L’apologétique dans la pensée de Paul Tillich 9783110365443, 9783110364583

Selon Tillich, l’apologétique signifie « défendre » la foi chrétienne lorsqu’elle est menacée, et en « répondre » devant

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Table of contents :
Table des matières
Remerciements
Introduction
Le choix du sujet
Problématique: au-delà de l’hétéronomie et de l’autonomie autosuffisante
État de la question
Méthode et plan de la recherche
Partie 1: L’apologétique tillichienne des écrits de jeunesse
Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913): Une légitimation pratique de la foi chrétienne devant la culture moderne
Introduction
La spécificité ecclésiale de l’apologétique
Pourquoi une apologétique ecclésiale?
La mission de l’apologétique ecclésiale
Le public de l’apologétique ecclésiale
Limites de l’apologétique
Le matériel apologétique
La pratique de l’apologétique
Retour sur les missions de l’apologète ecclésial
Conclusion
Chapitre 2. Systematische Theologie (1913): La question de l’apologétique scientifique
Introduction
Le point de vue absolu
Le commencement systématique de la pensée
Le système des sciences selon Tillich
La philosophie de la religion
Le point de vue relatif
Le point de vue théologique
La question du paradoxe
Une première trace de l’apologétique
Le principe théologique et son déploiement
Conclusion
Partie 2: L’apologétique de l’attaque
Chapitre 3. L’apologétique de la période berlinoise
Introduction
Le doute comme horizon
L’apologétique et son rapport au doute
Une certitude en trompe l’oeil
Critique de la certitude comme évidence
Critique de la certitude comme certitude pratique
Critique de la certitude (Gewissheit) comme conviction (Überzeugung)
Critique de la certitude comme paradoxe concret
L’intégration du doute dans la certitude de la vérité
Rapports à la théologie de la culture
Le statut épistémologique de la théologie
La question des rapports entre la religion et la culture
Le déploiement d’une théologie de la culture
La théologie de la culture dans son rapport à l’Église
Conclusion
Une évolution globale de la démarche théologique
La question de l’apologétique
Bref excursus sur les rapports entre la théologie de la culture et la théologie du socialisme religieux
Raisons d’un excursus
Christianisme et socialisme I
Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin
Introduction
L’apport augustinien
L’essence de l’apologétique
Une illustration: le contexte de l’Antiquité tardive
La reprise augustinienne
La reprise tillichienne d’Augustin
Royaume du monde et État
Royaume de Dieu et Église
Les rapports entre l’État et l’Église
Retour sur l’apologétique
Conclusion
Introduction de la Dogmatique
Les premières traces d’une méthode de corrélation
Pour conclure
Partie 3: L’apologétique de la réponse
Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique
Introduction
La question de l’apologétique réactualisée
Une précision sur Karl Barth
Ce que n’est pas la théologie apologétique
La question du terrain commun
La question de la scientificité de la théologie
Le danger de l’a priori mystique
La question du cercle théologique
Deux critères de scientificité pour la théologie
Le critère de la forme
Le critère du contenu (Inhalt)
Les rapports entre théologie apologétique et christianisme
La question de la religion
Apologétique et christianisme
Les rapports entre la théologie et la philosophie
La philosophie comme questionnement ontologique
Ce qui sépare philosophie et théologie apologétique
Ce qui rapproche philosophie et théologie apologétique
Une analogie pour penser le terrain commun
Apologétique et méthode de corrélation
Place de l’apologétique dans le système théologique
Les trois niveaux de la corrélation
Le rapport à la théologie de la culture
Le pôle de la question humaine
Le pôle de la réponse divine
Ce à quoi s’oppose la méthode de corrélation
Conclusion
Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich et de Karl Barth
Introduction
Les rapports entre Tillich et Barth dans la théologie systématique américaine
Les rapports entre Tillich et Barth dans «What is wrong with the “Dialectic” Theology?» (1935)
L’approche tillichienne de la pensée barthienne
La critique tillichienne de la pensée barthienne
La présentation de Barth par Tillich en 1926
Le point de vue historique
Le point de vue systématique
Le point de vue critique
Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique et du paradoxe positif
Le texte de Tillich
La réponse de Barth au texte de Tillich
La réplique de Tillich
Conclusion
Conclusion générale
L’apologétique ecclésiale avant la Première Guerre mondiale
L’apologétique ecclésiale de 1913
La Systematische Theologie de 1913
L’apologétique de l’attaque
Justification et doute (1919)
L’apologétique de l’attaque en 1925
L’apologétique de la réponse
Une théologie apologétique
Par opposition à une théologie kérygmatique
Vers un «au-delà» de l’apologétique
L’utilisation du mot apologétique
Le christianisme et les autres religions
Le christianisme et le bouddhisme
Conclusion
Bibliographie
Collections des oeuvres de Tillich
Ouvrages et articles de Tillich cités
Autres ouvrages cités consacrés à Tillich
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 9783110365443, 9783110364583

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Benoit Mathot L’apologétique dans la pensée de Paul Tillich

Tillich Research

Tillich-Forschungen Recherches sur Tillich

Edited by Christian Danz, Marc Dumas, Werner Schüßler, Mary Ann Stenger and Erdmann Sturm

Volume 6

Benoit Mathot

L’apologétique dans la pensée de Paul Tillich

DE GRUYTER

ISBN 978-3-11-036458-3 e-ISBN (PDF) 978-3-11-036544-3 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-038588-5 ISSN 2192-1938 Library of Congress Cataloging-in-Publication Data A CIP catalog record for this book has been applied for at the Library of Congress. Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2015 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Printing and binding: CPI books GmbH, Leck ♾ Printed on acid-free paper Printed in Germany www.degruyter.com

Table des matières Remerciements

XIII

Introduction 1 Le choix du sujet 1 Problématique: au-delà de l’hétéronomie et de l’autonomie 4 autosuffisante État de la question 9 Méthode et plan de la recherche 11

Partie : L’apologétique tillichienne des écrits de jeunesse Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913): Une légitimation pratique de la foi 15 chrétienne devant la culture moderne Introduction 15 La spécificité ecclésiale de l’apologétique 17 20 Pourquoi une apologétique ecclésiale? La mission de l’apologétique ecclésiale 25 Le public de l’apologétique ecclésiale 27 29 Limites de l’apologétique Le matériel apologétique 31 La pratique de l’apologétique 34 39 Retour sur les missions de l’apologète ecclésial Conclusion 40 Chapitre 2. Systematische Theologie (1913): La question de l’apologétique scientifique 44 Introduction 44 Le point de vue absolu 46 Le commencement systématique de la pensée 47 Le système des sciences selon Tillich 50 La philosophie de la religion 52 Le point de vue relatif 59 Le point de vue théologique 63 La question du paradoxe 63 Une première trace de l’apologétique 65 Le principe théologique et son déploiement 66

VI

Table des matières

Conclusion

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Partie : L’apologétique de l’attaque 75 Chapitre 3. L’apologétique de la période berlinoise Introduction 75 75 Le doute comme horizon L’apologétique et son rapport au doute 77 Une certitude en trompe l’œil 79 79 Critique de la certitude comme évidence Critique de la certitude comme certitude pratique 80 Critique de la certitude (Gewissheit) comme conviction 81 (Überzeugung) Critique de la certitude comme paradoxe concret 82 L’intégration du doute dans la certitude de la vérité 84 Rapports à la théologie de la culture 90 94 Le statut épistémologique de la théologie La question des rapports entre la religion et la culture 95 Le déploiement d’une théologie de la culture 97 100 La théologie de la culture dans son rapport à l’Église Conclusion 102 Une évolution globale de la démarche théologique 102 103 La question de l’apologétique Bref excursus sur les rapports entre la théologie de la culture et la théologie du socialisme religieux 107 Raisons d’un excursus 107 Christianisme et socialisme I 108 Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin 113 Introduction 113 L’apport augustinien 115 L’essence de l’apologétique 116 Une illustration: le contexte de l’Antiquité tardive 118 La reprise augustinienne 120 La reprise tillichienne d’Augustin 123 Royaume du monde et État 123 Royaume de Dieu et Église 127 129 Les rapports entre l’État et l’Église

Table des matières

Retour sur l’apologétique 130 132 Conclusion Introduction de la Dogmatique 132 Les premières traces d’une méthode de corrélation Pour conclure 139

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Partie : L’apologétique de la réponse 143 Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique 143 Introduction La question de l’apologétique réactualisée 144 Une précision sur Karl Barth 147 148 Ce que n’est pas la théologie apologétique La question du terrain commun 150 La question de la scientificité de la théologie 152 Le danger de l’a priori mystique 153 154 La question du cercle théologique Deux critères de scientificité pour la théologie 155 Le critère de la forme 156 157 Le critère du contenu (Inhalt) Les rapports entre théologie apologétique et christianisme 157 La question de la religion 158 159 Apologétique et christianisme Les rapports entre la théologie et la philosophie 161 La philosophie comme questionnement ontologique 162 Ce qui sépare philosophie et théologie apologétique 163 Ce qui rapproche philosophie et théologie apologétique 164 Une analogie pour penser le terrain commun 166 Apologétique et méthode de corrélation 168 Place de l’apologétique dans le système théologique 168 Les trois niveaux de la corrélation 170 Le rapport à la théologie de la culture 172 Le pôle de la question humaine 173 Le pôle de la réponse divine 175 Ce à quoi s’oppose la méthode de corrélation 175 Conclusion 177

VII

VIII

Table des matières

Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Til179 lich et de Karl Barth Introduction 179 Les rapports entre Tillich et Barth dans la théologie systématique américaine 180 Les rapports entre Tillich et Barth dans « What is wrong with the “Dia186 lectic” Theology? » (1935) 187 L’approche tillichienne de la pensée barthienne La critique tillichienne de la pensée barthienne 191 La présentation de Barth par Tillich en 1926 195 196 Le point de vue historique Le point de vue systématique 197 Le point de vue critique 199 Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique et du 201 paradoxe positif Le texte de Tillich 202 209 La réponse de Barth au texte de Tillich La réplique de Tillich 217 Conclusion 221 225 Conclusion générale L’apologétique ecclésiale avant la Première Guerre mondiale L’apologétique ecclésiale de 1913 225 228 La Systematische Theologie de 1913 L’apologétique de l’attaque 229 Justification et doute (1919) 229 L’apologétique de l’attaque en 1925 233 L’apologétique de la réponse 235 Une théologie apologétique 236 Par opposition à une théologie kérygmatique 237 Vers un « au-delà » de l’apologétique 242 L’utilisation du mot apologétique 242 Le christianisme et les autres religions 243 Le christianisme et le bouddhisme 247 Conclusion 249 Bibliographie 251 Collections des œuvres de Tillich  Ouvrages et articles de Tillich cités  Autres ouvrages cités consacrés à Tillich 

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Table des matières

Autres articles cités consacrés à Tillich  Autres ouvrages cités Autres articles cités  Index

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

IX

Pour aller où tu ne sais pas, va par où tu ne sais pas. Jean de la Croix

À la mémoire du Père Jean-Pierre Holemans sscc

Remerciements Je remercie particulièrement les professeurs Jean Richard et Marc Boss, pour leur écoute généreuse, la justesse de leurs conseils et leur confiance contagieuse qui m’ont permis de construire cette recherche. Merci aussi aux professeurs François Nault, Jean-Daniel Causse et Pierre Gisel, qui ont aussi accompagné cette recherche. Un grand merci également au Groupe de recherches Paul Tillich de Québec, à Marcela Lobo Bustamante, Françoise Cordeau, Pascale Renaud-Grosbras, Luc Perrottet, ainsi qu’à la communauté monastique de Scourmont (Chimay). Enfin, un grand merci à mes parents et à ma sœur, pour leur indéfectible soutien, ainsi qu’à mes amis belges, québécois, français et chiliens. Qu’ils ne doutent pas que leur amitié, leur présence, et leur soutien contribuèrent pour beaucoup à la réalisation de cette recherche.

Introduction Le choix du sujet Au moment de commencer cette recherche doctorale, je n’étais pas encore théologien. De formation philosophique, et ayant complété mon cursus par une seconde maîtrise en sciences des religions, je découvrais alors l’univers théologique comme un continent inconnu, habité par une épistémologie et une rationalité spécifiques. Néanmoins, cet espace inconnu renfermait déjà la potentialité d’un désir qui me faisait être là, tentant de l’habiter, intrigué, déplacé, curieux de m’y risquer. Car c’était bien d’un risque qu’il s’agissait, et aujourd’hui encore, plus que jamais. Sans doute n’est-ce pas ici le lieu pour élaborer une hagiographie de mon désir théologique. Pour une part, il me demeure d’ailleurs à moi-même insaisissable. Par ailleurs, il a fortement évolué entre le début et le terme de cette recherche, ce qui rendrait impossible la tentative visant à le ressaisir en quelques phrases. Dès lors, il me semble plus opportun d’indiquer brièvement ce qui a conduit ce désir à rencontrer la pensée théologique de Paul Tillich, bien que là aussi les voies aient fluctué, se recomposant au fil des lectures et de l’avancée du projet. Il s’agira donc davantage ici d’une reconstruction suivant une déconstruction, que d’une construction progressive et linéaire. Sur cette question du chemin qui m’a conduit à Tillich, il y a bien sûr les contingences de la vie, l’inattendu des rencontres, les possibilités qui s’ouvrent là où on ne les attendait pas. Tout cela constitue forcément une part non-négligeable de ce travail de recherche. Toutefois, ce qui mobilisa d’abord mon attention fut le désir de questionner une thématique que je portais depuis longtemps sur le potentiel d’humanisation du texte biblique. Comment le texte biblique construit-il une certaine « pratique de l’humain » qui permet à ce dernier de se penser comme sujet? Tel a été l’horizon qui m’a d’abord mis en chemin. Puis, peu à peu, notamment suite à la découverte de la pensée de Tillich, cet horizon de départ s’est transformé en une question de recherche, qui portait cette fois sur les rapports qu’entretiennent entre eux l’humanisme et le christianisme. Se produisait ainsi un double glissement: de l’humanisation vers la question de l’humanisme, et du texte biblique vers le christianisme, ce double mouvement s’orientant vers la notion synthétique d’humanisme chrétien, qui devint donc, au début de mon parcours doctoral, mon premier sujet de recherche. Il faut noter que cette notion d’humanisme chrétien rejoignait une question chère à Tillich, et qui présentait en plus l’avantage de n’avoir pas encore été

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Introduction

réellement travaillée par les commentateurs de l’œuvre. En effet, les textes traitant de l’humanisme chrétien s’originaient essentiellement dans une étude historique et systématique des rapports entre l’Église et la société humaniste. Ces textes étaient en fait des textes moins connus, des textes encore peu travaillés, et récemment traduits en français. Il s’agissait alors d’un nouveau glissement, qui nous faisait cette fois passer de la question de l’humanisme à celle de la société humaniste, et de la problématique du christianisme à celle de l’Église. Pendant un an, cette étude de l’humanisme chrétien fut au centre de ma recherche, puis se recomposa, lors de mon séjour à l’Institut protestant de Montpellier, en un autre sujet qui se situait tout à la fois dans la continuité du travail entamé, mais également dans une certaine rupture par rapport à lui. Il s’agissait désormais d’envisager la question de l’apologétique qui, outre le fait qu’elle se prêtait davantage aux dimensions d’une recherche doctorale, me semblait d’un intérêt plus marqué pour la situation spirituelle qui est la nôtre aujourd’hui, cette dernière étant considérée à travers le prisme de la désaffection religieuse. Elle l’est même plus que jamais aujourd’hui, en raison de la crise religieuse que traverse notre époque. Comment juger cette crise? Comment y répondre? Certainement pas en désirant ramener les gens à la religion d’hier. Différentes pistes s’ouvrent alors à partir de là. Parmi elles, l’une des hypothèses les plus crédibles consisterait plutôt à s’engager dans un processus visant à faire ressortir de la crise un type plus profond de transcendance qui puisse réanimer l’acte religieux en conférant aux personnes non-religieuses une dimension de spiritualité, à charge pour le théologien d’élaborer ensuite de manière critique cette notion de spiritualité, qui serait sinon une sorte de boîte noire quelque peu nébuleuse. Par ailleurs, la question de l’humanisme était encore trop liée à une vision du monde marquée par les idéaux de la modernité, alors que cette dernière s’échappe chaque jour davantage de ses formes classiques, confrontée à de nouveaux défis et à de nouvelles questions¹. De plus, la question de l’apologétique me semblait également importante, dans la mesure où la problématique de la « défense » de la foi, c’est-à-dire de ce qui vient en « rendre compte », prend de nos jours des avenues prêtant encore souvent à confusion. Nous assistons en effet, dans les métamorphoses du religieux contemporain qui se dessinent sous nos yeux, à un vaste processus de subjectivation et de relativisation du processus

 On parlera ainsi de « surmodernité » (M. Augé), de « haute modernité » (J.-P. Willaime), ou encore de « modernité avancée » (A. Giddens) pour qualifier l’époque qui est la nôtre aujourd’hui (la « postmodernité » se situant elle sur un plan encore différent). Sur ces questions, voir l’excellent ouvrage de Pierre-Olivier Monteil, La Grâce et le Désordre. Entretiens sur la modernité et le protestantisme, Genève, Labor et Fides, coll. Autres temps, 1998.

Le choix du sujet

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de la croyance religieuse. De fait, la croyance tire davantage sa légitimité de l’expérience personnelle que je peux en avoir et de l’authenticité qu’elle fait naître en moi, que d’un processus qui viserait à en assumer la légitimité à partir d’une argumentation rationnelle. Par conséquent, il en résulte une crise profonde de l’apologétique, dont plus personne ne veut entendre parler, et cela au nom des forts mauvais souvenirs remontant à une forme d’apologétique maladroite, autoritaire et déductive, et dans laquelle la raison n’avait que peu de place et peu de reconnaissance, toujours suspecte de faire perdre la spécificité et la teneur de la voie chrétienne. Pour tenter de répondre à cette crise, certains théologiens ont tenté de réhabiliter une nouvelle conception de l’apologétique. On retiendra par exemple, au tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle, la tentative (francophone et catholique) de Maurice Blondel qui, dans sa Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, cherchait à faire entrer la philosophie dans l’élaboration de l’apologétique. Notons qu’à travers cette question des rapports entre apologétique et philosophie, c’est tout l’épineux problème des rapports entre la foi et la raison qui se trouvait posé à nouveaux frais. Pour Blondel, la tâche de ce type d’apologétique vise en effet à [d]éterminer de la façon le plus précise le point d’application de la raison aux données de la foi, le point d’insertion du problème religieux dans la réflexion philosophique. Recherche paradoxale et que d’aucuns jugeront peut-être vaine, puisque la philosophie a principalement pour fin « d’assurer la pleine liberté de l’esprit, de garantir la vie autonome de la pensée », bref, qu’elle pose comme condition première de son exercice la notion d’immanence, et que d’autre part, la révélation chrétienne, si l’on ne veut pas en dénaturer le contenu traditionnel, doit être affirmée comme transcendante, considérée comme une donnée reçue par l’esprit, et donc en quelque sorte extérieure et supérieure à lui².

On le voit, il s’agira désormais de justifier autrement le message chrétien, et de le justifier au moyen de la raison humaine (la philosophie étant, par excellence, l’interlocuteur privilégié de ce type de démarche à cette époque). Aussi est-ce dans le prolongement de ces tentatives de justification que Tillich va inscrire ses propres réflexions sur l’apologétique.

 A. Guillaumont, « Présentation de la réédition des Premiers écrits de Maurice Blondel », Revue d’histoire des religions, vol. 151, 1957, p. 119.

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Introduction

Problématique: au-delà de l’hétéronomie et de l’autonomie autosuffisante Mon choix pour Tillich s’explique par la situation ainsi décrite. Dans cette perspective, nous supposons que toute son œuvre est une tentative pour répondre à la question de la crise religieuse qui secoue l’Occident depuis l’avènement de la modernité. Sa réponse est « apologétique ». Qu’est-ce à dire? C’est dire d’abord qu’il ne considère pas l’éloignement vis-à-vis de l’Église et de la religion comme une apostasie, comme un refus de Dieu. Il ne s’agit donc pas d’abord de « juger » le monde (la modernité), mais d’essayer de le comprendre dans l’évolution qui est la sienne. L’éloignement vis-à-vis de la religion sera ainsi expliqué par Tillich comme un refus de l’hétéronomie religieuse, ce qu’il approuve lui aussi. Toutefois, Tillich déplore tout autant l’autonomie autosuffisante, qu’il associe à « l’esprit de la société bourgeoise »³. Cet esprit touche selon lui l’ensemble des sphères de la culture, et se caractérise surtout par le développement de la science mathématique de la nature, de la technique et de l’économie⁴. Comme l’écrit Tillich: Il est maintenant facile de montrer comment tout le reste fut mis au service de cette triade. (…) La science de l’esprit dut abdiquer au profit des sciences de la nature, et quand on parlait des choses de l’esprit, elles n’étaient plus, dans l’intériorité même de l’humain considéré comme objet d’observation, que des processus relevant des sciences de la nature. (…) Dans la vie politique, l’État national s’est mis au service de l’économie, intérieurement et extérieurement⁵.

Il en va d’ailleurs de même de l’idéal moral, qui se retrouve mis au service d’une conception économique de l’humain, qui semble au fond le ressort premier de la situation spirituelle du temps présent: L’idéal moral se soumet aussi toujours plus au but de l’économie: capacité économique poussée jusqu’au développement extrême et impitoyable de ses énergies, chez les dirigeants; intégration dans la grande machine de l’économie nationale, chez les dirigés; assujettissement aux conventions des mœurs bourgeoises, pour tous; et à côté de cela, assistance impersonnelle à ceux qui sont économiquement démunis – tels sont les traits fondamentaux de l’ethos de la société bourgeoise⁶.

 P. Tillich, « La situation religieuse du temps présent », in La dimension religieuse de la culture, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1990, p. 165.  Sur ces trois points, voir Ibidem, p. 172.  Ibidem, p. 172.  Ibidem, p. 173.

Problématique: au-delà de l’hétéronomie et de l’autonomie autosuffisante

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Dans cette perspective, on aurait pu espérer que l’Église constitue un contrepoids à cette évolution de la culture. Toutefois, Tillich écrit qu’il n’en fut rien, et qu’elle s’est elle-même laissée embrigader dans cette logique économique. Il parlera en effet, à propos des Églises protestantes, d’une « alliance avec l’ethos économique de la société bourgeoise »⁷. Quant à l’Église catholique, Tillich écrira qu’elle s’est limitée à une « opposition modérée » à l’esprit bourgeois, c’est-à-dire à l’esprit du capitalisme. On peut donc faire remarquer que les Églises furent incapables de résister pratiquement à cette évolution globale, alors qu’elles surent se prémunir d’un point de vue théorique, notamment contre les avancées de la « métaphysique matérialiste ». La théologie protestante s’allia avec la philosophie critique se rattachant à Kant; elle reconnut sans restriction la science moderne et elle revendiqua pour elle-même la foi comme son domaine particulier, dans le ferme espoir d’être ainsi délivrée de tous les conflits avec la science. C’était sur toute la ligne une fuite, une retraite, qui certes sauvait la vie religieuse d’une destruction complète, mais qui la réduisit plus encore à une affaire marginale⁸.

En nous basant sur les catégories que Tillich déploya à l’occasion de sa conférence programmatique de 1919, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », nous dirions que la situation spirituelle du temps présent touche à la question de la forme (Form) et du contenu (Gehalt) de la culture. Ce couple de concepts, lorsqu’il est appliqué à la culture, renvoie à deux modalités du rapport que l’on entretient avec elle, ainsi qu’avec les différentes fonctions de cette culture. Ainsi, si la forme de ces fonctions renvoie aux « lois de leur exercice », leur contenu renvoie pour sa part à « la réalité qui, à travers ces lois, vient à l’expression ou à la réalisation »⁹. À partir de cette typologie, l’évolution de la culture en 1926 correspond pour Tillich à une époque autonome (quant à la forme) qui ne pose plus la question du sens des processus de la vie (quant au contenu): On ne perçoit en tout cela aucun dépassement de soi, aucune consécration de l’existence. Les formes du processus de la vie sont devenues pleinement indépendantes de la profondeur de la vie. Elles sont autosuffisantes et produisent un temps autosuffisant. Et tous les aspects de la vie, qui sont soumis à l’esprit de la science rationnelle, de la technique et

 Ibidem, p. 173.  Ibidem, p. 173.  P. Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », in P. Tillich, La dimension religieuse de la culture, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1990, p. 36 – 37.

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Introduction

de l’économie, témoignent du temps qui est autosuffisant, qui s’affirme lui-même avec sa finitude¹⁰.

En d’autres termes, les processus de la vie et les sphères de la culture s’éloignent de plus en plus d’un contenu spirituel au bénéfice de la seule forme culturelle. Face à cet état de choses, « les Églises ne suivirent que lentement, et seulement à peu d’endroits avec une force créatrice originale »¹¹, pour tenter de réhabiliter un monde plus habitable, c’est-à-dire plus humain, orienté vers une vie qui ne soit pas soumise aux seuls intérêts économiques, techniques et scientifiques. La solution tillichienne consistera à proposer une troisième voie, celle de la théonomie, qui se situe entre l’hétéronomie et l’autonomie autosuffisante. Cette solution s’inscrit en réalité dans le sillage de l’autonomie, mais la dépouille de son caractère autosuffisant, pour la grever d’une dimension de profondeur, ce que Tillich appellera l’auto-transcendance. Sur le plan de la religion, la théonomie aura pour conséquence que « le conflit entre le dogme et la science est surmonté. L’autonomie de la science est entièrement maintenue, toute hétéronomie exercée par la religion est rendue impossible; mais en revanche la science, comme tout, est rangée sous la “théonomie” de l’expérience religieuse fondamentale qui est elle-même paradoxale »¹². Relativement à la théonomie, nous supposons qu’elle constitue la signification même de la démarche apologétique tillichienne. Il s’agit en effet, avec elle, d’élaborer un « terrain commun » entre partenaires religieux et non-religieux du dialogue. Dans un premier temps, ce « terrain commun » se manifestera pour Tillich par l’autotranscendance de la culture et de l’esprit, ce qu’il appelle « religion », et ce que l’on pourrait sans doute appeler aujourd’hui « spiritualité ». Ensuite, il s’agira pour lui de concilier cela avec la méthode de corrélation qui est au fondement de l’apologétique de la Théologie systématique américaine. Devrait-on alors dire que le premier terme de la corrélation (qui est le pôle de la question existentielle) serait le terrain commun? C’est cette mutation entre les deux périodes de l’œuvre de Tillich que nous allons tenter de traiter tout au long de notre recherche, tout en n’oubliant pas de regarder aussi, au terme de celle-ci, du côté d’un possible « au-delà de l’apologétique », dans une perspective interreligieuse.

 P. Tillich, « La situation religieuse du temps présent », in P. Tillich, La dimension religieuse de la culture, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1990, p. 174.  Ibidem, p. 176.  P. Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », in P. Tillich, La dimension religieuse de la culture, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1990, p. 36.

Problématique: au-delà de l’hétéronomie et de l’autonomie autosuffisante

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Une fois posé ce « terrain commun » entre partenaires, comment procède l’apologétique? On peut entendre de deux façons ce terrain commun, ce qui donne lieu à deux conceptions différentes de l’apologétique. Première hypothèse, ce terrain commun est la culture moderne en général. Mais il s’agit alors d’une culture autonome dans tous les domaines, et d’une culture qu’il s’agit alors de critiquer dès lors qu’elle se maintient sur le seul niveau formel. Dans cette perspective, on fera valoir l’autotranscendance de cette culture (ce que Tillich appellera la « substance religieuse de la culture »). Toutefois, si l’on admet cette substance religieuse (ou spirituelle) de la culture, on est déjà ramené sur le terrain de la religion. Il s’agira alors de voir si on l’exprime en termes religieux ou non. Cette première hypothèse est celle de la théologie libérale (que l’on retrouve chez des auteurs comme Schleiermacher ou Troeltsch). Deuxième hypothèse, ce terrain commun n’est plus constitué à partir de la culture moderne, mais de la situation existentielle. Dans le lexique tillichien, il s’agit là d’un terme ayant une résonnance plutôt négative. On retrouve par exemple cette idée en 1926 dans La situation spirituelle du temps présent, où le terme désigne une situation essentiellement déterminée par l’économisme capitaliste, bien que le texte fasse signe, telle une lueur d’espérance, vers une situation nouvelle. De même, dans la Théologie systématique américaine, le terme « situation » renvoie à la notion de péché, surtout dans le volume III intitulé « L’existence et le Christ », où l’existence (pôle de la situation) renvoie à la dimension du péché. On pourrait dire que dans cette seconde hypothèse, il s’agit davantage d’une approche typiquement luthérienne, très consciente du péché, et dans laquelle la situation est perçue comme le lieu de la perdition, où l’on aspire (pôle de la question) au salut (pôle de la réponse). Aujourd’hui, cette manière de procéder à partir d’un terrain commun peut sembler banale, tant il semble aller de soi que la raison humaine¹³ a toute sa place dans le processus réflexif qui entend défendre la foi, et en rendre compte. Il est en effet devenu théologiquement insoutenable qu’une personne religieuse se lance dans une apologie du christianisme sans faire appel à la raison (la sienne et celles de ses auditeurs), mais en se réfugiant seulement sur la seule inspiration divine, ou en utilisant des arguments d’autorité qu’il tirerait de la seule lettre du texte biblique. Sans quoi, il serait considéré à juste titre comme fondamentaliste, ce qui disqualifierait son rôle de théologien. Toutefois, si cela semble aujourd’hui tout naturel de faire appel à l’intelligence des humains comme ressource fondamentale du travail apologétique, il ne faut pas oublier ce

 Par «raison humaine», nous entendrons la raison dans son sens ontologique ou autotranscendant, davantage que comme raison technique, logique ou démonstrative.

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Introduction

que cette idée (de la raison articulée à la démarche de foi) avait d’audacieux à une époque où la religion s’accommodait mal de la pluralité qui commençait à se faire jour dans l’espace public et dans la culture ambiante. La tentation du repli identitaire guettait en effet le monde ecclésial, qui craignait plus que tout la dissolution de la singularité chrétienne dans une forme de consensus mou de valeurs humanistes. De la même manière, il fallait aussi tenir compte de la susceptibilité de la société humaniste qui acceptait difficilement qu’un pasteur devienne son interlocuteur (ou l’un de ses interlocuteurs). Elle pouvait craindre, parfois à juste titre, d’être récupérée par la sphère ecclésiale, et par conséquent niée dans sa revendication d’autonomie. Dès lors, c’est à un véritable exercice d’équilibriste que le théologien devait tenter de prendre part en proposant une apologétique, et cela tant du côté de son univers religieux, que du côté de l’horizon de ceux à qui il s’adressait. Cette audace de Tillich doit d’autant plus être saluée qu’elle s’est poursuivie à travers le temps, et de diverses manières. En effet, tout au long de son parcours théologique et de son enseignement (aussi bien en Allemagne qu’aux ÉtatsUnis), Tillich s’est toujours senti concerné au plus haut point par l’évolution du monde, de la société, de la culture dans laquelle il vivait. Que cette culture devienne de plus en plus non-religieuse le forçait alors à présenter autrement le contenu du message chrétien, c’est-à-dire à en rendre compte d’une manière telle que ce message réponde effectivement à la situation du monde, à ses questions et à ses attentes. Ainsi, que ce soit en Allemagne ou aux États-Unis, Tillich n’aura de cesse de prendre en compte ce qu’il appellera le pôle de la « situation ». Cette prise en compte de la situation se fera de différentes manières, en fonction des lieux, des époques, et des interlocuteurs de Tillich, mais néanmoins elle sera pour lui une préoccupation constante. On comprend que découle de cette audace tillichienne en matière d’apologétique un certain type de geste théologique, et avec lui une certaine compréhension de la théologie. Le geste tillichien sera ainsi fort différent du geste barthien, pour lequel cette préoccupation pour l’apologétique n’a pas grand intérêt. On parlera aussi d’attitude, ou de posture théologique, pour qualifier l’enjeu de ce qui distingue ici les deux théologiens. Notons d’emblée que cette posture théologique est aussi ce qui nous a mis en chemin vers la pensée tillichienne. Posture d’équilibre et de modération, elle nous a en effet séduit par sa capacité d’intégration et de discernement théologique. Il est ainsi frappant qu’elle propose toujours une troisième voie (non-synthétique) entre deux voies opposées, comme elle le fait par exemple entre le courant de la théologie libérale (que l’on retrouve chez des auteurs tels que Schleiermacher et Troeltsch) et celui de la théologie de la crise (que l’on retrouve chez des auteurs tels que Barth et Gogarten). Par ailleurs, étant aussi une posture nuancée, elle refusera toujours

État de la question

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de choisir entre les sirènes d’une autonomie triomphante et la sécurité d’une hétéronomie préservée du monde, privilégiant encore une troisième voie, celle de la théonomie, comprise par notre théologien comme une autonomie habitée par une dimension de profondeur, c’est-à-dire de transcendance. Aussi pensonsnous que cette attitude d’équilibre, tenant ferme sur l’articulation nécessaire du message chrétien et de ses conditions de réception dans la culture qui l’accueille, est en mesure de contribuer positivement aux enjeux théologiques du temps présent.

État de la question Après avoir posé la problématique de la recherche, il nous faut maintenant préciser l’état de la question à travers une analyse de la littérature secondaire touchant à la question de l’apologétique tillichienne. Cette thématique étant encore relativement peu traitée dans le cadre des études tillichiennes, il nous faut néanmoins en citer les quelques éléments existants. Plusieurs éléments participent de cette absence de traitement. Tout d’abord, le fait que de nombreux textes n’ont été publiés que récemment, et traduits encore plus récemment, ce qui limite leur possible analyse. De plus, il faut bien faire la distinction entre l’apologétique comprise au sens large et l’apologétique explicitement présentée comme apologétique. La première forme d’apologétique se confond quasiment avec l’ensemble de l’œuvre de Tillich, dont on peut dire qu’elle présente une forme apologétique. On se situera alors au niveau du « geste théologique » par lequel Tillich définira et dessinera son propre rapport à la théologie. Toutefois, il en va autrement de l’apologétique explicitement présentée comme apologétique. Dans ce second cas, il s’agit plutôt de relever les occurrences du terme « apologétique » dans les textes de notre théologien, c’est-à-dire de travailler tous les textes dans lesquels Tillich aborde explicitement la problématique de l’apologétique. Nous situant clairement dans cette seconde hypothèse, nous sommes forcés de constater le peu de publications touchant à ce sujet, et d’autant plus si l’on envisage la place et le rôle de cette notion pour l’ensemble du corpus tillichien (tant lors de la période allemande que lors de la période américaine). Nous noterons cependant l’importance qu’ont représenté pour nous les études de Doris Lax, qui touchent principalement les écrits de jeunesse de Tillich, et par conséquent des textes dans lesquels Tillich formule, essentiellement en 1913, une première compréhension du terme d’apologétique. Il nous faut ici souligner que Doris Lax fut l’une des premières à se pencher sur deux textes encore peu connus des commentateurs, à savoir la Kirchliche Apologetik et la Systematische Theologie, tous les deux écrits en 1913 pendant que Tillich était

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pasteur dans le quartier populaire de Berlin-Moabit. Toutefois, il est peu question dans ses études de l’apologétique postérieure à ces deux textes, que ce soit lors de la période du premier enseignement (à partir de 1919), ou lors de la période américaine (à partir de 1933). Ensuite, nous devons également souligner la récente parution de la thèse de doctorat de Doris Lax intitulée «Vom Denken selbst wollen wir uns zeigen lassen, was es kann… Den Mut zur Wahrheit wollen wir wiedergewinnen ». Par rapport à ce texte, nous nous sommes surtout concentrés sur le troisième chapitre, et cela grâce à une traduction réalisée par Luc Perrottet. Enfin, nous avons minutieusement analysé l’un de ses articles (« Paul Tillichs Kirchliche Apologetik (1913): A Different Approach to Practical Theology ») qui reprend les acquis du troisième chapitre de sa thèse de doctorat, en systématisant l’enjeu de ce qui constituera pour nous l’objet de notre premier chapitre. Nous devons encore mentionner l’introduction de Jean Richard au volume de traduction française de la Dogmatique de 1925. Ce texte nous a permis de voir à la fois la continuité et la différence qui existent entre le concept d’apologétique des écrits de jeunesse et celui plus tardif de la période américaine. C’est donc à la reconnaissance d’un véritable fil rouge que nous invite cette introduction, qui constitue, sans doute à son insu, l’une des premières vues d’ensemble sur cette notion d’apologétique. Pour le montrer, il nous faut ici citer longuement ce texte introductif, et pour nous-mêmes programmatique: Cette référence au rapport de 1913 montre bien la continuité de la pensée de Tillich en la matière, avant et après la Première Guerre mondiale. Si nous jetons un coup d’œil sur le premier volume de la Théologie systématique, nous retrouverons là encore la même ligne de pensée. Dès la préface, Tillich annonce son projet d’écrire un système théologique à partir d’un point de vue apologétique, qui implique lui-même le principe de la corrélation: a theological system written from an apologetic point of view and carried through in a continuous correlation with philosophy. Quand il en vient à définir ce point de vue apologétique, il rappelle d’abord que la théologie apologétique est une « théologie de la réponse » (answering theology). On note alors cependant un glissement: il ne s’agit plus d’une réponse aux attaques et objections (au sens d’une justification), mais d’une réponse aux questions soulevées par la situation. (…) Sans aucun doute, Tillich table encore ici sur la notion ancienne d’apologétique. Il réintroduit donc l’idée d’un terrain commun entre partenaires d’une discussion: Apologetics presupposes common ground. Cependant, ce terrain commun n’est plus la cour d’appel devant laquelle se retrouvent adversaires et défenseurs du christianisme. Il s’agit maintenant du commun présupposé des questions issues de la situation et des réponses provenant de la révélation, selon la nouvelle conception de la méthode de corrélation¹⁴.

 J. Richard, « Introduction à la Dogmatique de 1925 », in P. Tillich, Dogmatique, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides, PUL, 1997, p. XXX – XXXI.

Méthode et plan de la recherche

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Aussi est-ce par ce texte introductif que nous sommes véritablement entrés dans le sujet de l’apologétique, qu’il nous fallait ensuite déployer, en montrant bien les inflexions qu’avait subi ce concept au fil des différentes étapes qui jalonnent l’itinéraire tillichien, y compris lors de la rencontre des autres religions, à la fin de sa vie. Enfin, nous soulignons l’existence d’une importante étude de Josef Schmitz intitulée Die Apologetische Theologie Paul Tillichs, parue en 1966. L’existence de cette étude pourrait laisser penser que notre travail s’inscrit en répétition à cet autre travail déjà ancien. Toutefois, il nous faut mentionner que cette étude, qui date déjà d’un demi-siècle, n’aborde que des points très limités de notre sujet. Plusieurs raisons expliquent cette situation: tout d’abord, la diffusion limitée des textes de Tillich à cette époque. Nous sommes en effet un an après sa mort, ce qui ne facilite pas l’accès à des textes moins connus. De plus, le projet de Schmitz consiste à analyser le geste apologétique de Tillich (au sens de la structure fondamentale de son entreprise théologique), sans se centrer sur la notion explicitement formulée comme apologétique. Enfin, les textes qu’il analyse sont différents des nôtres, hormis l’introduction de la Théologie systématique, qui fera l’objet de notre cinquième chapitre.

Méthode et plan de la recherche Concrètement, la méthode que nous suivrons tout au long de cet ouvrage consistera en une lecture minutieuse et chronologique des textes qui mettent explicitement en jeu la notion d’apologétique. Elle contribuera alors à présenter différentes entrées qui permettront de percevoir les mutations de la conception tillichienne de l’apologétique tout au long de son parcours (parmi ces entrées, citons par exemple: la question de la justification, du paradoxe, ou encore de la corrélation). Ces textes sont relativement peu nombreux et se répartissent de manière relativement équitable entre les différentes périodes de l’œuvre tillichienne. À ce propos, on doit ici dire quelques mots relativement à cette périodisation des textes tillichiens. Celle-ci pourrait en effet être qualifiée d’un point de vue général de la manière suivante: période schellingienne (idéaliste), période socialiste et période existentialiste. Voyons bien que dans tous les cas, il s’agit toujours d’un certain rapport avec l’incroyance, c’est-à-dire avec ce que nous avons appelé la « situation »: tout d’abord, dans le cas de la période schellingienne, d’un rapport avec ce que l’on pourrait appeler l’incroyance des personnes éduquées (Gebildeten), puis, dans le cas de la période socialiste, d’un rapport avec l’incroyance des travailleurs et des prolétaires qui se sont éloignés de

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Introduction

l’Église, et enfin, d’un rapport avec l’incroyance des « existentialistes » (terme général visant à qualifier tous ceux qui réfléchissent et prennent la mesure du néant de leur époque et des questions soulevées par cette dernière). Dans le cadre de notre recherche, la division de l’œuvre que nous retiendrons se fera ainsi à partir de trois grandes périodes, qui recoupent globalement celles soulevées par Jean Richard à propos des rapports entre la religion et la culture; à savoir: la période des œuvres de jeunesse (1913), la période allemande (1919 – 1933) et la période américaine (1951)¹⁵, avec en plus de petites incursions dans des textes qui sont écrits entre 1933 et 1951, notamment sur la question des relations entre Tillich et Barth, et en 1965, avec des textes sur le dialogue interreligieux et l’histoire des grandes religions. Il s’agira alors de montrer les particularités du projet apologétique tillichien lors de chacune de ces périodes. Concrètement, pour chaque période, nous analyserons deux textes (ou corpus de textes) qui mettent explicitement en jeu le concept d’apologétique. Dans cet exercice, il s’agira alors pour nous de coller au plus près du texte tillichien et d’en faire un commentaire suivi, dans le but d’être au plus proche des mutations et des évolutions de cette notion d’apologétique. Enfin, nous conclurons notre recherche en retraversant brièvement l’ensemble de notre démarche, et en ouvrant notre conclusion à quelques considérations relatives au dialogue interreligieux et à la rencontre des autres grandes religions.

 On notera que cette tripartition évoluera en fonction des thématiques abordées dans l’œuvre de Tillich. Ainsi, par exemple, sur la question des rapports entre la religion et la culture, Jean Richard propose la tripartition suivante: la première dissertation sur Schelling (1910) – la théologie de la culture (1919 – 1926) – la Théologie systématique (1951). Sur cette question, voir J. Richard, « Religion et culture dans l’évolution de Paul Tillich », in M. Despland, J.-C. Petit, J. Richard, Religion et culture. Actes du colloque international du centenaire Paul Tillich, Québec / Paris, PUL / Cerf, 1986, p. 53 – 68.

Partie 1: L’apologétique tillichienne des écrits de jeunesse

Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913): Une légitimation pratique de la foi chrétienne devant la culture moderne Introduction Pour justifier la présence de ce premier texte au commencement de notre recherche sur l’apologétique, il nous faut tout d’abord souligner la parenté sémantique entre le titre de ce texte et celui de notre recherche. Ensuite, il faut bien voir qu’il s’agit de l’un des tous premiers textes où Tillich développe la notion d’apologétique, et où son geste théologique lui-même est de nature apologétique. Enfin, comme l’écrit Doris Lax à son propos: « (…) Kirchliche Apologetik is the basis of Tillich’s lifelong claim that theology must always be apologetic theology, responding to the changing situations of life and to the problems and questions of real living people »¹⁶. Il nous faut alors commencer par dire un mot de l’histoire du texte lui-même. Le contexte est celui de la nomination de Tillich comme pasteur adjoint dans le quartier de Berlin-Moabit. Nous sommes alors en août 1912, et Tillich va pour la première fois côtoyer une classe sociale inférieure à la sienne, et se mettre à son service. Il est alors confronté à l’éclatement de la société, sur le plan social, familial, ecclésial, et il prend conscience du décalage entre les codes de la société chrétienne traditionnelle et la réalité du terrain. Aussi ne fait-il guère de doute que cette immersion au sein des classes populaires et de la grande pauvreté influencera ce qui deviendra plus tard son engagement pour le socialisme religieux. En attendant, Tillich estime qu’il « doit apprendre à connaître la vie sous ses divers aspects pour satisfaire aux devoirs de sa charge pastorale »¹⁷. Il est alors proche de son ami Richard Wegener, avec qui il va traiter du thème de la prédication chrétienne, à partir du constat que le sermon ne rejoint plus les « esprits cultivés », et plaider auprès des autorités religieuses régionales pour la création d’un poste ecclésial qui sera pleinement dédié au travail apologétique.

 D. Lax, « Paul Tillich’s Kirchliche Apologetik (1913): A different approach to practical theology », in M. Dumas, M. Hebert, D. Nelson, Paul Tillich, prédicateur et théologien pratique. Actes du XVIe colloque international Paul Tillich, Berlin, Lit Verlag, coll. Tillich-Studien (Band 18), 2007, p. 110.  R. Albrecht, W. Schüssler, « Biographie de Paul Tillich » (trad. Roland Galibois), in P. Tillich, Documents biographiques, Paris/Genève/Québec, Cerf, Labor et Fides, PUL, 2002, p. 125.

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Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913)

Comment faire alors pour que le christianisme garde une pertinence, et finalement une légitimité? Tillich et Wegener ont l’idée d’organiser, à partir du mois de janvier 1913, des « soirées de la raison » (Vernunft-Abende), qui sont des rencontres apologétiques, où le critère commun dans la rencontre du monde ecclésial et de la société contemporaine est la raison. « La raison était le terrain d’entente où orateurs et auditeurs se rencontraient. C’était un effort de réflexion propre à convaincre, non pas un essai de conversion chrétienne »¹⁸. Convaincre rationnellement, tel était donc le leitmotiv de ces rencontres apologétiques. De même, l’idée du « critère commun » prend ici la place qui sera toujours la sienne dans la réflexion apologétique tillichienne: la première place. Ce sera en effet une constante pour lui que de situer l’enjeu de l’apologétique au niveau d’un tel critère, qui sera par ailleurs réinvesti selon différentes acceptions au fil du temps. Ainsi par exemple, dans son autobiographie de 1936, il écrira: « Pratiquer l’apologétique veut dire se défendre contre un opposant dans l’optique d’un critère commun (…). La question décisive pour l’apologétique d’hier et d’aujourd’hui est celle du critère commun, le tribunal où le litige peut être tranché »¹⁹, c’est-à-dire ici l’argumentation rationnelle. Avec le départ de Tillich de sa paroisse de Berlin-Moabit au cours du premier semestre de l’année 1913, ces rencontres apologétiques vont prendre fin, ce qui amènera Tillich à écrire sur cette question de l’apologétique une sorte de mémorandum, prenant ici la forme d’un rapport d’activités, qu’il adressera au

 Ibidem, p. 126. Il fait aussi citer cet extrait de la biographie écrite par Wilhlelm et Marion Pauck: « He and his friend Richard Wegener, conscious of the need for apologetics and working with the permission of the church administration, inaugurated a series of evening meetings which they jestingly dubbed Vernunft-Abende or “evenings of reason”. They found sponsors who were willing to open their homes to the members of these discussion groups: artists, businessmen, society women, students, philosophers, lawyers – Roman Catholics, Protestants, and Jews. Tillich and Wegener spoke to such groups on a variety of topics which they planned togheter, sometimes at the Englisches Café in Berlin. While Wegener helped to define the subject matter of the lectures and discussions, it was Tillich who presented most of them. He spoke on “The Courage to Find Truth”, “The Protest of Doubt”, “The Mysticism of Art and Religious Mysticism”, “Mysticism and Consciousness of Guilt”, “Culture and Religion”, ans so on. For a while they both thought that a reconciliation between traditional Christianity and modern secularism could be achieved by the formation of a new ministerial office for which “apologists” should be trained. Indeed, they thought of founding a new religious order for that purpose. But the “evenings of reason” lasted only a little over a year. Wegener in particular began to doubt their real value, since they were being infiltrated by lecturers from the audience and the discussions were becoming too general in tone». (Voir P. et M. Pauck, Paul Tillich. His Life and Thought, (vol. 1: Life), London, Collins, 1977, p. 37– 38).  P. Tillich, « Aux frontières », in P. Tillich, Documents biographiques, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 2002, p. 41.

La spécificité ecclésiale de l’apologétique

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consistoire de la Marche de Brandebourg, ce dernier étant son autorité ecclésiastique de tutelle. Il y rendra compte de ce qu’ont été ses activités apologétiques, et y préconisera des recommandations, ainsi qu’une stratégie d’action pour une nouvelle synthèse, sur le plan pratique, entre l’Église et la culture moderne. Comme l’écrit Doris Lax: In the spring of 1913, after this series of discussions had ended, Tillich sat down to write Church Apologetics: it was a theoretical reflection on the experience and evidence for the meaningfulness of such an apologetic approach. In both organizing the series of lectures and theoretically reflecting upon his experience in Church Apologetics, Tillich sought to convince the leadership of the Consistory of the Prussian Church, to introduce a new kind of theological profession, namely that of ecclesiastical apologist (kirchlicher Apologet). Thus the memorandum Church Apologetics was sent to the church leadership in order to support Tillich’s claim that such ecclesiastical apologists (kirchlichen Apologeten) were needed and that it was meaningful and in the church’s own interest to create a new professional branch²⁰.

Ceci étant précisé, c’est maintenant ce texte sur l’apologétique ecclésiale qu’il s’agit d’analyser, en tentant de dégager au fur et à mesure les enjeux qui lui sont sous-jacents.

La spécificité ecclésiale de l’apologétique Tillich commence son texte par une distinction importante entre deux manières de comprendre l’apologétique. Il y a d’une part l’apologétique « scientifique », et d’autre part l’apologétique « pratique ». La tâche de l’apologétique scientifique est « d’inclure, quant à la méthode et au contenu, le système théologique dans le système des sciences »²¹, et ce afin de fonder en raison la théologie. Cet aspect « scientifique » de l’apologétique correspond à la défense de la théologie, qui se fait en montrant le caractère scientifique de cette dernière. Toutefois, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Il en va en effet autrement avec l’apologétique pratique que soutient Tillich dans le texte qui nous intéresse ici, cette forme d’apologétique ayant pour tâche, « à partir de la vérité disponible, de conduire par la voie  D. Lax, « Paul Tillich’s Kirchliche Apologetik (1913): A different approach to practical theology », in M. Dumas, M. Hebert, D. Nelson, Paul Tillich, prédicateur et théologien pratique. Actes du XVIe colloque international Paul Tillich, Berlin, Lit Verlag, coll. Tillich-Studien (Band 18), 2007, p. 108.  P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », in P. Tillich, Gesammelte Werke, Band XIII, Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk, 1972, p. 34. (Par convention, toutes les citations extraites des Gesammelte Werke seront écrites GW, directement suivies par le numéro du tome).

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Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913)

rationnelle à la vérité chrétienne »²². L’aspect « pratique » de l’apologétique vise donc moins la défense de la théologie que la justification de la foi chrétienne (son contenu) devant la culture moderne. Cette distinction entre les deux aspects de l’apologétique est fondamentale, car elle jette un pont entre la Kirchliche Apologetik et l’autre grand texte de 1913, la Systematische Theologie (voir notre chapitre 2). Nous verrons que ce second texte offre en effet une place de choix à l’apologétique, en la plaçant comme titre et comme programme de la première de ses trois grandes parties, et en lui conférant la tâche de « fonder le point de vue théologique en et pour soi »²³. Cette distinction entre une apologétique pratique et scientifique nous oblige déjà, à ce stade, à nous interroger sur le programme que pose d’emblée Tillich. Lorsqu’il aborde l’apologétique « scientifique », il y traite en effet du « système théologique » et du « système des sciences », alors que quand il parle de l’apologétique « pratique », il y traite de la « vérité chrétienne » et de la « voie rationnelle ». Est-ce une distinction purement formelle? Dans les deux cas, il faut d’abord noter un même mouvement: une fondation du théologique dans le scientifique (pour l’apologétique scientifique), et un enracinement de la vérité chrétienne dans la voie rationnelle (pour l’apologétique pratique).²⁴ Toutefois, malgré cette intéressante similitude entre les deux formes de l’apologétique, similitude que nous pourrions qualifier de « structurelle », il nous semble que s’opère également une subtile distinction. Certes, il y a des rapports évidents entre le « théologique » et la « vérité chrétienne », comme entre le « scientifique » et la « voie rationnelle », mais il reste que Tillich distingue clairement ces deux points de vue. Et de fait, nous pensons nous aussi qu’il existe entre ces deux conceptions différentes de l’apologétique un glissement d’ordre sémantique, mais aussi et surtout d’ordre épistémologique. La distinction entre l’apologétique pratique et l’apologétique scientifique n’est donc pas purement formelle, mais recouvre un enjeu réel. Tillich poursuit ensuite en insistant sur le lien de dépendance qui unit les deux formes d’apologétique, l’apologétique scientifique constituant le présupposé de l’apologétique pratique. « Seule la possibilité de retourner à tout moment aux fondements de l’apologétique scientifique procure à l’apologétique

 Ibidem, p. 34– 35.  P. Tillich, « Systematische Theologie von 1913», GW IX, p. 327.  Lorsque nous employons ici le terme de « voie rationnelle » à propos de la vérité chrétienne, il faut entendre cette expression dans le sens de la « raison extatique » (cette dernière pouvant elle-même être définie comme le « contenu (Gehalt) spirituel » de la raison), plutôt que dans le sens de la « rationalité » au sens strict.

La spécificité ecclésiale de l’apologétique

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pratique une force et un soutien »²⁵. Il faut ainsi bien voir que l’apologétique pratique a été nécessaire de tout temps, tout au long de l’histoire de l’Église, sans quoi la proclamation ecclésiale n’aurait jamais pu devenir ce qu’elle a été, ni prendre forme. Mais, précise immédiatement Tillich, « cette apologétique (pratique et traditionnelle) a le caractère de l’occasionnel, du contingent et de l’individuel. Elle n’est jamais devenue une apologétique ecclésiale, et c’est aussi pour cette raison qu’on ne l’a jamais à proprement parler portée à la théorie »²⁶. Cette remarque est étonnante, mais néanmoins tout à fait centrale pour notre propos, car Tillich entend justement construire les lignes de force d’une apologétique qui serait « ecclésiale », c’est-à-dire d’une apologétique se rendant précisément apte à s’éloigner de son caractère occasionnel et contingent, pour tendre vers la sphère théorique. Par ce projet, il montre d’abord que le caractère ecclésial de l’apologétique est le troisième terme nécessaire entre les sphères pratique et théorique de l’apologétique, et il manifeste ensuite clairement son désaccord vis-à-vis de l’apologétique pratique traditionnelle. C’est en effet cette dernière qu’il aura dans le collimateur lorsqu’il voudra réconcilier l’apologétique pratique avec la sphère théorique, en construisant une « théorie de l’apologétique pratique comme une partie de la théologie pratique ». Il revendiquera d’ailleurs clairement cet objectif en écrivant: « Dans ce qui suit, on doit au contraire essayer d’élaborer une telle théorie »²⁷. Tillich entend donc construire une apologétique qui soit avant tout une « apologétique ecclésiale » (Kirchliche Apologetik), et il indique d’emblée en quoi doit consister un tel programme. Selon lui, le propre d’une apologétique ecclésiale est qu’elle ne considère plus son adversaire comme un hérétique, mais comme un égaré ou un « errant », objet de la pastorale au même titre que tous les autres pécheurs²⁸. Cette approche ecclésiale de l’apologétique a comme pré-

 P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », GW XIII, p. 35.  Ibidem, p. 35. Tillich plaide ici pour une « théorie de l’apologétique ». Il admet que, depuis ses débuts, l’Église a toujours fait de l’apologétique, mais qu’elle l’a fait spontanément, quand l’occasion se présentait, sans jamais en élaborer une théorie. Il y a sur ce point une parenté avec ce qu’écrit Tillich en 1919 à propos de la « théologie de culture »: « Les tâches de la théologie de la culture ont souvent été posées et résolues par des analystes de la culture, théologiens, philosophes, littérateurs et politiques (par exemple Simmel) ; mais la tâche comme telle n’a pas été comprise ni reconnue dans sa signification systématique » (Voir P. Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », in La dimension religieuse de la culture, Paris/Genève/Québec, Cerf/ Labor et Fides/PUL, 1990, p. 39).  Ibidem, p. 35.  Il y a là un point très important par rapport au texte de 1919 sur « Justification et doute », car là aussi il y a comparaison entre le pécheur et le douteur. Et il y a justification du pécheur comme du douteur. Là aussi on reconnaît la foi du douteur, une foi plus profonde que son doute.

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Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913)

supposé « de reconnaître que celui qui s’oppose sérieusement à la doctrine chrétienne ne doit pas être traité comme un incroyant à convertir »²⁹, mais plutôt comme quelqu’un qui « n’est pas sans posséder une vérité. Si l’on reconnaît ce fait, l’apologétique ecclésiale organisée doit alors nécessairement prendre une place dans le système des actions ecclésiales »³⁰. À la lecture de cette citation, il semble donc que le fondement de l’apologétique ecclésiale réside davantage dans une certaine posture éthique que dans un contenu particulier. Autrement dit, c’est aussi une question de regard, qui ne réduit pas l’autre à son éloignement d’avec l’Église, mais qui lui reconnaît une véritable dignité consistant en une certaine fréquentation de la vérité.

Pourquoi une apologétique ecclésiale? On peut maintenant s’interroger sur ce qui fonde historiquement la nécessité d’une apologétique ecclésiale. Pourquoi est-elle nécessaire? Pour Tillich, essentiellement en raison de la situation historique, et ce tant négativement que positivement. Négativement, car c’est l’histoire elle-même qui a déterminé l’apologétique traditionnelle à se cantonner dans l’individuel, le contingent, et le nonthéorique. En effet, « [a]ussi longtemps que la vérité chrétienne dominait, au sens où chaque contradiction contre elle était perçue comme une hérésie, une théorie de l’apologétique, une apologétique organisée, était impossible »³¹. Mais l’histoire intervient aussi positivement pour la compréhension nouvelle de l’apologétique comme objet théorique, ou comme « partie de la théologie pratique ». Tillich écrit en effet: « L’Église ne doit pas attendre que des groupes d’apologétique prennent l’œuvre en main et en fassent finalement une section de la mission interne: une apologétique ecclésiale organisée est une revendication de la situation »³² (sousentendu de la situation historique). Cette situation est celle de la modernité. L’apologétique est donc réclamée pour la tentative de réconciliation de l’Église avec l’autonomie moderne, et tout ce qui sera dit de la synthèse entre christianisme et modernité ira donc dans le sens d’une valorisation de l’apologétique ecclésiale. Ce point est important à noter, car partout où, dans l’œuvre de Tillich,

La grande différence, c’est que ce texte de 1919 s’oppose radicalement à l’apologétique, pour autant que cette dernière tendrait à faire disparaître le doute, ou l’errement du douteur. Nous y reviendrons plus longuement dans le chapitre 3 de notre recherche.  Ibidem, p. 35.  Ibidem, p. 35.  Ibidem, p. 35.  Ibidem, p. 37.

Pourquoi une apologétique ecclésiale?

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l’apologétique est entendue en un sens positif, il s’agit précisément de ce rapport de réconciliation entre christianisme et modernité. Si l’on poursuit notre parcours dans l’historiographie tillichienne, il faut noter qu’une autre raison ayant influencé l’émergence de l’apologétique ecclésiale provient pour Tillich des grands mouvements de pensée qui ont animé le dix-septième siècle. À cette époque, en effet, des conceptions du monde ont émergé, « dont le fondement était les mathématiques et les sciences, dont le principe était l’obligation de penser librement, et dont le but était la fondation d’une certitude universellement valable et indépendante de toutes les traditions et autorités »³³. On devine alors que le grand adversaire de ces mouvements était naturellement le « surnaturel », avant que cet adversaire ne se spécifie ensuite dans les deux figures de l’Église et de la religion, ces dernières étant en effet considérées comme « autoritaires et au-delà de la raison ». Ce deuxième point précise le premier; à savoir que la modernité se définit par l’autonomie: autonomie de chacune des fonctions de l’esprit par rapport à la religion (ce qui concerne surtout le premier point), mais aussi autonomie du sujet rationnel qui va librement juger et douter de tout énoncé proposé, à commencer par les énoncés religieux³⁴. Les deux apports historiques que nous venons de mentionner vont devenir pour Tillich la cause d’une séparation, puis d’une opposition de plus en plus marquée, entre la proclamation ecclésiale et la culture de son temps. C’est d’ailleurs de ce constat premier, que Tillich maintiendra tout au long de son œuvre, que vont naître ses questionnements sur un renouveau de l’apologétique. Car de fait, cette scission progressive entre la proclamation ecclésiale et la culture, ainsi que l’affirmation de plus en plus passionnée de l’autonomie, ont bien conduit les tenants de la culture moderne à considérer la proclamation ecclésiale comme leur « ennemi héréditaire », l’Église s’étant en effet longuement illustrée par son opposition aux avancées de la science et de la technique modernes, préférant au contraire défendre une conception antique du monde, à laquelle elle liait son existence, et ce sans le moindre recul critique par rapport à elle. Dans ce contexte, l’échec de l’Église était devenu inévitable, ce qui entraîna pour Tillich la nécessité d’une remise en question de l’apologétique traditionnelle. Nous verrons qu’à terme cette remise en question devait mener l’apologétique à une transformation importante, cette transformation se caractérisant par une

 Ibidem, p. 35 – 36.  Il faut noter que ce deuxième point est à la base de la problématique du texte de 1919 « Justification et doute ».

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revalorisation de l’autre, de l’étranger, du différent, au détriment de sa récupération sur le sol de l’Église. Cette scission progressive entre l’Église et la culture moderne a eu pour effet d’éloigner de la proclamation ecclésiale un nombre croissant de personnes cultivées issues de la société christianisée. Cette proclamation n’avait en effet plus la moindre initiative, suivant seulement péniblement et avec une extrême réticence la culture de son temps, en n’ayant d’autre issue que d’être à la remorque de cette dernière. Comme l’écrit Tillich, « [l]e sermon chrétien fait selon les normes ne rejoint plus la foule des gens cultivés; voilà le résultat de cela »³⁵. Il était dès lors de la mission de l’Église de remédier à cette situation en repensant son rapport avec ses propres présupposés, ainsi qu’avec la culture moderne. Ce sera tout le travail de la « mission interne », ce service missionnaire qui n’était plus destiné à évangéliser des cultures éloignées, mais à reprendre ce travail au sein même de sa propre culture. Aussi, toute la question de l’apologétique prendelle ici ses racines. « Savoir cela, que la proclamation ecclésiale ne rejoint plus les gens cultivés, a dû faire naître l’apologétique, et de prime abord comme apologétique ecclésiale »³⁶. Cette approche tillichienne de l’apologétique sous-tend en réalité une conception particulière de l’Église, où cette dernière occupe une place centrale dans le dispositif théologique. L’Église est en effet perçue par Tillich à cette époque comme « l’expression la plus englobante de l’interconnexion entre religion et culture, car elle est aussi bien l’expression religieuse du christianisme que son expression culturelle ». On perçoit donc derrière l’intérêt tillichien pour l’Église tout l’arrière-plan des rapports entre la religion et la culture qui vont se dessiner par la suite. Toutefois, cette position centrale accordée à l’Église ne correspond pas à la réalité de la situation présente de son temps, car concrètement l’Église n’y arrive pas, ne devenant jamais cette « expression englobante et toujours changeante du dynamisme de la vie ». Au contraire, elle souffre sur ce point d’un déficit de crédibilité. Tillich fait même le constat que c’est l’Église elle-même qui « refuse de prendre sa tâche au sérieux », passant ainsi à côté de son propre  P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », GW XIII, p. 37.  Ibidem, p. 37. Doris Lax écrit d’ailleurs à ce sujet: « Pastors and theologians must not stay within the walls of churches and universities, but have to tear down the walls and go out into the world. They have to go out into culture and society to make people aware of the paradox of thought and faith, and thus help them become transparent for and receptive of a new breakthrough of the Spirit, of a fragmentary manifestation of ultimate truth in and through history ». (voir D. Lax, « Between Thought and Faith, Culture and Religion, Yearning for Spirituality: Paul Tillich’s Early “Church Apologetic’s” and Thomas Bandy’s “Spiritual Midwifing”», in The North American Paul Tillich Society Newsletter, F. Parrella (ed.), vol. XXVII, n°1, Santa Clara, CA, winter 2001, p. 3 – 10).

Pourquoi une apologétique ecclésiale?

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fondement et de sa tâche fondamentale, qui est de laisser transparaître la profondeur et l’infinité de la vérité ultime. L’Église n’est donc pas exonérée de toute responsabilité dans son propre malheur, et se retrouve défaite de sa prétention à se victimiser face à une société moderne et profane qui serait idéalement la cause exclusive de tous ses maux. Elle est en effet perçue comme « l’un des deux facteurs qui continuent à nier la relation dynamique de réciprocité entre religion et culture, l’autre facteur étant bien sûr la société en tant qu’elle est prioritairement orientée vers la culture plutôt que vers la religion ». Tel est le constat lucide et courageux auquel parvient Tillich. Cette désaffection de la culture moderne pour l’Église, qui découle donc principalement du conservatisme ecclésial et de son incapacité à entrer en résonance avec le monde, aura de nombreuses conséquences, parmi lesquelles on retrouvera malheureusement l’abandon par l’Église de sa proclamation de « l’amour de Dieu qui en Jésus-Christ nous justifie ». Ce manquement à sa mission première entraînera lui-même un double effet: tout d’abord, le fait que le monde se trouve privé de toute profondeur ou de toute substance spirituelle, et ensuite, qu’il s’est produit « un effondrement complet de la culture de l’esprit », cette culture de l’esprit comprenant à la fois la religion et la culture. Telle est la situation à laquelle Tillich est confronté, et qu’il doit d’abord reconnaître, avant de pouvoir y remédier. Une fois ceci posé, il va alors pouvoir agir, notamment par l’écriture de ce petit texte Kirchliche Apologetik, ainsi que par sa diffusion auprès des autorités ecclésiastiques. Comme on peut s’en douter, toute son action sera conditionnée par le fait que l’Église se décide à bouger, à évoluer, qu’elle « réalise finalement qu’elle ne doit pas rester cantonnée dans sa calme et sûre retraite », à l’abri d’un monde en mutations constantes, à attendre que la Parole de Dieu triomphe enfin, sans jamais entrer dans le combat. C’est donc un appel à la mobilisation de tous que Tillich donne à entendre. Mobilisation de ceux du dedans, pour décloisonner leur propre univers et sortir dans le monde, et de ceux du dehors, pour « participer au combat pour un nouveau contenu religieux dans la société et la culture ». Comme nous le verrons, ce vaste appel pour une actualisation du vieil appareil ecclésial se manifestera au premier chef par la proposition de Tillich de créer les « apologètes ecclésiaux », qui sont dans son esprit ces personnes appelées à travailler tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des Églises. C’est ainsi qu’à propos de ces apologètes, Tillich pourra affirmer: Munis de la vérité pour seule arme, (ils) doivent s’engager sur le terrain d’une culture antireligieuse et d’une société sceptique mais en recherche. Leur tâche est d’aider chacun à

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réaliser les percées du sens et de la vérité ultime et à redécouvrir en soi-même les profondeurs spirituelles où transparaît l’Esprit divin³⁷.

Ces apologètes seront donc qualifiés d’ecclésiaux, et verront leur mission dirigée vers le service de l’Église. À cette fin, il faut noter que la distinction entre apologétique et apologétique ecclésiale n’est pas si évidente, d’une part parce que les deux termes ne se recouvrent pas, et d’autre part parce que l’apologétique pourra aussi être autre qu’ecclésiale, en étant menée par exemple par des groupes d’apologétique, ce qui impliquerait alors que l’Église se serait déchargée de cette mission apologétique au profit d’instances extérieures. Or, comme nous l’avons vu, Tillich propose clairement que l’apologétique soit prise en mains par l’Église elle-même, arguant qu’il s’agit là d’une « revendication de la situation » et du « moment présent »: Voilà pourquoi on donne à la religion, au christianisme et à l’Église, la tâche de produire, avec toutes les forces qui lui sont propres, la synthèse de la culture moderne de l’esprit³⁸.

Cette synthèse sera donc pour Tillich une tâche qu’il incombera à la religion, au christianisme et à l’Église, de mener à bien. Comme l’écrit Doris Lax: La Kirchliche Apologetik (…) expose en même temps les buts ainsi poursuivis: il s’agit de réduire la division entre société cultivée et Église à travers un travail d’argumentation et de démonstration de la vérité chrétienne, qui s’effectue sur le terrain conjointement reconnu de la raison humaine. On veut obtenir ainsi que la société trouve (de nouveau) accès à la substance véritative qui lui est inhérente, que l’Église sorte de son « existence marginale » et qu’elle assume (de nouveau) les tâches qui lui incombent³⁹.

Pour cela, il s’agira d’agir concrètement, et si possible stratégiquement, en définissant d’abord les buts et les objets d’une apologétique ecclésiale, puis ensuite ses matériaux et ses limites, avant de rentrer dans la pratique apologétique comme telle, avec ses différentes modalités et les différents moyens concrets requis par elle.

 D. Lax, « Les racines de la foi selon le jeune Tillich: jalons pour une théologie des religions ? », in M. Boss, D. Lax, J. Richard (éd.), Mutations religieuses de la modernité tardive: Actes du XIVe Colloque international Paul Tillich, Münster / Hambourg / London, Lit verlag, (coll. Tillich-Studien, Band 7), 2002, p. 175.  P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », GW XIII, p. 38.  D. Lax, Vom Denken selbst wollen wir uns zeigen lassen, was es kann … Den Mut zur Wahrheit wollen wir wiedergewinnen. Grundzüge der Genese von Paul Tillichs Denken dargestellt und erläutert an vier frühen Schriften Aus den Jahren 1911 – 1913, Göttingen, V&R unipress, 2006, p. 94. (traduction de Luc Perrottet)

La mission de l’apologétique ecclésiale

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La mission de l’apologétique ecclésiale Concrètement, la première tâche de l’Église, dans son élaboration de l’apologétique ecclésiale, consiste à « reprendre contact avec les gens cultivés à l’extérieur des Églises », ce qui suppose de sa part qu’elle retrouve une certaine forme d’humilité, de laquelle elle n’aurait jamais dû se départir, ainsi que l’affirmation (qui est centrale chez Tillich) que le chrétien cultivé se tient sur le même sol culturel, qu’il est aux prises avec les mêmes problèmes et connaît les même réponses – qu’il repousse ou accepte, comme n’importe quelle autre personne cultivée animée spirituellement⁴⁰.

Comme nous l’avons déjà indiqué, cette affirmation d’un « même sol culturel » entre les chrétiens cultivés et les gens cultivés étrangers à l’Église (c’est-à-dire le fameux « terrain commun ») sera une préoccupation constante de Tillich tout au long de son itinéraire théologique. Elle reviendra d’ailleurs dans les différents textes que nous analyserons au cours de notre recherche, même si l’accent sera peu à peu placé sur d’autres publics que celui des personnes cultivées. On peut toutefois s’interroger sur le sens que Tillich attribue aux mots « Église » ou « ecclésial » lorsqu’il affirme que l’Église est appelée à reprendre contact. Que recouvrent exactement ces termes généraux, et comment se particularisent-t-ils concrètement? Dans quelles figures s’incarnent-ils? Tillich en donne une première indication en affirmant que le terme « ecclésial » désigne avant tout une tâche et une mission qui seront concrètement assumées par un « apologète ecclésial », cette nouvelle fonction qu’il appelle de ses vœux. Dans la suite de son texte, Tillich reviendra longuement sur la mission de l’apologète ecclésial, mais on peut toutefois déjà noter, après avoir mentionné sa première mission de reprise de contact, que « l’apologète ecclésial a besoin d’une connaissance profonde et différenciée de la vie culturelle (Geistigen) de ceux dont il veut s’occuper »⁴¹. Il ne s’agira donc pas de former un super-chrétien, ou une sorte de théologien habile et rusé, ayant par avance réponse à toutes les objections qui pourraient lui être adressées, mais de trouver un homme qui soit un fin connaisseur de la culture autonome, profondément à l’écoute et respectueux de ce qui s’y vit et de ce qui s’y joue, tout en étant aussi capable de défendre et de promouvoir sur le terrain de la raison le message ecclésial, et ce d’une manière telle que ce message pourra effectivement être entendu par ses destinataires.

 P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », GW XIII, p. 38.  Ibidem, p. 39.

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Dans cette perspective, l’apologète ecclésial devra veiller à « situer son propre travail et le travail théologique de son Église sous le oui et le non de la foi en la justification ». Comme le résumera alors Tillich, « l’apologétique est possible seulement sur le sol de la foi en la justification, même devant la raison »⁴². Il en résulte que l’apologète ecclésial évitera de s’enliser dans des conflits de doctrines qui lui seront plus néfastes que bénéfiques. De plus, Tillich soulignera toujours que sur le sol du protestantisme et sur celui de la foi en la communauté avec Dieu par la grâce de Dieu, et non par nos œuvres, chaque système particulier de pensée, que ce soit d’un théologien ou d’une communauté ecclésiale, n’est pas la forme parfaite de la vérité, mais une œuvre qui nous amène (Stückwerk) pourtant, par la grâce de Dieu, en communion avec la vérité elle-même⁴³.

Ainsi, ce que l’apologète ecclésial devra viser, plus qu’une doctrine parfaite, ce sera la question de la « vérité chrétienne », cette dernière n’étant accessible que dans un double mouvement, c’est-à-dire concrètement par la position d’un système particulier de la pensée, et par l’auto-négation de ce système. C’est à ce stade que se situe la deuxième mission d’une apologétique ecclésiale, dans cette intelligence du rapport à l’autre, et dans le fait de ne pas perdre vue le principal – la vérité chrétienne – au détriment de ce qui l’est moins – les conflits de doctrine. Enfin, une troisième caractéristique de la mission de l’apologète ecclésial sera qu’il n’aura qu’un seul et unique but: l’Église, le service de l’Église. Tillich écrira ainsi que « [l]’apologétique est un travail ecclésial. Voilà pourquoi son but ultime n’est rien d’autre que l’Église. Éveiller la compréhension, convaincre, fonder la communauté: voilà le triple but de l’apologétique »⁴⁴. On le voit, notamment avec cette mission qui consistera à fonder la communauté, la tâche de l’apologète ecclésial sera forcément globale, systématique, et ne se limitera donc pas au seul fait de gagner quelques chrétiens individuels supplémentaires pour venir grossir les rangs d’une Église devenue clairsemée et moribonde. L’apologétique ecclésiale devra bien plus « ériger une jonction entre l’Église et la culture », c’est-à-dire « mettre à son service les forces spirituelles qui émergent hors

 Ibidem, p. 42. Cette citation est importante, car elle étend la portée du principe de justification (Rechtfertigung) à un au-delà de la sphère morale, c’est-à-dire au domaine de la raison, de la vérité, en l’occurrence ici des vérités de foi. C’est tout le thème de la « justification du douteur » qu’aborde ici Tillich.  Ibidem, p. 41– 42.  Ibidem, p. 42.

Le public de l’apologétique ecclésiale

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de l’Église », et ce afin que l’Église « redevienne le foyer de la vie spirituelle de l’époque »⁴⁵. La perspective tillichienne apparaît donc comme étant clairement ecclésiocentrique, c’est-à-dire comme ayant l’Église pour centre de sa réflexion et but de son action. En attestera encore cette citation de Tillich qui aura, dans le cadre de notre recherche, une importance capitale. Il écrira en effet: « L’apologétique est l’organe agressif de l’Église devant la culture (Bildung): c’est dans l’attaque que réside sa défense. Nous pourrions formuler cela de façon paradoxale comme Apologétique ou doctrine de l’attaque »⁴⁶. Cette citation est tout à fait centrale, dans la mesure où elle marque la première définition de l’apologétique par Tillich; définition qui connaîtra dans la suite de son parcours théologique d’importantes inflexions. Il y a là une distinction très importante entre deux sortes d’apologétiques: l’apologétique ancienne, qui était une apologétique de l’attaque, et l’apologétique moderne, qui en est une de la défense, et que Tillich méprise assez manifestement en se référant lui-même au premier sens de l’apologétique, le sens ancien du terme.

Le public de l’apologétique ecclésiale Le public d’interlocuteurs recherché pour le travail apologétique (c’est-à-dire ceux qui en sont l’objet) est constitué par les « gens cultivés (Gebildeten) animés spirituellement et étrangers à l’Église ». Et Tillich de préciser que ce qu’il faut entendre par cette appellation « gens cultivés », ce sont tous ceux qui sont capables d’assimiler des raisonnements abstraits et des problématiques globales, ceux à qui la sphère purement intellectuelle est familière, ceux qui ont la liberté intérieure de seulement suivre des considérations purement objectives et de mener une vie spirituelle autonome et consciente⁴⁷.

 Ibidem, p. 42.  Ibidem, p. 42.  Ibidem, p. 43. Erdmann Sturm précisera la spécificité du public visé par Tillich: «Tillich hat, wie vor ihm Schleiermacher in seinem Reden, jedenfalls in den Jahren 1912 und 1913, ausschließlich die Gebildeten im Blick. Der Begriff des “Gebildeten” hat natürlich seine eigene Dynamik und Dialektik. Gebildete sind Fragende, Suchende, Ringende, Zweifelnde, “unbegrenzt kritisch gegen alles Gendakliche und doch weit offen für Tiefe und Mystik” » (voir. E. Sturm, « Zwischen Apologetik und Seelsorge. Paul Tillichs frühe Predigten (1908 – 1918) », in I. Nord, Y. Spiegel (Hrsg.), Spurensuche. Lebens und Denkwege Paul Tillichs, Münster/Hamburg/London, Lit Verlag (coll. Tillich-Studien, Band 5), 2001, p. 86).

