : cela l’incita à approfondir son travail théologique en le rendant plus compréhensible, plus accessible, le passage à l’anglais se traduisant par plus de clarté et de sobriété. À cette nouvelle qualité dans le travail du philosophe-théologien s’ajouta, au fur et à mesure des années, ses capacités croissantes d’écoute, d’ouverture et de compréhension. Pour être sûr de bien le comprendre, mais aussi pour faire réfléchir son interlocuteur, Tillich demandait à ses auditeurs de reformuler les questions posées. On recense de nombreux témoignages d’étudiants américains qui insistèrent sur ses capacités d’écoute et d’ouverture : on dit même de lui qu’il avait la parole rédemptrice en toute circonstance69. L’expérience de vie de Tillich conjuguée à la découverte de la « psychologie des profondeurs » allaient donc donner une tournure particulière à son œuvre. À Union Seminary et à l’Université de Columbia, il fut mis en contact avec la psychothérapie. L’un de ses sermons les plus célèbres, You are accepted, et l’un de ses livres sans doute parmi les plus lus aujourd’hui, The Courage to be, proviennent en ligne droite de ce double apport. À cette époque, Tillich pensait qu’il était impossible d’« élaborer une doctrine chrétienne de l’homme […], sans faire usage de l’immense matériau mis au jour par la psychologie des profondeurs »70. Tillich communiqua ses idées dans la presse écrite américaine, notamment dans le célèbre Saturday Evening Post : son article de vulgarisation « la dimension perdue » expliquait ce qu’il appela par ailleurs « la dimension de profondeur ». 2.1.3.2 Seconde Guerre mondiale Exilé à New York, Tillich n’en resta pas moins attentif à la montée du nazisme dans son pays d’origine et organisa à distance la résistance à Hitler, d’une manière à la fois active (implication dans une association défendant les réfugiés) et réflexive (écriture de textes tantôt pour définir la place des émigrants allemands, tantôt pour dénoncer le dirigeant nazi). Face aux atrocités perpétrées, il se rendit compte qu’il pouvait jouer sur deux fronts : d’une part, contre le national-socialisme et d’autre part, contre la rage germanophobe afin de ne pas en arriver à un nouveau traité de Versailles. Toutefois, ses recommandations ne

69 Renate ALBRECHT et Werner SCHÜßLER, « Biographie de Paul Tillich », p. 222–223. Ici, p. 223 : « Si lourde que fût la faute, Tillich comprenait. Ses traités théoriques sur la démesure, l’absurdité et l’incroyance tiraient origine du fin fond de la personne, c’était du vécu ». 70 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 80.

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furent pas suivies lors de la victoire des Alliés qui partagèrent son pays natal en quatre zones d’occupation. Cet échec dissuada Tillich de s’investir encore dans la politique, même s’il continua à rédiger des textes pour réinstaurer un sentiment humaniste chez les Allemands. 2.1.3.3 Théologie systématique Depuis de nombreuses années -et certainement déjà depuis son passage à Marbourg-, Tillich avait l’intention de publier une étude reprenant dans un système cohérent l’ensemble de sa pensée théologique. Le premier volume de sa Théologie systématique parut au printemps 1951 mais il n’en termina l’écriture qu’en 1963, à l’âge de 77 ans. Dans cette œuvre, son originalité consiste à toujours mettre en corrélation les pôles humain et divin, comme l’illustre d’ailleurs chacun des titres ci-dessous71. Il s’agissait pour Tillich de passer des questions existentielles aux réponses données par l’Évangile (et vice-versa) tout en incluant ce qui préoccupe l’être humain de manière ultime. En tant que théologien systématicien, son objectif complexe consista donc à traiter théologiquement les questionnements humains ultimes. Dès la parution du premier volume, des critiques s’élevèrent contre sa manière de faire de la théologie : « Qu’est-ce que Athènes vient faire à Jérusalem ? » Pourquoi donc choisir un point de départ ontologique et non biblique ? Tillich se justifia en expliquant la nécessité de s’exprimer dans un vocabulaire « existentialiste », langage le plus compréhensible pour son époque marquée par l’angoisse. Tillich reprit d’ailleurs ce thème de la triple angoisse (de la mort, de l’absurde et de la culpabilité) dans son Courage d’être publié en 1952 où il postula le courage comme acceptation paradoxale de soi (« le courage d’accepter d’être accepté bien que l’on se sente inacceptable »). Finalement, en 1955, Tillich mit à profit sa retraite de Union Theological Seminary pour donner des séminaires lui permettant d’achever sa Systématique. 2.1.3.4 La fin de sa vie et son voyage au Japon En cette période, Tillich obtint de nombreux prix et récompenses pour l’ensemble de sa carrière. Ainsi, en 1955, il fut nommé University Professor à Harvard, ce qui représente le grade académique américain le plus élevé. Par ailleurs, il reçut à dix reprises un doctorat d’honneur de diverses universités. Il obtint aussi en 1962

71 Dans l’édition traduite en français, on compte cinq volumes alors qu’il n’y en a que trois dans la version américaine. Voici les titres de ces volumes : I. Raison et Révélation, II. L’être et Dieu, III. L’existence et le Christ, IV. La vie et l’Esprit, V. L’histoire et le Royaume de Dieu.

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le « Prix de la paix de la librairie allemande » en tenant un discours sur les frontières, alors que le mur de Berlin avait été construit un an auparavant. Les dernières années de son existence furent également agrémentées par quelques grands voyages, notamment en Grèce et en Israël. Quant à son voyage au Japon, qui fut l’épisode central de ses dernières années, il se déroula de mai à juillet 1960. Ce fut l’occasion non seulement de nombreuses conférences sur le dialogue entre le christianisme, le shintoïsme et le bouddhisme zen mais aussi de rencontres existentielles édifiantes qui permirent à Tillich de « quitter le provincialisme occidental ». Il perçut ainsi « un sérieux sans réserve et une préoccupation ultime en dehors de toute influence chrétienne »72. Deux extraits ci-dessous73 tirés du texte autobiographique de Tillich publié en 1960 donnent une idée assez précise des enseignements que tira le vieil homme sur cette série de rencontres74 : [Ces expériences] ont confirmé ma conviction théologique que l’on ne peut pas répartir les religions humaines en deux catégories : d’un côté, la seule vraie religion, et de l’autre les nombreuses fausses religions. On doit plutôt soumettre toutes les religions, y compris le christianisme, aux deux critères ultimes de la religion : celui d’une foi qui transcende tous les symboles finis de la foi ; celui d’un amour qui affirme, juge et reçoit l’autre sans conditions ; Dans sa rencontre avec l’Orient, la religion chrétienne doit se débarrasser de tous les éléments d’une théologie centrée sur Jésus, par opposition à une théologie centrée sur le Christ.

Suite à ces rencontres, Tillich mit en évidence deux invariants pour ouvrir le dialogue non seulement avec les groupes religieux d’Orient mais aussi avec des personnes « non ecclésiales »75 : l’importance d’entrevoir la religion « au sens large » (cf. ultimate concern) et le critère de l’agapè. C’est justement à l’occasion d’un séminaire sur les religions chrétiennes et non chrétiennes que Tillich donna sa dernière intervention (« L’importance de l’histoire des religions pour le théologien systématique ») le 12 octobre 1965. En soirée, il fut saisi par une crise cardiaque qui l’emporta définitivement dix jours plus tard.

72 Paul TILLICH, « À la frontière (1960) », p. 92. 73 Paul TILLICH, « À la frontière (1960) », p. 93. 74 Cf. Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, Genève, Labor et Fides, 2015. Ce volume, en plus de la traduction des « Bampton Lectures (1963) », reprend celle des conférences et des articles de Tillich sur ce thème de la rencontre des religions. Il montre l’actualité de la réflexion de Tillich qui entre en dialogue tant avec les autres religions (notamment orientales) qu’avec la culture sécularisée. 75 Paul TILLICH, « À la frontière (1960) », p. 93–94.

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2.1.4 Tillich, philosophe ou théologien ? Comme l’illustrent les lignes ci-dessus, tant durant sa « période allemande » que durant sa « période américaine », Tillich rapprocha philosophie et théologie. C’est ainsi qu’il procéda en particulier dans sa Théologie systématique lorsqu’il formula la question : « quelle relation établir entre la question ontologique que pose le philosophe et celle que pose le théologien ? »76 Si Tillich entend ainsi entrer en dialogue avec les philosophes, il n’en reste pas moins un théologien. Ce dernier sera donc engagé dans la foi et son travail s’effectuera à l’intérieur du « cercle théologique »77 : alors que le philosophe travaille la question du Logos universel, le théologien aura le Logos fait chair comme point de repère pour sa théologie ; alors que le philosophe étudiera la structure d’être, le théologien visera l’être nouveau78. Ainsi, en restant théologien, Tillich passa aisément de la question ontologique à la réponse théologique dans le dialogue qu’il instaura : en tant qu’ « interprète de la vie », Tillich resta donc une nouvelle fois « à la frontière »79 entre ces deux disciplines.

76 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie: Raison et Révélation, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2000, p. 40. 77 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie: Raison et Révélation, p. 24–28. Nous reviendrons sur la question du « cercle théologique » dans la troisième partie de cet ouvrage, lorsque nous aborderons le travail du théologien par rapport aux symboles, à l’intérieur de ce « cercle théologique ». 78 Benoît BOURGINE, « Le rapport entre théologie et philosophie à la suite de Barth et Tillich », p. 216. 79 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 71 : « Tant ma dissertation de doctorat que ma thèse de licence en théologie traitèrent du problème de la philosophie de la religion de Schelling. Ces études semblaient annoncer un philosophe plutôt qu’un théologien. […] Néanmoins, j’étais et je suis un théologien, parce que la question existentielle de notre souci ultime et la réponse existentielle du message chrétien sont et furent toujours prédominants dans ma vie spirituelle ».

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2.2 Étude des textes de Paul Tillich relatifs à l’éducation chrétienne Parmi tous les textes de Paul Tillich, quatre d’entre eux traitent plus spécifiquement de l’éducation chrétienne. Chronologiquement, il s’agit de : – « Le problème des cours de religion protestante »80 (1931) ; – « La communication du message chrétien »81 (1952) ; – « Une théologie de l’éducation »82 (1957) ; – « Pertinence et fondement théologique du ministère pastoral aujourd’hui »83 (1960). Certes, au regard de l’ensemble de l’œuvre du théologien, cette cinquantaine de pages regroupant les quatre documents s’avèrent être une infime partie de la réflexion de Tillich et montrent que l’éducation n’était pas la préoccupation principale de notre auteur. Toutefois, elles donnent des indications intéressantes pour tout éducateur chrétien ainsi que des orientations fondamentales à mettre en place dans la pratique. Pour la plupart84, ces pages font aussi la synthèse de l’œuvre du théologien après son écriture de The Courage to be, datant de 1952. Par leur portée globale, les recommandations qui suivent ci-dessous gardent souvent leur pertinence aujourd’hui et poursuivent notre introduction. Sept éléments sont à retenir. 1) Dans le texte de 1931, comme dans celui de 1952, Tillich souligne l’importance de rendre visible la situation de l’être humain à qui on souhaite communiquer l’Évangile. Il s’agit de rejoindre les élèves dans les tensions réelles de leur vie85 et de participer à leur existence. Il faut permettre à

80 Paul TILLICH, « Le problème des cours de religion protestante (1931) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1995, p. 149–153. 81 Paul TILLICH, « La communication du message chrétien : une question posée aux pasteurs et éducateurs chrétiens (1952) », dans Paul TILLICH, Théologie de la culture, Paris, Planète, 1968, p. 301–317. 82 Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », dans Paul TILLICH, Théologie de la culture, Paris, Planète, 1968, p. 227–241. 83 Paul TILLICH, « Pertinence et fondement théologique du ministère pastoral aujourd’hui (1960) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1995, p. 375–392. 84 Trois des quatre textes étant contemporains ou ultérieurs à The Courage to be dont l’édition originale date de 1952. En traduction : Paul TILLICH, Le courage d’être (Classiques), Genève, Labor et Fides, 2014. 85 Paul TILLICH, « Le problème des cours de religion protestante (1931) », p. 153.

2.2 Étude des textes de Paul Tillich relatifs à l’éducation chrétienne

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l’homme (et aux adolescents aussi) de comprendre sa (leur) situation, « à partir des frontières de l’être humain […], à travers ses manifestations profanes et religieuses »86. 2) En matière d’éducation religieuse, il s’agit également d’éveiller au sens et à la préoccupation ultime qui ne se limitent pas au contenu d’un cours de religion87. Face aux questionnements les plus profonds de l’existence humaine, la Réalité Nouvelle (qu’est le Christ en christianisme) peut et doit apporter des réponses88. 3) Un autre élément très général dans la pensée de Tillich après 1952, mais qui s’applique également en matière d’éducation, c’est l’importance de la guérison. En effet, les questionnements radicaux de l’homme mènent ce dernier face à ses angoisses, notamment, celles de la mort et de la culpabilité. Le théologien rappelle aux pasteurs et aux éducateurs chrétiens que « tout converge vers ce que nous pourrions appeler une ‹ réalité de guérison ›, le courage de dire ‹ oui › lorsque nous affrontons le néant, l’angoisse et le désespoir »89. L’éducateur chrétien peut apporter une aide psychologique90, une force de réconciliation et de réunion à condition que la personne se sente acceptée, que la grâce conquière son péché et que la Réalité Ultime vainque le doute. 4) Concernant les enfants plus spécifiquement, Tillich insiste sur l’importance de donner des réponses à leurs questions et de leur montrer, le temps voulu, que le message chrétien et les symboles du mythe et du culte peuvent répondre à leurs questionnements91. Il poursuit son raisonnement en expliquant que « cette corrélation entre la question et la réponse donne un vrai sens aux réponses et ouvre l’esprit de l’élève aux symboles auxquels l’éducation religieuse veut l’initier »92. Cette réponse ne peut se suffire à elle-même et doit renvoyer à la question de l’être, que ce soit l’être en général ou « mon être » en particulier. Cette démarche, au cœur de la pédagogie humaniste, vise à développer les potentialités individuelles, sociales et humaines de la personne. La pédagogie humaniste « considère les possibilités 86 Paul TILLICH, « Le problème des cours de religion protestante (1931) », p. 151. 87 Paul TILLICH, « Le problème des cours de religion protestante (1931) », p. 152. 88 Paul TILLICH, « Pertinence et fondement théologique du ministère pastoral aujourd’hui (1960) », p. 383. 89 Paul TILLICH, « La communication du message chrétien : une question posée aux pasteurs et éducateurs chrétiens (1952) », p. 312. 90 Paul TILLICH, « Pertinence et fondement théologique du ministère pastoral aujourd’hui (1960) », p. 388. 91 Paul TILLICH, « La communication du message chrétien : une question posée aux pasteurs et éducateurs chrétiens (1952) », p. 307 et Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 238. 92 Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 238.

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humaines comme les expressions d’un être qui est le miroir de l’univers et de son fonds créateur »93. 5) Tillich élabore aussi une typologie de trois pédagogies différentes94 qui correspondent toutes à une période de l’histoire. Ainsi, – la pédagogie d’initiation dont la finalité était d’introduire la personne au mystère de l’expérience humaine est typiquement médiévale, – la pédagogie humaniste se caractérise par le développement de toutes les possibilités humaines à la Renaissance, – et la pédagogie technique, propre au XIXe s., consiste quant à elle à se servir d’outils avec aptitude. L’enseignement religieux doit combiner les pédagogies d’initiation et d’ouverture à l’humanisme chrétien95. 6) Pour ce faire, Tillich recommande à l’éducateur de pouvoir évaluer les questions existentielles de l’enfant en fonction de son âge, de ses connaissances, de ses aptitudes, etc. afin de ne pas donner des réponses à des questionnements encore inexistants. Le radicalisme de la question est essentiel pour la poursuite du processus, tout comme les démarches suivantes : corréler la question et la réponse, ouvrir à toutes les potentialités humaines et donner la possibilité au jeune de se développer en toute liberté96. 7) De plus, toujours en vue de concilier les pédagogies humanistes et d’initiation, l’éducateur chrétien devra résoudre le problème du langage symbolique religieux en transformant « le littéralisme primitif attaché aux symboles religieux en une interprétation conceptuelle qui ne détruise pas le pouvoir inhérent des symboles »97. Il est donc question d’imprégner les subconscients des enfants de symboles religieux dès l’enfance afin de les initier aux mystères ultimes de l’homme avant de donner progressivement les premières réponses aux questionnements religieux, au fur et à mesure du mûrissement de l’enfant. Par la suite, les questions seront plus critiques et les réponses d’autant plus argumentées. En somme, « vaincre le littéralisme sans perdre les symboles »98 constitue la tâche délicate mais pourtant centrale de l’éducation chrétienne.

93 Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 234. 94 Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 229–233. 95 En effet, le principe protestant refuse de considérer la foi comme une « certitude indubitable » (il se situe en dehors de toute hétéronomie), mais inclut le principe humaniste « en identifiant Jésus comme le Christ avec le Logos universel » (Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 238–239). 96 Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 239. 97 Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 239. 98 Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 240.

2.2 Étude des textes de Paul Tillich relatifs à l’éducation chrétienne

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Enfin, un huitième élément significatif concernant la question de l’éducation [même s’il s’agit cette fois « de l’éducation des peuples »] permettra à la fois de compléter ce propos et d’introduire le premier concept fondamental, celui des « frontières ». C’est dans un discours prononcé à Francfort à l’occasion de la remise du Prix de la Paix par l’Union commerciale du Livre allemand que l’argument a été lancé par Tillich en 1962. Il réfléchit à l’épineux problème de la recherche identitaire des personnes et des nations en développant ce concept de « frontières ». Ainsi, il explique que l’éducation se joue en deux temps : d’abord, par le franchissement des frontières afin de surmonter l’angoisse de ce qui est autre99, ensuite, par la découverte et l’acceptation de sa propre limite essentielle afin de pouvoir mieux apprécier les limites de fait100. De plus, cette éducation requiert une « conscience de l’histoire », une « connaissance du passé » et la « compréhension historique ». C’est pourquoi, au terme de la lecture de ces textes consacrés à l’éducation chrétienne chez Paul Tillich, nous retiendrons pour la poursuite de ce travail : – l’importance du contexte, de la situation du « destinataire » ; – la question de l’humanisme chrétien et de l’humanisation au cœur des réflexions de l’école chrétienne ; – l’importance donnée au travail de la question existentielle (« radicalisme du questionnement ») ; – l’importance de lutter contre le littéralisme, tout en préservant les symboles. Avec le point suivant, nous entrons dans l’analyse proprement dite des cinq concepts tillichiens identifiés pour notre étude, à savoir les frontières, la bipolarité entre la « substance catholique » et le « principe protestant », la théonomie et ses harmoniques, la rencontre interreligieuse et la préoccupation ultime.

99 « Les responsables politiques et spirituels de l’Occident devraient faire en sorte que l’éducation des peuples ne serve pas seulement à leur inculquer et à leur faire approfondir ce qu’ils ont en propre, quelle qu’en soit la grandeur, mais encore qu’elle les porte à franchir des frontières, dans l’ordre du connaître, de la compréhension et de la rencontre d’autrui, même si ce qu’on rencontre ne semble à première vue que s’opposer. L’encouragement à passer au-delà de ce qui nous appartient en propre purement et simplement, voilà ce que peut apporter l’éducation à la construction de la paix. Et ce qui importe avant tout ici, c’est une éducation qui donne la conscience de l’histoire, qui unisse la connaissance du passé à la compréhension historique et qui en tout cas ne se limite pas au travail scolaire de la classe d’histoire » (Paul TILLICH, « Frontières (1962) », dans Paul TILLICH, Aux frontières de la religion et de la science, Paris/Neuchâtel, Centurion/Delachaux & Niestlé, 1970, p. 47). 100 « Le premier défi était une invitation à franchir la frontière, c’est-à-dire la limite de fait, et à surmonter l’angoisse devant ce qui se trouve de l’autre côté. Le second défi sera une invitation à accepter sa limite propre et essentielle et, à la lumière de cette acceptation, à apprécier le plus ou moins grand poids des limites de fait » (Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 51).

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2.3 Les cinq concepts Avant de détailler ces cinq éléments, nous expliquerons avant tout les motivations qui justifient notre préférence pour ces cinq concepts parmi tous ceux qui composent la théologie tillichienne. En fait, en suivant nos intuitions, par phases de tâtonnements, d’essais, d’erreurs, et de regroupements, et en tentant à chaque fois de gagner en précision, comme vous le verrez, nous avons retenu ces cinq éléments parce qu’ils nous semblaient être les plus pertinents et les plus productifs par rapport à notre contexte de recherche. Tout d’abord, en Belgique francophone, la corrélation inspire encore la méthode de travail décrite dans le programme du cours de religion catholique. Aussi, la notion de corrélation a spontanément retenu notre intérêt. En analysant et en approfondissant ce concept, nous avons découvert ses liens étroits avec les « frontières ». En effet, nous avons remarqué qu’il était impossible d’exploiter la notion de corrélation sans remonter à la source ontologique, sans traiter de cette frontière poreuse entre l’humain et le divin qui se trouve à la base de cette méthode. Ce cheminement explique pourquoi nous allons commencer par présenter le concept de « frontières » en premier lieu, en lien étroit avec la corrélation. Ensuite, il fallait rendre compte de ce paradoxe et trouver des réponses à cette question : comment un auteur protestant comme Tillich allait pouvoir apporter quelque chose à la compréhension de l’identité de l’école catholique ? Nos recherches se sont donc naturellement dirigées vers la bipolarité existante entre la « substance catholique » et le « principe protestant ». Nous avons alors découvert la tension stimulante entre ces deux attitudes susceptibles d’alimenter la réflexion à propos du projet chrétien de l’école. Puis, l’étude du CRER présentée dans la phase de contextualisation avait mis en évidence qu’environ 30% des jeunes se disaient totalement non-croyants. Tillich ayant lui-même été aux prises avec l’enjeu de la sécularisation à son époque et avec une perte de vitalité de la foi chrétienne, il nous a alors paru approprié d’interroger la notion de théonomie que Tillich a utilisée en son temps afin de déceler la grâce dans le monde séculier. La découverte de la théonomie nous a alors permis de découvrir ses deux « harmoniques » que sont le démonique et le kairos. Par ailleurs, l’enquête du CRER a aussi confirmé la pluralité culturelle et religieuse présente dans les établissements. Comme il existe des écoles catholiques fréquentées par une majorité de musulmans ou d’autrement croyants, nous nous sommes intéressés à la manière dont Tillich a traité la question du dialogue interreligieux à son époque. Même si la rencontre interreligieuse constitue une réflexion plutôt tardive dans son œuvre théologique, Tillich a malgré tout de précieux arguments à nous offrir pour travailler cette question d’actualité.

2.3 Les cinq concepts

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Enfin, compte tenu de la diversité philosophique et convictionnelle, et du public pluriel de la pastorale scolaire, le cinquième critère que nous avons finalement retenu est celui de l’ultimate concern. En effet, en référence à la question du sens qui se pose pour tout un chacun (quelle que soit la philosophie de vie de la personne), la préoccupation ultime nous a semblé être un concept adéquat pour engager le dialogue à partir de la religion « au sens large ». Nous verrons plus loin que l’étude de l’ultimate concern implique également une redécouverte du sens du symbole qui est au cœur du système épistémologique de notre théologien. Comme on le voit déjà, ces cinq concepts en appellent d’autres, tant il est complexe dans la théologie de notre auteur d’extraire et de séparer ces éléments les uns des autres. Nous allons toutefois tenter de les clarifier en commençant par la notion de « frontières ».

2.3.1 Les « frontières » : une question ontologique Présentation des quatre textes Quatre textes de Tillich précisent la notion de « frontières » : – Le paragraphe101 « la situation limite humaine » (boundary-situation) dans l’article « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui » publié en allemand en 1930 et republié en anglais en 1948 ainsi que l’ « Introduction »102 à l’ouvrage Réalisation religieuse (1930)103 ; – « Aux frontières »104 (1936) ; – « À la frontière »105 (1960) ;

101 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, p. 59–65. 102 Paul TILLICH, « Introduction (à l’ouvrage Réalisation religieuse) (1930) », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), Genève/Québec, Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, p. 288–304. 103 Ces deux textes sont traduits en français dans des volumes différents mais se suivent en allemand dans Religiöse Verwirklichung (Réalisation religieuse) : d’abord l’« Introduction » aux pages 9–24, puis « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », aux pages 25–42. 104 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », dans Paul TILLICH, Documents biographiques, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 13–62. 105 Paul TILLICH, « À la frontière (1960) », dans Paul TILLICH, Documents biographiques, Paris/ Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 91–98.

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L’article « Frontières »106 (1962), correspondant à l’allocution de Tillich lorsque, cette année-là, il reçut le Prix de la Paix par l’Union commerciale du Livre allemand.

Les lignes qui suivent entendent présenter brièvement ces textes avant de les analyser grâce à plusieurs articles de littérature secondaire107. Pour bien saisir cette notion de « frontières » chez notre auteur, il faut comprendre que celle-ci est d’abord d’ordre ontologique : elle s’applique à la question de l’être tel qu’il est en lui-même. Ce n’est donc pas par hasard que Tillich utilisa ou évoqua les frontières dans deux autobiographies, celle de 1936 et celle de 1960. Ainsi, le texte de 1936 est probablement le plus connu : il s’agit du texte (déjà précédemment évoqué) que Tillich publia aux États-Unis, à la demande de son éditeur, pour se faire connaître auprès de son nouveau public américain. Dans cette autobiographie, Tillich se situait personnellement « entre deux tempéraments », « entre la ville et la campagne », « entre des classes sociales », etc. À chaque fois, Tillich se voyait dans une tension entre deux éléments, avec la possibilité de les mettre en dialogue de manière presque dialectique. Très souvent, cette situation, bien qu’inconfortable, lui semblait stimulante intellectuellement. Le deuxième texte autobiographique traitant des frontières date de 1960 et retrace la décennie de la vie de Tillich allant de 1950 à 1960. Évoquant surtout son voyage récent au Japon, sa redécouverte de l’agapè dans le domaine moral et de l’essentialisme, Tillich y évoque très peu le thème des frontières si ce n’est dans le dernier point de sa présentation. Il y rappelle alors que ses dernières années de travail à Harvard et au niveau collégial lui permirent de retravailler sur le terrain commun de la religion et de la culture : Les demandes qui surgissent lorsqu’on enseigne dans une grande université comme Harvard ont renforcé ma position « à la frontière » entre la religion et la culture. […] J’ai l’impression qu’au centre du travail en matière de religion au niveau collégial dans tout le pays, on trouve une insistance sur la totalité des problèmes qu’indique le titre « Religion et culture ». Cette insistance apporte une sorte d’exaucement à l’une des principales ori-

106 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », dans Paul TILLICH, Aux frontières de la religion et de la science, Paris/Neuchâtel, Centurion/Delachaux & Niestlé, 1970, p. 41–54. 107 André GOUNELLE, « La notion de frontière à partir de Paul Tillich », dans Autres Temps. Les cahiers du christianisme social, 33–34 (1992), p. 54–61 ; André GOUNELLE, La condition transfrontalière de la théologie selon Tillich (colloque de l’APTEF, Paris, 2013). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://andregounelle.fr/tillich/la-condition-transfrontaliere-de-la-theologieselon-tillich.php ; Raymond ASMAR, « ‹ À la frontière › entre l’être et le non-être », dans Iris – Annales de philosophie (USJ, 37), Beyrouth, Publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines, 2016, p. 55–64 ; André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », dans International Yearbook for Tillich Research, 12 (2017), p. 1–16.

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entations du travail de ma vie entière, et elle peut aider à libérer la théologie de l’isolement dans lequel la critique extérieure d’une part, son propre repli sur soi d’autre part, l’ont reléguée108.

Ainsi, l’une des finalités du travail de Tillich concerne bien ce qu’on pourrait appeler, à la manière d’André Gounelle109, « la condition transfrontalière de la théologie ». En 1962, notre auteur produisit un autre texte important s’intitulant « Frontières ». La marque du pluriel est importante car, à plusieurs reprises, il passa dans son explication de la situation de l’être à celle d’un pays. En effet, alors que son œuvre commençait à être davantage connue en Europe, les libraires allemands lui remirent le « Prix de la Paix ». En guise de remerciement, Tillich écrivit ce discours où il évoquait la question sensible de la construction du mur de Berlin en 1961. « Frontières » présente, on ne peut mieux, le caractère ambivalent de la frontière qui délimite un territoire de liberté ou qui enferme totalement. Telle fut la conclusion de cette allocution : d’abord, oser passer la frontière c’est-à-dire franchir la limite de fait ; ensuite, accepter sa limite propre et essentielle. Chronologiquement, le premier texte évoquant la notion de frontière date de 1930. L’« Introduction », consacrée à la situation du protestantisme allemand de cette époque, rappelle d’abord que la frontière constitue un lieu stimulant pour la connaissance « car toute chose doit être déterminée à partir de sa frontière »110, comme le rappelle déjà l’étymologie latine du terme « dé-fini-tion ». Rester à l’intérieur de la chose ne suffit pas pour la décrire entièrement : pour la re-connaître, il faut la connaître aussi de l’extérieur, et plus précisément, à partir de la frontière. Cette position sur la frontière caractérise particulièrement le protestantisme qui doit non seulement se tenir à sa frontière propre, mais aussi à la frontière des autres religions et de la sphère profane : « il n’est pas protestant de demeurer au centre »111. Au contraire, toute réalisation passe par une réalisation de l’être à la frontière. En protestantisme, deux voies mènent à cette réalisation112 : – La proclamation de la « situation-frontière » de l’humain ; – La parole de la « structure de la grâce ».

108 Paul TILLICH, « À la frontière (1960) », p. 98. 109 Cf. le texte d’André Gounelle au colloque de l’APTEF (Paris, 2013). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://andregounelle.fr/tillich/la-condition-transfrontaliere-de-latheologie-selon-tillich.php. 110 Paul TILLICH, « Introduction (1930) », p. 291. 111 Paul TILLICH, « Introduction (1930) », p. 293. 112 Paul TILLICH, « Introduction (1930) », p. 295.

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Il existe même, selon Tillich, une bipolarité entre ces deux voies. L’autre tension qui dérive de cette première bipolarité, c’est « celle qui existe entre la structure de grâce et la profanité »113. Le concept de théonomie qui « signifie le fait pour des formes autonomes d’être remplies d’un contenu transcendant qui les porte et fait irruption en elles114 » rend compte de cette intégration réciproque entre la structure de grâce et la profanité. Le paragraphe « la situation limite humaine » explique quant à lui en quoi consiste la première des deux voies. Au début de l’article « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui », Tillich rappelle que l’être humain est devenu autonome intérieurement et qu’il a découvert en conséquence l’insécurité de cette situation (« autonomie brisée » par l’inquiétude, le déchirement et la désespérance). Puis, il indique que la menace inconditionnelle qui plane sur l’être de l’homme est précisément l’expérience vécue à la situation limite humaine115. Cette affirmation de la « situation limite » de l’homme face aux sécurités religieuses (ou non) est typiquement protestante ; c’est le principe de justification reformulé en termes modernes : « la situation limite humaine est le lieu où le non-être menace de manière inconditionnelle le lieu où notre existence entière se tient devant le non-être116 ». Le principe protestant à la situation limite implique de « soumettre cette substance à une critique radicale et [d’] éliminer tout ce qui affaiblirait l’énergie à la situation limite »117 (sacrement, mystique, sacerdoce, autorité ecclésiale, culte, etc.) ainsi que de démasquer même la sécurité la plus ultime118. La proclamation protestante se déroule par conséquent en trois temps : – « elle ne doit pas être une proclamation directe des contenus religieux, tels qu’ils se trouvent dans la Bible et la Tradition »119 ; – « la proclamation protestante doit, deuxièmement, parler de l’affirmation qui vient à l’homme dans la situation limite prise inconditionnellement au sérieux (elle doit parler du jugement qui nous déclare en sécurité en nous enlevant toute sécurité) »120 ;

113 Paul TILLICH, « Introduction (1930) », p. 295. 114 Paul TILLICH, « Introduction (1930) », p. 296. 115 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 59. 116 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 63. 117 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 65. 118 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 74. 119 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 69. 120 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 75.

2.3 Les cinq concepts



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« troisièmement et finalement, le protestantisme doit témoigner de l’être nouveau121, qui seul permet de dire cette parole avec force, (c’est-à-dire de l’annoncer de telle manière qu’elle ne redevienne pas une mauvaise sécurité) »122.

Enfin, l’être humain peut expérimenter désormais cette situation limite à l’intérieur ou à l’extérieur des Églises protestantes mais le « protestantisme est présent partout où on prêche avec la force de l’être nouveau la situation limite de l’homme dans son ‹ non › et dans son ‹ oui › »123. Commentaire de ces textes Après un développement sur « l’être et le non-être », l’analyse d’André Gounelle s’inspirant de celle de Tillich sera présentée dans ce commentaire. Elle porte sur trois tensions : celles entre la forme et le dynamisme, entre l’identité et l’altérité, entre la finitude et la suffisance. Dans l’étude qui suit, les mots de Tillich seront reproduits non plus pour étudier les frontières « à partir de » l’œuvre de Tillich, comme l’a fait le professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier, mais cette fois, pour étudier les frontières « chez » Tillich. 2.3.1.1 Être et non-être La question de la frontière est donc avant tout ontologique. Elle révèle l’ambiguïté de l’être composé de l’être essentiel (l’être idéal) et de l’être existentiel (l’être concret)124. Ce décalage entre l’essence et l’existence provoque notre état d’aliénation125 (cf. l’influence de Kierkegaard sur ce point126).

121 C’est-à-dire Jésus le Christ pour les chrétiens. 122 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 76. 123 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 76. 124 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, traduit de l’anglais par Alain Durand, Paris, Les Éditions du Cerf, 2017, p. 28 : « Nous sommes un mélange d’être et de non-être ». 125 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 48 : « Car la limite essentielle et la limite de fait ne coïncident pas. La limite essentielle est celle qui exige, porte des jugements et fournit des buts au-delà de la limite de fait ». 126 Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2006, p. 61–62 : « Grâce à Søren Kierkegaard, le mot Angst est devenu un concept central de l’existentialisme qui désigne la conscience d’être fini, d’être un mixte d’être et de non-être ou d’être menacé par le non-être […] Kierkegaard en particulier a utilisé ce concept d’angoisse pour décrire (et non pour expliquer) le passage de l’essence à l’existence ». Tillich, quant à lui, utilisera les chapitres 1 à 3 de la Gn (« la chute ») pour analyser la possibilité de ce passage de

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

On le sait, Tillich aime prendre la question ontologique comme point incontournable de son raisonnement (cf. en particulier le tome 2 de sa Théologie systématique traduite en français : L’être et Dieu). C’est ainsi qu’il explique que nous appartenons au pouvoir de l’être tout en lui étant séparé127 : « on a l’être et on ne l’a pas, c’est pourquoi on se situe toujours ‹ à la frontière › entre l’être et le non-être »128. Lorsque l’homme pose la question de l’être, il appartient à l’être et il en est séparé en même temps129. Si cette situation limite est rendue possible, c’est en raison de la liberté de l’homme, sa liberté de choisir de dire ‹ oui › ou ‹ non › à l’être. Cette liberté, qui constitue son essence, devient une menace pour l’homme lorsque celui-ci s’interroge sur son être vrai, sur son être juste, lorsqu’il est obligé de décider et que, forcément, il ne parvient pas à réaliser cet être vrai et juste. Là se situe la situation limite130 car « la situation existentielle de l’homme correspond à un état fondamental d’aliénation par rapport à sa nature essentielle »131.

l’essence à l’existence, en raison de la « liberté finie » de l’homme (Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, p. 55–59). 127 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, p. 28 : « Nous appartenons sans aucun doute à l’être -sa puissance est en nous- autrement nous ne serions pas. Mais nous sommes aussi séparés de lui ; nous ne le possédons pas entièrement ». 128 Raymond ASMAR, « ‹ À la frontière › entre l’être et le non-être », p. 55. 129 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, p. 28 : « Mais l’homme peut et doit s’interroger, il ne peut éviter de s’interroger parce qu’il appartient au pouvoir de l’être dont il est séparé, et il sait à la fois qu’il lui appartient et qu’il en est séparé ». 130 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 62–63 : « S’il y a la possibilité pour l’homme d’une situation limite, c’est justement parce qu’il ne s’identifie pas à son existence immédiate. Il y a une « brisure » dans sa vie immédiate. Cette élévation au-dessus du simple fait d’être, la liberté à l’égard de soi-même, à savoir celle de dire « oui » ou « non » à l’être, fait l’homme. Cette liberté qui lui appartient, qui est son essence et à laquelle il ne peut pas se soustraire implique aussi une menace. L’homme est un être véritablement menacé, parce que libre par rapport au simple fait d’être, parce qu’il peut se dire à lui-même « oui » ou « non ». Le fait que l’homme peut s’interroger sur l’être vrai et qu’il peut exiger l’être véritable l’exprime. Celui qui demande l’être en est d’une certaine manière séparé ; exiger de l’être présuppose qu’il ne soit pas donné. […] La liberté qui rend inévitable d’avoir à décider, suscite l’inquiétude la plus profonde que connaît notre existence, car ce fait menace notre être. […] Au-dessus de nos têtes plane l’exigence de saisir l’être vrai, de réaliser l’être juste. Que cette exigence n’aboutisse pas, ce qui se passe en fait, notre être se voit alors poussé dans le déchirement, dans le tourment caché de toute vie, dont même la mort ne peut pas nous libérer. Là où on expérimente cette situation dans son aspect inconditionnel et inévitable, on saisit la situation limite de l’homme ». 131 Benoît BOURGINE, « Barth et Tillich, de Job à Kierkegaard », p. 104. L’auteur renvoie à Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, p. 46.

2.3 Les cinq concepts

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Outre cette frontière entre l’être et le non-être, les frontières « tillichiennes » fournissent un concept permettant aussi de comprendre le réel sous d’autres aspects. 2.3.1.2 Forme et dynamisme Les frontières sont aussi des formes à exploiter, elles donnent une forme, elles délimitent, elles permettent de saisir le réel comme le ferait une définition : [Une frontière], c’est aussi quelque chose qu’il faut exploiter. Une limite est une des dimensions de la forme, et une forme est ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est. La limite entre l’homme et l’animal permet d’exiger de l’homme et d’obtenir de lui des choses qu’on ne pourra jamais exiger ni attendre d’un animal. La frontière qui sépare l’Angleterre de la France a permis le développement de deux grandes cultures, essentiellement différentes. La séparation qui existe entre la religion et la philosophie rend possible la liberté de la pensée philosophique et le don de soi passionné à la religion. Une définition est une dé-limitation et sans elle il n’est pas possible de saisir ou de connaître la réalité132.

S’appliquant à l’être humain, à un pays ou à toutes sortes d’autres notions, elles revêtent alors un aspect positif et facilitent l’existence par leur aspect cognitif. Pour rappel, la position aux frontières constitue avant tout une position pour cheminer vers la connaissance133. Toutefois, comme dans sa fameuse autobiographie de 1936, Tillich n’entend pas rester au-dedans de ces démarcations. S’il est utile de définir, de délimiter le réel, Tillich rappelle souvent l’importance de ne pas s’enfermer. Au contraire, il préfère souvent conjuguer les opposés et créer une troisième zone en se situant sur la frontière : Exister sur la frontière, dans une situation limite, comporte quantité de tensions et de mouvements. Cela ne consiste pas du tout à se tenir immobile, mais c’est en fait un passage suivi d’un retour, une succession d’allées et venues, un va-et-vient dont le but est de créer une troisième zone au-delà des territoires délimités, une zone où l’on puisse se tenir un moment sans être enfermé dans des limites bien circonscrites134.

Il faut donc faire preuve d’un certain dynamisme pour exister sur la frontière et franchir couramment les limites, afin d’assurer ce va-et-vient. Cette position non statique, et non confortable, Tillich estime qu’elle est nécessaire tant pour les personnes que pour les peuples :

132 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 47–48. 133 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 13 : « La frontière est l’endroit idéal où acquérir des connaissances ». 134 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 42.

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

Le premier défi était une invitation à franchir la frontière, c’est-à-dire la limite de fait, et à surmonter l’angoisse devant ce qui se trouve de l’autre côté135 ; Les responsables politiques et spirituels de l’Occident devraient faire en sorte que l’éducation des peuples ne serve pas seulement à leur inculquer et à leur faire approfondir ce qu’ils ont en propre, quelle qu’en soit la grandeur, mais encore qu’elle les porte à franchir les frontières, dans l’ordre du connaître, de la compréhension et de la rencontre d’autrui, même si ce qu’on rencontre ne semble à première vue que s’opposer136.

Lui-même a vécu cette situation ; comme l’indiquent les dernières pages de sa première autobiographie : Chaque possibilité dont j’ai discuté, j’en ai discuté dans sa relation à une autre possibilité, pour dire la façon dont l’une et l’autre s’opposent ou sont corrélatives. Telle est la dialectique de l’existence : chaque possibilité de la vie tend de son propre accord vers une frontière et au-delà de la frontière, là où elle rencontre ce qui la limite. L’homme qui se tient à maintes frontières fait sous maintes formes l’expérience de l’agitation, de l’insécurité et de la limitation inhérente à l’existence137.

À partir de la pensée de Paul Tillich, André Gounelle explique cette tension entre la forme et le dynamisme en ces termes : Si l’un des pôles, que ce soit la forme ou le dynamisme disparait, la vie se perd. La frontière remplit bien sa fonction lorsqu’elle n’est ‹ ni bétonnée ni liquéfiée › (pour reprendre une expression d’Olivier Abel). Nous en faisons un bon usage quand elle permet un allerretour, un va-et-vient, une sortie et une rentrée, quand elle favorise un commerce et un équilibre entre la sécurité et l’aventure, de telle sorte que l’inédit ne détruise pas le familier mais l’enrichisse, et que l’habituel n’interdise pas l’invention mais l’accueille138.

2.3.1.3 Identité et altérité Le transfrontalier est ainsi amené à exister sur une zone mouvante, une zone de turbulences, dans une situation inconfortable. Si certains acceptent facilement cela, d’autres en sont incapables. Pour arriver à vivre sur la frontière, il faut apprivoiser la tension de la relation bipolaire existant entre l’identité et l’altérité. Toute personne est menée ainsi à la frontière de son être : soit, elle arrive à aller au-delà d’elle-même en rencontrant l’autre, soit elle reste centrée sur ellemême. Tillich l’explique: « Quand la destinée conduit quelqu’un à la frontière de son être, elle lui fait prendre conscience de façon personnelle qu’il a à choi-

135 136 137 138

Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 51. Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 47. Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 62. André GOUNELLE, « La notion de frontière à partir de Paul Tillich », p. 57.

2.3 Les cinq concepts

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sir entre revenir à ce qu’il est déjà ou se dépasser lui-même. Toute personne est à ce point conduite à la frontière de son être »139. L’autre devient comme un miroir dans lequel il est possible de découvrir ses propres limites et ses propres faiblesses : la rencontre de l’autre provoque alors l’angoisse devant ce qu’on n’est pas et menace indirectement notre sécurité140. Cependant, certains, dont le sentiment de sécurité est ébranlé, se sentent incapables de franchir cette frontière avec l’autre et préfèrent alors détruire ce qu’ils ne sont pas. Ils deviennent agressifs et tentent de « faire disparaître les frontières qu’ils ne peuvent franchir »141. C’est précisément le cas du « fanatique ». C’est ce même sentiment d’insécurité qui est à l’origine des guerres de religions d’après Tillich. Or, aujourd’hui, la « tâche [des Églises] est de retourner à la frontière, de la franchir et de lutter pour l’au-delà dans cet aller et retour entre l’Église et la culture. Si les Églises ne prennent pas le risque de franchir la frontière de leur propre identité, elles perdront toute signification pour d’innombrables personnes qui leur appartiennent essentiellement »142. C’est toujours ce même sentiment d’insécurité combiné avec une haine de l’étranger qui, dans le cas de l’Allemagne nazie, a incité Hitler et les siens à conquérir d’autres territoires en éliminant les frontières. Il y a donc un parallèle à établir entre la volonté de conquête des peuples et l’impulsion de tout homme à s’accaparer à lui seul la totalité du réel en supprimant ses propres limites et à s’en prendre à l’altérité d’autrui : « lorsque l’homme se sent incapable de dépasser une limite, il se donne pour tâche de l’effacer en anéantissant tout ce qui lui semble étranger »143. La compréhension et la rencontre de l’altérité « à la frontière » est donc primordiale. Toutefois, un préalable existe pour franchir la frontière et visiter l’autre : il s’agit de connaitre sa nature essentielle, son identité propre, sans pour autant faire de celle-ci une norme absolue. Tillich écrit : « en effet, seul celui qui a trouvé son identité et donc la frontière de sa nature n’éprouve plus le besoin de s’y verrouiller ou d’en sortir avec violence »144. Certes, dans chaque culture et tradition religieuse, il existe des lois, mais celles-ci, bien que nécessaires, ne suffisent pas : « la nature essentielle contient aussi le but à atteindre et les termes qui désignent la limite sont souvent aussi

139 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 43. 140 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 43–44. 141 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 44. 142 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 45. 143 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 46. 144 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 49.

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ceux qui expriment la fin vers laquelle tend le développement d’une vie, comme le latin finis et le grec telos »145. Poursuivant la comparaison entre l’être et les peuples en prenant différents exemples, Tillich explique également que : « chaque fois qu’un peuple a été conscient d’avoir une vocation, il a découvert ses limites essentielles et il s’est efforcé de mettre la réalité en accord avec elles ». Dès lors, cette relation bipolaire entre l’identité et l’altérité incite à faire un bon usage de la frontière comme l’explique André Gounelle, tant pour rencontrer l’autre, différent par sa culture, sa religion, que pour se comprendre soi. Ce concept peut donc aider à mieux comprendre tant l’identité propre d’une personne, d’une institution, etc. que la rencontre interconvictionnelle ou interreligieuse. Dans son article, le théologien de Montpellier indique : « Pour que la frontière joue bien son rôle, il importe de développer une identité à la fois solide et ouverte, capable de se modifier sans se perdre, qui ne réagisse pas à l’altérité par l’indifférence ou le rejet, mais qui la reçoive comme une question intéressante et positive »146. 2.3.1.4 Finitude et suffisance Une dernière bipolarité permet de mieux comprendre la notion de frontière, c’est l’opposition entre la finitude et la suffisance. De fait, Tillich prend ici la limite de la vie commune à tous, c’est-à-dire la mort, comme ultime frontière. Face à cette finitude, le théologien allemand ne propose qu’une seule « solution », celle de « l’accepter »147, ce qui fait évidemment allusion au thème du Courage d’être. Il poursuit, en rappelant les mises en garde des chœurs grecs contre l’orgueil : « La tentation de ne pas accepter cette finitude, d’élever son propre moi au niveau de l’inconditionné, du divin, se retrouve tout au long de l’histoire. Toute personne qui succombe à cette séduction détruit son monde et se détruit elle-même »148. L’acceptation de soi, de sa mort, de ses limites passe probablement par la reconnaissance de notre suffisance. Toujours dans le même article, André Gounelle postule que « [l’être humain] vit de ce que les autres lui apportent »149. Aussi, la finitude oblige-t-elle les hommes à sortir d’eux-mêmes, à rencontrer les autres et à échanger, ces relations extérieures devenant primordiales. On

145 146 147 148 149

Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 49. André GOUNELLE, « La notion de frontière à partir de Paul Tillich », p. 58–59. Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 52. Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 53. André GOUNELLE, « La notion de frontière à partir de Paul Tillich », p. 60.

2.3 Les cinq concepts

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peut dire ainsi que le « Radicalement Autre » offre aux hommes tout le nécessaire pour vivre malgré leur finitude. Quant à Tillich, au lieu de parler de l’autre qui permet à l’homme de supporter sa finitude, il indique que c’est directement l’Éternel qui procure des forces d’accomplissement à l’être : Rien de fini ne peut franchir la frontière pour passer de la finitude à l’infini. Mais autre chose est possible : l’Éternel peut, de son côté, franchir la frontière en direction du fini. […] Toutes les religions témoignent de ce franchissement de frontière150. Ce sont ces forces d’accomplissement en provenance de l’Illimité […], qui fondent et dirigent tout être, qui rendent la paix possible. Ce sont elles qui nous arrachent à nos étroitesses pour nous mener au-delà de la frontière. Ce sont elles qui nous donnent la conscience d’une vocation et ainsi nous révèlent la limite essentielle au sein de la confusion des limites de fait. Ce sont elles qui nous mettent en garde contre le désir de forcer le dernier barrage […]. Ces forces d’accomplissement sont toujours présentes. Mais elles ne peuvent devenir efficaces, que si l’on s’ouvre à elles151.

2.3.1.5 La corrélation comme structure ontologique fondamentale À ce stade de notre développement, nous allons présenter la corrélation « tillichienne » en insistant sur la dimension ontologique de la « frontière » car, avant tout, ce concept n’enferme pas les individus dans des catégories mais passe plutôt à l’intérieur de chaque être : « avant de désigner une méthode, [la corrélation] renvoie à un principe ou à une structure ontologique »152. Il convient alors ici de souligner avec André Gounelle que la « méthode de corrélation » est une expression tardive chez notre théologien puisqu’elle renvoie principalement à des textes « peu nombreux et assez brefs »153 composés entre 1947 et 1957, au moment où il composait sa célèbre Théologie systématique. Dans sa période allemande, le théologien n’utilise pas la « méthode de corrélation » mais préfère plutôt se référer à une « révélation corrélationnelle » en postulant « qu’il n’y a révélation que si quelque chose se révèle […] à quelqu’un »154. Dès lors, cela justifie le fait que la corrélation est d’abord d’ordre ontologique, voire d’ordre phénoménologique, avant d’être une question méthodologique. Ce fait étant établi, il est fondamental de comprendre que la corrélation chez Tillich fonctionne en s’opposant fondamentalement au naturalisme et au supra-

150 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 54. 151 Paul TILLICH, « Frontières (1962) », p. 54. 152 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 2. 153 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 2. 154 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 2.

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

naturalisme : le premier se caractérise par « une ontologie sans transcendance »155 (la nature et le divin étant identiques, aucune corrélation n’est possible), le second est perçu par Tillich comme une « hétéro-transcendance »156 (Dieu étant isolé et extérieur à tous les autres êtres). Sans « terrain commun » entre l’homme et l’Éternel, sans bipolarité, pas de corrélation possible ! Au contraire, la corrélation, aussi appelée par Tillich « réalisme auto-transcendant », a pour principe que « la transcendance se rencontre au sein du réel, sans toutefois se confondre avec lui, elle le dépasse infiniment tout en lui étant interne »157. Tillich appelle cette transcendance la « dimension de profondeur » : c’est « une altérité qui structure le monde et l’homme, qui fait d’eux ce qu’ils sont »158. Compris ainsi, « l’homme est la condition de Dieu » car « la quête de l’ultime constitue l’humain à un point tel que Tillich doute qu’un véritable athéisme lui soit possible »159 et, réciproquement, « Dieu est la condition de l’homme » car « Dieu n’est vraiment Dieu […] que dans et par sa relation avec l’homme »160. Ainsi, d’après André Gounelle, sans sa source ontologique, la méthode de corrélation ne devient qu’un mécanisme sans grand intérêt161. Il s’agit plutôt de comprendre l’interdépendance des deux pôles, de l’humain et du divin, séparés l’un de l’autre par une frontière poreuse : Affirmer que Dieu et l’homme sont intrinsèquement conjoints ne signifie nullement qu’ils seraient identiques. S’ils s’impliquent mutuellement, il n’y a pas de confusion du créateur et des créatures, leur réciprocité n’annule pas leur distinction. Autrement dit, entre Dieu et l’homme, entre les discours qui parlent de l’un et ceux qui portent sur l’autre, il n’y a ni frontière hermétique, ni absence de frontière ; il y a une frontière poreuse qu’on ne cesse de traverser, tout en se rendant clairement compte et en ayant fortement conscience qu’elle existe et fonctionne. C’est pourquoi, l’image ou le symbole du transfrontalier définit bien la condition de la théologie162.

155 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 3. 156 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 4. 157 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 5. Cf. Paul TILLICH, Théologie systématique. Deuxième partie : L’être et Dieu, traduction d’André Gounelle en collaboration avec Mireille Hébert et Claude Conedera, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/ Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2003, notamment aux p. 112–113 et 146. 158 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 5. 159 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 6–7. 160 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 6. 161 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 7. 162 André GOUNELLE, La condition transfrontalière de la théologie selon Tillich : http://andre gounelle.fr/tillich/la-condition-transfrontaliere-de-la-theologie-selon-tillich.php. En ligne, page consultée le 21 février 2022.

2.3 Les cinq concepts

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Dès lors, la corrélation n’est ni inductive, ni déductive, pas plus qu’elle n’associe ces deux approches car « Dieu fait partie de l’homme tout comme l’homme fait partie de Dieu »163 dans un va-et-vient incessant entre les deux entités, un aller-retour entre la question qu’est l’homme et la réponse qu’est Dieu164. L’image de l’ellipse à deux foyers rend le mieux compte de cette relation165. Ce mouvement de balancier entre la question existentielle et la réponse théologique est fréquent dans la théologie de Tillich : « Être humain, écrit Tillich dans l’Introduction de la Théologie systématique, signifie s’interroger sur son propre être et sur sa vie propre sous l’impulsion des réponses données à ces questions. Et à l’inverse, être humain signifie recevoir des réponses à la question de son propre être et s’interroger sous l’impulsion des réponses »166. Si cette même Introduction définit la méthode de corrélation comme celle qui « explique les contenus de la foi chrétienne en mettant en interdépendance mutuelle les questions existentielles et les réponses théologiques »167, « l’interdépendance mutuelle » évoquée par Tillich implique non pas un système de questionsréponses fermé comme c’était le cas dans certains catéchismes anciens mais bien une « circulation permanente »168 entre la question et la réponse. D’ailleurs, d’après l’interprétation que fait Olivier Abel de The courage to be169, cette même logique se retrouve aussi dans cette œuvre majeure de Tillich: face à la peur de la mort, l’Église a proclamé la résurrection des morts, face à l’angoisse du jugement dernier, Luther a répondu par la justification gratuite, face à l’angoisse de l’absurde, certains ont cherché le sens de l’existence dans l’engagement pour une société plus juste et plus fraternelle. Ainsi, dans cet engrenage, chaque question provoque une réponse et chaque réponse engendre un nouveau questionnement. La corrélation mène donc celui qui s’y exerce vers une « tâche infinie »170, jamais totalement réalisée : « Dieu est la réponse, mais la réponse n’est jamais

163 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 9. 164 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 10. 165 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 9. Cf. Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, p. 31 : « N’assimilons pas ce cercle [théologique] à un cercle géométrique ; il s’agit plutôt d’une ellipse à deux foyers : la question existentielle et la réponse théologique ». 166 André GOUNELLE, La condition transfrontalière de la théologie selon Tillich. 167 André GOUNELLE, La condition transfrontalière de la théologie selon Tillich. 168 Pour reprendre une expression d’André Gounelle. 169 André GOUNELLE, La condition transfrontalière de la théologie selon Tillich. 170 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 11 qui cite Paul TILLICH, « Biblical Religion and the Search for Ultimate Reality ». La traduction française de ce texte est assurée par Alain Durand : Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime,

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

complètement donnée »171. Comme l’indiquent les premières paroles de Jésus dans l’évangile de Marc : « le Royaume s’approche », « il est là et il n’est pas là »172. En raison de « l’interdépendance vivante entre question et réponse et entre réponse et question »173, la corrélation n’est ni une méthode dialectique qui amènerait une synthèse figée, ni un paradoxe : « elle correspond à une ontologie du vivant pour laquelle les mouvements et des échanges tissent le réel ou l’être »174. Exposée ainsi, chez Tillich, la corrélation n’est méthode que dans le sens où elle « n’est pas un outil pour acquérir de nouvelles connaissances, mais une manière d’exposer, d’expliquer, d’analyser et de vérifier ce qui a déjà été découvert. Elle ne précède ni ne conditionne notre accès aux réalités, elle le suit et le décrit ; elle ne conduit pas vers une conception de l’être, elle en découle, en montre les grandes lignes et les articulations »175. Ainsi, toujours d’après l’analyse d’André Gounelle, « la méthode corrélative [est] l’unique démarche qu’on puisse qualifier à juste titre de théologique, parce qu’elle honore tout autant la divinité de Dieu que l’humanité de l’homme »176. Par conséquent, la corrélation est liée à l’être. Avant d’être méthode et de devenir une technique pédagogique, elle trouve ses racines dans la question ontologique : dans une bipolarité féconde, la corrélation réunit donc Dieu et l’homme séparé l’un de l’autre par une frontière poreuse ; elle marque ce va-et-vient entre l’homme et Dieu, elle oblige le théologien à quitter son isolement pour se tenir aux frontières.

2.3.2 « Substance catholique » et « Principe protestant » Là où le non-être menace l’être, l’homme est devant la situation limite. Or, le protestantisme doit toujours proclamer cette menace inconditionnelle : « la religion et l’Église en elles-mêmes ne sont pas et ne doivent pas être pour lui une

Paris, Les Éditions du Cerf, 2017, p. 131 : « La corrélation de l’ontologie et de la religion biblique est un travail infini ». 171 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 11. 172 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 11. 173 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 13 qui cite Tillich dans l’article « Natural and Revealed Religion (1935) ». 174 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 13. 175 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 13. 176 André GOUNELLE, « La corrélation : ontologie et méthodologie », p. 15. Malgré le fait que la corrélation prend à la fois en compte la divinité de Dieu et l’humanité de l’homme, peut-être pourrions-nous nuancer le fait qu’il s’agisse de l’unique démarche théologique valide.

2.3 Les cinq concepts

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sécurité »177. La proclamation protestante doit donc « démasquer la sécurité ultime »178 et doit parler du « jugement qui nous déclare en sécurité en nous enlevant toute sécurité »179 afin, ensuite, de « témoigner de l’être nouveau »180 visible en Jésus-Christ. En raison de sa nature brisée, l’être humain risque de manquer son être véritable et il s’en rend d’autant mieux compte lorsqu’il découvre l’insécurité de son autonomie. Dès lors, le protestantisme se doit de proclamer l’espérance en l’être nouveau qui réunit la nature et l’esprit de l’homme, pourtant corrompus et tombés sous le jugement, mais relevés par la grâce. Cette double recherche de la dénonciation de la sécurité ultime et de la proclamation de l’être nouveau pousse Tillich à étudier les rapports qui s’établissent entre la substance catholique et le principe protestant. Elle se situe donc dans le prolongement de cette situation limite déjà évoquée dans le cadre des « frontières ». Présentation des textes Afin d’étudier ce deuxième concept, la lecture du quatrième volume éponyme de l’édition des œuvres de Paul Tillich sous la direction d’André Gounelle et de Jean Richard181 offre une matière première abondante et pertinente pour bien comprendre cette bipolarité. Les vingt-quatre textes regroupés et traduits dans ce livre recouvrent plus de trente-cinq ans du travail du théologien (1928–1965). Ils montrent la forte unité de ce thème dans les écrits tillichiens, que ce soit au travers d’articles universitaires, de conférences ou de publications pour un journal de gauche (Protestant Digest puis The Protestant). Tous ces documents présentent les différentes facettes de ce binôme qui s’applique à des domaines divers : de l’aspect cultuel et architectural à l’aspect didactique des cours de religion, du volet historique à l’aspect social et éthique, des problèmes contemporains du protestantisme à la vision future et œcuménique du christianisme. Avec les textes du volume Substance catholique et principe protestant, cette étude nous permettra donc de définir précisément les notions de « substance

177 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1996, p. 51–78, ici p. 64. 178 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 74. 179 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 75. 180 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 76. 181 Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, traduction et introduction sous la direction d’André Gounelle, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1996, 443 p.

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

catholique » et de « principe protestant », d’envisager leur complémentarité avant de faire le lien avec l’idée d’ « humanisme chrétien » développé par Tillich dans deux textes issus des Écrits théologiques allemands182. Commentaire de ces textes 2.3.2.1 La substance catholique Avant toute chose, il convient de signaler que la substance catholique ne correspond pas entièrement au catholicisme et que, inversement, le principe protestant ne se retrouve pas pleinement dans la réalité du protestantisme. Il s’agit plutôt d’attitudes spirituelles complémentaires : si le catholicisme insiste sur la présence de la substance religieuse en certains lieux, le protestantisme accordera davantage d’importance à l’altérité du Dieu transcendant. La quatrième de couverture du volume d’où sont issus l’ensemble des textes étudiés résume bien cette idée : [Tillich] voit dans le catholicisme et le protestantisme non pas deux systèmes doctrinaux qu’il faudrait concilier, mais deux attitudes spirituelles légitimes, nécessaires et complémentaires. L’attitude catholique (présente chez de nombreux protestants) insiste sur la « substance » religieuse, c’est-à-dire sur la présence de Dieu en certains lieux (l’Église, les sacrements). L’attitude protestante (présente chez beaucoup de catholiques) souligne le ‹ principe › religieux de l’altérité de Dieu que rien ne peut lier ni enfermer, pas même ce qui le manifeste. Si le Dieu chrétien est à la fois transcendant et incarné, ces deux attitudes, au lieu de provoquer un conflit destructeur, doivent conduire à une tension vivante, en empêchant de tomber, d’un côté, dans la superstition idolâtre (qui oublie la différence de Dieu) et, de l’autre, dans un spiritualisme vide (qui oublie la proximité divine). Substance catholique et principe protestant ont besoin l’un de l’autre pour ne pas dérailler, et le dialogue œcuménique a pour visée d’entretenir une interpellation réciproque et fraternelle183.

Afin de mieux cerner à présent en quoi consiste la substance catholique, voici les trois éléments qui la caractérisent : Premièrement, la présence sacramentelle, c’est-à-dire « l’intuition du sacré en tant qu’il est présent, l’intuition de quelque chose qui se trouve ici et là, et qui

182 Paul TILLICH, « Lessing et l’idée d’une éducation du genre humain (1929) », dans Paul TILÉcrits théologiques allemands (1919–1931), Genève/Québec, Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. 253–274 et Paul TILLICH, « L’Église et la société humaniste (1931) », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), Genève/Québec, Labor et Fides/ Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. 335–356. 183 Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, extrait de la quatrième de couverture de ce volume. LICH,

2.3 Les cinq concepts

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en même temps indique, au-delà de lui-même, la profondeur d’où vient l’être »184 : le « sacré de ce qui est »185. Deuxièmement, l’idée de communauté, de communion et de réconciliation dans l’être renouvelé par l’agapè. Tillich l’exprime en ces termes: « la substance catholique désigne […] la communion dans une substance que nous appelons l’amour »186. Une idée de communion et de communauté y est affectivement affirmée : Là où se trouve une réalité sacramentelle de ce type, une communauté qui supprime l’aliénation des individus devient possible, parce que, dans la présence de l’être nouveau sous sa forme sacramentelle, elle possède une unité supérieure. Selon la doctrine augustinienne, l’Église est la communauté dans laquelle l’amour est décisif. […] En fin de compte, l’amour a pour objet l’amour lui-même, c’est-à-dire cette réalité au fondement de tout être qui réunit et qui surmonte l’aliénation dans la communauté187.

Et aussi cette idée de l’amour188 qui réunit car, aux origines du christianisme, il y a une réalité réconciliatrice, un être nouveau, une réalité nouvelle susceptible de triompher du désespoir : Voilà, par exemple, ce que signifie la présence de la substance sacramentelle dans le catholicisme ; cette substance, qui se trouve sur l’autel, représente le pouvoir de réconciliation, le pouvoir d’une nouvelle réalité vers laquelle vous pouvez aller, qui est la vôtre ici et maintenant, et que reconstitue en permanence le sacrement de l’autel. Là s’opère la consécration de l’homme et de la nature au travers des sacrements. Chaque élément est en principe délivré de l’angoisse, de l’aliénation ou des conflits. Telle est la réponse de la première Église. Le protestantisme ainsi que l’humanisme profane ont perdu cette intuition sacramentelle189.

Troisièmement, la notion d’autorité. Le théologien distingue alors « l’autorité de principe » (autorité qui ne tolère aucune critique) et « l’autorité réelle » (lorsque quelqu’un raconte ce qui lui est arrivé, par exemple, alors que nous n’étions pas

184 Paul TILLICH, « La vision protestante. Substance catholique, principe protestant et décision socialiste (1951) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 350. 185 Paul TILLICH, « La signification permanente de l’Église catholique pour le protestantisme (1941) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 169. 186 Paul TILLICH, « La vision protestante. Substance catholique, principe protestant et décision socialiste (1951) », p. 351. 187 Paul TILLICH, « La vision protestante. Substance catholique, principe protestant et décision socialiste (1951) », p. 351. 188 Il faut bien préciser que pour Tillich l’amour n’est pas seulement un sentiment mais bien cette réalité réconciliatrice. 189 Paul TILLICH, « La vision protestante (1950) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 288–289.

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présents)190. On retrouve une définition assez claire de cette « autorité de principe » et de cette « autorité de fait » dans Amour, Pouvoir et Justice191 : Par « autorité de principe », on veut dire qu’une personne possède l’autorité de par la place qu’elle occupe, ce qui la situe par là-même au-dessus de toute critique. Ainsi, pour donner un célèbre exemple, le Pape en tant que Pape est l’autorité dernière pour tout croyant catholique. De même, la Bible en tant que Bible est l’autorité dernière pour tout protestant orthodoxe. […] De même, les parents sont des autorités pour les enfants, et ils essayent de demeurer toujours à cette place. Ainsi, des maîtres deviennent des autorités pour leurs élèves sans chercher à les libérer de leur autorité. Toute « autorité de principe » est une autorité injuste. Elle néglige l’exigence intrinsèque de tout être humain de devenir pleinement responsable de ses décisions dernières. Tout à fait différente est « l’autorité de fait » qui est exercée aussi bien qu’acceptée par chacun de nous à tout instant.

Ces trois traits caractéristiques de la substance catholique (le sacramentel, la réconciliation et l’autorité) sont très importants et doivent être préservés. Toutefois, la critique protestante a dû s’élever contre le catholicisme qui s’était absolutisé : en insistant tellement sur l’incarnation du sacré, il en a éliminé la transcendance. Par ailleurs, il offre aux hommes une fausse sécurité. Aussi, tout comme au temps de la protestation des prophètes contre la classe sacerdotale192, ce conflit a trouvé son paroxysme avec la critique de Luther même si les forces en présence existaient bien avant son époque. Cependant, il est encore possible aujourd’hui de creuser dans la carapace de l’autorité et de la tradition pour retrouver la substance : L’Église catholique a apparemment préservé la substance, malgré une carapace qui ne cesse de durcir. Elle existe encore. Lorsqu’on perce la dure carapace et que la substance devient visible, elle rayonne alors d’une intensité lumineuse particulière : ce qui était jadis notre substance vitale à tous et notre patrimoine commun, ce que nous193 avons perdu apparaît alors, et éveille l’ardent désir de la jeunesse de notre culture194.

190 Paul TILLICH, « La vision protestante. Substance catholique, principe protestant et décision socialiste (1951) », p. 352. 191 Paul TILLICH, Amour, Pouvoir et Justice. Analyses ontologiques et applications éthiques, traduit de l’anglais par Théo Junker (Cahiers de la Revue d’histoire et de philosophie religieuses publiés par la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg, 37), Paris, Les Presses universitaires de France, 1964, p. 57. 192 Paul TILLICH, « La vision protestante. Substance catholique, principe protestant et décision socialiste (1951) », p. 355. 193 Ce « nous » fait référence aux protestants dans ce cas. 194 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 58.

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2.3.2.2 Le principe protestant Face au « sacré de ce qui est », la critique protestante insiste sur « le sacré de ce qui devrait être »195 avec un élan plus prophétique et plus eschatologique que sacramentel. Si les critiques rationnelle et prophétique rompent toutes deux avec l’immédiateté de l’existence, « dans la critique prophétique, la critique rationnelle reçoit sa profondeur et sa limite, sa profondeur par le caractère inconditionné de sa portée et sa limite par la grâce »196. En d’autres termes, la critique protestante est donc de type prophétique : « elle provient de ce qui dépasse l’être et l’esprit […], elle s’associe à la critique rationnelle et lui donne son sérieux inconditionné [mais elle] limite la critique rationnelle par la proclamation de la grâce »197. Lorsque Tillich définit le principe protestant, il exprime ceci : « il consiste en une protestation contre la substance catholique, mais une protestation qui se situe à l’intérieur de la substance catholique »198. Il répond à trois caractéristiques majeures : Premièrement, « la protestation contre l’utilisation mécanique de la substance sacrée »199 : le principe lutte en effet contre l’utilisation du sacrement comme outil de pouvoir. Or, la critique prophétique veille à ce que l’on ne s’approprie jamais le sacré et à ce qu’on n’exerce jamais pression sur Dieu. Deuxièmement, « la lutte contre l’identification de la communauté d’amour avec les lois de l’Église et la transformation de l’amour en prétendues ‹ bonnes œuvres › »200. Cette caractéristique nous plonge au cœur de la lutte pour la justification : ce ne sont pas les œuvres qui sauvent les hommes car, seule, la foi justifie. La grâce est première et consiste à accepter la foi comme un don de Dieu. En protestantisme, cette grâce est liée à une « structure de grâce » s’opposant au démonique. Cette « Gestalt » donne une unité à la critique protestante: « la structuration protestante a pour postulat l’unité de la protestation et de la structure dans une structure de grâce »201. Cette structure de grâce existe par exemple quand, au nom de ce qui est au-delà de l’être, « elle veille à défendre

195 Paul TILLICH, « La signification permanente de l’Église catholique pour le protestantisme (1941) », p. 169. 196 Paul TILLICH, « Le protestantisme, principe critique et structurant (1929) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 27. 197 Paul TILLICH, « Le protestantisme, principe critique et structurant (1929) », p. 27. 198 Paul TILLICH, « La vision protestante (1950) », p. 292. 199 Paul TILLICH, « La vision protestante (1950) », p. 293. 200 Paul TILLICH, « La vision protestante (1950) », p. 293. 201 Paul TILLICH, « Structuration protestante (1930) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 87.

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l’inconditionnalité de l’inconditionné contre toute réalité existante qui essaie de se faire appeler inconditionnée »202. Ce trait du principe protestant est non seulement lié à la justification mais aussi à la doctrine de la prédestination car Dieu agit dans tout ce qui est203. Le salut est la question centrale de la réflexion : « si mon salut dépend de moi-même, alors je ne suis jamais certain d’être sauvé, car je sais que tout ce que je fais est faussé et imparfait. Donc, mon salut doit dépendre d’autre chose, d’où cette doctrine »204. Cette fois, Tillich reprend un extrait de l’Institution de la religion chrétienne (3, 21, 1) de Calvin pour soutenir son raisonnement : « La doctrine de la prédestination apporte la garantie d’un salut certain, parce qu’elle nous rend indépendant des fluctuations de notre propre être »205. Enfin, la troisième caractéristique du principe protestant est « la lutte contre le principe de l’autorité irrationnelle et contre la fausse sécurité que donne tout système autoritaire »206. Il s’oppose donc à l’autorité de principe207 et à tout durcissement des structures ecclésiales, y compris à l’intérieur du protestantisme208.

202 Paul TILLICH, « Structuration protestante (1930) », p. 85. 203 À plusieurs reprises dans ce volume, Tillich évoque l’expérience de Luther qui distingue « l’œuvre propre » de Dieu qu’est l’amour de « l’œuvre étrange » de Dieu qu’est la colère. Le Réformateur éprouve même des difficultés à distinguer l’œuvre de Satan de celle de Dieu : Luther fait l’« expérience de Dieu comme d’un juge irrité que, bien souvent, il ne peut distinguer de Satan, qui s’attaque à lui et le mène au désespoir ; puis [l’] expérience du Dieu miséricordieux, qui révèle son amour infini et se donne lui-même en Jésus le Christ ». Le Dieu de Luther est un Dieu caché (Paul TILLICH, « L’œuvre étrange de l’amour (1942) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 181). 204 Paul TILLICH, « La tradition des prophètes au temps de la Réforme (1950) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 307. 205 Paul TILLICH, « La tradition des prophètes au temps de la Réforme (1950) », p. 308. 206 Paul TILLICH, « La vision protestante (1950) », p. 293. 207 « Le protestantisme affirme la majesté absolue de Dieu seul, et [il] élève une protestation prophétique contre toute prétention humaine, ecclésiastique ou laïque à la vérité et à l’autorité absolues » (Paul TILLICH, « Nos principes protestants (1942) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 195 et 213). 208 « La compréhension évangélique de la proclamation chrétienne comporte une protestation radicale contre tout durcissement de ses propres structures ecclésiales et confessionnelles » (Paul TILLICH, « Le problème des cours de religion protestante (1931) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 151).

2.3 Les cinq concepts

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2.3.2.3 Complémentarité de la « substance catholique » et du « principe protestant » À ce stade, après avoir décrit en quoi consistent la « substance catholique » et le « principe protestant », il convient de montrer à l’aide de quelques exemples que ces deux postures chrétiennes, qui s’opposent et sont mises en tension, sont pourtant plus fécondes lorsqu’elles se combinent tout en se corrigeant l’une l’autre. En effet, Martin Luther, qui incarne en quelque sorte le principe protestant, n’a jamais voulu supprimer le catholicisme : il s’agissait plutôt pour lui de le réformer, de le corriger en équilibrant la substance sacramentelle avec la critique protestante. Tout comme le concept de « frontières », celui du binôme composé par la « substance catholique » et du « principe protestant » existe en vue d’en faire un bon usage. Quelques cas concrets sont mentionnés par Tillich. Tout d’abord, il y a un déficit de l’élément sacramentel dans les Églises protestantes alors qu’il caractérise la substance catholique. Or, pour le protestantisme, « une disparition complète de l’élément sacramentel […] conduirait à une disparition du culte et même à l’élimination de l’Église »209. Si les éléments « magiques » du catholicisme devaient être détruits, le protestantisme a toutefois été trop loin en supprimant presque totalement le fondement sacramentel du christianisme et, en même temps, le fondement de la protestation210. Tillich pense que les masses ont besoin d’objectivités sacrées sans quoi, on les remplace et on dissout le mystère religieux211. La critique prophétique ne peut donc se faire au détriment total de l’aspect sacramentel. D’où la réflexion de Tillich sur l’architecture protestante idéale : un plan central pour permettre aux membres de l’assemblée de se regarder, un bâtiment avec des vitraux colorés, un autel sous forme de table et une simple croix sans recherche d’un effet trop réaliste comme « décor »212. Quant au catholicisme, il doit profiter de la critique protestante pour éliminer toute conception mécanique du sacrement.

209 Paul TILLICH, « Nature et sacrement (1930) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 105. 210 « La protestation protestante a eu raison de détruire les éléments magiques du sacramentalisme catholique, mais elle a eu tort de mener à l’extrême bord d’une élimination totale du fondement sacramentel du christianisme, et avec lui, du fondement religieux de la protestation elle-même » (Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 238). 211 Paul TILLICH, « La fin de l’ère protestante ? (1937) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 277. 212 Paul TILLICH, « L’architecture protestante contemporaine (1962) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 393–403.

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Ensuite, le risque de toute concrétisation d’une religion est l’incarnation de l’esprit prophétique dans une organisation qui se fige nécessairement avec des lois. Le protestantisme lui-même court ce double risque : soit, il reste purement spirituel et laisse d’autres forces s’engouffrer dans la vie quotidienne, soit, il se concrétise lorsque les hommes reconnaissent la transcendance infinie de Dieu mais il perd alors son esprit prophétique et certains le transforment en une idole. Cette tension découle de la relation entre Dieu et l’homme213. Toutefois, de manière générale, en raison d’une trop grande attention portée sur la loi et d’une critique pas assez ciblée, le protestantisme manque de la substance de l’amour encore présente dans la substance catholique214. Or, aux origines du christianisme, l’amour a pour vocation de réunir des éléments séparés : il réunit l’humain et le divin. Enfin, cette « éthique sociale de l’amour » doit s’incarner, tant pour le protestantisme que pour le catholicisme dans un effort commun en faveur de l’engagement socialiste, ou, en tout cas, en faveur de l’humanité de l’homme contre la société technique et contre la « chosification » de l’humain. L’existentialisme a mis en évidence que l’homme avait été aspiré par les systèmes de production et de consommation qu’il a lui-même créés, devenant ainsi un objet parmi d’autres dans un système vide de sens215. Face à ce problème, l’attitude commune à laquelle Tillich invite tant le catholicisme que le protestantisme est celle-ci : « à partir de la substance du catholicisme et de la protestation du protestantisme, créer une réalité où l’homme cesse d’être un objet parmi ceux qu’il a lui-même créés, en revenant à sa subjectivité »216. Il insiste en indiquant son souhait :

213 « Plus le protestantisme se concrétise, plus l’esprit prophétique s’incarne dans une organisation qui le contredit par certains de ses éléments, et qui présente les caractéristiques de la loi. À l’inverse, si le protestantisme reste purement spirituel, il laisse un vide où s’engouffrent, dans notre vie quotidienne, d’autres forces. […] La religion se débat sans cesse avec la tension entre le principe prophétique et sa concrétisation. Cette tension a ses racines dans la relation fondamentale de Dieu avec l’homme. Le Dieu qui transcende infiniment l’homme se manifeste à lui et lui apparaît au milieu des hommes. Quand les hommes l’acceptent, ils ne peuvent s’empêcher d’en faire une idole, et ils fabriquent des idoles jour après jour ; il faut alors que l’esprit prophétique surgisse de nouveau et qu’il proteste. La religion se tient dans cette polarité dynamique » (Paul TILILCH, « La tradition des prophètes au temps de la Réforme (1950) », p. 345). 214 « L’amour dans le protestantisme est souvent moralisme, droiture, gentillesse, bienveillance, voire hospitalité réprimée. Mais il manque la substance de l’amour » (Paul TILLICH, « La vision protestante (1950) », p. 291). 215 Paul TILLICH, Substance catholique, principe protestant et décision socialiste (1951), p. 359–360. 216 Paul TILLICH, Substance catholique, principe protestant et décision socialiste (1951), p. 361.

2.3 Les cinq concepts

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De ces deux puissances [la substance catholique et le principe protestant] et de la réunification du sacerdotal et du prophétique peut résulter une évolution, un mouvement. Je souhaite qu’advienne ce mouvement, que notre ancien socialisme religieux s’élargisse en un courant plus universel où s’uniraient les deux Églises ainsi que l’idée socialiste afin de combattre la cause qui fut celle d’Augustin, de Luther et de Marx, à savoir la cause de l’être humain217.

De cette manière, Tillich approuve et encourage par exemple les principes de justice et de dignité défendus dans l’encyclique Pacem in terris du pape Jean XXIII, tout en rappelant que l’Espérance authentique doit l’emporter sur les attentes utopiques218. 2.3.2.4 Humanisme chrétien Une manière d’élargir le « socialisme religieux » et de vivre l’éthique sociale de l’amour se retrouve dans le concept d’« humanisme chrétien » défendu par Tillich. Deux textes sont particulièrement significatifs à cet égard : « Lessing et l’idée d’une éducation du genre humain (1929) » et « L’Église et la société humaniste (1931) ». Dans le premier des deux textes, visant à célébrer le deux centième anniversaire de la naissance de Lessing, Tillich analyse L’éducation du genre humain, un texte bien connu composé par cet humaniste des Lumières. Il y explique tout d’abord que le XVIIIe s. est le siècle de la pédagogie, de la raison, de l’autocompréhension de l’esprit, de l’autonomie. Ainsi, l’humanisme consiste en une « auto-compréhension de l’être humain en tant qu’être humain, [c’est] le fait pour un être humain de s’en remettre à lui-même »219. L’humanisme initié en Grèce et porté à la fois par la Renaissance et par les Lumières du XVIIIe s. a libéré l’être humain de forces de « l’au-dessus » et de « l’au-dessous » de l’être, « des puissances divines et démoniques »220. Or, cet humanisme ne connaît pas la voie de la maturité au sens « être rempli de salut » (heilserfüllt) parce que, d’après l’humanisme au sens strict du terme, c’est la vie elle-même qui apporte l’enseignement nécessaire. Il n’y a donc pas besoin d’intermédiaire pour éduquer : « ce qui vient de l’au-delà de l’être humain fait irruption en lui, se saisit de lui, est trouvé par lui avant toute auto-appréhension »221. 217 Paul TILLICH, Substance catholique, principe protestant et décision socialiste (1951), p. 362. 218 Paul TILLICH, « Pacem in terris (1965) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 405–414. 219 Paul TILLICH, « Lessing et l’idée d’une éducation du genre humain (1929) », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), p. 259. 220 Paul TILLICH, « Lessing et l’idée d’une éducation du genre humain (1929) », p. 260. 221 Paul TILLICH, « Lessing et l’idée d’une éducation du genre humain (1929) », p. 260.

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

Dans ce contexte humaniste, la maturité consiste à être empreint de valeurs humaines, à être mené vers l’accomplissement de l’être et non de rechercher le salut. Alors qu’à la Réforme et à la Contre-Réforme, l’humanisme a été débarrassé de ses éléments païens et planté en terre chrétienne, avec les Lumières allemandes, le christianisme a été amené en terre d’humanisme. Aussi, pour Lessing, l’histoire du salut de l’humanité est l’éducation de celle-ci, ce qui donne un sens à l’histoire, avec un progrès constant, vers la réalisation de l’essence de l’être humain. Cette idée de progrès et d’optimisme pédagogique s’oppose au conservatisme d’Augustin (le Royaume millénaire est déjà là parce que l’Église est présente) et de la doctrine de la prédestination. Au contraire, Lessing, à la manière de Joachim de Flore (âge du Père, âge du Fils et âge de l’Esprit) envisage « une troisième époque », celle de la « plénitude de l’Esprit ». Pour Lessing, « la troisième époque est celle où l’éducation du genre humain a fondamentalement atteint son but, où l’essence de l’être humain est devenue réalité, où le plus haut degré de l’illumination (Aufklärung) et de la pureté a été gravi, autrement dit, où on veut faire le bien parce que c’est le bien, et non pas parce que des récompenses arbitraires y sont attachées »222. Si, dans la suite de cet article, Tillich présentera les limites et les forces de l’idée de réincarnation de Lessing, il retient surtout la volonté de lutte et de progrès de toute vie humaine afin qu’elle soit tournée vers l’avant. Lessing est donc pour Tillich l’exemple même de l’homme des Lumières allemandes, de l’homme de raison qui prône un humanisme chrétien et qui doit être reconnu comme tel. Toutefois, Tillich ajoute avec assurance : « l’humanisme ne peut pas être l’ultime fondement sur lequel nous bâtissons. Plus encore que par les courants intellectuels, il a été ébranlé par les formidables événements historiques dont nous avons été les témoins et les acteurs : Nous savons à nouveau ce qu’est la possession démonique des peuples et des âmes. Nous sommes à nouveau en quête de l’état de grâce (nach begnadeten Sein). L’au-delà de l’être, l’audelà de l’être humain fait de nouveau problème pour nous »223. Dans l’article « L’Église et la société humaniste », Tillich ajoute qu’« il n’y a pas d’humanisme en général, et partant, pas d’opposition du christianisme et de l’humanisme en général, mais il y a, entre autres, un humanisme porté par des contenus chrétiens, déterminé par eux, et donc chrétien »224. Pour parvenir à cette conclusion, le théologien a identifié la transmission de dix éléments ec222 Paul TILLICH, « Lessing et l’idée d’une éducation du genre humain (1929) », p. 267. 223 Paul TILLICH, « Lessing et l’idée d’une éducation du genre humain (1929) », p. 273. 224 Paul TILLICH, « L’Église et la société humaniste (1931) », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), p. 346.

2.3 Les cinq concepts

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clésiaux à la société humaniste parmi lesquels : la croyance en un monde substantiellement bon, « l’unité de sens de tout ce qui est », « la conscience d’une puissance inconditionnée à laquelle toute la réalité est soumise », la justification qui « comprend un courageux Oui à la réalité qui pousse l’homme occidental à une activité et une créativité toujours nouvelles », et le principe de l’amour dans les relations humaines225. Il faut remarquer qu’il existe aussi la transmission d’éléments humanistes à l’Église mais ce qui est le plus important dans le développement de Tillich, c’est que cette analyse aboutit pour lui à une « double figure d’Église » : l’Église manifeste visible extérieurement et l’Église latente, moins visible, qui « regroupe des humanistes dans lesquels l’Église est vivante, mais de façon informelle »226 ne se reconnaissant pas directement dans les positions de l’Église manifeste. Tillich en appelle à une tâche de construction entre ces deux figures d’Église « afin de façonner à partir de chacun des deux côtés en vue de l’autre : à partir de l’Église latente en vue de l’Église manifeste, et à partir de l’Église manifeste en vue de l’Église latente »227. Effectivement, toutes deux ont à apprendre l’une de l’autre : l’Église manifeste doit être dénoncée lorsqu’elle représente un faux lieu de sécurité (cf. la situation limite de l’être humain) mais elle peut aider l’Église latente ancrée dans l’humanisme chrétien à structurer ses forces créatrices en vue de l’Église universelle. 2.3.2.5 Enseignements et perspectives Ainsi, l’analyse de Tillich sur la substance catholique et le principe protestant nous a poussé à identifier les avantages et les inconvénients de ces deux attitudes spirituelles complémentaires présentes dans le christianisme. Comme souvent dans sa pensée, Tillich cherche la réunion de ce qui est séparé, en évitant toute fusion de ces concepts. Ceux-ci sont plutôt appelés à être utilisés de manière complémentaire, dans une tension critique réciproque des deux attitudes en vue d’une « éthique sociale » qu’elle soit appelée « socialisme religieux » ou, plus tard, « humanisme chrétien ». Le mouvement qui s’opère est celui d’une ouverture, de la société humaniste vers l’Église mais surtout celui d’une sortie de l’Église conservatrice vers la société humaniste. En désignant les deux figures d’Églises (Église latente et Église manifeste), Tillich met en relation deux groupes humains et montre ce que ces deux groupes peuvent s’apporter mutuellement.