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Aussi, afin de pouvoir les rencontrer, Tillich indique qu’il est « souhaitable que le plus grand nombre de chrétiens cultivés possible soient capables de se comporter de manière apologétique partout où ils en auront l’occasion »⁴⁸. Il serait en effet impossible à un seul homme (l’apologète ecclésial), même avec beaucoup de bonne volonté, de rencontrer la masse de ceux qu’ils a pour tâche de rencontrer. Il devra donc se faire épauler par d’autres personnes, elles-mêmes formées à l’apologétique. La spécification du public visé implique aussi pour Tillich une distinction intéressante entre les membres d’une communauté qui le sont consciemment et les gens cultivés étrangers à l’Église et au christianisme, mais qui ont toutefois une vie spirituelle consciente. Il s’agit pour Tillich d’une « distinction de principe », qui se retrouvera de surcroît plus tardivement (au cours des années 1930), lorsqu’il distinguera l’Église « manifeste » de l’Église dite « latente »⁴⁹. Toutefois, cette distinction touchant au public ne se veut pas hermétique, car dans tous les cas l’apologétique sera d’un grand secours pour chacun des deux publics, à la fois pour les chrétiens conscients de l’être et s’en revendiquant, et pour les nonchrétiens. Elle leur sera utile, tout d’abord, en cas de doute existentiel ou de doute quant à la foi (toujours possible, y compris pour les membres conscients de la communauté), et ensuite pour permettre aux membres de la communauté chrétienne de « s’expliquer de façon systématique avec l’opposant », pour le conduire ainsi à des « décisions fondamentales »⁵⁰. Tillich écrit à ce propos que l’apologétique est une « confrontation critique et dialectique avec les positions adverses »⁵¹, en insistant toutefois aussi sur le fait que cette confrontation critique n’est pas seulement dirigée ou adressée vers ceux qui se situent à l’extérieur, mais aussi (dans une moindre mesure) vers ceux de l’intérieur, ceux qui se trouvent au sein même de la communauté. À cause de la situation de notre temps, l’apologétique passe d’un travail de mission à un travail de communauté, le cercle de ceux qui sont l’objet de l’apologétique s’agrandit beaucoup, jusque dans la communauté chrétienne⁵².

 Ibidem, p. 44.  Voir sur ce point le texte « L’Église et la société humaniste », in P. Tillich, Écrits théologiques allemands (1919 – 1931), Genève / Québec, Labor et Fides / PUL, 2010, p. 337– 355.  P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », GW XIII, p. 44.  Ibidem, p. 44.  Ibidem, p. 45.

Limites de l’apologétique

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Il y a là une certaine idée du public visé par l’apologétique: certes ceux du dehors, mais également ceux du dedans. Là aussi, il s’agit d’un certain type de regard sur l’altérité, dans laquelle l’autre est bien l’autre que nous-mêmes, cet autre avec lequel on peut se sentir partager des doutes communs; mais aussi l’autre que l’on peut ressentir en soi comme constitutif de nous-mêmes.

Limites de l’apologétique Lorsqu’il approche la question des limites de l’apologétique, Tillich en repère au moins deux. La principale limite touche à la différence qu’il s’agit d’établir entre le travail apologétique et la conversion. Tillich est sans ambiguïté sur ce sujet: « L’apologétique ne veut pas convertir »⁵³. Par contre, on peut affirmer que son travail est un travail préparatoire, visant à « écarter les obstacles, influencer la raison, créer des convictions et montrer les conséquences pratiques de ces convictions »⁵⁴. Son rôle s’arrête ici, à ce travail préparatoire, ne se confondant jamais avec un travail de pastorale à proprement parler, et ce du fait qu’il se cantonne à travailler la sphère théorique (ou intellectuelle) et la sphère de la raison, cette dernière étant son interlocutrice, le tribunal devant lequel le conflit sera tranché. Tillich mentionne ensuite qu’une tension entre la valeur pratique et la valeur théorique d’une conférence apologétique résulte toujours de cela; l’idéal jamais totalement atteint de l’apologétique est en tout cas la jonction d’un accomplissement théorique avec une compréhension générale (pour tous) »⁵⁵.

Il rompt ainsi avec l’idée suivant laquelle l’Église n’aurait aucun intérêt à ce que se produise l’élévation générale du niveau intellectuel de la société. Là où certains estiment que l’Église promeut essentiellement la croyance populaire et la superstition afin de maintenir la société dans un état de dépendance infantile vis-à-vis d’elle, Tillich insiste au contraire sur le fait que « l’Église évangélique a un intérêt à ce que les capacités intellectuelles ne suffisent pas seulement à saisir les slogans polémiques contre le christianisme, mais aussi à dépasser ces superficialités »⁵⁶. Il nous semble d’ailleurs que l’on retrouve ici ce que nous écrivions précédemment sur le caractère spécifiquement ecclésial de l’apologé-

 Ibidem, p. 45.  Ibidem, p. 45.  Ibidem, p. 45. Nous pensons par ailleurs qu’il y a une connexion à établir entre cette citation et le projet de la Systematische Theologie de 1913 (voir la première de ses trois parties).  Ibidem, p. 45.

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tique, caractère par lequel l’apologétique pouvait tendre vers la sphère théorique. La seconde limite fondamentale de l’apologétique et de son caractère intellectuel tient à la possibilité d’une jonction entre la raison et le christianisme, et au passage de l’une à l’autre. Autrement dit, «Y a-t-il une voie de la raison vers le christianisme? »⁵⁷. On entend bien que derrière cette question, c’est la question de l’apologétique toute entière et de son statut qui est posée. Aussi la réponse de Tillich sera-t-elle nuancée. Il répondra en effet par l’affirmative et par la négative. Ce Oui et ce Non, qui ressemblent étrangement à ceux qui sont au cœur du paradoxe de la justification, nous pensons qu’ils sont en lien avec les thèses de la Systematische Theologie qui ont été rédigées la même année que notre texte sur l’apologétique ecclésiale⁵⁸. C’est en effet la question du paradoxe qui est au centre de la réflexion de ces deux textes. Ainsi, dans la Kirchliche Apologetik, c’est bien le paradoxe qui caractérise tout à la fois l’essence du christianisme et l’essence de la pensée. À la question: «Y a-t-il une voie de la raison vers le christianisme? », Tillich indique en effet une réponse qui est: « Négative, car l’essence du christianisme se trouve dans un paradoxe absolu, et positive car la pensée repose dans sa profondeur sur le même paradoxe »⁵⁹. Il souligne par là le  Ibidem, p. 46.  Sur cette question de la chronologie des textes, voir D. Lax, Vom Denken selbst wollen wir uns zeigen lassen, was es kann … Den Mut zur Wahrheit wollen wir wiedergewinnen. Grundzüge der Genese von Paul Tillichs Denken dargestellt und erläutert an vier frühen Schriften Aus den Jahren 1911 – 1913, Göttingen, V&R unipress, 2006, p. 92– 95.  P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », GW XIII, p. 46. On peut penser que cette logique du Oui et du Non caractérise plus largement les rapports du « penser » et du « croire » chez le jeune Tillich. Les deux domaines sont en effet visés par cette dialectique de l’affirmation et de la négation. «Tout en restant ce qu’elle est, la rationalité prend conscience qu’en son centre même, elle inclut une irrationalité qui la fonde. En d’autres termes, la pensée découvre, dans sa dimension la plus profonde, que la rationalité est caractérisée à son fondement même par un paradoxe. Comme Tillich le suggérera en 1919, ce paradoxe peut recevoir une double formulation: «Toute rationalité est irrationnelle, ce qui veut dire qu’elle porte la contradiction en elle-même ; et toute irrationalité est rationnelle, c’est-à-dire immanente à la pensée. Quel rapport, demandera-t-on, avec la religion et la foi ? Pour Tillich, le moment où la pensée découvre ce paradoxe rationnelirrationnel dans sa dimension la plus profonde constitue le moment où toutes les probabilités énoncées au sujet du monde sont transcendées en certitude. Cela ne signifie pas que ces probabilités sont rejetées ou confirmées par quelque chose de supérieur, mais qu’elles deviennent transparentes pour l’origine ou le fondement absolu qui, au-delà du temps et de l’espace, soutient toute chose. Cet aspect de transparence permet à la rationalité de remonter de la pensée comme telle à sa profondeur irrationnelle – qui n’est elle-même que l’autre nom du croire. Religion est un terme complexe désignant la certitude et la foi qui, à travers la probabilité et la pensée, transparaissent au centre même de la rationalité » (D. Lax, « Les racines de la foi

Le matériel apologétique

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fait que la pensée et le christianisme reposent sur le même paradoxe, et que ce paradoxe est absolu. Ce sera d’ailleurs confirmé plus tard, lorsque Tillich écrira que l’apologétique « peut conduire à la connaissance celui qui s’est décidé à penser sans ménagement et avec conséquence », et cela en raison du fait que « le paradoxe du christianisme est identique à celui de la pensée »⁶⁰. Toutefois, dès que le paradoxe est atteint, l’apologétique n’a plus de raison d’être⁶¹.

Le matériel apologétique Si on envisage maintenant la question du matériel apologétique, de ce qui peut donc en constituer le support, Tillich commence par dire que ce matériel est « en principe illimité ». Cela tient au fait qu’il n’y a « aucune sphère de la réalité qui ne saurait pas être en rapport avec le religieux »⁶². Cette position tillichienne repose sur l’identification de Dieu et de la vérité, ce qui signifie qu’il y a en tout « autant de divin qu’il y a de vérité »⁶³. Par conséquent, si Dieu est identifié à la vérité, il existe alors « une voie directe vers Dieu pour toutes les créatures ». Tillich brise ici un consensus regrettable de l’apologétique traditionnelle, qui n’était pas pour lui à la hauteur des enjeux. L’identification de Dieu et de la vérité, tout comme l’existence d’une voie directe de l’homme vers Dieu, se dirige en effet contre une grande partie de l’apologétique traditionnelle, qui voyait sa tâche principale dans le domaine des sciences naturelles, et qui posait par exemple la question: « La Bible ou la science de la nature » ou même celle de « l’histoire de la création et le darwinisme »⁶⁴.

Tillich précise que cette apologétique voyait « dans le sauvetage de la lettre de l’Écriture un but digne de l’apologétique ». Or, pour lui, l’enjeu de l’apologétique ne se situe pas là, mais à un niveau « bien plus profond », à savoir dans la problématique de l’histoire, car elle conduit à la sortie hors « des opinions

selon le jeune Tillich: jalons pour une théologie des religions ? », in M. Boss, D. Lax, J. Richard (éd.), Mutations religieuses de la modernité tardive: Actes du XIXe colloque international Paul Tillich, Marseille, 2001, Münster / Hambourg / London, Lit Verlag (coll. Tillich-Studien, Band 7), 2002, p. 171). Cette citation souligne bien l’idée de paradoxe qu’implique la dialectique du Oui et du Non.  Ibidem, p. 46.  On retrouvera cette idée ultérieurement dans le texte « Justification et doute » (version de 1919).  P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », GW XIII, p. 47.  Ibidem, p. 47.  Ibidem, p. 47.

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Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913)

subjectives et des préjugés (…), elle ordonne l’époque présente dans les grandes connexions de l’évolution globale »⁶⁵. Outre la problématique historique, Tillich ajoute ensuite la littérature au matériel apologétique, et spécialement la littérature esthétique (Goethe), car elle est la « principale nourriture spirituelle des gens cultivés », ainsi que le théâtre (pour ce qui concerne les autres arts). De plus, il mentionne aussi les domaines de la philosophie populaire, de l’aphoristique (Aphoristik) et de l’éthique sociale, en insistant particulièrement sur la philosophie systématique (par laquelle il faut entendre la métaphysique, l’esthétique, l’éthique, la philosophie de la religion, et la théorie de la connaissance), car elle offre « un fondement et une structure à l’apologétique »⁶⁶. L’apologète ecclésial doit, pour Tillich, être au clair sur toutes ces disciplines, car elles l’aideront à se rendre crédible et « efficace », à fonder son discours, etc. L’indication de Tillich est tout à fait centrale. Il écrit en effet, à propos des conférences apologétiques, que même si elles sont simples, leur substance doit être la philosophie rigoureuse et scientifiquement intangible, sinon même le laïque le moins formé au niveau philosophique ressentira que le discours peut être dans le meilleur des cas affirmé, mais jamais fondé »⁶⁷.

On peut alors penser que l’intention de Tillich dans la Systematische Theologie de 1913, intention visant à fonder la discipline théologique dans le système des sciences en général en donnant à cette fondation le nom d’« Apologetik », va clairement dans le sens de ce qui vient d’être évoqué. Sont en effet visés dans la Kirchliche Apologetik: les monistes, les théosophes, les scientistes, les spiritualistes, c’est-à-dire ceux qui seront cités plus tard dans la Systematische Theologie ⁶⁸.  Ibidem, p. 48.  Ibidem, p. 48 – 49.  Ibidem, p. 49.  Nous pouvons déjà souligner, à ce stade, que le courant moniste, et spécialement son chef de file Ernst Haeckel, seront l’un des principaux interlocuteurs de Tillich, à une époque où le contexte intellectuel porte en effet au développement d’un spinozisme populaire provenant « des cercles monistes et libres-penseurs qu’Ernst Haeckel parvient à fédérer autour du Monistenbund en janvier 1906 ». L’objectif de ces cercles monistes consistait à contrer l’influence et la domination des Églises sur la société, notamment dans le domaine de l’éducation. On pense alors à la possibilité d’un « siècle moniste », et l’audience de ces mouvements ne cesse de croître, surtout lorsque Wilhelm Ostwald, qui est prix Nobel de Chimie, accepte de prendre la présidence du Monistenbund. Face à cette situation, Tillich va se donner pour mission de contrer la critique moniste du christianisme « en opposant un argument fichtéen au spinozisme populaire qui leur sert de cadre théorique » (M. Boss, Le système de la liberté comme philosophie de la religion. La

Le matériel apologétique

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Dès lors, l’objectif visé par ce rapprochement entre les différentes sciences et la théologie est celui de la crédibilité, celle-ci ayant pour effet de venir briser l’ignorance de ceux qui s’éprennent des débats théologiques, comme de ceux qui les rejettent catégoriquement. De fait, il s’agit pour Tillich de présenter une certaine idée de la théologie. Il écrit en effet que « si un fondement philosophique et littéraire suffisant est prêt (geschaffen), le matériel théologique doit alors apparaître comme, pour ainsi dire, le couronnement du tout »⁶⁹. À l’évidence, il s’agit là d’une haute idée de la théologie, qui implique concrètement que l’apologète, par rapport à tous ces domaines mentionnés, ne devra pas seulement s’interroger sur ce qu’ils sont, mais également – et surtout – sur ce qu’ils doivent être. « Des réponses vont être ici exigées à la question:

doctrine kantienne de l’autonomie et ses relectures chez Fichte, Schelling et Tillich, Québec, PUL, 2013, p. 49 – 50). Il va pour cela s’y prendre à différentes reprises. En 1908, il va écrire dans la Monismusschrift pour inviter à une redécouverte de Fichte. Toutefois, cette tentative va avorter de par sa trop grande abstraction, qui l’empêche d’entrer en discussion avec « la propagande du Monistenbund ». C’est surtout à partir des années 1912– 1913 que sa critique des thèses monistes va s’affirmer. Or, il n’est pas anodin que l’année 1913 soit justement l’année durant laquelle Tillich rédige la Kirchliche Apologetik et la Systematische Theologie. En 1912, dans le cadre des Vernunft-Abenden, Tillich va en effet proposer une conférence intitulée « Die Grundlage des Gegenwärtigen Denkens », dans laquelle il va critiquer le récent « monisme des épigones qui se couvre du nom de Spinoza et déclare avec une arrogance très peu philosophique l’ouverture du siècle moniste » (voir P. Tillich, « Die Grundlage des Gegenwärtigen Denkens », in Ergänzungsund Nachlassbände zu den Gesammelten Werken von Paul Tillich [EGW], tome 10, p.80). Cette critique sera d’autant plus significative qu’elle interviendra lors d’une soirée durant laquelle de nombreux monistes étaient présents, dont le président de l’Union moniste berlinoise. Tillich y affirmera, à l’encontre de ces « perroquets » de Spinoza, que Fichte, qui fut « le plus grand opposant de Spinoza », fut en fait « son vrai continuateur ». Toutefois, comme le souligne Marc Boss, il convient sans doute « de ne pas surévaluer l’importance de cette polémique, car les thèses du Monistenbund ne présentent aux yeux de Tillich qu’une faible valeur philosophique, leur scientisme naïf lui apparaissant comme le vestige d’un dogmatisme révolu » (voir M. Boss, Le système de la liberté comme philosophie de la religion, p. 51). Il s’agit donc de replacer cette polémique avec les cercles monistes dans le contexte philosophique de son époque, c’est-à-dire dans l’émergence d’un idéalisme néofichtéen, auquel adhère Tillich, en opposition au néokantisme, héritier du criticisme et de la philosophie transcendantale. Car de fait, comme l’écrit alors Tillich dans son texte de 1908, « La nécessité de dépasser Kant, qui est aussi admise par une majorité de néokantiens, apparaît en définitive comme une nécessité de se mouvoir en direction de Fichte. Le brusque rejet de l’idéalisme dans les années 1840 et 1850 n’était pas tant un dépassement qu’une fuite. C’est pourquoi il devait revenir » (voir P. Tillich, «Welche Bedeutung hat der Gegensatz von Monistischer und dualistischer Weltanschauung für die christliche Religion », in EGW IX, p. 28). C’est aussi tout ce contexte de l’idéalisme néofichtéen qui expliquera pourquoi Tillich fera encore référence aux cercles monistes dans la Systematische Theologie de 1913, où l’influence de Fichte (mais également de Schelling) sera palpable.  P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », GW XIII, p. 49.

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Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913)

comment peut-on se situer comme chrétien devant les problèmes culturels, sociaux, politiques et ecclésiaux, que présente notre temps »⁷⁰. Aussi, face à toutes ces questions, Tillich précise que « l’apologète doit devenir un politique de la culture, de l’Église et de la société, et surtout aider ceux qui veulent se laisser introduire dans le travail ecclésial pratique »⁷¹.

La pratique de l’apologétique Nous en arrivons maintenant à la pratique de l’apologétique, en insistant sur ses différentes modalités concrètes. Tillich envisagera six points particuliers, avant de conclure par une reprise systématique de la mission de l’apologète ecclésial. Dans un premier point, Tillich insiste sur la différence entre la fonction d’apologète et la mission de pastorat. « Le pasteur en tant que tel ne peut pas être le porteur de l’apologétique ecclésiale systématique »⁷². Cela brouillerait de fait, aux yeux de ses interlocuteurs n’appartenant pas à l’Église, la clarté du message qu’il aurait à promouvoir. En tant que pasteur, il serait en effet toujours identifié aux intérêts ecclésiaux, ce qui provoquerait une méfiance plus forte que dans le cas d’un apologète ecclésial. De plus, la quantité de travail à accomplir dans l’accumulation et la compréhension du matériel apologétique empêcherait le pasteur de s’y consacrer pleinement. Toutefois, Tillich ne préconise pas pour autant une séparation hermétique entre apologétique et pastorat. En effet, c’est naturellement autre chose, et même quelque chose de très souhaité, lorsqu’un pasteur se met en permanence ou à l’occasion au service d’une apologétique déjà organisée, comme interlocuteur ou comme conférencier, sur un thème qu’il maîtrise⁷³.

De plus, l’apologétique a toute latitude pour se mettre au service du pastorat (alors que l’inverse n’est pas possible) par des suggestions intéressantes et enrichissantes, éclairées par l’apport du matériel apologétique. « L’apologète devient une aide pour la communauté »⁷⁴. La conclusion de Tillich se veut toute en nuances. Il écrit en effet: « En principe, pastorat et apologétique doivent être séparés et collaborer l’un avec l’autre de manière réciproque ». Là aussi, on trouve un oui et un non.

    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p. p.

50. 50. 50. 50. 51.

La pratique de l’apologétique

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Dans un second point, et après avoir indiqué qu’il préconisait la tenue d’un séminaire apologétique au sein de l’université pour que « chaque théologien soit mis dès le début en contact réel avec la culture de son temps », Tillich développe les rapports à établir entre l’école et l’apologétique. D’emblée il annonce son point de vue: il s’agit d’instituer un petit cercle philosophique pour les jeunes du collège (Primaner). Différentes causes président à cette proposition: un intérêt pour les questions de conception du monde, le fait que le groupe biblique des plus jeunes n’atteigne pas les plus âgés, une désaffection croissante pour le cours de religion, etc. Face à tous ces défis, Tillich va proposer rien de moins que la libre discussion par les jeunes des questions éthiques, religieuses et philosophiques au sein de petits groupes de réflexion. Aussi ne craint-il pas d’extrapoler quelque peu lorsqu’il précise qu’il s’agit là, pour la culture allemande, d’un « des problèmes nationaux et ecclésiaux des plus urgents »⁷⁵. Tillich consacre ensuite un troisième point aux rapports entre apologétique et société. Cette section est la plus importante de l’ensemble, « car la voie normale de l’apologétique est de prendre une forme sociale »⁷⁶. Pour y parvenir, Tillich développe le thème bien connu des Vernunft-Abenden, c’est-à-dire des « soirées de la raison », qui consistaient d’abord en un moment de conférence, puis en un moment de libre discussion entre les participants à propos des thèses qui avaient été avancées au cours de la conférence. Concrètement, ces soirées se déroulaient souvent chez un particulier, autour d’un petit noyau de personnes qui s’étaient chargées d’inviter d’autres participants, la plupart du temps des connaissances qui pouvaient être intéressées par l’initiative. Dans cette organisation, l’apologète était l’organisateur de la soirée et présidait l’assemblée, n’hésitant pas à confier à d’autres que lui, le plus souvent à un collaborateur (mais aussi parfois à un opposant), le prononcé de la conférence. Dès lors, la place de l’organisateur pouvait être fluctuante, susceptible d’adaptations en fonction de la situation rencontrée. Il pouvait ainsi arriver qu’il « se retire relativement », mais sans pour autant perdre sa place d’animateur qui intervient dans la discussion. De manière stratégique, Tillich proposait que le public soit en grande partie composé de jeunes, « car, avec l’âge, il devient de moins en moins probable que l’on prenne de nouvelles positions par rapport aux problèmes centraux de la vie ». On voit avec cette remarque que le texte de Tillich se veut clairement être un texte stratégique, une sorte de document de travail devant servir à restreindre

 Ibidem, p. 52.  Ibidem, p. 52. L’expression « prendre une forme sociale » pourrait signifier ici: devenir partie de la société, et non seulement de l’Église.

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Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913)

l’écart entre l’Église et les gens cultivés (Gebildeten) de la société moderne. De plus, ce texte entendait aussi contribuer à la formation de petits groupes apologétiques plus expérimentés gravitant autour des Vernunft-Abenden. Enfin, il nous faut encore souligner cette dernière citation: L’apologète atteint son but ultime là où il réussit à faire rentrer des participants dans le travail vivant de la communauté, dans l’Église, l’administration et l’action caritative. L’apologétique devient alors superflue et c’est ce qu’elle voulait atteindre⁷⁷.

Cette citation exprime en effet clairement la position du jeune Tillich sur la question de l’apologétique et de son rapport à l’Église. On peut toutefois se demander si dans ses analyses ultérieures sur l’apologétique le fait de « faire rentrer des participants dans le travail vivant de la communauté et dans l’Église » sera encore valorisé? De la même manière, on pourrait s’interroger sur le fait de savoir si l’apologétique peut devenir un jour tout à fait superflue? Aura-t-on un jour fini de défendre le message chrétien? N’est-ce pas utopique de penser que l’apologétique peut se terminer une fois que le travail vivant au sein de la communauté est honoré?⁷⁸ Le point suivant se veut plus bref, et touche à la question des rapports entre l’apologétique et ce que Tillich appelle les « groupes ». Cette relation entre l’apologète et les groupes doit être, là aussi, perçue comme essentielle. Il s’agit

 Ibidem, p. 53.  Nous pensons à ce stade que Tillich va développer de plus en plus un virage herméneutique, notamment en thématisant le jeu et la relance incessante du pôle de la situation et du pôle de la révélation. En attesteront cette citation de Tillich, suivie par un commentaire de Jean-Claude Petit: « L’histoire ne se laisse pas interpréter à partir d’un lieu extérieur à l’histoire. Un tel lieu n’existe pas pour l’être humain. L’être humain appartient à l’histoire d’une manière existentielle et il ne peut échapper à cette condition ». Et Petit de commenter: « Nous avons sans doute dans cet aveu l’expression la plus prégnante de la conscience herméneutique qui en est venue à marquer de plus en plus clairement la théologie de Tillich. C’est elle qui l’a conduit à inscrire de plus en plus explicitement sa théologie dans le registre de l’interprétation et à donner à son projet d’une théologie apologétique une tournure de plus en plus herméneutique ». Et Petit précise même en note de bas de page: « Une comparaison entre les deux pôles extrêmes que constituent l’esquisse d’une théologie systématique de 1913 et l’architecture de la Systematic Theology rend le déplacement évident ! Une étude attentive sous cet angle de la Dogmatik de 1925 serait tout autant révélatrice ». Il s’agit là d’une remarque décisive et programmatique, et qui nous sera tout particulièrement utile du fait que les trois grandes parties de notre thèse comprendront des analyses relatives aux deux textes de 1913 (dans la première partie), à la Dogmatique de 1925 (dans la deuxième partie), et à la Systematic Theology (dans la troisième et dernière partie).

La pratique de l’apologétique

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en effet pour l’apologète ecclésial d’aller partout, dans tous les groupes, d’entendre tout ce qui se vit, partout où il le peut. Il doit faire des conférences dans les groupes d’enseignants, dans les clubs, bref dans toutes les organisations qui ont besoin d’orateurs concernant les questions de la culture en général. Il ne doit jamais refuser une telle demande, mais lui-même ou un de ses collaborateurs saisir l’occasion de rejoindre un nouveau groupe »⁷⁹.

À travers les discussions qu’il aura avec ces groupes, il s’agira pour lui de montrer qu’il comprend les autres conceptions du monde, mais qu’il a « cependant plus et mieux à donner »⁸⁰. Qu’en est-il maintenant des grandes conférences apologétiques en public, dans un cercle plus large que celles qui se tiennent chez des particuliers ou au sein d’autres corporations? C’est tout l’objet de cette partie du texte. Tillich commence alors par dire que « les conférences apologétiques publiques sont dans un certain sens le sommet de toute l’activité apologétique »⁸¹. Elles permettent en effet aux membres des cercles plus restreints de voir qu’ils « n’ont pas besoin de craindre un public plus large ». De plus, il serait vain de nier que de tels rassemblements ont le mérite d’afficher une certaine visibilité et une certaine publicité au sein de l’espace public. Au fond, Tillich semble dire à ses contemporains: « Comme vous pouvez le constater, l’Église est là et bien là, toujours présente, toujours visible, ne cédant rien aux sirènes du monde extérieur… ». Si les grandes conférences apologétiques font l’objet de l’attention de Tillich, il en va de même pour les rencontres d’opposition à l’Église: « Les rassemblements publics contre l’Église et le christianisme, contre les discours religieux et les choses du genre doivent être naturellement visés par l’apologète. Il doit intervenir avec force dans les discussions et déplacer le point principal de la discussion sur ce qu’il dit »⁸². S’il accomplit pareille prouesse de retournement, Tillich prédit à l’apologète qu’une grande partie du public lui sera acquise, car « il y a bon nombre de gens qui espèrent entendre une réfutation objective d’une conférence opposée à la religion »⁸³. On le voit, Tillich envisage l’apologétique sous l’angle de différentes situations, en indiquant ce qui devrait être pour elle la

    

P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », GW XIII, p. 54. Ibidem, p. 54. Ibidem, p. 54. Ibidem, p. 55. Ibidem, p. 55.

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Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913)

marche à suivre pour rejoindre ses contemporains et répondre aux attaques de ses opposants. Enfin, un dernier point touche aux rapports existant entre l’apologétique et la littérature. Tillich insiste plus particulièrement sur la place qu’il faudrait donner à une littérature spécifiquement apologétique (c’est-à-dire une littérature « produite directement par le travail apologétique »). Selon lui, il faut la manier avec beaucoup de précaution et de prudence, voire d’une certaine forme de scepticisme. Pourquoi? Essentiellement parce que ce type de littérature est extrêmement éphémère, à tel point que cela pourrait se retourner contre celui qui la communique ou qui l’utilise. Comme l’écrit Tillich, c’est une stimulation bien compréhensible que d’écrire sur ces choses, qui ne semblent exiger rien d’autre qu’une opinion personnelle et un style passable; mais de cette manière, on ne sert en rien la cause. C’est une grande illusion de penser que la même mesure vaut pour ce qui est dit et ce qui est imprimé⁸⁴.

C’est donc bien le caractère écrit qui est ici questionné, et spécialement le passage de l’oral à l’écrit. Ce passage, en effet, fait perdre inévitablement à l’argumentation apologétique une part de la force de l’élocution. « Cela signifie que seul ce qui a une valeur durable doit être retenu comme littérature apologétique. Tout le reste répugne et nuit à la vérité »⁸⁵. En outre, cela montre la réticence de Tillich face à l’apologétique traditionnelle, telle qu’on la conçoit encore de son temps. C’est dire qu’il se propose d’élaborer un autre type d’apologétique. Tillich est donc assez mitigé sur la littérature apologétique. Là où chez lui les liens deviennent féconds entre la littérature et l’apologétique, c’est lorsqu’il aborde la question du rassemblement des écrits apologétiques. « L’apologète a ici une tâche importante, car la demande d’écrits compréhensibles, profonds et durables sur les conceptions du monde est extrêmement forte »⁸⁶. Tillich attribuera donc à l’apologète ecclésial la tâche de constituer un fonds, un « répertoire de cette littérature, afin de pouvoir recommander le bon ouvrage au besoin »⁸⁷, et de publier cette liste avec quelques commentaires explicatifs. À ce propos d’ailleurs, il ne craint pas d’innover, puisqu’il recommande, en certaines circonstances, la lecture de certains auteurs « anti-chrétiens », comme par exemple Nietzsche. Il prend alors le rebours d’une certaine doxa ecclésiastique ayant à

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

55. 56. 56. 56.

Retour sur les missions de l’apologète ecclésial

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tort pour postulat que les meilleurs écrits apologétiques sont justement de nature apologétique. Pour lui, une telle affirmation est loin d’être évidente. Les deux grandes séries qui ont été éditées dans un intérêt apologétique, soit les livres populaires d’histoire religieuse et les questions sur les temps et les controverses bibliques, n’ont pas enregistré un succès apologétique remarquable. Ce fait montre avec quelle prudence on doit utiliser la littérature théologique⁸⁸.

Et Tillich de proposer deux critères nécessaires de toute littérature pour qu’elle puisse être promue au niveau d’un travail apologétique digne de ce nom: tout d’abord, avoir un bon style, et ensuite être en « bonne connexion avec les problèmes fondamentaux de la vie de l’esprit ». Cette littérature aurait alors une triple mission (Tillich pense ici au cas particulier du journal Der Geisteskampf der Gegenwart): tout d’abord, entretenir le débat, ensuite, offrir du matériel et des méthodes, et enfin, « mettre les participants invités en contact avec les recherches, qui sont les meilleures et les plus récentes, au sujet des problèmes spéciaux concernant l’ensemble de la culture spirituelle »⁸⁹.

Retour sur les missions de l’apologète ecclésial Tillich termine ensuite son texte en posant « trois exigences fondamentales en ce qui regarde l’apologète », mais qui nous semblent toutefois plus marginales par rapport à l’ensemble de son texte. La première exigence touche à la durée de l’engagement de l’apologète. Tillich indique que sa mission doit durer au maximum sept mois, avec une pause entre les mois de mai et de septembre, car « un apologète qui n’arrête pas durant ce temps de produire est déjà fini après deux années comme apologète »⁹⁰. La seconde exigence, « c’est que l’apologète ait un travail » qui lui permette d’exercer sa mission d’apologète. À cet effet, ce travail doit lui laisser suffisamment de temps et le forcer à apprendre continuellement. Cela exclut forcément un certain nombre de professions, pour en favoriser d’autres, parmi lesquelles on retrouve: « les chercheurs indépendants, les professeurs d’université, les écrivains et les éditeurs de revue »⁹¹. Enfin, la troisième exigence pose que l’apologète ait un collaborateur, « ou mieux encore, qu’il puisse mettre toutes les forces spirituelles disponibles au service de l’apologé-

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

56. 57. 57. 57.

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Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913)

tique »⁹². À cela s’ajoute, et c’est sans doute le centre de la revendication tillichienne en matière d’apologétique, que l’apologète soit en rapport avec l’Église instituée. Comme l’écrit Tillich: « Il doit avoir une mission ecclésiale reçue par l’Église », mais une mission qui ne le place pas sous un rapport de dépendance vis-à-vis des instances synodales de l’Église évangélique, « car cela aurait comme conséquence de discuter publiquement de l’activité des apologètes »⁹³, et de semer le trouble dans l’esprit de ceux qu’il entend rencontrer.

Conclusion Au terme de ce texte, on peut être surpris par le type de démarche proposé par Tillich. Son projet d’une apologétique ecclésiale détonne en effet par le soin qu’il apporte aux détails factuels, et par la stratégie opératoire qu’il s’évertue à déployer. Dans ce cadre, on peut dire que l’un de ses apports originaux réside dans la création de cette nouvelle profession qu’il entend promouvoir au sein de la hiérarchie ecclésiastique: les apologètes ecclésiaux, dont nous avons longuement développé dans ce chapitre la nature de leur mission au service de l’Église. Il est donc faux de penser que Tillich n’était préoccupé, avant la Première guerre mondiale, que de sujets abstraits, sans pertinence concrète pour son époque ou pour la société qui l’entourait. C’est ce que notait déjà John Clayton: There is another striking feature of the Kirchliche Apologetik which should not go unmentionned in view of the not uncommon opinion that Tillich’s earliest interests were more nearly philosophical than theological, and more theoretical than practical: namely, the concern exhibited in that work for the life of the church and the church’s mission⁹⁴.

Dans cette perspective, on peut noter cette spécificité du travail théologique de Tillich à son époque, qui le voit se placer dans une perspective ecclésiale. Tillich est en effet alors pasteur, il se range donc explicitement du côté de l’Église pour défendre ses intérêts. C’est également du point de vue ecclésial qu’il considère le rôle de la nouvelle apologétique qu’il préconise. Nous sommes portés à dire qu’il s’agit d’une spécificité de son travail dans la mesure où ce positionnement évoluera grandement par la suite, Tillich n’hésitant pas alors à se déplacer pour se situer en-dehors d’une perspective strictement ecclésiale. Ainsi, par exemple,

 Ibidem, p. 57.  Ibidem, p. 58.  J. Clayton, The Concept of Correlation. Paul Tillich and the Possibility of a Mediating Theology, Berlin / New-York, De Gruyter, 1980, p. 167.

Conclusion

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lors de la discussion qui l’opposa à Wilhelm Stählin et à Wilhelm Thomas, lors de la conférence de Berneuchen en 1931. L’enjeu de la discussion était de comprendre la distinction posée par Tillich entre l’« Église manifeste » (c’est-àdire l’Église officielle, comprise dans un sens institutionnel classique) et l’« Église latente » (composée par « les groupes humanistes dans lesquels l’Église est vivante, mais de façon informelle »), ces deux concepts formant « la double figure de l’Église ». Or, il est frappant de voir qu’à cette époque, soit près de vingt ans après la Kirchliche Apologetik, Tillich se rangea plutôt du côté des partisans de l’Église latente, là où Stählin se situait davantage du côté de l’Église manifeste (ou explicite). Un autre point de conclusion touche au fait que ce texte Kirchliche Apologetik souligne aussi le type de lien que Tillich entretenait avec le monde et la culture qui l’entouraient à cette époque. Certes, depuis son ordination en août 1912, il vit au milieu de la plus grande misère sociale dans le quartier de Berlin-Moabit. Toutefois, le public qu’il cible pour ses activités apologétiques est bien un public de personnes éduquées (Gebildete). Il insiste bien sûr sur le fait que cette préférence ne vise nullement à privilégier une classe sociale au détriment d’une autre, mais il n’en demeure pas moins que son choix l’oriente davantage vers certains groupes plutôt que d’autres. Qui peut affirmer, en effet, que le fait de posséder « les bases suffisantes pour pénétrer les problèmes théologiques », soit le lot du plus grand nombre? Tillich semble donc maladroit dans sa manière de se justifier, car concrètement il ne participe ni à la vie des classes laborieuses, ni à la lutte des classes. Il en ira par contre autrement après la Première guerre mondiale, dans les années 1920, lorsqu’il fera la rencontre du mouvement des travailleurs. Car alors, le conflit que l’apologétique chrétienne se propose de surmonter n’est plus seulement d’ordre culturel mais social: Porter un message apologétique aux masses était encore plus nécessaire et plus difficile qu’à l’intelligentsia, puisque leur opposition à la religion se doublait d’un antagonisme de classe. Le travail apologétique exigeait dès lors la participation active aux luttes sociales⁹⁵.

Mais on entre alors dans son cheminement de pensée socialiste, alors que nous n’en sommes pas encore là en 1913. À cette époque, en effet, l’apologétique qu’il entend développer se joue encore sur le terrain de l’intelligentsia. Dès lors, une telle orientation du travail apologétique impliquera nécessairement de la part de

 J. Richard, « Paul Tillich entre l’Église et la société humaniste », in M. Dumas, M. Hebert, D. Nelson, Paul Tillich, prédicateur et théologien pratique. Actes du XVIe Colloque international Paul Tillich (Montpellier, 2005), Berlin, Lit Verlag (coll. Tillich-Studien, 18), 2007, p. 156.

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Chapitre 1. Kirchliche Apologetik (1913)

l’apologète qu’il mette en œuvre dans sa pratique théologique une grande aptitude à comprendre la vie spirituelle et intellectuelle à l’œuvre dans la culture moderne. Comme l’écrit Doris Lax: Working in the field of apologetics thus demands that the apologists themselves be representatives of the educated, share their ideas, problems, questions and life issues, but at the same time be fully educated in theological terms because this enables them to uncover the deepest meaning and highest aim of all education and of being human in general⁹⁶.

On le voit, une bonne connaissance théologique ne suffit pas pour devenir un bon apologète, car ce qui est exigé c’est bien plutôt une instruction théologique qui permette de « découvrir la signification la plus profonde et le but le plus élevé de toute éducation et de l’être humain en général ». Une autre conclusion touche au fait que cette nouvelle conception de l’apologétique se définit par son rapport positif à la culture, plutôt que par une opposition radicale à son encontre, et cela bien que le type d’apologétique qu’il propose soit déjà une apologétique de l’attaque. On devine en effet que la volonté de Tillich consiste ici à retisser les liens entre la religion et la culture (et avec elle, avec la raison, la Bildung), en jetant les bases de ce qu’il nommera plus tard la « théologie de la culture ». Il s’agira alors pour lui de réactualiser l’idée selon laquelle la culture est autre chose qu’une autonomie autosuffisante, privée de toute profondeur et de toute substance spirituelle, mais que les formes culturelles sont au contraire aussi habitées par un contenu (Gehalt) spirituel, le même contenu que celui pour lequel Tillich mentionne, dans son texte, qu’une lutte sans merci s’est engagée au sein de la culture de son temps. L’idée de la corrélation (entre la religion et la culture) se trouve donc en quelque sorte déjà là, en germes, de sorte qu’on pourrait déjà deviner un certain lien avec la Théologie systématique des années 1950 – 1960, qui est fondée elle aussi sur ce principe de la corrélation, et qui se définit explicitement comme « théologie apologétique ». Toutefois, il s’agit là d’une hypothèse qui devra être reprise, revue et nuancée tout au long de notre recherche. Enfin, il nous semble également important de relever un dernier point, qui touche au lien existant entre notre texte de 1913 et l’idée de justification (Rechtfertigung) du pécheur et du douteur. Le principe de justification a, en effet, toujours été au centre de la pensée de Tillich, d’abord sous sa forme classique

 D. Lax, « Paul Tillich’s Kirchliche Apologetik (1913): A different approach to practical theology », in M. Dumas, M. Hebert, D. Nelson, Paul Tillich, prédicateur et théologien pratique. Actes du XVIe colloque international Paul Tillich, Berlin, Lit Verlag, coll. Tillich-Studien (Band 18), 2007, p. 115.

Conclusion

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(au sens de la justification du pécheur), puis sous sa forme étendue (comme justification du douteur). Cette extension du principe de justification intervient même très tôt dans son œuvre, et la plupart des commentateurs en situent l’émergence en 1919 avec son texte « Justification et doute », que nous analyserons par la suite. Toutefois, ce qui est intéressant de relever, c’est qu’en 1913, Tillich ébauche déjà cette extension du principe de justification à la sphère du doute. C’est par exemple le cas lorsqu’il écrit que « l’apologétique est possible seulement sur le sol de la foi en la justification, même devant la raison ». Cette association de la justification et de la raison nous permet de retrouver en germes ce qui sera plus tard la « justification du douteur », qui ne cessera jamais d’être un repère central de l’œuvre de Tillich. En outre, cette association nous met aux prises avec une caractéristique fondamentale de l’apologétique. Elle souligne en effet que l’apologétique ne pourra jamais simplement être une technique qui se donnerait pour tâche de supprimer le doute, et ce à la différence de la conception traditionnelle de l’apologétique que l’on trouvait encore à son époque.

Chapitre 2. Systematische Theologie (1913): La question de l’apologétique scientifique Introduction Le texte de la Systematische Theologie (1913) nous semble un texte fort important pour la suite de notre étude de l’apologétique tillichienne à cette époque. Outre le fait qu’il ait été écrit durant la même année que le texte Kirchliche Apologetik, nombre de commentateurs le considèrent comme un lieu fondamental qui orientera ensuite l’œuvre tout entière. Il s’agit donc de considérer ce texte, non pas seulement comme un texte de jeunesse, avec toute la sympathie et la hardiesse que cela évoque, mais au contraire comme un lieu où s’opèrent des choix décisifs, où « sont posées les fondations sur lesquelles pourra s’édifier toute la construction à venir »⁹⁷. Le corps du texte de la Systematische Theologie se divise en trois parties. La première partie est appelée « apologétique », et elle se donne pour mission de « fonder le principe théologique dans le principe scientifique en général ». La deuxième partie est consacrée à la « dogmatique », et se présente comme le « déploiement du principe théologique en système de connaissance religieuse ». Enfin, la troisième partie touche à « l’éthique théologique », et consiste en « l’application du principe théologique à la vie spirituelle de l’humanité ». Cette manière de construire la théologie systématique en trois parties s’inscrit claire-

 Voir J. Richard, « Nouvelles perspectives sur le premier Tillich », LTP, vol. 40, n° 2, 1984, p. 148. En atteste également cette longue citation, dans laquelle Gert Hummel revient sur le rêve formulé par Tillich dans l’introduction de « Der Absolutheitsanspruch des Christentums » (1963). Tillich y avait alors indiqué que dès ses années d’études (en 1905), il avait toujours voulu « conquérir le monde au moyen d’un système de pensée ». Hummel écrit alors: « Until recently Tillich-scholars all over the world have thought that this slow process of putting his dream into practice was Tillich’s elaboration of his famous 128 theses on “Die christliche Gewissheit und der historische Jesus” in 1911 and his also famous 72 theses on “Systematische Theologie” in 1913. And therefore the 1925 Dogmatik was considered to be Tillich’s first elaborated “system of thought”, although this Marburg lecture, which Tillich slightly revised and gave under alternate titles in Dresden and Leipzig as well, was never brought to completion but remained fragmentary. Now, however, through joint efforts and the difficult transcription of the original, Doris Lax and I have succeeded in discovering Tillich’s earliest “system of tought”: a fully elaborated “Systematische Theologie” of 1913 ». (voir G. Hummel, «Tillich’s 1913 “Systematische Theologie” and his 1925 Dogmatik: a comparison », in J. Richard, A. Gounelle, R. P. Scharlemann, Etudes sur la Dogmatique de Paul Tillich, Paris / Québec, Cerf / PUL, 1997, p. 361).

Introduction

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ment dans les schémas énoncés précédemment par Friedrich Schleiermacher dans sa tentative de reconstruire une unité de la théologie. La théologie est en effet comprise comme « science positive », c’est-à-dire comme « un ensemble d’éléments scientifiques qui forment une unité, non parce qu’ils représenteraient une partie indispensable de l’organisation scientifique en fonction de l’idée même que l’on a de la science, mais parce qu’ils sont nécessaires pour accomplir une tâche pratique »⁹⁸. C’est dans cette perspective que Schleiermacher va également diviser la théologie en trois grandes parties: la théologie philosophique, la théologie historique, et la théologie pratique. De plus, il range l’apologétique (avec la polémique) dans la première partie, la dogmatique dans la seconde partie, et quant à la troisième partie (qui correspond chez Tillich à l’éthique théologique), on peut aussi imaginer un rapprochement avec Tillich, car elle « s’attache à établir les solutions au problème pratique de la communication de la foi chrétienne »⁹⁹, ce qui n’est pas si éloigné des préoccupations de l’éthique théologique. Dans ce chapitre que nous consacrons à la genèse de la question apologétique chez le jeune Tillich, nous nous attarderons surtout sur la première partie de la Systematische Theologie. De quel type d’apologétique nous parle ici Tillich? Comment se détermine-t-elle? Peut-elle être en lien avec une apologétique pratique ecclésiale? Et si oui, sous quelles modalités? Cet horizon d’interrogation étant précisé, il faut maintenant bien voir que le nœud profond de l’esquisse systématique de 1913 est la question du « principe théologique ». L’expression revient en effet dans le titre des trois parties, sous les modalités respectives de la fondation, du déploiement et de l’application. Le plan que je propose aura donc pour mission principale de voir comment et à partir d’où se déploie ce principe théologique. Le principe théologique se tient sur deux plans différents (l’être et le connaître) qui lui donnent une double définition. Sur le plan de l’être, le principe théologique est un « statut ontologique particulier » consistant en un rapport dialectique entre l’absolu et le relatif. Sur le plan du connaître (qui découle du plan de l’être), le principe théologique est un procédé de penser consistant en une « conjugaison de l’intuition et de la réflexion ». Dans les deux cas, néanmoins, ce qui est mis en jeu, c’est la question du paradoxe, ce qui amènera

 F. D. E. Schleiermacher, Le statut de la théologie. Bref exposé (Kurze Darstellung des theologischen Studiums zum Behuf einleitender Vorlesungen, 1811, 1830), Paris / Genève, Cerf / Labor et Fides, 1994, par. 1.  P. Bühler, « Les assertions de la foi et leurs articulations », in A. Birmele, P. Bühler, J.‐D. Causse, L. Kaennel (éd.), Introduction à la théologie systématique, Genève, Labor et Fides, 1998, p. 109.

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Tillich à écrire que « concevoir théologiquement, c’est concevoir par le paradoxe ». Il existe donc un rapport très étroit entre le principe théologique (et plus largement la sphère théologique envisagée plus globalement) et le paradoxe. Pour le comprendre, il faut situer la démarche de Tillich dans sa véritable intention, et dire que cette dernière consiste aussi à cette époque à penser la place du théologique dans le système des sciences¹⁰⁰, avec pour horizon cette question décisive: comment situer et définir la scientificité de la théologie? Pour répondre à cette question, Tillich va distinguer entre deux points de vue: le point de vue absolu et le point de vue relatif. Le point de vue absolu est « le point de vue à la faveur duquel la pensée intuitionne la vérité », alors que le point de vue relatif est « le point de vue de la relativité ou de la réflexion, c’est-àdire ce point de vue pour lequel l’unité du système absolu est abolie et où règne la contradiction »¹⁰¹. Cette distinction permet le rapprochement de l’absolu et de l’intuition, ainsi que du relatif et de la réflexion. Toutefois, nous montrerons à la suite de Tillich que ces deux logiques ne suffisent pas, et qu’une troisième voie est nécessaire, celle du point de vue théologique. Il s’agira alors de dépasser les apories d’un face-à-face stérile entre l’absolu et le relatif, ainsi qu’entre l’intuition et la réflexion, pour ouvrir la voie au paradoxe, seul capable de penser adéquatement ce qui est mis en jeu. Pour arriver à cette élaboration du principe théologique, nous suivrons le cours de chacun des trois points de vue. Cela nous permettra de rejoindre la définition que Tillich donne de l’apologétique, à la fin de son texte. Il la définit en effet comme « ce qui a seulement pour tâche de fonder le point de vue théologique en et pour soi ». On voit par là le lien étroit que pose Tillich entre l’apologétique et le principe théologique, lien qui confirme d’ailleurs celui qui a déjà été posé dès le titre de la première partie de l’esquisse systématique, dans lequel l’apologétique « fonde le principe théologique ».

Le point de vue absolu Dans cette première section, nous chercherons à montrer les rapports existant entre le point de vue absolu et le domaine de l’intuition. Il s’agit en effet de situer le point de vue absolu comme le premier des trois moments devant mener

 « La théologie systématique apparaît, dans ce projet, inséparable du système général des sciences, système dont elle est partie intégrante, un moment » (voir M. Michel, La théologie aux prises avec la culture. De Schleiermacher à Tillich, Paris, Cerf, coll. Cogitatio Fidei (113), 1982, p. 173).  Ibidem, p. 156.

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à l’élaboration du principe théologique, ainsi qu’à la figure du paradoxe qui l’incarne. Trois grandes étapes vont marquer ce premier moment¹⁰². Il y aura d’abord le « commencement systématique de la pensée », avec les deux notions de vérité et de pensée. Il s’agira alors de montrer, à partir de la progressivité du déploiement systématique de la pensée, comment on en arrive au seuil du système des sciences. Ensuite, nous nous concentrerons sur la structure interne de ce système, et enfin nous montrerons comment la philosophie de la religion y occupe une place déterminante, notamment au regard de la philosophie de l’esprit.

Le commencement systématique de la pensée C’est à partir des deux notions de « vérité » et de « pensée » que Tillich commence son texte. Il nous faut maintenant les explorer l’une après l’autre, voir comment elles entrent en interactions, et quels rapports elles entretiennent entre elles. La vérité, telle qu’elle est ici comprise par Tillich, est la « vérité absolue », celle qui dépasse les oppositions traditionnelles contenues dans la pensée (oppositions entre le réel et l’idéel, l’abstrait et le concret, le formel et le matériel). Cette vérité absolue « subsume » (dépasse) l’opposition entre la vérité et la connaissance de la vérité. « Il n’est pas juste en conséquence d’affirmer que la vérité se trouve quelque part comme une réalité objective, un étant ou l’êtremême, et de se demander ensuite comment on pourrait parvenir à sa connaissance. Il n’est pas de vérité indépendamment de la connaissance de la vérité ». En d’autres termes, la vérité absolue contient, en elle-même, tout à la fois la vérité et la connaissance de la vérité¹⁰³. Dès lors, il faut bien voir que la vérité absolue renferme aussi en elle du négatif, c’est-à-dire une part d’obscurité, de « non-soi », de « non-vérité ». Aussi est-ce par cette dimension de « non-vérité » qu’elle renferme en son sein, qui lui est donc consubstantielle, que la vérité  Pour le découpage de cette section, nous nous baserons partiellement sur les subdivisions rapportées par Marc Michel dans son ouvrage La théologie aux prises avec la culture. De Schleiermacher à Tillich, Paris, Cerf, coll. Cogitatio Fidei (113), 1982.  Si l’on transpose maintenant la « vérité » et la « connaissance de la vérité » en termes d’« objet » et de « méthode », il apparaît aussi qu’il n’existe « pas de véritable doctrine de la méthode qui ne soit pas en même temps une doctrine de l’objet, et réciproquement ». Toutes deux, la « vérité de la méthode » et la « réalité de l’objet », sont « données ensemble, car ils sont un dans le principe, dans l’idée de vérité absolue ». S’agit-il là d’une pure spéculation sans aucune implication concrète ? Certainement pas, dans la mesure où cette approche tillichienne oppose par exemple des écoles de pensée différentes, comme le courant moniste au courant néo-kantien. Nous y reviendrons ultérieurement.

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absolue contient en elle-même « un principe de contradiction dirigé contre elle », une opposition absolue, appelée « pensée ». Tillich récapitule alors sa position et fait un pas de plus dans son raisonnement: L’idée de vérité absolue contient donc en elle-même un principe de contradiction dirigé contre elle. Elle possède une opposition absolue avec laquelle elle se tient en même temps en un rapport d’identité absolue. Cette opposition est la pensée¹⁰⁴.

Dans ce rapport entre la vérité absolue et la pensée, il y a certes un mouvement d’opposition absolue entre les deux pôles, mais il y a aussi un mouvement simultané d’unité absolue, d’« identité absolue ». Comme l’écrira Tillich, « la difficulté de cette idée est aussi inconditionnelle que sa nécessité »¹⁰⁵. Il s’agit de bien voir, en effet, que la pensée, dans ce schéma, est donc « en même temps vraie et non-vraie »¹⁰⁶, mais sans toutefois que cette non-vérité de la pensée ne soit confondue avec l’erreur. Nous sommes ici au cœur de l’idéalisme allemand, dans une filiation que nous préciserons ultérieurement. Cet idéalisme développe un système de l’identité absolue, dans lequel l’opposition absolue de la pensée et de la vérité est indissociable de leur unité absolue, c’est-à-dire un système paradoxal où l’identité absolue de la pensée et de la vérité englobe à la fois leur unité absolue et leur opposition absolue¹⁰⁷. Ces  P. Tillich, « Systematische Theologie von 1913 », EGW IX, p. 281.  Ibidem, p. 281.  Ibidem, p. 282.  Comme le résume très bien Jean-Paul Gabus: « At the very opening of his Apologetics, Tillich considers the dialectical relationship between truth and thinking. Thinking, generally speaking, is first of all characterized as a relation to truth, and truth itself is the very presupposition of all thinking, even in the case of radical doubt and relativism: the doubter himself pretends to hold the truth in the realm of human knowledge; he, too, believes that truth exists. But at the same time, truth is identical with thinking and in opposition to thinking. Truth is absolute, human thinking a relative. The relation between truth and thinking always has a paradoxical character » (J.-P. Gabus, «The Tillichian Doctrine of Trinity in the 1913 Systematic Theology in the Light of the Contradiction between God’s Almighty Love and Man’s Sinfulness. A critical evaluation », in G. Hummel, D. Lax (Hg.), Trinität und/oder Quaternität – Tillichs Neuerschliessung der trinitarischen. Beiträge des IX. Internationalen Paul-Tillich Symposiums, Frankfurt/Main 2002, Münster, Lit Verlag (coll. Tillich-Studien, Band 10), 2004, p. 58 – 59). Il faut en outre citer ici l’intéressante remarque de Marc Boss, qui montre bien la permanence de cette idée dans l’œuvre de Tillich: « Ce que Tillich nomme “identité avec l’absolu” en 1911, il le nomme “unité avec Dieu” en 1948. Les vocables varient en fonction des contextes, mais dans l’un et l’autre cas, ils renvoient à une immanence divine inscrite dans l’ordre de la grâce et non dans celui de la nature. Tillich le répéta maintes fois: le principe d’identité ne désigne pas dans l’idéalisme allemand une simple “unité naturelle” de l’absolu et du relatif, mais une immanence

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rapports, loin de réifier la vérité et la pensée dans un schéma fixé d’avance, introduisent au contraire un jeu dans la pensée, un véritable mouvement dialectique qui a pour effet de la rendre vivante. Ce qui est donc en vue ici, c’est « la pensée vivante et créatrice, le système vivant et le concept vivant dont la vitalité (Lebendigkeit) consiste précisément en ceci que l’opposition du réel et de l’idéel ne vaut pas pour elle »¹⁰⁸. Tillich poursuit en indiquant que « la forme vivante de ce processus est le concept »¹⁰⁹. Le concept est en effet pensé comme « la position d’une pluralité déterminée et sa suppression dans l’unité »¹¹⁰. Il représente alors la victoire de l’identité sur la pluralité. Le détour par le concept permet de penser le caractère vivant des relations entre la vérité et la pensée, caractère vivant qui s’incarne dans un « mouvement circulaire » entre le déterminé et l’indéterminé. La pensée va en effet penser la vérité « comme une vérité déterminée », mais sans que cette déterminité ne rencontre son assentiment. La pensée va alors passer à une autre déterminité, plus précise et plus affinée, et ainsi de suite jusqu’à atteindre « l’absolument déterminé ». Ce n’est qu’alors que « la contradiction de la pensée à l’égard de la vérité vient à l’expression absolue »¹¹¹, ce qui aura pour conséquence de conduire la pensée à retourner à l’unité et à l’indéterminé afin de retrouver la vérité. On peut donc affirmer du concept qu’il est le lieu de la circularité, « le point de passage vivant du processus vivant » par lequel la nature dialectique de la pensée va pouvoir prendre forme. Pour Tillich, cela reviendra à affirmer qu’il n’existe « pas de concepts fixes qui se maintiennent figés l’un à côté de l’autre et l’un en face de l’autre: de chaque concept il y a passage vers d’autres, et chaque chose a sa vie en ceci qu’elle tire son devenir d’une autre et qu’elle passe dans une autre. L’être des concepts est leur devenir, leur création l’un à partir de l’autre et leur passage de l’un dans l’autre »¹¹². Par ailleurs, on

paradoxale du premier dans le second. Ainsi compris, le principe d’identité reproduit structurellement le paradoxe d’une “coïncidence des opposés” que la tradition protestante exprime dans le principe de la justification par grâce: le jugement divin déclare absolu le relatif comme il déclare saint le pécheur. Tillich interprète donc le principe d’identité de l’idéalisme allemand à la lumière du paradoxe luthérien de la justification, c’est-à-dire d’un “jugement” qui s’exerce “au cœur même des choses et des personnes” pour les rendre “tout à la fois absolues et relatives, parfaites et vaines, éternelles et terrestres” ». (Voir M. Boss, Du système de la liberté comme philosophie de la religion. La doctrine kantienne de l’autonomie et ses relectures chez Fichte, Schelling et Tillich, Québec, PUL, 2013, p. 356– 357).  P. Tillich, « Systematische Theologie von 1913 », EGW IX, p. 283.  Ibidem, p. 284.  Ibidem, p. 284.  Ibidem, p. 284.  Ibidem, p. 284.

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peut encore noter que le concept est « incompréhensible ». Il s’explique en effet toujours à partir d’autres concepts, ces derniers nécessitant à leur tour le détour par d’autres concepts pour pouvoir être interrogés, etc. Le concept est donc proprement incompréhensible, ou, pour reprendre la citation de Tillich, « L’incompréhensible est le concept lui-même »¹¹³, avec cette conséquence qu’alors, « au centre la pensée, dans l’être-même de la pensée, se situe l’incompréhensible véritable »¹¹⁴. Loin donc d’être sans ombre, la pensée suppose toujours dans sa clarté une dimension d’obscurité et de retrait.

Le système des sciences selon Tillich Il s’agit maintenant de voir comment ce qui vient d’être dit peut entrer en résonnance avec le positionnement de la théologie dans le système des sciences. Dans son article consacré aux « nouvelles perspectives sur le premier Tillich », Jean Richard écrivait que le système des sciences surgissait lui-même « des différentes positions possibles de la pensée par rapport à la vérité », et que « les deux rapports fondamentaux de la pensée à la vérité donnent lieu précisément à la première grande division des sciences: les sciences de la nature et les sciences de l’esprit ». C’est cette double affirmation qu’il nous faut maintenant déployer.

• La nature et l’esprit D’emblée, Tillich insiste sur le fait que le système des sciences doit être pensé dans la continuité de ce qu’il a indiqué sur la pensée et la vérité. Il affirme en effet que « l’opposition et l’identité entre la pensée et la vérité, qui est le principe de la pensée, est aussi selon sa nature le principe d’organisation du système »¹¹⁵. On voit par là qu’il y a bien un rapport de continuité entre ce que Tillich dit sur la pensée et la vérité, et ce qu’il dit sur le système des sciences. D’ailleurs, ce n’est qu’après qu’il va introduire les notions d’esprit et de nature, en indiquant que si le système est bien « l’ensemble des rapports de la pensée et de la vérité, un double rapport fondamental est d’abord possible »¹¹⁶ (celui de l’esprit et de la nature). Dans cette perspective, la situation est la suivante: « soit la pensée se pose comme déterminée par la vérité, soit la pensée se pose comme déterminant la vérité. Dans le premier cas, la pensée est en unité immédiate avec la vérité,    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

286. 286. 286. 286.

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immergée pour ainsi dire en celle-ci, essentiellement objectivité, immédiateté, nature. Dans le second cas, la pensée est en unité consciente avec la vérité, retournant pour ainsi dire à celle-ci, essentiellement subjectivité, médiateté, esprit ». Et Tillich de conclure: « Dans la nature règnent la déterminité, la singularité, dans l’esprit le déterminant, l’unité. Dans la nature, la pensée est plus proche de la vérité, dans la mesure où elle n’est pas encore libre par rapport à celle-ci, et plus éloignée, parce qu’elle n’est pas encore consciente de son éloignement. Dans l’esprit, c’est l’inverse »¹¹⁷. Sur cette base, on comprend que les concepts d’« esprit » et de « nature » sont deux concepts qui, tout en étant différents, sont bien pourtant complémentaires. Les opposer simplement l’un à l’autre reviendrait à passer à côté de ce qui se joue. Tillich parle en effet, pour ces deux notions, d’une plus ou moins grande proximité avec la vérité, mais nullement que l’une en aurait le monopole au détriment de l’autre. Autrement dit, Tillich n’est pas plus proche du naturalisme que du spiritualisme, mais fait intervenir dans l’élaboration de son système des éléments provenant de la nature et d’autres provenant de l’esprit. Cela signifie dès lors qu’il n’y a pas de dualisme absolu, du fait de que ce dernier « s’opposerait à la pensée ». Il devient clair que tout ce qui est pensé est un, qu’il est précisément le pensé et qu’il porte en lui les déterminations de la pensée. Un dualisme absolu est donc impensable parce que s’opposant à la pensée. Mais il en est de même du monisme, car la présupposition de la pensée doit être la contradiction et l’essence de la pensée l’unité de la contradiction¹¹⁸.

• L’homme et la liberté Dans ce système des sciences, qui est constitué par « l’ensemble de toutes les positions possibles de la pensée par rapport à la vérité », et qui fait intervenir la nature et l’esprit quant à son organisation, la situation de l’homme et de sa liberté vont occuper une place déterminante. L’homme sera en effet défini par Tillich par sa liberté (« L’homme est liberté »), c’est-à-dire comme étant « l’équilibre de la nature et de l’esprit » (thèse 8). Comme être naturel et comme être spirituel, il sera tout à la fois au terme de la logique de l’esprit et de la logique de la nature, et en quelque sorte leur aboutissement. En lui, le point de passage de la nature à l’esprit, c’est l’équilibre des deux, où ni la pensée, ni la vérité, ne sont le facteur déterminant¹¹⁹.

 Ibidem, p. 286 – 287.  Ibidem, p. 287.  Ibidem, p. 287– 288.

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Chapitre 2. Systematische Theologie (1913)

La notion centrale ici est celle d’« équilibre ». En effet, comme pour la question des rapports entre l’esprit et la nature, où pas plus l’une que l’autre de ces notions ne pouvait se passer de l’autre, de même ici les deux éléments sont également complémentaires. Toutefois, avec le surgissement de la question de l’homme, un pas de plus est franchi de par le fait que cette complémentarité (qui consistait simplement à affirmer qu’en l’homme on trouve de la nature et de l’esprit) se trouve ici en équilibre, un équilibre où pas plus l’une que l’autre de ces notions n’est privilégiée. Or, cet équilibre en l’homme est intimement lié à la notion de liberté.

• Structure et organisation du système des sciences Nous poursuivons l’exploration du système des sciences, et nous devons traiter maintenant la question de sa structure et de sa composition, en lien avec ce que nous venons d’énoncer à propos de la liberté. En effet, cette dernière n’est pas une notion abstraite ou un concept général, mais n’existe qu’à prendre forme. Comme l’écrit Tillich, « les formes fondamentales de la liberté résultent des positions différentes de la liberté par rapport à la nature »¹²⁰. La liberté peut ainsi prendre la forme de la culture (lorsqu’elle détermine la nature), de la morale¹²¹ (lorsqu’elle se détermine elle-même comme liberté), ou de la religion (« dans la mesure où elle s’élève elle-même et la nature en vérité absolue, située par-delà le déterminant et le déterminé »¹²²). On obtient ainsi une division tripartite du système des sciences, avec la philosophie de la culture, l’éthique et la philosophie de la religion, l’ensemble de ces trois parties formant ce qu’il appelle la « philosophie de l’esprit ».

La philosophie de la religion Après avoir traité ensemble et brièvement des deux premières parties du système des sciences, en insistant notamment sur « la position de l’éthique hors de la philosophie de la culture », Tillich déploiera ensuite de manière plus appuyée la troisième partie consacrée à la philosophie de la religion. Ainsi, il la définira à la thèse 10 de sa Systematische Theologie, de la manière suivante: « La philosophie de la religion est cette partie de la philosophie de l’esprit où la vérité absolue est

 Ibidem, p. 289.  Tillich parlera aussi d’éthique.  Ibidem, p. 289.

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déterminée par la pensée comme Dieu, c’est-à-dire comme l’Absolu du point de vue de l’Esprit »¹²³. Et dans le document d’esquisse des 72 thèses (qui est le document publié par Marc Michel), cette même thèse est formulée de la manière suivante: La philosophie de la religion est la partie de la philosophie de l’esprit dans laquelle l’esprit se détermine et se dépasse en même temps comme esprit face à la vérité absolue, c’est-àdire dans laquelle l’esprit contemple la vérité absolue comme Dieu. Dieu est l’absolu du point de vue de l’esprit qui, en tant que religieux, a discerné son rapport dialectique à la vérité. Il en résulte, pour la religion, qu’elle est en même temps conscience de la liberté face à l’absolu et assujettissement à l’absolu; pour le concept de Dieu, il en résulte que Dieu est personnel comme l’esprit qui entre dans une relation personnelle avec lui, que Dieu est l’absolu devenu personnel¹²⁴.

Pour tenter de saisir ce que Tillich comprend quand il nous parle de philosophie de la religion, nous devons garder à l’esprit le double rapport de la pensée à la vérité. Nous avions vu qu’il était à la fois négatif et positif (négatif car « la liberté se tient en opposition à la vérité absolue et affirme cette opposition à tout moment de son affirmation », et positif car « en même temps la liberté se tient dans une identité absolue avec la vérité », se définissant en dépendance de la vérité¹²⁵). Pour Tillich, il n’y a pas de philosophie de la religion possible sans la reconnaissance de cette « double détermination ». Si on les rapporte maintenant à la question de Dieu (au concept de Dieu), ces précisions acquièrent une portée considérable. Elles nous permettent en effet d’éviter de sombrer dans le double écueil du panthéisme et du déisme, c’est-à-dire de la mystique et de la morale. Le panthéisme affirme en effet la stricte dépendance de l’homme à l’égard de Dieu (il s’agit pour Tillich d’une position mystique), alors que le déisme affirme de son côté la victoire de la liberté dans le système des relations entre l’homme et Dieu (on est alors pour lui dans le registre de la morale). Ces deux positions sont à écarter dans la mesure où elles méconnaissent le concept-même de religion. Se pose dès lors la question de savoir comment penser la religion? Pour aborder cette question, Tillich indiquera que « la tâche de la philosophie de la religion, dialectique à cet égard, est de partir du concept de Dieu personnel et de

 Ibidem, p. 290.  Cette citation est tirée du texte de Tillich qui figure dans le volume de Marc Michel: La théologie aux prises avec la culture. De Schleiermacher à Tillich, Paris, Cerf, coll. Cogitatio Fidei (113), 1982, p. 315 – 316.  Sur ces deux citations, voir P. Tillich, « Systematische Theologie von 1913 », EGW IX, p. 291.

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l’amener à une clarté scientifique »¹²⁶. La principale raison de ce détour par Dieu tiendra à la nature de la philosophie de la religion elle-même, dont Tillich nous dit qu’elle est cette partie de la philosophie de l’esprit « dans laquelle l’esprit contemple la vérité absolue comme Dieu ». Sur cette base, il nous faudra donc chercher à montrer comment s’opère la transformation de la vérité absolue en Dieu.

• La vérité absolue en tant que Dieu Un moment essentiel du cheminement tillichien est de placer la notion d’« Absolu » au fondement du concept de Dieu. Tillich précise d’emblée que c’est une nécessité pour toute doctrine de Dieu que de le poser comme Absolu et à partir de lui, sans quoi elle court le risque de confondre Dieu avec un simple objet (en le considérant par exemple comme un esprit supra-mondain). Il est donc fondamental pour le concept de Dieu comme pour le concept de religion de commencer avec la proposition: Dieu est l’Absolu¹²⁷.

Toutefois, s’il s’agit bien de « commencer » par l’Absolu, il faut encore ensuite compléter cette qualification relativement indéterminée par une « détermination » de l’Absolu comme esprit. S’il devait laisser l’Absolu radicalement indéterminé, comme les concepts de Dieu agnostiques le font, il ne pourrait avoir aucun rapport avec celui-ci, donc supprimer la relation religieuse¹²⁸.

De fait, comment pourrait-on entrer dans une relation religieuse avec ce qui ne serait qu’une pure indétermination? Tillich qualifie donc l’Absolu comme esprit, et ce choix est important. Sans lui, en effet, on disposerait pour la qualification de Dieu d’un « concept de la nature à l’encontre duquel l’esprit devrait s’affirmer lui-même inconditionnellement », ce qui reviendrait à penser que l’esprit devrait alors être « plus grand que son Dieu », et ce qui ne serait pas pour Tillich la moindre des aberrations. Ceci posé, revenons-en au fait que l’Absolu puisse devenir Dieu. Pour nous recentrer sur cette question, Tillich nous indique qu’il nous faut voir « les différentes positions de la conscience envers l’Absolu, jusqu’à la position où

 Ibidem, p. 292.  Ibidem, p. 293.  Ibidem, p. 293.

Le point de vue absolu

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l’Absolu devient Dieu »¹²⁹. C’est en effet dans leurs explorations successives que se dégagera l’idée centrale de ce paragraphe, à savoir que « le concept d’Absolu doit devenir le fondement du concept de religion, et le concept de religion le fondement du concept de Dieu »¹³⁰. Si l’on comprend bien ces deux dernières citations, il apparaît que l’Absolu ne peut devenir Dieu que dans le passage par la religion (et spécialement par la religion absolue), cette dernière devenant ainsi l’interface entre Dieu et l’absolu. Tout cela se dégagera de façon plus claire par la reprise des différentes positions de la conscience par rapport à l’Absolu. Trois dimensions seront pour cela mobilisées (les mêmes que celles qui composent la philosophie de l’esprit), à savoir: la culture, la morale et la religion¹³¹.

• Le retour de la culture, la morale et la religion Tillich définira la culture comme « le concept englobant toutes les fonctions de l’esprit dirigées vers le donné »¹³², et la morale comme « l’auto-détermination de l’esprit comme esprit »¹³³. Quant à la religion, il s’agira de distinguer en elle ce qui relève du « principe religieux » et ce qui relève plutôt de la « fonction religieuse ». De prime abord, on pourrait imaginer une opposition naturelle entre les différentes sphères culturelles et la religion. Nous verrions alors les sphères de la culture comme le lieu de l’autonomie, le lieu où l’esprit croît au grand air, et ce à l’opposé du lieu obscur de la religion, qui le ramènerait pour sa part dans une hétéronomie qui en limiterait les potentialités, venant comme le border de l’extérieur. Toutefois, tout le mérite de Tillich est de dépasser cette première approche, et de montrer les relations inextricables qui lient entre elles la religion et la culture. Certes, cette proximité n’empêchera pas les inévitables tensions entre les deux dimensions, mais elle ne s’y arrêtera pas pour autant. Il y a séparation et conflit lorsque la religion s’envisage autrement que dans sa dimension de profondeur, pour se penser aussi en « une extension qui l’oblige, pour pouvoir exister concrètement, à devenir elle-même une culture »¹³⁴. Le problème serait alors plus celui des rapports entre l’Église et de l’État que celui

 Ibidem, p. 295 – 296.  Ibidem, p. 296.  Tout se passe ici comme si nous reprenions notre questionnement à un point antérieur (que nous consacrions au découpage de la philosophie de l’esprit). C’est pourquoi la section suivante sera intitulée: le « retour » de la culture, de la morale et de la religion.  P. Tillich, « Systematische Theologie von 1913 », EGW IX, p. 299.  Ibidem, p. 298.  Ibidem, p. 297.

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Chapitre 2. Systematische Theologie (1913)

de la religion et de la culture, mais force est de reconnaître que ce dernier rapport est également affecté par cette situation conflictuelle. Toutefois, il y a aussi, dans le même temps, une proximité inaliénable entre la religion et la culture, qui vient de la notion de liberté, commune à la religion et à la culture. Tillich résume dès lors la situation: « Dans la mesure où la liberté trouve son existence immédiate dans la culture et qu’elle se recrée dans chaque acte culturel, la culture est immédiatement religieuse. Mais dans la mesure où la liberté reste liée à la nature par la culture, sous-jacente en même temps en chaque acte culturel, la culture crée une situation de dépendance opposée au religieux, et agit de manière non-religieuse »¹³⁵. La même situation se retrouve au niveau des relations entre la religion et la morale. En effet, dans la mesure où la religion se pense aussi en extension, créant elle-même des sphères culturelles, elle produit inévitablement « une morale orientée vers celles-ci ». Toutefois, la morale n’est pas à mettre sur le même plan que la culture, dans la mesure où elle joue également le rôle d’intermédiaire entre la culture et la religion. Elle est donc un pas plus en avant sur le chemin de l’absolu, en ce qu’elle est « l’auto-détermination de l’esprit comme esprit »¹³⁶, ce qui la différencie de la culture. Comme l’écrit Tillich, « Dans la culture, l’esprit, à tout moment, est attaché à un objet déterminé, (il est) un esprit particulier, déterminé, de manière naturelle, immédiate. (…) C’est précisément ainsi que l’esprit se trouve une nouvelle fois aliéné dans sa liberté immédiate en tant que créateur de culture, parce que lié comme tel à l’objet culturel particulier »¹³⁷. Mais par rapport à cette situation de la culture, la morale constitue un pas de plus. Tillich poursuit en effet en affirmant: « Mais l’esprit doit être de toute façon libre: c’est ce qu’exige le processus absolu pour qu’il revienne à la vérité absolue. L’esprit atteint cette liberté absolue dans la conscience morale »¹³⁸. Tillich voit ainsi dans la morale une valeur fondamentale, et même fondatrice. « Elle est le principe qui fonde toute activité culturelle en tant qu’activité »¹³⁹. Elle n’est donc pas une sphère culturelle parmi d’autres dans le vaste espace de la culture, mais « ce qui tourne autour de l’agir qui rend possible la culture ». En cela, elle croise l’éthique mais se retrouve sur son versant normatif, et non descriptif. Il existe en effet une partie descriptive de l’éthique qui n’est autre chose qu’une « partie de la philosophie de la culture », mais qui n’est pas à

    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p. p.

296 – 297. 298. 298. 298. 298.

Le point de vue absolu

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confondre avec l’éthique normative, que Tillich lie à la morale en affirmant qu’elle est la « science de la dimension morale »¹⁴⁰. On peut donc résumer comme suit l’état de la question: Par la conscience morale, l’esprit acquiert cette liberté qui le rend capable de revenir vers l’Absolu dans la liberté. Il s’est détaché de l’attachement au relatif; il ne possède que luimême et son autonomie pure¹⁴¹.

À ce stade, toutefois, la position de Tillich pourrait laisser penser qu’on a atteint le sommet du système. Or, nous avons mentionné que la morale était l’espace intermédiaire entre la culture et la religion. Et c’est effectivement ce que Tillich confirme lorsqu’il écrit que « l’esprit reste lui-même relatif par rapport à l’absolu. En tant que l’esprit se détermine lui-même, il est une nouvelle fois lié au relatif, à ce relatif dans lequel la relativité se saisit elle-même et est surmontée, mais n’est vraiment surmontée que si elle se voue à l’absolu, c’est-à-dire si elle devient religieuse. La dialectique de la morale conduit ainsi à la religion »¹⁴². Nous voici maintenant arrivés au troisième terme, celui de « religion », ce troisième terme censé achever le système. Ce terme de « religion » fait retour sur les « rapports inextricables » que nous établissions entre lui et la culture, mais en analysant cette fois ces rapports du point de vue de la religion. Cette dernière est définie par Tillich, non pas comme « une fonction culturelle parmi d’autres », mais comme « le principe le plus profond de toute culture ». De même, vis-à-vis de la morale, la religion n’est pas « un principe à côté du principe moral, mais le principe suprême de la vie de l’esprit qui se comprend lui-même et le principe moral »¹⁴³. La religion apparaît donc comme une puissance d’information, sousjacente à la culture et à la morale, ce qui fera dire à Tillich que « dans son accomplissement, toute culture est religieuse, tout art est un culte, toute science un dogme, l’État et l’Église unis, et l’attitude éthique envers la réalité, lorsqu’elle est parfaitement entrée dans la dimension religieuse, rien d’autre que la piété »¹⁴⁴. Dans cette approche de la religion, il faut clairement distinguer entre la religion concrète et la religion absolue. Il est certain que la religion concrète et déterminée ne peut être absolutisée. Elle est en effet un mélange du principe

    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p. p.

299. 299. 299. 300. 300.

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Chapitre 2. Systematische Theologie (1913)

religieux avec « les éléments de la culture et de la morale »¹⁴⁵. Pour Tillich, ce mélange fait entrer le lien entre la conscience de la liberté et la conscience de la dépendance dans la sphère de la détermination. De son point de vue, la religion absolue a trait au « Royaume idéal », traduit ici en termes de « système absolu ». Dans ce « Royaume idéal », la distinction entre le sacré et le profane est dépassée, et ce dépassement est le fruit de la religion absolue, caractérisée par la liberté parfaite. Tout est devenu sacré parce que, dans toutes les relations, l’autodétermination de la liberté et sa dévotion (Hingabe) s’expriment maintenant de manière parfaite. Même si dans la religion absolue, des formes déterminées demeurent encore reçues comme religieuses, elles ne sont pourtant plus perçues comme sacrées et objet de foi, mais comme issues d’un libre choix, du Sacré rien qu’en soi et pour soi (aus lauter an und für sich Heiligem, Richard Rothe), sans autorité ni dogme, sans prêtre ni sacrement, sans prophète ni révélation. C’est la religion de la liberté parfaite¹⁴⁶.

Tillich compare ensuite la position du systématicien avec celle de la mystique. La mystique est en effet étroitement liée au système absolu, ce qui fera dire à Tillich que « le systématicien absolu est le mystique absolu »¹⁴⁷. Cela ne signifie pas qu’elle clôture le système en étant simplement son terme ultime. Au contraire, on peut dire que le système s’accomplit en elle, et que toutes les parties du système y sont liées. La reconnaissance de ces rapports entre la mystique et les différentes parties du système (que sont l’histoire, la nature, la culture, la religion et la morale) permet d’attribuer une détermination scientifique au point de vue mystique. Quels rapports la mystique entretient-elle avec l’histoire? Tillich répondra qu’elle joue un rôle essentiellement double, caractérisé par un mouvement d’ancrage et de dépassement. Ainsi, la mystique est historique (vu que l’histoire « lui sert de présupposition » et que la mystique n’est « pas non-historique »), mais elle est en même temps supra-historique, et ce du fait qu’elle « tient par principe l’histoire sous sa main et non pas contre elle »¹⁴⁸. Ce double mouvement se retrouvera ensuite dans les autres rapports que la mystique entretiendra avec les autres parties du système. Ainsi en ira-t-il par exemple de ses rapports avec la morale:

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

301. 304. 305. 305.

Le point de vue relatif

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La mystique, selon son essence, est libre, elle n’a pas besoin de s’autodéterminer pour la liberté, et elle se tient aussi au-dessus du domaine moral. L’élimination du moment moral par la mystique représente pour les adversaires de la mystique un argument de poids contre elle. Mais il faut bien comprendre que la mystique ne peut être autrement que morale, qu’elle a pour présupposition la liberté et qu’elle n’a pas besoin en conséquence de se déterminer pour la liberté. Elle est supramorale et non immorale¹⁴⁹.

On le voit, Tillich évoque ici le même double mouvement que celui que nous évoquions ci-dessus à propos des rapports entre la mystique et l’histoire. En conclusion, il indiquera que la mystique est « l’expérience du principe quand elle est remplie de la plénitude infinie du système »¹⁵⁰. Pour notre part, nous conclurons à ce point notre réflexion sur le point de vue absolu pour passer au point de vue relatif.

Le point de vue relatif De prime abord, on aurait pu penser que l’unité de ce système absolu ne souffrait guère d’exceptions ni de résistances. Tout serait pour ainsi dire parfait, dans un monde idéal. Toutefois, si le système absolu pose le relatif (et s’il est véritablement absolu, comment pourrait-il ne pas inclure en lui le relatif?), il fait nécessairement entrer en lui le principe de sa propre suppression comme absolu. Mais on peut affirmer la même chose du point de vue de la relativité. Ce dernier « n’est possible que sur la base de ce qu’il contredit. Il a donc pour le système absolu exactement la même relation que celle que la pensée entretient avec la vérité, une relation dialectique (…) »¹⁵¹. Nous sommes aussi parvenus dans une impasse, dans ce que Tillich appellera une « situation tragique ». Ce qui se produit en effet alors, c’est que le point de vue relatif « détruit l’unité du système absolu ». Parce que le particulier s’oppose à l’absolu, il supprime l’unité de l’absolu et du relatif, de la vérité et de la pensée. L’absolu devient ainsi face au particulier une entité étrangère, abstraite, sans relation avec le concret, l’unité du concept devient une entité purement idéelle qui s’oppose à la réalité du particulier, l’idée de vérité absolue devient un concept formel inutilisable pour la connaissance de la vérité¹⁵².

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

306. 306. 307. 307– 308.

60

Chapitre 2. Systematische Theologie (1913)

Toutefois, cette destruction de l’unité du système absolu devient, de par le caractère absolu de ce système, « un moment du système » absolu. Tel est l’aspect tragique de l’intervention du principe de la relativité. Lorsqu’il se plonge dans les raisons de cette aporie, Tillich y reconnaît « le naufrage historique » d’une certaine forme d’idéalisme qui « a considéré le point de vue de la réflexion comme totalement surmonté, subsumé dans le système absolu au lieu de prendre en compte la relation dialectique qui unit de façon permanente le point de vue de la réflexion au système absolu, subsumé en lui et opposé à lui »¹⁵³. Tillich va donc se donner pour objectif de reprendre en mains cette relation dialectique, qui n’aurait jamais dû quitter le principe de la position idéaliste. Le but sera de lutter contre le scepticisme et le doute qui devinrent les éléments déterminants de cette situation. Pour cela, il convient de réagir à la fois contre la prétendue toute-puissance du système absolu, qui serait capable de dissoudre le point de vue particulier au sein-même de son propre point de vue, et contre « l’absolutisation des formes par lesquelles le particulier s’auto-affirme comme particulier »¹⁵⁴. Il est en effet de la première urgence de lutter contre cette absolutisation de l’affirmation de la particularité, absolutisation qui se manifeste d’ailleurs dans tous les domaines de la culture. Ainsi, par exemple, au point de vue économique, où elle engendre « l’individualisme économique », au point de vue politique, avec un phénomène d’absolutisation de l’État, au niveau moral, avec le développement d’une « éthique abstraite légaliste et individualiste », ou encore au niveau du principe religieux, où le dilemme se joue entre une religion concrète, liée à une forme culturelle déterminée (dont on sait désormais qu’elle n’est pas la préoccupation de Tillich lorsqu’il évoque la religion), et une « mystique abstraite supprimant tout ce qui est culturel et déterminé »¹⁵⁵. En conclusion de cette courte partie, Tillich écrira: Du point de vue du relatif ou de la réflexion, l’absolu reste nécessairement dans un lointain infini, c’est-à-dire qu’il n’est là à aucun moment. Aussi longtemps que la validité du relatif est tenue pour relative, c’est-à-dire aussi longtemps que la conscience ne dépasse pas le point de vue de la réflexion, aucune preuve de Dieu ne peut atteindre l’absolu, aucun sentiment de Dieu se prémunir contre le scepticisme. Le cercle dialectique magique qui retient le fini, le relatif, ne peut être brisé; il ne peut être que totalement nié. Ainsi se clôt le point de vue de la réflexion avec cette alternative: ou perdre Dieu ou se perdre soi-même. Pour résoudre cette alternative, il convient de prendre en compte la considération suivante:

 Ibidem, p. 309.  Ibidem, p. 310.  Ibidem, p. 313.

Le point de vue relatif

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perdre Dieu, c’est aussi se perdre soi-même, et gagner Dieu, c’est aussi se gagner soi-même à nouveau sous une autre forme¹⁵⁶.

Rien d’étonnant dès lors qu’il ouvre sa troisième partie à partir de la question du paradoxe. Nous verrons que grâce à cette notion, il va en effet pouvoir dépasser les face-à-face stériles de l’absolu et du relatif, du relatif et de l’absolu, qui sans cela seraient condamnés à se détruire l’un l’autre pour pouvoir s’affirmer. Toutefois, avant d’en arriver à cette troisième partie, il nous semble d’abord important de montrer les enjeux de la courte partie consacrée au point de vue relatif. Notre position consistera en effet à montrer que derrière ces thèses de théologie systématique, Tillich est bien en dialogue avec Ernst Troeltsch sur la question de l’absoluité du christianisme. Le nœud problématique de leur discussion portait essentiellement sur « la tension, reconnue comme décisive et passionnément vécue, entre l’absolu et le relatif »¹⁵⁷. Tillich constate en effet « l’échec de Troeltsch en ce qui concerne le maintien de la tension entre l’absolu et le relatif ». Pour Jean-Marc Aveline, « En liant trop étroitement la théologie au versant absolu et la philosophie au versant relatif, et en passant de la première à la seconde, Troeltsch s’est lui-même, selon Tillich, interdit l’accès à une véritable absoluité »¹⁵⁸. Toutefois, s’il regrette que Troeltsch ne soit pas allé plus loin, Tillich considère avec intérêt le travail accompli, qui laisse à Troeltsch une place de choix dans l’histoire de l’esprit. Pour le sujet qui est ici le nôtre, on pourra noter sa critique des deux grands modèles apologétiques dans sa conférence « L’absoluité du christianisme et l’histoire des religions ». Dans ce texte, Troeltsch analyse « deux modèles apologétiques censés démontrer l’absoluité du christianisme parmi les religions, le supranaturalisme orthodoxe et l’idéalisme évolutionniste »¹⁵⁹. Tillich dira qu’avec ce texte, Troeltsch « a éliminé les fausses prétentions du christianisme à l’absoluité en les confrontant à la relativité de l’histoire des religions ». Telle est sa marque fondamentale dans l’histoire de l’esprit, même si Tillich regrette que cette tâche n’ait pas été menée plus avant. L’intervention de Troeltsch en théologie est donc comprise par Tillich comme le présupposé indispensable à toute nouvelle construction théologique ultérieure, mais comme

 Ibidem, p. 314.  P. Tillich, « Ernst Troeltsch. Son importance pour l’histoire de l’esprit », in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Ecrits socialistes allemands (1919 – 1931), Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 217– 224.  J.-M. Aveline, L’enjeu christologique en théologie des religions, Paris, Cerf (coll. Cogitatio Fidei, 227), 2003, p. 238 – 239.  Ibidem, p. 115 – 116.

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Chapitre 2. Systematische Theologie (1913)

présupposé « négatif ». Une telle construction sera rendue nécessaire, par exemple eu égard à la question de la normativité du discours théologique, qui nécessite forcément un critère supérieur de jugement. Troeltsch fut incapable de dégager un nouveau fondement, car dans sa critique des faux absolus il devait nécessairement donner écho à la sphère du relatif, comme contre-point à celle de l’absolu. Toutefois, « en se plaçant du côté de la relativité pour mieux critiquer les faux absolus, il a perdu de vue, estime Tillich, cet élément d’absoluité sans lequel la tension entre absolu et relatif s’estompe, emportée dans le flot de la relativité, du conditionné »¹⁶⁰. Face à cette situation, on devine que la volonté de Tillich consistait bien plutôt à maintenir une tension féconde entre l’absolu et le relatif, à la différence d’une position qui aurait opté pour l’une des deux options au détriment de l’autre. Cette tension féconde, vivante, qui n’épuise pas le raisonnement, Tillich va tenter de la dégager à partir du point de vue théologique et de la notion de paradoxe. Il s’agira alors pour lui de dépasser le stade du face-à-face stérile entre l’absolu et le relatif, entre l’intuition (la pensée) et la réflexion, tout en les intégrant dialectiquement dans l’élaboration de cette de cette troisième voie. Ce débat avec Troeltsch ne date pourtant pas de 1913. Ainsi, dans ses deux thèses de doctorat (particulièrement dans la thèse de Breslau), Tillich est entré en discussions avec les thèses de Troeltsch. Grâce à ses études sur Schelling, il s’est en effet spécialement intéressé « aux liens étroits que la philosophie positive noue entre la doctrine de Dieu et la philosophie de l’histoire ». C’est donc en rapport étroit avec la philosophie de l’histoire que Tillich entrera en discussions avec Troeltsch. Ses études lui ont permis d’entrevoir un nouveau type de rapport à l’histoire. L’histoire est en effet perçue par Schelling comme une histoire des religions, cette dernière étant un « processus théogonique dans lequel se réalise le monothéisme trinitaire ». Ce processus fournit à Tillich « une vision de l’histoire des religions alternative à celle que Troeltsch dessine dans Die Absolutheit des Christentums und die Religionsgeschichte (L’absoluité du Christianisme et l’histoire des religions). Cette différence tient essentiellement à une conception différente de Dieu, chez Troeltsch et chez Schelling. Pour le premier, “Dieu est l’absolu, il n’a pas d’histoire”, alors que chez le second, “Dieu est l’au-delà de l’être (der Überseiende), mais ce qui est (das Seiende) constitue son être-là (Dasein); il a une histoire, l’histoire de l’univers qui se décide à travers l’être humain” »¹⁶¹.  Ibidem, p. 264.  Sur ces deux citations, voir M. Boss, Du système de la liberté comme philosophie de la religion. La doctrine kantienne de l’autonomie et ses relectures chez Fichte, Schelling et Tillich, Québec, Presses de l’université Laval, 2013, p. 366.

Le point de vue théologique

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Si l’on sait maintenant que Tillich puise l’une de ses principales sources en philosophie de l’histoire dans la pensée de Schelling, on comprend qu’il s’opposa logiquement à l’absoluité du christianisme telle que la comprenait Troeltsch. Comme l’écrit Marc Boss: pour Tillich, « L’erreur de Troeltsch est de voir dans “l’absoluité du christianisme” un objet possible de la critique historique alors qu’elle n’a de sens que dans le cadre d’une métaphysique de l’histoire consciente de ses présupposés suprahistoriques. Ce cadre, Tillich le trouve dans la doctrine schellingienne des puissances et dans le récit d’une histoire suprahistorique de Dieu dont elle offre le modèle »¹⁶². Ces précisions nous permettent de voir comment prend forme le dialogue entre Tillich et Troeltsch dans les thèses de théologie systématique de 1913. Il existe en effet un rapport entre la réception tillichienne des thèses schellingiennes de philosophie de l’histoire et la tension vivante entre les dimensions de l’absolu et du relatif. Dans les deux cas, en effet, Tillich va s’opposer à Troeltsch et à ses dénonciations des fausses conceptions de l’absolu, qui oublient selon lui dans leurs critiques « cet élément d’absoluité sans lequel la tension entre absolu et relatif s’estompe ». On le voit par exemple dans la conception troeltschienne de Dieu (et de l’absolu), qui n’a rien de commun avec la sphère de l’histoire (et du relatif). Pour Schelling, au contraire, (et donc aussi pour Tillich qui s’inscrit dans son sillage), Dieu et l’histoire, l’absolu et le relatif, ne s’opposent pas de manière binaire. Il en résulte que si Dieu et l’histoire peuvent tous deux se rencontrer dialectiquement dans une conception de l’histoire où cette dernière se conjugue avec l’irruption en son sein d’une histoire suprahistorique, il en va également de même pour les catégories de l’absolu et du relatif, qui peuvent être « intégrées dialectiquement » dans l’élaboration d’une troisième voie.

Le point de vue théologique La question du paradoxe Comme nous l’indiquions, Tillich va tenter de résoudre l’aporie entre les deux moments (absolu et relatif) du système théologique par le biais du paradoxe. Nous sommes alors à la thèse 22 de la Systematische Theologie, et cette thèse est importante, dans la mesure où elle commence à faire retour sur le sujet de notre thèse, à savoir la question de l’apologétique. Toutefois, avant d’en venir à cette

 Ibidem, p. 367.

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Chapitre 2. Systematische Theologie (1913)

notion d’apologétique et à son déploiement systématique, il convient de citer le contenu de la thèse dans son entièreté: Le point de vue absolu et le point de vue relatif s’opposent de telle sorte que le relatif est en même temps porté et détruit par l’absolu. Cette contradiction exige, au nom de l’absoluité du point de vue absolu, un dépassement (Überwindung), car ce n’est qu’ainsi qu’il peut se montrer comme absolu, de manière à ne pas créer et anéantir en même temps sa contradiction dans l’infini, mais de manière à se l’intégrer de façon positive, sans pour autant lui dérober son autonomie dialectique. Le point de vue absolu doit donc, sans porter préjudice à son absoluité, s’approcher du relatif pour l’élever à lui. L’intuition doit entrer dans la sphère de la réflexion, de la particularité, de la contradiction, afin de conduire la réflexion par elle-même au-delà d’elle-même. Cette relation constitue le paradoxe¹⁶³.

Tillich indique ici une équivalence entre, d’une part, les notions d’absolu et de relatif, et d’autre part, d’intuition et de réflexion. Dans ce schéma, l’absolu est lié à l’intuition, alors que le relatif est lié à la réflexion. Tillich indique ensuite que le paradoxe « n’est posé ni par l’intuition (raison), ni par la réflexion (entendement) », mais qu’il est cependant « exigé par l’une et l’autre et posé par toutes les deux »¹⁶⁴. Dans son commentaire des 72 thèses, Marc Michel écrit justement à propos de la thèse 22 que le rapport de l’intuition et de la réflexion est proportionnel à celui de l’absolu et du relatif: le paradoxe traduit cette position nouvelle dans laquelle l’intuition vient au secours de la réflexion pour l’amener à son dépassement sans pour autant l’anéantir. De même que le point de vue relatif laissé à lui-même s’enferme dans la particularité, de même la réflexion laissée à elle-même ne saurait délivrer du doute qui, par elle, s’instaure. Le mouvement de descente de l’absolu dans le relatif et, grâce à lui, de remontée du relatif à l’absolu appelle, au plan poétique, l’intervention de l’intuition dans la réflexion et ainsi, grâce à elle, le dépassement du doute. Le système se définit en fait comme le passage de l’identité à l’identité par le franchissement d’un mixte: le paradoxe est une séquence de résolution »¹⁶⁵.

Il faut surtout retenir de cette citation que le paradoxe « traduit une position nouvelle dans laquelle l’intuition vient au secours de la réflexion pour l’amener à son dépassement, sans pour autant l’anéantir ». Il y va effectivement d’un paradoxe. Dans cette perspective, en effet, il ne s’agira plus de choisir entre l’intuition ou la réflexion, entre l’absolu ou le relatif, dans un choix qui serait exclusif de l’une des dimensions au détriment de l’autre. Au contraire, les deux dimensions se rencontrent ici, l’une (l’absolue) aidant l’autre (la relative) à se  P. Tillich, « Systematische Theologie von 1913 », EGW IX, p. 314– 315.  Ibidem, p. 315.  M. Michel, La théologie aux prises avec la culture. De Schleiermacher à Tillich, Paris, Cerf (coll. Cogitatio Fidei, 113), p. 158 – 159.

Le point de vue théologique

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dépasser et à se transcender. Ce mouvement de dépassement va prendre la forme d’un retour de la réflexion vers l’intuition, de l’entendement vers la raison, « du doute vers la vérité, du relatif vers l’absolu »¹⁶⁶. On voit alors se dessiner une boucle partant de l’absolu, descendant vers le relatif, et remontant ensuite vers l’absolu au moyen du paradoxe. Tillich montrera ensuite comment Jésus sera la figure concrète de ce dépassement (Aufhebung).

Une première trace de l’apologétique Si l’on en revient maintenant à l’apologétique, il est clair que selon le schéma tillichien, c’est elle qui va montrer que le paradoxe n’est ni de l’ordre de la réflexion, ni de l’ordre de l’intuition. De plus, l’apologétique va aussi occuper un rôle central dans la discussion qui s’ouvre avec le point de vue théologique. Voici en effet ce qu’écrit Tillich: Mais c’est le but de toute cette apologétique de montrer que le paradoxe en ce sens, quand il n’est posé ni par l’intuition (raison), ni par la réflexion (entendement), est cependant exigé par l’une et l’autre et posé pour toutes les deux. Le paradoxe ne vient ni de la raison, ni de l’entendement, mais il signifie le retour de l’entendement vers la raison, du doute vers la vérité, du relatif vers l’absolu¹⁶⁷.

Cette reprise de la distinction kantienne entre « raison » et « entendement » (qui correspond à celle de l’intuition et de la réflexion) a pour objectif de nous parler de l’apologétique et de son but, ce dernier étant de montrer que le paradoxe est exigé par l’intuition et la réflexion, et posé pour toutes les deux. L’apologétique est donc intimement liée au paradoxe, ce dernier s’affirmant progressivement comme le principe théologique lui-même. Pour en arriver là, le paradoxe est en effet d’abord lié à la religion. La sphère du paradoxe est la religion; car la religion est le retour de la liberté vers la vérité, du relatif vers l’absolu sans la suppression de la liberté et de la relativité. C’est pourquoi la religion porte ses deux moments en elle-même, l’absolu et le relatif; elle est le lieu où l’absolu peut s’approcher du relatif, élever le relatif par-delà lui-même vers l’absolu. La religion concrète contient ainsi nécessairement une sphère déterminée, où le relatif se trouve posé de manière absolue. C’est la sphère du sacré ou du sacramentel, mais c’est aussi le lieu du paradoxe¹⁶⁸.

 P. Tillich, « Systematische Theologie von 1913 », EGW IX, p. 315.  Ibidem, p. 315.  Ibidem, p. 315.

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Chapitre 2. Systematische Theologie (1913)

Toutefois, le concept de religion est insatisfaisant, notamment celui de religion concrète, dont « la dialectique du point de vue de la réflexion a montré sa force négative »¹⁶⁹. De même pour la religion absolue, car le point de la réflexion ne connaît pas un tel concept dialectique de religion absolue. Comme l’écrit Tillich, « du point de vue de la réflexion qui ne doit pas être abandonné, le concept de religion absolue est donc inapplicable, il est pour celle-ci quelque chose de purement abstrait, de problématique »¹⁷⁰. Quelle solution pourra dès lors être envisagée? Tillich répondra à cette question en affirmant que « le point de vue du paradoxe est le point de vue théologique »¹⁷¹. Pour lui, la théologie est donc plus à même d’illustrer le paradoxe que la religion. La théologie consiste en effet en une transformation d’un objet de foi en un objet de savoir, mais sans que la dimension de foi ne soit pourtant exclue de la sphère du savoir. Il y a là un paradoxe qui est constitutif de la nature même de la théologie. En effet, « le point de vue de la théologie est l’unité de la foi et du savoir, du concret et de l’abstrait dans la synthèse du paradoxe »¹⁷².

Le principe théologique et son déploiement Dans son commentaire des 72 thèses de théologie systématique, Marc Michel affirme que « le principe théologique n’est pas seulement un procédé de penser », mais qu’il désigne « en même temps un statut ontologique particulier »¹⁷³. La thèse 23 indique en effet simplement que « comprendre théologiquement veut dire: comprendre par le paradoxe ». Cette formulation pourrait laisser penser que le paradoxe ne serait rien d’autre qu’une manière ou un procédé de penser. Or, s’il est aussi cela, il consiste aussi en un certain statut ontologique. Ce rapport à l’ontologie provient du fait que le principe théologique est considéré par Tillich comme la synthèse de l’absolu et du relatif, de l’abstrait et du concret. Dès lors, s’il est effectivement ce qu’il prétend être, il en résulte nécessairement que sa construction est déterminée par ce rapport à l’ontologie. La construction du principe théologique se présente ensuite selon trois moments: d’abord, à partir du point de vue du savoir (où la synthèse du principe

 Ibidem, p. 316.  Ibidem, p. 316.  Ibidem, p. 316.  Ibidem, p. 317.  M. Michel, La théologie aux prises avec la culture. De Schleiermacher à Tillich, Paris, Cerf (coll. Cogitatio Fidei, 113), p. 159.

Le point de vue théologique

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théologique reçoit un caractère abstrait et nécessaire), ensuite à partir du point de vue de la foi (où le principe théologique reçoit un caractère particulier et concret), et enfin à partir d’un troisième moment (dans lequel l’opposition des deux premiers moments est supprimée), troisième moment qui ne saurait recevoir de concept, sans quoi le paradoxe serait supprimé. Le troisième moment est donc celui par lequel le principe théologique est posé comme supprimé, mais de telle sorte que la suppression n’est pas à comprendre comme achevée, mais seulement comme en train de se produire. Le principe théologique, selon son essence, est toujours en voie de suppression dans le concept, mais jamais réellement supprimé. Telle est son infinité¹⁷⁴.

Il en résulte que le déploiement du principe théologique, tel qu’il est présenté avec ses différents moments, pourrait laisser supposer une perte de son « caractère de synthèse ». Or, c’est précisément ainsi qu’il devient une « synthèse vivante » véritable, chacun de ses moments incluant en effet les autres moments « sous un indice déterminé ». Comme le précise alors Tillich, « chaque moment est comme tel quelque chose de dynamique, de qualitatif, non une partie à côté des autres, mais le tout sous une déterminité ». Et c’est ce qui permet au principe théologique tout entier, ainsi qu’à ses trois moments, de rester vivant à chaque lieu du système, et ce « même si un des moments se montre plus fort selon le contexte »¹⁷⁵. À ce stade de notre réflexion, et sur la base de ce qui vient d’être énoncé, deux conclusions peuvent être formulées, la première touchant au plan de l’être, et la seconde au plan du connaître. Sur le plan de l’être, il faut bien voir que le théologique « relève de l’absolu et du relatif », c’est-à-dire du paradoxe consistant, pour toute particularité, à être prise entre l’auto-affirmation (qui est la position relative) et sa réduction dans l’absolu (qui est la position absolue). Dès lors, « le théologique n’est pas le prédicat de certaines particularités, à l’exclusion d’autres, mais une dimension de toute particularité ». De plus, « vue sous cet angle, toute particularité est théologique, c’est-à-dire ontologiquement paradoxale ». Sur le plan du connaître cette fois, le théologique relève d’une double dimension: l’intuition (qui est la position absolue) et la réflexion (qui est la position relative). Cette double dimension provient nécessairement du fait que le théologique « est le point de vue à la faveur duquel est reconnu ce qui tient à la fois du relatif et de l’absolu ». Il n’est dès lors pas étonnant que ce soit le paradoxe qui exprime, par nature, le principe théologique. De fait, ce principe

 P. Tillich, « Systematische Theologie von 1913 », EGW IX, p. 317– 318.  Ibidem, p. 318.

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Chapitre 2. Systematische Theologie (1913)

théologique dérive des deux premiers points de vue (absolu et relatif), mais il est également, et paradoxalement, « l’unique possibilité de dépassement de la contradiction de l’absolu et du relatif ». Dès lors, comme l’écrit Michel, « la théologie ne saurait prétendre à quelque indépendance par rapport au système métaphysique général, pas plus que ce dernier ne saurait se passer de la théologie. Ainsi, la théologie ne se relie pas à la culture en général pour des raisons pratiques, voire apologétiques, mais à cause de son insertion, de fait et de droit, dans le système ontologique général »¹⁷⁶. Dans cette perspective, la théologie peut bien être qualifiée de « science du dépassement » (Aufhebungwissenchaft). Nous retrouvons en effet dans cette dernière caractérisation de la théologie comme science du dépassement, un véritable principe théologique, qui se caractérise par une méthode dialectique centrée sur la notion de paradoxe. Et Tillich continuera ensuite, « en bonne logique », à déployer cette dialectique du principe théologique. Il le fera par exemple relativement à la justification (thèse 24), ou encore à la question que représente Jésus de Nazareth (thèse 25). Aussi ne traiterons-nous ici que du premier exemple, pour montrer comment Tillich déploie sur une thématique particulière le principe théologique qu’il a progressivement dégagé. Dans cet exemple, Tillich précise que « le principe théologique comme principe général est la justification ». En quoi la justification est-elle ici éclairante? Elle joue un rôle déterminant dans la mesure où elle « prononce un Non absolu, et précisément à cause de cela, elle dit en même temps un Oui absolu »¹⁷⁷. Le Non absolu est adressé au point de vue particulier, c’est-à-dire à « ce qui a besoin d’être justifié ». Aussi, si on se limitait à cette négation, pourrait-on laisser supposer que la justification entraîne purement et simplement la négation de ce qui est fini, ce qui entraînerait alors la destruction du paradoxe. Toutefois, précisément en cela qu’elle pose un Non absolu, Tillich nous dit que la justification pose également un Oui absolu simultané. Loin donc que l’infini ne détruise la relativité du fini au nom de l’infini, il va plutôt la préserver en l’entraînant au-delà d’elle-même. La doctrine de la prédestination est étroitement liée à ce qui vient d’être affirmé. Tillich précise toutefois sa pensée: C’est une erreur de détacher l’idée de prédestination de ce rapport immédiat à la justification et de chercher sa signification par exemple dans la doctrine selon laquelle la dé-

 Ibidem, p. 318 ou 319.  Ibidem, p. 319.

Conclusion

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cision de Dieu serait d’élire certains et de ne pas en élire d’autres. C’est tout à fait hors de propos¹⁷⁸.

En cela, la prédestination vient attester de ce que « la justification a été effective, sans condition, en toute liberté, là où Dieu l’a voulu »¹⁷⁹. Il y a donc un lien étroit entre les deux notions de prédestination et de justification, et ce lien est affirmé par Tillich de la manière suivante: Ce qui est pertinent par contre, c’est que par la prédestination, c’est-à-dire la justification sans fondement d’êtres particuliers, le point de vue de la relativité soit en principe supprimé. Et ceci conduit à un cours de pensée qui renforce encore le lien entre justification et prédestination¹⁸⁰.

On voit donc bien que ce qui est mis en jeu dans cette question de la justification, c’est d’abord et avant tout le paradoxe théologique, c’est-à-dire le « en même temps » du « Oui absolu » et du « Non absolu ».

Conclusion Au terme de cette partie, il nous faut faire retour sur ce que nous venons de voir, et rattacher toute cette partie à l’apologétique, qui en constitue tout à la fois le titre et le programme. Pour reprendre l’expression de Marc Michel, on serait tenté de dire que « la boucle est bouclée », et que « la théologie, de manière abstraite et concrète, s’enracine totalement dans le système général des présupposés métaphysiques, condition de toutes les sciences, la théologie inclusivement ». Nous retrouvons là la préoccupation qu’exprimait déjà Jean Richard dans son commentaire de l’ouvrage de Michel, lorsqu’il écrivait de la même manière que Tillich se proposait « de déduire la théologie du système des sciences », en remontant pour cela « aux premiers principes de la connaissance, la pensée et la vérité ». Dès lors, il n’y a pas de coupure entre le monde de la science et celui de la théologie, et la scientificité de cette dernière sera toujours l’une des préoccupations majeures de Tillich.

 Ibidem, p. 319.  Ibidem, p. 319. Il y aurait là un rapport au Manifeste du socialisme religieux de Tambach, ce dernier correspondant à la vision qui s’oppose à la compréhension tillichienne de la justification.  Ibidem, p. 319.

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Chapitre 2. Systematische Theologie (1913)

La première partie a donc pour objet de fonder le principe théologique dans le principe scientifique en général en montrant l’antithèse des points de vue absolu et relatif et son dépassement par le principe théologique¹⁸¹.

Cette fondation de la théologie dans le système des sciences sera d’ailleurs récapitulée par Tillich dans l’avant-dernière thèse de cette première partie, lorsqu’il reviendra sur la notion d’apologétique. Il écrira en effet que « l’apologétique a seulement pour tâche de fonder le point de vue théologique en et pour soi »¹⁸². L’apologétique reçoit ainsi une tâche fondatrice, bien différente de celle qui consisterait simplement à dégager des stratégies d’ordre pratique pour ramener les gens sur le sol de l’Église. Encore que… On pourrait en effet se demander si l’apologétique de la Systematische Theologie ne serait pas une manière de participer, de manière plus théorique, à ce mouvement de retour, là où la Kirchliche Apologetik y participerait de manière plus immédiate et plus pratique. Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’il existe des liens évidents entre ces deux textes écrits la même année. Ainsi, selon Doris Lax: la connexion entre Kirchliche Apologetik et Systematische Theologie ne s’avère nullement unilatérale, au sens où l’apologétique scientifique de la Systematische Theologie fournirait exclusivement les prérequis pour la Kirchliche Apologetik, d’autant plus, soit-dit en passant, que des difficultés surgiraient ainsi en l’occurrence sur le plan de la chronologie. Ledit rapport doit plutôt être décrit comme suit: les considérations scientifiques-théoriques constituent certes la condition préalable de l’activité pratique, mais cette dernière requiert au cours de son déploiement la forme réflexive de l’apologétique scientifique. Avec cela, l’apologétique pratique pose pour la scientifique (et en fin de compte pour la théologie dans son ensemble) le contexte, à partir duquel et dans lequel l’apologétique scientifique peut pour commencer assumer sa tâche de fonder théoriquement la praxis¹⁸³.

De plus, si l’on insiste encore sur la question de l’apologétique, il en résulte que fonder le point de vue théologique, c’est affirmer le paradoxe, ainsi que la méthode essentiellement dialectique de la théologie. Il faut noter que l’on retrouvera cette affirmation du paradoxe ultérieurement dans le parcours de Tillich, notamment en 1919 avec la critique des formes traditionnelles de l’apolo-

 M. Michel, La théologie aux prises avec la culture. De Schleiermacher à Tillich, Paris, Cerf (coll. Cogitatio Fidei, 113), p. 163.  P. Tillich, « Systematische Theologie von 1913 », EGW IX, p. 327.  D. Lax, Vom Denken selbst wollen wir uns zeigen lassen, was es kann … Den Mut zur Wahrheit wollen wir wiedergewinnen. Grundzüge der Genese von Paul Tillichs Denken dargestellt und erläutert an vier frühen Schriften Aus den Jahren 1911 – 1913, Göttingen, V&R unipress, 2006, p. 94.

Conclusion

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gétique¹⁸⁴, qui ne visaient selon lui qu’à surmonter purement et simplement le trouble du douteur sans y entendre la part de vérité qui s’y donnait pourtant déjà. Aussi, face à cette situation, Tillich se donnera-t-il plutôt pour objectif d’intégrer le doute comme un moment quasiment nécessaire du cheminement chrétien et de la certitude de la foi. Nous pensons qu’il y a là, quelques années plus tard, un certain héritage de la Systematische Theologie de 1913. La nécessité de la foi peut aussi être montrée de la façon suivante: le douteur cherche une issue hors de la négativité du doute perçue comme absurde. Une issue réelle, une élimination du doute est introuvable. Seule demeure l’issue paradoxale, d’affirmer dans la foi que le doute n’exclut pas qu’on se tienne dans la vérité ¹⁸⁵.

La visée essentiellement pratique de cette citation nous semble bien identifiable, ce qui tend à accréditer l’idée selon laquelle les développements systématiques de 1913, malgré leur caractère un peu obscur, peuvent également conduire à un redéploiement pratique.

 P. Tillich, « Justification et doute », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012.  Ibidem, p. 41.

Partie 2: L’apologétique de l’attaque

Chapitre 3. L’apologétique de la période berlinoise Introduction Nous allons maintenant aborder la question de savoir si cette forme d’apologétique, que nous pouvions jusqu’à présent qualifier d’apologétique de la justification, est le propre du jeune Tillich, ou si c’est une véritable option théologique qui se retrouve dans la suite de son itinéraire. Cette problématique de l’apologétique comme défense et justification de la foi chrétienne et de la théologie est-elle seulement un moment très circonscrit du parcours tillichien, ou est-ce un phénomène plus durable? Quelle évaluation peut-on faire de cette approche? Le repère que nous choisissons à présent pour nous permettre d’explorer ces questions sera le texte « Justification et doute » de 1919. L’historiographie classique de la pensée tillichienne retient surtout cette date pour la conférence que prononça Tillich devant la société kantienne de Berlin, et qui s’intitulait « Sur l’idée d’une théologie de la culture ». Cette conférence marquait en quelque sorte le commencement de ce que les commentateurs appelleront la « période allemande » de la pensée de Tillich, en contraste de la « période américaine », qui débuta à partir de 1933 suite à son exil aux États-Unis. La découverte et l’édition du grand texte sur « Justification et doute » (1919) vient quelque peu changer la donne. On constate maintenant la priorité, en 1919, d’une question essentiellement théologique qui animait Tillich, celle de la justification du douteur (de l’incroyant), et on voit que la question de la théologie de la culture peut tout à fait s’insérer elle-même dans cette autre question de la justification. Nous nous attacherons donc à ce texte « Justification et doute », dans lequel la question de l’apologétique figure en première place, avant de nous intéresser, dans le prolongement de ce texte et dans une section spécifique de notre présent chapitre, à la conférence programmatique de 1919 « Sur l’idée d’une théologie de la culture ».

Le doute comme horizon Entre ces deux dates (1913 et 1919), on trouve donc six années, qui furent vécues par Tillich comme un véritable moment d’ébranlement, d’éclatement, mais aussi de recomposition possible. Il qualifiera ce temps par l’expression kairos, cette expression désignant le temps propice, le « temps favorable », c’est-à-dire le moment où il convient d’agir, de prendre une initiative. La période 1913-1919 fut

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Chapitre 3. L’apologétique de la période berlinoise

en effet essentiellement marquée par la Première guerre mondiale, ce qui eut pour conséquences de faire éclater la belle synthèse du Kulturprotestantismus, et de faire prendre conscience des insuffisances de la théologie libérale. Pour tenter d’éclairer cette question, nous nous pencherons donc sur le texte « Justification et doute ». Comme son titre l’indique, la question centrale de ce texte touche à la question du doute. La société moderne est en effet aux prises avec le doute, ébranlée qu’elle fut par l’enfer de la Première guerre mondiale et par l’effondrement qui s’ensuivit. Toutefois, il faut bien voir que si la guerre a effectivement provoqué un effondrement culturel, le doute est plus fondamentalement une donnée centrale de l’esprit moderne. C’est par exemple tout le sens du Cogito de Descartes, comme le note Tillich: « Dans le doute, la subjectivité est purement actualisée; elle a perdu son objet et n’en n’a pas encore trouvé un nouveau; elle est tout à fait en elle-même. Voilà pourquoi Descartes est si classique dans sa formulation; chez lui, la subjectivité se saisit comme un élément fondamental de la culture à venir. Le doute est devenu un ferment inéliminable de la vie de l’esprit »¹⁸⁶. Le doute qui s’exprime alors est un doute radical, qui balaie les vieilles évidences théologiques et les certitudes trop bien ancrées. Dès lors, la question qui se pose à la théologie est de connaître la place qu’elle entendra lui accorder. Le doute est-il l’ennemi de la foi, l’adversaire ultime dont elle aurait à triompher, ou au contraire peut-elle avoir vis-à-vis de lui un rapport positif? Autrement dit, la théologie est-elle condamnée à le combattre, ou s’agit-il pour elle de l’intégrer dans le processus même de son élaboration? Par ailleurs, comment l’apologétique peut-elle éclairer cette question, et être éclairée par elle? Tillich ne tergiverse pas quant à l’alternative entre l’élimination ou l’intégration du doute: « Il importe d’intégrer le doute au principe religieux, de ne pas entreprendre, pour le dépasser, une recherche qui soit vouée sans fin à l’échec »¹⁸⁷. On voit se dessiner derrière cette position l’enjeu de l’apologétique. Tillich précise en effet: « La certitude de la vérité, qui est fondée sur un réel dépassement du doute, demeure une tâche infinie (…). Elle n’est qu’une certitude relative, c’est-à-dire une incertitude du salut. Une certaine expression publique de ce rapport est l’apologétique, par laquelle l’Église se justifie comme par une œuvre intellectuelle »¹⁸⁸. Il est certain que Tillich indique par là une certaine idée de l’apologétique, qui est liée à la volonté de se justifier. Il la lie aussi au dépassement du doute (mais à un dépassement qui est incompatible  P. Tillich, « Justification et doute », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919-1931), Québec, PUL, 2012, p. 20.  Ibidem, p. 20.  Ibidem, p. 20.

L’apologétique et son rapport au doute

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avec l’intégration du doute) et à la certitude de la vérité (mais à une certitude qui ressemble davantage à un concept figé qu’à une « tâche infinie »). Pourtant, il est certain que Tillich présente peu d’affinités avec une telle conception de l’apologétique. Il conclut en effet: « L’impression pénible laissée par cette œuvre et qui blesse une fine sensibilité pour la vérité, est tout à fait identique avec celle que laisse la justice morale obtenue par les œuvres »¹⁸⁹. L’expression est belle, il s’agit d’entretenir une « fine sensibilité pour la vérité », ce qui implique alors de s’éloigner des formes traditionnelles de l’apologétique. On retrouve déjà cette idée dans le texte Kirchliche Apologetik, dans lequel Tillich propose que l’apologétique soit prise en charge de façon renouvelée par un apologète ecclésial, afin d’être détachée des fausses approches qui avaient produit l’effet contraire à celui escompté. Cela signifie-t-il pour autant que l’ensemble de ce qu’il faut entendre par le terme « apologétique » soit de facto disqualifié? Nous pensons que non, à la condition toutefois que l’apologétique intègre le paradoxe dans sa structure de pensée, à la manière de ce qui se jouait déjà dans les thèses de théologie systématique en 1913. C’est ce qui conduira Tillich à écrire que: « [l]’incertitude de la vérité tout comme l’incertitude du salut ne peuvent jamais être dépassées par une voie réelle, mais seulement par la voie du paradoxe »¹⁹⁰. Cela implique de détacher l’apologétique d’une conception trop assurée de ce qu’elle croit être ou de ce qu’elle croit posséder, et de l’en détacher au nom d’une conception paradoxale cette fois de la certitude.

L’apologétique et son rapport au doute Il s’agit donc d’abord de rejeter toutes les formes d’apologétiques qui assimilent la résistance à l’œuvre dans le doute à une résistance peccamineuse à Dieu, et de les rejeter au nom du fait qu’elles introduisent de fausses idées du doute, et finalement de Dieu lui-même. En effet, « le doute est alors compris comme un moyen de se tenir loin de Dieu, de se dérober à Dieu, à l’aide de la conscience théorique de la vérité, en dépit des instances qui parlent contre cela à l’intérieur de la personne »¹⁹¹. Cette conception du doute en fait le synonyme d’une « mauvaise volonté » dont le douteur serait l’artisan, ce qui a pour effet de méconnaître la véritable profondeur du doute. « La substance même de la conscience de Dieu, la profondeur même de la mer n’est pas encore touchée par la

 Ibidem, p. 20.  Ibidem, p. 21.  Ibidem, p. 22.

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Chapitre 3. L’apologétique de la période berlinoise

légère ondulation de ce doute; l’équilibre se rétablit rapidement »¹⁹². Tillich insiste ensuite en indiquant que cette forme de doute n’est pas non plus exempte de risques et de dangers. Parmi ceux-ci, on retrouve par exemple le danger consistant à dépasser (de « recaler ») le doute à l’aide de la conscience intellectuelle, mais en refoulant alors la conscience de la vérité qui nous poussait pourtant au doute. Dans ce cas, Tillich parle de « rupture intérieure » et d’un risque de fanatisme, ce dernier phénomène cherchant à dépasser le doute en dépit de résistances liées à la conscience de la vérité. La conclusion tillichienne se veut tranchante: «Voilà pourquoi il est si ruineux pour la religion d’estampiller le doute comme péché. Il peut l’être; il peut être cet adroit coup d’échec, par lequel on veut se soustraire avec une bonne conscience à la profondeur absolue du religieux. Cependant, même s’il existe seulement un soupçon dans cette direction, il est erroné de l’élever à une affirmation »¹⁹³. Notre auteur reconnaît par-là le caractère de sérieux qui habite au cœur du doute. Ce dernier, en effet, n’est pas un caprice, mais est bien davantage lié à la conscience de la vérité. Cela signifie-t-il qu’il serait pour autant à promouvoir? Tillich ne va pas jusque-là, car il reconnaît que le doute peut également mener à la détresse, voire dans certains cas au désespoir. Selon nous, c’est à ce niveau que peut venir s’arrimer la thématique de l’apologétique. Cette thématique peut en effet, soit pousser le douteur dans les franges de la torture mentale et du désespoir, en lui disant ce qu’il doit croire et le détournant du doute et de l’erreur; soit l’introduire, au contraire, dans la dynamique d’une « bonne nouvelle » qui libère. Il n’y aurait donc aucune fatalité à ce que l’apologétique conduise inévitablement au désespoir. En réalité, la ligne de partage entre ces deux attitudes se situe au niveau de leur conception de Dieu, et à la distinction qu’elles instaureront entre Dieu au sens premier et Dieu au sens second. Comme l’écrit Tillich: Dans une certaine mesure apparaît ici un dédoublement de Dieu: le Dieu dont on doute, le Dieu objectif et personnel de la doctrine, de la prière, etc. d’une part, et le Dieu qui condamne la sombre objectivation de la conscience tourmentée, insatisfaite et désespérée d’autre part. On se sent coupable devant ce dernier Dieu à cause du doute envers le premier, sans avoir pourtant conscience de cette distinction¹⁹⁴.

Pour éloigner le désespoir du douteur et entraîner à la « bonne nouvelle », Tillich affirme donc qu’une apologétique conséquente doit affirmer que le doute à l’é-

 Ibidem, p. 22.  Ibidem, p. 23.  Ibidem, p. 24.

Une certitude en trompe l’œil

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gard du premier n’est pas le doute à l’égard du second, et qu’il n’y a de toute façon pas lieu de se sentir coupable de douter de ce Dieu au sens premier. « Dieu, avant toute détermination et objectivation, (…) est la vérité à laquelle nous pouvons seulement nous conformer en vérité et, dans la même mesure, en justice, en passant à travers le doute infini »¹⁹⁵. Peut-être serait-il justifié à ce stade d’introduire la distinction entre la représentation supranaturaliste de Dieu (Dieu au sens premier) et l’idée de Dieu comme inconditionné (Dieu au sens second), cette dernière représentation étant elle-même marquée par la notion de paradoxe, à la différence de la première.

Une certitude en trompe l’œil On sent se dessiner derrière la critique tillichienne du dépassement hâtif du doute, une critique de toute forme d’apologétique qui serait comprise comme « doctrine générale de la certitude ». Pour Tillich, ce type d’apologétique doit en effet nécessairement échouer. Toutefois, comme nous l’avons déjà indiqué, il n’est pas pour autant justifié d’affirmer que toute forme d’apologétique serait à éliminer, de même que toute forme de certitude, même si c’est d’abord l’impression qui se dégage du texte. Ce qui doit par contre disparaître, c’est une conception de la certitude où cette dernière se retrouve comprise de façon erronée. Ce sont tous les cas où on assimile alors la certitude à l’évidence, à une certitude pratique, à une conviction, ou encore à un paradoxe concret, ce que Tillich n’accepte pas¹⁹⁶. Voyons maintenant comment il envisage chacune de ces conceptions.

Critique de la certitude comme évidence Tout d’abord, Tillich n’accepte pas la certitude comprise comme une évidence qu’il n’y aurait qu’à ratifier, qu’à ingérer une fois pour toutes. En effet, vouloir « saisir le concept de Dieu sur la voie de l’absolu » est certes justifié, mais il n’en demeure pas moins que cela ne conduit à aucune forme d’évidence. Par cette première critique, Tillich vise les essais de « l’ancienne théologie spéculative de la médiation », qui s’exposent au risque de confondre l’absolu avec une idole¹⁹⁷.

 Ibidem, p. 24.  Ibidem, p. 25-40.  Ibidem, p. 26.

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Critique de la certitude comme certitude pratique Ensuite, Tillich n’accepte pas non plus que l’on comprenne la certitude sous l’angle d’une certitude pratique. Ainsi écrit-il: « Lorsque l’apologétique range la certitude religieuse dans la sphère de la certitude pratique, elle doit alors avoir deux présupposés. Elle doit situer l’objet religieux à l’intérieur du processus de la compréhension pratique de la réalité et le subordonner à ses conditions. Elle doit ensuite affirmer un rapport psychique entre le sujet psychique et l’objet religieux »¹⁹⁸. Concrètement, de nombreux courants religieux, comme l’occultisme et la théosophie, revendiquent une forme de certitude religieuse pratique, notamment par le fait d’avoir « des visions de types autres qu’habituels », et ce même si cette certitude pratique ne possède une force apologétique véritable que pour « les porteurs de ce type de visions ». Dans ces courants, en effet, c’est « la certitude purement psychique de l’expérience qui donne le fondement à la théologie de l’expérience »¹⁹⁹. Or, Tillich précise que la certitude pratique est nécessairement « liée à la certitude de soi, au je psycho-physique ». Cela a pour conséquence d’empêcher le lien entre certitude (au sens théologique de la certitude de Dieu) et certitude pratique. De fait, « la certitude de Dieu doit aussi être stable dans des états d’incertitude concernant quelque réalité que ce soit, y compris notre propre réalité psychophysique »²⁰⁰. Par rapport à cela, force est de constater que cette dernière n’est pas le lieu idéal de la stabilité. Elle est en effet souvent le lieu du doute, de la détresse, de l’angoisse. Comme l’écrit Tillich, « le doute concernant la réalité de l’objet religieux peut conduire aux ébranlements psychiques les plus graves. Il peut avoir comme conséquence un effondrement de toute l’existence spirituelle ». Toutefois, précise-t-il immédiatement, cet effondrement « ne peut pas éliminer la certitude de soi du je »²⁰¹. Cette précision est importante, car elle signifie deux choses. Elle signifie tout d’abord, qu’il est bien vain de relier la certitude de Dieu (et la stabilité qu’elle requiert) avec le lieu changeant de la réalité psycho-physique de l’humain, c’està-dire avec la certitude pratique. Ensuite, elle signifie que l’ébranlement que le doute religieux apporte constitue moins un ébranlement de la conscience de la réalité qu’un ébranlement de « l’expérience du sens de la réalité ». Ainsi Tillich constate-t-il que « la force du sentiment religieux de la réalité ne se fonde pas sur la forme de la réalité, mais sur la signification du contenu expérimenté comme    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

28. 29. 29. 30.

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réel »²⁰². Or, c’est précisément ce que nie la théologie de l’expérience, qui est pour lui « incroyante par essence ». Il écrira en effet à propos d’elle, qu’elle « dirige le regard du douteur sur le fait, au lieu de le diriger sur le contenu de l’expérience », ce qui a pour effet de rendre l’apologétique de la théologie de l’expérience encore plus insoutenable que l’apologétique du camp de l’évidence, et de conduire « facilement à une réaction de haine contre la sphère religieuse »²⁰³. Cette réaction hostile est compréhensible, voire légitime, car elle s’oppose justement à la tentative d’objectivation de l’absolu, cette dernière consistant en une restriction de la théophanie au champ de l’expérience. Si on restreint en effet la théophanie à ce dont on peut faire l’expérience, on la restreint alors à nous-mêmes et à nos propres catégories, en transformant son caractère absolu en une absolutisation du relatif. Et Tillich de conclure: « Le psychique est quelque chose d’intramondain », alors que « la qualité de l’absoluité conduit même au-delà du psychique et, par-là, au-delà de toute la sphère de la certitude pratique »²⁰⁴.

Critique de la certitude (Gewissheit) comme conviction (Überzeugung) La troisième forme de certitude repoussée par Tillich est la certitude qui se pense à travers le prisme de la conviction. Cette identification de la certitude et de la conviction est de prime abord assez étrange, car on imagine aisément la certitude dans une différence qualitative avec l’idée de conviction (qui serait, pour sa part, plutôt comprise comme le synonyme de l’opinion). Toutefois, Tillich indique qu’il faut se départir de cette idée, du fait que la conviction qu’il envisage sera plutôt comprise comme étant ce derrière quoi « la personnalité se tient comme un tout », c’est-à-dire comme étant tout le contraire de la simple opinion. Une telle approche de la conviction sera d’inspiration fichtéenne, en ce sens qu’elle sera pensée comme « caractéristique du je » (Ichhaftigkeit). Aussi, quand Tillich va vouloir préciser sa pensée, c’est bien vers Fichte qu’il va se tourner, tout comme il le fit dans l’ébauche des 72 thèses de théologie systématique de 1913. Lorsque Fichte fait dépendre la valeur d’un homme du fait qu’il a une conviction, il pense là à l’acte libre de l’auto-appréhension du je, à l’élévation de la personnalité morale libre

 Ibidem, p. 30.  Ibidem, p. 31.  Ibidem, p. 31.

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au-dessus de la sphère de la conscience immédiate, apathique et indéfinie. Dans cette mesure, il n’y a au fond qu’une conviction, c’est la liberté elle-même, l’appréhension de soi et la différenciation qu’opère le soi du je d’avec tout ce qui n’est pas je, d’avec toute objectivation, instinctivité et non liberté²⁰⁵.

Dès lors, la conviction n’a rien à voir avec « un acte de la connaissance objective », ce qui entraînera forcément des conséquences sur l’apologétique chrétienne, et des conséquences assez fâcheuses. Tillich écrit en effet qu’une telle apologétique « ne peut jamais, comme Fichte lui-même l’a montré et l’a défendu dans de durs combats, conduire à la conviction que Dieu est »²⁰⁶. La connaissance du « non-je » est donc exclue du champ de la conviction, ce qui va contre une conception éthique (et métaphysique) du je. Toutefois, ce refus de Tillich n’est pas à mettre sur le même plan que les deux précédents, lorsqu’il se refusait à identifier la certitude avec l’évidence ou avec la certitude pratique. On pourrait en effet dire que le passage à la certitude comme conviction est déjà un pas dans la bonne direction, même si elle ne permet pas au douteur de surmonter le doute. Comme l’écrit Tillich: « L’apologétique a sans aucun doute raison lorsqu’elle conduit de la sphère de l’être à celle de la valeur, de l’évidence et de la certitude pratique à la conviction; mais elle erre lorsqu’elle pense avec cela avoir surmonté le doute religieux »²⁰⁷.

Critique de la certitude comme paradoxe concret Enfin, Tillich rejette une dernière forme d’apologétique, qui sera pourtant pour lui la forme la plus proche d’une apologétique véritable. L’auteur dont il mobilisera alors la pensée sera Karl Heim, qui est lui-même critique de l’apologétique au nom du paradoxe concret. On remarque bien à ce stade la progressivité à l’œuvre dans le raisonnement tillichien, qui part de l’évidence jusqu’au paradoxe concret, en passant par les deux étapes intermédiaires que sont la certitude pratique et la conviction. Toutefois, Tillich ne pourra pas pour autant suivre Heim jusqu’au terme de sa démonstration, et ce même si les deux auteurs partent d’un même désir: « trouver un point qui se trouve au-delà de toute possibilité du doute »²⁰⁸.

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

32. 32. 34. 35.

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Pour Heim, c’est le Christ qui constitue ce point, car il est « la réalité concrète absolue ». Et si le Christ permet effectivement le dépassement du doute, c’est parce qu’il « ne doit y avoir aucun fondement à ce qu’on affirme de lui », ce qui signifie concrètement qu’aucune catégorie ne peut servir à le qualifier. De la sorte, il ne sera pas soumis au doute. Toutefois, « de quel droit et en quel sens le Christ devient-il ce point fixe? ». La question n’est pas simple à envisager pour Heim, et devrait même être refusée par lui en toute logique, car y répondre reviendrait à « prendre appui sur quelque chose d’autre, qui devrait légitimer la fondation », ce qui n’est théoriquement pas possible dans son schéma de pensée. Néanmoins, dans le même temps, Heim ne peut pas ne pas affirmer un sens et un fondement à sa position. Telle est du moins la position de Tillich sur son travail. Dès lors, tout le travail de Heim consistera à se tenir à l’équilibre de ces positions contradictoires, en proposant un « concret-absolu »²⁰⁹. De nombreuses questions ne manquent pas alors de se poser: « Quand, où, sous quelles conditions est apparu le concret absolu, à travers quelles médiations vient-il à moi? ». S’il veut construire un concret qui soit aussi un concret « défini », comme l’exige la situation, Heim doit nécessairement répondre à ces questions. Il s’agit alors pour lui de chercher quelque chose « dans lequel vraiment toutes les déterminations seraient disparues, quelque chose qui transcende absolument toutes les catégories, quelque chose de ponctuel, non pas cependant un concret catégorial, présent en pleine extension »²¹⁰. La position de Tillich à l’égard de ce projet de Heim se veut très critique. Tillich souligne en effet que le problème le plus important de la tentative de Heim provient de la question de l’histoire et du passé. Heim situe en effet l’absolu-concret dans le passé, ce qui provoque une tension inévitable entre le caractère absolu d’une manifestation qui se veut indépendante des catégories philosophiques traditionnelles, et sa localisation à un moment donné du temps – le temps étant avec l’espace l’une des deux catégories principales de l’esprit humain. Dans ce contexte, la question que l’on pourrait adresser à Heim serait la suivante: quelle est donc votre conception de l’histoire pour que cette dernière puisse s’articuler de la sorte avec l’absoluité de son objet? Heim indiquera que sa préoccupation consiste moins en « une discussion à l’intérieur d’une pure science historique théorique » qu’en une tentative pour « montrer le point où relèvent de la discussion historique des présupposés qui ne sont plus à démontrer historiquement »²¹¹. Concrètement, cela signifie penser une « con-

 Ibidem, p. 36.  Ibidem, p. 36.  Ibidem, p. 36.

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ception de l’histoire où les miracles sont possibles », ce que refuse Tillich au nom d’« idéaux méthodiques généralement reconnus ». Dès lors, Tillich s’opposera à toute forme de travail historique qui s’avérerait non-scientifique, et il constatera que la figure du concret-absolu qui devait initialement permettre au douteur de surmonter son doute ne peut aller au bout de son propre raisonnement sans tomber dans le reproche de non-scientificité. Sa conclusion sera donc que le doute est devenu insurmontable. « C’est une grande idée de vouloir poser en un point concret toute la conscience théorique et pratique. Elle est cependant inapplicable. Car chaque concrétude a une largeur existentielle et donne au doute, avec cette largeur, une surface infinie pour attaquer. L’idée de Heim est un postulat non-réalisable »²¹². Toutefois, si ces réserves disqualifient effectivement son projet apologétique, Tillich attribue tout de même à Heim une place de choix dans le panorama de ceux qui se sont investi dans le débat sur le doute. Il lui est ainsi reconnaissant de n’avoir pas joué la carte trop facile du « compromis ecclésial », et d’avoir « osé, d’un bout à l’autre, traiter du doute de manière radicale » en dévoilant tout « l’insoutenable de l’apologétique courante ». Il lui reconnaît en outre la pertinence et le caractère irréfutable des critiques qu’il a adressées à la théologie de la médiation, et n’admet lui-même la réfutation de ces solutions positives que parce qu’il est « contraint d’accepter à nouveau dans sa solution des présupposés qui étaient comme tels refusés »²¹³.

L’intégration du doute dans la certitude de la vérité Face à ces différentes tentatives de l’apologétique pour surmonter purement et simplement le doute, Tillich va se rendre à l’évidence que toutes ces tentatives sont vaines, et qu’elles le sont inévitablement. Ce qu’il écrit alors ne manque pas de résonner avec nos deux précédents chapitres sur les textes de 1913. Aussi le citons-nous entièrement pour donner toute sa portée à son propos:

 Ibidem, p. 38.  Ibidem, p. 39. Voir en outre: « Heims Gedanke, das gesamte theoretische und praktische Bewusstsein auf einen konkreten Punkt, nämlich auf die absolute Positivität des im Namen Jesu Christi beschlossenen konkreten Paradoxes einstellen zu wollen, ist nach Tillich zwar grossartig, aber, ‘‘ein unrealisierbares Postulat’’ ». (voir G. Wenz, « Rechtfertigung und Zweifel. Tillichs Entwurf zur Begründung eines theologischen Prinzips von 1919 im halle-wittenbergischen Kontext », in C. Danz, W. Schüssler (Hg.), Religion-Kultur-Gesellschaft. Der frühe Tillich im Spiegel neuer Texte (1919-1920), Wien/Berlin, Lit verlag, 2008, p. 106).

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Dans le sentiment de perdre avec la religion le sens de la vie tout court, de se tenir dans un désert d’absurdité, le douteur vit au bord de l’abîme du désespoir; et pourtant, il doit rejeter loin de lui toutes les séductions des prêcheurs d’œuvres, de l’apologétique ecclésiale et piétiste. Sa conscience de la vérité est trop forte et il ne se laisse pas séduire par du conditionné et des compromis. Il ne veut pas être sauvé du doute, parce qu’il s’élève grâce à lui au-dessus de chaque hétéronomie, de chaque demi-vérité ou approche biaisée, d’où qu’elle vienne. Chaque prêtre, qui veut le soulager de son joug intellectuel, est rejeté avec sa médiation, chaque allègement par les sentiments et les postulats moraux, par des pseudoévidences et des pseudo-paradoxes est jeté loin. Sa conscience intellectuelle est tout aussi aiguisée et inconditionnée que la conscience éthique de Luther. Là où tous ne voient que des jeux illusoires (Puppenmöglichkeiten) de l’erreur, il voit l’absence d’une inconditionnalité devant laquelle la plus grande probabilité est aussi nulle que l’opinion la plus écervelée. Il n’y a pour lui que deux voies: ou bien subir le désespoir devant l’inconditionné, avec un retour brisé de remords vers quelque chose de relatif, ou bien croire que l’état dans lequel il se trouve est approprié à l’essence de l’inconditionné, croire qu’il occupe dans cet état du doute la seule position possible devant l’inconditionné²¹⁴.

Ce qui frappe d’abord, sur un plan simplement formel, c’est la véhémence du ton avec lequel Tillich s’exprime. On sent en effet une animosité à l’encontre des arguments d’évidence et d’autorité qu’il ne supporte plus. On sent aussi qu’il est lui-même au contact d’une population qui ne se reconnaît plus dans les formes étriquées d’un Kulturprotestantismus arrivé à bout de souffle, notamment suite à la Première guerre mondiale qui ébranla en profondeur l’édifice spirituel traditionnel de la société moderne. Mais on remarque surtout, à travers cette longue citation, que Tillich s’éloigne explicitement d’une « apologétique ecclésiale et piétiste ». Cet éloignement revendiqué nous intéresse particulièrement au regard de notre premier chapitre, dans lequel nous avons présenté le projet tillichien d’une apologétique qui était justement pensée comme « apologétique ecclésiale » (Kirchliche Apologetik). Dès lors, faut-il voir dans sa position de 1919 le contrepied de ce qu’il présentait en 1913? Cela y ressemble, mais pourtant, plus généralement, face à cette hypothèse d’un « nouveau pas » accompli entre les contextes (et les textes) de 1913 et de 1919, et donc face à l’hypothèse d’une rupture entre les deux périodes, il nous faut affirmer qu’il existe de profondes ressemblances dans les questions abordées, ainsi que dans la manière de les envisager et d’y répondre. Il y a tout d’abord le sous-titre du texte « Justification et doute ». Ce sous-titre indique en effet: « Esquisse en vue de la fondation d’un point de vue théologique ». Si l’on reprend maintenant les thèses de la Systematische Theologie, on remarque que cette formulation du sous-titre de 1919 correspond à celle qui a été

 P. Tillich, « Justification et doute », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919-1931), Québec, PUL, 2012, p. 40-41.

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donnée en 1913 pour qualifier la mission de l’apologétique: « L’apologétique a pour but de fonder le point de vue théologique en et pour soi ». À la lumière de cette dernière définition, nous pensons qu’on pourrait donc reformuler le soustitre de 1919 dans les termes suivants: « Esquisse en vue d’une apologétique ». Ensuite, on remarque qu’un des enjeux majeurs du texte de 1919 réside justement dans la question de l’apologétique. De plus, on y retrouve les notions de « paradoxe » et de « point de vue théologique », ainsi que des références intéressantes à Fichte²¹⁵. Enfin, le texte de 1919 porte sur les rapports entre le protestantisme et la société moderne, alors que les deux précédents portaient sur les rapports entre le système théologique et le système des sciences (pour la Systematische Theologie), et entre vérité chrétienne et voie rationnelle (pour la Kirchliche Apologetik). Aussi, pour éclaircir les rapports complexes existant entre l’apologétique de 1913 (qu’elle soit théorique ou pratique) et l’apologétique de « Justification et doute », il nous faut maintenant examiner comment Tillich va intégrer le doute dans la certitude de la foi. Sur cette question, Tillich écrit que « la sortie salvatrice de la détresse du doute est la foi et seulement la foi; c’est une foi certes, qui ne peut plus avoir de contenus, vers lesquels le doute s’oriente, mais une foi qui s’élève au-dessus de toute la sphère du doute vers ce en quoi l’opposition du doutant et du douté est dépassée et qui, dans chaque doute, est d’autant plus inconditionnée qu’elle est plus manifestement présupposée »²¹⁶. Une telle position implique bien la reconnaissance du caractère indépassable du doute. Dès lors, « seule demeure l’issue paradoxale d’affirmer dans la foi que le doute n’exclut pas qu’on se tienne dans la vérité »²¹⁷. La vérité dont il s’agit alors est bien particulière, car elle ne peut pas être fondée, sous peine de retomber dans le doute. Et Tillich de

 Sur les rapports entre apologétique et conviction, Tillich écrit ainsi à propos de Fichte: « Lorsque Fichte fait dépendre la valeur d’un homme du fait qu’il a une conviction, il pense là à l’acte libre de l’auto-appréhension du je, à l’élévation de la personnalité morale libre au-dessus de la sphère de la conscience immédiate, apathique et indéfinie. Dans cette mesure, il n’y a au fond qu’une conviction, c’est la liberté elle-même, l’appréhension de soi et la différenciation qu’opère le soi du je d’avec tout ce qui n’est pas je, d’avec toute objectivation, instinctivité, et non liberté. Mais puisque maintenant cet acte unifiant, en correspondance à la diversité du spatiotemporel, se sépare en plusieurs actes individuels, il y a alors plusieurs actes de conviction ; où se trouve l’essence de la conviction. Il est évident que la conviction en ce sens n’est pas un acte de la connaissance objective. Une apologétique qui travaille à partir de là ne peut jamais, comme Fichte lui-même l’a montré et l’a défendu dans de durs combats, conduire à la conviction que Dieu est » (voir P. Tillich, « Justification et doute », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919-1931), Québec, PUL, 2012, p. 32).  Ibidem, p. 41.  Ibidem, p. 41.

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conclure: « [la] foi en l’inconditionnalité du paradoxe absolu est justement le sens de la foi, même dans le domaine de la connaissance »²¹⁸. Comme l’écrit Roland Galibois: le douteur, cette fois encore, sera justifié par sa foi en l’inconditionné, s’il reconnaît que le fait de douter et de devoir toujours douter est justement la façon adéquate de se tenir devant lui, de participer à son inconditionnalité, puisque, pour l’inconditionné comme pour lui, le fait qu’il y a sens échappe à tout doute, alors que la nature de ce sens est l’objet d’un doute infini²¹⁹.

Cette idée d’inconditionnalité introduit une radicalité qui déplace la conception traditionnelle de Dieu, et qui amène l’idée d’un « Dieu au-delà de Dieu »²²⁰, c’est-

 Ibidem, p. 42.  R. Galibois, « La foi qui assume le doute », LTP, vol. 65, n° 2, 2009, p. 207.  Il est intéressant de constater que cette expression intervient très tôt dans l’œuvre de Tillich. Elle était en effet souvent considérée comme une expression du Tillich américain, surtout celui de The Courage to Be, mais on remarque qu’elle apparaît dès « Justification et doute » (dans sa première version de 1919). Christian Danz revient sur cette situation dans un important article intitulé « Absolute Faith and the “God above God”: Tillich’s New Interpretation of God ». Il y remarque une permanence de cette notion, sous des appellations différentes, tout au long de l’œuvre. Le grand tournant sera la Première guerre mondiale, qui entraînera chez Tillich une remise en question des principes et des présupposés théoriques de sa théologie, ainsi que le passage d’une théorie de la vérité absolue (de type idéaliste) à une théorie du sens. Ainsi, c’est en 1915 que Tillich va pour la première fois exprimer l’idée d’un « Dieu au-dessus de Dieu ». Il écrit alors sa thèse d’habilitation à l’université de Halle, et associe cette idée à la critique de la théologie supranaturelle que l’on retrouve avant Schleiermacher. C’est le premier moment où cette idée fait son apparition. Mais plus largement, on retrouve des traces de cette modification pendant toute la Première guerre, et spécialement, de manière moins formelle, dans la correspondance avec Emanuel Hirsch, ainsi qu’avec Maria Klein, à qui il écrit en 1917, au plus fort de la guerre: «Through intensive analysis of the subject of justification, I arrived long ago at the paradox of ‘faith without God,’ and further determination and unfolding of this concept shapes the content of my current religious and philosophical though ». L’expression « Dieu au-dessus de Dieu » n’est pas reprise comme telle, mais l’idée d’une foi sans Dieu implique forcément un Dieu au-dessus de Dieu. L’expression intervient par contre dans « Justification et doute », en 1919. Tillich comprend alors l’idée d’un Dieu au-dessus de Dieu à travers le prisme des structures fondamentales de l’être humain. Comme le résume bien Danz, «The self is characterized by an inner antinomy, which includes that the self is unconditioned as well as conditioned at the same time. Because of its absoluteness it is affirming itself, but it is able to affirm itself only as conditioned and determined. (…) By the antinomy of the self, the conditioned form, in which the self is realizing itself, can never be identical with the self in its absoluteness. Therefore, the self has to negate the concrete forms. This happens by substituting other forms. In his early draft of Rechtfertigung und Zweifel, Tillich determined the just drafted structure of the self as doubt or negativity, which is constitutive for the self. Tillich’s understanding of faith as an affirmation of the absolute paradox is based on this structure of the self. Faith is for Tillich nothing else than

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à-dire « un Dieu du douteur, de l’athée ». Ce Dieu est l’inconditionné, car comme l’écrit Tillich: « Après tout ce qui a précédé, il ne peut y avoir aucun autre contenu pour ce concept que celui de l’inconditionné lui-même »²²¹. Il faut bien voir que ce concept d’inconditionné ébranle la représentation de Dieu qui est véhiculée par une apologétique traditionnelle. En effet, comme étant l’inconditionné, Dieu n’est plus pensé comme un « être existant », sans quoi il serait à nouveau conditionné par des catégories, objectivé et objet de doute. De même, l’inconditionné n’est pas un sens qui serait compris comme « sens particulier », car on peut toujours douter d’un sens particulier. Par contre, il est « le sens tout court, l’expression de ce qu’il y a tout simplement du sens, la position de la sphère du sens »²²². Dès lors, douter qu’il y ait du sens n’a proprement plus de sens, vu que dans cette configuration le doute « présuppose déjà l’affirmation de la sphère du sens »²²³. Si je doute, je doute en effet au nom d’un sens que je sais déjà lಲ⁴.

the self-understanding of the self in its inner antinomy. We have already heard that calls Tillich the absolute paradox that exists in the contingent self-understanding of the self in its own structure. By affirmation in its own negativity, the self comes to itself and to its truth. Doubt is for Tillich the wise realization of unconditioned certainty » (C. Danz, «Absolute Faith and the ‘God above God’: Tillich’s New Interpretation of God», Bulletin of the NAPTS 36 (2010), Nr. 2, S., p. 20). Et dans ce contexte, Tillich envisage la place de Dieu (au-dessus de Dieu): «Tillich understands the concept of God as a moment in the structure of subjectivity and a self-description of faith as happening of the self-understanding of the self in its inner structure. (…) God above God is nothing else than the self-description of faith and in that the self-understanding of the self in its inner structure of antinomy ». (C. Danz, Ibidem, p. 20). En n’anticipant pas sur la suite de l’œuvre, et notamment sur The Courage to Be, nous pouvons néanmoins mentionner que nous retrouverons d’intéressants prolongements de ces idées ultérieurement.  P. Tillich, « Justification et doute », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919-1931), Québec, PUL, 2012, p. 42.  Ibidem, p. 42.  Ibidem, p. 43.  Comme nous l’avons souligné, il est intéressant de voir que la notion de « sens » (sinn) fait une apparition remarquée dans le lexique tillichien, notamment dans le courant de la Première guerre mondiale. Cette apparition a été récemment analysée et travaillée par Ulrich Barth et Christian Danz, qui relèvent tous deux l’existence d’un changement (ou d’une transition) dans l’œuvre de Tillich (voir M. Boss, Du système de la liberté comme philosophie de la religion. La doctrine kantienne de l’autonomie et ses relectures chez Fichte, Schelling et Tillich, Québec, PUL, 2013, p. 467). Ce changement est entrepris « en dialogue critique avec la phénoménologie husserlienne et le néokantisme du sud-ouest », et aura pour conséquence interne à la théologie de Tillich une transition entre une théorie de la vérité absolue (de type idéaliste) et une théorie du sens (Sinntheorie). En résulteront des ouvrages comme System der Wissenschaften (1923) ou Religionsphilosophie (1925). Dans ce dernier ouvrage, Tillich écrira en effet, dans une partie consacrée à l’essence de la religion: « La signification est la caractéristique commune et l’unité

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La question se pose néanmoins de savoir comment un être conditionné comme l’est l’être humain peut entrer en contact avec l’inconditionné. À cette question, Tillich répond que « l’inconditionné ne peut être saisi autrement que dans la double direction du Oui et du Non sur le croyant. La religion de tout temps savait cela: mystiques et prophètes ne font qu’un là-dessus. Cette double direction signifie en effet que c’est l’inconditionné que j’expérimente, moi, le conditionné, le relatif, et que je fais l’expérience de ce à travers quoi je participe à son inconditionnalité, en dépit de ma propre relativité. L’expérience vécue de l’inconditionnalité a nécessairement un caractère paradoxal et, ce qui revient au même, a nécessairement le caractère de la foi; car la foi est l’affirmation du paradoxe absolu »²²⁵. Mais surtout, l’inconditionné signifie que tout existant porte en lui de manière paradoxale le sens « réalité absolue », que toutes les valeurs portent en elles de manière paradoxale le sens « valeur absolue », que tous les je portent en eux de manière paradoxale le sens « je absolu »; donc à travers l’existant, c’est ce par quoi l’existant est anéanti inconditionnellement et, en même temps, promu à une réalité inconditionnée; à travers les valeurs, c’est ce par quoi les valeurs sont dévaluées inconditionnellement et, en même temps, élevées à l’évaluation absolue; et à travers le je, c’est ce par quoi le je est broyé inconditionnellement et, en même temps, élevé à la signification absolue – c’est ainsi que se révèle le sens en soi, l’inconditionné, le paradoxe absolu²²⁶.

Concrètement, ceci peut être transposé dans les termes d’une certaine confiance (fiducia), sur laquelle le douteur se trouvera autorisé à prendre appui: « S’abandonner au sens du monde dans toute sa profondeur paradoxale, s’anéantir et s’élever de son fait, se laisser nier et affirmer, et avec soi tout le monde de l’être et des valeurs, telle est la fiducia dans la justification du douteur »²²⁷.

ultime de la sphère théorique et de la sphère pratique de l’esprit, des Gestalten scientifiques et artistiques, juridiques et sociales. La vérité spirituelle dans laquelle la Gestalt porteuse de l’esprit vit et agit est l’univers des significations » (voir P. Tillich, Philosophie de la religion (trad. F. Ouellet), Genève, Labor et Fides, 1971, p. 45). Toutefois, selon Marc Boss, ce passage ne signifie pas l’abandon du principe idéaliste lui-même, et cette idée peut être attestée par Tillich, fût-ce de façon indirecte dans son autobiographie « Aux Confins » (1936).  P. Tillich, « Justification et doute », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919-1931), Québec, PUL, 2012, p. 43.  Ibidem, p. 43-44.  Ibidem, p. 45.

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Chapitre 3. L’apologétique de la période berlinoise

Rapports à la théologie de la culture Dans le prolongement de ce qui précède, la troisième partie du texte « Justification et doute » s’intitule: « Le paradoxe absolu comme principe de la théologie et de la culture ». On peut donc légitimement penser que Tillich va introduire la théologie du paradoxe pour « trouver sous l’apparent conflit des éléments de la culture un principe d’unité, dans lequel la désunion est surmontée »²²⁸. Cette relation intime entre la théologie du paradoxe et ce que Tillich appelle la même année « théologie de la culture », est clairement exprimée par Christian Danz, lorsqu’il écrit: « Also, in Rechtfertigung und zweifel, it is a matter of foundational theological principle, which at the same time could serve as a principle of a theology of culture »²²⁹. On ressent donc une grande proximité entre les deux démarches, une proximité qui se joue au niveau du principe théologique. Ce principe théologique, c’est le paradoxe absolu. Et ce dernier entraîne une série de conséquences décisives, qui vont ouvrir la possibilité de la « théologie de la culture ». C’est en effet le paradoxe absolu qui va permettre que l’opposition de la religion et de la culture soit surmontée. De fait, il ne s’agira plus d’opposer simplement la foi religieuse à la pensée profane, ou bien la certitude à ce qui relèverait du problématique et du contingent, mais de faire en sorte que, « sur le terrain commun de l’affirmation croyante du paradoxe absolu, se développe ici comme là une conviction conditionnée et pourtant pleine de contenu ». Tel sera bien le paradoxe: tenir ensemble le relatif (de la conviction conditionnée) et l’absolu (du contenu de cette conviction). Dans ce contexte, « les convictions peuvent être opposées l’une à l’autre et se livrer combat, mais comme luttant à forces égales »²³⁰. Cela signifie que la conviction qui prendra forme à partir de contextes religieux particuliers ne pourra plus se prévaloir de l’absoluité de la foi, et que la conviction qui sera née dans des contextes profanes ne pourra plus revendiquer exclusivement l’autonomie de la pensée. Comme l’écrit Tillich, « les deux doivent se situer sous le paradoxe absolu, afin d’avoir le sol sous les pieds et les deux doivent se présenter sous des formes autonomes, afin de devoir être valides comme convictions. Mais par-là, l’opposition des sphères profane et

 Ibidem, p. 54.  C. Danz, «Absolute Faith and the ‘God above God’: Tillich’s New Interpretation of God», Bulletin of the NAPTS 36 (2010), Nr. 2, S., p. 19-20. On peut ici s’interroger sur le fait de savoir si le principe théologique fondamental n’est pas celui de la foi ? (de la « foi fondamentale », comme la nomme Tillich dans Le courage d’être). C’est la foi pure, sans objet, qui est la profondeur de l’esprit source de toute culture. C’est de cela qu’il s’agit dans ce texte « Justification et doute ».  P. Tillich, « Justification et doute », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919-1931), Québec, PUL, 2012, p. 53.

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sacrée est, en principe, dépassée. Tout est profane, c’est-à-dire fondé de manière autonome, et tout est religieux, c’est-à-dire placé sous le paradoxe absolu »²³¹. Or, il faut ici bien voir deux choses. Tout d’abord, Tillich fait référence au « terrain commun » par lequel il détermine habituellement la notion d’apologétique. Cela pourrait signifier que l’apologétique n’est plus pour lui, en 1919, constituée par la raison (cour d’appel chargée trancher le conflit entre tenants et opposants du christianisme), mais par l’affirmation croyante du paradoxe absolu, dont Tillich précise qu’il n’oppose plus la foi religieuse et la pensée profane. Ensuite, il faut aussi bien voir que ce que Tillich nous propose ci-dessus est

 Ibidem, p. 53. Cette manière d’envisager les rapports entre le Oui et le Non du paradoxe absolu pose la question, centrale chez Tillich, du kairos, et avec elle de la philosophie de l’histoire. Il s’agira alors pour lui de montrer qu’une philosophie de l’histoire doit répondre à une exigence plus grande que celle consistant simplement à se revendiquer d’une « logique de la science historique ». Tillich l’écrira dans son article « Kairos » de 1922: « Les idées que voici veulent exhorter à penser l’histoire de manière consciente, à éveiller une conscience de l’histoire qui plonge ses racines dans les profondeurs de l’inconditionné, une conscience dont les concepts s’alimentent à la source première de l’esprit humain, et dont l’ethos consiste en une responsabilité inconditionnée envers le moment présent ». (Voir P. Tillich, « Kairos I », in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919-1931), Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 115). Ce qui ressort de cette position, c’est encore une fois la tentative tillichienne d’unir, de manière vivante et dialectique, les deux moments de l’absolu et du relatif. Sur cette question, Christian Danz résume parfaitement la position tillichienne: «Tillich développe sa philosophie de l’histoire à partir d’une confrontation critique avec ce qu’il nomme le type absolu et le type relatif de la philosophie de l’histoire. Tandis que les formes de la philosophie absolue de l’histoire identifient l’inconditionné saisi dans une théorie du sens – c’est-à-dire le rapport à la réalité – avec une forme religieuse ou culturelle déterminée, ce qui maintient un élément absolu dans le concept d’histoire, les formes de la philosophie relative de l’histoire renoncent au moment de l’inconditionné et parviennent ainsi à une mise en valeur uniforme et universelle de tous les phénomènes, sur la base d’un sens historial capable de se mettre au diapason de chaque phénomène singulier. Les deux types de philosophie de l’histoire aboutissent selon Tillich à la suppression de l’histoire, soit qu’ils identifient l’inconditionné avec une réalité conditionnée au contenu déterminé (le type absolu), soit qu’ils renoncent à un sens de l’histoire en faisant abstraction du rapport de la conscience à l’inconditionnalité. Aucun de ces deux types de philosophie de l’histoire ne conduit par conséquent à une conscience historiale adéquate. Une confrontation constructive avec les insuffisances de ces deux types fondamentaux de philosophies de l’histoire doit donc répondre à cette double exigence: unir la tension absolue à l’universalisme de l’interprétation relative ». (voir C. Danz, « L’éthique comme philosophie de l’histoire », in Ethique sociale et socialisme religieux, Actes du XVe Colloque international Paul Tillich (Toulouse 2003), Münster, Lit Verlag (coll. Tillich-Studien, Band 14), 2005, p. 9-10). Or, comment résout-il la tension ? Justement à partir du concept de religion. Lui seul, en effet, possède la capacité d’articuler les deux mouvements, c’est-à-dire d’établir « un lien entre le rapport de la conscience à l’inconditionnalité et la référence aux formes culturelles de la conscience ».