225 Paul TILLICH, « L’Église et la société humaniste (1931) », p. 341–345. 226 Paul TILLICH, « L’Église et la société humaniste (1931) », p. 354. 227 Paul TILLICH, « L’Église et la société humaniste (1931) », p. 355.

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

Dans le chapitre suivant, nous approfondirons cette orientation tillichienne favorable à l’Église latente et capable de discerner la présence du sacré dans la sphère profane.

2.3.3 La théonomie et ses harmoniques Après avoir étudié le concept de « frontières », étroitement lié à la corrélation, et approfondi les liens qui unissaient la « substance catholique » et le « principe protestant », cette dernière analyse nous amène à présent à considérer les liens entre le sacré et le profane dans l’œuvre de Tillich. Comme elle s’oppose à toute autorité de principe, la structure protestante, dans une certaine mesure, est à l’origine de ‹ profanité ›, et lui est intimement liée : Tillich parle du « sécularisme protestant »228 car, pour lui, il n’y a pas d’opposition entre le sacré et le profane. De fait, il est possible que la grâce opère à l’intérieur du monde séculier229 et, pour que la structuration protestante (qui est structure de grâce) existe, elle doit être en lien avec la profanité dans le moment présent230. Ainsi, – dans chaque forme protestante, l’élément religieux doit être relié à un élément séculier et mis en question par lui. [En effet,] les formes séculières sont celles qui expriment la structure finie de la réalité (de façon poétique, scientifique, éthique, politique), et qui expriment seulement de façon indirecte la relation de chaque chose finie à l’infini231 ; – dans chaque forme protestante, on doit exprimer la réalité donnée par la grâce avec audace et risque232. Ce rapport étroit que le principe protestant entretient avec la profanité mène directement au concept de théonomie car il s’agit de la « relation avec son ambiguïté, faite de proximité et d’éloignement entre la profanité et la structure de grâce »233. Cette théonomie s’applique effectivement à « une culture dans la-

228 Paul TILLICH, « Le pouvoir formateur du protestantisme (1948) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 257. 229 Paul TILLICH, « Le pouvoir formateur du protestantisme (1948) », p. 257. 230 Paul TILLICH, « Structuration protestante (1930) », p. 93. 231 Paul TILLICH, « Le pouvoir formateur du protestantisme (1948) », p. 258. 232 Paul TILLICH, « Le pouvoir formateur du protestantisme (1948) », p. 260. 233 Paul TILLICH, « Structuration protestante (1930) », p. 101.

2.3 Les cinq concepts

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quelle la signification ultime de l’existence brille à travers toutes les formes finies de pensée et d’action »234. Avec une telle conception de la culture, il va de soi que la Parole de Dieu ne se limite pas simplement à des textes ou de ‹ simples paroles ›. La « Parole de Dieu » désigne plutôt « l’auto-communication porteuse de sens que ce qui dépasse l’être fait à l’être ; elle n’est donc pas liée à la parole humaine »235. Il ne faut donc « pas confondre la ‹ Parole › divine, qui est apparue comme une vie personnelle et qui est la Gestalt de la grâce, avec la parole biblique ou ecclésiastique. Pour la théologie chrétienne, Jésus en tant que Christ est la Parole (c’est-à-dire l’automanifestation divine) ; il l’est dans la totalité de son être, dont font partie ses actes et sa passion et pas seulement sa parole. […] Si nous déclarons que son être tout entier est la Parole de Dieu, et non seulement ses paroles (ou les paroles le concernant), nous affirmons que la réalité de la grâce est la source du christianisme, et non pas le fait de parler de la grâce »236. Présentation des textes Dans ce chapitre, nous approfondirons donc le concept de théonomie qui va de pair avec les notions de « démonique » et de « kairos ». Le cheminement de notre pensée nous mènera également vers les développements de la « foi sans Dieu » et de la « justification du douteur » chez Tillich car ces débats sur le sacré et le profane sont au cœur de notre réflexion dans ce chapitre. Pour ce faire, de nombreux textes de Tillich seront étudiés dans cette section. Pour définir précisément la théonomie, nous nous appuierons sur deux [extraits d’] articles : « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion »237 et « Théonomie »238. Cette définition invitera le lecteur à porter son regard sur le concept de « foi sans Dieu » que Tillich appelle aussi « la justification du douteur » et qu’il présente dans deux textes publiés en 1919 et 234 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 229. 235 Paul TILLICH, « Structuration protestante (1930) », p. 99. 236 Paul TILLICH, « Le pouvoir formateur du protestantisme (1948) », p. 255. Voir aussi Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, traduction d’André Gounelle en collaboration avec Mireille Hébert et Claude Conedera, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2006, p. 194–200. 237 Paul TILLICH, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion (1922) », dans Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919–1926), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1990, p. 63–84. 238 Paul TILLICH, « Théonomie (1931) », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919– 1931), Québec/Genève, Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. 331–334.

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en 1924 intitulés « Justification et doute »239. Les commentaires de Jean Richard240, de Roland Galibois241 et de Marc Dumas242 nous permettront de mieux saisir ces deux articles liés au dialogue entre le croyant et celui qui doute de l’existence même de Dieu. Ensuite, nous aborderons le démonique à l’aide de deux textes de Tillich, tous deux datant de 1926 (« Le concept de démonique et sa signification pour la théologie systématique »243 et « Le démonique »244), le premier étant plus bref que le second. Un commentaire bien utile de Jean Richard viendra éclairer cette question245. Enfin, l’étude de quatre textes de Tillich seront requis pour comprendre pertinemment la notion de kairos : il s’agit de deux textes sur le socialisme religieux246 et de deux textes qui traitent à proprement parler du kairos (« Kairos I »247

239 Paul TILLICH, « Justification et doute. Esquisse en vue de la fondation d’un principe théologique (1919) », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), Québec/Genève, Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. 1–55 et Paul TILLICH, « Justification et doute (1924) », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), Québec/Genève, Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. 121–142. 240 Jean RICHARD, « Liminaire », dans Laval théologique et philosophique, 65 (2009), p. 191–199. 241 Roland GALIBOIS, « La foi qui assume le doute », dans Laval théologique et philosophique, 65 (2009), p. 201–216. 242 Marc DUMAS, « Introduction aux écrits théologiques allemands », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), Québec/Genève, Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. VII–XXXI. 243 Paul TILLICH, « Le concept de démonique et sa signification pour la théologie systématique (1926) », dans Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919–1926), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1990, p. 153–161. 244 Paul TILLICH, « Le démonique (1926) », dans Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919–1926), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1990, p. 121–151. 245 Jean RICHARD, « Le démonique comme perversion du divin d’après Paul Tillich », dans Théologiques, 5/1 (1997), p. 89–113. 246 Paul TILLICH, « Le socialisme religieux I (1930) », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/ Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 353–362 et Paul TILLICH, « Le socialisme religieux II (1931) », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 449–466. 247 Paul TILLICH, « Kairos I (1922–1948) », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf /Labor et Fides/ Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 113–161.

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et « Kairos II »248). Là encore, les explications d’André Gounelle dans le chapitre 7 de son ouvrage Paul Tillich, Une foi réfléchie249 et dans son article « Le kairos chez Tillich »250 seront d’une aide considérable pour mieux comprendre ce concept. Notre travail s’effectuera en trois temps : d’abord une étude de la théonomie en lien avec la « justification du douteur », suivie ensuite par la présentation du démonique et du kairos en fin de cette section. Commentaire de ces textes 2.3.3.1 La théonomie Avant toute chose, la théonomie est un concept que Tillich introduit pour dépasser à la fois l’hétéronomie et l’autonomie dans le cadre de sa philosophie de la religion. Il travaille donc sur un double front251 : – d’un côté, il critique « la religion qui a perdu Dieu, qui est devenue simple religion » lorsque celle-ci tente de maintenir absolument des formes qui se sont vidées de leur contenu, ce qui est le propre de l’hétéronomie; – de l’autre, si dans un premier temps, il soutient l’autonomie de la culture qui est « dans son droit contre la religion » qui déforme l’inconditionné, il nuance ensuite son point de vue en montrant que si on laisse uniquement un régime sous l’emprise de la loi technique et rationnelle, celle-ci finit par « tuer tout vivant » dans l’exercice de cette rationalisation, en ne produisant aucun contenu de vie. La loi autonome mène à un vide dans lequel s’engouffrent les forces démoniques et destructrices. Il faut donc en venir à une théonomie pour que les formes autonomes se remplissent d’une substance transcendante, pour que l’autonomie renvoie à quelque chose qui va au-delà d’elle-même. Le philosophe de la religion en vient donc à définir la théonomie en ces termes :

248 Paul TILLICH, « Kairos II (1926) », Paul TILLICH, dans Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 253–267. 249 André GOUNELLE, Paul Tillich. Une foi réfléchie (Figures protestantes), Lyon, Olivétan, 2013, p. 105–119. 250 André GOUNELLE, « Le kairos chez Tillich », dans Marc DUMAS, Martin LEINER, Jean RICHARD (éd.), Paul Tillich, interprète de l’histoire (Forum Religionsphilosophie, 31), Berlin, Lit Verlag, 2013, p. 49–62. 251 Paul TILLICH, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion (1922) », p. 83.

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Transcender les formes autonomes dans la culture et la société, les imprégner d’un principe qui les porte et en même temps fait irruption en elles (non pas qui les détruit) : voilà qui définit la théonomie252 et Je pourrais appeler théonome une situation de l’esprit dans laquelle toutes les formes de la vie spirituelle sont l’expression de l’inconditionné-réel faisant irruption (durchbrechenden) en elles253.

Le point commun entre ces deux définitions consiste dans l’« irruption » de l’inconditionné : ce terme important (à distinguer d’une éruption ou d’une maturation) désigne un événement au sens propre. Cela s’explique aisément car « la théonomie est victorieuse aussi longtemps qu’elle est irruption vivante »254 de cet inconditionné. Or, dans le cadre de la religion, « l’inconditionné se trouve fondé sur le conditionné ; il devient lui-même conditionné et, par conséquent, détruit »255. Cette irruption de l’inconditionné est certes la récompense de l’esprit persévérant mais il est impossible de la provoquer. Dans la logique protestante, cette irruption ne peut être que le fruit de la grâce. Dès lors, vivre sous le régime de la théonomie, comme le suggère Tillich, présente de nombreuses conséquences : – pour la philosophie de la religion, il s’agit de remettre en question l’autonomie de la culture « de l’intérieur jusqu’au point où il apparaît clairement que [les principes autonomes] prennent appui sur un fondement d’une profondeur sans fond, un fondement transcendant »256 ; – « pour l’être, la théonomie doit se soustraire à la domination du concept de ‹ religion › […] ; c’est Dieu et non pas la religion qui est le commencement, la fin et le centre de toute chose »257 ; – enfin, dans cet effort apologétique258 pour dépasser ce débat entre l’hétéronomie religieuse et la culture autosuffisante, Tillich dégage un terrain 252 Paul TILLICH, « Théonomie (1931) », p. 333. 253 Paul TILLICH, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion (1922) », p. 83. 254 Paul TILLICH, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion (1922) », p. 84. 255 Paul TILLICH, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion (1922) », p. 66. 256 Paul TILLICH, « Théonomie (1931) », p. 334. 257 Paul TILLICH, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion (1922) », p. 84. 258 Cf. la thèse de Benoit MATHOT, « La question de l’apologétique dans la pensée théologique de Paul Tillich : d’une apologétique de l’attaque à une apologétique de la réponse » où il démontre l’importance pour Tillich de dégager un « terrain commun » pour « faire de l’apologé-

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commun pour dialoguer avec le non-croyant, celui de la culture et de la critique de religion hétéronome. Le théologien définit le cadre possible de ce dialogue avec la philosophie dans deux articles qui traitent de la « foi sans Dieu » intitulés tous deux « Justification et doute ». 2.3.3.2 La justification du douteur Ainsi, la théonomie qui est donc une « autonomie autotranscendante »259 s’oppose donc tant à l’hétéronomie ecclésiastique du catholicisme qu’à l’autonomie séculière de l’humanisme. S’alliant d’abord à l’humanisme pour lutter contre l’hétéronomie de l’Église catholique, le protestantisme a été annexé et dissous : il est devenu « le secteur religieux d’un monde autonome dont il dépendait »260. Il en paya le prix fort avec l’avènement des Lumières et du libéralisme entraînant sa quasi-disparition quelques siècles plus tard. Pourtant, si le protestantisme disparaît, le principe protestant, lui, demeure éternellement puisqu’il tire sa puissance du message chrétien sur lequel il se fonde261. C’est d’ailleurs cette recherche du principe protestant remis dans le contexte moderne de la raison qui pourrait solutionner le problème que Tillich identifie entre le supranaturalisme religieux d’une part et le caractère autonome revendiqué par la société d’autre part262. Les premières traces de la réflexion de Tillich sur la justification du douteur remontent à décembre 1917, lorsqu’il est encore au front et qu’il écrit une lettre dans laquelle il évoque le paradoxe d’une foi sans Dieu à son amie Maria Klein: « à force d’approfondir mon idée de la justification, j’en suis venu depuis longtemps au paradoxe de la foi sans Dieu, dont la conception et le développement le plus récent forment le contenu de ma pensée actuelle en philosophie de la religion »263.

tique » avec son interlocuteur athée (Benoit MATHOT, L’apologétique dans la pensée de Paul Tillich (Tillich Research, 6), Berlin, de Gruyter, 2015). 259 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur (1948) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 230. 260 Paul TILLICH, « La fin de l’ère protestante (1937) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 160. 261 Paul TILLICH, « La fin de l’ère protestante (1937) », p. 164 : « L’ère protestante est terminée, avec la disparition de presque tous les facteurs historiques qui la conditionnaient. Mais le principe protestant et la proclamation du message chrétien qu’il fonde ne sont pas terminés, parce qu’infinis et inépuisables ». 262 « Les historiens font remonter la situation problématique du protestantisme actuel à l’opposition de deux éléments fondamentaux : la conception médiévale du monde, supranaturelle et autoritaire, et la conception moderne, immanente et autonome » (Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 3). 263 Roland GALIBOIS, « La foi qui assume le doute », p. 202.

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Ensuite, c’est bien entendu dans son article « Justification et doute » de 1919 que Tillich expose pour la première fois le plus clairement sa théorie. Dans ce document, il entend « montrer que le principe du protestantisme contient en soi un élément qu’il suffit de déployer pour qu’il ne fasse plus qu’un avec une vie de l’esprit construite sur l’autonomie »264. C’est donc le principe luthéropaulinien de la justification par la foi seule que Tillich utilise pour réunir la vie culturelle profane caractérisée par la raison et le « sacré » qu’il veut préserver dans la sphère religieuse. Pour ce faire, Tillich est donc à la recherche d’un principe théologique basé sur un premier élément absolu et supérieur qui doit être accompagné d’un second élément plus concret, plus relatif : Le principe théologique doit donc, en tant qu’élément premier et supérieur, contenir quelque chose d’absolu, quelque chose qui essentiellement est soustrait à toute critique subjective265 et Afin de pouvoir réellement devenir un principe actuel, il a besoin d’un deuxième élément concret et relatif266.

Très vite, le raisonnement de Tillich l’amène à identifier la posture du « douteur » et à définir quel peut être son « doute » : Le douteur au plein sens religieux du mot, est cet homme qui, avec la perte de l’immédiateté religieuse, a perdu Dieu, la vérité et le sens de la vie ; ou encore celui qui se trouve à un point quelconque sur le chemin de cette perte et ne peut pourtant pas trouver repos dans cette perte, mais reste aux prises avec l’exigence de trouver sens, vérité et Dieu. Le douteur est donc celui que la loi de la vérité a saisi avec sa force radicale […]. Le douteur se trouve donc dans la situation de celui qui désespère de son salut, sauf que pour lui la perdition ne vient pas du jugement condamnatoire de Dieu, mais de l’abîme du vide de sens267. et Le doute est le combat pour participer au sens inconditionné de la vie, à la vie inconditionnée. Il doit venir à bout de lui-même sans conduire au désespoir ou au compromis268.

On le voit déjà avec ces deux définitions, Tillich déplace la justification du domaine moral au domaine intellectuel : ce sera sa foi en l’inconditionné, sa foi dans le fait que le monde, sa vie, son existence a un sens qui justifiera le dou-

264 265 266 267 268

Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 5. Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 8. Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 9. Paul TILLICH, « Justification et doute (1924) », p. 128–129. Paul TILLICH, « Justification et doute (1924) », p. 129.

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teur. Il va démontrer plus loin que le doute religieux n’est pas coupable car la sphère de la vérité s’élève plus haut que la sphère de la conscience morale, de la culpabilité ou de l’éthique : Le parallèle que nous avons établi entre la certitude du salut et la certitude de la vérité est de la plus grande importance pour tout ce qui suit. Il présuppose que le doute ne se subordonne pas à la conscience coupable, devenant ainsi faute, mais qu’il s’élève à une sphère autonome, qui est maintenant suffisamment forte pour objectiver à partir de soi la conscience coupable. Dès que la sphère de la conscience de la vérité est devenue autonome, elle devient la sphère supérieure qui peut nier ou affirmer la sphère de la conscience du salut269.

Plus loin, le théologien va en quelque sorte « dédoubler » Dieu270 : il y aurait d’une part, le dieu concret dont on peut douter, « le Dieu objectif et personnel de la doctrine, de la prière, etc. » et d’autre part, « le Dieu qui condamne la sombre objectivation de la conscience tourmentée, insatisfaite et désespérée ». Dans cette distinction, Tillich avance que la Bonne Nouvelle consiste à croire que « le doute à l’égard de Dieu au sens premier et objectif ne rend pas coupable devant Dieu au sens second et originel ». En opérant de la sorte, Tillich distingue le dieu des religions du caractère sacré de l’inconditionnel. Si le douteur peut remettre en question (et à juste titre, si les religions sont devenues hétéronomes) les religions concrètes, il ne peut par contre pas douter du « Dieu au-dessus de Dieu », de « l’au-delà de l’être » car Dieu est l’objet du doute : « en affirmant l’inconditionné, le je s’affirme en même temps comme plein de sens »271. C’est ainsi qu’apparaît la notion du « Dieu de l’athée ». À ce point précis de son raisonnement, Tillich cerne plus finement le contenu de ce « Dieu du douteur » qui est pour lui « l’inconditionné lui-même »272. Avant tout, l’inconditionné n’est pas un être (ce n’est pas Dieu) mais bien un sens sans plus, c’est simplement l’assurance toute simple qu’il y a du sens. Reste encore à réunir l’absolu et le relatif. Pour ce faire, Tillich emploie « le paradoxe absolu ». En effet, l’inconditionné ne peut se révéler qu’au travers de quelque chose d’existant. Or, par rapport à ce « quelque chose », le croyant devra pouvoir poser un Oui et un Non : Cette double direction signifie en effet que c’est l’inconditionné que j’expérimente, moi le conditionné, le relatif, et qu’en faisant cette expérience je participe à son inconditionnalité, en dépit de ma propre relativité. L’expérience vécue de l’inconditionnalité a nécessai-

269 Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 21. 270 Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 24. 271 Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 42. 272 Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 42.

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rement un caractère paradoxal et, ce qui revient au même, a nécessairement le caractère de la foi. Car la foi est l’affirmation du paradoxe absolu273.

Il y a donc possibilité d’expérimenter l’inconditionné dans le conditionné. Or, comme l’indique Marc Dumas, spécialiste et traducteur de Tillich : tout baigne dans le sacré chez Tillich, « tout baigne essentiellement en Dieu »274. Ce même spécialiste analyse justement le projet théologique de Tillich en le considérant comme dénonciateur (dénoncer tant la tendance à réduire Dieu qu’à absolutiser un élément relatif), annonciateur ou prophétique (pour faire émerger la dimension sacrée de profondeur dans la réalité, par une irruption de l’inconditionné dans le conditionné) et enfin énonciateur (en cherchant de manière herméneutique à retrouver les signes du divin dans notre monde comme il le fera, par exemple, avec le concept de kairos)275. En conséquence, dans le développement du concept de théonomie, Tillich réussit à dépasser l’opposition entre l’hétéronomie de la religion et l’autonomie de la culture. S’il se place plutôt du côté de la culture, il n’en reste pas moins un homme « religieux » pour autant (il reste pasteur, après tout). Il parviendra à montrer le danger de l’autonomie qui prive l’homme de son fondement créateur, qui le force à perdre substantiellement le contenu vital à cause de la toute-puissance accordée à la raison276. Par ailleurs, le risque le plus grave consiste dans la désacralisation du vide ainsi créé vu que les forces démoniques risquent de s’engouffrer dans ce vide. À présent, « l’ennemi à éliminer sera le démonique et ses effets pervers à tous les niveaux de l’existence »277. Ainsi, la lutte engagée lorsque Tillich définit le concept de la théonomie n’est pas le combat contre l’autonomie de la culture mais plutôt contre sa démonisation et sa profanisation.

273 Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 43. 274 Marc DUMAS, « Introduction aux écrits théologiques allemands », p. XIX : « le ‹ sacré’ › enflamme, remplit, inspire l’ensemble de la réalité et tous les aspects de l’existence » (extrait de Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 142) et « Nous contestons qu’une manifestation culturelle quelconque puisse échapper absolument à la sphère du sacré » (extrait de Paul TILLICH, « La catégorie du ‹ sacré › chez Rudolf Otto (1923) », dans Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture, p. 96). 275 Marc DUMAS, « Introduction aux écrits théologiques allemands », p. XVI à XIX. 276 Marc DUMAS, « Introduction aux écrits théologiques allemands », p. XV. 277 Marc DUMAS, « Introduction aux écrits théologiques allemands », p. XV.

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2.3.3.3 Le démonique Directement en lien avec la théonomie, les concepts de démonique et de kairos seront à présent abordés car, l’un comme l’autre correspondent à des irruptions de l’inconditionné dans le réel. Deux remarques introductives : – tout d’abord, dans ses deux articles sur le démonique, il faut remarquer l’effort de démythologisation de Tillich qui ré-exprime pour son temps (et encore pour le nôtre) des notions liées au diable ou à Satan ; – ensuite, sa monographie sur le démonique de 1926 (le plus long des deux textes) revêt un caractère particulier pour Tillich qui dira à son propos : « si l’on voulait brûler tous mes écrits, on devrait au moins épargner celui sur le démonique »278. Ces deux remarques étant établies, définissons cette notion de démonique. Il s’agit du « surgissement destructeur de la profondeur abyssale de sens »279 ou encore, d’après le titre que Jean Richard donne à son article, de la « perversion du sacré », c’est-à-dire du « surgissement inordonné des forces vives constituant le fondement de tout être »280. Ces deux définitions marquent la provenance commune, le même fonds créateur du démonique et du divin : ces forces démoniques et sacrées trouvent toutes deux leur origine dans le fondement de l’être, dans la profondeur abyssale inépuisable de l’être. C’est donc bien à nouveau dans le domaine de l’ontologie que nous replongeons pour clarifier ces notions. Tillich établit une correspondance entre « l’état de possession » qui est le propre de la personnalité démonique et « l’état de grâce divine ». Alors que la première « détruit la personnalité spirituelle par la privation d’être et par le vide de sens », la seconde « supporte la forme et la remplit d’être »281. Par conséquent, alors que le surgissement du démonique a un effet créateur puis finalement destructeur, l’irruption de l’inconditionné comble l’être de nature divine. Cependant, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le démonique provient du même abyme que la grâce : « les états de possession et de grâce se correspondent. On peut être terrassé, inspiré, brisé par une force démonique ou divine : ce sont là des corré-

278 Jean RICHARD, « Le démonique comme perversion du divin d’après Paul Tillich », p. 91. 279 Paul TILLICH, « Le concept de démonique et sa signification pour la théologie systématique (1926) », p. 158. 280 Jean RICHARD, « Le démonique comme perversion du divin d’après Paul Tillich », p. 89. 281 Paul TILLICH, « Le démonique (1926) », p. 131.

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lats. Dans l’un et l’autre phénomène, ce sont les forces originelles et créatrices qui, brisant la forme, pénètrent dans la conscience »282. Dès lors, dans cet effort de démythologisation, Tillich identifie l’esprit, la personnalité (susceptible d’être détruite par le démonique) et surtout l’inconscient (dans ses instincts d’eros et de puissance) comme lieux de surgissement du démonique dans l’être. De plus, même si sa réalisation est ontologique, le démonique peut passer de l’être à une structure sociétale : « il pénètre dans la profondeur de ce qui est naturel et infra-personnel d’une part, de ce qui est social et supra-personnel d’autre part et […] il trouve cependant dans le centre de l’être personnel le lieu de sa réalisation »283. Ainsi, en tentant de donner un sens à l’histoire et en prenant cette fois l’optique de l’histoire des religions, Tillich montre que celle-ci dépend du combat du divin contre le démonique. Comme cela a été précisé plus haut, tout baigne dans le sacré. Aussi, la tâche première des religions a été de circonscrire et de gérer ces forces sacrées partout présentes. Or, il est impossible pour les religions de contenir correctement ces forces devant les attaques du démonique. Prenant les exemples du dualisme, de la mystique ascétique qui tente pourtant de se libérer du démonique par la renonciation, du judaïsme exclusiviste, et même de la religion chrétienne, Tillich affirme que « la religion est démonique dans la mesure où elle s’élève elle-même comme religion jusqu’à l’inconditionné »284. Seul le Christ, dans la figure du Dieu souffrant et mourant sur la croix peut vaincre le démonique car, en Lui, le démonique se brise alors que la divinité est sauvegardée. Toutefois, comme les autres religions, le christianisme n’a pu maintenir la forme théonome en elle. Celle-ci s’est brisée et est devenue hétéronome. Contre l’hétéronomie, la société autonome a triomphé du démonique par le biais de la raison tout en introduisant une vision bi-conceptuelle du monde : « elle triomphe en se détachant en même temps du divin »285 par la forme rationnelle. On l’a vu, Tillich encourage la culture autonome et se réjouit de son succès. Toutefois, il déplore que « la pensée devien[ne] bidimensionnelle, forme et matière. […] La troisième dimension, la hauteur et la profondeur, passe inaperçue »286. Cela engendre alors les phénomènes de profanisation par une rationalisation extrême et finalement de vide et de perte de sens. C’est à ce moment que Tillich en appelle à un retour vers la théonomie.

282 Paul TILLICH, « Le démonique (1926) », p. 131. 283 Paul TILLICH, « Le démonique (1926) », p. 135. 284 Paul TILLICH, « Le concept de démonique et sa signification pour la théologie systématique (1926) », p. 159. 285 Paul TILLICH, « Le démonique (1926) », p. 142. 286 Paul TILLICH, « Le démonique (1926) », p. 143.

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Enfin, dans un article un peu plus bref, Tillich tire des conséquences pour la théologie systématique de son écrit sur le démonique. Il évoque ainsi des conséquences sur la doctrine du péché (la part de responsabilité du pécheur sans que celle-ci ne soit exagérée), sur la théologie sacramentelle (l’union totale du sensible avec le sacré est impossible), sur l’éthique sociale. D’où il s’agira de combattre les forces démoniques dans ce qu’il appellera pendant un temps le « socialisme religieux ». Ce dernier est plus qu’un mouvement politique pour Tillich : il s’agit plutôt de la volonté de transformer le monde, en luttant contre toutes les puissances qui défigurent celui-ci. Au temps de Tillich, les deux forces qu’il convenait de combattre étaient le capitalisme et le nationalisme : « dans la sphère pratique il y a également deux forces démoniques, qui surpassent toutes les autres en signification et en force symbolique, et qui forment le visage de notre temps. C’est la force démonique de l’économie autonome, le capitalisme, et la force démonique du peuple souverain, le nationalisme »287. Avec le recul et au vu des marasmes qu’ils ont engendrés, on peut dire que Tillich était un visionnaire en identifiant et en dénonçant fermement ces deux pouvoirs démoniques. Leur règne a duré, se prolonge peut-être encore et ils menacent certainement de resurgir un siècle plus tard. Hier comme aujourd’hui, c’est donc « nécessaire et inconditionnellement exigé de dévoiler le démon, de chercher et d’utiliser toutes les armes pour y résister »288. Néanmoins, malgré son caractère obligatoire, il n’y a pas de certitude de victoire dans cette lutte sans une irruption de la divinité. Malgré tout, le christianisme possède une force particulière car il croit que « le démonique est vaincu dans la réalité éternelle, et dans l’éternel, il est la profondeur du divin, en unité avec la clarté divine »289. 2.3.3.4 Le kairos Tout comme le démonique, le kairos est un des harmoniques de la théonomie en tant que « force d’irruption ». Cette notion sera présentée maintenant en trois temps : son contexte historique, ses définitions et ses caractéristiques. Contexte historique Replaçons tout d’abord le kairos de Tillich dans son contexte historique. Parallèlement à la défaite allemande de la première guerre mondiale et à la signa-

287 Paul TILLICH, « Le démonique (1926) », p. 149. 288 Paul TILLICH, « Le démonique (1926) », p. 151. 289 Paul TILLICH, « Le démonique (1926) », p. 151.

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ture de l’Armistice, de l’hiver 1918 au printemps 1919, un mouvement ouvrier secoue le pays. Ce processus aboutit finalement à l’écrasement des communistes, à la fin de l’Empire allemand et à la mise en place de la République de Weimar. L’instabilité politique règne dans tout le pays. Le 14 mai 1919, le pasteur luthérien présenta à une réunion du parti socialdémocrate allemand un exposé intitulé « Christianisme et socialisme ». Cet exposé inquiéta les autorités ecclésiales luthériennes qui lui demandèrent des explications mais ne prirent pas de sanction. Ensuite, il fit aussi partie du « Cercle Kairos »290 et publia divers articles avec d’autres membres de ce Cercle dans « Les Cahiers du socialisme religieux ». Pour ce groupe, il fallait rendre la religion socialement efficace. Le kairos leur permettait cette ambition : il représentait l’ère d’irruption de l’inconditionnel dans le monde par des voies nouvelles. S’opposant au conservatisme, au progressisme bourgeois et au progressisme utopique révolutionnaire, le socialisme religieux allie le temps et l’action dans sa notion de kairos et permet la rencontre entre le christianisme et le socialisme. Mû par l’espérance chrétienne en la venue du Royaume de Dieu291, il a pour tâche de « transformer le monde »292 en créant « une nouvelle société remplie de sens, où chaque groupe et chaque individu [peut] trouver le sens de sa vie »293. Le socialisme religieux a donc « ses racines les plus importantes dans la tentative de supprimer l’élément d’incroyance dans l’utopie socialiste, l’attachement à la finitude et au temps sans pour autant détruire l’enthousiasme eschatologique »294. Par ailleurs, Tillich écrit également que le socialisme religieux n’est lié ni confessionnellement295, ni politiquement296.

290 Renate ALBRECHT et Werner SCHÜßLER, « Biographie de Paul Tillich », dans Paul TILLICH, Documents biographiques, p. 149. Il est possible que Tillich soit lui-même à l’origine de la dénomination « Cercle Kairos ». 291 Paul TILLICH, « Le socialisme religieux I (1930) », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), p. 360 : « Mais l’espérance chrétienne originelle en l’au-delà […] est espérance en la venue du Royaume de Dieu sur la terre, elle est espérance en la transformation du monde, de l’humanité, des peuples. Et elle réclame que l’on travaille à cette transformation, d’abord dans la communauté, puis aussi à l’extérieur ». 292 Paul TILLICH, « Le socialisme religieux I (1930) », p. 360. 293 Paul TILLICH, « Le socialisme religieux I (1930) », p. 362 : « La tâche qui nous incombe, à nous et à notre temps : créer une nouvelle société remplie de sens, où chaque groupe et chaque individu puisse trouver le sens de sa vie ». 294 Paul TILLICH, « La situation religieuse du temps présent (1926) », dans Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture, p. 228. 295 Paul TILLICH, « Le socialisme religieux II (1931) », p. 463. 296 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 160 : « Le socialisme religieux ne doit être le mouvement politique ni d’une Église ni d’un parti ».

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Durant toute cette décennie ’20, Tillich étudia non seulement le socialisme religieux mais aussi le kairos, publiant beaucoup sur ce sujet. Parcourons quelques-uns de ces textes, en commençant par « Kairos I »297 publié en 1922. Dès les premières lignes, l’auteur précise la finalité de son article : il entend « élaborer une philosophie de l’histoire »298. Par ailleurs, il veut « éveiller une conscience de l’histoire qui plonge ses racines dans les profondeurs de l’inconditionné […] et dont l’ethos consiste en une responsabilité inconditionnée envers le moment présent »299. Contrairement à la conception grecque, le kairos n’impacte pas seulement l’individu mais ce « moment temporel rempli d’un contenu et d’une exigence inconditionnée »300 vise une action individuelle et collective301. Définitions Toujours dans cet article, par opposition au chronos, Tillich reprend ensuite la définition grecque du kairos comme « ‹ le temps opportun ›, le moment riche en contenu et en signification »302 en l’appliquant au Nouveau Testament. Dans ce cadre, le kairos est « la plénitude du temps »303, « le moment où l’éternel surgit dans le temporel et où le temporel est disposé à le recevoir304 ». Pour suivre l’opposition qu’établit André Gounelle305, alors que le « chronos » est quantitatif, uniforme et abstrait, le kairos est « qualitatif et riche en contenu »306. Ce n’est pas le temps du calendrier, mais le temps différencié et concret qui permet de donner un sens à l’histoire. Par rapport à la compréhension qu’en a le monde grec, il y a donc une double transformation du kairos dans le Nouveau Testament307 :

297 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 113–161. 298 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 115. 299 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 115. 300 Paul TILLICH, « Les principes fondamentaux du socialisme religieux (1923) », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), p. 174. 301 Jean RICHARD, « Introduction au Tillich socialiste », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), p. LXV. 302 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 116. 303 Allusion à : « Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils » (Ga 4, 4). 304 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 234. 305 André GOUNELLE, Paul Tillich. Une foi réfléchie, p. 106. 306 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 116. 307 André GOUNELLE, Paul Tillich. Une foi réfléchie, p. 107–108.

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d’une part, le kairos est le temps où Dieu intervient, agit et se manifeste (il y a irruption); d’autre part, le kairos oriente l’histoire vers un but, vers une réalité nouvelle (qu’on appelle le « jour du Seigneur » dans l’Ancien Testament et « la venue du Royaume dans le Nouveau Testament »).

En 1948, dans sa réécriture américaine de l’article « Kairos I », Tillich définit plus précisément encore le kairos : En son sens unique et universel, le kairos est pour la foi chrétienne l’apparition de Jésus comme Christ. En son sens général et spécial pour le philosophe de l’histoire, le kairos est tout point tournant de l’histoire où l’éternel juge et transforme le temporel. En son sens particulier pour nous, c’est-à-dire en tant que décisif pour notre situation présente, le kairos est l’irruption d’une nouvelle théonomie sur le sol d’une culture autonome sécularisée et vide308.

Le kairos est un concept actualisable en fonction de la situation et du contexte. Il est donc présenté dans la conception tillichienne comme une percée, une irruption de l’inconditionnel dans le temporel : Dieu ébranle le monde et le transforme. Et, pour les chrétiens, si l’apparition de Jésus le Christ constitue le kairos central309, d’autres kairoi, c’est-à-dire d’autres points tournants de l’histoire310, peuvent avoir lieu : d’après Tillich, « l’histoire provient d’époques théonomes et se dirige vers d’autres époques théonomes, c’est-à-dire vers des époques où le conditionné est ouvert à l’inconditionné, sans prétendre être lui-même inconditionné »311. Le kairos vise par conséquent un nouveau temps de théonomie, à savoir « une situation où les formes spirituelles et sociales sont remplies du contenu de l’inconditionné, lequel est le fondement porteur, le sens et la réalité de toute forme »312. Il est souvent associé à un mouvement démonique : l’approche du Royaume de Dieu va de pair avec un déferlement des forces négatives de destruction313.

308 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 150. 309 Cf. : « Le temps (kairos) est accompli, le Royaume de Dieu s’approche, convertissez-vous » (Mc 1, 15). 310 Tillich cite la Grèce antique, les Lumières, la fin de l’Antiquité, etc. : chacun de ces événements constitue « un moment saillant dans le processus temporel, un moment où l’éternel fait irruption dans le temporel, l’ébranle et le transforme, et amène une crise jusque dans les profondeurs de l’existence humaine » (Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 146). 311 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 150–151. 312 Paul TILLICH, « Les principes fondamentaux du socialisme religieux (1923) », p. 175. 313 André GOUNELLE, Paul Tillich. Une foi réfléchie, p. 116.

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Caractéristiques Le kairos ainsi défini, Tillich dit également de lui qu’il appartient au « réalisme croyant », et qu’il présente deux caractéristiques majeures : il est à la fois prophétique et eschatologique. En tant que prophétique, il annonce du nouveau en train de venir et il appelle à un engagement pour que ce qui est neuf puisse être accueilli. Certes, le kairos ne dépend pas de nous (« nous n’en disposons pas, nous n’avons pas le pouvoir de le provoquer ou de l’engendrer »314) mais il requiert notre engagement et notre responsabilité : « considérer une époque comme un kairos, considérer ce temps comme celui d’une décision inévitable, d’une responsabilité inéluctable, c’est le considérer dans l’esprit de la prophétie »315. S’il est eschatologique, c’est qu’il est en rapport avec la venue du Royaume de Dieu. Or, celui-ci « vient dans l’histoire tout en demeurant cependant audessus de l’histoire »316. Le Royaume s’approche avec le kairos, mais il est « déjà là » et « pas encore là ». Pour reprendre les mots d’André Gounelle, « on se trompe chaque fois qu’on dit : ‹ il est ici ou il est là › […] : le kairos n’est pas l’ultime, il « oriente » vers l’ultime qu’il ne possède ni ne contient »317. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle « Tillich ne divinise pas le socialisme »318 et qu’il affirme que « tout peut devenir le véhicule de l’inconditionné, mais rien ne peut soi-même devenir l’inconditionné »319. Le thème du kairos parcourt l’ensemble de l’œuvre de Tillich depuis ses écrits de 1919 jusqu’à ses dernières allocutions. Si Tillich et beaucoup d’intellectuels de son époque (décennie 1920–1930) croyaient discerner l’approche d’un kairos après la première guerre mondiale, ils ont été fortement déçus, étant donné que ce temps s’est soldé par la montée du nazisme et les horreurs qu’on lui connait. L’issue de la seconde guerre mondiale ne permit plus à Tillich de croire au retour du kairos : il ne reconnait que le vide de l’après-guerre avec le face-à-face entre les deux blocs, l’est et l’ouest. Néanmoins, un an avant sa

314 André GOUNELLE, Paul Tillich. Une foi réfléchie, p. 113. 315 Paul TILLICH, « Kairos II (1926) », p. 259. 316 Paul TILLICH, « La théologie du kairos et la situation spirituelle présente. Lettre ouverte à Emanuel Hirsch (1934) », dans Paul TILLICH, Écrits contre les nazis (1932–1935), Paris/Genève/ Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1994, p. 215–253. Ici, p. 229. 317 André GOUNELLE, Paul Tillich. Une foi réfléchie, p. 115. Cette phrase évoque aussi la polémique que Tillich aura avec Emanuel Hirsch qui ne parle pas de kairos mais d’heure, et pour qui l’accession d’Hitler au pouvoir est l’heure à la fois de l’Allemagne et de Dieu ; en quelque sorte, il « divinise » Hitler. 318 André GOUNELLE, Paul Tillich. Une foi réfléchie, p. 115. 319 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 152.

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mort, dans une conférence à l’Université de l’Ohio, le 19 mai 1964, Tillich traite une dernière fois du kairos. Pour lui, c’est « un grand moment dans lequel quelque chose de neuf pourrait être créé [dans le sens d’une] victoire sur une puissance démoniaque particulière, sur une force particulière de destruction »320. Avec beaucoup de prudence, Tillich laisse entendre dans cette conférence qu’un nouveau kairos s’amorcerait, notamment avec la résolution progressive du problème racial. Dans son analyse du texte de Tillich, André Gounelle repère les exemples suivants: « l’avancée dans la lutte contre le racisme (avec Martin Luther King), l’accroissement de l’indépendance nationale […], l’ouverture grandissante de théologiens conservateurs dans le dialogue interreligieux, etc. »321. On voit donc à quel point le kairos peut mobiliser l’espérance et favoriser la venue d’un humanisme chrétien. Pour Tillich en effet, le socialisme religieux est un rejeton de l’humanisme chrétien322. Celui-ci implique une éthique sociale : « agir dans la perspective ouverte par le kairos, c’est agir dans la direction de la théonomie »323. Comment agir dans cette perspective ? Grâce aux lois qui sont comme des garde-fous324, mais surtout grâce à « l’amour (agapè) qui est au-dessus de la loi »325, et qui est en mesure de s’adapter à chaque kairos326 : l’éthique issue du kairos est une éthique d’amour, l’amour étant compris par Tillich comme « ce qui pousse vers la réunion de ce qui est séparé »327. Dans le christianisme, cet amour est l’amour du prochain et même celui des ennemis : en suivant André Gounelle toujours, nous pouvons dire que cet agapè issue du kairos « implique la justice, […] promeut le droit, […] cherche l’égalité, car l’injustice, la violation du droit et l’inégalité suscitent des oppositions, des affrontements et entraînent des divisions […]. L’amour est un principe éminemment social parce qu’il a pour visée l’établisse-

320 Paul TILLICH, « Déclin et valeur de l’idée de progrès », dans Paul TILLICH, Aux frontières de la religion et de la science, Paris/Neuchâtel, Centurion/ Delachaux & Niestlé, 1970, p. 71. 321 André GOUNELLE, Paul Tillich. Une foi réfléchie, p. 118. 322 Paul TILLICH, « Le socialisme religieux II (1931) », p. 452. 323 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 153. 324 André GOUNELLE, « Une éthique sociale pour aujourd’hui », dans Marc BOSS, Doris LAX, Jean RICHARD (éd.), Éthique sociale et socialisme religieux. Actes du XVe colloque international Paul Tillich, Toulouse, 2003, Münster, Lit Verlag, 2005, p. 159. 325 Paul TILLICH, « L’éthique dans un monde qui change (1941) », dans Paul TILLICH, Le fondement religieux de la morale, p. 112. 326 Paul TILLICH, « L’éthique dans un monde qui change (1941) », p. 114. 327 Paul TILLICH, Amour, pouvoir, justice. Analyses ontologiques et applications éthiques (Cahiers de la Revue d’histoire et de philosophie religieuses publiés par la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg, 37), Paris, Les Presses universitaires de France, 1964. Ici, p. 21.

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ment de relations justes »328. Ainsi, l’amour s’entend à deux niveaux, divin et humain (c’est-à-dire inspiré de la sagesse humaine) car « Tillich nous apprend à ne pas dissocier le divin et l’humain »329. Après ce développement, reprenons donc les éléments essentiels: le kairos est donc le temps concret où l’inconditionnel fait irruption dans notre temps en vue d’une nouvelle théonomie. Il vise une action individuelle et collective ; son versant prophétique confère une responsabilité et son versant eschatologique est en rapport avec la venue du Royaume de Dieu. Toutefois, il ne dépend pas de nous et ne s’accomplit jamais dans sa totalité. Enfin, nous avons découvert que le socialisme religieux est en lien avec l’humanisme chrétien et que l’agapè constitue l’éthique issue du kairos.

2.3.4 La rencontre interreligieuse Dans cette phase du travail consacrée à la rencontre interreligieuse au travers des textes de Tillich, les concepts de « principe protestant » et de « théonomie »330 seront à nouveau mobilisés. En effet, notre auteur ne peut envisager l’étude du dialogue interreligieux sans inclure dans ses réflexions la foi séculière (nationalisme, socialisme et humanisme libéral) qui porte en elle les préoccupations ultimes de ses contemporains (dimension religieuse de la culture). Par ailleurs, nous verrons dans les lignes qui suivent la manière dont le principe protestant sera revisité comme principe critique permettant notamment d’élaborer une typologie des religions. Présentation des textes Dans le cadre de cette section, nous travaillerons à partir du volume 10 des œuvres de Paul Tillich traduites en français aux éditions Labor et Fides, Le christianisme et la rencontre des religions331. Ce recueil, qui rassemble chronologiquement des dialogues ou des conférences de Tillich entre 1957 et 1965, traite de la possibilité de rencontre entre les grandes religions et les « quasi-religions »332. Ces différents

328 André GOUNELLE, « Une éthique sociale pour aujourd’hui », p. 161. 329 André GOUNELLE, « Une éthique sociale pour aujourd’hui », p. 161. 330 Le « kairos » et le « démonique » reviendront aussi mais dans une moindre mesure. 331 Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, Genève, Labor et Fides, 2015. 332 Par « quasi-religions », Tillich entend les « formes de foi séculières » et plus particulièrement, « le nationalisme (perverti dans le fascisme), le socialisme (perverti dans le communisme), et l’humanisme » (Jean RICHARD, « Introduction », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 35).

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textes « encadrent » les « Bampton Lectures », publiées en 1963 avec la relecture et l’accord de Tillich. Ce texte fait donc autorité et nous l’étudierons de plus près. Malgré leur répétitivité et leur moins grande fiabilité (Tillich n’ayant pas revu ces textes souvent retranscrits à partir d’enregistrements de conférences), les autres documents, regroupés et traduits en français dans ce volume, méritent toutefois qu’on s’y attarde car ils présentent une certaine progressivité dans la réflexion du théologien en fonction du contexte précis où celui-ci évolue (notamment ses dialogues avec Hisamatsu en 1957, son voyage au Japon en 1961 et ses conférences en Allemagne sur l’absoluité du christianisme en 1963). C’est à la lecture de ces différents textes, en amont et en aval, que l’on constate tout le travail d’élaboration de la pensée philosophique et théologique de notre auteur. Au niveau méthodologique, nous nous proposons de donner les lignes de fond de ces différentes interventions avant et après les « Bampton Lectures ». Nous détaillerons davantage ces derrières qui comportent quatre volets. Le commentaire introductif de Jean Richard au volume 10 de la collection mettra adéquatement en lumière les enseignements de ces prises de parole de Tillich et deux articles d’André Gounelle affineront notre recherche sur des questions principalement liées à l’exclusivisme, à l’inclusivisme et au pluralisme religieux333. Commentaire de ces textes 2.3.4.1 En amont des « Bampton Lectures » Composés entre 1957 et 1961, cinq textes sur la rencontre des religions précèdent les « Bampton Lectures » prononcées, elles, à l’automne 1961 et parues en 1963. « Dialogues entre Paul Tillich et Schin’ichi Hisamatsu (1957) » Le premier document relate les conversations à Harvard entre Paul Tillich et Schin’ichi Hisamatsu (1889–1980), ce maître bouddhiste zen venant d’une école de Kyoto334. Ces dialogues ont par ailleurs fortement inspiré les « Matchette Lectures » qui suivront quelques mois plus tard. Dans ces dialogues, on y apprend le point de départ de la réflexion de Tillich : sa démarche personnelle de se rendre chez Hisamatsu afin de retrouver le calme dans sa vie agitée et de rester attentif

333 André GOUNELLE, « Paul Tillich et les religions non chrétiennes », dans Laval théologique et philosophique, 54 (1998), p. 349–366 et André GOUNELLE, Révélation évangélique et religions selon Paul Tillich, http://andregounelle.fr/tillich/revelation-evangelique-et-religions-selonpaul-tillich.php . En ligne, page consultée le 21 février 2022. 334 Paul TILLICH, « Dialogues entre Paul Tillich et Schin’ichi Hisamatsu (1957) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 117–198.

2.3 Les cinq concepts

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au « vertical » alors que l’« horizontal » l’accapare, notamment en raison de son intense travail universitaire335. Très rapidement, ensuite, le lecteur aperçoit l’opposition de points de vue entre les deux maîtres : face au combat entre le bien et le mal dans lequel l’homme doit participer selon la vision de la tradition chrétienne de Tillich, son interlocuteur présente l’idée du « soi sans forme » du bouddhisme zen qui va au-delà de cette dualité336 ; ceci ouvre un débat sur l’universel et le particulier. Ce dépouillement de soi vise l’accomplissement personnel dans le bouddhisme zen et nie toute idée d’individualisation ou de participation, pourtant bien présente dans la pensée chrétienne337. « Matchette Lectures – Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) » Le deuxième texte, « Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales », appelé aussi « Matchette Lectures »338, se compose de trois conférences données à la Wesleyan University de Middletown en avril 1958. La deuxième de ces conférences qui s’inspire directement de la rencontre entre Tillich et Hisamatsu établit six différences entre les religions d’Occident et celles de l’Orient339. De plus, ces trois allocutions constituent le premier essai de Tillich qui tente d’aborder la question de la rencontre interreligieuse. Si le lecteur retrouvera certains éléments des « Matchette Lectures » dans les « Bampton Lectures » (notamment

335 Paul TILLICH, « Dialogues entre Paul Tillich et Schin’ichi Hisamatsu (1957) », p. 121 : « Pour moi, [le] problème central, ce n’est pas […] la théologie, mais cette question : comment trouver ce que j’appelle le vertical dans la vie horizontale qui est si dynamique ; comment ne pas perdre le vertical ? Je pense que je peux l’apprendre du zen, pour autant que je le comprenne ». 336 Paul TILLICH, « Dialogues entre Paul Tillich et Schin’ichi Hisamatsu (1957) », p. 179 : « Hisamatsu : […] La véritable expérience se produit précisément dans le soi qui n’a pas de forme » ; p. 150 : « Hisamatsu : Le problème tient à l’impossibilité pour le bien de complètement assujettir le mal, bien qu’il devrait le faire » ; p. 152 : « Tillich : […] On peut dire qu’en Dieu – ou dans le fondement de l’être – le mal est vaincu non pas en étant annihilé, mais en n’étant pas réalisé ». 337 Paul TILLICH, « Dialogues entre Paul Tillich et Schin’ichi Hisamatsu (1957) », p. 190–191. 338 Paul TILLICH, « Matchette Lectures. Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 199–246. 339 Paul TILLICH, « Matchette Lectures. Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) », p. 220–221. En quelques mots, nous pouvons exprimer ces oppositions entre l’Occident et l’Orient comme suit : la bonté de la création versus le monde sans valeur ultime, le caractère personnel de la divinité versus l’absolu transpersonnel, l’évaluation positive de la personne humaine face au soi sans forme, la distance entre la personne et l’être personnel divin versus l’élévation et l’union mystique dans le soi sans forme, la dépendance à la situation historique versus le désintérêt pour l’histoire, la dimension éthique de l’individu vue positivement versus la dévaluation de l’individu en raison du karma.

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

la typologie des religions avec leur dynamique interne : le sacré, le prophétique et le mystique), il y a aussi de nombreuses différences entre les deux textes. Tout d’abord, Tillich entame un long développement sur la philosophie de la religion et met l’accent de manière assez forte (cf. le titre de la conférence) sur le principe protestant qui prémunit contre la possibilité d’absolutiser les symboles religieux. Si Tillich expose déjà la difficulté de saisir le concept de religion entre le sens large (ultimate concern) et le sens étroit (religion concrète, au sens strict du terme), il fait ici le choix de partir de cette dernière, de « l’expérience du sacré »340 et de l’expression des symboles religieux. Il entend ainsi élaborer son raisonnement en prolongeant la démarche de Rudolf Otto dans son ouvrage Das Heilige341. Dans les « Bampton Lectures », au contraire, Tillich entamera son exposé en partant de la préoccupation ultime au sens large342. Ici, dans les « Matchette Lectures », le travail de Tillich dans la première conférence est d’ordre plus philosophique343, phénoménologique même, ce qui le conduit par la suite à une interprétation ontologique dans la deuxième conférence où il va établir une opposition entre « le sacré de ce qui est » et le « sacré de ce qui doit être ». En effet, Tillich, fidèle à sa méthode théologique de faire apparaître des tensions dynamiques, établit sa typologie du sacré comme suit344 : il part du « sacré de ce qui est », c’est-à-dire de « l’expérience de la présence du sacré » ou du « sacré présent dans un porteur » au cœur des religions sacramentelles pour dépasser ce fondement sacramentel commun à toutes les religions. Pour ce faire, il introduit la notion de « sacré de ce qui doit être » en établissant deux distinctions :

340 Paul TILLICH, « Matchette Lectures. Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) », p. 210. 341 Paul TILLICH, « Matchette Lectures. Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) », p. 207. Cf. Rudolf OTTO, Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, traduit de l’allemand par André Jundt, Paris, Éditions Payot, 1949. 342 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 360 : « Voici le concept de religion qui permet une extension aussi large de la signification du terme : la religion est l’état d’être saisi par une préoccupation ultime (ultimate concern), qui rend toutes les autres préliminaires et qui contient elle-même la réponse à la question du sens de notre vie ». 343 Paul TILLICH, « Matchette Lectures. Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) », p. 214 : « La première de mes trois conférences a été la plus philosophique quant au contenu ». 344 Paul TILLICH, « Matchette Lectures. Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) », p. 216–219.

2.3 Les cinq concepts





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la dimension mystique, la transcendance verticale que l’on retrouve dans les traditions orientales et dans le bouddhisme où « la présence mystique universelle du sacré constitue le principe fondamental de la réalité ellemême » ; la dimension éthique, critique, prophétique, la transcendance horizontale, présente dans les religions d’Israël (en particulier le judaïsme et l’islam), « qui privilégie le devoir-être » et où « le sacré devient justice ».

Toutefois, le conférencier souligne qu’il n’y a pas de « types purs »345. Alors que, dans ces « Matchette Lectures », Tillich entre au cœur du problème qui nous préoccupe (la rencontre des religions mondiales) en incluant une réflexion sur toutes les « grandes » religions, le théologien préfèrera par la suite se concentrer de manière plus spécifique sur les rapports qu’entretiennent le christianisme et le bouddhisme dans les « Bampton Lectures ». On verra par ailleurs que sa pensée évoluera entre 1958 et 1961 : alors que dans les « Matchette Lectures », Tillich considère le christianisme comme « le phénomène religieux le plus englobant »346 incluant les types sacramentel, éthique et mystique, cette idée ne sera pas exprimée de la même façon trois ans plus tard. Contrairement aux « Bampton Lectures », Tillich abordera la rencontre des religions avec la foi séculière (les « quasi-religions ») dans la deuxième de ses conférences (sur trois), passant ainsi de la religion au sens strict à la religion au sens large347. Le nationalisme (sacré de ce qui est donné) et le socialisme (avec son caractère prophétique) sont donc présentés comme des formes de foi séculières qui risquent de se pervertir respectivement dans le fascisme et le communisme. L’auteur parlera encore de « l’humanisme démocratique libéral », le plus fragile des trois et probablement le plus proche du monde protestant et

345 Paul TILLICH, « Matchette Lectures. Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) », p. 220 : « À l’intérieur de chaque type, d’autres types sont toujours présents ; il n’existe jamais de types purs ». Le fait qu’il n’existe pas de « type pur » se vérifie aussi dans la Théologie systématique : « les types sont des structures idéales, les objets ou les événements concrets s’en approchent sans jamais les atteindre » (Paul TILLICH, Théologie systématique. Deuxième partie: l’être et Dieu, p. 87). Tout comme dans Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 61 : « les types sont des constructions de la pensée et non des objets qui se trouveraient dans la réalité. Nulle part dans la vie on ne trouve de type à l’état pur ». 346 Paul TILLICH, « Matchette Lectures. Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) », p. 219. 347 Paul TILLICH, « Matchette Lectures. Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) », p. 224–238.

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américain, qui risque aussi de s’absolutiser si l’on donne une valeur absolue aux droits individuels des personnes. Enfin, ces « Matchette Lectures » s’achèvent par une nouvelle présentation des polarités du sacré348 qui ne sera pas reprise dans les « Bampton Lectures » : – le personnel (religions occidentales) face au transpersonnel (religions orientales) ; – l’horizontal (religions de type principalement éthique) face au vertical (principalement, religions de type mystique) ; – l’autorité (substance catholique) face à la critique (principe protestant). « Wesley Lectures – La rencontre actuelle des religions et la rencontre des religions avec la foi séculière (1958) » Après avoir à nouveau distingué les deux concepts de religion (au sens large et au sens strict), Tillich donne une singularité particulière à ces « Wesley Lectures »349 (deux conférences qui se sont tenues les 3 et 4 octobre 1958) par l’élaboration de deux « carrés typologiques », le premier schématisant la rencontre des religions proprement dites350, le second représentant les quatre types de foi séculières : il établit ainsi un parallèle entre les côtés de ces deux carrés351.

348 Paul TILLICH, « Matchette Lectures. Le principe protestant et la rencontre des religions mondiales (1958) », p. 238–246. 349 Paul TILLICH, « Wesley Lectures. La rencontre actuelle des religions et la rencontre des religions avec la foi séculière (1958) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 247–280. 350 Les trois autres angles de ce carré qui repose sur l’angle sacramentel représentent le type mystique, le type éthique et le christianisme se trouve au sommet car « il constitue l’exemple le plus englobant et le plus important de cette unification des religions » (Paul TILLICH, « Wesley Lectures. La rencontre actuelle des religions et la rencontre des religions avec la foi séculière (1958) », p. 252). 351 L’angle à la base du carré est cette fois le nationalisme car il postule (comme le type sacramentel) qu’une réalité finie a une valeur inconditionnelle, infinie. Ensuite, viennent le romantisme politique qui correspond à la transcendance mystique des religions et le socialisme (perverti en communisme) qui correspond par son prophétisme éthique aux religions de type critique. Enfin, au sommet du carré se trouve cette fois l’humanisme libéral qui constitue la forme la plus ouverte (Paul TILLICH, « Wesley Lectures. La rencontre actuelle des religions et la rencontre des religions avec la foi séculière (1958) », p. 252).

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L’autre particularité de ces conférences réside dans l’importance grandissante que Tillich accorde à ces quasi-religions352 ainsi qu’à l’avenir des religions au sens strict du terme qui se trouvent « presque partout sur la défensive »353. Dans son introduction à l’ouvrage, à la suite de la conclusion de Tillich dans ces « Wesley Lectures », Jean Richard s’interroge sur les raisons pour lesquelles les religions n’ont plus le pouvoir de préoccupation ultime aujourd’hui. Il fait alors le lien avec le concept de la théonomie séculière très présente chez Tillich : pour le professeur émérite de l’Université Laval, cette « théonomie séculière » correspondrait précisément à « la spiritualité laïque, non religieuse, dont il est beaucoup question aujourd’hui »354. En tout cas, quant à l’avenir, Tillich se veut ni optimiste ni pessimiste mais il éclaire le futur en indiquant le véritable danger des formes de foi séculières, celui de « l’emporter pour longtemps » et d’anéantir les tentatives anti-démoniques355. Japon 1960 – Tillich raconte et Tillich rencontre le Japon (1960) Dans ces textes de nature différente (le premier reprenant le récit par Tillich de son voyage au Japon, le second retranscrivant les discussions de Tillich avec des intellectuels bouddhistes et des missionnaires chrétiens à Kyoto), apparaissent deux éléments essentiels. Au Japon, Tillich rencontre non seulement d’autres bouddhistes que ceux de l’école dont est issu Hisamatsu – ce qui va lui permettre d’élargir sa vision du bouddhisme, notamment grâce à « l’École véritable de la terre pure » – mais surtout, dans ce voyage où furent organisées de nombreuses rencontres avec

352 Paul TILLICH, « Wesley Lectures. La rencontre actuelle des religions et la rencontre des religions avec la foi séculière (1958) », p. 249 : « Je vous dis immédiatement que le sujet de la seconde conférence [la rencontre actuelle de la religion et de la foi séculière] me semble le plus important pour notre situation actuelle » et Paul TILLICH, « Wesley Lectures. La rencontre actuelle des religions et la rencontre des religions avec la foi séculière (1958) », p. 262 : « J’en viens à ce que j’ai dit en commençant : la rencontre décisive, la lutte pour la vie et la mort de toutes les religions aujourd’hui, c’est celle avec le sécularisme ». 353 Paul TILLICH, « Wesley Lectures. La rencontre actuelle des religions et la rencontre des religions avec la foi séculière (1958) », p. 279. 354 Jean RICHARD, « Introduction », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 49. 355 « Le véritable danger n’est pas que la non-religion l’emporte : cela ne se produira jamais parce que c’est contre la nature humaine ; l’homme est en son essence relié à quelque chose qui le préoccupe ultimement. Le véritable danger est que les formes de foi séculières qui ont un caractère décidément démonique et idolâtrique l’emportent pour longtemps et ensevelissent les mouvements antidémoniques » (Paul TILLICH, « Wesley Lectures. La rencontre actuelle des religions et la rencontre des religions avec la foi séculière (1958) », p. 279).

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des croyants de religion différente, il comprend que, malgré les différences entre bouddhisme et christianisme, « la vie concrète tant du christianisme […] que du bouddhisme […] pourrait s’approprier des éléments de l’autre [religion] sans perdre ses caractéristiques fondamentales »356. Grâce à ce déplacement, Tillich quitte peu à peu « son provincialisme occidental »357 et sa position inclusiviste des autres religions vers une position davantage ouverte au pluralisme358, envisageant l’appropriation mutuelle d’éléments du bouddhisme par le christianisme (et vice versa) mais tout en gardant une norme. Cette expérience au Japon entre le 2 mai et le 11 juillet 1960 aura donc une influence décisive et donnera une inspiration nouvelle aux écrits de notre théologien, quelques mois avant qu’il rédige ses « Bampton Lectures ». « Révélation chrétienne et révélation non chrétienne (1961) » Dans cette conférence359 donnée le 27 octobre 1961, Tillich postule qu’une expérience révélatrice est à la base de toute religion. L’enjeu consiste alors non seulement à définir le concept de révélation mais aussi à en établir la portée : Tillich entend le définir « en acceptant l’idée d’une révélation universelle comme présupposé de toute révélation concrète et particulière »360. Une nouvelle fois, le théologien entend élargir au maximum ce concept qu’il présente en ces termes : La révélation est l’irruption de l’Esprit divin dans notre esprit, ou encore, l’automanifestation de ce qui nous concerne ultimement ». [Elle] a pour contenu la réalité ultime ou, si vous préférez un autre terme encore plus apte à décrire l’expérience révélatrice, le mystère de l’être : le mystère de l’être qui s’empare de nous, qui demeure toujours un mystère, mais qui se manifeste sous des formes particulières, qui se met en relation avec nous et nous met en relation avec lui. La manifestation du mystère de l’être s’exprime en des symboles religieux, […] symboles au sens de représentations de quelque chose qu’on ne peut pas exprimer directement dans notre langage intérieur […]. Une expérience révélatrice […] a pour conséquence une transformation intérieure de celui qui la reçoit361.

356 Paul TILLICH, « Japon 1960. Tillich raconte », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 296. 357 Paul TILLICH, « Japon 1960. Tillich raconte », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 309. 358 Pour être précis, avec l’éclairage d’André Gounelle, nous verrons plus loin qu’il s’agit d’un « pluralisme avec norme ». Tillich admet en effet une pluralité de révélations mais avec un critère de jugement bien précis, que la Croix du Christ exprime au mieux. 359 Paul TILLICH, « Révélation chrétienne et révélation non chrétienne (1961) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 339–354. 360 Paul TILLICH, « Révélation chrétienne et révélation non chrétienne (1961) », p. 345. 361 Paul TILLICH, « Révélation chrétienne et révélation non chrétienne (1961) », p. 346–347.

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Ainsi défini, ce concept de révélation prend une portée universelle. Tillich regardera de plus près les media de cette révélation qui sont « toutes ces choses et événements de l’histoire de la religion qu’on a considérés comme sacrés : objet sacré, personne sacrée, livre sacré, événement sacré, parole sacrée, etc. »362. Essayant de « faire le tri entre ces manifestations », il va chercher un critère lui permettant de montrer la tension entre l’élément sacré (medium de la révélation) et le sacré lui-même afin de résister à toute tentation idolâtre (confusion entre le fini et l’infini). Une nouvelle fois, Tillich fera-t-il intervenir le principe protestant, entraînant avec lui une certaine dynamique de la révélation. Dans la nouvelle typologie qu’il propose, l’orateur part toujours du sacramentel (qui risque toujours de prendre des accents magiques) critiqué par les mouvements prophétique et mystique. S’il n’y a rien de neuf en cela, par contre, l’enracinement dans la question de la révélation constitue une avancée importante qui sera d’ailleurs reprise dans les « Bampton Lectures ». Dans sa recherche de critère pour « juger » les autres révélations, Tillich emploie cette fois le Christ, qui constitue en quelque sorte, la révélation finale. Au cours de sa réflexion, le spécialiste des religions en vient à traiter le conflit entre religion et révélation : « toutes les religions se fondent sur des expériences révélatrices. […] En même temps, toute religion déforme les révélations sur lesquelles elle se fonde ; car dès que la révélation devient religion, la confusion devient inévitable entre l’expression particulière, le medium concret de la révélation, et ce qui est signifié dans la révélation »363. Ainsi, le christianisme n’est pas épargné par ce conflit ; c’est la raison pour laquelle Tillich parle du Christ et non du christianisme comme critère de jugement. On peut se demander si, dans cette conférence, Tillich garde donc encore une posture inclusiviste364. En fait, l’élément déterminant consiste à savoir si le principe protestant est un critère qui existe uniquement dans le christianisme ou si chaque religion possède une telle capacité d’auto-contestation. D’après Jean Richard, c’est bien le cas, alors Tillich pourrait être considéré comme un « pluraliste » dans sa théologie des religions365. En reprenant l’idée de Tillich 362 Paul TILLICH, « Révélation chrétienne et révélation non chrétienne (1961) », p. 348. 363 Paul TILLICH, « Révélation chrétienne et révélation non chrétienne (1961) », p. 351. 364 Paul TILLICH, « Révélation chrétienne et révélation non chrétienne (1961) », p. 351 : « D’avoir conservé les deux éléments, le prophétique et le mystique, fait la grandeur du christianisme. Il combine et les transcende tous les deux ; il transcende toute religion sacramentelle mais n’en refuse aucune partie ». 365 Jean RICHARD, « Introduction », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 61 : « Tillich doit-il être considéré comme un « inclusiviste » ou un « pluraliste » en théologie des religions ? […] Si le christianisme est le seul à détenir le principe prophétique, l’instance critique de toute religion, nous sommes toujours dans une perspective inclusiviste.

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selon laquelle le symbole de Croix du Christ constitue ce principe critique par excellence en raison de sa capacité d’auto-contestation maximale, André Gounelle affinera l’analyse de Jean Richard en parlant d’un « pluralisme avec norme »366. 2.3.4.2 « Bampton Lectures » Prononcées à l’automne 1961 à l’Université de Columbia à New York et parues en anglais en 1963, les quatre conférences des « Bampton Lectures »367 constituent le point d’orgue de toute la réflexion de Tillich concernant la rencontre des religions. Il convient de rappeler que seule cette publication a reçu l’aval et la relecture de son auteur, raison pour laquelle ce document fait autorité encore aujourd’hui. Dans la version allemande368 qui paraîtra un an plus tard, Tillich effectuera toutefois quelques rectifications par rapport au texte, ce qui suggère une certaine insatisfaction de l’auteur. Néanmoins, il s’agit de sa synthèse la plus claire au sujet de la rencontre entre les religions et les quasi-religions. Un regard sur la situation présente : les religions, les quasi-religions et leurs rencontres Comme on l’a vu préalablement, dans sa première intervention, Tillich se doit à nouveau de définir le concept de « religion » en lui conférant une portée très large369. En entamant ainsi sa première conférence, Tillich donne un cadre de travail permettant d’aborder une question qui lui tient particulièrement à cœur, celle de la rencontre des religions avec le monde séculier. Il s’agit de réfléchir

Mais si nous admettons la possibilité, et même la présence d’un tel principe dans chaque religion, nous adoptons la position pluraliste ». 366 André GOUNELLE, Révélation évangélique et religions selon Paul Tillich, (§ concernant le pluralisme avec norme) : http://andregounelle.fr/tillich/revelation-evangelique-et-religionsselon-paul-tillich.php. En ligne, page consultée le 21 février 2022. 367 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 355–422. Ces quatre conférences aussi ont été publiées en anglais : Paul TILLICH, Christianity and the Encounter of World Religions, New York, Columbia University Press, 1963. 368 Paul TILLICH, Gesammelte Werke, V. Die Frage nach dem Unbedingten, Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk, 1964, p. 51–100. Nous reprendrons le texte des « Bampton Lectures » d’après cette version allemande dans les pages qui suivent. 369 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 360 : « La religion est l’état d’être saisi par une préoccupation ultime (ultimate concern), qui rend toutes les autres préliminaires et qui contient elle-même la réponse à la question du sens de notre vie ».

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au problème fondamental de la crise des religions, à savoir la rencontre de cellesci avec la sécularisation. Pour notre théologien, « l’invasion technologique » est en partie responsable du sécularisme mais aussi de l’indifférence religieuse. Néanmoins, « l’indifférence à l’égard de la question du sens de l’existence n’est qu’une étape transitoire ; elle ne peut pas durer, et elle n’a jamais duré plus longtemps que le temps entre la perte de sens d’une tradition sacrée et l’apparition d’une nouvelle réponse »370. Tillich reconnaît alors que les quasi-religions ont apporté des réponses à la quête de sens des individus, en tentant de réaliser un monde meilleur. Dans un premier temps, on a constaté des absolutisations de valeurs spirituelles qui se sont infiltrées dans le vide laissé par les différentes religions. Très vite, ces absolutisations se sont radicalisées dans des mouvements démoniques et ont rencontré les autres religions (au sens strict du terme). Ainsi, le nationalisme a pris la place de la religion « sacralisante ». Il est devenu l’objet de préoccupation ultime de certains qui ont, en quelque sorte, divinisé la nation371. Selon que cette nation mobilise sa volonté de puissance ou sa conscience vocationnelle, la quasi-religion du nationalisme peut engendrer le fascisme (puissance nationale démonique et autodestructrice qu’on retrouve notamment dans le nazisme), des empires aux éléments tantôt créateurs tantôt destructeurs, voire « l’unité supranationale de l’humanité, c’est-à-dire, en langage religieux, du Royaume de Dieu »372 lorsque la conscience nationale s’humanise et a une forte conscience vocationnelle. Quant au mouvement de « critique sociale » du communisme (forme radicalisée du socialisme), il trouve, entre autres, ses racines dans les prophètes de l’Ancien Testament et s’attaque au « système sacramentel statique ». Pour Tillich, on retrouve des similitudes entre cet esprit critique en faveur de la collectivité dans l’islam, ou encore dans les religions sacramentelles et mystiques chinoises (taoïsme, bouddhisme). Enfin, Tillich établit une analogie quant à la fragilité de deux formes religieuses : la religion spirituelle protestante et la quasi-religion de l’humanisme 370 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 366. 371 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 367 : « Deux éléments déterminent une nation : d’une part, son auto-affirmation naturelle en tant que structure de pouvoir vivante et croissante ; d’autre part, la conscience d’avoir une vocation, c’est-à-dire d’avoir à représenter, répandre et défendre un principe d’ultime importance. L’union de ces deux éléments rend possible le caractère quasi-religieux du nationalisme ». 372 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 368.

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libéral373. Dans un développement sur le Japon, l’orateur pose le problème complexe des racines spirituelles de la démocratie imposée à ce pays qui ne peut s’approprier ce concept par sa propre tradition religieuse374. Cela le laisse dans un certain « vide » dangereux qui risque d’être comblé par des forces démoniques, s’il n’arrive pas à entrer véritablement en dialogue avec d’autres idéologies non démoniques. Principes chrétiens d’un jugement sur les religions non chrétiennes La deuxième de ces quatre conférences présente, grâce à une grande fresque historique, les rapports entre le christianisme, les autres religions et les quasireligions. L’introduction de Jean Richard positionne le propos de Tillich dans le cadre de la théologie des religions375. Il indique : On en parle habituellement en termes d’exclusivisme, d’inclusivisme et de pluralisme religieux. La position chrétienne exclusiviste ne reconnaît aucune vérité dans les autres religions ; ce ne sont que de fausses religions. La position inclusiviste y reconnaît quelque vérité, mais c’est une vérité subordonnée à la vérité chrétienne, d’où elle provient et où elle conduit comme à son accomplissement. Quant à la position pluraliste, elle admet la possibilité, dans les autres religions, d’une vérité indépendante, nullement subordonnée à la vérité chrétienne, de sorte que ces autres religions ne sont plus considérées comme inférieures et subordonnées au christianisme376.

Selon Jean Richard toujours, « on trouve chez Tillich, dans la Dogmatique de 1925–1927, les principes d’une telle théologie du pluralisme religieux »377. Tou-

373 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 373. 374 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 373 : « Ni le shintoïsme ni le bouddhisme -et la plupart des Japonais adhèrent à ces deux religions en même temps- n’offre des symboles ou des idées qui pourraient favoriser le développement et le maintien de la démocratie ». 375 Pour André Gounelle, cette typologie date « des années ’70-’80 ». Le professeur français va tenter d’y apporter une « petite amélioration » (que nous étudierons plus loin) en proposant « non pas trois, mais quatre catégories : exclusivisme, inclusivisme, relativisme et pluralisme avec norme ». André GOUNELLE, Révélation évangélique et religions selon Paul Tillich, (§ concernant l’évaluation théologique des religions à partir de la révélation évangélique). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://andregounelle.fr/tillich/revelation-evangelique-etreligions-selon-paul-tillich.php . 376 Jean RICHARD, « Introduction », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 76. La définition de l’inclusivisme comme « vérité subordonnée à la vérité chrétienne » mériterait toutefois plus de précisions. 377 Jean RICHARD, « Introduction », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 76.

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tefois, dans cet ouvrage, Tillich accorde tout son effort théologique à la question de la révélation dans le christianisme et dans les autres religions, ce qui n’est pas le cas dans les « Bampton Lectures ». S’il n’est possible d’avoir une idée de ce que sont ces autres expériences révélationnelles que par le dialogue et le témoignage, il en va tout autrement pour les religions visibles et objectivées. Celles-ci requièrent un critère d’évaluation que Tillich va alors s’employer à rechercher à la fin de cette deuxième conférence. Aussi, au début de son exposé, Tillich présente pour le christianisme la nature possible du rejet des autres religions : – soit ce rejet peut être total lorsque l’on considère tout simplement que l’autre religion est fausse. Il n’y a alors aucune communication possible ; – soit ce rejet peut être partiel, ce qui signifie alors que certaines idées ou certaines actions de la religion de l’autre sont fausses. Toutefois, Tillich indique qu’ « il n’est pas possible de juger ainsi des œuvres d’art, des systèmes philosophiques ou la réalité complexe des religions »378 ; – ou alors « la relation des deux groupes peut s’organiser sous la forme d’une unité dialectique de refus et de reconnaissance réciproque »379. Dans l’ensemble de l’histoire du christianisme, c’est cette attitude par rapport aux autres religions qui prédomine. Durant une grande partie de sa présentation, par le biais de l’histoire, le conférencier a démontré cet universalisme étonnant du christianisme. Le récit imagé du Jugement dernier, la parabole du Bon Samaritain et la rencontre avec la Samaritaine montrent tout d’abord l’ouverture du Christ lui-même qui contraste fortement avec l’exclusivisme du judaïsme de l’époque. Puis, dans les premiers siècles de notre ère, l’apôtre Paul fera souvent la jonction entre d’un côté certaines communautés judéo-chrétiennes parfois très légalistes, et de l’autre, des populations païennes fraîchement christianisées plus « laxistes ». Les Pères de l’Église insisteront eux sur le Logos du quatrième évangile, ce concept universel de l’automanifestation divine. Ils montreront également comment celuici est présent comme une semence préparant la manifestation du Christ. On assiste aussi à cette époque à une réappropriation chrétienne de la philosophie grecque (cf. les termes de hypostasis, d’ousia, de prosôpon, etc.), du stoïcisme, des religions à mystères et des symboles païens. Le christianisme primitif est alors « la religion universellement inclusive (all-inclusive) au sens de la maxime : 378 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 377. 379 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 376.

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‹ Tout ce qui est vrai en n’importe quel lieu du monde nous appartient, à nous chrétiens › »380. Puis, Tillich identifie une rupture au VIIe siècle avec l’expansion de l’islam sur les terres chrétiennes, ce qui a freiné cette propension universaliste du christianisme. En situation de défense et de contre-attaque par les croisades, le christianisme s’est alors « rétréci » en s’opposant à l’islam et en devenant même par la suite antijudaïste : « conformément à la loi qui veut que se défendre rende plus étroit, le christianisme devient progressivement exclusif »381. Longtemps après les croisades, à partir de la Renaissance, le christianisme a évolué vers un humanisme plus tolérant et humaniste, notamment grâce au cardinal Nicolas de Cues (l’auteur du De pace fidei), grâce à Érasme, à Zwingli et à bien d’autres qui ont reconnu l’action de l’Esprit-Saint en dehors de l’Église. Puis, les grands philosophes des Lumières évalueront le christianisme à partir de sa rationalité et les premiers philosophes des religions accorderont une prétention d’exclusivité au christianisme en opposant la révélation, propre au christianisme, aux autres religions qui ne connaitraient pas de véritable « révélation ». Schelling, Hegel, Schleiermacher et bien d’autres démontreront dans leurs travaux que le christianisme constitue en quelque sorte un aboutissement en matière de religion et de culture. C’est alors qu’Ernst Troeltsch publie L’absoluité du christianisme et l’histoire de la religion en 1902 où il s’avance plus loin que ses contemporains382. Tout d’abord, bien qu’il lui confère cependant une valeur prépondérante, il reconnaît le christianisme comme une religion au même titre que les autres, le critère d’absoluité est ainsi remis en question. Puis, en admettant son occidentalisme, ce philosophe et théologien que Tillich considérait comme son « maître »383, plaida en faveur d’une « fécondation réciproque » entre les religions lors des démarches missionnaires : « ce repli le conduit à plaider pour que l’on remplace les offensives missionnaires contre les autres religions par une « fécondation réciproque »,

380 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 380. 381 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 382. 382 Cette publication a été traduite en français dans Ernst TROELTSCH, Histoire des religions et destin de la théologie. Œuvres III, édition établie et commentée par Jean-Marc Tétaz, traduction de Jean-Marc Tétaz, introduction de Pierre Gisel et de Jean-Marc Tétaz, Paris/Gevève, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides, 1996. 383 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 385.

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il entendait par là un échange culturel plutôt que l’unité dialectique de l’acceptation et du rejet entre les religions »384. Tillich semble sympathiser avec cette proposition de Troeltsch qu’il oppose à la théologie de Karl Barth, laquelle refuse d’appliquer au christianisme le concept de religion car le christianisme porte en lui la révélation unique du Christ : « selon Karl Barth, l’Église chrétienne, l’incarnation du christianisme, se fonde sur l’unique révélation qui ait jamais eu lieu, la révélation en Jésus-Christ. Toutes les religions humaines sont des tentatives séduisantes mais vaines de l’homme pour atteindre Dieu […]. Le christianisme rejette leur prétention à se fonder sur une révélation »385. Enfin, Tillich poursuit cette deuxième conférence en soulignant d’une part les liens étroits qui se tissent entre le l’humanisme libéral et le protestantisme. Il remarque d’autre part l’évaluation généralement positive du monde séculier par le protestantisme. En effet, par le principe critique, le protestantisme est ainsi plus ouvert que le catholicisme aux quasi-religions, ce qui en fait sa force mais ce qui peut aussi représenter un danger. Pour annoncer déjà le troisième volet de ces conférences, consacré cette fois au dialogue entre chrétiens et bouddhistes, Tillich conclut en soulignant le caractère « profondément dialectique » du christianisme386. Un dialogue entre chrétiens et bouddhistes Contrairement à ce qui était annoncé dans le titre général des quatre conférences, la rencontre mondiale des religions, Tillich se rend compte de la complexité et de l’immensité de la tâche qu’il s’était fixée. Au lieu d’étudier en profondeur le dialogue entre les chrétiens et les croyants des autres religions, il préfère se concentrer ici sur un exemple qu’il présentera de manière très concrète et très systématique, celui de la rencontre religieuse entre chrétiens et bouddhistes.

384 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 385. 385 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 386. Il faudrait probablement nuancer ce jugement de Tillich sur la théologie de Barth. Ainsi, le concept de « révélation » est-il utilisé et compris de la même manière dans le christianisme et dans les autres religions ? 386 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 390 : « Ce que je viens de décrire et d’analyser a dû clarifier un point : que le christianisme ne peut pas tout simplement refuser les religions qui le rencontrent. La relation est profondément dialectique ; il ne faut pas y voir une faiblesse, mais plutôt la grandeur du christianisme, tout spécialement sous sa forme autocritique, protestante ».

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Pour ce faire, Tillich applique la méthode dialectique à ces fameuses typologies : « la sorte de dialectique qui convient le mieux, à mon sens, aux recherches typologiques est la description de la tension à l’intérieur d’une structure, comme étant la tension entre des pôles opposés »387. Aussitôt, dès que le théologien utilise une telle typologie dynamique des religions, « tout dialogue entre religions s’accompagne d’un dialogue silencieux à l’intérieur des représentants de chacune d’elles »388. De cette manière, le raisonnement employé va montrer la possibilité de conflits mais aussi d’unions possibles entre les principes fondamentaux des religions analysées. Avant d’en arriver à un tel dialogue, quatre présupposés s’imposent389 : la reconnaissance de la valeur de l’expérience révélationnelle de l’autre, la présentation honnête et convaincue des bases religieuses de chacune des religions par les interlocuteurs, la détermination d’un terrain commun permettant conflits et dialogues, et enfin, pour les personnes en présence, la capacité de réception des critiques émises à l’encontre de leurs propres principes religieux. Une fois ces présupposés établis, et le concept de religion étant défini de la manière la plus large possible (sur base du telos cette fois390), Tillich entreprend l’étude corrélative de deux symboles forts : selon lui, les deux telos des religions comparées, à savoir, le Royaume de Dieu et le nirvana391. Comme par

387 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 392. 388 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 394. Le texte se poursuit par cet exemple : « Si un théologien chrétien débat avec un prêtre bouddhiste du rapport entre la mystique et l’éthique dans les deux religions et que, par exemple, il soutient la priorité de l’éthique sur la mystique, il débat alors en lui-même de la relation entre ces deux éléments dans le christianisme. Et cela donne à la conversation un sérieux qui conduit souvent jusqu’à l’angoisse ». 389 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 397. 390 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 398 : « Chaque type de religion proprement dite et de quasi-religion donne une réponse, intentionnelle ou non, à une question : celle du but intrinsèque de l’existence – celle du telos, en grec, de tout ce qui existe. Une discussion interreligieuse devrait toujours partir de là et non d’une comparaison entre les conceptions différentes de Dieu, de l’homme, de l’histoire ou du salut ». 391 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 398 : « Comme telos du christianisme, on peut indiquer l’accomplissement de tout homme et de toute chose dans le Royaume de Dieu ; comme telos du bouddhisme, on peut mentionner l’unification (Einswerdung) de tout homme et de toute chose dans le nirvana ».

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le passé (cf. sa Philosophie de la religion de 1925)392, à partir cette fois-ci de l’option ontologique, Tillich établit alors sa typologie des religions en présentant les trois tendances qu’il a précédemment identifiées : – la base sacramentelle qui exprime par des symboles l’expérience du sacré (des réalités particulières portent la substance sacrée) ; – la mystique qui insiste sur le sacré de « l’être » (l’extase radicale au-delà de la forme donne la possibilité de saisir la substance sacrée) ; – le prophétique qui donne la priorité au « devoir-être » (la mobilisation de l’instance critique et socio-éthique présente dans chaque religion permet de se diriger vers l’inconditionné). Dans son opposition, Tillich compare donc le Royaume de Dieu avec le nirvana sur base des éléments suivants393 : – alors que « le Royaume de Dieu est un symbole social, politique et personnaliste » qui comprend donc un caractère personnel, « le nirvana est un symbole ontologique » par ses catégories transpersonnelles ; – tandis que, en christianisme, la création est perçue comme quelque chose de bon en soi (Gn 1, 31 : « Et voilà que c’était très bon »), le bouddhisme « condamne le monde déchu » ce qui implique que le chrétien veut restaurer le monde créé alors que le bouddhiste tente de s’en délivrer ; – d’un point de vue éthique, le christianisme se caractérise par sa participation à l’univers tout en conservant sa propre identité. Le chrétien devrait appliquer le concept d’amour universel, même envers ses ennemis (agapè), tout en cherchant à améliorer ce qui est ‹ mauvais › en son frère. En revanche, le bouddhisme se fonde, non pas sur la participation, mais sur un principe d’identité (fusion avec le tout, avec la nature et réincarnation). Il vise la compassion (identification à tout ce qui est) et ne cherche pas à ‹ changer › l’autre ce qui rend, par exemple, le concept de démocratie très difficilement compréhensible pour les Japonais. Au cours de cette opposition des symboles, Tillich introduit toutefois des nuances lui permettant de mettre en marche la dynamique de son système typologique. Par exemple, s’il admet que l’élément mystique se retrouve principalement dans

392 En p. 83, Jean Richard renvoie dans son commentaire introductif au passage suivant : Paul TILLICH, Philosophie de la religion (1925), traduction de Fernand OUELLET, Genève, Labor et Fides, 1971, p. 87–92. 393 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 400–406.