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exactement ce qui correspond au programme de la théologie de la culture. Il y fait d’ailleurs une référence explicite directement après, en renvoyant à la publication prochaine de sa conférence de Berlin « Sur l’idée d’une théologie de la culture ». Dans la théologie de la culture, en effet, « le déploiement du contenu religieux est présent dans toute création de la culture, (et) le déploiement de la révélation du paradoxe absolu l’est, somme toute, dans le processus spirituel »²³². Ce qui fait dire à Tillich que la théologie du paradoxe remplit aussi « le mandat de trouver sous l’apparent conflit des éléments de la culture un principe d’unité, dans lequel la désunion est surmontée »²³³. Tillich donne enfin une dernière indication sur la nature de ce paradoxe absolu. Pour cela, il commence par dire que la notion de paradoxe, telle qu’il la comprend, ne doit pas être comprise comme une erreur logique qui serait à corriger, mais comme un processus plus profond, celui de « l’unité de l’identité et de la différence, du rationnel et de l’irrationnel, de l’essence et de la contradiction »²³⁴. Toutefois, il précise aussitôt que les termes de l’alternative constituant le paradoxe importent moins que ce qu’ils représentent aux yeux du paradoxe absolu, à savoir une simple formule, qui « n’atteint que l’écorce du paradoxe absolu », mais qui est néanmoins « nécessaire pour prévenir un mauvais emploi, intellectuel ou ascétique, de ce concept »²³⁵. Dès lors, Tillich peut écrire que c’est au-dessus de cette formulation, « comme au-dessus de toute raison, que la foi s’élève, celle qui saisit l’inconditionné lui-même, le paradoxe absolu ». Cette dernière indication entend donc identifier le paradoxe absolu et l’inconditionné. Ceci posé, nous pensons qu’il nous faut maintenant faire un détour par la conférence de 1919 « Sur l’idée d’une théologie de la culture », afin de montrer que l’intuition de Tillich, que nous venons de développer à partir de ce qu’il dit de la théologie de la culture dans « Justification et doute », trouve une correspondance avec ce que nombre de commentateurs considèrent comme le « programme » de la théologie tillichienne écrit la même année. Si l’on remonte en effet le fil de la conférence, pour voir ce qui a conduit Tillich à prendre position, de quoi s’agit-il? Quel est l’enjeu de la conférence? Le motif principal, qui est en quelque sorte à l’origine du texte, réside dans l’attaque du monde culturel contre la religion, cette dernière cédant de plus en plus de terrain sous les attaques répétées de l’autonomie des différentes sphères de la culture.

 P. Tillich, « Justification et doute », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919-1931), Québec, PUL, 2012, p. 53.  Ibidem, p. 54.  Ibidem, p. 54.  Ibidem, p. 55.

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L’autonomie eut ainsi peu à peu raison de l’ancienne domination qu’exerçaient l’Église et la religion sur la culture de leur temps. Cette situation poussa l’Église à reconnaître l’existence d’une société sécularisée, et dès lors à repenser les rapports traditionnels existants entre la religion et la culture. L’enjeu était en effet vital pour la religion, battue en brèche de toutes parts, et qui n’a plus d’autre choix que de se justifier à nouveaux frais pour tenter de subsister dans les tourments de son époque. Or, ces attaques – Tillich le rappelle souvent – sont celles de l’autonomie moderne contre l’hétéronomie religieuse. Face à cette situation, Tillich ne veut surtout pas défendre cette hétéronomie, tout au contraire. Il approuve lui-même, comme théologien, l’autonomie de la culture (science, politique, éthique, etc.). Voilà, bien concrètement, en quoi consiste le terrain commun avec l’adversaire, si cher à la démarche apologétique. À partir de là cependant, Tillich va lui-même attaquer, et son attaque portera précisément sur l’autonomie autosuffisante, c’est-à-dire cette autonomie sans substance spirituelle, sans profondeur. Il faut bien voir que nous sommes alors au cœur de la problématique de l’apologétique. D’ailleurs n’est-ce pas d’elle dont parle Tillich lorsqu’il écrit, à la fin de sa conférence programmatique: la théologie, qui est depuis presque deux cents ans contrainte dans la situation infortunée, mais inévitable, d’un avocat qui défend finalement une position insoutenable et qui est obligé d’abandonner une position après l’autre, doit de nouveau passer à l’attaque, après avoir abandonné le dernier résidu de sa position intenable, culturellement hétéronome. Elle doit combattre sous la bannière de la théonomie, et elle triomphera sous cette bannière, non pas de l’autonomie de la culture, mais de la profanation, du vide et de la décomposition de la culture en cette dernière époque de l’humanité²³⁶.

Dans cette perspective, Tillich va organiser son raisonnement en différentes étapes: tout d’abord, en repensant le statut épistémologique de la théologie, afin de l’éloigner des soupçons liés à l’hétéronomie; ensuite, en réexaminant les rapports entre la religion et la culture, notamment à partir des catégories de forme (Form) et de contenu (Gehalt); enfin, en développant le programme d’une véritable théologie de la culture, dans laquelle nous verrons la place qu’il réserve à la figure du paradoxe, dont nous avons déjà pu mesurer l’importance jusqu’à présent.

 P. Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », in P. Tillich, La dimension religieuse de la culture, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1990, p. 48. Nous soulignons cette expression: « passer à l’attaque ».

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Le statut épistémologique de la théologie Pour procéder à ce réexamen du statut épistémologique de la théologie, Tillich n’hésitera pas à mettre de l’ampleur dans son raisonnement, en envisageant rien de moins qu’une présentation des « différents degrés dans la science »²³⁷. Après avoir opéré une distinction fondamentale entre les sciences expérimentales (c’est-à-dire objectives et empiriques) et les sciences systématiques de la culture (aussi appelées sciences de l’esprit), Tillich va se centrer sur l’étude de ces dernières, dans lesquelles « le point de vue du systématicien va faire partie de cela même dont il parle »²³⁸. Il précisera encore sa pensée en distinguant, au sein des sciences de l’esprit, trois dimensions constitutives: « la philosophie de la culture, qui s’intéresse aux formes universelles, à l’a priori de toute culture; la philosophie de l’histoire des valeurs culturelles qui, par l’abondance des réalisations concrètes [qu’elle prend en considération], constitue la transition entre les formes universelles et le point de vue de l’individu particulier, et qui justifie du même coup ce dernier; et finalement la science normative de la culture, qui dote le point de vue concret d’une expression systématique »²³⁹. Sans rentrer ici dans les détails de chacun de ces aspects (aspect critique pour la dimension philosophique, aspect de réception pour la dimension historique, et aspect de construction pour la dimension systématique), il nous faut toutefois noter qu’ils « se réalisent dans les différentes sphères de la culture », comme par exemple dans l’art, et bien sûr dans la religion, pour ce qui nous occupe ici. Dans le cas précis de la religion, Tillich fait de la théologie « la partie systématique ou normative de la religion » (elle correspond donc à une des trois parties des sciences de la religion), et lui donne pour mission « d’esquisser un système normatif de la religion, à partir d’un point de vue concret, sur la base des catégories philosophiques de la religion, et en ancrant le point de vue individuel dans le point de vue confessionnel, dans celui de l’histoire générale des religions, ainsi que dans celui de l’histoire de l’esprit en général »²⁴⁰. Cette définition de la théologie comme science normative de la religion n’a pas un intérêt purement formel, au contraire. Une telle manière de faire conduit en fait

 M. Lobo Bustamante, « Le statut épistémologique de la théologie selon Paul Tillich dans sa conférence de 1919 ‘‘über die Idee einer Theologie der Kultur’’ », in J.-P. Delville (dir.), L.L. Christians, P. Cornu, W. Lesch, G. Van Oyen, Mutations des religions et identités religieuses, Paris, Mame Desclée, 2012, p. 345.  P. Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », in P. Tillich, La dimension religieuse de la culture, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1990, p. 31.  Ibidem, p. 32.  Ibidem, p. 32.

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Tillich à s’éloigner de l’hétéronomie religieuse. Ce qui est en effet mis en jeu, c’est une « épistémologie dynamique »²⁴¹, qui offre en même temps une « fonction critique », permettant « l’élaboration d’un appareil catégoriel pour juger de la pertinence d’un système normatif »²⁴². Autrement dit, la normativité de la théologie, telle que la comprend Tillich, n’a plus rien à voir avec les soupçons d’hétéronomie qui pouvaient lui être faits par l’autonomie culturelle. Elle propose en effet « une façon de concevoir les choses que l’on accepte comme vraies aujourd’hui, mais en sachant que la vérité est sans cesse en train d’être découverte, en articulation avec le dynamisme de l’histoire »²⁴³. Dans cette perspective historique, il devient impossible de présenter la connaissance théologique de manière hétéronome, comme s’imposant d’en-haut, déjà construite une fois pour toutes, à des humains qui n’auraient d’autre alternative que de l’adopter ou de la refuser.

La question des rapports entre la religion et la culture Après cet examen du statut épistémologique de la théologie et dans son prolongement, Tillich va procéder à l’examen de la « religion », et par la suite, à l’examen des rapports que ce concept de religion peut entretenir avec la culture. Cette polarité entre la religion et la culture se vivait à cette époque sur le mode du conflit, car la culture avait de plus en plus tendance, sous l’effet du puissant mouvement des Lumières, à s’émanciper des vétilles religieuses. Frappé par ce constat, Tillich va tenter d’y faire face. On peut même penser que ce fut l’un des motifs principaux qui motiva et commanda ensuite sa démarche théologique tout entière. Pour cela, il va redéfinir les contours de la religion en affirmant d’abord ce qu’elle n’est pas. Ainsi, la religion n’est « pas rattachée à une fonction psychique particulière »²⁴⁴, elle n’est pas non plus un sentiment, ni « un principe à côté des autres »²⁴⁵ dans la vie de l’esprit, et la raison de ces négations tiennent à la nature même de la religion. Dans la mesure, en effet, où toute conscience

 M. Lobo Bustamante, « Le statut épistémologique de la théologie selon Paul Tillich dans sa conférence de 1919 ‘‘über die Idee einer Theologie der Kultur’’ », in J.-P. Delville (dir.), L.‐L. Christians, P. Cornu, W. Lesch, G. Van Oyen, Mutations des religions et identités religieuses, Paris, Mame Desclée, 2012, p. 348.  Ibidem, p. 348.  Ibidem, p. 347.  P. Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », in P. Tillich, La dimension religieuse de la culture, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1990, p. 34.  Ibidem, p. 35.

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religieuse possède un caractère absolu, une telle approche de la religion n’est pas possible. De plus, une telle manière de concevoir la religion, comme sphère particulière à côté des autres sphères, aurait des conséquences dommageables sur l’autonomie. Tillich sera très clair à ce sujet: « L’autonomie de la vie de l’esprit est en danger, sa suppression est même possible, aussi longtemps que d’une façon quelconque un dogme revendique à côté de la science, une ‘‘communauté’’ à côté de la société, une Église à côté de l’État, la jouissance exclusive d’une sphère déterminée »²⁴⁶. En effet, si l’on tient compte de la dimension absolue qui habite au cœur de toute conscience religieuse (cette dernière ne devant théoriquement connaître aucune limite dans son champ d’application) et du périmètre forcément limité dans lequel s’inscrit l’influence religieuse dans les différentes « provinces de la vie de l’esprit », on en arrive nécessairement à la situation intenable d’une « double vérité »²⁴⁷ (qui se décline ensuite sous la forme d’une « double moralité, d’un « double droit »). C’est donc dans l’intérêt commun de la sphère religieuse et de l’autonomie de la sphère profane que Tillich va revisiter le concept de religion. Le nouveau concept de religion sera envisagé comme « l’expérience de l’inconditionné, c’est-à-dire comme l’expérience de la réalité absolue sur la base de l’expérience du néant absolu ». L’apparition du terme « inconditionné » peut à première vue sembler mystérieuse, mais Tillich va le déployer, en indiquant que: « Ce n’est pas un être, ce n’est pas la substance, ce n’est pas la totalité de ce qui est. C’est, pour employer une formule mystique, l’au-delà-de-l’être (Überseiende), lequel est en même temps le rien absolu et le quelque chose absolu »²⁴⁸. On passe alors du registre des « réalités de l’être » au registre des « réalités de sens », et même de sens ultime. Avec cette nouvelle manière de parler de la religion, comme orientation vers l’inconditionné, Tillich va en effet retrouver une attitude offensive à l’égard des attaques du monde culturel. De fait, au lieu de reculer sans cesse face à elles, en abandonnant une à une les positions qu’elle occupait auparavant (en se particularisant et en se réduisant toujours davantage à mesure des attaques), la religion va retrouver un nouveau dynamisme et une nouvelle vitalité. Il en résultera d’une part, l’impossibilité d’envisager la religion comme un objet ou comme une fonction particulière de la vie de l’esprit (cette situation provenant du fait que l’expérience religieuse fondamentale nie toute sphère de la connaissance et l’affirme à travers la négation, empêchant dès lors une « connaissance religieuse particulière »), mais aussi d’autre part, la nécessité

 Ibidem, p. 35.  Ibidem, p. 35.  Ibidem, p. 36.

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pour la science et pour les sphères de la culture de se situer au-delà d’une autonomie auto-suffisante, dépourvue de profondeur, pour se situer sous la bannière de la « théonomie ». Il faut noter par ailleurs que le concept de théonomie est intéressant, car il est intimement lié à la notion de paradoxe, dont nous avons déjà pu mesurer l’importance dans les chapitres précédents. C’est ainsi qu’à propos de la théonomie de l’expérience religieuse, Tillich écrira qu’elle est « elle-même paradoxale »²⁴⁹, ce qui aura pour résultat, par exemple pour ce qui concerne l’éthique, de la maintenir totalement autonome, indépendante de toute influence hétéronome, mais également « théonome au sens de l’expérience religieuse fondamentale ». Dès lors, aucun conflit ne pourra plus être envisagé, car les niveaux de signification ne seront plus les mêmes, mais le paradoxe d’une dimension de profondeur (ou de transcendance) au cœur de la réalité (ou de l’immanence) devra être tenu. Tel est l’enjeu du concept de théonomie.

Le déploiement d’une théologie de la culture Après avoir présenté le concept de religion qui était préalable au déploiement d’une théologie de la culture (c’est-à-dire à une analyse théologique de la culture), Tillich va maintenant déployer cette théologie de la culture en tenant compte de deux notions centrales: la forme (Form) et le contenu (Gehalt). Dans le prolongement de ce qu’il vient d’énoncer à propos de la théonomie, Tillich va développer la thèse selon laquelle « l’autonomie des fonctions de la culture est fondée dans leur forme, dans les lois de leur exercice, alors que la théonomie est fondée dans leur contenu (Gehalt), dans la réalité qui, à travers ces lois, vient à l’expression ou à la réalisation »²⁵⁰. Il y a là une différence fondamentale, qui amènera Tillich à affirmer que « plus la forme sera prédominante, et plus l’autonomie sera grande; plus le contenu prévaudra, plus la théonomie sera grande »²⁵¹. Cette manière de concevoir les fonctions de la culture a ceci de particulier qu’elle préserve la dimension de l’autonomie bien plus que celle de l’hétéronomie. L’hétéronomie serait en effet valorisée dans l’hypothèse où on chercherait à appréhender le contenu indépendamment de la forme. Or, cette possibilité n’est pas possible pour Tillich, car il n’y a pas contenu sans forme, de la même

 Ibidem, p. 36.  Ibidem, p. 36-37.  Ibidem, p. 37.

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manière qu’il n’y a pas de forme sans contenu. Il écrira alors, décrivant en cela la tâche de la théologie de la culture: La révélation du contenu prépondérant consiste alors en ceci, que la forme devient toujours plus insuffisante, que la réalité, dans sa plénitude débordante, fait éclater la forme qui doit la retenir; et pourtant ce débordement et cet éclatement sont eux-mêmes encore une forme. La tâche d’une théologie de la culture est de poursuivre et d’exprimer ce processus dans tous les domaines et toutes les créations de la culture. Non pas cependant du point de vue de la forme – ce serait la tâche de la science de la culture en question – mais du point de vue du contenu, comme théologie de la culture et non pas comme systématique de la culture²⁵².

Tillich va maintenant aller plus loin dans le développement de sa théologie de la culture. Il va en effet, grâce à elle, établir une typologie des grandes créations de la culture, et ce « du point de vue religieux réalisé en celles-ci »²⁵³, pour réaliser le grand projet (dont Tillich précise tout de même le caractère idéal) d’une « culture toute pénétrée de religion ». Par là, on voit que s’il préserve bien l’autonomie de la culture au détriment de l’hétéronomie religieuse, ce n’est nullement au détriment de la religion elle-même. Tout au contraire, il s’agit bien plutôt pour lui de faire se rejoindre bien plus qu’auparavant la culture et la religion, en tentant de dégager le contenu religieux qui demeure toujours dans chacune des créations culturelles. Pour se faire, il faut pouvoir établir comment et avec quelle intensité le contenu apparaît dans les réalités religieuses. À cet effet, Tillich propose une classification fondamentale tripartite: « la création culturelle typiquement profane et formelle, la création culturelle typiquement religieuse où le contenu prédomine, et la création culturelle typiquement bien équilibrée, harmonieuse ou classique »²⁵⁴. Bien sûr, cette classification ne se veut pas verrouillée, fermée à des degrés intermédiaires, mais elle représente au moins un cadre clair à partir duquel chaque création culturelle pourra être analysée. Sur la base de cette typologie, le théologien de la culture va exercer son point de vue. Toutefois, il ne s’agira pas pour lui d’intervenir sur la forme des créations. Ce n’est tout simplement pas son domaine, et une telle intervention serait justement perçue comme le retour d’une forme d’hétéronomie. En d’autres termes,

 Ibidem, p. 37.  Ibidem, p. 37.  Ibidem, p. 38.

Rapports à la théologie de la culture

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le théologien de la culture, comme tel, n’est producteur ni dans le domaine des sciences, ni dans celui de la morale, du droit ou de l’art. Mais il prend une attitude critique, négative et affirmative, face aux productions autonomes de la culture, sur la base de son point de vue théologique concret. (…) Il peut reprocher à la culture existante de ne rien trouver dans ses créations qu’il pourrait reconnaitre comme l’expression du contenu vivant qui y palpite²⁵⁵.

Mais sa tâche ne se limite pas seulement à pointer du doigt les insuffisances qu’il serait amené à constater. Il peut en effet aussi avoir une attitude constructive, et « indiquer de façon tout à fait générale la direction dans laquelle il voit l’accomplissement d’un système de culture vraiment religieux, mais il ne peut pas produire lui-même le système »²⁵⁶. Il faut encore noter que cet accomplissement du système de la culture dont parle ici Tillich revêt une signification systématique, car le théologien de la culture peut, à partir du contenu, « porter à l’expression l’unité englobante des fonctions culturelles. (…) Par là il peut contribuer à réaliser l’unité de la culture à partir du contenu, de la même façon que le philosophe à partir des formes pures que sont les catégories »²⁵⁷. Ce qui est décisif dans cette manière de présenter les objectifs de la théologie de la culture, c’est que les oppositions traditionnelles entre la religion et la culture (qui en elles-mêmes sont destructrices de la culture) se trouvent évacuées. Tillich n’hésitera pas alors à parler de « synthèse de la culture »²⁵⁸, opérant ainsi une tâche qui lui semble bel et bien requise par son époque. Nous ne revenons ici que brièvement sur les exemples dont va se servir Tillich pour montrer la fécondité de son approche. Aussi n’en prendrons-nous qu’un seul qui nous paraît le plus représentatif de l’intention de son projet. Cet exemple, Tillich le puise dans l’art, et spécialement dans le courant de l’expressionisme. Dans cette forme d’art pictural, le contenu religieux vient briser la forme, littéralement la faire « éclater », mais tout en aspirant paradoxalement à la forme. S’il se contentait de briser la forme, le contenu religieux réaffirmerait la toute-puissance de l’hétéronomie, alors que ce qui se joue dans l’expressionisme, c’est une forme de théonomie, c’est-à-dire un double mouvement (le oui et le non) de destruction de la forme et d’institution de la forme, cette dernière se retrouvant alors en tension, exprimant le dynamisme qui vit en son sein. Bien entendu, d’autres domaines que le champ artistique sont également visé par la théologie de la culture, citons ainsi l’ensemble des fonctions culturelles, parmi lesquelles on retrouve tout le domaine de la science, mais également le champ

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

39. 39. 39. 39.

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Chapitre 3. L’apologétique de la période berlinoise

des valeurs pratiques, de l’éthique individuelle ou sociale, ou encore tout le champ des conceptions de l’État.

La théologie de la culture dans son rapport à l’Église À partir de sa présentation de la théologie de la culture, on serait tenté de demander à Tillich ce qu’il compte faire de la théologie d’Église, et comment il va se positionner par rapport aux attentes et aux caractéristiques propres de cette dernière? La question pourrait alors se résumer à celle-ci: « Dans quelle mesure y a-t-il encore une sphère particulière du sacré? ». À cet égard, la réponse de Tillich sera dans la droite ligne de ce qu’il a énoncé jusqu’à présent: « La réponse doit venir du rapport de polarité qui subsiste entre le moment profane et le moment religieux de la ligne de la culture; en réalité, ils ne sont nulle part séparés l’un de l’autre, mais ils sont distingués in abstracto, et cette distinction est l’expression d’une nécessité psychologique universelle »²⁵⁹. Cette nécessité s’exprime à travers notre faculté à séparer des choses qui sont unies dans la réalité. Dès lors, « pour que nous puissions, d’une quelconque manière, expérimenter le sacré comme distinct du profane, nous devons le faire ressortir et le concentrer dans une sphère particulière de la connaissance, de l’adoration, de l’amour, de l’organisation »²⁶⁰. Toutefois, cette manière de comprendre la réalité ne satisfait nullement Tillich, qui n’entend justement pas séparer le sacré du profane. C’est tout le sens de sa théorie de la forme et du contenu qui se retrouve ici mise en jeu. Néanmoins, dans une situation, où nous assistons à la constitution d’une sphère profane et autonome de plus en plus puissante, qui se construit en opposition à la sphère du sacré, il est inévitable que ce dernier se constitue à son tour de cette manière. Mais Tillich poursuit son propos en ouvrant une issue possible à cette situation. Il pose en effet trois issues possibles pour le théologien d’Église, dont une seule offre la possibilité de rapports positifs avec la théologie de la culture: Il y a trois attitudes possibles que le théologien d’Église peut prendre face à la culture. Il peut la récapituler sous le concept de « monde » et la confronter au « Royaume de Dieu » qui est réalisé dans l’Église. Cela a pour conséquence que les fonctions spécifiquement religieuses de la culture, pour autant que l’Église les exerce, participent à l’absoluité du principe religieux. (…) À partir de cette prise de position typiquement catholique, il ne peut y avoir de voie vers la théologie de la culture. La deuxième prise de position est la vieille attitude protestante, dans laquelle l’Église, le culte et l’éthique sont remis en liberté, perçus

 Ibidem, p. 44.  Ibidem, p. 44.

Rapports à la théologie de la culture

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dans leur relativité, mais où le lien cognitif, la connaissance absolue comme révélation supranaturelle est retenue. C’est depuis l’Aufklärung que cette prise de position est ébranlée; en effet, elle est fondamentalement inconséquente. (…) La tâche de la théologie protestante présente et à venir est de parvenir à la troisième attitude.²⁶¹

Cette troisième voie peut seule, en effet, entrer dans un rapport positif avec la théologie de la culture. Dans ses rapports avec celle-ci, cette troisième attitude de la théologie d’Église devra tenir une triple exigence: tout d’abord, elle distinguera clairement l’actualité religieuse de la potentialité religieuse, c’est-à-dire de la culture religieuse et du principe religieux; ensuite, « elle adjugera le caractère de l’absoluité seulement au principe religieux, et à aucun moment particulier de la culture religieuse, même pas au moment historiquement fondateur »²⁶²; et enfin, elle éloignera son principe religieux d’une conception abstraite, tout en prenant garde de ne pas laisser sa réalisation concrète « à chaque mode du développement culturel ». Elle s’efforcera ainsi d’assurer une continuité ecclésiastique certes en réforme permanente, mais certainement pas en révolution par rapport à son donné préalable. De son côté, le théologien de la culture apparaît inévitablement comme ayant moins de contrainte. Il n’a en effet aucun intérêt à la « continuité ecclésiastique ». Comme l’écrit Tillich, « il se trouve libre dans le mouvement vivant de la culture (…). Il vit sans doute aussi sur le sol d’une détermination concrète -, car on ne peut vivre que dans le concret, mais en tout temps, il est prêt à élargir, à modifier ce concret ». Cette situation, bien que plus confortable, n’en est pas moins dangereuse. Le risque consiste en effet pour le théologien de la culture à se confondre avec l’esprit de la culture ambiante, en devenant une sorte de « prophète religieux suivant « les modes d’un développement culturel incertain, divisé »²⁶³. Dès lors, on le voit, les rapports entre la théologie d’Église et la théologie de la culture reposent sur une « complémentarité mutuelle », par rapport à laquelle Tillich ne cherche pas à établir une unité définitive (reconnaissant en cela le libre épanouissement de chaque démarche), mais seulement le refus d’une opposition de principe entre ces deux sphères. En tout cas, une opposition réelle n’est plus possible au moment où le théologien de la culture reconnait la nécessité du point de vue concret, dans sa continuité, et où le théologien d’Église reconnait la relativité de chaque forme concrète par rapport à l’absoluité exclusive du principe religieux lui-même²⁶⁴.

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 45-46. p. 46. p. 46. p. 46.

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Chapitre 3. L’apologétique de la période berlinoise

Ainsi l’Église reçoit-elle, dans le cadre d’une théologie de la culture, une place bien particulière qui lui redonne une place et une signification nouvelles, là où son rôle et son importance étaient peu à peu appelés à disparaître. L’Église apparaît en effet comme « le cercle qui est idéalement chargé, par la création d’une sphère spécifiquement religieuse, de ne pas laisser au hasard les éléments religieux vivant dans la communauté culturelle, de les rassembler, de les concentrer en théorie et en pratique, et d’en faire un facteur plein de force, même le plus fort, qui supporte tout »²⁶⁵. En développant une telle conception de l’Église, ainsi que les concepts de théonomie et de théologie de la culture, Tillich rejoint ses objectifs d’une apologétique de l’attaque. Loin en effet de laisser s’enfoncer l’Église et la théologie dans leur isolement, il leur offre la possibilité de repartir à la conquête de nouvelles positions, d’adopter à nouveau une attitude offensive à l’égard de la culture de leur temps, tout en la prenant au sérieux et en lui offrant la possibilité du « terrain commun » si cher à la démarche apologétique.

Conclusion Une évolution globale de la démarche théologique Nous avons montré les évolutions qui différenciaient les deux contextes de 1913 et de 1919, tout en montrant aussi les continuités persistantes entre les deux époques. De ce fait, nous avons montré notre accord avec la position de Jean Richard, qui reconnaissait un « nouveau départ » pour la pensée théologique de Tillich à partir de 1919. En effet, les enjeux théologiques changent durant cette période. Il s’agit avant toute chose de comprendre ce qui a pu produire le chaos dans lequel la civilisation européenne s’est enlisée avec la Première guerre mondiale. Cette tâche exige de la part de la théologie qu’elle se décentre d’un ecclésiocentrisme dépassé, pour s’intéresser à la situation spirituelle de son époque. Défend-elle, en effet, le seul point de vue de l’éternité, ou doit-elle également se risquer à prononcer sur la société et sur le monde qui l’entoure une parole vive? C’est l’une des questions que l’on ne peut pas ne pas se poser à la lecture des textes de Tillich. Toutefois, par rapport à cette question, Tillich opte résolument pour la seconde hypothèse, en arguant que la théologie doit comprendre le monde dans lequel elle vit en lui donnant la parole, en écoutant ses revendications, ses

 Ibidem, p. 47.

Conclusion

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attentes, mais également ses résistances et ses refus. La théologie doit alors s’engager à ne plus cloisonner la religion et la culture dans un face-à-face stérile, mais à faire en sorte que les deux se regardent et s’écoutent mutuellement. Cela suppose pour la théologie un respect de la sphère de la culture, et la reconnaissance de son autonomie. D’un point de vue ecclésial, on sent que la démarche est ici moins stratégique, qu’elle ne pouvait l’être en 1913, où l’enjeu consistait clairement à ramener les personnes éduquées (Gebildeten) sur le sol de l’Église d’où ils étaient partis. C’est là le principal changement entre les deux époques: un changement d’orientation dans le but général de la démarche théologique. À ce stade, on peut donc avaliser le fait que le changement remarqué par Jean Richard est effectivement perceptible au niveau de la « démarche théologique » globale de Tillich: problèmes nouveaux, nouveaux acteurs, nouveau contexte socio-économique (notamment avec la masse prolétarienne), nouvelles attentes,… Toutefois, qu’en est-il au niveau de la problématique de l’apologétique? A-t-elle suivi la même évolution, ou se situe-t-elle plutôt dans un mouvement de continuité?

La question de l’apologétique Si l’on cherche maintenant à qualifier l’apologétique qui se dessine sur cette période de six années, il faut d’abord bien voir que ce qui est mis en jeu dans les deux textes de 1913 (tant au niveau d’une apologétique pratique que d’une apologétique théorique), c’est avant tout une certaine manière de faire de la théologie. Cette manière, faute de mieux, nous l’avons appelée « justification ». Il s’agit en effet pour la théologie de justifier son droit à l’existence, c’est-à-dire sa méthode, sa visée, ses prétentions, bref son droit à être qui elle est (ou qui elle prétend être), dans un monde qui lui devient hostile. De fait, il faut bien voir qu’à cette époque, la théologie est attaquée de toutes parts à partir de la société moderne, qui l’accuse de ne pas entendre les revendications d’une autonomie devenue de plus en plus puissante, et de se réfugier dans un langage abstrait, pour ne pas dire abscons, qui ne parle en tout cas plus aux personnes éduquées. Ces dernières se détournent en effet de tout ce qui touche de près ou de loin à un discours religieux institué ou à la fréquentation d’une église, tout en gardant néanmoins souvent une certaine sensibilité religieuse, ou une affinité avec le type de problématique traitée par la religion. Dès lors, la théologie n’a plus d’échappatoire: soit elle reste dans le statut quo d’un entre soi confortable, mais néanmoins de plus en plus ébranlé par les requêtes extérieures (mais aussi intérieures), soit elle se met en quête d’une parole vive, qui parle à nouveau à l’intelligentsia de son époque.

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Chapitre 3. L’apologétique de la période berlinoise

On a bien vu que Tillich se situait clairement dans la seconde hypothèse, et que toute sa démarche consistait à actualiser et à rendre à nouveau audible (et surtout crédible) la proclamation ecclésiale pour son époque. Nous sommes alors en 1913, et Tillich va donc agir sur le double registre du pratique et du théorique. D’un point de vue pratique, il va plaider pour la création du poste d’apologète ecclésial, dont on a vu qu’il était cet acteur chargé de comprendre le monde qui l’entoure tout en lui proposant un sens nouveau: un sens porté par l’Évangile et soutenu par la communauté ecclésiale. Il ne fait guère de doute pour nous que Tillich va alors vouloir que le message chrétien soit présenté (justifié) autrement, sur le terrain commun d’une raison partagée avec ceux du « dehors », c’est-à-dire avec les personnes éduquées qui se sont éloignées de la sphère ecclésiale. Les deux côtés (comprenant les gens du dedans et les gens du dehors) partagent en effet la même raison, le même sol culturel, connaissent les mêmes questions et la même condition. C’est donc sur ce plan de la raison commune qu’il va falloir présenter la foi chrétienne, la « justifier » à nouveau. D’un point de vue théorique cette fois, Tillich va inscrire la théologie dans le registre scientifique, en lui donnant une place dans le système général des sciences. De nouveau, nous pensons que si telle est bien son intention, c’est avant tout pour lui donner une « justification » qu’elle est en train de perdre au regard de l’évolution de la scientificité moderne. Dans les deux points de vue, il s’agit donc d’une démarche apologétique (pratique et théorique) où il s’agit pour le discours théologique d’être justifié (pratiquement et théoriquement) en se justifiant lui-même d’être ce qu’il est. Tel est, selon nous, ce qui est mis en jeu dans les deux textes de 1913. Dans ce contexte, l’originalité de « Justification et doute » tient au fait qu’il conjoint en un même texte des enjeux d’ordre pratique et des questions d’ordre théorique. D’un point de vue pratique, Tillich part en effet, en 1919, de ce qu’il constate autour de lui dans le contexte de l’immédiat après-guerre: un doute de plus en plus affirmé et une méfiance de plus en plus grande manifestée à l’encontre de solutions de facilité qui consisteraient, pour une apologétique traditionnelle, à surmonter purement et simplement le problème du doute au nom d’une certitude qui serait mal comprise. Les implications pour la vie des Églises ou la vie paroissiale (et donc aussi pour le travail apologétique) sont ici nombreuses et perceptibles. On peut ainsi penser que ce qu’il énonce en 1919 en termes de refus de l’apologétique traditionnelle rejoint ce qu’il pressentait déjà dans la Kirchliche Apologetik de 1913, lorsqu’il disait qu’il ne fallait pas considérer le douteur comme un hérétique, mais au contraire comme étant déjà en contact avec un fragment de vérité, et cela du fait même de son doute. D’un point de vue théorique à présent, Tillich propose une conception de la certitude qui intègre le doute dans le processus de la foi et dans la construction

Conclusion

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du principe théologique. En 1919, ses solutions ressemblent donc aussi à celles qu’il avait déjà eu l’occasion d’énoncer dans son essai de théologie systématique de 1913, où il comprenait le principe théologique à travers le prisme du paradoxe. De plus, il faut également noter que la troisième partie de cet essai systématique, consacrée à l’éthique théologique, porte de nombreuses mises en pratique qui ressemblent à celles de « Justification et doute », comme par exemple lorsque Tillich écrit qu’être croyant « ne veut pas dire affirmer un certain nombre de vérités déterminées, mais saisir la vérité qui sauve dans l’affirmation du paradoxe » , ou encore lorsqu’il écrit que « l’émergence de la piété chrétienne comprend en soi deux moments qui correspondent au Non absolu et au Oui absolu du principe théologique » . Sur la base de ces deux versants (pratique et théorique), on se rend ainsi compte de l’unité globale de la thématique apologétique sur la période allant de 1913 à 1919. Jean Richard confirme aussi cette proposition, lorsqu’il situe le vrai changement dans la conception tillichienne de l’apologétique au moment de la Systematic Theology des années 1950 et de la méthode de corrélation. Auparavant, les choses sont assez homogènes, car il s’agit pour l’apologétique de répondre aux « attaques et objections (au sens d’une justification: Verantwortung) », alors que dans les années 1950, l’apologétique devra seulement « répondre aux questions soulevées par la situation ». Cette citation nous laisse donc supposer que la nature du geste apologétique est identique sur la période 1913-1919, et qu’elle vise toujours à justifier la raison d’être de la discipline et du discours théologique devant la culture moderne. Telle est notre position au moment de conclure ce chapitre. Toutefois, cette position étant affirmée, est-ce pour autant le dernier mot sur la question? Ne peut-on vraiment discerner aucune différence au sujet, non plus de la démarche théologique globale (dont nous avons vu qu’elle fluctuait entre 1913 et 1919), mais de cette thématique apologétique apparemment si homogène? Nous pensons qu’il y a tout de même un petit glissement qui doit encore être souligné. De tout ce qui précède, il nous faut donc à nouveau reprendre la structure. Car c’est bien au niveau de la structure, ou de la forme, que nous nous sommes situés tout au long du troisième chapitre. Ce dernier chapitre avait en effet un but bien précis, dans la lignée des deux précédents: tâcher de voir si l’apologétique (pratique et scientifique) dont on retrouve l’ébauche en 1913 est le propre du jeune Tillich, celui des écrits de jeunesse, celui d’avant la Première guerre mondiale, celui du jeune pasteur plein de fougue et de verve (et peut-être aussi plein d’illusions) du temps de sa nomination à Berlin-Moabit, ou si au contraire ce qui se dessine en 1913 ne constitue pas déjà les racines d’une pensée plus affirmée, et qui se retrouvera aussi plus tardivement dans son itinéraire théologique.

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Nous avons découvert que sur de nombreux plans il s’agissait de la même forme d’apologétique, avec aussi la même fonction: se justifier devant des attaques et des objections. Il s’agira donc pour elle de se défendre, et ce même si sa technique sera pour cela « l’attaque ». Que l’on se souvienne, par exemple, de la Kirchliche Apologetik, où Tillich présente l’apologétique comme « l’organe agressif de l’Église ». Toutefois, cette défense ne pourra pas se faire sous n’importe quelle forme, car la forme importe ici autant que le contenu. Tillich prend en effet ses distances avec les formes classiques de l’apologétique, qui d’ailleurs n’attaquaient pas, incapables qu’elles étaient de trouver un « terrain commun » qui aurait permis de trancher le conflit qui les opposait à la culture moderne. Toutefois, dans cette fonction de justification, l’apologétique (cette fois comprise dans son sens tillichien) va connaître des évolutions, mais sans que celles-ci ne remettent véritablement en cause la nature même du geste justificatif de l’apologétique. Ces évolutions seront surtout liées à l’engagement socialiste de Tillich, qui sera durablement marqué par la fréquentation des masses prolétariennes. On constatera alors progressivement que l’apologétique se donnera moins pour tâche de ramener des personnes éduquées sur le sol de l’Église, par des moyens plus habiles et mieux élaborés, qu’à montrer la possible affinité de l’absolu avec tout ce qu’il y a de relatif dans le monde lui-même, ainsi qu’avec les sphères de la culture. Sur ce point, il faut bien voir que cette transition de l’apologétique entre 1913 et 1919, avec son changement dans le type de public visé, ne signifiera nullement l’abandon d’une position ancienne (celle de 1913), au profit d’une position nouvelle (celle de 1919). Car c’est bien le même ressort qui les animera toutes les deux, celui de se fonder sur la figure du paradoxe. On peut ainsi affirmer que l’apologétique, sur cette période de six années, constituera une véritable « pratique du paradoxe », ce dernier intégrant toutes les strates de la pensée tillichienne.

Bref excursus sur les rapports entre la théologie de la culture et la théologie du socialisme religieux Raisons d’un excursus Dans le prolongement de notre propos sur les liens qui unissent l’apologétique de l’attaque et la théologie de la culture, et en fonction aussi de l’importance de ce thème qui traverse tout le corpus tillichien, nous ne pouvions pas ne pas dire quelques mots de la théologie du socialisme religieux. L’engagement socialiste religieux de Tillich est en effet très important pour la compréhension de son œuvre, en ce qu’il nous permet de voir comment se concrétisent les idées parfois fort théoriques et abstraites de sa théologie de la culture²⁶⁶. Par ailleurs, l’engagement socialiste de Tillich remonte à 1919, ce qui le fait coïncider avec la conférence programmatique « Sur l’idée d’une théologie de la culture », formant ainsi avec elle une véritable unité. Évoquant les écrits socialistes du théologien dans le volume de traduction française qu’il introduit, Jean Richard écrira: « Il s’agit encore ici, et plus que jamais, de théologie de la culture. Mais il apparaît maintenant bien clairement qu’en plus de son aspect théorique, comprenant les sciences et les arts, la culture comporte aussi toute une dimension pratique, incluant non seulement l’éthique mais encore et avant tout la structure sociale et politique d’un lieu et d’une époque. C’est donc un autre chapitre de la théologie de la culture qui se trouve ici présenté »²⁶⁷. De plus, dans son autobiographie « À la frontière » de 1936, Tillich revient sur l’apologétique de l’immédiat après-guerre. Pour lui, elle a ceci de nouveau qu’elle va lui permettre d’intégrer la question du prolétariat, là où auparavant il ne s’intéressait qu’aux personnes cultivées (Gebildeten). Parlant de ses contacts avec le Mouvement des travailleurs, qui remontent à l’après-guerre, il aura alors cette phrase, dont nous pensons qu’elle marque un certain tournant dans sa manière d’envisager l’apologétique:

 Toutefois, il faut noter sur ce point que si la théologie de la culture permet de comprendre l’engagement socialiste de Tillich, l’inverse est également vrai, « et même plus fondamental encore ».  J. Richard, « Introduction au Tillich socialiste », in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Écrits théologiques allemands 1919-1931, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. XI.

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Bref excursus sur les rapports entre la théologie de la culture

L’effort de l’Église pour structurer un message apologétique sans considérer la lutte des classes était voué dès le départ à un échec total. Défendre le christianisme dans ces conditions requérait une participation active à la lutte des classes. Seul le socialisme religieux était apte à livrer le message apologétique aux masses prolétariennes. C’est le socialisme religieux – et non une « Mission intérieure » – qui est la forme nécessaire de l’activité et de l’apologétique chrétiennes parmi les classes laborieuses²⁶⁸.

On le voit, l’apologétique ecclésiale a du plomb dans l’aile, la tâche de l’apologétique devant maintenant être assumée (du moins dans certains contextes) par le volontarisme du socialisme religieux. Et Tillich de poursuivre: « L’élément apologétique inhérent au socialisme religieux a souvent été obscurci par ses aspects politiques, à tel point que l’Église n’a pas su comprendre l’importance indirecte qu’avait pour son travail le socialisme religieux »²⁶⁹. Dans les deux cas toutefois (que ce soit dans le cas de la « Mission intérieure », où la tâche de l’apologétique est prise en charge par les apologètes ecclésiaux, ou dans le cas du socialisme religieux), il est toujours bien question de l’apologétique. De plus, cette citation ne change pas véritablement la nature du geste théologique qui pose l’apologétique comme pratique de justification, même si elle redistribue en partie les cartes in concreto. Dans les deux cas en effet, Tillich cherche toujours à justifier la prétention à l’existence de la théologie. Enfin, il nous faut souligner que le « socialisme religieux » est un terrain particulièrement propice pour la pratique du paradoxe. En effet, quoi de plus opposé en apparence que le « socialisme » et le « christianisme »? Tillich revient sur cette question à d’innombrables reprises dans ses écrits socialistes. Ainsi, dans un texte de 1919 (« Christianisme et socialisme I », qui a donc été écrit la même année que « Justification et doute »), Tillich revient directement sur ce qu’il avait énoncé dans ce dernier. Après avoir commencé en indiquant que ni le christianisme ni le socialisme n’étaient des données objectives et clairement identifiables, Tillich poursuit en écrivant une série de remarques dont nous rendons compte ci-dessous.

Christianisme et socialisme I Du côté du christianisme, au lieu de s’opposer de façon frontale au socialisme, il faut avoir en tête qu’il n’est plus possible de penser la vie culturelle hors de

 P. Tillich, « Aux frontières », in P. Tillich, Documents biographiques, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 2002, p. 42-43.  Ibidem, p. 43.

Christianisme et socialisme I

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l’autonomie, « et que le socialisme en est tout entier pénétré »²⁷⁰. Deuxièmement, Tillich insiste sur le fait que cette autonomie « signifie le règne de la raison », et que ce façonnement rationnel est indispensable pour « prendre la place de l’arbitraire et du hasard ». La vie économique doit elle aussi être façonnée rationnellement. Ce n’est pas le bon plaisir de certains individus ou peuples qui doit faire loi, mais c’est l’humanité tout entière qui est le sujet et l’objet du processus économique, et qui le façonne d’après les lois de la raison²⁷¹.

Et telle devrait aussi être la préoccupation du christianisme. Troisièmement, Tillich rappelle l’importance de l’immanence, qui est l’une des structures de fond de son époque, comme de la foi portée par le socialisme. Pour lui, l’affirmation de l’immanence, au détriment du surnaturel et des arrières-mondes mythico-religieux, lorsqu’elle est unie, comme c’est le cas, « à la conscience de l’autonomie et à la foi au pouvoir formateur de la raison », permet la formation d’un « sentiment unitaire de la vie et du monde »²⁷², qui ne devrait pas être rejeté a priori dans une perspective chrétienne. Enfin, quatrièmement, Tillich insiste sur le fait que le socialisme permet de « retrouver l’homme en chaque homme ». C’est seulement sous la pression formidable exercée sur les ouvriers dans les premières décennies du capitalisme moderne qu’est née la conscience solidaire, au cœur de laquelle est présent le sentiment universel d’humanité, et qui ne s’oppose qu’à celui qui fait de l’homme un moyen et non pas une fin²⁷³.

Que le christianisme s’oppose à ces quatre points serait pour Tillich inconséquent, et devrait être combattu. Toutefois, cela ne signifie pas pour autant que le socialisme doit être avalisé sans nuances par le christianisme. Il ne suffit pas, en effet, de dire que les deux démarches ne s’opposent pas. Encore faut-il « savoir dans quelle mesure le christianisme peut prendre une attitude positive à cet égard »²⁷⁴. Théoriquement, cela ne devrait pas être trop compliqué, surtout si l’on sait que Tillich se situe d’un point de vue protestant (et non du point de vue catholique). Néanmoins, cela n’empêchera pas pour autant des résistances d’un point de vue pratique.

 P. Tillich, « Christianisme et socialisme I », in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Écrits théologiques allemands 1919-1931, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 24.  Ibidem, p. 25.  Ibidem, p. 26.  Ibidem, p. 26.  Ibidem, p. 26.

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Bref excursus sur les rapports entre la théologie de la culture

Le protestantisme s’est en effet élevé contre l’autoritarisme de l’institution romaine en vue d’une revendication pour l’autonomie. Il a donc partie liée avec l’autonomie, qui fait en quelque sorte partie de sa « quintessence »²⁷⁵. Au-delà, Tillich annonce que l’esprit autonome et la religion peuvent « devenir un »: Si les formules par la grâce seule, par la foi seule, sont rapportées à l’ensemble de la vie de l’esprit, si dans le domaine de la connaissance aussi, on rejette tout légalisme, toute manière pharisienne de prétendre à la possession de la vérité absolue et de vouloir l’imposer aux autres comme condition préalable à la reconnaissance de leur valeur religieuse, si l’on n’essaie pas de bannir le doute, pas même avec les moyens spirituels les plus raffinés, s’il est plutôt reconnu dans son droit sans limites, et si néanmoins la foi accède par-delà cette sphère du doute possible à la pure intériorité, au sens absolu qui résonne à travers l’âme et le monde, alors la religion et l’esprit autonome deviennent un, et c’est alors seulement que l’autonomie y trouve sa première assise, qui la préserve de sombrer dans l’arbitraire et le scepticisme²⁷⁶ .

Cette citation est d’une importance décisive, car elle revient sur la question du doute et la conjoint à la problématique de l’autonomie et de la religion. Tillich, après l’avoir indiqué dans « Justification et doute », souligne en effet que le doute ne doit pas être banni. Au contraire, il lui reconnait une « prétention sans limite », tout en n’en faisant pas le terme ultime de la foi. L’apologétique est alors clairement visée comme ces « moyens spirituels les plus raffinés » qui doivent être rejetés. Il y a donc là une constante dans l’itinéraire de Tillich, que ce soit dans le contexte socialiste religieux ou dans le contexte des premiers écrits. Dans les deux cas, en effet, ce sera par l’affirmation du paradoxe, du Oui et du Non, que le doute pourra être intégré, sans devenir ainsi le dernier mot de l’expérience spirituelle de l’individu autonome. Cette solution du paradoxe consiste au fond à éviter les écueils de l’hétéronomie religieuse (qui est ici comprise par Tillich comme étant cette « manière pharisienne de prétendre à la possession de la vérité absolue »²⁷⁷) et de l’autonomie absolue de la culture (comprise sous la forme du scepticisme et de l’arbitraire), au bénéfice de la théonomie, ce qui résume au fond tout le programme de sa théologie de la culture. Derrière cette forme d’apologétique, on retrouve donc un accord intime avec ce qui se joue du côté de la théologie de la culture. Une autre indication de ce que le paradoxe occupe une place essentielle dans le socialisme religieux peut encore être montrée à partir de la question de

 Ibidem, p. 27.  Ibidem, p. 27.  Ibidem, p. 27.

Christianisme et socialisme I

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l’immanence. Parlant de l’opposition du socialisme et du christianisme sur cette question, Tillich écrit que cette opposition ne résiste pas à l’analyse. Là où se vit dans sa profondeur ultime l’expérience religieuse, l’expérience de l’inconditionné avec le Oui et le Non qu’il prononce sur toute chose et sur toutes les valeurs, là est supprimée l’opposition entre un au-delà absolu, parfait, et un ici-bas relatif, déficient. Le Oui et le Non sont prononcés sur l’ici-bas, ou plutôt sur l’unique réalité; c’est au cœur même des choses et des personnes que s’effectue le partage, le jugement paradoxal qui les rend tout à la fois absolues et relatives, parfaites et vaines, éternelles et terrestres! Cette conception est une simple conséquence de la théologie de la foi seule, qui n’admet ni perfection éthique absolue, ni connaissance absolue, ni état absolu, mais qui en même temps saisit le sens de l’absolu à travers tout le relatif ²⁷⁸.

On voit là le correctif essentiel qui permettra au socialisme d’être ce qu’il est: « précisément l’expérience vécue de l’inconditionné dans tout ce qui est conditionné, immanent, dans la totalité du réel »²⁷⁹. Dès lors, avec lui, les catégories trop sûres d’elles-mêmes du profane et du religieux se déplacent et se rejoignent l’une l’autre dans une unité ou une synthèse paradoxale. Et Tillich conclut alors par ce qui ressemble à une invitation pour une apologétique renouvelée, celle qui traverse tout ce chapitre: « La sanctification de la vie culturelle dans son ensemble et du mouvement socialiste en particulier, telle est la tâche du christianisme vis-à-vis du socialisme »²⁸⁰. Cette apologétique est-elle encore liée à l’Église? On s’en doute, la réponse de Tillich devra se lire à travers le prisme du paradoxe. À cet effet, il faut prendre soin de distinguer l’Église et le « confessionnalisme ». Ce dernier s’oppose en effet à la reconnaissance de toute solution paradoxale. Tillich écrira alors que la sanctification de la vie culturelle ne sera pas possible sans un rassemblement et une concentration des éléments religieux les plus forts de la culture et de la société, c’est-à-dire sans la constitution de communautés qui, idéalement, seraient spécialement chargées au bénéfice de la société, de porter, d’approfondir et de transmettre l’expérience religieuse aux générations à venir²⁸¹.

On pourrait penser par-là que Tillich refuse d’intégrer l’Église dans un tel dispositif. Et de fait, on imagine mal, au regard du contexte ecclésial de l’époque, comment une telle intégration aurait été rendue possible. Toutefois, Tillich

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

28-29. 29. 29. 29.

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Bref excursus sur les rapports entre la théologie de la culture

parvient malgré tout à lui donner une place, et à intégrer les confessions dans son raisonnement. Les confessions véhiculent en effet des « images et des idées expressives, des formes et des institutions » qui s’opposent, tant à une « interconfessionnalité rationaliste ténue et artificielle », qu’à un «confessionnalisme avec ses vérités et ses formes absolues qui supprimeraient la communion avec les fidèles d’autres croyances »²⁸². Toutefois, la ligne de crête est très ténue et ne va pas sans équilibre, car cette Église doit également pouvoir intégrer « l’expérience humaine universelle », ce qu’elle n’a jamais réussi à faire jusqu’ici. « Cette expérience ne trouve son fondement nulle part mieux que dans le christianisme »²⁸³, car il est cette confession qui se détruit elle-même quand elle se confond avec son absolutisation « en tant que confession ». Pourtant, l’Église n’a que fort peu incarné cette conscience, forgeant au contraire son identité « sur le terrain préparé par les sanglantes guerres de religion ». Le défi est donc important pour elle, surtout si elle veut, comme elle le prétend, inspirer « un sentiment de communion plus profond que toutes les barrières concevables ». Il s’articule de fait avec une nouvelle approche du christianisme, où il ne s’agit plus d’une « confession exclusive », mais plutôt d’une « irruption de la foi absolue qui, devant l’unique inconditionné, ne voit qu’une seule humanité, sans toutes les barrières extérieures et intérieures qui caractérisent les communautés »²⁸⁴.

 Ibidem, p. 30.  Ibidem, p. 30.  Ibidem, p. 30.

Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin Introduction Durant l’année 1924-1925²⁸⁵, Tillich reviendra encore longuement sur le thème de l’apologétique de l’attaque, qui constituera véritablement l’un des axes majeurs de sa pensée à cette époque. Pour cela, il va avoir recours à la pensée politicothéologique d’Augustin, telle qu’il l’exprime dans son De Civitate Dei. La pensée augustinienne sera alors perçue par lui comme un modèle (comme un « guide ») pour sa propre réflexion sur l’apologétique, cette dernière étant alors médiatisée par la question des rapports entre l’Église et l’État. En attestera cette réflexion de Tillich, en conclusion de son texte: Nous aurons à décider si nous allons de nouveau adopter l’austère indifférence du christianisme primitif à l’égard de l’État, ou bien si, reconnaissant le caractère démonique de l’impérialisme capitaliste, nous allons nous soucier positivement de l’État, de la société et de l’économie. Si nous nous décidons en ce dernier sens et si nous luttons pour un avenir où l’unité de la société reposerait sur l’orientation unificatrice vers l’être inconditionné, vers Dieu, alors Augustin pourra mieux que quiconque nous servir de guide²⁸⁶.

Il faut bien voir que le terme d’apologétique n’est pas mentionné dans cette citation, pas plus d’ailleurs que dans la finale de la conférence programmatique de 1919. Toutefois, le texte de 1925 portant en grande partie sur l’apologétique, il ne fait guère de doute que c’est bien d’elle dont il s’agit ici. Le caractère offensif de l’apologétique ne fait en effet guère de doute dans l’esprit de Tillich. Ainsi, lorsqu’il entend « se soucier positivement de l’État », à l’opposé de l’indifférence qui régnait jusqu’alors, et faire reposer l’unité de la société sur « l’orientation unificatrice vers l’être, vers Dieu », nous pensons qu’il évoque précisément la posture de l’attaque qu’il évoquait déjà en 1919, comme en 1913. Il y aurait alors dans le corpus tillichien (qui s’établirait entre 1913 et 1925) une continuité remarquable sur le thème de « l’apologétique de l’attaque ». Toutefois, avant d’en arriver à cette conclusion, il nous faut d’abord voir dans le détail du texte sur Augustin comment se déploie ce thème de l’apologétique.

 Cette année est surtout connue chez les commentateurs de Tillich comme l’année où Tillich a donné son cours de dogmatique à l’Université de Marbourg.  P. Tillich, « La doctrine augustinienne de l’État d’après le De Civitate Dei », in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Ecrits socialistes allemands (1919-1931), Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 251.

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Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin

Le texte que Tillich consacre à Augustin est initialement une conférence qu’il prononça en décembre 1924 devant l’Association des étudiants de l’université de Marbourg, où il venait d’être nommé. Cette période de son activité théologique, après ses années berlinoises (1919-1924) en tant que Privatdocent, Tillich la consacre à tracer son propre chemin entre deux grandes critiques: la critique de la théologie libérale (cette dernière étant fortement décriée dans les milieux néoorthodoxes de l’université de Marbourg) et celle de la nouvelle « théologie dialectique » d’inspiration barthienne et bultmanienne, qui s’opposait alors à la théologie libérale, et qui avait le vent en poupe à cette époque. Tillich reprochait à la théologie libérale de « manquer de profondeur » en n’ayant « pas conscience du paradoxe », et à la nouvelle théologie dialectique de s’enfermer dans une fausse conception de ce paradoxe. Car si Tillich s’inscrit dans l’esprit de la théologie dialectique, c’est au sens plein du terme « dialectique ». Comme l’écrit Jean Richard: Pour Tillich, la nouvelle théologie n’est qu’un aspect du nouveau kairos qui fait sentir sa présence dans toutes les sphères de la culture. Pour Barth et ses adeptes, au contraire, l’opposition à la théologie libérale s’exprime par un Non unilatéral au monde et à la culture, où l’on ne voit que le jugement de Dieu, d’aucune façon la grâce d’un kairos²⁸⁷.

Face à cette situation, Tillich va devoir dégager ce qui sera sa position singulière dans le paysage théologique de son temps. « Il devra donc inventer sa propre voie au-delà d’Ernst Troeltsch et de Karl Barth »²⁸⁸. Pour cela, Tillich va développer ce qu’il appelle une dogmatique « offensive », qui se réalisera bien sûr dans son célèbre cours de dogmatique, mais également dans son texte moins connu sur Augustin. Dans les deux cas, est mise en jeu une certaine idée de la théologie, cette dernière étant sous-tendue par une forme particulière d’apologétique, dite « apologétique de l’attaque ». Comme nous le montrerons, l’apologétique de l’attaque trouve sa spécificité dans la référence faite par Tillich à l’apologétique ancienne. Toutefois, notons d’ores et déjà que deux éléments s’y retrouvent, qui permettent de tenir la voie moyenne entre Troeltsch et Barth: tout d’abord, le fait que le « donné de conscience communément admis » soit tout à la fois accueilli et brisé, et ensuite, l’idée de « forum commun » où se rencontrent les arguments des uns et des autres. Le premier élément s’éloigne de la perspective troeltschienne en ce qu’il vient briser l’harmonie entre les sphères religieuse et profane, ainsi que la

 J. Richard, « Introduction à la Dogmatique », in P. Tillich, Dogmatique, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1997, p. XXVII.  Ibidem, p. XIV.

L’apport augustinien

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subordination du religieux au culturel. Quant au second élément, il s’éloigne de la perspective barthienne en ce qu’il permet la rencontre (sur la base de ce forum commun) entre les deux sphères religieuse et profane. Autrement dit, c’est dans le « oui » et le « non », et dans leur intrication réciproque, que réside la spécificité de la position tillichienne. Il n’est dès lors pas étonnant que l’article sur Augustin soit consacré à l’apologétique, comme il n’est pas non plus étonnant que le cours de dogmatique commence par une longue introduction touchant au caractère offensif de la théologie, ainsi que par la promotion de l’apologétique de l’attaque. Dans les deux cas, une place de choix est réservée à l’apologétique, qui reste bien la voie d’entrée par excellence vers une perspective plus vaste de théologie systématique. Dans son introduction au volume de traduction française de la Dogmatique, Jean Richard souligne cette parenté entre les deux grands textes de l’année 1925. Après avoir rappelé les grandes lignes de l’apologétique ancienne proposée par Tillich dans son texte sur Augustin, il écrit en effet: Si nous revenons maintenant à l’exorde de la Dogmatique, nous y reconnaîtrons aisément les principaux éléments de la problématique que nous venons de voir: « La dogmatique de l’Église ancienne était offensive. Même sa défensive (Verteidigung) constituait une attaque »²⁸⁹.

Par ailleurs, il n’hésite pas non plus à rattacher ce texte sur Augustin au texte Kirchliche Apologetik de 1913. Ce dernier texte contient en effet les deux éléments d’attaque et de « forum commun », qui déterminent la conception ancienne de l’apologétique comme apologétique de l’attaque. Ceci précisé, il nous appartient maintenant de plonger dans le texte pour montrer comment Tillich pénètre le contenu augustinien et le met au service de sa propre réflexion sur l’apologétique, dans le contexte particulier de la théologie de la culture.

L’apport augustinien La raison pour laquelle Tillich mobilise la pensée d’Augustin tient à la nature de sa réflexion sur le politique, et à l’articulation de cette dernière à la théologie. La question du politique se déploie concrètement sous l’angle d’une réflexion quant aux rapports particuliers entre l’Église et l’État. Augustin déploie cette problématique dans son ouvrage La cité de Dieu, dans lequel il énonce la théorie des « deux royaumes ». Pour Tillich, cet écrit augustinien « appartient au contexte  Ibidem, p. XXIV.

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Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin

plus large de l’apologétique chrétienne ancienne. Il en est l’apogée et la conclusion »²⁹⁰. Aussi, avant d’en déployer la spécificité et le contenu, Tillich nous invite à partir de l’essence de l’apologétique.

L’essence de l’apologétique Tillich définit ainsi l’essence de l’apologétique: « Apologétique signifie défendre, répondre de quelque chose. L’apologétique présuppose qu’il y ait un adversaire, mais en même temps aussi un forum commun, où sont présentées l’accusation et la défense, et dont les deux parties reconnaissent le verdict »²⁹¹. On le voit, à l’instar de ce que nous écrivions plus haut, il ne s’agit donc pas de reculer devant l’adversaire ou l’opposant, de céder pas à pas face à ses revendications en s’échinant à défendre son « pré carré ». Répondre de la foi chrétienne et de la Parole de Dieu suppose, pour Tillich et pour Augustin, une toute autre attitude, sous-tendue par une autre conception de la foi chrétienne. Non pas une conception patrimoniale de la foi, mais une conception dans laquelle la foi serait perçue comme « l’irruption » du « nouveau », de l’« inattendu », de la « création » dans toutes les strates du donné culturel. Cette conception de la foi permet à Tillich de préciser les modalités du travail apologétique: « La manière de l’apologétique doit donc être la suivante: on considère l’état actuel de la conscience comme le forum devant lequel on doit répondre et dont on reconnaît la décision. Il apparaît que l’intention véritable de cet état actuel de la conscience, que son contenu (Gehalt) le plus profond, ont trouvé leur accomplissement dans la création nouvelle »²⁹². Voilà en quoi Tillich s’éloigne d’une conception patrimoniale de la foi. Une telle idée de foi immuable est en effet indéfendable à partir du moment où Tillich envisage la foi comme un phénomène vivant, comme l’irruption du nouveau dans l’ancien. Il en découle nécessairement que « réduire l’apologétique, comme au siècle dernier, à n’être qu’un défenseur de l’ancien et du désuet contre les nouveaux courants et les nouvelles créations de l’esprit, c’est la pervertir et l’avilir. L’insuccès et l’insignifiance de ce type de d’apologétique ne tiennent pas à l’essence de l’apologétique, mais à sa mauvaise utilisation »²⁹³. Et

 P. Tillich, « La doctrine augustinienne de l’État d’après le De Civitate Dei », in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Ecrits socialistes allemands (1919-1931), Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 235.  Ibidem, p. 235.  Ibidem, p. 236.  Ibidem, p. 236.

L’apport augustinien

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Tillich de citer les exemples de Jésus, de Paul et de Jean, qui se sont toujours appuyé sur « l’état actuel de l’esprit » pour défendre le message dont ils étaient les porteurs. Concrètement, il s’agissait de « l’Ancien Testament dans son interprétation juive tardive » et de « la conception religieuse et philosophique d’ensemble de l’Antiquité tardive ». Leur objectif était alors de montrer que ces courants philosophiques et religieux ne pouvaient être conduits à leur propre accomplissement qu’à la condition d’un double mouvement: un mouvement d’accueil de la réalité ancienne (« l’ancien est utilisé »), et dans le même temps un mouvement de refus et de rupture de cette réalité, dans lequel l’ancien est « nié et rompu » par l’irruption du nouveau. Cette précision est importante, car elle fonde tout le sens de l’apologétique tillichienne. En effet, il ne s’agit pas pour la foi chrétienne, lorsqu’elle fait irruption dans le donné culturel d’une société, de se transformer en un nouveau donné culturel, plus fort et plus puissant que l’ancien donné culturel. Autrement dit, il ne s’agit pas pour la foi de se substituer à un donné qui lui préexisterait et par rapport auquel elle jouirait d’une sorte de prééminence due à sa nouveauté. Tillich est clair sur ce point en disant que l’accomplissement est « la devise de toute apologétique »²⁹⁴. Par ce terme d’accomplissement, Tillich souligne tout à la fois la conservation du donné culturel, mais aussi sa brisure, les deux mouvements étant inséparables l’un de l’autre. On peut donc parler de l’accomplissement comme d’un processus de transformation par lequel le « nouveau » (l’inédit, l’inattendu) irrigue l’ancien (le donné culturel) d’une vie nouvelle, d’une profondeur nouvelle, mais sans pour autant nier l’existence de ce donné. L’expression qu’emploiera alors fréquemment Tillich, et qui rejoint déjà celle du texte « Justification et doute » de 1919, c’est le Oui et le Non. Il écrira en effet: Dans tous les cas, l’apologétique procède de manière à montrer que dans le donné de conscience communément reconnu, il y a des éléments qui, sous leurs anciennes formes, demeurent non seulement inaccomplis mais s’inversent aussi en leur contraire; tandis que la création nouvelle apporte l’accomplissement. Toute apologétique comporte un Oui et un Non à l’ancien. L’ancien est utilisé, mais de telle manière qu’il soit en même temps nié et rompu. La forme fondamentale de l’apologétique consiste à la fois en l’accueil du donné et en sa rupture²⁹⁵.

Voyons maintenant comment Augustin se trouve lui-même compris dans cette manière de comprendre l’apologétique.

 Ibidem, p. 236.  Ibidem, p. 236.

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Une illustration: le contexte de l’Antiquité tardive Tillich s’arrête longuement sur la manière dont l’apologétique chrétienne ancienne s’est mise en place, spécialement contre le paganisme de l’Antiquité tardive. Il montre que « l’attaque de l’apologétique »²⁹⁶ contre le paganisme est une attaque massive à l’encontre de toutes les strates du donné culturel païen. L’attaque se joue en effet à un triple niveau: un niveau théorique (contre la philosophie païenne), un niveau pratique (contre l’ethos païen), et enfin à la « racine religieuse de l’une et de l’autre » (contre la religiosité païenne). Sur le plan théorique, les apologètes chrétiens reprochaient aux philosophes païens deux données importantes: tout d’abord, de ne pas « avoir réussi à trouver la vérité », notamment du fait de leurs divisions, et ensuite, de ne pas avoir rendu accessible au plus grand nombre la connaissance philosophique, ce qui a eu pour effet de provoquer un « éloignement général par rapport à la vérité ». On pourrait donc penser que face à cette situation, l’apologète chrétien veuille faire table rase de cette situation qu’il découvre pour reconstruire un nouveau donné culturel plus apte et plus fidèle, tant à la vérité qu’au plus grand nombre. Toutefois, il n’en est rien. Car si l’apologète va bien défendre la position inverse, à savoir que le christianisme connaît la vérité et la partage au plus grand nombre, il va le faire en se servant des « formes de pensée » de cette époque. À cet effet, il va avoir recours à la doctrine stoïcienne du logos, mais en l’infléchissant d’un point de vue chrétien. « Mais tandis que la doctrine du logos est en son sens immédiat tout à fait abstraite et universellement valable, et qu’elle donne à chacun la possibilité de participer à la raison universelle, l’apologétique la rompt d’une manière bien caractéristique et l’infléchit en un sens concret: le logos, c’est le Christ. Voilà l’énoncé par lequel le christianisme se justifie (verantwortet) à ses propres yeux et à ceux des autres, dans les formes de pensée de cette époque »²⁹⁷. Sur le plan pratique, le problème rencontré par l’apologétique chrétienne provenait de l’ethos païen, et spécialement de deux des « forces fondamentales de la nature humaine » qu’il met au premier plan: l’eros et la volonté de puissance. Ces forces mettaient en effet en cause la notion de « justice », ce que ne pouvait supporter l’apologétique chrétienne. Dès lors,

 Ibidem, p. 237.  Ibidem, p. 237.

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l’offensive chrétienne a porté d’une part sur la naturalisation complète du sexuel, y compris toutes les autres voluptés et indisciplines, et d’autre part sur la volonté de puissance purement naturaliste, avec toute sa brutalité²⁹⁸.

Comme on peut le constater, le terme « offensive » apparaît bien, ce qui confirme l’existence sous-jacente de la thématique apologétique (au sens de l’apologétique de l’attaque) à laquelle Tillich entend se ranger. Concrètement, sur le plan pratique, les apologètes chrétiens vont alors reprendre « la notion stoïcienne d’une loi divine de la nature ou de la raison, précisément celle du logos, à l’œuvre en tout ethos personnel et social », et reconnaître que « les mœurs et la justice proviennent de ce logos²⁹⁹. On le voit, la discussion s’opère bien ici explicitement sur la base d’une « conscience commune » aux différents protagonistes, l’apologétique s’exprimant de fait dans les catégories de la culture païenne. Toutefois, il n’en demeure pas moins que l’apologétique vient également briser ce même donné culturel païen. Elle affirme en effet que seule « la communauté du Christ est la réalisation concrète de la loi rationnelle, ce dont la société est incapable à cause de tous ses clivages et de son abstraction »³⁰⁰. Comme le résumera alors Tillich: « L’ordre de la nature, le logos universel, n’est pas aboli, mais rompu par son accomplissement concret. Le Oui et le Non pèsent autant sur lui que sur la loi rationnelle de connaissance »³⁰¹. Enfin, sur le plan du « domaine religieux », Tillich montrera que l’apologétique ancienne s’attaque au polythéisme et à son caractère démonique (c’est-àdire « anti-divin ») à partir de du « jugement selon lequel le christianisme a libéré des démons ». Il montrera aussi que ce troisième plan concentre en lui les deux premiers (théorique et pratique), car le démonisme est également reconnu comme la cause du manque de vérité et de justice des plans théorique et pratique. Toutefois, et ce point est fondamental, malgré sa proximité avec ceux-ci, ce troisième plan ne permet pas la réalisation d’une apologétique de l’attaque, telle qu’elle fut développée précédemment. En effet, il n’y a pas ce double mouvement de Oui et de Non, mais seulement un Non catégorique au « domaine religieux » (qualifié de démonique) de l’adversaire. La raison de ce changement est que le divin et le démonique s’opposent radicalement, tandis que la philosophie et la moralité, les domaines de la loi naturelle et de la loi rationnelle, sont sujets à un Non et à un Oui. Ils

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

238. 238. 238. 238.

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Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin

se situent entre l’un et l’autre: en soi, ils sont donnés par Dieu, mais ils peuvent tout aussi bien être mis au service du démonique que du divin³⁰².

Aussi est-ce sur ce point qu’Augustin va apporter un éclairage nouveau.

La reprise augustinienne • Royaume de Dieu et royaume du monde La réflexion augustinienne prend directement corps à partir de cette distinction que nous venons de poser (sur la base du troisième plan d’attaque de l’apologétique ancienne) entre la réalité divine et la réalité démonique. « Augustin appelle la première civitas Dei, et la seconde civitas terrena »³⁰³. La première expression coïncide bien avec son objet (Dieu), mais la seconde mérite d’être déployée, car elle entre justement dans la question apologétique qui est la nôtre. Il est en effet remarquable qu’Augustin appelle « terrestre » (ou du monde) ce qu’il aurait pu appeler, par contraste avec la cité de Dieu, la cité du diable. Or, il n’en n’est rien. Cette option augustinienne s’explique par le fait qu’Augustin entend procéder selon un double mouvement: certes, un mouvement qui souligne le contraste et l’opposition entre les deux cités (la cité terrestre n’étant pas la cité de Dieu), mais également un mouvement qui évite « la résonnance manichéenne d’un dualisme de Dieu et du diable »³⁰⁴. Ceci posé, il nous faut maintenant déployer l’architecture du propos augustinien à partir des trois plans: le plan théorique, le plan pratique, et le plan relatif au domaine religieux, pour montrer en quoi cette position occupe une place singulière par rapport à ce qui vient d’être dit. Toutefois, cette construction s’opère à rebours de celle déployée par les apologètes de l’Antiquité tardive. Là où eux commençaient par les oppositions théorique et pratique, pour terminer par la réserve qui les opposait catégoriquement au domaine religieux, Augustin part de cette dernière opposition pour construire ensuite les oppositions pratique et théorique. Voici donc comment il organise son système du point de vue religieux: « Dieu est l’Être suprême, et tout être est bon, dans la mesure où il est; l’antidivin ne provient pas de la nature, mais de la volonté qui se détourne de l’Être suprême et se rapporte à elle-même en tant qu’être inférieur »³⁰⁵. Il y a donc clairement deux mondes (ou deux cités) qui s’opposent. À partir de là, Augustin    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

239. 239. 239. 240.

L’apport augustinien

121

va préciser sa pensée: « Les deux royaumes comprennent des humains et des anges. Le royaume de Dieu est l’union de tous les êtres voués à Dieu comme Être absolu; le royaume du monde est l’union de tous les êtres centrés sur euxmêmes, dominés par le péché démonique fondamental, l’arrogance envers Dieu et l’amour de soi-même »³⁰⁶. Il précise ensuite que les membres du royaume de Dieu se caractérisent par une attitude d’humilité et d’obéissance, alors que les membres du royaume du monde se caractérisent au contraire par l’amour de soi et l’élévation personnelle, ainsi que par la débauche. Une citation d’Augustin l’indique à merveille: « Car les bons usent du monde pour jouir de Dieu; les méchants, au contraire, pour jouir du monde veulent user de Dieu »³⁰⁷. Dans la sphère théorique à présent, la cité de Dieu ne propose rien de moins qu’une « possession fondamentale de la vérité » et une victoire sur le « scepticisme empirique », alors que la cité du monde ne propose que « la domination du doute », qui mène ses membres vers « la lassitude et le désespoir ». Il y a donc bien, là aussi, une opposition fondamentale entre les deux options et les deux cités. Enfin, dans la sphère pratique, la cité de Dieu « jouit de la paix », du fait de la solidarité qu’elle instaure entre le service et l’amour, alors que la cité du monde est « dévolue à la guerre », du fait de sa volonté de puissance. Plus précisément, Augustin indique que le démonisme de la cité du monde « s’exerce dans la sphère pratique politique, en soutenant à l’extérieur un impérialisme brutal, et à l’intérieur un État policier sans communauté; tandis que la Cité de Dieu, elle, repose sur le service mutuel et la communauté »³⁰⁸. Dans ces trois sphères et à ce stade, Augustin reconnaît donc l’opposition irréductible du divin et du démonique. Toutefois, il nous faut maintenant voir comment cette position va peu à peu évoluer.

• Une métaphysique de l’histoire Sur la base de ce qui précède, Augustin va déployer le principe d’une véritable « métaphysique de l’histoire ». Cette tâche se différencie de celle de la philosophie de l’histoire, qui elle ne développe une compréhension de l’histoire qu’à partir d’elle-même, qu’à partir de l’histoire elle-même. Il s’agira alors pour Au-

 Ibidem, p. 240.  Augustin, Œuvres de Saint Augustin, t. 36: La Cité de Dieu, livres XV – XVIII, trad. G. Combès, Bibliothèque augustinienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, p. 57.  P. Tillich, « La doctrine augustinienne de l’État d’après le De Civitate Dei », in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Ecrits socialistes allemands (1919-1931), Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 241.

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Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin

gustin de développer, dans sa métaphysique de l’histoire, une « compréhension de tout ce qui se trouve derrière tout événement extérieur, [à savoir] le combat du divin et du démonique »³⁰⁹. Et Tillich de préciser les choses: Cette lutte commence avec la séparation des deux royaumes, avec la chute des anges et des hommes. Et elle cesse avec la victoire de l’un de ces royaumes, dans le Jugement à venir et dans la séparation éternelle des deux royaumes. Entre cette histoire et cette post-histoire transcendantes, il y a l’histoire du monde, avec ses six périodes historiques de révélation: d’Adam jusqu’au déluge, du déluge à Abraham, d’Abraham à David, de David à la captivité de Babylone, de la captivité de Babylone au Christ, du Christ jusqu’à la fin du monde³¹⁰.

La distinction entre le royaume de Dieu et le royaume du monde ne commence véritablement qu’à partir de la confusion des langues, lors de l’épisode de la Tour de Babel. Cette confusion « rompt le lien qui unissait les hommes, elle éloigne les peuples et conduit à une incompréhension insondable et à la guerre éternelle »³¹¹. Augustin considère donc cet épisode babélien comme le point de départ d’une nouvelle compréhension du royaume de Dieu, qui se développe à partir de là selon « deux périodes nettement séparées »: tout d’abord, dans le peuple d’Israël, puis ensuite, dans l’Église chrétienne. Il en va de même pour le royaume du monde, qui se développe « d’abord dans les empires orientaux, dont l’Assur est le point culminant, puis dans l’empire romain »³¹². L’originalité du propos augustinien se signale ici par le statut accordé aux empires terrestres. En effet, loin d’être considérés seulement comme des zones de non-droit qui seraient définitivement perdues au regard de Dieu, ces empires sont également célébrés par Augustin. Ainsi, comme l’écrit Tillich: Il célèbre Rome de façon plus détaillée, parce qu’elle représente l’impérialisme occidental. Mais elle reste elle aussi soumise à un jugement négatif. Son histoire est écrite avec du sang, ses mœurs sont en pleine décadence; et pourtant, il y a en Rome quelque chose de positif, que l’on ne doit pas négliger³¹³.

Toutefois, si Tillich indique que les empires terrestres sont valorisés, c’est aussitôt pour préciser que ce « Oui n’équivaut pas [de la part d’Augustin] à un véritable sentiment en faveur de la nation romaine. Rome elle-même va passer, et il est bien davantage question de l’inversion démonique des vertus romaines

    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p. p.

241. 241-242. 242. 242. 242.

La reprise tillichienne d’Augustin

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elles-mêmes que de leur valeur »³¹⁴. On le voit, Augustin fait un pas dans la direction du royaume du monde (c’est-à-dire en direction du démonique), à la différence des apologètes de l’Église primitive, mais ce pas ne signifie évidemment pas qu’il lui attribue la même valeur qu’au royaume de Dieu.

La reprise tillichienne d’Augustin Dans la partie suivante de son texte, Tillich va chercher à rapprocher « l’antithèse mystique du royaume de Dieu et du royaume du monde » avec « l’antithèse empirique de l’Église et de l’État »³¹⁵. De la sorte, il récupère en quelque sorte le questionnement augustinien sur l’État pour le rapprocher de celui qu’il conduit à propos de son propre contexte à lui. D’emblée, il écrit qu’il ne saurait évidemment être question d’assimiler les deux antithèses l’une à l’autre. Augustin le montre bien, et Tillich le rejoint sur ce point. Toutefois, à la suite d’Augustin, Tillich ajoute: « Mais sans doute pourrait-on concevoir une identification partielle, et celle-ci semble être, d’après les dernières explications, toute indiquée »³¹⁶. Il y aurait dès lors quand-même une identification partielle entre les deux antithèses.

Royaume du monde et État Cette identification partielle entre l’État et le royaume du monde, qui n’est pour Tillich « pas surprenante », se joue essentiellement à travers le sens qu’Augustin attribue à l’État. Dans son esprit, l’État n’est pas d’abord le lieu de la justice, mais un ensemble d’intérêts particuliers. Toutefois, « cette société constituée en État se trouve, exception faite des prédestinés, sous la domination des démons; par-là, l’identification partielle entre la cité du monde et la société organisée devient évidente »³¹⁷. Il faut alors bien voir que les États du monde réalisent, dans les structures qui sont les leurs, et qui se caractérisent par leur éloignement de Dieu, « l’histoire de la cité du monde », les deux dimensions se caractérisant en effet par ces deux traits communs: l’orgueil et l’éloignement vis-à-vis de Dieu. Toutefois, lorsque Tillich parle d’une « identité partielle », il insiste bien sur le fait que cette identité ne doit pas être comprise comme une identité de type    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

242. 243. 243. 243.

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Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin

« logico-mathématique », ce qui ferait fi de « l’arrière-plan mystique » ou « transcendant ». Tillich parlera alors plutôt de l’identité comme d’un « symbole »³¹⁸ (ou comme un rapport symbolique), au sens, par exemple, où Luther considérait le pape comme le symbole de l’Antéchrist, c’est-à-dire dans une identité partielle à ce dernier. Par-là, Luther ne voulait certes pas dire que le pape était ontologiquement l’Antéchrist lui-même (au sens d’une identité ontologique), mais il considérait tout de même qu’il pouvait être « identifié » (au sens mystique) à ce dernier, en ce qu’il préparerait « la voie à l’auto-idolâtrie de l’État national ». Et Tillich de préciser qu’il en va de même pour le socialisme religieux, qui « considère le capitalisme impérialiste comme le symbole démonique du temps présent, en un sens mystique et pourtant extrêmement réel »³¹⁹. Tillich explore ensuite une autre caractéristique de la doctrine augustinienne de l’État: la « loi naturelle divine ». Cette idée aura une grande importance pour sa théorie de l’État, mais aussi pour son concept d’apologétique. Tillich, lecteur d’Augustin, le signale à propos de la doctrine augustinienne de l’État: « Celle-ci réside avant tout – et c’est le cas de l’ensemble de l’apologétique – dans sa doctrine de la loi naturelle divine »³²⁰. Il opère donc chez Augustin une véritable identification tripartite, fort intéressante, entre cette loi naturelle divine, la doctrine de l’État, et l’apologétique. C’est en effet sur la base de l’harmonie avec une telle loi que se construit tout l’édifice augustinien. Aussi citons-nous ce long extrait d’Augustin pour bien identifier l’enjeu du texte: Ainsi donc, la paix du corps, c’est l’agencement harmonieux de ses parties; la paix de l’âme sans raison, c’est le repos bien réglé de ses appétits; la paix de l’âme raisonnable, c’est l’accord bien ordonné de la pensée et de l’action; la paix de l’âme et du corps, c’est la vie et la santé bien ordonnées de l’être animé; la paix de l’homme mortel avec Dieu, c’est l’obéissance bien ordonnée dans la foi sous la loi éternelle; la paix des hommes, c’est leur concorde bien ordonnée; la paix de la maison, c’est la concorde bien ordonnée de ses habitants dans le commandement et l’obéissance; la paix de la cité céleste, c’est la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu et dans la jouissance mutuelle en Dieu; la paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est la disposition des êtres égaux et inégaux, désignant à chacun la place qui lui convient³²¹.

Par rapport à cette citation relative à la loi naturelle divine, le coup de maître de Tillich consistera à la transposer dans le registre qui lui est familier, celui de la

 Ibidem, p. 244.  Ibidem, p. 244.  Ibidem, p. 244.  Augustin, Œuvres de Saint Augustin, t. 36: La Cité de Dieu, livres XV – XVIII, trad. G. Combès, Bibliothèque augustinienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, p. 109-111.

La reprise tillichienne d’Augustin

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rationalité moderne. De la sorte, cette citation exprimera le « synthèse du multiple dans la nature et la société »³²². Si on déplie maintenant cette longue citation et l’idée qui lui est sousjacente, on remarque qu’Augustin fait prévaloir les idées de nature et d’harmonie, par rapport auxquelles s’organisent, dans un souci de conformité, des rapports de subordination et de prédominance. Ainsi Tillich peut-il écrire à propos de l’approche augustinienne: « De même que l’esprit domine le corps et ses désirs, de même doit-il y avoir une structure graduée dans la vie de la société »³²³. Cette manière de voir rapproche Augustin de Platon et du néoplatonisme, et le « distingue en cela de la plupart des Pères de l’Église ». La différence entre les deux attitudes réside en ceci qu’Augustin « conçoit l’État selon une hiérarchie esthétique », alors que les Pères le concevaient « à la manière stoïcienne, comme un État égalitaire »³²⁴. Cette manière augustinienne de penser « l’harmonie de toutes choses finies » est en rapport étroit avec l’éternel. Ce n’est en effet pas par hasard qu’Augustin parle de loi naturelle divine. Sans ce rapport à l’éternel, sans ce rapport à Dieu, il n’y aurait pas de justice possible, mais un concept de justice « vide ». Tillich le résume parfaitement: «Toutes les relations d’ordre, la domination de l’esprit sur le corps et celle de l’homme intrinsèquement puissant dans la société, ne sont possibles que dans l’obéissance à l’autorité de Dieu. Seul l’État orienté vers Dieu est un véritable lieu de justice »³²⁵. Augustin souligne donc le rapport intrinsèque qui existe entre Dieu et l’État, et plus spécialement entre Dieu et « l’essence de l’État ». C’est précisément à ce niveau qu’intervient l’idée de théonomie, dont nous avons déjà relevé l’importance dans le lexique tillichien. Tillich écrit en effet: « La conception purement profane de l’État est en train de disparaître. Il est de l’essence de l’État de s’orienter vers Dieu, c’est-à-dire d’être théonome »³²⁶. Or, si l’on sait que la doctrine augustinienne de l’État est identifiée par Tillich avec l’apologétique (voir supra), il y a nécessairement une autre identification qui peut être proposée entre la théonomie (dans laquelle est réalisée la doctrine augustinienne de l’État) et l’apologétique (du moins dans la relecture proposée par Tillich).

 P. Tillich, « La doctrine augustinienne de l’État d’après le De Civitate Dei », in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Ecrits socialistes allemands (1919-1931), Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 244.  Ibidem, p. 244.  Ibidem, p. 244.  Ibidem, p. 245.  Ibidem, p. 245.

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Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin

À la lecture de ce qui vient d’être énoncé, on peut être étonné (voire édifié) par cette étrange définition de l’État (à partir de son essence), ainsi que par le rapport que cette définition entretient avec Dieu ou avec l’éternel. Une telle approche peut-elle sérieusement être défendue par Tillich? Est-elle réaliste? Assurément non, et Tillich le souligne à juste titre quand il écrit: « À vrai dire, cependant, un tel État n’est pas réel. L’État réel, la cité actuelle du monde, n’est pas tourné vers Dieu, mais vers les démons »³²⁷. Force est en effet de constater que l’idéal de paix soulevé par Augustin n’est pas réalisé dans la réalité des États du monde, où ce qui prédomine est essentiellement un esprit démonique, qui épouse les formes concrètes de la guerre et de la conquête (à l’encontre des autres États), ainsi que de « l’esclavage, l’exploitation, la lutte pour les ressources alimentaires limitées, les procédures juridiques iniques »³²⁸ (vers l’intérieur de l’État lui-même). Toutefois, si l’essence de l’État ne coïncide pas avec la réalité de l’État, cela ne signifie pas pour autant que l’essence de l’État soit complètement absente de cette réalité. En effet, « là où se trouve l’État, l’essence de l’État ne peut pas être tout à fait inopérante »³²⁹. C’est ainsi qu’historiquement, « les pouvoirs effectifs, tel l’empire romain, sont soumis à la Providence divine, qui finalement met au service du projet divin ce qui est opposé à Dieu »³³⁰. Comment se passe ce retournement? Comment un « État pécheur » peut-il tout de même s’inscrire dans la logique de la Providence divine? Cette position tient parce que l’État, malgré son éloignement effectif par rapport à la loi divine, préserve tout de même de l’anarchie, avec laquelle il n’y aurait plus que dissolution et « suppression de la synthèse divine-naturelle de la société »³³¹. Augustin concrétisera cette idée en ne protestant pas contre l’État romain (alors que l’on pourrait attendre de la part du théologien qu’il privilégie la cité de Dieu à la cité du monde), mais en l’acceptant et même en priant pour lui « parce qu’il est la forme de paix sociale qui, quoique pécheresse, réfrène le péché »³³². Par-là, Augustin reconnaît la loi naturelle divine comme étant à l’œuvre dans l’État, et ce même si l’État « est souillé par le péché ». Il faut bien voir alors le double mouvement qui est à l’œuvre dans cette situation: un mouvement d’acceptation, par lequel Augustin va s’accommoder de « la forme de pouvoir rendue inéluctable par la condition pécheresse »³³³, et

      

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p. p. p. p.

245. 245. 245. 245-246. 245. 246. 246.

La reprise tillichienne d’Augustin

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un mouvement de refus, qui lui permettra d’échapper à la « volonté de puissance nationale » en démasquant le caractère pécheur et démonique de la force (Gewalt). Il s’agit là d’une troisième voie, qui dépasse la voie posée par Dieu (ce dernier déterminant l’essence de l’État) et qui dépasse aussi la voie posée la situation réelle de l’État (dans laquelle l’État est dominé par les démons). Par elle, il en vient à « dépasser le fondement commun de l’apologétique du christianisme ancien »³³⁴. Tillich, pour sa part, appelle cette troisième voie « l’idéal chrétien de l’État ». Pour l’atteindre, Augustin préconisera concrètement que l’État parvienne « au-delà de lui-même », c’est-à-dire « entre dans le royaume de Dieu ».

Royaume de Dieu et Église Le fait que l’État doive entrer dans le royaume de Dieu implique nécessairement que l’on réfléchisse à ce que devrait être une concrétisation du royaume de Dieu. À cette question, Tillich, lecteur d’Augustin, ne laisse pourtant guère planer de doute: « Le domaine concret du royaume de Dieu est l’Église »³³⁵. Y a-t-il là une identification entre les deux domaines? Oui, car l’identification est bien écrite comme telle; mais non, dans la mesure où il s’agit d’une identification « mystique », et non logique. Comme l’écrit clairement Tillich: « Une simple identification logique est impossible ». Mais pourquoi? Pourquoi l’identification ne peut-elle pas faire parfaitement coïncider l’Église et le Royaume de Dieu? La réponse que donne Tillich à cette question mobilise la réalité de l’Église (et non un concept normatif), c’est-à-dire une réalité dans laquelle on retrouve de nombreux « hypocrites ». En effet, l’Église comprend certes les « prédestinés », mais aussi ceux qui ne persévèrent pas. « Or, le royaume de Dieu est par essence la communauté des prédestinés, et celle-ci s’étend de l’Ancien Testament, et même, en incluant certaines exceptions comme Job, jusqu’au paganisme. Par-là, toute identification logique est rendue impossible »³³⁶. Le caractère mystique de l’identification, s’il s’oppose à une identification logique (et donc rationaliste), ne délégitime pourtant pas l’identification en tant que telle. C’est ainsi qu’Augustin, tout en refusant que l’Église soit le royaume de Dieu ou le royaume des cieux (au sens d’une coïncidence), n’en affirme pas moins qu’elle est aussi (nous disions plus haut malgré tout) le royaume de Dieu.

 Ibidem, p. 246.  Ibidem, p. 247.  Ibidem, p. 247.

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Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin

Cette position ne peut être tenue que parce qu’Augustin « distingue un double royaume des cieux et une double domination. Dans l’un sont mélangés ceux qui accomplissent la volonté divine et ceux qui ne la font pas; dans l’autre, seuls entrent ceux qui l’accomplissent »³³⁷. On le voit, une dialectique particulière est bien à l’œuvre dans la conception augustinienne du royaume de Dieu. Notons ici que cette dialectique nous fait penser à celle qui se retrouve dans la logique de la justification, où le Oui de la justification englobe à la fois le oui du croyant et le non du pécheur. Il nous faut donc retenir de tout ceci que l’identification à l’œuvre entre l’Église et le royaume de Dieu ne concerne pas l’Église dans sa « factualité ». Comme l’écrit Tillich: « Il n’y a identité que dans le mesure où l’Église est le véhicule et l’intendante des grâces divines, c’est-à-dire pour autant qu’elle atteint à la transcendance. Il fallait toutefois que cette identification ait lieu pour éviter que le royaume de Dieu ne se transforme en une abstraction sans effets pratiques, et il en va par ailleurs exactement de même du royaume terrestre »³³⁸. Il note encore que cette « équation mystique entre l’Église et le royaume de Dieu » accordait évidemment à l’Église une place de choix dans l’édifice social et culturel de son époque, et que cette situation fut encore renforcée par trois éléments que cite brièvement Tillich: « l’interprétation strictement objective du sacrement (…), la dévalorisation complète du paganisme (…), et la force invincible de l’organisation ecclésiale, qui assuma dans une mesure croissante jusqu’aux tâches politiques de l’empire en décomposition »³³⁹. Ce n’est qu’avec l’arrivée de Luther que cette situation fut ébranlée, et que cessa l’adéquation mystique entre l’Église et le Royaume de Dieu. Ce tournant luthérien coïncide avec l’émergence d’une « réalité politique et culturelle autonome » qui déconstruisit les trois éléments qui viennent d’être mentionnés, mais pour ouvrir toutefois à « un absolutisme d’État inconcevable sur le sol du christianisme antique »³⁴⁰. On peut voir là, avec le risque de l’absolutisme étatique, l’un des dangers d’une autonomie qui se couperait, dans son rapport à l’État, de tout lien avec Dieu (ou le royaume de Dieu, pour reprendre les termes tillichiens).

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

247. 248. 248. 249.

La reprise tillichienne d’Augustin

129

Les rapports entre l’État et l’Église Après avoir souligné les identifications partielles (et mystiques) des deux antithèses du royaume de Dieu et de l’Église, d’une part, et du royaume du monde et de l’État, d’autre part, il nous faut maintenant voir les rapports qui unissent l’État et l’Église dans le propos augustinien. Les mots centraux qui rendront alors compte au mieux des rapports complexes entre l’Église et l’État seront les mots « intrication » et « pessimisme ». Il y a effectivement chez Augustin, d’une part, une intrication entre le rôle de l’Église et le rôle de l’État, et d’autre part, l’idéal que ces deux sphères puissent collaborer l’une avec l’autre. Tillich l’explicite parfaitement lorsqu’il écrit à propos d’Augustin: « Il peut ainsi déclarer qu’une partie de la civitas terrena représente l’image du royaume de Dieu »³⁴¹. Dans ce schéma, l’Église a clairement besoin de l’État et lui reconnaît, de fait, sa légitimité. Elle en a besoin, par exemple, pour se défendre contre les hérétiques (l’enjeu est ici sa propre existence comme « organisme social »), ou pour promouvoir et faire respecter la paix qu’elle-même recommande par ailleurs pour la société. «Voilà pourquoi elle se soumet aux ordres de l’État et prie même pour lui »³⁴². Toutefois, si l’Église a effectivement besoin de l’État, Augustin reconnaît que l’État a également besoin de l’Église. L’Église lui donne en effet « le contenu (Gehalt) vital authentique grâce auquel seulement il peut rendre justice de sa signification éternelle »³⁴³. Toutefois, si l’intrication est souvent valorisée par Augustin, il n’en demeure pas moins qu’il conserve une forme de « pessimisme fondamental à l’égard de tout ce qui relève de l’État », un pessimisme qui s’exprime dans « le dualisme profond et décisif du royaume de Dieu et du royaume du monde, ainsi que dans d’innombrables jugements particuliers, même au sujet de l’État chrétien »³⁴⁴. Pour lui, seuls les « royaumes germano-romains » relativisent ce jugement. Dans ces royaumes, en effet, seul le christianisme était opérant, et ce indépendamment de toute influence de l’empire romain et de sa culture antique. Toutefois, cette situation entrainait des relations beaucoup plus étroites entre l’Église et l’État, mais qui n’étaient pas pour autant sans danger, notamment relativement à la concurrence que s’opposaient « l’empereur chrétien » et « les princes du sacerdoce ». On le voit, on retrouve chez Augustin une valorisation de la figure du paradoxe, qui seule est en mesure d’assurer l’équilibre dans les relations entre l’Église et l’État.    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

249. 249. 249. 249.

130

Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin

Retour sur l’apologétique Dans toutes les réflexions que nous avons présenté, où se joue la question qui nous est centrale pour notre thématique de l’apologétique? Tillich y vient directement en affirmant, dès la première phrase de la dernière section de son texte (c’est-à-dire tout de suite après avoir présenté la doctrine augustinienne de l’État): «Tout ce que nous avons exposé est l’apologétique, au sens de notre réflexion préliminaire »³⁴⁵. Et il ajoute: « Il s’agit à la fois d’une affirmation du droit naturel de l’État, et de sa rupture; l’essence de l’État est affirmée, et en même temps rompue au profit de la nouvelle communauté de grâce qu’est l’Église »³⁴⁶. Une telle approche rejoint l’essence de l’apologétique telle que Tillich l’avait définie au tout début de son texte: « Apologétique signifie défendre, répondre de quelque chose. L’apologétique présuppose qu’il y ait un adversaire, mais en même temps aussi un forum commun, où sont présentées l’accusation et la défense, et dont les deux parties reconnaissent le verdict »³⁴⁷. Selon cette dernière définition, l’apologétique reçoit deux caractéristiques: d’une part, elle affronte un « adversaire », et d’autre part, elle trouve avec lui un « terrain commun ». De plus, la définition tillichienne ne propose pas nécessairement une fin heureuse, un happy-end dans lequel les deux parties seraient comblées. Il demeure toujours, au contraire, une ambigüité fondamentale (Tillich parle « d’accepter le verdict », ce qui ne ressemble pas exactement à un happy-end). Or, ces deux caractéristiques se rencontrent précisément dans sa lecture d’Augustin. L’adversaire y est théoriquement l’État, et le langage commun consistera pour l’apologète à accepter cet État (en cela, il y a bien langage commun entre lui et l’État). Toutefois, l’apologétique a aussi pour mission de « défendre » et de « répondre de quelque chose » d’autre, à savoir de la Parole de Dieu et de l’Église. Dès lors, s’il y a bien acceptation de l’État et de son essence, il y a aussi « rupture » de cet État et de son essence « au profit de la nouvelle communauté de grâce qu’est l’Église »³⁴⁸ (ce qui est le but de l’apologète). C’est ce double mouvement qui se retrouve sans cesse chez Augustin, et qui fait donc de lui le porte-drapeau et le modèle de l’apologétique telle que la conçoit Tillich. Tillich précise que la conception augustinienne de l’apologétique déplace en quelque sorte l’apologétique plus classique vers un cadre théonome. « De même qu’il réclame une connaissance orientée vers l’être éternel, de même cherche-t-il une vie communautaire orientée vers le bien éternel. La base jusque-là commune    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

250. 250. 235. 250.

Retour sur l’apologétique

131

à l’apologétique et au paganisme est transformée, elle s’est en fait déjà rapprochée de l’idée chrétienne. Augustin conçoit et réclame une pensée théonome, une vie communautaire théonome »³⁴⁹. On le voit, lorsque Tillich parle de « la base jusque-là commune entre l’apologétique et le paganisme »³⁵⁰, il parle en fait du « critère commun » que déplace Augustin pour le faire évoluer vers « l’idée chrétienne ». Il s’agit là, précise-t-il, d’un des « grands tournants de l’histoire de l’esprit »³⁵¹. Pour ce qui nous concerne, nous pensons que ce déplacement augustinien consiste en une transformation de l’apologétique traditionnelle en une apologétique de l’attaque. En effet, Augustin ne défend pas pied-à-pied une position intenable dans une revendication qui exclurait son adversaire, mais il porte le fer chez lui en démasquant le caractère démonique de certaines de ses structures. Une longue citation en atteste: L’État de la raison philosophique et l’État policier libéral sont les profanisations où se dégage certes l’essence formelle de l’État, mais où se désagrège aussi le fondement sacramentel, la communauté sacrée qui supporte tout. C’est alors que surviennent nécessairement toutes les manifestations de la décomposition, dont Augustin a si fortement proclamé le caractère démonique. (…) Seul le christianisme avait la force, rayonnant d’abord en lui-même puis dans toute la société, de créer une connaissance sacrée nouvelle, une nouvelle vie communautaire sacrée. Cela s’exprime clairement dans la doctrine de l’État d’Augustin, en dépit de tout le pessimisme et de toutes les réserves³⁵².

Par cette citation, Augustin prend acte d’une désagrégation de « la communauté sacrée qui supporte tout », mais ce n’est pas pour la défendre envers et contre tout dans une tentative perdue d’avance. Au contraire, sa défense passe par l’attaque puisqu’il va plutôt promouvoir un christianisme qui aura la force (le terme n’est sans doute pas employé par hasard) de construire et de dégager une nouvelle connaissance et une nouvelle vie communautaire sacrées. Autrement dit, ce n’est pas en refusant de se mêler à la connaissance et à la vie communautaire actuelle que l’apologétique sera une apologétique véritable, mais en tentant de dégager au cœur de l’actualité (qui est ici celle de la connaissance et de la vie communautaire) son « contenu vital authentique »³⁵³. Cette situation théonome intéresse tout particulièrement Tillich, qui retrouve chez Augustin les motifs d’une apologétique de l’attaque qu’il voudrait con-

    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p. p.

250. 250. 250. 250-251. 249.

132

Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin

struire pour son époque à lui. Il fait ainsi explicitement le lien entre les deux époques: la sienne et celle d’Augustin. Nous le citons alors in extenso pour ne rien enlever à la force de son plaidoyer, qui incarne parfaitement l’idée qu’il se fait alors de l’apologétique: Il semble que nous soyons à nouveau dans une période où les pouvoirs dominants, sous les traits de l’impérialisme et du capitalisme, se manifestent dans leur démonisme. Nous aurons à décider si nous allons de nouveau adopter l’austère indifférence du christianisme primitif à l’égard de l’État, ou bien si, reconnaissant le caractère démonique de l’impérialisme capitaliste, nous allons nous soucier positivement de l’État, de la société et de l’économie. Si nous nous décidons en ce dernier sens et si nous luttons pour un avenir où l’unité de la société reposerait sur l’orientation unificatrice vers l’être inconditionné, vers Dieu, alors Augustin pourra mieux que quiconque nous servir de guide³⁵⁴.

On le voit, cette dernière citation, qui clôt d’ailleurs le texte de Tillich, mobilise le lexique de la « lutte » et du « souci positif ». Il ne fait alors guère de doute que Tillich mobilise une conception offensive de la défense du christianisme, soit une apologétique de l’attaque. Cette dernière consiste alors en une théonomie, dans le prolongement de ce qui se vit à cette époque à travers le socialisme religieux.

Conclusion En conclusion de ce chapitre, il nous semble important de faire retour sur un autre texte majeur de l’année 1924-1925, le fameux texte de la Dogmatique, cours donné à l’Université de Marbourg.

Introduction de la Dogmatique Dans la longue introduction de ce texte, Tillich précise son intention en inscrivant la dogmatique dans le contexte de son temps. Comme il l’avait fait à la fin de sa conférence programmatique de 1919, il va de nouveau insister sur la nécessité pour la théologie de passer à l’attaque, et de rompre avec la position défensive et les nombreux reculs auxquels elle n’a cessé de se contraindre. Faisant référence à l’apologétique de l’Église ancienne³⁵⁵, il écrit:

 Ibidem, p. 251.  Il y a sur ce point un lien très clair entre le texte de la Dogmatique et son texte sur Augustin. Dans les deux cas, en effet, il y est question d’un retour à l’apologétique de l’Église ancienne.

Conclusion

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Puisque l’offensive [de sa position] constitue la meilleure défensive, elle remporta une victoire grâce à laquelle la dogmatique ecclésiale n’a plus eu qu’à faire l’exposé de son offensive et de sa défensive. (…) La situation a changé depuis l’Aufklärung: il n’y a plus guère d’offensive, plus guère d’exposé comportant une part de polémique interconfessionnelle, mais plutôt une défensive contre l’attaque menée de l’extérieur. Tel est le nouveau sens de l’apologétique. Elle ne se défend plus en attaquant, mais en abandonnant du terrain. Pas de fifres et tambours, pas non plus de tranquille sécurité, mais bien une retraite silencieuse. (…) Là contre, nous entendons à nouveau ce terme « dogmatique » au sens d’une attaque. Il n’y a pas d’autre choix³⁵⁶.

Le propos se veut sans ambages, sans ambigüité superflue, et trouvera une confirmation dans les premières thèses de la Dogmatique. La première thèse indique en effet que la dogmatique est un « discours scientifique qui traite de ce qui nous concerne inconditionnellement »³⁵⁷. Cette manière de concevoir le rôle de la dogmatique, dans le vocabulaire qui est le sien, n’est pas le fruit du hasard, ou d’une coquetterie langagière qui n’aurait d’autres buts que l’esthétisme de l’expression. Au contraire, elle prend sa source dans la racine même du geste tillichien. En effet, en affirmant que la dogmatique traite de ce qui nous concerne de manière inconditionnelle, Tillich exprime un lien étroit entre la dogmatique et la vie de ses contemporains, loin des reproches d’abstraction que ces derniers pouvaient – à bon droit – lui faire. De plus, par l’utilisation du terme « inconditionnellement », il opère le lien (sur lequel nous reviendrons ultérieurement) entre la dogmatique et la théologie de la culture, cette dernière étant clairement le sol sur lequel il entend construire sa dogmatique. Tentant de définir « ce qui nous concerne inconditionnellement », Tillich ne tombe pas dans le piège l’identifier à un objet particulier. Beaucoup de choses peuvent en effet nous concerner, à vrai dire tout (de nos relations avec la nature à l’histoire, de nous-mêmes aux valeurs de la communauté, etc.). Néanmoins, chacune de ces dimensions peut cesser de nous concerner, y compris mon moi que je peux ressentir comme un ensemble de « faits étrangers ». Cet exemple du « moi » sert justement à Tillich pour approcher l’espace de l’inconditionné. Il écrit en effet à propos de lui, après avoir dit qu’il pouvait parfois être mis entre parenthèses: Mais ce moi, envers qui même mon propre moi empirique peut être étranger, détient en lui quelque chose auquel il sait ne pouvoir se soustraire. Ce quelque chose me concerne inconditionnellement. C’est seulement parce qu’un tel quelque chose existe que, et qu’il n’y a rien qui n’y puisse être ramené, que la religion peut s’adresser à chacun avec la pré-

 P. Tillich, Dogmatique, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides, PUL, 1997, p. 3-4.  Ibidem, p. 3.

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tention d’être entendue, et la dogmatique n’être pas une vétille pour gens pieux, pour théologiens et cercles ecclésiastiques, mais parler de ce qui concerne tous les êtres humains, de ce qui est important pour chacun inconditionnellement. La dignité et la force de la dogmatique résident dans l’affirmation qu’elle traite de ce qui nous concerne inconditionnellement; cette thèse exprime l’attaque par laquelle nous voulons commencer, pour éviter dès le début de nous trouver acculés à une position défensive³⁵⁸.

Cette manière de concevoir la dogmatique, à partir du prisme de l’absolu à l’œuvre dans l’inconditionné, rappelle étrangement la conception de la religion que Tillich développait dans sa conférence programme de 1919, où celle-ci n’était pas comprise comme un secteur particulier de la vie culturelle à côté des autres secteurs, mais comme la dimension absolue (la dimension de profondeur) qui réside en chacune d’elles. On le voit, le texte de la Dogmatique s’inscrit clairement dans le sillage d’une apologétique de l’attaque. À cette fin, le caractère très général de sa première thèse n’est pas un handicap, tout au contraire. On ne saurait en effet imaginer une limitation que l’on trouverait d’entrée de jeu dans la définition de la dogmatique et de ce qui nous concerne inconditionnellement. Autrement dit, que chacun puisse y mettre ce qui lui semble le plus pertinent ne limite en rien la pertinence de cette possibilité. D’aucun y mettront « la révélation, le christianisme, la conscience religieuse, Dieu », et en soi cela ne pose pas de problème à Tillich, mais à la condition que soit préservé « l’élément de ce-qui-vient-à-nous de façon inconditionnée »³⁵⁹. Or, cette précision suffit à disqualifier, pour aujourd’hui, toutes les récupérations chrétiennes ou ecclésiales de cette dimension inconditionnée. La conscience religieuse devient un état particulier d’espèce psychique ou sociale; la révélation, un événement à part, ce qui ne va pas sans problèmes; le christianisme, une religion parmi d’autres; et Dieu, un objet dont on peut douter. Voilà la situation de l’apologétique³⁶⁰. Dans ce contexte, plus rien ne peut être énoncé, parce que se trouve perdu ce qui fait le mordant véritable de la dogmatique, son attaque du monde et de toute réalité. Conçue comme une offensive, la dogmatique ne peut se définir aujourd’hui comme une affaire interne à la religion ou à l’Église, sauf à devenir superflue, et on s’en passera³⁶¹.

On sent à travers cette approche toute la place et l’importance de l’actualité et du contemporain pour l’élaboration théologique de Tillich. C’est en effet la situation actuelle qui commande cette reformulation générale de l’objet de la    

Ibidem, p. 6. Ibidem, p. 6. Nous soulignons. Ibidem, p. 6-7.

Conclusion

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dogmatique. Dans cette perspective, prenant acte du peu de « force symbolique » que revêtent pour son époque les mots du langage religieux traditionnel, Tillich pense qu’il est de la mission du théologien de ne pas présupposer leur sens ancien (au risque de se perdre dans une apologétique défensive condamnée à toujours perdre du terrain), mais au contraire de « rendre à nouveau utilisables ces concepts [remplis de sens] »³⁶². La dogmatique doit être douée de force symbolique; c’est la conséquence de sa prétention à l’absoluité. Que notre dogmatique n’ait plus cette qualité s’explique par le fait qu’elle est devenue une dogmatique de la défensive, et qu’elle ne présente presque plus [son contenu propre]. Elle ne pourra retrouver sa vigueur symbolique qu’en redevenant une dogmatique offensive, comme celle de l’Église ancienne³⁶³.

Un dernier point de cette définition doit encore être éclairci: la prétention scientifique des énoncés de la dogmatique, c’est-à-dire leur « prétention à la validité ». Le rapport à l’inconditionné n’est-il pas plutôt un rapport existentiel? Et si oui, comment le concilier avec une prétention scientifique? Perdrait-on quelque chose en passant d’un discours existentiel à un discours scientifique? À cette dernière question, Tillich répond par une distinction fort judicieuse entre « science de l’inconditionné » et « discours scientifique » sur l’inconditionné, ce dernier venant en quelque sorte en aval, par rapport à une science de l’inconditionné qui serait d’emblée placée en amont de tout discours qui entendrait la réfléchir. En réalité, la dimension existentielle de la dogmatique n’est pas incompatible avec la prétention scientifique du discours dogmatique. Le seul fait d’interpréter le rapport religieux comme un rapport existentiel suppose déjà un énoncé scientifique général, ce qui anéantit l’objection. Mais en même temps, le rapport existentiel implique précisément la suppression de la particularisation individuelle³⁶⁴.

Les premières traces d’une méthode de corrélation Après avoir exploré la première thèse de la Dogmatique de 1925, avec l’intention générale qu’elle contenait, il nous semble maintenant important de montrer la « méthode » théologique qui la sous-tend, et qui n’est pas non plus étrangère aux motifs commandant une apologétique de l’attaque. Ce choix de notre part réside en outre dans le fait qu’il existe une forte parenté entre ce que Tillich propose à

 Ibidem, p. 7.  Ibidem, p. 7.  Ibidem, p. 8-9.

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cette occasion, et ce qu’il mettra en œuvre par la suite dans la partie américaine de son œuvre, notamment dans sa Théologie systématique, où l’on retrouvera la célèbre « méthode de corrélation ».

• Du point de vue des « principes essentiels » En 1925, la méthode qu’il utilise pour construire sa dogmatique est appelée « corrélation révélationnelle », et c’est maintenant vers elle et son élucidation que nous nous concentrerons désormais. D’emblée, il faut noter que le concept de corrélation entre dans la droite ligne de ce que nous venons d’exposer, et spécialement de la première thèse de la Dogmatique. De plus, ce concept renvoie au sens premier de la démarche théologique de Tillich, c’est-à-dire à ce qui l’a poussé à être théologien, et qui consiste à penser, et ensuite à réduire, le fossé qui sépare la religion (et donc aussi la dogmatique) de la culture de son temps. Enfin, il faut savoir que l’expression « méthode de corrélation » n’est pas explicitement formulée dans ce cours, mais qu’elle se dessine néanmoins « en filigrane »³⁶⁵ au fil du texte, principalement à partir de la première thèse qui explicite son objet. Le tout premier lieu de la corrélation a donc trait au fait que l’objet de la dogmatique est ce qui nous concerne inconditionnellement. « Ce premier niveau, existentiel, de la corrélation, se répercute ensuite dans l’ordre noétique pour produire la corrélation entre les concepts dénotant l’humain et ceux qui se rapportent au divin »³⁶⁶, les deux concepts étant indissociables l’un de l’autre. On perçoit là une certaine audace de la part de Tillich, car il s’expose au risque d’une critique touchant à la relativisation de Dieu. Est-il théologiquement fondé, en effet, de conférer aux humains (et donc à la sphère immanente) la même place qu’à Dieu dans la méthode de la dogmatique? (Jean Richard parlera même des deux pôles – humain et divin – comme des « deux faces d’une seule et même réalité »³⁶⁷). N’y a-t-il pas là un risque de déprécier la figure de Dieu par rapport à l’humain? Pour Tillich, certainement pas, car une telle réduction de Dieu ne pourrait être pensable que dans l’hypothèse où Dieu ne serait « qu’un élément ou qu’une dimension de notre être ». Dans ce cas, en effet, l’inconditionnalité de ce qui nous préoccupe de façon ultime ne serait justement plus inconditionnelle, c’est-à-dire qu’elle « ne pourrait pas s’imposer à nous, venir à nous avec une

 J. Richard, « Introduction à la Dogmatique », in P. Tillich, Dogmatique, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides, PUL, 1997, p. XLVIII.  Ibidem, p. XLVIII.  Ibidem, p. XLIX.

Conclusion

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exigence inconditionnelle »³⁶⁸. C’est ainsi que réfléchissant sur les concepts d’ouverture (Offenheit) et de fermeture (Geschlossenheit) de Dieu, Tillich va introduire son lecteur à une subtile argumentation, où ces deux concepts seront corrélés l’un à l’autre autour de la notion-pivot d’inconditionné. Pour que Dieu nous concerne inconditionnellement, il faut en effet que son caractère de «Tout Autre » (c’est-à-dire la dimension de fermeture à l’égard de l’humain) soit affirmé, mais que cette altérité radicale puisse aussi concerner l’humain, ce qui implique de le penser en relation avec lui. « Si nous ne pouvions confesser Dieu dans son ouverture, il n’y aurait pas ce que nous avons appelé le courage de la créature: il n’y aurait qu’alternance du désespoir et de la bravade »³⁶⁹. On le voit, ce qu’il s’agit d’éviter pour Tillich c’est le dilemme entre une religion de la loi (ce qui arrive quand on exacerbe la seule sphère transcendante au détriment de la sphère immanente) et une religion sacramentelle (ce qui survient quand on absolutise la dimension immanente au détriment de la sphère transcendante). On pourrait sans doute aussi formuler l’enjeu de la position tillichienne comme touchant au débat entre l’immédiateté du rapport à Dieu (comme c’est le cas par exemple dans l’expérience religieuse liée à l’absolutisation de la sphère immanente) et le non-rapport à ce dernier (cette hypothèse se produisant lorsque Dieu est compris comme un Tout Autre inaccessible). Entre ces deux écueils, Tillich entend tracer une voie moyenne et praticable, qui est celle de la corrélation entre l’humain et le divin, entre l’immanence et la transcendance.

• Des principes essentiels à la réalité La corrélation de l’expérience religieuse avec les pôles humain et divin Si on quitte maintenant la sphère abstraite des « principes essentiels » (et normatifs, serait-on tenté de dire), et que l’on se place dans la situation réelle où se joue pour l’humain cette corrélation (c’est-à-dire dans le pôle de l’expérience religieuse), il est certain que cette corrélation se vit dans un état d’aliénation, qui constitue en réalité sa condition première. Cet état d’aliénation perturbe évidemment son appréhension de la corrélation. En effet, « c’est toute la relation à Dieu qui se pervertit alors: notre rapport à Dieu sans doute, mais tout autant le rapport de Dieu à nous. C’est une image déformée de Dieu qui nous apparaît »³⁷⁰. Ce que cherche à montrer ici Tillich, c’est bien la dimension du démonique, qui épouse effectivement les traits d’une déformation et d’une perversion, et qui  Ibidem, p. XLIX.  P. Tillich, Dogmatique, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides, PUL, 1997, pp. 146-147.  J. Richard, « Introduction à la Dogmatique », in P. Tillich, Dogmatique, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides, PUL, 1997, p. LI.

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entraîne dès lors une certaine idée de la corrélation, dans laquelle cette corrélation se construit à partir de la polarité constituée par « l’existence aliénée » et par « Dieu, qui apparaît ainsi sous l’aspect démonique de jugement et de la colère divine ». Dans cette perspective, la révélation apparaîtra sous un jour inédit, avec pour tâche de procéder à l’ébranlement et au retournement de la conscience démonique. Comme l’écrit Tillich, en effet, « Dans la révélation parfaite, (…) le divin est dépouillé du démonique »³⁷¹. Après ce bref aperçu de l’expérience religieuse, nous voici donc aux prises avec l’expérience de la révélation. La corrélation de l’expérience de la révélation avec les pôles divin et humain L’expérience de la révélation, elle aussi, ne peut être comprise qu’à travers le prisme d’une corrélation (cette fois entre l’objectif et le subjectif). La révélation est-elle purement objective ou purement subjective? Tels pourraient être en quelque sorte les termes de la question. On le sent bien, Tillich refusera de se sentir lié par de telles catégories. Il dénoncera en effet les risques que l’on rencontre dans chacune des deux voies (objective et subjective). Ces risques sont, pour la conception objective de la révélation, le risque de supranaturalisme (dont nous avons vu que Tillich ne cesse de le combattre depuis les commencements de sa pensée), et pour la conception subjective, le risque de « réduction subjectiviste », par laquelle la révélation serait identifiée « au simple processus de l’esprit humain ou à la conscience religieuse comme telle »³⁷². Face à ces deux écueils, Tillich va toujours affirmer la nécessité d’un contre-pied (comme il existe un contre-pouvoir) consistant dans l’affirmation de l’autre voie. Alors, quant à la révélation, si cette dernière doit effectivement concerner l’individu (le pôle subjectif), elle doit aussi « prendre corps, s’incarner dans une quelconque réalité objective », et réciproquement. Il s’agit donc pour Tillich d’affirmer la corrélation entre les pôles objectif et subjectif, « dans toute révélation divine, comme dans toute expérience religieuse »³⁷³. Tel est le sens de la corrélation révélationnelle. La corrélation entre le message biblique et la situation concrète Enfin, il existe une dernière corrélation, qui touche cette fois directement au travail de la théologie dogmatique, « qui se réfère constamment à l’autorité de

 P. Tillich, Dogmatique, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides, PUL, 1997, p. 186.  J. Richard, « Introduction à la Dogmatique », in P. Tillich, Dogmatique, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides, PUL, 1997, p. LIV.  Ibidem, p. LIV.

Conclusion

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l’Écriture – et de la tradition – comme à sa norme »³⁷⁴. Sur cette question, Tillich va s’opposer aux différents courants biblicistes qui émergent ça et là, pour indiquer que la révélation parfaite que véhicule l’Écriture ne se réduit pas au texte concret de cette Ecriture. Autrement dit, il ne faut pas confondre « l’Écriture comme document de la révélation parfaite » avec « l’Écriture comme document de la réalité historique du christianisme primitif »³⁷⁵; et si l’Écriture est un medium nécessaire à la révélation, elle n’en demeure pas moins un medium, et certainement pas cette révélation elle-même. Dans cette perspective, l’Écriture a trait à « l’aspect objectif de la révélation », qui prévient et protège de son identification aux visées subjectivistes du moi. Tillich parlera alors de l’Écriture comme d’une « norme externe ». Toutefois, il faut noter que la révélation parfaite ne se confond pas avec la « norme externe », vu qu’elle constitue plutôt une « norme interne », et que le passage de l’une à l’autre ne s’effectue pas dans l’approfondissement de l’Écriture (qui est la norme externe). En réalité, la révélation parfaite (la norme interne) « surgit de la corrélation »³⁷⁶, ce qui signifie qu’elle s’accomplit effectivement « quand la révélation m’atteint aujourd’hui pour m’ébranler et me retourner »³⁷⁷. Dans cette approche de la révélation parfaite, on peut donc retrouver la trace d’une corrélation entre deux pôles: celui du message biblique, certes, mais aussi celui de la situation présente, ou, pour le formuler différemment, celui de « la contrainte du texte » et de son nécessaire « autodépassement ». C’est d’ailleurs peut-être là l’un des points les plus centraux de sa critique de Barth et de son Römerbrief, texte dans lequel Tillich verra surtout l’expression du point de vue de la situation du théologien Karl Barth, plus que celle de Paul lui-même. Il écrira en effet: « Même s’il nous faut reconnaître l’excellence de l’interprétation qui nous est offerte de la révélation parfaite, il reste que la corrélation de la compréhension est devenue unilatérale et subjective »³⁷⁸.

Pour conclure Sur la base de ce qui précède, et pour conclure ce chapitre, il nous faut encore dire quelques mots sur l’apologétique. Nous avons vu en effet qu’elle se retrouvait dans le champ de la dogmatique en raison même de son objet (ce qui

    

Ibidem, p. LVI. Ibidem, p. LVI. Ibidem, p. LVII. Ibidem, p. LVII. P. Tillich, Dogmatique, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1997, p. 104-105.

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Chapitre 4. L’apologétique tillichienne à la suite d’Augustin

nous concerne inconditionnellement). Il s’agissait en effet par-là de retrouver l’élan d’une apologétique de l’attaque, après s’être trop longtemps laissé acculer dans une attitude de repli. Rappelons-nous les paroles de Tillich lorsqu’il écrivait en ouverture de sa Dogmatique, en parlant de l’apologétique ancienne qui était une apologétique de l’attaque: C’est ce sens que le mot « polémique » a gardé pour nous. On se sentait suffisamment assuré sur le front extérieur pour pouvoir lutter à l’intérieur. La situation a changé depuis l’Aufklärung: il n’y a plus guère d’offensive, plus guère d’exposé contenant une part de polémique interconfessionnelle, mais plutôt une défensive contre l’attaque menée de l’extérieur. Tel est le nouveau sens de l’apologétique. Elle ne se défend plus en attaquant, mais en abandonnant du terrain. Pas de fifres et tambours, pas non plus de tranquille sécurité, mais bien une retraite silencieuse. À la question: « que peut-on encore conserver? on doit répondre « rien! ». Là contre, nous entendons à nouveau ce terme [dogmatique] au sens d’une attaque. Il n’y a pas d’autre choix³⁷⁹.

Par ce retour qu’il préconise, Tillich rejoint la conviction qu’il ne cesse de défendre depuis ses premiers écrits, et il inscrit ce cours de dogmatique dans le prolongement de la conférence sur Augustin, ces deux textes formant dès lors un tout cohérent autour de cette question de l’apologétique. Dans les deux cas, en effet, il s’agit pour la théologie de reprendre l’initiative et de repasser à l’attaque.

 Ibidem, p. 3.

Partie 3: L’apologétique de la réponse

Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique Introduction À l’aube de cette troisième et dernière partie consacrée au Tillich américain, il nous faut dire quelques mots sur le contexte américain, ainsi que sur l’exil hors d’Allemagne auquel Tillich fut contraint dès 1933, en raison de son activité socialiste et de son opposition farouche au régime nazi (cette opposition se trouvant explicitement formulée dans son texte La décision socialiste, paru la même année). L’installation de Tillich au Union Theological Seminary de New York peut en effet être considérée comme un moment décisif de sa carrière, mais également de sa pensée. C’était alors un tout autre monde que découvrait Tillich, un monde nouveau, avec une foisonnante diversité culturelle, un dynamisme et une énergie à nul autre pareil, et sur le plan religieux, une situation qui était marquée par le pluralisme religieux, ainsi que par le développement de nouveaux courants spirituels. Cette situation inédite pour Tillich avait aussi ceci de particulier qu’elle le contraignait à apprendre, à presque cinquante ans, une autre langue que sa langue maternelle. Ce fait, loin d’être anecdotique, est une donnée importante de la problématique de cette époque. C’était avec cela un tout autre imaginaire qui allait l’influencer, un univers bien différent de l’imaginaire allemand traditionnel dans lequel il avait grandi et forgé ses premiers écrits et ses premiers concepts. Le fait d’avoir pris ses distances par contrainte, avec la situation scientifique et spirituelle de l’Europe et de l’Allemagne, est devenu d’une fécondité exceptionnelle pour ce qui est de se connaître soi-même, ou, à tout le moins, peut le devenir. Même les difficultés de la langue étrangère y contribuent. Tenu de traduire, on se libère des sortilèges du langage, ou, comme dit un de nos amis d’ici, on n’est plus « ivre de sa propre facilité de parole », et l’on est contraint d’approfondir, à nouveau et sobrement, sa propre pensée³⁸⁰.

Aussi cette influence culturelle doit-elle être considérée à sa juste valeur, surtout lorsque l’on sait à quel point la dimension de la culture a eu son importance dans l’élaboration de sa pensée théologique (et spécialement de sa théologie de la culture). Un autre fait intéressant mérite d’être souligné. C’est l’identification

 R. Albrecht et W. Schüssler, « Biographie de Paul Tillich », in P. Tillich, Documents biographiques, Cerf / Labor et Fides / PUL, Paris / Genève / Québec, 2002, p. 192.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

par le public américain, au moment de l’immigration de Tillich aux États-Unis, de sa pensée théologique avec celle qui est alors à l’œuvre dans le courant barthien, et cela alors que Tillich situera justement Barth, dès l’introduction de sa Théologie systématique, comme le tenant du courant kérygmatique auquel il s’opposera au nom d’un courant apologétique qu’il entend promouvoir. Cette situation de confusion entre les deux théologiens tient essentiellement au fait qu’à cette époque Tillich s’opposait à la théologie libérale d’inspiration schleiermacherienne, tout comme Karl Barth. Toutefois, il est certain qu’une ligne de clivage pouvait être tracée entre Tillich et Barth, comme nous le montrerons dans ce chapitre en présentant le texte introductif à la Théologie systématique.

La question de l’apologétique réactualisée Du point de vue de la problématique qui est ici la nôtre, une idée force résume à elle seule la démarche de Tillich dans sa Théologie systématique: la théologie est forcément une « théologie qui répond », c’est-à-dire une théologie apologétique. Ce rapport posé entre l’instance de la réponse et la détermination apologétique de la théologie ne va pourtant pas de soi, et se conçoit seulement à partir de la traduction grecque du terme apologétique, où un rapport à la réponse se laisse effectivement deviner. Apologein se traduit en effet, d’après le dictionnaire Bailly, par deux grandes orientations: soit dans le sens d’une défense, comme un « se défendre », soit dans le sens d’une réponse aux accusations d’éventuels adversaires (où il s’agit alors de « rendre raison » de notre foi). De plus, la référence biblique au terme apologein, que l’on retrouve dans la Première épître de Pierre (3, 15), incline aussi à opérer ce rapprochement entre l’apologétique et la réponse. Elle indique en effet: « Mais sanctifiez dans vos cœurs Christ le Seigneur, étant toujours prêts à vous défendre, avec douceur et respect, devant quiconque vous demande raison de l’espérance qui est en vous ». On retrouve là les éléments traditionnels de l’apologétique repris dans le Bailly. Cette conception de la théologie comme théologie apologétique – et donc comme théologie de la réponse – est celle que Tillich entend promouvoir dans sa Théologie systématique, comme spécificité de sa démarche. Il l’inscrit dès lors dans l’introduction générale de son premier volume, et il l’explique en la positionnant dans le paysage théologique de son époque. Concrètement, cette primauté de la démarche apologétique se justifiera donc par une séparation de la pensée tillichienne d’avec la théologie libérale, tout autant qu’avec le courant néo-orthodoxe dit kérygmatique. Dans sa Préface à la première édition allemande, Tillich écrit que

La question de l’apologétique réactualisée

145

(…) le présent système cherche une voie qui évite aussi bien le libéralisme théologique qui domine la dernière période de la théologie américaine que la néo-orthodoxie qui a triomphé dans les dernières décennies en Europe occidentale.³⁸¹

Cette précision est d’importance, car elle inaugure les lignes de force de la théologie tillichienne à cette époque. De plus, elle tend à équilibrer les oppositions auxquelles Tillich nous avait habitués au cours de sa période allemande. À l’époque, il s’agissait davantage de s’opposer à la théologie libérale d’inspiration troeltschienne qu’à la théologie barthienne (encore que nous montrerons, dans la suite de la thèse, l’opposition parfois féroce que pouvait manifester Tillich face aux insuffisances de cette position barthienne). Tillich percevait alors la théologie barthienne, dans son principe, comme la réaction nécessaire d’une théologie de la crise face aux risques d’une adaptation de la foi chrétienne à l’appel des sirènes du monde et de la culture moderne. Toutefois, cette situation allait connaître une évolution assez notable lors de l’exil aux États-Unis, avec un rééquilibrage des forces en présence, et une liberté tout aussi grande à l’égard du courant kérygmatique (barthien) que du courant libéral. Cette exigence de réponse de la théologie, Tillich la rend possible en assignant une double mission à la théologie: « exposer la vérité du message chrétien, et interpréter cette vérité pour chaque génération nouvelle »³⁸². Une telle manière de concevoir la théologie mobilise – mais de manière non-exclusive – les courants kérygmatique et apologétique. La théologie kérygmatique se donne en effet pour mission de « présenter la vérité du message » (ce qui est bien le premier terme de la définition tillichienne), alors que la théologie apologétique s’attribue celle d’« interpréter pour chaque génération » le contenu de ce message (ce qui correspond au second terme de sa définition). Les deux pôles humain et divin apparaissent dès lors comme étant indissociables l’un de l’autre, le pôle de la requête humaine étant indispensable à l’expression de la réponse éternelle, et le pôle de la réponse éternelle n’étant pas indépendant de la requête qui le sollicite. Il en résulte que la théologie tillichienne déplace bien, à elle seule, les deux grands paradigmes théologiques que nous venons de mentionner: le paradigme kérygmatique et le paradigme libéral. La théologie kérygmatique valorise en effet le seul pôle éternel au détriment du pôle humain (avec lequel elle ne se reconnaît aucune affinité), et quant à la théologie libérale, elle valorise exclusivement le pôle humain, poussant parfois la synthèse théologique jusqu’à l’adaptation du message chrétien aux contingences de son époque. Ce qui

 P. Tillich, Théologie systématique, I. Introduction. Raison et révélation, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 2000, p. 13.  Ibidem, p. 17.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

manque alors à la théologie libérale, pour Tillich, c’est le jugement divin posé sur la situation (ce qui sera, par contraste, la spécialité de Barth à travers son célèbre Non qu’il oppose à toute réalité). Toutefois, Tillich reconnaît toute la difficulté qui consiste à trouver un juste équilibre entre ces deux exigences. « La plupart ou bien sacrifient des éléments de la vérité, ou bien n’arrivent pas à s’exprimer pour la situation »³⁸³. Cette perspective d’équilibre exclut d’emblée toute forme de fondamentalisme néo-orthodoxe, qui consisterait ici à absolutiser un moment particulier de la révélation pour le confondre avec la révélation elle-même (c’est-à-dire avec le message chrétien). Tillich sera sévère avec cette possibilité en écrivant que le fondamentalisme « élève quelque chose de fini et de transitoire à une validité infinie et éternelle. De ce point de vue, il a des aspects démoniques. Il détruit l’humble vérité; il déchire la conscience de ceux de ses adeptes qui réfléchissent; il les rend fanatiques, parce qu’il les force à refouler des éléments de vérité dont ils ont confusément conscience »³⁸⁴. Il est difficile d’être plus catégorique dans une attaque à l’encontre d’un adversaire. De plus, par le positionnement stratégique de cette critique (dès la première page de l’introduction générale de son projet systématique), on comprend que Tillich va d’emblée vouloir rééquilibrer ses critiques portant habituellement sur la théologie libérale, en attaquant d’emblée la position barthienne. Sans doute espère-t-il par-là rectifier le jugement de ses étudiants américains qui le rangeaient un peu trop rapidement dans la filiation du théologien bâlois. L’insistance de Tillich à l’égard de la théologie kérygmatique sera d’ailleurs persistante. Ainsi affirmera-t-il avec force la place absolument centrale du pôle de la situation, mais tout en prenant bien garde de ne pas tomber à son tour dans l’excès inverse, qui le verrait adapter le message chrétien aux éléments de cette situation, et perdre ainsi ce que ce message a de singulier et d’inédit. Il précise en effet: Que, dans une période de désintégration personnelle et communautaire, l’on se précipite avec empressement sur les idées fondamentalistes ne prouve pas leur validité théologique, pas plus que le succès de la théologie libérale dans des périodes d’intégration personnelle et communautaire ne garantit sa vérité. L’interprétation créatrice de l’existence, voilà la situation que la théologie doit examiner³⁸⁵.

 Ibidem, p. 17.  Ibidem, p. 17– 18.  Ibidem, p. 18.

La question de l’apologétique réactualisée

147

Par cette précision, Tillich réaffirme encore sa position: tenter de se tenir à équidistance de la théologie libérale, tout comme de la théologie kérygmatique, c’est-à-dire (en référence à son passé théologique) accentuer sa critique de la théologie kérygmatique. Il indique en outre une position singulière, mais qui de nouveau le verra davantage s’attacher à une critique du courant kérygmatique que de la théologie libérale: la tâche de la théologie aura rapport avec l’interprétation de l’existence, ce qui suppose bien pour lui l’interdépendance du pôle humain (l’existence) et du pôle divin (le critère qui permettra d’interpréter cette existence). Or, tel est justement ce que ne parvient pas à pratiquer la théologie kérygmatique. Loin de se pencher sur une interprétation « créatrice », la théologie kérygmatique se limite en effet, selon Tillich, à la fixation du sens de cette existence à un moment particulier du passé.

Une précision sur Karl Barth Jusqu’à présent, nous avons utilisé comme des synonymes le nom de Karl Barth et l’appellation « théologie kérygmatique ». Toutefois, est-il si sûr que les deux puissent être réductibles l’un à l’autre? À la lecture de Tillich, c’est loin d’être évident. Certes, Tillich écrit: « La théologie de la Réforme et, de nos jours, la théologie néo-réformée de Barth et de son école, fournissent des exemples remarquables de théologie kérygmatique »³⁸⁶. Il est donc bien clair que Barth n’est pas étranger à la théologie kérygmatique, et qu’il en est même l’un des plus éminents représentants. Toutefois, Tillich attribue aussi à Barth un certain mérite par rapport aux autres penseurs orthodoxes, celui de ne pas avoir encore succombé à la tentation d’identifier le message chrétien au texte de la Bible luimême. À tel point que « qualifier Luther d’orthodoxe, et Barth de néo-orthodoxe est, en partie, injuste. Luther aurait pu succomber à la tentation orthodoxe, et Barth risque de le faire; mais telle n’est pas leur intention »³⁸⁷. On le voit, l’attitude de Tillich à l’égard de Barth est assez contrastée, et pourrait être réfléchie à partir d’une échelle de gradation kérygmatique, échelle sur laquelle Barth n’apparaitrait pas au sommet, car il ne succomberait pas à toutes ses tentations. Barth se montre en effet capable de réintroduire du jeu, de l’écart, de la liberté dans son rapport à la Bible, là où les représentants les plus durs du courant kérygmatique (que l’on pourrait qualifier de biblicistes) tendent à identifier le message biblique avec le support de ce message, à savoir le texte lui-même. On

 Ibidem, p. 19.  Ibidem, p. 19.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

peut donc dire que Barth a ceci de particulier qu’il « redécouvre le paradoxe chrétien », mais qu’en même temps, il « élabore avec beaucoup de liberté une exégèse spirituelle de l’Épître aux Romains. De plus, à la différence des autres représentants du courant kérygmatique, il accepte la critique historique radicale. Sur tous ces points, écrit Tillich, Barth développe une « authentique théologie kérygmatique »³⁸⁸. De plus, notre auteur ira jusqu’à reconnaître la « grandeur » de Barth, parce celui-ci « se corrige sans cesse à la lumière de la situation, et qu’il s’efforce vigoureusement de ne pas devenir son propre disciple »³⁸⁹. Et il rajoutera alors une indication qui nous sera précieuse: « Pourtant, il ne se rend pas compte que, ce faisant, il cesse d’être un théologien purement kérygmatique ». La position de Barth est donc singulière, car certes il est l’un des plus éminent représentant du courant kérygmatique, mais en même temps, comme nous venons de le voir, Tillich lui réserve une place spéciale dans le déroulé de son argumentation. Dès lors, cette position singulière de Barth nous pousse dans un premier temps à aborder le rapport critique de Tillich à la théologie kérygmatique, en distinguant cette théologie kérygmatique du cas particulier de Karl Barth, que nous réserverons à un chapitre ultérieur.

Ce que n’est pas la théologie apologétique Comme nous l’avons déjà souligné, la théologie apologétique est une « théologie qui répond ». Pour tenter de comprendre cette spécificité, il nous faut donc d’abord plonger dans cette idée d’une théologie de la réponse. Qu’est-ce que cela signifie pour la théologie que de devoir répondre? Cela signifie d’abord qu’elle doit tenir ensemble les deux pôles de la situation existentielle et du message chrétien, c’est-à-dire tenir ensemble le pôle de la question et le pôle de la réponse. Ensuite, cela consiste toujours pour elle dans un certain usage de la réponse. Il y a presque là un enjeu éthique qui se laisse peu à peu découvrir. Comme il l’a fait pour son texte « Justification et doute », Tillich en vient en effet à dénoncer toute une série de pratiques apologétiques qui ont pour lui profané l’idée même d’apologétique. Il cite par exemple l’usage de l’argumentum ex ignorantia, qui cherchait à boucher les trous de la connaissance scientifique par des arguments de nature religieuse. Cette position, écrit-il, « tente de découvrir des brèches dans notre connaissance scientifique et historique afin de trouver une place pour Dieu et ses actions à l’intérieur d’un monde par ailleurs

 Ibidem, p. 19 – 20.  Ibidem, p. 20.

La question de l’apologétique réactualisée

149

entièrement calculable et immanent »³⁹⁰. Un tel usage de l’apologétique n’est pas acceptable pour Tillich. Il en va d’ailleurs de même pour une apologétique qui voudrait fondre le message chrétien dans la culture qui l’entoure. Le risque est alors celui de l’adaptation et de la dissolution. Contre de telles pratiques apologétiques, Tillich reconnaît la justesse de la critique et des revendications de la théologie kérygmatique, dont il écrira pour l’occasion que « l’insistance a eu un pouvoir prophétique d’ébranlement et de transformation », celui d’avoir permis à la théologie de ne pas se perdre « dans les relativités de la situation »³⁹¹. Dans la terminologie qui servait jusqu’à présent à caractériser l’opposition tillichienne à un certain type d’apologétique, nous pouvons dire que les deux pratiques apologétiques citées ci-dessus constituent autant de pratiques de défense qui ne peuvent aboutir qu’à l’échec. Une telle apologétique consiste en effet en l’abandon progressif, à mesure que progresse la connaissance scientifique et rationnelle du monde, des positions occupées par la théologie. Cette critique tillichienne est celle de l’apologétique de la défense, qui est récurrente dans son travail théologique antérieur. Toutefois, ce qui est intéressant de remarquer, c’est que Tillich ne s’engouffre plus dans le contre-pied que constituerait une apologétique de l’attaque, mais qu’il envisage plutôt le débat sous la forme d’un modèle de question et de réponse. Ainsi, si la théologie apologétique répond, elle ne répond plus en attaquant. Tel pourrait être, sur la question de l’apologétique, un premier point de différence entre la période allemande et la période américaine. Nous l’avons dit, cette nouvelle manière de concevoir l’apologétique rompt avec la définition traditionnelle de l’apologétique que proposait jusqu’à présent Tillich. Pour lui, il y avait en effet trois éléments fondamentaux qui étaient nécessaires à la caractérisation de l’apologétique: d’abord, l’existence d’un adversaire (d’un opposant), ensuite, la possibilité d’un terrain commun entre la position de l’apologète et celle de son adversaire, et enfin, la nécessité d’une attitude offensive de l’apologète à l’égard de cet adversaire (cela au nom du message chrétien que l’apologète avait pour mission de défendre et de protéger contre les attaques venues de l’extérieur). De ces trois éléments, certains vont disparaître, comme par exemple le fait que l’apologétique s’articule autour d’un adversaire. Ce n’est pas le moindre des changements, tant le modèle traditionnel était lié à l’adversaire. Dès lors, le rapport de l’apologète avec son interlocuteur, si ce dernier n’est plus considéré comme adversaire, ne doit plus être envisagé

 Ibidem, p. 21.  Ibidem, p. 21.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

sous l’angle de l’attaque, mais sous une forme davantage dialogale, qui est précisément celle de la question et de la réponse.

La question du terrain commun Il en résulte que ce sera le troisième élément de l’apologétique qui sera conservé et mis en avant, à savoir la possibilité d’un « terrain commun » avec ceux qui se situent en-dehors du « cercle théologique ». En effet, plus encore que dans la perspective d’une attaque, les nouveaux rapports de dialogue entre l’apologète et de son interlocuteur nécessiteront la possibilité d’un terrain commun. Tillich est d’ailleurs explicite sur ce point: « On ne peut répondre à une question que si on a quelque chose en commun avec celui qui la pose. L’apologétique présuppose un terrain commun, aussi vague soit-il »³⁹². Or, c’est précisément à ce niveau que se joue l’opposition à la théologie kérygmatique, et ce fait n’est pas nouveau, quand on pense que l’opposition entre Tillich et Barth, en 1925, c’est-à-dire au moment de la rédaction de leur Dogmatique, se jouait déjà sur cette question du terrain commun ouvert par l’apologétique. Il nous faut alors citer longuement Tillich: Or, les théologiens kérygmatiques tendent à refuser l’existence d’un quelconque fondement commun avec ceux qui se trouvent en-dehors du « cercle théologique ». Ils craignent que ce fondement commun enlève au message ce qu’il a d’unique. Ils mentionnent les premiers apologistes chrétiens qui voient dans l’acceptation du Logos un fondement commun. Ils citent l’Ecole d’Alexandrie qui trouve dans le platonisme un fondement commun. Ils rappellent l’utilisation d’Aristote par Thomas d’Aquin. Surtout, ils se réfèrent au fondement commun que la théologie apologétique a cru elle-même découvrir dans la philosophie des Lumières, dans le romantisme, dans l’hégélianisme et le kantisme, dans l’humanisme et le naturalisme. Ils tentent de montrer que dans chaque cas, en fait, on a pris pour fondement commun celui de la « situation », et que, en s’y inscrivant, la théologie a perdu son propre fondement³⁹³.

Face aux critiques des opposants au terrain commun, Tillich va montrer que ces critiques concernent surtout une apologétique de la défense. C’est en effet de cela dont parle cette citation, c’est-à-dire d’une apologétique de la défense qui ne peut que perdre du terrain face à la situation dans laquelle elle tend à se confondre. On comprend dès lors que si une telle lecture doit être la véritable histoire de la théologie, « alors la seule véritable théologie est la kérygmatique.

 Ibidem, p. 21.  Ibidem, p. 21– 22.

La question de l’apologétique réactualisée

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(…) On doit lancer le message à ceux qui vivent la situation, le leur lancer comme une pierre ». Toutefois, nous devons aussi garder en mémoire que Tillich a toujours privilégié une autre approche de l’apologétique et de son rôle dans l’histoire de la théologie, c’est-à-dire une apologétique qui, loin d’être condamnée à perdre systématiquement du terrain face à ses adversaires, porte le fer de l’attaque sur le terrain de l’autre à partir du commun qu’elle partage avec lui, ou en tout cas, tente de retrouver cette attitude offensive. Autrement dit, qui dit « terrain commun » ne dit pas nécessairement « dissolution de la théologie », la conception tillichienne de l’apologétique en est la preuve la plus manifeste. De plus, il est bien clair que la théologie kérygmatique la plus orthodoxe n’échappe pas non plus à l’influence du pôle de la situation, ne fût-ce que par le cadre conceptuel dans lequel elle va s’exprimer, ou par le cadre qui sera au fondement du message biblique lui-même, le particularisant toujours dans un lieu et dans un temps particuliers. C’est ainsi que pour Tillich, [m]ême la théologie kérygmatique utilise forcément les outils conceptuels de son temps. Elle ne peut pas simplement répéter des passages bibliques, et même quand elle le fait, elle n’échappe pas à la situation conceptuelle des différents auteurs bibliques. Puisque le langage exprime de manière fondamentale et englobante chaque situation, il n’y a aucun moyen qui permette à la théologie d’échapper au problème de la « situation »³⁹⁴.

Il n’y a donc pas d’un côté le pur message, et de l’autre l’impure situation, et cela quoi que puisse penser une théologie « purement kérygmatique ». Au contraire, c’est à un subtil jeu de tension entre le pôle du message divin et le pôle de la situation que Tillich va s’efforcer d’introduire son lecteur. Pour cela, il sera bien obligé de reconnaître la place déterminante du kérygme comme « substance » et « critère » de chaque affirmation apologétique. Nous pensons qu’il y a là un rapprochement possible de la Théologie systématique avec la conférence de 1919 « Sur l’idée d’une théologie de la culture ». Dans ce dernier texte, Tillich écrivait en effet qu’il n’y avait pas de contenu sans forme, et pas non plus de forme sans contenu (c’est-à-dire sans substance). Or, c’est aussi le constat qui se trouve formulé dans l’introduction à la Théologie systématique, où il n’y a pas plus de situation sans message, que de message sans situation. Cette tension est d’ailleurs la seule solution qui permette de promouvoir une adaptation de la théologie à la modernité, sans pour autant que cette adaptation ne signifie une dissolution. Cette adaptation est bonne en elle-même, quand elle respecte cette limite:

 Ibidem, p. 22.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

On n’a cessé de se demander si le message chrétien pouvait s’adapter à l’esprit moderne sans perdre son caractère essentiel et unique [sa particularité et son essence propre]. La plupart des théologiens ont estimé que oui; quelques uns ont pensé le contraire, soit au nom du message chrétien, soit au nom de l’esprit moderne. Incontestablement, on a entendu plus fortement les voix de ceux qui ont souligné le contraste, la diastase, et elles ont fait plus d’impression (…) Pourtant, c’est le labeur incessant de ceux qui ont essayé de trouver une union, une « synthèse », qui a gardé la théologie vivante. Sans eux, le christianisme traditionnel serait devenu borné et superstitieux, et le mouvement culturel général aurait suivi son cours, sans « l’aiguillon dans la chair » dont il a besoin, en l’occurrence, une théologie honnête, d’un haut niveau culturel³⁹⁵.

En conclusion, on peut donc affirmer que Tillich tient absolument à une position médiane, qu’incarne parfaitement la méthode théologique qu’il choisit d’appliquer: la méthode de corrélation. Cette méthode permet en effet une approche originale, et qui se révélera être l’apport spécifique de Tillich à la théologie systématique. Avec elle, en effet, le système « ne tire pas les réponses des questions, comme le fait une théologie apologétique qui ne compte que sur ellemême. Il n’élabore pas, non plus, des réponses sans les relier aux questions comme le fait une théologie kérygmatique qui ne compte que sur elle-même. Il met en corrélation questions et réponses, situation et message, existence humaine et manifestation divine »³⁹⁶. Telle est la méthode de corrélation qu’il nous faut maintenant présenter.

La question de la scientificité de la théologie On pourrait penser qu’une telle approche de la théologie comme théologie apologétique échappe à toute compréhension scientifique d’elle-même. En effet, si le pôle divin dépend du pôle de la situation, de la même manière que le pôle de la situation dépend du pôle divin, on pourrait penser qu’il n’y a pas de science possible. La question pourrait alors devenir: peut-on imaginer une forme de scientificité qui s’accommode, comme science, d’une dépendance à l’égard d’une autre origine qu’elle-même? Cette science pourrait-elle imaginer un détour par l’autre comme un moment constitutif de son propre développement? Cette question est récurrente dans l’œuvre tillichienne. Elle fut en effet déjà posée par Tillich en 1919, au moment de la conférence programmatique « Sur l’idée d’une théologie de la culture », et puis encore auparavant, au moment de la Théologie

 Ibidem, p. 23.  Ibidem, p. 23.

La question de la scientificité de la théologie

153

systématique de 1913, où la question posée touchait à la scientificité de la théologie dans le système des sciences de l’université allemande. En 1919, dès les premières lignes de son article, Tillich énonce la distinction entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit. Là où les premières ne s’accommodent nullement du point de vue personnel du scientifique dans leur processus de développement, les secondes se construisent en partie à partir de lui. Dans cette division, Tillich situe la théologie dans le registre des sciences de l’esprit, et la rend donc tributaire d’une participation du théologien lui-même. Étrangement, il en va de même en 1951, lorsque Tillich ré-aborde cette question de la scientificité de la théologie. Comme il l’écrira alors: « Dans toute théologie qui se prétend scientifique, il y a un point où l’expérience individuelle, les évaluations traditionnelles et l’engagement personnel décident forcément des résultats »³⁹⁷. Cette idée ne signifie nullement que le pôle subjectif de l’appréciation scientifique serait le seul pôle à être opérant. En cela, la théologie n’est pas une science inductive, pas plus d’ailleurs qu’elle n’est une science déductive. Il s’agit d’autre chose, d’une autre formation de sa scientificité. Tillich insiste même pour dire qu’il ne s’agit pas d’un savant dosage des deux dimensions. Il s’agit donc vraiment d’autre chose: « Les tentatives pour élaborer une théologie qui serait une ‘‘science’’ de type inductif et empirique, ou de type métaphysique et déductif, ou une combinaison de ces deux types, montrent à l’évidence qu’une telle entreprise ne peut aboutir »³⁹⁸. Pourquoi ces tentatives ne peuvent-elles pas aboutir?

Le danger de l’a priori mystique Que ce soit sur un plan inductif ou sur un plan déductif, ces tentatives ont un commun présupposé, celui de se baser sur un « a priori mystique », c’est-à-dire sur un point de départ qui se joue dans l’intuition et « l’expérience immédiate de quelque chose d’ultime par sa valeur et son être »³⁹⁹. Une telle manière de concevoir la théologie ne remporte pas l’approbation de Tillich, qui rapproche davantage cette conception de la théologie d’une philosophie de la religion, que d’une authentique théologie. C’est ainsi que parlant de cet a priori mystique, il écrira: « Si on découvre cet a priori au cours d’une démarche ‘‘scientifique’’, c’est uniquement parce qu’il était présent depuis le tout début. Aucun philosophe de

 Ibidem, p. 24.  Ibidem, p. 24.  Ibidem, p. 25.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

la religion ne peut échapper à ce cercle. Et il n’a rien de vicieux. Toute compréhension des choses spirituelles (Geisteswissenschaft) est circulaire. Toutefois, le théologien travaille à l’intérieur d’un cercle plus étroit que celui du philosophe de la religion »⁴⁰⁰. Sur cette base, on voit que Tillich entend bien démarquer la théologie de la philosophie de la religion, et trouver une troisième voie, plus précise que l’abstraction de l’a priori mystique, pour penser la détermination de son critère de scientificité. La démarche du théologien vise en effet davantage un enracinement dans « le spécifique et le concret »⁴⁰¹. Son critère ne sera dès lors pas seulement déterminé par un a apriori mystique, basé sur l’expérience immédiate d’un dépassement de l’opposition sujet/objet, mais sur « le critère du message chrétien »⁴⁰². Il n’y a certes pas là une différence indépassable entre la démarche du théologien et celle du philosophe de la religion. Par exemple, le théologien ne se tient pas plus sur un terrain exclusivement concret et particulier, que le philosophe de la religion sur un terrain abstrait et général. Les deux démarches, d’une manière ou d’une autre, font en effet intervenir une plus grande complexité dans le nouage de ces dimensions (l’une faisant toujours intervenir l’autre, fut-ce minimalement), mais tout en se situant clairement, et comme à titre principal, à l’intérieur de l’une d’entre elles. Il y a donc une nette différence entre la théologie et la philosophie de la religion, car, comme l’écrit Tillich: « Le théologien ‘‘scientifique’’ entend être plus qu’un philosophe de la religion. Il veut interpréter globalement le message chrétien à l’aide de sa méthode »⁴⁰³.

La question du cercle théologique La spécificité de la démarche théologique tient donc en réalité à l’inscription du théologien dans le « cercle théologique », et cela bien que cette inscription ne se fasse pas pour lui sans mal et sans difficultés. Cette question du cercle théologique signifie que la compréhension que le théologien aura de sa mission sera indissociable pour lui, du fait de devenir « un interprète de son Église avec le caractère unique et la validité universelle qu’elle revendique ». Autrement dit, il s’agira pour le théologien, qui se pense comme « membre de l’Église chrétienne, [d’]accomplir une des fonctions essentielles de l’Église: celle de s’interpréter elle-

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

25. 25. 25. 26.

Deux critères de scientificité pour la théologie

155

même théologiquement »⁴⁰⁴. Et Tillich d’ajouter: « Il ferait mieux de l’admettre et de cesser de parler de lui-même comme d’un théologien scientifique au sens ordinaire du mot ‘‘scientifique’’ »⁴⁰⁵. Avec cette précision, Tillich trace les contours d’une distinction féconde autour du terme « scientifique », qui permet à la théologie d’entrer dans une scientificité bien spécifique. Le cœur du problème tient au fait que se situer à l’intérieur du cercle théologique implique nécessairement un engagement personnel, c’est-à-dire « une décision existentielle », celle de « se trouver dans la situation de foi »⁴⁰⁶. Mais comment comprendre alors que l’on se trouve aussi dans une démarche de type scientifique? Cette dernière est-elle compatible avec une démarche de foi? C’est tout l’enjeu de ce que Tillich entend ici montrer. De plus, il faut bien voir aussi que l’arrière-plan de ce questionnement sur la scientificité de la théologie concerne pleinement la question de l’apologétique, qui est la nôtre depuis le début. La question est en effet de savoir si la théologie apologétique peut être comprise dans une démarche scientifique, ou si elle doit au contraire se cantonner à la seule sphère subjective, sans autre possibilité d’exister comme science.

Deux critères de scientificité pour la théologie Pour tenter de comprendre la spécificité scientifique dans laquelle se joue la théologie apologétique, il faut donc d’abord avoir à l’esprit cette première détermination, que nous venons de thématiser: « (…) on ne peut appliquer qu’un seul critère: on peut être théologien aussi longtemps qu’on reconnaît le contenu du cercle théologique comme étant sa préoccupation ultime »⁴⁰⁷. Si l’on accepte ce présupposé, il faut ensuite reconnaître « deux critères formels », qui viennent déterminer toute théologie, et par conséquent toute théologie apologétique: un critère de forme, et un autre de contenu (Inhalt).

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

26. 26. 26. 27.

156

Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

Le critère de la forme Le critère de forme insiste sur l’idée de « préoccupation ultime »⁴⁰⁸, qui se retrouvait déjà dans la Dogmatique de 1925. Dans cette perspective, « la théologie a pour objet ce qui nous préoccupe de façon ultime »⁴⁰⁹, ce qui signifie que « seules sont théologiques les propositions qui traitent de leur objet en tant qu’il peut devenir pour nous une affaire de préoccupation ultime »⁴¹⁰. Une telle manière de concevoir la théologie a ceci de spécifique qu’elle conjoint à la théologie, avec ce terme de « préoccupation », une dimension existentielle à la dimension scientifique. L’humain est en effet personnellement requis et impliqué dans la démarche théologique. De plus, avec cette idée de préoccupation « ultime », la théologie se présente sur un plan différent que les autres préoccupations, que Tillich n’hésite pas à qualifier de secondaires, bien qu’elles renferment, en chacune d’elles, un élément d’inconditionnalité. Dès lors, la théologie ne concerne plus seulement un groupe ou une communauté ecclésiale spécifique, mais tout être humain, car tout être humain peut-être touché par quelque chose qui le préoccupe de façon ultime. Des tableaux, des poèmes et de la musique peuvent devenir objets de théologie, non pas du point de vue de leur forme esthétique, mais parce qu’ils ont le pouvoir d’exprimer certains aspects de ce qui nous préoccupe ultimement, dans et à travers leur forme esthétique⁴¹¹.

Dans cette perspective, nous pensons que ce premier critère de toute théologie permet une réactualisation de l’élément principal de l’apologétique tillichienne, à savoir la détermination d’un « terrain commun » avec ses interlocuteurs. Or, quoi de plus commun que cette possibilité humaine d’être toujours ultimement concerné par certains aspects de notre existence? Nous pensons qu’il s’agit là d’une reformulation plus contemporaine de l’apologétique, qui offre ainsi à cette notion une acception plus existentielle qu’auparavant. De plus, nous reconnaissons dans une telle manière de concevoir l’apologétique l’abandon des deux autres critères de l’apologétique ancienne, à savoir la reconnaissance d’un adversaire, et l’attitude d’attaque à son encontre. On voit bien en effet que ce n’est plus du tout l’optique dans laquelle Tillich va situer son travail théologique, et que ce travail, au contraire, est davantage marqué par le souci de répondre aux

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

28. 29. 29. 31.

Les rapports entre théologie apologétique et christianisme

157

questions qu’implique la situation, que de polémiquer dans le but de remporter un combat contre un adversaire.