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les religions orientales, il reconnaît l’existence d’une certaine mystique chrétienne incarnée notamment par François d’Assise. De plus, au-delà des différences, ces religions présentent aussi des points communs : si la création est bonne pour les chrétiens, toutefois, l’appréciation des royaumes de ce monde ne l’est pas forcément, ce qui rapproche cette fois le christianisme de la conception négative du monde dans le bouddhisme. Après avoir montré que, malgré des oppositions flagrantes, les symboles du Royaume de Dieu et du nirvana, telos de chacune de ces religions, ne s’excluaient pas mutuellement, Tillich a donc posé une question d’une grande acuité : « la nature même du sacré n’oblige-t-elle pas chacun des deux partenaires à inclure, au moins implicitement, les éléments qui prédominent chez l’autre ? »394 Si le bouddhisme, de tendance fortement mystique, s’oppose globalement au christianisme (que Tillich qualifie ici de tendance prophétique -dans sa version protestante probablement-), les trois orientations (sacramentelle, mystique et prophétique) se retrouvent dans toutes les religions, et a fortiori dans le christianisme et le bouddhisme (qui accentuent davantage l’un ou l’autre aspect). Par conséquent, il existe non seulement des tensions entre les pôles à l’intérieur de chaque religion395 mais la religion de celui que je rencontre ne m’est plus étrangère parce que je partage des éléments en commun avec lui396. Si cette typologie dynamique constituait le nœud de cette troisième conférence, d’autres éléments, déjà annonciateurs de la quatrième prise de parole, sont mentionnés par le conférencier. De fait, lorsqu’il explique les rencontres concrètes qui ont eu lieu entre les pensées bouddhiste et chrétienne397, Tillich montre que ces influences sont très

394 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 400. 395 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 393 : « La tension porte les éléments polaires à des conflits et, au-delà de ces conflits, à des unions possibles. Ainsi présentés, les types perdent leur rigidité statique ; les choses et les personnes individuelles peuvent alors transcender le type auquel elles appartiennent sans perdre leur caractère précis ». 396 Jean RICHARD, « Introduction », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 84 : « Il s’ensuit que l’autre religion ne nous est pas totalement étrangère. Nous pouvons la comprendre pour autant que nous nous y reconnaissions quelque peu. Inversement, nous pouvons également reconnaître l’autre en nous-mêmes, puisque nous partageons quelque chose de sa propre expérience religieuse ». 397 De l’Orient vers l’Occident : la philosophie de la « volonté » de Schopenhauer, l’ouvrage sur le sacré de Rudolf Otto, l’influence du bouddhisme zen sur les classes sociales cultivées de l’Occident. De l’Occident vers l’Orient : l’impact (« très limité ») des missionnaires.

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limitées (surtout celles émanant de l’Occident) et rappelle que leur dialogue pourrait se concentrer sur le problème de la sécularisation : Sans aucun doute, l’influence réciproque de ces deux religions ne peut pas se comparer à l’influence prodigieuse que les quasi-religions ont exercée sur l’une et l’autre. Il se pourrait que le dialogue entre elles, dans un avenir pas trop lointain, se concentre sur les problèmes communs que pose la sécularisation à l’ensemble de l’humanité et les attaques, qui en sont la conséquence, des puissantes quasi-religions contre toutes les religions proprement dites398.

Il n’est donc pas étonnant que dans sa quatrième et dernière conférence, l’auteur décide de reprendre un point de vue plus global incluant le défi posé par les quasireligions en étudiant la manière dont le christianisme peut se juger lui-même lorsqu’il rencontre les religions mondiales (entendues dans le sens large cette fois). Comment le christianisme se juge-t-il lui-même à la lumière de sa rencontre avec les religions mondiales ? Afin de se juger, le christianisme doit se trouver un critère. Celui-ci n’est nul autre que le Christ lui-même, car il est « le symbole dans lequel le fondement et le but de tout être se révèle de façon historique »399. Effectivement, en Lui, il réunit le particulier400 et l’universel401. Le souci, c’est que le christianisme est devenu une religion particulière en oubliant ce critère du Christ et de sa Croix : « dans la mesure où le christianisme a négligé de s’appliquer à lui-même le jugement de la croix du Christ, il s’est développé en une religion particulière au lieu de demeurer un point de cristallisation pour tous les éléments religieux positifs et de les soumettre, tout comme lui-même, au critère de l’événement central »402. Or, le christianisme a été capable de mettre en œuvre cette protestation contre la religion au cours de l’histoire, que ce soit contre le judaïsme, contre le

398 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 396–397. 399 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 409. 400 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 410 : « Le particulier en lui est valable, pour autant que lui-même le sacrifie à ce qui est universel en lui ». 401 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 410 : « Le principe de l’amour embrasse en lui le cosmos, il inclut à la fois les religions et les sphères séculières ». 402 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 412 [note 17], traduction à partir du texte allemand Gesammelte Werke, V. Die Frage nach dem Unbedingten, p. 92).

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dualisme perse, ou contre d’autres mouvements religieux. D’autres religions ont été également en mesure de critiquer certains aspects du christianisme, notamment certains groupes mystiques, et le christianisme a pu recevoir certaines de ces critiques. Enfin, l’Église elle-même a été capable d’autocritique à certains moments de son histoire. Dans ce raisonnement, Tillich veut montrer que le christianisme peut à la fois s’ouvrir au jugement des autres religions et être capable de se juger lui-même : « on pourrait multiplier les exemples, mais ceux-là peuvent suffire pour illustrer l’alternance de la critique, de la contre-critique et de l’autocritique qui se déploie tout au cours de l’histoire du christianisme »403. Dès lors, selon Paul Tillich, si le christianisme veut lutter contre son institutionnalisation en tant que religion, il doit combattre « la domination du mythe et du culte »404. Cet effort de dé-ritualisation inauguré par Jésus lui-même (faisant prévaloir la pratique de l’agapè sur la loi rituelle) s’est poursuivi par la démythologisation (venant des premiers chrétiens) dans une volonté « de montrer la transcendance du divin par-delà les symboles finis qui l’expriment »405. C’est l’idée de « Dieu au-dessus de Dieu » défendue par Tillich lui-même, de nombreux siècles plus tard. Mais entre-temps, ce double effort de dé-ritualisation et de démythologisation du christianisme a continué non seulement grâce aux Réformateurs mais surtout grâce aux philosophes des Lumières qui « dévalorisèrent totalement le mythe et le culte. Ce qui resta de la religion, ce fut le concept philosophique de Dieu comme garant de l’impératif catégorique »406. De leur attaque radicale contre le culte et le mythe, découla la perte de l’expérience révélationnelle dont les mouvements totalitaires ont tiré profit au XXe siècle en transformant des concepts en mythes. Dans ce nouveau grand parcours philosophique et religieux à travers les siècles, Tillich révèle ce qui a manqué à l’histoire : certes, il fallait lutter contre l’absoluité de la religion mais il ne fallait pas éliminer la religion. Le défi d’hier et d’aujourd’hui reste le même : montrer la capacité de la religion à diriger vers le transcendant, à signifier l’absolu sans pourtant qu’elle ne s’identifie à lui.

403 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 415. 404 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 416. 405 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 417. 406 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 418.

2.3 Les cinq concepts

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Pour Tillich, qui se réfère ici de Dietrich Bonhoeffer407, dans une situation où les quasi-religions occupent désormais le devant de la scène, la solution serait que le christianisme entretienne des rapports positifs avec le monde séculier et qu’il devienne « l’expression du sens ultime des actions de la vie quotidienne »408. En conséquence, en raison de la capacité du christianisme de critiquer, d’accepter et d’intégrer les contre-critiques et de s’autocritiquer, non seulement le monde séculier mais aussi les autres religions doivent être vues de manière positive et dialogale : « Non pas la conversion, mais le dialogue »409. Le théologien est ici très clair : il ne faut ni fusion, ni suprématie d’une religion sur une autre410. Quant à la question de la disparition de l’âge religieux, Tillich aborde, comme il en a l’habitude, le futur avec confiance : « le principe religieux ne peut connaître de fin, car la question du sens ultime de la vie ne pourra pas être étouffée aussi longtemps que les hommes seront des hommes. La religion ne peut connaître de fin, et une religion particulière pourra durer dans la mesure où elle se niera elle-même comme religion »411. Dès lors, pour chaque religion, il s’agit de faire une introspection en ellemême : « dans la profondeur de toute religion vivante, il y a un point où la religion comme telle perd son importance et ce vers quoi elle fait signe brise sa particularité, crée la liberté spirituelle, et, avec elle, une vision du divin, présent dans toutes les formes de la vie et de la culture »412.

407 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 410 : « Nous avons employé le terme « quasi-religion » et montré que la préoccupation ultime de l’homme peut s’exprimer en termes séculiers. Il y a aujourd’hui des théologiens (tel Bonhoeffer, martyr des nazis) qui soutiennent que le christianisme doit devenir séculier et que Dieu est présent dans ce que nous faisons comme citoyens, comme artistes créateurs, comme amis, comme amoureux de la nature, comme travailleurs dans une profession, et que la vie par là peut recevoir un sens éternel ». 408 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 420. 409 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 420. 410 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 421 : « Une fusion des religions détruirait en chacune ce côté concret qui lui donne sa force dynamique. La domination d’une religion déterminée imposerait à toutes les autres religions une réponse particulière ». 411 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 421. 412 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 422.

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2.3.4.3 En aval des « Bampton Lectures » Afin de viser l’exhaustivité des textes de Tillich sur la rencontre des religions, nous devons encore mentionner deux textes en aval, cette fois, des « Bampton Lectures » : d’une part, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) »413 ; d’autre part, « La signification de l’histoire des religions pour le théologien systématique (1965) »414. Ces deux textes reprenant de nombreux éléments précisés plus haut, cette présentation des deux documents se concentrera sur l’essentiel et sur leur originalité. « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) » Cette conférence proposée deux fois par Tillich lors de son retour en Allemagne, d’abord à Tübingen puis à Stuttgart, consiste en une synthèse des « Bampton Lectures » bien que le contexte soit différent. En effet, en terre allemande, les références à Troeltsch415 et à son ouvrage sur l’impossibilité de l’absoluité du christianisme sont nombreuses. Aussi, après avoir posé les concepts de son intervention (prétention, absoluité, etc.), le conférencier va progressivement déplacer et réinterpréter cette absoluité : il ne s’agit effectivement pas de l’absoluité du christianisme, mais bien de celle de Jésus en tant que Christ (« l’événement sur lequel repose l’Église »)416. Il s’agit même, plus précisément, du « fondement de la pensée protestante »417 qui se trouve dans le critère d’auto-contestation luttant contre toute forme d’absolutisation de la religion, chrétienne ou non, à l’intérieur de la religion. Tillich parle alors de cet élément critique en ces termes : « l’inadéquation de toute représentation de ce que je nomme l’inconditionné ; cette inadéquation vaut pour

413 Paul TILLICH, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 423–445. 414 Paul TILLICH, « La signification de l’histoire des religions pour le théologien systématique (1965) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 447–466. 415 Ernst Troeltsch, qu’André Gounelle qualifie finalement de « relativiste » en théologie des religions car il n’utilise pas la fonction normative de la théologie pour juger les religions (André GOUNELLE, Révélation évangélique et religions selon Paul Tillich, § concernant le relativisme, en ligne, page consultée le 21 février 2022). 416 Paul TILLICH, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) », p. 429. 417 Paul TILLICH, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) », p. 429.

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toute réalité finie, y compris pour celles qui, comme les religions et les Églises, visent l’inconditionné »418. Après un retour sur des thèmes connus (l’opposition entre universalisme et particularisme, la présentation des trois quasi-religions, les points de rencontre entre le bouddhisme et le christianisme), Tillich explique les trois raisons pour lesquelles le symbole du Christ constitue bel et bien un critère valable pour juger les religions : la communion du Christ avec Dieu, le principe d’agapè qu’il incarne, et surtout, le sacrifice de sa finitude sur la croix (c’est-à-dire « l’autosacrifice de ce qui en Jésus n’est que Jésus »419). En 2003, Jean-Marc Aveline a édité et traduit en français cette conférence donnée à Tübingen420. Dans le travail de recherche qu’il a effectué pour rédiger sa thèse de doctorat, il souligne l’importance de cet enjeu christologique en théologie des religions. En somme, nous aurions donc des éléments qui plaideraient chez Tillich en faveur d’une position « pluraliste » en théologie des religions. En effet, selon lui, il existe une pluralité de révélations et, en plus, chaque religion détiendrait en elle une instance critique luttant contre l’absolutisation de la religion. Mais, en plus, il existe une « norme », celle de la Croix du Christ, symbole d’auto-contestation indépassable : « je crois que nous pouvons apercevoir la supériorité du symbole chrétien sur tous les autres symboles religieux. Sa supériorité fondamentale tient dans le fait que la croix est la négation radicale des possibilités d’idolâtrie »421. « La signification de l’histoire des religions pour le théologien systématique (1965) » Le 11 octobre 1965, soit quelques jours avant sa mort (le 22 octobre 1965), Tillich donne une dernière conférence à Chicago en présence notamment de Mircea Eliade. Encore une fois, le contenu de ce dernier acte ne diffère guère, dans son ensemble, des présentations précédentes. Les thèmes qui lui sont chers réapparaissent ici : le rapport entre la révélation et la religion, le rapport entre la reli-

418 Paul TILLICH, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) », p. 429. 419 Paul TILLICH, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) », p. 443. 420 Paul TILLICH, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) », p. 465. Une introduction et une traduction sensiblement similaire à cette conférence et à cette problématique se trouvent dans le volume de Jean-Marc AVELINE, Paul Tillich (Artisans du dialogue), Marseille, Chemins de Dialogue, 2007. Jean-Marc Aveline, devenu archevêque du diocèse de Marseille le 8 août 2019, est un grand spécialiste de la rencontre interreligieuse, principalement entre chrétiens et musulmans. 421 D. Mackenzie BROWN, Paul Tillich s’explique. Dialogues avec des étudiants, p. 203.

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gion et la sécularisation mais aussi celui de la théonomie422 qui se manifeste fragmentairement dans « la religion de l’Esprit concret ». La croix du Christ reste le critère de jugement de toutes les religions. Ce qui diffère peut-être, c’est son ébauche d’une nouvelle méthode en histoire des religions. Elle comporte cinq points à aborder chronologiquement : un enracinement existentiel, la recherche de la question religieuse, l’analyse phénoménologique des symboles religieux, le dialogue interreligieux, et, enfin, le dialogue avec le monde séculier en replaçant le tout dans la situation actuelle. Finalement, Tillich rappelle l’importance, comme c’était déjà le cas dans les « Bampton Lectures », de rechercher l’universalité de l’énoncé religieux dans les profondeurs de chaque religion concrète : « elle réside dans l’ouverture à la liberté spirituelle, liberté à la fois par rapport à son propre fondement et pour son propre fondement »423. 2.3.4.4 Synthèse et perspectives Au terme de cette relecture des textes de Tillich sur la rencontre entre les différentes religions, nous devons à présent synthétiser et éclaircir les apports de notre théologien qui débute la réflexion sur l’interreligieux assez tard dans sa vie. Certes, avant 1955424, il a mis en exergue l’importance d’une réflexion fondamentale sur le sens de l’existence via le concept d’ultimate concern (que nous étudierons dans le point suivant) en élargissant le sens strict du mot « religion ». Par ailleurs, il a éprouvé un intérêt certain pour les formes de foi séculières, il a exploré via ses lectures les questions interreligieuses, notamment dans les écrits de Rudolf Otto et de Schelling, mais il n’a pas de connaissance existentielle des religions non chrétiennes. Tout cela change par la suite, entre autres, grâce à sa rencontre de Schin’ichi Hisamatsu et grâce à son voyage au Japon. D’un point de vue phénoménologique425, le premier mérite de Tillich consiste à bien avoir distingué la révélation de la religion. La révélation qui est une rencontre qui nous saisit, qui fait « irruption » dans nos vies, comporte deux aspects : l’un objectif (un événement), l’autre subjectif

422 Paul TILLICH, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) », p. 461 : « Quand les forces autonomes de la connaissance, de l’art, de la loi et de la morale indiquent le sens ultime de la vie, alors nous avons la théonomie ». 423 Paul TILLICH, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) », p. 466. 424 André GOUNELLE, « Paul Tillich et les religions non chrétiennes », p. 349–351. 425 Nous suivons dans les lignes qui suivent le passage concernant la phénoménologie de la révélation et son rapport avec la religion (André GOUNELLE, Révélation évangélique et religions selon Paul Tillich).

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(le retentissement de cet événement, sa perception et son intégration dans notre vie et qui constitue « une expérience »). La réunion de ces deux aspects constitue la « corrélation révélationnelle ». De là, découle le fait qu’il n’existe pas de « révélation en général », mais plutôt « une multitude de révélations particulières », personne n’en étant dépourvu. La révélation est donc logiquement liée à la notion de kairos : « La révélation est un événement qui arrive, surgit à certains moments et en certaines occasions, dans ce qu’on peut appeler des kairoi, ces moments où le Royaume de Dieu s’approche de nous ». Quant à la religion qui tente d’exprimer cette rencontre avec l’ultime, cette révélation, en un « langage » (avec des discours, des rites, des pratiques, des institutions, des chants, des bâtiments, etc.), Tillich a bien identifié ses quatre pôles : le sacramentel, le mystique, l’éthique et le synthétique (qui englobe les trois autres). Toute religion possède donc à la fois un caractère nécessaire (elle permet à la révélation de ne pas disparaître) mais dangereux, et ce, pour deux raisons. D’une part, en traduisant, elle ne peut que déformer l’expérience révélationnelle. D’autre part, par un effet de démonisation, elle risque de se substituer à la révélation en se prétendant elle-même ultime alors que son rôle consiste plutôt à indiquer l’ultime. En prenant du recul par rapport à l’ensemble de ces textes sur les religions non chrétiennes, André Gounelle identifie finalement sept thèses de Tillich426 : 1. “Toutes les religions se fondent sur une révélation.” Pour comprendre cela, il faut tout d’abord accorder qu’il y a une puissance de révélation et de salut dans chaque religion, ces deux notions étant indissociables. Ce qui signifie que le judéo-christianisme n’a pas le monopole de la révélation : pour Tillich, Dieu se manifeste bel et bien dans de très nombreuses révélations particulières427. Cette révélation qui ne dépend pas de nous est une rencontre existentielle avec l’inconditionné. Pour toutes ces raisons, aucune religion n’est totalement fausse. 2. “Toutes les religions déforment, trahissent et abîment la révélation qui les fonde.” Puisque la fonction de la religion est de traduire l’expérience révélationnelle, en soi, « aucune religion n’est révélée ». Comme on l’a vu plus haut, si leurs structures symboliques sont nécessaires (rites, institutions, chants, dogmes, etc.), les religions sont dangereuses en raison du risque d’idolâtrie et de la déformation de la révélation. Pour toutes ces raisons, aucune religion n’est totalement vraie.

426 André GOUNELLE, « Paul Tillich et les religions non chrétiennes », p. 353–364. 427 D’où l’appellation d’« universalisme chrétien ».

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3. “Toute religion pour rester vivante et vraie a besoin de critique.” Cette protestation est nécessaire afin, justement, de ne pas céder à l’idolâtrie. Ici, on retrouve quatre types de critique, elles-mêmes à critiquer, qui s’en prennent aux structures religieuses afin de les rapprocher de la vérité : les critiques mystique (celle pour qui seule compte la relation à Dieu), éthique (celle qui insiste sur la défense de la justice), rationnelle (celle qui s’en prend aux doctrines au nom de la raison), et prophétique (celle qui lutte à chaque fois que l’on veut enfermer Dieu). 4. “Un dialogue vivant et constructif entre les religions différentes implique que l’on reconnaisse à la fois la vérité et l’insuffisance de toute structure religieuse. Ce dialogue vise à favoriser, par l’interpellation et la confrontation mutuelles, l’autocritique interne de chaque religion.” Cela signifie que le dialogue interreligieux requiert des conditions (reconnaître l’expérience révélationnelle de l’autre) et a pour but non pas le syncrétisme, ni la conversion de l’autre mais bien la « fécondation réciproque ». La rencontre interreligieuse doit donc inviter à une réflexion à l’intérieur de sa propre religion. 5. “Le dialogue entre religions ne doit pas s’en tenir aux aspects superficiels ; il faut aller en profondeur en s’interrogeant sur les structures et le telos de chaque religion.” Dans ses analyses, Tillich propose de nombreuses « typologies dynamiques » internes aux religions où il identifie à chaque fois un élément prépondérant mis en balance avec son opposé en contrepoint : insistance sur la fusion, sur la sainteté de ce qui est, sur le sacramentel, sur la dévalorisation du monde, etc. En conséquence, il souligne une nouvelle fois la dimension interne dans la rencontre interreligieuse, la dynamique qui doit se créer à l’intérieur de chaque religion. Certes, il parlera de la « religion de l’Esprit concret » qui serait comme le telos commun regroupant des éléments émanant de différentes religions, mais il ne s’agit au final que d’une synthèse inatteignable. 6. “Les religions bibliques se réfèrent à un principe transcendant qui juge et met en cause leurs propres structures. Elles apparaissent ainsi comme des religions anti-religieuses. Là réside l’une de leur spécificité.” Si les trois grands monothéismes (l’islam dans une moindre mesure) « se réclament […] d’événements révélateurs que raconte la Bible », celle-ci contient des passages critiquant vigoureusement les structures religieuses établies.

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7. “Le Christ représente le centre et la norme de toutes les religions.” D’après André Gounelle, « sur ce point, Tillich n’a jamais varié. Il a toujours refusé de l’atténuer, même quand ses interlocuteurs l’y poussaient et que la logique de son argumentation semblait aller en ce sens. Il reste foncièrement christocentrique »428. C’est donc bien le Christ, et non le christianisme, qui constitue le centre et la norme. Le Christ en est le centre car, selon les théologies du Logos, « partout dans le monde, on rencontre des éléments fragmentaires et incomplets de la révélation ; ces éléments préparent à la révélation ultime, celle de Jésus en tant que Christ »429. Le Christ en est la norme car, en ne se dérobant pas à la mort sur la Croix, Jésus a ainsi montré qu’il ne poursuivait pas une œuvre personnelle. Au contraire, en renonçant entièrement à sa personne, il s’est mis au service de Dieu et de tous. C’est pourquoi, la Croix constitue le critère de toutes les religions : « à Golgotha, Jésus sacrifie sa personne à sa mission. Il accepte la destruction de son individualité particulière pour qu’on ne la divinise pas, pour qu’on ne le prenne pas pour un Dieu, ce qui fait de lui le porteur indépassable de Dieu. […] Il s’est dépouillé jusqu’à la mort sur la Croix »430. Ces sept thèses de Paul Tillich permettent de clarifier aussi la position de notre auteur sur les religions non chrétiennes. Poursuivons à présent la piste proposée par André Gounelle qui permet de dépasser la traditionnelle typologie « exclusivisme – inclusivisme – pluralisme » par la proposition de typologie suivante : « exclusivisme – inclusivisme – relativisme – pluralisme avec norme »431. L’exclusivisme postule une seule et unique révélation, ce qui implique automatiquement que toutes les autres religions sont fausses et idolâtres. Si Karl Barth était assez proche de cette position avant de s’en distancier, Tillich y était farouchement opposé, rappelant la théologie du Logos et l’universalisme chrétien qui a existé de tout temps – même s’il s’est replié un moment sur lui-même lorsque l’islam est apparu. L’inclusivisme, défendu par Vatican II, ne rejette rien des autres religions mais il les subordonne en « absorbant » ce qu’elles ont de « juste ». Alors qu’il qualifie les autres révélations de partielles et d’insuffisantes, l’inclusivisme prétend que le Christ est la révélation parfaite et complète. Cette position « très impérialiste » n’admet finalement pas l’altérité car elle inclut et masque l’originalité des autres religions. Tillich est parfois proche de l’inclusivisme lorsqu’il évoque « la révélation

428 André GOUNELLE, « Paul Tillich et les religions non chrétiennes », p. 362–363. 429 André GOUNELLE, « Paul Tillich et les religions non chrétiennes », p. 363. 430 André GOUNELLE, Révélation évangélique et religions selon Paul Tillich, § concernant le pluralisme avec norme. 431 André GOUNELLE, Révélation évangélique et religions selon Paul Tillich, § concernant l’évaluation théologique des religions à partir de la révélation évangélique.

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préparatoire » fournissant le « cadre de compréhension » dont le christianisme peut se servir afin d’exprimer la révélation chrétienne. De même, dans son carré typologique des « Wesley Lectures », Tillich place le christianisme de manière privilégiée en en faisant la religion plus représentative et la plus englobante des types sacramentel, mystique et éthique alors que tous ces pôles se retrouvent dans toutes les religions. Pour certains, comme Robinson James, Tillich défendrait un « inclusivisme réciproque »432 car les pôles caractéristiques d’une religion (par exemple, le sacramentel, le mystique, le prophétique et le synthétique) sont inclus et présents dans d’autres religions. En tout cas, Tillich ne peut être considéré comme un inclusiviste « classique » car, comme l’indique Jean Richard, il souligne davantage les différences que les ressemblances dans ses rencontres interreligieuses433. Le relativisme admet une multitude de révélations indépendantes avec un contenu révélationnel identique. Cette position qui ne tranche pas en faveur de l’une ou l’autre religion peut être rapprochée de celle de Troeltsch dans L’absoluité du christianisme lorsqu’il ne parvient pas à établir la supériorité du christianisme, les critères qu’il tentait de mettre en avant étant trop dépendants du contexte. Finalement, d’après André Gounelle, le pluralisme avec norme correspond le mieux à la position de Tillich : d’un côté, il admet bien la pluralité des révélations, de l’autre, contrairement aux positions relativistes, il propose un critère de jugement. Ce critère d’évaluation correspond à la capacité d’une religion à s’autocontester : c’est le principe critique protestant luttant contre l’idolâtrie qui menace toute religion. Avec le symbole de la croix du Christ, ce critère atteint un degré indépassable ; le jugement de la croix devient valable pour toutes les religions. Pour toutes ces raisons, nous retiendrons cette notion de « pluralisme avec norme » pour caractériser la pensée de Tillich en théologie des religions. Toutefois, nous verrons dans la phase de recontextualisation que les questions liées à la théologie des religions se posent aujourd’hui en d’autres termes que les traditionnelles catégories de l’inclusivisme, de l’exclusivisme et du pluralisme. Afin d’assurer la transition vers le cinquième concept, l’ultimate concern, nous allons prolonger dans les pages qui suivent la réflexion sur le symbole religieux – et sur celui de la croix du Christ en particulier. En effet, s’il a précisément pour fonction de renvoyer à l’ultime sans être identifié avec lui, le symbole joue un rôle indispensable pour exprimer la préoccupation ultime.

432 Robinson JAMES, « La rencontre interreligieuse d’après Paul Tillich: pour une nouvelle conception de l’exclusivisme, de l’inclusivisme et du pluralisme », dans Laval théologique et philosophique, 58 (2002), p. 60–64. 433 Jean RICHARD, « Introduction », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 20 : « Dans tous ces échanges, Tillich insiste sur les différences, en omettant les ressemblances entre les deux points de vue, bouddhiste et chrétien ».

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2.3.5 La préoccupation ultime Présentation des textes Le cinquième concept extrait de la pensée de Tillich est donc l’ultimate concern. Pour comprendre celui-ci, nous étudierons d’abord le symbole religieux parce qu’il est le seul à pouvoir exprimer l’ultime. Les textes utilisés seront ceux-ci: le chapitre 3 de la Dynamique de la foi434 consacré aux symboles de la foi, le chapitre 5 de la Théologie de la culture435 sur la nature du langage religieux, l’introduction de la troisième partie de la Théologie systématique436 et deux nouveaux extraits issus de la traduction d’André Gounelle dans son ouvrage Dieu au-dessus de Dieu437, le premier intitulé « Théologie et symbolisme », le second « La Parole de Dieu ». Nous reviendrons aussi sur le symbole de la croix du Christ grâce à l’article « Les critères du symbole religieux »438 publié dans l’International Yearbook for Tillich Research en 2006. Puis, nous aurons recours à quatre passages d’ouvrages importants de notre systématicien allant de 1947 à 1965439 pour étudier finement l’ultimate concern. De ces quatre extraits découleront une définition ainsi que les caractéristiques propres à ce concept. Cette analyse permettra ensuite de reposer la question du rapport entre la philosophie de la religion et la théologie : la préoccupation ultime distingue-t-elle radicalement ces deux champs du savoir ? Pour ce faire, un retour à l’introduction

434 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, traduction d’André Gounelle en collaboration avec Mireille Hébert et Claude Conedera, Genève/Québec, Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. 47–59. 435 Paul TILLICH, « La nature du langage religieux » (1955), dans Paul TILLICH, Théologie de la culture (L’expérience intérieure) Paris, Planète, 1968, p. 107–125. 436 Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2006, p. 23–24. 437 Paul TILLICH, « Théologie et symbolisme » et « La Parole de Dieu », dans Paul TILLICH, Dieu au-dessus de Dieu, traduction de Mireille Hébert et de Jacques Blondel, sous la direction d’André Gounelle, Paris, Les Mages et les Bergers, 1997. Ici, respectivement aux p. 49–60 et p. 69–83. 438 André GOUNELLE, Les critères du symbole religieux : http://andregounelle.fr/tillich/lescriteres-du-symbole-religieux-chez-tillich.php. En ligne, page consultée le 21 février 2022. 439 Paul TILLICH, « The Problem of Theological Method (1947) », dans Paul TILLICH, Writings in the Philosophy of Religion (Main Works, 4), Berlin, de Gruyter, 1987, p. 303–304 ; Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie: Raison et Révélation, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2000, p. 28–32 ; Paul TILLICH, Dynamique de la foi [chapitres 1 et 6, respectivement aux p. 11–35 et 101–130] ; D. Mackenzie BROWN, Paul Tillich s’explique. Dialogues avec des étudiants (L’expérience intérieure), Paris, Planète, 1970, p. 17–42.

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de la Théologie systématique440, au paragraphe 7, sera nécessaire ainsi que l’apport des chapitres 1, 7 et 8 de l’ouvrage Religion biblique et recherche de la réalité ultime441. Cette étape franchie, nous chercherons à mieux cerner, à mieux « concrétiser » l’ultimate à l’aide de trois expressions : le « courage d’être », « Dieu audessus de Dieu » et les « profondeurs de l’existence ». À chaque fois, un extrait d’un ouvrage sera proposé pour éclairer le lien entre ces concepts et la préoccupation ultime : le chapitre 6 du Courage d’être442, le passage intitulé « Le Dieu au-dessus de Dieu » dans le recueil éponyme présenté par André Gounelle443, et le sermon de notre pasteur prusso-américain, The Depth of Existence444. Tout au long de ce parcours, quelques éléments provenant d’études sur l’ultimate concern et la place du symbole dans la théologie de Tillich seront relayés pour aller plus loin dans notre réflexion. Parmi ces études, figurent quelques éléments marquants provenant d’articles écrits par André Gounelle445, de la thèse de doctorat de Jocelyn Dunphy consacrée au symbole religieux chez Tillich446 ainsi que de quatre articles sur la place du symbolisme religieux tillichien rédigés par Jean Richard447.

440 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie: Raison et Révélation, p. 41–55. 441 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, Paris, Les Éditions du Cerf, 2017, p. 9–25 et p. 101–132. 442 Paul TILLICH, Le courage d’être (Classiques), Genève, Labor et Fides, 2014, p. 181–213. 443 Paul TILLICH, « Le Dieu au-dessus de Dieu », dans Paul TILLICH, Dieu au-dessus de Dieu, traduction de Mireille Hébert et de Jacques Blondel, sous la direction d’André Gounelle, Paris, Les Mages et les Bergers, 1997, p. 63–68. 444 Paul TILLICH, The Shaking of the Foundations (Pelican Books, A 588), Harmondsworth, Penguin Books, 1966, p. 59–70. Le texte a récemment été traduit en français: cf. Paul TILLICH, « Les profondeurs de l’existence », dans Paul TILLICH, Quand les fondations vacillent, textes traduits par André Gounelle et Mireille Hébert, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 71–83. 445 André GOUNELLE, Les critères du symbole religieux, http://andregounelle.fr/tillich/lescriteres-du-symbole-religieux-chez-tillich.php (ce texte correspond à celui de l’Internationales Jahrbuch für die Tillich-Forschung, 2006/2), et André GOUNELLE, Le symbole. Langage de la religion : http://andregounelle.fr/histoire-des-idees/le-symbole-langage-de-la-religion-sabatier-ettillich.php. En ligne, pages consultées le 21 février 2022. 446 Jocelyn DUNPHY, Paul Tillich et le symbole religieux, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1977. 447 Jean RICHARD, « Introduction à la doctrine du symbolisme religieux chez Paul Tillich », dans Laval théologique et philosophique, 29 (1973), p. 23–56 ; Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (I) », dans Laval théologique et philosophique, 32 (1976), p. 43–74 ; Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (II) », dans Laval théologique et philosophique, 33 (1977), p. 39–60 ; Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (III) », dans Laval théologique et philosophique, 33 (1977), p. 183–202.

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Le développement de cette section nous mènera à tirer quelques conclusions, toujours en lien avec l’ultimate concern mais réorientant déjà notre travail vers la troisième partie de cette étude, avec une dimension plus pratique, telle que décrite par Tillich448. Commentaire de ces textes 2.3.5.1 Le symbole religieux « Dans toute mon œuvre théologique, je me [suis] appliqué à interpréter le symbole religieux de manière à ce que l’homme sécularisé (et nous sommes tous sécularisés) puisse les comprendre et s’y retrouver »449. Avec cette théorie du symbole religieux, nous rentrons au cœur du système théologique de Tillich car c’est en effet le principe épistémologique central de toute sa théologie450. Avant tout, il convient de signaler que, contrairement à d’autres, notre auteur ne se limite pas à étudier l’aspect linguistique du symbole. De fait, pour comprendre Tillich, même s’il entame souvent sa réflexion sur le symbole par une distinction d’ordre linguistique (généralement la différence entre signes et symboles), il faut toujours partir du symbole religieux (et non du ‹ simple › symbole) : « ainsi, l’ordre génétique de sa pensée serait exactement l’inverse de celui de son exposé »451. Dès lors, il n’est pas étonnant que sa théorie du symbolisme religieux ne repose pas d’abord sur l’aspect linguistique mais bien sur une analyse phénoménologique (la préoccupation ultime de l’homme) et ontologique (Dieu comme fondement de l’être)452. Paul Ricœur semblait déjà avoir bien perçu cela lorsqu’il écrivait que la force de Tillich aura été « d’avoir toujours reconnu dans le symbole la prise de ce qui est sur ce que nous disons »453.

448 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie: Raison et Révélation, p. 53–55. 449 D. Mackenzie BROWN, Paul Tillich s’explique. Dialogue avec des étudiants, p. 138. D’après l’original anglais (Paul TILLICH, Ultimate Concern, London, SCM Press, 1965, p. 88–89), on pourrait plutôt traduire cette phrase par « Toute mon œuvre théologique s’est dirigée vers l’interprétation des symboles religieux pour que l’homme séculier puisse les comprendre et pour qu’ils puissent le toucher » afin de mieux rendre l’expression « be moved by them ». 450 Jean Richard cite Tillich lui-même : « Le centre de ma doctrine théologique de la connaissance est le concept de symbole » (Jean RICHARD, « Introduction à la doctrine du symbolisme religieux chez Paul Tillich », p. 23). 451 Jean RICHARD, « Introduction à la doctrine du symbolisme religieux chez Paul Tillich », p. 31. 452 Jean RICHARD, « Introduction à la doctrine du symbolisme religieux chez Paul Tillich », p. 43. 453 Jocelyn DUNPHY, Paul Tillich et le symbole religieux, p. 14 (la préface de cet ouvrage est de Paul Ricœur qui dirigea la thèse de Jocelyn Dunphy à l’Université de Paris X-Nanterre).

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Néanmoins, si Tillich entame son analyse par le langage symbolique, c’est que seul celui-ci est en mesure d’exprimer l’ultime454. Dans le paragraphe concernant les symboles religieux, notre théologien avance même que « Dieu est le symbole fondamental de ce qui nous concerne ultimement »455. Sans cesse, il insiste sur la puissance du symbole qui diffère du signe (il emploie souvent la formule « pas moins qu’un symbole ») et s’insurge contre ceux qui en parlent en disant qu’il ne s’agit « que » d’un symbole456. Dans la plupart des indications bibliographiques étudiées, six éléments récurrents caractérisent le symbole : – Premièrement, si comme les signes (par exemple, le feu rouge au coin de la rue), les symboles (par exemple, le drapeau) renvoient à quelque chose d’autre qu’eux-mêmes, contrairement à eux, ils participent à la réalité qu’ils désignent. Ainsi, le drapeau participe à la nation qu’il symbolise alors que l’arrêt des voitures au feu rouge n’est qu’une pure convention457. Dans ce sens, on peut parler de la fonction auto-transcendante du symbole458 qui ne signifie pas au sens propre mais au sens figuré459. Dans la ligne droite de son maître Schelling, qui emploie pour la première fois ce terme dans sa Philosophie de la mythologie en 1821, Tillich conçoit le symbole de manière « tautégorique »460, cela signifie que le symbole renvoie à quelque chose qu’il porte en lui, bien que ce quelque chose ne soit pas identique à lui. Puis, le passage du symbole

454 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 47 : « Ce qui concerne l’homme ultimement doit s’exprimer symboliquement parce que seul le langage symbolique a la capacité de dire l’ultime ». 455 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 51. 456 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 50–51 : « Si on comprend qu’il y a foi quand on est ultimement concerné, alors elle n’a pas d’autre langage que celui des symboles. Quand je le dis, je m’attends toujours à la question : ‹ Seulement un symbole ? › Poser cette question montre qu’on n’a pas compris ni la différence entre signe et symbole ni la puissance du langage symbolique qui surpasse en qualité et en force celle de n’importe quel langage non symbolique. On ne devrait jamais dire : ‹ Seulement un symbole › ; il faut dire : ‹ Pas moins qu’un symbole ›, Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 58 : « Seuls les symboles et les mythes sont aptes à exprimer ce qui nous concerne ultimement ». Cf. également Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie : Raison et Révélation, p. 182 (« Il faut éviter l’expression ‹ seulement un symbole › ») et Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, p. 23 (« Le symbole participe à la réalité qui est symbolisée. Aussi, ne devrait-on jamais dire ‹ Ce n’est qu’un symbole ›, ce qui revient à confondre symbole et signe »). 457 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 47–48. 458 Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (I) », p. 45. 459 Paul TILLICH, Aux frontières de la religion et de la science, Paris, Centurion, 1970, p. 145. 460 André GOUNELLE, Le symbole. Langage de la religion.

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au symbole religieux est assez naturel : lui aussi s’affirme dans son sens autotranscendant et se nie dans son sens littéral461 ; Deuxièmement, en conséquence du premier point, le symbole « participe à ce qu’il désigne »462. Au sens religieux, cette participation du symbole s’enracine dans la préoccupation ultime, dans le Sacré, dans la signification ultime et la puissance de l’être. Cette notion, absente des premiers écrits de Tillich, est progressivement passée au premier plan dans son système théologique463. En fait, la participation est liée à la puissance de l’être « qui doit transcender tout être qui participe à lui »464. Ainsi, le fini participe à l’infini et est en mesure de résister au non-être. Troisièmement et quatrièmement, le symbole reçoit pour fonction d’ouvrir des strates de la réalité465 ; en même temps, il ouvre « les dimensions et les éléments de notre âme qui leur correspondent »466. En d’autres termes, « [les symboles religieux] ouvrent le mystère du sacré, et ils ouvrent les esprits aux mystères du sacré »467. Sans les symboles, un niveau de la réalité resterait caché. En fait, ces symboles se caractérisent par leur capacité à donner accès aux profondeurs, au niveau en dessous des autres niveaux, c’est-à-dire au fondement de l’être et au sacré468 ; Enfin, cinquièmement et sixièmement469, puisque ces deux caractéristiques vont également de pair, les symboles ne peuvent pas être créés intentionnellement. Dès lors, contrairement aux signes, « ils grandissent et ils meurent » lorsque leur signification transcendante disparaît470.

461 Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (III) », p. 201. 462 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 47. 463 Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (II) », p. 52. 464 Jean RICHARD, « Introduction à la doctrine du symbolisme religieux chez Paul Tillich », p. 53. 465 Paul TILLICH, « La nature du langage religieux », p. 111–113. 466 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 48. 467 Paul TILLICH, « Théologie et symbolisme », p. 53. 468 Paul TILLICH, « La nature du langage religieux », p. 114 : « Nous pouvons en parler comme de la dimension du réel qui est le fondement de toutes les autres dimensions et de toutes les autres profondeurs, comme ce qui, par conséquent, n’est pas un niveau à côté d’autres niveaux, mais le niveau fondamental, le niveau en dessous des autres niveaux, le niveau de l’être lui-même ou de la puissance ultime de l’être ». 469 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 48–49. Cf. aussi Paul TILLICH, Théologie systématique. Deuxième partie : L’être et Dieu, p. 116–117 : « On ne peut pas « fabriquer » arbitrairement un symbole religieux à partir d’un segment de la réalité séculière. […] Il n’est donc pas surprenant que dans une culture séculière, disparaissent à la fois les symboles représentant Dieu et le caractère théonome du matériau d’où ils sont tirés ». 470 Paul TILLICH, « La nature du langage religieux », p. 113–114.

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Par ailleurs, tout comme ce sera le cas pour l’ultimate concern, il est logique de retrouver plusieurs niveaux lorsqu’on analyse les symboles religieux. Ils sont transcendants (car ils visent l’ultime, le fondement de l’être) tout en préservant une face immanente, concrète et sacramentelle (car toute réalité peut exprimer l’ultime)471. Si on les retrouve dans le domaine liturgique, Tillich les appelle alors des signes-symboles472. Grâce à ces deux « faces » du symbole, le niveau transcendant et le niveau immanent, avec Jean Richard, nous pouvons faire un lien avec le concept de « théonomie » cher à Tillich car « c’est le caractère théonome de la réalité naturelle qui fournit la matière des symboles religieux »473. On le voit par ce développement, l’entièreté du langage religieux est symbolique, même le nom de Dieu, même la « Parole de Dieu » revêt un caractère symbolique474. L’expression symbolique est donc la seule apte à relier le fini et l’infini475 : cela s’explique par la dynamique de la foi qui est toujours changeante entre l’homme et sa préoccupation ultime. Le symbole est donc incontournable pour la religion. Cependant, rappelons-le, le symbole religieux est dangereux car il comporte le risque majeur de l’idolâtrie. Par idolâtrie, il faut entendre « l’absolutisation des symboles du Sacré, leur identification au Sacré lui-même », c’est-à-dire leur « démonisation »476. Tout langage religieux, que ce soit celui des mythes ou des symboles, exige donc une certaine « dé-mythologisation » pour ne pas que le mythe ou le symbole s’érige en absolu et se tourne vers lui-même au lieu d’orienter vers l’ultime. Les monothéismes portent au plus profond d’eux cette dé-mythologisation en raison de la critique du mythe fondée sur l’éparpillement du divin présent dans les nombreux dieux de la mythologie. Dès lors, pour éviter tout risque de fondamentalisme, le christianisme ne peut accepter que le « mythe brisé »477, c’est-à-dire le mythe compris comme tel et non à la lettre. Toutefois, si le christianisme (et en particulier le protestantisme) doit maintenir une posture critique, il

471 Paul TILLICH, « La nature du langage religieux », p. 117. 472 Paul TILLICH, « Théologie et symbolisme », p. 57–59. 473 Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (III) », p. 189. 474 Dans l’une de ses publications de 1957, Tillich donnera six sens différents à l’expression « Parole de Dieu » qui a nécessairement une forme linguistique symbolique (Paul TILLICH, « La Parole de Dieu », p. 71–83). 475 Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (III) », p. 188 : « Il y a comme un abaissement de l’infini au niveau du fini et un élèvement de la réalité finie à l’ordre du sacré. C’est l’immanence du divin au niveau de l’humain et la transcendance de l’humain à l’ordre du divin ». 476 Paul TILLICH, « La nature du langage religieux », p. 116. 477 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 56.

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ne peut pourtant pas évacuer les symboles et les mythes car ils ouvrent la voie au sacré comme cela a été démontré plus haut. C’est pourquoi, il conviendrait mieux de parler d’une « dé-littéralisation » plutôt que d’une « dé-mythologisation »478. Nous devons donc accepter les symboles religieux tout en les soumettant à la critique radicale afin d’éviter tout risque d’idolâtrie. Aussi, pour éviter qu’il ne se démonise, le symbole religieux idéal doit être capable de s’auto-contester dans sa forme (le symbolisant) pour renvoyer à l’ultime (le symbolisé) et empêcher précisément qu’on ne le prenne pour l’ultime. Jésus, qui ne se dérobe pas à sa mort sur la croix, est « le symbole par excellence de Dieu »479. Par ce mouvement kénotique, il devient « le nom au-dessus de tout nom »480, le « symbole au-dessus de tout symbole »481 : À Golgotha, Jésus sacrifie l’homme de chair et de sang […]. Le message prend sa pleine vérité dans la mort du messager, le symbolisé se dévoile dans le crucifiement du symbolisant. Pour être vraiment le Christ, le messie, la véritable image de l’ultime, et non pas une idole, pour conduire à Dieu et ne pas en détourner à son profit, Jésus doit mourir482.

Le symbole de la croix du Christ devient ainsi non seulement indépassable, mais il devient également, dans sa capacité d’auto-contestation, le critère pour toutes les religions. 2.3.5.2 Définition et caractéristiques de l’ultimate concern Après cette présentation du symbole religieux, pour amorcer l’étude de l’ultimate concern, il convient de remonter à la double définition du terme ‹ religion › donnée par Tillich, celle qu’il établit entre la religion au sens strict (christianisme, judaïsme, islam, hindouisme, etc.) et la religion au sens large483. La

478 Paul TILLICH, « Théologie et symbolisme », p. 59–60 : « Nous avons besoin de démythologiser contre la confusion du littéralisme et du symbolisme, et, en même temps, nous avons besoin d’une symbolisation aussi pleine et riche que possible. Comment y arriver ? […] [Il s’agit] d’accepter les symboles » Cf. aussi Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (I) », p. 73. 479 André GOUNELLE, Les critères du symbole religieux (2.4. L’auto-contestation). 480 Ph 2, 5–9 : « Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est audessus de tout nom ». 481 André GOUNELLE, Les critères du symbole religieux (2.4. L’auto-contestation). 482 André GOUNELLE, Les critères du symbole religieux, (2.4. L’auto-contestation). 483 D. Mackenzie BROWN, Paul Tillich s’explique, p. 23: « Si la religion est définie comme l’état d’être saisi par une préoccupation ultime – ce qui est aussi ma définition de la foi – nous de-

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

« préoccupation ultime » correspond à la religion au sens large. Plusieurs expressions rendent alors, plus ou moins heureusement, l’expression ultimate concern en français : « préoccupation ultime », « sérieux inconditionnel », « ce qui nous importe de façon absolue » mais aussi le mot « foi ». Toute « préoccupation ultime » comporte deux faces484 : d’une part, il y a dans la préoccupation ultime un élément absolu, transcendant, qui réclame le cœur entier et qu’exprime le grand commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces » (Dt 6, 5)485. Ou encore, dans le Nouveau Testament: « Le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur ; tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force » (Mc 12, 29–30)486. Cela confère quatre caractéristiques à la préoccupation religieuse : elle est ultime, inconditionnelle, totale et infinie487. D’autre part, il y a un élément concret à cette préoccupation qui se concrétise dans la dynamique de notre existence, à travers des actions et surtout des symboles, comme nous venons de le détailler. En d’autres termes, nous pourrions dire que l’ultimate concern, en tant qu’« acte de foi en la révélation contient deux choses : l’orientation vers la substance inconditionnée et la forme symbolique à travers laquelle l’Inconditionné se révèle »488. Les symboles deviennent donc des « médiateurs du sacré et de la réalité ultime »489 permettant d’atteindre indirectement l’inconditionné. Il faut

vons distinguer ce concept de religion, universel et large, du concept plus étroit qui implique l’existence d’un groupe organisé, avec son clergé, ses écritures et ses dogmes, dans lequel un ensemble de symboles de la préoccupation ultime est reçu et cultivé, dans la vie et dans la pensée. C’est la religion au sens étroit du terme, tandis que la religion définie comme ‹ préoccupation ultime › c’est la religion au sens large ». 484 Paul TILLICH, « The Problem of Theological Method », p. 303: « The concept « ultimate concern » […] expresses two sides of the religious experience: (1) the one side is the absolute or unconditional or ultimate element in religious experience […]. (2) The other side is the dynamic presence of the « ultimate » as a continuous, never ceasing, concrete, and universal concern, always demanding and giving, always threatening and promising. As an actual concern it expresses itself in the actualities of life, qualifying every section of existence and using section of existence for its own embodiment in symbols and actions ». 485 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 12–13. 486 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 28. 487 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 28. 488 Paul TILLICH, Philosophie de la religion, traduction de Fernand Ouellet, Genève, Labor et Fides, 1971. Ici, p. 115. 489 Jean RICHARD, « Introduction à la doctrine du symbolisme religieux chez Paul Tillich », p. 47.

2.3 Les cinq concepts

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toutefois remarquer une évolution dans la pensée de Tillich490 : si dans sa Philosophie de la Religion en 1925, il parle « d’orientation vers la substance inconditionnée », plus tard, à l’époque de la Dynamique de la foi (1957), notre théologien insiste davantage sur une dimension plus « passive » de l’ultimate concern avec des expressions telles que « être saisi par l’inconditionné » et « être préoccupé ultimement »491. Il n’est en effet pas possible de « produire » l’ultimate concern : « nous ne le provoquons pas, mais nous [le] trouvons en nous »492, affirme Tillich en 1965. L’ultimate concern ou la foi se définit donc par le dynamisme entre d’une part l’absolu de l’ultime et d’autre part le concret de la préoccupation: « Il y a foi quand on est ultimement concerné: la dynamique de la foi est celle de la préoccupation ultime de l’homme »493. Sur le versant « ultime », nous pouvons dire que si l’être humain ne peut pas « produire » cette préoccupation ultime dans son existence, il participe néanmoins à l’absolu, tout en restant en même temps séparé de lui : « de la participation procède la certitude de la foi ; de la séparation résulte le doute dans la foi »494. Face à cette dialectique de la certitude et du doute, seul le courage vainc le doute et le « risque » de la foi, seul Dieu peut surmonter cette séparation entre l’homme et Lui. Quant à l’amour et l’action, ils sont impliqués dans la foi en tant que préoccupation ultime et on ne peut les séparer. Par ailleurs, pour Tillich, « seul ce à quoi il appartient en son essence et dont il est séparé en son existence concerne ultimement quelqu’un »495. Or, c’est le rôle de l’amour de pousser à la réunion de ce qui est séparé. On retrouve donc à nouveau cette dynamique, cette corrélation diront certains496, entre l’homme et le fondement de son être (cf. « frontières ontologiques »).

490 Jean RICHARD, « Introduction à la doctrine du symbolisme religieux chez Paul Tillich », p. 43. 491 « begreiffen » en allemand et « to grasp » en anglais. 492 D. Mackenzie BROWN, Paul Tillich s’explique, p. 30. 493 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 11. 494 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 102. 495 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 114. 496 Dans sa thèse, Jocelyn Dunphy met en évidence trois niveaux de symbolisme dont l’un est rattaché à la théologie de corrélation. Elle parle du « symbolisme ouvert » (qui correspond au réalisme symbolique présent déjà chez Schelling), du « symbolisme de base » qui plonge ses racines dans la préoccupation ultime et enfin du « symbolisme de structure » qu’elle lie à la théologie de corrélation. Elle se fonde sur le passage suivant de la Théologie systématique de Tillich : « Quand on utilise le terme [de corrélation] en théologie, ces trois sens ont tous des applications importantes. Il y a une corrélation, au sens de correspondance, entre les symboles religieux et ce qu’ils symbolisent. Il y a une corrélation, au sens logique, entre les concepts qui

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Sur le versant « concret » de la préoccupation, nous retrouvons les symboles de l’ultimate. De fait, « la préoccupation ultime se dit toujours dans des symboles, parce qu’on ne peut pas parler de l’ultime en termes non symboliques »497. Pour Tillich, le langage religieux sera donc nécessairement symbolique. Le doute, mais aussi la critique, caractéristique du principe protestant, seront donc nécessaires et même indispensables car, dans la théorie du symbolisme religieux, l’infini est reçu dans un élément fini. Cela explique le risque de la foi et le courage à avoir pour les objets de cette préoccupation ultime. Quelques remarques s’ensuivent : tout d’abord, si toute la méthode théologique de Tillich repose principalement sur sa théorie du symbole, tout ne peut pas être symbolique. Il faut un point de référence du système qui est le fondement de l’être498 : « l’affirmation que Dieu est l’être en soi est une affirmation non symbolique »499. Ensuite, la deuxième conséquence de cette conception très large de la religion, c’est que tout homme a une préoccupation ultime. Lorsqu’une personne affirme ne pas en avoir, Tillich préconise la méthode suivante : « Si quelqu’un vous dit : ‹ Je n’ai pas de préoccupation ultime ›, […] demandez-lui : ‹ N’y-a-t-il vraiment rien que vous ne preniez au sérieux inconditionnellement ? Pour quoi, par exemple, seriez-vous capable de souffrir ou même de mourir ? ›500. Il faut ici rajouter que, malgré le fait que la préoccupation religieuse « ultime » « enlève à toutes les autres préoccupations une signification ultime »501, une préoccupation préliminaire peut être reconnue comme véhicule d’une préoccupation ultime sans qu’elle prétende elle-même à l’ultime502. Les formes de foi séculières comportent donc elles aussi une préoccupation ultime. Troisième conséquence, sur le versant concret cette fois : tout symbole cherchant à viser l’infini court le risque d’être absolutisé s’il est compris de manière littérale et peut alors détruire l’humain plutôt que de le sauver. C’est la raison pour laquelle Tillich rappelle une certaine pru-

désignent l’humain et ceux qui désignent le divin. Il y a une corrélation, au sens factuel, entre la préoccupation ultime de l’homme et ce qui le préoccupe ultimement » (Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 90). 497 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 118. 498 Paul TILLICH, « The Problem of Theological Method », p. 303–304: « the religious or ultimate concern refers to the ultimate foundation of our being and the ultimate meaning of our existence ». 499 Ce point du volume II de la Théologie systématique est approfondi par Jean Richard dans son article « Introduction à la doctrine du symbolisme religieux chez Paul Tillich » en pages 50 à 52. 500 D. Mackenzie BROWN, Paul Tillich s’explique, p. 28. 501 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 28. 502 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 30.

2.3 Les cinq concepts

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dence dans l’éducation de la foi : « il n’est pas insensé de transmettre à des enfants ou à de jeunes adultes des symboles objectifs de foi et à travers eux des expressions de la foi vivante des générations précédentes. Cette méthode risque évidemment de diffuser par l’éducation une foi qui restera une attitude traditionnelle et n’arrivera jamais à devenir vivante »503. Grâce à l’ultimate concern, nous pouvons donc dire que Tillich cherche à maintenir la foi vivante, à redire avec force sa conviction que tout homme est capable de foi et à montrer que la foi est encore possible et nécessaire car, selon lui, « le rejet de la foi vient de ce qu’on se trompe complètement sur sa nature »504. Pour y parvenir, il a recours au symbolisme religieux qui sauvegarde la transcendance de Dieu et qui lutte contre la perversion du sacré, contre le littéralisme et contre l’idolâtrie. En somme, il s’agit pour l’homme, à travers cette théorie du symbole, « de retrouver sa dimension perdue, […] de rendre à la nature comme à l’humain sa capacité d’exprimer Dieu »505. En fin de compte, signalons que nous restons par ailleurs en lien avec la tentative de dépassement de l’opposition entre le principe protestant et la substance catholique avec « la synthèse entre l’élément sacramentel concret et la signification symbolique transcendante »506. 2.3.5.3 L’ultimate concern, un objet pour le théologien ? La définition du terme « religion » dans son sens large pose la question des liens de l’ultimate concern avec la théologie et de sa compatibilité éventuelle avec la philosophie. Dans son introduction à la Théologie systématique, Tillich clarifie ces rapports en montrant qu’être ultimement préoccupé distingue le travail du théologien du philosophe de la religion. En effet, philosophie et religion posent la question de l’être, mais d’une manière différente : alors que « la philosophie traite de la question de l’être en lui-même, […] la théologie [traite] de la signification de l’être pour nous »507. Cette opposition détaillée ci-dessous508 repose sur trois éléments qui gravitent autour de l’ultimate concern. Premièrement, alors que le philosophe a recours à une objectivité distante par rapport à son objet d’étude, le théologien, ne pouvant faire fi de son engagement religieux, est impliqué existentiellement. Deuxièmement, leurs sources 503 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 104. 504 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 129. 505 Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (III) », p. 190–191. 506 Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (I) », p. 74. 507 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 41. 508 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 41–44.

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divergent : si le philosophe utilise avant tout sa fonction cognitive dans ses analyses, le théologien applique à tout, y compris aux préoccupations secondaires, l’ultimate concern. Il porte donc avant tout son regard vers sa préoccupation ultime. Troisièmement enfin, tandis que le contenu de l’objet d’étude du premier se compose de propositions philosophiques à portée cosmologique, le second utilise les mêmes catégories tout en les dirigeant sotériologiquement vers la recherche d’un « nouvel être ». Ainsi, s’il n’y a pas de conflit entre la philosophie et la théologie, il n’y a pas non plus de synthèse possible509. C’est donc « sa foi qui détermine le théologien »510 et, d’après Tillich, deux critères formels s’imposent à la théologie : la préoccupation ultime à la fois comme objet de travail et comme ce qui détermine notre être ou notre nonêtre511. Toutefois, même si elle existe indéniablement, Tillich tend par ailleurs à réduire cette différence d’approche entre le théologien et le philosophe car tout théologien est également philosophe de la religion et tout philosophe de la religion créatif, même s’il s’en défend, est un théologien caché512. L’un et l’autre portent un fardeau qui fait leur grandeur : alors que le philosophe, au service du Logos universel, est pourtant destiné à rester particulier, le théologien, par le minimum de distanciation nécessaire dans son travail consacré au Logos concret du Christ « qui s’est fait chair », risque de mettre en question, voire de détruire, son engagement dans la foi513. S’il faut cependant chercher un point de convergence entre la religion biblique et la philosophie, celui-ci se situe davantage dans le champ particulier de l’ontologie car « chacun des symboles bibliques conduit inévitablement à une

509 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 45–47. 510 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 42. 511 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 29 et 31 : « La théologie a pour objet ce qui nous préoccupe de façon ultime. Seules sont théologiques les propositions qui traitent de leur objet en tant qu’il peut devenir pour nous une affaire de préoccupation ultime ». Et « notre préoccupation ultime est ce qui détermine notre être ou notre non-être. Seules sont théologiques les affirmations qui traitent de leur objet en tant qu’il peut devenir pour nous une question d’être ou de non-être ». 512 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 44. 513 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction, Première partie: Raison et Révélation, p. 44 et 48.

2.3 Les cinq concepts

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question ontologique et […] les réponses données par la théologie contiennent nécessairement des éléments ontologiques »514. En guise d’argumentation, Tillich affirme que, dans la réception de l’expérience de révélation, il existe une analogie de structure entre la religion biblique et l’ontologie. En effet, celle-ci comporte de part et d’autre le « non » du doute et le « oui » du courage. Prenant l’exemple des ombres de la caverne de Platon, il montre que « l’ontologie présuppose une conversion, une ouverture des yeux, une expérience de révélation »515. Le philosophe a donc également la foi dans un certain sens, quand il se trouve dans « l’état de celui qui est saisi par la réalité ultime »516 : amour comme agapè et vérité comme eros philosophique peuvent alors se rencontrer517. Aussi, parce que la révélation biblique comprend en même temps la révélation chrétienne mais aussi la réception de cette révélation par des hommes, Tillich montre que la confrontation de la religion biblique avec l’ontologie est possible et même nécessaire. Ainsi, les symboles de l’auto-manifestation divine que notre auteur présente, à savoir la création, le Christ et l’eschaton518, ne contredisent pas l’interprétation ontologique, le Logos universel ne s’opposant pas au Logos concret. Et, par excellence, le type d’affirmation qui permet le mieux à l’ontologie de rencontrer la religion, c’est celui où l’on considère Dieu comme « l’Être lui-même », comme « le fondement et l’abîme de tout être »519, comme « la puissance de l’Être en tout être »520. Pour assoir son point de vue auprès des plus méfiants, Tillich aura finalement recours à une parole de Luther selon laquelle « Dieu est plus proche de toutes les créatures qu’elles ne le sont à elles-mêmes »521. Ainsi, dans le « cercle théologique », la tâche du théologien consiste à interpréter, expliquer et critiquer522 les symboles de l’expérience religieuse qui visent la préoccupation ultime, ce travail sur les symboles ne s’opposant nullement à une interprétation ontologique. 2.3.5.4 Quelques expressions autour de l’ultimate concern Il existe plusieurs expressions autour de la préoccupation ultime, tantôt pour préciser l’essence de celle-ci, tantôt pour rendre plus concret l’ultimate. Tel est

514 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, p. 10. 515 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, p. 104. 516 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, p. 105. 517 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, p. 113. 518 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, p. 115. 519 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, p. 128. 520 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, p. 131. 521 Paul TILLICH, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, p. 130. 522 Paul TILLICH, « Théologie et symbolisme », p. 54–57.

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

le cas pour les trois formulations ci-dessous, assez récurrentes dans l’œuvre tillichienne de la période américaine : « le courage d’être » (« the courage to be »), « Dieu au-dessus de Dieu » (« God above God ») et « les profondeurs de l’existence » (« the depths of the life »). La foi comme « courage d’être » (« the courage to be ») Dans le chapitre VI du Courage d’être, notre théologien décrit la manière dont il conçoit la foi, à savoir, en même temps, l’ultimate concern et the courage to be. En effet, le rapprochement entre ces deux expressions font de celles-ci des formulations quasiment équivalentes. Présentant dans cet ouvrage majeur de 1952 les trois angoisses fondamentales de l’être humain (à savoir, celles de la mort, de la culpabilité et de l’absurde), Tillich définit le courage comme « l’affirmation de soi en dépit du fait du nonêtre »523. Le courage de l’affirmation de soi s’enracine donc dans la puissance de l’être qui, elle-même « transcende le non-être qui est ressenti dans l’angoisse du destin et de la mort, qui est présent dans l’angoisse du vide et de l’absurde, qui est agissant dans l’angoisse de la culpabilité et de la condamnation »524. La foi, c’est-à-dire la relation entre l’être humain et son fondement, a deux pôles qui correspondent à la structure de l’être : la participation et l’individuation525. En effet, la foi comporte deux aspects, celui de la participation mystique et de la confiance personnelle526. Le principe de justification gratuite, défendu par la Réforme, signifie que, par la foi, « celui qui est injuste est juste ». En termes plus modernes, cela revient à dire que, par le courage d’être, « celui qui est inacceptable est accepté » car « la rencontre avec Dieu chez Luther n’est pas simplement le fondement du courage d’assumer le péché et la condamnation, elle fonde aussi le courage d’assumer le destin et la mort »527. La foi consiste pour l’homme à « être saisi par la puissance de l’être qui transcende tout ce qui est ». Cette puissance permet à l’être humain de s’affirmer parce qu’il sait qu’il participe à la puissance de cet Être528. Cette foi, à la base du courage d’être, est donc en mesure de vaincre l’angoisse de la mort et de la culpabilité.

523 524 525 526 527 528

Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 181. Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 181. Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 182. Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 186. Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 195. Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 197.

2.3 Les cinq concepts

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« Dieu au-dessus de Dieu » (« God above God ») Le raisonnement du théologien se poursuit car il s’agit, à l’époque moderne, de vaincre également l’angoisse de l’absurde. La question posée revient donc à savoir s’il existe un courage en mesure de triompher de l’absurde, de l’absence de sens, du doute radical. Pour Tillich, un tel courage s’appelle la « foi absolue », elle qui est capable d’assumer le désespoir le plus profond, même « dans l’étreinte du non-être »529. La foi absolue est la foi dans la nudité, dans son dénuement, la foi dépouillée de tout ce qui l’entoure et l’habille, la foi qui n’est qu’elle-même. C’est que le non-être appartenant à l’être révèle l’être lui-même530. Or, la foi absolue, participant à la puissance de l’être, l’emporte sur le non-être. La source du courage d’être devant le doute radical est donc « Dieu audessus de Dieu »531. En fait, cette expression, Tillich sera amené à la réexpliquer car elle a été souvent mal comprise. Dans un article publié en 1961, il la définit ainsi : « Le Dieu au-dessus de Dieu est une façon de nommer le Dieu qui apparait dans le radicalisme et le sérieux de la question ultime, même quand il n’y a pas de réponse »532. Ce Dieu est au-dessus du Dieu des théistes qui ne sont pas satisfaits de l’image d’un dieu « à côté des autres », qui aurait perdu toute véritable transcendance et qui serait considéré comme « une partie de l’ensemble de la réalité », « assujetti à la structure sujet-objet de la réalité »533. Or, God above God est « l’Ultime », le « Sacré lui-même »534. C’est aussi vers lui que se tourne « l’Église au pied de la croix »535 qui est présente auprès du Crucifié criant vers son Père dans l’angoisse du doute. Elle seule est capable d’être médiatrice d’un tel courage qui affronte l’absurde sans abandonner ses symboles concrets car, dans le symbole de la croix du Christ, le symbole par excellence, le Christ affirme sa divinité sur la croix tout en la niant, tout en sacrifiant « Jésus », afin de ne pas devenir une idole. Mais le « Dieu au-dessus de Dieu » est aussi et surtout le « non-dieu des athées » car Dieu est également présent dans la sphère profane ; il est aussi le 529 Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 200–201. 530 Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 203–204. 531 Pour les références à cette expression dans l’œuvre de Tillich, voir Jean-Marc AVELINE, L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troeltsch (Cogitatio Fidei, 227), Paris, Les Éditions du Cerf, 2003, p. 352–353, note 4. 532 Paul TILLICH, « Le Dieu au-dessus de Dieu », p. 64. Cette phrase s’apparente à la conclusion du Courage d’être, p. 213 : « Le courage d’être s’enracine dans le Dieu qui apparaît quand Dieu a disparu dans l’angoisse du doute ». 533 Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 208–209. 534 Paul TILLICH, « Le Dieu au-dessus de Dieu », p. 68. 535 Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 212.

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Dieu de ceux qui se sont séparés de lui536. Dans ce sens, le « Dieu au-dessus de Dieu » s’adresse donc à l’homme qui conserve sa préoccupation ultime justement en raison du radicalisme de son doute. Le sérieux de son questionnement sur le sens de son existence révèle en effet que quelque chose en lui, en lien avec la puissance de l’Être, n’a pas disparu. Par ce développement, Tillich réaffirme qu’il n’existe pas d’athée en tant que tel : « Les athées sont ceux qui refusent d’admettre le Dieu des théistes, mais ils ne nient pas le « Dieu au-dessus de Dieu » des théistes. Même s’ils essayaient sérieusement de le faire, ils n’y arriveraient pas. Car le sérieux avec lequel ils essayent d’être athées va à l’encontre de leur revendication d’être des athées »537. Enfin, au terme de son exposé sur le « Dieu au-dessus de Dieu », Tillich prie pour que tous, croyants, théistes et athées, transcendent à nouveau les symboles, afin que la foi reste vive et qu’elle vise à nouveau l’Ultime538. Avec la foi absolue et le « Dieu au-dessus de Dieu », nous atteignons ici les « frontières des possibilités humaines »539 : « le courage d’assumer l’angoisse de l’absurde est l’ultime frontière où le courage d’être peut aller »540. « Les profondeurs de l’existence » Autre expression fréquente dans les textes de Tillich, « les profondeurs de l’existence » tentent également de concrétiser l’ultimate. Il s’agit ici d’une orientation spirituelle de l’être humain541. La métaphore développée dans le sermon éponyme étudié ici est la suivante : abandonner la superficialité et creuser au plus profond de soi-même pour trouver le sens de l’existence car le cheminement vers la profondeur est le cheminement vers le fondement de l’être, vers la source de la préoccupation ultime542.

536 Paul TILLICH, « Le Dieu au-dessus de Dieu », p. 64. 537 Paul TILLICH, « Le Dieu au-dessus de Dieu », p. 65. L’auteur poursuit : « Et ceux qui manquent de sérieux dans leur rejet de Dieu, mais qui le gardent à distance, avec désinvolture ou ironie cynique, n’ont pas leur mot à dire dans une discussion sur le théisme ou l’athéisme ; ils sont dans un état préliminaire, où le sens ultime de la vie peut surgir à tout moment ». 538 Paul TILLICH, « Le Dieu au-dessus de Dieu », p. 68. 539 Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 212. 540 Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 213. 541 Paul TILLICH, « Les profondeurs de l’existence », p. 71: « Que ce soit dans notre vie quotidienne, en poésie ou en philosophie, dans la Bible ou dans les textes de beaucoup d’autres religions, les mots ‹ profond › et ‹ profondeurs ›, bien qu’appartenant à l’expérience spatiale, servent à désigner une orientation spirituelle ». 542 Paul TILLICH, « Les profondeurs de l’existence », p. 76 : « Cette profondeur infinie et inépuisable qui est le fondement de tout être s’appelle Dieu. Le mot Dieu veut dire cette profondeur. Si ce mot ne signifie pas grand-chose pour vous, traduisez-le, parlez des profondeurs de

2.3 Les cinq concepts

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Parallèlement à l’avancement des sciences543, l’être humain doit forer sans relâche s’il ne veut pas être déçu : chaque niveau qui apparaît finit par devenir la surface après la découverte d’un autre niveau encore plus profond. Et ainsi de suite. Malheureusement, dans bien des cas, il faut qu’un événement douloureux secoue notre quotidien pour continuer à creuser et découvrir un niveau plus profond de notre être544. Dès lors, ce chemin vers les profondeurs de l’existence est bien souvent laborieux et comprend certes la souffrance et la douleur mais aussi, au terme du chemin, une joie profonde et éternelle. Plus loin, le pasteur use de la même image pour inviter ses fidèles à se soucier des cris venant des profondeurs de la société545. Quant à l’histoire, dont le fondement est aussi Dieu, elle compte également des profondeurs que l’on peut appeler « Royaume de Dieu » ou « Providence divine »546. Pour poursuivre, voici l’analyse très intéressante que propose André Gounelle à propos de cette notion de « profondeur de l’existence » sous l’expression « fondement de l’être » dans son ouvrage Paul Tillich. Une foi réfléchie : il s’agit ici de « rendre compte de la relation vécue avec Dieu dans l’expérience religieuse » en quatre points547: – premièrement, s’il ne voit que l’apparence dans un premier temps, c’est-àdire le réel, l’être humain « distingue confusément un au-delà de ce qu’il voit », il « creuse » alors pour trouver un niveau toujours plus profond vers le fondement créateur de toute chose. Ainsi, quand on recherche Dieu, « on le découvre et on le rencontre au plus profond de la réalité, ni à sa surface ni en dehors d’elle » ; – deuxièmement, le terme « fondement » est proche de « fondation » : tout comme une construction repose sur sa fondation, l’homme repose sur Dieu. Cette image rappelle inévitablement celle de la maison construite sur le roc dans la parabole : elle résiste à l’assaut de la tempête au contraire de celle construite sur du sable ;

votre vie, de la source de votre être, de votre préoccupation ultime, de ce que vous prenez au sérieux sans réserve. […] Celui qui a une connaissance de la profondeur a une connaissance de Dieu ». 543 Paul TILLICH, « Les profondeurs de l’existence », p. 73. 544 Paul TILLICH, « Les profondeurs de l’existence », p. 75. 545 Paul TILLICH, « Les profondeurs de l’existence », p. 77: « Les cris venant des profondeurs sociales n’atteignent pas plus nos oreilles que ceux venant de la profondeur de l’âme ». 546 Paul TILLICH, « Les profondeurs de l’existence », p. 78 : « Il nous faut au contraire plonger plus profondément dans les fondements de notre vie historique, dans la profondeur ultime de l’histoire. Ce fondement infini et inépuisable de l’histoire s’appelle Dieu, c’est ce que veut dire ce mot et ce que désignent les expressions Royaume de Dieu et Providence divine ». 547 André GOUNELLE, Paul Tillich. Une foi réfléchie, p. 47–51.

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troisièmement, l’expression « fondement de l’être » provient de l’anglais ground of being. Or, le mot ground peut également se traduire par « fonds », par « terroir » ou encore par « terreau ». De la même manière que les végétaux proviennent de la terre et trouvent en elle de quoi vivre, « les étants s’enracinent dans l’être comme les plantes dans le sol. Dieu est comparable à l’humus qui enfante et nourrit la flore » ; enfin, quatrièmement, tout comme dans le sermon évoqué plus haut, ce qui nous fonde est en même temps ce qui nous menace : cette image véhicule donc une notion d’inquiétude, de douleur et de souffrance. Aussi, Tillich associe régulièrement les termes ground (fondement) et abyss (abîme ou gouffre). Notre fragilité et notre vulnérabilité doivent nous rappeler que nous ne maîtrisons pas notre être car celui-ci « vient d’ailleurs ». Comme l’indiquait Rudolf Otto à propos du Sacré, « il fascine et effraie, il attire et épouvante ».

Par ces images, nous comprenons que le travail pratique du théologien ne se limite pas à la rédaction d’ouvrages théoriques. Dans son action au jour le jour, il doit aussi chercher à « interpréter, expliquer et critiquer » les symboles permettant de signifier le transcendant, l’ultime, ce qui devrait nous préoccuper par-dessus tout.

2.4 Retour vers la théologie pratique

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2.4 Retour vers la théologie pratique Comme prévu, après avoir étudié les textes relatifs à l’éducation chrétienne, la phase de décontextualisation s’est poursuivie avec notre analyse des cinq concepts théologiques issus de l’œuvre de Tillich548. Ceux-ci sont maintenant appelés à s’articuler avec ce qui précède (phase de contextualisation) et avec ce qui suit (phase de recontextualisation) afin de repenser les enjeux et les finalités de la pastorale scolaire en contexte post-moderne. Cette troisième phase appartient au domaine de la théologie pratique : elle prendra en compte le terrain de départ (la pastorale scolaire belge francophone) et mobilisera les cinq concepts non seulement en les appliquant à la situation de la pastorale scolaire belge francophone, mais en les confrontant aussi aux réflexions d’autres penseurs. En guise de transition vers cette dernière partie du travail où nous tirerons donc les fils pour répondre aux questions qui étaient les nôtres à l’entame de notre recherche, voici ce qu’écrivait Tillich sur la théologie pratique dans sa Théologie systématique549 : la situant entre science pure et appliquée, il considère la théologie pratique comme une théorie technique. Celle-ci a pour but de rechercher les moyens appropriés pour rendre plus efficaces les institutions chrétiennes : c’est bien la démarche que nous entreprenons lorsque nous recherchons les finalités de la pastorale scolaire pour le contexte que nous avons décrit dans la phase de contextualisation. Ensuite, la théologie pratique, soucieuse de jeter des ponts entre le message chrétien et la situation humaine, doit être attentive aux besoins de ses contemporains pour que l’Église soit à nouveau prise au sérieux par la société. C’est également ce que nous tentons de faire dans le cadre de nos recherches sociétales où nous étudions l’apport de l’école catholique pour les jeunes et pour la société civile. De cette analyse, découleront probablement de nouvelles questions, tant pour le théologien systématique que pour le théologien historique. Toutefois, Tillich nous met en garde : « la théologie pratique ne peut faire cela que si […] elle est conduite par la préoccupation ultime qui est en même temps concrète et universelle »550.

548 La notion de « frontière » a donné lieu à une réflexion sur l’ontologie et la corrélation, une bipolarité stimulante a été découverte entre la substance catholique et le principe protestant, le concept de théonomie a été décrit avec ses deux harmoniques (le kairos et le démonique), l’étude de la rencontre interreligieuse a rappelé l’importance de la notion de révélation, et l’ultimate concern a été décrit dans ses rapports étroits avec les symboles religieux. 549 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie: Raison et Révélation, p. 53–55. 550 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie: Raison et Révélation, p. 55.

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Partie 2 Décontextualisation : penser la pastorale scolaire avec Tillich

Avec cette mise en garde en tête, voyons comment la phase de recontextualisation répondra aux défis proposés en établissant des finalités nouvelles, mieux adaptées à la pastorale scolaire contemporaine qui est au cœur du débat sur l’identité de l’école catholique.

Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale Au moment d’entamer la phase de recontextualisation, rappelons les objectifs et les démarches de notre recherche sur la pastorale scolaire dans les écoles catholiques belges francophones. Notre hypothèse de travail consiste à penser la pastorale scolaire à neuf en s’inspirant de quelques grands concepts issus du systématicien Paul Tillich afin de montrer les limites des modèles actuels et de dégager de nouveaux modèles identitaires et pastoraux mieux adaptés à la post-modernité. Pour cela, nous utiliserons ces concepts de Tillich que nous mettrons en dialogue avec des penseurs de notre temps. Au fil de notre réflexion, il est apparu qu’une question centrale devait maintenant être traitée, celle de la méthode à utiliser afin de redéfinir l’identité de l’école catholique aujourd’hui et de déterminer ainsi le type de pastorale à mettre en œuvre face aux profils variés des acteurs de l’école catholique. En effet, ces « théories » doivent s’articuler avec la « pratique » et, à l’inverse, la théologie contextuelle doit pouvoir enrichir la théologie systématique. En fait, il s’agit de la question de l’articulation entre le contenu de foi chrétienne et le contexte présent : comment passer de l’un à l’autre, tout en restant en dialogue avec les gens de notre temps et sans risquer de diluer le contenu de la foi ? En théologique pratique, la « méthode de corrélation » a longtemps été employée pour assurer ce passage entre la foi et le contexte. Communément, les théologiens pratiques1 qui utilisent cette méthode font remonter celle-ci à trois personnes : Paul Tillich, Edward Schillebeeckx et David Tracy. C’est Marc Donzé qui, à la fin des années ’80 formalisera ce lien entre la théologie pratique francophone et la méthode de corrélation au sens de Schillebeeckx2. Si de tout

1 Arnaud JOIN-LAMBERT, Entrer en théologie pratique, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2018, p. 41–49 et Marc DUMAS, « Corrélation – Tillich et Schillebeeckx », dans Gilles ROUTHIER et Marcel VIAU (éd.), Précis de théologie pratique (Théologie pratique), 2e éd., Bruxelles/ Montréal/Ivry-sur-Seine, Lumen Vitae/Novalis/Les Éditions de l’Atelier, 2007, p. 71–83. 2 « Je me suis risqué à mon tour à élaborer une méthode, dite de la corrélation -non pas au sens de Tillich, mais plutôt au sens où E. Schillebeeckx emploie le mot dans Expérience humaine et foi en Jésus-Christ, Paris, Les Éditions du Cerf, 1981- » (Marc DONZÉ, « La théologie pratique entre corrélation et prophétie », dans Samuel AMSLER, Klauspeter BLASER, Pierre BONNARD et al., Pratique et théologie. Volume publié en l’honneur de Claude Bridel (Pratiques, 1), Genève, Labor et Fides, 1989, p. 187). https://doi.org/10.1515/9783110785630-004

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

temps, cette méthode a subi les critiques des « anti-modernes »3, ce qui est plus problématique, c’est qu’actuellement, au sein même de la théologie pratique (francophone ou non), la méthode de corrélation ne fait plus l’unanimité (cf. plus loin, les apports de Clare Watkins ou de Joël Molinario)4. En termes méthodologiques, à l’entame de cette phase de recontextualisation, il apparait donc nécessaire de retracer les grands moments de la théologie corrélationnelle, ses origines, sa raison d’être, ses limites, ses développements, en incluant la manière dont Tillich la concevait. En procédant de la sorte, nous avons pour objectif d’évaluer dans quelle mesure une telle méthode peut encore être efficace de nos jours et, si oui, avec quelles adaptations.

3 Courants néo-traditionnels, ou néo-orthodoxes représentés notamment par Karl Barth, Joseph Ratzinger ou par John Milbank (orthodoxie radicale) qui misent sur une forte discontinuité, voire une rupture entre la foi et le contexte. 4 Clare WATKINS, “The Development of Practical Theology in Britain”, dans Marcela MAZZINI et François MOOG (éd.), Recherches en théologie des pratiques pastorales I (groupe Santiago, 7–11 avril 2014), Les Cahiers Internationaux de Théologie Pratique, Actes n°8, p. 35–52 ; Clare WATKINS, “An Argument for Non-correlational Approaches in a Catholic Practical Theology”, dans Marcela MAZZINI et François MOOG (éd.), Recherches en théologie des pratiques pastorales I (groupe Santiago, 7–11 avril 2014), Les Cahiers Internationaux de Théologie Pratique, Actes n°8, p. 142–157 et Joël MOLINARIO, « La notion de corrélation dans la théologie pratique francophone », dans Marcela MAZZINI et François MOOG (éd.), Recherches en théologie des pratiques pastorales I (groupe Santiago, 7–11 avril 2014), Les Cahiers Internationaux de Théologie Pratique, Actes n°8, p. 125–139. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://www.pastora lis.org/acte-n-8-recherches-en-theologie-des-pratiques-pastorales-groupe-santiago-7-11-avril2014-dir-m-mazzini-et-f-moog/.

3.1 Une question méthodologique : de la corrélation à la recontextualisation

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3.1 Une question méthodologique : de la corrélation à la recontextualisation 3.1.1 Friedrich Schleiermacher (1768–1834) On considère Friedrich Schleiermacher comme le « père » de la théologie pratique5 grâce à son petit ouvrage publié en 1811 : Kurze Darstellung des Theologischen Studiums zum Behuf einleitender Vorlesungen. On retient aussi de lui qu’il établit trois disciplines théologiques : la théologie philosophique, la théologie historique et la théologie pratique qui constitue « la couronne des études de théologie »6. Par ailleurs, en formulant les deux conditions nécessaires à leur développement, il favorise les théologies dites de la « médiation » (vermittlungstheologie) entre la foi chrétienne et la culture7. Selon lui, il faut respecter à la fois l’autonomie du christianisme et de la culture ainsi que leur réciprocité ou leur dépendance réciproque8. Dès lors, le défi des théologies corrélationnistes, qui sont par excellence des théologies de la médiation, peut se formuler comme suit : comment conjuguer à la fois l’indépendance et l’interdépendance mutuelle de la foi et de la culture? Dès le début, les anti-corrélationnistes ont formulé des critiques9 contre une telle entreprise théologique en repérant notamment les risques suivants : celui d’identifier un élément de la culture avec le théologal ou de perdre le théologal dans la culture, ou encore, celui de durcir l’opposition entre la foi et la culture lorsque l’on veut préserver l’autonomie des deux pôles. Dès lors, pour des théologiens comme Karl Barth, ce dialogue entre culture et foi serait tout simplement impossible.

5 Arnaud JOIN-LAMBERT, Entrer en théologie pratique, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2018, p. 73. 6 Bernard KAEMPF, « Réception et évolution de la théologie pratique dans le protestantisme », dans Gilles ROUTIER et Marcel VIAU (éd.), Précis de théologie pratique (Théologies pratiques), 2e éd., Bruxelles/Montréal/Ivry-sur-Seine, Lumen Vitae/Novalis/Les Éditions de l’Atelier, 2007, p. 9–25. Ici, p. 10. 7 C’est ce que John P. Clayton appelle le « dilemme schleiermacherien ». Cf. John P. CLAYTON, The Concept of Correlation : Paul Tillich and the Possibility of a Mediating Theology (« Theologische Bibliothek Töpelmann », 37), Berlin, de Gruyter, 1980, p. 42–46. 8 Marc DUMAS, « Corrélation d’expériences ? », dans Laval théologique et philosophique, 60 (2004), p. 317–334. Ici, p. 320 et Marc DUMAS, « Corrélation – Tillich et Schillebeeckx », p. 72. 9 Marc DUMAS, « Corrélation d’expériences ? », p. 320.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

3.1.2 Paul Tillich (1886–1965) Lorsque Tillich organise sa Théologie systématique au milieu du XXe siècle, il se rend compte qu’un premier problème provient du fait que, depuis Schleiermacher, on a remplacé la « théologie naturelle » qui servait de préambule à la théologie de la révélation dans la théologie « classique », par une « philosophie générale et autonome de la religion »10. Si les deux expressions sont proches (« théologie naturelle » et « philosophie de la religion »), Tillich établit cependant trois remarques importantes11 : – la théologie naturelle comme préambule à la théologie de la révélation versus la philosophie de la religion comme discipline autonome et indépendante. Cette autonomie de la philosophie de la religion pose problème à Tillich, surtout lorsque Ernst Troeltsch (1865–1923) élimine la dogmatique en tant que théologie de la révélation pour ne plus garder que « l’histoire des religions » et « la philosophie de la religion » ; – l’ambiguïté de l’appellation « théologie naturelle » : c’est en fait une théologie où la nature humaine est seule productrice de la connaissance de Dieu à partir de la structure de la réalité, mais cette expression masque la dimension historique de la révélation. C’est la raison pour laquelle l’expression « philosophie de la religion » conviendrait mieux selon Tillich ; – il existe deux types de « philosophies de la religion » : l’une cosmologique (Dieu est alors étranger à l’homme), l’autre ontologique (c’est-à-dire centrée sur l’homme qui rencontre Dieu au plus profond de son être). La néo-orthodoxie (et Karl Barth, en particulier, avec sa théologie « kérygmatique ») s’est particulièrement opposée à la théologie naturelle autonome ou même, plus largement encore, contre toute théologie de la révélation qui suppose la théologie naturelle comme infrastructure. Pour lui, Dieu, qui est Tout-Autre, n’est pas à la portée de l’homme pécheur. De plus, une telle religion naturelle supposant la possibilité pour l’homme de connaître Dieu par ses propres moyens rendrait la révéla-

10 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première Partie : Raison et Révélation, p. 50 : « Le premier problème provient du remplacement (définitif depuis Schleiermacher) de la section sur la « théologie naturelle », qui existait dans la théologie classique, par une philosophie générale et autonome de la religion. Mais tandis que la « théologie naturelle » servait, pour ainsi dire, de préambule à la théologie de la révélation, qu’on la développait en fonction de cette dernière et sous son contrôle, la philosophie de la religion est une discipline philosophique indépendante ». 11 André GOUNELLE, « Philosophie de la religion et méthode de corrélation chez Paul Tillich », dans Laval théologique et philosophique, 65 (2009), p. 287–300. Ici, p. 289–290.