Le critère du contenu (Inhalt) Pour sa part, le critère de contenu (qui est le second critère de toute théologie) opère également cette même réactualisation de l’apologétique tillichienne. Il se propose d’analyser ce qui concrètement est l’objet de notre préoccupation ultime. À ce sujet, la position de Tillich est originale, car il indique qu’il ne s’agit nullement de « quelque chose » (au sens d’un objet), pas de même de Dieu. Il énoncera d’ailleurs sa thèse de la manière suivante: « Notre préoccupation ultime est ce qui détermine notre être ou notre non-être. Seules sont théologiques les affirmations qui traitent de leur objet en tant qu’il peut devenir pour nous une question d’être ou de non-être. Voilà le second critère de la théologie »⁴¹². Cette manière d’envisager pour la théologie un contenu sans objet offre une ouverture particulièrement féconde en termes d’apologétique. En effet, en indiquant que « ce qui détermine sa destinée ultime, au-delà de tous les accidents et de toutes les nécessités préliminaires, préoccupe ultimement l’homme »⁴¹³, Tillich propose une conception de la théologie dans laquelle aucun être humain ne saurait être exclu. Aussi, outre qu’il préserve la théologie contre une absolutisation de tout contenu concret fini, cette manière de voir élargit le questionnement sur l’apologétique. Le critère du « terrain commun » se trouve en effet placé au premier rang de la réflexion tillichienne. On peut donc affirmer que tant sur le plan de la forme que sur le plan du contenu, Tillich entend proposer une théologie apologétique qui se conjugue avec un impératif de scientificité tout à fait spécifique, qui inscrit l’apologétique dans le prolongement de l’apologétique ancienne (tout en la déplaçant fortement sur deux points essentiels), et qui propose à la théologie une approche plus existentielle que lors de la période allemande.

Les rapports entre théologie apologétique et christianisme Avec ce qui précède, nous sommes face à une configuration inédite pour la théologie, dans laquelle la théologie parvient à s’ouvrir aux non-chrétiens.

 Ibidem, p. 31.  Ibidem, p. 32.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

Comme l’écrit alors Tillich: « La théologie apologétique a pour tâche de prouver que la prétention chrétienne a aussi une validité du point de vue de ceux qui se situent en-dehors du cercle théologique »⁴¹⁴. Pour cela, elle doit nécessairement prendre en compte positivement ce qui se joue ailleurs que dans le cercle théologique. Toutefois, si la théologie apologétique parvient ainsi à élargir la théologie, on peut s’interroger sur le fait de savoir ce qu’il en est de son rapport particulier au christianisme? Tillich résume la question de la manière suivante: « existe-t-il une théologie en-dehors du christianisme, et, si oui, la théologie chrétienne représente-t-elle ou non l’accomplissement parfait et final de l’idée de théologie? »⁴¹⁵ La question est essentielle, car de sa réponse dépendra le bienfondé des critiques qui pourront être faites à la théologie apologétique.

La question de la religion Dans un premier temps, cette question des rapports entre l’apologétique et le christianisme n’est rien de moins qu’une interpellation lancée aux rapports qui unissent la théologie et le concept de religion. Il s’agit en effet de s’interroger sur le caractère fondamental de la religion dans l’élaboration d’un système théologique dont l’apologétique constituerait le cadre théorique. À l’encontre d’une attitude qui entendrait dévaluer le concept de religion au profit de la seule théologie, Tillich va alors rappeler que la théologie « naît en même temps que la religion »⁴¹⁶, et qu’à ce titre, elle en est solidaire. La religion est ensuite qualifiée par Tillich de « fonction englobante de la vie spirituelle de l’homme »⁴¹⁷. Dès lors, il est pour lui regrettable qu’elle puisse être relayée sur le même plan que les autres fonctions de l’esprit humain, comme c’est par exemple le cas chez Schleiermacher, qui réduit la religion à la seule sphère sentimentale (c’est-à-dire de la psychologie humaine) dans le souci de « libérer de l’interférence religieuse les domaines de la pensée et de l’action »⁴¹⁸. Une telle manière de faire permet à la théologie d’échapper facilement « aux conflits qui opposent la tradition religieuse et la pensée moderne »⁴¹⁹. Toutefois, pour Tillich, cette solution d’évitement du conflit n’est pas acceptable, car elle revient alors à prononcer « une

     

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p. p. p.

33. 33. 33. 33. 33. 33.

Les rapports entre théologie apologétique et christianisme

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sentence de mort sur la religion »⁴²⁰, ce que celle-ci ne saurait accepter. De plus, une telle issue permettrait tout au mieux d’occulter un problème (celui des rapports entre la théologie et la pensée moderne), plutôt que de l’éclairer d’une lumière nouvelle. Il en résulte qu’une fois encore, Tillich s’oppose à Schleiermacher et à la tentation libérale de vouloir dissoudre la religion dans la culture de son temps. Relativement à ce conflit entre l’élément religieux et l’élément théologique, Tillich souligne qu’il est pour lui indépassable, et qu’il se retrouve de fait dans chaque tradition religieuse. «Tout mythe contient une pensée théologique que l’on peut rendre, et qu’on a souvent rendue, explicite. [Dans cette perspective,] les harmonisations sacerdotales de différents mythes révèlent parfois de profondes intuitions théologiques »⁴²¹. Il en va de même pour la tradition chrétienne, même si la spécificité de sa situation suppose un pas de plus que pour les autres traditions. En effet, comme l’écrit Tillich: « La théologie chrétienne ne constitue pas une exception. Elle fait la même chose, mais elle le fait d’une manière qui implique la revendication d’être la théologie »⁴²². Comment penser cette situation? C’est précisément sur ce point d’articulation entre le particulier et l’universel (consistant pour cette théologie à devenir la théologie) que nous allons rejoindre notre préoccupation de départ sur l’apologétique et ses rapports au christianisme.

Apologétique et christianisme C’est en effet grâce à l’apologétique que la théologie chrétienne va prétendre à son statut d’universalité. Pourquoi? Essentiellement parce que « cette prétention [à l’universalité] se fonde sur la doctrine chrétienne du Logos devenu chair, du principe de l’autorévélation divine manifesté dans l’événement ‘‘Jésus en tant que Christ’’ »⁴²³. Et Tillich de préciser: « Si ce message est vrai, la théologie chrétienne a reçu un fondement qui transcende celui de toute autre théologie et que rien ne peut transcender »⁴²⁴. Or, cette manière d’exprimer ce qui vient fonder la prétention chrétienne à être la théologie qui transcende toutes les autres théologies s’origine dans le type d’apologétique qui fut mise en œuvre par

    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p. p.

33. 34. 34. 34. 34.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

les premiers chrétiens, et dont Tillich a déjà montré le ressort offensif dans ses écrits antérieurs. En choisissant d’utiliser « la doctrine stoïcienne et philonienne du Logos », les apologètes ont en effet réussi à exprimer la tension propre au christianisme entre « l’absolument concret » et « l’absolument universel », c’est-à-dire (selon Tillich) à faire de la théologie chrétienne la théologie (ou, pourrait-on dire, l’accomplissement de toute théologie). Car pour Tillich, il faut bien voir que cette prétention de la théologie chrétienne à se penser comme la théologie ne peut exister que parce que la théologie chrétienne « se fonde sur la tension entre l’absolument concret et l’absolument universel ». Aussi peut-on penser que s’ils n’avaient pas fait appel à la catégorie du Logos, les apologètes ne seraient pas parvenus à rendre compte de cette tension fondamentale, hors de laquelle la théologie n’est qu’une théologie parmi d’autres. « En comparaison avec le Logos, tout le reste paraît relativement particulier »⁴²⁵. Ce choix apologétique d’utiliser la doctrine du Logos entretient donc un rapport évident et indissociable avec la prétention du christianisme à se penser comme source de salut pour toute l’humanité, et place l’apologétique au premier rang de la démarche de la théologie chrétienne. En conclusion, nous pourrions faire une dernière remarque en indiquant que la théologie apologétique, telle qu’elle est proposée par Tillich en 1951, ne peut sans doute être pensée comme telle que parce que l’apologétique ancienne (qui est une apologétique de l’attaque) l’a rendue possible. Cela signifie que si la théologie apologétique américaine entend « prouver que la prétention chrétienne a aussi une validité en-dehors du cercle théologique » (c’est-à-dire montrer qu’il existe bien un « terrain commun » entre ceux du dedans et ceux du dehors), c’est essentiellement dû au fait que cette théologie défend une conception universelle de la légitimité du message chrétien, conception qui a elle-même été rendue possible par une apologétique de l’attaque qui a pensé ce message à partir du « terrain commun » de la rencontre de l’autre, en termes de Logos. Dès lors, on peut se demander si l’apologétique tillichienne de 1951, dont nous postulons un glissement par rapport à l’apologétique des années allemandes, ne dépend pas encore, en son fond, d’une apologétique de l’attaque qui, en permettant au christianisme de se penser en termes d’universel, rend du même coup possible cette attestation de la validité chrétienne en-dehors du cercle théologique. Si une telle hypothèse devait être reconnue, cela signifierait que la différence propre à la pensée tillichienne, entre une apologétique de l’attaque et une apologétique

 Ibidem, p. 34.

Les rapports entre la théologie et la philosophie

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de la réponse, ne devrait pas seulement être pensée en termes de rupture, mais également de continuité.

Les rapports entre la théologie et la philosophie Jusqu’à présent, nous avons vu que Tillich entendait construire aux États-Unis une théologie qui réponde aux questions et aux interpellations des hommes et des femmes de son temps. C’est cette conception de la théologie qu’il convient maintenant d’approfondir pour tenter d’en saisir l’originalité. Nous montrerons d’abord que le modèle théologique n’est plus celui d’une confrontation, mais d’une approche nouvelle en termes de « questions-réponses », dans laquelle la théologie viendrait répondre aux interrogations philosophiques qui se posent dans la culture de son temps. Dans cette perspective, il est normal et nécessaire que la théologie soit clairement une théologie apologétique, c’est-à-dire une forme de théologie qui se propose de mettre en relations (et plus précisément en corrélations) les questions existentielles (philosophiques), et les réponses éternelles (théologiques). Dans cette section, nous commencerons donc par nous interroger sur les rapports qu’entretiennent entre elles la théologie et la philosophie. Le moment de la question philosophique est en effet un moment essentiel pour la réponse théologique (et donc pour la corrélation des deux instances dans une perspective apologétique), faute de quoi la théologie tomberait dans le travers que Tillich ne cesse de dénoncer, à savoir le fait pour elle de proposer des réponses qui ne répondent à rien du tout, à aucune question, ni à aucune interpellation. Tel est en effet le propre, pour Tillich, d’une théologie supranaturelle et kérygmatique, à l’opposé de la démarche apologétique qu’il propose. De la même manière, le moment de la réponse théologique est essentiel pour la question philosophique, faute de quoi les questions existentielles resteraient sans réponse, éternellement suspendues dans le vide. Dans cette perspective, il s’agira donc de montrer les rapports dynamiques qui existent entre la démarche théologique et la démarche philosophique, ainsi que la non-subordination de l’une à l’autre. Dans un second moment, nous nous interrogerons sur la méthode théologique qui correspond à cette nouvelle manière de faire de la théologie. Et la question sera alors de savoir comment le schéma « questions-réponses » peut être mis en œuvre? À quelles conditions? Nous montrerons alors en quoi consiste la méthode de corrélation, et comment elle structure l’œuvre systématique.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

La philosophie comme questionnement ontologique Tillich commence par préciser ce qu’il entend par ce terme de philosophie, et ce que ce terme recouvre exactement au vu des nombreuses acceptions dans lesquelles il peut être compris. Pour lui, la philosophie est essentiellement à comprendre comme interrogation sur la réalité dans son ensemble, c’est-à-dire sur la « structure de l’être ». Dans cette perspective, Tillich résume la spécificité de la philosophie à la « question ontologique », c’est-à-dire à la question de l’être. Cette manière de concevoir la philosophie a ceci d’avantageux qu’elle permet à la théologie de s’y reconnaître également: « La théologie se pose nécessairement la même question, car ce qui nous préoccupe ultimement appartient forcément à la réalité dans son ensemble; cela appartient forcément à l’être »⁴²⁶. Toutefois, par « être », il ne faut pas entendre un « être particulier » semblable aux autres êtres, mais plutôt « le fondement de notre être, ce qui détermine notre être ou notre non-être »⁴²⁷. Cette question de l’être apparaît donc comme un point de convergence entre les démarches philosophique et théologique. Bien sûr, il s’agit d’un point de convergence qui se pense sous des modalités différentes, selon qu’il est pensé sous l’angle philosophique ou théologique (« La philosophie traite de la structure de l’être en lui-même, et la théologie de la signification de l’être pour nous »⁴²⁸), mais qui n’en demeure pas moins un point commun pour les deux disciplines. Il en résulte qu’une théologie qui se présenterait sous la forme d’une pure théologie, purgée de toute référence philosophique, mais par exemple exclusivement biblique (à l’instar du biblicisme anglo-saxon), serait une illusion dangereuse qu’il s’agirait de dénoncer. Tout théologien s’exprime en effet nécessairement à travers des catégories (espace, temps, histoire, sujet, nature,…) qui sont forgées par des centaines d’années d’élaboration philosophique, qu’il l’accepte ou s’en défende. Dès lors, comme l’écrit Tillich: « Le théologien doit prendre au sérieux la signification des termes qu’il utilise. Il doit les connaître dans toute la profondeur et l’étendue de leur signification. Aussi, le théologien systématique doit-il avoir la compréhension critique d’un philosophe, même s’il n’en a pas le pouvoir créateur »⁴²⁹. La question qui pourrait alors se poser serait celle du type de rapport qui unit philosophie et théologie (et au fond, « questions philosophiques » et « réponses théologiques ») dans la théologie apologétique. Ce point est essentiel. Car si les deux dimensions sont en effet en étroit rapport    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 39. p. 39. p. 41. p. 40.

Les rapports entre la théologie et la philosophie

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entre elles, sous quelles modalités se pense ce rapport? Tillich énonce les choses de la manière suivante: la situation est telle qu’« un conflit entre la théologie et la philosophie n’est pas inévitable, et [qu’]une synthèse entre les deux n’est pas possible »⁴³⁰. Cette indication, qu’il nous faut maintenant déployer, maintient clairement le sens d’une tension féconde entre la philosophie et la théologie, et permet de qualifier la nature du lien qui unit les questions et les réponses sur la scène théologique. Dès lors, c’est bien en termes de tensions et de forces qu’il s’agira d’aborder la théologie de la réponse.

Ce qui sépare philosophie et théologie apologétique La première divergence entre les démarches philosophique et théologique touche aux attitudes respectives du philosophe et du théologien devant l’objet de connaissance. En effet, là où le philosophe s’efforce de tenir une « objectivité distante »⁴³¹, au même titre qu’un autre scientifique, par rapport à son objet (l’être et ses structures), le théologien se reconnaît comme étant pleinement engagé, « et non distant »⁴³² de son objet. Tillich écrira alors de lui qu’il « considère avec passion, crainte et amour son objet (qui transcende le caractère d’être un objet) »⁴³³. Nous pensons qu’il y a là un caractère inédit dans la démarche de Tillich (caractère inédit dont nous relevions déjà la trace précédemment); à savoir, une orientation existentielle de sa pensée. Il s’agit là d’une démarche originale, dans la mesure où l’on considère généralement qu’une telle orientation existentielle est davantage le propre de la philosophie que de la théologie. Tillich renverse de fait cette perspective, et fait de la théologie le lieu privilégié d’une pensée existentielle. Il existe une seconde différence qui touche les rapports entre la philosophie et la théologie apologétique: celle de la différence de leur source. Là où le philosophe se sert du « pouvoir de sa fonction cognitive » pour découvrir dans la réalité (considérée dans son ensemble) « la structure de la réalité dans son ensemble »⁴³⁴, le théologien se base sur d’autres sources. En réalité, la différence entre le philosophe et le théologien se joue au niveau du logos, et plus particulièrement au niveau de la manière dont le rapport au logos va se formaliser. Dans le cas du philosophe, Tillich indique qu’il y a une analogie (et sans doute

    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 45. p. 41. p. 41. p. 42. p. 42.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

pourrait-on dire une adéquation) entre « le logos de la réalité dans son ensemble » et le logos du philosophe. Il en va par contre tout autrement dans le cas du théologien, où cette adéquation entre les deux logos (le logos objectif et le logos subjectif) est refusée. L’enjeu se déplace plutôt vers un « logos concret », c’est-àdire vers le « Logos qui s’est fait chair », et que le théologien reconnaît, en le recevant à travers un « engagement croyant »⁴³⁵. À noter que Tillich différencie le « Logos qui s’est fait chair » (propre au théologien) du logos universel (propre au philosophe). Enfin, une troisième divergence sépare le philosophe et le théologien. Cette différence touche au contenu de leur discipline, qui peut varier bien qu’ils abordent un même objet. Comme l’écrit Tillich: « Le philosophe traite des catégories de l’être en relation avec le matériau qu’elles structurent »⁴³⁶, alors que le théologien « relie les mêmes catégories et concepts à la recherche d’un ‘‘nouvel être’’ »⁴³⁷. C’est ainsi, par exemple, que sur la question de l’histoire, le philosophe et le théologien, bien que parlant du même sujet, parleront d’un contenu différent. Le philosophe analysera le « temps historique » et sa causalité, alors que le théologien, dans la perspective sotériologique qui est la sienne, abordera l’histoire sous l’angle de sa relation au salut et à l’éternité.

Ce qui rapproche philosophie et théologie apologétique Dans le registre de ce qui unit cette fois les deux disciplines, nous avons déjà vu précédemment qu’il y avait la question de l’être (question ontologique). Nous devons aussi mentionner, comme élément tout aussi central, la question de la préoccupation ultime (ultimate concern), par rapport à laquelle, pas plus le théologien que le philosophe ne peut prétendre échapper. Les deux sont en effet pris dans les filets d’une préoccupation ultime, c’est inévitable. « Aucune raison ne devrait empêcher le philosophe, même le plus scientifique, de l’admettre; car sans une préoccupation ultime, sa philosophie manquerait de passion, de sérieux et de créativité »⁴³⁸. On peut donc affirmer que les questions philosophiques et les réponses théologiques ne peuvent se rencontrer que parce qu’elles se pensent sur le terrain commun d’une préoccupation ultime, par rapport à laquelle les deux disciplines entretiennent une même familiarité. Comme l’écrit Tillich: « Le plus souvent, le caractère des principes ontologiques, ou une section    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 43. p. 43. p. 43. p. 44.

Les rapports entre la théologie et la philosophie

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spéciale de ce système, telle que l’épistémologie, la philosophie de la nature, la politique et l’éthique, la philosophie de l’histoire, etc., conduit le plus clairement à la découverte de sa préoccupation ultime, et de la théologie qu’il comporte »⁴³⁹. Et Tillich de conclure, lapidaire: «Tout philosophe créatif est un théologien caché (parfois même un théologien déclaré) »⁴⁴⁰, et cela bien que lui-même s’en défende le plus souvent vigoureusement. En effet, le philosophe va plutôt vouloir se dégager de sa position particulière (« qui englobe sa préoccupation ultime »⁴⁴¹) pour tenter d’atteindre une intelligence du logos universel. Voilà pour la manière dont le versant philosophique peut rejoindre le cœur de la démarche théologique. Toutefois, la même remarque pourrait également être faite du côté de la théologie, dans sa tentative de rapprochement avec la philosophie. Dans ce contexte, le théologien se fait proche du philosophe au moyen de la distanciation rationnelle à laquelle il va lui aussi devoir se soumettre dans son intelligence du logos. « La théologie, puisqu’elle est au service du logos non seulement concret mais aussi universel, peut devenir une pierre d’achoppement pour l’Église et une tentative démoniaque pour le théologien. La distanciation exigée par un travail théologique honnête peut détruire l’engagement nécessaire de la foi. Cette tension est le fardeau et la grandeur de tout travail théologique »⁴⁴². Cette exigence de distanciation résulte donc de la tâche même du théologien, qui consiste à « rendre claire la validité universelle, la structure de logos, de ce qui le préoccupe ultimement »⁴⁴³. Or, une telle mission ne peut s’accomplir que dans un Oui et un Non à l’égard de « toute expression particulière de sa préoccupation ultime », ce qui d’ailleurs ne manquera pas d’inquiéter les autorités ecclésiastiques, qui en viendront nécessairement à se méfier du théologien, qu’elles considéreront toujours comme susceptible de se tenir « en-dehors du cercle théologique ». Face à cette situation, et à ce risque, Tillich assumera sa position en écrivant que le théologien « ne peut se joindre au chœur de ceux qui vivent dans des assertions sans brisure »⁴⁴⁴.

     

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 44. p. 44. p. 45. p. 45. p. 45. p. 45.

166

Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

Une analogie pour penser le terrain commun Sur la base de ce qui précède, nous pensons que cette configuration proprement tillichienne des rapports qui unissent la philosophie et la théologie, où se rencontrent donc une série de divergences et de convergences, éclaire la notion de « terrain commun » propre à l’apologétique américaine et à sa méthode de corrélation. Nous pensons en effet que le type de théologie apologétique que Tillich développe aux États-Unis propose un réexamen de la notion d’apologétique, réexamen qui introduit, notamment grâce à la méthode de corrélation, tout à la fois un écart et une continuité entre la nouvelle acception du terme d’apologétique et sa conception traditionnelle (que l’on retrouve par excellence dans le christianisme ancien, et que reprend Tillich durant toute la période allemande de son enseignement). L’apologétique ancienne se pensait en effet à travers trois éléments (le terrain commun, la présence d’adversaires, et une attitude offensive à l’égard de ces derniers) qui se reconfigurent aux États-Unis autour d’un seul élément, celui du « terrain commun ». Toutefois, comment penser ce terrain commun? Comment se structure-t-il? S’agit-il du même terrain commun que celui que thématisait déjà Tillich dans sa période allemande? Nous pensons que ce débat sur les rapports entre philosophie et théologie éclaire cette question. Rappelons en effet la position de Tillich: Cette dualité de divergences et de convergences dans la relation entre théologie et philosophie conduit à une double question: y a-t-il nécessairement conflit entre elles et une synthèse est-elle possible? À ces deux questions, on doit répondre négativement. Un conflit entre la théologie et la philosophie n’est pas inévitable, et une synthèse entre les deux n’est pas possible⁴⁴⁵.

Sur la base de cette position, notre hypothèse de travail consistera à postuler que cette situation de tension, qui est propre aux rapports entre philosophie et théologie, réside également au cœur de la notion de « terrain commun » qui est spécifique à l’apologétique américaine, où il s’agit en effet de mettre en corrélation les questions existentielles (philosophiques) et les réponses éternelles (théologiques). Il y aurait alors une analogie entre, d’une part, le couple « philosophie/théologie », et d’autre part, la structure du « terrain commun » propre à l’apologétique américaine et à sa méthode de corrélation. Ceci posé, on pourrait alors s’interroger sur le fait de savoir si l’idée d’apologétique, telle que la comprend ici Tillich, peut être comprise à travers le prisme de cette dernière citation?

 Ibidem, p. 45.

Les rapports entre la théologie et la philosophie

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La question serait alors double: tout d’abord, première question, est-ce que l’apologétique implique ce qui serait une « synthèse acceptable » par les deux parties, c’est-à-dire une réponse qui viendrait clore le débat par une sorte de consensus où tout le monde serait satisfait; ou implique-t-elle au contraire une dynamique dans laquelle l’une et l’autre se relancent sans cesse? Si l’on suit le schéma de notre analogie, la réponse de Tillich à la question de la synthèse apologétique devra nécessairement être négative, et ce du fait qu’il n’existe aucune synthèse possible entre théologie et philosophie. Par conséquent, il est logique qu’il n’y ait pas, dans la corrélation apologétique, de synthèse possible entre le pôle de la question et le pôle de la réponse. Une telle hypothèse nous semble pouvoir être défendue par le mouvement même de la théologie systématique de Tillich, qui est un mouvement dans lequel chaque question appelle une réponse, mais dans lequel aussi chaque réponse appelle en retour une nouvelle question. Ensuite, deuxième question, l’apologétique de la corrélation implique-t-elle un conflit permanent entre les requêtes d’intelligibilité d’ordre philosophique et les réponses intelligibles d’ordre théologique? Là aussi, si l’on suit à nouveau le schéma de notre analogie, la réponse de Tillich devra nécessairement être négative. Car de fait, il n’y a « pas de conflit inévitable » entre les instances philosophique et théologique. Par conséquent, il n’y aurait pas non plus, dans la corrélation apologétique, de conflit inévitable entre le pôle de la question et le pôle de la réponse. Une telle hypothèse nous semble pouvoir être défendue par le mouvement même de la théologie systématique de Tillich, qui est un mouvement dans lequel une rencontre est forcément possible entre les questions existentielles et les réponses éternelles. Toutefois, comme nous l’avons dit, ce point de rencontre ne vient pas stopper la relance de la question par la réponse, ni de la réponse par la question, ce qui fait qu’on est donc bien dans une dynamique incessante où questions et réponses s’appellent et se répondent l’une l’autre. Une telle présentation des choses met néanmoins forcément en question l’idée de « terrain commun ». En effet, si ces deux analogies peuvent être défendues, cela implique que l’apologétique de la corrélation peut être pensée dans les termes d’une tension constitutive (tension entre une absence de conflit et une absence de synthèse). Une telle hypothèse est-elle envisageable? Et si oui, autorise-t-elle à se faire du terrain commun mis en œuvre dans la théologie apologétique tillichienne un lieu de tension permanente, toujours en quête de lui-même, jamais fixé une fois pour toutes, et en perpétuelle élaboration? À ce sujet, il faut se tourner vers ce que Tillich dit du terrain commun. Il indique alors que s’il n’y a ni conflit ni synthèse possibles, c’est précisément lorsque manque un terrain commun. Et plus loin:

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

Un conflit présuppose un terrain commun sur lequel on se bat. Mais la théologie et la philosophie n’ont pas de terrain commun. (…) S’il n’existe pas de conflit entre théologie et philosophie, il n’y a pas non plus de synthèse – exactement pour la même raison. Il manque un terrain commun »⁴⁴⁶.

À la lecture de ces commentaires, nous pourrions penser que notre hypothèse de travail ne peut pas être soutenue. Toutefois, il s’agit de dire que le terrain commun que nous avons présenté pour l’apologétique de la corrélation mobilise une autre conception du « terrain commun », qui ne la rend nullement incompatible avec l’absence de terrain commun entre la philosophie et la théologie. En effet, il ne s’agit plus ici d’un terrain commun concret, identifiable, comme un troisième terme synthétique entre deux disciplines. Il s’agirait plutôt de penser un terrain commun qui serait tout en tensions, dans la corrélation et le dialogue entre questions et réponses, dans un mouvement perpétuel de l’un à l’autre. C’est donc un lieu mouvant qu’il s’agit de penser, le lieu d’une quête infinie, toujours à faire et à reprendre, mais sur lequel il est néanmoins possible de construire et de prendre appui.

Apologétique et méthode de corrélation Place de l’apologétique dans le système théologique Pour comprendre ce lieu, il s’agit de nous plonger maintenant dans le développement de la méthode théologique. Cette méthode théologique – la méthode de corrélation – permet en effet de penser l’ensemble du système théologique sous l’angle de l’apologétique, c’est à dire comme théologie de la réponse. Il y a donc une indissociabilité de la méthode de corrélation et de la théologie apologétique, et ce caractère indissociable est très clairement manifesté par Tillich lorsqu’il évoque la construction du système théologique. Aussi devons-nous ici le citer plus longuement: L’organisation de la théologie systématique soulève un second problème, celui de la place de l’apologétique. Les théologiens modernes l’ont généralement identifiée avec la philosophie de la religion, alors que dans la théologie traditionnelle la section sur la théologie naturelle contenait beaucoup de matériel apologétique. Le rejet de ces deux méthodes exige une autre solution. La seconde section de ce système, «Théologie apologétique et kérygme », y a contribué en soulignant que la théologie systématique, « théologie répondante », doit répondre aux questions qu’impliquent la situation humaine générale et la

 Ibidem, p. 46 – 47.

Apologétique et méthode de corrélation

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situation historique particulière. En conséquence, l’apologétique est un élément omniprésent, et non une section particulière de la théologie systématique. La « méthode de corrélation », appliquée dans le présent système, exprime clairement le caractère décisif de l’élément apologétique en théologie systématique⁴⁴⁷.

Avec cette citation, on remarque clairement le lien de transitivité qui relie une théologie répondante à la démarche apologétique, et la démarche apologétique à la méthode de corrélation. De plus, cette citation ouvre la brèche à une organisation différente de l’organisation tripartite traditionnelle de la théologie systématique. En effet, là où la théologie systématique se divisait habituellement en trois parties distinctes (apologétique, dogmatique, et éthique)⁴⁴⁸, Tillich propose désormais que ces trois parties ne soient plus distinguées, mais en quelque sorte diffusées dans le système lui-même. C’est ainsi que l’apologétique est qualifiée d’« élément omniprésent » de la théologie systématique. Et il en va de même pour l’éthique théologique, à propos de laquelle Tillich écrit: « (…) Ce ne sont que des exemples qui montrent qu’une théologie ‘‘existentielle’’ implique l’éthique de manière telle qu’elle rend superflue une section spéciale de théologie éthique »⁴⁴⁹. Enfin, la dogmatique se trouve aussi placée dans une situation où elle n’est plus une partie isolée des autres parties dans l’édifice systématique. Le terme « dogmatique », en effet, hériter d’une longue histoire, ne semble plus pouvoir occuper cette place, du fait qu’il apparaît comme trop chargé de connotations négatives, et qui furent souvent destructrices dans l’histoire, notamment suite à la confusion entre « les lois doctrinales de l’Église » et les « lois civiles de l’État ». Dès lors, comme le formule Tillich: « Cela ne réduit pas l’importance pour la théologie dogmatique des dogmata formulés, mais rend impossible l’utilisation du terme ‘‘dogmatique’’ »⁴⁵⁰. Pour conclure, il en résulte que la théologie systématique « englobe » les trois disciplines (apologétique, éthique théologique, et dogmatique), mais sans que ces disciplines ne puissent être considérées comme des disciplines indépendantes les unes des autres. En outre, plus globalement, il faut bien voir que Tillich attribue à la théologie systématique – tout comme d’ailleurs à la

 Ibidem, p. 51– 52.  Rappelons qu’il s’agit-là de la division tripartite qu’utilisait Tillich lui-même pour le découpage de sa Systematische Theologie de 1913.  P. Tillich, Théologie systématique, I. Introduction. Raison et révélation, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 2000, p. 52.  Ibidem, p. 53.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

théologie historique et à la théologie pratique (qui constituent, avec la théologie systématique, les trois parties de la théologie) – la possibilité d’un « côté non théologique »⁴⁵¹, et que cette attribution permet à la théologie (dans ses trois dimensions) de faire le pont « entre le message chrétien et la situation humaine »⁴⁵². Après avoir présenté cette reconstruction de la théologie, il s’agit de revenir à la triade « théologie répondante » – démarche apologétique – méthode de corrélation, pour montrer comment se spécifie la méthode théologique. L’idée même de méthode est essentielle pour la construction systématique de la pensée tillichienne. Comme l’écrit Tillich: « Méthode et système se déterminent l’un l’autre »⁴⁵³, ce qui montre bien l’importance du binôme. Cette importance signifie que Tillich n’absolutise pas la méthode en tant que méthode, en lui conférant une existence extérieure à l’objet qu’elle envisage: «Une méthode n’est pas un ‘‘filet indifférent’’ dans lequel on attrape la réalité; elle est un élément de la réalité elle-même »⁴⁵⁴. Tillich précise ensuite que la méthode de corrélation est la méthode de la théologie systématique, et qu’il en a toujours été ainsi. Il n’y a là rien de nouveau par rapport aux développements précédents, juste une confirmation. Toutefois, Tillich insiste sur le fait que dans le cas d’une théologie apologétique, cette utilisation de la méthode de corrélation doit se faire « consciemment et explicitement ». Et notre auteur de repréciser les objectifs d’une telle méthode: expliquer « les contenus de la foi chrétienne en mettant en interdépendance mutuelle les questions existentielles et les réponses théologiques »⁴⁵⁵.

Les trois niveaux de la corrélation Dans cette perspective, il faut tenir une juste compréhension du terme de corrélation. Tillich se propose donc d’en distinguer trois conceptions: Il désigne soit la correspondance de différentes séries de données, comme dans ces courbes statistiques; soit l’interdépendance logique de concepts, comme dans les relations bipolaires; soit l’interdépendance réelle des choses et des évènements dans des ensembles structuraux⁴⁵⁶.

     

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 54. p. 55. p. 89. p. 89. p. 89. p. 90.

Apologétique et méthode de corrélation

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Cette tripartition trouve dans le système théologique toute son utilité. Le premier sens du terme « corrélation » renvoie ainsi à la corrélation du symbole et du symbolisé (c’est toute la question de la connaissance religieuse), le second sens renvoie à la corrélation qui existe entre « les concepts qui désignent l’humain et ceux qui désignent le divin »⁴⁵⁷ (c’est toute la question des « affirmations sur Dieu et le monde »), et enfin le troisième sens renvoie à la corrélation entre la préoccupation ultime de l’humain et ce qui le préoccupe ultimement (et c’est alors toute la question de « la relation divino-humaine à l’intérieur de l’expérience religieuse »). Ce dernier point sera d’ailleurs un point d’opposition vis-àvis des théologiens orthodoxes comme Karl Barth. Pour ces derniers, en effet, le risque de cette corrélation est que Dieu dépende de l’humain, ce qui serait inacceptable. Cette préoccupation orthodoxe est au fond toujours la même, à savoir: éviter que Dieu ne soit réduit au monde, c’est-à-dire à l’expérience qu’en ont les humains, à leur interprétation, à leur religion,… Face à cette critique, la réponse de Tillich sera toute en nuances: Mais, bien que dans sa nature abyssale, Dieu ne dépende d’aucune manière de l’homme, dans son automanifestation à l’homme, il dépend de la manière dont l’homme le reçoit. (…) La relation divino-humaine – et donc Dieu aussi bien que l’homme à l’intérieur de cette relation – change avec les étapes de l’histoire de la révélation et avec les étapes de tout développement personnel. Il y a une interdépendance mutuelle entre « Dieu pour nous » et « nous pour Dieu »⁴⁵⁸.

La conclusion de Tillich est alors évidente, mais d’une évidence qui ouvre un horizon infini de questionnements. Il affirme en effet que « la relation divinohumaine est une corrélation »⁴⁵⁹, c’est-à-dire une rencontre au sens plein du terme. Dans ce sens, il est nécessaire que les conditions et les effets de la rencontre affectent les deux interlocuteurs: Dieu et l’homme. Il en va d’ailleurs de même pour l’explicitation du schéma questions/réponses qui forme l’armature épistémologique de la théologie systématique. L’instance de la question existentielle est en effet en corrélation avec l’instance de la réponse éternelle, et vice-versa: Symboliquement parlant, Dieu répond aux questions de l’homme, et l’homme les pose sous l’impact des réponses de Dieu⁴⁶⁰.

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 90. p. 90. p. 90. p. 91.

172

Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

Et un peu plus loin: Les réponses que comporte l’évènement de la révélation n’ont de sens que dans la mesure où elles sont en corrélation avec des questions qui concernent notre existence tout entière, avec des questions existentielles⁴⁶¹.

Le rapport à la théologie de la culture On pourrait s’interroger à ce stade sur les rapports qui unissent la méthode de corrélation et le projet d’une théologie de la culture. Certes, nous ne sommes pas ici dans l’élaboration d’un tel projet, mais plutôt dans la construction d’une théologie systématique. Toutefois, il est intéressant de voir comment Tillich aborde la méthode de corrélation, en voyant notamment comment cette méthode s’inscrit en écho du contexte culturel: Seuls ceux qui ont expérimenté le choc du transitoire, de l’angoisse qui leur donne conscience de leur finitude, de la menace du non-être, peuvent comprendre ce que signifie la notion de Dieu. La révélation répond aux questions qu’on a posées et qui se proposeront toujours parce qu’elles sont « nous-mêmes »⁴⁶².

L’indication de Tillich, selon laquelle les questions se proposent toujours, est fort importante, en ce qu’elle confirme notre intuition: la méthode de corrélation est une méthode qui ne clôt pas le questionnement, mais qui l’ouvre au contraire à une relance, tout à la fois infinie et constructive. Ainsi, loin de se limiter à n’être que circulaire, la méthode de corrélation inclut dans la circularité des questions et des réponses l’idée d’une progression. L’image de la spirale pourrait alors être mobilisée. C’est en effet à cette image que nous fait penser cette citation de Tillich: Être humain signifie s’interroger sur son propre être et sur sa propre vie sous l’impulsion des réponses données à cette question. Et, à l’inverse, être humain signifie recevoir des réponses à la question de son propre être et s’interroger sous l’impulsion des réponses⁴⁶³.

On voit bien se dessiner ici le mouvement de relance qui anime la question existentielle et la réponse théologique, mouvement qui éloigne la position tillichienne d’une inféodation à la toute-puissance de la réponse, qui viendrait

 Ibidem, p. 91.  Ibidem, p. 91.  Ibidem, p. 91– 92.

Apologétique et méthode de corrélation

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clore le questionnement humain par une sorte d’évidence supranaturelle, tout comme d’une inféodation à un questionnement qui resterait sourd à toute réponse, au point d’en devenir destructeur. Si l’on transpose cela dans les termes d’une théologie de la culture, nous pourrions dire que Tillich s’oppose tant à l’hétéronomie supranaturelle qu’à une autonomie autosuffisante, et qu’au fond, c’est bien vers une forme de théonomie qu’il entend conduire son lecteur.

Le pôle de la question humaine C’est par ailleurs tout le caractère existentiel de la théologie que fait ressortir Tillich avec sa méthode de corrélation. Lors de la période américaine, cette affirmation du caractère existentiel de la théologie sera plus affirmée que lors de la période allemande. Le terme « existentiel » revient d’ailleurs explicitement sous sa plume. C’est ainsi qu’il écrit, pour décrire le rôle de la méthode théologique: L’analyse de la situation humaine se fait en des termes qu’on appelle aujourd’hui « existentiels ». Ces analyses sont beaucoup plus anciennes que l’existentialisme; elles sont, à vrai dire, aussi vieilles que la réflexion de l’homme sur lui-même (…)⁴⁶⁴.

Le caractère existentiel de la théologie part donc vraiment de la situation humaine. Dans cette situation, l’homme fait l’expérience singulière de sa radicale étrangeté. Partie du monde qui l’entoure, il s’y découvre en effet non-réductible et étranger. Comme l’écrit alors Tillich, il en résulte chez lui une prise de conscience: [L’homme] prend alors conscience qu’il est lui-même la porte qui conduit aux niveaux les plus profonds de la réalité, et que sa propre existence lui fournit le seul accès possible à l’existence elle-même⁴⁶⁵.

Dès lors, il est certain que c’est en lui, dans l’expérience immédiate qu’il fait de sa propre existence, que l’homme peut comprendre sa situation, mais aussi les mystères et les profondeurs de l’existence en tant que telle. L’ancrage de cette approche dans le terreau de la philosophie heideggérienne ne fait guère de doute. Le Dasein heideggérien est en effet « forme de l’existence humaine et

 Ibidem, p. 92.  Ibidem, p. 92.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

accès à l’ontologie », ce qui le rapproche beaucoup de la conception tillichienne de l’humain. Nous avons déjà vu que différents matériaux s’offraient à l’homme pour penser sa situation dans l’existence: littérature, poésie, philosophie, psychologie,… qui sont autant de domaines que la théologie va tenter d’organiser « en relation avec la réponse que donne le message chrétien »⁴⁶⁶. En cela, le théologien est forcément philosophe, ou en tout cas il accomplit en tant que théologien un travail d’ordre philosophique. Il y a une seule différence entre le philosophe qui n’est pas un théologien, et le théologien qui travaille en philosophe à analyser l’existence humaine: le premier s’efforce d’élaborer une analyse qui s’insérera dans un travail philosophique plus vaste, alors que le second s’efforce de mettre en corrélation le matériau de son analyse avec les concepts théologiques qu’il tire de la foi chrétienne⁴⁶⁷.

Dans tous les cas, il y a une honnêteté du regard sur l’existence que Tillich entend préserver à tout prix. Dans cette perspective, « l’acte de regarder reste autonome ». Et Tillich fait même un pas de plus dans son raisonnement en affirmant que « s’il voit quelque chose qu’à la lumière de sa réponse théologique il ne s’attend pas à voir, il s’en tient fermement à ce qu’il a vu, et il reformule la réponse théologique ». Cette liberté accordée au regard du théologien observateur de la culture et de l’existence humaine n’apparaît pas comme une concession accordée à la culture pour se rendre acceptable, dans un monde qui n’aurait plus besoin du théologien. Il ne s’agit donc nullement de réduire ou d’adapter le message chrétien à la petite part de lui qui demeurerait encore acceptable pour la culture, mais de présenter l’entièreté de ce message de telle manière qu’il soit parlant pour ses destinataires du temps présent. En cela, il y a bien apologétique. [Le théologien] a la certitude que rien de ce qu’il voit ne peut changer la substance de sa réponse, parce que sa réponse est le logos de l’être, manifesté en Jésus en tant que Christ. Sans cette présupposition, il lui faudrait sacrifier soit son honnêteté philosophique, soit sa préoccupation théologique⁴⁶⁸.

 Ibidem , p. 92.  Ibidem, p. 93.  Ibidem, p. 94.

Apologétique et méthode de corrélation

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Le pôle de la réponse divine Comme nous l’avons déjà remarqué, la réponse divine ne vient pas épouser purement et simplement l’espace de la question, ni « se déduire des questions »⁴⁶⁹. Aussi n’est-il pas faux de dire que son contenu est autre, bien qu’il dépende de la question qui le sollicite. À cet égard, Tillich opère une distinction importante entre les contenus et les formes des réponses chrétiennes. Les contenus dépendent des « évènements révélateurs » dans lesquels les réponses apparaissent, alors que les formes « dépendent de la structure des questions auxquelles elles répondent »⁴⁷⁰. En cela, questions et réponses sont dans un véritable rapport de corrélation, et pas dans un rapport où l’une et l’autre épousent l’espace de l’autre. Cette situation force à des déplacements du côté de la réponse divine. Ainsi, si la situation l’exige, des déplacements sémantiques devront s’opérer, comme par exemple le passage du terme « Dieu » au terme « infinie puissance d’être ». Cependant, si la théologie systématique rencontre la notion de Dieu en corrélation avec la menace de non-être qu’implique l’existence, Dieu s’appellera l’infinie puissance d’être qui résiste à la menace du non-être. Dans la théologie classique, c’est l’être-même. Si on définit l’angoisse comme la conscience d’être fini, Dieu s’appellera le fondement infini du courage. Dans la théologie classique, c’est la Providence universelle⁴⁷¹.

La réponse théologique, loin donc d’adapter la réponse dont elle est porteuse, va procéder à sa réinterprétation symbolique, afin que les symboles dans lesquels elle s’exprime demeurent parlants (et donc pertinents) pour le temps présent. Dans ce processus de réinterprétation des symboles traditionnels, qui constitue bien l’un des deux pôles du travail théologique pour Tillich, le message chrétien conserve toute sa puissance. Autrement dit, rien de ce qui en constitue la puissance n’est perdu ou abandonné par facilité ou par souci d’adaptation. Il en allait d’ailleurs de même pour la théologie de la culture.

Ce à quoi s’oppose la méthode de corrélation En conclusion de cette section, Tillich revient sur les méthodes qui s’opposent à celle de la corrélation. Parmi celles-ci, il en relève trois: la méthode suprana-

 Ibidem, p. 94.  Ibidem, p. 94.  Ibidem, p. 94.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

turaliste, la méthode naturaliste, et la méthode dualiste. Aussi pensons-nous que ce rappel constitue le fil rouge de l’ensemble de sa démarche théologique, y compris de la théologie qu’il élaborait en Allemagne dans sa théologie de la culture. Déjà à cette époque, le premier adversaire était l’hétéronomie supranaturelle. Au terme de son introduction systématique, il y revient en indiquant que le message chrétien n’est définitivement pas « une somme de vérités révélées tombées dans la situation humaine comme des corps étrangers venus d’un monde étranger »⁴⁷², sans quoi l’homme n’y aurait aucun accès, forcé qu’il serait de devenir « autre qu’humain » pour entrer en relation avec la divinité. L’aspect de réception est donc essentiel à la situation de la théologie. Le deuxième écueil à éviter serait une méthode naturaliste, ou humaniste. Avec une telle méthode, en effet, il y aurait un risque que le message chrétien soit dissous dans les relativités de la situation humaine. Tillich l’explicite en ces termes: « [L’approche naturaliste] déduit le message chrétien de l’état naturel de l’homme »⁴⁷³. Il indique également un rapprochement entre cette perspective et la théologie libérale, qu’il qualifie alors comme étant « humaniste ». Dans cette configuration, c’est l’aspect d’énonciation du message chrétien qui est devenu essentiel, cet aspect introduisant nécessairement l’espace d’une rupture avec l’instance de réception du message. Cette rupture est essentielle pour que quelque chose de l’homme soit « dit à l’homme »⁴⁷⁴. À ce stade, nous sommes donc au croisement de deux logiques: une première logique, pour laquelle Tillich souligne la nécessité d’une continuité entre la question existentielle et la réponse éternelle, et une deuxième logique, pour laquelle il souligne la nécessité d’une rupture entre la réponse éternelle et la question existentielle. Entre rupture et continuité, face à cette situation d’apparence insoluble, Tillich souligne que le plus grand risque serait celui du dualisme, qui rendrait impossible toute forme de circularité et de progression entre l’instance de la question et celle de la réponse. À cette occasion, il introduit la troisième opposition possible à la méthode de corrélation: la théologie naturelle. Cette troisième opposition « se rend compte que, en dépit de la distance infinie qui sépare l’esprit de l’homme de celui de Dieu, il doit y avoir une relation positive entre eux »⁴⁷⁵. Toutefois, ce qu’elle présente fait pire que mieux en ce qu’elle se propose « d’exprimer cette relation en postulant un corps de vérités théologiques que l’homme peut obtenir par ses propres efforts, ou par ce qu’on    

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 95. p. 95. p. 95. p. 96.

Conclusion

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appelle, en se servant d’une expression contradictoire, une ‘‘révélation naturelle’’ »⁴⁷⁶. On retrouve par exemple dans cette troisième voie les célèbres preuves de l’existence de Dieu, dans lesquelles la théologie s’est si souvent fourvoyée. Aussi Tillich s’y oppose-t-il en raison de l’extrapolation dont elles ont fait l’objet: Ces arguments sont vrais dans la mesure où ils analysent la finitude humaine et la question qu’elle implique. Ils sont faux dans la mesure où ils déduisent une réponse de la forme de la question⁴⁷⁷.

À l’encontre de cette compréhension mi-vraie mi-fausse de la théologie naturelle, Tillich proposera sa méthode de corrélation, qui parvient pour sa part à tenir la position impossible que nous venons de décrire, entre rupture et continuité. Elle « résout cette énigme historique et systématique en ramenant la théologie naturelle à l’analyse de l’existence et la théologie surnaturelle aux réponses apportées aux questions qu’implique l’existence »⁴⁷⁸, c’est-à-dire en reconduisant la démarche théologique vers ce lieu d’apparence impossible, qui n’est pourtant qu’un lieu où l’écart, bien qu’existant, permet de vivre et d’avancer.

Conclusion En conclusion de cette introduction à sa Théologie systématique, Tillich reviendra sur la structure d’ensemble de sa démarche, en montrant comment elle s’articule toujours en deux parties: une partie qui formalise la question existentielle, et une partie qui y répond théologiquement. Toutefois, pour ce qui nous concerne, nous souhaitons revenir sur la notion d’apologétique que nous avons tenté de manifester. Le point central touche au fait que l’apologétique ici présentée est indissociable de la méthode de corrélation qui structure l’ensemble du système théologique. En cela, nous pensons que Tillich introduit un glissement significatif par rapport à l’apologétique traditionnelle qu’il développait lors de la période allemande. Lors de la période américaine, en effet, Tillich se détache d’une conception de l’apologétique qui se présenterait comme une attaque de la religion contre l’adversaire que serait le pôle de la culture. Ce glissement introduit pour l’apologétique une modification de ses éléments constitutifs. Ceux-ci

 Ibidem, p. 96.  Ibidem, p. 96.  Ibidem, p. 96.

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Chapitre 5. La Théologie systématique: Une théologie apologétique

étaient au nombre de trois: la présence d’un adversaire, la possibilité d’un terrain commun avec ce dernier, et une attitude offensive à son égard. Par rapports à ces trois éléments, il n’en reste plus qu’un seul: celui du terrain commun. Ce terrain commun, c’est justement ce que tente d’approcher la méthode de corrélation en mettant en interdépendance les questions existentielles et les réponses éternelles. Toutefois, nous pensons que le terrain commun dont il s’agit alors est de nature différente que celui de l’apologétique traditionnelle. Dans cette perspective, il s’agit moins pour le théologien d’établir une sorte de « cour d’appel » qui viendrait trancher le litige entre lui et ses adversaires, que de montrer la fécondité des questions qui lui sont adressées pour le mûrissement des réponses qu’il porte lui-même. Il est donc normal que cette nouvelle conception de l’apologétique s’accompagne d’une nouvelle manière de construire la théologie systématique. Cette dernière sera alors présentée sous la forme d’une méthode de questions/réponses⁴⁷⁹, mais dans laquelle le théologien ne cherchera plus à avoir le dernier mot par rapport à son adversaire. Au contraire, la relance sera infinie entre le pôle des questions et le pôle des réponses, les unes s’approfondissant à partir des autres. Toutefois, il serait erroné de ne voir le glissement ouvert par l’apologétique américaine sous le seul angle de la rupture. En effet, ce glissement n’apparaît nullement comme une révolution du geste théologique fondamental de Tillich, qui tend toujours, au contraire, à se mettre à l’écoute du contexte culturel dans lequel il vit, en cherchant une synthèse créatrice (un « terrain commun ») entre les requêtes de la culture et celles de la théologie.

 Sur ce point, il faut noter que Jean Richard fait remonter la construction sous formes de questions / réponses à l’article: « La structure de la connaissance religieuse », qui date d’avant l’immigration aux États-Unis.

Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich et de Karl Barth Introduction Les rapports entre les pensées de Paul Tillich et de Karl Barth ont connu une évolution avec le temps. D’abord marqués par la réception tillichienne très favorable de l’ouvrage de Barth sur l’Epître aux Romains, les rapports entre les deux théologiens se sont peu à peu tendus, et cela principalement sur la question du paradoxe théologique. Par la suite, l’opposition s’est radicalisée, même si les deux auteurs gardèrent pour le travail de l’autre une véritable estime. Ainsi, lorsque Tillich critique le travail théologique de Barth, c’est également en mentionnant toute l’estime qu’il attache néanmoins à l’œuvre du théologien. C’est la généalogie de ces rapports le plus souvent conflictuels que nous allons tenter de dégager au fil de ce dernier chapitre, qui se proposera parlà de faire une relecture à rebours de notre parcours sur l’apologétique. Cette thématique de l’apologétique est en effet l’un des lieux qui concentre en lui-même toute l’opposition que se livrèrent les deux penseurs. Dans cette perspective, nous avons montré que pour Tillich la possibilité de l’apologétique était réelle – notre recherche a cherché à en être l’illustration – alors que pour Barth elle est tout simplement indéfendable et impossible. La condition de possibilité de toute forme d’apologétique est en effet qu’il existe un lien, un rapport, une communication possible entre le monde humain et le monde divin. Autrement dit, il ne faut pas penser, à la base du geste théologique, une séparation insurmontable entre les deux dimensions. À cet égard, la condamnation barthienne de la religion est par exemple réellement problématique pour l’émergence d’une apologétique. Pour développer ces rapports entre Tillich et Barth, nous procéderons par un parcours en trois grandes étapes, parcours qui ira de l’aval vers l’amont, c’est-àdire de la période américaine (où se construit, dans la Théologie systématique de Tillich, l’opposition entre la théologie apologétique et la théologie kérygmatique) à la période allemande (où l’opposition se joue cette fois au niveau de la signification du terme « dialectique » dans l’expression « théologie dialectique », puis plus tard, au niveau de la distinction entre le « paradoxe critique » d’inspiration barthienne et le « paradoxe positif » d’inspiration tillichienne). Aussi chercherons-nous à montrer les ruptures et les continuités qui jalonnèrent les rapports entre les deux auteurs.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

Les rapports entre Tillich et Barth dans la théologie systématique américaine Comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent, Tillich met en avant, dès l’introduction de sa Théologie systématique, une opposition très claire entre un courant apologétique et un courant kérygmatique en théologie. Le nom de Karl Barth est alors nommément mentionné pour l’illustration du courant kérygmatique. En parlant de cette forme de théologie, Tillich écrit en effet: La théologie « kérygmatique » s’apparente au fondamentalisme et à l’orthodoxie par son insistance sur la vérité immuable du message (kerygma), en opposition aux demandes variables de la situation. Elle tente d’échapper aux défauts du fondamentalisme en soumettant toute théologie, y compris l’orthodoxie, au critère du message chrétien. Bien que contenu dans la Bible, ce message ne s’identifie pas à elle. Il s’exprime dans la tradition classique de la théologie chrétienne, sans s’identifier à une forme particulière de cette tradition. La théologie de la Réforme et, de nos jours, la théologie néo-réformée de Barth et de son école, fournissent des exemples remarquables de théologie kérygmatique⁴⁸⁰.

On le voit, Barth fait clairement partie des tenants de la théologie kérygmatique. Il n’est d’ailleurs pas innocent que ce soit son nom qui soit le seul nom cité par Tillich comme représentant de ce groupe de penseurs. Toutefois, Tillich va être amené à préciser davantage sa pensée, et il placera alors Barth dans une catégorie bien spécifique, en contraste avec d’autres penseurs du même courant kérygmatique. Ainsi, la personne de Barth ne sera pas à confondre avec les tenants du barthisme, qui seront eux rangés sous une autre bannière. La place particulière que Tillich réserve à Barth dans son introduction systématique s’explique en raison de son rapport au pôle de la situation, auquel Barth ne se montre pas étranger. C’est d’ailleurs cette prise en compte de la situation qui explique que Barth soit décrié par les tenants les plus fondamentalistes du courant kérygmatique. Comme l’écrit Tillich: À son époque, les penseurs orthodoxes ont attaqué Luther, et aujourd’hui les fondamentalistes attaquent Barth et ses disciples avec force. Ce qui signifie que qualifier Luther d’orthodoxe, et Barth de néo-orthodoxe est, en partie, injuste. Luther aurait pu succomber à la tentation orthodoxe, et Barth risque de le faire; mais telle n’est pas leur intention⁴⁸¹.

 P. Tillich, Théologie systématique, I. Introduction. Raison et révélation, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 2000, p. 19.  Ibidem, p. 19.

Les rapports entre Tillich et Barth dans la théologie systématique américaine

181

À ce niveau de la discussion, une distinction est donc posée, au sein du courant kérygmatique, entre Barth et les théologiens néo-orthodoxes. Le parallèle entre Barth et Luther est d’ailleurs un signe de l’importance que Tillich accorde au théologien bâlois. Les deux théologiens ont en effet en commun le souci de « redécouvrir le message éternel dans la Bible et la tradition, en opposition à une tradition déformée et à une Bible maltraitée par un usage mécanique »⁴⁸². Certes, les contextes et les histoires sont différents, mais c’est tout de même toujours contre un système religieux rigidifié que s’élève leur protestation. Ce qui est visé est alors « le système romain des médiations et des degrés »⁴⁸³ dans le cas de Luther, et « la synthèse néo-protestante et bourgeoise où aboutit la théologie libérale »⁴⁸⁴ pour Barth. Ce qu’ils promeuvent tous deux, dans le contexte qui est le leur, c’est un retour au kérygme, au cœur de la foi chrétienne. Dans le cas de Luther, cette nouvelle expression kérygmatique prend la forme d’une « redécouverte du message paulinien » et d’une « évaluation courageuse de la valeur spirituelle des livres bibliques »⁴⁸⁵, alors que pour Barth elle se fera par la « redécouverte du paradoxe chrétien », ainsi que par l’élaboration d’une « exégèse spirituelle de l’Épître aux Romains »⁴⁸⁶. Notons que dans les deux cas, Tillich fait référence à une « redécouverte ». Loin donc de présenter le geste réformateur comme une fuite en avant, il montre que chez les deux théologiens, ce geste s’accomplit en réalité dans un retour à la Tradition, et par la reprise d’un geste initial dont ils déplorent la disparition chez les théologiens de leur époque. Tillich parlera même de leurs intuitions respectives dans des termes prophétiques, reconnaissant par-là qu’elles ont eu un « pouvoir d’ébranlement et de transformation »⁴⁸⁷ sur leurs situations théologiques respectives, et cela au détriment du risque de relativisation que faisaient courir les vents contraires à la proclamation du kérygme. Toutefois, s’il leur accorde une telle reconnaissance, Tillich indique aussi qu’il leur manque une réelle prise en compte de la situation. Cette prise en compte de la situation, nous avons vu qu’elle était primordiale pour Tillich, qui en faisait l’un des pôles de sa méthode de corrélation. Rappelons-nous ce que Tillich écrivait dès la première page de son introduction:

     

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 19. p. 19. p. 19. p. 19. p. 19. p. 20.

182

Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

La théologie va et vient entre deux pôles: la vérité éternelle qui la fonde et la situation temporelle dans laquelle on doit recevoir cette vérité éternelle. Peu de systèmes théologiques parviennent à équilibrer parfaitement ces deux exigences. La plupart ou bien sacrifient des éléments de la vérité, ou bien n’arrivent pas à s’exprimer pour la situation⁴⁸⁸.

Il est clair qu’avec sa méthode de corrélation, Tillich voulait équilibrer les deux pôles dans une relation telle que les deux se nourrissent de l’apport de l’autre pour leur propre édification. Or, c’est précisément cet équilibre qui manque à Luther comme à Barth. Le premier, en effet, ne tient pas compte de la situation, malgré l’apport positif des doctrines humanistes de Melanchton et de sa propre formation nominaliste sur la formulation de sa théologie; quant au second, à force de vouloir déduire « chaque affirmation de la vérité ultime », il en est venu à se couper du pôle de la situation, favorisant au contraire l’émergence ultérieure de tendances néo-orthodoxes. Aussi est-ce dans cette perspective que Tillich écrira: En théologie, on ne peut pas négliger le pôle appelé « situation » sans que des conséquences dangereuses s’ensuivent. Seule une participation courageuse à la « situation », c’est-à-dire aux diverses formes de culture qui expriment la manière dont l’homme moderne comprend son existence, peut surmonter les fluctuations actuelles de la théologie kérygmatique entre, d’une part, la liberté qu’implique le kérygme authentique, et son immobilisme orthodoxe, d’autre part⁴⁸⁹.

Et Tillich de conclure avec cette phrase qui fut pour nous programmatique: En d’autres termes, la théologie kérygmatique a besoin d’une théologie apologétique qui la complète⁴⁹⁰.

Avec cette dernière citation, on voit bien à quel niveau se noue la discussion que Tillich entretint indirectement avec Barth au moment de sa Théologie systématique. La question de l’apologétique fait en effet clairement partie des questions qui furent au cœur de leurs discussions. Barth, tenant du courant kérygmatique, n’en était pas le partisan le plus acharné, alors que Tillich voulait en faire la marque même de sa théologie. Il en résultait pour la théologie kérygmatique, qu’elle devait abandonner son affirmation d’une transcendance absolue et exclusive par rapport au registre de l’humain, pour « prendre au sérieux l’effort de

 Ibidem, p. 20.  Ibidem, p. 20.  Ibidem, p. 20.

Les rapports entre Tillich et Barth dans la théologie systématique américaine

183

la théologie apologétique pour répondre aux questions que lui pose la situation contemporaine »⁴⁹¹. Mais une fois encore, l’opposition de Tillich à l’égard de Barth n’est pas si absolue qu’il y paraît de prime abord. En effet, Tillich écrit que Barth reconnaît l’importance qu’a eue la théologie libérale pour la théologie du dix-neuvième siècle. Il en résulte que Barth, une nouvelle fois, n’est pas placé sur le même rang que les penseurs néo-orthodoxes: On se trompe profondément quand on condamne massivement, selon la mode qui règne dans les groupes traditionnalistes et néo-orthodoxes, la théologie des deux derniers siècles, Barth lui-même l’a reconnu, dans La Théologie protestante au dix-neuvième siècle ⁴⁹².

Tillich reconnaît même la portée positive de l’avertissement barthien en indiquant qu’il s’agit toujours, pour la théologie apologétique, de se poser la question de sa possible dissolution dans les relativités de la situation. Dès lors, la position dans laquelle est placé Barth est quelque peu ambigüe. Tout à la fois, Tillich s’y oppose, comme il s’oppose aux tenants de la théologie kérygmatique, mais en même temps, il lui accorde une sorte de statut particulier, qui propose seulement que sa position soit complétée par un versant apologétique qu’elle se refuse encore à entendre dans toute sa radicalité. Certes, Barth l’entend à sa manière (« La grandeur de Barth lui vient de ce qu’il se corrige sans cesse à la lumière de la situation »⁴⁹³), mais cette prise en compte ne va pas jusqu’au développement d’une véritable théologie apologétique, c’est-à-dire d’une théologie qui ne fait pas découler de réponses toutes faites des questions de la situation. La position de Tillich n’est pas non plus des plus claires, car lui non plus ne se veut pas un partisan acharné de la théologie apologétique, comme il l’indique lui-même lorsqu’il écrit qu’il est tout autant l’adversaire d’une « théologie apologétique qui ne compte que sur elle-même »⁴⁹⁴, c’est-à-dire d’une théologie qui viendrait à déduire les réponses éternelles des questions existentielles elles-mêmes, que d’une théologie exclusivement kérygmatique. C’est donc cette position médiane que tente de soutenir la méthode de corrélation qui est à l’œuvre dans la Théologie systématique. Cette méthode, en effet, va considérer qu’il ne faut pas tirer les réponses éternelles des questions existentielles, tout comme il ne faut pas déduire les questions existentielles des réponses éternelles. Dans cette tension-là, Tillich se tient clairement du côté apologétique, tout

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

22. 23. 20. 23.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

comme Barth se tient, dans la même tension, du côté kérygmatique. Toutefois, ni l’un ni l’autre ne sont situés à l’extrémité de leurs courants respectifs, ce qui pose à la fois une différence très claire entre les deux auteurs, mais sans que cette différence n’empêche théoriquement un rapprochement, dans le cadre de certaines limites. C’est en tout cas clairement le cas chez Tillich, lorsqu’il indique que la théologie apologétique a besoin de l’avertissement lancé par la théologie kérygmatique. Enfin, il existe une dernière mention importante de la pensée de Barth dans l’introduction de la Théologie systématique. Nous sommes alors à la fin du texte, lorsque Tillich aborde la question de la nature de la méthode de corrélation. À cette occasion, Tillich va revenir sur ce qu’il appelle la « corrélation », en distinguant trois acceptions possibles de ce terme. Cette section du texte tillichien ayant déjà fait l’objet d’une présentation dans le chapitre précédent, nous ne reviendrons que sur le point qui oppose Barth à Tillich, en montrant que là encore, Tillich cherche moins à contrer Barth qu’à lui donner des gages, en prenant en quelque sorte à son compte cette critique. La troisième acception du terme corrélation qualifie en effet « la relation divino-humaine à l’intérieur de l’expérience religieuse ». Comme l’écrit alors Tillich: Cette troisième utilisation de la pensée corrélative en théologie a provoqué la protestation de théologiens, comme Karl Barth, qui craignent qu’une corrélation divino-humaine, de quelque type qu’elle soit, ne rende Dieu en partie dépendant de l’homme⁴⁹⁵.

Cette critique barthienne rejoint en réalité une préoccupation commune des deux théologiens, à savoir une critique de la théologie libérale, et avec elle, une critique de tout le risque que la théologie libérale fait courir quant à une dépendance de Dieu à l’égard de l’humain. Les deux théologiens refusent en effet ce scénario, et Tillich le soulignera d’ailleurs clairement dans la suite directe de son texte, en abondant en quelque sorte dans la critique qu’il prête à Barth, tout en la déplaçant: Mais, bien que dans sa nature abyssale, Dieu ne dépende d’aucune manière de l’homme, dans son automanifestation à l’homme, il dépend de la manière dont l’homme la reçoit. (…) Il y a une interdépendance entre « Dieu pour nous » et « nous pour Dieu ». (…) La relation divino-humaine est une corrélation⁴⁹⁶.

 Ibidem, p. 90.  Ibidem, p. 90.

Les rapports entre Tillich et Barth dans la théologie systématique américaine

185

Si l’on traduit cette citation en un autre langage, nous pourrions dire que Tillich reconnait la non-dépendance ontologique de Dieu à l’égard de l’humain, sans quoi il ne serait plus Dieu. Néanmoins, ceci posé, il faut aussi admettre que s’il existe bien une communication entre Dieu et l’humain, il faut alors nécessairement que cette communication soit une communication réelle, et qu’elle implique donc, par conséquent, les deux membres du schéma communicationnel. Il en résulte que Dieu se rend nécessairement vulnérable, ne fut-ce qu’en prenant le risque d’être reçu et entendu, ce qui ne va pas sans quelques déformations du message initial. Une telle manière de procéder permet à Tillich de clarifier sa pensée, en la distinguant de trois écueils, parmi lesquels on retrouve le supranaturalisme barthien. Il s’agit en effet pour Tillich de montrer en quoi la méthode de corrélation est réellement spécifique, et cela en montrant comment elle se distingue des autres méthodes. Les trois adversaires de la méthode de corrélation seront donc le supranaturalisme (ce qui est un motif constant de toute son œuvre, que ce soit à l’époque allemande ou américaine), le naturalisme, et le dualisme. La question des rapports à Barth se pose alors dans la mesure où Tillich identifie Barth à la critique du supranaturalisme, comme il l’a toujours fait. Dans le cas du supranaturalisme, en effet, « aucune médiation avec la situation humaine n’est possible »⁴⁹⁷, et « l’homme doit devenir quelque chose d’autre qu’humain pour recevoir la divinité »⁴⁹⁸. Or, Tillich précise que « l’homme ne peut pas recevoir des réponses à des questions qu’il n’a jamais posées »⁴⁹⁹. Il y va de la nature de la corrélation, mais aussi de la nature du projet apologétique, qui pose que la théologie est toujours une théologie qui répond. Dès lors, en contestant cette possibilité des rapports et des médiations entre Dieu et l’humain, Barth s’oppose aussi à l’apologétique tillichienne. Enfin, derrière cette question, nous pensons que c’est toute la question de la transmission de la Parole de Dieu qui se trouve questionnée. Si l’on suit la ligne barthienne, telle du moins que Tillich la dessine, cette question de la transmission se trouve alors devant une fausse alternative: soit elle se réfléchirait de manière descendante, en imaginant une communication purement transcendante allant de Dieu à l’humain, et dans ce cas Dieu serait un être suprême qui ne se laisserait aucunement affecter par la réception humaine de sa Parole; soit elle se réfléchirait de manière ascendante, et dans ce cas il n’y aurait pas de transmission, vu que le message serait toujours-déjà contenu dans le discours de

 Ibidem, p. 95.  Ibidem, p. 95.  Ibidem, p. 95.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

l’humain. La construction de toute communication entre Dieu et l’humain présuppose donc, pour Tillich, la méthode de corrélation.

Les rapports entre Tillich et Barth dans « What is wrong with the “Dialectic” Theology? » (1935) Dans la section précédente, nous avons donc voulu montrer comment Tillich exposait les différends qui l’opposaient à Barth. Ceux-ci, bien qu’établissant une distinction fondamentale entre les deux auteurs, il n’en demeure pas moins que Barth n’est jamais associé aux fondamentalistes à tendance bibliciste, qui ne juraient que par la lettre de l’Ecriture. Ainsi, Barth a-t-il toujours joui d’une certaine estime de la part de Tillich. La différence entre les deux penseurs est pourtant radicale. Sur quoi se joue-t-elle? Essentiellement sur la question de la corrélation, qui renvoie initialement à un geste théologique incompatible avec celui posé par Barth. En 1935, l’enjeu se pense alors autour de la question de la dialectique, à propos de laquelle les deux auteurs ont à la fois des points d’accord et des points de divergence. Le point de convergence tient à la volonté commune d’élaborer une théologie dialectique, alors que le point de divergence touchera à la conception que les deux théologiens se font du terme « dialectique ». Ainsi, la théologie dialectique tillichienne ne sera pas la théologie dialectique barthienne, bien que tous deux prétendent construire leur théologie en termes dialectiques. Dans la perspective de la théologie apologétique, telle que Tillich la définit pour qualifier sa Théologie systématique, le terme dialectique est compris dans le sens d’une corrélation, cette dernière servant de méthode théologique pour l’élaboration de la théologie apologétique. En contraste de cette position, nous avons vu que Tillich qualifiait le geste barthien de kérygmatique. Cette qualification signifie que la dialectique y est organisée d’une manière différente, bien que d’une manière tout aussi centrale que chez Tillich. Qu’est-ce qui différencie alors les deux gestes théologiques? Nous pensons que c’est la différence entre une certaine circularité de la dialectique dans le cas de Tillich, là où Barth organise davantage les termes de la dialectique de manière binaire et unilatérale. Dans ce dernier système, en effet, toute tentative humaine pour se hisser jusqu’à Dieu relève d’une forme d’orgueil, et la tâche du théologien se résume essentiellement à celle d’auditeur de la Parole de Dieu. Dès lors, le schéma est celui d’une certaine verticalité dans laquelle « Dieu parle ». Il en va différemment dans la perspective tillichienne, où la Parole de Dieu, loin de s’imposer majestueusement d’en-haut, indépendamment de ses conditions de réception, se donne plutôt dans un mouvement de va-et-vient, dans une dynamique de

Les rapports entre Tillich et Barth

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questions-réponses, où la question existentielle (temporelle) appelle une réponse théologique (éternelle), et où la réponse théologique, loin de clore le débat dans un savoir de la chose, sollicite en réalité une autre question existentielle. Dans une telle approche, Dieu continuera bien à parler, mais il aura affaire à un véritable interlocuteur, participant existentiellement à la Parole qu’il sollicite lui-même par sa question. Telle sera par ailleurs la condition de possibilité d’une théologie apologétique, qui demande toujours la présence d’un « terrain commun » entre les deux termes de la corrélation: On ne peut répondre à une question qui si on a quelque chose en commun avec celui qui la pose. L’apologétique présuppose un fondement commun, aussi vague soit-il. Or, les théologiens kérygmatiques tendent à refuser l’existence d’un quelconque fondement commun avec ceux qui se trouvent en-dehors du « cercle théologique ». Ils craignent que ce fondement commun enlève au message ce qu’il a d’unique⁵⁰⁰.

La dialectique est donc l’enjeu du débat entre Tillich et Barth. Quelle forme de dialectique proposent-ils l’un et l’autre? Telle est la question à laquelle nous avons tenté de répondre. Mais on devrait aussitôt ajouter: comment évolue le rapport de chacun des deux théologiens à cette notion de dialectique? Comment l’histoire retrace-t-elle les contours mouvants de leurs différences? Comme nous l’avons déjà souligné, notre démarche consiste dans ce chapitre à reprendre cette histoire à rebours, en remontant progressivement aux premiers temps de la rencontre entre les deux théologiens. La problématique devient alors celle de la généalogie de leur opposition, et des formes successives que cette opposition va épouser au fil du temps dans leurs manières d’envisager la question de l’apologétique.

L’approche tillichienne de la pensée barthienne Nous sommes maintenant en 1935, soit moins de deux ans après l’immigration de Tillich aux États-Unis. Notre théologien écrit alors un article qu’il consacre à approcher la pensée barthienne. Rappelons-nous en effet qu’on le considère encore souvent, à cette époque, comme un représentant de cette forme de théologie. Il va donc tenter de la présenter, en montrant ensuite comment il s’en démarque.

 P. Tillich, Théologie systématique, I. Introduction. Raison et révélation, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 2000, p. 21.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

Dès les premières phrases de l’article, l’argument est clairement annoncé. Il s’agira pour Tillich de montrer en quoi la théologie dialectique, dont Barth est souvent considéré comme l’un des fondateurs, ne peut se satisfaire de la conception que Barth en donne. Tillich reproche en effet à ce dernier de ne pas respecter le véritable sens du terme dialectique. Pour notre théologien, le propre de la dialectique consiste à tenir ensemble un Oui et un Non, et pas seulement à affirmer le paradoxe, comme Barth le fait pour sa part. A dialectic theology is one in which « yes » and « no » belong inseparably together. In the socalled « dialectic » theology they are irreconcilably separated, and that is why this theology is not dialectic⁵⁰¹.

Le point de départ du texte est donc la question de la dialectique, avec en filigrane celle des rapports entre le paradoxe barthien et la dialectique, telle que conçue par Tillich. Dans cette question, la ligne de démarcation entre les deux auteurs se joue au niveau d’un dilemme entre, d’une part, la séparation radicale et infranchissable entre deux ordres de réalités (le divin et le mondain), et d’autre part, l’idée d’une continuité possible dans (et malgré) la séparation. Traduite autrement, l’alternative entre Barth et Tillich est alors celle d’un Non radical versus un Non qui ne se pense que dans un rapport avec Oui sous-jacent, qui le précède en quelque sorte et qui lui donne la matière de son refus. Tillich fait remonter la pensée barthienne à son ancrage dans le mouvement socialiste religieux suisse, tel que des penseurs comme les frères Blumhard ou Leonard Ragaz l’avaient pensé. Selon la philosophie qui animait ce mouvement, il fallait établir une séparation radicale entre la volonté de Dieu, et toutes les tentatives humaines cherchant à traduire cette volonté. Étaient alors visées l’Église, l’ensemble des activités ecclésiastiques, et la piété personnelle. À l’encontre de ces pratiques, les socialistes religieux affirmaient la souveraineté inconditionnée de Dieu, et condamnaient la prétention humaine à vouloir s’y mesurer, ou pire, à vouloir s’y substituer. Comme l’écrit Tillich: The Blumhards and the religious socialists taught that God’s will is most clearly manifest not in subjective piety and the rescue of individual souls but in the administration of the world, that vanquishing of the demonic powers therein, the coming of the Kingdom of God. And for this purpose God can employ such instruments as seemingly are least his, even the enemies of the church and of Christianity – for example the revolutionary laborers’ movement⁵⁰².

 P. Tillich, «What is wrong with ‘‘dialectic’’ theology », in The Journal of Religion, vol. XV/2, 1935, p. 127.  Ibidem, p. 128.

Les rapports entre Tillich et Barth

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Cette approche socialiste comporte toutefois un danger, celui de transférer la souveraineté de Dieu de l’Église et de la piété à une idéologie et à des mouvements politiques. C’est le risque que relève Tillich dans l’analyse qu’il fait de la situation socialiste, dans la foulée de son grand écrit socialiste, La décision socialiste, paru deux ans plus tôt. Il ne condamne nullement le principe socialiste, mais ses éventuelles conséquences lorsqu’il est poussé au terme de sa logique. Le principe théologique servant de fondement à la position socialiste postule en effet le respect du premier commandement, selon lequel « Je suis le Seigneur ton Dieu, et il n’y a pas de Dieu autre que moi ». Dès lors, tout découle nécessairement de ce premier axiome, et tout soupçon d’appropriation humaine de ce caractère divin est immédiatement dénoncé comme étant une « rébellion contre le premier commandement »⁵⁰³. C’est dans ce contexte que paraît le célèbre ouvrage de Barth portant sur un commentaire de l’Épître aux Romains. Dans cet ouvrage, Barth va thématiser le thème de « l’impossible possibilité », auquel son nom restera toujours associé. Thème paradoxal par excellence, il sera aussi le lieu choisi par Tillich pour porter sa critique. Voici comment notre théologien résume l’état de la question, et par-là aussi le sens de son attaque: God is « impossible possibility »; that is, he is beyond human possibilities. From the human point of view every statement about him is a paradox – a statement regarding that about which nothing can be said. Such statements as «impossible possibility » have given rise erroneously to the name « Dialectic theology ». For such statements are not dialectical but are paradoxical. They do not yield a process of thought in which « yes » and « no » are mutually involved, but they permit only a constant repetition in other words of the idea expressed in the paradox⁵⁰⁴.

La conséquence de cette position barthienne est qu’il existe une distance infranchissable entre Dieu et l’humain, une distance qui maintient Dieu dans une sorte de rapport impénétrable. De nouveau, l’argument est tout à fait logique, et consiste à dire qu’en cas contraire, si Dieu pouvait être saisi par l’humain, cela signifierait que ce dernier aurait un pouvoir sur Dieu, ce qui n’est pas envisageable pour Barth. Or, cette prétention n’est autre que celle de l’Église et de la théologie, ce qui n’est pas sans provoquer chez Barth un véritable « scandale », auquel il répondra avec « passion » et « indignation ». Ses adversaires sont clairement identifiés, il s’agit du mysticisme et du catholicisme. En effet, le mysticisme se fonde sur la possibilité d’une identité entre

 Ibidem, p. 129.  Ibidem, p. 129 – 130.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

l’esprit humain et l’esprit divin, ce qui méconnaît la séparation imposée par Barth entre le conditionné et l’inconditionné. À l’encontre du mysticisme (et plus largement de toute théologie naturelle), Barth proposera que l’humain cherche Dieu, non pas en lui-même, dans ses profondeurs, mais dans la Parole de Dieu elle-même. Every type of natural and cultural theology is condemned along with the philosophy of religion because it attempts to discover immediate knowledge of God from nature on the one hand, and from philosophy, science, art, and history on the other⁵⁰⁵.

Il en résultera alors pour Barth un tout autre résultat que celui de la « déification de l’humain »⁵⁰⁶, et cela du fait que la Parole s’oppose en réalité à l’inclination naturelle de l’humain, et donc aussi à ce qui se joue dans son hypothétique être profond. Quant au catholicisme, c’est à peu près la même critique qui lui est adressée par Barth, à savoir celle de s’identifier comme institution à la Parole qu’il n’est en réalité censé que servir et annoncer. Dans ces conditions, on comprend que le grand danger pour Barth est celui de la fusion, voire simplement de la synthèse entre le conditionné et l’inconditionné. C’est ce qui fonde, tout comme chez Tillich, une opposition de principe à la théologie d’inspiration libérale, telle qu’initiée par Schleiermacher. Therefore, the liberal theology is heresy. In place of the sinner it substitutes the selfdeveloping personality; in place of Christ, the self-developing religious man Jesus; in place of the word of God, the self-developing religious consciousness of humanity. From these three positions Barth launches his attack against the liberal theology. For him the creatureliness of man is essentially an expression of the separation from God, an expression of the rigid contrast between the creator and the creation.⁵⁰⁷

L’expression de son opposition se retrouve par excellence dans sa christologie. À l’encontre de la conception libérale, Barth propose en effet de maintenir la christologie dans la perspective chalcédonienne. Cela ne signifie pas qu’il refuse une approche historico-critique, mais qu’il la sépare de la christologie. Pour lui, en effet, cette dernière n’a rien de commun avec une investigation sur le Jésus historique. La christologie est indépendante des recherches historiques, et se joue ailleurs, dans le paradoxe que l’on retrouve explicité au moment du Concile de Chalcédoine. Il y était alors question du « caractère inséparable des qualités

 Ibidem, p. 132.  Ibidem, p. 131.  Ibidem, p. 132.

Les rapports entre Tillich et Barth

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divines et humaines en Dieu »⁵⁰⁸, ce qui suffit à disqualifier tout réductionnisme historiciste de la figure du Christ. For Barth Christ appears in history only in so far as he is above history; he does not participate in the development of human history and of human spiritual life, but is God’s insert into history. Viewed historically and psychologically, Christ continues to be the « impossible possibility »⁵⁰⁹.

On voit que l’impossible possibilité si chère à Barth irrigue l’ensemble des thématiques qu’il aborde, et qu’elle constitue assurément son style théologique, c’est-à-dire la nature même de son geste de théologien. Le dernier exemple que nous mentionnerons pour en attester sera celui du Royaume de Dieu et des rapports que l’Église entretient avec lui. Barth fait en effet du Royaume de Dieu un concept purement transcendantal et eschatologique, qui ne trouve aucune réalisation dans l’histoire des hommes. Le Royaume est donc, lui aussi, une impossible possibilité, tout comme l’Église qui prétend à tort l’incarner. The Kingdom of God is never present in history, either in a utopian perfection, or in the real or imagined progress of history. Even the church is not the Kingdom of God. The church is commissioned to bear testimony to God and his Kingdom, yet it is not identical therewith. The church is a historical reality⁵¹⁰.

C’est ici toute la question du témoignage qui est soulevée par Barth pour parler de la mission de l’Église. Cette dernière ne possède rien, n’est la propriétaire d’aucune Parole, mais se limite à témoigner de la Bonne nouvelle dont elle est le témoin. Il y a là une franche opposition à la théologie d’inspiration catholique.

La critique tillichienne de la pensée barthienne Dans le sillage barthien de l’impossible rapport entre l’humain et le divin, Tillich reprend la question pour la critiquer et lui donner sa propre inflexion. D’emblée il pose la question qui lui apparaît décisive: Does Barth’s interpretation of the christian paradox protect from the distorsion of its meaning? Or does not his interpretation directly weaken the paradox and restrict the

 Ibidem, p. 133.  Ibidem, p. 133.  Ibidem, p. 134.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

sovereign prerogative of God? I believe that to be the case, and it results from Barth’s attempt to establish the paradox by means of supranaturalism rather than the dialectics.⁵¹¹

Autrement dit, il compte revenir ici sur la question, annoncée ci-dessus, des rapports entre la thématique de la dialectique et celle du paradoxe (compris ici dans les termes du supranaturalisme). La méthode qu’il va alors employer sera toujours la même, et consistera à ratifier le diagnostic et le constat barthien, tout en s’opposant à la solution alternative qu’il propose. Tillich commence par rappeler que bon nombre des premiers adeptes de la théologie dialectique barthienne se sont peu à peu éloignés du maître bâlois. Ainsi de Gogarten, de Brunner, ou encore de Bultmann. Tillich n’en conclut pas que ces départs sont la preuve de l’insuffisance de la théologie barthienne, mais il s’en sert pour montrer sur quels points elle doit être questionnée et réévaluée. Le nœud de la discorde réside pour Tillich dans l’absoluité de la conception barthienne du paradoxe fondamental. Et Tillich de reprendre le questionnement. Pour Barth, écrit-il: The paradox of the « impossible possibility » is an impossibility from the standpoint of men but is a possibility from standpoint of God⁵¹².

À la suite de cette définition, Tillich en déduit que la théologie, telle qu’envisagée par Barth, doit se comprendre de la façon suivante: Theology is the methodological form of speaking of the human impossibility, and of the divine possibility, which has become reality. Now there are two ways of speaking of these event – of this reality – the supernatural and the dialectical⁵¹³.

Notre théologien rattache bien sûr Barth à la voie supranaturelle, à laquelle il oppose sa propre pensée, qui est pour lui authentiquement dialectique, ou en tout cas qui essaye de tendre vers cet objectif. Ce qui est intéressant ici, c’est de voir que Tillich considère la voie barthienne du paradoxe comme conduisant au supranaturalisme. Dans sa critique du supranaturalisme, Tillich reconnaît toutefois qu’il répond à un besoin légitime, même s’il y répond mal. Le besoin positif, c’est d’éviter la « dilution » de la révélation dans des « procédures spatiotemporelles », ou encore dans des « possibilités humaines ». En cela, son rôle est positivement souligné. Toutefois, précise Tillich, le supranaturalisme échoue à y

 Ibidem, p. 136.  Ibidem, p. 137.  Ibidem, p. 137.

Les rapports entre Tillich et Barth

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répondre adéquatement. Il échoue car il tend à assimiler le passage par l’humain à un accomplissement réducteur. Pour Tillich, au contraire, la possibilité divine est également une possibilité humaine. It is otherwise with dialectic thinking. It denies, just as does the supernatural way of thinking, that what is a purely divine possibility may be interpreted as a human possibility. But dialectic thinking maintains that the question about the divine possibility is a human possibility⁵¹⁴.

En quel sens cette possibilité divine est également une possibilité humaine? En ce sens que pour se poser la question de Dieu, le théologien doit déjà en avoir fait une certaine expérience. De la même manière que pour affirmer qu’une situation est injuste, il faut déjà avoir une certaine idée de la justice. L’argument peut apparaître comme purement formel et rhétorique, mais il faut néanmoins pouvoir l’entendre dans toutes ses conséquences, qui ne sont pas que théoriques. Ainsi, sur toutes les questions abordées par Barth, Tillich va les reprendre et les nuancer selon les critères de son propre point de vue. Il est alors frappant de constater que la structure d’argumentation qui va se dessiner va reprendre la forme de la méthode de corrélation. Nous sommes pourtant en 1935, soit plus de quinze ans avant la rédaction de la Théologie systématique. Voici comment Tillich présente les choses: For in order to be able to ask about God, man must already have experienced God as the goal of a possible question. Thus the human possibility of the question is no longer purely a human possibility, since it already contains answers. And without such preliminary halfintelligible answers and preliminary questions based thereon, even the ultimate answer could not be perceived⁵¹⁵.

On retrouve là la structure de la méthode de corrélation, qui remonte donc à bien plus tôt qu’à son usage dans la Théologie systématique. La question du rapport à l’histoire est alors repensée. En effet, loin d’être considérée comme cette sphère de l’expérience humaine qui serait sans rapport avec la révélation, l’histoire est perçue comme le lieu possible d’une réalisation de la dimension ultime. En cela, Tillich s’oppose à Barth. Toutefois, il s’oppose tout autant à la théologie libérale qui pense que cette réalisation « découle » de l’histoire elle-même. La position tillichienne se propose donc de tracer une troisième voie entre le supranaturalisme barthien et la théologie libérale. En cela, il énonce déjà ce qui sera sa thèse lorsqu’il écrira la Théologie systématique.

 Ibidem, p. 137.  Ibidem, p. 137– 138.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

Par ailleurs, Tillich accuse également Barth d’introduire de l’ignorance en ne reconnaissant pas le caractère dialectique de la connaissance sur Dieu. Une autre question est également envisagée: celle du rapport de la révélation à l’histoire des religions. Là aussi, Tillich va prendre la tangente entre le supranaturalisme et la position libérale. Il indiquera en effet: The liberal interpretation confuses history of religion with revelation; the supernatural interpretation makes them mutually exclusive; the dialectical interpretation finds in the history of religion answers, mistakes, and questions which lead to the ultimate answer and without which the ultimate answer would have to remain something unasked, unintelligible, and alien⁵¹⁶.

Il en va encore de même lorsque Tillich revient sur les rapports qu’entretiennent entre elles la culture et la révélation. Rappelons que nous sommes alors en 1935, soit seize ans après la conférence de Berlin « Sur l’idée d’une théologie de la culture ». Seize ans après, seize ans avant, ce texte est donc à la charnière de deux grands moments décisifs de l’œuvre de Tillich. Ceci mentionné, voyons comment s’agence cette troisième voie. Là aussi, l’impossible possibilité est bien à l’œuvre d’un point de vue barthien, et là aussi Tillich va tenter d’infléchir cette position. Culture is a human possibility, while revelation is impossibility, which means a divine possibility. Yet revelation would not be even a divine possibility- revelation is indeed revelation to man – if it could not be received by means of forms of culture as human phenomena. (…) It would not convey any message to man, who is ever an historical and culturally sensitive being⁵¹⁷.

Enfin, nous mentionnerons un dernier exemple pour bien montrer en quoi consiste l’originalité tillichienne. Ce dernier exemple porte sur le Royaume de Dieu. Là aussi, il doit faire face à une alternative très marquée, entre d’une part le supranaturalisme barthien, et d’autre part, la solution libérale. Une fois encore, Tillich souligne l’apport positif de Barth sur cette question. Il contribua en effet à dépotentialiser le pouvoir que l’Église a cherché à incarner en se voulant l’incarnation du Royaume de Dieu. En cela, sa protestation fut réellement prophétique. Toutefois, ce faisant, il est allé trop loin et a prêté le flanc à des solutions supranaturelles. Pour l’expliciter, et aussi pour montrer le caractère magistral de la démonstration tillichienne, nous citerons longuement notre auteur:

 Ibidem, p. 139.  Ibidem, p. 140.

La présentation de Barth par Tillich en 1926

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According to the supernatural way of thinking the Kingdom of God as an eschatological phenomenon is absolutely non-existent in the present world. But dialectic thinking seeks to derive the nature of eschatology from the words of Jesus: « the Kingdom of God is at hand ». « At hand » means that it is here and not here, it is « in your midst », but it cannot be seen and handled. It is qualitatively different from everything that is known to us. But, with this distinctively qualitative difference, it breaks into our world. Therefore, we can never say that it is present in this or that ecclesiastical and social activity, form of human progress, charitable deed, or conception of truth. When we would lay hold upon it, we find that everything is always under the dominion of the demons and never does the dominion of God alone come to realization⁵¹⁸.

On le voit, avec cette position, c’est encore une fois une troisième voie que nous propose Tillich. En conclusion, on peut donc affirmer que la dialectique qui se dessine alors chez lui épouse déjà les formes et la structure de la méthode de corrélation, tandis qu’il utilise encore, pour qualifier Barth, le reproche de supranaturalisme. Il ne parle pas encore ici de théologie kérygmatique. Ce moment d’entre-deux, où l’on sent que la pensée se crée, mais où l’on sent aussi qu’elle penche déjà du côté de la Théologie systématique, est donc un important témoin de l’itinéraire tillichien, et offre cette conclusion provisoire: By his mighty proclamation of the Christian paradox, Barth has saved theology from forgetting the deity of God and has saved the church from lapsing into secularism and paganism. This positive value is more important than all the objections that may be urged against Barth. But there is this defect: although he has been called a dialectic theologian, he does not think dialectically, but supernaturally⁵¹⁹.

Ceci posé, il nous faut maintenant encore remonter le cours de la pensée tillichienne dans ses rapports avec Karl Barth. À cet effet, nous reviendrons antérieurement à la période de l’immigration américaine, et nous analyserons un texte de 1926 sobrement intitulé: « Karl Barth », avant d’envisager les textes de la célèbre controverse de 1923 ayant opposé Tillich à Barth et Gogarten.

La présentation de Barth par Tillich en 1926 Ce texte de 1926 aura l’avantage de nous faire retrouver la question de l’apologétique, qui sera directement abordée par Tillich. Toutefois, avant d’en arriver là, Tillich va resituer historiquement la pensée barthienne, comme il l’a déjà fait en

 Ibidem, p. 143 – 144.  Ibidem, p. 145.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

1934 dans le texte que nous venons de présenter. C’est ainsi que son texte se divisera en trois parties: une partie historique, une partie systématique, et une partie critique.

Le point de vue historique Dans la partie historique, Tillich revient sur la généalogie socialiste de la théologie dialectique. Cet ancrage socialiste a contrario permet en effet de tenir l’idée d’une « réalisation du divin Royaume ici-bas, faisant irruption dans la nature et la transformant »⁵²⁰. Il en découle alors que l’on va traquer au sein du monde tous les signes annonciateurs de ce divin Royaume, en reconnaissant par exemple dans « le socialisme, ou le pacifisme, ou la Russie, ou la Société des Nations »⁵²¹ un « signe de l’avènement du Royaume de Dieu ». Or, c’est ici que l’influence de Barth va se faire sentir, car il va mettre prophétiquement en garde les théologiens de son temps contre les risques liés au fait d’attribuer à un mouvement humain une reconnaissance inconditionnelle. Son refus s’enracine dans le Non que Dieu oppose au monde, et qui disqualifie toute prétention humaine à incarner le Royaume de Dieu dans des formes finies. Comme l’écrit Tillich: Aucun mouvement sur terre, qu’il soit ecclésiastique ou laïque, pieux ou profane, chrétien ou socialiste, n’est quelque chose devant Dieu en tant que tel; aucun n’est saint ou consacré à Ses yeux, aucun n’a des droits devant Lui⁵²².

Cette réaction barthienne, qui s’enracine dans le refus de certaines conséquences liées au socialisme religieux, est ce qui lance vraiment le mouvement de la théologie dialectique, et cela en énonçant l’idée d’une crise (Krisis) pour l’humain. Le « non » que Dieu adresse constamment au monde, la puissante proclamation du Jugement, de la Krisis (« crise »), la forme au plus haut point paradoxale sous laquelle cela se produit, a valu à ce courant le nom de Théologie Dialectique. Elle-même se sent l’héritière de la pensée de la Réforme, et d’un certain point de vue avec raison; car aucune autre tendance actuelle n’exprime le principe fondamental du protestantisme avec autant de force⁵²³.

   

P. Tillich, « Karl Barth » (trad. Luc Perrottet), GW XII, p. 187. Ibidem, p. 188. Ibidem, p. 188. Ibidem, p. 188.

La présentation de Barth par Tillich en 1926

197

Il n’y a là rien de bien original par rapport à ce que nous avons déjà dit dans la section précédente portant sur le texte de 1934. C’est essentiellement dans les points de vue systématique et critique que quelque chose de neuf pourra être énoncé, et là aussi que se jouera la question de l’apologétique. Comment cette thématique apologétique parvient-elle donc à se frayer un chemin?

Le point de vue systématique Le point de vue systématique s’origine pour Tillich dans la conception barthienne de Dieu. Cette conception est pour lui supranaturelle (« ultra-mondaine »), ce qui est une conséquence logique de la majesté et de la transcendance radicale que Barth attribue à la figure de Dieu. Entre Dieu et l’humain, le fossé est désormais infranchissable, constitué par le péché humain, et corrélativement par le Jugement que Dieu porte sur le monde. Tillich souligne ensuite que les deux cibles principales de Barth seront la culture autonome et la religion. Ces deux dimensions sont en effet touchées par « le jugement prononcé par l’éternité contre le temps »⁵²⁴. L’autonomie est perçue par Barth comme « autoglorification de l’homme, comme tentative de vivre à sa propre manière et d’être ainsi directement quelque chose devant Dieu »⁵²⁵. Elle est donc assimilable à l’humanisme, ce mouvement étant lui-même thématisé par excellence par Goethe, à l’encontre de la « prédication réformée ». Est également visé par la réprobation barthienne, le romantisme, qui n’est pas sans rapport avec l’autonomie: Le romantisme tombe lui aussi sous le coup de cette négation radicale. C’est qu’il tente bel et bien lui aussi de saisir directement le divin dans les formes de la réalité esthétiquement transfigurée⁵²⁶.

On sent donc bien dans la théologie de la crise (expression qui revient plus souvent que dans le texte de 1934) un ferment critique, qui la rapproche de la philosophie critique. Dans cette perspective critique, la position de Barth sur l’autonomie (et donc aussi sur la culture) consiste à affirmer qu’elle est essentiellement critique, c’est-à-dire « reconnaissance de ses propres limites »⁵²⁷.

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 189. p. 189. p. 189. p. 190.

198

Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

Ce ferment critique se manifeste également, pour les mêmes raisons, à l’encontre de la religion. En effet, cette dernière est également soumise à la crise, c’est-à-dire au Jugement divin contre toute tentative humaine cherchant à réaliser à sa propre mesure le Royaume de Dieu. Le jugement de Barth, tel que perçu par Tillich, sera dès lors sans appel: La religion est une possibilité humaine, une tentative humaine de venir à Dieu. Toute la grandeur et toute la profondeur de la religion appartiennent au fond à l’autonomie; ce sont des formes de l’autoglorification humaine. La religion chrétienne constitue elle aussi en tant que religion une part de l’histoire humaine, elle est une possibilité humaine⁵²⁸.

Dès lors, la logique barthienne consistant à promouvoir la seule possibilité du « paradoxe absolu » n’ouvre guère de chemin pour l’apologétique. C’est ici que notre thématique vient se nouer au texte de Tillich. Cette impossibilité de l’apologétique est en effet liée au paradoxe absolu, qui sera lui-même forcément solidaire de l’hétéronomie et du supranaturalisme. Voici comment Tillich résume la position barthienne sur ce point: La révélation est le totalement surprenant, ce qui ne peut être rangé dans aucune histoire de la religion, ce qu’aucune apologétique ne saurait fonder, ce que nulle polémique ne saurait réfuter; c’est l’unique, le contingent, ce qui n’est compréhensible à partir d’aucune généralité. La révélation brise l’autonomie. Car en elle, c’est la possibilité divine, pour nous impossible, qui combat nos humaines possibilités⁵²⁹.

À la lumière de cette position barthienne, il est inévitable que l’apologétique soit une impossible possibilité, trop assimilée qu’elle serait à une tentative humaine pour attester de quelque chose qui n’en a de toute façon pas besoin, de par sa nature même. (…) car la révélation n’est pas quelque chose qui se montre; elle n’est pas un penser, car la révélation ne se déduit pas; elle n’est pas un expérimenter, car la révélation est hors de nous. Elle est foi, donc un saut, un risque (…) qui ne correspond à aucune attitude humaine, qui se situe par-delà notre réalité⁵³⁰.

 Ibidem, p. 190.  Ibidem, p. 190.  Ibidem, p. 191.

La présentation de Barth par Tillich en 1926

199

Le point de vue critique C’est sur cette dernière citation que s’ouvre la dernière des trois parties du texte de Tillich. À propos de cette critique, il n’est pas anodin que Tillich commence par rappeler le caractère prophétique de la position barthienne, allant même jusqu’à parler de « puissance prophétique bouleversante »⁵³¹. Toutefois, ceci posé, Tillich insiste sur les critiques qu’il entend formuler à l’encontre de Barth. Comme on peut désormais s’y attendre, la critique portera sur le sens du terme « dialectique », qui n’est pas réductible pour Tillich à un simple paradoxe absolu (ou à une simple théologie « dialectique négative unilatérale »).. Car la proclamation du « non », pour autant qu’elle prétende être vérité, implique déjà un « oui » adressé à la possession de cette vérité, et l’écoute du « non », dans la mesure où elle est censée être une manière de prendre directement position par rapport à Dieu, implique un « oui » à cette position comme étant la bonne⁵³².

Autrement dit, Tillich veut que la théologie soit continuellement dialectique, y compris en elle-même, dans sa propre élaboration conceptuelle. Dès lors, à l’encontre de ce qu’écrit Barth, il n’y a jamais d’impossible possibilité: On peut certes dire, la foi est une impossible possibilité, elle me dépasse, je crois à ma foi ou quelque chose d’analogue, mais on n’échappe pas pour autant au fait que c’est moi qui crois ou qui ne crois pas, au fait que cette contradiction se trouve par conséquent dans la réalité des hommes et non pas dans la transcendance⁵³³.

Cette réévaluation tillichienne de la position barthienne va amener Tillich à revisiter les deux lieux critiques que soulevait Barth pour illustrer sa critique; à savoir, l’autonomie et la religion. Ce faisant, il se situe bien dans le prolongement de ses thèses de théologie de la culture, qu’il exprimait en 1919 dans sa conférence à la société kantienne de Berlin. Sur ces deux questions de l’autonomie et de la religion, Tillich déplace les choses d’un point de vue théorique, en indiquant qu’elles ne sont pas seulement le synonyme de l’orgueil ou de l’hybris. L’autonomie ne doit pas nécessairement être orgueil seulement; elle peut aussi être reconnaissance et respect des lois divines-naturelles, qui portent l’étant. Et la religion ne doit

 Ibidem, p. 191.  Ibidem, p. 191.  Ibidem, p. 191.

200

Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

pas forcément être possibilité humaine seulement; elle peut être aussi réponse pleine de foi à la divine possibilité, à la révélation⁵³⁴.

À travers cette position contrastée, Tillich énonce ce qui est pour lui le sens réel de la notion de dialectique, qui ne consiste pas à « figer de nouveau les réalités humaines et ecclésiales ». Il en va de même d’un point de vue pratique, lorsque Tillich reconnaît que la révélation doit être « audible ». Ce caractère audible de la révélation met également en jeu, à sa manière, la question de l’apologétique. Toutefois, cela ne signifie pas que le message se perde dans les relativités de la situation, mais que le message ne saurait se satisfaire d’une inspiration magique. Comme l’écrit Tillich: Il faut bien que la proclamation de la Parole par l’Église soit audible. Mais qu’elle le soit ne dépend pas seulement des mots et des idées, mais aussi des actes et des opinions, des communautés et des circonstances concrètes; qui doivent être en effet elles-mêmes de nature à évoquer la transcendance, au lieu de renvoyer seulement à elles-mêmes et à leur forme finie. La culture prend de ce fait elle aussi une importance directe pour la foi. (…) Le Royaume de Dieu vient aussi dans la culture et dans la religion⁵³⁵.

Cette approche tillichienne de la question de la culture n’est pas sans rapport pour nous avec la question de la théonomie, telle qu’il l’énonçait en 1919. À l’encontre d’une autonomie autosuffisante, dépourvue de substance spirituelle, Tillich avançait alors l’idée selon laquelle il ne fallait surtout pas revenir en arrière, à la promotion de l’hétéronomie (c’est-à-dire ici, à partir des données que nous avons pu collecter, à la position barthienne). En 1919, toutefois, Tillich ne connaissait pas encore Barth. Nous pensons que cela a une conséquence importante sur le plan de la formulation de sa pensée. En effet, dès qu’il travaille la théologie dialectique d’inspiration barthienne, sa pensée va se mettre à promouvoir le Non comme attitude première, à la différence de la période prébarthienne, où c’était plutôt le Oui qui prévalait sur le Non. C’est ainsi qu’en 1919, il choisit d’épouser l’autonomie (le Oui) et de l’approfondir en théonomie, à l’encontre de la tentation d’un retour à l’hétéronomie (le Non). Barth serait alors apparu, s’il l’avait connu à cette époque, comme l’envers absolu de la position tillichienne. Il en va différemment à partir des années 1923 – 1926. On peut en effet lire en 1926: Le courant barthien fait partie des grands évènements de l’histoire de la théologie protestante, il possède même une dimension qui est davantage que théologie, et c’est sa plus

 Ibidem, p. 192.  Ibidem, p. 192– 193.

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique

201

grande force. Sans doute ses limites théologiques sont-elles évidentes, mais plus importante que la limite est la puissance intérieure du mouvement, car il est habité par la conscience de ce qui est plus grand que théologie et piété, que culture et église, et en présence de quoi le « non » adressé à tout cela est et demeure l’attitude première⁵³⁶.

On perçoit là le glissement qui s’opère dans la pensée tillichienne au contact de Barth. Ce glissement tend à reconnaître à la théologie dialectique une place prépondérante, à condition toutefois qu’elle soit formulée dans des termes acceptables, et qui respectent le sens de ce que le terme dialectique signifie. D’un paradoxe absolu, qui « annule dialectiquement la dialectique », Tillich proposera une dialectique positive, dans laquelle le Non du Jugement divin, loin d’être exclusif, reposera sur un Oui initial qui ne condamnera pas le monde à n’être que ce qu’il est, à savoir pécheur et séparé de Dieu. De plus, il en résultera une possibilité réelle pour l’apologétique, cette dernière constituant alors une ligne de clivage particulièrement féconde pour signifier la différence entre les pensées des deux auteurs. Nous allons maintenant montrer comment se nouent à la base les rapports entre Tillich et Barth. Nous sommes alors en 1923, et nos deux auteurs vont être amenés à débattre ensemble de la question du paradoxe.

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique et du paradoxe positif Dernière des quatre étapes de notre parcours à rebours des rapports entre Tillich et Barth, cette section examine la controverse qui éclata en 1923 entre les deux théologiens. Le contexte historique est celui d’une discussion critique que voulait organiser la revue Theologische Blätter. Cette dernière voulait en effet mettre en discussion les thèses dialectiques du courant formé par Barth et Gogarten avec celles de Tillich. Non sans réserve, Tillich accepta l’invitation et écrivit un premier article intitulé « Paradoxe critique et paradoxe positif. Une discussion avec Karl Barth et Friedrich Gogarten », premier article qui devait être suivi par une réponse des deux intéressés, et enfin par un droit de réponse de Tillich qui prit la forme d’un dernier article.

 Ibidem, p. 193.

202

Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

Le texte de Tillich Tillich commence d’abord par dire tout le bien qu’il pense de l’intuition fondamentale de Barth et de Gogarten. Dans cette perspective, il s’agit d’émettre des objections qui n’entament pas leur « critique radicale ». Car toute critique de leur critique risque d’affaiblir l’inquiétude qu’elle a soulevée et de donner l’impression qu’on devait émousser la pointe de leur critique radicale. Mais rien ne serait plus néfaste! Il faut plutôt tout faire pour sensibiliser à la radicalité de cette critique un grand nombre de personnes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Église⁵³⁷.

Le cœur de l’argumentation tillichienne touchera la question de la nature du paradoxe, qui est au fondement de la théologie dialectique proposée par Barth et Gogarten. Que faut-il entendre par dialectique? Dans la section précédente, nous avions en effet mentionné que Tillich s’opposait une conception du paradoxe qui aurait été réductible à un simple paradoxe absolu, ce que Tillich appelait une « dialectique négative unilatérale ». Cette conception de la dialectique, il la repérait en effet à l’œuvre dans la pensée barthienne en 1926. Or, il est intéressant de constater qu’en 1923, Tillich parlait, pour qualifier sa propre position, de paradoxe « positif ». S’agissait-il alors, en 1926, d’inscrire le « négatif » de la dialectique barthienne dans le contre-point du paradoxe « positif » de 1923? C’est une hypothèse vers laquelle nous pourrions tendre, tant les analogies sont fortes entre les deux périodes. L’enjeu consiste donc à montrer que la théologie dialectique est une démarche nécessaire, mais à la condition de la penser correctement, dans toute l’épaisseur du concept de dialectique. Elle est nécessaire, car il y va bien d’un rapport dialectique entre les sphères du conditionné et de l’inconditionné. À ce sujet, Tillich est catégorique: Celui qui perçoit comme non-dialectique le rapport entre l’inconditionné et le conditionné ne perçoit absolument rien; il n’a aucune idée de la force (Gewalt) de ce qui est signifié par le concept d’inconditionné⁵³⁸.

 P. Tillich, « Paradoxe critique et paradoxe positif. Une discussion avec Karl Barth et Friedrich Gogarten », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 69.  Ibidem, p. 69. Voir aussi Werner Schüssler: « Dans cette discussion, Tillich rend justice à la négation critique de Barth. Mais il essaie de montrer aussi la position affirmative dans laquelle la négation est fondée. Avec Barth, Tillich reconnaît la nécessité de comprendre dialectiquement la relation entre l’inconditionné et le conditionné. Toute relation non-dialectique avec l’inconditionné, c’est-à-dire toute relation à l’inconditionné qui ne passe pas par le “non” permanent et

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique

203

En pareil cas, en effet, cette personne ne serait plus aux prises avec la crise ouverte par l’inconditionné, mais avec une forme conditionnée « qui se prétend » inconditionnée, c’est-à-dire avec une « idole ». Il en résulte que la forme dialectique de la théologie n’est pas une option parmi d’autres, mais une nécessité propre à la démarche théologique elle-même. Toutefois, cette nécessité de la dialectique doit être pensée correctement. Pour Tillich, la théologie de la crise doit en effet reposer sur un présupposé, ce qui implique que la théologie du Non repose sur une théologie du Oui. Or, telle n’est pas l’option retenue par Barth et Gogarten. Ils admettent, en effet, que « leur propre position relève aussi de la crise » et « ils n’accordent d’importance à l’attitude non dialectique que dans la mesure où elle renvoie à quelque chose d’autre. »⁵³⁹ La position de Tillich s’éloigne de cette compréhension de la dialectique. Pour lui, la position du dialecticien n’est pas elle-même dialectique, mais présuppose un fondement qui en assure en quelque sorte la légitimité. Et Tillich de reprendre l’exemple de l’humour, si cher à Barth: Ici aussi on admet l’humour à l’égard de sa propre conception de l’humour. Mais on oublie que cette série sans fin d’humour à l’égard de l’humour présuppose un élément de sérieux, qui n’est pas lui-même sujet à l’humour. Et c’est sur ce point que repose l’humour: cela seul permet à l’humour d’être autre chose qu’un simple jeu, tout à fait comme la dialectique.⁵⁴⁰

On le voit, il existe bien une analogie entre les registres de l’humour et de la dialectique. Elle porte sur « l’élément de sérieux » qui les habite tous deux. Cet élément de sérieux, Tillich le nomme le Oui, ce qu’il traduit aussi par l’élément « positif » qui donnera naissance à l’expression « paradoxe positif ». Son ambition est alors que Barth et Gogarten reconnaissent le versant « positif » du paradoxe qu’ils ont par ailleurs très bien perçu, un peu comme dans la Théologie systématique (1951) où son ambition était que Barth puisse joindre une théologie apologétique à sa théologie kérygmatique (qu’il avait, là aussi, très bien perçu). À ce stade, en effet, nous pensons qu’il existe un lien étroit entre notre thématique sur l’apologétique et celle du paradoxe positif, telle que Tillich la for-

radical mais qui demeure immédiate et non-paradoxale, fait de l’inconditionné un conditionné et par là un faux dieu » (W. Schüssler, « Paul Tillich et Karl Barth: leurs premiers échanges dans les années 20 », LTP, vol. 44, n° 2, 1988, p. 148).  P. Tillich, « Paradoxe critique et paradoxe positif. Une discussion avec Karl Barth et Friedrich Gogarten », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 70.  Ibidem, p. 70 – 71.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

malise en 1923⁵⁴¹. Aussi notre position consiste-t-elle à affirmer qu’aucune forme de théologie apologétique ne peut voir le jour dans le contexte d’une théologie dialectique qui ne reposerait pas elle-même sur un paradoxe positif. Autrement dit, il faut nécessairement qu’existe un paradoxe positif comme fondement à la théologie dialectique pour que cette dernière permette aussi une apologétique. Cela implique – et confirme – l’impossibilité pour Barth de penser les contours d’une théologie apologétique. Ne se situant en effet que dans la perspective d’un paradoxe absolu, c’est-à-dire d’un Non exclusif de toute forme de Oui, il ne pouvait qu’être rétif à toute adjonction d’un versant apologétique à sa théologie kérygmatique. C’est cette position que Tillich va déployer dans la suite de son article de 1923. Il va en effet montrer que Barth méconnaît la véritable portée de sa théologie dialectique en ne proposant qu’un « dépassement intradialectique » de la dialectique (qui se dépasse alors elle-même à l’infini). Le dialecticien doit reconnaître qu’il occupe comme dialecticien une position parmi d’autres et qui ne cesse d’être une position par aucun autodépassement dialectique⁵⁴².

Pour Tillich, il est en effet impossible que le dialecticien ne s’accorde pas à luimême le Oui de sa propre position. Il pose forcément un Oui en reconnaissant la légitimité et le bien-fondé de sa propre position dialectique. Cette dernière est donc bien à la fois « sous le Oui et le Non »⁵⁴³. C’est une prise de conscience de l’indépassable position, qui est aussi contenue dans la proclamation de la crise; c’est une conception du Oui, qui est le présupposé du Non; du paradoxe critique on retourne au paradoxe positif ⁵⁴⁴.

Tout cela ne serait-il qu’une rhétorique habile pour prendre le dessus sur la position barthienne? Certainement pas, car elle a des implications théologiques

 La théologie « kérygmatique » peut être comparée au paradoxe négatif (à l’aspect négatif du paradoxe et de la dialectique), pour autant que le kérygme s’adresse au monde pour l’interpeller et le juger. Par contraste, la théologie « apologétique » dialogue avec le monde: elle cherche un terrain commun avec le monde, ce terrain commun étant comme le critère de vérité (cf. l’article de 1925 sur Augustin. Cela se rapproche aussi de la méthode de corrélation entre la situation culturelle et les « réponses » religieuses.  P. Tillich, « Paradoxe critique et paradoxe positif. Une discussion avec Karl Barth et Friedrich Gogarten », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 71.  Ibidem, p. 71.  Ibidem, p. 71.

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique

205

très concrètes. Reconnaître l’existence et la légitimité d’une position, c’est en effet du même coup reconnaître la légitimité des autres positions. Une fois reconnu ce présupposé de la position critique, à savoir qu’elle est elle-même position, le regard est alors libre pour toutes les positions, pour ce cosmos, cette terre et ce peuple, pour ces formes de l’esprit, cette histoire et cette religion, et pour cet homme en ce lieu-ci et en ce jour-ci. Tout cela constitue des éléments de la position dialectique: sans eux, il n’y aurait aucun dialecticien et aucun croyant. (…) Ces éléments se tiennent tous sous l’unité du jugement et de la grâce, tout comme le dialecticien, même s’il revendique par ailleurs la vérité de sa proclamation⁵⁴⁵.

La grâce et le jugement se pensent alors conjointement, et non plus hiérarchiquement. Dans cette perspective, la grâce n’est pas le propre de l’en-bas, tout comme le jugement n’est pas le propre de l’en-haut. Au contraire, « c’est seulement par la grâce que le jugement devient jugement », car « s’il n’est pas uni à la grâce, le jugement est un processus naturel »⁵⁴⁶. Il y a alors unité de la grâce et du jugement. Ne retrouverait-on pas là le véritable lieu d’émergence de cette « impossible possibilité » si chère à Barth? Comme à son habitude, Tillich va ensuite tenter de montrer la pertinence de sa position à travers une série d’exemples qui lui feront toujours mettre aux prises la dimension inconditionnée (Dieu) avec une dimension conditionnée (en l’occurrence, la nature, l’esprit et l’histoire). Par rapport à la première thématique, celle de la nature, la position de Tillich est comme toujours une voie médiane entre deux positions exclusives l’une de l’autre. Il peut ainsi écrire: C’est un idéalisme idolâtre que de voir la grâce sans le jugement, de saisir de manière immédiate et non-paradoxale l’unité de l’inconditionné et du conditionné dans la nature. Et c’est un réalisme démonique que de voir la destruction du conditionné dans la nature comme processus naturel sans unité paradoxale avec la grâce⁵⁴⁷.

Dans cette perspective de l’unité de la grâce et du jugement, la nature n’est plus comprise comme étant exclue du champ transcendant, toute cantonnée qu’elle serait au champ de la seule immanence, mais est pensée dans la complémentarité des deux dimensions. Et Tillich de citer comme exemple le Livre de Job, qui « révèle non seulement la situation désespérée du monde, mais tout autant l’infinie majesté de Dieu que l’on adore, l’abysse en Dieu créateur »⁵⁴⁸. Il y

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 71– 72. p. 72. p. 73. p. 73.

206

Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

a donc « unité paradoxale » de la grâce et du jugement. De plus, ce questionnement sur la nature permet également de questionner la polarité « création/ rédemption ». Cette polarité trouve chez Tillich un point d’équilibre grâce à la figure trinitaire du Fils. Si ce dernier est en effet considéré comme le « médiateur de la création », il faut nécessairement que la création et la rédemption ne soient pas exclusives l’une de l’autre, mais soient au contraire ordonnées l’une à l’autre, la rédemption étant « en plan dans la création »⁵⁴⁹. Là aussi, il y a bien une « unité paradoxale » de la grâce et du jugement. La question de l’autonomie découle presque naturellement de celle de la nature. Dans les deux cas, en effet, il y a unité de la grâce (de la rédemption) et du jugement. Ce retour de Tillich sur la question de l’autonomie est chronologiquement consécutif à sa conférence de 1919 « Sur la possibilité de la théologie de la culture ». Si Tillich pense maintenant cette question de l’autonomie sous l’angle de l’unité paradoxale de la grâce et du jugement, sa position consistera à affirmer que L’autonomie en soi n’est pas antidivine. Ce qui l’est, c’est l’autonomie que l’on démonise et dont on use mal. L’autonomie en soi est obéissance à l’égard de l’exigence éternelle, tant au niveau pratique qu’au niveau théorique, et elle s’oppose à l’arbitraire et à la démonie, consacrée ou non. Certes, l’autonomie est vide et lorsque le contenu de la révélation ne la remplit pas, elle devient victime du démonique. Ce n’est pas l’autonomie qu’il faut combattre, mais l’autonomie défigurée par le démonique. Mais la loi, à laquelle obéit l’autonomie, est bonne; elle est vérité et justice.⁵⁵⁰

Dans cette logique de l’unité paradoxale, l’autonomie démonisée correspond à la grâce qui exclut toute forme de jugement, alors que l’hétéronomie est le jugement qui exclut toute forme de grâce. Il s’agit donc pour Tillich de proposer une troisième voie qui se donne pour mission de poser cette unité paradoxale de la grâce et du jugement. En 1919, cette position est celle de la théonomie, et tout porte à croire que cette réponse est encore valable en 1923, au moment de la controverse avec Barth. Troisièmement, lorsqu’il envisage la question des rapports entre Dieu et la vie de l’esprit, la structure du raisonnement se présente encore de manière semblable. On retrouve en effet dans la vie de l’esprit la présence d’une polarité que rien ne semble pouvoir réconcilier: le divin et le démonique, le principe créateur et le principe destructeur. Pourtant, c’est encore une fois l’unité paradoxale de la grâce et du jugement qu’il s’agit de proposer. Aussi est-ce dans cette

 Ibidem, p. 73.  Ibidem, p. 74– 75.

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique

207

perspective de la vie de l’esprit que Tillich situe la religion comme « le lieu du jugement et de la révélation »⁵⁵¹. La question de la religion cristallise en effet toutes les critiques de la théologie de la crise. Cette dernière envisage la religion comme une tentative humaine, de surcroît orgueilleuse, cherchant à parvenir à Dieu par ses propres moyens. En cela, elle distingue la religion de la foi. Il s’agit donc pour Barth de démasquer la religion dans cette tentative afin d’en souligner le caractère idolâtre. Sur ce point, il existe un accord entre les positions barthienne et tillichienne. Toutefois, On oublie encore qu’aucun autodépassement dialectique ne peut dépasser la position religieuse, car elle est au fondement de cette négation. Même la religion de la foi est religion, comme l’autonomie dialectique est autonomie. Avec cette vision, on fraie à nouveau la voie libre à la religion avec son « sens profond et sa gloire »⁵⁵².

On le voit, Tillich propose encore une troisième voie en indiquant que l’alternative ne se joue pas entre la foi et la religion, entre le salut et l’orgueil. Pour lui, au contraire, tant la religion que la culture connaissent « des manifestations dont la force est d’ordre symbolique et qui, pour autant, n’en sont pas moins sous le signe du Non, et dont la considération et la connexion rendent pourtant possible une métaphysique de l’histoire, une histoire symbolique et paradoxale du salut »⁵⁵³. En d’autres termes, il existe une véritable profondeur dans l’immanence, et cette profondeur, loin d’être ce qu’il s’agit de dépasser, est au contraire le lieu paradoxal de la révélation et du salut. Enfin quatrièmement, sur la question de l’histoire, on devine déjà quelle sera la position de Tillich. Ce problème de l’histoire est en effet le dernier des problèmes qu’il envisage, « où la racine positive du paradoxe critique doit entrer en scène »⁵⁵⁴. D’emblée, cette question de l’histoire est problématique lorsqu’on l’envisage à travers le prisme de l’unité paradoxale de la grâce et du jugement. Deux écueils sont en effet à éviter: tout d’abord, la position visant rendre inconditionnée une réalité historique, c’est-à-dire à fusionner les deux, ou à en faire la synthèse unitaire. Rendre inconditionnée l’histoire revient en effet à méconnaître le sens du paradoxe. Toutefois, la position inverse (qui est tenue par Barth et Gogarten) est tout aussi problématique. Car poser un écart infranchissable et absolu entre les sphères divine et profane méconnaît pour sa part le sens

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 75. p. 75. p. 76. p. 77.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

de l’unité. Ainsi, aucune des deux positions ne parvient à tenir une « unité paradoxale » de la grâce et du jugement. Face à cette impasse, la proposition tillichienne cherchera à proposer sa désormais classique troisième voie. Cette position reprendra la critique barthienne, mais en la déplaçant. La théologie de la crise émet alors un jugement qui n’est lui-même possible que sur la base d’une position qui ne tient pas elle-même uniquement sous ce jugement. La racine positive du paradoxe négatif n’est nulle part ailleurs plus évidente qu’ici, car la proclamation de la crise est histoire et son contenu est contenu historique. Là où ce message est proclamé, il y a, au cœur de l’histoire, un lieu de la révélation. (…) La révélation, qui se réalise dans l’histoire et qui porte l’histoire, est imperceptible; mais elle n’est pas irréelle⁵⁵⁵.

À cet égard, la tentative gogartienne visant à chercher dans la figure du Christ la position sur laquelle la proclamation de la crise serait rendue possible ne doit pas faire illusion. En effet, le Christ ne se résume nullement à ce qu’en dit Gogarten, à savoir qu’il serait un évènement qui se situerait totalement au-delà de l’humanité. À cette position, Tillich va en effet répliquer que ce qui s’est produit en Christ s’est également produit « dans l’homme historique Jésus de Nazareth »⁵⁵⁶. Dès lors, en introduisant un fait empirique dans l’acte de foi, il situe bien l’enjeu de la question dans « l’unité paradoxale » de la grâce et du jugement, et fait de cette dernière une caractéristique fondamentale de sa démarche théologique. En conclusion de son texte, Tillich revient sur son argumentation, en indiquant encore toute l’estime qu’il accorde à l’intuition primordiale des théologiens dialectiques, et de Barth en particulier. Ces derniers luttent en effet avec raison contre « toute conception non paradoxale, immédiate, objective de l’inconditionné »⁵⁵⁷. Toutefois, cette lutte ne doit pas oublier son présupposé, sans lequel elle ne serait pas ce qu’elle est. Ce présupposé, ce Oui primordial, qui n’est pas soumis lui-même à la crise, nous pensons qu’il n’est pas sans rapport avec notre question sur l’apologétique. Cette dernière serait-elle en effet envisageable si la théologie dialectique ne reposait que sur le seul paradoxe absolu? L’enjeu de l’apologétique est en effet celui d’une communication horizontale, c’est-à-dire d’une communication de la Parole de Dieu que tout à la fois on défend et on propose. Or, si toute tentative humaine en ce sens n’est qu’une

 Ibidem, p. 77.  Ibidem, p. 78.  Ibidem, p. 79.

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique

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forme d’orgueil qui est d’emblée condamnée (car d’emblée frappée par le Non du jugement divin), il en résulte qu’aucune communication véritable n’est plus envisageable, de même qu’aucune apologétique. La théologie de la culture de 1919 était en ce sens une forme d’apologétique, tout comme le projet systématique de la période américaine. Mais de la même manière qu’il existe une continuité tillichienne en matière d’apologétique, il existe tout autant un fil rouge barthien en la matière, bien que cette fois sous la forme du refus (d’abord sous la forme du jugement et du paradoxe absolu, puis ensuite sous la forme de la théologie kérygmatique).

La réponse de Barth au texte de Tillich Il ne s’agira pas ici pour nous de présenter la position barthienne dans une logique exhaustive, mais de l’articuler au texte de Tillich pour montrer comment tout à la fois elle la critique et la déplace. Ce qui frappe d’abord, c’est le ton grinçant avec lequel il répond à Tillich. Lui qui est réputé pour manier remarquablement l’humour, il en fait ici la preuve, même s’il arrive que l’humour se transforme parfois en moquerie. D’emblée, Barth revient sur la critique principale que Tillich lui adresse: L’intention de Tillich est de présenter une « position » sur le fondement de laquelle la « négation critique » devient, somme toute, possible, un « élément de sérieux » sans lequel « l’humour » ne pourrait être, un présupposé de la « crise » qui n’est pas lui-même crise, mais plutôt « l’abolition de la position dialectique ». Je crois comprendre ce que Tillich veut dire⁵⁵⁸.

Toutefois, s’il identifie clairement la critique tillichienne, c’est pour aussitôt la contester: Mais je suis tout de suite frappé du fait que Tillich s’imagine par là attirer notre attention sur quelque chose dont nous aurions encore aussi peu entendu parler que ce disciple de Jean de l’existence d’un Esprit Saint⁵⁵⁹.

Cette remarque est intéressante, car elle montre qu’il existe bien un quiproquo entre les deux auteurs. C’est en effet comme si Barth et Tillich ne se rencontraient jamais réellement dans l’espace critique qu’ils essayaient de construire.

 K. Barth, « Le paradoxe du ‘‘paradoxe positif’’. Réponses et questions à Paul Tillich », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 84.  Ibidem, p. 84.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

Ils ne le peuvent pas parce qu’ils ne se situent pas sur le même niveau d’analyse, et aussi parce que le vocabulaire et les concepts tillichiens ne sont pas choses familières pour le théologien bâlois. Barth le reconnaît d’ailleurs lui-même, lorsqu’il indique: Je me sens, au niveau purement technique, si étranger au monde conceptuel tillichien, que si je me laisse amener sur un terrain et voir mes positions à partir des siennes, je risque sûrement de ne pas bien voir ce qu’il attend de « nous » et de parler en l’air⁵⁶⁰.

En réalité, le cœur de la résistance barthienne au texte de Tillich consistera à attaquer Tillich sur son lien d’appartenance à la théologie, théologie dont Barth dira qu’elle est plutôt pour Tillich une « philosophie de la culture » qu’une véritable théologie. La question de la définition de la théologie, tel sera donc le cœur de ce qui sépare les deux théologiens, avec en filigrane la question de l’apologétique. Car de fait, c’est aussi cette dernière question qui se dessinera, de manière sous-terraine, comme l’un des enjeux implicites de la discussion. Voyons maintenant en quoi le questionnement sur la nature du paradoxe est indicatif de ce questionnement plus fondamental sur la définition de la théologie, et in fine de l’apologétique. Sur la question de la conception positive du paradoxe, Barth indique que si Tillich et les théologiens qui le suivent ne comprennent rien à sa démarche, s’ils n’y voient qu’un « trou », ou une « suite embarrassante de négations », c’est en raison de leurs présupposés de philosophie de la culture. Il nous faut ici citer longuement Karl Barth: (…) oui, vous avez tout à fait raison, Tillich et les autres, à propos évidemment du point de vue décisif, de ne pouvoir observer chez nous qu’un trou. Il en va de même aussi pour nous: toute notre « théologie de la crise » nous paraît, à nous aussi, être une suite embarrassante de « négations », le résultat d’un « humour » très déplacé, une « dialectique » tournant à vide, un système de relations qui ne se rapportent à rien, dès que nous les comprenons, ne fût-ce qu’un instant, comme une pièce, et même comme un chef d’œuvre d’une philosophie de la culture, dès que nous nous écartons, un tant soit peu, du sujet, et que nous ne laissons pas la théologie être théologie⁵⁶¹.

C’est véritablement à ce niveau que se situe le cœur de la critique barthienne par rapport à la théologie de Tillich. Et cette critique consistera à proclamer la confusion tillichienne entre théologie et philosophie de la culture. Autrement dit, pour Barth, le jugement de Tillich à son égard n’est compréhensible que parce qu’il part d’un autre point de vue que d’un point de vue théologique, qui

 Ibidem, p. 83.  Ibidem, p. 85.

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique

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brouille en quelque sorte les cartes du jeu. Par contre, s’il partait de la « manière dont la théologie pose les questions », sa critique tomberait et n’aurait plus lieu d’être. Pire encore (dans la bouche de Barth), le théologien bâlois va situer Tillich dans l’héritage théologique de Schleiermacher. La raison de cette décision résulte de la volonté tillichienne de mettre un terme à la dynamique de la dialectique. Là-dessus, je demande: de quel droit dialectique Tillich en vient-il à vouloir précisément interdire de « brandir l’absoluité »?⁵⁶²

Rappelons en effet que Tillich souhaitait que Barth n’absolutise pas la dialectique qui s’auto-dépasse dialectiquement. Il fallait nécessairement un terme à ce mouvement, pour éviter « d’ériger en loi, en religion absolue, la crise constante, la référence constante à la ‘‘différence entre Dieu et l’homme’’ »⁵⁶³. Face à ce souhait, Barth demande simplement à Tillich pourquoi la théologie de la crise devrait faire cesser la dialectique? Et d’une certaine manière: pourquoi la crise devrait-elle parvenir, à un moment donné, à un point de résorption? Quel ciel paisible, infiniment ennuyeux et véritablement schleiermacherien nous laisse-t-il entrevoir avec une telle interdiction en perspective?⁵⁶⁴

Barth va même plus loin: À n’en pas douter, l’abolition dialectique de la dialectique (comme position) est et demeure dialectique⁵⁶⁵.

Il ne vise pas là un impossible dépassement de la dialectique, mais critique le fait que ce dépassement se fasse sur la base d’une position, et non comme « abolition réelle ». Il s’agit donc pour Barth de prendre ses distances avec une conception de l’abolition de la dialectique qui s’enracinerait dans un acte de l’esprit, afin de situer cette abolition dans une abolition réelle. Et sur ce point Barth précise sa pensée:

 Ibidem, p. 87.  P. Tillich, « Paradoxe critique et paradoxe positif. Une discussion avec Karl Barth et Friedrich Gogarten », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 71.  K. Barth, « Le paradoxe du ‘‘paradoxe positif’’. Réponses et questions à Paul Tillich », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 87.  Ibidem, p. 87.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

Seul le concept d’ « abolition réelle à partir de l’inconditionné » fut tout d’abord compréhensible pour moi. Mais, justement, c’est autour de ce concept que s’accumulent pour moi les interrogations qui m’inquiètent lors des développements subséquents de Tillich⁵⁶⁶.

C’est à ce niveau de l’argumentation, quand il aborde le concept d’inconditionné, que Barth avance son principal motif de critique à l’égard de Tillich, celui de la confusion opérée par Tillich entre la théologie et la philosophie de la culture. La question redoutable, à laquelle Tillich ne peut en effet pas manquer de se confronter, est celle qui lui demande: « Qui abolit ici? »⁵⁶⁷. Est-ce le théologien lui-même? Mais alors, en pareille hypothèse: « Comment en arrivé-je à abolir un quelconque ‘‘réel’’, et ce encore ‘‘à partir de l’inconditionné’’? Ne serait-ce pas là un conte philosophique à la Münchhausen? »⁵⁶⁸. On remarque l’emploi du terme « philosophique » pour qualifier la nature du conte, cette indication pouvant être rapprochée du motif de la critique barthienne à l’égard de Tillich. « Réel ». Je rapproche ce mot, jusqu’à plus ample information, d’après l’antique usage des Pères, comme signifiant le contraire d’« idéal ». (…) Et je m’appuie à nouveau sur le fait que, quoi qu’il arrive, la connaissance de ce « réel » peut difficilement être la « prise conscience » promise d’une position non abolissable, assurée contre toute dialectique. (…) « À partir de l’inconditionné ». Tu dis là un grand mot…! Est-ce de Dieu dont on parle ici?⁵⁶⁹

Barth indique là le nœud: certes, il y a la présence de cet inconditionné, mais ce dernier ne serait-il pas Dieu? Tout le malentendu de départ se retrouve ici, à ce niveau de langage différent entre les deux théologiens. Barth se veut grinçant lorsqu’il aborde le concept d’inconditionné, qu’il qualifie de « monstre glacial »⁵⁷⁰. Au contraire, le terme « Dieu » garde pour lui toute son actualité, et c’est bien à partir de là qu’il s’agit de reposer l’enjeu de leur échange. Barth parle à cet effet d’un véritable « commandement », à l’encontre de la figure de « l’interdit » qui serait, pour lui, celle de Tillich. La position pourrait alors être résumée de la manière suivante: Le vieux et simple « bon Dieu », dans la bouche d’un théologien qui ne veut être rien d’autre qu’un théologien, ne devrait-il pas finalement être plus sûr, face à la dialectique, contre laquelle je ne tiens même pas encore l’inconditionné comme un abri de fortune?⁵⁷¹

     

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 89. p. 89. p. 89. p. 89 – 90. p. 90. p. 90.

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique

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De plus, comment Tillich pense-t-il cet inconditionné à partir d’une réflexion philosophique, et comment, à partir de là, fait-il découler toute une argumentation relative à la nature, à l’esprit et à l’histoire, et derrière cela à une doctrine de la science et de la Trinité? L’inconditionné ne devrait-il pas plutôt être rangé du côté de la métaphysique? C’est en tout cas ce que propose Barth à la lecture de Tillich. Je trouve tellement tendancieuse la manière dont Tillich (…) se rend maître de la situation par une position désinvolte, un fondement, qui, en réalité, est identique à ce qu’on appelait antérieurement métaphysique, sauf que les anciens métaphysiciens d’entre les théologiens s’occupaient de tout cela, autant que je sache, comme étant plutôt l’objet d’un travail secondaire, alors que chez Tillich c’est l’inverse⁵⁷².

Barth n’en démord pas, il est inhabituel, et même inconvenant, de remplacer Dieu par une série de concepts qui restent pour lui le résultat d’une métaphysique idéaliste. Mais à travers cela, c’est également tout le projet de la théologie de la culture de 1919 qui se retrouve déconstruit, Barth rangeant sous la même bannière critique des expressions comme celles de « situation spirituelle théonome » ou d’« agir conscient du kairos », qui sont des notions essentielles tant de la théologie de la culture, que du socialisme religieux que Tillich développe à la même époque. Revenant ensuite sur le concept de « paradoxe positif », Barth constate que chez Tillich, ce paradoxe n’a plus rien de paradoxal, vu qu’il repose sur un « donné (…) qui, désormais, n’est plus dialectiquement brisé, mais éminemment non brisé, rectiligne et assuré »⁵⁷³. Dans cette perspective, Barth rejette en toute logique les trois exemples que Tillich avait utilisé afin de montrer comment la nature, l’histoire et l’esprit déforment et modifient son concept de Dieu. Rappelons-nous que Tillich affirmait que ces trois domaines étaient chacun placé « sous l’unité du jugement et de la grâce ». Or, c’est précisément ce que rejette Barth de manière catégorique, car cette unité conduit, selon lui, plus à une inversion des termes en présence, qu’à une véritable unité. Celui qui parle du jugement et de la grâce selon le point de vue du « paradoxe positif » devrait avoir clairement en tête qu’il a ici affaire à des choses qu’on ne peut se permettre d’arranger à son gré, avec des évidences claires comme le jour, du fait qu’on dispose, naturellement et à tous les instants, de la possibilité logique de ce faire, face à des gens sans défense⁵⁷⁴.

 Ibidem, p. 90.  Ibidem, p. 91.  Ibidem, p. 92– 93.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

De plus, est-il si évident que tout soit concerné par le paradoxe positif? Autrement dit, Tillich peut-il généraliser à ce point l’unité du jugement et de la grâce? N’est-ce pas une manière de dissoudre la force du paradoxe dans « cette grande danse universelle de la foi et de la révélation »⁵⁷⁵? C’est en tout cas la position de Barth, qui indique que le paradoxe qui est alors mis en jeu n’a plus aucun rapport avec celui de Luther et de Kierkegaard, mais bien plutôt avec celui se Schleiermacher et de Hegel. Et Barth enfonce le clou: On ne parle pas ainsi du « paradoxe positif » quand on sait qu’on a affaire, comme théologien, au paradoxe divin, c’est-à-dire non seulement à l’« imperceptible », mais à l’absolument réel et connaissable, seulement sur la base de sa libre volonté, seulement comme une désappropriation de la majesté, ou, ce qui revient au même, seulement à partir de l’amour et dans l’amour du monde et pour l’humain⁵⁷⁶.

En réalité, la question du paradoxe positif met en question la figure du Christ, et donc le champ christologique. Pour Barth, le Christ « est l’histoire du salut »⁵⁷⁷, il est le paradoxe positif, alors que pour Tillich cette figure se pense d’abord sous une forme symbolique. Pour Tillich, il [le Christ] est la présentation symboliquement parfaite d’une histoire du salut en train de se réaliser plus ou moins, partout et toujours⁵⁷⁸.

Cette différence à propos de la conception du Christ entraîne chez Barth une mise en garde à l’égard de son interlocuteur. En effet, si Tillich remet en cause le fait que le Christ soit lui-même le paradoxe positif, il participe d’une certaine manière à la polémique autour du thème de « l’homme-dieu », qui n’est jamais très éloigné de celui, tout aussi problématique, du « Dieu-homme ». De plus, cette différence touche également la question de la révélation. La révélation entraîne en effet toute une série de conséquences que Tillich ne semble apparemment pas prêt à assumer, du moins dans l’esprit de Barth. Il nous faut ici citer longuement le théologien bâlois: Ainsi donc, cela va de soi, la révélation en Christ est « imperceptible » et « inobjectivable », au sens où la qualification de cette histoire comme histoire du salut (comme histoire de l’Incarnation de Dieu) est voilée sur toute la ligne par le point de vue des relations perceptibles et historiques, qui ne sont en soi rien d’autre que des possibilités de scandale. Aucun « fait empirique » n’est en soi la révélation. (…) Or, le témoignage de l’Apôtre est lié

   

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 93. p. 93. p. 94. p. 94.

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique

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sans aucun doute à ce « fait empirique ». Et si tout est mythe, c’est que le mythe aussi raconte la révélation comme indéfectiblement liée à un « fait empirique ». Lorsque l’Église chrétienne accepte le témoignage de l’Apôtre et parle de la révélation en Christ et de la foi en lui, elle aussi peut et veut alors ne pas faire abstraction de ce « est » qui voile et provoque le scandale⁵⁷⁹.

On remarque une insistance de Barth sur l’idée de scandale, que semble ne pas retenir Tillich. Scandale qui semble bien être la trace de toute christologie, tout comme du paradoxe positif. Faire l’impasse sur cette possibilité du scandale, revient pour Barth à oblitérer la part historique de ce qui se joue dans l’évènement de la révélation. Certes, il y a le risque du malentendu, qui consisterait à interpréter comme « absolument identique » la révélation et le fait empirique, mais le risque de ce malentendu doit, pour Barth, être tenu. En effet, il faut toujours garder à l’esprit que La révélation de la majesté a lieu dans la bassesse de ce donné empirique, de cette époque passée, de cette confusion, et c’est seulement comme telle que la révélation est le « paradoxe positif » au premier sens de ce concept⁵⁸⁰.

Il est alors inévitable que ce paradoxe positif soit véritablement le lieu du scandale, et vice-versa. Un double mouvement, d’apparence contradictoire (mais d’apparence seulement), se dessine alors ici: tout d’abord, l’insistance sur le scandale d’un fait empirique qui soit le lieu de la révélation, mais aussi, dans le même temps, la conscience d’une non-identité fondamentale entre ce fait empirique et la révélation. C’est tout l’objet du paradoxe, que manquent par exemple les historiens des religions. Ce qui est « absurde » chrétiennement, théologiquement, ne se trouve pas là où Tillich le met, dans le « une fois et une fois pour toutes » (qui évoque plutôt le simple accomplissement du devoir théologique), mais bel et bien dans le fait de se détacher inconsidérément, sans citer les maîtres, sans respecter la tradition, de la formule du concile de Chalcédoine, alors que de s’y tenir sans bruit est encore aujourd’hui, mutatis mutandis, un signe de discernement⁵⁸¹.

On sent venir la critique tillichienne de ce type d’approche, et que Barth prévoit. Cette critique, déjà connue en 1919, porterait sur la question de l’hétéronomie. Nous avons vu en effet que l’hétéronomie était fortement combattue par Tillich,

 Ibidem, p. 95 – 96.  Ibidem, p. 96.  Ibidem, p. 97.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

qui lui substituait la théonomie, comprise comme autonomie grevée d’une dimension de profondeur. Or, force est de constater que la proposition barthienne ne va pas sans la promotion d’une dimension hétéronome. Toutefois, Barth s’efforce de proposer une hétéronomie qui se rapproche davantage de la notion de « crise » que de celle d’« interdit ». Dans cette perspective, il ne s’agit nullement pour Barth de dénier au travail des historiens une réelle pertinence, au nom d’on ne sait quel interdit, mais de marquer la différence de registre sur lequel l’étude historique peut être menée. Toutefois, je considère comme situation intenable qu’on ne pense tout simplement pas à l’autonomie de la science théologique, qu’un certain nombre de « théologiens » très estimés comme historiens n’aient pas la moindre idée, en toute bonne foi, que la théologie comme telle a une tâche à remplir, que le temps consacré par eux à la Bible soit presque tout consacré à y dénicher matière à scandale⁵⁸².

La solution idéale serait pour Barth que les exégètes, si sourcilleux du texte, deviennent des « exégètes théologiens », c’est-à-dire « obéissants à la vérité ». Il en va d’ailleurs de même pour toutes les réflexions théologiques qui touchent à la question de l’Église. Ici aussi, Barth s’écarte de toute conception qui viserait à relativiser la portée de l’Église et de la théologie (et il range Tillich sous la bannière de ceux qui la proposent). C’est toutefois une metabasis eis allo genos (je dirais cela des trois menaces de Tillich!) dans un dialogue sérieux sur le Christ, de traiter soudainement le christianisme comme religion parmi d’autres, d’exiger de l’Église et de la théologie (qui n’ont vraiment pas besoin d’un tel avertissement!) de ne pas se prendre au sérieux au point de penser qu’elles représentent la vérité devant les autres communautés. Où veut-il en venir?⁵⁸³

Au contraire de cette approche, et finalement tel est le geste barthien (selon Barth) par rapport au geste tillichien, il s’agit pour le théologien d’être qui il est, pour l’Église d’être ce qu’elle est, pour Dieu de le laisser être qui il est, en soulignant la spécificité de la démarche théologique, son caractère singulier, et le fait qu’il existe avec elle une séparation radicale entre le monde humain (comme par exemple le monde des sciences historiques) et le monde de la révélation. Cela repose une fois encore toute la question de l’apologétique. Cette dernière apparait en effet comme impossible sous un registre barthien, sa réplique à Tillich en témoigne suffisamment. De fait, cette réplique situe d’emblée l’enjeu d’une défense du christianisme sous l’angle de la supériorité de ce

 Ibidem, p. 97.  Ibidem, p. 98.

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique

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dernier vis-à-vis de tout ce qui n’est pas lui. Il n’est pas une religion parmi d’autre, et le Christ est « le » paradoxe positif. Dès lors, il est difficile – voire impossible – de penser la possibilité d’un terrain commun, où la raison viendrait trancher le débat entre les tenants des deux options, chrétienne et non-chrétienne. Ce serait là céder aux sirènes de l’époque et relativiser l’enjeu de vérité qui se joue dans l’évènement de la révélation. Dès lors, pour Barth, Tillich transforme « en son contraire » la théologie de la crise lorsqu’il prétend la penser à partir de présupposés de théologie de la culture. Le présupposé de la théologie, ce n’est pas seulement Dieu, pas seulement le christianisme, mais aussi l’Église. Je pense ici à « l’Église une, sainte et universelle », mais aussi, en nuançant, à l’Église particulière à laquelle nous appartenons⁵⁸⁴.

Difficile dans ces circonstances d’imaginer la théologie à travers la démarche d’une théologie de la culture, et par conséquent, difficile aussi d’imaginer la possibilité d’une apologétique.

La réplique de Tillich Dans sa réplique à la réponse de Barth, Tillich met l’accent sur la situation spirituelle du temps présent. Après avoir regretté « l’ironie » et la « pédagogie d’ordre supérieur » mise en œuvre par Barth, Tillich se lance dans son argumentation. Elle consiste à se lier à la situation spirituelle du temps présent comme à une boussole, afin de permettre à « chaque époque de (…) créer à nouveau le sens éternel de toute époque, à partir de sa vie et de ses mots »⁵⁸⁵. Tel n’est évidemment pas l’objectif de Barth. La situation qui est celle de la théologie en 1923 nécessite pour Tillich une grande méfiance par rapport à la question de l’hétéronomie. Là où Barth promulguait cette dernière dans sa réponse, Tillich la récuse avec force, au nom de l’argument du Grand Inquisiteur. La libération de l’alternative: manquer son salut ou rompre avec la vérité (Wahrhaftigkeit), dans laquelle l’orthodoxie, le piétisme, et même la théologie libérale ont fait entrer chaque nouvelle génération de jeunes, devait être accomplie par un radicalisme ultime qui, au nom de la religion, abolit toute hétéronomie de la connaissance, même religieuse. Mais parce

 Ibidem, p. 99.  P. Tillich, « Réponse de Paul Tillich », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 103.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

que cela se produisait au nom de la religion, ce n’était pas une négation, mais la position de l’inconditionné même vis-à-vis de toute œuvre de connaissance⁵⁸⁶.

La lutte contre l’hétéronomie est donc totale. Elle se fait au nom de cet inconditionné qui fait irruption dans tout conditionné, et qui d’une certaine manière retourne tout, notamment du point de vue de la justification des non-croyants, des athées, du « ‘‘blasphémateur du Fils de l’homme’’, à la seule condition qu’il ne blasphème pas contre l’esprit de vérité »⁵⁸⁷. On imagine l’effet libérateur de cette irruption, qui déconstruit pleinement la logique des œuvres selon laquelle le salut se mériterait par des réalisations humaines. [L’irruption] eut l’efficacité, qui est aussi celle de la crise authentique, de rendre visible en son caractère symbolique, référentiel, problématique et, du même coup, révélateur, ce qui était devenu objectif, sclérosé, légaliste, et se faisait ainsi détester⁵⁸⁸.

Il est frappant que Tillich reprenne ici l’expression « crise authentique », qui est exactement le cœur de la perspective barthienne. Il a en effet l’impression que c’est grâce à lui que la crise se réalise, et non grâce à Barth, qu’il caricature en un théologien veillant « jalousement sur la pureté de la foi »⁵⁸⁹. Tillich reconnaît que cet éloignement théorique vis-à-vis du canon, de l’Église et de l’Esprit saint peut être compris comme une destruction du présupposé de la théologie. Toutefois, la question est moins de savoir si Tillich détruit le présupposé de la théologie que de se demander si sa démarche n’est pas rendue nécessaire par l’évolution de l’esprit de son époque. Que signifie en effet pour ses contemporains le fait que la théologie trouve son présupposé dans le canon, l’Esprit saint et l’Église, à part qu’elle devient par là digne d’être détruite? C’est au contraire pour la préserver, et pour préserver la crise qu’elle introduit chez l’humain, que Tillich s’éloigne de formules ampoulées, qui ne correspondent plus pour lui qu’à un temps révolu. Et là, je vois surtout qu’il est impossible de parler actuellement comme si les paroles, avec lesquelles l’Ecriture et l’Église renvoient à l’inconditionné, pouvaient immédiatement produire leur sens essentiel. C’est le faute du « Grand Inquisiteur », de la loi, de l’hétéronomie et de l’objectivation. Et nous en souffrons tous – théologiens et non-théologiens. Il est impossible, par exemple, à celui qui est conscient de cette situation, de parler de Dieu comme si ce mot pouvait immédiatement communiquer la puissance qui lui est essentielle. Voilà pourquoi on doit parler de l’inconditionné. Non pas comme si c’était un concept

 Ibidem, p. 103 – 104.  Ibidem, p. 104. Sur cette question de la justification, voir notre chapitre 3 consacré au texte « Justification et doute ».  Ibidem, p. 104.  Ibidem, p. 104.

Les relations entre Tillich et Barth: la question du paradoxe critique

219

substitut; c’est plutôt une clé permettant d’ouvrir, à soi et aux autres, la porte fermée du Saint des Saints qu’est le nom de Dieu, clé dont on se débarrassera ensuite⁵⁹⁰.

Il en va de même pour l’identification directe et immédiate de Jésus Christ avec le paradoxe positif. De nouveau, il ne s’agit pas de reculer devant les attaques du monde, en prétendant par exemple que la figure du Christ n’est plus l’objet d’un scandale, mais de promouvoir d’une façon plus adaptée à son temps cette réalité complexe du scandale. Comme l’écrit alors Tillich: « L’esprit du Christ, le paradoxe positif, ne s’épuise pas dans l’apparition empirique »⁵⁹¹. Il est ici question de l’idée d’apologétique, même si le terme n’est pas explicitement mentionné. Il y est question d’apologétique parce que la théologie, loin de réduire le paradoxe positif (c’est-à-dire l’esprit du Christ) à un évènement contingent, l’a plutôt pensé dans les termes d’un Logos. Elle a plutôt parlé du Logos qui, se révélant dans l’histoire du judaïsme et du paganisme, conduit à la révélation parfaite. Il ne devrait pas être interdit à la théologie de suivre cette voie et de mettre en lumière, même pour aujourd’hui, ce qui est révélé du Logos parmi les païens et les juifs, c’est-à-dire dans les créations et les crises de la culture autonome⁵⁹².

On voit bien qu’il est ici question d’apologétique, et que loin de rabaisser la théologie aux autels et aux attentes du monde contemporain, Tillich l’oriente vers cette voie apologétique, en quoi il se distingue de Barth. Ce dernier pouvait en effet lui reprocher de perdre la spécificité de la théologie dans les contingences du monde, mais il y va pour Tillich de ce qu’il appelle lui-même le Kairos, c’est-à-dire cet instant favorable qui commande une action de transformation. Notre théologien considère en effet que le temps est venu (et que le temps exige) que la culture autonome ne soit plus simplement l’envers d’une hétéronomie religieuse, mais le lieu où la révélation peut aussi trouver un terreau favorable. En cela, il existe bien entre le théologien et le non-théologien un « terrain commun » (un lieu de médiation), où ceux-ci peuvent se rencontrer et débattre rationnellement de l’hypothèse chrétienne. Tillich reprend ensuite la principale critique que Barth lui oppose, à savoir le fait qu’il confonde une authentique théologie avec une philosophie de la culture pour le moins nébuleuse. Étrangement, Tillich ne disconvient pas qu’il s’agisse d’une « philosophie de la culture ». Toutefois, il indique que cette philosophie de

 Ibidem, p. 104– 105.  Ibidem, p. 105.  Ibidem, p. 105.

220

Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

la culture est sans doute la voie la plus actuelle et la plus pertinente pour faire de la théologie aujourd’hui. Il écrit en effet: On peut appeler cela une philosophie de la culture, parce qu’on ne décrit pas le renvoi à cet ultime avec les paroles de l’Écriture et de l’Église. Or, notre situation nous contraint, en tant que théologien, à ne pas être théologien, mais philosophe de la culture. (…) Elle doit expliquer que l’Esprit Saint souffle où il veut et que l’Esprit du Christ, l’esprit du paradoxe concret, peut souffler plus fort pour nous – même comme scandale au vrai sens du mot – à partir de la splendeur et de la mort des fleurs dans les champs, de la force créatrice ou du désespoir d’une œuvre d’art, du sens de la profondeur et de l’auto-abolition d’une logique, qu’à partir de paroles, de récits et d’images, qui pour notre conscience, portent encore le sceau du Grand Inquisiteur⁵⁹³.

Cette longue citation ramasse en quelques phrases toute la théologie de Tillich lors de sa période d’enseignement allemande, mais également américaine. Il ne fléchira en effet jamais sur ces idées centrales tout au long de sa carrière et de sa vie. Par ailleurs, Tillich insistera également beaucoup sur la position équilibrée qu’il propose ici. En effet, loin de devenir l’apôtre sans discernement critique d’une culture de plus en plus autonome, il va insister pour se distancer des approches de la culture qui entendraient s’identifier avec « un saut dans la contingence absolue ». De fait, un tel saut se donne pour mission de « rompre la communauté avec ceux qui, dans toutes les sphères de la culture, luttent pour la révélation du paradoxe positif, pour la vision de l’Esprit du Christ »⁵⁹⁴. Il s’y opposera alors avec la même force qu’à l’hétéronomie la plus absolue pour conserver sa position d’équilibre, en conformité avec ce qu’exige, selon lui, la situation spirituelle de son temps. Enfin, Tillich conclut son texte par deux remarques importantes: tout d’abord, sur l’usage de la dialectique, et ensuite, sur la théologie réformée. La première observation consiste donc à remettre en cause le rapport que Barth et Gogarten entretiennent à la dialectique. Pour Tillich, il est clair que ces deux théologiens conduisent « involontairement la position dialectique à un supranaturalisme très positif et pas du tout dialectique » qui conduit à un simple Non au monde. Face à cette situation, Tillich insiste encore une fois: C’est pour cette raison qu’il me vint à l’idée de montrer que le non radical n’est toujours exécutable qu’en unité avec le oui, même face au monde. Cela ne signifie pas qu’il y ait

 Ibidem, p. 105 – 106.  Ibidem, p. 106.

Conclusion

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relativisme en matière de conviction. (…) mais cela signifie qu’il y a crise par rapport à la certitude inconditionnée⁵⁹⁵.

La seconde observation de Tillich consistera à le situer davantage dans le sillage de la théologie luthérienne allemande que dans le courant de la théologie réformée dans laquelle évoluent Barth et Gogarten⁵⁹⁶. La foi de ces deux théologiens repose en effet sur l’idée d’un « dualisme entre les sphères profane et sacrée », tandis que la théologie d’inspiration luthérienne a une « signification spirituelle [qui] consiste justement dans le fait que des tentatives toujours nouvelles sont apparues pour dépasser l’autonomie profane par une autonomie remplie, théonome »⁵⁹⁷. Dès lors, la question du paradoxe se trouve envisagée dans une tension féconde entre, d’une part, le refus de sa confusion avec « l’identité dialectique » chère à Hegel et à Schleiermacher, et d’autre part, la perception « dans les formes de la logique et de l’éthique »⁵⁹⁸ du renvoi au paradoxe, ce qui n’est pas sans rapport avec une transformation de l’autonomie en théonomie.

Conclusion Au terme de ce long chapitre, au cours duquel nous avons cheminé à rebours d’une présentation chronologique traditionnelle, nous avons cherché à montrer l’évolution des rapports entre Tillich et Barth sur cette question de l’apologétique. Nous sommes ainsi partis de la Théologie systématique américaine de 1951, dans laquelle Tillich établit une différence catégorique entre théologie apologétique et théologie kérygmatique. Dans cette section, Tillich développe sa méthode de corrélation, qui est son véritable point de discorde avec Barth. L’enjeu est alors celui une certaine conception de la dialectique, Tillich envisageant cette dernière à partir d’un mouvement de questions-réponses dans lequel la théologie est une théologie qui répond; alors que Barth envisage la dialectique d’une manière plus binaire et plus unilatérale, dans laquelle Dieu

 Ibidem, p. 107.  Werner Schüssler reprendra ainsi les mots de Tillich pour qualifier de « Extra Calvinisticum » la théologie de Barth et de « Intra Lutheranum » la théologie de Tillich. (Voir W. Schüssler, « Paul Tillich et Karl Barth: leurs premiers échanges dans les années 20 », LTP, vol. 44, n° 2, 1988, p. 153 – 154.).  P. Tillich, « Réponse de Paul Tillich », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 107.  Ibidem, p. 108.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

parle et l’homme écoute, mais sans que ne s’instaure entre eux un mouvement de va-et-vient dans lequel questions existentielles et réponses éternelles s’appellent et se répondent l’une l’autre. Dans ce premier moment, l’apologétique est rendue possible chez Tillich, qui la reprend explicitement pour qualifier la nature de son geste théologique, et impossible chez Barth. Dans un second moment, nous sommes remontés à un texte de 1935 dans lequel Tillich reprend la problématique de la dialectique. À cette époque, le nœud de leur opposition résidait dans la manière très absolue dont Barth pensait le paradoxe théologique. Une telle manière d’envisager le paradoxe conduisait le théologien bâlois à développer une conception très supranaturaliste, qui lui faisait manquer le véritable sens de la dialectique de laquelle il se revendiquait pourtant avec force. Toutefois, s’il s’agit effectivement d’éviter la dilution du christianisme et de la révélation dans la culture, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille assimiler le passage de la Parole par l’humain comme un accomplissement réducteur. On le voit, Tillich évite une position de « ni-ni », qui serait soit purement supranaturaliste, soit purement libérale, et cela pour poser les repères d’une troisième voie, qui ressemble étrangement à la méthode de corrélation qui sera développée quinze ans plus tard, lors de la période américaine. Cette troisième voie consistera à dire que, loin d’être une « impossible possibilité », la possibilité divine est également une possibilité humaine, dans ce sens que pour poser la question de Dieu il faut nécessairement déjà en avoir une certaine expérience. Toutefois, cette expérience n’épuise pas l’objet (ou le sujet) de l’expérience, et ne permet pas que l’on y confonde la révélation elle-même. Dans ces conditions, la question de l’apologétique est alors à nouveau posée, mais elle reste redistribuée selon la répartition classique d’une possibilité tillichienne et d’une impossibilité barthienne. Dans un troisième moment, nous avons analysé un texte de 1926, dans lequel l’accent est à nouveau mis sur la notion de dialectique. Ce texte se présentait comme une présentation de la pensée barthienne sous un triple versant: un versant historique, un versant systématique et un versant critique. Dans ce texte, Tillich a utilisé la terminologie du Oui et du Non, qui était déjà celle qu’il avait utilisé en 1923 dans la controverse qui l’opposa à Barth. Dans ce contexte, la question de l’apologétique est encore pour Barth une « impossible possibilité », cet impossible découlant de la conception barthienne de Dieu, que Tillich qualifie d’« ultra-mondaine ». Dès lors, le fossé entre Dieu et l’humain est infranchissable, et la possibilité de la religion est d’emblée critiquée, comme tentative humaine (trop humaine) pour se hisser de manière orgueilleuse jusqu’à Dieu.