3.1 Une question méthodologique : de la corrélation à la recontextualisation

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tion inutile. Dès lors, pour Barth, la théologie naturelle produit une illusion : « seul Dieu peut nous faire connaître Dieu ». Tillich rejoint Barth dans sa critique contre la religion naturelle et formule une « objection décisive » dès 1922 : « en fondant l’inconditionné sur le conditionné, la philosophie de la religion nie de fait l’inconditionné »12. Néanmoins, la position barthienne ne convainc pas non plus Tillich qui cherche à savoir la manière dont la révélation rencontre l’homme : comment peut-il l’accueillir et l’entendre ? C’est à partir de ces termes que Tillich conçoit la corrélation, afin de résoudre ce problème : « une théologie qui se réclame d’une révélation transcendante exclut et exige à la fois une philosophie de la religion »13. Ainsi, comme nous l’avons étudié en phase de décontextualisation, Tillich va s’engager dans une « troisième voie », au-delà des théologies naturelle (ontologie sans transcendance) et supranaturelle (hétéro-transcendance). Dans son esprit, avant d’être une méthode, la corrélation est effectivement une structure ontologique fondamentale, un va-et-vient, un aller-retour perpétuel entre la question qu’est l’homme et la réponse qu’est Dieu, entre les questions existentielles et les réponses théologiques. Rechercher cela au plus profond de l’être humain, en traversant sans cesse cette frontière poreuse entre Dieu et l’homme, constitue bel et bien une tâche infinie, non seulement pour le théologien, mais plus généralement pour tout être humain. La corrélation au sens de Tillich insiste par ailleurs sur la bipolarité, la tension vivante entre les deux pôles, l’affrontement incessant, et ce, dans plusieurs domaines : – entre la philosophie de la religion qui analyse la situation humaine (y compris dans ses dimensions ontologique, historique et culturelle) et la théologie de la révélation transcendante ; – entre la forme (déterminée par la culture) et la substance (qui est le contenu de la révélation théologique) ; – et enfin, entre l’homme qui est question et Dieu qui est réponse14.

12 André GOUNELLE, « Philosophie de la religion et méthode de corrélation chez Paul Tillich », p. 293. D’après Paul TILLICH, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion (1922) », p. 74 : « L’objection décisive que nous élevons contre la philosophie de la religion, […] est qu’elle fonde l’inconditionné sur le conditionné, soit en les juxtaposant, soit – puisque cette juxtaposition ne tient pas – par dissolution de l’inconditionné dans le conditionné ». 13 André GOUNELLE, « Philosophie de la religion et méthode de corrélation chez Paul Tillich », p. 294. 14 « Premièrement, la théologie puise sa substance, sa matière (ce qu’elle dit) dans la révélation tandis que la culture détermine sa forme (la manière de le dire). Il y a corrélation quand on exprime le contenu de la révélation dans le langage et dans les catégories de pensée qu’a-

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André Gounelle insiste par ailleurs sur « cette tension vivifiante entre chaque pôle » et démontre la manière dont Tillich entend respecter la double condition du dilemme schleiermacherien : [La corrélation tillichienne] entend éviter tout autant une « synthèse trop rapide » qu’une « diastase impossible ». Elle se caractérise par une tension vivifiante où chaque pôle se heurte à l’autre et reçoit de ce heurt une pertinence qui autrement lui manquerait. Pour atteindre leur vérité, ils ont besoin de cette confrontation dynamique faite d’opposition et d’alliance. La méthode ne fonctionne bien que si chaque pôle garde son autonomie et sa consistance propre15.

Enfin, signalons que Tillich lui-même met en garde contre une utilisation abusive ou erronée de la méthode de corrélation lorsqu’on ne comprend pas sa subtilité et sa complexité16. En tout cas, notre théologien n’avait nullement l’intention d’en faire une méthode pour la théologie pratique17 : « de toute évidence, une telle méthode n’est pas un outil qu’on peut utiliser à volonté. Il ne s’agit pas d’une recette ni d’un mécanisme »18. En somme, chez Tillich, la « méthode de corrélation » fait partie de sa théologie systématique. Elle « exprime clairement le caractère décisif de l’élément apologétique en théologie systématique »19. En tant que ‹ théologie répondante ›, « la théologie systématique doit répondre aux questions qu’impliquent la situation humaine générale et la situation historique particulière »20. La méthode de corrélation n’est pas un simple continuum entre la foi et la situation humaine mais requiert une véritable confrontation.

nalyse la philosophie de la religion. Deuxièmement, la théologie formule les réponses qu’apporte la révélation aux grandes questions qui s’expriment et émergent dans la culture. Il y a corrélation quand on montre que les problèmes de l’homme trouvent leur solution dans la parole que Dieu lui adresse » : cf. André GOUNELLE, « Philosophie de la religion et méthode de corrélation chez Paul Tillich », p. 296 d’après Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première Partie : Raison et Révélation, p. 89–96. 15 André GOUNELLE, « Philosophie de la religion et méthode de corrélation chez Paul Tillich », p. 295. 16 André GOUNELLE, « Philosophie de la religion et méthode de corrélation chez Paul Tillich », p. 296. 17 Arnaud JOIN-LAMBERT, Entrer en théologie pratique, p. 43. 18 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première Partie : Raison et Révélation, p. 24. Cf. aussi Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, p. 33. 19 Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, p. 52. 20 Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, p. 52.

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Les théologiens qui poursuivront l’aventure corrélative s’éloigneront pourtant de cette théorie tillichienne sur la corrélation, le premier de ceux-ci étant Edward Schillebeeckx.

3.1.3 Edward Schillebeeckx (1914–2009) À la fin des années ’70 et dans les années ’80, au travers de trois grands noms, la théologie pratique commence à utiliser la corrélation21 : – en 1979, le dominicain belge Edward Schillebeeckx adapte la méthode de Tillich pour tenir davantage compte des expériences de foi ; – Claude Geffré parle d’une « corrélation critique » entre les expériences de la tradition chrétienne et celles de son temps dans un article de 1983; – et Marc Donzé, dans un texte publié en 1989, « La théologie pratique entre corrélation et prophétie », établit de manière durable la corrélation comme méthode propre à la théologie pratique francophone. D’amples modifications apportées à la corrélation de Paul Tillich par Edward Schillebeeckx seront donc adoptées par la théologie pratique. En intégrant des influences philosophiques (apports de Heidegger, de Gadamer), théologiques, mais aussi l’approche de la philosophie linguistique (Ramsey) et de la théorie critique (Habermas), Schillebeeckx a pour projet de préciser le contexte expérientiel de la foi. Il va ainsi distinguer l’interpretandum (le « noyau » de l’expérience de foi à interpréter) des interpretaments (interprétations linguistiques de cette expérience)22. Dès 1971, il formule deux objections majeures à la corrélation « questionréponse » de Tillich et propose un correctif23 : – d’une part, ce n’est pas si évident d’établir la correspondance entre la quête de sens de l’humain et la foi chrétienne : cela n’est vrai qu’à partir de la révélation chrétienne, le second « jeu » étant inaccessible à l’homme moderne non converti. Schillebeeckx souligne le risque de récupération pour

21 Arnaud JOIN-LAMBERT, Entrer en théologie pratique, p. 43–44. 22 Lieven BOEVE, “Experience according to Edward Schillebeeckx : The Driving Force of Faith and Theology”, dans Lieven BOEVE et Laurence P. HEMMING (éd.), Divinising Experience: Essays in the History of Religious Experience from Origen to Ricœur, Leuven, Peeters Press, 2004, p. 201–202. 23 Marc DUMAS, « Corrélation d’expériences ? », p. 327–328 ; Marc DUMAS, « Corrélation – Tillich et Schillebeeckx », p. 78 et Lieven BOEVE, “Experience according to Edward Schillebeeckx”, p. 203–204.

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que la question humaine corresponde à la révélation chrétienne et montre que l’autonomie des deux pôles ne serait finalement pas respectée par Tillich ; d’autre part, Tillich commettrait l’erreur du « saut de catégorie » en confondant « deux jeux de langage différents » : en rattachant une réponse religieuse à une question humaine, il court-circuiterait le fonctionnement de la corrélation.

Pour Schillebeeckx, seule une réponse humaine signifiante correspond à une question humaine. En tenant compte de l’importance de la tradition, il aura alors pour projet d’élaborer une corrélation critique et mutuelle de réponses, une « corrélation d’expériences », entre celles de la tradition chrétienne et celles de ses contemporains. En quelque sorte, celui qui est chrétien est aussi celui qui est « pleinement humain » : identité chrétienne et intégrité humaine vont de pair24. Le dominicain belge établit d’abord deux types d’expériences parmi celles de ses contemporains : des expériences humaines négatives et des expériences humaines positives25. – Les premières, en rapport avec la souffrance, « menacent » l’humain. Ces expériences-contrastes appellent les femmes et les hommes de son temps à s’engager éthiquement pour des combats en faveur de la justice et la défense des opprimés. Ces combats devraient favoriser une société où l’intégrité humaine serait défendue ; – Les secondes sont des expériences signifiantes qui ne peuvent se vivre et se comprendre que par des gens qui ont déjà la foi : des expériences dans un contexte explicitement non religieux peuvent être fortement significatives pour des croyants qui peuvent y déceler les traces de la transcendance. Plus tard, vers 1980, toujours convaincu que Dieu se manifeste dans les expériences humaines et, en s’inspirant de la tradition herméneutique de Gadamer, Schillebeeckx va établir des relations entre l’expérience de ses contemporains et les expériences dans la tradition chrétienne afin de saisir la révélation de Dieu au cœur des expériences humaines de son temps. En dégageant l’interpretandum des interpretaments, il met en évidence que les expériences de base des premiers chrétiens (expérience de la résurrection vécue par les apôtres par

24 Sur cette base, il n’est donc pas étonnant que le système des « valeurs » se soit particulièrement développé à cette époque dans l’école catholique belge (cf. quatre valeurs de la conférence de Bangkok). 25 Lieven BOEVE, “Experience according to Edward Schillebeeckx”, p. 204.

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exemple) sont déjà contenues dans le cadre interprétatif du Nouveau Testament qui les cristallise : il n’y a dès lors pas d’expérience sans médiation. Toutefois, pour faire surgir les manifestations de Dieu dans des expériences quotidiennes de ses contemporains, Schillebeeckx adapte le schéma de « l’identité proportionnelle entre l’expression de la foi et le contexte historique au cours de l’histoire »26. En effet, il existe un lien proportionnel entre d’une part, la relation du message de Jésus et son contexte historique et d’autre part, la relation du message du Nouveau Testament et son propre contexte historique27. Cette articulation se reproduit dans d’autres relations (par exemple, saisie patristique de la foi / contexte sociohistorique de l’époque = saisie médiévale de la foi / contexte sociohistorique du Moyen Age) comme c’est le cas pour l’articulation suivante : saisie actuelle de la foi en 1990 / notre contexte sociohistorique et existentiel actuel28. Ainsi, d’après Schillebeeckx : « l’identité chrétienne, toujours unique et identique à elle-même, n’est jamais reproduction de la même chose mais égalité proportionnelle »29. Cela implique aussi une « corrélation d’expériences » entre celles de la tradition et celles du contexte moderne. Cela permet aussi d’une part de jeter un regard neuf sur la tradition à partir de ces expériences renouvelant la foi et d’autre part, de donner un cadre aux nouvelles expériences de foi, ce processus favorisant une mise à jour continuelle de la foi chrétienne30. Malgré toutes ces modifications de Schillebeeckx, à nouveau, la corrélation a suscité tantôt la méfiance, tantôt l’enthousiasme. Comme toutes les méthodes corrélatives, la proposition de Schillebeeckx a effectivement subi des critiques31. Par exemple, celles d’Antoon Vergote qui craint qu’une méthode basée sur l’expérience de la foi ne dilue la particularité chrétienne et ne confonde la foi chrétienne avec la « foi basique » des nonchrétiens32. D’un autre côté, des voix s’élèvent également parmi les philosophes

26 Lieven BOEVE, “Experience according to Edward Schillebeeckx”, p. 210 (nous traduisons). 27 Lieven BOEVE, “Experience according to Edward Schillebeeckx”, p. 211. 28 Edward SCHILLEBEECKX, L’histoire des hommes, récit de Dieu (Cogitatio Fidei, 166), Paris, Les Éditions du Cerf, 1992, p. 82. 29 Edward SCHILLEBEECKX, L’histoire des hommes, récit de Dieu, p. 82. 30 Lieven BOEVE, “Experience according to Edward Schillebeeckx”, p. 213. 31 Lieven BOEVE, “Theology and the Interruption of Experience”, dans Lieven BOEVE, Yves de MAESENEER, et Stijn Van den BOSSCHE (éd.), Religious Experience and Contemporary Theological Epistemology (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 188), Leuven, Peeters Press, 2005, p. 18–24; Lieven BOEVE, “Experience according to Edward Schillebeeckx”, p. 218–221. 32 Lieven BOEVE, God Interrupts History. Theology in a Time of Upheaval, New York/London, Continuum, 2007, p. 68 à 70: Pour Vergote, Dieu s’est spécifiquement révélé dans l’histoire dans la personne de Jésus. Dès lors, il faut faire le « saut de la foi » car c’est la foi qui produit

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athées, notamment celle de Léo Apostel. Selon lui, Schillebeeckx garde finalement un background et un horizon de sens très chrétiens, ne permettant pas une véritable prise en compte de « l’autonomie du moment pré-linguistique dans l’expérience religieuse »33. Cependant, comme indiqué plus haut, des théologiens pratiques ont vu positivement les correctifs apportés à la méthode de corrélation par Edward Schillebeeckx. Ainsi, Marc Donzé applique la corrélation de Schillebeeckx à la « théologie pratique fondamentale »34 mais ce type de corrélation s’est alors très fortement éloigné du système de questions/réponses tillichien. Le prêtre et théologien suisse établit cinq étapes dans son travail pratique (phases préliminaire, d’analyse des expériences pratiques, de corrélation, de projet et de vérification) dont la troisième vise à mettre « en relation critique réciproque des données de l’analyse avec les données de la Révélation, de la tradition et de l’histoire »35. En expliquant sa démarche corrélative36, il indique vouloir respecter l’« homologie de rapports » qu’il emprunte à Pierre Gisel37 afin de faire advenir une nouvelle interprétation ou une nouvelle pratique mieux adaptée à son temps et à la tradition. Il s’agit pour lui d’une démarche réciproque : le contexte présent pose des questions nouvelles à la tradition qui, en retour, continue à donner un cadre aux pratiques actuelles, grâce à l’Évangile et grâce à l’histoire.

l’expérience et non l’inverse. Selon lui, il n’y a pas d’expérience sans foi, tout comme il n’y a pas de lien immédiat entre l’expérience humaine et l’expérience basée sur la foi chrétienne. 33 Lieven BOEVE, “Theology and the Interruption of Experience”, p. 23 et Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 72–73. 34 Marc DONZÉ, « La théologie pratique entre corrélation et prophétie », p. 187. Cette expression provient de Jean-Baptiste METZ, dans son ouvrage La foi dans l’histoire et la société. Essai de théologie fondamentale pratique (Cogitatio Fidei, 99), Paris, Les Éditions du Cerf, 1979. Cf. la note de Joël MOLINARIO, « La notion de corrélation dans la théologie pratique francophone », p. 130. 35 Marc DONZÉ, « La théologie pratique entre corrélation et prophétie », p. 187. 36 Marc DONZÉ, « La théologie pratique entre corrélation et prophétie », p. 189. 37 Pierre GISEL, Vérité et histoire (Théologie historique, 41), Genève/Paris, Labor et Fides/Éditions Beauchesne, 1977, p. 273 et 603–604. Pierre Gisel parle d’« homologie structurale ». Pour lui, si a = l’énoncé historique ou biblique ; x = l’énoncé d’aujourd’hui ; b = la situation historico-culturelle dans laquelle le texte biblique s’est inséré et y = la situation historico-culturelle dans laquelle nous devons aujourd’hui redire le sens de l’Évangile, alors a/b = x/y.

3.1 Une question méthodologique : de la corrélation à la recontextualisation

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3.1.4 David Tracy (1939–) À la fin des années 1980 et au début des années ’90, David Tracy38 a ajusté la méthode de corrélation. Dans l’élaboration de sa « méthode de corrélation revisitée », ce théologien catholique de Chicago était bien au courant des critiques émises généralement à l’encontre de la méthode de corrélation39. C’est la raison pour laquelle il indique des recommandations tant pour les praticiens que pour les systématiciens. Aux praticiens, il formule trois recommandations (qui seront d’ailleurs suivies par Etienne Grieu lorsqu’il mènera sa recherche selon la méthode de corrélation40) pour éviter les « recherches à étages » : commencer par poser une question véritablement théologique, ne pas utiliser comme référence principale une autre science humaine (malgré l’attrait pluridisciplinaire de la théologie pratique) que la théologie, et enfin, avoir comme objectif de proclamer la foi41. Aux systématiciens qui veulent travailler de manière corrélative, Tracy leur demande de tenir compte de la critique post-moderne et d’accorder plus de place au « différent » et à « l’autre »42. Cela leur demande d’être plus radicaux et de ne pas envisager uniquement l’harmonie entre la catholicité et la modernité43. Pour éviter l’érosion de la foi chrétienne, il leur formule ces trois recommandations44 : – prendre en compte le critère herméneutique de la vérité comme manifestation ; – envisager la similitude dans la différence (« similarities-in-difference ») lorsque les chercheurs s’adonnent à la tâche corrélationnelle pour éviter une trop facile convergence ; 38 À l’instar de Paul Tillich, ce théologien a enseigné à l’University of Chicago Divinity School. 39 Prenons par exemple les trois critiques habituelles contre les théologies de la corrélation que résume Francis Schüssler Fiorenza. Selon lui et les détracteurs de cette méthode, la corrélation : 1) reposerait sur le fait que les catégories culturelles et historiques évoluent avec le temps tandis que la révélation resterait la même (problème de l’association « existence temporelle » – « vérités éternelles ») ; 2) insisterait trop sur la continuité entre les questions de l’homme et les réponses de la foi ; 3) ne critiquerait pas assez la tradition (Francis SCHÜSSLER FIORENZA, Systematic Theology. Roman Catholic Perspectives, vol. 1, Minneapolis, Fortress Press, 1991, p. 55–61). 40 Etienne GRIEU, Nés de Dieu. Itinéraires de chrétiens engagés. Essai de lecture théologique (Cogitatio Fidei, 231), Paris, Les Éditions du Cerf, 2003. 41 Arnaud JOIN-LAMBERT, Entrer en théologie pratique, p. 46–47. 42 David TRACY, “The Uneasy Alliance Reconceived: Catholic Theological Method, Modernity and Postmodernity” dans Theological Studies, 50 (1989), p. 548–570. Ici, p. 550–551. 43 David TRACY, “The Uneasy Alliance Reconceived”, p. 554: « the kind of correlation between Catholicism and modernity needs to be far more radical, on both sides of the correlation ». 44 David TRACY, “The Uneasy Alliance Reconceived”, p. 560–570.

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et enfin, se souvenir du critère éthique et prophétique de leur entreprise en vue d’une transformation du monde (recommandation que n’oubliera pas la théologie de la libération).

Au passage, le théologien américain va redonner souffle à la théologie corrélationnelle tout en dénonçant celle des anti-corrélationnistes : certes, comme ceuxci aiment à le rappeler, il s’agit de savoir quand s’arrêter dans la corrélation … Mais ceux qui s’opposent aux théologies corrélatives s’arrêtent trop tôt, ou plus exactement, ne veulent même pas s’engager dans tel processus herméneutique45.

3.1.5 Marc Dumas (1960–) Dans le prolongement des recherches d’Edward Schillebeeckx, qui cherchait donc « à arrimer l’expérience des premiers chrétiens aux expériences contemporaines »46 et qui posait la question de l’interprétation de l’expérience religieuse, Marc Dumas, professeur de l’université de Sherbrooke, s’est lui particulièrement intéressé aux « expériences » de ses contemporains et a tenté d’en faire un point de départ théologique. Selon ses contemporains, les discours théologiques seraient trop rationnels et ne tiendraient justement pas compte de leurs expériences qui sont pourtant si importantes à leurs yeux47. Pour Marc Dumas, « intégrer les expériences humaines (religieuses ou non) dans les discours théologiques est valable en soi dans la mesure où ces expériences portent les traces de nos diverses relations avec le théologal »48. Revenant sur la distinction classique entre l’acte de croire (fides qua creditur) et les contenus de la foi (fides quae), le théologien a ensuite tenté de définir

45 David TRACY, “The Uneasy Alliance Reconceived”, p. 568: « To abandon that critical correlational task of theology is to abandon, within theology, its reflexive task and to abandon as well the claims of all the prophets and mystics to speak directly and purposively to the human search for meaning and truth. It is indeed important in thought, as Wittgenstein insisted and the anticorrelationalists love to repeat, to know when to stop. But the anticorrelationalist theologians stop too soon, or more exactly, will not even begin the reflexive questions on hermeneutical manifestation as possibility and the coherence of those possibilities to reason ». 46 Marc DUMAS, « Expériences et discours théologiques », dans Laval théologique et philosophique, 56 (2000), p. 3–14. Ici, p. 10. 47 Marc DUMAS, « Introduction à l’expérience en théologie », dans Marc DUMAS, François NAULT et Lucien PELLETIER (éd.), Théologie et culture : hommages à Jean Richard, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2004, p. 137. 48 Marc DUMAS, « Introduction à l’expérience en théologie », p. 138.

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la notion d’ « expérience »49. Pour ce faire, il a distingué trois types d’expériences d’après le lexique anglais et allemand : Experiment (l’expérimentation qui implique la plus pure objectivité), Erlebnis (expérience vécue en toute subjectivité) et Erfahrung (synthèse entre la perception et la réflexion dans l’univers herméneutique). Si l’expérience (au sens de « Erfahrung ») est de plus en plus prise en compte dans les recherches théologiques, Dumas pose une double question : – celle du choix parmi les expériences : quelles sont celles que le théologien doit prendre en compte ? ; – celle du « terreau spécifique » qui détermine les expériences retenues et traitées ensuite par le théologien, alors que cela risque d’influencer la réception théologique. Aussi, en distinguant le « théologique » du « théologal »50, Marc Dumas préfère parler dans certains de ses textes d’une « théologie en expérience » plutôt que d’une « théologie de l’expérience »51 : La théologie de l’expérience, bien consciente de l’importance de l’expérience dans le faire théologie, ne réussit pas vraiment à opérer le déplacement nécessaire pour faire bouger l’activité théologique comme telle ; de nature plus corrélative, elle use des expériences qui confortent le travail théologique habituel. La théologie en expérience initie un autre mouvement théologique, plus transgressif et interruptif, parce que marqué par le dialogue et la prise en compte de l’altérité.

Dans ce même article, « La théologie en expérience », l’auteur donne les quatre caractéristiques principales d’une telle théologie52 : – « elle est ouverte aux expériences individuelles, plurielles et elle ne filtre plus simplement ce qui conforte ses intérêts » ; – « [elle] est aussi au service du sujet en quête de vérité, de beauté et de bonté, car elle contribue à situer ce qui s’éprouve dans un horizon de croissance et de transformation pour le sujet » ;

49 Marc DUMAS, « Introduction à l’expérience en théologie », p. 125–135. 50 Marc DUMAS, « La théologie en expérience », dans Chemins de Dialogue, 23 (2006), p. 222, note 6 : « Chercher à trop définir le théologal, c’est risquer d’éteindre le feu du buisson ardent ou encore la Parole du Seigneur. Je le différencie du théologique, ce dernier se rapportant spontanément au concept et au discours argumentatif qui peut oublier le souffle, l’histoire et la vie qui la porte, la supporte et la transporte ; avec la notion de théologal, je désire plutôt rappeler ces derniers caractères et cherche à souligner la chose de la théologie, son lien intrinsèque et mystique avec Dieu ». 51 Marc DUMAS, « La théologie en expérience », p. 219. 52 Marc DUMAS, « La théologie en expérience », p. 223–224.

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« [elle] est aussi une poussée de l’expérience vers des lieux propices, de l’Écriture et/ou de la Tradition, qui permettent de mettre en lumière une rencontre du théologal au cœur de la vie, au cœur d’une vie » ; « [elle est constituée par] le désir de tisser une théologie issue des expériences contemporaines, de mettre le travail théologique au service des hommes et des femmes d’aujourd’hui, de leur rendre disponibles des balises, afin de les aider à poursuivre leur marche, leur pèlerinage … ».

Puis, on perçoit l’influence progressive des travaux du théologien flamand Lieven Boeve (cf. ci-dessous) sur ceux du théologien canadien francophone, avec une réhabilitation de l’expérience de la théologie. Preuve en est l’article intitulé « L’expérience de la théologie : corrélation, interruption, recontextualisation »53, reprenant de nombreux concepts-clés de la théologie de Lieven Boeve issus d’ouvrages et d’articles tels que Interrupting Tradition54 et « La définition la plus courte de la religion : interruption »55 tous les deux parus en 2003. Pour revenir au lien entre nos questions méthodologiques et la théologie pratique, les auteurs du Précis de théologie pratique ont demandé à Marc Dumas d’évaluer s’il était possible de fonder la méthode de la théologie pratique sur base de la méthode de corrélation56. À la lecture de l’article, cela lui est effectivement apparu comme une entreprise complexe : en ciblant plusieurs difficultés, le professeur Marc Dumas souligne la « difficile médiation de la foi chrétienne et de la culture moderne »57. Étant plus direct, Joël Molinario, de l’Institut Catholique de Paris, explique qu’il était impossible pour Marc Dumas de répondre à cette question par l’affirmative, et ce, pour six raisons58 : 1) l’injonction paradoxale de Schleiermacher réclamant à la fois l’autonomie et l’indépendance des deux pôles de la corrélation semble intenable ; 2) l’obstacle épistémologique : en affirmant la distinction entre le monde et la foi, comment permettre leur rencontre et comment conserver l’authenticité de la foi ?

53 Marc DUMAS, « L’expérience de la théologie : corrélation, interruption, recontextualisation », dans Théologiques, 14 (2006), p. 117–126. 54 Lieven BOEVE, Interrupting Tradition. An Essay on Christian Faith in a Postmodern Context (Louvain Theological & Pastoral Monographs, 30), Leuven / Dudley, Peeters, 2003. 55 Lieven BOEVE, « La définition la plus courte de la religion : interruption », dans Vie Consacrée, 75 (2003), p. 10–36. 56 Marc DUMAS, « Corrélation – Tillich et Schillebeeckx », p. 71–83. 57 Marc DUMAS, « Corrélation – Tillich et Schillebeeckx », p. 71. 58 Joël MOLINARIO, « La notion de corrélation dans la théologie pratique francophone », p. 136–139.

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3) la question de la Parole de Dieu comme seule source semble complexe lorsque des théologiens comme Marc Dumas et Edward Schillebeeckx tiennent compte de la plupart, voire de toutes les expériences humaines ; 4) les théologies de la corrélation pécheraient par leur rejet implicite de conversion ; 5) les théologies corrélatives de Tillich et de Schillebeeckx proviennent de constructions de la théologie systématique et ne sont pas directement applicables à la théologie pratique (l’avis de Tillich lui-même est d’ailleurs très explicite à ce sujet – cf. ci-dessus) ; 6) ainsi, en sortant la méthode de corrélation de son ensemble, les théologiens qui utilisent la méthode de corrélation sont amenés à opérer une « abstraction méthodologique » qui ne convainc pas vraiment hors de leur système d’élaboration. Issue du même groupe de recherche que Joël Molinario59, Clare Watkins de l’University of Roehampton London, est particulièrement virulente par rapport aux théologies corrélationnelles. Elle rappelle dans un premier article60 quelques éléments qui, selon elle, sont constitutifs de la théologie pratique. Elle y cible quelques problématiques actuelles. La théologie pratique constitue avant tout une activité transformatrice qui vise l’action, la transformation ou l’amélioration d’une pratique existante en vue d’être davantage à l’image du Christ ou de l’Évangile61. Si la théologie pratique a toujours une affinité avec la pluridisciplinarité, il convient de clarifier son rapport avec les autres disciplines62 : comment la théologie pratique respecte-t-elle l’autonomie et la cohérence de chacune des autres disciplines avec qui elle collabore ? En travaillant de la sorte et en devenant une discipline parmi d’autres, n’y-a-t-il pas un risque pour la théologie pratique de s’affaiblir? Enfin, la théologienne lance quelques problématiques ecclésiologiques63 : quelle est la place de la tradition historique dans la théologie pratique ? Quelle est la place de la per-

59 Le groupe de Santiago qui rassemble une vingtaine de théologiens d’une dizaine de pays différents a pour projet d’aller au-delà d’une théologie pratique conçue comme une application de la théologie fondamentale ou comme une pratique « récupérée » par une théologie des pratiques pastorales. Ils parlent d’une « théologie de l’agir de l’Église ». En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://www.pastoralis.org/acte-n-8-recherches-en-theologie-despratiques-pastorales-groupe-santiago-7-11-avril-2014-dir-m-mazzini-et-f-moog/. 60 Clare WATKINS, “The Development of Practical Theology in Britain”, p. 35–52. 61 Clare WATKINS, “The Development of Practical Theology in Britain”, p. 37–39. 62 Clare WATKINS, “The Development of Practical Theology in Britain”, p. 39–42. 63 Clare WATKINS, “The Development of Practical Theology in Britain”, p. 42–46.

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sonne et de son expérience ? Quel lieu fait autorité par rapport à ces expériences ? Qu’est-ce qui est « plus grand » que mon expérience ? Lorsqu’elle aborde la méthode corrélative, Clare Watkins montre que, dans un premier temps, la théologie pratique a travaillé de manière dialectique en réfléchissant en termes de priorité: qui de la théorie ou de la pratique aurait la préséance sur l’autre ?64 Puis, elle a indiqué, en suivant le raisonnement de Alastair Campbell, qu’avec les approches plus corrélationnelles, la relation entre la théorie et la pratique n’était plus hiérarchique mais plutôt « latérale » : une interaction entre la théorie et l’action s’est alors établie65. À ce moment dans sa présentation, Clare Watkins émet ses trois critiques contre les théologies corrélationnelles66 : 1) Avec ces méthodes corrélatives, même revues et critiquées, il reste un écart entre une théologie qui reste en quelque sorte « théorique » alors qu’elle a besoin d’être reliée à la pratique ; 2) À partir de cette observation, l’auteure y voit une séparation construite entre ce qui est Vrai dans les affirmations théologiques et ce qui ne peut être que partiellement vrai dans l’immanence. Or, la théologie catholique insiste selon elle sur une nécessaire hypothèse de cohérence, basée sur la confiance en une réalité plus grande que ce que nous pouvons expérimenter ici et maintenant, et sur une confiance dans le don (ecclésial) d’exprimer clairement quelque chose de la vérité universelle. Sur base de cette théologie catholique de la grâce, Watkins invite à ne plus séparer la théorie de l’action. Pour elle, les théologies dialectique et corrélative font violence à cette hypothèse de cohérence et à cette approche « sacramentelle » ; 3) Par conséquent, Watkins encourage des approches plus herméneutiques et plus intégratives pour faire face à ce qu’elle nomme les « désillusions des approches corrélatives ». Sa conclusion est sans appel : « for all that I welcome this turn away from correlational approaches, it still seems to me on fragile ground, if it remains without an articulated theology of grace, and without some critical analysis of what

64 Clare WATKINS, “The Development of Practical Theology in Britain”, p. 47: « In the earlier pastoral / practical theological works the question is often starkly presented in terms of whether theory (theology) or pastoring (practice) should have priority, but more recently a different, more correlational approach has emerged ». 65 Alastair CAMPBELL, “The Nature of Practical Theology”, dans Stephen PATTISON et James WOODWARD (éd.), The Blackwell Reader in Pastoral and Practical Theology, Oxford, Blackwell, 2000, p. 77–88. Ici, p. 85. 66 Clare WATKINS, “The Development of Practical Theology in Britain”, p. 46–50.

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‹ imagination ›, ‹ story › and such integrated ways of human knowing can and cannot do in relation to theology »67. Dans un autre article où Clare Watkins critique de nouveau les théologies corrélationnelles68, elle salue les travaux de Lieven Boeve pour son approche plus intégrative d’un point de vue culturel, lui qui dirige son travail vers la pratique69. En effet, comme nous l’étudierons ci-après, les apports du théologien flamand tiennent compte non seulement d’une lecture contextuelle (le contexte philosophique et culturel post-moderne marqué par la détraditionalisation, la pluralisation et l’individualisation) mais aussi d’une lecture plus systématique (la catégorie de « l’interruption », justifiée théologiquement). Si la théologienne catholique s’est nettement positionnée contre les méthodes corrélatives, elle reconnaît que les notions de recontextualisation et d’interruption défendues par Boeve sont prometteuses.

3.1.6 Lieven Boeve (1966–) Dans l’ouvrage auquel nous nous référerons principalement dans les pages qui suivent, God Interrupts History70, Lieven Boeve analyse d’abord la situation religieuse européenne comme étant « post-laïque » et « post-chrétienne ». Ensuite, il identifie trois processus, non normatifs mais plutôt descriptifs, qui caractérisent actuellement la société et la foi chrétienne en Europe occidentale : la détraditionalisation, l’individualisation et la pluralisation. C’est probablement cette première analyse contextuelle qui plaît à Clare Watkins lorsqu’elle parle d’approches plus « intégratives » chez le théologien flamand. Effectivement, à partir de cette analyse du contexte, Lieven Boeve propose la recontextualisation de la foi chrétienne pour que celle-ci survive dans l’époque post-moderne. Pour cela, il utilise la catégorie de l’interruption, entre rupture et continuité, pour que le récit chrétien (re-)trouve sa particularité propre et sa dynamique propre, à la lumière du contexte et de la tradition. Quelques exemples permettront de bien saisir son propos. Même s’il ne peut en employer le nom (parce que la corrélation se définit en rapport à deux termes et

67 Clare WATKINS, “The Development of Practical Theology in Britain”, p. 50. 68 Clare WATKINS, “An Argument for Non-correlational Approaches in a Catholic Practical Theology”, p. 142–157. 69 Clare WATKINS, “An Argument for Non-correlational Approaches in a Catholic Practical Theology”, p. 147–151. 70 Lieven BOEVE, God Interrupts History. Theology in a Time of Upheaval, New York/London, Continuum, 2007.

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que Lieven Boeve confronte la foi chrétienne à la pluralité des convictions philosophiques et religieuses), l’auteur reconnaît que la « recontextualisation » qu’il propose se rapproche très fort d’une « corrélation post-moderne »71. Analysons celle-ci. 3.1.6.1 Étude du contexte Pour Lieven Boeve, la situation religieuse européenne pourrait être qualifiée de « post-laïque » et de « post-chrétienne »72. Qu’entend-il par là ? Les partisans de la sécularisation se fondaient sur la théorie de la « somme nulle » : « la somme de la modernisation et de la religion est toujours égale à zéro : plus il y a de religion, moins il y a de modernisation ; et, en particulier l’inverse, plus il y a de modernisation, moins il y a de religion »73. Cette thèse de la sécularisation n’est plus pertinente de nos jours : certes, nous constatons que la religion a subi des évolutions importantes ces derniers temps mais elle est encore bien présente en Europe et dans le monde entier. Dès lors, au lieu de parler de sécularisation, à la suite de Harvey Cox (qui rappelait que l’on considérait la sécularisation comme un « mythe de la modernité » selon lequel la religion, l’ignorance et la superstition disparaîtraient) et de Peter Berger, Lieven Boeve préfère souligner qu’il y a eu un bouleversement au niveau institutionnel de la religion, mais que celle-ci est loin d’avoir été bannie de l’espace européen74. Par ailleurs, si l’Europe est devenue « post-laïque », on ne peut pas dire qu’elle soit devenue chrétienne pour autant. Avec le développement du phénomène religieux du « croire sans appartenance » (« believing without belonging ») identifié il y a plus de vingt-cinq ans en Grande-Bretagne par Grace Davie, l’auteur flamand parle plutôt de « post-chrétienté »75. En effet, la société qui était structurée (entre autres, mais de manière significative toutefois) par des institutions religieuses chrétiennes a disparu pour laisser place à une spiritualité et à une religiosité vague chez beaucoup de citoyens. À côté de celle-ci, les migrations, le tourisme, les contacts inter- et intra- religieux, et la confrontation avec des visions du monde très différentes ont formé un contexte marqué par les trois processus susmentionnés : la détraditionalisation, l’individualisation et la pluralisation.

71 72 73 74 75

Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 40. Lieven BOEVE, God Interrupts History, chapter 1, p. 13–29. Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 14 (nous traduisons). Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 17–18. Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 19–21.

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Par ailleurs, ces trois processus sociaux concernent la société dans son ensemble, et comprennent donc la foi chrétienne. Aussi, pour que l’identité chrétienne ait l’opportunité de se développer pleinement, compte tenu de ce contexte changeant, il convient de faire une distinction nette entre ces processus considérés comme des catégories descriptives (-isation) et une évaluation par rapport à ces processus (-isme)76. En effet, de tels jugements « normatifs » (détraditionalisme, individualisme, pluralisme/relativisme) auraient pour conséquence : soit une réaction contre-culturelle menant à un néo-traditionalisme ecclésiocentrique (voire à un fondamentalisme), soit une réaction où les chrétiens, tentant de s’adapter à la situation contemporaine, finissent par édulcorer voire par dénaturer leur foi (position relativiste). La détraditionalisation ne signifie pas la perte de toute appartenance religieuse mais désigne plutôt l’interruption dans le processus socio-culturel de la transmission d’une génération à l’autre. De nos jours, toutes les formes de traditions, entre autres les traditions religieuses, font l’objet d’un choix de la part des gens qui déterminent leur relation par rapport elles. Aujourd’hui, chaque individu construit sa propre identité de manière beaucoup plus réflexive que par le passé et se positionne plus librement par rapport à cette appartenance. Il en résulte un nouveau type de spiritualité avec une vague conscience religieuse (apophatisme) et l’apparition de nouveaux mouvements religieux. L’individualisation découle de la détraditionalisation : puisque les traditions ne passent plus automatiquement d’une génération à l’autre et que nos contemporains construisent leur identité de manière réflexive, les choix des individus sont premiers. Toutefois, l’individualisation dont il est question ici n’est pas identique à l’individualisme, précisément parce que les gens peuvent opter pour d’autres modèles que la norme individualiste (en choisissant par exemple de s’engager dans un mouvement solidaire ou écologique). Le phénomène de pluralisation religieuse tend à reconnaître l’égalité de chacune des convictions philosophiques ou religieuses. D’un point de vue descriptif, il faut reconnaître qu’il existe toutefois une grande pluralité tant à l’intérieur (chrétiens de « droite », de « gauche », plus « contemplatifs », ou plus dirigés vers l’action sociale, etc.) qu’à l’extérieur des communautés chrétiennes (chrétiens, musulmans, juifs, bouddhistes, athées, agnostiques, indifférents, post-chrétiens, etc.). Lieven Boeve en tire comme conclusion qu’il n’existe plus de position neutre aujourd’hui. La situation actuelle est davantage caractérisée par un champ de positions religieuses et philosophiques plurielles, en interac-

76 Lieven BOEVE, “Theology at the Crossroads of Academy, Church and Society”, dans ETStudies, 1 (2010), p. 71–90. Ici, p. 84.

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tions, plutôt que par un continuum allant des chrétiens pratiquants aux athées humanistes77. 3.1.6.2 La recontextualisation comme méthode La description du contexte post-moderne montre que celui-ci est traversé par des changements et des bouleversements majeurs. Or, puisque la foi est toujours intrinsèquement liée à un contexte et à une culture, lorsque ceux-ci changent, la foi chrétienne évolue aussi. Cela nécessite la recontextualisation, qui, seule, peut permettre à la foi chrétienne de survivre. Sa tâche est donc perpétuelle et n’est jamais parfaitement atteinte78. En d’autres termes, cela signifie que le contexte est toujours lié au développement de la tradition et que l’on a assisté jusqu’ici à « deux mille ans de recontextualisation continuelle »79. Si la recontextualisation n’a plus lieu, le risque serait que le christianisme se répète dans une parole « fossilisée »80, ce qui favoriserait le retrait de l’Église hors du monde. Cela se passerait si le christianisme devenait un récit hégémonique, un récit clos, refermé sur lui-même. Or, la recontextualisation fonctionne non seulement comme une catégorie descriptive (les défis relevés par la tradition chrétienne à travers le temps) mais aussi normative car il s’agit pour les théologiens de prendre au sérieux aujourd’hui la situation contemporaine afin de proposer une foi valide théologiquement et possible contextuellement81. Pour ce faire, le récit chrétien doit retrouver dans son dynamisme propre les

77 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 27–28. 78 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 3: « The Christian faith can only survive by recontextualization, since the credibility thereof is always contextual. [… The Christian faith] […] is interwoven with the said context and culture. When the context or culture changes, then Christian faith evolves with it. Recontextualization is thus also an ongoing task that can never reach completion ». Pour une traduction française, cf. Lieven BOEVE, « La définition la plus courte de la religion: interruption », p. 15–16. 79 Lieven BOEVE, « La théologie aux marges et aux carrefours. Théologie, Église, université, société », dans Revue théologique de Louvain, 44 (2013), p. 400. 80 Lieven BOEVE, “Beyond the Modern-Anti-Modern Dilemma : Gaudium et spes and Theological Method in a Postmodern Context”, dans Horizons, 34 (2007), p. 292–305. Ici, p. 300 : « Without continuing recontextualization, theology is doomed to repeat a fossilized past (repeating answers given to past contexts), which will result in a withdrawal of the Church from the world ». 81 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 3, note 4. D’après Lieven BOEVE, Interrupting Tradition. An Essay on Christian Faith in a Postmodern Context (Louvain Theological & Pastoral Monographs, 30), Leuven / Dudley, Peeters, 2003.

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ressources pour en faire un « récit ouvert »82 sur le monde, « à la fois conscient de sa particularité unique et en même temps ouvert à l’altérité » car, selon Lieven Boeve, « c’est dans la rencontre avec l’autre et avec l’altérité que Dieu se révèle aujourd’hui »83. Cette volonté de recontextualiser la foi chrétienne nécessite une méthode adéquate84. Jusqu’à présent, on a assisté à une confrontation entre deux types de théologies85 (ce qui ne va pas sans rappeler le conflit entre les théologies naturelle et supranaturelle que voulait surmonter Tillich) : – une théologie qui refuse le dialogue avec le contexte car, la foi, dans son essence, ne peut être altérée par ce contexte ; – une théologie où, au contraire, Dieu se révèle dans l’histoire. Les premiers, qualifiés d’« anti-modernes » (Joseph Ratzinger) ou d’« orthodoxes radicaux » (John Milbank), privilégient la discontinuité, voire la rupture avec le contexte. Pour eux, on a trop rapidement tenté de relier la foi au contexte. Ces théologiens opposés à la modernité se réfèrent souvent à saint Augustin pour établir une distinction entre « la Cité de Dieu » et la « Cité des hommes », le « fini » ne faisant « que » participer à la source éternelle infinie. Ils accordent la priorité à la tradition sur l’expérience de foi et estiment que le contexte contemporain est marqué par une désintégration du sens, ce qui implique de retrouver la vérité théologique par une dépendance plus marquée à Dieu. La recontextualisation de Lieven Boeve n’est donc certainement pas anti-moderne car il accorde une grande importance au contexte capable de recevoir la révélation. Les seconds, qualifiés de « modernes » ou de « progressistes », tentent de mettre en place des ponts entre la culture et la foi. Ils privilégient la continuité

82 Lieven BOEVE, « La conscience critique dans la condition postmoderne: de nouvelles possibilités pour la théologie? », dans Nouvelle Revue Théologique, 122 (2000), p. 68–86. Ici, p. 81–82 : « À l’opposé des récits hégémoniques qui se ferment devant la pluralité et l’hétérogénéité, ce mode de récit devrait s’intituler « récit ouvert ». D’une part, les « récits ouverts » s’ouvrent à l’événement et acceptent ses prétentions sur le récit. D’autre part, ils sont conscients du fait que tout témoignage sur l’événement est radicalement particulier et restent de ce fait toujours prêts à la recontextualisation […]. En d’autres termes, les « récits ouverts » sont porteurs d’un élan qui oriente vers une continuelle recontextualisation ». 83 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 1: « I ultimately arrived at the hypothesis that the Christian narrative can only be guaranteed a future as an “open narrative”, conscious of its unique particularity but at the same time open to otherness. Indeed, I suggested, it is perhaps in the encounter with other and otherness that God reveals Godself today » (d’après Lieven BOEVE, Interrupting Tradition). 84 Lieven BOEVE, God Interrupts History, chapter 2, p. 30–49. 85 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 7.

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avec le monde tout en veillant à ne pas dénaturer l’essence de la foi. Ils adoptent facilement la méthode de corrélation (à la manière de Schillebeeckx) et dialoguent volontiers avec le monde car là où des hommes et des femmes se battent pour la dignité ou l’intégrité humaine, Dieu ne peut être étranger à cette réalité. Pour Lieven Boeve, trois éléments caractérisent la théologie corrélative86 : – le dialogue entre deux partenaires (la tradition / la foi chrétienne et le contexte séculier moderne) ; – la pratique d’une critique et d’une reconstruction de la tradition chrétienne sur base de ce dialogue. Dans ce cas, la foi semble « ajouter » quelque chose à ce que les êtres humains peuvent connaître par leurs propres moyens ; – la présomption de continuité, ce qui implique un chevauchement factuel entre la foi et le contexte. Cependant, le théologien flamand constate qu’on assiste à la fin des stratégies de corrélation qui ne fonctionnent plus en contexte de post-modernité. Quatre éléments expliquent la faillite de ce projet corrélatif87 : – la pluralisation et l’arrivée des autres religions ; – les sensibilités post-modernes qui, à partir de 1980, accordent plus d’attention à l’hétérogénéité, à la pluralité radicale, à la différence, à l’altérité. Le philosophe français Jean-François Lyotard88, « ce penseur de la différence », a développé entre autres cette critique des grands récits totalitaires englobants, modernes et post-modernes, qui ne convainquent plus parce qu’ils ont injustement créé de nombreuses victimes. Cette fin des « grands récits » a accentué la rupture et la discontinuité. La critique philosophique de Lyotard est stimulante dans le cadre de la recontextualisation voulue par Boeve89 ; – découle du deuxième point, la critique du consensus facile, de la recherche d’harmonie et de continuité présente dans les théologies corrélatives ;

86 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 33–34. 87 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 34–35. 88 Jean-François LYOTARD, La condition postmoderne: rapport sur le savoir (Collection Critique), Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. 89 Lieven BOEVE, Lyotard and Theology : Beyond the Christian Master Narrative of Love (Philosophy and theology), London, T&T Clark International, 2014, p. 123: « Lyotard’s philosophy fosters the development of a proper theological critical consciousness which does not only respond to his contextual criticism of the Christian narrative as a master narrative, but also enables the Christian narrative to retrieve from its own dynamics the resources for an open Christian narrative. Using the thinking structures of Lyotard to reread the Christian tradition, makes one attentive for the interruptive structure of this very narrative – because God interrupts – and renders one vigilant towards attempts to forget about such interruptions ».

3.1 Une question méthodologique : de la corrélation à la recontextualisation



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la fin du chevauchement entre la foi chrétienne et le contexte en raison, notamment, de la détraditionalisation et de la pluralisation. Par conséquent, il n’y a plus de lien évident entre le fait d’« être humain » et le fait d’« être chrétien », base sur laquelle reposait pourtant la théologie corrélative selon Schillebeeckx. De plus, le concept d’« être humain » a été pluralisé90.

Pour toutes ces raisons, Lieven Boeve estime que la corrélation est aujourd’hui une méthode contre-productive, qu’elle dilue la foi chrétienne dans le consensus, qu’elle oublie ce qui fait la spécificité du christianisme91. Ce n’est pas pour autant qu’il adhère aux théologies anti-modernes92 car, selon lui, le dialogue doit être maintenu avec le contexte. Boeve va plutôt proposer une « corrélation post-moderne »93. Toutefois, en raison de la trop grande idée de continuité et en raison de la pluralité des récits en post-modernité, il ne peut plus94 utiliser ce terme de « corrélation » (qui suppose une relation entre deux éléments) et lui préfère le terme de « recontextualisation »95. Voici la définition qu’en donnent Didier Pollefeyt et Jan Bouwens, collègues de Lieven Boeve :

90 Lieven BOEVE, “Beyond the Modern-Anti-Modern Dilemma”, p. 300: « There is no longer an immediate link between “being human” in general and “being Christian” […]. Moreover, on closer inspection, our very concepts of being human have been pluralized ». 91 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 35. 92 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 40: « The theological method we propose here certainly cannot be described as anti-correlative ». 93 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 40: « In principle, one might even be at liberty to speak of a “postmodern correlation”, in order to specify continuity with the concern of modern theology to engage in a methodologically anchored dialogue with the context ». Cf. aussi Lieven BOEVE, “Beyond Correlation Strategies. Teaching Religion in a Detraditionalised and Pluralized Context”, dans Herman LOMBAERTS et Didier POLLEFEYT (éd.), Hermeneutics and Religious Education (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 180), Leuven, Peeters, 2004, p. 245, note 17. 94 Didier POLLEFEYT & Jan BOUWENS, “Mind the gap! The Melbourne Scale as Mirror and Window for Catholic School Identity”, english translation of the Dutch article: “Mind the gap! De Melbourne schaal als spiegel en venster voor katholieke schoolidentiteit”, unpublished, 2014. Cf. Syllabus du cours ECSI de la KULeuven, Enhancing catholic school identity, section 2: institutional identity (Faculty of Theology & Religious Studies, Catholic University of Leuven). 95 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 40: « Common sense suggests, however, that we avoid the (modern theological) term “correlation”, since it still exudes a spirit of continuity and a longing for harmony and synthesis between tradition and context. Moreover, “correlation” inevitably refers to a significant relationship of two terms, even if one characterizes the said relationship as “critical correlation”. In our postmodern context, however, the particularity of the Christian narrative, as far as it qualifies the life of Christians today, is always situated in a plurality of narratives ».

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

« Recontextualisation […] describes a formal process in which something is placed in a new context so that it acquires a new meaning and becomes credible again »96.

Pour déterminer comment mettre en place une telle « recontextualisation », quatre caractéristiques s’avèrent nécessaires dans l’élaboration de ce processus97 : 1) La recontextualisation mélange les horizons, l’ancien et le nouveau, afin de créer une nouvelle unité par la rencontre d’un élément de la culture contemporaine avec un élément religieux. Lorsque l’on rapproche ces deux aspects, cela ne peut se faire sans risque. Dès lors, dans ce processus de recontextualisation, les croyants sont amenés à s’intéresser à la vie de leurs contemporains ; 2) Dans la société post-moderne plurielle, la simple mono-corrélation ne suffit plus, elle est trop simple, « trop harmonieuse » et ne respecte ni la spécificité de la foi catholique, ni la diversité du monde actuel. Dès lors, il ne s’agit plus de juxtaposer la culture et la foi mais plutôt de créer du neuf en tenant compte de nombreuses interactions en présence. C’est pourquoi, la recontextualisation est comme une « multi-corrélation », une tâche complexe qui vise à trouver les bonnes dynamiques entre la foi et la culture ; 3) La particularité chrétienne doit être mise au premier plan. Il ne s’agit pas de retrouver le plus petit dénominateur commun entre la culture et la foi (comme c’était le cas à l’époque des « valeurs »), mais il s’agit d’insister sur la spécificité de la foi catholique. Ainsi, pour reprendre un exemple des théologiens flamands, l’expression « not only … but also … » décrit très bien ce changement : « not only about love but also about love for the enemy » ; 4) Par ce processus de recontextualisation, chaque personne doit être touchée dans une dynamique existentielle ; le processus doit avoir changé quelque chose au fond d’elle/de lui et avoir affecté son identité. En effet, par la rencontre avec l’autre, différent de moi, je comprends mieux qui je suis. La pluralité est donc une dimension importante du projet de recontextualisation : l’interruption contextuelle causée par la pluralité religieuse ad extra mène à une théologie post-moderne de l’interruption ad intra98.

96 Didier POLLEFEYT & Jan BOUWENS, “Mind the gap! The Melbourne Scale as Mirror and Window for Catholic School Identity”, p. 5. D’emblée, les auteurs indiquent que ce processus de recontextualisation ne se limite pas à la foi chrétienne car ils montrent comment le groupe Coca-Cola recontextualise constamment son slogan publicitaire autour du thème du bonheur. 97 Didier POLLEFEYT & Jan BOUWENS, “Mind the gap! The Melbourne Scale as Mirror and Window for Catholic School Identity”, p. 5 et 6. 98 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 42: « In other words, from the perspective of recontextualization, the contextual interruption of modern theology leads to a postmodern theology of interruption ».

3.1 Une question méthodologique : de la corrélation à la recontextualisation

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3.1.6.3 La catégorie de l’interruption Arrivé à ce stade, il convient de définir la catégorie de l’interruption. Boeve ne vise donc pas une rupture, ni une trop grande harmonie entre la foi et le contexte. La catégorie de l’interruption est plutôt un outil théorique permettant de réfléchir à cette relation entre la théologie et le contexte à l’époque postmoderne, tout en maintenant ensemble, dans une tension vivante, la continuité et la discontinuité99. Pour fonder cette catégorie de l’interruption, Lieven Boeve s’est basé sur une intuition du théologien politique Jean-Baptiste Metz100, lequel luttait contre une religion bourgeoise qui réconciliait trop facilement la foi chrétienne à la société, en transformant les croyances en une « religion civile ». Or, d’après ce théologien catholique allemand, il ne faut pas oublier le tragique et la souffrance qui traversent l’existence. Le christianisme est donc marqué au plus profond de lui par cette lutte contre les puissants, cette défense des plus faibles ; il doit développer en lui cette tension qui invite les chrétiens à « rechercher les frontières de la vie »101, à se mettre au service du pauvre, de l’opprimé et du souffrant. Il doit s’engager en faveur de l’option préférentielle pour les pauvres. D’un point de vue contextuel, par les processus de détraditionalisation, d’individualisation et de pluralisation (surtout), le récit chrétien est confronté de nos jours à l’altérité religieuse qui « l’interrompt »102. Cette interruption peut être perçue comme bénéfique. En effet, grâce à elle, le récit chrétien a la possibilité de devenir plus conscient de sa propre particularité en mettant fin à toute idée d’absoluité ou d’hégémonie. Les chrétiens sont appelés aujourd’hui à ouvrir le récit issu de leur tradition aux autres, et ce, afin de retrouver les potentielles traces de Dieu dans la rencontre avec autrui. Toutefois, ils doivent être attentifs à ne pas relativiser leur propre identité en développant une tolérance

99 Lieven BOEVE, “Beyond Correlation Strategies”, p. 245–246: « the theological category of ‹ interruption › [is] a conceptual tool to reflect upon the relation between faith/theology and context. […] Within the perspective of recontextualisation, the contextual interruption of modern theology leads to a post-modern theology of interruption. […] The category of interruption holds continuity and discontinuity together in a tensive relationship ». Cf. aussi Lieven BOEVE, « La foi chrétienne dans un contexte postséculier et postchrétien », dans Patrick SNYDER et Martine PELLETIER (éd.), Qu’est-ce que le religieux contemporain ?, Montréal, Fides, 2011, p. 252. 100 Lieven BOEVE, « La définition la plus courte de la religion: interruption », p. 28 et ss. ; Lieven BOEVE, Lyotard and Theology : Beyond the Christian Master Narrative of Love, p. 125–136; Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 203–206. 101 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 203. 102 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 43: « The confrontation with religious otherness alerts the Christian narrative specifically to the very particularity of its own truth claim and interrupts any pretence toward absoluteness ».

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passive et en recherchant trop facilement des « valeurs communes » et uniformes, comme cela a été le cas par le passé. Au contraire, il s’agit de briser les consensus faciles car la situation présente invite plutôt à un « pluralisme qualitatif »103 afin que chacun soit davantage conscient de sa propre identité : « le véritable pluralisme n’appelle en effet pas moins, mais plus d’identité – cependant non pas une identité close – mais une identité ouverte, dialogale »104. Tout ce processus de recontextualisation implique donc une transformation profonde du christianisme et appelle les chrétien·ne·s à une créativité critique pour assurer ce renouvellement de la tradition chrétienne dans le contexte post-moderne. Par ailleurs, à l’inverse, par la redécouverte de sa force, de son originalité et de sa particularité, le récit chrétien peut lui aussi interrompre le contexte ambiant, avec le contenu de la foi, et ce, afin d’éviter l’érosion de celle-ci105. D’un point de vue théologique, ce dialogue à mettre en place avec les autres croyants (et non-croyants) n’est pas simplement une nécessité contextuelle. En fait, c’est aussi une nécessité théologique. En relisant la Constitution dogmatique sur la Révélation divine, Dei Verbum, le théologien flamand rappelle « le caractère intrinsèquement dialogal de la rencontre de Dieu avec l’humanité dans la création et dans l’histoire »106. Cela signifie que Dieu s’engage avec la création, tout en étant lui-même « interrupteur » des récits humains : « un Dieu qui s’est donné à connaître dans la rencontre avec l’homme, dans la création et dans l’histoire, ne se donnera à connaître, aujourd’hui et demain également, que de manière dialogale »107. Dans God Interrupts History108, tout comme dans de nombreux autres articles109, Lieven Boeve présente la manière dont Dieu interrompt le récit à la fois dans l’Ancien Testament, mais aussi dans le Nouveau Testament. Dans l’Ancien Testament, Dieu permet à Moïse de libérer le peuple retenu prisonnier chez les Égyptiens. De plus, il envoie des prophètes lorsque le peuple juif sert d’autres dieux, lorsqu’il ne se préoccupe plus des pauvres ou des étrangers. Dans le Nouveau Testament, Jésus surprend et ouvre les récits fermés : 103 Lieven BOEVE, “Beyond the Modern-Anti-Modern Dilemma”, p. 305. 104 Lieven BOEVE, « La théologie aux marges et aux carrefours », p. 410. 105 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 44: « On the other hand, the rediscovery of its own particularity is also the manner in which the Christian narrative can be interruptive in the current context ». 106 Lieven BOEVE, « La théologie aux marges et aux carrefours », p. 394. 107 Lieven BOEVE, « La théologie aux marges et aux carrefours », p. 398. 108 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 45–47. 109 Parmi d’autres, Lieven BOEVE, « La définition la plus courte de la religion: interruption », p. 25–28 et Lieven BOEVE, “Beyond the Modern-Anti-Modern Dilemma”, p. 303.

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il pardonne les pécheurs, guérit les malades, s’oppose à une stricte observance de la Loi. Il appelle aussi ses disciples à devenir comme des pauvres, des exclus, des enfants, des persécutés pour le Royaume de Dieu110. Il invite à prendre exemple sur la veuve au temple qui fait offrande de son seul sou, sur le Père qui pardonne à son fils cadet et nous rappelle en Mt 25 que Dieu est présent dans les assoiffés, les affamés, etc. Jésus lui-même a connu cette interruption dans le récit de sa rencontre avec la Cananéenne qui lui demande de guérir sa fille111. Si, dans un premier temps, Jésus refuse d’aider cette femme en pensant d’abord qu’il avait été envoyé aux juifs, dans un deuxième temps, suite à la réponse de la femme prête comme un petit chien « à manger les miettes qui tombe de la table [du] maître », Jésus a compris qu’il était amené à ouvrir son récit devant la foi de la Syrophénicienne. Pour Lieven Boeve, la catégorie de l’interruption permet de rendre compte de l’ensemble d’un récit chrétien, qui n’est pas clos sur lui-même, la mort sur la croix et la résurrection en sont d’ailleurs de remarquables exemples. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui encore, le lieu où Dieu se révèle aujourd’hui, c’est celui de la rencontre avec l’altérité, lorsque le récit chrétien est interrompu112. Toutefois, le dialogue nécessaire pour rencontrer Dieu n’est pas celui de la tolérance passive, mais plutôt celui d’une recherche des différences dans la ressemblance : « les plus grandes différences résident souvent dans ce que nous croyons être commun »113. Tel est le cas par exemple lorsque l’on analyse de plus près le rôle du « prophète », le statut des Écritures ou celui de la compréhension de la révélation dans les trois grandes religions monothéistes. 3.1.6.4 Deux exemples d’interruption et de recontextualisation Afin de mieux comprendre le fonctionnement de la recontextualisation et de l’interruption, voici deux exemples extraits du livre God Interrupts History : le premier concerne la sensibilité apocalyptique et le second revient sur le thème de l’expérience.

110 Il y a de l’inouï dans l’Évangile (cf. infra les arguments de Dominique Collin sur la critique des valeurs). 111 Lieven BOEVE, « La définition la plus courte de la religion: interruption », p. 27. 112 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 48: « It is through the encounter with concrete others and otherness that the Christian narrative is challenged and interrupted. It is such interruption that has the potential to become the locus in which God is revealed to Christians today ». 113 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 49.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

Concernant le thème de l’apocalypse114, notre auteur constate le paradoxe actuel : alors que l’apocalypse a presque disparu du discours chrétien, de nombreuses images apocalyptiques sont aujourd’hui véhiculées dans la culture postchrétienne (angoisses liées à la fin du monde, tremblements de terre, guerres, chaos, catastrophes écologiques et économiques, réchauffement climatique, décadence de la morale, impression de non-sens, etc.). Toutes ces angoisses génèrent à la fois un sentiment d’insécurité (récupéré, d’ailleurs, par les partis d’extrême droite ou par les politiciens populistes) ainsi qu’une peur d’un jugement autoprovoqué par l’homme. De fait, dans ce contexte incertain, l’être humain peut se sentir dérouté, impuissant, sans mainmise sur le cours des choses. Contrairement à certains films commerciaux qui surfent sur cette dynamique de la fin des temps et qui proposent souvent des solutions « où tout est bien qui finit bien », ce contexte trouble pourrait re-conscientiser les chrétiens sur le sens de l’apocalyptique dans leur tradition. En effet, ce genre apocalyptique a toujours été considéré dans la Bible et la tradition judéo-chrétienne comme étant à la fois une mise en garde et un réconfort pour ceux qui subissaient la persécution. Alors que par le passé, dans le discours chrétien, on a vécu une « désapocalyptisation » suite à l’influence hellénistique (qui a véhiculé une eschatologie plus individuelle) et à l’influence moderne de la rationalité scientifique ; peut-être est-il temps aujourd’hui de rappeler à la manière de Jean-Baptiste Metz que « Dieu interrompt le temps ». Pour les chrétiens, cette redécouverte du thème de l’apocalypse pourrait être non seulement un cri d’effroi vers Dieu dans un contexte « en crise », mais aussi et surtout, le rappel d’une espérance confiante et l’occasion d’un engagement plus concret en faveur de toutes les victimes de ces crises. Concernant le thème de l’expérience, nous en étions restés aux débats entre Schillebeeckx, Vergote, et Apostel. Boeve applique alors sa catégorie de l’interruption dans ce débat sur l’expérience115. Pour lui, l’interruption qui implique le dialogue et la confrontation avec le récit de l’autre (et non la continuité) permet de reconnaître la spécificité de l’expérience chrétienne de l’extérieur, parmi toutes les autres expériences humaines, en partant toujours du principe que ce qui semble réunir cache bien souvent de profondes différences. Par ailleurs, l’expérience est aussi en mesure d’interrompre la tradition chrétienne de l’intérieur et de devenir une clé interprétative pour celle-ci afin de reconnaître Dieu aujourd’hui. Pour cela, il faut toutefois prendre comme prémisse à ce raisonnement que 114 Lieven BOEVE, God Interrupts History, chapter 9, p. 180–202 et Lieven BOEVE, « La définition la plus courte de la religion: interruption », p. 31–36. 115 Lieven BOEVE, God Interrupts History, chapter 4, p. 59–91 et Lieven BOEVE, “Theology and the Interruption of Experience”, p. 11–40.

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« même si la révélation de Dieu peut seulement être communiquée à travers le langage et l’histoire, la révélation ne coïncide jamais tout à fait avec elle »116. Aussi, alors que jusqu’ici, le discours du théologien catholique semblait être en accord avec la volonté d’une théologie plus « intégrative » chère à Clare Watkins, sur ce point, il semble y avoir désaccord. Boeve parle ici d’une révélation qui pousse le langage (mettant en mots l’expérience), la tradition et la narrativité à se confronter à leurs propres limites.

3.1.7 Conclusions À l’entame de cette phase de recontextualisation, listons les enseignements majeurs issus de ce parcours méthodologique sur les théologies corrélationnelles et annonçons de quelle manière sera dirigée la suite de notre projet : 1) La méthode de corrélation telle que Tillich l’envisageait dans sa Théologie systématique a été reprise de nombreuses fois mais ce n’était pas vraiment elle qui était utilisée par la théologie pratique francophone, plus sensible à l’expérience et à la méthode de corrélation de Schillebeeckx. Chez le théologien germano-américain, la corrélation n’est pas du tout synonyme d’harmonie ; il s’agit bien chez lui d’une tension vivante, d’un va-et-vient constant entre la foi et le contexte. Rappelons, par ailleurs, que Tillich n’a jamais souhaité faire de la corrélation une méthode pour la théologie pratique ; 2) Par rapport à l’histoire de la pastorale scolaire dans l’enseignement catholique francophone, ce parcours historique sur la corrélation donne des réponses permettant de mieux comprendre « ce règne des valeurs » des années 1980–2000. Rappelons-nous, en 1982, suite à la conférence de Bangkok, quatre valeurs étaient devenues centrales dans l’enseignement chrétien : le respect de l’autre, la créativité, la solidarité responsable et l’intériorité. On comprend mieux maintenant, avec le développement consacré à E. Schillebeeckx sur la « corrélation d’expériences », d’où proviennent ces valeurs et comment elles ont pu être insérées dans les premiers projets des écoles catholiques. En simplifiant beaucoup, nous pourrions dire que tout cela reposait sur le présupposé que si les élèves devenaient

116 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 82: « The Christian faith experience occurs amidst a radical hermeneutical process that takes as its starting point the theological awareness that even though God’s revelation can only be communicated through language and history, revelation never totally coincides with them. Here too interruption does not mean rupture. Particular language, tradition, narrativity remain revelation’s intrinsic conditions of possibility, but time and again revelation forces them to confront their limitations ».

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

« pleinement humains », ils ne pouvaient devenir que « pleinement chrétiens ». Cette « corrélation d’expériences » a été efficace à l’époque. Cependant, avec la démonstration ci-dessus, et notamment grâce aux apports de L. Boeve, nous concluons que ce recours aux valeurs est maintenant contreproductif pour définir l’identité chrétienne à une époque où il n’y a plus de chevauchement entre la foi chrétienne et la culture post-moderne. Le chapitre suivant montrera pourtant la persistance de ce système fondé sur les valeurs, tant dans la troisième version de Mission de l’école chrétienne que dans Bonne nouvelle à l’école. Ces textes datent de plusieurs années et, malgré deux rééditions de Mission de l’école chrétienne, ces documents intégrant les valeurs restent étrangement les références officielles de l’école catholique belge francophone. 3) En tant que « corrélation post-moderne », tout en étant bien conscient des limites de cette expression, nous choisissons donc d’utiliser la recontextualisation comme méthode pour redéfinir aujourd’hui non seulement l’identité de l’école catholique mais aussi les modèles pastoraux plus dialogaux qui en découleront. Nous estimons que cette méthode de la recontextualisation liée à la catégorie de l’interruption a toutes les chances de réussite dans le monde scolaire belge francophone. Par ailleurs, l’utilisation de cette méthode devrait intéresser tant la théologie pratique que la théologie systématique. 4) En suivant, entre autres, l’intuition de J.-B. Metz contre une religion « bourgeoise », la suite de notre travail envisagera « l’interruption » et « la recontextualisation » de la foi chrétienne pour refonder l’identité de l’école catholique, non plus sur base des valeurs mais à partir d’un engagement au nom de la spécificité chrétienne, de Jésus-Christ et de son Évangile, dans les kairoi de notre temps. 5) Ainsi, en nous inspirant de la Katholieke Dialoogschool, nous travaillerons sur base d’une double interruption, à la fois contextuelle et théologique, mais en plus de l’engagement pour le dialogue, nous étudierons aussi l’engagement pour l’écologie intégrale. Enfin, tout au long de ce travail qui vise à refonder l’identité chrétienne de l’école, nous verrons que les concepts théologiques de Tillich gardent leur pertinence, notamment le kairos, la théonomie et la rencontre interreligieuse. Toutefois, ces notions doivent être, elles aussi, reconsidérées dans le contexte post-moderne ; elles doivent être « recontextualisées ».

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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3.2 La question de l’identité de l’école catholique 3.2.1 Un engagement actif dans les kairoi de notre temps, non pas au nom de valeurs communes, mais au nom d’une foi chrétienne recontextualisée Comme l’étude méthodologique l’a montré, fonder l’identité de l’école chrétienne sur base des valeurs pose aujourd’hui problème car ce discours très consensuel risque d’éroder la spécificité chrétienne. Nous montrerons maintenant que les documents de référence de l’école catholique belge francophone sont encore marqués par ces valeurs. Actuellement, lorsqu’on relit les deux principaux textes officiels, tant en ce qui concerne l’identité de l’école qu’en ce qui concerne son projet pastoral (à savoir, respectivement, Mission de l’école chrétienne117 et Bonne nouvelle à l’école118), ce discours sur les valeurs semble encore très présent, quoique reposant sur des ressources évangéliques. Dans la première partie de ce chapitre, en analysant les textes de référence mentionnés plus haut, nous nous focaliserons donc sur les valeurs et nous montrerons jusqu’à quel point l’école catholique belge francophone reste ancrée dans une identité fondée sur les valeurs. Puis, à l’aide d’arguments de théologiens (Jean-Marc Aveline119, Dominique Collin120, Didier Pollefeyt et Jan Bouwens121), nous étudierons les éléments avancés allant à l’encontre d’une éducation par les valeurs pour fonder l’identité catholique. Dans un troisième temps, nous remobiliserons plusieurs concepts traités par Paul Tillich (en dialogue avec d’autres penseurs) afin de proposer des pistes concrètes pour la situation présente.

117 SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Mission de l’école chrétienne. Projet éducatif de l’enseignement catholique, 3e éd., Bruxelles, s.n., 2014. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://lenseignement.catholique.be/segec/fileadmin/DocsFede/SeGEC/mis sion_EC_web_01.pdf. 118 COMMISSION INTERDIOCÉSAINE DE PASTORALE SCOLAIRE (CIPS), Bonne nouvelle à l’école, Penser à neuf la pastorale scolaire, s.l., s.n., 2005. 119 Jean-Marc AVELINE, « Propositions théologiques et pastorales », dans Église et Vocations, 14 (mai 2011), p. 27–43. 120 Dominique COLLIN, Le christianisme n’existe pas encore (Forum), Paris, Éditions Salvator, 2018, p. 125–140. 121 Didier POLLEFEYT & Jan BOUWENS, “Tussen Leuven en Melbourne. Katholieke onderwijs in tijden van de-traditionalisering en pluralisering. Een inleiding in de Melbourne schaal”, dans Kris VANSPEYBROECK & Johannes CLAEYS (éd.), Eigen-zinning leraar-zijn in een katholieke school. Waar zeg jij dat ik ben?, Brussel, Licap, 2011, p. 78–87. Et Didier POLLEFEYT & Jan BOUWENS, “Framing the Identity of Schools. Empirical Methodology for Research on the Catholic Identity of an Education Institute”, dans International Studies in Catholic Education, 2 (2010), p. 193–211.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

De cette étude, ressortira une double nécessité: corriger le discours sur l’identité chrétienne reposant sur des valeurs autosuffisantes et consensuelles en reconstruisant cette identité non seulement sur base du dialogue interconvictionnel et interreligieux (cf. section suivante) mais aussi sur base d’un engagement chrétien mis en place par des équipes de pastorale scolaire dans les kairoi de notre temps. Celles-ci, suffisamment représentatives et remises au cœur du dispositif scolaire catholique, disposeront de la clé « théonomie-autonomie » pour pratiquer une éthique chrétienne dans ces kairoi (cf. infra dans l’étude pastorale qui suivra l’étude identitaire). 3.2.1.1 Le modèle des valeurs dans les textes de référence actuels En parcourant les documents Mission de l’école chrétienne (dans ses trois versions : 1995, 2007 et 2014), bien connus pour leur célèbre formule « L’école chrétienne évangélise en éduquant »122, on identifie aisément des références explicites à l’éducation par les valeurs : À ce titre, [l’école chrétienne] promeut dans sa démarche éducative des valeurs évangéliques qui sont aussi le bien commun de l’humanité : notamment, le respect de l’autre, la confiance dans les possibilités de chacun, le sens du pardon, le don de soi, la solidarité responsable, l’intériorité, la créativité. Elle se veut particulièrement attentive aux plus démunis. Ces valeurs humaines, Jésus, suivi par ses témoins, les a assumées de façon radicale et leur a donné, jusqu’à travers sa mort et par sa résurrection, une force et un éclat particuliers123.

Par ce travail « à la lumière de l’Évangile », l’école chrétienne affirme donc qu’elle œuvre « à l’avènement du Royaume de Dieu »124. Cela est répété à l’identique et même précisé dans les versions de 2007 et 2014: « le ‹ Royaume de Dieu ›, ce n’est pas un espace physique situé en dehors de notre monde ! C’est une manière d’évoquer un monde qui tournerait plus juste, où les relations ne seraient pas marquées par la violence et la convoitise, où chacune et chacun trouverait avec bonheur sa place … »125.

122 On remarquera que la formule de 1995, assez proche mais beaucoup plus engagée, « [L’école chrétienne] a donc la conviction qu’elle n’éduque pleinement qu’en évangélisant » a disparu dans les éditions suivantes. 123 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 1e éd., p. 5; SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 18 et SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 18. 124 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 1e éd., p. 5 ; SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 17 et SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 16. 125 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 17 et SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 17.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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Concernant « les valeurs à la fois humaines et chrétiennes », en 2007 et en 2014, les rédacteurs du document ont cru bon de se justifier en posant la question : « Mais si toutes ces valeurs sont désormais partagées par le plus grand nombre, qu’est-ce que l’école chrétienne a encore de spécifique ? ». Le texte de 2007 répond : « la spécificité de l’école chrétienne ne tient pas d’abord aux valeurs prônées, mais aux ressources mobilisées pour les fonder et les pratiquer, à savoir l’Évangile et sa tradition »126. En 2014, la réponse reste identique hormis le fait que l’expression « sa tradition » est remplacée par « les traditions éducatives qu’il a inspirées »127. Afin de détailler leurs propos, les rédacteurs reprennent un extrait des orientations du Congrès de 2002 (1.5) : L’école catholique s’attache à la formation du jugement critique par une conscience libre et éclairée, à la faculté de discerner le vrai, le bon et le beau ; elle éduque ainsi aux valeurs qui sont à la fois humaines et chrétiennes, en les faisant connaître et en aidant les jeunes à se construire une hiérarchie de valeurs128. Enfin, toujours concernant ce thème des valeurs, les textes de 2007 et de 2014 précisent que « les valeurs humaines et évangéliques trouvent encore leur forme concrète dans l’organisation scolaire et dans la façon de vivre les relations entre les personnes »129. Quelques exemples sont même donnés pour illustrer cet esprit, toujours dans les deux derniers documents : Écrire une appréciation dans un bulletin … Évaluer un travail … Discuter avec un(e) collègue … Quelques occasions – parmi bien d’autres – de mettre en actes la « culture de vie » qui est celle de l’Évangile. On peut toujours choisir d’encourager plutôt que de railler ; d’être attentif aux plus faibles plutôt que de ne travailler qu’avec les meilleurs ; de souligner le progrès plutôt que de se lamenter des faiblesses130.

Sur un axe plus pastoral, le document de 2005, Bonne nouvelle à l’école, qui défend la « proposition de la foi » comme concept-clé, cite en exemple le témoignage de quelques professeurs. Nous retiendrons deux passages :

126 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 18. 127 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 18. 128 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 18 et SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 18. Cette importance accordée à la hiérarchisation des valeurs indique à quel point l’école catholique veut montrer son attachement à la citoyenneté (cf. la définition de citoyenneté selon François Audigier dans la première partie de cet ouvrage). 129 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 20 et SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 20. 130 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 20 et SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 20.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

[concernant le local de pastorale] Nous y rassemblons les affichettes, les posters réalisés par les élèves lors des célébrations et des animations. Tous ces souvenirs d’événements mettent en évidence les valeurs que nous désirons voir fleurir à l’école (respect, tolérance, justice, solidarité, persévérance, créativité et intégrité) … Les élèves prennent plaisir à expliquer aux futurs inscrits et à leurs parents ce qu’ils tentent de vivre au quotidien : le respect de l’autre et des différences, l’esprit d’entraide et de solidarité … et bien sûr les animations. Ce local représente l’âme de l’école131 ; Dieu voit que c’est dans ces valeurs d’humanité que son esprit d’amour est semé132.

À la lecture de ces documents officiels de l’école catholique belge francophone et à la lumière des exemples cités, nous nous interrogeons sur ces valeurs « à la fois humaines et chrétiennes » qui finissent effectivement par éroder la spécificité chrétienne. Cette interrogation se poursuit si on relit les Actes du Congrès de l’enseignement catholique de 2002133 et notamment l’intervention d’Etienne Michel, actuel directeur général du SeGEC et, à l’époque, directeur du CEPESS (Centre d’Études Politiques, Économiques et Sociales). Dans cette allocution, Etienne Michel relaie les quatre scénarios possibles pour l’école catholique, déjà identifiés par Lieven Boeve en 2002, à savoir134 : la sécularisation institutionnelle, la reconfessionnalisation institutionnelle, la réduction de la référence chrétienne aux valeurs et la recontextualisation135. Nous y reviendrons plus loin. Sur base de l’étude de Lieven Boeve qui indique que l’éducation aux valeurs « conduit à une banalisation de la référence chrétienne »136, l’actuel directeur du SeGEC affirme en 2002 : Il ne s’agit évidemment pas de dénoncer la référence aux valeurs chrétiennes, elles me font vivre comme beaucoup d’entre nous. Et ce sont souvent les mêmes valeurs qui font vivre ceux qui ne se réfèrent pas au christianisme. Mon propos est simplement d’indiquer

131 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 14. Nous soulignons les termes en italiques. 132 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 17. Nous soulignons les termes en italiques. 133 SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Actes du Congrès de l’enseignement catholique de 2002 (Louvain-la-Neuve, 11–12 octobre 2002). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://extranet.segec.be/gedsearch/document/18889/consulter. 134 Étienne MICHEL, « Débat sur la légitimité de l’enseignement catholique », dans SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE, Actes du Congrès de l’enseignement catholique de 2002 (Louvain-la-Neuve, 11–12 octobre 2002), p. 43–51. Ici, p. 44–45. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://extranet.segec.be/gedsearch/document/18889/consulter. 135 Les mots précis du texte sont alors : « mobiliser la référence à la tradition et à la foi chrétiennes au service de la formation de l’identité des élèves dans un contexte de pluralité des convictions » (SeGEC, Actes du Congrès de l’enseignement catholique, p. 45). 136 Étienne MICHEL, « Débat sur la légitimité de l’enseignement catholique », p. 45.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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que cette référence aux valeurs ne suffit pas pour fonder durablement la légitimité de l’école catholique dans la société137.

Un peu plus loin, l’orateur affirme que le quatrième scénario – celui de la recontextualisation – aurait également été celui retenu par les auteurs du document Mission de l’école chrétienne « quand on veut vraiment en comprendre l’inspiration »138. Pourtant, avec le recul qui est le nôtre aujourd’hui, nous constatons que les valeurs constituent toujours une part importante des documents de référence actuels et que la recontextualisation dont il est question dans l’école catholique du dialogue en Flandre diffère assez fortement avec les choix opérés du côté francophone. Dans un article publié en 2017139, Jacques Piton, au nom de la Commission Interdiocésaine de Pastorale Scolaire (CIPS), a été contraint de rappeler quelques éléments de Mission de l’École Chrétienne (p. 18) concernant les valeurs : « Ces valeurs humaines, Jésus, suivi par ses témoins, les a assumées de manière radicale […]. À ces valeurs, Jésus leur a donné, jusqu’à travers sa mort et sa résurrection, une force particulière ». Pour l’ancien vicaire épiscopal du diocèse de Tournai, « se mettre à l’école du Christ peut étonner et surprendre par sa manière radicale de vivre et de prôner ces valeurs, elles sont de l’ordre de l’excès et de la démesure ». Les acteurs de l’école qui s’engagent à suivre l’exemple du Christ, en mettant en pratique les valeurs, ont donc en eux « une force qui vient d’ailleurs », une virtus : les « valeurs vécues deviennent ainsi des vertus »140. La rédaction de cet article et les arguments présentés ne sont-ils pas la confirmation que la CIPS ressent elle-même aujourd’hui cette érosion du discours sur l’identité chrétienne fondée sur les « valeurs » ? Ne devrait-elle pas davantage réaffirmer la spécificité chrétienne de/dans ses établissements ?141

137 Étienne MICHEL, « Débat sur la légitimité de l’enseignement catholique », p. 45. 138 Étienne MICHEL, « Débat sur la légitimité de l’enseignement catholique », p. 45. 139 Jacques PITON, « Vous avez dit valeurs ? », dans UFAPEC, 94 (mars-avril-mai 2017), p. 20. L’UFAPEC est l’Union Francophone des Associations de Parents de l’Enseignement Catholique. 140 Jacques PITON, « Vous avez dit valeurs ? », p. 20. 141 Remarquons qu’une nouvelle tendance commence à se dessiner à la CIPS avec la diffusion en 2019 d’un feuillet sur la pastorale scolaire où l’ouverture à la pluralité et au dialogue ont pris le pas sur les valeurs.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

3.2.1.2 Les critiques actuelles du discours sur les valeurs Beaucoup critiquent aujourd’hui dans le monde chrétien ce discours des valeurs lorsqu’il s’applique à l’identité chrétienne. Voici les principales raisons de ces critiques. Jean-Marc Aveline En 2011, tandis qu’il était encore vicaire général du diocèse de Marseille, Jean-Marc Aveline a émis une critique des valeurs, en raison de l’idéologie de tolérance : « Je crois que nous souffrons grandement de cette réduction des religions à des valeurs, « pour cause de tolérance »142. Le théologien se justifie en s’opposant à la logique du « catalogue de valeurs » : Certes, la tolérance vaut mieux que l’intolérance, mais elle peut devenir néfaste lorsqu’elle réduit les raisons de vivre dont chacun est porteur à un simple catalogue de valeurs. La tolérance devient alors une subtile idéologie qui relativise les messages religieux au prétexte que le meilleur combat contre l’intolérance consisterait à décréter une neutralité de la société civile, cantonnant la religion à la sphère privée ou ne « tolérant », comme expressions publiques, que celles qui tendent à montrer que ‹ tout se vaut › !143

Comme Lieven Boeve le préconisait déjà avec « l’interruption » et la « corrélation post-moderne », Mgr Aveline montre le risque de réduire substantiellement le contenu des religions en ne gardant que ce qu’elles ont en commun : « croyezvous qu’il soit passionnant de repérer quelles sont ‹ les valeurs que nous avons en commun › avec d’autres religions et d’en déduire que finalement, un dénominateur commun nous est accessible ? »144 Dominique Collin Dominique Collin, de l’Ordre des Frères Prêcheurs, est probablement plus virulent encore. Dans son livre, Le christianisme n’existe pas encore, ce spécialiste de Søren Kierkegaard dénonce le discours des valeurs chrétiennes (cf. le chapitre consacré aux « maux de la parole chrétienne »). En reprenant les termes du philosophe Jean-Clet Martin, il affirme tout d’abord que le Christ « n’a rien à voir avec la figure bourgeoise du partage de valeurs communes »145. Le domini-

142 Jean-Marc AVELINE, « Propositions théologiques et pastorales », p. 43. 143 Jean-Marc AVELINE, « Propositions théologiques et pastorales », p. 43. 144 Jean-Marc AVELINE, « Propositions théologiques et pastorales », p. 43. 145 Dominique COLLIN, Le christianisme n’existe pas encore (Forum), Paris, Salvador, 2018, p. 126. Nous retrouvons ici le même type de critique que celle émise par Jean-Baptiste Metz contre la « religion bourgeoise ».

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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cain poursuit : « la vocation du christianisme n’est pas d’ ‹ angéliser › les valeurs que les hommes tiennent déjà pour excellentes mais d’évangéliser selon un nouveau barème d’évaluation. Elle n’est pas non plus d’apporter de nouvelles valeurs, seraient-ce les siennes, mais de les évaluer toutes à l’aune du Royaume »146. Or, le Royaume dont parle Dominique Collin n’est pas « ici et maintenant ». La logique à laquelle l’auteur nous invite dans son ouvrage est plutôt celle de se laisser toucher par l’inouï de l’Évangile147 et par le renversement de ce qui est « bien comme il faut » dans l’optique d’une transformation à venir (cf. Mt 21, 31 « Amen, je vous le déclare : les publicains et les prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu »). Dès lors, selon cet auteur, l’Évangile critique les valeurs, même celles que les hommes considèrent comme excellentes. Pour cette raison, les termes employés par Dominique Collin sont assez durs. Il emploie en effet les expressions suivantes à l’égard des valeurs : « banalité conformiste », « mièvrerie », « vacuité inoffensive ». Cela s’explique parce que, précisément, ces valeurs sont pour lui contraires au principe novateur de l’Évangile compris comme étant la « Bonne Nouvelle ». Pire, ces valeurs empêchent finalement toute parole prophétique148. En d’autres termes, le philosophe et théologien met en évidence que « le discours des valeurs est fermé au langage de l’Évangile parce qu’il ‹ absolutise › des valeurs comme la bonté, la vertu, la fidélité, la famille, etc. sans les penser relativement à la valeur suprême qu’est la grâce (le don d’exister) […]. On ne peut donc prétendre que le christianisme puisse être réductible à un humanisme, même avec la ‹ valeur ajoutée › chrétienne »149. Didier Pollefeyt et Jan Bouwens : l’échelle de Melbourne Didier Pollefeyt et Jan Bouwens, collègues de Lieven Boeve à la KULeuven, proposent de nombreuses réflexions pour mettre en œuvre l’école catholique du

146 Dominique COLLIN, Le christianisme n’existe pas encore, p. 126. Les mots ont été mis en italiques par l’auteur lui-même. 147 Cet « inouï » de l’Évangile défendu par Dominique Collin semble assez proche de la catégorie de « l’interruption » dans la théologie de Lieven Boeve. 148 Dominique COLLIN, Le christianisme n’existe pas encore, p. 128–129. En parallèle, on se souvient ici de la force du principe critique et prophétique défendu par Tillich : le principe protestant indique que ces valeurs sont potentiellement démoniques si elles se ferment sur elles-mêmes et si elles ne visent pas l’ultime. 149 Dominique COLLIN, Le christianisme n’existe pas encore, p. 130.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

dialogue en Flandre. En réfléchissant sur base des travaux de Lieven Boeve150, ils ont identifié quatre raisons pour lesquelles il est contre-productif de fonder l’identité d’une école catholique sur les valeurs151. Le premier grief des Flamands contre le discours des valeurs est celui de l’inefficacité : en effet, alors qu’il n’y a plus de chevauchement entre la foi et la culture, l’éducation par les valeurs repose sur une stratégie mono-corrélative qui ne fonctionne plus, étant donné l’écart existant entre la culture et le christianisme d’une part, étant donné la pluralisation d’autre part. De plus, le discours des valeurs favorise l’érosion de la spécificité chrétienne de l’école. On assiste, selon ces spécialistes, à une « horizontalisation » du christianisme lorsque les enseignants et les éducateurs sélectionnent les éléments chrétiens qui seront les plus à même d’entrer en résonance avec la culture des jeunes. Cette stratégie de compromis finit par réduire le christianisme à une éthique des valeurs facilement partageable. Les deux derniers reproches se situent autour de la prévisibilité et de la contre-productivité d’un tel scénario : à force de répéter ce type d’exercice où les enseignants placent les élèves face à des questions éthiques, les jeunes devinent que la solution au questionnement proposé viendra du christianisme, ce qui les pousse à d’autant plus de méfiance par rapport au message chrétien qui leur est ainsi livré. Ils estiment finalement qu’il s’agit d’une stratégie de récupération inappropriée – d’autant plus dans une société détraditionalisée et pluralisée. Cette critique d’une éducation par les valeurs est formulée sur l’échelle de Melbourne152. Cet outil, développé par les professeurs de la KULeuven dans le cadre de leurs recherches avec la Catholic Education Commission en Australie, a 150 Lieven BOEVE, “‹ Katholieke › universiteit : vier denkpistes”, dans Ethische Perspectieven, 10 (2000), p. 250–258 et Lieven BOEVE, “The Identity of a Catholic University in Post-Christian European Societies. Four models”, dans Louvain Studies, 31 (2006), p. 238–258. On peut ajouter Lieven BOEVE, Donner une âme à l’école en Europe : un défi pour l’enseignement catholique (Congrès du CEEC, Budapest, octobre 2001). En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://www.katped.hu/sites/default/files/theme_ag_buda_oct_2001_fr.doc. 151 Didier POLLEFEYT & Jan BOUWENS, “Tussen Leuven en Melbourne”, p. 82–83. 152 Voir Didier POLLEFEYT & Jan BOUWENS, “Tussen Leuven en Melbourne”, p. 79. Un article similaire a été publié par les mêmes auteurs: Didier POLLEFEYT & Jan BOUWENS, “Framing the Identity of Schools”, dans International Studies in Catholic Education, 2 (2010), p. 193–211. Nous pouvons aussi nous référer au chapitre 2 du livre de Didier POLLEFEYT, Jan BOUWENS en Paul VEREECKE met een bijdrage van Lieven Boeve (éd.), Katholieke Dialoogschool. Wissel op de toekomst, Antwerpen, Halewijn, 2016, p. 31–56. Pour une présentation plus récente de l’école catholique du dialogue, cf. Didier POLLEFEYT et Michael RICHARDS, “Catholic Dialogue Schools. Enhancing Catholic School Identity in Contemporary Contexts of Religious Pluralisation and Social and Individual Secularisation”, dans Ephemerides Theologicae Lovanienses, 96 (2020), p. 77–113 (les auteurs y expliquent l’échelle de Melbourne aux pages 87 à 101).

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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pour but de mesurer et d’illustrer les bouleversements socio-culturels qui ont mené les établissements catholiques à repositionner leur identité depuis 1950. À l’origine, le but de ce schéma était de permettre une réflexion sur l’identité de l’école chrétienne. L’Illustration 3 (déjà présentée dans la phase de contextualisation) correspond à ce que l’école catholique du dialogue en Flandre appelle l’échelle de Melbourne :

Illustration 3: L’échelle de Melbourne (https://ecsi.site/be/grondslagen/).

Avec l’échelle de Melbourne, Didier Pollefeyt et Jan Bouwens identifient cinq types d’écoles, dont celle de l’éducation aux valeurs dans une perspective chrétienne : – Le premier type est celui où la confessionnalité est évidente, comme c’était le cas dans les années 1950. Cette école « confessionnelle » tente de reproduire passivement, artificiellement et par habitude la situation privilégiée du christianisme d’antan. En Belgique, on rencontre très rarement ce type d’école catholique traditionnelle aujourd’hui. Néanmoins, ces écoles au style ancien, purement confessionnelles, considèrent que les phénomènes de sécularisation, de pluralisation et de détraditionalisation n’existent qu’en dehors de leurs murs. Cette école confessionnelle initie encore aux sacrements et nie les autres religions ou courants de pensée. Ce type d’école correspond globalement au modèle de « l’atmosphère propre » présenté dans la première partie du travail. – L’éducation aux valeurs dans une perspective chrétienne était typiquement le genre d’école que l’on rencontrait en Flandre dans les années ’70-’80 quand un consensus était encore possible entre la religion et la culture. Malgré l’écart

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

grandissant entre les deux, l’école chrétienne parvenait à un compromis sur base de l’éthique -et donc des valeurs- en trouvant le plus grand dénominateur commun possible. Comme cela a déjà été mentionné plus haut, notamment dans les travaux d’Edward Schillebeeckx, on ne voyait pas de contradiction entre ce qui était « vraiment humain » et « vraiment chrétien ». Tous, croyants et non-croyants, œuvraient ensemble pour que la société entière gagne en humanité. Ce système d’une éducation chrétienne par les valeurs aurait finalement abouti à la sécularisation, en survalorisant le rôle de l’éthique au détriment de la spécificité chrétienne. Ce type d’éducation par la méthode de corrélation à la manière de Schillebeeckx ne parvient plus aujourd’hui à établir les ponts entre la culture et la religion en raison de la détraditionalisation et de la pluralisation, non seulement à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de l’école. – Le troisième type scénario identifié est celui de la sécularisation institutionnelle : l’identité catholique n’est plus visible extérieurement ni reconnaissable dans la vie de l’école. On constate alors dans ces écoles que l’éducation par les valeurs n’était que l’intermédiaire aboutissant finalement à cette sécularisation totale de l’institution, même si cela s’est souvent fait de manière non consciente et non explicite. On obtient alors deux sous-ensembles : d’un côté, des écoles « neutres pluralistes » (écoles colorées sur l’échelle de Victoria que nous découvrirons plus loin) où l’on accepte explicitement cette pluralité et où on encourage le débat entre les différents acteurs (mais sans privilégier la référence chrétienne) ; de l’autre, des écoles prétendument « neutres » (écoles incolores selon l’échelle de Victoria) refusant à la fois le débat et un quelconque positionnement philosophique. En fait, justement par ce refus de la culture du débat, les théologiens flamands mettent en évidence que ces écoles ne sont finalement pas neutres, mais encore influencées par des courants positivistes émanant des Lumières. Ce type d’école où toute référence explicite au christianisme disparaît est de surcroît guetté par le relativisme où tout est permis et est facilement récupéré par les forces consuméristes. – À l’opposé de la sécularisation institutionnelle, on retrouve la reconfessionnalisation institutionnelle. Ces écoles qui sont en faveur d’un enseignement catholique pour les catholiques présentent un caractère explicitement confessionnel (participation active à la communauté ecclésiale, eucharistie, préparation aux sacrements, etc.) et s’opposent tout aussi explicitement à la culture contemporaine ambiante en proposant un « contre-récit ». Toutefois, l’un des défis de ces écoles est de recruter des enseignants et des éducateurs suffisamment engagés dans la communauté catholique et dans la foi chrétienne. Or, dans un contexte de désintérêt grandissant pour l’Église, cette tâche s’avère d’autant plus impossible qu’il

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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faut, en plus, poser la question des moyens financiers pour une telle école qui ne pourra probablement pas compter sur les deniers publics. – Le dernier scénario possible a la faveur des théologiens flamands : il s’agit de la recontextualisation. Pour ce faire, il faut rechercher un nouveau profil chrétien compte tenu de la pluralité et de la détraditionalisation. Ce type d’école repose donc non seulement sur une démarche herméneutique mais plus fondamentalement sur la reconnaissance simultanée de la pluralité et de l’identité chrétienne. Pour ce faire, afin de réinterpréter la foi chrétienne dans ce nouveau contexte, Didier Pollefeyt et Jan Bouwens proposent de prendre au sérieux le paradigme de la pluralisation, en le considérant comme une chance afin d’enrichir l’identité de l’école catholique. Ouverte au dialogue, ce type d’école catholique ne cherche plus le consensus (comme c’était le cas dans l’école catholique des valeurs) mais assume la discontinuité153 et postule que le dialogue entre l’altérité et la tradition chrétienne permettrait à l’école de retrouver son identité. Pour les chrétiens, cette école du dialogue vise à approfondir la foi, à réfléchir sur celle-ci et à renouveler la tradition chrétienne dans ce nouveau contexte. Pour les autres (noncroyants ou autrement croyants), la démarche entreprise favorise de toutes façons une réflexion sur son identité propre. Par ailleurs, en encourageant le dialogue entre les différentes convictions philosophiques et religieuses, cette école catholique permet aux jeunes de se préparer à la société pluraliste et multiculturelle de demain. 3.2.1.3 Pour une « juste » place des valeurs dans l’éducation chrétienne Le développement ci-dessus a montré que l’éducation par les valeurs n’est plus pertinente de nos jours et dans notre contexte quand on réfléchit à l’identité chrétienne de l’école (réduction des religions à des valeurs à cause de la tolérance, système qui gomme l’inouï de l’Évangile et qui empêche une parole prophétique, inefficacité, érosion du discours chrétien, prévisibilité, contre-productivité, etc.). Toutefois, pour rester dans la nuance, il ne s’agit pas de mépriser ce système de valeurs qui comprend la tradition chrétienne sur un plan uniquement éthique : c’est surtout la façon dont ces valeurs fonctionnent dans l’éducation qui importe. Il s’agit plutôt d’interpeller les acteurs et les responsables actuels sur « cette panne de transmission de la foi théologale »154, comme l’écrit Christoph Theobald. Nous devons d’une part nous interroger sur la difficulté d’annoncer aujourd’hui, de manière explicite, la Bonne Nouvelle de l’Évangile. D’autre part, 153 Ce type d’école utilise la méthode de la recontextualisation et la catégorie de l’interruption (cf. supra). 154 Christoph THEOBALD, « Vers une Église hospitalière », dans Enzo BIANCHI, Etienne GRIEU, Arnaud JOIN-LAMBERT (e.a), Imaginer l’Église (Études. Les Essentiels), Paris, SER, 2019, p. 97.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

nous devons trouver de nouvelles voies pertinentes pour lutter contre la réduction de la Bonne Nouvelle à des valeurs et pour favoriser un christianisme plus théologal. Pour ce faire, la recontextualisation qui évite les pièges liés à la reconfessionnalisation ou à la sécularisation offre une solution pertinente pour refonder l’identité de l’école catholique en post-modernité. De la même manière, nous ne pouvons plus utiliser la méthode de corrélation, telle qu’elle a été utilisée dans les années ’70-’80 pour refonder l’identité de l’école chrétienne aujourd’hui. Sur base de l’échelle de Melbourne, nous lui préférerons la recontextualisation en tant que « corrélation post-moderne » (tout en mettant les guillemets nécessaires). En plus, parmi les nombreux concepts élaborés par Tillich, il y en a d’autres qui sont opérants pour notre contexte, notamment celui du kairos, comme nous allons à présent le découvrir. 3.2.1.4 Apports de Paul Tillich à cette discussion Le projet de travailler à l’avènement du Royaume (comme le proposent aussi Gravissimum Educationis § 8 et Mission de l’école chrétienne) a particulièrement motivé Tillich durant toute sa vie, particulièrement dans les années 1920. À cette époque, il a développé des concepts liés au socialisme religieux et a proposé la solution théonome pour contrecarrer les ambitions exclusivement hétéronomes ou exclusivement autonomes. Dans son approche, Tillich a entraîné le vocabulaire lié à la théonomie, à savoir le démonique et le kairos. Réfléchir aujourd’hui avec Tillich à l’identité d’une institution chrétienne, doit repartir de là. Ceci implique une succession de questionnements successifs : a) dans notre contexte, un nouveau kairos apparait-il ? b) si oui, quel serait / quels seraient ce kairos / ces kairoi ? c) si oui, comment agir dans notre contexte ? d) et avec qui ? Nous parcourrons les deux premières questions dès à présent et nous laisserons l’étude pastorale se charger de répondre aux deux dernières questions. Dans notre contexte, un nouveau kairos apparait-il ? Pour rappel, en cohérence avec la théonomie155, Tillich a réinterprété théologiquement le concept de kairos : il s’agit pour lui du « temps opportun »156 où 155 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), p. 153 : « Agir dans la perspective ouverte par le kairos, c’est agir en direction de la théonomie ». 156 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 116.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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« l’éternel surgit dans le temporel et où le temporel est disposé à le recevoir »157. Dieu fait alors irruption, il agit et oriente vers l’ultime, vers une réalité nouvelle. Si pour les chrétiens, le kairos central est l’apparition de Jésus comme Christ, le kairos est aussi « tout point tournant de l’histoire où l’éternel […] transforme le temporel »158 ; c’est donc « l’irruption d’une nouvelle théonomie sur le sol d’une culture autonome sécularisée et vide »159. Le kairos possède deux caractéristiques principales, son caractère prophétique et eschatologique160. Ainsi, si le kairos ne dépend pas de nous, il requiert tout notre engagement et toute notre responsabilité pour transformer le monde en raison de l’espérance chrétienne de la venue du Royaume161. Cette réflexion de Tillich sur le kairos est actualisable pour notre contexte162. À ce propos, le paragraphe 8 de Gravissimum Educationis rappelait déjà le devoir de l’école catholique de préparer les jeunes à « travailler au bien de la cité terrestre » et en même temps « à l’extension du Royaume de Dieu »163. En Belgique aussi, Mission de l’école chrétienne montre dans ses trois versions la volonté de l’enseignement catholique d’œuvrer à « l’avènement du Royaume de Dieu »164, malgré les précisions des deux dernières éditions qui semblent davantage orientées vers « la cité terrestre »165. Dès lors, contrairement aux va-

157 Paul TILLICH, « Introduction de l’auteur », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 234. 158 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 150. 159 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 150. 160 André GOUNELLE, Paul Tillich. Une foi réfléchie, p. 112. 161 Paul TILLICH, « Kairos II (1926) », p. 259. 162 Paul TILLICH, « Réponse de Paul Tillich à Karl Barth (1923) », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), p. 103 : « Le concept de ‹ kairos › signifie pour moi qu’on ne peut pas tout dire et faire n’importe quand, mais que chaque époque (Zeit) a le devoir de créer à nouveau le sens éternel de toute époque, à partir de sa vie et de ses mots ». 163 CONCILE VATICAN II, Gravissimum Educationis, 8 : « C’est ainsi que l’école catholique, en s’ouvrant comme il convient au progrès du monde moderne, forme les élèves à travailler efficacement au bien de la cité terrestre. En même temps, elle les prépare à travailler à l’extension du Royaume de Dieu de sorte qu’en s’exerçant à une vie exemplaire et apostolique, ils deviennent comme un ferment de salut pour l’humanité ». 164 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 1e éd., p. 5 ; SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 17 et SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 16 : « En travaillant au bonheur de l’homme et au bien de la société, [l’école catholique] travaille à l’avènement du Royaume de Dieu ». 165 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 17 et SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 17 : « Le ‹ Royaume de Dieu ›, ce n’est pas un espace physique situé en dehors de notre monde ! C’est une manière d’évoquer un monde qui tournerait plus juste, où les relations ne seraient pas marquées par la violence et la convoitise, où chacune et chacun trouverait avec bonheur sa place … ». Rappelons cependant que dans la pensée chrétienne, le Royaume

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

leurs, ces éléments liés au Royaume peuvent constituer un point d’appui pour développer la théologie du kairos chère à Tillich et ce, afin de recontextualiser la foi chrétienne aujourd’hui. Pour remobiliser cette notion de kairos, il faut porter un regard plus profond sur notre temps et scruter, s’il(s) existe(nt), le(s) nouveau(x) kairos/kairoi de notre époque afin d’agir en conséquence. Quelques rappels s’imposent : avec André Gounelle, nous avons remarqué que le kairos a la capacité de redonner un sens à l’histoire166 et qu’il était souvent associé à un mouvement démonique. Par ailleurs, le Royaume s’approche avec le kairos, il est « déjà là » et « pas encore là ». Le théologien protestant français a rappelé également qu’on se trompait à chaque fois qu’on pensait qu’il était ici ou qu’il était là car le kairos « oriente » simplement vers l’Ultime qu’il ne peut ni posséder, ni contenir167. Tout en présentant de nombreux avantages168, le « réalisme croyant » de Tillich nous invite donc à être très prudent169 dans l’identification de ce(s) kairos/kairoi,

de Dieu est certes « anticipé et grandissant parmi nous » (Pape FRANÇOIS, Evangelii gaudium, 181) dans l’histoire mais, à en croire notamment Tillich, il est également « à venir » et « audessus de l’histoire » (Paul TILLICH, « La théologie du kairos et la situation spirituelle du temps présent. Lettre ouverte à Emanuel Hirsch (1934) », dans Paul TILLICH, Écrits contre les nazis (1932–1935), p. 229 : « Le Royaume de Dieu vient dans l’histoire tout en demeurant cependant au-dessus de l’histoire »). 166 En tant qu’interprète de l’histoire, Tillich constate déjà que « l’unique ligne continue du progrès » ne suffit plus et qu’il faut « la compléter, l’équilibrer, la corriger par [les] kairoi », l’apparition de Jésus comme Christ représentant le kairos central, le point tournant de l’histoire (cf. André GOUNELLE, « Le kairos : critique et reconstruction de l’idée moderne de progrès », dans Marc BOSS, Doris LAX, Jean RICHARD (éd.), Mutations religieuses de la modernité tardive : Actes du XIVe Colloque International Paul Tillich. Marseille, 2001, Münster, Lit Verlag, 2002, p. 38). 167 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 152: « Tout peut devenir le véhicule de l’inconditionné, mais rien ne peut soi-même devenir l’inconditionné ». 168 Scruter les kairoi pour notre temps représente toutefois de nombreux avantages : « dans des moments privilégiés, les kairoi, le Royaume de Dieu se manifeste dans l’histoire concrète des hommes. Il inspire et critique l’action […] ; il lui donne un sens spirituel et la soumet à une norme transcendante. Les kairoi particuliers sont des concrétisations du kairos central ; ils lui donnent un visage effectif et précis ; ils reçoivent de lui leur puissance. Toutefois, le kairos central transcende tous les kairoi particuliers, il ne s’épuise pas en eux, il appelle à les dépasser, il fournit un critère qui les juge et interdit de les absolutiser sans, pour autant, diminuer l’exigence d’engagement dont ils sont les porteurs » (André GOUNELLE, « Le kairos chez Tillich », dans Marc DUMAS, Martin LEINER et Jean RICHARD (éd.), Paul Tillich – interprète de l’histoire. Actes du XIXe Colloque International Paul Tillich, Bruxelles, 2011, Münster, Lit Verlag, 2013, p. 60). 169 L’évaluation […] sera « toujours erroné[e] » et « jamais erroné[e] » (cf. Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 161).

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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même si on remarque généralement qu’il va/ils vont de pair avec l’idée de progrès de l’humanité. Quel(s) serai(en)t ce(s) kairos / kairoi ? Un kairos « social » ? À l’époque, dans les années 1920, Tillich entendait exercer sa théorie du kairos dans le cadre du socialisme religieux. Dans le contexte de l’école catholique belge francophone d’aujourd’hui, le kairos serait-il lui aussi lié à un aspect strictement social ? Dans l’étude du volet historique sur l’éducation chrétienne en Europe, nous avons remarqué que des congrégations (les Frères des écoles chrétiennes, les aumôniers du travail, de nombreuses congrégations féminines, etc.) avaient particulièrement œuvré par le passé pour permettre l’éducation de tous, y compris des plus pauvres : cette transformation du monde à l’aune de l’idéal chrétien a certainement constitué un kairos en son temps. Encore aujourd’hui, ailleurs dans le monde, l’OIEC travaille afin d’assurer une éducation pour tous et, dans un récent article sur la dimension sociale de l’enseignement catholique en Europe170, Guy Selderslagh a rappelé, exemples à l’appui, les quatre principes de la doctrine sociale de l’Église qui s’appliquent à l’école catholique en Europe : la dignité de la personne, la recherche du bien commun, le principe de subsidiarité et le principe de solidarité. Les textes de référence accordent aussi une attention particulière aux plus pauvres : citons entre autres, Gravissimum Educationis, 9 qui rappelle la tâche de […] « répondre aux besoins de ceux qui sont dépourvus de ressources financières » et le mot introductif à l’édition 2014 de Mission de l’école chrétienne (signé par Mgr Jean-Pierre Delville, évêque référendaire pour l’enseignement catholique) invitant les acteurs de l’école à être « des artisans d’intégration des pauvres dans notre société »171. Nous pourrions y rajouter le document Pour penser l’école catholique au XXIe siècle invitant l’école catholique francophone à lutter contre l’obstacle consumériste172.

170 Guy SELDERSLAGH, « La dimension sociale de l’enseignement catholique en Europe », dans Lumen Vitae, 70 (2015), p. 267–280. 171 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 2. 172 Jean de MUNCK (éd.), Pour penser l’école catholique au XXIe siècle. Actes du Congrès 2012. Pour l’école, un projet, des acteurs ! , Bruxelles, SeGEC, 2012, notamment p. 14.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

Enfin, en Flandre aussi, l’aspect solidaire est pris en compte dans l’un des outils pour réfléchir à l’identité chrétienne de l’école : l’échelle de Victoria (Illustration 4)173. Constititué de deux axes s’entrecroisant, l’un mesurant l’identité chrétienne, l’autre la solidarité, ce schéma définit quatre zones correspondant à quatre types d’école : – l’école de monologue de type « traditionnel »174, – l’école sans couleur175, – l’école colorée176, – et enfin, l’école du dialogue, qui a la préférence des responsables flamands177. Les pauvres, par leur pouvoir d’interpellation, restent donc un lieu d’attention pour discerner le kairos tout simplement parce qu’ils ont une place privilégiée dans le Royaume178. Nous y reviendrons plus loin lorsque nous décrirons le rôle du « cri des pauvres » dans nos démarches pastorales. Il s’agit donc de veiller à rester attentif « à la nécessité sociale actuelle »179. Il y a d’ailleurs encore beaucoup à faire pour aller vers les périphéries, comme dit le pape François, pour rencontrer les plus pauvres et pour bâtir des écoles catholiques dans les milieux les plus défavorisés. Néanmoins, de manière plus spécifique, en Belgique francophone, deux autres kairoi doivent être pris en compte. Nous nous

173 Didier POLLEFEYT & Jan BOUWENS, “Framing the Identity of Schools”, p. 205–207. Le schéma présenté ici provient de cette étude et du site : https://ecsi.site/be/grondslagen/. Nous pouvons aussi nous référer au chapitre 4 du livre de Didier POLLEFEYT, Jan BOUWENS en Paul VEREECKE met een bijdrage van Lieven Boeve (éd.), Katholieke Dialoogschool. Wissel op de toekomst, Antwerpen, Halewijn, 2016, p. 75–102. 174 Combinant une identité chrétienne maximale avec une solidarité minimale, l’école de monologue choisit de ne pas s’ouvrir aux autres religions ou aux autres philosophies et reste peu solidaire avec le monde non catholique. 175 L’école sans couleur revendique la neutralité et la tolérance : pour ce type d’école où l’identité chrétienne et la solidarité sont toutes deux minimales, les convictions ont tendance à être reléguées dans la sphère privée. L’important, c’est d’assurer une bonne instruction sans chercher à inclure des aspects éthiques. 176 C’est une école sécularisée et pluraliste où la solidarité est maximale mais où l’appartenance chrétienne est minimale (l’entraide, l’attention pour chacun et la pluralité y sont reconnues mais sans référence à l’Évangile). 177 Ce type d’école combine une solidarité maximale avec une identité chrétienne maximale : les deux vont de pair. Dans ce cas, le dialogue avec la pluralité est considéré comme une opportunité à saisir afin de recontextualiser la foi chrétienne. 178 Pape FRANÇOIS, Evangelii gaudium, 197. Il cite d’ailleurs un passage de l’évangile de Luc pour justifier son propos : Lc 6, 20 : « Heureux les pauvres, le Royaume de Dieu est à vous ». 179 Guy SELDERSLAGH, « La dimension sociale de l’enseignement catholique en Europe », p. 278.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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Illustration 4: L’échelle de Victoria (https://ecsi.site/be/grondslagen/).

focaliserons donc sur ces deux kairoi (écologie intégrale et dialogue interreligieux) dans la partie identitaire et nous reviendrons dans la partie pastorale sur le « cri des pauvres ». Un kairos « écologique » ? Comme cela a été signalé précédemment, afin de parler du kairos et de l’inconditionné aujourd’hui, il faudrait, comme Tillich, en parler à travers les crises de notre temps. Or, en Belgique francophone, pour beaucoup, la crise prend un caractère écologique. En effet, tous les jeudis pendant vingt semaines, du 10 janvier au 24 mai 2019, des milliers de jeunes180 (des écoles catholiques ou non) se sont mobilisés en faveur du climat en s’absentant des cours afin de manifester dans les grandes villes belges (cf. le groupe d’action « Youth for Climate »181). Si, au final et malgré les polémiques182, les résultats obtenus par ces jeunes semblent aujourd’hui rela-

180 On a compté jusqu’à 35.000 jeunes grévistes pour le climat le 31 janvier 2019 avant que les responsables politiques et des réseaux rappellent le cadre global et les « balises juridiques indispensables » concernant ces marches pour le climat (Cf. SeGEC, Note relative aux marches pour le climat, 29 janvier 2019, p. 3). En ligne : https://extranet.segec.be/gedsearch/document/ 3067/consulter. En ligne, page consultée le 21 février 2022. 181 En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://youthforclimate.be/. 182 Tant les parents, les enseignants et les directeurs d’école se demandaient comment réagir à ces grèves pour le climat : fallait-il rappeler aux jeunes de moins de 18 ans la règle de l’obligation scolaire ou fallait-il, au contraire, encourager leur démarche citoyenne ?

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tivement mitigés183, les responsables (notamment ceux du SeGEC) ont souligné positivement cette mobilisation, le développement durable et l’éducation à la citoyenneté démocratique faisant partie des missions de l’école (cf. les articles 6, 8, 67§2 et 73 du décret « Missions » et Mission de l’école chrétienne184). Tant les parents (UFAPEC)185 et que les responsables de l’école catholique ont même souhaité accompagner la réflexion des jeunes : « En tant qu’adultes et éducateurs, une telle mobilisation doit nous inviter à continuer plus en avant encore la réflexion avec les jeunes qui nous sont confiés »186. Pour aller plus loin, cet accompagnement dans la réflexion de la part des adultes ne devrait-il pas se transformer en un engagement concret avec les jeunes ? De fait, dans cette forte mobilisation des jeunes, ne pourrions-nous pas discerner un kairos écologique à saisir, qui serait pleinement en phase avec Laudato Si’187 et qui prendrait en compte conjointement l’urgence climatique exprimée par les jeunes et l’invitation à la « conversion écologique » lancée par le pape François dès 2015 ? Dans l’éditorial du magazine Entrées Libres, en février 2019, le directeur général du SeGEC, Etienne Michel, a d’ailleurs mis en lien ces « marches pour le climat » avec l’encyclique et a indiqué qu’elles étaient « une source d’espérance pour le monde qui vient »188. L’enseignement catholique ne pourrait-il pas confirmer cette intuition en allant plus loin, en joignant le geste à la parole ? Il s’agirait tout d’abord d’expliciter comme il se doit les « nouvelles habitudes »

183 En Belgique, comme ailleurs dans le monde, les jeunes sont parvenus à sensibiliser l’opinion publique au problème environnemental. Ainsi, de nombreuses actions ont été mises en place dans les écoles. Toutefois, la « loi climat » pour laquelle ils marchaient n’a finalement pas été adoptée par les responsables politiques belges. 184 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 23. 185 Cf. Bénédicte LORIERS, « Les marches des jeunes pour le climat. Un apprentissage citoyen ? », dans Analyse UFAPEC, 24 mai 2019. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://www.ufa pec.be/files/files/analyses/2019/0719-marches-climat.pdf . L’UFAPEC est l’Union Francophone des Associations de Parents de l’Enseignement Catholique. 186 SeGEC, Note relative aux marches pour le climat, 29 janvier 2019, p. 4 : https://extranet. segec.be/gedsearch/document/3067/consulter . En ligne, page consultée le 21 février 2022. 187 Dans cette encyclique, le pape montre à de nombreuses reprises que le problème écologique est « intégral » et que « tout est lié » (cf. Pape FRANÇOIS, Laudato Si’, 70, 91, 92, 117, 120, 138, 142, 240, etc.) : l’écologie intégrale ne concerne donc pas simplement les questions environnementales mais englobe aussi les aspects sociaux (dont on parlait plus haut), économiques, culturels, éducatifs et implique à la fois un engagement personnel et une action politique à tous niveaux. 188 Etienne MICHEL, « Édito Laudato Si’ », dans SeGEC, Entrées Libres, 136 (février 2019), p. 3. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://www.entrees-libres.be/wp-content/uploads/ 2019/02/136_fev2019.pdf.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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(Laudato Si’, § 209) à mettre en place par chacun (élèves, mais aussi tout le corps enseignant : professeurs, éducateurs, etc.) pour sauvegarder la création. Il faudrait encore encourager « un changement personnel » « par de petites actions quotidiennes »189 qui sont un « acte d’amour exprimant notre dignité » (Laudato Si’, § 211). Plus profondément, le pape François nous avertit : « l’éducation sera inefficace, et ses efforts seront vains, si elle n’essaie pas aussi de répandre un nouveau paradigme concernant l’humain, la vie, la société et la relation avec la nature » (Laudato Si’, § 215). Ce changement de paradigme se situe dans « la conversion écologique », qui peut correspondre au mouvement des jeunes car « la crise écologique est un appel à une profonde conversion intérieure » (Laudato Si’, § 217), ce qui s’accorde avec la migration de l’autorité de l’extérieur vers l’intérieur dans le monde des « mutants »190. Pour cela, l’éveil à la gratuité et à la générosité s’avèrent indispensables (Laudato Si’, § 220) pour recréer cette fraternité avec la création, ce rapport plus horizontal que vertical, puisque « chaque créature reflète quelque chose de Dieu et a un message à nous enseigner » (Laudato Si’, § 221). En somme, cette préoccupation commune aux jeunes et au pape François devrait les guider ensemble à dénoncer toutes les forces démoniques (dans le vocabulaire tillichien), notamment les forces consuméristes (Laudato Si’, § 215) qui prennent parfois le dessus sur la préservation de la planète. Concrètement, tout comme la crise sociale a été pour Tillich l’occasion d’un engagement personnel, cette crise liée à l’écologie et à la sauvegarde de « notre maison commune » est aujourd’hui l’occasion d’un engagement en vue de la préservation de l’environnement. Par conséquent, il ne serait pas du tout absurde que l’école catholique s’engage dans cette voie de l’écologie intégrale, non pas d’abord en raison de valeurs communes (respect de l’environnement), mais surtout en raison de l’origine divine de la création et en vue du Royaume. Si l’un des deux kairoi principaux de notre temps est bien celui de l’écologie intégrale, œuvrer pour le Royaume reviendrait pour l’école catholique à agir pour « communier » avec la nature, pour « se réconcilier avec elle », en vue du

189 PAPE FRANÇOIS, Laudato Si’, 211 : « éviter l’usage de matière plastique et de papier, réduire la consommation d’eau, trier les déchets, cuisiner seulement ce que l’on pourra raisonnablement manger, traiter avec attention les autres êtres vivants, utiliser les transports publics ou partager le même véhicule entre plusieurs personnes, planter des arbres, éteindre les lumières inutiles ». 190 Cf. le développement psycho-sociétal du début d’ouvrage sur la nouvelle génération, notamment celui de Jean-Paul Gaillard sur les « mutants ».

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

salut191. En effet, Tillich, à la suite de Schelling, explique la connexion entre le fondement de notre être et le fondement de la nature192, le destin commun à l’homme et à la nature, tant dans leur nature tragique que dans leur salut193. Pour Tillich, « il n’y a pas de salut de l’homme sans le salut de la nature, car l’homme est dans la nature et la nature est dans l’homme »194. Ce kairos écologique devrait donc être l’occasion pour tous les membres de l’école catholique de s’engager dans l’écologie intégrale (en envisageant par exemple un label écologique « écoles vertes et chrétiennes » pour la gestion énergétique des bâtiments195). Cela permettrait par la même occasion de rendre les écoles catholiques, à la fois plus citoyennes et plus chrétiennes, pour autant que les motivations évangéliques soient clairement et suffisamment explicitées dans l’exercice de recontextualisation. Un kairos lié à la liberté religieuse ? Depuis l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center (11 septembre 2001) et suite aux différents attentats islamistes en Europe ou ailleurs, nous pourrions identifier une autre crise contemporaine liée au religieux, à l’antireligiosité ou à l’ultra-religiosité. Elle comporte plusieurs aspects : la sécularisation de l’Occident, la radicalisation de courants religieux et la rencontre des religions. En Europe occidentale, le nombre de catholiques pratiquants diminue significativement alors que le nombre de personnes se reconnaissant comme spirituelles mais sans religion (apophatisme) augmente progressivement. Dans ce contexte, ne discernerait-on pas un second kairos, lorsque croyants et noncroyants discutent ensemble et redécouvrent mutuellement leur spiritualité ? Pour Tillich, cette attitude de l’athée spirituel (du « douteur ») correspond en effet à la dernière phrase de son ouvrage Le courage d’être : « Le courage d’être

191 Paul TILLICH, « ‹ La nature aussi pleure un bien perdu › », dans Paul TILLICH, Quand les fondations vacillent, textes traduits par André Gounelle et Mireille Hébert, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 97–108. Ici, p. 108 : « En conséquence, communiez avec la nature ! Réconciliezvous avec elle, après vous en être éloignés. Écoutez-la dans le calme et vous trouverez son cœur. Elle chantera la gloire de son origine divine. Elle soupirera avec nous dans l’esclavage de la tragédie. Elle parlera de l’espérance indestructible du salut ». 192 Paul TILLICH, « ‹ La nature aussi pleure un bien perdu › », p. 103. 193 Paul TILLICH, « ‹ La nature aussi pleure un bien perdu › », p. 104. 194 Paul TILLICH, « ‹ La nature aussi pleure un bien perdu › », p. 105. 195 Réflexion sur base du label « Église verte » qui existe en France dans une démarche de « conversion écologique » et d’« harmonie œcuménique ». En effet, l’écologie est aussi défendue dans le monde protestant contemporain, notamment via les travaux de Martin Kopp.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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s’enracine dans le Dieu qui apparaît quand Dieu a disparu dans l’angoisse du doute »196. Un autre champ d’action consisterait à aider les jeunes à porter un regard critique sur la religion en leur apprenant à mettre l’absolu à la bonne place. Dans le cas des extrémismes religieux, le problème ne consiste-t-il pas à absolutiser davantage la religion (démonisme) au détriment de la recherche du sens (préoccupation ultime), de la transcendance, et de Dieu ? Enfin, comme en attestent d’ailleurs les derniers documents de la Congrégation pour l’éducation catholique (cf. notamment Éduquer au dialogue interculturel à l’école catholique), l’école catholique doit aussi remplir un rôle majeur : favoriser la rencontre des religions (et la rencontre entre le christianisme et l’islam en particulier) pour devenir un « laboratoire d’interculture »197 en recherchant une « grammaire du dialogue »198. Ainsi, bien encadrés et bien outillés par l’équipe pastorale, les jeunes devraient vivre à l’école catholique les différentes rencontres rendues possibles par ce kairos lié à interconvictionnel et à l’interreligieux. Ces moments auraient pour but de favoriser un dialogue constructif pour tous, voire un « dialogue du salut »199, ainsi que des actions permettant aux chrétiens de redécouvrir leur identité au sein même de la pluralité200. 3.2.1.5 Conclusions Nous pourrions donc travailler sur base d’un objectif commun avec la Katholieke Dialoogschool: la recontextualisation de la foi chrétienne pour en finir avec le discours des valeurs communes lorsque celles-ci servent à définir l’identité chrétienne de l’école. Afin d’y parvenir, nous proposons une double interruption, contextuelle et théologique. De plus, pour mettre en place cette recontextualisation, nous voulons faire confiance et former des équipes de pastorale scolaire compétentes et dynamiques, non seulement pour discerner l’action de la grâce dans l’école

196 Paul TILLICH, Le courage d’être, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 213. 197 Cette expression « laboratoire d’interculture » pose d’ailleurs question : est-ce la formule la plus pertinente ? 198 CONGRÉGATION POUR L’ÉDUCATION CATHOLIQUE, Éduquer au dialogue interculturel à l’école catholique, § 57–58 et Éduquer à l’humanisme solidaire, § 12. 199 Voir notamment Christian SALENSON, « Le dialogue du salut », dans Chemins de dialogue, 52 (2018), p. 13–35. 200 Cf. les travaux de Lieven Boeve et de la Katholieke Dialoogschool.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

mais aussi pour s’engager activement dans les kairoi de notre temps201. Nous présenterons plus loin le rôle que l’on pourrait confier à ces équipes dans l’étude des modèles pastoraux. Dans la Figure 1, nous voulons mettre en évidence le rôle central que l’on pourrait octroyer aux équipes de pastorale scolaire afin de favoriser cette recontextualisation de la foi chrétienne. Ces schémas se distinguent toutefois l’un de l’autre par les kairoi présents dans le nouveau modèle proposé202 et donc par davantage de recherche de l’irruption de l’action divine dans notre temps (pas uniquement dans le dialogue mais aussi dans toute la vie de l’école et de la société). Ce discernement se ferait en relecture avec l’inouï de l’Évangile. Enfin, notre réflexion veut laisser le champ libre à la recherche et au discernement d’autres kairoi dans notre temps, le contexte étant forcément changeant et la recontextualisation étant une tâche jamais achevée. Ce qui importe ici, c’est de comprendre la dynamique que nous voulons insuffler, la « démarche kairotique » favorisant l’action, l’engagement et la transformation du monde en vertu de l’espérance chrétienne du Royaume. Afin de recontextualiser la foi chrétienne, cette « démarche kairotique » consiste à créer le sens de l’éternel et à orienter vers l’Ultime (sans qu’il y ait une identification possible avec l’inconditionné). Les démarches à mettre en place ne consistent donc pas à aboutir à des valeurs communes (ex. : le dialogue pour la tolérance ou l’intérêt écologique pour le respect de l’environnement), mais, dans l’exercice de recontextualisation par les kairoi, il y a des motivations plus profondes qui doivent aboutir à deux résultats : d’une part, mieux comprendre qui nous sommes ainsi que notre rapport avec le fondement de l’être, d’autre part, l’action de l’école catholique en vue du Royaume.

201 Dans notre étude, nous avons surtout travaillé à partir de deux kairoi : l’écologie intégrale et le dialogue interreligieux. Cela n’exclut pas le fait que les équipes pastorales découvrent d’autres kairoi pertinents pour leur contexte. Dans une contribution publiée en 1994, Jean Richard a identifié quant à lui trois kairoi pour retrouver le sens du prophétique : le mouvement écologique, l’art et la littérature, et la souffrance. Cf. Jean RICHARD, « Dire Dieu aujourd’hui : conditions d’un discours signifiant », dans Camil MÉNARD et Florent VILLENEUVE (éd.), Dire Dieu aujourd’hui. Actes du Congrès de la Société canadienne de théologie, Montréal, Fides, 1994, p. 15–46. 202 Ajoutons que le dialogue n’est pas compris de la même manière dans les deux systèmes : dans la Katholieke Dialoogschool, ce dialogue n’est pas un kairos mais une méthode pour apprendre à partir de la différence.

Recontextualisation de la foi chrétienne par le dialogue

Interruption contextuelle (pluralisation, détraditionalisation, individualisation)

Interruption théologique >< valeurs communes

Recontextualisation de la foi chrétienne par un engagement actif dans les kairoi de notre temps (écologie intégrale, dialogue interconvictionnel et interreligieux, etc.)

Équipes de pastorale scolaire formées et représentatives Rechercher l’irruption de la Initier l’engagement actif dans les « structure de grâce » dans le kairoi (orientation vers l’ultime) : Travail (sur l’écologie, sur quotidien de l’école le religieux) en vue de + l’avènement du Royaume Relecture et discernement à Dialogue interconvictionnel la lumière de l’inouï de et interreligieux l’Évangile Recherche d’autres kairoi…

Interruption théologique

« Modèle-Type » d’école catholique belge francophone d’après cette étude

Figure 1: Schéma montrant le rôle possible des équipes de pastorale scolaire dans les écoles catholiques belges francophones.

Interruption contextuelle (pluralisation, détraditionalisation, individualisation)

Interruption théologique >< valeurs communes

Interruption théologique

École catholique du dialogue en Flandre

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

Tandis que nous allons poursuivre notre étude sur l’identité de l’école chrétienne en cherchant à retrouver la spécificité chrétienne dans le dialogue (cf. 3.2.2), nous reviendrons aux questions pastorales en fin d’ouvrage.

3.2.2 Des rencontres interconvictionnelles et interreligieuses, non pas au nom du vivre-ensemble, mais pour retrouver la spécificité chrétienne dans le dialogue Dans ce chapitre, comme second chantier pour refonder l’identité de l’école catholique, nous nous étudierons le dialogue avec la spiritualité sans Dieu et le dialogue interreligieux comme deux opportunités pour redécouvrir la spécificité de la foi chrétienne. Dans un premier temps, avec la spiritualité athée, nous voulons montrer qu’il est possible pour le christianisme d’entrer en dialogue avec elle et que cette démarche aurait été particulièrement encouragée par Paul Tillich. Dans notre cas, à l’heure où l’école catholique francophone semble aller davantage vers la sécularisation que vers la recontextualisation de la foi chrétienne (cf. supra la critique du discours sur les valeurs), nous nous rappellerons que, pour notre contexte, la finalité du dialogue ne vise pas le consensus mais plutôt à reconnaître les différences dans la similarité, et ce, afin de retrouver la spécificité chrétienne dans le dialogue. Dans un second temps, nous verrons en quoi la mise en place et le travail du dialogue interconvictionnel et interreligieux vu à la manière de Paul Tillich constituent le second kairos pour notre temps, le second chantier à développer pour recontextualiser l’identité chrétienne de l’école. En approfondissant l’étude de la rencontre entre le christianisme, les religions du monde et de la culture séculière, nous verrons comment Paul Tillich en vient à remarquer que la notion de dialogue est inhérente à l’identité chrétienne. Enfin, un parallèle sera établi avec la manière dont les responsables de l’école catholique flamande ont mis en place la Katholieke Dialoogschool. Ce programme doit donner les bases pour une école catholique francophone qui aurait, elle aussi, le dialogue comme fondement. 3.2.2.1 Le dialogue avec la spiritualité athée Pour illustrer cette rencontre possible avec les représentants de la spiritualité athée, nous mettrons, à titre d’exemple, Paul Tillich en dialogue avec deux philosophes français représentatifs d’une spiritualité sans Dieu : André Comte-

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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Sponville203 et Luc Ferry204. Nous découvrirons l’existence de nombreux espaces de dialogue existant entre eux mais nous verrons aussi, en approfondissant ce dialogue, des différences entre les spiritualités chrétienne et athée. Cet enseignement devra nous être utile afin de recontextualiser et de spécifier à nouveau l’identité chrétienne, tout en évitant le phénomène de sécularisation. Quelques points de rapprochement de nature biographique En plus du combat de Tillich pour l’autonomie et contre toute forme d’hétéronomie205, en plus de l’opposition de notre théologien contre toute autorité de principe et en plus du discours critique qu’il tient volontiers envers les structures hiérarchiques de l’Église, on retrouve plusieurs affinités entre Tillich et les philosophes choisis : – la sensibilité mystique de Tillich : toute sa vie, l’homme a entretenu un rapport intime avec la nature. Il aurait été parfaitement en mesure de comprendre l’expérience mystique d’un athée comme André Comte-Sponville car tous deux semblent avoir vécu des moments de « participation mystique »206. Dans L’esprit de l’athéisme, le philosophe français parle du « sentiment océ-

203 Parmi l’abondante littérature d’André Comte-Sponville, nous retiendrons les ouvrages suivants : André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie. Entretiens avec François L’Yvonnet (Le Livre de Poche, 34558), Paris, Éditions Albin Michel, 2015 ; André COMTE-SPONVILLE et Luc FERRY, La sagesse des Modernes : dix questions pour notre temps (Pocket, 10639), Paris, René Laffont, 1998 ; André COMTE-SPONVILLE, L’esprit de l’athéisme, Paris, Albin Michel, 2006 et André COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus (Perspectives critiques), Paris, Presses Universitaires de France, 1999. 204 Parmi les nombreux essais de Luc Ferry, nous parcourrons quelques extraits de trois livres bien connus : Luc FERRY, Apprendre à vivre. Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations, Paris, Éditions Plon, 2006 ; Luc FERRY, La révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, Paris, Éditions Plon, 2010 et Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Bernard Grasset, 1996. 205 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 69 : « C’est cette difficile et laborieuse percée vers l’autonomie qui m’a immunisé contre tout système de pensée ou de vie qui demande à cette autonomie de capituler ». 206 Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 65 : « La première fut la communion de fait avec la nature, quotidienne en mes jeunes années, et plusieurs mois par année en mes dernières années. Plusieurs cas mémorables de ‹ participation mystique › à la nature font retour en des situations analogues » et André COMTE-SPONVILLE, L’esprit de l’athéisme, p. 167 : « Le ciel étoilé au-dessus de moi, immense, insondable, lumineux, et rien d’autre en moi que ce ciel, dont je faisais partie, rien d’autre en moi que ce silence, que cette lumière, […], rien d’autre en moi, dans la nuit noire, que la présence éblouissante de tout ! ».

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anique », « le sentiment d’union indissoluble avec le grand Tout, et d’appartenance à l’universel »207 ; la croyance en la présence du sacré au plus profond de l’être humain se rapproche aisément de la philosophie athée spirituelle de Luc Ferry (par opposition à la philosophie athée matérialiste)208, l’ontologie et la question du sens étant des terrains propices à la rencontre entre le philosophique et le théologique209.

La pensée de Tillich n’éprouve donc pas de difficulté à rencontrer celle de ces deux hommes même si la critique tillichienne sera plus prophétique que rationnelle en raison du « principe protestant » qui lui est si cher. André Comte-Sponville La spiritualité d’un athée selon André Comte-Sponville André Comte-Sponville se définit comme « un athée non dogmatique et fidèle »210 : ne croyant en aucun Dieu et en aucune puissance surnaturelle (athée), ne pouvant démontrer sa croyance (non dogmatique), le philosophe se reconnaît toutefois « fidèle » à un certain nombre de valeurs. Ces valeurs, qu’elles soient morales, culturelles ou spirituelles, émanent d’une tradition dans laquelle il a évolué, à savoir la tradition judéo-chrétienne. Il se dit donc « fidèle » : « fidèle, parce que je me reconnais dans une certaine histoire, une certaine tradition, une certaine communauté, et spécialement dans ces valeurs judéo-chrétiennes (ou gréco-judéo-chrétiennes) qui sont les nôtres »211. Pour le philosophe, il est important de cultiver et de transmettre ces valeurs car elles permettent de tisser un lien social indispensable à la cohésion sociale. 207 André COMTE-SPONVILLE, L’esprit de l’athéisme, p. 161. 208 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 236 : « Le vrai clivage passe au sein de l’humanisme moderne même, entre son interprétation matérialiste et son versant spiritualiste. Et il me semble que le second se doit d’assurer un certain réinvestissement de vocabulaire, et avec lui du message de la religion chrétienne ». 209 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 233 : « L’humanisme dont j’ai tenté jusqu’alors d’esquisser le visage s’enracine dans une toute autre tradition de pensée. Son rapport à la religion chrétienne est plus nuancé, puisqu’il ne rejette ni le sacré, ni la transcendance, même s’il refuse à les concevoir sur le mode dogmatique du théologico-éthique. […] C’est affirmer le mystère au cœur de l’être humain ». 210 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie. Entretiens avec François l’Yvonnet (Le livre de Poche 34558), Paris, Albin Michel, 2015, p. 458 et André COMTE-SPONVILLE, L’esprit de l’athéisme, Albin Michel, Paris, 2006, p. 42 et 104. 211 André COMTE-SPONVILLE, L’esprit de l’athéisme, p. 42.

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Mais que reste-t-il de ces valeurs dans une terre anciennement chrétienne où les maîtres du soupçon ont proclamé depuis plus de deux siècles « la mort de Dieu » ? Dans son raisonnement, André Comte-Sponville en revient aux trois vertus théologales qui s’enracinent en Dieu. La question devient celle-ci : que reste-t-il de la foi, de l’espérance et de la charité pour un athée212 ? Lorsque l’on n’a plus la foi, il reste la fidélité213. En interpellant les chrétiens sur la nécessité d’accorder plus d’importance à ce qui est commun qu’à ce qui est différent214, Comte-Sponville parle d’une fidélité à l’éthique de Jésus215. Dès lors, pour le philosophe, si l’on n’a plus la foi, ou bien il ne reste rien, ou bien il reste « une fidélité commune c’est-à-dire un attachement partagé à ces valeurs que nous avons reçues et que nous avons à charge de transmettre »216. Ainsi, une « spiritualité sans Dieu » est pour lui « une spiritualité de la fidélité plutôt que de la foi »217. Pour l’espérance, le raisonnement est identique : compte tenu de la certitude de la mort, lorsque l’on n’a plus l’espérance, il reste l’amour et l’action218. Se référant à une tradition émanant de saint Thomas d’Aquin et de saint Augustin – « dans le Royaume, il n’y aura plus ni la foi, ni l’espérance, il n’y aura que l’amour » – Comte-Sponville dit pourvoir reconnaitre le Royaume « quand on n’a plus besoin de foi ni d’espérance, parce que l’amour suffit ! [Dès lors], pour l’athée fidèle que je suis, ou que j’essaie d’être, le Royaume ainsi défini, c’est ici et main-

212 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 466. 213 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 467. 214 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 469–470 : « [aux chrétiens] vous et moi, nous ne sommes séparés que par ce que nous ignorons – puisque ni vous ni moi ne savons si Dieu existe ou non. Il ne serait guère raisonnable d’accorder davantage d’importance à ce qui nous sépare et que nous ignorons – l’existence ou non de Dieu – qu’à ce qui nous unit et que nous connaissons fort bien, d’esprit et de cœur, à savoir que ce qui fait la valeur d’un être humain, ce n’est pas le fait qu’il croie ou non en Dieu, mais la quantité d’amour, de justice et de courage dont il est capable. […] Les chrétiens et moi, nous ne sommes séparés que par trois jours – les trois jours qui séparent le Vendredi Saint de Pâques. La différence entre les chrétiens et moi, c’est que, pour moi, l’histoire s’arrête au Calvaire. […] Dans la mesure où, par la résurrection, ces trois jours débouchent sur l’éternité, cela fait une sacrée différence, ou une différence sacrée, que je ne prétends pas annuler ». 215 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 470 : « Sur le fond, l’éthique que professe Jésus est celle aussi dans laquelle je me reconnais, ou à laquelle j’essaie de rester fidèle ». 216 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 469. 217 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 470–471. 218 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 473.

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tenant »219. Et cette reconnaissance implique d’imiter Jésus, non par la foi ou par l’espérance, mais « par l’amour et les actions qu’il suscite »220. En ce qui concerne la charité, dans le projet qu’il établit pour rédiger son Petit traité des grandes vertus, André Comte-Sponville prend bien soin d’éliminer tout lien avec la divinité afin de définir les dix-huit vertus qui lui semblent primordiales afin de devenir « plus humain » : « je me suis demandé quelles étaient les dispositions de cœur, d’esprit ou de caractère dont la présence, chez un individu, augmenterait l’estime morale que j’avais pour lui, et dont l’absence, au contraire, la diminuait »221. Après avoir éliminé les doublons, il a obtenu une liste de dix-huit qualités222 dont l’amour comme dix-huitième vertu. Enfin, le philosophe veille d’ailleurs à bien distinguer religion et spiritualité : la première étant, selon lui, l’espèce et la seconde étant le genre. La spiritualité est pour lui « la vie de l’esprit » (y compris pour les athées) mais en particulier dans son rapport à l’infini, à l’éternité et à l’absolu »223. Ces valeurs témoignent donc bien d’une « spiritualité sans Dieu »224, d’une spiritualité de l’immanence et non de la transcendance. Proximités avec Mission de l’école chrétienne (2007 et 2014) De cet aperçu de la spiritualité sans Dieu d’André Comte-Sponville, une certaine proximité ressort avec le texte de Mission de l’école chrétienne, particulièrement dans ses versions de 2007 et de 2014, et ce pour deux raisons : 219 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 475. 220 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 476. 221 André COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, p. 10. 222 La politesse, la fidélité, la prudence, la tempérance, le courage, la justice, la générosité, la compassion, la miséricorde, la gratitude, l’humilité, la simplicité, la tolérance, la pureté, la douceur, la bonne foi, l’humour et l’amour. 223 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 496. Dans L’esprit de l’athéisme, sa définition de la spiritualité est assez semblable : « C’est notre rapport fini à l’infini ou à l’immensité, notre expérience temporelle de l’éternité, notre accès relatif à l’absolu. […] Nous sommes déjà dans le Royaume : l’éternité, c’est maintenant » (André COMTE-SPONVILLE, L’esprit de l’athéisme, p. 216–217). Cette définition est notamment reprise par Joseph-Marie VERLINDE, « André Comte-Sponville – Luc Ferry. Spiritualité sans Dieu, leurre ou vrai chemin ? », dans Nouvelle Revue Théologique, 133 (2011), p. 601–619. Ici, p. 609. 224 En analysant la « spiritualité sans Dieu » de Comte-Sponville, certains auteurs font remarquer que cette spiritualité n’est pas sans divin. Certains parlent même d’une mystique de l’immanence (en raison de la proximité avouée de Comte-Sponville avec la spiritualité orientale de Swânmiji Prajnânpad), en se référant principalement à l’expérience mystique que le philosophe dit avoir vécue lorsqu’il avait 25 ans, une expérience qui dépasse celle de la quête de sens, l’expérience d’unité avec le tout (cf. Joseph-Marie VERLINDE, « André Comte-Sponville – Luc Ferry. Spiritualité sans Dieu, leurre ou vrai chemin ? », p. 601–619).

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D’une part, à la lumière de ce développement, on se rend compte à quel point il est facile de passer d’une spiritualité chrétienne ancrée dans les vertus théologales (foi, espérance, charité) à une spiritualité athée ancrée dans les valeurs (fidélité, amour, action), André Comte-Sponville ayant montré, point par point, comment cette déconstruction était possible en éliminant la transcendance dans chacune des valeurs choisies. Comme cela a été démontré plus haut, notamment grâce à l’échelle de Melbourne, le danger d’une école des valeurs lorsqu’elle se laisse gagner par ce type de discours est de passer subrepticement vers une école entièrement sécularisée ; D’autre part, ce qui est rajouté à propos du Royaume de Dieu dans les deux dernières versions de Mission de l’école chrétienne225 se rapproche de la conception du Royaume « ici et maintenant » d’André Comte-Sponville : le Royaume de Dieu est certes « anticipé et grandissant parmi nous »226 dans l’histoire mais il est également « à venir », « au-dessus de l’histoire »227. L’articulation entre le Royaume « déjà là » et « pas encore là » mériterait d’être reprécisée afin de ne pas tomber dans le piège de l’interprétation « sécularisée » du Royaume.

Spécifier à nouveau la distinction entre la spiritualité athée et la spiritualité chrétienne En conséquence, si le dialogue est possible et certainement passionnant avec des représentants d’une spiritualité sans Dieu comme André Comte-Sponville, il ne s’agit pas, pour autant, de rechercher les valeurs communes pour définir un projet d’établissement ou de minimiser cette « sacrée différence » dont parle le philosophe228. Au contraire, pour redéployer la dimension chrétienne, cette « différence sacrée » doit être explorée afin de recontextualiser la foi chrétienne 225 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 1e éd., p. 5, SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 17, SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 16 : « en travaillant au bonheur de l’homme et au bien de la société, [l’école catholique] travaille à l’avènement du Royaume de Dieu ». Les deuxième et troisième versions ajoutent : « Le ‹ Royaume de Dieu ›, ce n’est pas un espace physique situé en dehors de notre monde ! C’est une manière d’évoquer un monde qui tournerait plus juste, où les relations ne seraient pas marquées par la violence et la convoitise, où chacune et chacun trouverait avec bonheur sa place … ». 226 Pape FRANÇOIS, Evangelii gaudium, 181. 227 Paul TILLICH, « La théologie du kairos et la situation spirituelle présente. Lettre ouverte à Emanuel Hirsch (1934) », dans Paul TILLICH, Écrits contre les nazis (1932–1935), p. 229 : « Le royaume de Dieu vient dans l’histoire tout en demeurant cependant au-dessus de l’histoire ». 228 André COMTE-SPONVILLE, C’est chose tendre que la vie, p. 470 : « Dans la mesure où, par la résurrection, ces trois jours débouchent sur l’éternité, cela fait une sacrée différence, ou une différence sacrée, que je ne prétends pas annuler ».

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aujourd’hui. Paul Tillich a d’ailleurs rappelé la dimension de profondeur de l’humanisme chrétien qui le distinguait d’un humanisme athée229. Passer sous silence cette tension du Royaume à venir finirait par supprimer toute espérance chrétienne, et donc, toute spécificité chrétienne. Luc Ferry La spiritualité laïque selon Luc Ferry Par opposition à toute forme de spiritualité religieuse qui postulerait une transcendance verticale, Luc Ferry expose une spiritualité laïque qui préserve la part de sacré et de mystère propres à l’être humain. Contrairement à André ComteSponville, Luc Ferry parle d’une « transcendance horizontale » et non d’une « spiritualité de l’immanence ». Si le point de départ de sa réflexion se situe dans la question du salut230, Luc Ferry oppose les logiques empruntées par la religion et la philosophie : alors que pour la première, le salut s’obtient par un Autre (grâce à Dieu), la seconde tente d’envisager le salut par soi-même, c’est-à-dire sans l’aide de Dieu231. L’un des ouvrages phares de l’ancien ministre français de l’éducation nationale, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, cible au sein même de la religion ce qui heurte le plus la conscience moderne, à savoir l’argument d’autorité. Toute autorité extérieure (textes révélés, clercs, etc.) s’oppose à l’autonomie de la conscience intime de l’homme moderne232 et doit donc être soumise à la critique. Dès lors, la seule transcendance reconnue et acceptée par l’homme moderne est la « transcendance dans l’immanence », si on reprend les termes d’un langage em-

229 Nous verrons plus loin que Paul Valadier émet la même critique que Tillich contre l’humanisme athée. 230 Pour cet exposé de la spiritualité laïque de Luc Ferry et certains liens qui seront établis avec Paul Tillich, nous suivrons (en partie) le développement « Aux frontières entre religion et spiritualité : Paul Tillich et Luc Ferry » initié par Jean Richard lors du colloque de l’APTEF (Association Paul Tillich d’Expression Française) intitulé « Paul Tillich : un théologien aux frontières » (Paris, 26 mai 2013). Les Actes du Congrès de 2013 n’ont pas été publiés mais Jean Richard a très gentiment accepté de nous partager le contenu de son exposé. 231 Luc FERRY, Apprendre à vivre. Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations, p. 20 : « En d’autres termes, si les religions se définissent elles-mêmes comme des « doctrines de salut » par un Autre, grâce à Dieu, on pourrait définir les grandes philosophies comme des doctrines de salut par soi-même, sans l’aide de Dieu ». Ferry souligne lui-même les termes en italiques. 232 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 44 : « L’idée qu’ils devraient accepter une opinion parce qu’elle serait celle des autorités, quelles qu’elles soient, répugne si essentiellement aux Modernes qu’elle en vient à les définir comme tels ».

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prunté à la phénoménologie de Husserl233. Mais alors, refuser les arguments d’autorité revient à réduire le divin à l’humain et, inversement, à diviniser l’humain : Luc Ferry reconnaît une « humanisation du divin » et, parallèlement, une « divination de l’humain »234. On assiste donc au passage d’une transcendance verticale à une transcendance horizontale, la dimension transcendante se trouvant au milieu des réalités humaines235. En fait, le philosophe s’oppose surtout à toute forme d’hétéronomie qu’elle soit issue de la religion ou du matérialisme car, l’une comme l’autre « évacuent le mystère du sacré en l’enracinant dans un fondement premier -Dieu ou la matière- »236. Ce qui importe pour Luc Ferry, c’est l’humanisme « transcendantal » qu’il définit à la fin de son essai sur l’homme-Dieu237. Or, à l’origine, il s’agit de montrer le lien inséparable entre la question du sens et celle du sacré, c’est-à-dire « ce pourquoi il ne serait pas insensé de songer à un sacrifice »238. En procédant de la sorte, Luc Ferry propose « une réinterprétation humaniste des principaux concepts de la religion chrétienne » en développant le versant spiritualiste de l’humanisme moderne au détriment du versant matérialiste239. Selon le philosophe, il y aurait donc « des valeurs pour lesquelles […] il vaudrait la peine de prendre le risque de la mort »240. L’amour est l’une de ces valeurs principales. C’est la raison pour laquelle Luc Ferry parle de transcendance dans l’immanence, « en aval de notre conscience et non plus en amont »241 parce qu’il existe désormais des valeurs qui transcendent la vie humaine, parce que « c’est dans l’humanité elle-même que se situe désormais la transcendance des valeurs »242. Ainsi, l’amour et cette idée de sacrifice afférente ne sont plus liés aujourd’hui aux « grands récits », mais l’amour s’est « humanisé » et procure aujourd’hui le sens de la vie à beaucoup d’individus dans un amour conjugal, parental, familial,

233 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 48. 234 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 61. 235 Alors que dans la corrélation de Tillich, il y avait bien deux foyers à l’ellipse (entre les « questions existentielles » et les « réponses théologiques »), chez Luc Ferry, c’est comme si ces deux points fusionnaient dans l’« humanisation du divin » et la « divinisation de l’humain ». 236 André COMTE-SPONVILLE et Luc FERRY, La sagesse des Modernes : dix questions pour notre temps, p. 36. 237 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 233–247. 238 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 61. 239 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 236. 240 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 236. 241 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 237. 242 André COMTE-SPONVILLE et Luc FERRY, La sagesse des Modernes, p. 302–303.

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etc. Notre auteur le réaffirme d’emblée dans un autre essai bien connu, La révolution de l’amour : « c’est l’amour qui donne tout son sens à nos existences »243. En parallèle, d’après Luc Ferry, l’idée d’un « sens de l’histoire » semble avoir disparu pour l’homme moderne : les politiques nationales ne parvenant plus à contrôler le pouvoir244 que détient davantage « le système industriel et financier tout entier »245, la sphère de sens ne se situe plus aujourd’hui dans le social ou le politique mais bien dans la vie privée. Cette critique qui décrit assez bien la société actuelle ne doit cependant pas devenir une règle normative : en tout cas, dans la logique tillichienne, le sens de l’histoire ne peut être orienté que vers le Royaume. La « transcendance dans l’immanence » et la « justification du douteur » Un rapprochement particulièrement intéressant s’établit alors entre le concept de « foi sans Dieu » de Tillich (élaboré depuis 1917) et la « transcendance dans l’immanence » de Luc Ferry246. Comme nous l’avons étudié, le paradoxe présent dans « Justification et doute » (1919 et 1924) prolongé d’ailleurs dans le Courage d’être (1952)247, concerne avant tout le défi du protestantisme moderne contraint de réunir un élément absolu avec un élément relatif pour rester pertinent248. C’est la base du principe théologique de Tillich : concilier « la conception médiévale du monde, supranaturelle et autoritaire » avec « la conception moderne immanente et autonome »249. Pour Luc Ferry, il s’agit de trouver lui aussi un principe, philosophique cette fois, permettant de fonder la spiritualité laïque en alliant l’absolu et le concret. Sur le versant immanent, le défi de Tillich consiste à démontrer la présence de l’idée d’irruption au cœur même de l’autonomie moderne auto-suffisante. Le raisonnement du théologien repose sur le fait que le doute religieux n’est pas coupable parce qu’il appartient au domaine de l’esprit (la sphère de la vérité

243 Luc FERRY, La révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 11. 244 Luc FERRY, La révolution de l’amour, p. 81. 245 Luc FERRY, La révolution de l’amour, p. 80. 246 Nous nous inspirerons de nouveau ici de la présentation « Aux frontières entre religion et spiritualité : Paul Tillich et Luc Ferry » présentée par Jean Richard lors du colloque de l’APTEF (Paris, 26 mai 2013). 247 Paul TILLICH, Le Courage d’être, p. 213 : « Le courage d’être s’enracine dans le Dieu qui apparait quand Dieu a disparu dans l’angoisse du doute ». Cette phrase est la dernière de l’œuvre majeure de Tillich et est volontairement mise en évidence par l’auteur du livre. 248 Cet exercice est d’ailleurs un exemple de recontextualisation par Tillich pour son temps. 249 Paul TILLICH, « Justification et doute. Esquisse en vue de la fondation d’un principe théologique (1919) », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), p. 3.

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s’élevant au-dessus de la sphère de la conscience morale) et qu’il est normal de douter pour l’esprit qui accède à l’autonomie. Tillich démontre qu’il est légitime de douter du dieu au sens premier du terme (le dieu personnel et objectivé) ; par contre, on ne peut douter du « Dieu au-dessus de Dieu » (du Dieu au sens second du terme) qui se situe au-delà de tout effort d’objectivation250. Or, c’est ce Dieu au sens second qui est le Dieu du douteur, le Dieu de l’athée251. La « foi sans Dieu » est donc tout à fait possible pour Tillich, elle correspond à la foi en l’inconditionné qui n’est ni un objet, ni un être, mais qui est un sens252. Or, douter qu’il y ait du sens n’est pas possible253. Aussi, expérimenter l’inconditionné dans le conditionné pourrait bien se rapprocher de cette notion de « transcendance dans l’immanence » : il s’agit pour Luc Ferry d’exprimer de manière philosophique la transcendance du sens dans l’immanence de l’existence. Lorsque Ferry établit l’amour profane comme nouveau lieu du sacré à l’ère moderne parce qu’il procure le sens à l’existence des individus, il pose comme hypothèse préalable le fait que la question du sens et du sacré sont liées, ce dernier étant défini comme « ce pourquoi il ne serait pas insensé de songer à un sacrifice »254 : c’est dans l’amour profane ainsi compris que le philosophe parvient à discerner la transcendance dans l’immanence. Cette comparaison dans la recherche du sens qui intéresse donc à la fois Ferry et Tillich se poursuit dans le concept de préoccupation ultime. Ainsi, lorsque les étudiants demandaient à Tillich de définir l’ultimate concern, celui-ci répondait que tout homme avait une préoccupation ultime, ce pour quoi il serait capable de souffrir ou même de mourir et que cette préoccupation comprenait un élément absolu transcendant et un élément concret de l’existence255. De plus, il

250 Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 24 : « Le doute à l’égard du Dieu au sens premier et objectif ne rend pas coupable devant Dieu au sens second et originel ». 251 Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 42. 252 Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 42 : « L’inconditionné n’est pas un être existant. S’il était un être existant, il serait alors soumis au doute et ne pourrait pas justifier le douteur. L’inconditionné est un sens, non pas cependant un sens particulier, car tout sens particulier est soumis au doute et ne pourrait pas justifier le douteur. L’inconditionné est le sens sans plus, l’expression de ce qu’il y a tout simplement du sens, la position de la sphère du sens ». 253 Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 42 : « En affirmant l’inconditionné, le je s’affirme en même temps comme plein de sens, il prend un sens. Douter qu’il y ait du sens n’est pas possible, puisque le doute présuppose déjà l’affirmation de la sphère du sens et cela d’autant plus distinctement qu’il est expérimenté plus profondément ». 254 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 61. 255 Paul TILLICH, Paul Tillich s’explique, p. 28: « Si quelqu’un vous dit : ‹ Je n’ai pas de préoccupation ultime ›, […] demandez-lui : ‹ N’y-a-t-il vraiment rien que vous ne preniez au sérieux

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indiquait que même une préoccupation préliminaire (on pourrait donner comme exemple les relations interpersonnelles dont parle Luc Ferry) pouvait véhiculer une préoccupation ultime sans qu’elle ne soit elle-même l’ultime256. Nous constatons donc en fin de compte que Ferry et Tillich recherchent tous deux ce qui pourrait pallier la perte de sens suite à la « mort de Dieu ». Alors que le premier recourt à la valeur de l’amour potentiellement sacrificiel, le second montre que, face à la perte de sens de ses contemporains et face à l’absurde, il reste, en plus, la foi en l’inconditionné où l’homme est plein de sens et où il prend sens257. Pour Tillich, l’amour prend le sens de ce qui pousse à la réunion de ce qui est séparé, c’est-à-dire de ce qui pousse l’être humain à se réunir avec son essence même, à savoir avec le fondement de son être258. Pour les deux penseurs, la transcendance semble donc bien pouvoir être reçue dans un élément fini, même si la référence à Dieu n’est pas mentionnée chez le philosophe français. Au-delà de ces ressemblances et en vertu de la méthode que nous avons choisie (recontextualisation avec catégorie de l’interruption) pour retrouver la spécificité chrétienne dans le dialogue, nous devons souligner les différences dans la similarité. En effet, le dialogue n’a pas pour but d’aboutir ici à un consensus, mais à mieux comprendre l’autre et à se comprendre soi-même à la lumière de ce dialogue. Dans ce cadre, les philosophies d’André Comte-Sponville et de Luc Ferry ont le mérite de faire réfléchir les chrétiens sur l’importance de soigner les relations interpersonnelles, en cultivant les vertus (au sens large) dont l’amour, et en se sentant concerné par autrui pourvu qu’il soit humain. Néanmoins, suivre les valeurs de l’humanisme laïque constitue une « impasse » pour refonder l’identité de l’école catholique, précisément parce que les valeurs et les vertus que préconise cet humanisme sont « dé-vitalisées », « dé-évangélisées » pour reprendre les termes de François Moog259. Se référant aux arguments utilisés par Henri-Jérôme Gagey dans le débat qui l’opposait à Luc Ferry, François Moog indique que le projet du philosophe consiste à vouloir « donner un avenir aux valeurs chrétiennes essentielles » mais « en dehors du christianisme »260, ce qui inconditionnellement ? Pour quoi, par exemple, seriez-vous capable de souffrir ou même de mourir ? › ». 256 À condition de ne pas identifier cette préoccupation préliminaire avec la préoccupation ultime elle-même. 257 Paul TILLICH, « Justification et doute (1919) », p. 42 : « En affirmant l’inconditionné, le je s’affirme en même temps comme plein de sens, il prend un sens ». 258 Paul TILLICH, Dynamique de la foi, p. 114 : « Seul ce à quoi il appartient en son essence et dont il est séparé en son existence concerne ultimement quelqu’un ». 259 François MOOG, À quoi sert l’école catholique ?, p. 92–98. Ici, p. 95. 260 François MOOG, À quoi sert l’école catholique ?, p. 93.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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constitue une « captation d’héritage »261 et une « réduction de l’Évangile à un humanisme moral », contraire à toute volonté d’évangélisation262. Spécifier à nouveau la distinction entre spiritualité laïque et chrétienne Par conséquent, une nouvelle fois, nous constatons donc que la recherche de sens et de transcendance peut passionner à la fois les chrétiens et les penseurs de la spiritualité laïque. Toutefois, pour respecter la discontinuité voulue par la méthode de recontextualisation, nous devons rappeler les présupposés différents des spiritualités laïque et chrétienne : – alors que les premiers revendiqueront l’autonomie de la raison, les seconds tenteront de réarticuler théonomie et autonomie ; – alors que, d’un côté, l’amour profane pour d’autres êtres humains constituera un paradigme allant jusqu’au sacrifice pour d’autres êtres, pourvu qu’ils soient humains263, de l’autre, le sacrifice du Christ sur le bois de la croix, constituera le paradigme par excellence de l’agapè n’excluant pas pour autant les chrétiens à se « sacrifier » pour d’autres humains ; – alors qu’avec le concept de « transcendance dans l’immanence » en aval et non plus en amont de la conscience, Luc Ferry tente de jeter les bases d’une spiritualité laïque, avec l’ultimate concern (et les symboles qui y sont rattachés), Tillich cherche, en plus, à garder la foi vivante et invite tout homme, à « retrouver la dimension perdue [et à] rendre à la nature comme à l’humain sa capacité d’exprimer Dieu »264 : Tillich dénonce avec force toute forme de démonisme : « l’humain » (au sens étroit du terme) ne peut pas devenir une fin en soi. Ainsi, si des espaces de discussion doivent être recherchés et promus à l’intérieur de l’école catholique en favorisant le dialogue entre le christianisme et la philo261 Henri-Jérôme GAGEY, La vérité s’accomplit (« Theologia »), Paris, Bayard, 2009. Ici, p. 189 : « Sans doute les ‹ valeurs › essentielles du christianisme ont-elles été héritées et font partie de l’air que nous respirons. Mais elles sont en train d’être ‹ reconfigurées › dans une ‹ formation spirituelle autonome › qui se tient à distance et dans une certaine contrariété vis-à-vis de la forme de vie et de l’élan spirituel qu’elles trouvaient dans leur accomplissement en JésusChrist ». 262 François MOOG, À quoi sert l’école catholique ?, p. 94–95. 263 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 125 : « Si nos concitoyens ne sont guère disposés à se sacrifier pour des valeurs « verticales », qui s’imposeraient à eux de haut en bas, comme des forces supérieures, ils semblent parfois prêts à le faire pour d’autres êtres, pourvu qu’ils soient humains ». 264 Jean RICHARD, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (III) », dans Laval théologique et philosophique, 33 (1977), p. 190–191.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

sophie spirituelle athée, dans les projets des établissements chrétiens, il semble qu’il faut aujourd’hui redoubler de vigilance pour ne pas confondre la spiritualité laïque, malgré son intérêt, avec la spiritualité chrétienne qui doit guider les pratiques dans l’école par l’agapè, la foi et l’espérance plutôt que par l’amour, la fidélité et l’action265. C’est la raison pour laquelle l’école catholique fait bien, nous semble-t-il, d’indiquer dans Mission de l’école chrétienne que « la spécificité de l’école chrétienne ne tient pas d’abord aux valeurs prônées, mais aux ressources mobilisées pour les fonder et les pratiquer, à savoir l’Évangile et les traditions éducatives qu’il a inspirées »266. Néanmoins, face à cette tentative de « captation d’héritage » de l’humanisme laïque, un tel passage mériterait d’être précisé et spécifié davantage pour éviter toute confusion et permettre l’évangélisation. 3.2.2.2 Le dialogue interreligieux Dans sa recherche sur la rencontre du christianisme avec les religions du monde, Tillich a toujours été persuadé d’inclure en même temps une réflexion sur la culture séculière. En effet, tout comme la démonisation de la révélation constitue le plus grand danger pour les religions, la culture séculière connaît elle aussi ce problème que Tillich a développé dans de longues pages sur les quasi-religions, ces formes de foi séculières qui se sont perverties : le nationalisme dans le fascisme, le socialisme dans le communisme, et l’humanisme libéral dans l’individualisme. Comme nous venons de le voir, face à la spiritualité athée, Tillich dénoncerait tout humanisme qui s’absolutiserait et perdrait la trace de son fondement. Cette lutte contre le démonisme constitue le point commun dans le dialogue interconvictionnel et interreligieux et permet d’entrer dans de véritables « dialogues de salut ». Pour ce faire, nous poursuivrons notre réflexion sur le kairos dans une optique christologique en considérant l’événement Jésus-Christ en tant que kairos central de l’histoire, comme centre et norme pour tout dialogue interconvictionnel et interreligieux dans l’école chrétienne. Après avoir actualisé et précisé la question que pose le dialogue interreligieux aujourd’hui, nous décrirons la nature de ce dialogue : sa dimension est-elle sociologique et politique ou plutôt théologique et pastorale ? Ensuite, nous déterminerons les conditions que re-

265 La Katholieke Dialoogschool rappelle l’importance de ces trois vertus théologales dans son texte de vision : « De christelijke hoop die in deze liefde en het verrijzenisgeloof ontspringt, oriënteert de school in haar doelen en werking » (cf. Didier POLLEFEYT, Jan BOUWENS en Paul VEREECKE met een bijdrage van Lieven Boeve (éd.), Katholieke Dialoogschool. Wissel op de toekomst, Antwerpen, Halewijn, 2016, p. 164). 266 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 18.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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quiert le dialogue interreligieux. Nous verrons aussi que toute étude sur la rencontre des religions nécessite comme présupposé une réflexion sur la révélation, liée à un questionnement sur le salut parce que tous deux s’enracinent dans le Christ (pour le chrétien). La christologie toute particulière de Paul Tillich qui repose sur un double paradoxe (paradoxe du Logos fait chair et paradoxe du christianisme comme religion de la révélation finale) permettra de donner de nouvelles bases pour un « dialogue créatif »267 avec les autres philosophies et les autres religions : un « dialogue de salut ». Tout ce cheminement en théologie chrétienne des religions mettra finalement en évidence le caractère dialogal du christianisme comme un critère définitionnel pour l’école. Le rôle du kairos dans le dialogue interreligieux Précédemment, nous avions discerné par le réalisme croyant deux kairoi de notre époque contemporaine dans lesquels les catholiques sont invités à agir et à s’engager aujourd’hui dans l’école : les crises écologique et religieuse. Une telle recherche initiée par Tillich lui-même consiste à discerner les signes de la transcendance dans un monde en crise : cette démarche donne une profondeur divine à l’histoire et surmonte la menace du non-sens car, selon Tillich, toute l’histoire est histoire de salut268. Pour les chrétiens, il n’y a que le Christ, en tant que centre de l’histoire, qui peut être donateur de ce sens de l’histoire en orientant le temps vers le Royaume. Le Christ, l’Être nouveau, est non seulement la dimension transcendante présente en chaque être (dimension ontologique) mais aussi la dimension transcendante présente dans l’histoire (philosophie de l’histoire) : Il est la transcendance dans l’immanence. Au lieu de fonder l’identité chrétienne sur les valeurs, le travail entamé a montré qu’il s’agissait plutôt de repérer dans l’histoire de l’humanité « les tra267 Cf. Paul TILLICH, Théologie systématique. Quatrième partie : La vie et l’Esprit, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 11 : « Une théologie qui ne traiterait pas sérieusement la critique de la religion de la pensée sécularisée et de certaines formes particulières de foi séculières, comme l’humanisme libéral, le nationalisme et le socialisme, seraient « a-kairos » ; elle passerait à côté de l’exigence du moment historique. Le développement, moins spectaculaire mais de plus en plus important, des échanges entre les religions historiques est une autre caractéristique importante de la situation présente. Il résulte, d’une part, du besoin d’opposer un front commun aux forces envahissantes de la sécularisation et, d’autre part, de la conquête des distances géographiques qui séparent les différents centres religieux. Je dois répéter encore qu’une théologie chrétienne incapable d’entrer dans un dialogue créatif avec la pensée théologique des autres religions manque une occasion historique mondiale et reste provinciale ». 268 Jean RICHARD, « Histoire et histoire du salut chez Paul Tillich », dans Laval théologique et philosophique, 67 (2011), p. 565–586.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

ces d’une présence spirituelle révélant le kairos d’une époque travaillée par l’Esprit du Christ »269. Dans cette section également, nous constaterons que suivre la direction indiquée par Tillich sur ce terrain ne consiste pas tant à établir une « théologie chrétienne des religions » qu’à construire une véritable « théologie chrétienne des kairoi de Dieu dans l’histoire des religions et des cultures »270, la culture séculière étant, au même titre que les religions, englobée dans cette lutte contre les démonismes. La démarche « kairotique » appliquée à la philosophie de l’histoire se retrouve donc également en théologie des religions. Il faut donc que « le dialogue du christianisme avec les autres religions soit un véritable kairos, susceptible de faire découvrir à chacun des interlocuteurs la profondeur d’une liberté spirituelle, façonnée par l’accueil de la diversité des voies où se révèle ‹ ce qui vient à nous de manière inconditionnée › et par la passion et le désir infinis pour l’Être nouveau qui s’y communique »271. La question du dialogue interreligieux De nos jours, beaucoup de théologiens des religions ressentent une certaine « lassitude » par rapport aux traditionnelles catégories de l’exclusivisme, de l’inclusivisme et du pluralisme272 qui avaient pourtant encore la cote il y a une vingtaine d’années. Ces grilles ont davantage laissé place aujourd’hui à l’expérience des rencontres interreligieuses en tant que telles et ont débouché plus particulièrement sur une réflexion concernant la médiation du salut. Nous pourrions tenter de re-

269 Jean-Marc AVELINE, « Philosophie de la religion et théologie de la culture. Tillich lecteur de Schelling », dans Recherches de Science Religieuse, 92 (2004), p. 459. 270 Jean-Marc AVELINE, « Philosophie de la religion et théologie de la culture. Tillich lecteur de Schelling », p. 459. 271 Jean-Marc AVELINE, L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat TillichTroeltsch (Cogitatio Fidei, 227), Paris, Les Éditions du Cerf, 2003, p. 670. 272 Michel FÉDOU, « La médiation du salut : le Christ en question ? », dans Chemins de dialogue, 51 (2018), p. 72 : « Cela tient pour une part au sentiment d’insatisfaction, sinon de lassitude, qu’ont laissé les incessantes discussions sur les catégories d’exclusivisme, d’inclusivisme et de pluralisme » ; Jean RICHARD, « Thèses pour une théologie pluraliste des religions », dans Laval théologique et philosophique, 58 (2002), p. 27–42. Ici, p. 29 : « Cette distinction tripartie éclate et demande à être dépassée ». Tillich lui-même était classé selon les spécialistes tantôt comme étant plutôt exclusiviste, parfois comme étant inclusiviste, d’autres encore le considéraient comme un pluraliste (cf. Jean-Marc AVELINE, L’enjeu christologique en théologie des religions, p. 585–599). C’est aussi la raison pour laquelle André Gounelle avait créé pour lui une nouvelle catégorie (le « pluralisme avec norme », cf. phase de décontextualisation de ce travail).