Conclusion

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La révélation est le totalement surprenant, ce qui ne peut être rangé dans aucune histoire de la religion, ce qu’aucune apologétique ne saurait fonder, ce que nulle polémique ne saurait réfuter; c’est l’unique, le contingent, ce qui n’est compréhensible à partir d’aucune généralité. La révélation brise l’autonomie. Car en elle, c’est la possibilité divine, pour nous impossible, qui combat nos humaines possibilités⁵⁹⁹.

Dans ce contexte, Tillich va affirmer une nouvelle compréhension de la dialectique, qui doit être déplacée de la figure du paradoxe absolu, pour être rapprochée de l’autonomie et de la religion, et par conséquent de la possibilité d’une apologétique. Le Non du Jugement de Dieu sur le monde est en effet soustendu par un Oui « adressé à la possession de cette vérité »⁶⁰⁰. Enfin, dans un quatrième texte – qui était en réalité un ensemble de trois textes –, on s’est retrouvé en 1923, aux premiers temps des échanges entre les deux théologiens. C’était alors le premier temps de leurs relations parfois compliquées. Pourtant, ces relations qui avaient plutôt bien commencé⁶⁰¹, suite à une recension élogieuse de l’ouvrage de Barth sur l’Épître aux Romains, se sont rapidement compliquées suite à l’approche barthienne de la dialectique qui se fondait sur l’idée de paradoxe absolu, et à la conception tillichienne de la théologie qui se pensait comme théologie de la culture. Nous ne reviendrons pas ici sur les grandes articulations que nous venons de développer, mais nous rappellerons seulement leurs conséquences pour notre thématique de l’apologétique. Ces conséquences sont bien connues et n’ont jamais changé, aussi bien lors de la période allemande que lors de la période américaine, même si elles se sont exprimées à partir de catégories ou de problématiques théologiques différentes. Ainsi, l’apologétique est rendue impossible par la position barthienne, alors qu’elle constitue pour Tillich le sens profond de son engagement théologique. La raison de leur différence tient toujours à une différence d’appréciation au sujet de l’idée de dialectique. Doit-elle être pensée à travers la figure du paradoxe absolu, c’est-à-dire de la distinction radicale entre sphère divine et sphère profane, ou à travers la figure du paradoxe positif, qui pose que la position critique de Jugement de Dieu à l’égard du monde est sous-tendue par une justification, c’est-à-dire par un Oui primordial? Il ne nous appartient pas de trancher le débat sur le fond, en reconnaissant la supériorité à l’une des deux approches au détriment de l’autre, mais de reconnaître

 P. Tillich, « Karl Barth » (trad. Luc Perrottet), GW XII, p. 190.  Ibidem, p. 191.  Sur ce point, Werner Schüssler qualifiera même les premières relations entre Tillich et Barth sous l’angle de « l’euphorie ». Voir W. Schüssler, « Paul Tillich et Karl Barth: leurs premiers échanges dans les années 20 », LTP, vol. 44, n° 2, 1988, p. 148.

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Chapitre 6. La question de l’apologétique dans la confrontation de Paul Tillich

que la voie choisie par Tillich ouvre concrètement la voie à la possibilité d’une théologie apologétique, alors que celle choisie par Barth isole une Révélation qui place l’humain dans la position de simple auditeur de la Parole de Dieu.

Conclusion générale Au terme de cette recherche, nous devons maintenant tenter de ressaisir en quelques pages les résultats de notre enquête sur l’apologétique. Nous commencerons donc par rappeler que l’apologétique constituait un véritable fil rouge dans l’œuvre tillichienne, des premiers écrits allemands jusqu’à son œuvre majeure, la Théologie systématique. À cette fin, nous avons divisé notre recherche en trois grands moments: l’apologétique tillichienne des écrits de jeunesse, l’apologétique de l’attaque et l’apologétique de la réponse. C’est cette triade que nous allons reprendre dans un premier moment, afin d’en montrer les principales articulations, tant dans leurs éléments de continuité que dans leurs points de rupture. Dans un second moment, nous tenterons d’ouvrir notre réflexion à quelques éléments relatifs à la découverte par Tillich du dialogue interreligieux, pour voir si l’on peut parler d’un « au-delà de l’apologétique » dans les dernières années de sa vie.

L’apologétique ecclésiale avant la Première Guerre mondiale L’apologétique ecclésiale de 1913 Dès 1913, Tillich et son ami Richard Wegener formèrent le projet, à partir des rencontres berlinoises Vernunft Abenden, de poser les bases d’une véritable apologétique ecclésiale (kirchliche apologetik). Il s’agissait alors pour Tillich de repenser la manière dont l’Église entrait en relations avec la société et la culture de son temps, dans un contexte de déchristianisation et de sécularisation de plus en plus marqué. Dans cette optique, ils imaginèrent une forme d’apologétique dans laquelle la raison humaine pourrait occuper une place déterminante. Pour Tillich, en effet, l’apologétique pratique a bien pour mission de justifier la foi chrétienne, c’est-à-dire de « conduire par la voie rationnelle à la vérité chrétienne ». Toutefois, si tel est bien le programme d’une apologétique pratique, Tillich précise ensuite que cette apologétique est tout à la fois une apologétique « ecclésiale », c’est-à-dire une apologétique « mise au service de l’Église ». Il faut alors souligner que le caractère ecclésial de l’apologétique suppose chez Tillich un certain rapport avec le « dehors », et qu’à ce titre, elle ouvre aussi chez lui à une posture éthique originale. Il ne s’agissait pas, en effet, de considérer les personnes se situant à l’extérieur de l’Église comme des personnes hérétiques, mais seulement comme des personnes perdues et égarées qu’il s’agissait de rejoindre là où elles se trouvaient. Et s’ils peuvent être rejoints à cet endroit qui

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Conclusion générale

est le leur, c’est parce que leur position n’est pas extérieure à la vérité, mais déjà en contact avec cette dernière. Il s’agit là d’une position qui tranche avec les approches traditionnelles de l’apologétique, qui visaient plutôt à convertir celui qui ne croyait pas encore, et cela du fait qu’il se trouvait ni plus ni moins que dans l’erreur. Se dessine alors déjà ce qui deviendra progressivement une constante dans la définition tillichienne de l’apologétique, à savoir l’idée d’un terrain commun entre le chrétien et le non-chrétien. Comme Tillich l’écrit alors: Le chrétien cultivé se tient sur le même sol culturel, il est aux prises avec les mêmes problèmes et connaît les mêmes réponses – qu’il repousse ou accepte, comme n’importe quelle autre personne cultivée ou animée spirituellement⁶⁰².

Pour Tillich, il est certain que l’apologétique ecclésiale doit prendre acte de cette situation et en tenir compte dans les démarches qu’elle proposera. Concrètement, Tillich va plaider pour la création d’une tâche nouvelle au sein de l’Église luthérienne, celle d’apologète ecclésial. Cette nouvelle tâche recevra alors une triple mission: tout d’abord, celle de reprendre contact avec les personnes extérieures à l’Église. Cela impliquera pour l’apologète d’avoir une bonne connaissance de la vie culturelle, et d’être profondément respectueux de ce qui s’y vit. Ensuite, l’apologète ecclésial aura pour mission de viser ce que Tillich appelle la « vérité chrétienne », à la différence des conflits de doctrines. Cette deuxième mission va consister concrètement en l’affirmation de la foi en la justification: « l’apologétique est possible seulement sur le sol de la foi en la justification, même devant la raison »⁶⁰³. Enfin, l’apologète ecclésial aura une troisième mission, celle de se mettre au service de l’Église. L’apologétique est un travail ecclésial. Voilà pourquoi son but ultime n’est rien d’autre que l’Église. Éveiller la compréhension, convaincre, fonder la communauté: voilà le triple but de l’apologétique⁶⁰⁴.

Et Tillich complètera son propos en indiquant que L’apologétique est l’organe agressif de l’Église devant la culture (Bildung): c’est dans l’attaque que réside sa défense. Nous pourrions formuler cela de façon paradoxale comme Apologétique ou doctrine de l’attaque. ⁶⁰⁵

   

P. Tillich, « Kirchliche Apologetik », GW XIII, p. 38. Ibidem, p. 42. Ibidem, p. 42. Ibidem, p. 42.

L’apologétique ecclésiale avant la Première Guerre mondiale

227

Il faut bien voir qu’il s’agit ici pour notre théologien de renouer avec une forme ancienne de l’apologétique, dans laquelle cette dernière était comprise comme « apologétique de l’attaque », à la différence de la conception moderne, qui a transformé cette apologétique en une « apologétique de la défense ». Ce sera également une constante de la définition tillichienne de l’apologétique, et cela durant toute la période de son enseignement allemand. Pour devenir l’acteur de cette apologétique offensive, l’apologète ecclésial va devoir jouer sur tous les tableaux à la fois. Ainsi, par exemple, au sein de l’université, Tillich préconisera la tenue d’un séminaire apologétique pour que « chaque théologien soit mis dès le début en contact réel avec la culture de son temps »⁶⁰⁶. Mais ce sera surtout l’organisation des Vernunft Abenden qui mobilisera son énergie. Ces « soirées de la raison », animées par les apologètes ecclésiaux, étaient pour lui des moments propices pour travailler à la réduction de l’écart qui séparait l’Église et les gens cultivés (Gebildeten) de la société moderne, ces derniers constituant le public cible de l’apologétique tillichienne. Il s’agissait de présenter des problèmes théologiques traditionnels et de les revisiter dans une perspective plus adaptée aux exigences de la raison moderne, tout en ne cédant rien de l’exigence théologique. En outre, l’apologète ecclésial devra participer à toutes les réunions et à toutes les rencontres auxquelles il peut participer dans la société. Il s’agira alors pour lui de montrer son attention et son respect pour ce qui s’y vit, mais également de montrer qu’il a « cependant plus et mieux à donner »⁶⁰⁷. Enfin, il participera aux rassemblements des opposants à l’Église, en ne craignant pas d’y prendre la parole: Les rassemblements publics contre l’Église et le christianisme, contre les discours religieux et les choses du genre doivent être naturellement visés par l’apologète. Il doit intervenir avec force dans les discussions et déplacer le point principal de la discussion sur ce qu’il dit⁶⁰⁸.

On le voit, dans ce premier texte, Tillich va vouloir entrer dans un dialogue avec une culture devenue de plus en plus autonome, et qui s’éloigne de la foi chrétienne. Néanmoins, l’enjeu reste un enjeu ecclésial, car il s’agit encore d’introduire – ou de réintroduire – les gens (et ici les personnes éduquées) à la vie de l’Église.

 Ibidem, p. 51.  Ibidem, p. 54.  Ibidem, p. 55.

228

Conclusion générale

La Systematische Theologie de 1913 Dans le chapitre 2 que nous consacrons à la Systematische Theologie, Tillich œuvre sur un autre registre. Il passe d’un point de vue pratique, où il s’agit d’organiser concrètement sur le terrain une nouvelle approche de la théologie dans un monde sécularisé, à un point de vue « scientifique », dans lequel il va tenter de légitimer la place de la théologie dans le système des sciences. Cette distinction entre apologétique pratique et apologétique scientifique est d’ailleurs explicitement posée par Tillich. Nous ne reviendrons pas ici sur les détails de la présentation systématique tillichienne, nous contentant de ressaisir son objectif principal et ce qu’il énonce relativement à la question de l’apologétique. Comme nous l’avons indiqué, avec ce projet de théologie systématique, l’objectif de Tillich vise à tenter de relégitimer la place de la théologie dans le système des sciences, afin d’en dégager sa scientificité. Pour cela, Tillich va tenter de « déduire la théologie du système des sciences », en remontant « aux premiers principes de la connaissance, la pensée et la vérité ». Il en résultera pour la théologie qu’elle sera considérée, à travers la figure du principe théologique, comme une « synthèse vivante » entre un point de vue absolu et un point de vue relatif, et que cette synthèse vivante s’exprimera par excellence dans la figure du paradoxe. Dans un premier temps, en effet, Tillich montre que cette figure du paradoxe est rendue nécessaire du fait du caractère du principe théologique. Comme l’écrit en effet Tillich: [Le théologique] est le point de vue à la faveur duquel est reconnu ce qui tient à la fois du relatif et de l’absolu⁶⁰⁹.

Toutefois, s’agit-il vraiment d’un paradoxe? Il s’agirait plutôt d’une contradiction, qui n’en serait pas encore arrivée au stade du paradoxe. Ainsi, dans un second temps, Tillich indiquera que le principe théologique est, dans le même temps, « l’unique possibilité de dépassement de la contradiction de l’absolu et du relatif ». Notre théologien en fait alors une « science du dépassement » (Aufhebungwissenschaft), dont on peut dire qu’elle offre le dépassement qui permet au principe théologique de dépasser le stade de la contradiction pour entrer dans le registre du paradoxe. Il faut bien voir que cette explication n’est pas qu’une belle architecture théorique, mais qu’elle comporte aussi des implications plus concrètes pour le registre théologique. Ainsi, Tillich fera de la notion de justification une forme

 M. Michel, La théologie aux prises avec la culture. De Schleiermacher à Tillich, Paris, Cerf, coll. Cogitatio Fidei (113), 1982, p. 160.

L’apologétique de l’attaque

229

d’incarnation du principe théologique. Il écrira alors que « le principe théologique comme principe général est la justification ». Cette dernière est en effet pensée par Tillich comme un Non absolu adressé au point de vue particulier, mais un Non absolu qui pose en même temps un Oui absolu. C’est ce qui permet à Tillich de montrer que la doctrine de la justification est bien le lieu par excellence où questionner le principe théologique dans son caractère paradoxal. La question de l’apologétique trouve ici une implication intéressante, en ce qu’elle conduit Tillich à en poser une conception qui tranche avec ce qu’il en a dit à l’occasion des « soirées de la raison » à Berlin-Moabit. Il écrit en effet que l’apologétique a seulement pour tâche de fonder le point de vue théologique en et pour soi⁶¹⁰.

Il en résulte que l’apologétique est intimement liée au paradoxe, ce dernier s’affirmant comme le principe théologique lui-même. On est donc bien loin des stratégies visant à ramener la culture sécularisée sur le sol de l’Église par une argumentation plus adaptée aux conditions de l’époque, même si l’apologétique scientifique, par son effort d’intelligibilité et de relégitimation de la place de la théologie dans le système des sciences, accrédite par là même la légitimité d’une démarche plus pratique en la matière.

L’apologétique de l’attaque Dans cette seconde partie, qui est aussi la plus importante, nous nous sommes concentrés sur la conception tillichienne de l’apologétique sur la période allant de sa conférence programmatique de 1919 au départ aux États-Unis en 1933. Au cours de cette période, nous nous sommes surtout intéressés au texte « Justification et doute » de 1919, ainsi qu’à un texte moins connu, de 1925, que Tillich a consacré au De Civitate Dei d’Augustin.

Justification et doute (1919) Dans le premier texte, Tillich fait clairement évoluer le sens de sa démarche théologique, tout en assurant aussi quelques continuités. Le grand bouleversement de cette époque fut incontestablement la Première Guerre mondiale, qui bouleversa le rapport au monde de notre théologien en introduisant la question  P. Tillich, « Systematische Theologie von 1913 », EGW IX, p. 327.

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Conclusion générale

du doute dans le champ de la théologie. De plus, son objectif désormais, plus que de ramener sur le sol de l’Église les personnes éloignées, consistera à penser la situation de l’époque afin de comprendre le monde et la culture qui l’entourent. Enfin, le public visé par l’apologétique évoluera également, et passera des personnes éduquées (Gebildeten) au plus grand nombre, et à la masse prolétarienne elle-même. Comme son titre l’indique, le texte « Justification et doute » insiste particulièrement sur l’idée de doute. C’est en effet la grande préoccupation des théologiens dans un monde qui a perdu, à la fois ses réflexes théologiques, mais également l’habitude de penser la théologie dans le registre de l’évidence. À cet égard, la position tillichienne sera originale, voire prophétique. Elle consistera à intégrer le doute dans la certitude de la vérité. Là où auparavant la vérité était l’envers du doute, et le douteur l’envers de la vérité et du salut, les deux dimensions s’articulent en 1919 l’une à l’autre. Cette situation influera directement sur la tâche de l’apologétique, dont on devine qu’elle intègrera cet élément dans son processus d’élaboration. Comme l’écrit alors Tillich: Dieu, avant toute détermination et objectivation, (…) est la vérité à laquelle nous pouvons seulement nous conformer en vérité et, dans la même mesure, en justice, en passant à travers le doute infini⁶¹¹.

On remarque alors le déplacement qui se joue au niveau de l’apologétique. Il est en effet devenu indéfendable de penser l’apologétique comme « doctrine générale de la certitude », et cela que cette certitude soit pensée comme évidence, comme certitude pratique, comme conviction, ou encore comme paradoxe concret. Non seulement ces types d’apologétiques échouent, mais il est bon et sain qu’elles échouent. Toutefois, cet abandon de l’apologétique comme certitude ne signifie pas pour autant l’abandon de toute forme d’apologétique, ni l’abandon de toute forme de certitude. Il existe en effet une forme d’apologétique défendable, celle qui se construit sur la figure du paradoxe: un paradoxe qui est l’intégration du doute dans la certitude de la vérité. Cette forme particulière de l’apologétique aura pour conséquence d’éloigner Tillich d’une apologétique « ecclésiale et piétiste ». Nous pensons qu’il y a là une discontinuité entre son projet de 1919 et son projet de 1913, qu’il qualifiait explicitement comme « apologétique ecclésiale » (Kirchliche Apologetik). Toutefois, si nous parlons volontiers d’une « discontinuité » entre les deux époques, nous n’irons pas jusqu’à parler de « rupture ». Car de fait, il existe entre les deux projets d’évidentes ressemblances,

 P. Tillich, « Justification et doute », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 24.

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comme par exemple la présence du sous-titre au texte de 1919. Tillich intitule en effet ce sous-titre « Esquisse en vue de la fondation d’un point de vue théologique », ce qui n’est pas sans faire écho à la définition qu’il donnait de l’apologétique (scientifique) dans l’ébauche systématique de 1913. Il qualifiait en effet l’apologétique comme ayant pour but de « fonder le point de vue théologique en et pour soi ». De plus, comment nier qu’il s’agisse bien dans les deux textes d’une exploration de la place et du rôle de l’apologétique? Aussi est-ce dans ce mélange de continuités et de discontinuités qu’il nous faut spécifier la question de l’apologétique dans le texte « Justification et doute ». Cette spécification de l’apologétique se jouera pour Tillich au niveau de la foi. Néanmoins, il ne s’agira pour lui d’entendre la foi au sens traditionnel, car de fait la foi au sens traditionnel est toujours susceptible d’être soumise au doute. L’enjeu est alors de proposer un concept de foi qui ne soit pas soumis à la détresse du doute, mais qui parvienne à en marquer le caractère indépassable. Cette solution ne pourra être que celle du paradoxe, et ici un « paradoxe absolu ». Comme l’écrit Tillich: Seule demeure l’issue paradoxale d’affirmer dans la foi que le doute n’exclut pas qu’on se tienne dans la vérité (…) La foi en l’inconditionnalité du paradoxe absolu est justement le sens de la foi, même dans le domaine de la connaissance⁶¹².

Cette affirmation du paradoxe absolu est donc teintée d’un caractère d’inconditionnalité qui radicalise forcément la notion traditionnelle de Dieu, elle aussi toujours soumise au doute. Dieu sera désormais posé comme « inconditionné », c’est-à-dire comme « Dieu au-delà de Dieu » (God above God). Cette conception de Dieu, qui se détache de la conception apologétique traditionnelle qui en faisait un « être existant », s’ouvre alors à un nouveau public: aux douteurs, aux athées, et par conséquent aussi à une autre forme d’apologétique. Ce sera d’ailleurs sur le sol de cette position que viendra se greffer la question de la justification. Cette question provient du fait que l’humain doit nécessairement pouvoir entrer en contact avec cet inconditionné, et que l’on voit mal à ce stade comment un être conditionné peut opérer ce pas décisif. La solution de Tillich consistera alors à indiquer que l’inconditionné ne peut être saisi autrement que dans la double direction du Oui et du Non sur le croyant. (…) Cette double direction signifie en effet que c’est l’inconditionné que j’expérimente, moi, le conditionné, le relatif, et que je fais l’expérience de ce à travers quoi je participe à son inconditionnalité, en dépit de ma propre relativité⁶¹³.

 Ibidem, p. 41– 42.  Ibidem, p. 43.

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Conclusion générale

Nous noterons que c’est cette position de Tillich qui constitue le fondement qui lui permettra de penser son « apologétique de l’attaque ». Cette position appelle en effet un critère commun entre la religion et la culture, entre chrétiens et athées. On peut ainsi penser qu’en construisant cette figure du « Dieu au-delà de Dieu », Tillich tente de rejoindre tout ceux qui se situent en-dehors du cercle théologique, en-dehors de la sphère d’influence de la religion, mais qui ne sont pas pour autant en-dehors de la certitude de la vérité. Cette tentative, Tillich la mène afin que les deux pôles (religieux et non-religieux) puissent trouver entre eux un « terrain commun » où ils pourront entrer en dialogue, et par conséquent, où l’apologétique pourra à nouveau trouver un lieu où opérer. Cette nouvelle approche de l’apologétique ne sera pas sans rapport avec ce que Tillich écrit la même année (et aussi dans son texte « Justification et doute ») sur la question de la théologie de la culture. D’ailleurs, il n’est pas anodin que la troisième partie du texte « Justification et doute » s’intitule: « Le paradoxe absolu comme principe de la théologie de la culture ». Ce qui frappe, c’est que là aussi il s’agit de surmonter la « désunion » entre l’intérieur et l’extérieur, entre le dedans et le dehors. Il s’agit en effet pour Tillich de faire en sorte que « sur le terrain commun de l’affirmation croyante du paradoxe absolu, se développe ici comme là une conviction conditionnée et pourtant pleine de contenu »⁶¹⁴. «Terrain commun », le mot est explicitement employé, ce qui renvoie nécessairement à la problématique de l’apologétique. De plus, il est intéressant de voir la généalogie de cette position, qui est en réalité celle que l’on retrouve déjà, sous des formes différentes, dans la Systematische Theologie de 1913, où il s’agissait déjà de penser « l’unité de l’identité et de la différence ». Mais on retrouve aussi cette position dans la conférence programmatique « Sur l’idée d’une théologie de la culture ». La forme du raisonnement était certes différente, l’attention de Tillich se portant plutôt sur les concepts d’autonomie, d’hétéronomie et de théonomie, mais néanmoins, en approuvant « l’autonomie de la culture » et en l’approfondissant, Tillich construit aussi le « terrain commun » avec ses contradicteurs. Terrain commun qui sera celui de « l’apologétique de l’attaque ». Voici en effet ce qu’écrivait à ce propos notre théologien: la théologie, qui est depuis presque deux cents ans contrainte dans la situation infortunée, mais inévitable, d’un avocat qui défend finalement une position insoutenable et qui est obligé d’abandonner une position après l’autre, doit de nouveau passer à l’attaque ⁶¹⁵, après avoir abandonné le dernier résidu de sa position intenable, culturellement hétéronome. Elle doit combattre sous la bannière de la théonomie, et elle triomphera sous cette ban-

 Ibidem, p. 53.  Nous soulignons cette expression.

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nière, non pas de l’autonomie de la culture, mais de la profanation, du vide et de la décomposition de la culture en cette dernière époque de l’humanité⁶¹⁶.

On le voit, en affirmant que la théologie doit de nouveau passer à l’attaque, Tillich reste fidèle à ce qui fut sa préoccupation en 1913, ainsi que plus tard en 1925, au moment où il publie sa conférence sur la De Civitate Dei d’Augustin.

L’apologétique de l’attaque en 1925 L’année 1925 est principalement connue des commentateurs de la pensée de Tillich comme l’année de son célèbre cours de dogmatique à l’université de Marbourg. Par contre, elle est moins connue pour le texte que Tillich a consacré au De Civitate Dei d’Augustin. C’est pourtant ce dernier texte que nous avons choisi d’explorer dans notre quatrième chapitre. Dans ce texte, Tillich développe la doctrine augustinienne de l’État, qui lui servira de fondement pour l’élaboration du concept d’apologétique. Son texte commence ainsi par une définition générale de l’apologétique, qui sera ensuite appuyée par son analyse de la pensée d’Augustin. Cette définition de l’apologétique est la suivante: Apologétique signifie défendre, répondre de quelque chose. L’apologétique présuppose qu’il y ait un adversaire, mais en même temps aussi un forum commun, où sont présentées l’accusation et la défense, et dont les deux parties reconnaissent le verdict⁶¹⁷.

La définition énonce ainsi différents éléments, comme la présence d’un « adversaire », ou encore la présence (à nouveau explicitement formulée) d’un « forum commun », c’est-à-dire d’un terrain commun entre la position religieuse et celle de son adversaire. Si Tillich passe par la pensée augustinienne pour développer son apologétique de l’attaque, c’est en raison du fait que l’apologétique d’Augustin déplace, elle aussi, l’apologétique de son temps. De plus, on retrouve aussi chez Augustin les deux caractéristiques de l’adversaire et du forum commun. La pensée augustinienne est donc le lieu idéal à partir duquel Tillich pourra penser son apologétique. Pour Augustin, l’adversaire c’est l’État, et le langage commun

 P. Tillich, « Sur l’idée d’une théologie de la culture », in La dimension religieuse de la culture, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1990, p. 48.  P. Tillich, « La doctrine augustinienne de l’État d’après le De Civitate Dei », in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Ecrits socialistes allemands (1919 – 1931), Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 235.

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Conclusion générale

consistera alors pour l’apologète à accepter cet État (et aussi l’essence de l’État) tout en répondant de quelque chose, à savoir de la Parole de Dieu et de l’Église. Là aussi, il y a un paradoxe, car l’acceptation de l’État est en quelque sorte rompue « au profit de la nouvelle communauté de grâce qu’est l’Église ». Il y a donc un double mouvement, celui de l’accueil et de la rupture, qui sera également celui de Tillich avec l’idée de théonomie. Dans la théonomie aussi il y a un accueil de la situation présente (qui est celle de la culture autonome) et une rupture de cette situation (avec la théonomie). C’est ce qui fait dire à Tillich qu’Augustin peut être considéré comme un porte-drapeau: Augustin conçoit et réclame une pensée théonome, une vie communautaire théonome⁶¹⁸.

Il s’oriente en effet vers une réorientation de ce qu’il accueille par ailleurs de l’État, en tentant de construire une « connaissance sacrée nouvelle », ainsi qu’une « vie communautaire sacrée ». Mais on le voit, cela implique pour Augustin de se mêler à la connaissance et à la vie communautaire actuelles pour attaquer, au sein de cette connaissance et de cette vie communautaire, les structures démoniques qui emprisonnent son « contenu vital authentique »⁶¹⁹. Lorsque Tillich reprend cette intuition augustinienne en matière d’apologétique, il écrira alors: Il semble que nous soyons à nouveau dans une période où les pouvoirs dominants, sous les traits de l’impérialisme et du capitalisme, se manifestent dans leur démonisme. Nous aurons à décider si nous allons de nouveau adopter l’austère indifférence du christianisme primitif à l’égard de l’État, de la société et de l’économie. Si nous nous décidons en ce dernier sens et si nous luttons pour un avenir où l’unité de la société reposerait sur l’orientation unificatrice vers l’être inconditionné, vers Dieu, alors Augustin pourra mieux que quiconque nous servir de guide⁶²⁰.

Nul doute que le geste tillichien soit ici un geste de lutte qui colore son apologétique pour en faire une apologétique de l’attaque, c’est-à-dire une apologétique qui défende le christianisme, non pas en se repliant sur soi et en abandonnant une à une toutes les positions aux adversaires, mais en « portant le fer », sur la base d’un terrain commun avec lui, sur le sol de cet adversaire. D’ailleurs, loin d’être une position exclusivement théorique, ce positionnement de l’apologétique tillichienne offre des résonnances très concrètes dans la vie de

 Ibidem, p. 250.  Ibidem, p. 249.  Ibidem, p. 251.

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celui qui, par ailleurs, s’engage fortement à cette époque aux côtés des socialistes religieux, habités eux aussi par une préoccupation théonome. Toutefois, nous ne pouvons pas ne pas dire quelques mots sur le fameux texte de la même année 1925, celui de la Dogmatique de Marbourg. Dans ce texte, Tillich insiste en effet sur le caractère offensif que la démarche théologique doit selon lui retrouver. Il écrit alors, relativement à l’apologétique de l’Église ancienne: Puisque l’offensive [de sa position] constitue la meilleure défensive, elle remporta une victoire grâce à laquelle la dogmatique ecclésiale n’a plus eu qu’à faire l’exposé de son offensive et de sa défensive. (…) La situation a changé depuis l’Aufklärung: il n’y a plus guère d’offensive, plus guère d’exposé comportant une part de polémique interconfessionnelle, mais plutôt une défensive contre l’attaque menée de l’extérieur. Tel est le nouveau sens de l’apologétique. Elle ne se défend plus en attaquant, mais en abandonnant du terrain. Pas de fifres et tambours, pas non plus de tranquille sécurité, mais bien une retraite silencieuse. (…) Là contre, nous entendons à nouveau ce terme « dogmatique » au sens d’une attaque. Il n’y a pas d’autre choix⁶²¹.

Par cette longue citation, qui figure dans l’introduction de son cours de dogmatique, Tillich place en quelque sorte son geste dogmatique dans le sillage d’une apologétique de l’attaque, faisant dès lors de cette dernière l’un des fils rouges de la période courant de 1913 à 1933, cette dernière année correspondant à son exil aux États-Unis, Ce sera alors une tout autre période qui s’ouvrira pour lui, non seulement pour son enseignement et sa pensée, mais également pour sa propre vie.

L’apologétique de la réponse Dans cette troisième partie de la thèse, nous nous sommes intéressés à la grande œuvre de Tillich – la Théologie systématique –, ainsi qu’à un autre fil rouge courant sur l’ensemble de son œuvre, à savoir ses relations avec Karl Barth, qui incarne en quelque sorte le contre-pied de la démarche apologétique qui ne cessera jamais d’être celle de Tillich. Ce dernier chapitre aura aussi un caractère plutôt récapitulatif, dans la mesure où il reprendra à rebours l’ensemble du trajet que nous aurons effectué au cours notre recherche.

 P. Tillich, Dogmatique, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides, PUL, 1997, p. 3 – 4.

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Conclusion générale

Une théologie apologétique C’est par l’analyse du geste théologique tillichien qui est à l’œuvre dans la Théologie systématique que s’est opéré pour nous le grand tournant de notre sujet, à savoir le passage d’une apologétique de l’attaque à une apologétique de la réponse. Selon nous, ce passage s’est joué au niveau du geste théologique de Tillich. J’insiste sur ce terme de « geste », car il qualifie mieux qu’aucun autre la forme du dispositif théologique tillichien, son intention fondamentale, la trace de l’acte par lequel Tillich comprend son rôle de théologien. Ce geste, Tillich le qualifie explicitement d’apologétique, à la différence d’un geste kérygmatique qu’il retrouve par excellence chez Karl Barth. Pour être compréhensible, ce geste apologétique doit être articulé à la méthode de corrélation, qui structure l’ensemble de son système théologique. Il s’agit alors pour le théologien d’articuler le pôle humain au pôle divin, c’est-àdire le pôle de la question existentielle au pôle de la réponse éternelle. C’est au cœur de ce dispositif que l’apologétique de l’époque américaine trouvera sa place. Cette place reconfigurera les éléments constitutifs de l’apologétique, qui perd alors deux de ses trois caractéristiques, à savoir: la présence d’un adversaire et l’attitude offensive à son égard. Ne demeure plus que la possibilité d’un terrain commun, bien que ce dernier ne soit désormais plus pensé comme une cour d’appel devant laquelle les acteurs viendraient trancher le conflit qui les oppose entre eux. Au contraire, il s’agira plutôt de l’envisager sous l’angle d’un espace de rencontre qui permettra à chacun de faire valoir son point de vue et, pour le théologien Tillich, d’entendre la richesse et la fécondité des questions qui lui sont adressées. Tillich fera même valoir un déplacement notable de la démarche apologétique en insistant sur le fait que le théologien ne doit pas chercher à avoir le dernier mot par rapport à son interlocuteur, mais que le processus dans lequel ils sont tous les deux engagés (processus de questions et de réponses) est en principe un processus infini de relance mutuelle. On le voit, la métaphore de l’attaque a disparu du lexique tillichien, qui s’ouvre plutôt à une réelle rencontre d’autrui, où certes on propose encore à ce dernier une Parole à croire, mais où le critère d’appréciation de la rencontre ne se joue plus au niveau de l’effet de conversion que cette Parole provoque chez lui. On passe alors d’une apologétique de l’attaque à une apologétique de la réponse. De plus, il faut bien voir que cette apologétique de la réponse vise moins à répondre de ce que défend l’apologète, qu’à répondre à la question de l’athée ou du douteur. Cette distinction est importante, dans la mesure où elle en appellera une autre au terme de cette conclusion.

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Dans ce texte, nous l’avons vu, Tillich cherche également à prendre ses distances avec la théologie d’inspiration kérygmatique. Il va alors, comme à son habitude, construire une troisième voie. De la même manière qu’en 1919, où il proposait la théonomie comme troisième voie entre une hétéronomie absolue et une autonomie autosuffisante (c’est-à-dire privée de substance spirituelle), de la même manière avancera-t-il ici une voie médiane entre le courant kérygmatique et le courant apologétique qui ne compterait que sur lui-même (et qui serait donc à comprendre comme étant d’inspiration troeltschienne). Ici aussi, il s’agit de bien comprendre le sens du mot « apologétique », que ses adversaires ont souvent réduit à n’être que le support d’une relativisation regrettable de la Parole de Dieu et d’une adaptation de cette Parole aux normes de la culture moderne. L’apologétique de la période américaine se caractérise en effet par la méthode de corrélation, qui souligne l’interdépendance absolue du pôle humain et du pôle divin, interdépendance dans laquelle aucun des pôles n’est privilégié au détriment de l’autre (encore que la qualification sous forme de questions/réponses pourrait laisser supposer le contraire), mais où chaque pôle est nécessaire à l’autre, et vice-versa. Quant aux rapports plus spécifiques entre Tillich et Barth, nous les avons réservés pour le sixième et dernier chapitre de notre recherche.

Par opposition à une théologie kérygmatique Dans cet ultime chapitre, nous avons donc voulu reprendre, sous une forme à la fois récapitulative et rétrospective, le cheminement que nous avions réalisé. Il s’agissait pour nous de particulariser notre problématique apologétique dans un cadre plus étroit où, bien que ramenée aux dimensions d’un rapport interpersonnel entre Tillich et Barth, notre problématique ne perdait rien de ses enjeux. En d’autres termes, l’évolution des rapports entre Tillich et Barth est un peu comme l’équivalent de notre thèse en miniature, avec ses continuités, ses ruptures et ses recompositions. Quatre textes ont retenu notre attention, mobilisant chacun des figures de l’apologétique tillichienne.

• La Théologie systématique (1951) Comme l’ordre chronologique a été inversé, on ne s’étonnera pas que le premier texte envisagé fut celui de la Théologie systématique, dans ses passages où Tillich entre explicitement en dialogue avec Barth sur cette question de l’apologétique. Il en ressort d’abord une distinction fondamentale entre théologie apologétique et théologie kérygmatique. Là où la première, par définition, intègre la question de l’apologétique, la seconde la rejette clairement. Ainsi, pour Barth, l’apolo-

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gétique est perçue négativement, comme une tentative humaine quelque peu orgueilleuse pour tenter de se hisser jusqu’à une légitimation de Dieu (qui n’a justement pas besoin de cet effort humain pour être légitimé). De la même manière, en termes de « geste » théologique là aussi, Barth construit un geste qui se sépare clairement de la corrélation tillichienne. En effet, loin de cette corrélation qui dessine un schéma circulatoire de la Parole de Dieu, dans lequel celleci circule entre le pôle humain de la question existentielle et le pôle divin de la réponse éternelle, Barth propose un geste plus hiérarchique, plus vertical, où il n’y a justement aucun point commun entre le registre de la Parole de Dieu et le registre humain. Toutefois, ces différences fondamentales entre les deux théologiens ne doivent pas occulter l’estime que Tillich ressentait à l’égard de Barth, dont il reconnaîtra l’importance décisive pour la théologie de son temps. Il établit alors une distinction implicite entre Barth et le barthisme de certains de ses disciples, et souligne que la théologie kérygmatique spécifiquement barthienne présente d’évidentes ressemblances avec la théologie de Luther lui-même. Selon Tillich, en effet, les deux théologiens ont en commun le souci de « redécouvrir le message éternel dans la Bible et la tradition, en opposition à une tradition déformée et à une Bible maltraitée par un usage mécanique »⁶²². Il s’agit alors pour Barth de prendre ses distances avec la tradition libérale, ce à quoi souscrit également Tillich, sans toutefois pouvoir avaliser le programme barthien, du fait qu’il ignore le pôle de la situation. Encore une fois, Tillich préconise une voie médiane entre deux courants que tout oppose, et écrit en conséquence: « La théologie kérygmatique a besoin d’une théologie apologétique qui la complète »⁶²³. Ainsi, si Tillich se tient clairement du côté apologétique, et Barth clairement du côté kérygmatique, il en ressort que ni l’un ni l’autre ne se situent aux extrémités de leurs courants respectifs.

• « What is wrong with “dialectic” theology? » (1935) Dans ce texte, les catégories par lesquelles Tillich envisage ses relations avec Barth sur la question de l’apologétique n’étaient pas fondées sur la distinction entre théologie apologétique et théologie kérygmatique, mais sur la notion de dialectique. La situation est alors assez claire: Tillich est proche de Barth sur la nécessité d’élaborer une théologie dialectique, mais il s’en sépare lorsqu’il s’agit

 P. Tillich, Théologie systématique, I. Introduction. Raison et révélation, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 2000, p. 19.  Ibidem, p. 20.

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de définir cette notion de dialectique (et c’est à ce niveau que se posera la question de l’apologétique). Comme nous l’avons vu, la nécessité de construire une théologie dialectique s’explique du fait de leur commune méfiance par rapport aux présupposés libéraux; libéraux dont on pourrait dire que le terrain commun constitue pour eux une fin en soi (une sorte de Oui qui ne connaitrait pas de Non). Toutefois, Tillich se sépare de Barth au niveau de la définition de la dialectique. En 1935, il qualifie cette dernière de la manière suivante: « A dialectical theology is one in which « yes » and « no » belong inseparably togheter. In the so-called « dialectic » theology they are irreconcilably separated, and that is why this theology is not dialectic »⁶²⁴. Dit autrement, la question est la suivante: parler de théologie dialectique suppose-t-il une séparation radicale entre les deux termes de la dialectique (l’humain et Dieu), ou pourrait-on imaginer une formule autre que celle-là? Et si oui, quelle serait-elle? Tillich penche clairement en faveur de la seconde hypothèse, qui est celle d’un Non, mais d’un Non qui ne peut être pensé que dans un rapport avec un Oui sous-jacent. Barth, pour sa part, penche pour la première hypothèse, ce qui fonde sa conception du travail théologique comme « impossible possibilité ». Pour Tillich, la crainte de la dilution du christianisme ne doit pas conduire à l’isoler dans un repli supranaturel (un Non séparé d’un Oui), mais doit au contraire conduire la possibilité divine à devenir une possibilité humaine. « But dialectic thinking maintains that the question about the divine possibility is a human possibility »⁶²⁵. La raison de cette position consiste en ceci que pour poser la question de Dieu, comme le fait le théologien, il faut déjà en avoir une certaine expérience. En effet, si je n’ai pas toujours-déjà fait l’expérience de Dieu, comment pourrais-je me poser la question à son sujet? Tillich le résumera en ces mots: For in order to be able to ask about God, man must already have experienced God as the goal of a possible question. Thus the human possibility of the question in no longer purely a human possibility, since it already contains answers. And without such preliminary halfintelligible answers and preliminary questions based thereon, even the ultimate answer could not be perceived⁶²⁶.

Les conséquences de cette position seront nombreuses, comme par exemple pour les rapports entre l’histoire et la révélation, ou entre la culture et la révélation. Avec ces exemples, ce qui ressortira sera une structure d’argumentation  P. Tillich, «What is wrong with ‘‘dialectic’’ theology », in The Journal of Religion, vol. XV/2, 1935, p. 127.  Ibidem, p. 137.  Ibidem, p. 137– 138.

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qui portera déjà en germes celle de la méthode de corrélation, ainsi qu’une critique de Barth sous l’angle du supranaturalisme plus que sous l’angle de la théologie kérygmatique. Tillich semble alors en transit entre deux époques, celles de 1923 et celle de 1951.

• « Karl Barth » (1926) Toutefois, avant d’en venir à l’amont que constitue l’année 1923, il nous faut encore dire quelques mots du texte de 1926 dans lequel Tillich présente Barth. Ce texte, forcément plus proche de celui de 1923 que de celui de 1935, se divisera en trois parties: une partie historique, une partie systématique et une partie critique. Dans le cadre de notre conclusion, nous retiendrons surtout que ce texte parle moins de la dialectique que du paradoxe. Toutefois, l’enjeu est plus ou moins identique à celui de 1935. En effet, Tillich ne critique pas le recours au paradoxe, mais critique la définition que Barth en donne. L’enjeu sera alors d’opposer à un « paradoxe absolu » (aussi appelé « dialectique négative unilatérale ») un paradoxe qui, tout en tenant compte de la théologie de la crise, n’isole pas la sphère religieuse dans un supranaturalisme regrettable. C’est de nouveau à ce stade que se posera la question de l’apologétique, qui serait sinon inexistante dans le cadre d’une théologie du paradoxe absolu. Voici en effet comment Tillich résume la pensée barthienne: [Pour Barth,] La révélation est le totalement surprenant, ce qui ne peut être rangé dans aucune histoire de la religion, ce qu’aucune apologétique ne saurait fonder, ce que nulle polémique ne saurait réfuter; c’est l’unique, le contingent, ce qui n’est compréhensible à partir d’aucune généralité⁶²⁷.

Face à cela, nous avons vu que Tillich réaffirmait une conception ouverte de la dialectique, c’est-à-dire une conception qui ne fige pas les réalités humaines et ecclésiales. En cela, il pense pouvoir rejoindre le sens réel du terme « dialectique », le sens d’une dialectique qui ne s’annule pas elle-même dialectiquement.

• L’échange polémique de 1923 Dans ce dernier texte, nous sommes en réalité au tout début des relations entre Tillich et Barth. Aussi demande-t-on à Tillich d’entrer en discussion avec Barth sur la question de la théologie de la crise. Pour ne pas tomber dans la redite de  P. Tillich, « Karl Barth » (trad. Luc Perrottet), GW XII, p. 190.

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ce que nous venons déjà de résumer, nous dirons simplement que Tillich part de la question du paradoxe, pour montrer que la théologie barthienne méconnaît en réalité le sens réel de cette notion de paradoxe. Tillich proposera alors la distinction entre « paradoxe positif » et « paradoxe critique ». L’idée est la même que celle qu’il mettra en œuvre ultérieurement, à savoir celle d’un Non qui repose sur un Oui, celle d’un jugement qui repose sur une grâce, les deux dimensions apparaissant ici indissociables l’une de l’autre. Ce qui sera intéressant sera alors la réaction de Barth, qui ne se reconnaitra pas dans une position qu’il estime être celle d’une philosophie de la culture, plus que celle d’une véritable théologie. Toutefois, c’est peut-être aussi ce qui rend l’échange un peu stérile, comme si les deux protagonistes ne parvenaient jamais à se rejoindre, parlant tous deux un langage différent de celui de l’autre. Barth critique particulièrement le recours tillichien à la notion d’inconditionné. Comme il l’écrira alors avec une certaine ironie: « Est-ce de Dieu dont on parle ici? » N’est-ce pas plutôt d’un « monstre glacial »? N’est-ce pas plutôt d’un « abri de fortune »? N’est-ce pas plutôt d’une catégorie métaphysique? De même, à propos du paradoxe positif soutenu par Tillich, Barth critique le fait que Tillich ne reconnaisse pas que ce paradoxe positif est le Christ. Pour Tillich, en effet, le Christ est plutôt la « présentation symboliquement parfaite d’une histoire du salut en train de se réaliser plus ou moins, partout et toujours »⁶²⁸. Au fond, ce que Barth reproche à Tillich, c’est une forme non-scandaleuse de christianisme. Mais dans sa réplique à la réplique de Barth, Tillich enfoncera encore le clou de son raisonnement: la situation du temps présent appelle que l’on lutte sans relâche contre l’hétéronomie, et il faut mener cette lutte au nom de cet inconditionné qui fait irruption dans tout conditionné, le retournant en quelque sorte. Il s’agit donc bien pour Tillich de détruire le présupposé traditionnel de la théologie, qui fonde cette dernière sur le canon, l’Église et l’Esprit-Saint. Pour lui, la situation du temps présent, en 1923, exige que l’on se sépare d’une telle conception, et cela dans le but justement de préserver la crise qu’elle introduit chez l’humain. Autrement dit, l’adaptation doit l’emporter sur le conservatisme des structures anciennes, comme c’est le cas dans le refus tillichien d’identifier purement et simplement le Christ avec le paradoxe positif. Qu’il y ait là un enjeu apologétique fondamental ne fait aucun doute pour Tillich, et cette apologétique se manifeste encore et toujours dans l’idée d’un terrain commun entre théologien et non-théologien. Dès lors, si pour Barth (et pour Gogarten) cette intention est davantage celle d’un philosophe de la culture que d’un théologien, Tillich se

 K. Barth, « Le paradoxe du “paradoxe positif”. Réponses et questions à Paul Tillich », in P. Tillich, Ecrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 94.

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Conclusion générale

dit prêt à endosser ce rôle, au nom même de l’idée qu’il se fait de la théologie, engagé qu’il est en son temps, ce qui ne cessera d’ailleurs d’être la marque de sa théologie, quels que soient son époque et le lieu où elle se construit.

Vers un « au-delà » de l’apologétique Il nous paraît important, au moment de conclure cette étude, de dire quelques mots du rapport qu’entretient Tillich à l’apologétique dans la période postérieure à celle de la Théologie systématique américaine. On remarque alors différents éléments qui mériteraient à eux seuls une étude particulière. Toutefois, nous ne nous y aventurerons pas, car tel n’est pas notre objectif. Rappelons que celui-ci était en effet annoncé d’emblée: analyser le traitement réservé par Tillich à l’emploi explicite du terme « apologétique » dans son œuvre, qu’il s’agisse de la discipline théologique ou de l’adjectif. Or, il est intéressant de constater que Tillich, postérieurement à la Théologie systématique (qui était explicitement qualifiée de théologie apologétique) n’utilise plus ce terme « apologétique ». Dès lors, nous ne pourrons analyser en profondeur ses prolongements tardifs, ni la manière par laquelle Tillich l’aurait dite (et redite) sous d’autres expressions. Nous chercherons plutôt à annoncer les grandes lignes de ce qu’est devenue l’apologétique, dans une période que l’on peut sans conteste envisager comme étant un « au-delà » de l’apologétique (en tout cas de l’apologétique explicitement formulée). Nous poserons pour cela trois moments à notre réflexion: l’utilisation du mot apologétique, les relations entre le christianisme et les autres religions, et enfin le cas particulier des relations entre le christianisme et le bouddhisme.

L’utilisation du mot apologétique Peut-on encore parler d’apologétique postérieurement à la Théologie systématique? Se poser cette question revient en réalité à se poser la question de la continuité et de la discontinuité entre ces deux moments de l’œuvre théologique. Dans notre cas, ces deux points de vue ne sauraient être exclusifs l’un de l’autre, et doivent au contraire s’articuler. En effet, il y a à la fois continuité et discontinuité dans la manière dont Tillich envisage l’apologétique dans les années 60. On peut tout d’abord parler de discontinuité dans la mesure où le terme « apologétique » ne revient plus sous la plume de Tillich. Ensuite, il y a également une discontinuité dans la mesure où Tillich affronte théologiquement d’autres enjeux que ceux des rapports de la théologie à la culture séculière. Dans

Vers un « au-delà » de l’apologétique

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cette perspective, le public auquel il adresse sa théologie évolue lui aussi avec l’évolution des enjeux par rapport auxquels il est sollicité. Les questions qu’il aborde dans cette dernière étape de sa vie et de son œuvre sont en effet moins le scepticisme et l’incrédulité de la culture moderne vis-à-vis du christianisme que la rencontre des grandes religions mondiales, ainsi que des trois quasi-religions que sont le fascisme, le communisme et l’humanisme libéral. Tillich le mentionnera clairement dans la dernière conférence qu’il prononcera en 1965, quelques jours avant sa mort, en faisant référence aux séminaires qu’il co-organisait avec Eliade: Dans ces séminaires, j’ai senti que chaque affirmation doctrinale ou expression rituelle du christianisme recevait une nouvelle intensité de signification. Et en termes d’une sorte d’apologie, mais aussi d’auto-accusation, je dois dire que ma propre Théologie systématique a été écrite avant ces séminaires et qu’elle avait une autre intention, soit la discussion apologétique contre et avec le séculier. Son but était la discussion ou la réponse aux questions provenant de la critique scientifique et philosophique du christianisme. Mais peut-être aurions-nous besoin de faire se compénétrer plus longuement et plus intensément les études de théologie systématique et d’histoire des religions. S’il en était ainsi, la structure de la pensée religieuse pourrait se développer en union avec une autre – et différente – manifestation fragmentaire de la théonomie ou de la religion de l’Esprit concret. C’est là mon espoir pour l’avenir de la théologie⁶²⁹.

C’est donc bien à une toute autre question que celle des rapports de la théologie à la culture séculière que Tillich s’est trouvé confronté au cours des dernières années de sa vie: celle de la rencontre du christianisme avec les autres religions. Toutefois, s’il y a bien une discontinuité, on pourrait aussi parler de l’existence d’une forme de continuité entre l’avant et l’après Théologie systématique. Cette continuité se manifeste dans le fait que la rencontre des religions, ainsi que le dialogue qui s’instaure entre elles, ne va pas sans reposer la question du terrain commun entre les partenaires de ce dialogue, ce qui reposera inévitablement la question de l’apologétique, surtout si le théologien chrétien est contraint dans une attitude de défense de la foi chrétienne. Dès lors, comment repenser la question de l’apologétique à la lumière de la rencontre des autres religions?

Le christianisme et les autres religions Pour poser cette question, il faut commencer par voir que le christianisme a souvent eu dans l’histoire une attitude assez exclusive à l’encontre des autres

 P. Tillich, « L’importance de l’histoire des religions pour la théologie systématique », p. 194.

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religions. L’exemple le plus typique de cette conception peut être trouvé chez Hegel. Dans cette perspective, le christianisme était souvent posé de façon absolue, à l’encontre des autres religions qui étaient par nature considérées de manière relative, comme des erreurs ou des déviations regrettables. Pour le dire d’emblée, Tillich pense que cette forme d’exclusivisme est une impasse, mais que cette impasse n’implique pas pour autant une relativisation du christianisme et de sa vérité. Se dessinerait alors une troisième voie, entre exclusivisme et relativisation. Pour tenter de développer cette troisième voie, Tillich va clairement se situer ailleurs, c’est-à-dire au-delà de l’opposition stérile entre Troeltsch et Hegel. Concrètement, il s’agira alors pour lui de donner à la position troeltschienne des accents normatifs et apologétiques plus prononcés, c’est-à-dire de dépasser la relativisation historique du christianisme développée par Troeltsch, sans pour autant retomber dans une conception naïve de l’absoluité de ce dernier. Aussi est-ce l’architecture de cette position tillichienne, et sa situation par rapport aux deux autres positions exclusiviste et relativiste, que nous allons maintenant déployer. L’opposition de Tillich à Hegel sur cette question naît de ce que Hegel considère le christianisme comme « l’accomplissement de tout ce qu’il y a de positif dans les autres religions et les autres cultures ». Il en va de même pour Schleiermacher qui construit une philosophie de l’histoire des religions dans laquelle « le christianisme tient la première place à l’intérieur du type le plus élevé de religion ». On devine d’ailleurs que le modèle missionnaire qui découle de ce type d’affirmation est un modèle essentiellement binaire, dans lequel le mouvement est unilatéral et va de celui qui possède la vérité à celui qui ne la possède pas. En contre-point de cette manière de poser le débat des rapports entre le christianisme et les autres religions, Tillich situe la pensée de Ernst Troeltsch dans son maître ouvrage Le caractère absolu du christianisme. Troeltsch, en effet, loin de penser le christianisme comme religion absolue, le considère autrement: Lui aussi, comme tous les autres théologiens et philosophes chrétiens qui subsument le christianisme sous le concept de religion, interprète le christianisme comme la réalisation la plus adéquate des potentialités impliquées dans ce concept de religion. Mais, du moment que le concept de religion est lui-même emprunté à la tradition humaniste et chrétienne, le raisonnement est circulaire⁶³⁰.

 P. Tillich, Le christianisme et les religions, Paris, Aubier, 1968, p. 110.

Vers un « au-delà » de l’apologétique

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Dès lors, Troeltsch va éviter d’universaliser la portée fondamentale du christianisme à des contextes très différents, pour plutôt la limiter à la tradition occidentale, qu’il qualifie d’« européaniste ». En terme missionnaire, on traduira cette position par une valorisation de la « fécondation réciproque » des points de vue du missionnaire et des autres religions, au détriment d’une conception exclusiviste du christianisme. Cette fécondation réciproque, selon Troeltsch, devait même être comprise comme un « échange culturel », ce qui signifie toutefois, selon Tillich, que Troeltsch abandonne « toute affirmation du caractère absolu du christianisme ». Et Tillich de conclure: La renonciation que cette solution impliquait correspondait à la tendance générale de la pensée du 19ème siècle, pensée positiviste au sens originel du terme, qui consistait à accepter le donné empirique sans faire intervenir un critère supérieur de jugement⁶³¹.

On sent bien que Tillich ne peut se satisfaire ni de la position classique ni de la position troeltschienne. Néanmoins, c’est bien en adoptant la position troeltschienne qu’il va la dépasser et ouvrir une troisième voie. C’est donc à partir d’une reprise et d’un prolongement de Troeltsch que Tillich va proposer sa propre voie, qui consistera en la promotion d’une normativité chrétienne, à partir de laquelle Tillich relira l’histoire des religions. Cette normativité chrétienne, qui consistera en une position christologique, sera pour Tillich ce « critère supérieur de jugement » qu’il manquait à Troeltsch pour éviter de tomber dans une forme de dilution du christianisme. Dans cette perspective, plus que comme « fécondation réciproque », la traduction missionnaire du point de vue tillichien sera celle d’une « unité dialectique entre les religions, comportant acceptation et rejet »⁶³². Toutefois, si l’on en revient à cette normativité chrétienne (qui est donc christologique) à partir de laquelle Tillich envisage en chrétien l’histoire des religions, on remarque que Tillich voit « dans la manifestation de Jésus comme Christ la victoire décisive »⁶³³, et dans l’événement de la croix le critère supérieur de jugement. On peut alors se demander si cette façon de lire les choses « en chrétien » ne situe pas Tillich, une fois encore, sur un terrain apologétique. Le critère, pour nous chrétiens, est l’événement de la croix. Ce qui est arrivé là d’une façon symbolique, et qui donne le critère, arrive aussi de façon fragmentaire en d’autres lieux, à

 P. Tillich, Le christianisme et les religions, p. 111.  P. Tillich, Le christianisme et les religions, p. 111.  P. Tillich, « L’importance de l’histoire des religions pour la théologie systématique », in P. Tillich, Aux frontières de la religion et de la science, trad. Fernand Chapey, Éditions du Centurion/Édition Delachaux et Niestlé, 1970, p. 191.

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d’autres moments; cela est arrivé dans le passé et arrivera dans l’avenir, même en dehors de toute relation empirique ou historique avec la croix.

Cette position prend le contre-pied à la fois de Barth et de Troeltsch, ce qui n’est pas sans rappeler la situation de la théologie (apologétique) dans son œuvre systématique. En effet, en insistant sur le fait que cet événement de la croix pourra se reproduire dans l’avenir, même en-dehors de tout contexte chrétien, Tillich s’oppose une fois de plus à Barth, qui considère pour sa part que les autres religions ne peuvent en rien revendiquer une fondation basée sur une révélation, ce qui les condamne à être rejetées par le jugement que le christianisme porte sur elles. De la même manière, en soutenant l’existence d’un critère supérieur de jugement (la croix), Tillich prend tout autant le contre-pied de Troeltsch, qui ne pouvait justement envisager de critère supérieur. Dès lors, selon nous, poser le débat comme le fait Tillich situe d’emblée notre théologien sur un terrain de nature apologétique. Le christianisme y est en effet à la fois défendu dans son caractère d’absoluité, mais sans que cette absoluité n’empêche une appréciation positive des autres religions. Ce sera d’ailleurs tout l’objet de cette « unité dialectique entre les religions » (unité dialectique qui comportera l’acceptation et le rejet) que de porter ce projet apologétique. Un point devrait s’être clarifié à travers les constations et les analyses qui viennent d’être faites: c’est que le christianisme ne peut pas se contenter de refuser purement et simplement les religions ou les quasi-religions qu’il rencontre. Les relations qu’il entretient avec elles sont des relations essentiellement dialectiques et ce que cela démontre, ce n’est pas la faiblesse du christianisme, mais au contraire sa grandeur telle qu’elle se manifeste tout particulièrement lorsqu’il revêt sa forme autocritique, c’est-à-dire la forme du protestantisme⁶³⁴.

Dès lors, défendre en tant que théologien chrétien la « grandeur » du christianisme, en montrant par quelles voies il parvient à cette grandeur, ne revient-il pas pour Tillich à se positionner de manière apologétique dans le débat passionné sur la possibilité d’une théologie des religions? Si oui, nous devrions alors certes postuler un au-delà de l’apologétique dans les années postérieures à la Théologie systématique, mais dans tout en tempérant son argumentation.

 P. Tillich, Le christianisme et les religions, p. 119.

Vers un « au-delà » de l’apologétique

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Le christianisme et le bouddhisme Parmi les grandes religions auxquelles le christianisme doit faire face, ce n’est étrangement ni le judaïsme ni l’Islam qui retiennent l’attention de Tillich, mais le Bouddhisme zen. Cela tient essentiellement au contexte historico-culturel américain dans lequel baigne Tillich à cette époque, contexte qui se caractérise par l’émergence d’une spiritualité de type New-Age dégagée des anciennes traditions monothéistes. Par ailleurs, il faut également noter que Tillich a effectué un grand voyage de plusieurs mois au Japon, et qu’il y a rencontré au plus près la tradition bouddhiste. Ce voyage s’est inscrit à la suite de rencontres que Tillich a eu à l’université Harvard avec le philosophe japonais Hisamatsu. Ce n’est donc pas dans le même contexte que Tillich évolue dans les années 60, et ce changement a pour conséquence de déplacer la manière qu’il avait de poser la question de l’apologétique. Toutefois, cette question, si elle n’est plus posée explicitement, n’a pas pour autant disparu de la théologie tillichienne. En effet, si on envisage l’apologétique selon son acception traditionnelle, c’est-àdire comme la « défense » de la foi chrétienne face à un adversaire qui l’attaque, on remarque que telle est encore la situation à laquelle Tillich se trouve confronté dans les années 60. Voilà où se situe l’aspect de continuité que nous soulignions précédemment. Toutefois, l’attaque contre le christianisme provient cette fois de la part du Bouddhisme, par rapport auquel le vieux christianisme doit retrouver, selon Tillich, les voies de l’audace et de la légitimité dans la défense qu’il lui oppose. Or, qui dit défense dit forcément apologétique. Celle-ci n’est donc plus explicitement mentionnée, mais elle n’en demeure pas moins présente. Outre l’opposition assez classique entre un monde chrétien essentiellement bon et un monde bouddhiste qui résulte d’une « chute ontologique », l’enjeu de l’apologétique chrétienne telle que la voit Tillich, lorsqu’il rencontre le Bouddhisme, consiste surtout à défendre ce qu’il appelle la logique de la « participation » contre celle de l’« identité »: (…) il devient clair que, sous-jacents aux symboles opposés du « Royaume de Dieu » et du « Nirvana », on trouve deux principes ontologiques différents, celui de la « participation » et celui de l’« identité ».⁶³⁵

Tillich indique que la logique chrétienne de la participation conduit à l’agapè, alors que celle bouddhiste de l’identité conduit à la compassion. La première forme d’amour désigne l’amour que Dieu a pour l’humain, amour qui est aussi  P. Tillich, Le christianisme et les religions, p. 140.

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l’amour que chacun doit entretenir à l’égard de tous les autres, sans distinction. Tillich a une jolie formule pour formuler l’agapè: « L’agapè, c’est accepter l’inacceptable et chercher à le transformer »⁶³⁶. Deux temps sont donc présentés dans l’agapè: l’acceptation et la transformation. Toutefois, c’est bien un accueil inconditionnel de l’autre qui est le premier pas, en vue ensuite de sa transformation « en ce qu’exprime symboliquement le Royaume de Dieu ». Quant à la compassion bouddhiste, elle signifie fondamentalement autre chose: La compassion, par contre, est l’état de celui qui, ne souffrant pas en lui-même, souffre en s’identifiant à un autre qui souffre. Il n’accepte pas l’autre dans l’attitude du « en dépit de », attitude qui est celle du pardon; il ne cherche pas non plus à l’élever au-dessus de luimême, mais il souffre sa souffrance en s’identifiant à lui⁶³⁷.

Loin de dénier à la compassion certaines de ses lettres de noblesse, Tillich insiste néanmoins sur le fait qu’il manque à la compassion « la volonté de transformer l’autre, de l’élever au-dessus de lui-même ». « Il manque à la compassion… » On peut se demander si cette manière plus réservée de comprendre la compassion ne situe pas encore une fois Tillich sur une ligne plus apologétique. D’autres questions que celles de l’agapè et de la compassion vont encore découler de cette confrontation entre la logique chrétienne de la participation et la logique bouddhiste de l’identité, comme par exemple la question du sens de l’histoire, ou encore celle de la démocratie. Sur le sens de l’histoire, après avoir rappelé la position chrétienne consistant en une étroite articulation entre l’histoire humaine et le Royaume de Dieu, il indiquera que la position bouddhiste dans son rapport à l’histoire est liée à celle qu’il exprimait déjà à l’égard de la compassion: « C’est pourquoi on ne trouve dans ces mouvements ni une volonté de transformer la société dans son ensemble, ni une attente de quelque chose de radicalement nouveau dans l’histoire »⁶³⁸. La conclusion de Tillich, loin de faire l’apologie du dialogue interreligieux envers et contre tout sera la suivante: « Une fois de plus il nous faut nous demander: la dialogue s’achève-til ici? » Cette citation souligne bien que Tillich n’accepte pas, comme théologien chrétien, cette manière bouddhiste de présenter le rapport à l’histoire, ce qui le situe donc au moins explicitement dans une apologétique de la position chrétienne. Sur la question de la démocratie et de son fondement spirituel, on retrouve encore le même clivage. Selon Tillich, le bouddhisme ne peut fournir ce fon-

 P. Tillich, Le christianisme et les religions, p. 142.  P. Tillich, Le christianisme et les religions, p. 143.  P. Tillich, Le christianisme et les religions, p. 145.

Conclusion

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dement attendu, mais seulement le christianisme. Avec le christianisme, on retrouve en effet cette « attitude qui consiste à voir dans chaque homme une personne, un être de valeur infinie qui est devant l’Absolu l’égal de tous »⁶³⁹, ce qui constitue clairement le fondement spirituel de la démocratie. Ce n’est même qu’à la condition que chaque personne ait une « substance propre que la communauté est possible ». Ceci posé, et face à la perplexité de son interlocuteur bouddhiste, que Tillich met en scène sous la forme d’un dialogue imaginaire entre un prêtre bouddhiste et un philosophe chrétien, Tillich conclut: « Avec ces interrogations qui valent pour tous les peuples dans le monde non occidental, le dialogue est provisoirement terminé »⁶⁴⁰. Il faut comprendre par cette indication qu’on ne peut réduire la position tillichienne dans les années 60 à celle du dialogue interreligieux, mais qu’on ne saurait non plus l’en éloigner. On ne saurait l’y réduire, car Tillich n’hésite pas à dire que dans le contexte qui est le sien, le dialogue doit être clôturé. C’est donc qu’il ne fait pas du dialogue le fondement ultime de son positionnement théologique. Toutefois, il insiste aussi pour reconnaître le caractère provisoire de ce coup d’arrêt, ce qui signifie qu’il est tout de même très attaché au dialogue, qui devra nécessairement se poursuivre en jour, en dépit des blocages actuels.

Conclusion Pour conclure, voyons que lorsqu’il entre en dialogue avec les représentants des autres confessions du monde, et parmi elles, le bouddhisme en est l’exemple emblématique, Tillich ne cherche nullement à concilier le christianisme et ces autres confessions dans une sorte de syncrétisme, ou d’unification finale de toutes les religions. Au contraire, le dialogue suppose toujours chez Tillich deux positions différentes, opposées même, qui s’affrontent, mais aussi la possibilité d’un terrain commun où le dialogue est possible. Ceci posé, il faut bien voir que c’est bien en tant que chrétien que Tillich intervient, et que c’est encore comme théologien chrétien qu’il pense les enjeux de la rencontre des religions. Dès lors, il est assez logique que constatant les incompatibilités fondamentales entre le christianisme et le bouddhisme, il cherche plutôt à défendre le christianisme dans un fonctionnement apologétique qui ne dit plus son nom. On peut encore se demander pour quelles raisons Tillich n’emploie plus le terme d’apologétique, alors qu’il l’employait si facilement pour qualifier sa

 P. Tillich, Le christianisme et les religions, p. 146 – 147.  P. Tillich, Le christianisme et les religions, p. 148.

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propre démarche théologique dans la Théologie systématique? A cette question, on peut répondre que dans son œuvre systématique, comme nous l’avons montré, Tillich avait déjà repris et réinterprété le concept traditionnel d’apologétique, dont il se méfiait fortement. Il l’avait repris et réinterprété pour contrer une mauvaise compréhension que l’apologétique avait acquise dans l’histoire. Toutefois, force est de constater qu’il semble de nouveau avoir pris ses distances avec cette réinterprétation dans les années 60, et que cette prise de distance a pour conséquence de resituer la terminologie « apologétique » dans l’obscurité de l’histoire ancienne, tout en en conservant paradoxalement le sens. On le voit, si nous postulons donc bien un-au-delà de l’apologétique, nous ne pouvons toutefois le faire qu’en indiquant d’emblée que cet « au-delà » signifie d’abord un au-delà du terme « apologétique », tout comme un au-delà de cette forme particulière d’apologétique destinée à la culture sécularisée. En aucun cas, nous ne pourrions par contre postuler que Tillich abandonne du même coup l’intention apologétique. Celle-ci sera en effet maintenue, mais en étant comprise dans une compénétration plus étroite et plus fraternelle du christianisme avec les autres traditions religieuses.

Bibliographie Collections des œuvres de Tillich Gesammelte Werke, éd. Renate Albrecht, 14 volumes, Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk, 1959 – 1975. Ergänzungs- und Nachlassbände zu den gesammelten Werken von Paul Tillich, 16 volumes parus à ce jour, Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk, puis Berlin / New York, Walter de Gruyter & Co, 1971Main Works / Hauptwerke, éd. C.H. Ratschow, 6 volumes, Berlin / New York, Walter de Gruyter & Co, 1987 – 1998. Œuvres de Paul Tillich, dir. André Gounelle et Jean Richard, Paris / Genève / Québec, Cerf, Labor et Fides, PUL, 1990.

Ouvrages et articles de Tillich cités Tillich Paul, „ Welche Bedeutung hat der Gegensatz von Monistischer und dualistischer Weltanschauung für die christliche Religion “ (1908), in EGW IX, p. 28. Tillich Paul, „ Die Grundlage des Gegenwärtigen Denkens “ (1912 – 1913), EGW X, p. 75 – 84. Tillich Paul, „ Kirchliche Apologetik “ (1913), GW XIII, p. 34 – 63. Tillich Paul, „ Systematische Theologie von 1913“ (1913), EGW IX, p. 273 – 434. Tillich Paul, „ Sur l’idée d’une théologie de la culture “ (1919), in P. Tillich, La dimension religieuse de la culture, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1990, p. 29 – 48. Tillich Paul, „ Christianisme et socialisme I “ (1919), in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Écrits théologiques allemands 1919 – 1931, Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 21 – 30. Tillich Paul, „ Justification et doute “ (1919), in P. Tillich, Écrits théologiques Allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 2 – 55. Tillich Paul, „ Kairos I “ (1922), in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919 – 1931), Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 113 – 161. Tillich Paul, „ Paradoxe critique et paradoxe positif. Une discussion Avec Karl Barth et Friedrich Gogarten “ (1923), in P. Tillich, Écrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 67 – 80. Tillich Paul, „ Réponse “ (1923), in P. Tillich, Écrits théologiques allemands (1919 – 1931), Québec, PUL, 2012, p. 101 – 108. Tillich Paul, „ Ernst Troeltsch. Son importance pour l’histoire de l’esprit “ (1924), in P. Tillich, Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919 – 1931), Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides / PUL, 1992, p. 217 – 224. Tillich Paul, Philosophie de la religion (trad. F. Ouellet) (1925), Genève, Labor et Fides, 1971. Tillich, Paul, Dogmatique (1925), Paris / Genève / Québec, Cerf / Labor et Fides, PUL, 1997.

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Autres ouvrages cités consacrés à Tillich Albrecht Renate, Schüssler Werner, „ Biographie de Paul Tillich “ (trad. Roland Galibois), in P. Tillich, Documents biographiques, Paris / Genève / Québec, Cerf, Labor et Fides, PUL, 2002, p. 99 – 252. Aveline Jean-Marc, L’enjeu christologique en théologie des religions, Paris, Cerf (coll. Cogitatio Fidei, 227), 2003. Boss Marc, Le système de la liberté comme philosophie de la religion. La doctrine kantienne de l’autonomie et ses relectures chez Fichte, Schelling et Tillich, Québec, PUL, 2014. Clayton John, The Concept of Correlation. Paul Tillich and the Possibility of A Mediating Theology, Berlin / New-York, De Gruyter, 1980. Lax Doris, Vom Denken selbst wollen wir uns zeigen lassen, was es kann … Den Mut zur Wahrheit wollen wir wiedergewinnen. Grundzüge der Genese von Paul Tillichs Denken dargestellt und erläutert an vier frühen Schriften Aus den Jahren 1911 – 1913, Göttingen, V&R unipress, 2006. Michel Marc, La théologie aux prises avec la culture. De Schleiermacher à Tillich, Paris, Cerf, coll. Cogitatio Fidei (113), 1982. Pauck Marion et Wilhelm, Paul Tillich. His Life And Thought, (vol. 1: Life), London, Collins, 1977. Schmitz Josef, Die Apologetische Theologie Paul Tillichs, Mainz, Matthias-Grünewald-Verlag, 1966.

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Autres ouvrages cités Augustin, Œuvres de Saint Augustin, t. 36: La Cité de Dieu, livres XV – XVIII, trad. G. Combès, Bibliothèque Augustinienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1960. Monteil, Pierre-Olivier, La Grâce et le Désordre. Entretiens sur la modernité et le protestantisme, Genève, Labor et Fides, coll. Autres temps, 1998. Pulliero Marino, Une modernité explosive. La revue Die Tat dans les renouveaux religieux, culturels et politiques de l’Allemagne d’avant 1914 – 1918, Genève, Labor et Fides, 2008. Schleiermacher Friedrich Daniel Ernst, Le statut de la théologie. Bref exposé (Kurze Darstellung des theologischen Studiums zum Behuf einleitender Vorlesungen, 1811, 1830), Paris / Genève, Cerf / Labor et Fides, 1994.

Autres articles cités Bühler Pierre, „ Les assertions de la foi et leurs articulations “, in A. Birmele, P. Bühler, J.-D. Causse, L. Kaennel (éd.), Introduction à la théologie systématique, Genève, Labor et Fides, 1998, p. 99 – 123. Guillaumont Antoine, „ Présentation de la réédition des Premiers écrits de Maurice Blondel “, Revue d’histoire des religions, vol. 151, 1957, p. 119.

Index Abraham 122 Allemagne 8, 143, 176 Aristote 150 Attaque 10, 27, 38, 42, 73, 84, 92, 93, 96, 102, 103, 105 – 107, 113 – 115, 118 – 120, 131 – 135, 140, 146, 149 – 151, 156, 160, 177, 180, 189, 210, 219, 225 – 227, 229, 231 – 236, 247 Augustin 113 – 117, 120 – 132, 140, 204, 229, 233, 234 Aveline 61 Babel 122 Babylone 122 Bailly 144 Barth, Karl 8, 12, 114, 115, 139, 144 – 148, 150, 171, 179 – 224, 235 – 241, 246 Barth, Ulrich 88 Berlin 10, 15, 16, 33, 41, 75, 92, 105, 114, 194, 199, 225, 229 Berneuchen 41 Blondel 3 Blumhard 188 Boss 33, 48, 63, 89 Bouddhisme 242, 247 – 249 Brandebourg 17 Breslau 62 Brunner 192 Bultmann 114, 192 Chalcédoine 190, 215 Clayton 40 corrélation 6, 10, 11, 42, 105, 135 – 139, 152, 161, 166 – 178, 181 – 187, 193, 195, 204, 221, 222, 236 – 238, 240 cour d’appel 10, 91, 178, 236 Danz, Christian 87, 88, 90, 91 David 122 défense 2, 10, 17, 18, 27, 75, 106, 116, 130 – 132, 144, 149, 150, 216, 226, 227, 233, 243, 247 Descartes, René 76

doute 19 – 21, 23, 26, 28, 29, 42, 43, 60, 64, 65, 71, 75 – 90, 92, 104, 105, 108, 110, 117, 121, 134, 229 – 232, 236 Eglise/ecclésial 2, 4 – 6, 8, 12, 15 – 17, 19 – 30, 32, 34 – 41, 45, 55, 57, 70, 76, 77, 84, 85, 93, 96, 100 – 104, 106, 108, 111 – 113, 115, 122, 123, 125, 127 – 130, 132 – 135, 154, 156, 165, 169, 188, 189, 191, 194, 200 – 202, 215 – 218, 220, 225 – 227, 229, 230, 234, 235, 240, 241 Eliade, Mircea 243 Etats-Unis 8, 75, 144, 145, 161, 166, 178, 187, 229, 235 Fichte, Johann Gottlieb 32, 33, 81, 82, 86 Gabus, Jean-Paul 48 Galibois, Roland 87 Goethe, Johann Wolfgang von 32, 197 Gogarten, Friedrich 8, 192, 195, 201 – 203, 207, 208, 220, 221, 241 Haeckel, Ernst 32 Halle 87 Harvard 247 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 221, 244 Heim, Karl 82 – 84 Hirsch, Emanuel 87 Hisamatsu, Shinichi 247 Hummel, Gert 44

150, 214,

inconditionné 48, 54, 79, 85 – 89, 91, 92, 96, 111 – 113, 132 – 137, 140, 188, 190, 196, 202, 203, 205, 207, 208, 212, 213, 218, 221, 231, 234, 241, 248 Islam 247 Israël 122 Japon 247 Jean (apôtre) 117, 209 Jésus 23, 44, 65, 68, 84, 117, 159, 174, 190, 195, 208, 219, 245 Job 127, 205

256

Index

Judaïsme 219, 247 justification 3, 10, 11, 18, 26, 30, 42, 43, 49, 68, 69, 75, 76, 85 – 87, 89, 90, 92, 103 – 106, 108, 110, 117, 128, 148, 218, 223, 226, 228 – 232 kairos 75, 91, 114, 213, 219 Kant, Immanuel 5, 33, 47, 65, 75, 88, 150, 199 kérygmatique 144 – 152, 161, 179 – 184, 186, 187, 195, 203, 204, 209, 221, 236 – 238, 240 Kierkegaard, Sören 214 Klein, Maria 87 Lax, Doris 9, 10, 15, 17, 22, 24, 30, 42, 44, 70 Luther, Martin 49, 71, 85, 124, 128, 147, 180 – 182, 214, 221, 226 Marbourg 113, 114, 132, 233, 235 Melanchton, Philipp 182 Michel, Marc 47, 53, 64, 66, 68, 69 Münchhausen 212 New-York 143 normativité 62, 95, 245 Ostwald, Wilhelm

32

paradoxe 11, 30, 31, 45 – 47, 49, 61 – 70, 77, 79, 82, 85 – 87, 89 – 93, 97, 105, 106, 108, 110, 111, 114, 129, 148, 179, 181, 188, 190, 192, 198, 199, 201 – 204, 207 – 210, 213 – 215, 217, 219 – 223, 228 – 232, 234, 240, 244 Paul (apôtre) 117, 139, 181 Petit, Jean-Claude 36 philosophie 3, 5, 32, 33, 47, 52 – 56, 61 – 63, 91, 94, 118, 119, 121, 150, 153, 154,

161 – 168, 173, 174, 188, 197, 210, 212, 219, 220, 241, 244 Platon 125, 150 Ragaz, Leonard 188 réponse 4, 7, 10, 25, 33, 141, 144, 145, 148 – 150, 152, 161 – 164, 166 – 168, 170 – 178, 183, 185, 187, 200, 204, 221, 222, 225, 226, 235 – 238, 243 Richard, Jean 10, 12, 50, 69, 102, 103, 105, 107, 114, 115, 136, 178 Rothe, Richard 58 Russie 196 Schelling, Friedrich 11, 12, 33, 62, 63 Schleiermacher, Friedrich 27, 45, 87, 144, 158, 159, 190, 211, 214, 221, 244 Schmitz, Josef 11 Schüssler, Werner 202, 221, 223 socialisme 15, 69, 107 – 111, 124, 132, 196, 213 Spinoza, Baruch 33 Stählin, Wilhelm 41 Tambach 69 terrain commun 6, 7, 10, 25, 90, 91, 93, 102, 104, 106, 130, 149 – 151, 156, 157, 160, 164, 166 – 168, 178, 187, 204, 217, 219, 226, 232 – 234, 236, 239, 241, 243, 249 théonomie 6, 9, 93, 97, 99, 102, 110, 125, 132, 173, 200, 206, 216, 221, 232, 234, 237, 243 Thomas, Wilhelm 41 Thomas d’Aquin 150 Troeltsch, Ernst 7, 8, 61 – 63, 114, 145, 237, 244 – 246 Wegener, Richard

15, 16, 225