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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formuler la question de recherche de ces théologiens comme suit273 : « comment tenir ensemble l’universalité et l’unité de la médiation de salut par Jésus-Christ274 tout en reconnaissant la pluralité des religions non chrétiennes et leurs potentielles capacités à être des voies de salut ? » En théologie catholique, dans la lignée de la Déclaration Nostra Aetate (Concile Vatican II, 28 octobre 1965) qui traite des relations entre l’Église et les religions non chrétiennes275, cette réflexion est balisée par deux documents pontificaux276 : le paragraphe 5 de la lettre encyclique Redemptoris Missio (7 décembre 1990)277 et le paragraphe 14 de la déclaration Dominus Iesus (6 août 2000)278. Paul Tillich, qui développe une théologie très christologique sur ces

273 Citons d’autres reformulations de cette question de recherche : Robert COFFY, « Enjeux théologiques et pastoraux du dialogue interreligieux », dans Chemins de Dialogue, 1 (1993), p. 25 : « Comment, d’une part, confesser que le Christ est l’unique Sauveur, et d’autre part, reconnaître que les religions non chrétiennes peuvent être des voies de salut pour ceux qui les pratiquent ? » ; Michel FÉDOU, « La médiation du salut : le Christ en question ? », p. 72 : « Comment la théologie chrétienne peut-elle rendre compte de la médiation du salut d’une manière qui soit respectueuse des autres croyants en même temps que fidèle à la confession de foi christologique ? » et Dennis GIRA, « Réflexions sur Dominus Iesus », dans Transversalités, 78 (2001/2), p. 1–10. Ici, p. 6 : « Le véritable défi c’est d’expliquer comment les voies que suivent les bouddhistes, les taoïstes, les shintoïstes, les confucéens, etc., donc des voies qui ne visent pas du tout le salut tel qu’il est conçu et expérimenté dans le christianisme, comment ces voies donc peuvent jouer un rôle positif dans le processus de salut ». 274 Quelques références bibliques justifient cette unique médiation christique : 1 Tim 2, 5 : « Il n’y a qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes : un homme, le Christ Jésus » et Ac 4, 12 : « [Ce Jésus], en nul autre que lui, il n’y a de salut, car, sous le ciel, aucun autre nom n’est donné aux hommes, qui puisse nous sauver ». 275 Cf. en particulier le n°2 de cette Déclaration : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles, ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle montre et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. Toutefois, elle annonce et elle est tenue d’annoncer sans cesse le Christ qui est « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14, 6) dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses ». 276 Jean-Marc AVELINE, « L’engagement de Dieu et la mission de l’Église. L’identité chrétienne à l’épreuve de la pluralité des religions », dans Chemins de dialogue, 16 (2000), p. 17–58. Ici, p. 31–33. 277 « Le concours de médiations de types et d’ordres divers n’est pas exclu, mais celles-ci tirent leur sens et leur valeurs uniquement de celle du Christ et elles ne peuvent être considérées comme parallèles ou complémentaires ». 278 « Compte tenu de cette donnée de la foi, la théologie d’aujourd’hui, lorsqu’elle médite sur la présence d’autres expériences religieuses et sur leur signification dans le plan salvifique de Dieu, est invitée à examiner les aspects et les éléments positifs de ces religions : entrent-ils dans le plan divin du salut ? Comment ? La recherche théologique trouve dans cette réflexion un

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

questions, est aujourd’hui encore en mesure d’alimenter la recherche sur la ligne de crête qui vient d’être décrite. La nature du dialogue interreligieux À l’heure où de nombreux États tentent d’instrumentaliser les idéologies religieuses afin de garantir la dimension politique du vivre-ensemble, il semble bon de rappeler la nature profonde du dialogue interreligieux, d’en indiquer ses limites et ses ambiguïtés. Tout d’abord, Jean-Marc Aveline fait remarquer les limites du dialogue interreligieux en rappelant que « l’objectif d’un vrai ‹ dialogue › n’est que rarement atteint »279. Selon l’archevêque de Marseille, « mieux vaudrait parler, pour ne pas être trop en décalage par rapport à ce qui se vit réellement, de ‹ rencontres › ou de ‹ relations › »280. De plus, dans l’esprit de beaucoup, le dialogue interreligieux devrait favoriser la fraternité, le vivre-ensemble et la paix, les religions devenant alors vecteurs de cohésion sociale. S’il est vrai qu’il est impossible de dissocier ces éléments socio-politiques de la rencontre entre les religions et qu’une théologie politique concernant ces questions s’avère indispensable, la nature du dialogue interreligieux est avant tout théologale281 et cherche à comprendre comment les religions ouvrent à la transcendance282. Il faut en tout cas éviter toute instrumentalisation283 dans les relations entre les religions et l’État.

vaste champ de travail sous la direction du Magistère de l’Église. […] Il faut élucider le contenu de cette médiation participée, qui doit rester guidée par le principe de l’unique médiation du Christ ». 279 Jean-Marc AVELINE, « Les spécificités d’une éthique politique en contexte interreligieux », dans Chemins de Dialogue, 29 (2007), p. 71. 280 Jean-Marc AVELINE, « Les spécificités d’une éthique politique en contexte interreligieux », p. 71. 281 Christian SALENSON, « Le dialogue du salut », p. 23. 282 Jean-Marc AVELINE, « Les spécificités d’une éthique politique en contexte interreligieux », p. 72 : « On a mieux conscience aujourd’hui des ambiguïtés de cette expression [dialogue interreligieux], notamment en France et en Europe, au sens où elle désigne à la fois le rôle que les États voudraient que les religions jouent pour contribuer à la paix sociale et, ce qui est loin d’être la même chose, l’attitude que les croyants, au nom de leur foi, entendent adopter à l’égard des fidèles d’autres religions que la leur. La première acception relève d’une théorie sociopolitique des religions, la seconde d’une réflexion théologique et pastorale ». 283 Fadi DAOU et Nayla TABBARA, « La religion entre la logique de guerre et la logique de paix. Réflexions libanaises », dans Chemins de Dialogue, 28 (2006), p. 139 : « Ce envers quoi nous voulons mettre en garde, c’est plutôt l’instrumentalisation de la religion et des idéologies religieuses messianiques dans le combat politique le plus légitime fût-il ».

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Il nous semble que dans les quelques lignes qui suivent, le responsable du Département de recherches et d’études sur les religions à l’ISTR de Marseille, Christian Salenson, résume clairement les véritables enjeux du dialogue interreligieux : Les religions, ensemble, se sont reconnu une vocation commune, celle d’ouvrir l’humanité à la transcendance. La finalité du dialogue interreligieux n’est pas la paix. Certes, les religions ont une contribution originale à apporter, à tel point que la paix est inimaginable sans le dialogue entre les religions. Il n’en demeure pas moins que ce serait réducteur d’assigner au dialogue religieux cette finalité. Son but est théologique. Le dialogue interreligieux a pour finalité propre de convoquer les uns et les autres à se convertir plus résolument à l’Unique, à l’ineffable, à l’Ultime284.

Cette « conversion réciproque »285 qui consiste en une attitude spirituelle sensible à l’altérité pousse chaque partenaire de dialogue à relire sa propre tradition en vue de l’Ultime : cette caractéristique en mesure de définir le « dialogue de salut » s’inscrit bien dans la démarche de recontextualisation de la foi chrétienne que nous avions imaginée à l’entame de cette troisième partie de l’ouvrage. Les conditions du dialogue Outre les innombrables capacités (prudence, charité, amitié, service, clarté, douceur, confiance, prudence, ouverture, compréhension, écoute, respect de l’autre, accueil de sa critique, etc.) dont doivent faire preuve les partenaires de dialogue, peut-être faudrait-il reconnaître que la qualité principale de toute personne de dialogue consiste à rester en dialogue en soi-même tandis qu’elle rencontre l’autre. Tillich l’avait déjà bien perçu dans ses « Bampton Lectures » : « quand on adopte la méthode de typologie dynamique, tout dialogue entre religions s’accompagne d’un dialogue silencieux à l’intérieur des représentants de chacune d’elles »286. Toujours selon notre théologien, cette qualité d’introspection des interlocuteurs doit également s’accompagner de plusieurs présupposés au dialogue287 :

284 Christian SALENSON, Christian de Chergé. Une théologie de l’espérance, Montrouge, Bayard, 2009, p. 21. 285 Claude GEFFRÉ, « La mission comme dialogue de salut », dans Lumière et vie, 205 (1991), p. 45. 286 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 394. 287 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 397.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

reconnaître la valeur de la conviction religieuse de l’autre fondée sur une expérience de révélation, ce qui permet d’être convaincu que l’autre à quelque chose à me dire ; représenter avec conviction sa propre base religieuse car on a quelque chose de tout aussi vital à communiquer à l’autre sur le mystère qui nous habite et nous fait vivre ; chercher un terrain commun pour le dialogue et le conflit ; s’ouvrir mutuellement aux critiques dirigées contre sa propre base religieuse.

Ces conditions nécessaires pour le dialogue sont ainsi en passe d’indiquer simultanément la finalité du dialogue telle que l’entendait Tillich : la réflexion, l’approfondissement et l’autocritique interne288 de sa propre religion. En effet, « le dialogue vise à provoquer un examen de soi et une réforme. Il doit rendre chacun plus fidèle à sa révélation fondatrice, et non pas l’inciter à l’abandonner ou à la dépasser »289. La Révélation selon Paul Tillich La question du Logos Dans sa réflexion sur le dialogue interreligieux, Tillich part d’abord d’un traitement de la question de la révélation qui dépasse l’histoire d’Israël car « l’Esprit du Christ »290, sa « Présence Spirituelle », est présent activement dans l’histoire avant que le Christ ne fasse en Lui « la rencontre existentielle avec l’Être Nouveau »291. En suivant son maître Schelling, il considère qu’une préparation dynamique de la révélation se déroule à l’intérieur même de l’histoire et il réinterprète ainsi christologiquement toute l’histoire du salut, depuis la création, dans l’histoire des cultures et des religions.

288 Pour rappel, la quatrième thèse qu’André Gounelle identifiait dans l’étude des religions non chrétiennes par Paul Tillich était : « Un dialogue vivant et constructif entre les religions différentes implique que l’on reconnaisse à la fois la vérité et l’insuffisance de toute structure religieuse. Ce dialogue vise à favoriser, par l’interpellation et la confrontation mutuelles, l’autocritique interne de chaque religion ». 289 André GOUNELLE, « Paul Tillich et les religions non chrétiennes », dans Laval théologique et philosophique, 54 (1998), p. 349–366. Ici, p. 359. 290 Paul TILLICH, Théologie systématique. Quatrième partie : La vie et l’Esprit, p. 163 : « L’Esprit qui a créé le Christ en Jésus est le même Esprit que celui qui a préparé et qui continue de préparer l’humanité à la rencontre en lui avec l’Être nouveau ». 291 Paul TILLICH, Théologie systématique. Quatrième partie : La vie et l’Esprit, p. 162.

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En reprenant la théorie des semences du Verbe (Logos) de Justin Martyr et des Pères de l’Église, il affirme que des éléments partiels de la révélation se retrouvent partout dans le monde, préparant ainsi « la révélation parfaite », « la révélation finale » advenue en Jésus en tant que Christ : ces éléments constituent le Logos « cosmique » ou « naturel » de Dieu. Ce Logos universel de Dieu est devenu le Logos personnel de Dieu dans l’œuvre du Fils à la plénitude des temps : le Logos s’est fait chair et s’est manifesté dans un événement historique concret. Par son œuvre, le Fils crée une relation nouvelle de salut entre les créatures et Dieu, leur créateur, puisque le Christ est l’Être Nouveau. La définition de la révélation et de la révélation finale Si Tillich se sent en mesure de retracer une histoire du salut, il lui est impossible, par contre, d’écrire une histoire de la révélation292 « car pour nous, il n’est de révélation que ce qui vient à nous en tant que révélation »293. D’ailleurs, nous pourrions dire que sa définition de la révélation est corrélationnelle : « la révélation est l’acte dans lequel ce qui nous concerne inconditionnellement vient à nous »294. Nous retrouvons donc une dimension très ontologique de la révélation chez Tillich : cette rencontre (et non un enseignement) avec Dieu (ou le sacré) s’empare de nous et « fait irruption » en nous, elle comporte un aspect effectif et réceptif ; elle n’est pas générale mais s’adresse particulièrement à chacun295. Dans chaque révélation, Dieu tisse une relation nouvelle avec les êtres humains.

292 Pour l’analyse de ce point, nous nous baserons principalement sur ces documents : JeanMarc AVELINE, « Philosophie de la religion et théologie de la culture. Tillich lecteur de Schelling », p. 429–460 ; Jean-Marc AVELINE, L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troeltsch (Cogitatio Fidei, 227), Paris, Les Éditions du Cerf, 2003, p. 505–670 ; Jean RICHARD, « Thèses pour une théologie pluraliste des religions », p. 27–42 et André GOUNELLE, « Paul Tillich et les religions non chrétiennes », p. 349–366. 293 Paul TILLICH, Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925, traduction de Paul Asselin et de Lucien Pelletier. Introduction de Jean Richard, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/ Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1997, p. 36. 294 Paul TILLICH, Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925, p. 19. 295 Pour donner une image, André Gounelle établit la comparaison entre la révélation particulièrement adressée à chacun et une série de coups de téléphone que Dieu adresse à tous ceux / tous les groupes à qui Il se révèle (André GOUNELLE, Révélation évangélique et religions selon Paul Tillich. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://andregounelle.fr/tillich/ revelation-evangelique-et-religions-selon-paul-tillich.php).

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

En d’autres termes, même s’il est impossible de se prononcer sur les autres révélations296, Tillich reconnaît une puissance de salut dans les révélations à l’origine des autres religions. C’est la raison pour laquelle la révélation est liée au salut et que Dieu se révèle en sauvant ou qu’il sauve en se révélant297. Toutefois, à côté de ces multiples révélations de Dieu, il en est une qui est qualifiée de « parfaite » (Dogmatique, 1925 : « vollkommene Offenbarung ») ou de « finale » (Théologie systématique, 1951 : « final revelation ») : « une révélation est parfaite lorsque sa voie de salut suppose l’ébranlement de toute voie de salut »298. Cette révélation parfaite (ex. : le Christ) doit donc nier sa propre voie de salut (ex. : le christianisme) ainsi que toutes les autres voies de salut que constituent les autres structures religieuses, sans se perdre. Elle n’est pas « finale » dans le sens où elle serait la dernière mais elle est « décisive », « insurpassable » et « accomplissant tout »299. C’est que, en raison de l’idolâtrie (lorsqu’elle se substitue à la révélation) ou du démonisme (lorsqu’elle dénature la révélation), toute religion déforme sa révélation initiale. Tillich s’applique donc à trouver un critère normatif permettant de juger à la fois toutes les religions (y compris la religion chrétienne) mais aussi toutes les révélations. Ce critère sera celui de la Croix du Christ, c’est-àdire celui du renoncement ou de l’effacement de sa propre particularité (œuvre personnelle de Jésus de Nazareth) au profit de l’universalité (le service de Dieu et des autres en tant que Christ). Le salut selon Tillich Nous avions vu précédemment que l’histoire du salut se déployait dans le monde entier et que ce salut universel était destiné à tous (l’espérance chré-

296 Paul TILLICH, Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925, p. 34 : « Rien ne peut être pour nous révélation, si cela ne vient pas à nous en tant que révélation. Autrement, nous ne pouvons prendre connaissance que de révélations passées, qui ne nous concernent pas, qui ne nous sont pas adressées » et p. 36–37 : « car pour nous, il n’est de révélation que ce qui vient à nous en tant que révélation ; ce que les autres considèrent comme révélation n’est pour nous qu’une révélation possible, jamais réelle. Nous ne pouvons pas la contester, mais pas non plus l’affirmer ». 297 André GOUNELLE, « Paul Tillich et les religions non chrétiennes », p. 354. 298 Paul TILLICH, Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925, p. 46. 299 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 184: « Révélation finale » dit, cependant, plus que « dernière révélation originelle ». Ce terme désigne la révélation décisive, insurpassable, accomplissant tout, celle qui est le critère de toutes les autres [révélations]. Voilà ce que proclame le christianisme, et ce qui fonde la théologie chrétienne ».

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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tienne est bien celle d’un salut universel300, où tous ressusciteront en un seul corps). Tillich va plus loin : selon lui, l’ampleur du salut est immense301 : le salut grandit et « a la nature d’un enfant »302. Il concerne l’univers tout entier303 et englobe tout ce qui existe dans « une solidarité de tout ce qui est »304: « le salut d’une personne implique le salut du monde, et, de proche en proche, celui de l’univers tout entier »305. Comment expliquer cela ? En aiguisant son regard pour percer la surface de ce qui nous entoure (réalisme croyant), Tillich se rend compte qu’une transcendance anime les choses à chaque fois que la puissance d’être l’emporte sur le non-être : c’est cela le salut tillichien. Reste alors à définir d’où proviennent cette source et ce fondement en mesure de sauver, et de résister aux menaces du non-être. Tillich répond que c’est Dieu qui agit au travers de son « moyen », Jésus le Christ. Pour Tillich qui ne dissocie pas la révélation du salut, Jésus-Christ constitue le centre donateur de sens à l’histoire, précisément parce que le Christ, kairos central de l’histoire, est le seul en mesure d’apporter ce salut venant de Dieu: cette victoire de l’être sur le non-être n’est possible que parce que le Christ lui-même a sacrifié sa particularité historique sur la Croix pour devenir l’Être nouveau capable de communiquer cette puissance d’être à la création nouvelle (dimension cosmique et eschatologique306), aux êtres et aux choses de manière universelle.

300 1 Tim 2, 4 : « Car [Dieu] veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la vérité ». 301 Paul TILLICH, L’éternel maintenant, textes traduits et présentés par Jean-Marc Saint (L’expérience intérieure), Paris, Éditions Planète, 1969, p. 135 : « La grâce salvatrice a des degrés et des aspects innombrables ». 302 Paul TILLICH, L’être nouveau, traduit de l’anglais par Jean-Marc Saint (L’expérience intérieure), Paris, Éditions Planète, 1969, p. 132. 303 Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, p. 157: « L’humanité et les individus dépendent tellement des puissances de l’univers qu’on ne peut pas penser le salut de l’homme sans le salut de la nature et inversement ». 304 André GOUNELLE, Le salut selon Tillich. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://andregounelle.fr/tillich/le-salut-selon-tillich.php. André Gounelle cite Tillich : « Nous ne sommes pas sauvés individuellement mais unis à tous les autres et avec l’univers » (Paul TILLICH, L’éternel maintenant, p. 142). 305 André GOUNELLE, Le salut selon Tillich. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : http://andregounelle.fr/tillich/le-salut-selon-tillich.php. Nous pourrions percevoir dans le salut tillichien une notion assez proche de la « foi élémentaire » en la vie telle que décrite Christoph Theobald (cf. infra). 306 Paul TILLICH, L’être nouveau, p. 38 : « Le salut ne détruit pas la création: il transforme la vieille création en une création nouvelle ». Cf. Ap. 21, 1 : « alors j’ai vu un ciel nouveau et une

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

Dès lors, l’acte de sauver caractérise et définit même l’être de Dieu car il est à la fois le fondement et la puissance de l’être : Il guérit, libère et renouvelle l’être existant grâce à Jésus-Christ. Mieux comprendre l’être du Christ, c’est donc mieux comprendre le moyen par lequel Dieu sauve la création. Les développements qui suivent sur le paradoxe du Logos fait chair et sur le paradoxe du christianisme comme religion de la révélation finale auront donc une portée fortement christologique. Ce paradoxe christologique, à l’origine du caractère dialogal du christianisme, ne doit donc pas être évacué dans le dialogue interreligieux. Le paradoxe du « Logos fait chair » Dans les lignes qui suivent, nous tenterons d’expliquer ce paradoxe de l’affirmation johannique (Jn 1, 14) à l’aide du commentaire (chapitre V) du théologien dominicain Claude Geffré dans son essai de théologie interreligieuse, De Babel à la Pentecôte307, ainsi qu’à l’aide de l’explication de Jean-Marc Aveline dans le chapitre VI de son livre, L’enjeu christologique en théologie des religions308. Jésus-Christ, Logos personnel de Dieu, est le « Logos fait chair ». Cette expression signifie que Dieu manifeste lui-même son être dans l’existence historique humaine à travers Jésus-Christ, le paradoxe absolu, la combinaison de l’absolument concret et l’absolument universel. Pour Tillich, il s’agit là du fondement principal de la théologie chrétienne et le critère de toute théologie309. Ce paradoxe chrétien « n’est pas que l’humanité comporte en son essence l’union de Dieu et de l’homme », mais il consiste en ce que « dans une vie personnelle l’essence humaine se soit manifestée dans les conditions de l’existence sans qu’elles en aient triomphé »310. Ainsi, par son œuvre, le Christ a sauvé l’homme de l’aliénation et, en tant qu’Être Nouveau, il renouvelle la création ainsi que toute existence historique. Plus précisément, c’est lorsque le médium de la révélation sacrifie lui-même son existence historique en prenant le chemin de la Croix qu’il devient le Christ

terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés et, de mer, il n’y en a plus ». 307 Claude GEFFRÉ, De Babel à la Pentecôte. Essais de théologie interreligieuse (Cogitatio Fidei, 247), Paris, Les Éditions du Cerf, 2006, p. 81–106. 308 Jean-Marc AVELINE, L’enjeu christologique en théologie des religions, p. 505–579. 309 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 35 : « La doctrine du Logos qui pose l’identité de l’absolument concret et de l’absolument universel n’est pas une doctrine théologique parmi d’autres ; elle fournit le seul fondement possible d’une théologie chrétienne qui prétend être la théologie ». 310 Paul TILLICH, Théologie systématique. Troisième partie : L’existence et le Christ, p. 154.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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(cf. révélation « parfaite » ou « finale »)311. De cette manière, sur la Croix, Jésus de Nazareth (homme particulier) s’est sacrifié à Jésus en tant que Christ312 pour le salut de tous (symbole d’universalité). Cela confère un caractère particulier au christianisme qui peut devenir la religion de la révélation finale : le christianisme est dés-absolutisé parce que « Jésus meurt à sa particularité pour renaître en figure d’universalité, en figure de Christ »313. Claude Geffré en déduit donc : Par rapport aux débats actuels en théologie des religions, Tillich nous invite à ne pas évacuer le paradoxe christologique au profit d’un théocentrisme plus œcuménique. C’est justement en confessant Jésus comme le Christ que nous avons quelque chance d’assurer le caractère dialogal et non totalitaire du christianisme. Pour la foi chrétienne de toujours, Jésus est bien l’identification du Dieu personnel conformément à l’affirmation de Paul : « en lui habite toute la plénitude de la divinité, corporellement » (Col 2, 9). Mais cette identification paradoxale renvoie à un Dieu invisible qui échappe à toute identification314.

Remarquons que dans son développement, Tillich évite souvent de parler d’incarnation (il lui préfère le terme de « manifestation » et on pourrait plutôt parler d’une « théophanie »), de même, il ne pose pas la question de la double nature du Christ comme une question primordiale pour le christianisme. Nous verrons dans les lignes qui suivent que cette position ne sera pas partagée par des théologiens tels que Lieven Boeve. Le paradoxe du christianisme comme religion de la révélation finale et la question de l’absoluité du christianisme Nous avons donc établi ce qui constitue pour Tillich la singularité du christianisme parmi la pluralité des religions, à savoir le fait qu’il témoigne de la révélation parfaite, par la mort de Jésus de Nazareth sur la croix et par la résurrection de Jésus-Christ : « un christianisme qui n’affirme pas le sacrifice de Jésus de Nazareth à Jésus en tant que Christ, n’est qu’une religion de plus parmi beaucoup d’autres, et rien ne l’autorise à revendiquer un caractère final »315.

311 Jean-Marc AVELINE, L’enjeu christologique en théologie des religions, p. 562 et D. Mackenzie BROWN, Paul Tillich s’explique, p. 54–55 : « C’est lorsque Jésus a pris le chemin de la croix qu’il a pu devenir le Christ, mais pas avant ». 312 D. Mackenzie BROWN, Paul Tillich s’explique, p. 122: « Jésus en tant que Jésus s’est sacrifié à Jésus en tant que Christ ». 313 Claude GEFFRÉ, De Babel à la Pentecôte. Essais de théologie interreligieuse, p. 90. 314 Claude GEFFRÉ, De Babel à la Pentecôte. Essais de théologie interreligieuse, p. 91. 315 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 187.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

Jean-Marc Aveline316 montre que le concept de révélation finale constitue donc pour Tillich le critère de toute autre révélation, que ce soit dans sa Dogmatique317, tout comme dans sa Théologie systématique318 : le critère de la révélation finale consiste en ce que le médium de la révélation devienne « complètement transparent au mystère qu’il révèle »319. En poursuivant la lecture de sa Dogmatique, Tillich explique pourquoi il en est ainsi : pour éviter toute démonisation, il faut exclure toute prétention à l’inconditionnalité de la part d’une voie de salut particulière. On peut lire ce paradoxe : La révélation finale est celle dans laquelle la démonisation de la révélation est rendue impossible, par le fait que se trouve exclue toute prétention à l’inconditionnalité de la part de la voie de révélation. Mais cela doit être compris dans la voie concrète du salut, c’est-àdire que le concret et la négation du concret doivent se réaliser dans la voie du salut320.

En conséquence, cela repose, en tant que phénomène historique, la question de la relativité du christianisme parmi les religions du monde car la révélation parfaite nécessite et juge en même temps la voie de salut : « une révélation est parfaite lorsque sa voie de salut suppose l’ébranlement de toute voie de salut ». De plus, cela implique, d’après Jean-Marc Aveline, un positionnement particulier de la théologie chrétienne des religions : Une théologie chrétienne des religions, c’est-à-dire une théologie fondée sur la proclamation de l’irruption de la révélation parfaite en Jésus-Christ, ne dispose pas d’un point de vue surplombant l’histoire des religions. Toutefois, du sein même de son engagement existentiel dans l’histoire, elle peut oser parler à tout homme de ce qui le concerne inconditionnellement, dans la concrétude de la relation vivante321.

Cette problématique sur l’absoluité du christianisme constituait bien le point de départ de la réflexion de Tillich dans le débat qui l’opposait à Ernst Troeltsch (1865–1923) et Karl Barth (1886–1968) ; Tillich y propose une « nouvelle voie »322.

316 Jean-Marc AVELINE, L’enjeu christologique en théologie des religions, p. 561–562. 317 Paul TILLICH, Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925, p. 46 : « Une révélation est parfaite lorsque sa voie de salut suppose l’ébranlement de toute voie de salut ». 318 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 184: « Une révélation est finale si elle a le pouvoir de se nier elle-même sans se perdre ». 319 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 185. 320 Paul TILLICH, Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925, p. 50. 321 Jean-Marc AVELINE, « Théologie et sciences religieuses sur le pluralisme religieux », dans Laval théologique et philosophique, 58 (2002), p. 9–25. Ici, p. 22. 322 Jean-Marc AVELINE, « Évolution des problématiques en théologie des religions », dans Recherches de Science Religieuse, 94 (2006), p. 498–507 et Jean-Marc AVELINE, « Théologie et sciences religieuses sur le pluralisme religieux », p. 17–21.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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Alors que Troeltsch refusait la conception supranaturaliste du christianisme comme religion absolue sans qu’il puisse y avoir une remise en question par une confrontation méthodologique et épistémologique sérieuse avec la science historique, aboutissant ainsi à une histoire des religions ou à une philosophie des religions, et que Karl Barth pense strictement la révélation de Dieu en Christ, Tillich ose établir une véritable critique théologique de la prétention à l’absoluité du christianisme tout en développant une christologie originale : il soutient déjà à l’époque dans sa Dogmatique (1925) que Dieu se révèle dans l’histoire toute entière par le Logos et que la « Présence Spirituelle » de l’Esprit du Christ agit dans l’histoire avant même l’événement Jésus-Christ. Dans ces débats, Tillich parvient à réaliser un véritable tour de force en faisant dépendre la philosophie de la religion et la dogmatique du même objet323 : elles traitent de la préoccupation ultime, c’est-à-dire de ce qui nous concerne inconditionnellement. Ce nouveau point de départ permet d’ailleurs à notre théologien de défendre la place et la validité scientifique de la dogmatique, à côté de l’histoire324 et de la philosophie de la religion325, tout en situant la théologie dans les tensions entre l’universel et le concret, entre l’inconditionnel et l’existentiel. Dans ses rapports avec la philosophie critique des religions et avec l’histoire des religions en particulier, la théologie a pour rôle de collaborer étroitement avec ces disciplines en fournissant un discours normatif et une réflexion systématique à partir de la révélation parfaite. Cela pousse Tillich à établir ses célèbres typologies dynamiques (cf. partie II), comme préalables à sa réflexion théologique.

323 Jean-Marc AVELINE, « Théologie et sciences religieuses sur le pluralisme religieux », p. 20–21. 324 Cf. en particulier la dernière conférence de Paul Tillich à Chicago, donnée en présence de Mircea Eliade : « Peut-être avons-nous besoin d’un temps plus long et plus intense pour qu’il y ait interpénétration entre les travaux de la théologie systématique et ceux d’histoire des religions » (Paul TILLICH, « La signification de l’histoire des religions pour le théologien systématique (1965) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 462). 325 Jean-Marc AVELINE, « Théologie et sciences religieuses sur le pluralisme religieux », p. 20 : « Philosophie de la religion et dogmatique dépendent finalement toutes deux du même objet : l’inconditionné qui vient à nous. Elles ne diffèrent et n’entrent en interdépendance qu’au stade de la construction méthodologique. L’attitude de la théologie qui se place, concrètement et existentiellement, sous l’ébranlement de ce qui vient à nous, doit inspirer celle de la philosophie de la religion, sinon cette dernière manque son objet ; inversement, la méthode de la philosophie de la religion, fournissant des catégories générales qui peuvent convenir à toutes les religions, doit constituer la base du discours théologique, sinon ce dernier n’est pas scientifique ».

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

En conclusion, pour Tillich, même si le christianisme est la religion de la révélation finale, celui-ci ne peut prétendre à l’absoluité et doit s’engager dans un « dialogue créatif » avec les autres religions, non pas dans l’optique d’enrichir la plénitude de la révélation en Jésus-Christ mais parce que les autres religions ont une place dans le plan divin du salut326. En effet, malgré la spécificité du christianisme qui proclame que le démonique a été vaincu par la Croix du Christ, dans les profondeurs des autres voies de salut réside aussi une « fonction christique » permettant de compléter notre compréhension du mystère de Dieu. Cette fonction liée à l’Esprit du Christ qui opère en dehors du christianisme – puisque les autres religions manifestent aussi le Logos universel – s’exprime dans un combat permanent contre le démonique qui menace de pervertir toute révélation, que ce soit celui qui se joue à l’intérieur des religions ou celui qui se déroule à l’intérieur de la culture séculière. Ainsi, après une analyse herméneutique rigoureuse des symboles religieux (à l’aide, par exemple, des typologies dynamiques du sacré, du prophétique, de l’éthique et du mystique) qui « ne sont pas des pierres qui tombent du ciel »327, mais qui « plongent leurs racines dans la totalité de l’expérience humaine »328, il s’agit de scruter « dans les profondeurs de chaque religion concrète »329 l’expérience du sacré qui ne peut se confondre avec l’ultime (cf. principe protestant). Tout ceci fonde christologiquement la nécessité pour le christianisme de dialoguer tant avec la culture séculière qu’avec les autres religions. Le paradoxe christologique pour fonder le caractère dialogal du christianisme Le dialogue religieux ne consiste donc pas simplement à tenter de se comprendre mutuellement entre croyants de différentes religions. Il va finalement plus loin qu’une « fécondation réciproque »330 car, en présentant les profondeurs de sa propre religion, l’autre qui « représente quelque chose qui existe en moi »331 m’invite à entrer dans une démarche de conversion et de transformation en moi-

326 Jean-Marc AVELINE, « L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat TillichTroeltsch », dans Recherche de Science Religieuse, 96 (2008), p. 591–598. Ici, p. 597. 327 Paul TILLICH, « La signification de l’histoire des religions pour le théologien systématique (1965) », p. 465. 328 Paul TILLICH, « La signification de l’histoire des religions pour le théologien systématique (1965) », p. 465. 329 Paul TILLICH, « La signification de l’histoire des religions pour le théologien systématique (1965) », p. 466. 330 Jean-Marc AVELINE, L’enjeu christologique en théologie des religions, p. 568. 331 Paul TILLICH, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 438.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

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même, précisément parce que cet autre « représente quelque chose que l’on porte aussi en soi »332. Cette transformation doit pousser vers l’Être Nouveau. Dès lors, selon Tillich, la mission ne consiste donc pas à convertir au christianisme mais plutôt à conformer les partenaires de dialogue à « l’Être nouveau » apparu en Jésus-Christ, à témoigner et à vivre mutuellement de cette puissance de transformation, cette « puissance d’ébranlement et de retournement qui procède de l’irruption de la révélation parfaite »333. En entrant dans cette « communauté de conversation », les interlocuteurs s’ouvrent à une véritable liberté spirituelle, « liberté à la fois par rapport à son propre fondement et pour son propre fondement »334. Pour Tillich, c’est donc bien le paradoxe christologique de la révélation parfaite qui est à la source du fondement dialogal du christianisme. C’est également ce même critère de jugement supérieur qui unit les participants au dialogue puisque « l’essence du christianisme est […] identique à la révélation parfaite dans les religions »335. Or, rien n’indique qu’une révélation parfaite ne soit pas un jour découverte aussi dans une autre religion. Avant de revenir plus concrètement à l’école catholique et à son identité que nous voulons dialogale au sens de Paul Tillich, nous proposons de donner les derniers mots de cette section à Jean-Marc Aveline qui résume très justement le travail de Tillich sur la rencontre des religions336 : La profondeur, qui fonde une unité dialectique entre les religions, incluant la culture séculière, l’irruption, qui détermine un critère supérieur de jugement, valable pour toutes les religions, y compris pour le christianisme, la transformation dans le dialogue, qui est la tâche des missions dans la participation à la puissance spirituelle de l’Être nouveau apparu en Jésus-Christ : tels sont, en définitive, les trois termes autour desquels se déploie la proposition de Tillich pour penser théologiquement la rencontre du christianisme avec les religions et les quasi-religions séculières.

Quelques pistes pour avancer vers une « école de dialogue » Dans la première partie de cette étude (phase de contextualisation), nous avions mis en évidence dans les résultats de l’enquête du CRER que, pour beaucoup de jeunes (43,5% d’avis positifs), toutes les religions se valaient, cette pro332 Paul TILLICH, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions mondiales (1963) », p. 439. 333 Jean-Marc AVELINE, L’enjeu christologique en théologie des religions, p. 572. 334 Paul TILLICH, « La signification de l’histoire des religions pour le théologien systématique (1965) », p. 466. 335 Paul TILLICH, Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925, p. 54. 336 Jean-Marc AVELINE, L’enjeu christologique en théologie des religions, p. 573.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

position ayant recueilli la plus grande approbation par rapport à la recherche de vérité par le dialogue entre les religions et les convictions (31,7% d’avis positifs). Pourtant, lorsque l’on disserte sur l’identité chrétienne de l’école, l’apport de la réflexion de Tillich sur le dialogue interreligieux montre la nécessité du dialogue afin de retrouver la spécificité du christianisme au sein de la multitude des convictions et des religions différentes. Un grand chantier s’annonce donc dans ce domaine pour l’école catholique. Ce travail remettant le dialogue au cœur de l’école pour refonder l’identité des établissements a déjà débuté concrètement dans la Katholieke Dialoogschool (comme nous avons déjà pu nous en rendre compte337) depuis que son texte de mission et son projet pédagogique ont été approuvés par le Conseil d’Administration de l’Enseignement catholique en Flandre en 2015 (nous avons vu que la réflexion sur une école catholique de dialogue apparaissait déjà une quinzaine d’années plus tôt chez Lieven Boeve). Ce projet propose aux écoles de redécouvrir leur propre identité en s’ouvrant au dialogue, tout en y introduisant la particularité de la voix chrétienne dans cette conversation338. Pour ce faire, afin de renouer avec son identité qui est dialogale, l’école doit savoir pour quoi elle s’engage dans un tel dialogue et doit se rappeler d’où provient cette identité dialogale339. Les éléments présentés ci-dessus dans l’étude du dialogue interreligieux selon Paul Tillich permettent justement de mieux comprendre l’importance ainsi que les origines de cette identité dialogale qui a toute sa pertinence aujourd’hui dans les classes pluriculturelles et plurireligieuses que nous connaissons dans les écoles catholiques belges, qu’elles soient néerlandophones ou francophones. Les chrétiens s’engagent dans le dialogue comme un « appel à la conversion » parce qu’il est un des lieux de la révélation340. La réflexion menée en Flandre dans « l’école catholique du dialogue » mérite donc d’être approfondie ici, tout en étant étudiée avec les apports de Paul Tillich sur le dialogue interreligieux. Cette mise en perspective constituera une base so-

337 Cf. modèle de « l’école catholique du dialogue » présenté brièvement en phase de contextualisation. 338 Lieven BOEVE, “Faith in dialogue : the Christian voice in the catholic dialogue school”, dans International Studies in Catholic Education, 11 (2019), p. 37–50. Ici, p. 37: « Rather than choosing between either catholic identity, or openness to otherness, the dialogue with the other stirs the (re)discovery of one’s own identity, and opens up the room to introduce once again the Christian voice within the conversation ». 339 Cf. Lieven BOEVE, « La théologie aux marges et aux carrefours. Théologie, Église, université, société », dans Revue théologique de Louvain, 44 (2013), p. 410–411. 340 Jean-Marc AVELINE, « Penser la foi au cœur de la rencontre », dans Chemins de Dialogue, 4 (1994), p. 206 : « Le dialogue, occasion de l’épreuve, appel à la conversion, est le lieu de la révélation : on découvre Dieu dans la rencontre qu’il suscite ».

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

321

lide en faveur d’une identité dialogale de l’école chrétienne et montrera qu’il est possible non seulement d’envisager mais aussi de mettre en œuvre très concrètement un tel projet dans les écoles catholiques. Le contexte et la déclaration de mission de la Katholieke Dialoogschool Comme cela a déjà été présenté précédemment, nous ne reviendrons que très brièvement sur l’analyse contextuelle341 ayant débouché au texte de mission de la Katholieke Dialoogschool. La société belge étant devenue post-chrétienne et post-séculière, nous avons assisté à un changement de perspective du point de vue religieux : nous ne pouvons plus analyser notre société comme un continuum allant de catholiques pratiquants à humanistes athées. Au contraire, nous sommes confrontés à un champ pluriel de positions religieuses, toutes en interaction les unes avec les autres. De plus, dans cette analyse, on constate un pluralisme à l’intérieur de chaque conviction, plus personne ne pouvant se déclarer neutre. Au lieu de poursuivre un projet sur base des valeurs (chrétiennes ?), les responsables flamands de l’école catholique ont vu dans la pluralité et l’ouverture aux autres convictions une chance pour reconstruire l’identité de leur école, que ce soit pédagogiquement, par des démarches favorisant le vivre-ensemble, ou théologiquement, en considérant le dialogue comme le lieu pour re-trouver Dieu, pour redécouvrir la foi chrétienne sous un jour nouveau. La déclaration de mission de l’école catholique du dialogue en Flandre, assez brève, comporte une introduction, une conclusion et trois sections principales342. Dans la première de ces sections, la Katholieke Dialoogschool est tout d’abord décrite comme une « école » offrant une grande qualité éducative. Elle s’engage à faire découvrir le monde aux élèves, à prendre soin de leurs talents tout en leur permettant d’acquérir de nouvelles compétences. Ensuite, la seconde section développe la perspective de « l’école catholique » qui s’enracine dans les trois vertus théologales (foi, charité et espérance). Enfin, le paragraphe suivant consacré à « l’école catholique de dialogue » convoque tous les membres de l’école, quelles que soient leurs convictions (chrétiens, musulmans, juifs, croyants, non-croyants, etc.), à entrer en dialogue les uns avec les autres sur les questions du sens : signification de l’être humain, de la vie et du vivreensemble. La conversation est ici reconnue comme ce qui permet de former sa

341 Lieven BOEVE, “Faith in dialogue : the Christian voice in the catholic dialogue school”, p. 39–44. 342 Lieven BOEVE, “Faith in dialogue : the Christian voice in the catholic dialogue school”, p. 38–39.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

propre identité et d’introduire la voix chrétienne dans le débat sur ces questions. Ce dialogue permet aussi de porter un regard neuf sur l’identité de l’école catholique par le travail de recontextualisation : « Throughout the dialogue the catholic dialogue school enriches itself and is also called to recontextualise its Chirstian inspiration in the contempory context »343. Le dialogue catholique dans Dei Verbum, un concept non neutre Théologiquement, afin de justifier l’engagement de l’école dans le dialogue, Lieven Boeve a recours à la Constitution dogmatique sur la Révélation, Dei Verbum : « Dieu révèle Dieu lui-même à travers le dialogue avec les êtres humains dans l’histoire et dans le monde »344. De son analyse, il conclut que le dialogue entre Dieu et les hommes ne s’arrêtera jamais345 et que s’engager dans le dialogue constitue donc une « nécessité théologique » pour notre temps parce que Dieu peut encore se révéler aujourd’hui346. De plus, anthropologiquement, il souligne le fait que les catholiques considèrent la foi comme une réponse à la révélation ce qui implique une anthropologie véritablement relationnelle : dès notre conception, nous sommes impliqués dans le dialogue avec l’autre/l’Autre. Enfin, dans son argumentation, Lieven Boeve souligne aussi très souvent l’importance primordiale de l’incarnation347 pour la foi chrétienne qui constitue une différence décisive par rapport aux autres religions : « la reconnaissance

343 Lieven BOEVE, “Faith in dialogue : the Christian voice in the catholic dialogue school”, p. 39. 344 Lieven BOEVE, “Faith in dialogue : the Christian voice in the catholic dialogue school”, p. 44. Cf. également le chapitre 1 de Lieven BOEVE, Theology on the Crossroads of University, Church and Society: Dialogue, Difference and Catholic Identity, London, Bloomsbury T&T Clark, 2016, p. 19: « Revelation does not primarily concern content (revelata) but the event itself of God’s self-revelation in Christ and the Spirit. Revelation is primarily about the encounter between God and humanity in history, which becomes salvation history, and culminates in the Incarnation of the Word in Jesus Christ. It is the transmission then of this revelation by the apostles and their successors which constitutes the basis for the revelatory nature of scripture and tradition ». 345 Lieven BOEVE, Theology on the Crossroads of University, Church and Society: Dialogue, Difference and Catholic Identity, p. 24: « The dialogue will never end ». 346 Lieven BOEVE, “Faith in dialogue : the Christian voice in the catholic dialogue school”, p. 45: « Seen from the perspective of such an understanding of Christian faith, dialogue for Christians is not only just a pedagogical or anthropological opportunity, but also a theological necessity. Because it is through dialogue with concrete people in concrete histories that God reveals Godself – potentially also now ». 347 Lieven BOEVE, God Interrupts History, p. 175–178.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

323

d’un Autre/autre qui s’efforce à rencontrer son peuple dans l’histoire »348. En mettant en place le projet de l’école catholique du dialogue, les rédacteurs espèrent enfin, sur base de cette réflexion théologique, que les chrétiens deviennent de meilleurs chrétiens parce qu’ils seront des chrétiens plus réflexifs, tout comme les musulmans, les juifs, les athées, etc. deviendront « meilleurs » dans leurs convictions en raison de cette même réflexivité à développer et à acquérir349. Enfin, cette démarche dialogale qui s’applique à tous les membres de l’école permettra aux chrétiens, non seulement d’aller vers la (re-)découverte de leur propre foi, mais devrait également leur fournir les clés pour recontextualiser la tradition chrétienne dans le contexte contemporain. Évaluation critique et perspectives communes Le rapprochement de la pensée de Lieven Boeve et de Paul Tillich sur la question du dialogue interreligieux s’avère particulièrement intéressante. En effet, si les fondements et les approches diffèrent entre les deux théologiens, un même but semble les réunir : assurer la nécessité théologique du dialogue comme fondatrice de l’identité chrétienne et recontextualiser celle-ci à la lumière de ce dialogue. Nous identifions tout de même trois différences majeures entre les deux systèmes de pensée : – Lorsqu’il aborde la question du dialogue interreligieux, Paul Tillich insiste très souvent pour prendre en compte la culture séculière (transcendance dans l’immanence, etc.). Il entre en dialogue avec elle au même titre qu’avec les autres religions en raison de la lutte commune contre la démonisation. Sa réflexion s’avère particulièrement intéressante dans le contexte de nos écoles francophones où davantage de jeunes se reconnaissent comme athées ou agnostiques plutôt que comme autrement croyants (cf. tableaux de l’enquête du CRER, partie I, question 66). De plus, Tillich propose « la préoccupation ultime » et la théonomie comme terrains de dialogue commun à tous, croyants ou non-croyants ; – Tandis que les deux théologiens développent une argumentation très christologique centrée sur la question de la révélation, Lieven Boeve insiste davantage sur l’incarnation de Jésus-Christ alors que Paul Tillich parle plutôt de la venue du Christ en tant que « manifestation » du Logos. De plus, une spécificité dans le système tillichien consiste à encourager, en somme, un

348 Lieven BOEVE, “Faith in dialogue: the Christian voice in the catholic dialogue school”, p. 45. 349 Lieven BOEVE, “Faith in dialogue : the Christian voice in the catholic dialogue school”, p. 47.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

dialogue allant « de révélation à révélation » (plutôt que « de religion à religion »), en passant par le paradoxe du christianisme comme religion de la révélation finale. À l’heure où les fondamentalismes véhiculent des croyances sans utiliser la raison, le fait de rendre chacun plus fidèle à sa révélation fondatrice (et non pas à sa religion) constitue une piste intéressante : un travail critique de déconstruction par rapport à la structure religieuse qui doit s’accompagner d’un travail tout aussi critique de reconstruction par rapport à la question de la révélation. Quoi qu’il en soit, et le théologien flamand et le théologien germano-américain cherchent à faire entendre la spécificité de la voix chrétienne parmi la pluralité des convictions, ce qui est propice à la redécouverte de l’identité chrétienne dans notre contexte; Avec sa vision théologique du dialogue inspirée de Dei Verbum et à partir du constat d’une radicale pluralisation (qui ne passe donc pas, comme Tillich, par la prémisse d’une ontologie qui serait finalement unificatrice), le professeur Boeve défend une vision anthropologique de la relation démontrant que chacun est déjà engagé dans le dialogue. De plus, il insiste particulièrement sur l’importance de la différence et de l’altérité : le dialogue n’est donc pas chez lui un kairos, mais plutôt une méthode où il s’agit d’apprendre à partir de la différence. De son côté, Paul Tillich défend une approche plus ontologique en orientant les partenaires de dialogue vers la recherche de l’Être nouveau dans une approche plus cosmique du salut, à chaque fois que l’être l’emporte sur le non-être. Cette orientation plus ontologique et plus cosmique offre aussi des pistes de réflexion intéressantes par rapport au kairos écologique que nous avions présenté préalablement. Pour rappel, chez Tillich, « il n’y a pas de salut de l’homme sans le salut de la nature, car l’homme est dans la nature et la nature est dans l’homme »350.

Ainsi, des oppositions existent dans les deux systèmes de pensée et ne doivent pas être minimisées. Certains éléments divergents pourraient-ils être complémentaires ? En tout cas, un objectif commun se retrouve dans les deux systèmes théologiques : avec la rencontre interreligieuse, l’importance d’entrer en dialogue avec soi-même pour mieux comprendre et pour mieux évaluer sa propre tradition religieuse. Cette démarche permet d’apprendre à partir de la différence. Il ne s’agit donc pas de proposer dans les écoles des animations pastorales sur la spiritualité ou sur l’intériorité déracinées de tout contexte. Au contraire, l’éducation au dialogue interreligieux doit amener chacun à redécouvrir, à partir de

350 Paul TILLICH, « ‹ La nature aussi pleure un bien perdu › », p. 105.

3.2 La question de l’identité de l’école catholique

325

sa propre révélation, sa véritable identité afin de devenir de meilleurs chrétiens, de meilleurs musulmans, etc. Il ne s’agit donc pas de convertir, mais de devenir chacun plus réflexif par rapport à sa révélation fondatrice. Pour les chrétiens, ce dialogue constitue une opportunité à saisir et une nécessité afin de recontextualiser le christianisme dans la société contemporaine. 3.2.2.3 Conclusions Au terme de cette phase de recherche sur l’identité chrétienne de l’école catholique, nous confirmons donc les deux orientations principales découvertes pour notre contexte belge francophone : – d’une part, l’identité chrétienne doit mobiliser les équipes pastorales dans un engagement actif vers les kairoi de notre temps, non pas en raison de valeurs communes, mais en raison de la foi chrétienne recontextualisée dans ces kairoi (écologique, religieux, etc.)351 ; – d’autre part, il s’agit pour l’école chrétienne d’oser les rencontres interconvictionnelles et interreligieuses, non pas au nom du vivre-ensemble ou d’une quelconque instrumentalisation politique, mais pour retrouver sa spécificité au sein de la pluralité actuelle. Plusieurs conséquences découlent de ces deux orientations, dont celles d’envisager des modèles pastoraux plus « dialogaux » dans la dernière section de ce travail. Nous travaillerons au service des personnes qui fréquentent l’école catholique en identifiant des tâches spécifiques pour les trois groupes suivants : l’ensemble des membres de la communauté éducative, l’équipe de pastorale scolaire remise au cœur du projet chrétien de l’école, et enfin, les services d’Église dans des liens à redéfinir entre les pastorales des jeunes et la pastorale scolaire.

351 Nous avons identifié ces deux kairoi de « l’écologie intégrale » et de « la liberté religieuse ». Avec le discernement nécessaire et en fonction du contexte changeant, d’autres kairoi pourraient survenir et la tâche des équipes pastorales dans l’école catholique consisterait là aussi à agir dans ces nouveaux kairoi pour apporter la voix chrétienne dans la société (ad extra), tout en continuant à recontextualiser continuellement son identité (ad intra).

326

Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

3.3 Des « modèles pastoraux » Dans la dernière partie de ce travail, nous suggérons que différents « modèles pastoraux » précisés ci-après devraient s’appliquer à trois groupes spécifiques : l’ensemble de la communauté éducative, l’équipe de pastorale scolaire (dans les écoles) et les services d’Église (rapports entre la pastorale scolaire diocésaine ou congréganiste et les pastorales des jeunes). Nous voulons toutefois signifier ici, en toute modestie, que ces trois modèles ne sont que de « simples orientations » : il appartient donc à chacun (équipe éducative, équipe pastorale, service diocésain) de se réapproprier plus concrètement ces suggestions. Cette remarque étant faite, il s’agira dans ces trois sections de concevoir comment nous pourrions tirer des conséquences très pratiques pour la pastorale, non seulement à partir de la méthodologie choisie (« recontextualisation » ou « corrélation post-moderne ») mais aussi à partir des enseignements liés à l’étude sur l’identité chrétienne de l’école. Pour ce faire, nous continuerons à mettre les apports de Tillich en dialogue avec d’autres penseurs.

3.3.1 Pour tous les membres de la communauté éducative Dans ce chapitre, nous chercherons tout d’abord à savoir quelle devrait être l’attitude, -voire l’engagement-, de tous ceux qui côtoient l’école catholique, de près comme de loin. Ce modèle s’applique donc en premier lieu aux élèves, aux professeurs, aux éducateurs, aux directions mais peut aussi s’étendre de manière plus large à tous ceux qui gravitent autour de l’école (parents, personnel administratif, auxiliaires, etc.). 3.3.1.1 Il ne s’agit plus d’adhérer aux valeurs Pour rester en cohérence avec le travail qui a été mené plus haut, nous devons ici introduire une rupture nette par rapport au système des valeurs quand on souhaite définir l’identité catholique d’un établissement. Lorsque nous reprenons notre texte de référence pour l’enseignement catholique, Mission de l’école chrétienne, nous y lisons encore (dans les trois premières versions) que tous « seront invités au moins à partager les valeurs qui inspirent l’action de l’école »352.

352 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 1e éd., p. 6 ; SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd., p. 23 et SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 3e éd., p. 23 : « L’école chrétienne accueille volontiers [celles et] ceux qui se présentent à elle ; elle leur fait connaître son projet, pour qu’ils la choisissent en connaissance de cause : chrétiens et fidèles d’autres religions, croyants

3.3 Des « modèles pastoraux »

327

Or, nous avons vu à quel point ce système basé sur les valeurs est contreproductif, la référence aux valeurs humaines et chrétiennes ayant donné l’illusion d’une synthèse possible. D’ailleurs, à l’heure actuelle, au moment de travailler sur leur plan de pilotage pour un enseignement d’excellence, les acteurs de l’école catholique peinent à établir le lien entre les valeurs qui les font vivre personnellement et celles qui étaient à l’origine, au départ de l’inspiration fondatrice de leur réseau ou de leur congrégation, preuve que la méthode de recontextualisation n’a pas encore vraiment fait son chemin du côté francophone. Ce système basé sur les valeurs et oubliant l’aspect théologal ne fonctionne donc plus. Faut-il pour autant dissoudre le caractère convictionnel de l’école catholique au nom de la neutralité, en vue d’un réseau unique ? Nous ne le pensons pas. L’intérêt pour les questions culturelles et religieuses qui devrait être inhérent à toutes les écoles catholiques encourage au contraire à vivre dans ces établissements une citoyenneté qui intègre véritablement les questions spirituelles et religieuses. Dès lors, même si la neutralité ne s’applique pas de manière identique à l’enseignement confessionnel et aux écoles neutres ou réputées neutres (cf. les décrets de 1994 et de 2003 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté), les écoles catholiques doivent toutefois tenir compte de l’obligation de respecter les convictions des parents et des élèves. Il est en effet de leur devoir d’observer et de promouvoir les droits de l’homme dans leur établissement. En même temps, pourvu que cette condition du respect des convictions soit rencontrée, on pourrait considérer que le statut particulier de l’enseignement catholique (non neutre, donc) soit une chance pour élaborer ce « laboratoire » interculturel et interreligieux évoqué dans le document de la Congrégation pour l’éducation catholique, Éduquer au dialogue interculturel dans l’école catholique. Une manière de respecter ces convictions serait justement de permettre à chacun de s’exprimer sur ses croyances en encourageant la création d’espaces de parole au sein de l’école pour que tous puissent dialoguer sur les questions philosophiques et religieuses. Cela semble plus respectueux que l’obligation d’adhérer aux valeurs de l’établissement. D’ailleurs, l’école catholique ne devrait pas avoir peur de ce défi. En ouvrant le débat, au lieu de le réduire à des valeurs qui ne font finalement pas consensus et qui érodent son identité,

et non-croyants, chrétiens différents dans leur sentiment d’appartenance à la foi et à l’Église. Sans être nécessairement de la même communauté de foi, ils seront invités au moins à partager les valeurs qui inspirent l’action de l’école. L’école chrétienne traite [celles et] ceux qu’elle accueille dans le plus grand respect de leur liberté de conscience en s’interdisant toute manipulation ou violence morale ».

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

l’école catholique pourrait permettre un véritable débat citoyen en incluant les aspects liés au religieux : tous pourraient y gagner. 3.3.1.2 Avant de « proposer la foi », il s’agit avant tout de « dialoguer » Dans la phase de contextualisation (partie historique sur la pastorale scolaire), nous avions remarqué que le concept de « proposition de la foi » était central dans les années 2000–2010. Pour rappel, le document de la CIPS, Bonne nouvelle à l’école, reste aujourd’hui encore la référence officielle en matière de pastorale scolaire, même s’il date de 2005. Ce texte officiel définissait la proposition de la foi en ces termes : « la proposition de la foi a du sens dans la mesure où elle rejoint les personnes là où elles sont »353. Elle revient pratiquement à « proposer des moments et des lieux qui offrent à tous les membres de la communauté scolaire (enfants, jeunes et adultes) l’opportunité d’être touchés, dans leur cheminement, par des expériences vivifiantes de l’amour premier, inconditionnel et désintéressé du Dieu de Jésus-Christ »354. Ce concept mérite d’être repensé si l’école catholique veut mettre la dimension dialogale au cœur de son identité. Après avoir exposé les origines de cette « proposition de la foi », nous montrerons pourquoi le dialogue est mieux adapté aujourd’hui à la dimension missionnaire de l’Église. La « proposition de la foi » consistait en fait en une « nouvelle évangélisation » où il fallait penser la nouveauté dans les pratiques et dans les dispositifs en place pour la socialisation religieuse355. Henri-Jérôme Gagey indique que cette expression (« proposer la foi ») est équivalente à « partager l’Évangile » et qu’elle provient de documents officiels rédigés par les évêques de France et du Québec : pour « proposer la foi », les Églises devaient développer une nouvelle attitude dans la manière d’évangéliser des sociétés en situation de post-chrétienté356. Il s’agissait d’une « nouvelle évangélisation » qui « n’omet[tait] pas le détail évangélique » tout en le plaçant dans « la dimension de l’existence humaine »357. En

353 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 9. 354 CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 9. 355 Gilles ROUTHIER, « Une nouvelle donne en pastorale de la jeunesse », dans Lumen Vitae, 61 (2006), p. 139. Pour cette section, il convient aussi de se référer à Arnaud JOIN-LAMBERT, Entrer en théologie pratique, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2018, notamment p. 131–134. 356 Henri-Jérôme GAGEY, « Proposer la foi, partager l’Évangile », dans Gilles ROUTHIER et Marcel VIAU (éd.), Précis de théologie pratique (Théologies pratiques), 2e éd., Bruxelles/Montréal/ Ivry-sur-Seine, Lumen Vitae/Novalis/Les Éditions de l’Atelier, 2007, p. 307–320. Ici, p. 307. 357 Henri-Jérôme GAGEY, « Proposer la foi, partager l’Évangile », p. 318.

3.3 Des « modèles pastoraux »

329

effet, « proposer la foi, c’est […] proposer des ressources pour vivre en faisant face aux énigmes de l’existence »358. Mgr Claude Dagens qui, à partir de mars 1994, à la demande de la Conférence des évêques français, a coordonné le travail sur la place de l’Église dans la société française de son temps, a particulièrement bien expliqué le sens de ce projet dans l’article « Proposer la foi dans la société actuelle »359. La visée de l’évêque émérite d’Angoulême, membre de l’Académie française, était alors d’avancer dans la foi tout en osant regarder l’humanité fragile de la société qu’il a face à lui360, tout en vivant la foi comme une expérience humaine et spirituelle. Cette nouvelle forme d’évangélisation nécessitait des conversions profondes pour les catholiques non seulement dans la manière de vivre leur foi mais aussi dans la façon de comprendre le rapport entre l’Église et la société : il fallait pour eux qu’ils puissent exprimer leur liberté humaine au sein de l’Église et de la société361. De cette manière, un ressourcement de l’Église et de la foi devenait possible. Et c’est dans la participation à la société laïque que la proposition de la foi allait pouvoir se vivre de l’intérieur. Ainsi, « le respect de la personne humaine » et « le souci de la justice pour tous » pouvaient être des soucis communs aux chrétiens et à la société. La proposition de la foi consistait donc à toucher « l’existence humaine, elle-même, dans sa profondeur »362 au travers des questions existentielles que nous partageons tous : « c’est la grammaire élémentaire de l’existence humaine qui est mise en question »363. Dès lors, il convenait de « proposer la foi sur ce terrain de notre humanité profonde, qui est inséparable de la vie sociale, là où s’aggravent les fractures et les cassures »364 parce que l’Église avait « quelque chose d’original à dire au sujet de l’être humain, [parce que] sa Parole porte […] sur l’essentiel ». Les défis pour la proposition de la foi consistaient donc à défendre la dignité de chaque femme et de chaque homme, et d’éveiller en elle ou en lui cette transcendance présente au plus profond de son être. Cette « nouvelle évangélisation » demandait donc de parler d’humanité, de prendre soin de chaque être 358 Henri-Jérôme GAGEY, « Proposer la foi, partager l’Évangile », p. 319. 359 Claude DAGENS, « Proposer la foi dans la société actuelle. Un projet pour l’Église au seuil du XXIe siècle », dans Nouvelle Revue Théologique, 121 (1999), p. 372–385. Cf. aussi : CONFÉRENCE DES ÉVÊQUES DE FRANCE, Proposer la foi dans la société actuelle. Lettre aux catholiques de France, Paris, Les Éditions du Cerf, 1994. 360 Claude DAGENS, « Proposer la foi dans la société actuelle », p. 372. 361 Claude DAGENS, « Proposer la foi dans la société actuelle », p. 373–375. 362 Claude DAGENS, « Proposer la foi dans la société actuelle », p. 380. 363 Claude DAGENS, « Proposer la foi dans la société actuelle », p. 380. 364 Claude DAGENS, « Proposer la foi dans la société actuelle », p. 381.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

humain, en commençant par celui qui est blessé (Lc 10, 29–37) ou celui qui est dans le besoin (cf. Mt 25, 35–36)365. Malgré l’importance de réveiller la transcendance en chaque personne sur base de sa profonde humanité, l’un des premiers soucis de la proposition de la foi dans le contexte actuel provient de l’asymétrie dans la dynamique mise en place : en effet, dans une pastorale plus dialogale, avant de proposer la foi, il s’agirait d’abord d’être attentif pour entendre ce que l’autre a à me dire366 et à m’apprendre. De plus, en relisant les origines de cette intuition, malgré un ancrage évangélique assez remarquable, on perçoit à quel point on reste dans cette correspondance entre ce qui est « pleinement humain » et ce qui est « pleinement chrétien », en insistant par exemple sur la dignité de chaque personne. On conserve donc ici un modèle de corrélation proche de celui d’Edward Schillebeeckx, une logique insistant sur la continuité au lieu d’introduire l’interruption par le dialogue et la recontextualisation nécessaires. Enfin, et c’est peut-être là sa principale limite, la proposition de la foi ne prend pas réellement en compte la pluralité des convictions actuelles : elle opère davantage comme si la société était sécularisée367 alors que nous avons montré avec les travaux de Lieven Boeve que la post-modernité est davantage caractérisée par la pluralisation que par la sécularisation. Pour toutes ces raisons, cette approche de la « proposition de la foi » semble moins appropriée pour notre contexte. Comme l’indique le professeur Henri Derroitte368, avant de proposer, ou plus exactement, avant de dialoguer, il s’agit d’instaurer un « dialogue amical » et de savoir écouter ce qui fait vivre l’autre (cf. le cheminement des disciples d’Emmaüs). À une époque de changements – ou « à un changement d’époque » pour reprendre l’expression du pape François, les multiples crises que nous connaissons constituent donc autant d’opportunités pour repenser l’Église et sa mission d’évangélisation369. D’après le pape François, le seul antidote à ces multiples crises,

365 Claude DAGENS, « Proposer la foi dans la société actuelle », p. 382–383. 366 Henri DERROITTE : Pastorale : proposer la foi ?, p. 7 : « D’autres chrétiens, échaudés sans doute par un zèle parfois trop ardent, craignent que la logique de la proposition monopolise la parole chez celui qui propose avec le risque de ne pas prendre le temps d’entendre la consistance de l’itinéraire existentiel des destinataires ». En ligne, page consultée le 21 février 2022 : www.lumenonline.net/courses/OG/document/13.Pastorale._Proposer_la_foi.doc?cidReq=OG . 367 Henri DERROITTE : Pastorale : proposer la foi ?, p. 7 : « Une logique de proposition consent […] à s’inscrire à l’intérieur d’une société laïque ». 368 Henri DERROITTE : Pastorale : proposer la foi ?, p. 8. 369 Agnès DESMAZIÈRES, Le dialogue pour surmonter la crise. Le pari réformateur du pape François, Paris, Éditions Salvator, 2019, p. 72.

3.3 Des « modèles pastoraux »

331

c’est la culture du dialogue et de la rencontre370, que ce soit dans l’Église – pourvu que celle-ci retrouve la dynamique synodale, en développant le principe de coresponsabilité plutôt que celui de déresponsabilisation -371, mais aussi dans le monde, grâce à des disciples-missionnaires prêts à aller à la rencontre des autres, jusqu’aux périphéries, tout en étant convaincus qu’ils ont autant à donner qu’à recevoir de ces personnes a priori « extérieures à l’Église » (cf. le concept tillichien d’ « Église latente »). Pour les chrétiens, avant de proposer la foi chrétienne, il s’agit surtout avant cela, d’écouter les préoccupations profondes de son interlocuteur et de dialoguer avec lui en tenant compte du vécu et de l’expérience de chacun. Il s’agit aussi de partir du postulat que l’autre a également quelque chose à m’apprendre. En effet, dans une société où chacun revendique le droit de donner le sens qu’il entend à sa propre vie (cf. les enseignements de l’enquête du CRER) et où le christianisme est minoritaire, « en situation de diaspora » pour reprendre l’expression de Karl Rahner et de Christoph Theobald372, le modèle du dialogue semble répondre le mieux à la mission évangélisatrice de l’Église, et ce, même dans l’école catholique. Nous pouvons même affirmer, à la suite de Nancy Walbank qui a réalisé une thèse sur la nature des écoles catholiques dans le nord-ouest de l’Angleterre, que le dialogue interreligieux constitue aujourd’hui une part importante du travail d’évangélisation. Pour cela, il faudrait que les personnes engagées dans les écoles catholiques – et dans la pastorale scolaire en particulier – soient bien outillées pour aborder le dialogue, qu’elles comprennent et qu’elles connaissent le mieux possible les pratiques susceptibles de favoriser un dialogue constructif entre tous373. Sans oublier les conditions nécessaires pour instaurer le dialogue dans un espace citoyen (réflexivité, modération, vocabulaire religieux approprié, etc.), nous pouvons soutenir que de nombreux éléments374

370 Agnès DESMAZIÈRES, Le dialogue pour surmonter la crise, p. 76–77. 371 Agnès DESMAZIÈRES, Le dialogue pour surmonter la crise, p. 75 et 187. 372 Nous développerons plus loin cette expression de Christoph Theobald dans la partie consacrée à l’équipe pastorale. 373 Nancy WALBANK, “What Makes a School Catholic?”, dans British Journal of Religious Education, 34 (2012), p. 169–181. Ici, p. 177–178: « Dialogue can be seen as part of a process of evangelisation and a way of helping individuals develop a better understanding of their own beliefs. I would argue that it is not the presence of those who believe differently that poses a threat that potentially undermines faith but a lack of understanding and knowledge of how to approach interreligious dialogue constructively ». 374 Rappelons notamment : remonter et rechercher la révélation à la base de chaque religion, distinguer la révélation de la religion, soumettre les structures religieuses à la critique afin de favoriser l’autocritique interne de chaque religion, transcender les symboles pour aller en pro-

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

provenant de l’étude tillichienne sur la rencontre interreligieuse peuvent les y aider. Comme mots d’ordre, nous pourrions rappeler d’une part, l’importance que chaque interlocuteur reste en dialogue avec lui-même dans le cadre du dialogue interreligieux (cf. « Bampton Lectures »375) et d’autre part, qu’il existe des sujets de dialogue valables pour tous, comme l’ultimate concern. 3.3.1.3 L’ultimate concern comme critère formel de dialogue Au lieu de demander aux membres de la communauté scolaire d’adhérer à des valeurs, au lieu de leur proposer la foi, nous souhaitons changer de paradigme en demandant à chacun de s’engager dans le dialogue, de leurs préoccupations préliminaires vers la préoccupation ultime, en passant par les symboles. Il n’est pas absurde de demander à chacun de s’engager dans le dialogue, l’enseignement catholique flamand ayant déjà publié en 2018 sa Déclaration d’engagement d’éducation catholique376 dans un sens assez proche. Par ailleurs, en respectant l’approche tillichienne choisie à l’entame de ce travail, nous proposons de donner un critère précis à ce dialogue, à savoir l’ultimate concern. Après avoir rappelé en quelques mots en quoi consiste la préoccupation ultime, nous verrons comment les symboles permettent de parvenir à ce dialogue. Nous emprunterons les apports de notre théologien de la culture sur le symbole, tout en les mettant en résonance avec ceux de Paul Ricœur qui a également beaucoup réfléchi sur la notion de symbole. Nous verrons comment le travail du second enrichit celui du premier, notamment au travers de ce qu’il appelle la « seconde naïveté », cette idée réapparaissant ensuite dans l’échelle de foi post-critique (PKG-schaal), dernier outil que nous réemprunterons à la Katholieke Dialoogschool. Le modèle pastoral que nous élaborons pour les membres la communauté scolaire consistera donc à cheminer avec eux afin de les amener à réfléchir progressivement, par le dialogue et grâce aux symboles, vers la zone de « foi postcritique ». Précisons toutefois que si le critère commun donné est celui de la

fondeur et se rapprocher du telos de chaque religion, garder un symbole tel que la Croix du Christ, comme symbole d’autocontestation au sein même de sa propre religion, comme centre et comme norme de toute structure religieuse, etc. 375 Paul TILLICH, « Bampton Lectures. Le christianisme et la rencontre des religions mondiales (1963) », p. 394 : « Tout dialogue entre religions s’accompagne d’un dialogue silencieux à l’intérieur des représentants de chacune d’elles ». 376 Cf. le site de l’école catholique flamande. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://pincette.katholiekonderwijs.vlaanderen/meta/properties/dc-identifier/Sta-20190118-5.

3.3 Des « modèles pastoraux »

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préoccupation ultime, les réponses données à cette préoccupation ultime différeront et ne viseront pas à obtenir une seule et unique réponse. Rappels de la pensée de Tillich sur la « préoccupation ultime » et le symbole Pour rappel, selon Tillich, l’ultime concern correspond à la religion au sens large : « la préoccupation religieuse est ultime […], inconditionnelle […], totale […], infinie […] »377. Une préoccupation préliminaire véhicule la préoccupation ultime lorsqu’elle renvoie au-delà d’elle-même. Ainsi, les domaines artistiques (peinture, poésie, musique), de la physique, de l’histoire, de la psychologie ou encore les sciences sociales, juridiques et politiques, et même les questions éthiques ou techniques comportent « des aspects de ce qui nous préoccupe ultimement »378 pour peu qu’ils traitent d’une question liée au sens et au but de l’existence : aux travers de ces premières préoccupations, il s’agit de répondre à la question « être ou ne pas être ». Par conséquent, l’équipe pastorale peut entamer un dialogue à partir des disciplines de chacun des collègues lorsque leurs matières laissent transparaître une question d’être ou de non-être. De même, en classe, tout enseignant pourrait éveiller ses élèves aux questions ultimes au travers de sa propre discipline. Charge ensuite à ceux qui portent le projet pastoral de permettre le passage des préoccupations préliminaires vers les préoccupations ultimes en développant auprès chacun, élèves et enseignants, l’usage du langage symbolique. En effet, toute préoccupation ultime comporte l’absolu de l’ultime et le concret de la préoccupation. S’il est impossible de « provoquer » cette préoccupation ultime, celle-ci est à rechercher à l’intérieur de notre être ou au travers d’une préoccupation préliminaire menant à la préoccupation ultime. Personne n’en est étranger : tout être humain est ainsi saisi par l’ultimate concern. Afin d’accéder à l’ultime, Tillich a recours au langage symbolique qui est le seul permettant de l’exprimer. Les symboles constituent donc pour notre théologien le cœur de son système épistémologique. Dans son analyse, Tillich a identifié de nombreuses caractéristiques aux symboles : ces signes « particuliers » partici-

377 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 28. Cette section (p. 28–32) est celle où Tillich identifie les deux critères formels pour la théologie : « la théologie a pour objet ce qui nous préoccupe de façon ultime. Seules sont théologiques les propositions qui traitent de leur objet en tant qu’il peut devenir pour nous une affaire de préoccupation ultime » et « notre préoccupation ultime est ce qui détermine notre être ou notre non-être. Seules sont théologiques les affirmations qui traitent de leur objet en tant qu’il peut devenir pour nous une question d’être ou de non-être ». 378 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 31.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

pent à la réalité qu’ils désignent, ils sont en lien avec la puissance de l’être, ils ouvrent des strates de la réalité tout en donnant accès aux profondeurs, ils grandissent et meurent (symboliquement). En lien direct avec l’ultimate concern, ils comportent une face immanente ainsi qu’une face transcendante. Parce qu’ils peuvent être dangereux lorsqu’on les absolutise, ils requièrent une posture critique afin d’éviter tout risque d’idolâtrie ou de démonisme. Enfin, la théorie du symbole s’applique aussi au dialogue interreligieux étant donné que la Croix du Christ constitue le symbole parfait d’autocontestation de la forme (le symbolisant) permettant de renvoyer à l’ultime (le symbolisé). Ce symbole d’autocontestation (Jésus de Nazareth qui renonce à lui-même en tant que personnage historique pour laisser place à Jésus le Christ) constitue selon Paul Tillich, un critère indépassable, et même, le critère pour toute religion. Le symbole chez Paul Ricœur et la « seconde naïveté » Afin de dialoguer autour de l’importance et de la puissance des symboles, nous aurions pu comparer point par point la pensée théologique de Paul Tillich avec la théorie du symbole développée par le philosophe Paul Ricœur379 : nous aurions alors constaté de nombreuses ressemblances entre la pensée des deux auteurs380. Cette comparaison aurait même pu se prolonger avec la présentation

379 Notamment à partir des documents suivants : Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal (Philosophie de l’esprit), Paris, Aubier, 1960, p. 11–30 et 323–332 ; Paul RICŒUR, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », dans Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, nouvelle édition (Points. Essais, 706), Paris, Seuil, 2013, p. 387–422 et Paul RICŒUR, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) », dans Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, nouvelle édition (Points. Essais, 706), Paris, Seuil, 2013, p. 423–446 ; Paul RICŒUR, « Parole et Symbole », dans Revue des Sciences Religieuses, 49 (1975), p. 142–161 ; Paul RICŒUR, « La philosophie et la spécificité du langage religieux », dans Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 55 (1975), p. 13–26. 380 Pour une comparaison détaillée du symbole dans la pensée de Paul Tillich et de Paul Ricœur, cf. Geoffrey LEGRAND, « La théorie du symbole : de Tillich à Ricœur », dans Marc DUMAS, Marc BOSS et Benoit MATHOT (éd.), Paul Tillich et Paul Ricœur en dialogue (Tillich Research, 22), Berlin/Boston, de Gruyter, 2022, p. 93–105. Nous pouvons lister ici les quatre points de rapprochement suivants : 1) tout comme Tillich, le philosophe français pense que les symboles sont des signes complexes dont le sens premier et littéral renvoie à une intentionnalité seconde qui se trouve en lui ; 2) de même que Tillich considère qu’il existe une face immanente et une face transcendante au symbole, Ricœur souligne le caractère lié du symbole qui manifeste le sacré grâce à ses « racines » se trouvant dans la psychanalyse (rêves), dans la créativité du verbe poétique et dans l’aspect cosmique des hiérophanies (arbres sacrés, labyrinthes, montagnes, etc.) ; 3) de la même manière que les symboles ouvrent le niveau de la puissance de l’être chez Tillich, le philosophe français remarque aussi que le symbole plonge ses racines dans l’expé-

3.3 Des « modèles pastoraux »

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du « cercle théologique »381 de Tillich en perspective du « cercle herméneutique » chez Ricœur, les symboles étant, à chaque fois, à la base de la réflexion des deux penseurs. Toutefois, établir cette comparaison nous détournerait de l’objectif de cette section, à savoir réfléchir à l’utilisation des symboles (et de l’ultimate concern qui utilise les symboles pour dire l’ultime) comme critère formel de dialogue à l’école. S’il est impossible d’établir ici cette comparaison, par contre, la méthode de travail utilisée par le philosophe pour traiter des symboles à l’aide du « cercle herméneutique » nous intéressera tout particulièrement, le successeur de Paul Tillich à l’université de Chicago utilisant le concept de « seconde naïveté ». Or, dans le point suivant, nous réinvestirons ce concept grâce à la PKG-schaal, la seconde naïveté correspondant à la foi post-critique. Dans Finitude et culpabilité ainsi que dans Le conflit des interprétations, Paul Ricœur explique très précisément le travail du philosophe à partir des symboles : selon lui, « le symbole donne à penser »382. Sa méthode comporte trois étapes : – partir « d’une simple phénoménologie »383 : comprendre le symbole par le symbole, le replacer dans une totalité plus vaste, le décrire, chercher la vérité dans le symbole et révéler la portée ontologique des symboles du sacré car « les symboles sont comme une parole de l’être »384.

rience mystérieuse de la Puissance ; 4) enfin, les deux penseurs sont en faveur de la « délittéralisation » du symbole (ou, plus précisément chez Ricœur, pour la délittéralisation des mythes qui assemblent et configurent les symboles les uns aux autres) afin de comprendre les symboles pour ce qu’ils sont, avec leur force et leur puissance inhérente. 381 Paul TILLICH, « Théologie et symbolisme », dans Paul TILLICH, Dieu au-dessus de Dieu. Recueil d’articles choisis et présentés par André Gounelle. Traduction de Mireille Hébert et de Jacques Blondel, sous la direction d’André Gounelle, Paris, Les Bergers et les Mages, 1997, p. 49–60. Ici, p. 54–57 : Selon Tillich, le travail du théologien par rapport aux symboles doit s’effectuer à l’intérieur du « cercle théologique », ce qui signifie que le théologien doit participer à cette rencontre avec le symbole. Sa démarche par rapport aux symboles comporte trois étapes : conceptualiser (établir des liens entre les symboles dans le cadre d’un système) ; expliquer (établir les liens entre les symboles et l’objet qu’ils visent) ; et critiquer (ne pas prendre les symboles à la lettre, ne pas les réduire, reconnaître que certains symboles ne conviennent pas ou que certains symboles doivent avoir la préséance sur d’autres). 382 Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, p. 26. Cet aphorisme qui constitue aussi la conclusion de ce même ouvrage (aux pages 323–332) est expliqué en quelques mots, p. 324 : « Nous allons explorer une troisième voie : celle d’une interprétation créatrice de sens, à la fois fidèle à l’impulsion, à la donation de sens du symbole, et fidèle au serment du philosophe qui est de comprendre ». 383 Paul RICŒUR, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », p. 399–400. 384 Paul RICŒUR, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) », p. 426–428.

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la deuxième étape concerne l’herméneutique proprement dite et nous fait entrer dans le « cercle herméneutique »385 selon lequel « il faut comprendre pour croire et il faut croire pour comprendre »386. Dans la recherche de la vérité, le philosophe doit donc aussi s’engager dans la vie du symbole : cela implique pour l’herméneute de reconnaître une pré-compréhension à l’interprétation. Cette démarche de recherche de sens, alimentée par le double mouvement du comprendre et du croire, mène directement au concept de « seconde naïveté » : en effet, s’il ne nous est plus possible, en tant que modernes, de croire immédiatement, dans et par la critique, il nous est toutefois encore possible d’entendre à nouveau et de retrouver du sens aux symboles grâce au travail de l’intelligence herméneutique387. C’est donc sur cette idée de seconde naïveté que repose l’ensemble de la notion de symbole chez Ricœur. Cette idée permet d’encore « communiquer au sacré »388 : l’être est donc toujours en mesure de parler. La troisième étape est celle de l’herméneutique proprement philosophique : celle-ci ne consiste plus à penser dans les symboles, mais elle dépasse le caractère circulaire pour penser à partir des symboles389. L’herméneutique philosophique fait ainsi « le pari »390 qu’elle gagnera en réflexion pour mieux déchiffrer l’homme et la réalité humaine. Pour cela, le philosophe se doit de respecter l’énigme des symboles et doit se laisser enseigner par ceux-ci. Il

385 Paul RICŒUR, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », p. 400–402. 386 Paul RICŒUR, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », p. 401 et Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, p. 326. 387 Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, p. 326 : « Est-ce à dire que nous pourrions revenir à la première naïveté ? non point. De toute manière quelque chose est perdu, irrémédiablement perdu : l’immédiateté de la croyance. Mais si nous ne pouvons plus vivre, selon la croyance originaire, les grandes symboliques du sacré, nous pouvons, nous modernes, dans et par la critique, tendre vers une seconde naïveté. Bref, c’est en interprétant que nous pouvons à nouveau entendre ; ainsi est-ce dans l’herméneutique que se noue la donation de sens par le symbole et l’initiative intelligible du déchiffrage ». Sur l’intelligence herméneutique, cf. aussi Paul RICŒUR, L’herméneutique biblique. Présentation et traduction par François-Xavier Amherdt (La nuit surveillée), Paris, Les Éditions du Cerf, 2001. 388 Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, p. 327. 389 Paul RICŒUR, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », p. 402 et Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, p. 330. 390 Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, p. 330.

3.3 Des « modèles pastoraux »

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doit « humilier [s]a conscience »391 tout en reconnaissant la dépendance aux champs du sacré et de l’inconscient. C’est donc uniquement à partir « du plein du langage » et avec une « philosophie avec présupposition » que le philosophe pourra poser ses questions sur les symboles et comprendre à partir de cette contingence « la rationalité de son fondement »392. Ainsi, remettre les symboles au cœur du dialogue pour accéder à la « préoccupation ultime » et pour « communiquer au sacré » présente donc de nombreux intérêts, tant dans une démarche philosophique que dans une approche de théologie pastorale (cf. les trois étapes du cercle théologique selon Tillich: conceptualiser, expliquer, critiquer les symboles). Ce travail sur les questions transcendantales concerne chacun pour peu que les élèves, mais aussi les collègues enseignants, soient encouragés à déchiffrer et à interpréter les symboles. Ces démarches liées aux cercles herméneutique ou théologique semblent peutêtre difficiles à mettre en place. Toutefois, elles ont le mérite de rendre leur légitimité aux questions philosophico-religieuses au lieu de les laisser pour compte dans le monde des croyances littérales « enfantines ». Ce travail exigeant sur les symboles invite en tout cas à cheminer avec chacun vers une « seconde naïveté » ou vers une foi post-critique. L’échelle de foi post-critique L’échelle de foi post-critique (cf. Illustration 5) est un outil empirique développé par le professeur Dirk Hutsebaut à la fin des années 1990 (1996–1997) à partir du modèle élaboré par un psychologue de la religion, l’Américain David M. Wulff (1991), lequel a fortement été influencé par les travaux de Paul Ricœur sur la « seconde naïveté »393. À l’aide d’une série de questions, Dirk Hutsebaut cherche à définir et à mesurer le profil religieux des individus à travers deux critères : reconnaissent-ils une réalité transcendante (axe horizontal : croyant / non-croyant) ? Et de quelle

391 Paul RICŒUR, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) », p. 445. 392 Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal, p. 332. 393 Site de la KULeuven sur la PKG-schaal : https://www.kuleuven.be/thomas/page/pkgpcbs/. En ligne, page consultée le 21 février 2022. Pour cette section, nous travaillerons aussi à partir du chapitre 3 tiré du livre de Didier POLLEFEYT, Jan BOUWENS en Paul VEREECKE met een bijdrage van Lieven Boeve (éd.), Katholieke Dialoogschool. Wissel op de toekomst, Antwerpen, Halewijn, 2016, p. 57–73 et à partir de l’article: Didier POLLEFEYT, “Hoe aan onze (klein)kinderen uitleggen dat Sinterklaas (niet) bestaat? Over levensbeschouwelijke en religieuze maturiteit”, dans H-ogelijn tijdschrift, 17/1 (2009), p. 31–35.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

manière interprètent-ils les contenus de la foi (axe vertical : littéral / symbolique) ? Le croisement entre ces deux axes permet de définir quatre styles, quatre profils (a-) religieux : la foi littérale (ou orthodoxie), la critique externe, le relativisme et la foi post-critique (ou seconde naïveté).

Illustration 5: L’échelle de foi post-critique (https://ecsi.site/be/grondslagen/).

Définissons chacune de ces positions, tout en sachant que la réalité est généralement plus complexe, plus subtile, et qu’il ne s’agit pas d’enfermer une personne dans une case précise : même si l’un des quatre positionnements sera dominant chez quelqu’un, il est possible que certaines de ses attitudes appartiennent à d’autres styles de foi. La foi littérale (ou orthodoxie) se caractérise par les attitudes suivantes : une lecture littérale de la Bible (Jésus a vraiment marché sur l’eau), une compréhension littérale des doctrines religieuses (dogmes), une foi immuable et une fidélité à la tradition vue comme un système fermé, un exclusivisme (chrétien), une interprétation magique des sacrements, etc. Les personnes qui partagent ce type de foi préfèrent suivre les réponses rassurantes données par l’autorité religieuse394 394 On retrouve dans la foi littérale des échos de la « substance catholique » dont parlait Tillich. Le « principe protestant » se retrouverait davantage dans la foi post-critique. Nous reviendrons plus loin sur ces questions tout en insistant, comme Tillich, sur la complémentarité entre ces deux attitudes.

3.3 Des « modèles pastoraux »

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comme source de vérité incontestable sans devoir faire appel à leur esprit critique. Lorsque cette attitude est poussée à l’extrême, elle peut devenir assez rigide, voire fondamentaliste. La critique externe développe une critique radicale contre toute forme de transcendance ou de religion : scientifiquement, on ne peut pas prouver les contenus de la foi. Les textes religieux sont lus à la lettre et, selon la critique externe, tout ce qui est dit à propos de Jésus (ou de tout autre personnage religieux) est un non-sens (il n’est pas possible que Jésus ait marché sur les eaux). Ce style de croyance poussé à l’extrême correspond à l’athéisme radical qui peut devenir intolérant, voire anti-religieux. Le relativisme considère que les religions et les philosophies sont différentes interprétations contingentes à la réalité qui dépendent toutes du contexte historique et culturel. Si Dieu n’existe pas vraiment selon les relativistes, ceuxci ne sont toutefois pas hostiles aux croyants et sont même prêts à tenter d’interpréter symboliquement la réalité religieuse (le fait que Jésus ait marché sur les eaux n’est pas un fait historique, mais c’est un récit qui présente le caractère « spécial » de Jésus ; d’ailleurs, il existe d’autres récits dans d’autres cultures ou dans d’autres religions où un personnage emblématique marche sur l’eau). Dès lors, d’après eux, aucune religion n’est vraie mais toutes les convictions philosophiques et religieuses représentent une orientation de sens parmi d’autres. Pour ces personnes qui ne veulent finalement pas s’engager par rapport à l’une ou l’autre conviction, la tolérance est très importante et le modèle multireligieux leur semble le plus pertinent. Poussée à l’extrême, cette attitude revient à admettre que toutes les convictions et toutes les religions se valent. Dans l’enquête du CRER (cf. phase de contextualisation), les jeunes semblaient majoritairement se reconnaître dans ce positionnement religieux. La foi post-critique est la croyance en Dieu ayant enduré la critique externe et ayant dépassé la « première naïveté » d’une compréhension littérale et « enfantine » de la foi pour en arriver à une compréhension croyante et symbolique. De l’intérieur de la foi en Jésus-Christ ressuscité (pour les chrétiens), le croyant post-critique recherche avec modestie et humilité les traces de la divinité et tente de porter un regard nouveau sur sa religion : il adopte une attitude créative plus adaptée aux temps nouveaux, en acceptant de porter un regard critique et constructif sur sa tradition. Par exemple, pour le chrétien post-critique, le récit de Jésus marchant sur les eaux signifie que Celui-ci a triomphé du mal, ce qui préfigure déjà sa résurrection. Pour Dirk Hutsebaut, cette foi « postcritique », ouverte au dialogue entre les religions, est la plus mature et la plus adulte parmi les quatre positions présentées. En effet, elle est consciente du ca-

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ractère historique, social et culturel de tout symbole religieux395 et ne risque pas de l’absolutiser ou de le « démoniser » pour reprendre le vocabulaire tillichien : « un croyant post-critique sait que le langage religieux est un langage rhétorique, littéraire et poétique qui dissimule et révèle en même temps le référent transcendant et qu’il ne peut jamais nous fournir, dans cette existence terrestre, un contrôle total et direct sur le transcendant »396. Il n’y a donc pas d’accès direct à la transcendance que ce soit via les personnes (famille, enseignants, prêtres, etc.) ou via les institutions (Église, école, etc.). Si Dirk Hutsebaut, Didier Pollefeyt, Jan Bouwens et Paul Vereecke préfèrent cette attitude religieuse de la foi post-critique d’un point de vue théologique, ils reconnaissent néanmoins quelques traits positifs dans les autres positionnements : ainsi, la foi littérale a raison de prendre en compte le référent objectif de la foi, la critique externe fait bien de tenir un discours critique contre la religion et le relativisme permet de prendre conscience de la richesse du sens présent dans les autres philosophies et religions. Il ne faudrait donc pas dénigrer les autres positions mais le cheminement pastoral devrait, de manière générale, montrer la pertinence de la « seconde naïveté » ou de la foi post-critique. 3.3.1.4 Quelques exemples d’expériences positives dans des projets pastoraux réalisés À ce stade, nous voulons relier la théorie à la pratique en illustrant notre propos par trois initiatives pastorales que nous avons vécues, et menées avec succès, sur le terrain. Ces trois projets ont été développés à l’Institut Saint-André d’Ixelles (à Bruxelles) avec les membres de l’équipe pastorale. Étant membre de l’équipe pastorale de cet établissement pendant plusieurs années, nous avons pu facilement assurer ce va-et-vient entre la pratique (recherche concrète sur le terrain) et la théorie (recherche académique). Deux contributions ayant déjà été publiées à propos de ces « expériences »397, nous nous focaliserons sur l’essentiel.

395 Cela concorde assez bien avec les textes de Tillich sur l’éducation chrétienne où il fallait « vaincre le littéralisme sans perdre les symboles » : Cf. Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 240. 396 Traduction personnelle à partir de Didier POLLEFEYT, Jan BOUWENS en Paul VEREECKE (éd.), Katholieke Dialoogschool. Wissel op de toekomst, p. 65: « Een post-kritisch gelovige weet dat religieuze taal retorische, literaire en poëtische taal is die de transcendente referent evenzeer verhult als onthult en ons in dit aardse bestaan nooit de volledige en directe controle over het transcendente kan verschaffen ». 397 Geoffrey LEGRAND, « L’Évangile pour les jeunes à l’ère de la révolution numérique », dans Marie-Rose TANNOUS, Lorraine STE-MARIE et Pierrette DAVIAU (éd.), Évangéliser l’espace numérique (Théologies pratiques), Montréal/Namur-Paris, Novalis/Lumen Vitae, 2018, p. 201–208 et

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« La réappropriation du sens de la croix » À l’occasion de l’inauguration du nouveau bâtiment de cette école bruxelloise d’enseignement général, l’équipe pastorale a habillé les nouveaux murs par de petits crucifix en bois réalisés par les élèves d’une école technique voisine. En plus de renforcer les liens entre ces deux établissements, cette initiative a logiquement questionné les membres de l’équipe éducative et les élèves sur l’identité chrétienne de leur école. Aussi, à la demande de la directrice de l’établissement, nous n’avons pas accroché ces symboles (pour rappel, le symbole de la croix étant pour Tillich un symbole indépassable) sans que cela ne fasse sens auprès d’un maximum de personnes. En quelque sorte, il s’agissait d’accompagner cette démarche, de questionner les uns et les autres, et de tenter de rejoindre les « préoccupations ultimes » des élèves : quel était le sens de la croix pour la communauté scolaire de cette école catholique, marquée par la diversité et la pluralité sociale, économique et religieuse de ces membres ? C’est ainsi qu’un ensemble de textes ont été réunis et proposés à la réflexion des élèves : ces documents abordaient notamment le sens de ce symbole de la croix (symbolique chrétienne, mais aussi interpellation sur la violence de l’humanité) ainsi que les controverses qu’il suscite notamment dans l’espace européen. Le but consistait à outiller les jeunes pour leur permettre de débattre et de réfléchir ensemble sur cette thématique (démarche citoyenne). Ensuite, dans l’optique d’impliquer tous les élèves dans ce projet, les professeurs de l’équipe pastorale ont demandé aux élèves d’illustrer ce symbole de manière créative, et/ou de trouver d’autres symboles permettant de signifier l’esprit dans lequel ils voulaient vivre dans leur classe et/ou dans leur école. Cette application devait tenir compte du processus de réflexion sur le symbole de la croix élaboré en classe avec l’aide des enseignants. Alors que les plus jeunes, dans un contexte de plus grande mixité culturelle, ont surtout représenté des symboles de paix entre les différentes religions, les plus âgés ont représenté des poignées de main pour la fraternité, des colombes pour la paix ou encore d’autres symboles d’espérance. Certains ont même réinvesti la symbolique du poisson en référence à l’ichtus, un des premiers symboles de reconnaissance entre chrétiens. La présentation de ces symboles s’est accompagnée d’explications données par les élèves ayant réalisé ces représentations : dans une approche de type socioconstructiviste, cette prise de parole a donc favorisé des interactions entre les jeunes et les enseignants afin d’approfon-

Geoffrey LEGRAND, « La pastorale scolaire belge. Proposer l’Évangile via la pédagogie de l’interruption », dans Jérôme COTTIN et Henri DERROITTE, Nouvelles avancées en psychologie et pédagogie de la religion (Pédagogie catéchétique, 34), Namur, Lumen Vitae, 2018, p. 161–169.

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dir le sens de ces symboles. Le questionnement sur les préoccupations ultimes des jeunes et le dialogue à partir de ces représentations ont donc, en quelque sorte, permis de travailler à la recontextualisation de l’identité chrétienne par les jeunes eux-mêmes. Ensuite, les membres de l’équipe pastorale ont créé des vidéos « Youtube » sur base du contenu des meilleures réalisations398. Cette initiative a ainsi questionné les jeunes et a abordé des thématiques existentielles, quasi « ultimes », sur le sens de la vie, de la mort, de la justice, de la paix, etc. Elle les a « introduit[s] au mystère de l’existence humaine »399 à partir d’un travail sur les symboles ; elle a posé la question de l’inclusion de chacun et a enfin justifié la mise en place de ces crucifix en classe, dans un climat de dialogue. « Les mille et une voix du journal de classe » L’initiative d’inscrire des citations dans le journal de classe de chaque élève fournit un deuxième exemple en faveur d’une pastorale plus dialogale. En effet, dans cette même école bruxelloise, afin de préparer le thème d’année400 de l’année suivante, dès le mois de mai de l’année scolaire qui précède, les étudiants d’un niveau sélectionnent, en lien avec ce thème, différentes citations, pourvu qu’elles soient porteuses de sens dans la vie d’un jeune de l’école. Les élèves sont invités à choisir des citations de trois types : la première est libre, la seconde provient de la littérature, de la philosophie ou de penseurs de la société, la troisième est issue de la bible ou d’un personnage chrétien emblématique. Ainsi, cette initiative permet des rencontres insolites, en brassant les cultures, les courants littéraires et philosophiques de toutes les époques, en incluant aussi des citations bibliques ou des citations de chrétiens connus dans le lot des phrases sélectionnées. Après avoir été exposées en classe, puis débattues, les phrases les plus pertinentes par rapport à la vie des jeunes et par rapport à la thématique d’année sont retenues et se retrouvent ensuite hebdomadairement en bas des pages du journal de classe de l’année suivante. Ce document officiel devient donc un outil qui permet aux jeunes de réfléchir au jour le jour sur le thème d’année, il éveille à la culture et au vivre-ensemble (citoyenneté) tout en donnant de l’é398 En ligne, pages consultées le 21 février 2022 : https://www.youtube.com/watch?v= CCk4Cl3Uq8g et https://www.youtube.com/watch?v=wZVAiD0nYto. 399 Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 233. 400 Voici quelques thèmes d’année vécus récemment dans cette école : « Jump ! » (2020–2021) pour rebondir après la crise du COVID, « Éco & Co » (2016–2017) pour traiter de l’écologie intégrale et de l’encyclique Laudato Si’ du pape François, « Universalight » (2015–2016) : comment puis-je être lumière pour le monde ?, etc.

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paisseur au projet chrétien de l’école qui devient véritablement un « laboratoire de l’interculture ». Le fait que les jeunes choisissent les citations et qu’ils en débattent entre eux permet de les impliquer davantage dans le projet chrétien de l’école qui a donc plus d’impact à leurs yeux. « Le projet vidéo pour les liturgies de la Parole » Après avoir présenté deux initiatives qui font la part belle aux symboles et au dialogue, reste encore à montrer comment introduire une démarche de foi postcritique par la méthode de recontextualisation et par la catégorie de l’interruption. C’est l’objet de notre troisième exemple concernant un projet de vidéos conçu pour les liturgies de la Parole. Comme indiqué précédemment, à Bruxelles, il existe une grande mixité culturelle et religieuse. Si, par le passé, des eucharisties étaient traditionnellement organisées pour tous les membres de l’établissement, par respect des personnes et par respect de ce qui était vécu par les chrétiens dans le sacrement, l’Institut Saint-André d’Ixelles a préféré s’orienter vers des liturgies de la Parole plus malléables et permettant d’introduire davantage de dialogue dans la célébration. Nous reviendrons plus loin sur ce choix d’organiser une liturgie de la Parole plutôt qu’une eucharistie. L’un des temps forts de cette liturgie de la Parole annuelle concerne la diffusion d’une vidéo réalisée par les élèves de 5e (jeunes de 17–18 ans) sur le thème d’année. Ainsi, par petits groupes de trois ou quatre, les élèves préparent en classe de courtes vidéos (maximum 3 minutes) en intégrant pertinemment un passage de l’Évangile dans leur production. Les élèves participent ainsi à un concours interclasses où ils ont l’occasion de présenter leur vidéo et d’expliquer leur réalisation. La vidéo sélectionnée est alors diffusée lors de la grande liturgie de la Parole qui rassemble près de mille élèves et une cinquantaine d’éducateurs et d’enseignants. Comme pour les autres projets présentés, les diverses productions offrent la possibilité d’organiser de nombreux échanges afin d’expliquer la réappropriation du thème de l’année. Dans ces échanges, les élèves tentent de donner sens au texte de l’Évangile, en montrant les diverses compréhensions possibles (lecture littérale, critique externe, lecture relativiste, foi post-critique). L’approche employée est toujours de type socioconstructiviste et les nombreuses interactions entre les jeunes sont de nature à résoudre les conflits sociocognitifs. En même temps, par la médiation des vidéos et l’utilisation de techniques plus familières aux jeunes, ceux-ci se réapproprient le message de l’Évangile, le reformulent avec leurs propres mots et « interrompent » les interprétations traditionnelles en ouvrant le récit chrétien à de nouvelles compréhensions. De plus, cette démarche oblige les jeunes à remettre en question leurs compréhensions

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parfois naïves et littérales du message biblique puisque les consignes du travail invitent à ce que la vidéo fasse sens auprès des autres jeunes qui regarderont leur production. En agissant de la sorte, par la rencontre et le dialogue, les élèves recontextualisent à leur manière le récit chrétien, ils « interrompent » la compréhension traditionnelle de la foi par leur propre interprétation influencée par leur expérience de vie. Cela produit ad extra une recontextualisation de l’Évangile porteuse de sens et cela offre ad intra, après relecture, de nouvelles compréhensions du message chrétien. Ainsi, grâce à ce projet vidéo, le récit chrétien est relu, replacé dans un contexte nouveau et acquiert ainsi une signification susceptible d’assurer la crédibilité du récit évangélique pour nos contemporains (cf. la définition de la recontextualisation formulée par Didier Pollefeyt et Jan Bouwens). 3.3.1.5 Conclusions sur le modèle pastoral destiné à la communauté éducative Dès lors, nous recommandons pour les jeunes401, comme pour les autres membres de la communauté scolaire, des activités pastorales qui permettent de se questionner, de réfléchir, de s’impliquer et de dialoguer, à partir de leurs préoccupations préliminaires, sur ce qui les fait vivre, sur leurs préoccupations ultimes, dans des temps et dans des lieux appropriés. Cette étape passe par le dialogue et par le langage symbolique402. Dans le processus permettant de prendre la préoccupation ultime comme sujet formel de dialogue, les symboles revêtent une importance particulière car ils sont les seuls à pouvoir indiquer l’ultime, à permettre le passage vers une foi « post-critique » ou vers une « seconde naïveté ». S’ils ne sont pas uniquement compris littéralement, les symboles trouvent donc une place de choix au centre du dispositif pastoral, dans un va-et-vient toujours nécessaire et permanent entre le sens littéral et le sens symbolique, entre la face immanente et la face transcendante du symbole, le but étant de

401 Il faut penser la progressivité dans l’apprentissage du langage symbolique chez les adolescents, d’une initiation dans les premières années du secondaire vers un approfondissement dans les dernières années. Tillich recommandait d’ailleurs aux éducateurs d’évaluer les questions existentielles des enfants afin de ne pas donner des réponses à des questionnements encore inexistants (Cf. Paul TILLICH, « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 239). 402 Nous retrouvons d’autres exemples de ce travail sur le symbole qu’il faudrait appliquer de la catéchèse communautaire à la pastorale scolaire dans le livre d’Henri DERROITTE et Maurice QUELOZ, Langage symbolique et catéchèse communautaire (Pédagogie catéchétique, 22), Bruxelles, Lumen Vitae, 2008. Relevons, entre autres, dans le chapitre 2 de cet ouvrage l’importance « d’entrer en relation avec les symboles par les cinq sens » afin de « reconnaître son propre mystère dans le symbole ».

3.3 Des « modèles pastoraux »

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montrer leur capacité à traduire ce qu’il y a au plus profond de l’être. Par ce processus ouvert sur l’existentiel, nous n’entrons donc pas toujours par la porte du « religieux » au sens étroit du terme, dont le vocabulaire paraissait saturé dans l’enquête du CRER et dans l’analyse du poète français Christian Bobin (cf. phase de contextualisation). Grâce aux notions théoriques et aux exemples décrits, nous voyons que le langage symbolique permet aux différents croyants d’accéder à une foi plus mature, plus adulte, à une foi post-critique. Dans une école catholique qui prend en compte la méthode de la recontextualisation, un tel modèle pastoral devrait au minimum présenter et expliquer des exemples de ce passage d’un christianisme littéral vers un christianisme post-critique, tout en gardant le nécessaire va-etvient entre l’un et l’autre dans une typologie dynamique (méthode de corrélation au sens tillichien de base). Les acteurs en pastorale scolaire s’attacheraient à montrer des exemples du passage d’une foi « orthodoxe » à une foi post-critique. Ils inviteraient les fidèles d’autres religions à en faire autant en les initiant au langage symbolique : ils pourraient alors peut-être eux aussi assurer ce passage entre croyances littérale et symbolique dans leur propre religion. Quant aux noncroyants, ils deviendraient plus conscients d’eux-mêmes, tout en étant plus avertis de la richesse des approches philosophiques et religieuses grâce à la « seconde naïveté ». Ce type de foi post-critique, plus crédible dans notre société actuelle parce qu’il est passé par le crible de la raison et parce qu’il s’oppose aux fondamentalismes, sera encouragé pour obtenir un modèle pastoral mieux adapté à ceux qui fréquentent l’école catholique. Enfin, ce dialogue n’est pas étranger à l’aspect interconvictionnel403 ou interreligieux car il mène au discours sur l’Ultime, sur le fondement de l’Être. Ce dialogue permettra à chacun de devenir meilleur dans son positionnement convictionnel car il sera plus conscient des convictions de l’autre et sera donc plus réflexif par rapport à ses propres croyances. Pour mettre en place ce programme ambitieux, nous avons besoin d’équipes pastorales actives, compétentes et soutenues sur le terrain.

3.3.2 Pour l’équipe pastorale Nous avons insisté dans le chapitre précédent sur la sensibilisation et le développement du langage symbolique auprès des jeunes et de l’équipe éducative

403 Penser une transcendance dans l’immanence nécessite aussi une interrogation sur le langage symbolique.

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afin que tous puissent dialoguer de leurs préoccupations préliminaires vers les préoccupations ultimes. Dans ce chapitre, en réinvestissant à de nombreuses reprises le concept tillichien de « frontières », nous nous intéresserons à l’équipe pastorale scolaire « idéale » qui devrait se trouver dans chaque école catholique. Après avoir redéfini « l’équipe pastorale », nous montrerons qu’une pastorale scolaire de notre temps doit être missionnaire et dialogale. Nous reprendrons les deux types de modèles missionnaires qui ont une dynamique dialogale, et nous plaiderons en faveur d’une « pastorale en sortie » (cf. les apports du pape François et la relecture d’Etienne Grieu) et d’une « pastorale d’engendrement de consciences » (cf. les apports de Philippe Bacq et de Christoph Theobald), ces deux modèles étant plus facilement compatibles et complémentaires en raison de cette dynamique dialogale commune. Ensuite, nous nous interrogerons sur la meilleure manière pour une équipe pastorale d’agir dans les kairoi de notre temps avant de conclure ce chapitre sur des questions plus pratiques concernant la formation, le statut et la reconnaissance d’une telle équipe. 3.3.2.1 Définition Avant d’aller plus loin et d’esquisser une définition de « l’équipe pastorale », il convient de rappeler l’expertise des acteurs du terrain acquise grâce à leur expérience. Certes, dans le cadre de cette recherche-ci, nous ne leur avons pas directement donné la parole mais nous nous appuyons déjà sur un précédent travail404 où nous avions recueilli leurs intuitions. Parmi celles-ci, soulignons quelques-unes de leurs attentions principales : celle de porter le projet pastoral dans la prière (p. 131), celle du lien entre la communauté chrétienne et la communauté éducative (p. 132–133) ainsi que celle de la bonne organisation des activités proposées (p. 133) pour que la pastorale garde sa pertinence. Nous tenons à le souligner, les acteurs de la pastorale méritent d’être écoutés, leur expertise doit être prise en compte et associée à nos réflexions. Essayons maintenant de donner une définition de ce que serait cette « équipe pastorale « idéale » : il s’agirait d’un groupe de personnes qui formeraient, si possible, une communauté de discernement et d’interprétation. Pour notre contexte et dans la mesure du possible, cette équipe serait composée principalement de

404 Geoffrey LEGRAND, La pastorale scolaire de Bruxelles-Brabant wallon en 2014 : repères théoriques, points de vue pratiques et propositions théologiques pour l’avenir. Les acteurs de la pastorale, appelés « Professeurs-Relais » ont répondu à un questionnaire dont une synthèse est fournie aux pages 128 à 138 de ce mémoire de master en théologie.

3.3 Des « modèles pastoraux »

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chrétiens (professeurs, éducateurs, direction, etc.) tout en étant ouverte aux nonchrétiens. Ensemble, à la suite du Christ, et dans une dynamique dialogale, elle se donnerait pour mission de travailler à l’avènement du Royaume et d’œuvrer à la réunion entre l’homme et son fondement, eux qui sont séparés par une « frontière poreuse ». Nous avions effectivement mis en évidence cet aspect ontologique405 de la frontière dans le vocabulaire tillichien. Cette équipe initiera par conséquent une réflexion sur le fondement de l’être dans son travail de recontextualisation ; et en toutes circonstances, elle soulignera la victoire de l’être sur le non-être. Enfin, cette équipe travaillera à l’avènement de l’Être Nouveau en chacun (caractère sotériologique) en se donnant deux tâches principales: – d’une part, la recherche des kairoi que ce soit dans la société tout comme, de manière très concrète, dans la vie de l’école (cf. le chapitre sur la « nouvelle » identité de l’école chrétienne). De fait, afin de discerner l’irruption de la grâce à l’intérieur même de chaque école, nous avons besoin d’une « cellule de vigilance »406 active. Cette cellule, composée de personnes formées théologiquement, devrait pouvoir évaluer négativement ou positivement les différentes démarches et activités vécues à l’école ou, plus largement, dans la société407 : cela signifie, entre autres, savoir repérer une situation théonome et éviter de tenir un langage marqué par les valeurs communes. Cela signifie aussi, à la lumière de l’Évangile, de rechercher l’irruption de la grâce dans le quotidien de l’école (gestes, actions, paroles de la direction, des éducateurs, des enseignants, des élèves - chrétiens ou non -), de savoir interpréter ces situations sans récupération et, afin de mener un travail de recontextualisation, de réfléchir sur cette base à de nouvelles compréhensions de la foi chrétienne. Ce concept de kairos déjà abondamment présenté plus haut se rapproche, tout en étant distinct dans le vocabulaire catholique conciliaire408, de la notion de « signes des temps ». Cette expression désigne « les grands événements concernant l’humanité en général et dans lesquels les chrétiens sont ap-

405 Cet aspect ontologique ne doit pas être compris comme étant en opposition avec la dimension relationnelle de la foi : une compréhension anthropologique existe chez Tillich derrière cet horizon ontologique. 406 Nous gardons ici l’expression de la CIPS, Bonne nouvelle à l’école, p. 24. 407 Nous pourrions rapprocher cette « cellule de vigilance », capable de discerner les kairoi, au concept de « communauté herméneutique », développé par Gerard MANNION, Chiesa e postmoderno : domande per l’ecclesiologia del nostro tempo, Bologne, Edizioni Dehoniane, 2009, p. 139. 408 Gilles ROUTHIER, « ‘Les signes du temps’. Fortune et infortune d’une expression du Concile Vatican II », dans Transversalités, 118 (2011/2), p. 77–102. Ici, p. 90 : « Les signes des temps, ce ne sont pas des interventions de Dieu dans l’histoire ».

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pelés à lire des appels de Dieu » 409. Notons dès à présent la définition qu’en donne Christoph Theobald : « lire les ‹ signes des temps ›, c’est donc repérer et admirer chez autrui, souvent chez ceux où l’on ne s’y attendait pas, le signe messianique par excellence qu’est la ‹ foi › en tant que courage d’envisager un avenir »410 ; d’autre part, sa propre action dans les kairoi de notre temps (cf. infra, les clés éthiques) afin de préparer la venue du Royaume et le rapprochement de l’être avec son fondement.

Cette situation « sur la frontière », dans un aller-retour permanent entre la relecture et l’action est propice à enrichir la connaissance de l’identité chrétienne de l’école et la recontextualisation du christianisme au XXIe s. Pour rappel, selon Tillich, « la frontière est l’endroit idéal où acquérir des connaissances »411. 3.3.2.2 Une pastorale missionnaire, parce que dialogale Une pastorale dialogale Outre l’aspect cognitif de la connaissance « sur la frontière », ce même concept nous avait amené à explorer le rapport entre identité et altérité, à la frontière de l’être. Le dialogue et la rencontre permettent ce passage entre l’identité et l’altérité. Toutefois, comment assurer cette mission dialogale de la pastorale ? Pour répondre à cette question, nous avons relevé, dans le livre du professeur Arnaud Join-Lambert, Entrer en théologie pratique, deux types de modèles missionnaires (qu’il est possible de combiner) avec une dynamique dialogique412 : ce que nous appellerons « la pastorale en sortie » et « la pastorale d’engendrement de consciences »413. Nous étudierons plus loin ces deux options ; ces deux modèles dialogiques devant coexister au sein de l’école catholique du dialogue pour deux raisons principales414

409 Arnaud JOIN-LAMBERT, Entrer en théologie pratique, ici p. 119 (et plus largement, p. 117–121). 410 Christoph THEOBALD, « Lire les signes des temps – Dimension sociale et politique de la foi », dans Études, 406 (2007/2), p. 205–206. 411 Paul TILLICH, « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 13. 412 Le titre de cette section fait allusion à la célèbre formule de Paul VI « parce que missionnaire, l’Église doit entrer en dialogue avec le monde ». Comme le suggère les principes de la Katholieke Dialoogschool ainsi que la volonté de notre étude de mettre le dialogue au premier plan de notre mission, nous reformulons : « une pastorale missionnaire parce que dialogale ». 413 Arnaud JOIN-LAMBERT, Entrer en théologie pratique, p. 156. 414 Arnaud JOIN-LAMBERT, Entrer en théologie pratique, p. 158–159.

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elles doivent être dialogiques dans ce que Bauman appelle la « modernité liquide », une société qui n’accepte plus les « postures asymétriques » ; elles doivent au moins être deux pour assurer la pluralité au sein de l’organisation missionnaire.

Avant de détailler ce que pourraient être ces deux types de pastorale dans le champ scolaire, il convient tout d’abord de retracer d’où provient cette intuition d’une mission dialogale. Pour ce faire, nous remontons à l’encyclique de Paul VI, Ecclesiam Suam (6 août 1964), dans laquelle nous lisons le passage suivant : « Parce que missionnaire, l’Église doit entrer en dialogue avec le monde ». Deux ouvrages récents415, datant de 2018 et 2019, établissent d’ailleurs des liens étroits entre les modèles missionnaires dialogiques proposés par les papes Paul VI et François, eux qui se sont intéressés au « dialogue de salut ». Cette encyclique Ecclesiam Suam (6 août 1964), tout comme la démarche générale du Concile (11 octobre 1962–8 décembre 1965), se préoccupait avant tout du salut des hommes, afin que tous soient sauvés. Pour y parvenir, Paul VI allait révolutionner la mission en faisant du dialogue à la fois une méthode, un moyen, une manière d’être en relation avec le monde416, tout en assurant en même temps le fondement théologique de ce dialogue417, un an avant la publication de Dei Verbum (18 novembre 1965). Ce « dialogue de salut » décrit dans Ecclesiam Suam présente des caractéristiques suivantes : il provient de l’initiative spontanée de Dieu (§74), de la charité divine (§75) et il appartient aux chrétiens d’étendre ce dialogue « sans limites et sans calcul » (§76). Ce dialogue qui s’adresse à tous, sans discrimination et sans exclusion (§78), respectera toutefois la liberté d’autrui (§77) et attendra « l’heure opportune » (§79) même si c’est « Dieu qui le rendra efficace » (§79). Dans la démarche de Paul VI, le dialogue est un moyen de recherche de la vérité afin d’aboutir à l’unité. Une cinquantaine d’années plus tard, le pape François fait sienne cette idée de « dialogue de salut ». Nous retrouvons notamment 415 Thierry-Marie COURAU, Le salut comme dia-logue. De saint Paul VI à François, Paris, Les Éditions du Cerf, 2018 et Agnès DESMAZIÈRES, Le dialogue pour surmonter la crise. Le pari réformateur du pape François, Paris, Éditions Salvator, 2019. 416 PAUL VI, Ecclesiam Suam, § 67 : « L’Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Église se fait parole ; l’Église se fait message ; l’Église se fait conversation ». 417 PAUL VI, Ecclesiam Suam, § 72 : « Voilà, vénérables frères, l’origine transcendante du dialogue. Elle se trouve dans l’intention même de Dieu […]. La Révélation, qui est la relation surnaturelle que Dieu lui-même a pris l’initiative d’instaurer avec l’humanité, peut être représentée comme un dialogue dans lequel le Verbe de Dieu s’exprime par l’Incarnation, et ensuite par l’Évangile. […] L’histoire du salut raconte précisément ce dialogue long et divers qui part de Dieu et noue avec l’homme une conversation variée et étonnante ».

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l’exemple suivant : « Entre ‹ nous, misérables vases d’argile › et ‹ la puissance de Jésus-Christ sauveur › s’instaure un dialogue : le ‹ dialogue de salut › »418. Toutefois, nous sentons une évolution dans l’utilisation de ce dialogue par François qui insiste davantage sur la dimension relationnelle, sur le « dialogue d’amour » et sur une « unité dans la diversité ». Pour lui, ce n’est pas la recherche de la vérité absolue qui prime, mais plutôt, la recherche de la vérité en tant que relation419. Deux extraits, parmi bien d’autres, le prouvent : Un dialogue est beaucoup plus que la communication d’une vérité. Il se réalise par le goût de parler et par le bien concret qui se communique entre ceux qui s’aiment au moyen de paroles. C’est un bien qui ne consiste pas en des choses, mais dans les personnes elles-mêmes qui se donnent mutuellement dans le dialogue420 ; La conviction que chacun a quelque chose à apporter est ici sous-jacente, parce que chacun a une expérience différente de la vie, parce que chacun regarde d’un point de vue différent, a des inquiétudes différentes et a des aptitudes ainsi que des intuitions différentes. Il est possible de reconnaître la vérité de l’autre, l’importance de ses préoccupations les plus profondes, et l’arrière-plan de ce qu’il dit, y compris au-delà des paroles agressives. Pour y parvenir, il faut essayer de se mettre à sa place et interpréter ce qu’il y a au fond de son cœur, déceler ce qui le passionne, et prendre cette passion comme point de départ pour approfondir le dialogue421.

Cette pastorale dialogale, initiée par Paul VI et réinvestie par François, vise donc logiquement le décentrement et la rencontre. C’est donc de ce mouvement dialogal que provient « l’Église en sortie », l’Église missionnaire qui se dirige vers les périphéries parce qu’elle cherche véritablement à dialoguer en vue du salut de tous. Une école catholique qui reconnaît le dialogue interconvictionnel et interreligieux comme l’un des deux kairoi de son temps doit initier des démarches dialogales dans l’école en vue du « salut de tous ». Qui serait mieux placée que l’équipe de pastorale scolaire pour initier ces démarches et permettre de traverser ces frontières entre identité et altérité ? 418 Pape FRANÇOIS, Méditation matinale en la chapelle de la Maison Sainte-Marthe, 14 juin 2013. 419 Pape FRANÇOIS, Dialogue ouvert avec les non-croyants. Le pape François répond au journaliste Eugenio Scalfari du quotidien « La Repubblica », 11 septembre 2013 : « Je ne parlerais pas, même pas pour celui qui croit, de vérité « absolue », en ce sens qu’absolu est ce qui est détaché, ce qui est privé de toute relation. Or, la vérité, selon la foi chrétienne, est l’amour de Dieu pour nous en Jésus-Christ. Donc, la vérité est une relation ! ». Ceci explique aussi l’image du polyèdre que le pape préfère à celle de la sphère (Pape FRANÇOIS, Evangelii gaudium, 236) : « Il me plaît d’imaginer l’humanité comme un polyèdre, dans lequel les formes multiples, en s’exprimant, constituent les éléments qui composent, dans leur pluralité, l’unique famille humaine » (Pape FRANÇOIS, Message-vidéo du pape François pour le troisième festival de la doctrine sociale de l’Église – Vérone, 21 au 24 novembre 2013). 420 Pape FRANÇOIS, Evangelii gaudium, 142. 421 Pape FRANÇOIS, Amoris Laetitia, 138.

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Pour une « pastorale en sortie » Cette expression d’une « pastorale en sortie » trouve naturellement son origine dans « l’Église en sortie » rêvée par François et présentée spécifiquement dans Evangelii gaudium. En transposant la « frontière ontologique » tillichienne à l’Église, nous allons ici faire l’analogie entre l’importance pour les êtres humains de « sortir d’eux-mêmes » et l’importance pour l’Église d’aller vers les périphéries. Telle devrait être aujourd’hui la « mission »422 pastorale d’une école catholique, mission qui peut se vivre dans la joie de la rencontre et dans la joie de l’Évangile : il s’agit de mettre « les agents pastoraux en constante attitude de sortie » (Evangelii gaudium, 27). Les paragraphes 20 à 24 de cette exhortation apostolique semblent être les plus explicites à propos de ce mouvement. Notons par exemple la conclusion de la section 20 qui est présentée comme un appel à tout chrétien : « sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile ». Dans les chapitres suivants de l’exhortation, des indices semblent confirmer l’analogie que nous établissions plus haut entre les frontières ontologiques qui demandaient à être dépassées, et les frontières de l’Église qui doivent être franchies afin de se diriger vers les périphéries. En effet, il s’agit de quitter la sécurité et le confort dans lesquels toute personne, toute institution peut s’installer en allant vers ce que Tillich appelle les « situations limites » : « la situation limite humaine est le lieu où le non-être menace de manière inconditionnelle le lieu où notre existence entière se tient devant le non-être »423. Pour sa part, le souverain pontife proclame qu’il « préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités ». C’est donc en sortie, au contact des périphéries, dans des « situations limites » humaines que peuvent se jouer aujourd’hui l’avenir et la revivification de l’Église. Avant même le début de son pontificat, cette intuition était déjà présente chez le pape François : « Évangéliser présuppose dans l’Église la parrhésia [« l’audace »] de sortir d’elle-même. L’Église est appelée à sortir d’elle-même et à aller

422 Insistons sur ce terme de « mission » que François préfère au terme de « nouvelle évangélisation », comme l’a mis en évidence Enzo Biemmi dans son article « Une Église ‹ en sortie › » en page 30 : « Le terme par lequel cette ‹ réforme › est désignée est précisément la ‹ mission ›. François n’emploie presque jamais le terme ‹ nouvelle évangélisation ›, il préfère mission, parce qu’il sent que l’évangélisation se joue dans la mission, c’est-à-dire dans la manière dont l’Église se situe dans le monde et entre en relation avec lui » (Enzo BIEMMI, « Une Église ‹ en sortie ›. La conversion pastorale et catéchétique d’Evangelii gaudium », dans Lumen Vitae, 70 (2015), p. 29–41). 423 Paul TILLICH, « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 63.

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vers les périphéries, pas seulement géographiques, mais également celles de l’existence : celles du mystère du péché, de la souffrance, de l’injustice, celles de l’ignoranceet de l’absence de foi, celles de la pensée, celles de toutes les formes de misère »424. Ce n’est donc pas étonnant de trouver dans Evangelii gaudium cette volonté de faire sortir l’Église vers les périphéries et vers les plus pauvres. La dimension sociale de l’évangélisation, présentée dans le quatrième chapitre de l’exhortation, insiste particulièrement sur l’intégration des pauvres. Si la réalité sociale est certainement évoquée, derrière le mot « pauvre », il semble que l’on retrouve une foule de personnes : les opprimés, les fragilisés, les exclus, les personnes laissées pour compte, les souffrants, les humiliés, ceux qui vivent dans la misère. Le pape souligne dans ce chapitre, et dans le paragraphe 197 en particulier, que le Christ s’est révélé en accordant son attention aux pauvres et aux plus petits : « Il s’est identifié à eux ». De là, émane la nécessité pour l’Église et pour ses services pastoraux de rencontrer les « pauvres » d’aujourd’hui. Par ailleurs, le pape est très clair sur le caractère réversible de l’évangélisation par les pauvres. De fait, s’il souhaite « une Église pauvre pour les pauvres » et une Église qui aille aux périphéries, il en explique directement la raison : « [Les pauvres] ont beaucoup à nous enseigner. En plus de participer au sensus fidei, par leurs propres souffrances ils connaissent le Christ souffrant. Il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser par eux […]. Nous sommes appelés à découvrir le Christ en eux » (Evangelii gaudium, 198). Puis, aux paragraphes 187 à 192, François développe une argumentation sur le « cri des pauvres » (187) et sur le « cri de peuples entiers » (190). Dans plusieurs articles425 et exposés426, le jésuite Étienne Grieu réinvestit cette réflexion, lui qui s’intéresse particulièrement dans ses travaux aux pauvres, aux personnes dans la

424 Cette citation de Jorge Mario Bergoglio apparait dans l’article d’Etienne Grieu, « Mais que se passe-t-il sur les périphéries ? » et aurait été recueillie, d’après le jésuite du Centre Sèvres, par le Cardinal Jaime Lucas Ortega qui a demandé au pape actuel le document écrit de son intervention lors des congrégations générales précédant le conclave de 2013 (Etienne GRIEU, « Mais que se passe-t-il sur les périphéries ? », dans Christus, 259 (juillet 2018), p. 27–35). 425 Etienne GRIEU, « Évangéliser aux périphéries, oui, mais que veut dire ‹ périphéries › », dans Lumen Vitae, 70 (2015), p. 79–84 ; Etienne GRIEU, « Les fruits d’une alliance avec ceux qui ne comptent pas », dans Concilium, 361 (juin 2015), p. 427–438 (dans l’édition espagnole) et Etienne GRIEU, « La Bonne Nouvelle se reçoit de ceux qui ne comptent pas », dans Jérôme COTTIN et Élisabeth PARMENTIER (éd.), Évangéliser. Approches œcuméniques et européennes (Théologie Pratique, Pédagogie, Spiritualité, 9), Zurich, Lit Verlag, 2015, p. 163–179. 426 Notamment Etienne GRIEU, L’Évangile se reçoit de ceux qui ne comptent pas, exposé donné le 15 novembre 2014 à Louvain-la-Neuve à la section belge francophone de l’AETC (Association Européenne de Théologie Catholique).

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misère, à ceux qui « ne comptent pas »427. D’après lui, le « cri » est une catégorie qui traverse l’ensemble de la Bible, de l’Ancien au Nouveau Testament, en passant par les psaumes, les évangiles et le cri de Jésus sur la croix428. Pour Étienne Grieu, « celui qui crie se met tout entier dans sa supplication, il mobilise toute l’énergie qui est en lui, donnant ainsi à entendre la vie dans son jaillissement premier, pour l’orienter directement vers un dénouement salvateur »429. Par conséquent, du même coup, reviennent au premier plan les questions fondamentales de l’être humain, son origine et sa destinée. Le théologien français pose alors la question suivante : Ne trouve-t-on pas ici comme un résumé de ce que Tillich appelait les préoccupations ultimes (ultimate concerns), dans lesquelles l’être humain se reconnaît aux prises avec à la fois ce qui le fonde et le met en cause, tout entier ? A contrario, dans les échanges habituels que nous avons, où l’on a affaire avant tout aux préoccupations intermédiaires (preliminary concerns, dans le vocabulaire de Tillich), les questions inquiétantes sont mises de côté […]. Les préoccupations ultimes (celles que notamment les cris des pauvres font entendre) […] obligent à prendre en compte ceux qui déjà n’existent plus aux yeux des autres. Et ce faisant, à réentendre les questions ultimes, et à travers celles-ci, à prendre une position sur ce qui fait vivre430.

Et il conclut en affirmant : « le Nouveau Testament a un terme pour désigner le fait de se laisser toucher par ces appels, c’est le fameux splangkhnizomai (être remué jusqu’aux entrailles, c’est-à-dire, en ce lieu qui touche à l’accueil et au don de la vie) qui est employé à propos de Jésus en plusieurs endroits des évangiles »431. Ces pauvres, très sensibles à la Passion du Christ et à la prière du Chemin de Croix, sont pour Etienne Grieu comme des « Job de naissance » et vivent dans leur chair la blessure, la brisure, l’écorchure : « ils connaissent le Christ souffrant », nous rappelle le pape François (Evangelii gaudium, 198). Leur expérience de vie et leur courage pour continuer à avancer malgré les épreuves deviennent une ressource précieuse et « un appel à l’existence »432. 427 Etienne GRIEU, Les jésuites et les pauvres. XVIe – XXIe siècles (Petite Bibliothèque Jésuite), Bruxelles/Paris, Éditions jésuites (Lessius), 2019 ; Etienne GRIEU, Gwennola RIMBAUT, Laure BLANCHON (éd.), Qu’est-ce qui fait vivre encore quand tout s’écroule ? Une théologie à l’école des plus pauvres (Théologies pratiques), Namur, Lumen Vitae, 2017 ; Étienne GRIEU, Laure BLANCHON, Jean-Claude CAILLAUX (éd.), À l’école du plus pauvre. Le projet théologique de Joseph Wresinski (Théologies pratiques), Namur, Lumen Vitae, 2019. 428 Etienne GRIEU, « La Bonne Nouvelle se reçoit de ceux qui ne comptent pas », p. 169. 429 Etienne GRIEU, « La Bonne Nouvelle se reçoit de ceux qui ne comptent pas », p. 169. 430 Etienne GRIEU, « La Bonne Nouvelle se reçoit de ceux qui ne comptent pas », p. 169–170. 431 Etienne GRIEU, « La Bonne Nouvelle se reçoit de ceux qui ne comptent pas », p. 170. 432 Etienne GRIEU, « La Bonne Nouvelle se reçoit de ceux qui ne comptent pas », p. 174.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

Grâce à notre étude tillichienne, nous pouvons confirmer cette intuition du jésuite français. En effet, nous avions remarqué que les « profondeurs de l’existence » étaient l’une des orientations spirituelles qui concrétisaient l’ultime. Le pasteur recommandait alors de creuser en soi-même un chemin vers les profondeurs de l’être, une démarche certes laborieuse et douloureuse mais donnant accès à une joie profonde et éternelle (cf. aussi le titre de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium). Dans ses sermons, Tillich exhortait ses fidèles à écouter les cris provenant des profondeurs de la société, tout comme le pape François encourage aujourd’hui les catholiques à écouter « le cri de peuples entiers ». On remarque ainsi que l’un comme l’autre accordent de l’importance au niveau le plus profond de la réalité, là où l’on peut se rapprocher de son « fondement », de son « terreau », même s’il faut quitter son confort et souffrir parfois dans cette quête de l’ultime. Il semble en tout cas que ce chemin de la rencontre de ceux qui crient est en mesure de vivifier tant l’Église que l’être humain. En conséquence, dans ce modèle pastoral adapté au monde scolaire, nous invitons les équipes pastorales dans les écoles catholiques à ne pas avoir peur d’aller vers les périphéries, de rencontrer des témoins qui sont confrontés à des questions d’être ou de non-être. Cette expérience de la rencontre doit s’adapter aux circonstances et aux personnes mais l’on pourrait imaginer d’organiser des témoignages en classe, lors de célébrations ou de ressourcements. Les équipes pastorales pourraient également prévoir des expériences réelles de rencontres solidaires avec les plus pauvres, expériences authentiques qui sont d’ailleurs recherchées par les jeunes de la génération Z. Tout comme le Christ a permis la rencontre fructueuse entre les disciples et les suppliants433, les responsables pastoraux auraient le courage d’organiser de telles rencontres entre les jeunes et des personnes qui peuvent les toucher au plus profond de leur être, pour les remuer jusqu’aux entrailles. Enfin, une information précise et une sensibilisation aux actions solidaires locales et internationales pour plus de justice sociale envers « les peuples qui crient » serait opportune dans cette pastorale « en sortie ».

433 Etienne GRIEU, « La Bonne Nouvelle se reçoit de ceux qui ne comptent pas », p. 178 : « Le rapport entre ces deux figures, celle des disciples et celle des suppliants ouvre la voie à une certaine vision de l’Église. Les deux groupes sont en effet délivrés l’un par l’autre, d’un possible enfermement : la tentation des disciples n’est-elle pas de s’enclore dans une relation exclusive avec Jésus (« renvoie-les afin qu’ils aillent […] s’acheter de quoi manger » Mc 6, 36) ? Chaque irruption de suppliants les oblige à rouvrir le jeu. […] Réciproquement, les suppliants sont délivrés d’un possible enfermement dans leur demande. […] La frontière entre suppliants et disciples est poreuse ».

3.3 Des « modèles pastoraux »

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Pour une « pastorale d’engendrement de consciences » : « foi » élémentaire et foi christique Cette équipe pastorale « en sortie », nous l’imaginons animée par une foi christique et encourageant la « foi » élémentaire de tout un chacun dans l’école. Ces deux concepts chers à Christoph Theobald434 s’inscrivent « dans la mouvance »435 de la « pastorale d’engendrement de consciences ». En effet, pour le théologien franco-allemand, l’annonce de l’Évangile ne doit pas se faire de l’extérieur, « comme si Dieu venait par effraction dans ce qui lui appartient depuis toujours »436. Au contraire, l’Église – et, dans notre cas, l’équipe pastorale – « doit reconnaître [l’Évangile] à l’œuvre dans les femmes et les hommes de ce temps, voire dans toute la création et l’éveiller en même temps, par sa présence bienfaisante qui lui vient du Christ et par son annonce »437. Nous retrouvons ici ce double mouvement à la frontière entre la relecture438 et l’action (« l’éveil », dans ce cas) qui devrait caractériser l’équipe pastorale. L’enjeu de ce modèle consiste bien à retrouver aujourd’hui la signifiance de l’Évangile qui a été perdue, notamment par l’instrumentalisation de certaines « valeurs chrétiennes ». Pour en retrouver le sens, Christoph Theobald encourage l’Église à reconnaitre sa situation de « minorité diasporique »439 et insiste 434 Christoph THEOBALD, Urgences pastorales du moment présent. Comprendre, partager, réformer, Montrouge, Bayard, 2017. Nous travaillerons particulièrement avec le chapitre 4 : L’Évangile de Dieu : une expérience qui pousse à la « sortie » et l’annexe 1 : Qu’est-ce que la « pastorale d’engendrement » ? Nous nous souviendrons aussi de son intervention lors de la 25e journée d’étude pastorale à l’UCLouvain, le 29 janvier 2019, sur le thème « L’Église, une minorité signifiante. Espérances pour 2030 ». Nous pouvons aussi citer l’article suivant : Christoph THEOBALD, « Faire de la théologie au service d’un christianisme en diaspora », dans Recherches de Science Religieuse, 107 (2019), p. 479–523. Enfin, on peut reconnaître une certaine continuité de Tillich à Theobald, notamment dans la manière dont les deux hommes considèrent la théologie comme étant répondante, et en dialogue avec les autres rationalités (cf. notamment le ‹ modus conversationis › dans Christoph THEOBALD, Le christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité (Cogitatio Fidei, 260), vol. 1, Paris, Les Éditions du Cerf, 2007, p. 298–353). 435 Christoph THEOBALD, Urgences pastorales du moment présent, p. 479. 436 Christoph THEOBALD, Urgences pastorales du moment présent, p. 483. 437 Christoph THEOBALD, Urgences pastorales du moment présent, p. 483. 438 Plutôt que de « relecture », Christoph Theobald parlerait de « discernement théologique » : « Dès l’époque du Nouveau Testament, l’Église naissante s’interroge sur le moment présent, à discerner sous le regard de Dieu. […] La crise actuelle du christianisme en Europe et l’épreuve qu’elle représente pour les chrétiens nécessite un travail analogue, conjuguant esprit critique et courage théologique » (Christoph THEOBALD, « Faire de la théologie au service d’un christianisme en diaspora », p. 500). 439 Christoph THEOBALD, « Faire de la théologie au service d’un christianisme en diaspora », p. 498 : Cette notion de « christianisme diasporique » développée par Christoph Theobald

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

pour que les derniers disciples-missionnaires prennent une posture diaconale sereine440. Pour ce faire, le théologien repart du paradoxe reconnu par Lumen Gentium aux paragraphes 2 et 9 entre la grâce christique universelle et celle du « petit troupeau » : selon Christoph Theobald, il faudrait repenser ensemble la grâce baptismale et particulière des chrétiens avec la grâce christique441, répandue universellement dès la création du monde et à l’œuvre, encore actuellement, dans nos « Galilées d’aujourd’hui ». Le modèle proposé par le théologien jésuite permet alors d’allier la finalité de la mission (le salut de tous) avec sa source (l’intimité même de Dieu) dans un va-et-vient permanent : c’est l’expérience de l’intimité de Dieu qui encourage le chrétien à partager cette expérience et, inversement, dans la mission, c’est dans la « foi » élémentaire qui fait vivre son prochain que le chrétien peut redécouvrir le visage du Christ. Theobald parle donc de la « foi » élémentaire de « quiconque » et de la foi des « christiens »442, terme désignant le rapport « intrinsèque » trop souvent banalisé entre Jésus le Christ et les chrétiens. La « foi » élémentaire correspond en la confiance faite en la vie par « quiconque ». Omniprésente dans les évangiles, on la retrouve dans tous les récits lorsque le Christ affirme : « Ma fille, mon fils, ta foi t’a sauvé ». Toutes ces personnes que Jésus rencontre sur les chemins de la Galilée, il les invite « simplement » à poursuivre l’aventure, à continuer à mettre leur « foi » dans la vie, et à avoir, comme dirait Tillich, « le courage d’être »443. Nous nous souvenons que

s’inspire de la thèse développée en 1954 par Karl Rahner sur « la situation de Diaspora de l’Église » en tant que « nécessité inhérente à l’histoire du salut » (Karl RAHNER, « L’interprétation théologique de la situation du chrétien dans le monde moderne (1954) », dans Karl RAHNER, L’Église face aux défis du temps. Études sur l’ecclésiologie et l’existence chrétienne (Œuvres de Karl Rahner, 10), éd. critique sous la dir. de C. Theobald, préface de G. Routhier, Paris, Les Éditions du Cerf, 2017, p. 369). 440 Christoph THEOBALD, « Faire de la théologie au service d’un christianisme en diaspora », p. 503 : « Toute résignation effrayée devant la situation de minorité de l’Église comme toute tentative volontariste de reconquête sont ainsi exclues. Seule la conscience de la nécessité théologique de la situation de diaspora permet d’accéder à une conception sereine de la mission, ajustée au fait que, quand il rencontre le païen, le chrétien se voit déjà précédé par la grâce du Christ ». 441 Christoph THEOBALD, Urgences pastorales du moment présent, p. 488. 442 Christoph THEOBALD, Urgences pastorales du moment présent, p. 148. 443 Christoph THEOBALD, Urgences pastorales du moment présent, p. 152 : « De multiples ‹ sympathisants › rencontrés à l’improviste par Jésus s’entendent dire de sa bouche : ‹ Ma fille, mon fils, ta foi t’a sauvé », sans se retrouver pour autant dans le groupe de ses disciples. Ces microrécits présupposent simplement que l’aventure humaine est la même pour tous, indépendamment de la condition sociale, de la culture, voire de la religion, même si la traversée des limites

3.3 Des « modèles pastoraux »

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pour notre pasteur germano-américain, la foi (au sens large) est une affaire d’être ou de non-être ; il s’agit de « l’affirmation de soi en dépit du fait du non-être »444, affirmation qui trouve sa source dans la puissance d’être : la foi consiste pour l’homme à « être saisi par la puissance de l’être qui transcende tout ce qui est »445. Dès lors, le rôle des membres d’une équipe pastorale consiste à savoir écouter, et puis savoir dire à chacun, au moment opportun, les paroles qui font vivre, celles qui permettent à tout un chacun fréquentant l’établissement de savoir qu’il/elle est « sauvé(e) », à chaque fois que leur être s’affirme en dépit du non-être. Il n’est donc pas nécessaire, si on suit la logique établie tant par Tillich que par Theobald, de passer de la « foi » élémentaire à la foi de « christiens ». Au contraire, les évangiles nous rappellent l’attitude désintéressée de Jésus lorsqu’il prononce ces paroles de salut (cf. le récit de la guérison des dix lépreux), Lui qui ne cherche pas à convertir à sa cause ces personnes guéries. Toutefois, au travers de ce geste gratuit, certains, comme le dixième lépreux qui revient vers Jésus après avoir été touché par une grâce particulière, deviennent des « christiens ». Ce sont des « christiens » justement qui devraient majoritairement faire partie de l’équipe pastorale. Comme n’importe qui d’autre, ils seraient animés par cette même « foi » élémentaire mais en plus, « configurés au Christ, et à partir de l’intimité même de Dieu »446 qui est d’une profondeur abyssale447, ils devraient aborder toute rencontre d’une manière différente. Dans toutes les situations du quotidien, ils sont invités à rejoindre « gratuitement » la vie des gens, en « multipliant les surfaces de contact » avec leurs contemporains pour restaurer cette « foi » élémentaire, cette confiance, ce « courage d’être » face aux difficultés inhérentes à la vie. Il s’agit de rencontrer gratuitement autrui et de « réveiller » en lui cette « grâce christique » présente dès sa naissance : « ce qu’on appelle ‹ grâce du Christ › serait alors à comprendre comme une ‹ présence › gratuite à autrui dont l’effet est précisément de susciter en lui ses pro-

de l’existence est plus rude, parfois cruelle pour ‹ les malades, les captifs, les pauvres, les affligés, etc. › (cf. Lc 4, 18 sqq et 7, 22) et plus directe et sans échappatoire. Le dessaisissement de soi, imposé par toute vie, va-t-il susciter la ‹ confiance › et la ‹ foi › ? Ce qu’un Tillich désigne par le beau terme de ‹ courage d’être › et qui – au-delà d’un simple instinct de survie – mise sur la « promesse » cachée en l’existence ou continue simplement l’aventure de la vie, parfois portée par un discret sentiment de gratitude partagée ? ». 444 Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 181. 445 Paul TILLICH, Le courage d’être, p. 197. 446 Christoph THEOBALD, Urgences pastorales du moment présent, p. 164. 447 Les « abysses » appartiennent aussi au vocabulaire tillichien ; ils désignent les profondeurs de l’existence.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

pres ressources de confiance et de foi en la vie, son ‹ courage d’être ›, sans présumer d’un quelconque positionnement religieux ou autre de sa part »448. Reconnaître et encourager cette « foi » élémentaire et ce « courage d’être » en chacun des élèves et des collègues, sans hiérarchisation avec la grâce particulière et non pas supérieure449 de « christien » (parce que ce ne peut être que le Christ qui transforme en « christien »), semble être un axe de travail idéal pour des équipes pastorales qui sont comme le « petit troupeau » appelé à approfondir toujours plus son intimité avec le Christ au travers de sa mission de salut, gratuite, pour soi et pour autrui. 3.3.2.3 Comment l’équipe pastorale peut-elle agir dans les kairoi de notre temps ? Après avoir insisté sur la relecture du vécu en école et en société pour rechercher les kairoi de notre temps et après avoir donné ces trois missions à l’équipe pastorale (initier un dialogue de salut en rencontrant ceux qui se trouvent aux périphéries et en soutenant le « courage d’être » de chacun), il nous reste à donner quelques directions éthiques pour agir dans ces kairoi (écologie intégrale et dialogues interconvictionnel et interreligieux). Nous ne déterminerons pas précisément le contenu de cet agir dans les deux kairoi cités plus haut pour laisser suffisamment de liberté aux agents pastoraux afin qu’ils puissent eux-mêmes s’adapter au contexte toujours spécifique de leur école et créer, de cette manière, les démarches qui leur semblent les plus pertinentes pour leur établissement450. Par contre, il nous semble que trois notions peuvent aider les équipes à déterminer le cadre de leur agir pastoral : l’agapè, la réarticulation entre autonomie et théonomie, et la redécouverte de la dimension de profondeur dans l’humanisme chrétien. Tout comme le socialisme religieux alliait le temps et l’action dans la notion de kairos à l’époque de Tillich, l’espérance chrétienne en la venue du Royaume451 appelle aujourd’hui encore à une transformation du monde en créant « une nouvelle société remplie de sens, où chaque groupe et chaque in-

448 Christoph THEOBALD, Urgences pastorales du moment présent, p. 169. 449 Christoph THEOBALD, « Faire de la théologie au service d’un christianisme en diaspora », p. 507. 450 En ce qui concerne le kairos de l’écologie intégrale, l’encyclique Laudato Si’ du pape François donne déjà bon nombre de pistes très concrètes en termes de contenu pour agir aujourd’hui de manière citoyenne et chrétienne (cf. aussi supra). 451 Paul TILLICH, « Le socialisme religieux I », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme, p. 360 : « Mais l’espérance chrétienne originelle en l’au-delà […] est espérance en la venue du Royaume de Dieu sur la terre, elle est espérance en la transformation du monde, de l’huma-

3.3 Des « modèles pastoraux »

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dividu [peut] trouver le sens de sa vie »452. Pour notre contexte, nous avons donc repéré deux kairoi qui sont aussi deux champs d’action et de transformation pour l’école catholique afin de reconfigurer son identité aujourd’hui: ceux de l’écologie intégrale et du dialogue interconvictionnel et interreligieux dans la perspective du Royaume. Si l’éthique (les valeurs) ne peut plus constituer en soi la voie prioritaire d’accès à l’identité dans le modèle qui se dessine, l’action qui doit être mise en place pour atteindre des objectifs écologiques et de dialogue ne peut se passer -ensuite- d’une réflexion sur l’éthique. L’agapè Le premier principe à la base de toute éthique chrétienne est celui de l’agapè, le principe de l’amour qui est configuré à celui du Christ, « au-dessus de la loi »453 et en mesure « de s’adapter à chaque kairos »454. Cet agapè qui, dans un premier temps, a besoin des lois et des institutions doit rester le principe qui guide l’action pastorale. Si nécessaire, l’agapè qui provient de la substance catholique brisera les lois anciennes pour en créer de nouvelles, mieux ajustées aux finalités du nouveau kairos, et visera toujours in fine la réunion de ce qui est séparé. La réarticulation entre autonomie et théonomie Le deuxième principe que les équipes pastorales auront en tête dans leur action serait celui de la réarticulation entre l’autonomie et la théonomie. De fait, pour Tillich, « agir dans la perspective ouverte par le kairos, c’est agir en direction de la théonomie »455. Or, dans une société contemporaine, si l’on veut encore parler de théonomie, cela ne peut se faire qu’en repensant son articulation avec l’autonomie. Dans la quatrième partie de sa Théologie systématique, Tillich affirme lui-même que cela est possible : « La théonomie ne s’oppose jamais à la connaissance acquise de façon autonome, par contre elle

nité, des peuples. Et elle réclame que l’on travaille à cette transformation, d’abord dans la communauté, puis aussi à l’extérieur ». 452 Paul TILLICH, « Le socialisme religieux I », p. 362 : « La tâche qui nous incombe, à nous et à notre temps : créer une nouvelle société remplie de sens, où chaque groupe et chaque individu puisse trouver le sens de sa vie ». 453 Paul TILLICH, « L’éthique dans un monde qui change (1941) », dans Paul TILLICH, Le fondement religieux de la morale, p. 112. 454 Paul TILLICH, « L’éthique dans un monde qui change (1941) », p. 114. 455 Paul TILLICH, « Kairos I (1922) », p. 153.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

s’oppose à la connaissance prétendant être autonome alors qu’elle n’est qu’un résultat de la distorsion de la théonomie »456. Reconnaissons-le, cette tendance va à l’encontre des normes de la société actuelle. Toutefois, elle pourrait apporter une nuance intéressante aux textes officiels du SeGEC qui reconnaissent « l’autonomie des réalités profanes »457 (cf. Mission de l’école chrétienne et Pour penser l’école catholique au XXIe siècle458), sans l’articuler explicitement avec la théonomie. Or, de nombreux auteurs défendent aujourd’hui cette réarticulation entre théonomie et autonomie. Eric Gaziaux, professeur d’éthique théologique à l’UCLouvain, a d’ailleurs retrouvé la trace de plusieurs auteurs (théologiens ou philosophes) s’étant exprimés en faveur de cette réarticulation459. Entre autres, à côté de Paul Tillich, il cite le théologien moraliste allemand Franz Böckle (1921–1991) qui a développé une « autonomie théonome », Walter Kasper (1933- …) qui suggère qu’une théonomie chrétienne prenne en charge l’autonomie moderne460

456 Paul TILLICH, Théologie systématique. Quatrième partie : La vie et l’Esprit, traduit de l’anglais par Jean-Marc Saint, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 277. 457 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e éd. et 3e éd., p. 7 : « Aujourd’hui, les institutions chrétiennes sont transformées notamment par la reconnaissance de l’autonomie des réalités profanes ». « ‹ L’autonomie des réalités profanes › signifie que les activités humaines ne se réfèrent plus nécessairement à la religion pour s’organiser, se fixer des règles de fonctionnement, etc. Par exemple, pour voter, ou encore pour choisir un hôpital, voire une école, ce ne sont pas nécessairement les convictions religieuses qui sont la référence, mais d’autres critères tels que : la personnalité d’un candidat, la qualité des soins ou la proximité de l’établissement. Les sciences, tout particulièrement, sont autonomes par rapport aux convictions : il n’existe pas de physique ou de mathématiques ‹ chrétiennes › et d’autres qui ne le seraient pas ! Par contre, les convictions peuvent inspirer ou interpeller l’usage que l’on fait de telle découverte. Ainsi, la Bible n’explique pas comment est apparu l’univers, mais propose un chemin de sagesse pour qu’il soit hospitalier à tous les humains ». 458 SeGEC, Pour penser l’école catholique au XXIe siècle, p. 9–14. 459 Ces développements sur l’autonomie et la théonomie (notamment les différentes citations d’auteurs) proviennent d’une communication « Autonomie et théonomie, deux concepts clés pour une pratique de l’éthique ? » d’Éric GAZIAUX, (Louvain-la-Neuve, 12 mars 2016) lors du colloque « À quoi l’homme est-il lié ? Liberté, autonomie et autodétermination. Approches éthiques, théologiques et psychologiques » ainsi que de l’article suivant : Éric GAZIAUX, « Entre exégèse et éthique : la problématique de la loi », dans Revue théologique de Louvain, 31 (2000), p. 321–343. 460 Walter KASPER, La théologie et l’Église, traduit de l’allemand par Joseph Hoffmann (Cogitatio Fidei, 158), Paris, Les Éditions du Cerf, 1990, p. 250 : « De même que l’autonomie de l’époque moderne a opéré la prise en charge critique d’une théonomie chrétienne qui se trompait sur elle-même, de même la théonomie chrétienne doit opérer aujourd’hui la prise en charge critique de l’autonomie moderne émancipée pour en assurer la relève (Aufhebung) au triple sens du mot : elle en critiquera (tollere) les présupposés et les conséquences non chrétiennes, et en gardera (conservare) les richesses chrétiennes latentes, et les réintègrera (elevare) dans la

3.3 Des « modèles pastoraux »

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et Paul Ricœur (1913–2005), ce philosophe pour qui l’obligation de l’amour permettrait l’ouverture de l’autonomie à une théonomie. Nous reprendrons les apports de Paul Tillich enrichis par ceux de Paul Ricœur pour défendre cette réarticulation. Nous le savons, que ce soit par sa biographie461 ou par sa pensée théologique, le pasteur s’oppose tant à l’hétéronomie destructrice qu’à l’autonomie vide. Pour rappel, le « principe protestant » critique toute « autorité de principe »462 (d’ailleurs de plus en plus mal perçue dans notre société post-moderne463) et se trouve en mesure de dénoncer toute structure hétéronome (que ce soit celle de l’autorité ecclésiale catholique, celle du supranaturalisme barthien ou encore celle provenant des quasi-religions au caractère potentiellement totalitaire). Ce principe, à l’origine de la profanité, se distingue donc nettement d’une critique purement rationnelle puisqu’il tire son origine d’un élan plus prophétique464. De l’autre côté, contre une autonomie vidée de sa substance, Tillich introduit le concept de théonomie : il s’agit de transcender les formes autonomes pour que l’inconditionné fasse irruption dans la société et la culture. En effet, le risque consiste en ce que l’autonomie, placée sous l’autorité de la loi rationnelle, prive l’homme de son fondement créateur et finisse par tuer tout vivant465.

théonomie chrétienne ». Notons que dans les pages qui suivent, le cardinal identifie trois modèles de réponse théologique à la problématique moderne de l’autonomie : le modèle de restauration (l’autonomie comprise comme apostasie par rapport à la théonomie), le modèle progressiste (l’autonomie comprise comme réalisation de la théonomie) et le modèle de la corrélation et de l’analogie (l’autonomie comprise comme parabole de la théonomie). 461 Rappelons notamment le combat de Tillich pour l’autonomie, particulièrement dans les relations avec son père, qui illustre son opposition formelle à toute forme d’hétéronomie. Cf. Paul TILLICH, « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 69 : « C’est cette difficile et laborieuse percée vers l’autonomie qui m’a immunisé contre tout système de pensée ou de vie qui demande à cette autonomie de capituler ». 462 Paul TILLICH, Amour, Pouvoir et Justice, p. 57. 463 Cf. notamment les apports de Jean-Paul Gaillard sur l’horizontalisation de la hiérarchie que traverse notre société (Jean-Paul GAILLARD, Enfants et adolescents en mutation, p. 29–36). 464 Paul TILLICH, « Le protestantisme, principe critique et structurant (1929) », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 27 : « Dans la critique prophétique, la critique rationnelle reçoit sa profondeur et sa limite, sa profondeur par le caractère inconditionné de sa portée et sa limite par la grâce » et « [La critique protestante] provient de ce qui dépasse l’être et l’esprit […], elle s’associe à la critique rationnelle et lui donne son sérieux inconditionné [mais elle] limite la critique rationnelle par la proclamation de la grâce ». 465 Paul TILLICH, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion (1922) », dans Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture, p. 83 : « Le droit de l’autonomie par rapport à l’hétéronomie devient injustice par rapport à la théonomie, car la forme autonome est loi. Avec la loi, on peut techniciser et rationaliser, mais sous la loi, on ne peut pas vivre. […] Voilà pourquoi toute période autonome doit éclater : elle peut avec son incondition-

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L’originalité dans l’approche tillichienne consiste à étudier le conflit entre l’autonomie et l’hétéronomie au sein même de la raison466. En effet, d’après notre théologien germano-américain, il existe une bipolarité à l’intérieur même de la raison, entre la structure et la profondeur de celle-ci, ce qui produit le conflit entre la raison autonome et la raison hétéronome ainsi que la recherche de la théonomie. D’après Tillich, la raison est autonome « quand elle affirme et concrétise sa structure sans considérer sa profondeur […]. Elle obéit à sa propre structure essentielle, à la loi de la raison qui est la loi de la nature au sein de l’intelligence et de la réalité, et qui est une loi divine, enracinée dans le fondement de l’être-même »467. Cette raison autonome entre inévitablement en conflit avec la raison hétéronome. Toutefois, pour Tillich, cette loi étrangère, « du dehors », ne se trouve pas vraiment « au dehors », mais se situe à l’intérieur même de la raison, dans sa profondeur, et produit par conséquent un conflit à l’intérieur de la raison. L’hétéronomie veut parler au nom du fondement de l’être, de manière inconditionnelle et ultime. Elle se pose donc comme une réaction destructrice contre l’autonomie qui a perdu sa profondeur, qui est devenue vide et impuissante, et elle démolit de l’extérieur ses lois structurelles468. Dès lors, il faut que l’hétéronomie et l’autonomie s’unissent dans la théonomie car lorsque cette unité se rompt, « elles se dévoient l’une l’autre »469. C’est pourquoi, la théonomie peut se définir comme « l’union de la raison autonome avec sa propre profondeur »470. Tillich conclut sa démonstration comme suit : « dans une situation théonome, la raison se concrétise en obéissant à ses lois structurelles, et avec la puissance de son propre et inépuisable fondement. Puisque Dieu (theos) est la loi (nomos) à la fois de la structure et du fondement de la raison, il les unit en lui, et leur unité se manifeste dans une situation théonome »471. Dans son article « Théonomie et/ou autonomie », Paul Ricœur montre lui aussi la possibilité d’articuler autonomie et théonomie, tout en les distinguant.

nalité formelle tuer tout vivant et rationaliser ; mais elle ne peut produire un seul contenu (Inhalt) de vie. Elle perd la vérité et demeure dans la forme vide de l’identité ». 466 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 119–123. 467 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 120–121. 468 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 121. 469 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 121. 470 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 121–122. 471 Paul TILLICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, p. 122.

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Il développe la thèse selon laquelle la théonomie se réalise dans l’obligation de l’amour472 et affirme ceci: Loin de s’opposer à une morale de l’autonomie, la théonomie, entendue au sens d’obéissance aimante, aide la première à aller jusqu’au bout d’elle-même ; mais en revanche, pour s’accorder à l’obéissance aimante, l’autonomie doit dissocier son destin de l’autosuffisance ; cette autocritique de l’idée d’autonomie trouve sa contrepartie dans l’équation entre l’autonomie et la responsabilité pour l’autre, en un sens voisin de celui que Emmanuel Levinas donne à ce terme473.

L’obéissance à l’amour du prochain (accueil de la veuve, de l’orphelin et de l’étranger) et même à l’amour des ennemis474, permet, au final, à l’autonomie de s’accomplir pleinement et nécessite, selon le philosophe, un renoncement à l’idée d’autosuffisance. Tout ce développement implique, pour les acteurs pastoraux, d’agir en gardant comme orientation l’articulation entre la théonomie et l’autonomie, toujours dans le but d’obéir encore plus justement à l’agapè de l’Évangile. Pour rappel, celui-ci n’engage pas seulement à suivre les valeurs universelles (amour des proches, de la famille, etc.) mais aussi (et surtout) à aller jusqu’à l’amour du prochain et des ennemis au nom de la particularité chrétienne. La redécouverte de la profondeur dans l’humanisme chrétien À partir de cette réarticulation entre théonomie et autonomie chère à Tillich, à Ricœur et à d’autres, nous voyons la faille de l’humanisme chrétien lorsqu’il perd sa profondeur, confronté à une société qui prône des valeurs humaines auto-suffisantes : au lieu de rappeler des valeurs, nous encourageons l’école catholique et ses agents pastoraux à souligner davantage, même si elle le fait déjà, la présence de la dimension transcendante au cœur de l’être humain. De plus, il serait également nécessaire de bien (faire) comprendre la distinction entre l’humanisme et l’humanisme chrétien. En effet, actuellement, l’école catholique recourt toujours à la notion d’ « humanisme chrétien » dans la troisième édition de son texte de référence, Mission de l’école chrétienne475. Pour Tillich, qui considérait le socialisme reli-

472 Paul RICŒUR, « Théonomie et/ou autonomie », dans M.-M. OLIVETTI (éd.), Filosofia della Rivelazione, Padoue, Cedam, 1994, p. 19–36, ici p. 24 : « l’amour oblige ». 473 Paul RICŒUR, « Théonomie et/ou autonomie », p. 26. 474 Paul RICŒUR, « Théonomie et/ou autonomie », p. 30. 475 SeGEC, Mission de l’école chrétienne, 2e et 3e éd., p. 7 : « L’‹ humanisme chrétien ›, c’est la manière dont, dans la tradition chrétienne, l’on se représente l’humain. On pourrait dire que cet humanisme repose sur deux piliers : la reconnaissance de chaque personne comme émi-

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gieux dans lequel il s’est engagé comme un rejeton de l’humanisme chrétien476, l’important est non seulement d’éviter « la chosification de l’être humain » mais aussi de poser la question de « l’au-delà de l’être » car « l’humanisme ne peut pas être l’ultime fondement sur lequel nous bâtissons »477. Dans un exposé datant du 13 janvier 2001478, le jésuite Paul Valadier s’est exprimé dans le même sens que Tillich concernant la « revendication moderne de totale autonomie ». En visant explicitement Luc Ferry et son traité sur l’homme-Dieu479, il a rappelé que « le signe d’un humanisme authentique », c’est que l’homme ne se prenne pas pour ce qu’il n’est pas : il n’est pas Dieu, bien qu’il soit appelé à la vie divine. Il est appelé ; ce n’est pas lui qui se la donne. Il la reçoit ». Et de conclure : « l’humanisme que nous défendons sait aussi qu’un individu ne naît pas sans un enracinement, sans une histoire, sans des relations, sans une profondeur480 hors de laquelle il risque bien de n’être

nemment digne et la conviction que chaque être humain est plus grand que lui-même. Chaque personne est éminemment digne : tout être humain est créé ‹ à l’image de Dieu ›, comme le dit le récit de la Genèse. Il n’est pas seulement un assemblage de cellules biologiques ; il est porteur d’une liberté et d’une capacité relationnelle qui le rendent à la fois unique et solidaire de tout être humain, quel qu’il soit. Chaque être humain est plus grand que lui-même : s’il reste toujours marqué par ses déterminations (genre, histoire personnelle, pulsions …), l’être humain est également capable de surmonter sa propre violence, de faire passer le bien d’autrui avant le sien, d’être miséricordieux par-delà la justice. Il y a en lui du ‹ divin ›, qu’il peut nourrir et faire grandir ». 476 Paul TILLICH, « Le socialisme religieux II (1931) », p. 452. 477 Paul TILLICH, « Lessing et l’idée d’une éducation du genre humain (1929) », p. 273. 478 Paul VALADIER, « L’humanisme vu par un catholique », dans L’humanisme en question, Paris, Études & Recherches d’Auteuil, 2000–2001, p. 27–37. En ligne : http://www.erf-auteuil. org/conferences/l-humanisme-vu-par-un-catholique.html#top (page consultée le 21 février 2022). Dans cet article, le jésuite rappelait quelques principes de base, assez proches du point de vue tillichien, permettant de surcroît l’exercice de recontextualisation cher à Lieven Boeve. L’auteur identifie en effet d’un côté des tendances humanistes dans le catholicisme qui reposent sur l’incarnation, la création de l’homme à l’image de Dieu et le concept d’Alliance. De l’autre, en prenant Pascal et le jansénisme comme point de pivot de son raisonnement, Valadier reconnaît des tendances catholiques qui ne sont pas humanistes du tout et qui reposent davantage sur la rupture avec les valeurs du temps. En fin de compte, le prêtre et philosophe français définit un humanisme à l’intérieur du christianisme pour peu qu’il surgisse « des données les plus fondamentales de la Révélation biblique ». Qui veut comprendre pertinemment l’humanisme chrétien aujourd’hui est donc invité à établir cette interruption par rapport à une culture trop « harmonisante » entre l’humanisme séculier et l’humanisme chrétien. Établir cette discontinuité et reprendre conscience des racines de l’humanisme chrétien serait nécessaire afin de recontextualiser le message de l’Évangile parmi la pluralité des humanismes. 479 Luc FERRY, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Bernard Grasset, 1996. 480 Nous soulignons ce terme qui fait particulièrement écho aux discours de Tillich.

3.3 Des « modèles pastoraux »

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qu’une réalité évanescente ou manipulable. […] L’homme ne tient que dans une relation, une relation de parole, qui l’antécède »481. Tillich, le protestant, et Valadier, le catholique, se rejoignent donc sur ce point pour dénoncer un humanisme qui s’absolutiserait. De nos jours, si les équipes pastorales veulent encore recourir à ce concept d’« humanisme chrétien », elles doivent veiller à l’utiliser avec la plus grande prudence et une extrême précaution pour ne pas perdre la dimension chrétienne, et la dimension de profondeur afférente ; en effet, s’il ne repose pas sur le fondement de l’être, cet humanisme chrétien risque bien de se transformer en un « simple » humanisme. Dès lors, la pratique de l’agapè, l’articulation entre autonomie et théonomie ainsi que la redécouverte de la profondeur de l’humanisme chrétien constituent trois clés éthiques permettant aux équipes pastorales de « bien » agir dans les kairoi de notre temps. 3.3.2.4 Formation, statut et reconnaissance de l’équipe pastorale Le « programme » présenté plus haut semble exigeant pour les acteurs en pastorale alors qu’en termes de formation, de statut et de reconnaissance des équipes pastorales, tout semble encore à créer. En effet, actuellement, il n’existe pas de formation véritablement reconnue (sauf la/les deux journée(s) annuelle(s) organisée(s) par les équipes diocésaines), les membres de ces équipes -lorsqu’elles existent- n’ont pas toujours de statut officiel et le travail de ces personnes reste souvent bénévole (dans quelques rares cas, les directions accordent une ou deux heures à la coordinatrice / au coordinateur de l’équipe en guise de reconnaissance). Or, nous avons pourtant montré l’importance de l’équipe pastorale pour assurer la réflexion sur l’identité chrétienne de l’école qui ne peut se résumer à la sauvegarde de deux heures de religion catholique dans le cursus des élèves. Au contraire, au cours de ce travail, nous avons montré que si la pastorale au « sens strict » (animation pour les grandes fêtes religieuses, retraites, etc.) avait son importance et devait être organisée par l’équipe pastorale, en plus, cette même équipe devrait avoir un rôle fondamental à jouer dans la pastorale au « sens large » : recontextualiser l’identité chrétienne de l’école aujourd’hui. Or, la situation actuelle de quasi-abandon dans laquelle se trouve la pastorale dans certaines écoles indique que ni le SeGEC, ni les services diocésains n’ont véritablement saisi l’ampleur et la pertinence de la tâche pastorale dans l’école catholique.

481 Paul VALADIER, « L’humanisme vu par un catholique », p. 36.

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Partie 3 Recontextualisation : méthodologie, identité et pastorale

À l’instar de ce qui existe ailleurs -notamment en France-, nous plaidons pour une formation universitaire des membres des équipes pastorales482, et en particulier pour le coordinateur en pastorale de chaque école qui devrait au minimum recevoir un mi-temps (10h/semaine) pour accomplir sa mission. Cette professionnalisation nécessaire comporterait une introduction aux textes de référence sur l’enseignement catholique et sur la pastorale, une distinction nette et précise entre les démarches liées au cours de religion, à la catéchèse et à la pastorale, une formation théologique, philosophique, pastorale et pédagogique, à la fois théorique et pratique, pour assurer correctement ce rôle pastoral ou cette fonction de coordinateur. Suite à cette formation, la reconnaissance d’un statut pour ces personnes serait légitime ainsi qu’une rémunération adéquate par rapport au travail fourni pour la communauté scolaire. Cette valorisation formelle devrait s’accompagner d’une reconnaissance symbolique en associant ces personnes formées à l’équipe de direction afin de faciliter le travail pastoral et d’avoir un impact réel sur la vie de l’établissement. Enfin, il faudrait pouvoir encourager les démarches pour lancer ou relancer des équipes pastorales en s’assurant de la représentativité des différentes fonctions au sein de l’établissement (professeurs de différentes branches, éducateurs, etc.). Sans quoi, l’école catholique risque de perdre définitivement son identité et sera définitivement sécularisée. 3.3.2.5 Conclusions sur le modèle pastoral pour l’équipe d’animation spirituelle Résumons nos acquis dans cette section consacrée à l’équipe pastorale. Ce deuxième modèle consiste donc en une mission « sur la frontière » entre la relecture de ce qui se vit et les initiatives à mener dans l’optique de recontextualiser l’identité de l’école chrétienne. Les tâches à accomplir sont directement en lien avec la définition ontologique de la frontière et invitent à initier des démarches dialogales parce que seules celles-ci évitent l’asymétrie entre l’équipe pastorale et le reste des membres de l’établissement. Nous avons justifié les deux modèles dialogiques choisis (la « pastorale en sortie » et la « pastorale d’engendrement de consciences ») à partir des textes des papes Paul VI et François que nous avons étudiés en raison de l’attitude missionnaire liée au dialogue. Dans la « pastorale en sortie », nous avons établi le lien entre les périphéries existentielles décrites par l’actuel souverain pontife et la situation limite humaine tillichienne, ce qui

482 Pour une réflexion générale sur la formation théologique des acteurs pastoraux, cf. Christoph THEOBALD, « Faire de la théologie au service d’un christianisme en diaspora », notamment p. 522–523.

3.3 Des « modèles pastoraux »

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nous fait admettre que le rôle de la pastorale scolaire consiste aujourd’hui à initier les démarches visant à reconnaître les profondeurs de l’existence et à faire en sorte que quiconque puisse se confronter à celles-ci. Parallèlement, les membres des équipes pastorales (pour la plupart), toujours mieux configurés au Christ et à l’intimité même de Dieu, seraient ces personnes capables d’encourager la « foi » élémentaire et le « courage d’être » de tout un chacun afin que l’être l’emporte dans son conflit permanent face au non-être. La mission pastorale aurait donc une forte portée ontologique. Enfin, pour guider l’équipe pastorale sur la manière d’agir dans les kairoi de l’écologie intégrale et du dialogue interconvictionnel et interreligieux, un cadre éthique a été défini : il reprend comme critères principaux l’agapè et la recherche de « l’au-delà de l’être », que ce soit dans la réarticulation de l’autonomie à la théonomie ou dans la recherche de la profondeur dans l’humanisme chrétien. Nous avons conclu ce parcours consacré à l’équipe pastorale en soulignant finalement la nécessité de la formation et de la reconnaissance des membres d’une telle équipe, et ce, afin d’assurer la réflexion dans chaque école sur l’identité chrétienne des établissements.

3.3.3 Pour les services d’Église : pastorale scolaire et pastorales de la jeunesse La collaboration n’est pas toujours aisée dans les services d’Église, notamment en ce qui concerne les « lieux » fréquentés par les jeunes. C’est pourquoi, il faut veiller à ce que les démarches vécues en école ne soit pas identiques à celles vécues en paroisse : « ne faites jamais de prosélytisme dans les écoles ! Jamais ! », nous rappelait le pape François483. En d’autres termes, nous pourrions dire qu’il faut éviter en tout cas d’employer des démarches de reconfessionnalisation à l’école catholique, dès lors que l’on voudrait prendre la recontextualisation comme principe. Vers une complémentarité sans superposition Après ceux de la communauté scolaire et de l’équipe pastorale, le dernier modèle établi ici concerne les équipes diocésaines de pastorale scolaire. Leur travail primordial est à penser en complémentarité, mais sans superposition, avec

483 Pape FRANÇOIS, Discours du pape François aux participants au Congrès mondial sur l’éducation, organisé par la Congrégation pour l’éducation catholique (Rome, 21 novembre 2015).

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le service de pastorale des jeunes484 : on pourrait parler d’une complémentarité sans superposition à trouver entre ces deux services485. En nous référant aux apports de la sociologie et de la philosophie de l’éducation, nous montrerons que la mission des équipes diocésaines de pastorale scolaire consiste non seulement à alimenter la réflexion sur la dimension chrétienne de l’école mais aussi à créer des outils facilement utilisables par les équipes pastorales dans les écoles afin d’aider les jeunes à donner du sens à leur vie, à élaborer un « projet de vie », mais pas à partir de rien. À la suite de Salvatore Currò486, nous invitons les personnes qui travaillent dans ces services (pastorale des jeunes ou pastorale scolaire) à penser les jeunes non pas comme « ayant-besoin-de » ou « manquant-de » mais plutôt comme déjà « pleins-de » (ressources, talents, etc.) afin de leur permettre d’ « habiter les traces », de « s’ouvrir à ce qui est déjà advenu », de « s’arrêter sur le don reçu », de « se réconcilier » avec eux-mêmes487. Cette façon de comprendre les adolescents et d’initier des dispositifs pastoraux « en amont » est valable, nous semble-t-il, dans une démarche plus explicite et plus catéchétique tout comme dans une perspective plus ontologique, à la fois plus symbolique et plus prophétique : la première tâche serait confiée à la pastorale des jeunes qui chercherait les traces de l’appel de Dieu avec les jeunes catholiques dans leur vie, la seconde mission serait prise en charge par la pastorale scolaire qui inviterait les jeunes de convictions différentes à s’interroger sur leur être profond avant d’initier avec eux des démarches de dialogue sur leur projet de vie488.

484 Nous nous focaliserons dans ce dernier chapitre sur les liens entre la pastorale scolaire et la pastorale des jeunes au niveau diocésain. Une même « complémentarité sans superposition » devrait aussi être pensée entre le service de pastorale diocésain et le monde associatif, ce qui semble être plus naturel d’après notre expérience de terrain. 485 Remarquons que cette question délicate des rapports entre pastorale scolaire et pastorale des jeunes était déjà présente dans notre précédente étude de terrain qui donnait la parole aux acteurs de la pastorale à l’aide d’un questionnaire qui leur était adressé (cf. Geoffrey LEGRAND, La pastorale scolaire de Bruxelles-Brabant Wallon en 2014, p. 128–138). En effet, il nous semble indispensable de prendre également en compte cette expérience de terrain des « professeurs relais ». L’une des personnes interrogées proposait notamment cette idée (inspirée du modèle français) pour renouveler la pastorale en page 137 : « évoluer vers une proposition ‹ sens et foi › très large où l’Église catholique est une des ressources d’une part et avoir d’autre part une présence d’équipes d’aumônerie clairement catholiques en proposant notamment le cheminement vers les sacrements en lien avec la paroisse ». 486 Salvatore CURRÒ, « Projet ou vocation ? L’horizon anthropologique de la pastorale et de la catéchèse des jeunes », dans Lumen Vitae, 73 (2018), p. 139–145. 487 Salvatore CURRÒ, « Projet ou vocation ? », p. 144. 488 Soulignons toutefois que cela n’exclut pas qu’une réflexion plus explicitement chrétienne soit menée dans le cadre scolaire si les circonstances sont favorables.

3.3 Des « modèles pastoraux »

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À l’aide de deux exemples concrets, nous montrerons que ces services devraient être respectivement animés par cette bipolarité tillichienne entre « substance catholique » et « principe protestant », cette tension étant féconde pour l’émergence d’« êtres nouveaux ». 3.3.3.1 Complémentarités : rappels en sociologie et en philosophie de l’éducation Tout au début de notre réflexion, notre parcours avait envisagé une section consacrée à la sociologie dont il convient maintenant de rappeler quelques éléments dans le but de dresser le profil des jeunes à qui sont destinés ces services pastoraux. Daniel Ollivier et Catherine Tanguy avaient défini les contours d’une génération Z (personnes nées entre 1996 et 2008) attachée au rejet des autorités non fondées, prête à s’engager politiquement pour transformer le monde et avoir un impact positif sur celui-ci. Nathalie Becquart avait quant à elle souligné l’esprit collaboratif de la génération « co- ». Enfin, Jean-Paul Gaillard avait qualifié les adolescents de « mutants » dans ce monde naissant : plus sensibles à l’éthique qu’à la morale, les jeunes sont davantage capables, selon lui, d’assumer leurs responsabilités personnelles et ont reçu une « injonction à penser ». En philosophie de l’éducation, nous pourrions résumer les apports de Hannah Arendt comme suit : la nouvelle génération est appelée à « renouveler le monde commun » en faisant éclater l’élément de nouveauté qu’elle porte en elle. Martha Nussbaum insistait de son côté sur les « capabilités » de chacun dans le domaine de l’éducation. En effet, il importe selon elle de permettre aux jeunes de prendre conscience de leur potentiel, d’identifier avec eux leurs capacités à faire et à être, afin qu’ils puissent réaliser chacune de leurs potentialités. Pour cela, par le biais de l’éducation, la philosophe américaine a établi l’intérêt de former des personnes empathiques, attentives à l’égalité, à la coopération et à la démocratie, dans des espaces citoyens où un environnement politique, social et économique favorable leur permettra de développer tous leurs talents. En bref, cette spécialiste recommande une formation où les futurs adultes seront davantage amenés à être concernés par autrui. Lorsque l’on identifie le dialogue interconvictionnel et interreligieux ainsi que l’écologie intégrale comme les deux principaux kairoi de notre temps dans lesquels l’école catholique doit s’engager aux côtés des jeunes, en passant par le service de pastorale scolaire, il semble que nous soyons parfaitement en phase avec ces réflexions émanant de la sociologie et de la philosophie de l’éducation. Ainsi, en prenant l’exemple de l’écologie intégrale, soutenir les jeunes qui s’engagent pour « la préservation de la maison commune », en alimentant leurs réflexions, en leur présentant le monde tel qu’il est aujourd’hui et en leur assurant un appui,

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leur permettra plus facilement de « renouveler le monde ». Consentir à ce qu’ils prennent des responsabilités pour avoir un impact positif sur la planète et mettre en évidence leurs capacités à assurer ce changement ; cela s’avère donc pertinent. S’engager à leurs côtés, en recherchant des solutions avec eux, tout en leur explicitant pourquoi les chrétiens doivent eux aussi prendre leurs responsabilités dans ce kairos semble être en adéquation avec cette volonté de renouveau. De nombreux mouvements associatifs qui ont récemment réaffirmé leur identité chrétienne (CJC) contribuent déjà à cette mobilisation. Cependant, pour assurer ce travail dans chaque école, les équipes pastorales en place auront besoin de l’aide de personnes capables de lancer des initiatives et de fournir du matériel de qualité, facilement exploitable pour les animations pastorales dans les établissements, en rappelant et en recontextualisant l’ancrage chrétien. Prenons quelques exemples : un thème d’année sur l’écologie intégrale permettrait notamment de décliner cette attention au quotidien, une exposition sur cette thématique pourrait être organisée, des initiatives citoyennes seraient pensées à partir de ressources didactiques et pédagogiques préalablement préparées, des liturgies sur le thème de la création permettraient de célébrer en commun en intégrant les apports du christianisme et d’autres convictions, des réflexions durant des retraites pourraient être envisagées en utilisant notamment l’encyclique Laudato Si’, des témoins engagés dans le monde associatif pourraient être invités dans les écoles, etc. Les initiatives seraient nombreuses et variées. Toutefois, entrer dans ces démarches demande du temps, de la préparation ainsi qu’un soutien extérieur que pourrait alors assurer des équipes diocésaines de pastorale scolaire afin d’assurer la dimension chrétienne d’un tel engagement. Par ailleurs, il semble tout à fait imaginable, en transposant les contenus, qu’un travail similaire autour de ce kairos écologique s’opère en pastorale des jeunes (dans leurs sensibilités plus « conservatrices » ou plus « progressistes »). Notre conviction, c’est que le travail pastoral gagnera en pertinence si le cheminement rejoint les jeunes dans leurs véritables préoccupations et s’il peut, en plus, être pensé en complémentarité pour les jeunes chrétiens qui fréquenteraient la pastorale des jeunes ainsi qu’une école catholique. 3.3.3.2 Sans superposition : deux exemples concrets pour cheminer et célébrer différemment Si des démarches complémentaires sont envisageables en pastorale des jeunes et en pastorale scolaire, Salvatore Currò fait remarquer que celles-ci ne devraient pas aborder de n’importe quelle manière les questions liées au « projet de vie ». De fait, très souvent, afin de rejoindre les jeunes dans leurs préoccupa-

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tions, le spécialiste de la catéchèse en Italie remarque que ces services s’articulent autour de la recherche de sens ou du projet de vie des jeunes, l’horizon de la vocation étant alors assimilé à celui du projet. L’attention est alors principalement portée « sur le passage du sens du projet au projet avec le Christ »489, ce dernier devenant le pivot de ce projet. Le religieux de la Congrégation de SaintJoseph déconseille la poursuite de cette entreprise : « souvent marquées par un grand zèle pastoral, ces attentions généralement n’interfèrent pas avec l’horizon du projet ; elles n’arrivent pas à le remettre en question, au contraire, elles s’y conforment »490. Dans le domaine pastoral également, il faut passer par l’interruption nécessaire avant la recontextualisation. « L’interruption »491 proposée par Salvatore Currò consiste en une « remontée phénoménologique vers les traces vocationnelles et l’écriture de l’existence » pour habiter ensuite ces traces (recontextualisation)492. Très concrètement, si nous transposons son intuition dans le contexte belge, cela signifierait pour la pastorale des jeunes de ne plus travailler au projet de vie à partir de la recherche de Dieu, mais de donner l’occasion aux jeunes de se laisser plutôt trouver par Lui, dans les « traces d’appel » qu’Il a laissées en eux. Pour la pastorale scolaire, cette intuition reviendrait également à construire le sens « en amont », en « habitant les traces » de ce qu’ils sont, en passant « de l’horizon du besoin à satisfaire à l’horizon du don à reconnaître »493. Ainsi, dans une démarche plus explicitement catholique (pastorale des jeunes) ou dans une démarche dialogale plus ouverte (pastorale scolaire), ce passage du projet à la vocation a véritablement du sens, pourvu qu’on trouve des temps et des lieux pour vivre ces démarches d’accompagnement (retraites, ressourcements, etc.). À partir de ce postulat, nous pouvons distinguer les démarches que nous encourageons pour ces deux services à l’aide des exemples du cheminement et de la manière de célébrer. Du côté de la pastorale des jeunes, nous avions identifié à l’occasion des premières JMJ, dans Dilecti amici, le rapport particulier entre le « projet de vie » et la « vocation pour la vie ». Plus récemment, dans le cadre du synode des jeunes, il a été question du « discernement vocationnel » : nous pourrions réaffirmer comme paradigme du cheminement catéchétique cette nécessité de rechercher

489 Salvatore CURRÒ, « Projet ou vocation ? », p. 141. 490 Salvatore CURRÒ, « Projet ou vocation ? », p. 141. 491 Nous employons ce terme en référence au vocabulaire de Lieven Boeve, Salvatore Currò ne l’employant pas explicitement dans son article. 492 Salvatore CURRÒ, « Projet ou vocation ? », p. 141. 493 Salvatore CURRÒ, « Projet ou vocation ? », p. 145.

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comment « répondre et correspondre » à la volonté de Dieu dans un projet de vie, au travers de ces « traces vocationnelles ». Du côté de la pastorale scolaire, la démarche ne sera pas catéchétique. Toutefois, les sessions de retraite qui sont encore parfois organisées dans les écoles à la fin des études secondaires sont l’occasion d’initier des réflexions sur le sens. Souvent, elles permettent aux jeunes de se poser et de s’interroger sur des choix de vie, ou, parfois plus concrètement, sur des choix d’études. Ces moments de ressourcement doivent rester selon nous des moments où l’on pose aussi la question de la transcendance. Peut-être pas directement de manière frontale, mais de manière systématique tout de même. Avant de s’interroger sur un « projet de vie », il semble bon de remonter d’un cran et d’interroger ce qui précède l’interprétation. L’être humain n’est-il pas « appelé-à-répondre » : de soi et de l’autre, à soi et à l’a/Autre pour reprendre les catégories phénoménologiques de Ricœur ? Partir à la recherche de ces traces d’altérité vaut pour tous, chrétiens, autrement croyants ou non-croyants, et rejoint la dynamique de sortie encouragée tant par Tillich que par le pape François. Apprendre à habiter ces traces, c’est porter un regard sur ce qui nous précède et prendre conscience de ce don de l’existence : à partir de là, il devient possible de relire dans nos vies ce combat entre l’être et le non-être et de s’engager à lutter contre le non-être. En termes de célébration liturgique, le rôle d’une équipe de pastorale des jeunes consisterait davantage à insister sur la « substance catholique » et la présence du sacré dans les sacrements, en particulier dans le sacrement de l’eucharistie qui témoigne de la présence de « l’être nouveau » sous sa forme sacramentelle. L’idée de communauté, d’amour, d’unité et de réconciliation doit trouver une forme concrète permettant d’exprimer la catholicité. En complémentarité avec cela, la pastorale scolaire assurerait un principe plus critique, une fonction plus prophétique, tout en restant ancrée dans un horizon chrétien. C’est le rôle du principe protestant de dénoncer les fausses sécurités et d’encourager le mouvement vers les « situations limites » de l’existence pour rechercher l’inconditionnalité de l’inconditionné à travers les symboles et contre les autorités de principe. Face au « sacré de ce qui est » propre à la substance catholique, le principe protestant rappelle « le sacré de ce qui devrait être ». Aussi, au lieu de mettre en place une eucharistie obligatoire pour toute la communauté scolaire aux appartenances religieuses variées (cela se passe toujours dans certaines écoles), par respect des personnes, par respect du sacrement et au nom du principe protestant, nous encourageons plutôt les services diocésains à aider les équipes pastorales à organiser une fois par an une liturgie

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de la Parole rassemblant tous les membres de l’école494 : ce temps fort se focalisant sur une page d’évangile serait l’occasion de célébrer tous ensemble. Comme nous l’avons signalé précédemment, ce choix se justifie tout d’abord par la structure d’une liturgie de la Parole, plus malléable que celle de l’eucharistie et assurant plus facilement ce passage vers la seconde naïveté (recontextualisation de la foi chrétienne). En effet, si l’Évangile reste la « pierre d’angle » d’une telle célébration, en dialogue avec celui-ci, d’autres propositions, témoignant de plus d’ouverture et de créativité495, sont envisageables afin de donner de la place à chacun. De plus, le vécu des élèves au sein de l’école s’exprime plus facilement dans cette structure, notamment grâce aux symboles, pour autant qu’ils soient en rapport avec l’évangile. Enfin, la préparation de ces liturgies encourage le dialogue et permet aux fidèles d’autres traditions tout comme aux non-croyants d’apporter leurs éclairages sur les pages d’évangile. Cela favorise pour les chrétiens, après relecture, la recontextualisation de leur tradition. 3.3.3.3 Conclusions À partir de cette perspective commune visant à aider les jeunes à « habiter les traces » pour donner sens à leur projet de vie, nous avons souligné la complémentarité nécessaire entre les services diocésains de pastorale des jeunes et de pastorale scolaire : ces deux services d’Église, avec des démarches distinctes, peuvent collaborer dans la création d’outils par exemple, mais tout en se corrigeant l’un l’autre, afin de maintenir cette tension vivante qui caractérise le rapport entre la substance catholique et le principe protestant. Cette correction mutuelle des deux services semble utile d’après notre relecture tillichienne afin d’éviter les risques d’une « superstition idolâtre » ou d’un « spiritualisme vide ». Enfin, dans notre parcours, nous avons progressivement pris conscience de cette complémentarité entre ces deux « attitudes », catholique et protestante. Comme l’indique Jean Richard, la particularité de Tillich consiste à garder en-

494 Précisons que cet encouragement à mettre en place des célébrations de la Parole pour l’ensemble de la communauté scolaire n’empêche pas, en parallèle, l’organisation occasionnelle d’eucharisties pour de plus petits groupes de catholiques convaincus. 495 Différents supports (audio-/vidéo-) créés par les jeunes eux-mêmes peuvent être intégrés à cette célébration. En faisant appel à leur compréhension des textes de l’Évangile, ils se réapproprient et partagent le message de la Bonne Nouvelle en le reformulant avec leurs propres mots. Cf. l’expérience de terrain relatée dans : Geoffrey LEGRAND, « La pastorale scolaire belge. Proposer l’Évangile via la pédagogie de l’interruption », dans Jérôme COTTIN et Henri DERROITTE, Nouvelles avancées en psychologie et pédagogie de la religion (Pédagogie catéchétique, 34), Namur, Lumen Vitae, 2018, p. 161–169. Ici, p. 163–164.

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semble les éléments sacramentel et prophétique, la substance catholique et le principe protestant. Ainsi, Tillich n’évacue pas le sacré des origines, mais le rectifie et le corrige pour la simple et bonne raison que « si l’on veut écarter toute possibilité de démonique, on supprime le sacré divin lui-même, on tarit la source même du sacré »496 : ainsi, ce n’est pas le paganisme contre lequel il faut lutter, mais bien le démonisme. Dans notre travail pastoral, nous avons donc veillé à retrouver à la fois le sens du sacré et le sens du prophétique afin de pouvoir dire Dieu aujourd’hui. Avec cette bipolarité, l’école du XXIe s. a tout avantage dans notre contexte à se déclarer plutôt « chrétienne » que catholique. En tout cas, dans cette complémentarité sans superposition entre substance catholique et principe protestant, nous espérons que les services pastoraux, unis malgré leurs différences, feront émerger l’espérance en l’Être Nouveau.

3.3.4 Conclusions sur la partie pastorale Au terme de cette étude pastorale, résumons nos acquis à partir des trois groupes de personnes prédéfinis (la communauté scolaire, les équipes pastorales, les services d’Église) : – dans les projets d’établissement, la communauté scolaire passera de l’adhésion aux valeurs à des projets centrés sur le dialogue entre tous, avec l’ultimate concern comme critère principal du dialogue. Dans ce travail, la place des symboles a été réaffirmée ; – dans ses missions, l’équipe pastorale se tiendra « à la frontière » par le dialogue. D’un côté, cette pastorale dialogale en « sortie » encouragera les jeunes à entendre le « cri des pauvres ». De l’autre, elle soutiendra la foi élémentaire de tout un chacun. De plus, elle disposera de critères éthiques pour mener son action dans les kairoi afin de toucher le fondement de l’être. Son rôle consistera aussi à relire son action ainsi que le vécu de l’école pour recontextualiser et revitaliser en permanence la foi chrétienne ; – dans leur travail, les services diocésains (pastorales des jeunes et pastorale des écoles) sont invités à travailler en « complémentarité sans superposition » tout en rejoignant les jeunes dans leurs préoccupations : alors que la première sera attentive à la substance catholique, la seconde aura le principe protestant comme principe critique.

496 Jean RICHARD, « Dire Dieu aujourd’hui : conditions d’un discours signifiant », p. 23.

3.3 Des « modèles pastoraux »

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À partir de la détermination de ces rôles, nous pouvons revenir aux activités de pastorale scolaire. En phase de contextualisation, nous avions recensé six tâches principales pour la pastorale « au sens strict »497 : nous ne pouvons que confirmer l’importance de ces activités mais nous aimerions souligner parmi celles-ci deux événements « extraordinaires » à organiser absolument durant l’année scolaire : les liturgies de la Parole (qui peuvent aussi s’organiser à Noël ou à Pâques) ainsi que les retraites dont nous avons redéfini les contours. À côté de ces « temps forts », le reste de l’année s’articulerait autour d’autres événements « ordinaires », mais non moins insignifiants : démarches d’accueil, de solidarité, d’intériorité, de rencontre de témoins, etc. comme le modèle de Christ à l’école le suggérait déjà. Ce qui est prépondérant par contre, c’est la manière plus dialogale d’aborder ces événements que ce soit à travers le cheminement vers une seconde naïveté à l’aide des symboles, à travers la réflexion sur la préoccupation ultime, à travers la recherche et l’action dans les kairoi de notre temps, à travers la restauration du « courage d’être » de quiconque et à travers la quête de sacré (sacré de ce qui est/sacré de ce qui devrait être). Enfin, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, c’est à l’équipe pastorale aussi, correctement formée et reconnue, de mener le travail pastoral au « sens large », à savoir le travail de recontextualisation de l’identité chrétienne dans la société actuelle.

497 L’organisation d’activités d’accueil, les animations pour Noël et pour Pâques, les démarches solidaires d’avent et de carême, la recherche de temps et d’espaces pour Dieu, l’organisation de célébrations et de retraites.

Conclusions générales et synthèse finale Mieux comprendre les enjeux de la pastorale scolaire belge francophone et repenser ses finalités pour notre contexte, tels étaient les deux défis majeurs identifiés à l’entame de cette recherche. À l’issue de ce parcours en trois étapes (contextualisation, décontextualisation et recontextualisation), nous pensons pouvoir offrir des pistes nouvelles de redéploiement. Pour ce faire, rappelons la structuration et le contenu de notre travail. Dans la phase de contextualisation, nous avons tout d’abord constitué un solide dossier sur la pastorale scolaire à partir d’une enquête de terrain (enquête du CRER auprès de 1644 jeunes) et de divers angles d’approche (sociétal, international, historique, local). Après avoir finement analysé ces données pour notre contexte belge francophone, nous avons soulevé les questionnements suivants : le développement de l’identité religieuse des jeunes dans une société demandant plus de citoyenneté, l’identité de l’école catholique, sa spécificité et sa mission d’évangélisation, la pertinence des textes qui organisent l’enseignement catholique et la pastorale scolaire, les liens complexes qui se tissent entre la pastorale scolaire et les pastorales des jeunes. Ces questionnements sont restés en suspens durant la phase de décontextualisation où nous nous sommes familiarisés avec le vocabulaire tillichien. Dans l’arsenal de concepts de notre théologien, nous avons extrait et décrit cinq éléments opérants qui ont été réinvestis dans la phase de recontextualisation. Pour rappel, ces cinq concepts étaient les suivants : les « frontières » (en lien avec l’ontologie et la corrélation), la complémentarité entre « substance catholique » et le « principe protestant », la « théonomie » (en rapport avec le démonique et le kairos), le dialogue interreligieux, et la notion d’ultimate concern (reliée aux symboles). Dans un troisième et dernier temps, nous sommes revenus à nos problématiques initiales concernant l’identité de l’école catholique et les finalités de la pastorale scolaire en appliquant la pensée tillichienne au contexte belge francophone, sans manquer de mettre cette dernière en dialogue avec d’autres penseurs contemporains. Les éléments saillants de cette dernière phase constituent les avancées principales et les résultats majeurs de notre étude. Cette phase de recontextualisation a été développée en trois points : une partie méthodologique, une manière nouvelle de comprendre l’identité de l’école catholique en Belgique francophone, et finalement, une réflexion sur des modèles pastoraux à mettre en œuvre, afin que ceux-ci soient mieux adaptés à la post-modernité.

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En termes méthodologiques, nous avons repris le débat sur la corrélation en montrant la manière dont Tillich l’employait dans sa Théologie Systématique et l’utilisation qu’en ont fait les théologiens pratiques francophones, plus sensibles à l’expérience et à la méthode de corrélation d’Edward Schillebeeckx. Alors que la corrélation consistait avant tout en une tension vivante entre les deux pôles de la foi et du contexte chez Tillich, les développements ultérieurs ont amené davantage d’harmonie, surtout lorsqu’on en est venu à parler de « corrélation d’expériences ». Pour notre contexte, ces développements ont favorisé l’insertion des valeurs dans les premiers projets éducatifs des écoles catholiques dès le début des années ’80, en partant du principe que si les élèves devenaient « pleinement humains », ils ne pourraient devenir que « pleinement chrétiens ». Ce recours aux valeurs, toujours constitutif de la troisième version de Mission de l’école chrétienne1, est contreproductif pour fonder l’identité de l’école catholique en post-modernité car il n’y a plus de chevauchement possible entre la foi et la culture : telle est la critique de Lieven Boeve (et de quelques autres auteurs que nous avons travaillés). Selon lui, la corrélation ne fonctionne plus parce que nous sommes passés dans un contexte marqué par la détraditionalisation, la pluralisation et l’individualisation. Avec les théologiens de la KULeuven, Lieven Boeve invite alors à changer de méthode et à utiliser la recontextualisation : il s’agit d’un « processus formel dans lequel quelque chose (en l’occurrence, ici, le christianisme) est placé dans un contexte nouveau de telle sorte qu’il acquière une nouvelle signification et devienne à nouveau crédible ». Dans une perspective tillichienne, cette recontextualisation se rapproche fort d’une « corrélation post-moderne ». La méthode de recontextualisation est déjà développée et mise en pratique dans l’enseignement catholique flamand, un contexte proche de l’enseignement catholique belge francophone. La recontextualisation fonctionne là-bas avec la catégorie de l’interruption : pour faire bref, il s’agit de réfléchir à la manière dont l’altérité (et l’altérité religieuse en particulier) / Altérité interrompt nos récits pour que nous puissions ensuite recontextualiser ceux-ci. La méthode de recontextualisation et la catégorie de l’interruption permettent, en Flandre, de donner une nouvelle identité à l’école catholique.

1 Signalons que le SeGEC a publié une quatrième version de Mission de l’école chrétienne en 2021. En ligne, page consultée le 21 février 2022 : https://enseignement.catholique.be/wpcontent/uploads/2021/07/mec-2021-def.pdf. Dans le cadre de notre dissertation doctorale défendue en octobre 2020, nous n’avons pas pu étudier et intégrer les évolutions de cette dernière édition.

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C’est la raison pour laquelle, en ce qui concerne la question de l’identité chrétienne de l’école francophone, nous avons suivi la méthode de la recontextualisation en suggérant d’interrompre le modèle actuel des valeurs communes, toujours constitutif de la troisième édition de Mission de l’école chrétienne. En procédant ainsi, l’espoir est de retrouver la spécificité chrétienne par le dialogue et l’engagement dans les kairoi de notre temps. En effet, plusieurs théologiens contemporains dénoncent ce discours des « valeurs chrétiennes » qui finit par éroder et édulcorer la spécificité chrétienne lorsque celles-ci sont constitutives des projets éducatifs. Dès lors, pour trouver la spécificité chrétienne, en relisant la théologie de Tillich et en la mettant en dialogue avec d’autres penseurs contemporains, notre recherche a réinvesti la notion de kairos en invitant les écoles chrétiennes à s’engager dans les crises de notre temps qui sont liées à ces kairoi. En particulier, nous avons identifié (avec beaucoup de prudence car le kairos ne fait qu’orienter vers l’Ultime) la crise écologique et la crise liée au religieux (marquée par l’anti-religiosité, l’ultra-religiosité ou le contexte pluri-religieux) comme kairoi pour notre temps (il peut y en avoir d’autres, en fonction des contextes propres aux écoles). Aussi, nous avons montré la pertinence pour les équipes pastorales, au cœur même des écoles catholiques, de s’engager activement dans ces kairoi, non pas au nom de valeurs communes, mais au nom d’une foi chrétienne recontextualisée. Il leur revient également d’organiser des rencontres interconvictionnelles et interreligieuses, non pas d’abord afin de promouvoir le vivre-ensemble, mais pour retrouver la spécificité chrétienne par le dialogue, grâce à l’altérité philosophique et religieuse. Pour la pastorale, trois modèles ont été créés : le premier pour la communauté éducative toute entière, le second pour les équipes pastorales et le troisième pour la collaboration entre les équipes de pastorale scolaire et les équipes de pastorale des jeunes. Dans notre société post-moderne, pour rencontrer tous les membres de la communauté éducative (professeurs, éducateurs, élèves, etc.), le dialogue semble la démarche la plus appropriée. Dès lors, au lieu de demander d’adhérer à certaines valeurs, un renouvellement pastoral consisterait plutôt à encourager le dialogue de tous à partir de questions existentielles (questions d’être ou de non-être), la préoccupation ultime devenant un critère formel de dialogue. Les réponses apportées à ces préoccupations seront multiples et diverses et il s’agirait de créer des espaces pour dialoguer ensemble en profondeur plutôt que de proposer uniquement la foi en réponse à ces questionnements (cf. Bonne nouvelle à l’école). Les chrétiens présents dans les équipes pastorales auraient à cœur d’être à l’écoute de leurs interlocuteurs, de cheminer avec eux, et de permettre ce dialogue dans un espace citoyen. Les symboles seraient travaillés afin d’orienter vers l’ul-

Retour sur la problématique et l’hypothèse initiale

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time et de permettre, le cas échéant, le passage vers une « seconde naïveté » ou une « foi post-critique ». En ce qui concerne l’équipe pastorale, son travail se situerait « à la frontière » pour annoncer le Christ ressuscité : entre la relecture de ce qui se vit dans l’établissement et les initiatives à mener dans les kairoi de notre temps (écologie intégrale, dialogue interconvictionnel et interreligieux, etc.). Son action missionnaire serait guidée par le paradigme dialogal : « en sortie », « vers les périphéries », pour reprendre des expressions du pape François, elle devrait promouvoir les rencontres entre les jeunes et les personnes dans des « situations-limites » pour favoriser la réflexion sur les « profondeurs de l’existence » et entendre le « cri des pauvres ». Comme exemple concret, nous avions évoqué des témoignages de ces personnes marquées par une expérience de vie complexe que ce soit en classe, ou lors de liturgies de la Parole. De plus, les membres de ces équipes pastorales, auraient aussi à cœur d’encourager la foi élémentaire de tout un chacun, la foi en la vie, ce « courage d’être », de manière gratuite et désintéressée, afin que l’être l’emporte dans son combat permanent contre le non-être. Quant aux relations entre pastorale scolaire et pastorales des jeunes, nous encourageons des rapports de complémentarité sans superposition. La bipolarité entre la « substance catholique » et le « principe protestant » a été reprise ici en la transposant aux réalités des pastorales des jeunes et de la pastorale scolaire. Un exemple très éclairant a été présenté dans la recherche : celui d’aider les jeunes à rejoindre leurs préoccupations ultimes et leur recherche de sens dans le cadre de retraites. Cependant, en respectant la catégorie de l’interruption, le travail ne consisterait pas tant à construire un projet de vie avec les jeunes, mais plutôt à « habiter les traces » en « remontant phénoménologiquement vers les traces vocationnelles et l’écriture de l’existence ». Cela signifie pour la pastorale des jeunes de donner l’occasion à la nouvelle génération de se laisser plutôt trouver par Dieu, dans les « traces d’appel » qu’il a laissées en eux. Pour la pastorale scolaire, cette intuition reviendrait également à construire le sens en amont, en habitant les traces de ce qu’ils sont, en passant « de l’horizon du besoin à satisfaire à l’horizon du don à reconnaître ».

Retour sur la problématique et l’hypothèse initiale Au départ de notre réflexion, nous avions donc identifié une double problématique : d’une part, celle du rapport entre la multi-convictionalité des acteurs de l’école et la dimension confessante des écoles catholiques, d’autre part, celle de

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la vision du jeune et de l’homme que la pastorale pourrait faire émerger. Quels sont les résultats obtenus ? En ce qui concerne le premier aspect de cette problématique, notre recherche a montré l’importance du dialogue (en soi-même et avec l’altérité) afin que chacun comprenne mieux sa propre tradition religieuse / ses propres convictions. Pour l’école chrétienne, cette perspective dialogale lui permet aussi de recontextualiser le message chrétien grâce aux interactions qui auront ainsi été initiées, cette recontextualisation étant ici considérée comme une « corrélation post-moderne », plus complexe, plurielle et moins harmonieuse entre la foi et le contexte. Nous avons aussi redécouvert que le « dialogue » était constitutif de l’identité chrétienne. Concernant le second aspect, en raison de cette même dynamique dialogale, nous plaidons pour la construction d’identités plus réflexives grâce aux activités mises en place par les équipes de pastorale scolaire. Nous espérons aussi que ce service pastoral encouragera la « foi élémentaire » de tout en chacun, la foi en la vie, l’Espérance et le « courage d’être » de manière gratuite et désintéressée. Mieux comprendre ses propres convictions et mieux se comprendre soi-même, tout simplement, tel serait « l’être nouveau » que la pastorale scolaire pourrait faire émerger. Par ailleurs, la réponse à la seconde problématique touche aux finalités éducatives de la pastorale scolaire : dans un contexte pluriel, celles-ci consistent d’abord à favoriser le dialogue autour de questions existentielles, autour de questions d’être et de non-être, à l’aide du travail sur les symboles permettant d’orienter les personnes vers l’Ultime et le fondement de l’être. La pastorale scolaire vise aussi à permettre aux jeunes d’expérimenter de vraies rencontres avec l’autre/l’Autre. Elle ambitionne que les convictions de chacun puissent être travaillées, mûries, et mises en dialogue dans des espaces et des lieux adéquats, respectueux de chacun. Elle participe à l’apprentissage de ce dialogue qui va au-delà du vivre-ensemble. Dans ce cadre, l’annonce d’un Dieu qui sauve, de Jésus le Christ ressuscité et de l’Esprit qui vivifie se fera en toute gratuité. La pastorale scolaire se donne enfin pour mission de reposer sans cesse la question de l’identité chrétienne de l’école et travaille à sa recontextualisation. Plus globalement, nous constatons que l’utilisation de la théologie tillichienne pour repenser la pastorale scolaire a porté du fruit (cf. l’hypothèse initiale), d’autant plus lorsque nous avons prolongé les réflexions de Paul Tillich en les mettant en dialogue avec de nombreux autres philosophes et théologiens contemporains (notamment Mgr Jean-Marc Aveline, Dominique Collin, Marc Dumas, Paul Ricœur, Étienne Grieu, Christoph Theobald, etc). Peut-être qu’à certains moments, nous aurions dû être plus « interruptif » par rapport à la pensée Tillich, pour penser à la fois « avec » et « contre » lui,

Retour sur la problématique et l’hypothèse initiale

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compte tenu de notre contexte post-moderne. Cela nous aurait permis de véritablement penser « avec » lui, tout en allant « au-delà de lui » : ainsi, malgré l’interruption et la recontextualisation que nous voulons mettre en place dans notre contexte, l’ontologie tillichienne tendrait à nous laisser dans une certaine continuité, sa façon de vivre la rencontre interreligieuse étant encore normée par une perspective chrétienne (celle de la croix du Christ). Peut-être que, finalement, notre entreprise aurait été plus efficace si nous avions d’emblée choisi un théologien post-moderne comme auteur de référence pour notre recherche ? Les résultats auraient alors probablement eu cette teneur encore plus interruptive. Néanmoins, comment ne pas revenir à Tillich quand on découvre, à l’origine, que la recontextualisation est comme une « multi-corrélation », plus adaptée à la post-modernité ? Comment aurions-nous pu nous passer du concept de kairos et de la manière dont Tillich envisageait les rencontres avec les croyants et les noncroyants pour refonder l’identité de l’école catholique, comme nous l’avons fait ? Comment remettre le dialogue au cœur de nos modèles pastoraux sans reprendre la réflexion théologique de Tillich à ce sujet, sans évoquer son apport sur l’ultimate concern et sur les symboles ? Comment repenser le travail de l’équipe pastorale « à la frontière » pour susciter le courage d’être de tout un chacun dans cette pastorale missionnaire et « en sortie » ? Comment envisager le travail entre la pastorale scolaire et les pastorales des jeunes (complémentarité sans superposition) sans nous fonder sur cette bipolarité féconde entre « substance catholique » et « principe protestant » ? Même s’il est bon de reconnaître les limites de chaque auteur, la pensée de Paul Tillich nous aura édifié : grâce à elle, nous avons élaboré cette réflexion entre la théorie et la pratique, grâce à elle, nous avons pu construire ce pont entre les théologies pratique et systématique pour notre contexte de travail. En mettant sa théologie dynamique en dialogue avec d’autres penseurs, nous avons voulu montrer qu’il était non seulement possible mais aussi bénéfique d’utiliser ses concepts pour une réflexion post-moderne sur l’identité de l’école chrétienne et sur la pastorale. En procédant de la sorte, nous espérons avoir convaincu le lecteur que cette recherche de théologie pratique contextuelle nourrit intelligemment les questions soulevées, qu’elle apporte des éclairages pertinents, de nature à ouvrir de nouvelles perspectives tant du côté identitaire que pastoral. Avec la recontextualisation comme méthode et le dialogue comme fondement pastoral, nous pensons qu’il est encore possible d’annoncer l’Évangile à nos contemporains, eux qui sont habités par le fondement de l’Être.

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Quelques sites importants pour cette recherche Toutes les pages des sites internet ont été consultées et revérifiées le 21 février 2022. – CEEC : http://www.ceec.be/ – Conseil de la Jeunesse Catholique (CJC) : https://cjc.be/ – ECSI (projet “Enhancing Catholic School Identity”) : https://ecsi.site/be/grondslagen/ – Enseignement.be : http://www.enseignement.be – Enseignement catholique.be : http://enseignement.catholique.be – Entrées Libres : http://www.entrees-libres.be/ – OIEC : http://oiecinternational.com – Vatican : www.vatican.va

Deuxième partie 1. Ouvrages de Paul Tillich a) Dans la collection « Oeuvres de Paul Tillich », sous la direction d’André Gounelle et de Jean Richard Vol. 1. TILLICH Paul, La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919–1926), traduit de l’allemand par une équipe de l’Université Laval avec une introduction de Jean Richard, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1990 – « Sur l’idée d’une théologie de la culture (1919) », p. 29–48. – « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion (1922) », p. 63–84. – « La catégorie du ‘sacré’ chez Rudolf Otto (1923) », p. 93–97. – « Le démonique (1926) », p. 121–151. – « Le concept de démonique et sa signification pour la théologie systématique (1926) », p. 153–161. – « La situation religieuse du temps présent (1926) », p. 163–247. Vol. 2. TILLICH Paul, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), traduction de Nicole Grondin et Lucien Pelletier, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1992 – « Christianisme et socialisme I (1919) », p. 21–30. – « Christianisme et socialisme II (1920) », p. 39–45. – « Kairos I (1922, 1948) », p. 113–161. – « Les principes fondamentaux du socialisme religieux (1923) », p. 169–200. – « Ernst Troeltsch. Son importance pour l’histoire de l’esprit (1924) », p. 215–232. – « Kairos II (1926) », p. 253–267. – « Le socialisme religieux I (1930) », p. 353–362. – « Le principe protestant et la situation prolétarienne (1931) », p. 411–448. – « Le socialisme religieux II (1931) », p. 449–466.

Deuxième partie

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Vol. 3. TILLICH Paul, Écrits contre les nazis (1932–1935), traduction de Lucien Pelletier, introduction de Jean Richard, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1994 – « La théologie du kairos et la situation spirituelle présente. Lettre ouverte à Emanuel Hirsch (1934) », p. 215–253. Vol. 4. TILLICH Paul, Substance catholique et principe protestant, traduction et introduction sous la direction d’André Gounelle, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1995 – « Le protestantisme, principe critique et structurant (1929) », p. 21–49. – « La proclamation protestante et l’homme d’aujourd’hui (1930) », p. 51–78. – « Structuration protestante (1930) », p. 79–102. – « Nature et sacrement (1930) », p. 103–129. – « Le problème des cours de religion protestante (1931) », p. 149–153. – « La fin de l’ère protestante (1937) », p. 155–166. – « La signification permanente de l’Église catholique pour le protestantisme (1941) », p. 167–177. – « L’œuvre étrange de l’amour (1942) », p. 179–186. – « Nos principes protestants (1942) », p. 209–218. – « Introduction de l’auteur (1948) », p. 219–245. – « Le pouvoir formateur du protestantisme (1948) », p. 247–267. – « La fin de l’ère protestante ? (1937) », p. 269–284. – « La vision protestante (1950) », p. 285–293. – « La tradition des prophètes au temps de la Réforme (1950) », p. 295–345. – « La vision protestante. Substance catholique, principe protestant et décision socialiste (1951) », p. 347–362. – « Pertinence et fondement théologique du ministère pastoral aujourd’hui (1960) », p. 375–392. – « L’architecture protestante contemporaine (1962) », p. 393–403. – « Pacem in terris (1965) », p. 405–414. Vol. 5. TILLICH Paul, Dogmatique. Cours donné à Marbourg en 1925, traduction de Paul Asselin et de Lucien Pelletier. Introduction de Jean Richard, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1997. Vol. 7. TILLICH Paul, Documents biographiques, traduction et introduction de Roland Galibois avec la collaboration de Marc Dumas, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/ Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2002 – « Aux frontières. Esquisse autobiographique (1936) », p. 13–62. – « Réflexions autobiographiques (1952) », p. 63–83. – « Au-delà du socialisme religieux (1949) », p. 85–90. – « À la frontière (1960) », p. 91–98. Vol. 8. TILLICH Paul, Écrits théologiques allemands (1919–1931), traduction et introduction de Marc Dumas, Genève/Québec, Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2012 – « Justification et doute. Esquisse en vue de la fondation d’un principe théologique (1919) », p. 1–55. – « Justification et doute (1924) », p. 121–142. – « Lessing et l’idée d’une éducation du genre humain (1929) », p. 253–274. – « Introduction (à l’ouvrage Réalisation religieuse) (1930) », p. 288–304.

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Deuxième partie

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b) Autres ouvrages de langue française classés par ordre chronologique de parution TILLICH Paul, Amour, Pouvoir et Justice. Analyses ontologiques et applications éthiques, traduit de l’anglais par Théo Junker (Cahiers de la Revue d’histoire et de philosophie religieuses publiés par la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg, 37), Paris, Les Presses universitaires de France, 1964. TILLICH Paul, Théologie de la culture, traduction française de Jean-Paul Gabus et Jean-Marc Saint (L’expérience intérieure), Paris, Planète, 1968 – « La nature du langage religieux » (1955), p. 107–125. – « Une théologie de l’éducation (1957) », p. 227–241. – « La communication du message chrétien : une question posée aux pasteurs et éducateurs chrétiens (1952) », p. 301–317. TILLICH Paul, L’éternel maintenant, textes traduits et présentés par Jean-Marc Saint (L’expérience intérieure), Paris, Éditions Planète, 1969. TILLICH Paul, L’être nouveau, traduit de l’anglais par Jean-Marc Saint (L’expérience intérieure), Paris, Éditions Planète, 1969. TILLICH Paul, Aux frontières de la religion et de la science, introduction et traduction de Fernand Chapey, Paris/Neuchâtel, Centurion/Delachaux & Niestlé, 1970 – « Frontières (1962) », p. 41–54. – « Déclin et valeur de l’idée de progrès (1964) », p. 55–72. TILLICH Paul, Le fondement religieux de la morale, introduction et traduction de Fernand Chapey, [Paris/Neuchâtel], Centurion/Delachaux et Niestlé, 1971 – « La conscience transmorale (1945) », p. 88–105. – « L’éthique dans un monde qui change (1941) », p. 106–119. – « L’idée et l’idéal de personnalité (1926) », p. 123–146. TILLICH Paul, Philosophie de la religion, traduction de Fernand Ouellet, Genève, Labor et Fides, 1971. TILLICH Paul, Dieu au-dessus de Dieu, traduction de Mireille Hébert et de Jacques Blondel, sous la direction d’André Gounelle, Paris, Les Bergers et les Mages, 1997 – « Théologie et symbolisme » (1955), p. 49–60. – « Le Dieu au-dessus de Dieu » (1961), p. 63–68. – « La Parole de Dieu » (1957), p. 69–83. TILLICH Paul, Le courage d’être (Classiques), traduction et introduction de Jean-Pierre LeMay, Genève, Labor et Fides, 2014. TILLICH Paul, Religion biblique et recherche de la réalité ultime, traduit de l’anglais par Alain Durand, Paris, Les Éditions du Cerf, 2017.

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2. Travaux sur Paul Tillich ALBRECHT Renate et SCHÜßLER Werner, « Biographie de Paul Tillich », dans Paul TILLICH, Documents biographiques, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 99–252. ASMAR Raymond, « ‘À la frontière’ entre l’être et le non-être », dans Iris – Annales de philosophie (USJ, 37), Beyrouth, Publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines, 2016, p. 55–64. AVELINE Jean-Marc, L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troeltsch (Cogitatio Fidei, 227), Paris, Les Éditions du Cerf, 2003. AVELINE Jean-Marc, Paul Tillich (Artisans du dialogue), Marseille, Chemins de Dialogue, 2007. BOURGINE Benoît, « Barth et Tillich, de Job à Kierkegaard », dans Lucie KAENNEL et Bernard REYMOND (éd.), Les peurs, la mort, l’espérance : autour de Paul Tillich. Actes du XVIIe colloque international Paul Tillich (Fribourg, 2007) (Tillich-Studien, 21), Berlin, Lit Verlag, 2009, p. 99–121. BOURGINE Benoît, « Le rapport entre théologie et philosophie à la suite de Barth et Tillich », dans Mireille HÉBERT et Anne-Marie REIJNEN (éd.), Paul Tillich et Karl Barth : accords et antagonismes théologiques (Tillich-Studien, 23), Münster, Lit Verlag, 2016, p. 197–225. BROWN D. Mackenzie, Paul Tillich s’explique. Dialogues avec des étudiants, présentation et traduction de l’anglais par Jean-Marc Saint (L’expérience intérieure), Paris, Planète, 1970. DUMAS Marc, « Introduction aux écrits théologiques allemands », dans Paul TILLICH, Écrits théologiques allemands (1919–1931), Genève/Québec, Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. VII–XXXI. DUNPHY Jocelyn, Paul Tillich et le symbole religieux, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1977. GALIBOIS Roland, « La foi qui assume le doute », dans Laval théologique et philosophique, 65 (2009), p. 201–216. GOUNELLE André, « Introduction. Catholicisme et protestantisme selon Tillich », dans Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1995, p. 1–20. GOUNELLE André, « La corrélation : ontologie et méthodologie », dans International Yearbook for Tillich Research, 12 (2017), p. 1–16.

Deuxième partie

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GOUNELLE André, « La notion de frontière à partir de Paul Tillich », dans Autres Temps. Les cahiers du christianisme social, 33–34 (1992), p. 54–61. GOUNELLE André, « Le kairos chez Tillich », dans Marc DUMAS, Martin LEINER, Jean RICHARD (éd.), Paul Tillich, interprète de l’histoire (Forum Religionsphilosophie, 31), Berlin, Lit Verlag, 2013, p. 49–62. GOUNELLE André, « Paul Tillich et les religions non chrétiennes », dans Laval théologique et philosophique, 54 (1998), p. 349–366. GOUNELLE André, Paul Tillich. Une foi réfléchie (Figures protestantes), Lyon, Olivétan, 2013. GOUNELLE André, « Une éthique sociale pour aujourd’hui », dans Marc BOSS, Doris LAX, Jean RICHARD (éd.), Éthique sociale et socialisme religieux. Actes du XVe colloque international Paul Tillich, Toulouse, 2003, Münster, Lit Verlag, 2005, p. 150–162. JAMES Robinson, « La rencontre interreligieuse d’après Paul Tillich : pour une nouvelle conception de l’exclusivisme, de l’inclusivisme et du pluralisme », dans Laval théologique et philosophique, 58 (2002), p. 43–64. MATHOT Benoit, L’apologétique dans la pensée de Paul Tillich (Tillich Research, 6), Berlin, de Gruyter, 2015. PAUCK Marion and PAUCK Wilhelm, Paul Tillich : His Life and Thought, 1. Life, New York, Harper & Row, 1976. RICHARD Jean, « Introduction », dans Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture, Paris/ Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1990, p. 1–27. RICHARD Jean, « Introduction », dans Paul TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, Genève, Labor et Fides, 2015, p. 10–115. RICHARD Jean, « Introduction à la doctrine du symbolisme religieux chez Paul Tillich », dans Laval théologique et philosophique, 29 (1973), p. 23–56. RICHARD Jean, « Introduction au Tillich socialiste », dans Paul TILLICH, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919–1931), Paris/Genève/Québec, Les Éditions du Cerf/Éditions Labor et Fides/Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. VII–XC. RICHARD Jean, « Le démonique comme perversion du divin d’après Paul Tillich », dans Théologiques, 5/1 (1997), p. 89–113. RICHARD Jean, « Liminaire », dans Laval théologique et philosophique, 65 (2009), p. 191–199. RICHARD Jean, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (I) », dans Laval théologique et philosophique, 32 (1976), p. 43–74. RICHARD Jean, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (II) », dans Laval théologique et philosophique, 33 (1977), p. 39–60. RICHARD Jean, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (III) », dans Laval théologique et philosophique, 33 (1977), p. 183–202.

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Bibliographie

3. Quelques sites importants pour cette recherche Toutes les pages de ces sites internet ont été consultées et revérifiées le 21 février 2022 – –

Site de l’APTEF, Association Paul Tillich d’Expression Française : https://www.aptef.net/ Site d’André Gounelle et les textes suivants : GOUNELLE André, La condition transfrontalière de la théologie selon Tillich (colloque de l’APTEF, Paris, 2013), http://andregounelle.fr/tillich/la-condition-transfrontaliere -de-la-theologie-selon-tillich.php GOUNELLE André, Les critères du symbole religieux, http://andregounelle.fr/tillich/lescriteres-du-symbole-religieux-chez-tillich.php GOUNELLE André, Le symbole. Langage de la religion, http://andregounelle.fr/histoiredes-idees/le-symbole-langage-de-la-religion-sabatier-et-tillich.php GOUNELLE André, Révélation évangélique et religions selon Paul Tillich, http://andregounelle.fr/tillich/revelation-evangelique-et-religions-selon-paultillich.php

Troisième partie AVELINE Jean-Marc, « Évolution des problématiques en théologie des religions », dans Recherches de Science Religieuse, 94 (2006), p. 496–522. AVELINE Jean-Marc, « La présence d’élèves musulmans dans les écoles catholiques en France », dans Chemins de Dialogue, 53 (2019), p. 199–217. AVELINE Jean-Marc, « Le dialogue interreligieux, chemin d’espérance pour l’humanité », dans Chemins de Dialogue, 21 (2003), p. 25–40. AVELINE Jean-Marc, « L’engagement de Dieu et la mission de l’Église. L’identité chrétienne à l’épreuve de la pluralité des religions », dans Chemins de dialogue, 16 (2000), p. 17–58. AVELINE Jean-Marc, L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troeltsch (Cogitatio Fidei, 227), Paris, Les Éditions du Cerf, 2003. AVELINE Jean-Marc, « L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat TillichTroeltsch », dans Recherches de Science Religieuse, 96 (2008), p. 591–598. AVELINE Jean-Marc, « Les spécificités d’une éthique politique en contexte interreligieux », dans Chemins de Dialogue, 29 (2007), p. 63–76. AVELINE Jean-Marc, « Penser la foi au cœur de la rencontre », dans Chemins de Dialogue, 4 (1994), p. 183–206. AVELINE Jean-Marc, « Philosophie de la religion et théologie de la culture. Tillich lecteur de Schelling », dans Recherches de Science Religieuse, 92 (2004), p. 429–460. AVELINE Jean-Marc, « Propositions théologiques et pastorales », dans Église et Vocations, 14 (mai 2011), p. 27–43. AVELINE Jean-Marc, « Théologie et sciences religieuses sur le pluralisme religieux », dans Laval théologique et philosophique, 58 (2002), p. 9–25. BIEMMI Enzo, « Une Église ‘en sortie’. La conversion pastorale et catéchétique d’Evangelii gaudium », dans Lumen Vitae, 70 (2015), p. 29–41. BOEVE Lieven, “Beyond Correlation Strategies. Teaching Religion in a Detraditionalised and Pluralized Context”, dans Herman LOMBAERTS et Didier POLLEFEYT (éd.), Hermeneutics and

Troisième partie

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Troisième partie

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Troisième partie

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section 2: Institutional identity (Faculty of Theology & Religious Studies, Catholic University of Leuven). POLLEFEYT Didier & BOUWENS Jan, “Tussen Leuven en Melbourne. Katholieke onderwijs in tijden van de-traditionalisering en pluralisering. Een inleiding in de Melbourne schaal”, dans Kris VANSPEYBROECK & Johannes CLAEYS (éd.), Eigen-zinning leraar-zijn in een katholieke school. Waar zeg jij dat ik ben?, Brussel, Licap, 2011, p. 78–87. POLLEFEYT Didier et RICHARDS Michael, “Catholic Dialogue Schools. Enhancing Catholic School Identity in Contemporary Contexts of Religious Pluralisation and Social and Individual Secularisation”, dans Ephemerides Theologicae Lovanienses, 96 (2020), p. 77–113. RAHNER Karl, « L’interprétation théologique de la situation du chrétien dans le monde moderne (1954) », dans Karl RAHNER, L’Église face aux défis du temps. Études sur l’ecclésiologie et l’existence chrétienne (Œuvres de Karl Rahner, 10), éd. critique sous la dir. de C. Theobald, préface de G. Routhier, Paris, Les Éditions du Cerf, 2017. RICHARD Jean, « Dire Dieu aujourd’hui : conditions d’un discours signifiant », dans Camil MÉNARD et Florent VILLENEUVE (éd.), Dire Dieu aujourd’hui. Actes du Congrès de la Société canadienne de théologie, Montréal, Fides, 1994, p. 15–46. RICHARD Jean, « Histoire et histoire du salut chez Paul Tillich », dans Laval théologique et philosophique, 67 (2011), p. 565–586. RICHARD Jean, Communication « Paul Tillich : un théologien aux frontières », présentée lors du Congrès de l’APTEF (Paris, 26 mai 2013). RICHARD Jean, « Thèses pour une théologie pluraliste des religions », dans Laval théologique et philosophique, 58 (2002), p. 27–42. RICŒUR Paul, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I) », dans Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, nouvelle édition (Points. Essais, 706), Paris, Seuil, 2013, p. 387–422. RICŒUR Paul, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) », dans Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, nouvelle édition (Points. Essais, 706), Paris, Seuil, 2013, p. 423–446. RICŒUR Paul, « La philosophie et la spécificité du langage religieux », dans Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 55 (1975), p. 13–26. RICŒUR Paul, L’herméneutique biblique. Présentation et traduction par François-Xavier Amherdt (La nuit surveillée), Paris, Les Éditions du Cerf, 2001. RICŒUR Paul, « Parole et Symbole », dans Revue des Sciences Religieuses, 49 (1975), p. 142–161. RICŒUR Paul, Philosophie de la volonté, t. II. Finitude et culpabilité, vol. 2 : La symbolique du Mal (Philosophie de l’esprit), Paris, Aubier, 1960. RICŒUR Paul, « Théonomie et/ou autonomie », dans M.-M. OLIVETTI (éd.), Filosofia della Rivelazione, Padoue, Cedam, 1994, p. 19–36. ROUTHIER Gilles, « ‘Les signes du temps’. Fortune et infortune d’une expression du Concile Vatican II », dans Transversalités, 118 (2011/2), p. 77–102. SALENSON Christian, Christian de Chergé. Une théologie de l’espérance, Montrouge, Bayard, 2009. SALENSON Christian, « Le dialogue du salut », dans Chemins de Dialogue, 52 (2018), p. 13–35. SCHILLEBEECKX Edward, L’histoire des hommes, récit de Dieu (Cogitatio Fidei, 166), Paris, Les Éditions du Cerf, 1992. SCHÜSSLER FIORENZA Francis, Systematic Theology. Roman Catholic Perspectives, vol. 1, Minneapolis, Fortress Press, 1991.

402

Bibliographie

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Site d’André Gounelle et l’article suivant : GOUNELLE André, Le salut selon Tillich : http://andregounelle.fr/tillich/le-salut-selontillich.php Site de l’enseignement catholique flamand: https://katholiekonderwijs.vlaanderen/

Troisième partie

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Site ECSI (projet “Enhancing Catholic School Identity”) : https://ecsi.site/be/grondslagen/ Site de la KULeuven : https://www.kuleuven.be/thomas/page/pkg-pcbs/ Site du Vatican : http://w2.vatican.va FRANÇOIS, Amoris Laetitia, Exhortation apostolique post-synodale Amoris Laetitia du Saint-Père François, 19 mars 2016. FRANÇOIS, Dialogue ouvert avec les non-croyants. Le pape François répond au journaliste Eugenio Scalfari du quotidien « La Repubblica », 11 septembre 2003. FRANÇOIS, Evangelii gaudium, Exhortation apostolique Evangelii gaudium du pape François, 24 novembre 2013. FRANÇOIS, Laudato Si’, Lettre encyclique Laudato Si’ du Saint-Père François sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2015. FRANÇOIS, Méditation matinale en la chapelle de la Maison Sainte-Marthe, 14 juin 2013. FRANÇOIS, Message-vidéo du pape François pour le troisième festival de la doctrine sociale de l’Église – Vérone, 21 au 24 novembre 2013. PAUL VI, Ecclesiam Suam, Lettre encyclique Ecclesiam Suam du Souverain Pontife Paul VI, 6 août 1964.

Index nominum Abel, Olivier 156, 161 Amherdt, François-Xavier 336 Arendt, Hannah 7, 8, 32, 56, 369 Audigier, François 7, 9, 35, 36, 40, 271 Avanzini, Guy 65, 77 Aveline, Jean-Marc 6, 213, 233, 269, 274, 306–308, 311, 314–320, 380 Barth, Karl 126, 131, 134, 143, 154, 205, 217, 240–243, 281, 316, 317, 361 Bauböck, Rainer 7, 11, 12 Bauman, Zygmunt 14, 349 Beauduin, Armand 73, 91, 93, 95 Becquart, Nathalie 13, 16, 17, 369 Benoît XVI (pape) 46, 54 – = Joseph Ratzinger 240, 259 Bobin, Christian 29, 345 Boeve, Lieven 3, 6, 28, 73, 76, 93, 245–248, 252, 255–268, 272, 274–276, 284, 289, 304, 315, 320–324, 330, 337, 364, 371, 377 Bourgine, Benoît 14, 126, 143, 154 Bruguès, Jean-Louis 51, 52, 54, 77 Christ 1, 4, 46, 49–51, 54, 67–74, 85–89, 91, 92, 96, 98, 99, 108, 112, 115, 116, 127, 134, 136, 137, 141, 142, 145, 146, 153, 154, 161, 163, 168, 175, 184, 188, 198–200, 203, 205, 209, 212–214, 217–219, 222, 225, 230, 231, 233, 239, 244, 253, 268, 273, 274, 281, 282, 303–308, 310–319, 322, 323, 328, 332, 334, 339, 347, 350, 352–359, 367, 371, 375, 379–381 Collin, Dominique 265, 269, 274, 275, 380 Comte-Sponville, André 292–299, 302 Currò, Salvatore 6, 368, 370, 371 Dagens, Claude 68, 92, 329, 330 Derroitte, Henri 20, 21, 30, 37–40, 63, 70, 73, 108, 330, 341, 344, 373 Donzé, Marc 239, 245, 248 Dumas, Marc 134, 176, 177, 182, 239, 241, 245, 250–253, 282, 334, 380

https://doi.org/10.1515/9783110785630-007

Eliade, Mircea 213, 317 Ferry, Jean-Marc 14 Ferry, Luc 76, 293, 294, 296, 298–303, 364 François d’Assise 208 François (pape) 1, 6, 18, 42, 52, 54–57, 67, 76, 77, 282, 284, 286, 287, 297, 330, 342, 346, 349–354, 358, 366, 367, 372, 379 Gagey, Henri-Jérôme 76, 92, 302, 303, 328, 329 Gaillard, Jean-Paul 14, 17–19, 287, 361, 369 Galibois, Roland 176, 179 Gauchet, Marcel 38, 40, 95 Gaziaux, Éric 360 Geffré, Claude 245, 309, 314, 315 Gisel, Pierre 204, 248 Gounelle, André 150, 151, 153, 156, 158–163, 175, 177, 187–192, 198, 200, 202, 212, 214, 215, 217–220, 222, 225, 235, 242–244, 281, 282, 288, 306, 310–313, 335 Grieu, Étienne 67, 249, 279, 346, 352–354, 380 Habermas, Jürgen 14, 39, 40, 245 Heater, Derek 7, 9–11, 38, 39 Heidegger, Martin 137, 138, 245 Hirsch, Emanuel 137, 189, 282, 297 Hisamatsu, Schin’ichi 192, 193, 197, 214 James, Robinson 218 Jean-Paul II (pape) 46, 60, 115, 120 Join-Lambert, Arnaud 16, 17, 239, 241, 244, 245, 249, 279, 328, 348 Kierkegaard, Søren 126, 128, 138, 153, 154, 274 Kymlicka, Will 7, 11 Lessing, Gotthold Ephraim 164, 171, 172, 364 Levinas, Emmanuel 363

406

Index nominum

Luther, Martin 161, 166, 168, 169, 171, 231, 232 Lyotard, Jean-François 260, 263 Marshall, Thomas Humphrey 7, 9, 10 Mathot, Benoit 178, 179, 334 Metz, Jean-Baptiste 248, 266, 268, 274 Michel, Étienne 32, 33, 93, 94, 272, 273, 286 Miedema, Siebren 38–40 Molinario, Joël 240, 248, 252, 253 Moog, François 67, 68, 74–77, 240, 302, 303 Nussbaum, Martha 7, 12, 13, 38, 40, 56, 369 Otto, Rudolf 182, 194, 208, 214, 236 Ouellet, Fernand 39, 40, 207, 226 Paul VI (pape) 42, 58, 348–350, 366 Pike, Mark 39–40 Pollefeyt, Didier 76, 261, 262, 269, 275–277, 279, 284, 304, 337, 340, 344 Rahner, Karl 331, 356 Richard, Jean 134, 163, 176, 177, 183, 187, 190–192, 197, 199, 200, 202, 207, 208, 218, 220–229, 250, 282, 290, 298, 300, 303, 305, 306, 311, 373, 374 Ricœur, Paul 6, 98, 221, 245, 332, 334–337, 361–363, 372, 380 Rilke, Rainer Maria 128 Robitaille, Pierre 74 Roebben, Bert 3, 38, 40

Rosa, Hartmut 14 Rubens, Pedro 5, 6, 125, 129, 130 Salenson, Christian 289, 308, 309 Schelling, Friedrich Wilhelm 127, 129–131, 136, 138, 143, 204, 214, 222, 227, 288, 306, 310, 311 Schillebeeckx, Edward 239, 241, 245–248, 250, 252, 253, 260, 261, 266, 267, 278, 330, 377 Schleiermacher, Friedrich 129, 134, 204, 241, 242, 252 Selderslagh, Guy 61, 283, 284 Steffens, Jean-Pierre 31, 79, 83 Taylor, Charles 14 Theobald, Christoph 6, 279, 313, 331, 346, 348, 355–358, 366, 380 Tracy, David 239, 249, 250 Tremblay, Stéphanie 38, 40 Troeltsch, Ernst 134, 136, 204, 205, 212, 218, 233, 242, 306, 311, 316–318 Valadier, Paul 298, 364, 365 Vallery, Jacques 119 Verhack, Etienne 57, 60–63 Versaldi, Giuseppe 53, 54 Watkins, Clare 240, 253–255, 267 Zani, Angelo Vincenzo 52–54 Ziebertz, Hans-Georg 3, 21, 35, 26

Index rerum absolu 157, 168, 180, 181, 196, 224, 226, 300, 301, 314, 317, 350 – absoluité du christianisme 192, 204, 212, 218, 315–317 – absolutisation 201 – absolutiser 166, 182, 228, 275, 282, 289, 315, 334 – foi absolue 233–234 – paradoxe absolu 181, 182, 314 agapè 142, 150, 165, 190, 191, 207, 210, 213, 231, 303, 304, 358, 359, 363, 365, 367 altérité 103, 153, 156–158, 160, 164, 217, 251, 259, 260, 263, 265, 279, 309, 324, 348, 350, 372, 377, 378, 380 angoisse 141, 145, 232, 266 anthropologie 85, 322 – anthropologique 8, 324, 347, 368 apocalypse 266 – apocalyptique 265, 266 athée 4, 138, 179, 233, 234, 248, 257, 258, 292–298, 304, 321, 323 – athéisme 22, 23, 132, 160 atmosphère 43–45, 48, 51, 70–72, 75, 77, 81, 82, 85, 86, 277 autonomie 18, 104, 112, 126, 127, 152, 163, 179, 242, 270, 293, 303, 358–365 – autonome 18, 31, 63, 79, 83, 98, 103, 126, 152, 177–179, 181, 184, 185, 188, 214, 242, 280, 281, 300, 303, 359–362 autorité 15, 18–20, 58, 65, 77, 82, 94, 95, 125, 126, 139, 152, 165, 166, 168, 186, 196, 287, 298, 299, 338, 361, 369 – autorité de principe 165, 166, 168, 174, 293, 361, 372 – autorité réelle / de fait 165–166 bipolarité 5, 6, 147, 148, 152, 156, 158, 160, 162, 163, 237, 362, 369, 374, 379, 381 Bonne Nouvelle 68, 69, 90, 97–99, 101, 104, 181, 275, 279, 280, 352–354, 373 bouddhisme 22, 23, 142, 193, 195, 197, 198, 201, 202, 206–208, 213 – bouddhiste 192, 197, 205–208, 218, 257, 307

https://doi.org/10.1515/9783110785630-008

capabilité 12, 369 catéchèse 50, 56, 62, 97–99, 344, 366, 368, 371 célébration 3, 51, 87, 96–98, 100, 108, 109, 113, 121, 272, 343, 354, 372, 373, 375 – célébration de la Parole 109, 373 Voir aussi « liturgie de la Parole » christologie 305, 317 – christologique 213, 233, 304, 306, 307, 310, 311, 314–316, 318, 319, 323 citoyenneté 7–13, 30–41, 63, 80, 109, 121, 271, 286, 327, 342, 376 – cube de citoyenneté 9, 10 – éducation à la citoyenneté 9, 10, 12, 31, 33–36, 38–40 – citoyen 7–13, 30, 32, 34–36, 38–41, 50, 73, 109, 123, 211, 256, 285, 286, 288, 328, 331, 341, 358, 369, 370, 378 communauté 2, 17, 44, 45, 49, 60, 68, 75, 79, 82, 86, 100, 113, 130, 139, 165, 167, 186, 203, 278, 294, 319, 327, 346, 347, 359, 372 – communauté chrétienne 2, 83, 94, 96, 101, 257, 346 – communauté éducative 6, 48, 49, 59, 74, 75, 82, 98, 112, 325, 326, 344, 346, 378 – communauté française (de Belgique) 2, 32, 33, 79, 96, 327 – communauté religieuse 66, 67, 112, 113, 117, 122 – communauté scolaire 4, 44, 54, 71, 76, 87, 99, 100, 109, 328, 332, 341, 344, 366, 367, 372–374 confessionnel 31, 32, 37, 38, 77, 79, 80, 83, 98, 100, 168, 277, 278, 327 congrégation 352 – Congrégation pour l’éducation catholique 42, 46–48, 50–54, 57, 60, 61, 63, 67, 74, 76, 103, 289, 327, 367 – congrégation religieuse enseignante 42, 58, 64–67, 106, 107, 110–113, 117, 283, 327, 371 contexte/contextuel 3–6, 21, 22, 70, 71, 74–76, 82–84, 87, 92–94, 97, 104, 109,

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Index rerum

123, 125, 129, 130, 147, 148, 172, 179, 185, 188, 192, 212, 218, 237, 239, 240, 245–248, 252, 255–264, 266–268, 272, 278–280, 283, 288, 290–292, 308, 321–325, 330, 339, 341, 344, 346, 358, 359, 371, 374, 376–378, 380, 381 corrélation 6, 141, 145, 148, 150, 159–162, 174, 215, 227, 228, 237, 239–255, 257, 259–263, 265, 267, 268, 299, 330, 361, 376, 377 – corrélatif 162, 206, 245, 249, 251, 254, 260, 261, 276 – corrélationnel 159, 240, 249, 250, 253–255, 367, 311 – corrélation d’expériences 245–247, 267, 268, 377 – corrélation post-moderne 256, 261, 268, 274, 280, 326, 377, 380 – méthode de corrélation 4, 98, 131, 133, 134, 135, 159–161, 239, 240, 242–244, 248, 249, 252, 253, 260, 267, 278, 280, 345, 377 courage d’être 141, 144, 158, 220, 232–234, 288, 289, 300, 356–358, 367, 375, 379–381 crise 8, 52, 83, 86, 130, 139, 188, 201, 266, 285, 287, 288, 305, 330, 331, 342, 349, 355, 378 croix 109, 120, 169, 184, 213, 271, 218, 225, 233, 265, 303, 313–315, 318, 341, 353 – croix du Christ 198, 200, 209, 213, 214, 218, 219, 225, 233, 312, 332, 334, 381 démocratie 7, 12, 13, 19, 38, 40, 202, 207, 369 – démocratique 12, 13, 32, 35, 38, 195, 286 démonique 6, 126, 133, 135, 137, 139, 148, 167, 171, 172, 175–177, 182–185, 188, 191, 197, 201, 202, 237, 275, 280, 282, 287, 318, 374, 376 détraditionalisation 3, 73, 255–257, 261, 263, 277–279, 291, 377 dialectique 124, 129, 131, 150, 156, 162, 203, 205, 206, 227, 264, 319 dialogue – dialogue interconvictionnel et interreligieux 5, 37, 270, 291, 292, 304, 350, 359, 367, 379

– dialogue interculturel 20, 52, 61, 103, 289, 327 – dialogue interreligieux 4, 29, 37, 63, 109, 123, 148, 190, 191, 214, 216, 285, 290, 292, 304–310, 314, 320, 323, 324, 331, 332, 334, 376 – école catholique du dialogue : voir katholieke dialoogschool Dieu au-dessus de Dieu 181, 210, 219, 220, 232–234, 301, 335 divinité 162, 184, 185, 193, 233, 296, 315, 339 – divin 53, 65, 82, 130, 132–134, 141, 148, 158, 160, 164, 170, 175, 176, 182–185, 191, 193, 194, 198, 203, 210, 211, 224, 228, 231, 235, 264, 287, 288, 290, 296, 299, 305, 307, 318, 348, 362, 364, 374 – diviniser 189, 201, 217, 299 dynamisme 127, 153, 155, 156, 227, 258 – dynamique 70, 127, 128, 133, 170, 193–195, 199, 207, 211, 216, 219, 222–224, 226–229, 244, 255, 262, 266, 289, 290, 302, 310, 330, 331, 345–348, 372, 380, 381 – typologie dynamique 206, 208, 216, 309, 317, 318, 345 écologie 285, 291, 358, 379 – écologique 257, 266, 285–288, 290, 305, 324, 325, 359, 370, 378 éducation – droit à l’éducation 43, 57, 83 – éducation à la citoyenneté : voir citoyenneté – éducation au dialogue 51, 324 – éducation aux valeurs 91, 272, 277 – éducation chrétienne 43, 48, 72, 278 – pacte éducatif 55, 57 – philosophie de l’éducation : voir philosophie – projet éducatif : voir projet Église(s) 1, 2, 17, 45, 50, 72, 75, 76, 114, 117, 136, 153, 157, 165, 169, 171, 186, 213, 258, 269, 279, 288, 320, 328, 340, 351, 352 – ecclésial 1, 2, 6, 18, 49, 51, 53, 54, 77, 81, 122, 123, 136, 142, 152, 168, 186, 254, 278, 361

Index rerum

– Église en sortie : voir sortie – Église latente 173, 331 – Église manifeste 135, 173 eschatologie 266 – eschatologique 167, 186, 189, 191, 281, 313 espérance 186, 266, 297, 298, 321, 358 éthique 19, 68, 120, 133, 163, 166, 174, 181, 190, 191, 193, 195, 196, 206, 207, 215, 216, 218, 246, 250, 270, 276, 278, 279, 284, 294, 295, 308, 318, 333, 348, 358–360, 365, 367, 369, 374 – éthique sociale 132, 133, 170, 171, 173, 185, 190, 191 être nouveau 143, 153, 163, 165, 305, 306, 310, 311, 313, 314, 319, 324, 347, 369, 372, 374, 380 eucharistie 109, 117, 278, 343, 372, 373 évangile 3, 34, 48, 59, 60, 68, 70, 71, 73–75, 84, 86, 88–92, 95–98, 101, 104, 109, 116, 121, 136, 141, 144, 162, 203, 248, 253, 265, 268, 270, 271, 275, 279, 284, 290, 291, 303, 304, 328, 329, 340, 341, 343, 344, 347, 349, 351–353, 355–357, 363, 364, 373, 381 – évangélisation 52, 68, 72, 97, 117, 328, 329, 331, 351 – évangéliser 13, 16, 17, 90, 101, 270, 340, 351, 352 existence – existentialisme 137, 138, 153, 170 – profondeurs de l’existence : voir profondeurs – questions existentielles 21, 41, 84, 98, 103, 141, 146, 161, 243, 299, 329, 344, 378, 380 expérience – corrélation d’expériences : voir corrélation – expérience religieuse 21, 23, 24, 30, 208, 231, 235, 248 – expérience révélatrice 198–199 fini – le fini (nom) 126–129, 159, 199, 223, 224, 259, 296 – fini 142, 153, 154, 174, 196, 210, 213, 228, 302

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foi – foi absolue : voir absolu – foi christique 355 – foi élémentaire 313, 355, 374, 379, 380 – foi post-critique 332, 335, 337–340, 343, 345, 379 – foi sans Dieu 175, 179, 300, 301 – foi séculière 191, 195–197, 214, 228, 304, 305 – justification par la foi 131, 132, 180 – proposition de la foi : voir proposition fondateur 64, 71, 92, 106, 110, 111, 113, 114 frontière 4–6, 8, 64, 123–128, 131, 134–139, 142, 143, 145, 147–160, 162, 163, 169, 174, 190, 222, 234, 237, 243, 263, 298, 300, 346–348, 350, 351, 355, 366, 374, 376, 379, 381 génération 4, 8, 9, 13–17, 19, 35, 41, 44, 52, 81, 114, 131, 229, 257, 287, 293, 298, 354, 369, 379 grâce (la) 29, 145, 148, 163, 167, 172, 174, 175, 178, 183, 254, 275, 289, 313, 347, 356–358, 361 – grâce christique 356, 357 – structure de grâce 133, 151, 152, 167, 174, 291 herméneutique 70, 182, 246, 249–251, 254, 279, 318, 334–337, 347 hétéronomie 18, 24, 126, 127, 146, 177–179, 182, 184, 293, 299, 361, 362 – hétéronome 179, 181, 184, 280, 361, 362 humanisme – humanisme chrétien 49, 73, 100, 146, 147, 164, 171–173, 190, 191, 298, 358, 363–365, 367 – humanisme laïque 299, 302 – humanisme libéral 191 – humanisme solidaire 49, 53 identité – identité chrétienne 52, 77, 90, 101, 104, 105, 108, 120, 121, 123, 246, 247, 257, 268, 270, 273, 274, 279, 284, 289, 292, 293, 305, 307, 320, 323–326, 341, 342, 348, 365, 367, 370, 375, 378, 380

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Index rerum

– identité réflexive 74 – identité religieuse 74, 76 idolâtrie 224 – idolâtre 164, 199, 217, 373 immanence 127, 224, 254, 296, 298, 301 – transcendance dans l’immanence : voir transcendance – immanent 179, 224, 300, 334, 344 inconditionné 139, 167, 168, 173, 178, 180, 187, 188, 226, 227, 306, 361 – inconditionnel 4, 99, 152, 154, 162, 185, 196, 226, 228, 302, 311, 316, 317, 328, 351, 362 individualisation 3, 73, 193, 255–257, 263, 291, 377 infini – infini (nom) 126–129, 159, 174, 199, 223, 224, 228, 296 – infini 137, 160–162, 168, 170, 179, 196, 226, 234, 235, 243, 259, 306, 333 inter– dialogue interconvictionnel, interculturel, interreligieux : voir dialogue – rencontre interconvictionnelle, interreligieuse : voir rencontre interruption 247, 248, 252, 258–260, 262–268, 289, 291, 364 – interrompre 264, 343, 344, 377 – interruptif 251, 260, 264, 380, 381 irruption 128, 139, 152, 171, 178, 182, 183, 185, 186, 188, 191, 198, 214, 281, 290, 291, 300, 311, 316, 319, 347, 354 islam 22, 23, 31, 195, 201, 204, 216, 217, 225, 288, 289

manifestation 145, 182, 198, 199, 203, 231, 247, 250, 315, 323 médiation 134, 241, 247, 252, 306–308 méthode – méthode de corrélation : voir corrélation – méthode de recontextualisation : voir recontextualisation mission 1, 8, 37, 42, 43, 45–47, 49–53, 57–59, 62, 67–69, 71, 74, 75, 80, 81, 88, 90, 91, 98, 115, 116, 123, 217, 286, 307, 309, 319–321, 330, 331, 347–349, 351, 356, 358, 366–368, 374, 376, 380 – missionnaire 53–55, 72, 77, 197, 204, 208, 328, 331, 346, 348–350, 356, 366, 379, 381 musulman 59, 62, 71, 84, 119, 148, 213, 257, 321, 323, 325 mutant 14, 17–19, 287, 369 mystique 127–129, 152, 184, 193–196, 199, 201, 206–208, 210, 215, 216, 218, 232, 251, 293, 296, 318

judaïsme 22, 23, 184, 195, 203, 209, 225 – juif 257, 264, 265, 321, 323 justification 131, 152, 161, 167, 168, 173, 176, 179–182, 232, 300–302 – justification du douteur 175, 177, 179, 300 – justification par la foi : voir foi

naïveté – première naïveté 336, 339 – seconde naïveté 332, 334–338, 340, 344, 345, 373, 375, 379 naturalisme 28, 159, 160 – naturaliste 30, 131, 134

kairos /kairoi 131, 133, 135–137, 148, 175–177, 182, 183, 185–191, 215, 237, 268–270, 280–292, 297, 304–306, 313, 324, 325, 346–348, 350, 358, 359, 365, 367, 369, 370, 374–376, 378, 379, 381

ontologie 150, 159–162, 243, 324 – ontologique 6, 141, 143, 148–150, 153, 154, 159, 160, 162, 166, 184, 190, 194, 207, 221, 227, 231, 242, 243, 305, 311, 335, 347, 351, 366–368

– Cercle Kairos 137, 186 katholieke dialoogschool 70, 77, 268, 276, 284, 289, 290, 292, 304, 320–322, 337, 340, 348 langage symbolique 146, 222, 333, 344, 345 liturgie de la Parole 343, 373, 375, 379 Logos 143, 146, 203, 217, 230, 231, 305, 310, 311, 314, 317, 318, 323 – voir aussi : paradoxe du Logos fait chair

Index rerum

paradoxe 148, 162, 179, 266, 300, 305, 314, 356 – paradoxal (ement) 16, 141, 182, 252, 315 – paradoxe absolu : voir absolu – paradoxe christologique 314, 315, 318, 319 – paradoxe du christianisme comme religion de la révélation finale 305, 314–316, 324 – paradoxe du Logos fait chair 305, 314 pastorale des jeunes / de la jeunesse 5, 14, 87, 106, 114–116, 118, 121, 122, 325, 326, 367, 368, 370–374, 376, 378, 379, 381 pauvre 48, 55, 59, 62, 65, 66–68, 103, 112, 113, 263–265, 283–285, 352–354, 357, 374, 379 périphéries 1, 53–55, 77, 284, 331, 350–352, 354, 358, 366, 379 philosophie – philosophie de l’éducation 7, 8, 56, 369 – philosophie de la religion 128, 132, 143, 175, 177–179, 194, 207, 219, 226, 227, 242–244, 306, 311, 317, 361 pluralisation 3, 38, 73–76, 255–257, 260, 261, 263, 276–279, 291, 324, 330, 377 – pluralisme 12, 13, 38, 63, 84, 86, 90, 94, 97, 121, 192, 198, 202, 217, 218, 257, 264, 306, 316, 317, 321 – pluralisme avec norme 198, 200, 202, 217, 218, 306 – pluraliste 32, 83, 84, 86, 100, 120, 199, 200, 202, 213, 278, 279, 284, 306, 311 – pluralité 26, 27, 76, 80, 86, 88, 89, 94, 98, 102, 104, 105, 121, 148, 198, 213, 218, 256, 257, 259–262, 272, 273, 278, 279, 284, 307, 315, 321, 324, 325, 330, 341, 349, 350, 364 – pluriel 16, 30, 93, 120, 122, 149, 251, 257, 262, 321, 380 post– post-chrétien 73, 255–257, 321, 328 – post-critique : voir foi post-critique – post-laïque 73, 255, 256 – post-moderne 14, 17, 18, 39, 40, 237, 249, 255, 256, 258–264, 268, 274, 280, 326, 361, 377, 378, 380, 381 (corrélation post-moderne : voir corrélation)

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– post-modernité 239, 260, 261, 280, 330, 355, 376, 377, 381 préoccupation – préoccupation préliminaire 228, 302, 332, 333, 344, 346 – préoccupation ultime 6, 131, 132, 142, 145, 147, 149, 191, 194, 197, 200, 201, 211, 218–221, 223–228, 230, 231, 234, 235, 237, 289, 301, 302, 317, 323, 332, 333, 337, 341, 342, 344, 346, 353, 375, 378, 379 (voir aussi ultimate concern) principe protestant 5, 6, 123, 124, 126, 131, 133, 135, 144, 146–149, 152, 162–171, 173–175, 179, 187, 191, 193–196, 199, 228, 229, 237, 275, 281, 294, 318, 338, 361, 369, 372–374, 376, 379, 381 profane 38, 132, 135, 145, 151, 165, 174, 175, 180, 233, 301, 303, 360 – profanisation 182, 184 – profanité 152, 174, 361 profondeurs – profondeurs de l’existence 130, 188, 220, 232, 234, 235, 354, 357, 367, 379 projet éducatif 2, 3, 49, 50, 72, 85–90, 92, 95, 96, 99, 102, 107, 110, 112, 113, 269, 377, 378 prophète 89, 166, 168, 170, 201, 264, 265 – prophétique 126, 127, 137, 138, 167–171, 182, 189, 191, 194, 195, 199, 207, 208, 216, 218, 250, 275, 279, 281, 290, 294, 318, 361, 368, 372, 374 proposition de la foi 4, 92–96, 99–101, 103–105, 109, 122, 123, 271, 328–332 reconfessionnalisation 77, 93, 272, 278, 280, 367 recontextualisation – recontextualisation (méthode de) 73, 77, 93, 241, 252, 255, 256, 258–265, 267, 268, 273, 279, 280, 288–292, 300, 302, 303, 309, 322, 326, 327, 330, 342–324, 347, 348, 364, 367, 371, 373, 375, 377, 378, 380, 381 – recontextualisation (phase de) 5, 6, 70, 77, 101, 122, 123, 218, 237–240, 376 – recontextualiser 77, 113, 259, 262, 268, 269, 282, 284, 290, 292, 293, 297,

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Index rerum

322, 323, 325, 344, 364–366, 374, 377, 378, 380 relation 15–17, 30, 40, 48–50, 52, 56, 60, 91, 94, 95, 101, 116, 118, 124, 125, 127, 129, 132, 143, 156, 158, 160, 161, 170, 173, 174, 191, 194, 198, 203, 205, 206, 216, 232, 235, 246–248, 250, 254, 255, 257, 261, 263, 270, 271, 281, 287, 297, 302, 307, 308, 311, 316, 324, 344, 349–351, 354, 361, 364, 365, 379 – relationnel 17, 34, 109, 322, 347, 350, 364 relativisme 51, 202, 212, 217, 218, 257, 278, 338–340 – relativiser 263, 274 – relativiste 74, 212, 218, 257, 339, 343 religiosité 20, 21, 29, 256, 288, 378 rencontre – rencontre interconvictionnelle 158, 292, 325, 378 – rencontre interreligieuse 4, 6, 125, 147, 148, 191, 193, 213, 216, 218, 237, 268, 306, 324, 332, 381 révélation 46, 85, 126, 134, 159, 198, 199, 202–205, 213–218, 226, 231, 237, 242–246, 248, 249, 259, 264, 265, 267, 304, 305, 310–320, 322–325, 331, 349, 364 – révélation finale ou parfaite 199, 217, 305, 311, 312, 314–319, 324 – révélationnel 206, 210, 215, 216 – révéler 81, 159, 168, 181, 209, 215, 226, 233, 234, 247, 259, 265, 298, 306, 311, 312, 316, 317, 322, 335, 340, 352 Royaume (de Dieu) 45, 48, 68, 69, 71, 136, 137, 139, 141, 162, 172, 186, 188, 189, 191, 201, 206–208, 215, 235, 270, 275, 280–282, 284, 287, 290, 291, 295–298, 300, 305, 347, 348, 358, 359 sacré 28, 46, 48, 132, 135, 164–167, 169, 174, 175, 180–185, 194, 195, 199, 201, 207, 208, 223–226, 229, 233, 236, 294, 295, 297–299, 301, 311, 318, 334–337, 372, 374, 375 sacrement 109, 152, 164, 165, 167, 169, 277, 278, 338, 343, 368, 372

– sacramentel 81, 135, 164–167, 169, 185, 194–196, 199, 201, 207, 208, 215, 216, 218, 224, 229, 254, 372, 374 salut 43–45, 48, 69, 71, 72, 168, 171, 172, 180, 181, 206, 215, 281, 288, 289, 298, 304–313, 315, 316, 318, 324, 349, 350, 356–358 – sauver 167, 168, 228, 307, 312–314, 349, 356, 357, 380 – sauveur 307, 350 – sotériologique(ment) 230, 347 sens – questions de sens 119, 121 – quête de sens 17, 93, 95, 96, 104, 201, 245, 296 sécularisation 4, 28, 63, 73, 75–77, 93, 104, 148, 201, 209, 214, 256, 272, 276–278, 280, 288, 292, 293, 305, 330, 379 – sécularisé 40, 94, 142, 188, 221, 284, 297, 305, 330, 366, 379 situation limite 149, 152–155, 162, 163, 173, 351, 366, 372, 379 socialisme religieux 124, 132–137, 139, 171, 173, 176, 185–188, 190, 191, 280, 283, 358, 359, 364 sortie (en) – Église en sortie 350, 351 – pastorale en sortie 346, 348, 351, 366, 379, 381 spécificité 44, 48, 51, 71, 76, 79, 83–88, 90, 91, 101, 104, 119, 216, 261, 262, 266, 268, 269, 271–273, 276, 278, 292, 298, 302, 304, 308, 318, 320, 323–325, 334, 376, 378 spiritualité – spiritualité chrétienne 297, 303, 304 – spiritualité laïque 197, 293, 298, 300, 303, 304 substance catholique 5, 6, 123, 124, 144, 147–149, 162–171, 173–175, 179, 187, 196, 229, 237, 281, 338, 359, 361, 369, 372–374, 376, 379, 381 supranaturalisme 126, 129, 179, 361 – supranaturaliste 129, 131, 134, 317 symbole 6, 98, 124, 134, 135, 142, 143, 145–147, 160, 194, 198, 200, 202, 203,

Index rerum

206–210, 213, 214, 218–231, 233, 234, 236, 237, 303, 315, 318, 331–337, 340–344, 372–376, 378, 380, 381 – symbole de la croix 218, 219, 225, 233, 341 – symbole religieux 6, 146, 194, 198, 213, 214, 218–225, 227, 237, 318 – symbolique 94, 103, 146, 185, 215, 222, 224, 226–229, 333–339, 341, 344, 345, 366, 368 (voir aussi langage symbolique) Testament – Ancien Testament 188, 201, 264, 353 – Nouveau Testament 136, 187, 188, 226, 247, 264, 353, 355 théonomie 5, 6, 123, 125–127, 131–133, 135, 137, 147, 148, 152, 174, 175, 177–179, 182–185, 188, 190, 191, 197, 214, 224, 237, 268, 270, 280, 281, 303, 323, 358–363, 365, 367, 376 – théonome 127, 132, 133, 138, 178, 184, 188, 223, 224, 280, 347, 360, 362 transcendance 53, 55, 56, 160, 166, 170, 195, 196, 210, 224, 229, 233, 243, 246, 289, 294, 296–303, 305, 308, 309, 313, 329, 330, 339, 340, 372 – transcendance dans l’immanence 298–301, 303, 305, 323, 345 – transcendant 136, 137, 152, 160, 164, 177, 178, 210, 216, 222–224, 226, 229, 236, 243, 282, 299, 301, 305, 334, 337, 340, 343, 349, 363

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– transcender 142, 170, 178, 199, 208, 223, 232, 282, 331, 357, 361 typologie 146, 191, 194, 199, 202, 206–208, 216, 217, 309, 317, 318, 345 – typologique 196, 206, 207, 218 ultimate concern 123, 142, 194, 200, 221, 226, 228, 353 – préoccupation ultime : voir préoccupation – question ultime 134, 233, 333, 353 – réalité ultime 145, 198, 226, 231 – sens ultime 211, 214, 234 – ultime fondement 172, 364 – ultimement 132, 197, 198, 222, 227–229, 302, 333 valeur – hiérarchie de valeurs 95, 271 – valeurs communes 39, 83–85, 90, 264, 269, 274, 287–291, 297, 325, 347, 378 – valeurs chrétiennes 84, 90, 93, 272, 274, 302, 355, 378 – valeurs évangéliques 85, 88, 91, 270 – valeurs humaines 49, 56, 85, 91, 172, 270, 271, 273, 327, 363 vertu 11, 49, 77, 273, 275, 293, 296, 302 – vertus théologales 73, 295, 297, 304, 321